Vilfredo Pareto, TraitÉ de sociologie gÉnÉrale, vol. 2a (texte) (1919)

Vilfredo Pareto (1848-1923)  
[Created: 31 Aug. 2022]
[Updated: November 30, 2022 ]

Source

Pareto's Treatise was originally published in Italian in 1916, and then in a revised edition in French in 1917. It was later translated into English in 1935.

Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale. Édition française par Pierre Boven. Revue par l’auteur. Volume I (Paris: Librairie Payot, 1917). Volume II (Paris: Librairie Payot, 1919).

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Table des matières

Volume 2a (le texte) [this file]

TABLE DES CHAPITRES - DEUXIÈME VOLUME

Les chapitres

Volume 2b (les notes) [a separate file]

 


 

TABLE DES CHAPITRES

DEUXIÈME VOLUME

Chapitre IX. – Les dÉrivations (§1397 à §1542) ... 785

Les hommes se laissent persuader surtout par les sentiments (résidus). - Comment les dérivations se développent. - Les dérivations constituent le matériel employé tant dans les recherches non logico- expérimentales que dans les recherches logico-expérimentales ; mais les premières supposent aux dérivations le pouvoir d'agir directement sur la constitution sociale, tandis que les secondes les tiennent uniquement pour des manifestations des forces ainsi agissantes ; elles recherchent, par conséquent, les forces auxquelles correspondent, plus ou moins rigoureusement, les dérivations. - La part que nous attribuons ici au sentiment a été reconnue, bien qu'assez peu distinctement, par plusieurs des auteurs qui ont étudié les sociétés humaines. - La logique des sentiments. - La démonstration des dérivations n'est très souvent pas le motif qui les fait accepter. - Classification des dérivations. - Examen des I-, IIe et IIIe classes.

 

Chapitre X – Les dÉrivations (suite) (§1543 à §1686) ... 887

Examen de la IVe classe.

 

Chapitre XI. – PropriÉtÉs des rÉsidus et des dÉrivations (§1687 à §2059) ... 1010

Deux problèmes se posent : Comment agissent les résidus et les dérivations ? Dans quel rapport cette action se trouve-t-elle avec l'utilité sociale ? - Les raisonnements vulgaires soutiennent que les dérivations sont la cause des actions humaines, et parfois aussi des sentiments ; tandis que fort souvent les dérivations sont au contraire un effet des sentiments et des actions. - Les résidus en rapport avec les êtres concrets auxquels ils appartiennent. - Répartition et changements dans l'ensemble d'une société. - Les classes des résidus sont peu variables, les genres en sont beaucoup plus variables. - Formes et oscillations du phénomène. -Rapport entre les résidus et les conditions de la vie. - Action réciproque des résidus et des dérivations. - Influence des résidus sur les résidus. Influence des résidus correspondant à un même ensemble de sentiments. Influence des dérivations sur les résidus. - Considération des différentes classes sociales. - Les grands journaux. - Souvent nous nous imaginons que les dérivations sont transformées en résidus, tandis que c'est le contraire qui se produit. - Influence des dérivations sur les dérivations. - Rapport des résidus et des dérivations avec les autres faits sociaux. - Comment le désaccord entre les résidus et les principes logico-expérimentaux agit sur les conclusions. - Exemples. - Dans les matières non logico-expérimentales, le fait de raisonner en toute rigueur logique peut conduire à des conclusions ne concordant pas avec les faits, et le fait de raisonner avec une logique très défectueuse, en se laissant guider par le sentiment, peut conduire à des conclusions qui se rapprochent beaucoup plus des faits. - Différences entre la pratique et la théorie. - Comment des dérivations indéterminées s'adaptent à certaines fins (buts). - Exemples. - Mesures prises pour atteindre un but. - L'action exercée sur les dérivations a d'habitude peu ou point d'efficacité pour modifier les résidus. - Comment les mesures sociales sont acceptées. - Les mythes et, en général, les fins idéales. - Les fins idéales et leurs rapports avec les autres faits sociaux. - Classification des problèmes auxquels donnent lieu ces rapports. - Examen de ces problèmes. - Rapport entre le fait d'observer les règles de la religion et de la morale, et le fait de réaliser son propre bonheur. - Classification des solutions de ce problème. - Examen de ces solutions. - L'étude ainsi accomplie fournit un exemple de la vanité expérimentale de certaines doctrines fondées sur une prétendue grande utilité sociale. - Propagation des résidus. - Propagation des dérivations. - Les intérêts. - Le phénomène économique. - L'économie pure. - L'économie appliquée. - Plutôt que de déduire les théories de l'économie, il faut y faire des adjonctions. - Hétérogénéité sociale et circulation entre les diverses parties de la société. - Les élites de la population et leur circulation. - La classe supérieure et la classe inférieure, en général.

 

Chapitre XII. – Forme gÉnÉrale de la sociÉtÉ (§2060 à §2411) ... 1306

Les éléments et leurs catégories. - L'état d'équilibre. - Organisation du système social. - Composition des résidus et des dérivations. - Divers genres de mutuelle dépendance. - Comment on en peut tenir compte en sociologie. - Les propriétés du système social. - L'utilité et ses différents genres. - Maximum d'utilité d'un individu ou d'une collectivité. - Maximum d'utilité pour une collectivité. - Résidus et dérivations en rapport avec l'utilité. - Presque tous les raisonnements dont on use en matière sociale sont des dérivations. - Exemples. - Composition des utilités, des résidus et des dérivations. - L'histoire. - L'emploi de la force dans la société. - La classe gouvernante et la classe gouvernée en rapport avec l'emploi de la ruse et l'emploi de la force. - Comment la classe gouvernante s'efforce d'organiser sa défense. - La stabilité et la variabilité des sociétés. - Les cycles de mutuelle dépendance des phénomènes sociaux. - Le protectionnisme. - Divers genres de capitalistes. - Les spéculateurs et les rentiers. - Le régime politique. - La démocratie. - L'influence des gouvernements est d'autant plus efficace qu'ils savent mieux se servir des résidus existants ; elle est très souvent vaine, lorsqu'ils s'efforcent de les modifier. - Le consentement et la force sont le fondement des gouvernements. - Les gouvernements modernes. - La ploutocratie démagogique. - Dépenses pour consolider les divers régimes politiques. - Les partis politiques. - Les diverses proportions des résidus de la Ie classe et de ceux de la IIe chez les gouvernants et chez les gouvernés. - Les résultats économiques des différents régimes politiques. - Gouvernements qui font usage principalement de la force. - Gouvernements qui font usage principalement de la ruse. - Combinaisons de divers types. - Périodes économiques et périodes sociales. - Forme ondulatoire des phénomènes. - Oscillations des dérivations en rapport avec les oscillations sociales. - Erreurs habituelles qu'on commet en voulant les provoquer à dessein. - Mutuelle dépendance des oscillations. - Exemples. - L'ensemble social.

 

Chapitre XIII. – L’Équilibre social dans l’histoire (§2412 à §2612)... 1601

La proportion des résidus de la Ie classe et de ceux de la IIe, considérée comme l'un des facteurs principaux de l'équilibre social. - Indices de l'utilité sociale. - Exemples divers. - L'équilibre des diverses couches sociales. - Comment les moyens employés pour le conserver agissent sur la proportion des résidus de la Ie classe et de la IIe, par conséquent sur l'équilibre social. - Exemples divers. - Étude de l'évolution sociale à Rome. - Analogies avec l'évolution de nos sociétés. - Comment la souplesse et la cristallisation des sociétés sont des phénomènes qui se succèdent mutuellement. - C'est là un cas particulier de la loi générale des phénomènes sociaux, qui ont une forme, ondulatoire.

 


 

[785]

Chapitre IX

Les dérivations

§ 1397. Dans ce chapitre, nous nous occuperons des dérivations, telles qu'elles ont été définies au § 868 ; et puisqu'elles renferment la raison pour laquelle certaines théories sont produites et acceptées, nous étudierons les théories au point de vue subjectif indiqué au § 13. Souvent déjà, nous avons rencontré des dérivations, bien que nous n'ayons pas encore fait usage de ce terme, et l'on en trouvera chaque fois qu'on fixera son attention sur les façons dont les hommes tâchent de dissimuler, de changer, d'expliquer les caractères qu'ont en réalité certaines de leurs manières d'agir. C'est ainsi qu'au chapitre III, nous avons traité longuement des raisonnements, qui sont des dérivations par lesquelles on tâche de faire apparaître logiques les actions non-logiques ; et nous avons alors classé certaines dérivations considérées sous cet aspect. Nous en avons rencontré d'autres, envisagées sous d'autres aspects, aux chapitres IV et V.

Les hommes se laissent persuader surtout par les sentiments (résidus) ; par conséquent, nous pouvons prévoir, ce qui d'ailleurs est confirmé par l'expérience, que les dérivations tireront leur force, non pas de considérations logico-expérimentales, ou du moins pas exclusivement de ces considérations, mais bien des sentiments [FN: § 1397 -1]. Dans les dérivées, le noyau principal est constitué par un résidu ou par un certain nombre de résidus. Autour de ce noyau viennent se grouper d'autres résidus secondaires. Cet agrégat est créé par une force puissante, et quand il a été créé, il est maintenu uni par cette force, qui est le besoin de développements logiques ou pseudo-logiques qu'éprouve l'homme, besoin qui se manifeste par les résidus du genre (1-ε). C'est ensuite de ces résidus, avec l'aide d'autres encore, que les dérivations tirent en général leur origine.

§ 1398. Par exemple, au chapitre II, nous avons vu une catégorie étendue de dérivations qui expliquent certaines opérations sur les tempêtes ; elles naissent justement du besoin de développements logiques ou réputés tels (I-ε). Le noyau principal est constitué par les résidus de la foi en l'efficacité des combinaisons, (I-ζ) : on sent instinctivement qu'il doit y avoir un moyen quelconque d'exercer une action sur les tempêtes. Autour de ce noyau se disposent divers résidus de l'action mystérieuse de certaines choses et de certains actes ; et l'on a différentes opérations magiques. Dans ces opérations magiques interviennent, d'une manière accessoire, les résidus de choses rares et d'événements exceptionnels (I-β 2), les noms liés mystérieusement aux choses (I-γ 2), ainsi que d'autres opérations mystérieuses (I-γ 1), et même des combinaisons en général (I-α). Puis, toujours d'une manière accessoire, on fait intervenir les résidus de la IIe classe. On trouve une famille très étendue de ces résidus dans les explications que l'on donne des phénomènes, en avant recours à des personnifications (II-êta), telles que des divinités, des démons, des génies. Il est rare que, dans une catégorie de dérivations, il ne se trouve pas une famille de cette sorte.

§ 1399. Nous avons déjà traité abondamment des résidus, et il ne nous resterait d'autre chose à faire, au sujet des dérivées, que de noter les résidus principaux et les résidus accessoires. Mais nous n'aurions ainsi envisagé que le fond des dérivées, alors qu'il y a pourtant d'autres aspects sous lesquels on peut considérer les dérivations. D'abord, si l'on prête attention à la forme, il faut observer le rapport dans lequel la dérivation se trouve avec la logique ; c'est-à-dire si elle est un raisonnement correct ou un sophisme. Cette étude appartient aux traités de logique (§ 1410), et nous n'avons pas à l'entreprendre ici. Ensuite, il faut considérer le rapport dans lequel la dérivation peut être avec la réalité expérimentale. Elle peut être rigoureusement logique, et, par suite d'un défaut des prémisses, n'être pas d'accord avec l'expérience. Elle peut aussi n'être qu'apparemment logique, et, à cause du sens vague des termes, ou pour un autre motif, n'avoir aucune signification expérimentale, ou avoir une signification qui n'a qu'un lointain rapport avec l'expérience. Tel est l'aspect sous lequel nous avons envisagé les dérivations que nous avons étudiées aux chapitres III, IV et V, sans employer encore cette dénomination. Maintenant, en leur en ajoutant d'autres, nous devrons les étudier en détail, sous l'aspect subjectif de la force persuasive qu'elles peuvent avoir. Restera enfin un autre aspect sous lequel il est nécessaire de les envisager : celui de l'utilité sociale qu'elles peuvent avoir ; sujet dont nous nous occuperons au chapitre XII. En tout cas, pour avoir la théorie complète des dérivations, il faut rapprocher les chapitres III, IV et V du présent chapitre. La déduction parcourt à rebours la voie de l'induction ; par conséquent, celui qui utilise successivement ces deux voies retrouve la seconde fois sur son chemin une partie au moins des théories et des raisonnements qu'il avait rencontrés la première.

§ 1400. Il y a plusieurs critères pour classer les dérivations suivant l'aspect sous lequel on les considère (§ 1480). Puisque nous nous attachons ici au caractère subjectif des explications que l'on donne par les dérivations, de certaines actions, de certaines idées, et à la force persuasive de ces explications, nous tirerons de la nature de celles-ci le critère de notre classification. Là où n'existe pas d'explications, les dérivations font aussi défaut ; mais sitôt qu'on recourt aux explications, ou qu'on tente d'y recourir, les dérivations apparaissent. L'animal, qui ne raisonne pas, qui accomplit uniquement des actes instinctifs (§ 861), n'a pas de dérivations. Au contraire, l'homme éprouve le besoin de raisonner, et en outre d'étendre un voile sur ses instincts et sur ses sentiments ; aussi manque-t-il rarement chez lui au moins un germe de dérivations, de même que ne manquent pas les résidus. Dérivations et résidus se rencontrent chaque fois que nous étudions des théories ou des raisonnements qui ne sont pas rigoureusement logico-expérimentaux. Ainsi est-il arrivé au chapitre III (§ 325), où nous avons rencontré le type de dérivation le plus simple, qu'on trouve dans le précepte pur, sans motif ni démonstration. Il est employé par l'enfant et l'ignorant, lorsqu'ils font usage de la tautologie: « On fait ainsi parce qu'on fait ainsi »; tautologie par laquelle s'expriment simplement les résidus de la sociabilité, car, en somme, on veut dire : « Je fais ainsi, ou une autre personne fait ainsi, parce que, dans notre collectivité, on a l'habitude de faire ainsi ». Puis vient une dérivation un peu plus complexe, qui vise à donner une raison de l'habitude, et l'on dit : « On fait ainsi parce qu'on doit faire ainsi ». Ces dérivations, qui sont de simples affirmations, constitueront la première classe. Mais déjà dans la dernière des dérivations que nous venons de rapporter, une entité indéterminée et mystérieuse s'est fait entrevoir : c'est le devoir, premier indice d'un procédé général d'extension des dérivations qui, sous des noms différents, croissent avec l'invocation de divers genres de sentiments. Peu à peu, les hommes ne se contentent plus de ces noms seuls : ils veulent quelque chose de plus concret ; ils veulent aussi expliquer d'une façon quelconque pourquoi on emploie ces noms. Que peut bien être ce devoir qu'on met au jour ? Ignorants, hommes cultivés, philosophes répondent ; et, des réponses puériles du vulgaire, on va jusqu'aux théories abstruses de la métaphysique ; mais, au point de vue logico-expérimental, ces théories ne valent pas mieux que les réponses du vulgaire. On fait le premier pas en appelant à son aide l'autorité de sentences ayant cours dans la collectivité, l'autorité de certains hommes, et, par de nouvelles adjonctions, on allègue l'autorité d'êtres surnaturels ou de personnifications qui sentent et agissent comme des hommes. Ainsi, nous avons la IIe classe des dérivations. Le raisonnement acquiert de nouveaux développements, se subtilise, s'abstrait, quand on fait intervenir des interprétations de sentiments, des entités abstraites, des interprétations de la volonté d'êtres surnaturels ; ce qui peut donner une très longue chaîne de déductions logiques ou pseudo-logiques, et produire des théories qui ont quelque ressemblance avec les théories scientifiques, et parmi lesquelles nous trouvons celles de la métaphysique et de la théologie. Nous avons ainsi la IIIe classe. Mais les dérivations ne sont pas encore épuisées : il reste une classe étendue dans laquelle rentrent des preuves principalement verbales ; ce sera la IVe classe. On y trouve des explications de pure forme, qui usurpent l'apparence d'explications de fond. Ensuite (§ 1419) nous verrons comment ces classes se divisent en genres, et nous les étudierons en détail ; mais avant d'aller plus loin, il est nécessaire que nous ajoutions quelques considérations générales sur les dérivations et sur les dérivées.

§ 1401. Commençons par traduire dans le langage des résidus et des dérivations ce que nous avons exposé (§ 798-803) en nous servant de lettres alphabétiques. Dans les matières qui se rapportent à la vie des sociétés, les théories concrètes se composent de résidus et de dérivations. Les résidus sont des manifestations de sentiments. Les dérivations comprennent des raisonnements logiques, des sophismes, des manifestations de sentiments employées pour dériver ; elles sont une manifestation du besoin de raisonner qu'éprouve l'homme. Si ce besoin n'était satisfait que par les raisonnements logico-expérimentaux, il n'y aurait pas de dérivations, et à leur place, on aurait des théories logico-expérimentales. Mais le besoin de raisonnement de l'homme trouve à se satisfaire de beaucoup d'autres manières : par des raisonnements pseudo-expérimentaux, par des paroles qui excitent les sentiments, par des discours vains et inconsistants ; ainsi naissent les dérivations. Elles font défaut aux deux extrêmes : d'une part, pour les actions instinctives, d'autre part, pour les sciences rigoureusement logico-expérinientales. On les rencontre dans les cas intermédiaires.

§ 1402. Ce sont justement les raisonnements concrets correspondant à ces cas, qui sont connus directement. Ici, nous avons fait l'analyse, en séparant une partie presque constante (a) et une partie beaucoup plus variable (b) (§ 798 et sv.), auxquelles nous avons donné ensuite les noms de résidus et de dérivations (§ 868), et nous avons vu que la partie la plus importante pour l'équilibre social est celle des résidus (§ 800). Mais ainsi, nous sommes allés à l'encontre de l'opinion commune qui, dominée par l'idée des actions logiques, incline à intervertir le rapport indiqué tantôt, et à donner une plus grande importance aux dérivations (§ 415). La personne qui prend connaissance d'une dérivation croit l'accepter – ou la rejeter – par des considérations logico-expérimentales, et ne s'aperçoit pas qu'au contraire, elle est habituellement poussée par des sentiments, et que l'accord – ou l'opposition – de deux dérivations est un accord – ou une opposition – de résidus. Celui qui entreprend d'étudier les phénomènes sociaux s'arrête aux manifestations de l'activité, c'est-à-dire aux dérivations, et il ne remonte pas aux causes de l'activité elle-même, c'est-à-dire aux résidus. Il est ainsi arrivé que l'histoire des institutions sociales est devenue l'histoire des dérivations, et souvent l'histoire de dissertations sans fondement. On a cru faire l'histoire des religions en faisant l'histoire des théologies ; l'histoire des morales en faisant l'histoire des théories morales ; l'histoire des institutions politiques, en faisant l'histoire des théories politiques. En outre, comme la métaphysique a doté toutes ces théories d'éléments absolus dont on a cru tirer par la logique pure des conclusions non moins absolues, l'histoire de ces théories est devenue l'histoire des déviations de certains types idéaux existant dans l'esprit de l'auteur, déviations qu'on observe dans le monde concret. De nos jours, plusieurs personnes ont senti que cette voie s'écartait de la réalité, et, pour s'en rapprocher, elles ont substitué à ces raisonnements la recherche des « origines », sans s'apercevoir que, de cette façon, elles aboutissaient souvent a la simple substitution d'une métaphysique à une autre, en expliquant le plus connu par le moins connu, les faits susceptibles de l'observation directe, par des imaginations qui, se rapportant à des temps trop reculés, manquent entièrement de preuves, et en ajoutant des principes comme celui de l'évolution unique, qui dépassent entièrement l'expérience.

§ 1403. En somme, les dérivations constituent les matériaux employés par tout le monde. Mais les auteurs précités donnent aux dérivations une valeur intrinsèque, et les considèrent comme agissant directement dans la détermination de l'équilibre social, tandis que nous leur donnons ici uniquement la valeur de manifestations et d'indices d'autres forces, qui sont celles qui agissent en réalité dans la détermination de l'équilibre social. Jusqu'à présent, les sciences sociales ont été très souvent des théories composées de résidus et de dérivations, et qui avaient en outre un but pratique : elles visaient à persuader les hommes d'agir d'une certaine façon réputée utile à la société. Le présent ouvrage est un essai de transporter an contraire ces sciences exclusivement dans le domaine logico-expérimental, sans aucun but d'utilité pratique immédiate, avec la seule et unique intention de connaître les uniformités des faits sociaux (§ 86). Celui qui écrit un livre en ayant pour but de pousser les hommes à agir d'une certaine manière, doit nécessairement recourir aux dérivations, puisqu'elles constituent le langage au moyen duquel on parvient jusqu'aux sentiments des hommes et par lequel on peut en conséquence modifier leur activité. Au contraire, celui qui vise exclusivement à faire une étude logico-expérimentale doit s'abstenir avec le plus grand soin d'employer les dérivations : elles sont pour lui un objet d’étude, jamais un moyen de persuasion.

§ 1404. Ici, à propos du rôle que nous attribuons au sentiment dans les dérivations, nous nous trouvons en face d'un problème analogue à celui qui a été posé et résolu au chapitre III : si le rôle que le sentiment joue dans les dérivations est vraiment d'une si grande importance, est-il bien possible que tant d'hommes de talent qui étudièrent pratiquement et théoriquement les sociétés humaines ne s'en soient pas aperçus ? Nous devons répondre comme nous l'avons déjà fait pour le problème analogue du chapitre III, et dire que ce rôle a été effectivement aperçu, bien qu'indistinctement, sans qu'une théorie rigoureuse en fût donnée, sans que son importance en fût correctement appréciée, et cela pour divers motifs, parmi lesquels se trouve le préjugé qui attribue un rôle prépondérant aux actions logiques, dans les actions humaines.

Citons maintenant quelques exemples de la façon dont ce sujet a été compris par différents auteurs.

§ 1405. Suivant une théorie qui paraît assez probable, l'enthymème d'Aristote est un jugement accompagné de l'énoncé de sa cause ; l'enthymème des logiciens modernes est un syllogisme dans lequel l'une des prémisses est passée sous silence. Nous acceptons cette dernière définition ; on verra ensuite que les conséquences que nous en tirons sont vraies a fortiori pour l'enthymème d'Aristote.

§ 1406. Les dérivations sont souvent employées sous forme d'enthymème. Si l'on envisage l'art oratoire, il y a cette première raison qu'un discours composé de syllogismes serait lourd, ennuyeux, insupportable ; ensuite il y a un autre motif, d'un ordre plus général, et qui s'applique aussi bien à l'art oratoire qu'à un raisonnement scientifique ou prétendu tel. La forme syllogistique met en lumière le défaut logique des dérivations de la même façon qu'elle fait apparaître les sophismes. Il est donc bon de s'en abstenir, dans les raisonnements qui sont constitués par des associations d'idées ou de résidus. L'enthymème néglige une des propositions du syllogisme, et l'on peut prendre ses dispositions de manière à supprimer la proposition dans laquelle le défaut de logique est le plus apparent. Généralement, on néglige la majeure, c'est-à-dire la prémisse qui contient le moyen terme et le prédicat. La conclusion à laquelle on veut arriver contient le sujet et le prédicat ; le sujet est d'une telle importance qu'il est difficile de supprimer la mineure qui le contient. Quand le moyen terme est une entité non-expérimentale «§ 470), on gagne quelque chose à supprimer au moins l'une des propositions qui le contiennent.

§ 1407. Voici, par exemple, un enthymème cité par Aristote [FN: § 1407-1] « Ne garde pas une colère immortelle, toi qui es mortel ». Prise dans son sens littéral, cette proposition n'a pas de sens ; car il est évident que la colère d'un homme prend fin quand cet homme meurt et disparaît ; et il est par conséquent tout à fait inutile de lui recommander de ne pas garder une « colère immortelle ». Mais le sens de la proposition est bien différent : il consiste à recommander de ne pas garder sa colère trop longtemps, de ne pas avoir une colère très longue, laquelle est appelée immortelle.

Le résidu principal (a) est l'un de ceux qui dépendent de la sociabilité (IVe classe). Le résidu qu'on y ajoute pour dériver est l'un de ceux qui unissent les noms aux choses (I-γ). L'association d'idées qu'on fait naître ainsi est d'abord la répugnance qu'une personne éprouve à unir deux choses contraires, telles que immortel et mortel, puis la confusion qu'on crée entre immortel et très long. C'est dans cette confusion que gît le point faible du raisonnement. C'est pourquoi on doit autant que possible soustraire ce point faible à l'attention.

§ 1408. Il faut observer que la proposition que nous venons de citer est un enthymème au sens d'Aristote, mais non au sens moderne. Dans ce dernier sens, le syllogisme complet serait : « L'homme est mortel ; un mortel ne peut avoir une colère immortelle ; donc l'homme ne peut avoir une colère immortelle ». Mais ce n'est point ce que l'on veut démontrer ; on veut au contraire exprimer que l'homme ne peut – ou ne doit – avoir une trop longue colère. Si on l'exprime sous forme d'enthymème, on dira : « L'homme, étant mortel, ne doit pas avoir une trop longue colère » ; et sous cette forme, beaucoup de personnes accepteront le raisonnement, parce qu'elles seront frappées du contraste entre la vie courte de l'homme et une longue colère. Maintenant, complétons le syllogisme. « L'homme est mortel ; un mortel ne doit pas avoir une trop longue colère ; donc l'homme ne doit pas avoir une trop longue colère ». La proposition : « un mortel ne doit pas avoir une trop longue colère » attire justement l'attention sur le point faible du raisonnement ; il convient donc de la supprimer, pour éviter qu'on ne s'aperçoive de l'erreur ; et de cette façon, on est poussé à substituer l'enthymème au syllogisme. Cela est plus utile pour l'enthymème Aristote que pour l'enthymème moderne. Si, après avoir énoncé un jugement, nous nous bornons à indiquer la raison qui en est l'origine – ou qui semble en être l'origine – et si nous négligeons les propositions intermédiaires, nous nous plaçons dans les conditions les plus favorables au raisonnement par associations d'idées, ou de résidus, par opposition au raisonnement strictement logique. Aristote sentait cela instinctivement, quand il disait que l'enthymème était le syllogisme oratoire [FN: § 1408-1] . Il a raison aussi quand il voit dans les sentences une partie de l'enthymème [FN: § 1408-2] : les sentences sont la réduction ultime d'un syllogisme, dont il ne reste que la conclusion.

§ 1409. Il faut prendre garde à l'erreur où l'on tomberait, en croyant que la sentence est acceptée parce qu'elle fait partie d'un enthymème, et l'enthymème parce qu'il fait partie d'un syllogisme. Cette opinion peut être vraie, au point de vue de la logique formelle, mais non à celui des motifs pour lesquels un homme se laisse persuader. On accepte la sentence, on accepte l'enthymème, à cause des sentiments qu'ils provoquent, pour des motifs intrinsèques, sans les réunir au syllogisme complet (§ 1399). Aristote ajoute l'exemple à l'enthymème, comme moyen de persuasion [FN: § 1409-1] . L'exemple est une des dérivations les plus simples. On cite un fait, et l'on y ajoute un résidu de la IIe classe (Persistance des agrégats) ; c'est-à-dire qu'on donne à un cas particulier la force d'une règle générale.

§ 1410. Après avoir fait allusion aux sophismes de logique, John Stuart Mill [FN: § 1410-1] ajoute, mais seulement pour les exclure de son étude, deux autres sources d'erreur : l'une intellectuelle, l'autre morale. Cela se rapproche assez de la distinction que nous avons faite entre les dérivations (B) et (b). Dans un traité de logique, Mill a raison de ne pas s'occuper de ces sources d'erreur ; pour la sociologie, au contraire, elles sont d'une grande importance.

§ 1411. Quand le logicien a découvert l'erreur d'un raisonnement, quand il a dévoilé un sophisme, son œuvre est achevée. L'œuvre du sociologue commence, au contraire ; il doit rechercher pourquoi ces sophismes sont acceptés, pourquoi ils persuadent. Les sophismes qui ne sont que des subtilités logiques lui importent peu ou point, parce qu'ils n'ont pas beaucoup d'écho parmi les hommes; au contraire, les sophismes – ou même les raisonnements bien faits – qui sont acceptés par beaucoup de gens lui importent au premier chef. La logique cherche pourquoi un raisonnement est erroné, la sociologie pourquoi il obtient un consentement fréquent.

§ 1412. Suivant Mill, les sources d'erreurs morales se divisent en deux classes principales : l'indifférence à connaître la vérité et les inclinations, dont la plus fréquente est celle qui nous pousse dans le sens que nous désirons ; bien qu'ensuite nous puissions accepter une conclusion agréable aussi bien qu'une conclusion désagréable, pourvu qu'elles soient capables de susciter quelque sentiment intense. Cette indifférence et ces inclinations sont les sentiments correspondant à nos résidus ; mais Mill en traite assez mal. Il a été induit en erreur par le préjugé que seules les actions logiques sont bonnes, utiles, louables, tandis que les actions non logiques sont nécessairement mauvaises, nuisibles, blâmables. Il ne s'aperçoit pas que lui-même raisonne sous l'empire de cette inclination.

§ 1413. Le but de la dérivation est presque toujours présent à l'esprit de celui qui veut démontrer quelque chose ; mais il échappe souvent à l'observation de celui qui admet la conclusion de la dérivation. Quand le but est une certaine règle que l'on veut justifier, on tâche d'unir ce but à certains résidus : par des raisonnements plus ou moins logiques, si l'on cherche à satisfaire surtout le besoin de développements logiques qu'éprouvent ceux qu'on veut persuader, ou bien par l'adjonction d'autres résidus, si l'on vise à agir surtout sur les sentiments.

§ 1414. Ces opérations, rangées suivant leur degré d'importance, peuvent être exprimées de la façon suivante : 1° Le but. 2° Les résidus dont la dérivation tire son origine. 3° La dérivation. Une figure graphique fera mieux comprendre le phénomène. Soit B, le but, auquel on parvient en partant des résidus R’, R’’, R’’’,... et grâce aux dérivations R'rB, R'tB, R'vB... Par exemple, dans les théories morales, le but est le précepte qui défend de tuer un autre homme. On peut y arriver par une dérivation très simple : le tabou du sang. On peut partir du résidu d'un dieu personnel et atteindre le but par des dérivations nombreuses et variées. On peut partir d'un résidu métaphysique, ou d'utilité sociale, ou d'utilité personnelle, ou de quelque autre résidu semblable, et atteindre le but grâce à un nombre extrêmement grand de dérivations.

 

[Figure 16]

§ 1415. En général, les théologiens, les métaphysiciens, les philosophes, les théoriciens de la politique, du droit, de la morale, n'admettent pas l'ordre indiqué tout à l'heure (§ 1402). Ils ont la tendance d'assigner la première place aux dérivations. Pour eux, les résidus sont des axiomes ou des dogmes, et le but est simplement la conclusion d'un raisonnement logique. Comme ils ne s'entendent habituellement pas sur la dérivation, ils en disputent à perdre haleine, et se figurent pouvoir modifier les faits sociaux, en démontrant le sophisme d'une dérivation. Ils se font illusion et ne comprennent pas que leurs disputes sont étrangères au plus grand nombre des gens [FN: § 1415-1], qui ne pourraient les comprendre en aucune façon, et qui, par conséquent, n'en font aucun cas, si ce n'est comme d'articles de foi auxquels ils donnent leur consentement grâce à certains résidus. L'économie politique a été et continue à être en partie une branche de la littérature, et comme telle, elle n'échappe pas à ce que nous avons dit des dérivations. Il est de fait que la pratique a suivi une voie entièrement divergente de la théorie.

§ 1416. Ces considérations nous conduisent à d'importantes conclusions qui appartiennent à la logique des sentiments, mentionnée déjà au § 480.

1° Si l'on détruit le résidu principal dont procède la dérivation, et s'il n'est pas remplacé par un autre, le but aussi disparaît [FN: § 1416-1] . Cela se produit d'habitude, quand on raisonne logiquement sur des prémisses expérimentales, c'est-à-dire dans les raisonnements scientifiques. Pourtant, même dans ce cas, il se peut que la conclusion subsiste, quand les prémisses erronées sont remplacées par d'autres. Au contraire, dans les raisonnements non-scientifiques, le cas habituel est celui dans lequel les prémisses abandonnées sont remplacées par d'autres – un résidu est remplacé par d'autres. Le cas exceptionnel est celui où cette substitution n'a pas lieu. Entre ces cas extrêmes, il y a des cas intermédiaires. La destruction du résidu dont procède la dérivation ne fait pas disparaître entièrement le but, mais en diminue et affaiblit l'importance ; il subsiste, mais il agit avec moins de force. Par exemple, on a observé, aux Indes, que les indigènes qui se convertissent perdent la moralité de leur ancienne religion, sans acquérir celle de leur foi nouvelle et de leurs nouvelles coutumes (§ 1741).

2° Quand on raisonne scientifiquement, si l'on peut démontrer que la conclusion ne procède pas logiquement des prémisses, la conclusion tombe. Au contraire, dans le raisonnement non-scientifique, si l'on détruit une des formes de dérivation, une autre ne tarde pas à surgir. Si l'on montre le vide du raisonnement qui unit un certain résidu à une conclusion (au but), la plupart du temps, le seul effet en est la substitution d'une nouvelle dérivation à celle qui vient d'être détruite. Cela a lieu parce que le résidu et le but sont des éléments principaux, et que la dérivation est secondaire, et souvent de beaucoup. Par exemple, les diverses sectes chrétiennes ont des doctrines sur les bonnes œuvres et la prédestination, lesquelles, au point de vue logique, sont entièrement différentes et parfois même opposées, contradictoires ; et pourtant ces sectes ne diffèrent en rien par la morale pratique. Voici un Chinois, un musulman, un chrétien calviniste, un chrétien catholique, un kantien, un hégélien, un matérialiste, qui s'abstiennent également de voler ; mais chacun donne de ses actes une explication différente. Enfin, ce sont les dérivations qui unissent un résidu qui existe chez eux tous à une conclusion qu'eux tous acceptent. Et si quelqu'un invente une nouvelle dérivation ou détruit une de celles qui existent, pratiquement il n'obtiendra rien, et la conclusion demeurera la même.

3° Dans les raisonnements scientifiques, grâce à des déductions rigoureusement logiques, les conclusions les plus fortes s'obtiennent de prémisses dont la vérification expérimentale est aussi parfaite que possible. Dans les raisonnements non-scientifiques, les conclusions les plus fortes sont constituées par un puissant résidu, sans dérivations. On a ensuite les conclusions obtenues d'un fort résidu auquel s'ajoutent, sous forme de dérivation, des résidus qui ne sont pas trop faibles. Au fur et à mesure que s'allonge la distance entre le résidu et la conclusion, au fur et à mesure que des raisonnements logiques se substituent aux résidus, la force de la conclusion diminue, excepté pour un petit nombre d'hommes de science. Le vulgaire est persuadé par son catéchisme, et non par de subtiles dissertations théologiques. Ces dissertations n'ont qu'un effet indirect ; le vulgaire les admire sans les comprendre, et cette admiration leur confère une autorité qui s'étend aux conclusions. C'est ce qui est arrivé, de nos jours, pour le Capital de Marx. Un très petit nombre de socialistes allemands l'ont lu ; ceux qui peuvent l'avoir compris sont rares comme les merles blancs ; mais les subtiles et obscures dissertations du livre furent admirées de l'extérieur, et conférèrent de l'autorité au livre. Cette admiration détermina la forme de la dérivation, et non pas les résidus ni les conclusions, qui existaient avant le livre, qui continueront à exister quand le livre sera oublié, et qui sont communs tant aux marxistes qu'aux non-marxistes.

4° Au point de vue logique, deux propositions contradictoires ne peuvent subsister ensemble. Au point de vue des dérivations non-scientifiques, deux propositions qui paraissent contradictoires peuvent subsister ensemble, pour le même individu, dans le même esprit. Par exemple, les propositions suivantes paraissent contradictoires : on ne doit pas tuer – on doit tuer ; on ne doit pas s'approprier le bien d'autrui – il est permis de s'approprier le bien d'autrui ; ou doit pardonner les offenses – on ne doit pas pardonner les offenses. Pourtant elles peuvent être acceptées en même temps par le même individu, grâce à des interprétations et des distinctions qui servent à justifier la contradiction. De même, au point de vue logique, si A est égal à B, il s'ensuit rigoureusement que B est égal à A ; mais cette conséquence n'est pas nécessaire dans le raisonnement des dérivations.

§ 1417. Outre les dérivations, qui sont constituées d'un groupe de résidus principaux et d'un autre groupe, secondaire, de résidus qui servent à dériver, nous avons les simples unions de plusieurs résidus ou de plusieurs groupes, qui constituent seulement un nouveau groupe de résidus. En outre, nous avons les conséquences logiques – ou estimées telles – de la considération de l'intérêt individuel ou collectif, lesquelles font partie des classes de déductions scientifiques dont nous ne nous occupons pas ici.

§ 1418. La démonstration des dérivations est très souvent différente de la raison qui les fait accepter. Parfois cette démonstration et cette raison peuvent concorder ; par exemple, un précepte est démontré par l'argument d'autorité, et il est accepté grâce au résidu de l'autorité. D'autres fois elles peuvent être entièrement différentes ; par exemple, celui qui démontre quelque chose en se servant de l'ambiguïté d'un terme, ne dit certainement pas : « Ma démonstration est valide, grâce à l'erreur engendrée par l'ambiguïté d'un terme » ; tandis que celui qui accepte cette dérivation est, sans s'en apercevoir, induit en erreur par le raisonnement verbal.

§ 1419. Classification des dérivations :

Ire CLASSE

Affirmation (§ 1420-1433).

(I-α) Faits expérimentaux ou faits imaginaires (§ 1421-1427).

(I-β ß) Sentiments (§ 1428-1432).

(I-γ) Mélange de faits et de sentiments (§ 1433).

IIe CLASSE

Autorité (1434-1463).

(II-α) Autorité d'un homme ou de plusieurs hommes (§ 1435-1446).

(II-β) Autorité de la tradition, des usages et des coutumes (§ 1447-1457).

(I-γ) Autorité d'un être divin ou d'une personnification (§ 1458-1463).

IIIe CLASSE

Accord avec des sentiments ou avec des principes (§ 1464-1542).

(III-α ) Sentiments (§ 1465-1476).

(III-β) Intérêt individuel (§ 1477-1497).

(III-γ) Intérêt collectif (§ 1498-1500).

(III-δ) Entités juridiques (§ 1501-1509).

(III-ε) Entités métaphysiques (§ 1510-1532).

(III-ζ) Entités surnaturelles (§ 1533-1542).

IVe CLASSE

Preuves verbales (§ 1543-1686).

(IV-α ) Terme indéterminé désignant une chose réelle et chose indéterminée correspondant à un terme (§ 1549-1551).

(IV-β) Terme désignant une chose, et qui fait naître des sentiments accessoires, ou sentiments accessoires qui font choisir un terme (§ 1552-1555).

(IV-γ) Terme à plusieurs sens, et choses différentes désignées par un seul terme (§ 1556-1613).

(IV-δ) Métaphores, allégories, analogies(§ 1614-1685).

(IV-ε) Termes douteux, indéterminés, qui ne correspondent à rien de concret (§ 1686).

§ 1420. Ire CLASSE. Affirmation. Cette classe comprend les simples récits, les affirmations d'un fait, les affirmations d'accord avec des sentiments, exprimées non pas comme telles, mais d'une façon absolue, axiomatique, doctrinale. Les affirmations peuvent être de simples récits ou des indications d'uniformités expérimentales ; mais souvent elles sont exprimées de telle manière qu'on ne sait si elles expriment uniquement des faits expérimentaux, ou si elles sont des expressions de sentiments, ou bien si elles participent de ces deux genres. Nombreux sont les cas où il est possible de découvrir, avec une certaine probabilité, la manière dont elles sont composées. Prenons, par exemple, le recueil de sentences de Syrus. Les quatre premières appartiennent au genre (I-α); ce sont: «Nous autres hommes sommes également proches de la mort. – Attends d'un autre ce que tu auras fait à un autre. – Éteins par tes larmes la colère de qui t'aime. – Qui dispute avec un homme ivre se bat contre un absent ». Vient ensuite une sentence du genre (1-β) : « Mieux vaut essuyer une injure que la faire ». Suivent quatre sentences du genre (I-α), puis de nouveau une du genre (1-β), qui est : « Adultère est celui qui aime violemment sa femme ». Enfin, voici une sentence du genre (I-γ): « Tout le monde demande : Est-il riche ? personne : est-il bon ? » Là, il y a l'affirmation d'un fait (I-α) et un blâme de ce fait, (I-β). Voyons encore les sentences de Ménandre : « Il est agréable de cueillir toute chose en son temps ». C'est une sentence du genre (I-α). « Ne fais ni n'apprends aucune chose honteuse » est une sentence du genre (1-β). « Le silence est pour toutes les femmes un ornement ». C'est une sentence du genre

§ 1421. (I-α) Faits expérimentaux ou faits imaginaires. L'affirmation peut être subordonnée à l'expérience. En ce cas, c'est une affirmation de la science logico-expérimentale, qui ne trouve pas place parmi les dérivations. Mais l'affirmation peut aussi subsister par sa vertu propre, par une certaine force intrinsèque, indépendante de l'expérience. Dans ce cas, c'est une dérivation.

§ 1422. Comme nous l'avons déjà remarqué (§ 526, 1068), il y a une différence entre un simple récit et l'affirmation d'une uniformité. Tous deux peuvent appartenir à la science logico-expérimentale ou aux dérivations, suivant qu'ils sont subordonnés à l'expérience ou qu'ils subsistent par leur vertu propre.

§ 1423. Souvent, la personne qui suit la méthode des sciences logico-expérimentales commence par une dérivation qu'elle soumet ensuite à l'expérience. Dans ce cas, la dérivation n'est qu'un moyen de recherche, et, comme telle, peut avoir sa place dans la science logico-expérimentale, mais pas comme moyen de démonstration.

§ 1424. Quand d'un fait ou de plusieurs faits on tire l'expression d'une uniformité, le résidu que l'on y ajoute et qui sert à la dérivation exprime le sentiment que les rapports des faits naturels ont quelque chose de constant (§ 1068). C'est là un procédé scientifique, pourvu qu'on prenne garde que l'uniformité ainsi obtenue n'a rien d'absolu ; c'est une dérivation non-scientifique du genre (I-β), si l'on donne un caractère absolu au résidu de la constance des « lois » naturelles, ou si, d'une autre manière quelconque, on fait dépasser l'expérience par l'affirmation.

§ 1425. La simple affirmation a peu ou point de force démonstrative ; mais elle a parfois une grande force persuasive [FN: § 1425-1]. C'est pourquoi nous la trouvons ici, comme nous l'avons déjà trouvée là où nous recherchions de quelle manière on tâche de persuader que les actions non-logiques sont des actions logiques (chapitre III), tandis que nous ne l'avons pas trouvée là où nous avons étudié les démonstrations (chapitre IV). Cependant l'affirmation vraiment pure et simple est rare, et chez les peuples civilisés, très rare ; il y a presque toujours quelque adjonction, quelque dérivation ou quelque germe de dérivation.

§ 1426. Au contraire, l'affirmation de renfort est fréquente dans le passé et dans le présent. On l'ajoute à d'autres dérivations, sous forme d'exclamation. Dans la Bible, Dieu donne, par l'entremise de Moïse, certains ordres à son peuple, et ajoute de temps à autre, comme pour les renforcer: « Je suis l'Éternel, votre Dieu [FN: § 1426-1] ». Fréquentes sont de nos jours les affirmations qu'une certaine mesure est selon le progrès, la démocratie, qu'elle est largement humaine, qu'elle prépare une humanité meilleure. Sous cette forme, l'affirmation est à peine une dérivation ; ce n'est plutôt qu'une façon d'invoquer certains sentiments. Mais en étant souvent répétée, elle finit par acquérir une force propre, devient un motif d'agir, assume le caractère de dérivation.

§ 1427. On a aussi l'affirmation simple dans le tabou sans sanction, dont nous avons déjà parlé (§ 322). Ce genre de dérivations simples s'observe en un très grand nombre de dérivations composées ; il est même rare qu'une dérivation concrète en soit dépourvue. L'affirmation arbitraire se trouve généralement parmi des affirmations expérimentales, ou s'insinue, se dissimule au milieu d'un raisonnement, et usurpe pour elle le consentement donné à d'autres propositions parmi lesquelles elle se trouve.

§ 1428. (I-β) Sentiments. L'affirmation peut être une manière indirecte d'exprimer certains sentiments. Elle est acceptée comme « explication » par ceux qui ont ces sentiments. Elle est donc simplement la manifestation des résidus accessoires qui constituent la dérivation.

§ 1429. Quand d'un sentiment individuel on tire une uniformité ou un précepte, le résidu qui s'ajoute et qui sert à la dérivation est le sentiment qui transforme les faits subjectifs en faits objectifs (résidus II-ζ). Souvent il s'y ajoute ensuite les résidus de sociabilité (IVe classe). Un homme en voit fuir d'autres et fuit, lui aussi. C'est un mouvement instinctif, une action réflexe comme on en observe aussi chez les animaux. Il entend crier : « Fuyez ! » et s'enfuit. Nous sommes encore dans le cas précédent. On lui demande: « Pourquoi avez-vous fui ? » Il répond: « Parce qu'ayant entendu crier : Fuyez! je croyais qu'on devait fuir ». On voit ainsi poindre la dérivation, qui pourra se développer si l'on entreprend d'expliquer le pourquoi de ce devait. Voici une personne qui lit une poésie et s'écrie : « Elle est belle ! » Si elle disait : « Elle me paraît belle », ce serait la simple affirmation d'un fait subjectif ; mais en disant: « Elle est belle ! » elle transforme ce fait subjectif en un fait objectif. Eu outre, celui qui entend a l'idée que ce qu'on dit beau doit lui donner à lui-même l'impression du beau, et là intervient un résidu de sociabilité. C'est ainsi que les hommes ont généralement les goûts de la collectivité dans laquelle ils vivent.

§ 1430. Une affirmation est acceptée, obtient crédit, par les sentiments de divers genres qu'elle suscite chez qui l'écoute ; et ainsi ces sentiments acquièrent l'apparence d'une « explication ». Elle a de la valeur parce qu'elle est exprimée d'une façon doctorale, sentencieuse, avec une grande sûreté, sous une forme choisie, en vers mieux qu'en prose, imprimée mieux que manuscrite, dans un livre de préférence à un journal, dans un journal mieux qu'exprimée verbalement, et ainsi de suite (§ 1157).

§ 1431. Nous avons trois catégories de causes de la valeur de l'affirmation. l° Il y a un sentiment indistinct que celui qui s'exprime d'une de ces manières doit avoir raison. La dérivation est vraiment réduite au minimum : c'est celle qui appartient proprement au genre dont nous nous occupons. 2° Il y a l'idée que ces formes choisies font autorité. La dérivation est un peu plus développée et appartient à la IIe classe (§ 1434 et sv.). 3° Il y a l'idée plus ou moins indéterminée que cette autorité est justifiée. La dérivation appartient encore à la IIe classe (§ 1435), et peut se développer jusqu'à donner un raisonnement logique. Pour ne pas répéter deux fois les mêmes choses, nous traiterons ici des trois catégories ensemble.

On pourrait supposer, en faisant abstraction de la réalité, que les sentiments de la 3e catégorie produisent ceux de la 2e, et ceux-ci les sentiments de la 1re : on démontrerait « d’abord que certaines circonstances confèrent de l'autorité, puisqu'on accepte en général cette autorité ; enfin, même indépendamment de cette autorité, qu'on éprouve du respect pour les formes sous lesquelles elle s'exprime. Cela peut arriver parfois ; mais si l'on tient compte de la réalité, on voit que les trois catégories sont souvent indépendantes ; qu'elles ont une vie propre, et que lorsque existe un rapport entre la 2e et la 3e, il est l'inverse de celui que nous venons d'indiquer. En de nombreux cas, l'homme qui accepte l'affirmation exprimée sous les formes indiquées tout à l'heure ne fait pas tant de raisonnements. Il dit, par exemple: « J'ai lu cela dans mon journal », et pour lui cela suffit comme preuve de la réalité de la chose [FN: § 1431-1] . C'est là une dérivation du genre qui nous occupe. Elle n'existe que lorsque, explicitement ou implicitement, le sentiment de respect pour la chose imprimée ou écrite sert à expliquer, à justifier le consentement que rencontre ce qui est imprimé ou écrit. Si, au contraire, ce sentiment se manifeste simplement, sans qu'on en tire des conséquences, par exemple quand la chose imprimée ou écrite est considérée comme un fétiche, une amulette, ou même seulement considérée avec respect, on a un seul résidu, qui est celui dont nous avons déjà traité aux § 1157 et sv. Cette observation est générale : un sentiment s'exprime par un résidu; si celui-ci sert ensuite à expliquer, à justifier, à démontrer, on a une dérivation. Il convient encore d'observer que dans le fait d'un homme qui fait siennes les opinions d'un journal qu'il lit habituellement, il y a, outre la présente dérivation, un ensemble d'autres dérivations et de résidus, parmi lesquels ceux de la sociabilité, puisque le journal exprime ou est réputé exprimer l'opinion de la collectivité à laquelle appartient le lecteur. En d'autres cas, c'est l’idée d'autorité qui agit (§ 1157 et sv.), ajoutée à la précédente ou indépendante d'elle. Enfin, en un très petit nombre de cas, il s'y ajoute des sentiments de justification de l'autorité (§ 1432) ; mais habituellement les hommes ont d'abord le sentiment de l'autorité et tâchent de trouver ensuite une manière de la justifier.

§ 1432. Au point de vue logico-expérimental, le fait qu'une affirmation est énoncée avec une grande sûreté peut être un indice, fût-ce lointain, que cette affirmation n'est pas à mettre en doute. À moins qu'il ne s'agisse d'une répétition machinale, le fait qu'une affirmation est exprimée en latin prouve que l'auteur a fait certaines études, indice probable d'une autorité légitime. En général, le fait d'être exprimée sous une forme qui n'est pas accessible à tout le monde peut indiquer, souvent peut-être à tort, que cette affirmation provient de personnes mieux que d'autres à même de connaître la réalité. Dans le cas de l'imprimé, du journal, du livre, on peut remarquer qu'une affirmation exprimée sous l'une de ces formes doit par cela même presque toujours être considérée comme rendue publique ; ce qui a pour conséquence qu'elle peut être réfutée plus facilement qu'une affirmation clandestine qui passe de bouche en bouche. C'est pourquoi, si la réfutation n'a pas lieu, la première affirmation a plus de probabilités d'être vraie que la seconde. Mais il arrive bien rarement que les hommes soient mus par des considérations de cette sorte ; et ce ne sont pas des raisonnements logico-expérimentaux, mais bien des sentiments, qui les poussent à ajouter foi aux affirmations faites sous les formes indiquées.

§ 1433. (I-γ) Les genres (I-α ) et (I-β), séparés dans le domaine de l'abstraction, se trouvent presque toujours réunis dans le concret et constituent le présent genre. À la vérité, celui qui donne une explication peut, bien que cela se produise rarement, ne pas avoir le sentiment auquel on recourt pour la donner ; mais celui qui l'accepte a généralement ce sentiment, autrement il n'y donnerait pas son consentement. Il suit de là qu'en réalité, la plus grande partie des dérivations concrètes de la Ire classe appartiennent au genre (I-γ), et que les expressions des faits et des sentiments sont chez elles si intimement combinées, qu'on ne peut aisément les séparer. Souvent, il s'y ajoute aussi des sentiments d'autorité et d'autres semblables.

§ 1434. IIe CLASSE. Autorité. Ici, nous avons un mode de démonstration et un mode de persuasion. Nous avons déjà parlé du premier (§ 583 et sv.); parlons maintenant surtout du second. Dans cette classe, nous avons diverses dérivations, qui sont les plus simples après celles de la classe précédente. Comme dans beaucoup d'autres dérivations les résidus qui servent à dériver sont ceux de la persistance des agrégats. Aux résidus (II-ζ) qui transforment les sentiments en réalités objectives, s'ajoutent des résidus d'autres genres ; par exemple, ceux de l'autorité du père mort ou des ancêtres (II-β), de la tradition (II-α), de la persistance des uniformités (II-ε), etc. Comme d'habitude, les résidus de la Ire classe interviennent pour allonger et développer les dérivations.

§ 1435. (II-α) Autorité d'un homme ou de plusieurs hommes [FN: § 1435-1]. Un cas extrême est celui de dérivations exclusivement logiques. Il est évident que pour certaines matières, l'opinion d'une personne qui en a une connaissance pratique présente une plus grande probabilité d'être vérifiée par l'expérience, que l'opinion d'une personne ignorante et qui n'a pas cette connaissance. Une telle considération est purement logico-expérimentale, et nous n'avons pas à nous en occuper ici [FN: § 1435-2] . Mais il y a d'autres genres de dérivations par rapport auxquelles la compétence de l'individu n'est pas expérimentale ; elle peut être déduite d'indices trompeurs, ou même être entièrement imaginaire. Nous nous écartons le moins du cas logico-expérimental, lorsque nous présumons, avec une probabilité plus ou moins grande (§ 1432), l'autorité d'après des indices qui peuvent être véridiques ou trompeurs, et en outre lorsque, grâce à la persistance des agrégats, nous étendons la compétence au delà des limites

§ 1436. Parce que M. Roosevelt est un éminent politicien, il croit être savant en histoire, et donne à Berlin, une conférence dans laquelle il fait montre d'une certaine ignorance de l'histoire grecque et de la romaine. L'Université qui a été honorée par Mommsen lui décerne le titre de docteur honoris causa. Il fait la découverte vraiment admirable que l'adage : si vis pacem para bellum est de Washington, et il est nommé membre étranger de l'Académie des sciences morales et politiques de Paris. Certes, il connaît l'art de faire les élections politiques ; il sait aussi battre la grosse caisse, et n'ignore pas la manière de chasser le rhinocéros blanc ; mais comment tout cela lui confère-t-il la compétence de donner des conseils aux Anglais, sur la façon de gouverner l'Égypte, ou aux Français, sur le nombre d'enfants qu'ils doivent avoir ? Il y a sans doute des motifs politiques et de basse adulation, pour expliquer les honneurs qui lui furent décernés par l'Académie des sciences morales et politiques de Paris, et par les Universités de Berlin et de Cambridge, ainsi que les flatteries qu'il reçut d'hommes politiques puissants, dans son rapide voyage en Europe [FN: § 1436-1] ; mais là même où ces motifs font défaut, nous trouvons l'admiration des vains discours de M. Roosevelt. Il y a aussi le sentiment que l'homme qui réussit à se faire nommer président des États-Unis d'Amérique et à faire grand bruit dans cette fonction, doit être compétent en toute matière qui a quelque rapport avec les sciences sociales et historiques ; et aussi le sentiment que celui qui est compétent en une chose l'est en toutes ; le sentiment d'admiration générale, qui empêche de séparer les parties en lesquelles un homme est compétent, de celles où il ne l'est pas.

Autrefois, l'autorité du poète envahissait tous les domaines. En de nombreux cas, il y avait à cela un petit fondement logico-expérimental, parce que le poète était aussi, l'homme cultivé. Aujourd'hui, ce motif n'a plus de valeur pour le poète et le littérateur contemporains ; et pourtant, en de nombreux cas, ils passent pour compétents en des matières qui leur sont parfaitement étrangères. Voici M. Brieux qui, dans chacune de ses productions dramatiques, vous « résout » quelque « question sociale ». Il ne sait rien et décide de tout. Il découvre une thèse connue depuis les temps les plus anciens, et, après Plutarque et Rousseau, enseigne aux mères qu'elles doivent allaiter leurs enfants. Aussi est-il admiré par un grand nombre de bonnes gens. Anatole France est un romancier de tout premier ordre, très compétent quant au style et à la forme littéraire. En une langue merveilleuse, il a écrit des romans où l'on trouve une psychologie sagace et une fine ironie. En tout cela, son autorité est incontestable. Mais voilà qu'un beau jour il lui vient à l'idée de l'étendre à d'autres matières qu'il connaît beaucoup moins. Il veut résoudre des problèmes politiques, économiques, religieux, historiques. Il devient dreyfusard, socialiste, théologien, historien ; et il ne manque pas d'admirateurs dans toutes ses transformations. Le sentiment de l'autorité – aidé de la passion politique – est si fort en ce cas, qu'il résiste aux preuves contraires les plus évidentes. L'histoire de Jeanne d'Arc écrite par Anatole France conserve des admirateurs, après que Lang a publié les erreurs nombreuses et graves qu'elle contient. Il y en a de grossières, d'involontaires, et d'autres que l'on ne peut malheureusement tenir pour telles. Cependant, le livre jouit encore d'une grande autorité [FN: § 1436-2].

§ 1437. Le résidu de la vénération (§ 1156 et suiv.) sert souvent à donner du poids aux affirmations ; il peut avoir différents degrés et, de la simple admiration, aller jusqu'à la déification. Sous toutes ses formes, il peut être employé pour la dérivation, mais aux degrés les plus élevés, il devient souvent une forme de l'autorité ou de la tradition verbale ou écrite [FN: § 1437-1] .

§ 1438. On peut placer dans le présent genre de dérivations les nombreuses affirmations pseudo-expérimentales qu'on trouve en tout temps, et que chacun répète comme un perroquet. Parfois elles ont une apparence de preuve, dans un témoignage plus ou moins intelligent, plus ou moins véridique ; mais souvent aussi cette preuve fait défaut, et les affirmations restent en l'air, on ne sait comment, sans la moindre preuve expérimentale ou autre. Pour trouver de ces dérivations il suffit d'ouvrir plusieurs livres anciens et aussi quelques livres modernes. Nous n'ajouterons qu'un seul exemple à ceux que nous avons déjà cités. Saint Augustin veut prouver, contre les incrédules, la réalité des tourments qui attendent les damnés. Les incrédules lui objectaient qu'il n'était pas croyable que la chair brûlât sans se consumer, et que l'on souffrît sans mourir. À cela, le saint répond qu'il y a d'autres faits, également merveilleux, qui seraient incroyables s'ils n'étaient certains, et il en cite un grand nombre [FN: § 1438-1]. Sans doute, au point de vue expérimental, cette dispute est vaine, d'un côté comme de l'autre, parce que les tourments des damnés sont étrangers au monde expérimental, et que la science expérimentale ne peut en traiter d'aucune façon ; mais un fait étrange subsiste c'est que presque tous les faits cités par le saint sont imaginaires à tel point que si le livre était d'un adversaire, on aurait pu croire que celui-ci a voulu montrer la vanité des miracles dont le saint voulait donner la preuve. On aurait pu répondre au Saint : « Nous acceptons votre raisonnement ; nous vous concédons que les miracles que vous citez sont aussi vrais que les faits auxquels vous les comparez... lesquels faits sont faux ! » Pour l'un de ces faits, soit pour la chair de paon qui ne se corrompt pas, il y, a une pseudo-expérience ; pour les autres, la preuve est donnée par des dérivations fondées sur l'autorité [FN: § 1438-2] .

Saint Augustin est le précurseur de nos contemporains adorateurs de la Sainte Science : il dit croire uniquement à ce qui est prouvé par les faits, refusant d'ajouter foi aux fables des païens [FN: § 1438-3] ; et les fidèles de l'humanitarisme positiviste répètent qu'ils veulent croire uniquement ce qui est prouvé par les faits, refusant d'ajouter foi aux « fables » des chrétiens. Mais, par malheur, autant les faits du premier que les faits des derniers sont uniquement pseudo-expérimentaux.

Il convient de remarquer qu'à la fin pourtant un certain doute sur les faits s'insinue dans l'esprit de Saint Augustin [FN: § 1438-4] ce qui ne semble pas être le cas de nos admirateurs de la démocratie et de l'humanitarisme. L'omnipotence de Dieu est, en somme, pour Saint Augustin, la meilleure preuve des miracles. En cela, il a raison ; car, sortant ainsi du domaine expérimental, il échappe aux objections de la science logico-expérimentale, lesquelles conservent, au contraire, toute leur efficacité contre ceux qui s'obstinent à demeurer dans ce domaine.

§ 1439. Dans les dérivations, le résidu de l'autorité traverse les siècles sans perdre de sa force. De nos jours, après avoir parlé par la bouche des admirateurs de Eusapia Paladino, de Lombroso, de William James, il nous apparaît tel qu'il était quand Lucien écrivait son Menteur. Les fables dont se moque Lucien s'écartent très peu de celles qui ont cours aujourd'hui, et se justifiaient, de son temps, comme elles se justifient du nôtre, par l'autorité d'hommes réputés savants, graves. Bien longtemps avant que Lombroso et William James eussent promis de revenir, après leur mort, pour s'entretenir avec leurs amis, la femme d'Eucratès était venue, après sa mort, s'entretenir avec son mari. Le philosophe Arignôtos raconte d'autres histoires encore plus merveilleuses, et l'incrédule Tykhiadès, laissant voir qu'il n'y ajoutait guère foi, est considéré comme privé de bon sens, parce qu'il ne cède pas à de semblables autorités [FN: § 1439-1]. Il suffit d'ouvrir au hasard l'un des nombreux livres qui racontent des faits merveilleux, pour y trouver des observations semblables [FN: § 1439-2].

§ 1440. De nos jours, ces croyances existent aussi. Un grand nombre de gens croient à la guérison par la prière (§ 1695-2). Un très grand nombre vivent dans la crainte sacrée des médecins hygiénistes, qui sont les saints défendant les malheureux mortels des maléfices des démons devenus microbes. Un manuel de morale [FN: § 1440-1] (!) en usage dans les écoles françaises nous apprend que « (p. 33) pour être bien portant, il faut ne jamais boire d'alcool, ni de boissons alcooliques. Il ne faut jamais avaler une seule goutte d'eau-de-vie, de liqueur, d'absinthe ou d'apéritif ». Rien ne nous permet de croire que l'auteur ne pensait pas ce qu'il affirme ; et, dans le cas contraire, il aurait vraiment donné un déplorable exemple, dans un traité de morale. Il croyait donc – et les lecteurs doivent croire, en vertu de son autorité – qu'il suffit «d'avaler une seule goutte d'eau-de-vie ou de liqueur » pour n'être pas bien portant. Il est très facile de faire un essai, et de vérifier s'il est vrai qu'après avoir bu une seule goutte de liqueur on n'est pas bien portant. Dans ce cas, comme en beaucoup d'autres, on verra que l'expérience dément l'autorité. Mais il y a mieux. Un auteur affirme, comme résultat de l'expérience, que si un homme est buveur, sa fille ne peut plus allaiter, et que cette faculté est perdue à jamais pour les générations suivantes [FN: § 1440-2]. Ici la substitution de l'autorité à l'expérience est éclatante et se dément d'elle-même. Pour démontrer expérimentalement que la faculté d'allaiter est perdue à jamais pour « les générations suivantes », il est évidemment nécessaire d'avoir examiné ces générations, au moins pendant quelques siècles. Comment cela est-il possible ? Où sont les statistiques de quelques siècles en arrière, qui indiquent qu'un homme était buveur, puis indiquent que les femmes qui descendaient de lui ont pu ou non allaiter ? Passons sur le fait que si ce que dit cet auteur était vrai, on ne verrait plus, dans les pays de vignobles, de femmes allaitant leurs enfants ; il suffit de se promener dans une de ces contrées et de n'être pas aveugle pour s'assurer du contraire.

§ 1441. Voici un autre personnage, qui dit [FN: § 1441-1] – et il trouve des gens pour y croire – qu'il suffit d'un demi-litre de vin ou de deux litres de bière pour diminuer du 25 au 40 % la capacité de travail cérébral. Ainsi, dans les universités allemandes, où professeurs et étudiants boivent encore plus que les quantités qui viennent d'être indiquées, de bière ou de vin, on devrait avoir bien peu de capacité de travail cérébral. Le grand mathématicien Abel, qui abusait des boissons alcooliques, devait être un idiot ; mais nous ne nous en apercevons pas. Bismarck aussi devait avoir bien peu de capacité de travail cérébral [FN: § 1441-2] !

§ 1442. Il est remarquable que beaucoup, parmi les croyants de cette religion anti-alcooliste soient des adversaires acharnés de la religion catholique, et qu'ils se moquent de ses miracles, sans s'apercevoir que leurs miracles sont aussi étonnants que ceux des catholiques, et que s'il est vrai que la croyance en les uns et les autres est dictée par le sentiment, elle trouve ensuite sa justification dans l'autorité, avec cette différence en défaveur des croyants de la religion anti-alcooliste, qu'aujourd'hui il n'y a pas moyen de faire des expériences pour prouver qu'un miracle fait au temps passé était faux, tandis que chacun peut faire des expériences ou des observations qui démontrent la fausseté des affirmations miraculeuses rapportées tout à l'heure [FN: § 1442-1].

§ 1443. Le résidu de l'autorité apparaît aussi dans les artifices qu'on met en œuvre pour la détruire. On peut le voir dans une infinité de polémiques théologiques, morales, politiques.

§ 1444. Au point de vue logico-expérimental, la vérité de la proposition : A est B, est indépendante des qualités morales de l'homme qui l'énonce. Supposons que demain on découvre qu'Euclide fut un assassin, un voleur, en somme le pire homme qui ait jamais existé ; cela porterait-il le moindre préjudice à la valeur des démonstrations de sa géométrie ?

§ 1445. Il n'en est pas ainsi au point de vue de l'autorité. Si la proposition : A est B, est acceptée seulement grâce à l'autorité de celui qui l'énonce, tout ce qui peut affaiblir cette autorité nuit à la démonstration que A est B. L'artifice des polémistes consiste à placer dans le domaine de l'autorité une proposition qui a sa place dans le domaine logico-expérimental.

§ 1446. Il faut remarquer que ces moyens, justement parce qu'ils n'ont aucune force logico-expérimentale, perdent toute efficacité, quand on en fait un usage trop étendu. Désormais, on sait que lorsqu'un théologien dit d'un autre qu'il est un pervers, cela signifie seulement qu'ils sont d'avis différent ; et quand un journaliste dit d'un homme d'État qu'il est un malfaiteur, cela indique simplement qu'il a, pour le combattre, des motifs d'intérêt personnel, de parti ou d'opinion. En politique, ces moyens de détruire l'autorité peuvent n'avoir plus le moindre effet.

§ 1447. (II-β) Autorité de la tradition, des usages ou des coutumes. Cette autorité peut être verbale, écrite, anonyme, celle d’une personne réelle ou d'une personne légendaire. Dans ces dérivations, une grande part revient aux résidus de la persistance des agrégats, grâce auxquels, autrefois la « sagesse des ancêtres », aujourd'hui les « traditions du parti », acquièrent une existence propre et indépendante. Les dérivations qui emploient l'autorité de la tradition sont très nombreuses. Non seulement il n'y a pas de pays ou de nation qui n'ait ses traditions, mais encore les sociétés particulières n'en manquent pas. Ces traditions sont une partie importante de toute vie sociale. Expliquer un fait par la tradition est très facile, car, parmi les innombrables légendes qui existent, et qu'au besoin on peut même créer, on n'éprouve pas la moindre difficulté à en trouver une qui, grâce à quelque ressemblance plus ou moins lointaine, à un accord plus ou moins indéterminé de sentiments, s'adapte au fait que l'on veut « expliquer » [FN: § 1447-1].

§ 1448. Parfois, l'usage ne se distingue pas de la tradition, et souvent celui qui suit un certain usage ne sait donner d'autre motif de ses actions que : « On fait ainsi ».

§ 1449. Les traditions peuvent constituer des résidus indépendants, et là où ils sont assez puissants, la société devient comme rigide, et repousse presque toute nouveauté. Mais souvent les traditions ne sont que des dérivations et, en ce cas, la société peut innover peu ou beaucoup, même en contradiction avec le fond de la tradition, l'accord persistant seulement dans la forme. C'est ce qui est arrivé à beaucoup de sectes chrétiennes.

§ 1450. Comme nous l'avons vu souvent, les dérivations sont en général d'une nature élastique. Celles de la tradition possèdent ce caractère à un degré éminent. On peut tirer tout ce qu'on veut, par exemple, d'un livre qui enseigne la tradition. Les Grecs trouvaient tout dans Homère, les Latins dans Virgile, et les Italiens trouvent beaucoup de choses dans Dante. Le cas de la Bible et de l'Évangile est très remarquable. Il serait difficile de dire ce qu'on n'y a pas trouvé. On en a tiré des doctrines en très grand nombre, différentes, contradictoires même, et l'on a démontré avec une égale facilité le pour et le contre.

§ 1451. Naturellement, chaque secte est persuadée de posséder la « vraie » interprétation, et repousse dédaigneusement celles d'autrui; mais cette « vérité » n'a rien de commun avec la vérité expérimentale, et tout critère fait défaut pour savoir qui a raison. Dans ce procès, il y a bien des avocats, mais pas de juges (§ 9).

§ 1452. On peut observer expérimentalement que certaines interprétations s'écartent du sens littéral ; mais celui qui possède une foi vive ne s'en soucie guère, et c'est de propos délibéré qu'il abandonne ce sens littéral. Par exemple, si le Cantique des Cantiques se trouvait dans un autre livre que la Bible, chacun y verrait immédiatement un chant d'amour (§ 1627). La foi y voit autre chose, et comme elle se place en dehors de l'expérience, celui qui veut rester dans le domaine de cette expérience ne peut rien objecter.

§ 1453. Tant que la tradition ne sert qu'à dériver, la critiquer a peu d'effet sur l'équilibre social. On ne peut dire que cet effet soit nul, mais, sauf les cas exceptionnels, il n'est pas grand.

§ 1454. À partir du XVIIIe siècle, on a combattu la Bible avec une formidable artillerie de science, d'érudition, de critique historique. On a démontré, d'une manière tout à fait évidente, qu'un grand nombre de passages de ce livre ne peuvent être pris dans leur sens littéral. L'unité du livre a été détruite, et au lieu du magnifique édifice que l'on a tant admiré, il ne reste que des matériaux informes. Eh bien, on ne voit diminuer ni l'admiration, ni le nombre des croyants [FN: § 1454-1] ; ceux-ci se comptent encore par millions, et il y a des gens qui, tout en critiquant la partie historique de la Bible, tombent à genoux devant le livre et l'adorent. Les dérivations changent, les résidus subsistent.

§ 1455. De nos jours, de braves gens se sont imaginé pouvoir détruire le christianisme, en tâchant de démontrer que le Christ n'a pas de réalité historique : ils ont donné un beau coup d'épée dans l'eau. Ils ne s'aperçoivent pas que leurs élucubrations ne sortent pas d'un cercle très étroit d'intellectuels, et qu'elles ne parviennent pas jusqu'au peuple, jusqu'au plus grand nombre des croyants. En général, ils ne persuadent que ceux qui sont déjà persuadés.

§ 1456. De même, des gens se sont imaginé qu'ils auraient détruit, en France, le patriotisme catholique, et qu'ils auraient ainsi contribué à assurer la suprématie du « bloc » radical-socialiste, s'ils avaient pu démontrer que Jeanne d'Arc était hystérique ou aliénée [FN: § 1456-1] . Ils n'ont été écoutés que par ceux qui étaient déjà de leur avis ; et loin de diminuer l'admiration de leurs adversaires pour Jeanne d'Arc, ils ont contribué à l'augmenter.

§ 1457. Les livres vénérés finissent souvent par acquérir un pouvoir mystérieux, et peuvent servir à la divination. C'est ce qui est arrivé par exemple à la Bible, à Virgile et à d'autres.

§ 1458. (II-γ) Autorité d'un être divin ou d'une personnification. Si l'on s'en tenait uniquement au fond, les dérivations de ce genre devraient être rangées parmi les précédentes, puisqu'à vrai dire nous ne pouvons connaître la volonté d'un être divin ou d'une personnification que par l'intermédiaire d'hommes et de traditions ; mais au point de vue de la forme, l'intervention surnaturelle est assez importante pour donner lien à un genre séparé. L'intervention d'une divinité engendre trois genres différents de dérivations. 1er La volonté de cette divinité étant supposée connue l'homme peut y obéir par simple respect, sans subtiliser trop sur les motifs de cette obéissance, en donnant simplement pour motif de ses actions la volonté divine, ou en y ajoutant un petit nombre de considérations sur le devoir qu'on a de la respecter. C'est ainsi qu'on a le présent genre. 2e L'homme peut obéir à cette volonté par crainte du châtiment qui menace le transgresseur des commandements divins. Ici, c'est l'intérêt individuel qui agit ; on a des actions qui sont la conséquence logique des prémisses. Ces dérivations appartiennent au genre (III-β) ou bien au genre (III-γ) si à l'intérêt individuel se substitue ou s'ajoute celui de la collectivité. 3e L'homme peut encore tâcher de mettre ses actions en accord avec la volonté divine, par amour pour la divinité, pour agir suivant les sentiments qu'on suppose à cette divinité, parce qu'en soi cela est bon, louable, de son devoir, indépendamment des conséquences. De cette façon naissent les dérivations du genre (III-ζ).

§ 1459. Comme nous l'avons dit souvent, nous séparons par l'analyse, dans le problème abstrait, ce qui est uni dans la synthèse du fait concret. Dans la pratique, les dérivations où figure une entité surnaturelle réunissent très souvent les deux premiers genres mentionnés tout à l'heure, et même de telle façon qu'il est difficile de les séparer. Elles ajoutent aussi souvent le troisième genre ; mais c'est là un passage à la métaphysique, on l'observe spécialement chez les gens qui se livrent à de longs raisonnements. Beaucoup d'individus éprouvent pour l'être surnaturel un sentiment complexe de vénération, de crainte, d'amour, qu'ils ne sauraient eux-mêmes pas diviser en éléments plus simples. Les controverses de l'Église catholique sur la contrition et l'attrition sont en rapport avec la distinction que nous venons de faire entre les genres de dérivations [FN: § 1459-1].

§ 1460. Dans les trois genres de dérivations, il faut faire attention aux manières dont on croit reconnaître la volonté de l'être divin ou l'accord avec les sentiments de cet être. Ces sentiments sont généralement simples, dans les deux premiers genres, bien qu'il y ait plusieurs exceptions, et beaucoup plus complexes dans le troisième. La divination antique comprenait une branche spéciale pour connaître la volonté des dieux.

§ 1461. Une entité abstraite peut parfois donner lieu aux dérivations qui sont propres à la divinité, quand cette entité abstraite se rapproche de la divinité, grâce aux résidus de la persistance des agrégats : c'est, pour ainsi dire, une divinité en voie de formation.

§ 1462. La dérivation qui invoque la volonté présumée ou les sentiments présumés de l'être surnaturel, a d'autant plus d'efficacité pour persuader que le résidu correspondant à l'être surnaturel est plus fort. La manière dont on s'imagine connaître sa volonté est secondaire. Il y a toujours quelque biais pour faire en sorte que l'être surnaturel veuille ce qui importe le plus à celui qui l'invoque (§ 1454-1] ). Souvent, les hommes se figurent qu'ils agissent d'une certaine façon par obéissance à la volonté d'êtres surnaturels, tandis qu'au contraire, ils supposent cette volonté, parce qu'ils agissent de cette façon. « Dieu le veut ! » s'écriaient les croisés, qui, réellement, étaient poussés en grande partie par un instinct migrateur semblable à celui qui existait chez les anciens Germains, par le désir de courir les aventures, par le besoin de nouveauté, par répugnance pour une vie réglée, par cupidité [FN: § 1462-1]. Si les hirondelles raisonnaient, elles pourraient dire aussi que, si elles changent de pays, deux fois l'an, c'est pour obéir à la volonté divine. De nos jours, c'est pour obéir aux lois du « Progrès », de la « Science », de la « Vérité », que certaines personnes s'approprient les biens d'autrui, ou qu'elles favorisent ceux qui se les approprient ; mais, en réalité, elles sont poussées par le désir très naturel de ces biens, ou de la faveur des gens qui se les approprient. Dans l'Olympe du « Progrès », une nouvelle divinité a maintenant sa place ; on lui a donné le nom d'« intérêts vitaux » ; elle préside aux relations internationales. Aux temps barbares, un peuple partait en guerre contre un autre, le mettait à sac, le pillait, sans tant de raisonnements. À notre époque, cela se fait encore, mais s'accomplit uniquement au nom des « intérêts vitaux » ; et cela constitue, dit-on, une immense amélioration. À qui n'est pas expert en une telle matière, le brigandage des États européens en Chine paraîtra peut-être assez semblable à celui d'Attila dans l'Empire romain ; mais celui qui est versé dans la casuistique des dérivations voit aussitôt entre les deux brigandages une énorme différence. Pour le moment, les « intérêts vitaux » ne sont pas encore invoqués par les brigands privés, qui se contentent d'une divinité plus modeste, et justifient leurs faits et gestes en disant qu'ils veulent « vivre leur vie ».

§ 1463. Parfois, la dérivation finit par avoir une valeur indépendante, et constitue un résidu ou bien une simple dérivation du présent genre (II-γ). Cela a lieu souvent avec les abstractions divinisées mais non personnifiées ; ce qui empêche de leur attribuer trop explicitement une volonté personnelle, et il est nécessaire qu'elles se contentent de quelque « impératif ». Nous en avons un grand nombre d'exemples, en tout temps. Au nôtre, voici un exemple important. L'automobile jouit de la protection du Progrès, qui est dieu ou peu s'en faut, de même que la chouette jouissait à Athènes de la protection de la déesse Athéna. Les fidèles du Progrès doivent respecter l'automobile, comme les Athéniens respectaient les chouettes. À notre époque où triomphe la démocratie, si l'automobile n'avait pas la protection du Progrès, elle serait proscrite, car elle est employée surtout par les gens riches ou, pour le moins, aisés, et tue bon nombre d'enfants de prolétaires, et même quelques prolétaires adultes ; elle empêche aux enfants des pauvres de jouer dans la rue, remplit de poussière les maisons des pauvres paysans et des habitants des villages [FN: § 1463-1]. Tout cela est toléré, grâce à la protection du dieu Progrès ; du moins en apparence car, en réalité, il y a aussi l'intérêt des hôteliers et des fabricants d'automobiles [FN: § 1463-2] . On va jusqu'à traiter ceux qui n'admirent pas les automobiles comme on traitait autrefois les hérétiques. Voici, par exemple, en Suisse, le canton des Grisons, qui ne veut pas laisser passer les automobiles sur les routes construites avec son argent. Aussitôt les prêtres et les fidèles du dieu Progrès se récrient et condamnent avec une colère vraiment comique cet acte hérétique et coupable de lèse-majesté divine ; ils demandent que la Confédération oblige le canton entaché d'une si grande perversité hérétique, de laisser libre parcours aux automobiles ; et ils avaient même proposé, pour arriver à leurs fins, une adjonction à la constitution fédérale ; peu s'en fallut qu'on ne la soumît au referendum populaire.

Notez, en ce cas, une dérivation qu'on rencontre habituellement dans les autres religions, et qui consiste à rendre l'individu fautif de ce qui est proprement une conséquence de la règle générale. Quand il se produit quelque accident qui, en vérité, a pour cause la grande vitesse qu'on permet aux automobiles, on en rejette toute la faute sur le conducteur de la machine, baptisé à cette occasion du nom de chauffard. Ainsi on dissimule la cause effective, et l'on ne risque pas de la faire disparaître. De même, dans les pays où existe la corruption parlementaire, on fait de temps à autre des enquêtes et des procès pour faire croire que les quelques individus frappés sont seuls coupables, et éviter le blâme qui retomberait sur toute l'institution qui produit de tels effets.

§ 1464. IIIe CLASSE. Accord avec des sentiments ou avec des principes. Souvent l'accord existe seulement avec les sentiments de celui qui est l'auteur de la dérivation ou de celui qui l'accepte, tandis qu'il passe pour un accord avec les sentiments de tous les hommes, du plus grand nombre, des honnêtes gens, etc. Ces sentiments se détachent ensuite du sujet qui les éprouve, et constituent des principes.

§ 1465. (III-α) Sentiments. Accord avec les sentiments d'un nombre petit ou grand de personnes. Nous avons déjà parlé de ces dérivations (§ 591-612), en les envisageant spécialement dans les rapports qu'elles peuvent avoir avec la réalité expérimentale ; il nous reste à ajouter des considérations au sujet de la forme qu'elles prennent.

§ 1466. L'accord avec les sentiments peut se manifester de trois façons, qui sont semblables à celles que nous avons indiquées déjà (§ 1458) pour l'obéissance à l'autorité ; c'est-à-dire que nous avons les trois genres suivants. 1° L'homme peut mettre ses actions en accord avec les sentiments vrais ou supposés d'êtres humains, ou d'un être abstrait, par simple respect pour l'opinion du plus grand nombre ou des doctes personnages qui sont les ministres de cet être abstrait. Nous avons ainsi les dérivations (III-α). 2° L'homme peut agir sous l'empire de la crainte de conséquences fâcheuses pour lui ou pour autrui ; et nous avons des dérivations des genres (III-β),(III-γ), (III-δ). 3° Enfin, l'homme peut être mu par une force mystérieuse qui le pousse à agir de manière à mettre ses actions en accord avec les sentiments indiqués ; et, dans le cas extrême, on a un « impératif » qui agit par une vertu propre et mystérieuse. Ainsi se constituent les genres (III-ε), (III-ζ). Dans les résidus qu'on emploie pour dériver, ceux de la sociabilité (IVe classe) jouent un rôle important.

§ 1467. Dans ce genre (III-α ) se trouve aussi l'accord avec les sentiments de l'auteur de la dérivation. Cet auteur ne raisonne pas objectivement, mais par simple accord de sentiments (§ 1454-1), usant largement des résidus de l'instinct des combinaisons (Ire classe). Il suffit que A ait avec B une analogie lointaine ou même imaginaire, pour qu'on emploie A en vue d'« expliquer » B par un accord indistinct de sentiments indéterminés. Quand intervient une certaine détermination et que les sentiments se manifestent sous une forme métaphysique, nous avons les dérivations du genre (III-ε). Souvent les dérivations par accord de sentiments prennent une forme simplement verbale, et l'accord s'établit entre les sentiments que font naître certains termes. Alors les dérivations ont proprement leur place dans la IVe classe.

§ 1468. Les cas concrets présentent souvent les trois genres de dérivations mentionnés au § 1466 ; mais le second, qui est très important pour les personnifications divines, se voit souvent à peine, ou disparaît entièrement dans les dérivations par accord de sentiments, surtout dans les dérivations métaphysiques. En outre, on trouve dans un grand nombre de dérivations par accord de sentiments un groupe de résidus de la IVe classe, dépendants de la sociabilité, c'est-à-dire un sentiment de vénération éprouvé par l'individu envers la collectivité, un désir d'imitation et d'autres sentiments semblables. C'est justement dans cet agrégat puissant de sentiments que réside la force qui pousse les hommes à accepter les raisonnements qui ont pour fondement le consentement d'un grand nombre ou de tous les hommes. C'est la solution du problème indiqué (§ 597, 598). Ici, nous avons à nous occuper principalement de l'accord de sentiments qu'on suppose agir par vertu propre (III-α ).

§ 1469. L'accord avec les sentiments subsiste souvent de lui-même, sans qu'on cherche explicitement à donner une forme précise au rapport dans lequel il peut se trouver avec la réalité objective. C'est l'affaire de la métaphysique de rechercher cette forme précise, qui s'exprime souvent par l'affirmation de l'identité de l'accord des idées et de l'accord des objets correspondants (§ 594, 595). On peut exprimer cette identité en disant que « s'il existe un concept dans l'esprit de tous les hommes, ou du plus grand nombre, ou dans un être abstrait, ce concept correspond nécessairement à une réalité objective ». Souvent on n'exprime pas cette identité ; elle demeure sous-entendue ; c'est-à-dire qu'elle ne s'énonce pas explicitement, qu'on ne donne pas une forme verbale au résidu auquel elle correspond (résidu II-ζ). Parfois on l'exprime sous diverses formes, comme évidente ou axiomatique ; c'est la manière propre aux métaphysiciens. Parfois encore, on essaie d'en donner une démonstration, en allongeant pour cela la dérivation. On dit, par exemple, que ce qui existe dans tout esprit humain y a été mis par Dieu, et doit donc nécessairement correspondre à une réalité objective : c'est la manière propre aux théologiens, employée pourtant aussi par d'autres personnes. Il y a encore la belle théorie de la réminiscence ; et l'on ne manque pas d'autres théories métaphysiques de cette sorte, y compris les théories positivistes d'H. Spencer.

§ 1470. Voyons quelques exemples pratiques de ces dérivations. Longtemps on a attribué une grande importance au consentement universel pour démontrer l'existence des dieux ou de Dieu. On peut obtenir ce consentement de la manière indiquée tout à l'heure : en sous-entendant que Dieu a imprimé un certain concept dans l'esprit humain, qui nous le manifeste ensuite [FN: § 1470-1] ; ou bien inversement, en partant de ce concept, et en vertu d'un principe métaphysique, on peut conclure à l'existence de Dieu. « Grecs et Barbares – nous dit Sextus Empiricus [FN: § 1470-2] – reconnaissent les dieux ». Maxime de Tyr nous fait la bonne mesure. Il commence par observer (4) qu'il règne une extrême diversité d'opinions sur ce qu'est Dieu, le bien, le mal, sur le honteux et sur l'honnête ; mais (5) dans un si grand désaccord, tous sont d'avis qu'il est un dieu unique, souverain et père de toute chose, auquel viennent s'ajouter d'autres dieux, ses fils et collègues. « C'est ce que disent l'Hellène et le Barbare, le continental et l'insulaire, le sage et l'ignorant... » C'est là un bel exemple d'un auteur donnant pour objective une théorie subjective, qui est la sienne. Combien de gens étaient loin de penser comme Maxime de Tyr [FN: § 1470-3] !

§ 1471. L'auteur veut répondre à l'objection qui est générale en (des cas semblables : de tous, qui éprouvent, affirme-t-on, certains sentiments, se trouvent exclus de fait plusieurs hommes qui ne les éprouvent pas. Il s'en tire par un procédé général aussi, de dérivation [FN: § 1471-1] (§ 592 et suiv.), en excluant, sans autre forme de procès, ces hommes du nombre des personnes à envisager. Ceux qui ne partagent pas l'avis de Maxime de Tyr sont des gens de rien ; donc il est évident que tous ceux qui ne sont pas des gens de rien partagent son avis. « Que si, dans le cours des temps, il a existé deux ou trois athées abjects et stupides, que leurs yeux trompent, qui sont induits en erreur par leur ouïe, eunuques quant à l'âme, sots, stériles, inutiles comme des lions sans courage, des bœufs sans cornes, des oiseaux sans ailes, cependant même par ceux-là tu connaîtras le divin... » [FN: § 1471-2]. Injurier ses adversaires n'a aucune valeur au point de vue logico-expérimental, mais peut en avoir beaucoup sous le rapport des sentiments [FN: § 1471-3].

§ 1472. L'affirmation suivant laquelle tous les peuples auraient une conception des dieux ne resta pas sans réponse. Elle fut mise en doute ou même nettement niée [FN: § 1472-1]. Cela importe peu au sujet dont nous traitons ici. Remarquons seulement que, comme d'habitude, le terme dieux ou Dieu n'étant pas bien défini, on peut à volonté trouver ou non cette conception dans l'esprit de certains hommes.

§ 1473. Il parait qu'on fait aussi une différence entre tous les peuples et tous les hommes, parce qu'on voudrait distinguer entre les simples gens qui représentent l'opinion populaire, et certains hommes qui veulent par trop subtiliser. Parmi ces derniers, on rangerait les athées, auxquels on pourrait ainsi légitimement opposer le bon sens du plus grand nombre.

§ 1474. Comme d'habitude, par les dérivations on peut prouver le pour et le contre ; et il ne manqua pas de gens qui se prévalurent du défaut de consentement universel, pour contester l'existence des dieux et de la morale. Platon accuse du fait les sophistes. Il semble qu'au fond ceux-ci disaient : les dieux, étant différents chez les divers peuples, ne tirent pas leur existence de la nature, mais de l'art ; le beau est autre selon la nature et selon la loi ; le juste n'existe pas par nature, puisque les hommes, toujours en désaccord à son sujet, font tous les jours de nouvelles lois.

§ 1475. On sous-entend souvent le consentement du plus grand nombre ; c'est-à-dire qu'il nous paraît si évident, que nous admettons, sans éprouver le besoin de nous exprimer explicitement sur ce point, que tous ou le plus grand nombre doivent être de cet avis. Parfois, comme nous l'avons déjà remarqué (§ 592 et sv.) on donne ce consentement comme démonstration ; parfois, il est à son tour démontré au moyen de quelque autre principe métaphysique [FN: § 1475-1], auquel on a vainement opposé le fait expérimental qu'un grand nombre d'opinions générales étaient fausses, par exemple celle portant sur l'astrologie. Cette adjonction au principe du consentement universel sert à donner satisfaction au besoin que l'homme a d'explications logiques.

§ 1476. Dans presque toutes les dérivations concrètes, on trouve la dérivation du consentement universel, du plus grand nombre, des honnêtes gens, des sages, de l'esprit humain, de la droite raison, de l'homme pondéré, avisé, etc. Très souvent, cette dérivation est implicite ; souvent elle se dissimule sous différentes formes ; par exemple, en une manière impersonnelle de s'exprimer : On croit, on comprend, on admet, etc., ou en rappelant un nom : Cette chose s'appelle ainsi ; ce qui veut dire simplement que l'auteur de la dérivation donne à cette chose un nom qui convient à certains de ses sentiments. Les proverbes aussi, les adages, les dictons universels, employés comme preuve, dissimulent généralement le consentement, vrai ou supposé, du plus grand nombre.

§ 1477. (III-β ß) Intérêt individuel. Si l'on veut persuader un individu de faire une certaine chose A qu'il ne ferait pas spontanément, différents moyens peuvent être employés, et une partie seulement d'entre eux appartiennent aux dérivations.

§ 1478. Les moyens suivants n'appartiennent pas aux dérivations. 1° L'individu ne sait pas qu'il lui serait utile de faire A : on le lui enseigne. C'est le rôle de l'expérience, de l'art, de la science. Par exemple, l'expérience vous enseigne à épargner dans l'abondance, pour faire face à la disette ; l'art vous enseigne à vous procurer le fer dont vous ferez la charrue ; la science vous enseigne le moyen d'atteindre un but déterminé. 2° Faire A est imposé à l'individu par une puissance extérieure et réelle, moyennant une sanction réelle. Si la puissance ou la sanction, ou toutes les deux, sont imaginaires, irréelles, on a un procédé qui appartient aux dérivations. Les lois civiles et les lois pénales ont précisément pour but d'établir des sanctions réelles. Le simple usage, la coutume, ont aussi une sanction ; elle consiste dans le blâme qui frappe celui qui les transgresse, dans les sentiments d'hostilité du reste de la collectivité auxquels il s'expose. 3° Faire A est imposé par la nature même de l'individu, de telle sorte que s'il ne le fait pas, il en éprouve du remords, de la peine.

§ 1479. Les procédés suivants appartiennent aux dérivations : 4° On affirme simplement – bien qu'en réalité cela ne soit pas – que faire A sera utile à l'individu considéré ; ne pas faire A lui sera nuisible [FN: § 1479-1] . Ce procédé correspond au 1er quand les déductions ne sont pas logico-expérimentales. Il nous donne les tabous avec sanction spontanée, intrinsèque au tabou. Parmi les résidus employés dans ces dérivations, il y a surtout ceux même qui sont utilisés dans la Ire classe (affirmation) et la IIe classe (autorité) des dérivations. 5° Faire – ou ne pas faire – A, est imposé à l'individu par une puissance extérieure, moyennant une sanction, quand la puissance ou la sanction, ou toutes les deux sont irréelles. Ce procédé correspond au 2d, où puissance et sanction sont réelles. 6° On affirme, sans pouvoir le démontrer, que l'individu considéré éprouvera du remords, de la peine d'avoir fait ou de ne pas avoir fait A. Ce procédé correspond au 3e. Toutes ces dérivations sont d'une grande importance dans les sociétés humaines, car elles servent surtout à faire disparaître le contraste qui pourrait exister entre l'intérêt individuel et l'intérêt de la collectivité ; et l'un des procédés les plus employés pour atteindre ce but consiste à confondre les deux intérêts, grâce aux dérivations, à affirmer qu'ils sont identiques, et que l'individu, en pourvoyant au bien de sa collectivité, pourvoit aussi au sien propre (§ 1903 à 1998). Parmi les nombreuses dérivations qu'on emploie dans ce but, il y ajustement celles que nous examinons maintenant. L'identité indiquée des deux intérêts s'obtient spontanément par le 4e et le 6e procédés, ou grâce à l'intervention d'une puissance irréelle, par le 5e procédé.

§ 1480. Au chapitre III (§ 325 et sv.), nous avons classé les préceptes et les sanctions, eu égard surtout à la transformation des actions non-logiques en actions logiques (§ 1400). Voyons la correspondance des deux classifications. Les classes du chapitre III sont désignées par (a), (b), (c), (d). En (a), la démonstration n'existe pas ; (a) est donc exclue des dérivations ; elle a sa place parmi les résidus. En (b), la démonstration existe, mais a été supprimée. Si elle est rétablie, et dans la mesure où elle est rétablie, (b) fait partie des dérivations, pourvu qu'il s'agisse d'une démonstration pseudo-expérimentale ; en ce cas, (b) correspond au 4e procédé, ou bien aussi au 6e. Si la démonstration est logico-expérimentale, (b) correspond au 1er et aussi au 3e. En (c), il y a une sanction réelle, imposée par une puissance réelle ; nous sommes donc dans le cas du 2e procédé. En (d), ou la puissance, ou la sanction, ou toutes les deux sont irréelles ; par conséquent, celle classe correspond au 5e procédé. Voyons maintenant séparément le 4e, le 5e et le 6e procédés.

§ 1481. 4e procédé. Démonstration pseudo-expérimentale. Le type est le tabou avec sanction. Nous avons déjà parlé du tabou sans sanction (§ 321 et sv.). On admet que la transgression du tabou expose à de funestes conséquences, semblables à celles qui affligent celui qui transgresse la prescription de ne pas faire usage d'une boisson vénéneuse. Dans l'un et l'autre cas, il y a des remèdes pour se soustraire à ces conséquences. Pour le tabou, les conséquences et les remèdes sont pseudo-expérimentaux (4e procédé), et pour la prescription concernant le poison, ils sont expérimentaux (1er procédé). En parlant des résidus, nous avons vu (§ 1252-1) quels remèdes on emploie, à l’île Tonga, pour faire disparaître les conséquences fâcheuses d'une transgression du tabou. Nous traitions alors du rétablissement de l'intégrité de l'individu ; et, à ce point de vue, nous avons mis ensemble la transgression du tabou avec ses remèdes, et la transgression, par un catholique, des préceptes de sa religion ; transgression à laquelle il remédie par la confession et la pénitence. Mais sous l'aspect des dérivations que nous envisageons maintenant, ces deux transgressions doivent être séparées, parce que la première concerne des maux et des remèdes qui ont une forme réelle, bien que le fond soit pseudo-expérimental ; et la seconde concerne les maux d'une vie future, par conséquent irréels, et des remèdes spirituels, tels que la contrition et l'attrition du pécheur. De nouvelles dérivations viennent s'ajouter au simple tabou. Là où existe le concept d'un être surnaturel, on le met en rapport avec le tabou, de même qu'avec toute autre opération importante [FN: § 1481-1]. Puis l'action spontanée du tabou se change en une action provoquée artificiellement ; et sans attendre que les effets nuisibles de la transgression du tabou se produisent spontanément, le pouvoir public avise au châtiment des coupables.

§ 1482. S. Reinach [FN: § 1482-1] admet que le précepte biblique d'honorer son père et sa mère est un tabou qui, en somme, aurait été primitivement : « (p. 6) N'insulte pas (ne frappe pas, etc.) ton père ou ta mère, ou tu mourras ». C'est un effet spontané de l'action. De même aussi, toujours suivant Reinach (p. 4), toucher l'arche du Seigneur avait pour effet spontané la mort. Quand Ouzza meurt pour avoir touché l'arche, « (p. 4) ce n'est pas l'Éternel qui frappe l'innocent Ouzza ; c'est Ouzza qui commet une imprudence, analogue à celle d'un homme qui touche une pile électrique et meurt foudroyé ».

§ 1483. D'une part, ce genre de tabou est très fort, parce qu'il met en action, directement et sans développements subtils, les résidus des combinaisons (§ 1416, 3°) ; et de fait, on observe l'existence de semblables tabous, non seulement en des temps reculés, mais aussi en des temps plus récents [FN: § 1483-1] . D'autre part, de semblables sanctions précises des tabous sont exposées à être démenties par l'observation ; par conséquent, au fur et à mesure que l'emploi de la logique et de l'observation se propagent, ces tabous se transforment nécessairement ; d'abord en rendant l'existence de la sanction plus indéterminée, et par ce fait moins sujette à être démentie ; ensuite, grâce à une double transformation, dont une branche rejette la sanction dans un monde surnaturel, et sert tant au vulgaire qu'aux gens cultivés, et dont une autre accumule les nuages de la métaphysique autour de la sanction, si bien qu'elle devient incompréhensible, et que, par conséquent, on n'en peut démentir l'existence, puisque personne ne peut nier l'existence d'une chose inconnue.

Chez les anciens, la prospérité des méchants était un argument cher aux athées, pour prouver que les dieux n'existaient pas. Les chrétiens leur brisèrent cette arme dans la main, car personne n'est jamais revenu de l'enfer ou du paradis pour raconter ce que devenaient les méchants ou les justes, et, à vrai dire, le voyage de Dante et ceux du même genre dépassent le monde expérimental.

§ 1484. Le roi Rio-Rio abolit le tabou, à Haouaï, en montrant publiquement qu'on pouvait le transgresser sans aucun effet fâcheux [FN: § 1484-1]. Son expérience eut l'effet désiré parce qu'il s'agissait d'un effet physique ; mais elle n'aurait pu avoir lieu si l'effet imminent avait été surnaturel ou métaphysique.

§ 1485. Le tabou ni le précepte, avec sanction surnaturelle, ne doivent nous occuper ici ; nous n'avons pas à examiner non plus les théories qui, grâce à des sophismes verbaux ou autres, font en réalité disparaître l'intérêt individuel qu'on dit vouloir envisager (§ 1897 et sv.). Nous n'étudierons maintenant que les dérivations dont le caractère prépondérant est de réduire au principe de l'intérêt individuel des actions qui ne paraissent pas en dépendre.

§ 1486. Comme type de ces dérivations, on peut prendre la théorie de Bentham. Au premier abord, il semble que toute équivoque soit exclue, et que, sous le rapport de la précision, la théorie ne laisse rien à désirer. Bentham dit [FN: § 1486-1] : « (p. 4) Je suis partisan du principe d'utilité... lorsque j'emploie les termes juste, injuste, moral, immoral, bon, mauvais, comme des termes collectifs qui renferment des idées de certaines peines et de certains plaisirs, sans leur donner aucun autre sens : bien entendu que je prends ces mots, peine et plaisir, dans leur signification vulgaire, sans inventer des définitions arbitraires pour donner l'exclusion à certains plaisirs ou pour nier l'existence de certaines peines. Point de subtilité, point de métaphysique ; il ne faut consulter ni Platon, ni Aristote. Peine et plaisir, c'est ce que chacun sent comme tel ; le paysan, ainsi que le prince, l'ignorant ainsi que le philosophe ».

§ 1487. On ne peut être plus clair. Mais là surgit aussitôt le problème qui se pose toujours en de semblables théories : « Comment concilier ce principe de l'égoïsme absolu avec le principe de l'altruisme(§ 1479), auquel l'auteur ne veut pas renoncer ? » Tel s'en tire avec les sanctions d'une puissance terrestre ou ultra-terrestre ; tel autre change le sens des termes ; tel autre recourt aux subtilités, réprouvées par notre auteur ; tel autre enfin, posant quelque principe, retire la concession qu'il a faite. Cette dernière voie est celle que suit notre auteur.

§ 1488. Le premier procédé employé par Bentham consiste à recourir à l'approbation ou à la désapprobation d'autrui. Voilà que le principe altruiste est introduit. Mais cela ne suffit pas : il faut encore le concilier avec le premier principe. Dans ce but, Bentham affirme que la désapprobation d'autrui nuit à l'individu, et que, par conséquent, il est utile à celui-ci de l'éviter [FN: § 1488-1]. Ainsi, il nous retire la concession qu'il nous avait faite. Si l'on dit à un voleur : « Si l'on découvre ton vol, tu seras mal vu et tu en pâtiras »; il peut répondre : « En mettant dans la balance, d'un côté le plaisir que me procure l'objet que je veux dérober, de l'autre le mal probable que ce vol peut m'attirer, je trouve que le plaisir est plus grand que le mal ». Nous ne pouvons alors rien lui objecter, si nous ne voulons pas aller à l'encontre du principe que nous avons posé, à savoir que « peine et plaisir, c'est ce que chacun sent comme tel », et sans mériter le reproche que « il est absurde de raisonner sur le bonheur des hommes autrement que par leurs propres désirs et par leurs propres sensations ». On trouve une idée claire de cette théorie de Bentham dans un cas pratique imaginé par lui-même [FN: § 1488-2], et qui est justement un de ces récits qu'on fait aux enfants quand on les menace de l'ogre. La meilleure réfutation est celle qu'a faite Mark Twain (3), dans ses deux récits humoristiques du bon petit garçon et du méchant petit garçon.

§ 1489. Ce premier procédé de démonstration n'est donc pas très efficace, et il semble que le défaut n'en a pas complètement échappé à Bentham [FN: § 1489-1] . C'est pourquoi il a recours à un second procédé de démonstration, et invoque un autre principe : celui « du plus grand bonheur du plus grand nombre [FN: § 1489-2] ». Il mettait ainsi en action les résidus de la sociabilité (IVe classe). En de nombreux cas, ce principe s'oppose au premier ; et, en se servant des deux principes à la fois, on supprime, on ne résout pas le problème moral qu'on avait posé, et qui consiste précisément à trouver le moyen de concilier, dans ces cas, l'utilité pour l'individu avec l'utilité pour le plus grand nombre.

Nous sommes tombés par hasard sur l'un de ces problèmes, où l'on sent qu'il y a un certain maximum de bonheur ou d'utilité pour les individus particuliers, et un maximum aussi pour la collectivité. Mais, ainsi que toutes les intuitions, celle-ci laisse le sujet comme enveloppé d'un nuage. Nous tâcherons de le dissiper au chapitre XII, en essayant de préciser les notions.

§ 1490. Une application singulière, faite par Bentham, du principe du bien du plus grand nombre est celle de l'esclavage. Suivant l'auteur, on pourrait admettre cette institution, s'il y avait un seul esclave pour chaque maître. Après cela, on serait tenté de croire qu'il conclut à une législation dans ce sens. Au contraire, il veut que l'esclavage soit graduellement aboli. Ici l'on voit bien que la dérivation a un but prédéterminé auquel on doit arriver. Bentham, ou celui qui recueillit ses œuvres, ne dédaigne pas le secours des gens qui, invoquant l'autorité du plus grand nombre, en excluent leurs adversaires. Il dit : « (p. 323) Les propriétaires d'esclaves à qui l'intérêt personnel n'a pas ôté le bon sens et l'humanité, conviendroient sans peine des avantages de la liberté sur la servitude... [FN: § 1490-1] » Que viennent faire ici le bon sens et l'humanité, que Bentham avait proscrits ? Et puis, si le maître d'esclaves a de l'humanité, cela suffit pour abolir l'esclavage, et il était inutile de construire une théorie qui s'appuie exclusivement sur l'intérêt personnel [FN: § 1] .

§ 1491. Les difficultés que rencontre Bentham sont principalement les deux suivantes. 1° Il veut que toutes les actions soient logiques, et se place ainsi en dehors de la réalité, où beaucoup d'actions sont au contraire non-logiques [FN: § 1491-1] . 2° Il veut concilier logiquement des principes logiquement incompatibles, tel que le principe égoïste et le principe altruiste.

§ 1492. Je n'entends nullement m'occuper ici de la valeur intrinsèque de cette théorie ni d'autres quelconques (§ 1404); et les recherches sur l'accord de ces théories avec les faits visent uniquement les rapports des dites théories avec les dérivations. La valeur logico-expérimentale de la théorie de Bentham est fort mince ; cependant elle a joui d'un grand crédit. Comment cela est-il possible ? Pour le même motif que celui en vertu duquel d'autres théories semblables ont obtenu un tel succès ; c'est-à-dire parce qu'elles unissaient les résidus de l'intégrité personnelle et ceux de la sociabilité. Cela suffit : les gens ne regardent pas de si près à la manière dont les résidus sont unis, c'est-à-dire à la dérivation. Bentham inclinerait à faire rentrer les animaux dans « le plus grand nombre » de sa formule. De même aussi John Stuart Mill, qui estime que « le principe général auquel toutes les règles de la pratique [de la morale] doivent être conformes et le critérium par lequel elles doivent être éprouvées, est ce qui tend à procurer le bonheur dit genre humain, ou plutôt de tous les êtres sensibles... [FN: § 1492-1] ».

§ 1493. Une autre belle dérivation est celle de Spinoza, qui cherche, comme d'habitude, à concilier le principe égoïste avec le principe altruiste [FN: § 1493-1] : « Car si, par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l'un à l'autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l'homme que l'homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s'accorder tous en toutes choses [FN: § 1493-2] ». S'il y avait deux hommes affamés et un seul pain, ils s'apercevraient bientôt que rien n'est plus nuisible à un homme qu'un autre homme ; et l'homme qui se trouverait en présence d'un autre homme aimant la même femme que lui, aurait le même sentiment ; et l'affamé et l'amoureux souffriraient que d'autres hommes fussent de « même nature » qu'eux. Mais Spinoza va de l'avant, et dit que de ce principe il « suit que les hommes qui sont gouvernés par la Raison [on comprend que ceux qui ne sont pas de l'avis de Spinoza ne sont pas gouvernés par la Raison], c'est-à-dire que ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la Raison, n'appètent rien pour eux-mêmes qu'ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes ». Les dérivations changent ainsi de forme, mais le fond est toujours que pour faire son propre bien, il faut faire celui d'autrui [FN: § 1493-3] , et nous retrouvons ce principe dans la doctrine moderne de la solidarité.

§ 1494. Burlamaqui commence par trouver la sanction des lois naturelles dans les maux que le cours ordinaire des choses inflige à qui transgresse ces lois. Nous avons ainsi une dérivation semblable à celle de Bentham. Notre auteur continue et, en homme prudent, il estime qu'il ne faut pas se fier entièrement à dame Nature, pour qu'elle fasse respecter ses lois, cette bonne dame étant parfois distraite ; c'est pourquoi il ajoute la sanction d'une vie surnaturelle. De cette façon, voyageant en dehors du monde expérimental, il évite les objections qu'on pourrait lui faire dans ce monde [FN: § 1494-1].

§ 1495. D'autres auteurs, Pufendorf, Hobbes, Spinoza, Locke, voient une sanction des lois naturelles dans le fait que l'individu, s'il les transgresse, cause un dommage à la société et, par conséquent, à lui-même, en tant qu'il fait partie de la société. C'est bien ainsi, d'une façon générale (§ 2115 et sv.) ; mais il faut tenir compte de la somme de l'utilité directe pour l'individu, et de la somme des maux indirects. Au contraire, chez ces auteurs et chez d'autres, nous avons un raisonnement qu'on retrouve en un très grand nombre de dérivations, et qu'on pourrait appeler le sophisme de répartition. Voici en quoi il consiste. Soit un individu qui fait partie d'une collectivité, et qui accomplit une certaine action A, laquelle nuit à la société. On veut démontrer qu'en ne se préoccupant que de son intérêt personnel, il trouve avantage à s'abstenir de cette action. Pour cela, on observe que l'individu en question, faisant partie de la collectivité, aura sa part du dommage causé à cette collectivité ; et l'on conclut que l'action A lui est nuisible, que s'il l'accomplit, ce ne peut être que par ignorance. De là résulte le principe d'après lequel les erreurs des hommes sur ce qui constitue le bien sont l'origine de tout mal [FN: § 1495-1].

§ 1496. Voici en quoi consiste le sophisme : 1° On élimine la considération de la quantité d'utilité ou de dommage, en supposant que tous agissent d'une certaine façon, tous d'une autre ; et l'on ne s'occupe pas du cas où une partie agissent d'une façon, une partie d'une autre ; 2° On néglige cette considération et, poussant les choses à l'extrême, on tient compte seulement de l'utilité ou seulement du dommage. Admettons cependant que si tous les individus s'abstenaient de faire A, chacun, en tant qu'il fait partie de la collectivité, retirerait une certaine utilité. Maintenant, si tous les individus moins un continuent à ne pas faire A, l'utilité pour la collectivité diminuera peut-être très peu, tandis que cet individu obtient, en faisant A, une utilité particulière beaucoup plus grande que la perte qu'il éprouve comme membre de la collectivité. Si l'on n'aperçoit pas immédiatement ce sophisme, cela tient à un résidu qui, la plupart du temps, intervient implicitement, et qui donne naissance à la première partie, indiquée tout à l'heure, du sophisme. C'est-à-dire qu'on suppose, sans le dire, que tous les individus agissent comme celui qu'on envisage ; et, en ce cas, il ne reste, pour cet individu, que le dommage réparti ; l'utilité directe disparaît, au moins en grande partie. La réponse à faire à ce raisonnement serait que celui qui fait A ne désire pas du tout que les autres fassent de même ; mais on ne peut la donner, pour ne pas blesser le résidu de l'égalité. Soit, par exemple, un voleur. Nous voulons lui persuader que voler est contre son intérêt individuel. Dans ce but, nous lui faisons remarquer les dommages que la société, en général, éprouve par le fait de l'existence du vol, et nous lui montrons qu'il souffre sa part de ces dommages. Il y a les dépenses pour la police, pour les magistrats, pour les prisons, etc.; il y a le dommage du manque de sécurité, etc. Il est certain que si personne ne volait, la société en retirerait un avantage, et chacun de ses membres aurait sa part de cet avantage. Mais le voleur peut répondre : 1° L'avantage direct qui me vient du vol est plus grand que le dommage indirect que j'éprouve comme membre de la collectivité, spécialement si l'on considère que mon abstention du vol n'a pas pour conséquence que d'autres s'abstiennent également de voler ; 2° Il est vrai que si tout le monde ou un grand nombre de gens volaient, le dommage indirect, en beaucoup de cas, l'emporterait sur l'utilité directe ; mais je ne désire nullement que tous volent je désire, au contraire, fortement que tous soient honnêtes et moi seul voleur [FN: § 1496-1] .

§ 1497. Nous trouvons une dérivation semblable dans celle qui fut quelque temps en usage pour défendre la solidarité. On disait que tous les hommes sont mutuellement dépendants ; et même, pour donner plus de force à l'argument, on faisait ressortir la dépendance mutuelle de tous les êtres (§ 449) ; on observait que les animaux dépendent des végétaux, ceux-ci des minéraux, et l'on concluait que, chaque homme dépendant des autres, il ne peut réaliser son bonheur qu'en contribuant à celui des autres. L'énumération est incomplète. Outre le genre de dépendance où A réalise son bonheur en contribuant à celui de B, C..., il y a aussi le genre de dépendance où A réalise son bonheur au détriment de B, C... ; par exemple, le loup qui mange les moutons, le maître qui exploite ses esclaves [FN: § 1497-1] . Le raisonnement dont nous avons parlé tout à l'heure est puéril et ne peut être accepté que par des personnes déjà persuadées.

§ 1498. (III-γ) Intérêt collectif. Si cet intérêt est réel, et si l'individu accomplit logiquement des actions en vue de cet intérêt, il n'y a pas de dérivation : nous avons simplement des actions logiques dont le but est d'atteindre un résultat voulu par l'individu. Il existe des résidus (IVe classe) qui poussent cet individu à exécuter ces actions. Mais, le plus souvent, le but objectif diffère du but subjectif (§ 151), et nous avons des actions non-logiques qu'on justifie par des dérivations. Ce genre de dérivations est très usité par qui veut obtenir quelque chose et feint de le demander, non pour lui, mais pour une collectivité. Un certain nombre de politiciens veulent quelque chose pour eux-mêmes ; ils le demandent pour le parti, pour le pays, pour la patrie. Certains ouvriers veulent améliorer leur condition, et demandent une amélioration pour les « prolétaires », pour la «classe ouvrière ». Certains industriels veulent obtenir des faveurs du gouvernement pour leur industrie, et les demandent pour l’industrie en général, pour les travailleurs. Depuis plus d'un demi-siècle, les « spéculateurs » (§ 2235) ont déployé tant d'habileté qu'ils ont obtenu des faveurs toujours croissantes des pouvoirs publics, au nom de l'intérêt des classes laborieuses, ou même de « l'intérêt public ».

1499. Pour trouver des exemples de cette dérivation, il suffit de lire une partie seulement des innombrables écrits en faveur de la protection douanière, de l'augmentation des dépenses publiques, et de nombreuses mesures par lesquelles les « spéculateurs » s'approprient l'argent de ceux qui ont des recettes fixes ou presque fixes, des « rentiers » (§ 2235). En politique, toutes les classes dominantes ont toujours confondu leur intérêt avec celui du pays entier. Quand les politiciens craignent l'augmentation excessive du nombre des prolétaires, ils sont malthusiens et démontrent que c'est dans l'intérêt du public et du pays. Quand ils craignent, au contraire, de ne pas avoir une population suffisante pour leurs desseins, ils sont anti-malthusiens, et démontrent également bien que c'est dans l'intérêt du public et du pays. Tout cela est accepté, tant que durent les résidus favorables à de telles dérivations ; tout cela est changé, lorsqu'ils se modifient ; jamais en vertu de raisonnements.

§ 1500. Ce genre de dérivations est si connu que l'idée est commune d'y faire rentrer presque tous les autres. On suppose explicitement ou implicitement que celui qui fait usage de raisonnements défectueux est de mauvaise foi, et qu'il emploierait de bons raisonnements s'il était de bonne roi. Cela est en dehors de la réalité. On peut fort bien s'en rendre compte par le grand nombre de dérivations importantes, voire très importantes, que nous exposons dans ce chapitre.

§ 1501. (III-δ) Entités juridiques. L'homme qui vit dans les sociétés civilisées se familiarise avec certaines relations morales ou juridiques qui façonnent, pour ainsi dire, son existence, dont s'imprègne son esprit, et qui finissent par faire partie de sa mentalité ; puis, par la persistance des agrégats, par la tendance à donner un caractère absolu à ce qui est relatif, il les étend au delà des limites entre lesquelles elles peuvent avoir une valeur. Elles n'étaient applicables qu'à certains cas et à certaines circonstances, et il les applique à n'importe quel cas, quelle circonstance. De cette façon prennent naissance la conception d'une morale absolue et celle d'un droit absolu. Ensuite, l'homme dont nous parlons suppose que ces relations, nées et développées avec la société, ont préexisté à celle-ci, qui en tire son origine. Ainsi surgissent les théories du « pacte », du « contrat social », de la « solidarité », avec son annexe, la « dette sociale », de la « paix par le droit », etc. Non content de cela, il étend aux animaux, aux êtres vivants en général, même aux inanimés, les relations juridiques et morales qui existent entre les hommes. Il va même jusqu'à étendre aux choses le pouvoir que la parole a parfois sur les hommes. De là l'idée des charmes magiques ; et la parole devient un puissant moyen d'agir sur les choses ; elle fait mouvoir et arrête les astres mêmes. Dans ces phénomènes, les résidus (I-β 1) entrent en jeu. Grâce à eux, certaines analogies, vraies ou supposées, nous poussent à étendre à un objet les caractères et les propriétés d'un autre objet. Le fond de ces phénomènes est donné par la persistance des agrégats, la forme par les dérivations au moyen desquelles on tâche de donner une apparence logique à ces actions non-logiques. Comme d'habitude, dans les phénomènes concrets, on a un mélange de différentes actions non-logiques, de dérivations et d'actions logiques par lesquelles ou cherche à tirer profit des actions non-logiques existantes ; mais cela revient à démontrer l'existence de ces actions non-logiques, car on ne peut utiliser ce qui n'existe pas, ni en tirer profit. Étant donnée la persistance des agrégats, par laquelle les hommes étendent les relations juridiques à des cas dans lesquels elles n'ont rien à faire, il est des personnes qui se prévalent de cette persistance pour parvenir à leurs fins ; mais il est évident qu'elles ne pourraient le faire, si cette persistance n'existait pas. Les gens habiles emploient les moyens qu'ils trouvent. Au moyen âge, ils profitaient des procès aux morts et aux animaux ; aujourd'hui, ils profitent des déclamations sur la « solidarité » ; demain, ils trouveront un autre expédient. Dans l'histoire, nous voyons des peines juridiques infligées à des êtres qui ne sont pas des hommes vivants : à Athènes, chez les anciens Hébreux, dans nos pays, au moyen âge, et même en des temps plus récents. Comme d'habitude, si nous ne connaissions qu'un seul genre de ces faits, nous demeurerions dans le doute sur la partie à considérer comme constante (résidus), et la partie à considérer comme variable (dérivations) ; mais le doute disparaît quand nous prêtons attention aux différents genres qui nous sont connus, et nous voyons que les dérivations d'un genre ne sont pas employées pour les autres genres. À Rome, la persistance des agrégats qui agit, paraît être principalement celle des rapports du chef de famille avec les liberi qui sont en son pouvoir [FN: § 1501-1], ou avec les esclaves ; et si nous ne connaissions que des faits de ce genre, nous ne pourrions affirmer que des actions juridiques ont été étendues aux animaux. Mais voici qu'à Athènes, apparaît l'action contre les animaux, indépendamment de leur propriétaire ; et même quand le procès est dirigé contre celui-ci, la personnalité de l'animal apparaît plus nettement [FN: § 1501-2] . On fait aussi procès contre les choses inanimées ; et Démosthène, s'opposant au décret qui voulait condamner sans jugement quiconque aurait tué Caridème, compare clairement le jugement des choses inanimées à celui des hommes, et dit qu'on ne peut ôter à ceux-ci une garantie qu'on accorde à celles-là [FN: §1501-3] . Une loi qu'on attribuait à Dracon [FN: § 1501-4] prescrivait de jeter hors des frontières le bois, les pierres, le fer qui, en tombant, auraient tué un homme. Platon reproduit cette loi, à l'instar d'autres lois anciennes, dans son livre sur Les Lois[FN: § 1501-5]. Aux choses inanimées, il ajoute les animaux qui auraient tué un homme ; et il faut remarquer que le cadavre du parricide doit, exactement de la même façon, être jeté hors des frontières de l'État. Pausanias raconte [FN: § 1501-6] qu'à Thasos un rival de Théagène allait toutes les nuits frapper la statue de celui-ci. La statue, pour punir cet homme, tomba sur lui et le tua. « Les fils du mort ouvrirent une action en homicide contre la statue. Les Thasiens jetèrent la statue à la mer, suivant une loi de Dracon... » Mais ensuite leur pays devint stérile, et l'oracle de Delphes en donna pour cause qu'ils avaient oublié le plus grand de leurs concitoyens ; aussi recherchèrent-ils la statue et la replacèrent-ils là où elle était primitivement. Que tout cela soit de la fable ou une légende issue de quelque fait historique, peu importe, puisque nous avons à prêter attention uniquement aux sentiments de ceux qui composèrent et de ceux qui accueillirent le récit ; et chez ces personnes apparaît avec évidence la persistance (les agrégats, en vertu desquels nous voyons une statue avoir des rapports juridiques analogues à ceux d'un homme. Enfin, nous avons, à Athènes, le procès fictif pour le meurtre du bœuf [FN: § 1501 note 7] ; où l'on peut voir, si l'on veut, des phénomènes de totémisme, mais où apparaît certainement aussi l'extension aux animaux des relations juridiques fixées pour les hommes. Pline raconte [FN: § 1501-8] qu'en Afrique on mettait en croix des lions pour effrayer les autres. Dans la Bible, on trouve plusieurs passages qui font clairement allusion à l'extension aux animaux de relations juridiques s'appliquant aux hommes [FN: § 1501 note 9].C'est de ces passages qu'aux siècles passés on tira en partie les dérivations ayant pour but de justifier cette extension ; tandis que d'un autre côté il ne manqua pas de gens qui, par d'ingénieuses dérivations, s'efforcèrent de donner un sens logique à ces passages. Le procès fait au cadavre du pape Formose [FN: § 1501-10] est demeuré célèbre. « (p. 274) Un jugement solennel contre Formose fut ordonné : (p. 275) le mort fut cité à comparaître en personne devant le tribunal d'un Synode [nous verrons plus loin qu'on citait de la même manière les animaux]. C'était en février ou en mars de l'an 897... Les Cardinaux, les Évêques et beaucoup d'autres dignitaires du clergé s'assemblèrent en synode. Le cadavre du pape, arraché à la tombe où il reposait depuis huit mois, fut revêtu des ornements pontificaux et déposé sur un trône, dans la salle du concile. L'avocat du pape, Stéphane, se leva, se tourna vers cette momie horrible, aux côtés de laquelle siégeait un diacre tremblant qui devait lui servir de défenseur [les animaux auront aussi leur avocat] ; il porta les accusations, et le pape vivant, avec une fureur insensée, demanda au mort : « Pourquoi, homme ambitieux, as-tu usurpé la chaire apostolique de Rome, toi qui étais déjà évêque de Porto ? » L'avocat de Formose parla, dans sa défense, pour autant que la frayeur ne lui paralysa pas la langue. Le mort demeura convaincu et fut jugé [ainsi demeureront convaincus et jugés les animaux]. Le Synode signa le décret de déposition, et prononça la sentence de condamnation ». L'Inquisition fit aussi de nombreux procès aux morts. Le but était de s'emparer des biens laissés par eux à leurs héritiers ; le moyen était les préjugés populaires, parmi lesquels l'extension aux morts des relations juridiques des vivants n'était pas le dernier.

§ 1502. Dans nos contrées, les procès contre les animaux durent du XIIe, et même avant, jusqu'au XVIIIe siècle. Berriat Saint-Prix a compilé un catalogue de ces procès, principalement en France [FN: § 1502-1]. Une partie eurent lieu devant les tribunaux laïques, une partie devant les tribunaux ecclésiastiques. La procédure devant le tribunal civil était la même que si l'accusé avait été un être humain [FN: § 1502-2]. Même devant les tribunaux ecclésiastiques, on procédait de cette manière ; mais, en de nombreux cas, la procédure apparaît comme une adjonction, un moyen d'éviter de frapper des innocents des foudres de l'Église ; et nous avons des cas où l'on fait allusion seulement à ces innocents, et pas à l'Église [FN: § 1502-3]. Puis, sous l'action du sentiment qui étendait aux animaux les rapports juridiques, on voulut que le procès précédât la sentence. Des motifs accessoires contribuèrent ensuite à faire traîner le procès en longueur : d'abord le profit qu'en retiraient les hommes de loi ; ensuite, en des temps où le scepticisme allait croissant, il se peut que les autorités ecclésiastiques ne fussent pas entièrement persuadées de l'efficacité qu'avaient les foudres de l'Église pour détruire les animaux, et qu'il ne leur déplût point que, le procès traînant en longueur, les animaux disparussent naturellement, sans attendre d'être frappés d'excommunication. Autrement, il serait difficile de comprendre les longueurs de procès comme celui sur lequel Menabrea nous fournit d'amples renseignements [FN: § 1502-4]. Cet auteur nous donne d'autres exemples des dérivations qui se manifestaient dans ces procès. « (p. 100) Une procédure faite en 1451... dans le but d'expulser les sangsues qui infestaient les eaux du territoire de Berne..., nous fournit des détails très curieux touchant le mode en usage pour la citation. On envoyait un sergent ou huissier sur le local où se tenaient les insectes, et on les assignait à comparaître personnellement tel jour, à telle heure, par-devers le magistrat, aux fins de s'ouïr condamner à vider dans un bref délai les fonds usurpés, sous les peines du droit. Les insectes ne paraissant pas, on renouvelait volontiers jusqu'à trois fois l'assignation, pour que la contumace fût mieux établie... Comme on peut bien se l'imaginer, les défendeurs (p. 101) faisaient toujours défaut... on nommait donc un curateur ou un procurateur aux bestioles. Cet officier jurait de remplir ses fonctions avec zèle, avec loyauté ; on lui adjoignait ordinairement un avocat. C'est en servant de défenseur aux rats du diocèse d'Autun, que le fameux jurisconsulte Barthélemy Chassanée, qui mourut premier président du parlement de Provence, commença sa réputation... Quoique les rats eussent été cités selon les formes, il fit tant qu'il obtint que ses clients seraient de rechef assignés par les curés de chaque paroisse, attendu, disait-il, que la cause intéressant tous les rats, ils devaient tous être appelés. Ayant gagné ce point, il entreprit de démontrer que le délai qu'on leur avait donné était insuffisant ; qu'il eût fallu tenir compte non seulement de la distance des lieux, mais encore de la difficulté du voyage, difficulté d'autant plus grande que les chats se tenaient aux aguets et occupaient les moindres passages ; bref, amalgamant la Bible aux auteurs profanes, amoncelant textes sur textes, et épuisant les ressources de l'érudite éloquence de ce temps-là, il parvint à faire (p. 102) proroger le terme de la comparution. Ce procès rendit Chassanée fort recommandable ».

§ 1503. Tout cela nous semble ridicule ; mais qui sait si, dans quelques siècles, les élucubrations de notre temps sur la solidarité ne seront pas tout aussi ridicules, et si l'invention de M. Bourgeois, d'une dette qui, à chaque instant s'éteint et à chaque instant renaît, ne semblera pas digne de figurer à côté de la défense des rats, soutenue par Chassanée. Il ne manquait pas de jurisconsultes et de théologiens qui estimaient qu'on ne pouvait étendre aux bêtes les procédures instruites contre les êtres raisonnables, et parmi les théologiens, nous ne trouvons rien moins que Saint Thomas [FN: § 1503-1]. Mais tout cela ne suffit pas à empêcher ces procédures ; de même que de nos jours rien ne sert d'avoir montré le manque de sens du « contrat social », de la doctrine de la « solidarité », de la « paix par le droit », de la Christian Science, et d'autres semblables théories fantaisistes, pour empêcher qu'on ne continue à employer ces dérivations [FN: § 1503-2] . Comme d'habitude, l'homme voit la paille qui est dans l'œil de son prochain et pas la poutre qui est dans le sien.

§ 1504. Les dérivations changent de forme pour s'adapter aux circonstances, le but qu'elles doivent atteindre restant le même. Parmi ceux qui estiment que la société humaine est née d'une convention, d'un pacte ou d'un contrat, plusieurs théoriciens ont parlé comme s'ils décrivaient un phénomène historique : un beau jour, des hommes qui ne vivaient pas encore en société se seraient assemblés quelque part, et auraient constitué la société, tout comme on voit aujourd'hui des hommes s'assembler pour constituer une société commerciale.

§ 1505. Cette conception apparaissant manifestement absurde, on a cherché à la rendre quelque peu raisonnable en abandonnant le domaine de l'histoire, et l'on a dit que les relations qui constituent la société existent, non parce que cette constitution a été effectivement établie par des hommes ne vivant pas encore en société, mais parce que ces relations doivent exister comme si cette constitution s'était réalisée [FN: § 1505-1] . Par exemple, c'est la façon dont les fidèles de Rousseau défendent maintenant les théories de leur maître. Mais, qu'on place le contrat social à l'origine des sociétés, au milieu ou à leur terme, il n'en demeure pas moins que les parties contractantes disposent de choses qui ne sont pas en leur pouvoir, puisque l'homme est un animal sociable qui ne peut vivre seul, sauf peut-être en des cas exceptionnels où il se trouverait réduit à une extrême misère. C'est pourquoi, au point de vue de la logique formelle, le raisonnement ne tient pas, même sous sa forme nouvelle.

§ 1506. Ensuite, on ne comprend pas pourquoi il ne s'applique pas aussi aux sociétés animales, comme celles des fourmis et des abeilles. Si nous supposons que seul le raisonnement et les déductions logiques peuvent conserver la société humaine, en empêcher la dissolution, comment expliquerons-nous que les sociétés des fourmis et des abeilles durent et se conservent ? Si, au contraire, nous admettons que ces sociétés sont maintenues par l'instinct, comment pourrons-nous nier que cet instinct joue aussi un rôle dans les sociétés humaines ?

§ 1507. La théorie de Rousseau est au fond celle de Hobbes ; mais, ainsi qu'il arrive d'habitude avec les dérivations, l'un de ces auteurs aboutit à une conclusion opposée à celle de l'autre. Aujourd'hui, c'est la théorie de Rousseau qui est en vogue, parce que nous vivons à une époque démocratique ; demain, la théorie de Hobbes pourrait prévaloir, si des temps favorables au pouvoir absolu revenaient ; et quand viendrait un temps favorable à une autre organisation sociale, on aurait bientôt fait de trouver la dérivation qui, toujours en partant de l'hypothèse du contrat social, aboutirait à des conclusions s'adaptant à cette organisation. Le point de départ et le point auquel on doit arriver sont fixes, parce qu'ils correspondent à certains résidus qui forment la partie constante du phénomène; avec un peu d'imagination, on trouve facilement une dérivation qui unisse ces points. Si une dérivation ne plaît pas, on en trouve d'autres, et pourvu qu'elles s'accordent avec certains résidus existant chez les hommes auxquels on s'adresse, il est à peu près certain qu'ils l'accueilleront favorablement.

§ 1508. Dans ce genre de dérivations, il faut ranger les théories de « la paix par le droit ». On a l'habitude d'objecter à ces théories que le droit sans la force qui l'impose n'a que peu ou point de valeur, et que si l'on fait emploi de la force, la guerre, chassée d'un côté, revient de l'autre. Cette objection ne se soutient qu'en partie. 1° De nombreuses règles de la vie sociale sont imposées sans qu'on fasse emploi de la force ; et il n'est pas absurde d'admettre que, sinon toutes les règles d'un certain droit international, au moins une partie d'entre elles sont imposées par l'opinion publique, par des sentiments existant chez les individus ; c'est ce qui arrive partiellement, en réalité. 2° La guerre ne disparaîtrait pas, mais deviendrait plus rare, quand une force internationale imposerait un certain droit ; de même que les actes de violence diminuent dans une société où la force du pouvoir public s'impose aux particuliers. D'un plus grand poids, et de beaucoup, est l'objection qui vise le terme de droit, lequel, dans ce cas, ne correspond à rien de précis. Les différents peuples dits civilisés occupent des territoires par la force, et il n'est pas possible de trouver un autre motif pour justifier les répartitions territoriales actuelles. Les justifications qu'on a tenté de donner se résolvent en des sophismes souvent puérils. Si la Pologne avait été plus forte que la Prusse, comme elle le fut aux temps passés, elle aurait pu conquérir la Prusse ; ayant été plus faible que la Prusse unie à la Russie et à l'Autriche, elle fut conquise par ces trois puissances. Si la Russie avait été plus forte que le Japon, elle aurait conquis la Corée ; au contraire, le Japon se l'est appropriée par la force des armes. Cela seul est réel ; le reste n'est que vain discours [FN: § 1508-1].

§ 1509. De même, pour les différentes classes sociales, il est impossible de trouver un droit capable de distribuer entre elles la richesse sociale. Les classes qui ont plus de force, d'intelligence, d'habileté, de ruse, etc., que d'autres, se font la part du lion. On ne voit pas comment on pourrait démontrer des principes d'une autre répartition, et surtout pas comment, si on les avait démontrés, on pourrait les imposer et les appliquer dans la vie réelle. Chaque homme a certainement son principe d'une répartition idéale pour lui : principe qui souvent n'est que l'expression de ses sentiments et de ses intérêts individuels ; et c'est ce principe qu'il s'imagine être le droit. Telle est la dérivation habituelle au moyen de laquelle on change le nom pour faire accepter la chose.

§ 1510. (III-ε) Entités métaphysiques. Dans ces dérivations, on recherche l'accord avec certaines unités étrangères au domaine expérimental. Au fond, c'est un accord de sentiments qui agit, une combinaison de résidus ; mais la forme est donnée par l'intervention de ces entités, qui sont étrangères à l'expérience, sans être surnaturelles. Pour dériver, on emploie principalement les résidus (II-δ), (II-thêta), auxquels, comme d'habitude, on en ajoute d'autres, dans les différents cas particuliers. Au point de vue logico-expérimental, il y a peu ou point de différence entre ces dérivations et celles qui font intervenir des divinités personnifiées [FN: § 1510-1] .

§ 1511. Les dérivations métaphysiques sont principalement à l'usage des gens cultivés. Le vulgaire, du moins dans nos pays, est porté à revenir de ces abstractions aux personnifications. Sans doute, il serait absurde de croire que, parmi nos contemporains, il y a des gens qui se représentent la Solidarité sous la forme d'une belle femme, comme les Athéniens se représentaient la déesse Athéna. Cependant, pour notre vulgaire, la Solidarité, le Progrès, l'Humanité, la Démocratie, ne figurent pas dans la même classe que de simples abstractions, telles qu'une surface géométrique, l'affinité chimique, l'éther lumineux [FN: § 1511-1] : elles sont dans des régions beaucoup plus élevées ; ce sont des entités puissantes, et qui font le bien du genre humain.

§ 1512. Dans ce domaine, l'évolution d'Auguste Comte est très remarquable. Il est poussé par une force irrésistible à attribuer des caractères concrets à ses abstractions, et va jusqu'à personnifier l'Humanité sous la forme du Grand-Être, à parler de la Terre, comme si elle était une personne, et à recommander l'adoration de l'espace sous la forme du Grand Milieu. Comme nous l'avons déjà observé (§ 1070 et sv.), ces sentiments constituent un agrégat confus dans l'esprit de nombreuses personnes, qui ne se préoccupent nullement de le diviser en ses parties aliquotes, ni de savoir où finit l'abstraction et où commence la personnification.

§ 1513. On trouve cette dérivation dans tous les raisonnements où l'on invoque la Raison, la Droite Raison, la Nature, les fins de l'homme ou d'autres fins semblables, le Bien, le Souverain Bien, le Juste, le Vrai, le Bon, le Droit, et maintenant spécialement la Science, la Démocratie, la Solidarité, l'Humanité, etc. Ce ne sont que des noms qui indiquent des sentiments indistincts et incohérents.

§ 1514. Il est une entité célèbre : l'entité métaphysique imaginée par Kant et admirée encore par tant de gens. Elle s'appelle Impératif catégorique [FN: § 1514-1]. Il y a beaucoup de gens qui s'imaginent savoir ce que c'est, mais ils ne réussissent malheureusement pas à le faire comprendre à ceux qui veulent rester dans la réalité. La formule de Kant concilie, comme d'habitude, le principe égoïste avec le principe altruiste, qui est représenté par la « loi universelle ». Celle ci flatte les sentiments d'égalité, de sociabilité, de démocratie. Enfin, beaucoup de gens ont accepté la formule kantienne pour conserver la morale usuelle, tout en se soustrayant à la nécessité de la placer sous la dépendance d'un dieu personnel. On peut faire dépendre cette morale de Jupiter, du Dieu des chrétiens, de celui de Mahomet, de la volonté de cette respectable dame qui porte le nom de Nature, ou de l'éminent Impératif catégorique : cela revient au même. Kant donne encore une autre forme à sa formule : « (p. 60) N'agis que d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ». Le caractère habituel de ces formules est d'être si indéterminées qu'on peut en tirer tout ce qu'on veut ; aussi aurait-on plus vite fait de dire : « Agis comme il plaît à Kant et à ses disciples », puisque, de toute façon, la « loi universelle » finira par être éliminée.

§ 1515. La première question qui se pose, quand on cherche à comprendre quelque chose à ces termes de la formule, est de savoir si 1° la « loi universelle» dépend de quelque condition ; ou bien si 2° elle ne dépend d'aucune condition. Autrement dit, cette loi doit-elle s'exprimer dans les sens suivants : 1° Tout homme qui a les caractères M doit agir d'une certaine façon ? Ou bien : 2° Tout homme, quels que soient ses caractères, doit agir d'une certaine façon ?

§ 1516. Si l'on accepte la première façon de s'exprimer, la loi ne signifie rien, et la difficulté consiste maintenant à fixer les caractères M qu'il convient d'envisager ; car si l'on s'en remet à l'arbitraire de celui qui doit observer la loi, il trouvera toujours moyen de choisir des caractères tels qu'il puisse faire tout ce qu'il veut, sans transgresser la loi. S'il veut justifier l'esclavage, par exemple, il dira comme Aristote qu'il y a des hommes nés pour commander (parmi lesquels, bien entendu, se trouve le digne interprète de la loi) et d'autres hommes nés pour obéir. S'il veut voler, il dira que le principe d'après lequel celui qui possède moins prend à celui qui possède davantage, peut fort bien être une loi universelle. S'il veut tuer son ennemi, il dira que la vendetta peut très bien être une loi universelle ; et ainsi de suite.

§ 1517. Par la première application qu'il fait de son principe, il semblerait que Kant repousse cette interprétation [FN: § 1517-1]. Sans faire de distinctions d'individus, il recourt au principe suivant lequel le suicide ne pourrait être une loi universelle de la nature.

§ 1518. Voyons maintenant la seconde manière d'interpréter la loi, manière suivant laquelle le raisonnement de Kant, cité tout à l'heure, pourrait tant bien que mal être soutenu. Il y a une autre difficulté : c'est que, pour appliquer la formule, toute la race humaine devrait constituer une masse homogène, sans la moindre différenciation dans les emplois des individus. Il est possible, si l'on fait des distinctions, que certains hommes commandent et que d'autres obéissent ; c'est impossible si l'on ne fait pas de distinctions ; car il ne peut y avoir une loi universelle d'après laquelle tous les hommes commandent si aucun n'obéit. Un homme veut passer sa vie à étudier les mathématiques. Si l'on fait des distinctions, il peut le faire sans transgresser la loi kantienne, car il peut bien y avoir une loi universelle d'après laquelle celui qui possède certains caractères M, passe sa vie dans l'étude des mathématiques, et celui qui ne possède pas ces caractères cultive les champs ou fait autre chose. Mais si l'on ne veut pas de distinctions, si l'on ne veut pas, ainsi qu'on ne l'a pas voulu dans le cas du suicide, séparer les hommes en classes, il ne peut y avoir une loi universelle d'après laquelle tous les hommes passent leur vie à étudier les mathématiques, ne serait-ce que parce qu'ils mourraient de faim, et par conséquent personne ne doit passer sa vie à cette étude. On n'aperçoit pas ces conséquences, parce qu'on raisonne avec le sentiment, et non en se plaçant en présence des faits.

§ 1519. Comme le font souvent les métaphysiciens, Kant, après nous avoir donné un principe qui devrait être unique – à ce qu'il dit – en ajoute ensuite d'autres qui surgissent on ne sait d'où.

Le troisième cas considéré par Kant est le suivant : « (p. 63) Un troisième se reconnaît un talent [là, nous trouvons des conditions dont on ne parlait pas dans le cas de l'homme qui se suicide ; pourquoi n'a-t-on pas dit alors : Un individu se reconnaît un tempérament tel que pour lui la vie est souffrance et non bonheur ?] qui peut, au moyen de quelque culture, le rendre un homme propre à toutes sortes d'emplois. Mais il se trouve dans des circonstances honorables, et préfère s'adonner au plaisir, au lieu de prendre la peine d'étendre et de perfectionner ses heureuses dispositions [FN: § 1519-1] ». Il veut savoir si cela peut être une loi naturelle. La réponse est affirmative, au moins sous un certain aspect. « (p. 63) Il aperçoit alors qu'à la vérité une nature est compatible encore avec une telle loi, fût-elle universelle, bien que l'homme (comme les habitants des îles de la mer du Sud) laissât ses talents sans culture et ne songeât qu'à passer sa vie dans l'oisiveté, les amusements, les plaisirs... [FN: § 1519-2] ». Donc, il paraîtrait, si nous voulons rester strictement attachés à la formule qu'on nous a donnée pour unique, que la chose pouvant être une loi universelle, est licite. Mais, au contraire, il n'en est pas ainsi : « (p. 64) ... mais il est impossible qu'il puisse vouloir que ce soit là une loi universelle de la nature, ou qu'elle eût été mise en nous comme telle par l'instinct naturel [dans la formule, on ne nous parle pas de cet instinct naturel]. En effet un être raisonnable veut nécessairement que toutes ses facultés soient développées en lui, parce qu'elles lui sont toutes données pour lui servir à atteindre toutes sortes de fins [FN: § 1519-3] ». Voilà un nouveau principe : certaines choses données [on ne sait par qui] en vue de certains buts.

Pour raisonner de cette façon, il faut modifier la formule de Kant et dire : « N'agis que d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. D'autre part, ne te laisse pas tromper par cet adjectif possessif ta ; dire ta volonté, ce n'est qu'une façon de parler ; en réalité, c'est la volonté qui doit nécessairement exister chez l'homme, tout compte fait de ce qui lui a été donné, de ses fins et d'autres belles choses qui seront indiquées en temps et lieu ». Cela posé, on pourrait aussi se passer, au point de vue logico-expérimental, de la volonté, puisqu'elle est de toute façon éliminée. Mais il n'en est pas ainsi au point de vue du sentiment. Cette invocation à la volonté est nécessaire pour avoir l'appui du sentiment égoïste, et donner, à celui qui écoute, la satisfaction de concilier ce sentiment avec le sentiment altruiste.

D'autres sentiments sont aussi éveillés par ce principe de la « loi universelle ». D'abord celui d'une règle absolue, imposée par la Nature, dominant la mesquinerie des conflits humains, dépassant les discussions captieuses. Puis cet agrégat de sentiments qui nous font voir confusément l'utilité qu'il y a à ce que les sentences des juges soient motivées, qu'elles invoquent des règles générales, que les lois soient aussi faites suivant ces règles, et non pour ou contre un individu donné.

§ 1520. Remarquons en passant que cette utilité existe réellement, car cet état de choses met aussi un frein au caprice, comme le ferait la règle de Kant ; mais cette utilité n'est pas très grande, puisque, si l'on veut, on trouve toujours moyen de donner une apparence de généralité à une décision particulière. Si, parmi A, B, C, ... on veut favoriser ou léser A, on cherche, et l'on trouve toujours, un caractère par lequel A diffère de B, C, ... et l'on décide en considérant ce caractère, par conséquent avec une apparence de généralité. Laissons de côté l'autre manière, très en usage, de décider en général et d'appliquer en particulier, avec ou sans indulgence. Ainsi, dans nos lois, on trouve encore celle qui punit l'agression en général ; mais en particulier on ferme un œil et même les deux sur les agressions commises par les grévistes au détriment des « renards ».

En Italie, avant la guerre de 1911, on laissait insulter impunément les officiers. Un député put diffamer un officier, pour des motifs exclusivement d'ordre privé, qui n'avaient rien de politique, et, bien que condamné par les tribunaux, il ne fit jamais un jour de prison, pas même après son échec aux nouvelles élections. La guerre venue, on sauta de l'autre côté de la selle. Des personnes furent injuriées et frappées impunément, uniquement parce qu'elles ne se levaient pas quand on jouait la Marche royale, à la Scala de Milan.

§ 1521. Les théologiens scrutent la volonté de Dieu, et Kant scrute celle de la Nature. D'une manière ou de l'autre, nous n'échappons pas à ces investigations, aussi profondes que difficiles et imaginaires.

« (p. 14) Nous admettons comme principe qu'on ne trouve dans la nature d'un être organisé, c'est-à-dire d'un être destiné à vivre de manière à atteindre une fin, aucun organe qui ne soit merveilleusement approprié à cette fin [FN: § 1521-1]. [C'est là une réminiscence de la célèbre théorie des causes finales]. Si donc un être doué de la raison et de la volonté est chargé de sa conservation, de l'accroissement de son bien-être, en un mot, de son bonheur, et que ce soit là proprement la fin que la nature [qu'est-ce que cette entité ?] lui destine, on devrait alors trouver en lui une disposition conforme à cette fin. [Ce ne sont là que des affirmations arbitraires sur la fin arbitraire d'une entité arbitraire]. Mais il semble que cette créature serait très défectueuse si la nature avait chargé sa raison d'atteindre elle-même le but qu'elle lui destine [FN: § 1521-2] [cela pourrait être favorable à la théorie des actions non-logiques] ».

Tout ce raisonnement procède par affirmations arbitraires sur des choses fantaisistes ; il est véritablement puéril. Et pourtant beaucoup de personnes l'ont accepté et l'acceptent ; aussi est-il évident qu'elles ne peuvent être mues que par des sentiments que cette poésie métaphysique excite agréablement. Cela confirme, une fois de plus, l'importance des dérivations ; cette importance n'est pas du domaine de l'accord d'une théorie avec les faits, mais bien de celui de l'accord de cette théorie avec les sentiments.

§ 1522. D'une façon générale, ainsi que nous l'avons souvent répété, il ne faut pas s'arrêter à la forme des dérivations, mais rechercher dans le fond qu'elles recouvrent s'il y a des résidus qui ont quelque importance pour l'équilibre social. Aux nombreux exemples déjà donnés, nous ajoutons le suivant, et ce ne sera pas le dernier.

En août 1910, l'empereur allemand fit, à Kœnigsberg, un discours dont on parla beaucoup. Il disait :

« Ici, de sa propre autorité, le Grand Électeur s'est proclamé souverain ; ici, son fils a posé sur sa tête la couronne royale ; ici, mon grand-père, toujours de sa propre autorité, a posé sur sa tête la couronne royale de Prusse, démontrant clairement qu'il ne la recevait pas d'un parlement ni d'une assemblée populaire, mais qu'il recevait son pouvoir de la grâce de Dieu, qu'il se considérait comme l'exécuteur de la volonté du Ciel, et qu'en cette qualité, il croyait avoir le droit de porter la couronne impériale... Nous devons être prêts, considérant que nos voisins ont fait d'énormes progrès ; seule, notre préparation assurera la paix. C'est pourquoi je suis mon chemin, exécuteur, moi aussi, de la volonté divine, sans me soucier des mesquineries de la vie quotidienne, vouant ma vie au bien-être et au progrès de la patrie, et à son développement dans la paix. Mais pour faire cela, j'ai besoin du concours de tous mes sujets ».

Nous avons, dans ce discours, une dérivation du genre (III-γ).

Les partis d'opposition s'élevèrent contre ce discours, et l'accusèrent d'être « un cri de guerre contre le peuple et la représentation populaire », en parfaite contradiction avec la « conception moderne de l'État », une invocation du principe suranné du droit divin, opposé au « principe moderne du droit du peuple ». Ce sont là autant de dérivations du genre (III-δ), avec une tendance vers le genre (III-γ) le « droit du peuple » n'étant pas très différent du « droit divin » des rois.

§ 1523 Nous ne devons pas nous laisser-induire en erreur par le terme peuple, qui paraît indiquer une chose concrète. Sans doute, on peut appeler peuple l'agrégat des habitants d'un pays, et, dans ce cas, c'est une chose réelle, concrète. Mais c'est uniquement en vertu d'une abstraction hors de la réalité, que l'on considère cet agrégat comme une personne ayant une volonté et le pouvoir de la manifester. D'abord, d'une manière générale, pour que cela soit, il serait nécessaire que cet agrégat puisse comprendre les questions et être capable de volonté à leur sujet. Cela n'arrive jamais ou presque jamais. Ensuite, pour descendre au cas particulier, il est certain que, parmi les Allemands, il en est qui approuvent le discours de l'empereur, comme il en est qui le désapprouvent. Pourquoi ceux qui le désapprouvent auraient-ils le privilège de s'appeler « peuple » ? Ceux qui l'approuvent ne font-ils pas également partie du « peuple » ? Dans des cas de ce genre, on répond habituellement que c'est la majorité qu'on désigne par le nom de « peuple ». Alors, si l'on veut être précis, on ne devrait pas opposer au droit divin le droit du peuple, mais bien le droit de la majorité du peuple ; mais on n'exprime pas l'idée sous cette forme, pour ne pas en diminuer la force. Cette majorité est presque toujours une nouvelle abstraction. Généralement, on désigne par ce terme la majorité des hommes adultes, les femmes étant exclues. De plus, même en ces termes restreints, très souvent on ne sait pas ce que veut précisément cette majorité. On s'approche de la solution du problème dans les pays où existe le referendum ; mais dans ce cas encore, comme une partie souvent importante des hommes adultes ne vote pas, c'est uniquement par une fiction légale qu'on suppose que la volonté exprimée par les votants – pour autant qu'ils ont tous compris ce qu'on leur demande – est la volonté de la majorité. Dans les pays où n'existe pas le referendum, ce n'est que grâce à une longue série d'abstractions, de fictions, de déductions, que l'on arrive à faire équivaloir à la volonté du peuple la volonté d'un petit nombre d'hommes.

§ 1524. Il convient de remarquer que ceux qui croient à la « volonté du peuple » ne sont pas le moins du monde d'accord sur la façon dont elle se manifeste, et que leurs dissentiments ressemblent à ceux des orthodoxes et des hérétiques d'une religion quelconque. Ainsi, un profane pourrait croire qu'en France, sous Napoléon III les plébiscites manifestaient la « volonté du peuple ». Il tomberait dans l'erreur, comme y tombaient ces chrétiens qui estimaient que le Père doit être antérieur au Fils. Ces plébiscites ne manifestaient aucunement la « volonté du peuple »; tandis que la volonté de la majorité des Chambres de la troisième République la manifeste excellemment. Chaque religion a ses mystères, et celui-ci n'est après tout pas plus obscur que tant d'autres.

Dans tous les pays, quand on discute de réformes électorales, chaque parti s'occupe de ses intérêts, et accepte la réforme qu'il estime lui être la plus profitable [FN: § 1524-1] , sans se préoccuper beaucoup de la vénérable « expression de la volonté générale ». Beaucoup de « libéraux » refusent d'accorder le droit de vote aux femmes, parce qu'ils craignent qu'elles ne soient « réactionnaires », tandis que, justement pour ce motif, beaucoup de réactionnaires acceptent ce droit. En France, les radicaux ont en sainte horreur le referendum populaire : la « volonté générale » doit être exprimée par leur bouche, autrement elle n'est pas la « volonté générale ». En Italie, à l'extension du droit de vote n'a certes pas été étrangère l'espérance qu'ont eue des hommes politiques astucieux de s'en servir à leur avantage. En Allemagne, Bismarck l'accueillit comme une arme contre la bourgeoisie libérale. Il semblerait que les partisans de la représentation proportionnelle fassent exception ; mais beaucoup d'entre eux sont favorables à ce mode de représentation, parce qu'ils le considèrent comme un moyen d'obtenir, sans une lutte trop vive, sans courir les risques d'une bataille, une petite place autour de l'assiette au beurre.

§ 1525. La « conception moderne de l'État » est une autre abstraction. La conception manifestée par l'empereur est aussi celle de beaucoup d'hommes « modernes » ; qui dira pourquoi elle n'a pas droit à cette épithète de « moderne » ? Remarquons ici l'enthymème. Le raisonnement est le suivant : « La conception exprimée par l'empereur est contraire à la conception moderne de l'État ; donc elle est mauvaise ». Le syllogisme complet serait : « La conception exprimée par l'empereur est contraire à la conception moderne de l'État ; tout ce qui est contraire à la conception moderne de l'État est mauvais ; donc la conception de l'empereur est mauvaise ». On a supprimé la majeure, parce que c'est précisément la proposition qui appelle l'attention sur le point faible du raisonnement.

§ 1526. Maintenant, laissons de côté les dérivations, et cherchons le fond qu'elles recouvrent. Nous envisageons ainsi un cas particulier d'un problème général, relatif à l'utilité sociale, problème qui sera traité spécialement au chapitre XII. Ici, un très bref aperçu suffira. Dans toutes les collectivités, il y a deux genres d'intérêts : le genre des intérêts présents et le genre des intérêts futurs. De même, dans les sociétés anonymes, on doit trancher cette question : convient-il de répartir une part plus ou moins grande des bénéfices comme dividende aux actionnaires, ou d'en conserver plus ou moins pour renforcer les finances de la société ? On a différentes solutions, selon les circonstances et la composition des assemblées d'actionnaires.

§ 1527. Pour les peuples, l'intérêt des générations présentes est souvent opposé à l'intérêt des générations futures. L'intérêt matériel que perçoit presque exclusivement une partie de la population, est en opposition avec des intérêts de genres différents ; tel celui de la prospérité future de la patrie, qui est perçu surtout par une autre partie de la population, et que la première partie dont nous parlions tout à l'heure perçoit uniquement sous la forme d'un des résidus de la persistance des agrégats.

§ 1528. Les différents gouvernements sont portés à donner une importance différente à ces intérêts. Ainsi, la république romaine a eu, sous le même nom, des tendances diverses, suivant que le Sénat ou le peuple prévalait. Si nous écartons le voile des dérivations, nous trouvons, dans le discours de l'empereur allemand, l'affirmation des intérêts de la patrie, en opposition avec les intérêts temporaires d'une partie de la population. Dans les discours des adversaires, nous trouvons le contraire. Ainsi ceux-ci comme celui-là s'expriment par des dérivations aptes à émouvoir les sentiments, car il n'y a pas d'autre moyen de se faire entendre du vulgaire.

§ 1529. Le discours de l'empereur est beaucoup plus clair que celui de ses adversaires. Dans la proposition : « C'est pourquoi je poursuis mon chemin, exécuteur, moi aussi, de la volonté divine, sans me soucier des mesquineries de la vie quotidienne », remplacez « exécuteur de la volonté divine » par « représentant des intérêts permanents de la patrie », et vous aurez une proposition qui se rapproche du genre scientifique. Le motif pour lequel les contradicteurs sont moins clairs se trouve dans le fait qu'en Allemagne, le résidu du patriotisme est très fort, et qu'il est par conséquent difficile de dire trop clairement que l'on préfère les intérêts présents aux intérêts futurs et permanents de la patrie. Si l'on voulait traduire le discours impérial dans le langage de la science expérimentale, il conviendrait de commencer par rappeler que, si Bismarck, soutenu par la volonté de son souverain, n'avait pas gouverné contre la volonté de la Chambre populaire, l'empire allemand n'aurait peut-être pas pu être constitué. Le 7 octobre 1862, le Landtag prussien rejetait le budget par 251 voix contre 36. Les intérêts temporaires d'une partie de la population étaient en conflit avec les intérêts permanents de la patrie. Le roi Guillaume se décida à intervenir en faveur de ces derniers. Sous la signature de Bismarck, il décréta, le 13 octobre, la clôture de la session, et gouverna sans se préoccuper de l'approbation de cette assemblée.

Partant de ces observations, on conclurait du passé au futur. Les raisonnements des sciences expérimentales cherchent dans le passé le moyen de connaître l'avenir. On suit donc ces raisonnements, quand on recherche si, en certaines circonstances, on peut espérer qu'un moyen employé précédemment, et qui a eu un certain effet, peut encore être employé avec l'espoir d'obtenir un effet semblable.

Essayons de traduire aussi dans le langage de la science expérimentale les discours des adversaires de l'empereur. Parmi ces personnes, les plus logiques sont les socialistes, qui considèrent comme nuisible l'œuvre de Bismarck. Elles sont opposées aux intérêts que défendait Bismarck en 1862, et restent logiquement opposées aux intérêts semblables que défend l'empereur en 1910. Elles veulent exprimer que les intérêts présents des ouvriers doivent prévaloir sur tout autre genre d'intérêts. Puisqu'enfin c'est une tendance très commune, dans l'Europe contemporaine, on ne s'éloigne pas beaucoup de la vérité en donnant à cette tendance le nom de « conception moderne de l'État »; et puisque la forme parlementaire du gouvernement semble favoriser cette tendance, il n'est pas si erroné d'opposer la majorité parlementaire aux droits du souverain. Moins logiques sont les partis bourgeois qui font opposition à l'empereur, alors qu'en somme ils veulent précisément ce qu'il veut ; mais ils sont poussés à suivre cette voie par le désir de satisfaire un grand nombre de sentiments, sans se demander s'il n'en est pas d'inconciliables. Cette manière d'agir est fréquente en politique, et souvent très utile à un parti.

L'analyse que nous venons de faire pourrait être répétée pour la plus grande partie des manifestations de l'activité sociale. Grâce à elle, nous pouvons parvenir à nous former une certaine conception des forces qui déterminent l'équilibre social.

§ 1530. Les entités métaphysiques peuvent s'affaiblir jusqu'à être à peine perceptibles ; elles apparaissent d'une manière effacée dans certains accords de sentiments, et servent uniquement à leur donner une couleur intellectuelle. On en trouve souvent dans les explications des us et coutumes. Par exemple, on salue, on révère, on adore le soleil, parce qu'il est le principe de la vie sur la terre. On a cru que l'on pouvait prolonger la vie d'une personne en sacrifiant des enfants, comme si la vie était un fluide qui passe d'un être à un autre. En vertu de la même conception, un homme avancé en âge a pu croire prolonger sa vie en dormant à côté d'une jeune femme. Des ressemblances souvent imaginaires sont transformées en utilités métaphysiques, et servent à expliquer des faits. En général, le rôle de ces entités est de donner une apparence logique aux résidus de l'instinct des combinaisons (Ie classe).

§ 1531. Le concept métaphysique peut être sous-entendu. On a ainsi des dérivations qui se rapprochent beaucoup des dérivations par accord de sentiments (§ 1469), et qui peuvent être confondues avec elles. On en trouve un exemple remarquable dans le fait de ces métaphysiciens qui réfutent la science logico-expérimentale en ayant recours aux principes mêmes qu'elle déclare faux, et qui veulent à tout prix trouver l'absolu dans les raisonnements où l'on ne fait que leur répéter que tout est relatif. Ils opposèrent aux conclusions de la science expérimentale, et cela leur parut être un argument sans réplique, que pour obtenir des conséquences nécessaires, il faut avoir un principe supérieur à l'expérience. Si l'on ne savait pas que les hommes peuvent, en certaines matières, employer des dérivations absurdes, et en d'autres matières raisonner correctement, on se demanderait comment il est possible qu'il y ait des gens à l'esprit assez obtus, pour n'avoir pas encore compris que la science expérimentale n'a pas, ne cherche pas, ne désire pas, ne peut avoir de conséquences nécessaires (§ 976) ; que l'absolu contenu dans ce concept de nécessité lui est entièrement étranger, et qu'elle cherche uniquement des conséquences valables entre certaines limites de temps et d'espace. Maintenant, ces savantes personnes ont fait une belle trouvaille que la race des perroquets, toujours et partout nombreuse, répète sans se lasser. Aux déductions expérimentales tirées d'un certain nombre de faits, elles opposent qu'on n'a pas examiné tous les faits, et concluent, d'une manière plus ou moins explicite, que ces déductions ne sont pas nécessaires, ou bien qu'elles ne sont pas universelles ; et c'est fort bien : ces personnes sont en cela parfaitement d'accord avec les adeptes de la science expérimentale, et enfoncent une porte ouverte ; mais il est vraiment ridicule qu'elles s'imaginent avoir découvert que la science expérimentale ne fait pas ce que sur tous les tons elle dit, répète et ressasse ne pas vouloir faire. Enfin, il n'est de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, et s'il y a des gens qui s'obstinent à ne pas vouloir comprendre que la science expérimentale ne recherche rien qui soit nécessaire, universel, ou qui ait quelque autre semblable qualité absolue, il n'y a qu'à les laisser dans leur ignorance, et rire de leurs attaques contre la science expérimentale, comme on rit de celles de Don Quichotte contre les moulins à vent.

La science expérimentale est dans un perpétuel devenir, justement parce que tous les jours on découvre de nouveaux faits ; et par conséquent, tous les jours on peut devoir modifier les conclusions tirées des faits jusqu'alors connus. Qui se livre à des études scientifiques est semblable à un tailleur qui, chaque année, fait des habits pour un enfant. Celui-ci grandit, et chaque année le tailleur doit faire un habit à une mesure différente. Soit A, B, C,... P, la série des faits connus jusqu'à présent, en une science donnée, et dont on tire certaines déductions. Demain, on découvre de nouveaux faits, Q, R. Par conséquent, la série est prolongée ; elle devient A, B, C,... P, Q, R, et l'on peut en tirer encore les mêmes déductions que précédemment, ou bien on doit les modifier plus on moins, ou bien encore les abandonner entièrement. Tel a été jusqu'à présent le processus de toutes les sciences logico-expérimentales, et rien ne porte à croire qu'il sera différent à l'avenir.

§ 1532. Il y a plus. Nous ne pouvons pas aujourd'hui tirer de déductions universelles, parce que les faits Q, R, qu'on découvrira demain, nous sont encore inconnus, et il peut arriver que nous ne voulions pas non plus tirer de déductions générales des faits A, B, C,... P, qui nous sont connus, mais qu'au contraire, nous voulions les séparer en différentes catégories, et tirer, des déductions partielles de la catégorie A, B, C, d'autres déductions partielles de la catégorie D, E, F, et ainsi de suite. Ce procédé est général ; il est l'origine de toute classification scientifique.

Ainsi que nous l'avons déjà observé (§ 1166-1] ), si, après avoir choisi et mis ensemble les faits A, B, C, parce qu'ils ont un caractère commun X, nous énoncions la proposition suivante : ces faits ont ce caractère, nous ferions un simple raisonnement en cercle. Mais des propositions du genre des suivantes sont réellement des théorèmes. Il existe un certain nombre de faits où l'on trouve le caractère X. Là où il y a le caractère X existe aussi le caractère Y. Par exemple, nous choisissons les animaux qui allaitent leur progéniture, et nous les appelons mammifères. Ce serait raisonner en cercle que de dire : les mammifères allaitent leur progéniture. Mais les propositions suivantes sont des théorèmes : il existe un très grand nombre d'animaux qui allaitent leur progéniture ; – les animaux qui allaitent leur progéniture sont à sang chaud. Tout cela est plus que simple et élémentaire, mais est oublié, négligé, ignoré, en vertu d'une dérivation où existe, au moins implicitement, le principe de l'absolu, et sous l'empire de sentiments correspondant à ce principe. Le métaphysicien, habitué à raisonner d'une certaine façon, devient incapable d'entendre un raisonnement de nature entièrement différente. Il traduit dans sa langue, et par conséquent déforme les raisonnements exprimés dans la langue des sciences expérimentales, qui lui est entièrement étrangère et inconnue.

§ 1533. (III-ζ) Entités surnaturelles. Dans l'exposé d'une théorie, dans l'écrit qui la contient, il peut y avoir plus ou moins de récits de faits expérimentaux ; mais la théorie elle-même réside dans les conclusions qui sont tirées de ces prémisses, réelles ou imaginaires ; elle est ou n'est pas logico-expérimentale, et objectivement, il n'est pas question de plus ou de moins. Nous ne pouvons rien connaître de ce qui arrive en dehors du domaine expérimental ; c'est pourquoi le problème de savoir si une théorie s'en éloigne plus ou moins n'a aucun fondement objectif. Mais on peut poser le problème au point de vue des sentiments, et nous pouvons rechercher si certaines théories paraissent au sentiment s'éloigner plus ou moins de la réalité expérimentale. La réponse est différente, suivant les diverses classes de personnes. Nous pouvons, tout d'abord, les diviser en deux catégories : (A) les personnes qui, dans cette recherche, emploient rigoureusement la méthode logico-expérimentale ; (B) les personnes qui ne l'emploient que peu ou point. En outre, il faut faire attention qu'il y a des matières qui ne comportent qu'un genre d'explications. Ici, nous traitons des matières où l'on trouve les divers genres d'explications : expérimentales et non-expérimentales.

(A) Nous n'avons pas à nous occuper ici de cette catégorie. Laissons de côté les quelques hommes de science qui distinguent clairement ce qui est expérimental de ce qui ne l'est pas. Pour eux, l'ordre des théories, quant à leur contenu expérimental, est simplement le suivant ; l° théories logico-expérimentales ; 2° théories qui ne sont pas logico-expérimentales.

(B) Cette catégorie doit être divisée en genres, suivant l'emploi plus ou moins étendu, plus ou moins perspicace, plus ou moins judicieux, que l'on fait de la méthode logico-expérimentale.

(a) Aujourd'hui, et parfois quelque peu aussi dans le passé, les personnes cultivées qui font un usage plus ou moins étendu des méthodes logico-expérimentales, et aussi les personnes moins cultivées qui subissent l'influence des premières, s'imaginent que les personnifications s'éloignent beaucoup plus du domaine expérimental que les abstractions. On est entraîné dans cette voie, en partie par la confusion qu'on établit, spontanément ou à dessein, entre ces abstractions et les principes expérimentaux. Ainsi le contenu expérimental paraît décroître dans l'ordre suivant : 1° faits expérimentaux ; 2° principes pseudo-expérimentaux ; 3° abstractions sentimentales ou métaphysiques ; 4° personnifications, divinités. Des excroissances se produisent ensuite, par exemple celle des hégéliens, qui réduisent tout à la troisième catégorie ; mais les hommes qui suivent cette doctrine sont toujours peu nombreux, voire très peu nombreux, et le plus grand nombre des personnes, fussent-elles cultivées, ne comprend même pas ce qu'ils veulent dire. Les mystères de la métaphysique vont de pair avec les mystères de n'importe quelle autre religion.

b) Pour les gens sans culture, quand ils ne subissent pas l'influence des personnes cultivées et de leur autorité, l'ordre est différent. Les personnifications semblent se rapprocher de la réalité, beaucoup plus que toute autre abstraction. Il n'y a pas besoin de faire un grand effort d'imagination pour transporter chez d'autres êtres la volonté et les idées qu'on observe habituellement chez l'homme. On conçoit beaucoup plus facilement Minerve que l'intelligence abstraite. Le Dieu du Décalogue est plus facile à comprendre que l'impératif catégorique. L'ordre du contenu expérimental devient donc : 1° faits expérimentaux ; 2° principes pseudo-expérimentaux ; 3° personnifications, divinités ; 4° abstractions sentimentales ou métaphysiques. Là aussi des excroissances se produisent ; ainsi celles des mystiques, des théologiens et autres, qui confondent toutes les parties indiquées, dans celle qui concerne exclusivement la divinité. Les hommes qui suivent ces doctrines sont en nombre beaucoup plus grand que les métaphysiciens purs ; toutefois, chez les peuples civilisés, ils demeurent peu nombreux en comparaison de la population totale.

c) Enfin, pour les gens qui, ou bien ne sont pas capables de s'occuper de spéculations théologiques, métaphysiques, scientifiques, ou bien les ignorent, volontairement ou non, ou bien ne s'en occupent pas, quelle qu’en soit la raison, il reste uniquement : 1° faits expérimentaux; 2° principes pseudo-expérimentaux. Ces deux catégories se confondent et donnent une masse homogène où l'on trouve, par exemple, des remèdes expérimentaux et des remèdes magiques. Là aussi se produisent des excroissances, telles que le fétichisme et d’autres semblables. Un grand nombre, un très grand nombre de personnes ont pu ou peuvent s'approprier ces idées, auxquelles le nom de doctrines ne convient plus.

§ 1534. Nous savons déjà que l'évolution ne suit pas une ligne unique, et que par conséquent l'hypothèse d'une population qui, de l'état (c) passerait à l'état (b), puis à l'état (a) (§ 1536), serait en dehors de la réalité ; mais pour arriver au phénomène réel, nous pouvons partir de cette hypothèse, et y ajouter ensuite les considérations qui nous rapprocheront de la réalité. Si donc, par hypothèse, une population passe successivement par les trois états (c), (b), (a), il résulte des considérations que nous avons faites, que la masse des actions non-logiques de (c) et des explications rudimentaires qu'on en donne, produira peu à peu les explications par voie de personnifications, puis, par le moyen d'abstractions, les explications métaphysiques. Mais, parvenus à ce point, nous devons nous arrêter, si nous voulons envisager l'ensemble d'une population ; car, jusqu'à présent, on n'a jamais vu, nous ne disons pas une population entière, mais seulement une partie importante d'une population, parvenir à donner des explications exclusivement logico-expérimentales, et atteindre ainsi l'état (A). Il ne nous est vraiment pas donné de prévoir si cela pourra jamais arriver. Mais si nous considérons un nombre restreint, voire très restreint, de personnes cultivées, on peut dire que, de notre temps, il y a des personnes qui se rapprochent de cet état (A) ; et il pourrait aussi arriver, bien que le moyen de le démontrer nous fasse défaut, qu'à l'avenir, il y ait un plus grand nombre de personnes qui atteignent entièrement cet état.

Une autre conséquence des considérations que nous avons faites est que, pour être compris par le plus grand nombre de gens, même s'il s'agit des personnes cultivées, il faut parler le langage qui convient aux états (a) et (b), tandis que le langage propre de l'état (A) n'est pas et ne peut pas être compris.

§ 1535. Le phénomène hypothétique décrit ici s'écarte du phénomène réel, principalement sur les points suivants : 1° Nous avons séparé les matières qui admettent et celles qui n'admettent pas différents genres d'explication. En réalité elles sont mélangées, et l'on passe par degrés insensibles d'un extrême à l'autre. 2° Nous avons encore substitué des variations discontinues aux variations continues, en séparant les états (a), (b), (c). En réalité, il y a une infinité d'états intermédiaires. Pourtant, cette manière de s'exprimer ne serait pas un grand mal, car enfin il est presque toujours nécessaire de suivre cette voie, quand on ne peut faire usage des mathématiques. 3° La déviation par laquelle nous avons considéré la population comme homogène, tandis qu'elle est au contraire hétérogène, est d'une plus grande importance que les deux précédentes. Il est vrai que l'état d'une classe influe sur celui d'une autre ; mais il ne s'ensuit pas qu'on doive réduire ces classes à l'unité. La division de la société en une partie cultivée et une partie inculte est très grossière ; en réalité, les classes à considérer sont plus nombreuses. Pour donner une forme tangible à ces considérations, soient A, B, C, D,... différentes couches d'une population. Une certaine évolution porte l'état A à une position m, ce qui influe sur B, outre l'action générale de l'évolution, et porte cet état en n. Mais la résistance de B agit aussi sur A, de manière que la position m n'est pas donnée seulement par le sens général de l'évolution, mais aussi par la résistance de B. On peut faire de semblables considérations, en envisageant plusieurs couches A, B, C,... au lieu des deux seules que nous venons d'indiquer. En conclusion, l'état de la population sera représenté par la ligne m, n, p, q,... qui passe par les points m, n, p, q,... auxquels sont parvenues les diverses couches, par l'action générale de l'évolution et par les actions et réactions réciproques des différentes couches. Si, au lieu des nombreuses couches, on en considère une seule, par exemple A, on représente le résultat général de l'évolution, l'état général de la population par la ligne mx, qui peut différer beaucoup de l'état réel m, n, p... 4° Plus grande encore est la déviation de la réalité et l'erreur d'avoir considéré une évolution unique, là où il y en a plusieurs, et de l'avoir envisagée comme uniformément croissante en un certain sens, tandis qu'elle est généralement ondulée. 5° Enfin, puisque nous traitons ici exclusivement de dérivations, l'erreur de confondre l'évolution de celles-ci avec l'évolution générale de la société ne devrait pas être à craindre ; car cette évolution comprend non seulement celle des dérivations, mais aussi les évolutions des sciences logico-expérimentales, des résidus, de l'action des sentiments, des intérêts, etc. Pourtant il est bon de rappeler cette erreur, parce qu'on a l'habitude de la commettre, spécialement les personnes qui ne distinguent pas bien les actions logiques des actions non-logiques.

§ 1536. Le phénomène hypothétique décrit précédemment pour l'ensemble d'une population a été vu tant bien que mal par A. Comte, et constitue le fond de sa célèbre théorie des états fétichiste, théologique, métaphysique, positiviste. Il envisage une évolution qu'on pourrait dire semblable à l'évolution (c), (b), (a), (A), (fig. 17), mais avec les restrictions que nous allons voir. Avec le Cours de Philosophie positive, il tombe en plein dans l'erreur que nous avons indiquée au n° 5. L'évolution des explications des phénomènes naturels est pour lui l'évolution de l'état social. Plus tard, il corrigea en partie cette erreur, dans le Système de Politique positive, et fit « explicitement dominer le sentiment » (§ 286) ; mais avec cela il tomba dans des erreurs plus grandes (§ 284 et sv.). Comte était très éloigné du scepticisme expérimental, qu'il haïssait même profondément. C'était un dogmatique ; aussi exposa-t-il sa théorie, non telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire comme une première et grossière approximation, mais comme si elle avait une valeur précise et absolue. Et pourtant, il avait entrevu l'erreur que nous avons relevée au n° 3. Il ne lui avait pas échappé que, dans la réalité, on observait un certain mélange des couches intellectuelles [FN: § 1536-1]. En conclusion, pour nous reporter à la fig. 17, Comte veut substituer la ligne mx à la ligne réelle m, n, p, q,... pour avoir l'état de la société composée des couches A, B, C,... et il s'en tire en donnant à la ligne mx le nom de « vrai caractère philosophique des temps correspondants » ; tandis que la ligne m, n, p, q,... qui correspond à la réalité, n'est pas jugée digne de l'épithète vraie. L'emploi de semblables épithètes est un procédé général, usité justement pour faire croire que de nombreuses choses se réduisent à une seule, qui est celle que veut l'auteur. C'est aussi un procédé général que d'employer une suite d'affirmations (Ie classe) substituées aux démonstrations logico-expérimentales, en dissimulant sous l'abondance des mots la pauvreté du raisonnement [FN: § 1536-2] .

§ 1537. Une autre erreur très grave de A. Comte consiste à avoir donné de la philosophie positive une définition qui ne correspond en rien à l'emploi qu'il fait de ce terme, dans la suite de ses ouvrages [FN: § 1537-1]. Selon sa définition, la philosophie positive correspondrait à l'état (A), et l'évolution serait (c), (b), (a), (A); mais ensuite, la philosophie positive de Comte devient une sorte de métaphysique, et l'évolution s’arrête à la succession (c), (b), (a); ou bien, si l'on veut faire une concession à A. Comte, à la succession (c), (b), (a), (a 1) ; où l'on désigne par (a 1) un état dans lequel le sentiment range dans l'ordre suivant, en commençant par celle qui s'en éloigne le moins les théories qui s'écartent du domaine expérimental: 1° faits expérimentaux et interprétations positivistes de ces faits, c'est-à-dire la métaphysique positiviste ; 2° les autres métaphysiques ; 3° les théologies. Déjà dans le Cours de philosophie positive, on voit apparaître la tendance de l'auteur, non pas seulement à coordonner les faits, comme il le dit, mais bien à les interpréter suivant certains principes a priori existant dans son esprit. Cela est très différent de ce que nous promettait l'auteur, et n'est en somme que le procédé usité par toute autre métaphysique. Comme preuve de la tendance que nous avons relevée, on pourrait citer tout le Cours de Philosophie positive. À chaque pas, nous trouvons qu'au moyen des épithètes vrai, sain, nécessaire, inévitable, irrévocable, accompli, l'auteur tâche de soumettre les faits à ses idées, au lieu de les coordonner et d'y soumettre ses idées [FN: § 1537-2]. Mais tout cela n'est rien en comparaison des développements métaphysiques qui surabondent dans le Système de politique positive, et surtout en comparaison des abstractions divinisées qui apparaissent dans la Synthèse subjective. En conclusion, A. Comte a suivi personnellement une évolution qui, en gros, peut être exprimée de la façon suivante : 1° explications expérimentales, ou mieux pseudo-expérimentales ; 2° explications métaphysiques, quand il accordait encore la prédominance à l'intelligence sur le sentiment (§ 284 et sv.); 3° explications théologiques, quand il accorde la prédominance au sentiment, et spécialement quand, au dernier terme de l'évolution, dans la Synthèse subjective, il divinise ses abstractions. De cette façon, il a évolué dans une direction contraire à celle qu'il suppose dans les sociétés humaines.

§ 1538. Nous nous sommes arrêté quelque peu sur le cas de A. Comte, parce qu'il met en relief une grave erreur qui est générale, spécialement de notre temps, et qui consiste à supposer que les dérivations des personnifications s'écartent beaucoup plus de la réalité expérimentale que les dérivations métaphysiques ; tandis qu'au contraire il n'y a entre elles qu'une différence de forme. En somme, on exprime la même idée en disant comme Homère [FN: § 1538-1] : « Ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus » ; ou bien comme disent les modernes : « Ainsi s'accomplit ce qu'impose le Progrès ». Qu'on personnifie ou non le Progrès, la Solidarité, une Humanité meilleure, etc., cela importe peu, au point de vue du fond expérimental.

§ 1539. Au point de vue de la forme de la dérivation, la personnification s'écarte davantage de l'abstraction métaphysique, lorsqu'on suppose qu'elle manifeste une volonté au moyen d'une révélation, de la tradition ou par d'autres semblables moyens pseudo-expérimentaux, ce qui constitue le genre de dérivations (II-γ) ; tandis qu'au contraire la personnification tend à se confondre avec l'abstraction métaphysique, lorsqu'on recherche l'accord, de celle-ci et de celle-là avec certaines réalités. Les dérivations de ce genre constituent une grande partie des théologies et des métaphysiques.

§ 1540. Il est important de remarquer un moyen employé pour connaître la volonté divine, avec laquelle les actions des hommes doivent s'accorder. Il consiste à supposer que Dieu doit agir comme un homme de bon sens, et vouloir ce que celui-ci veut. En somme, la volonté divine disparaît donc de la conclusion, et la volonté de l'homme de bon sens ou supposé tel subsiste seule (§ 1454-1). Nous avons ainsi un nouveau cas de la méthode générale de raisonnement, dans lequel on élimine un X non-expérimental (§ 480). Même quand on a recours à la révélation contenue dans l'Écriture Sainte, si l'on admet une interprétation un peu étendue, allégorique ou d'un genre semblable, on finit par éliminer cette révélation, et, somme toute, l'accord se fait uniquement avec les sentiments de celui qui interprète cette Écriture. Comme en d'autres cas semblables, le besoin que l'on éprouve d'avoir une dérivation au lieu d'une simple affirmation est remarquable. Au point de vue expérimental, la simple affirmation a la même valeur, souvent même vaut mieux, parce qu'on ne peut la réfuter. Mais là agissent les résidus (I-ε) du besoin de développements logiques ou pseudo-logiques.

§ 1541. Saint Augustin veut expliquer le passage de la Genèse où il est dit que le firmament sépare les eaux qui sont au-dessous de celles qui sont au-dessus [FN: § 1541-1] . Il objecte : « (2) Beaucoup de gens affirmaient, en effet, que les eaux, par leur nature, ne peuvent être sur le ciel sidéral » ; et il blâme la réponse qui s'en remet à l'omnipotence divine : « Il ne faut pas réfuter ceux-ci, en disant qu'en présence de l'omnipotence de Dieu, à qui toute chose est possible, nous devons croire que l'eau, bien que tellement pesante, comme nous le savons et le sentons, est au-dessus du corps céleste où sont les astres ». Et pourtant il eût été plus prudent de suivre cette voie, et de ne pas s'embarrasser dans les explications physiques, quelque peu fantaisistes, qu'il estime opportun de donner.

§ 1542. Comme d'habitude, par de semblables dérivations, ou peut toujours prouver également bien le pour et le contre. Le principe que Dieu agit comme un homme de bon sens sert à démontrer la « vérité » des Saintes Écritures, et sert également à en montrer la « fausseté » [FN: § 1542-1]. Inutile d'ajouter qu'au point de vue logico-expérimental, ni l'une ni l'autre de ces démonstrations n'ont la moindre valeur (2). Même au point de vue exclusivement logique, en laissant de côté toute expérience, on ne peut concilier la notion d'un Dieu omniscient avec la conception que l'homme peut juger l'œuvre de ce Dieu. En effet, l'ignorant est absolument incapable de comprendre ce que fait l'homme de science dans son laboratoire, et beaucoup de personnes ne sont pas, en cette matière, meilleurs juges que l'ignorant. On voit donc combien vaine est la prétention de ceux qui veulent, avec des connaissances rudimentaires, juger les œuvres de ceux qui possèdent des connaissances beaucoup plus étendues (§ 1995-1). De tels jugements, au sujet des personnifications, ont pour prémisse indispensable que la personnification soit faite, au moins mentalement, à l'image de celui qui la crée.

 


 

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Chapitre X

Les dérivations (Suite)

§ 1543. IVe CLASSE. Preuves verbales. Cette classe est constituée par des dérivations verbales obtenues grâce à l'usage de termes d'un sens indéterminé, douteux, équivoque, et qui ne sont pas d'accord avec la réalité. Si l'on voulait entendre cette classification dans un sens très large, elle s'appliquerait à presque toutes les dérivations qui ne correspondent pas à la réalité ; elle comprendrait ainsi presque toutes les dérivations, et il n'y aurait plus lieu de distinguer la IVe classe des autres. Aussi est-il bon de restreindre le sens de la définition aux cas où le caractère verbal de la dérivation est bien tranché et l'emporte sur les autres. Il convient de ranger dans cette classe les sophismes logiques, en ce qui concerne le partie purement formelle, qui servent à satisfaire le besoin de raisonnements logiques éprouvé par les hommes (résidus I-ε). Mais cette partie est presque toujours accessoire : elle ne détermine pas le jugement de celui qui accepte la dérivation. Ce jugement est déterminé en vertu d'une partie beaucoup plus importante : les sentiments éveillés par le raisonnement. Comme d'habitude, ces sophismes logiques ne trompent que les personnes déjà disposées à se laisser induire en erreur ; ou, pour mieux dire, il n'y a d'erreur en aucune sorte. L'auteur du raisonnement et ceux qui l'acceptent se comprennent entre eux, grâce à un accord mutuel de sentiments, accord auquel ils donnent, comme toujours, la couleur du sophisme logique.

§ 1544. Dans les preuves verbales, les résidus qu'on emploie le plus pour dériver sont ceux qui donnent corps à une abstraction ayant un nom, qui prêtent une réalité à cette abstraction parce qu'elle a un nom, ou qui, vice versa, supposent qu'à un nom doit nécessairement correspondre une chose. Ce sont là les résidus (II-ζ). Ensuite, d'autres résidus de la IIe classe agissent aussi, et de même on trouve souvent les résidus (I-γ), qui unissent mystérieusement les noms aux choses. Enfin, il y a d'autres résidus, suivant les cas particuliers. Les résidus indiquent le désir d'atteindre un but ; et l'accomplissement de ce désir est obtenu au moyen de divers artifices, que le langage permet de mettre facilement en œuvre.

§ 1545. Ainsi que nous l'avons fait remarquer plusieurs fois, les termes du langage ordinaire ne correspondent généralement pas à des choses bien déterminées ; par conséquent, tout raisonnement dans lequel on emploie ces termes est exposé au danger de n'être autre chose qu'une dérivation verbale. Le danger est minime dans les raisonnements scientifiques, parce qu'on a toujours présentes à l'esprit les choses dont les noms employés sont de simples indications, semblables à des étiquettes ; il augmente dans les dérivations qui enlèvent ce caractère d'étiquettes aux termes : et, en suivant cette voie, on arrive aux dérivations métaphysiques, auxquelles ne manque presque jamais le caractère de dérivations verbales.

§ 1546. Un terme qui, employé dans un syllogisme, est susceptible de prendre plusieurs sens, peut donner à ce syllogisme plus de trois termes, et par conséquent le rendre faux. Très souvent, c'est le moyen terme qui, par son indétermination, rend le syllogisme faux. On passe d'un extrême, où l'on a un simple calembour, que personne ne prend au sérieux, à un autre extrême, où l'on a un raisonnement qui paraît profond, justement parce qu'il est obscur et indéterminé. Supposons le raisonnement : A est X, X est B, donc A est B. Si X a deux sens entre lesquels il ne peut y avoir confusion, par exemple un canon d'artillerie et un canon de l'Église, on a une simple plaisanterie. Si i désigne un agrégat de sentiments complexe et indéterminé, certains sentiments prédominent dans la proposition A est X, d'autres, dans la proposition X est B. Par conséquent, en réalité X est double ; mais les gens ne s'en aperçoivent pas et admirent le raisonnement (§ 1607). Ainsi, si X est la Nature, la Droite Raison, le Bien ou autres entités semblables, on peut être presque certain, pour ne pas dire tout à fait certain, que le raisonnement est de ce genre. Par exemple : « On vit bien quand on vit selon la Nature ; la Nature n'admet pas la propriété ; donc on vit bien quand il n'y a pas de propriété ». Dans la première proposition, de l'agrégat confus de sentiments, désigné par le terme Nature, surgissent les sentiments qui séparent ce qui est conforme à nos tendances (ce qui nous est naturel), de ce que nous faisons uniquement par contrainte (ce qui nous est étranger, déplaisant, hostile), et le sentiment approuve la proposition : « On vit bien, quand on vit selon la Nature ». Dans la seconde proposition surgissent les sentiments qui séparent le fait de l'homme (ce qui est artificiel), de ce qui existe indépendamment de l'action de l'homme (ce qui est naturel) ; et là aussi, celui qui se laisse guider par le sentiment admet que la propriété n'est pas l'œuvre de la Nature, que la Nature ne l'admet pas. Ensuite, de ces deux propositions résulte logiquement que l'on vit bien quand on vit sans la propriété ; et si cette proposition est aussi admise par le sentiment de celui qui entend le raisonnement, il estime celui-ci parfait sous tous les rapports. En vérité, le raisonnement est parfait, en ce sens qu'il satisfait tous les désirs de celui qui écoute, y compris le désir d'une teinte logique de quelque dérivation (§ 963, 1602).

§ 1547. Dans les cas concrets, les dérivations de la IVe classe que nous séparons en genres, sont employées ensemble, et souvent aussi s'ajoutent à d'autres dérivations. Il ne faut jamais oublier que ce n'est que par abstraction que nous pouvons isoler les dérivations simples qui composent les dérivations complexes qu'on observe dans l’usage courant.

§ 1548. Dans les genres de la IVe classe, les dérivations revêtent deux formes ; sous la première, on va de la chose au terme ; sous la seconde, on va du terme à la chose, réelle ou imaginaire. Dans les cas concrets, fréquemment les deux formes se mêlent, et, après être allé de la chose au terme, on revient du terme à une autre chose. Tel est le fond d'un nombre infini de raisonnements. Comme nous l'avons déjà dit au § 108, on peut sortir du domaine logico-expérimental aussi bien en employant des termes qui correspondent à des entités qui ne se trouvent pas dans ce domaine, qu'en faisant usage de termes indéterminés qui correspondent mal à des entités expérimentales. C'est pourquoi, parmi les dérivations, nous trouvons l'usage de ces termes. Nous avons déjà vu un grand nombre de dérivations verbales, au chapitre V. Au § 658 nous avons remarqué comment on va de la chose au nom et du nom à la chose, et, dans les paragraphes suivants, nous avons fait voir les erreurs qui se produisaient ainsi, c'est-à-dire les divergences entre les dérivations et la réalité. Les théories suivant lesquelles, de l'étymologie on peut déduire la nature de la chose dont on connaît le nom (§ 686 et sv.), sont justement des dérivations verbales dans lesquelles on va du nom à la chose. À cette opération étymologique directe s'ajoute une opération étymologique inverse (§ 691). Toutes les considérations faites à ce sujet au chapitre V sont ici sous-entendues.

§ 1549. (IV-α) Terme indéterminé désignant une chose réelle, et chose indéterminée correspondant à un terme. Ce genre de dérivation est si fréquent qu'il fait rarement défaut dans les dérivations concrètes. C'est pourquoi nous en avons déjà souvent parlé, et nous devrons encore en parler souvent, à l'avenir. Ici, nous nous bornerons à traiter d'un cas typique.

§ 1550. Un sophisme célèbre, connu sous le nom de sorite, a donné beaucoup à faire aux logiciens. Vous avez un grain de blé ; vous en-ajoutez un autre : vous n'avez pas un tas de grains ; vous en ajoutez un autre : vous n'avez pas non plus un tas de grains ; continuez ainsi indéfiniment, et vous en viendrez à la conclusion qu'un amoncellement de grains aussi grand qu'on voudra n'est pas un tas de grains ! La conclusion est évidemment fausse. Mais où gît l'erreur du raisonnement ? Le sophisme se présente souvent d'une façon inverse : en diminuant un tas d'un grain à la fois, et en démontrant ainsi que le dernier grain qui reste est un tas. De ce genre est le sophisme de l'homme auquel on enlève, un à un, tous ses cheveux sans qu'il devienne chauve, lorsqu'il lui en reste un seul. Cicéron explique bien qu'on peut généraliser le sophisme [FN: § 1550-1] : « (29, 92) Ce n'est pas seulement pour un tas de grains, duquel vient le nom [de sorite], mais pour n'importe quelle autre chose, telles la richesse et la pauvreté, le clair et l'obscur, beaucoup et peu, le grand et le petit, le long et le court, le large et l'étroit, que nous n'avons pas de réponse, si nous sommes interrogés au sujet d'augmentations ou de diminutions insensibles ». Il s'en tire avec une dérivation de ce genre allant du terme à la chose : parce que certains termes existent, il s'imagine qu'il doit aussi exister des choses réelles correspondantes : « La Nature [quand elle entre en scène, le sophisme est certain] ne nous donne aucune connaissance des limites des choses ». Donc, il y a vraiment une chose qui correspond au terme long, mais dame Nature n'a pas daigné nous faire connaître quelles sont les limites du long, et par conséquent nous autres, malheureux, ne pouvons le distinguer du court. Et si, au lieu de choses, il y avait seulement des sentiments qui correspondent à ces termes ? Dame Nature serait innocente de toute faute, et ce serait nous qui aurions le tort de ne pas savoir exprimer nos sentiments avec une précision suffisante. Chrysippe avait inventé une méthode dite du repos, pour se soustraire au sophisme. Il dit que, lorsqu'on vous demande si trois c'est peu ou beaucoup, avant d'arriver à ce terme beaucoup, il faut vous reposer. À quoi Carnéade objecte que cela n'empêchera pas qu'on ne revienne vous demander si, en ajoutant un au nombre auquel vous vous êtes arrêté, on obtient un grand nombre [FN: § 1550-2] . De plus, voici les sceptiques qui adoptent la méthode du repos, de Chrysippe, et l'étendent à tout raisonnement [FN: § 1550-3] . Carnéade se servait de ce sorite pour prouver qu'il n'y avait pas de dieux [FN: § 1550-4] .

§ 1551. Les philosophes qui n'ont pas pu trouver l'erreur de ce sophisme en ont été empêchés par l'habitude du raisonnement métaphysique. Ils ne pouvaient reconnaître cette erreur, sans reconnaître en même temps que tous leurs raisonnements étaient erronés. En effet, l'erreur du sorite consiste à employer des termes qui sont indéterminés, ne correspondent à rien de réel, et qui peuvent seulement éveiller certains sentiments. Il n'y a rien d'objectif qui corresponde aux termes beaucoup et peu, grand et petit, pesant et léger, etc. Mais le métaphysicien auquel il arriverait de reconnaître cela, entendrait aussitôt opposer à ses plus beaux raisonnements que dans la même et identique classe des termes que nous venons de relever, se trouvent aussi ceux de bon et mauvais, beau et laid, honnête et malhonnête, juste et injuste, moral et immoral, etc. (§ 963). La réponse à faire au sorite est la suivante : « Définissez ce que vous entendez par le terme tas (ou amoncellement ou autre semblable), et nous vous répondrons. Par exemple, si vous dites que le tas est composé de mille grains, lorsque nous serons arrivés à 999 grains, et que vous en ajouterez un autre, nous dirons : Voilà le tas ! Et si vous ne voulez pas définir rigoureusement les termes qu'il vous plaît d'employer dans votre raisonnement, à nous, il ne nous plaît pas de répondre. C'est à celui qui veut une réponse qu'il appartient d’expliquer clairement sa demande ». C'est ce que l'on doit répondre, aujourd'hui encore, aux économistes qui cherchent la cause de la valeur. Veuillez nous dire, braves gens, ce qu'est exactement cette valeur. Apprenez-nous comment et pourquoi elle doit avoir une cause, et ensuite nous vous répondrons; mais pas avant ». Dans le langage vulgaire, le terme valeur a certainement un sens évident, de même que le terme tas ; malheureusement ces sens sont également indéterminés, et cette circonstance empêche de pouvoir employer l'un ou l'autre dans des raisonnements scientifiques [FN: § 1551-1] .

§ 1552. (IV-β ß) Terme désignant une chose, et qui fait naître des sentiments accessoires, ou sentiments accessoires qui font choisir un terme. Ce genre de dérivations joue un grand rôle dans l'éloquence judiciaire et en politique. Il est très efficace pour persuader, d'autant plus que les sentiments ainsi suggérés par les termes s'insinuent chez celui qui écoute, sans que celui-ci s'en aperçoive. Dans sa Rhétorique, Aristote donne de bons conseils à ce propos [FN: § 1552-1] . « (10) Si l'on veut favoriser une chose, on doit prendre la métaphore de ce qu'il y a de meilleur ; si l'on veut nuire, de ce qu'il y a de pire ». Et plus loin : « (14) Les épithètes peuvent être empruntées au pire ou au honteux, comme : [Oreste] matricide ; ou bien au meilleur, comme : vengeur de son père ». Pour des motifs semblables, le fait de rester fidèle à sa foi se nomme persévérance, si la foi est orthodoxe, obstination, si elle est hérétique. En 1908, les amis du gouvernement russe appelaient exécution l'acte par lequel le gouvernement donnait la mort à un révolutionnaire ; assassinat, l'acte par lequel les révolutionnaires tuaient ceux qui appartenaient au gouvernement. Les ennemis du gouvernement intervertissaient les termes : c'est le premier acte qui était un assassinat, le second qui était une exécution. On fait une interversion analogue entre les termes expropriation et vol [FN: § 1552-2].

Répondant à un député, le comte de Bismarck disait, en 1864, au Landtag de Prusse [FN: § 1552-3] : « M. le député nous a reproché ... de ne vouloir rien avoir de commun avec l'Allemagne. Il faut qu'il y ait un charme tout particulier dans ce mot : „ allemand “. On voit que chacun cherche à s'approprier ce mot-là ; chacun nomme „ allemand “ ce qui lui est utile, ce qui peut être profitable à son intérêt de parti, et l'on varie, suivant le besoin, la signification du mot. De là vient qu'à certaines époques ce qui s'appelle „ allemand “ c'est de faire de l'opposition à la Diète, tandis qu'en d'autres temps, on dit qu'il est „ allemand “ de prendre parti pour la Diète devenue progressiste ». Aujourd'hui, celui qui veut favoriser quelque chose doit l'appeler moderne, démocratique, humain, et mieux encore largement humain, progressiste. À pareil feu d'artillerie peu de gens résistent. Si l'on s'en tient au sens propre des mots, il semblerait qu'un libre penseur devrait être un homme qui ne veut que peu ou point de liens à la pensée, ou mieux à la manifestation de la pensée, car la pensée intérieure est libre, tout à fait libre, et l'on ne peut vouloir ôter des liens qui n'existent pas. Au contraire, en fait, le libre penseur est un croyant qui veut faire dominer sa religion et imposer des liens à la pensée de ceux qui n'ont pas ses opinions [FN: § 1552-4]. Celui qui veut la liberté, dans le sens d'ôter les liens, devrait vouloir que, sans liens, on puisse parler aussi bien pour que contre la religion catholique. Au contraire, les libres penseurs admettent qu'on attaque la religion chrétienne, ou mieux la religion catholique, et refusent la faculté de la défendre. Ils veulent empêcher aux prêtres d'enseigner ; ils veulent que l'État ait le monopole de l'enseignement, pour pouvoir imposer leurs théories, pour lier la pensée dans le sens qu'ils estiment bon. Nous n'entendons nullement rechercher ici si cela peut être utile ou non à la société ; nous disons seulement que celui qui procède de cette façon détourne le mot libre de son sens usuel et lui fait signifier à peu près le contraire de ce sens.

§ 1553. De même, lorsqu'on parle de liberté et des liens qui l'entravent, souvent on laisse exprès indéterminée la nature de ces liens, et l'on ne distingue pas s'ils sont acceptés volontairement, ou s'ils sont imposés par une puissance extérieure, bien que cette différence soit essentielle en la matière [FN: § 1553-1]. On entend souvent parler de la « tyrannie papale » ; et l'on emploie le même terme, que la soumission à l'autorité papale soit volontaire, ou qu'elle soit appuyée par le bras séculier. Pourtant ce sont des choses entièrement différentes. De même, on entend souvent accuser d'oppression les personnes qui veulent exclure un individu quelconque de leur compagnie, qui veulent l'excommunier ; et l'on ne distingue pas si cette excommunication implique des peines édictées par les pouvoirs publics, ou bien si elle n'a d'autre effet que celui d'exclure l'individu d'une compagnie privée. Pourtant ce sont là encore des choses bien différentes. En France, par exemple, l'excommunication au moyen âge et l'excommunication aujourd’hui sont des choses qui, sous le même nom, diffèrent entièrement quant au fond. Aujourd'hui, le non-catholique se soucie peu d'être excommunié, et ne craint nullement d'être persécuté par la force publique. Mais il y a beaucoup de gens qui voudraient intervertir les rôles, et qui demandent, au nom de la liberté, que le pouvoir public intervienne pour imposer leur compagnie à ceux qui n'en veulent pas. C'est là un changement complet du sens des mots. Littéralement, on appelle libre la condition dans laquelle chacun choisit à soit gré sa compagnie, sans l'imposer à d'autres et sans qu'elle lui soit imposée par d'autres. S'il vous plaît d'appeler libre l'état dans lequel on vous impose la compagnie qui vous déplaît et vous répugne, il faut aussi, si nous voulons nous entendre, trouver un autre mot pour désigner au contraire l'état dans lequel on ne vous impose pas d'accepter la compagnie qui ne vous plaît pas [FN: § 1553-2].

§ 1554. En vérité, le sort échu au terme liberté est assez comique. En beaucoup de cas, maintenant il signifie précisément le contraire de ce qu'il signifiait il y a cinquante ans ; mais les sentiments qu'il fait naître demeurent les mêmes ; c'est-à-dire qu'il désigne un état de choses favorable aux personnes qui en font usage ou qui l'acceptent. Si Pierre lie Paul, celui-ci appelle liberté l'absence de ce lien ; mais si, à son tour, Paul lie Pierre, il appelle liberté le renforcement de ce lien. Dans les deux cas le terme liberté suggère à Paul des sentiments agréables. Il y a un demi-siècle, on appelait, en Angleterre, « parti libéral » celui qui voulait réduire autant que possible les liens qui ôtent en partie à l'individu la faculté de disposer de sa personne et de ses biens. Aujourd'hui, ou nomme « parti libéral » celui qui veut augmenter ces liens. Alors, le parti « libéral » voulait réduire les impôts ; aujourd'hui, il les augmente. En France et en Italie, les « libéraux » d'autrefois demandaient avec insistance qu'il fût permis à l'individu de travailler quand il lui plaisait, et jetaient feu et flamme contre la « tyrannie des rois et des prêtres » qui l'obligeaient à chômer aux jours de fête [FN: § 1554-1]. En France, au temps de la Restauration, les « libéraux » et le gouvernement se faisaient une guerre à mort pour ce motif. Qui ne se souvient des lignes écrites par P.-L. Courier, à ce propos ? [FN: § 1554-2] Même jusqu'en 1856, la crainte de voir imposer le repos dominical pousse à la résistance le Sénat de l'Empire, pourtant si soumis et si domestiqué ; mais un sentiment violent pousse même l'agneau à se révolter. Le sénateur Lavalette [FN: § 1554-3] « (p. 11) propose d'ajouter au serment que devra prêter la régente, conformément au sénatus-consulte de 1813, celui de faire respecter les lois du Concordat, y compris les lois organiques et la liberté du culte. Le coup visait directement l'Impératrice, suspectée d'être favorable à la suppression du mariage civil, au repos dominical obligatoire, et à toutes les exagérations ultramontaines ». Quand vint la votation, l'amendement fut admis par 56 voix et rejeté par 64. Maintenant tout est changé. La doctrine « libérale » veut qu'on impose le repos dominical, auquel, pour faire plaisir aux anticléricaux, on a donné le nom de repos hebdomadaire. Les ultra libéraux demandent qu'on institue des inspecteurs d'État, qui empêchent le travail que pourrait faire le citoyen, enfermé à double tour dans son domicile. Pour justifier ces mesures, on recourt à une dérivation du genre (IV-β 2). On dit que permettre à un individu de travailler en certains jours lèse la liberté de ceux qui ne veulent pas travailler ces jours-là, et que par conséquent on raisonne correctement en disant qu'on lui impose le chômage au nom de la liberté. Ceux qui sont métaphysiciens ajoutent qu'ainsi « l'État crée la liberté [FN: § 1554-4] ». Le terme liberté employé dans cette dérivation a trois sens : 1° un sens indéfini d'une personnification abstraite ; 2° un sens défini, qui est celui de la faculté de faire – ou de ne pas faire – et qui se dédouble en les deux suivants : (2-a) la faculté qu'a un individu déterminé ; (2-b) la faculté qu'ont d'autres individus différents de l'individu déterminé. Souvent, ces deux facultés s'opposent l'une à l'autre, et par conséquent, une mesure qui protège l'une lèse l'autre. Les dérivations tirent parti de ce triple sens pour transporter sur le premier ce qui n'est valable que pour l'un des seconds. Parfois, pour dissimuler cette amphibologie, ou ajoute une épithète à la liberté, dans le premier sens (§ 1561). La dérivation que nous examinons transporte sur le premier sens ce qui est valable pour le sens (2-b), et dit que la mesure envisagée protège la liberté. On pourrait, avec tout autant de raison, transporter sur le premier sens ce qui s'applique au sens (2-a), et l'on dirait alors que la mesure lèse la liberté. Le conflit pratique ne se résout ni par l'une de ces dérivations ni par l'autre, mais seulement en examinant si, en vue du but que l'on veut atteindre, il est utile de faire prévaloir (2-a) sur (2-b) ou vice versa. Mais ainsi, on passerait des dérivations au raisonnement logico-expérimental.

§ 1555. Nous venons de voir dans quel rapport se trouve la dérivation avec la réalité logico-expérimentale. Il nous reste à voir pourquoi on emploie cette dérivation. D'où provient cette obstination à désigner par un terme unique des choses différentes et même opposées ? Simplement du fait que l'on veut conserver les sentiments agréables que suggère ce terme [FN: § 1555-1] . C'est pour le même motif que l'empire romain continua à porter le nom de république. En outre aussi, mais certainement dans une mesure très secondaire, il y a là l'effet d'un reste de pudeur de certains politiciens qui, brûlant aujourd'hui ce qu'ils ont adoré hier, copiant les gouvernements « réactionnaires » dont ils disent tant de mal, veulent faire semblant d'avoir conservé la doctrine qui leur était profitable, lorsqu'ils combattaient ces gouvernements. Quant à la justification, en particulier, dont nous avons parlé, elle est employée, comme les autres dérivations de ce genre, pour transporter, à volonté, sur le sens (2-a) ou sur le sens (2-b), les sentiments favorables et indéterminés qui sont suscités par le sens 1.

§ 1556. (IV-γ) Terme à plusieurs sens et choses différentes désignées par un seul terme. On emploie cette dérivation, soit directement pour attribuer un sens à une proposition qu'on emploie ensuite dans un autre sens (§ 491-1), soit indirectement, pour éviter la contradiction de deux propositions ; ce qu'on obtient en dédoublant un ou plusieurs termes de ces propositions. On emploie aussi cette dérivation pour allonger un peu l'expression d'une simple affirmation, et donner ainsi au discours une apparence de raisonnement logique (§ 1420 et sv.). Au lieu de dire simplement : A est B, on dit : A est X ; puis, ou bien on sous-entend, par accord de sentiments, ou bien on dit explicitement que X est B, et l'on a ainsi « démontré » que A est B. Logiquement, cette voie allongée n'est pas meilleure que la voie abrégée (§ 783) ; mais elle est préférable, par rapport aux sentiments, car elle satisfait le besoin de développements pseudo-logiques [FN: § 1556-1].

De ce genre sont les sophismes très nombreux dans lesquels le moyen terme a deux sens, se dédouble, et ceux, très nombreux aussi, dans lesquels un terme a successivement deux significations, ce qui peut aboutir à un raisonnement en cercle. Un type très usité est le suivant. On affirme que tous les A ont l'opinion B. Ici, A a un sens générique, indéterminé et qui s'accorde simplement avec les sentiments de celui qui écoute. Par conséquent, d'habitude, on n'en demande pas davantage. Mais si l'on demande : « Définissez-moi A », la réponse, plus ou moins entortillée, embrouillée, implicite, aboutit au fond à affirmer qu'on appelle A ceux qui ont l'opinion B ; et ainsi A prend une nouvelle signification. De cette manière, le raisonnement revient à dire que celui qui a l'opinion B a l'opinion B. Nous avons déjà donné de nombreux exemples de cette sorte (§ 592, 593 et passim).

§ 1557. Comme exemple de l'usage direct du présent genre de dérivations, on peut citer celui du terme solidarité (§ 451 et sv.). Les solidaristes avouent eux-mêmes qu'on l'emploie dans des sens très différents. M. Croiset [FN: § 1557-1] dit, à propos de ce terme : « (p. VI). Tout le monde l'emploie, et à force de l'employer, on oublie volontiers de se demander ce qu'il signifie. Or, si l'on y regarde, on s'aperçoit sans peine qu'il s'applique à des choses fort différentes. Il y a d'abord une solidarité de fait qui n'est que la dépendance réciproque de divers éléments associés. Par exemple, en droit, des débiteurs sont solidaires lorsque chacun est tenu de payer la dette de tous. En biologie, les parties d'un organisme sont dites « solidaires », lorsque les modifications subies par l'une d'entre elles ont leur contre-coup sur les autres » [FN: § 1557-2]. À mettre ensemble deux choses très différentes, l'auteur se trompe. Deux individus également solvables sont condamnés à payer solidairement une certaine dette. Le créancier se fait payer par l'un d'eux, mais celui-ci a recours contre l'autre et se fait rendre la part qu'il a payée pour lui, de la dette commune. Un individu est condamné à avoir la main coupée, en un lieu où existe ce genre de peine. Si nous voulons, pour un moment, assimiler les deux bras à deux débiteurs solidaires, ils ont à acquitter solidairement la dette commune. Un seul la paye, et bien que l'autre ait sa main entière, l'individu ne s'amusera pas à en couper la moitié, ou toute autre partie, pour récupérer le bras privé de la main. Donc il y a une différence essentielle entre la solidarité des deux bras considérés comme des individus ayant une dette commune, et leur solidarité biologique. Ensuite l'auteur nous fait très naïvement connaître le motif pour lequel ce terme de solidarité a eu tant de succès. Le motif est, au fond, que ce terme est assez indéterminé pour que chacun puisse lui faire signifier ce qu'il désire [FN: § 1557-3] . L'observation est bonne et s'applique en général aux dérivations à termes ambigus et indéterminés. Voilà pourquoi des termes semblables sont excellents pour les dérivations, très mauvais pour les raisonnements scientifiques. Pour éveiller les sentiments et pour dissimuler la réalité, il est utile que les termes ne soient pas précis. Pour trouver les rapports qui existent entre les faits, il est utile que les termes soient aussi précis que possible. Les apôtres de la solidarité font donc très bien d'employer des termes indéterminés ; mais, à défaut d'autre preuve, cela seul suffirait à montrer la vanité de leur prétention de nous donner des raisonnements scientifiques.

§ 1558. Comme exemple de l'usage indirect des dérivations du présent genre, ou peut citer la proposition : « Tu ne dois pas tuer ». On forme cette proposition en donnant au terme tuer un sens général, pour avoir l'appui du tabou du sang, qui défend de verser le sang humain en général, ou du moins le sang des hommes d'une même collectivité. Mais voici apparaître des cas dans lesquels, au contraire, on doit tuer. Alors, pour faire disparaître la contradiction, on restreint le sens du terme tuer, et les deux propositions en lesquelles se dédouble le précepte : « Tu ne dois pas tuer » s'entendent dans ce sens : « On ne doit pas tuer, si ce n'est en certaines circonstances », et « l'on doit tuer en certaines circonstances ». De cette façon, il est vrai, la contradiction disparaît, mais devenues explicites, les deux propositions signifient peu de chose ou rien ; c'est pourquoi on ne leur donne pas directement cette forme.

§ 1559. Les pacifistes ont la formule : « Les conflits internationaux doivent être résolus par l'arbitrage, par le tribunal international de La Haye, et non par la guerre » ; et ils appellent cela assurer la paix par le droit. En 1911, l'Italie déclara la guerre à la Turquie, sans se soucier le moins du monde ni d'arbitrages ni du tribunal de La Haye. Les pacifistes étrangers restèrent fidèles à la formule, et blâmèrent le gouvernement italien. Plusieurs pacifistes italiens le louèrent, au contraire, parce qu'en faisant la guerre, il avait revendiqué « le bon droit de l'Italie ». Bien entendu, si un autre pays quelconque, X, s'était trouvé dans le même cas que l'Italie, plusieurs pacifistes du pays X auraient dit exactement ce qu'ont dit les pacifistes italiens, tandis que ceux-ci auraient désapprouvé le gouvernement du pays X [FN: § 1559-1]. De tels pacifistes, qui se montrent favorables à la guerre, paraissent donc avoir la formule : « Les conflits internationaux doivent être résolus par l'arbitrage, excepté le cas où il est plus profitable au pays qui veut faire la guerre de les résoudre par la guerre ». Mais, en présence de ces termes, on se demande : Qui n'est pas pacifiste ? En réalité, comme nous l'avons vu tant de fois, ces personnes agissent, poussées par certains sentiments, et non par un raisonnement logique.

§ 1560. Nous avons là un bon exemple des divergences possibles entre l'accord d'une théorie avec la réalité, et son utilité sociale.

Les pacifistes italiens se divisèrent en deux camps : d'un côté, ceux qui applaudissaient à la guerre de Libye, et que l'on pourrait appeler pacifiste-belliqueux ; de l'autre, ceux qui restèrent fidèles à leur doctrine pacifiste, et qu'on pourrait nommer pacifistes-pacifistes. Les premiers avaient certainement tort, au point de vue logique, et avaient peut-être raison, au point de vue de l'utilité que pouvait retirer leur nation. Il n'est pas moins certain que les seconds avaient raison, au point de vue de la logique et de la fidélité à leurs principes, tandis qu'ils pouvaient avoir tort, au point de vue de l'utilité. Ce n'est pas ici le lieu de résoudre, en ce cas spécial, le problème de l'utilité. Il suffit, pour notre raisonnement, que les solutions indiquées tout à l'heure comme possibles le soient effectivement. Plus loin (§ 1704 et sv.) nous verrons les résidus qui se dissimulaient sous ces dérivations, et nous traiterons d'un aspect de l'utilité, au chapitre XII.

§ 1561. Un moyen très usité pour dédoubler les termes consiste à y ajouter certaines épithètes, comme : vrai, droit, honnête, élevé, bon, etc. Ainsi, on distingue un vrai A d'un simple A, et la différence entre ces deux choses peut aller jusqu'à les rendre opposées. De cette façon, par exemple, on fait disparaître la contradiction que nous avons relevée (§ 1554) pour le terme liberté : on distingue une vraie liberté, de la simple liberté, et parfois la première est exactement le contraire de la seconde. Travailler quand il vous semble bon et quand il vous plaît, c'est de la simple liberté ; mais travailler seulement quand cela semble bon et plaît à d'autres, c'est de la vraie liberté. Boire du vin quand cela vous semble bon et vous plaît, c'est de la simple liberté ; le tsar l'octroie aux Finlandais ; mais si l'on vous interdit de boire même une seule goutte de vin, cela, c'est de la vraie liberté, et l'assemblée libérale de la Finlande l'aurait octroyée à ses administrés, si elle n'en avait été empêchée par le despotisme du tsar.

§ 1562. Cet emploi de l'épithète vrai est utile, parce que, comme nous l'avons vu pour le terme solidarité, signifiant peu de chose ou rien du tout, on peut lui faire signifier ce qu'on veut [FN: § 1562-1] . Et si quelque indiscret veut savoir ce que l'une de telles épithètes peut bien vouloir dire, aussitôt on lui sert un beau raisonnement en cercle. Veux-je donner à un terme A la signification du terme ?Je dis que le vrai A est B. Mais quelqu'un me demande : Comment distingue-t-on le vrai A du A qui n'est pas vrai ? Je réponds d'une façon plus ou moins voilée que seul le A qui est B mérite le nom de vrai.

§ 1563. C'est ainsi qu'on affirme que la raison conduit à une certaine conclusion B, par exemple à l'existence de Dieu, ou de la solidarité. L'athée, ou l'anti-solidariste répondent : « Ma raison à moi ne me conduit pas à cette conclusion ». On leur réplique : « Parce que vous ne faites pas usage de la droite raison ». Mais comment distingue-t-on la droite raison de celle qui n'est pas droite ? D'une manière bien simple : La droite raison croit en Dieu, ou en la solidarité.

§ 1564. Chacune des sectes chrétiennes a eu ses martyrs, et chacune a cru que seuls les siens étaient de vrais martyrs. Saint Augustin dit clairement et sans ambages : « (4) Tous les hérétiques aussi peuvent souffrir pour l'erreur, non pour la vérité, parce qu'ils mentent contre le Christ lui-même. Tous les païens et les impies qui souffrent, souffrent pour l'erreur » [FN: § 1564-1] . Bien entendu, la « vérité » est celle à laquelle Saint Augustin croit, et l'erreur, toute autre croyance. Bayle a bien vu le sophisme d'un raisonnement semblable à celui de Saint Augustin, et qui avait pour but de démontrer que les orthodoxes ont raison et les hérétiques tort de persécuter ceux qui n'ont pas leur croyance [FN: § 1564-2] . Ce sophisme, vieux de bien des siècles, est toujours vivace. Il a servi aux chrétiens pour persécuter les païens, aux catholiques pour persécuter les protestants ; et vice versa ; aux diverses sectes protestantes, pour se persécuter mutuellement, aux chrétiens pour persécuter les libres penseurs, et maintenant à ceux-ci pour persécuter ceux-là, et spécialement les catholiques. Sous le second Empire, en France, on ne voulait pas que Renan enseignât ; sous la troisième République, on ne veut pas que le Père Scheil enseigne (§ 618-2) ; mais l'Empire avait tort, parce qu'il était dans « l'erreur », et la République a raison, parce qu'elle est dans le « vrai ». Beaucoup de personnes, en Italie aussi, font le raisonnement suivant : « Les catholiques n'ont pas le droit d'enseigner, parce qu'ils enseignent l'erreur, seuls les libres penseurs ont le droit d'enseigner, parce qu'ils enseignent la vérité ». Naguère, c'était un raisonnement opposé qui était de mode. C'est ainsi que les sages changent avec les temps [FN: § 1564-3]. Autrefois les cléricaux disaient, aujourd'hui les libéraux répètent qu'on doit accorder la liberté du bien, non celle du mal ; la liberté du vrai, non celle de l'erreur. Inutile d'ajouter que ce qui est bien et vrai pour les uns est mal et erroné pour les autres, et vice versa. Les termes vérité, erreur ont autant de sens qu'il y a de partis. C'est seulement grâce à une dérivation (IV-β) qu'on préfère ces termes à leurs synonymes : ce que je crois, et : ce que je ne crois pas.

§ 1565. Les dérivations du genre (IV-γ) mettent généralement en action les résidus de la IIe classe. Les notions et les sentiments qu'un terme donné fait naître en nous persistent quand on ajoute une épithète à ce terme ; ils peuvent même être renforcés par un choix opportun des épithètes. Si la liberté est une bonne chose, combien meilleure doit être la vraie liberté ! Si la raison ne peut pas nous induire en erreur, la droite raison le pourra d'autant moins.

§ 1566. Le plus grand nombre des propositions exprimées sous la forme : « Cette doctrine est vraie, donc on peut, on doit l'imposer », emploient un terme équivoque. Les personnes auxquelles on veut imposer cette doctrine n'admettent nullement qu'elle soit vraie ; elles la disent fausse. La proposition indiquée plus haut devrait donc être exprimée ainsi : « Cette doctrine est pour nous la vérité ; donc nous pouvons, nous devons l'imposer ». Mais, sous cette forme, la proposition a beaucoup moins de force persuasive que sous la première forme.

§ 1567. Dans les dérivations théoriques, le sens du substantif vérité oscille souvent entre deux extrêmes. D'une part, le mot signifie ce qui est d'accord avec les faits ; c'est ce qu'on appelle parfois la vérité expérimentale et la vérité historique. D'autre part, il signifie ce qui est d'accord avec certains sentiments, lesquels emportent le consentement de la foi [FN: § 1576-1] . Entre ces deux extrêmes, il y a une infinité de sens intermédiaires. L'accord avec les faits peut être la conséquence d'observations et d'expériences scientifiques, de recherches appartenant à ce qu'on appelle la critique historique, ou même seulement de l'effet que produisent les faits sur l'esprit d'une personne ou de plusieurs personnes, des sentiments qu'ils font naître. Là aussi, nous trouvons des degrés intermédiaires entre les extrêmes : d'une part, le scepticisme scientifique ou historique, qui corrige certaines impressions par d'autres, et qui permet par conséquent de les adapter autant que possible aux faits ; d'autre part, une foi si vive que les faits ne peuvent l'ébranler en aucune façon ; et l'impression qu'ils font est toujours déformée d'autant qu'il est nécessaire pour l'accorder avec la foi [FN: § 1567-2]. La mécanique, d'Aristote à Laplace, l'histoire naturelle, de Pline à Cuvier, l'histoire romaine, de Tite-Live à Mommsen, l'histoire grecque, d'Hérodote à Grote et à Curtius, etc., ont progressé de ce dernier extrême au premier, et le terme vérité a continuellement changé de sens (§ 776 et sv.).

§ 1568. Ainsi que nous l'avons déjà dit (§ 645), celui qui répète un récit fait par autrui emploie souvent des termes quelque peu différents de ceux qu'il a entendus ; mais il estime dire la vérité, en ce sens que ses termes lui font éprouver la même impression que ceux qu'il a entendus. Il n'est pas possible de se rappeler les termes précis d'un long discours. La mémoire n'a gardé que le souvenir de l'impression éprouvée. C'est cette impression qu'on s'efforce de reproduire, lorsqu'on veut rapporter le discours ; et ce faisant, on croit de parfaite bonne foi avoir dit la vérité. En pratique, devant les tribunaux, cette reproduction approximative des faits suffit d'habitude, étant donné le but que se propose le tribunal. Si elle paraît insuffisante sur quelque point, le président prie le témoin de s'expliquer mieux.

§ 1569. On sait assez que les historiens anciens ont la manie de rapporter les discours qu'ils affirment avoir été prononcés par leurs personnages. Polybe même, pourtant si précis, suit cette voie [FN: § 1569-1] . Par exemple, il nous rapporte le discours tenu par P. Cornelius à ses soldats, avant la bataille du Tessin. Pourtant il est tout à fait certain que Polybe ne pouvait savoir, mot pour mot, ce que contenait ce discours. Il est donc évident que ce ne peut pas être la reproduction précise d'un fait, mais que c'est uniquement la manifestation de l'impression produite sur Polybe par les récits du fait. On peut en dire autant des récits des anciens historiens, en général, et aussi d'une partie considérable de ceux des historiens modernes. Ils nous font connaître plus souvent leurs impressions que des faits.

Parfois ces impressions se rapprochent de la réalité historique ;. parfois elles s'en écartent, et, la distance qui les sépare de la réalité s'accroissant, elles peuvent finir par n'avoir plus aucun rapport avec elle.

§ 1570. À cet extrême correspondent les impressions que décrit Jean Réville, à propos du quatrième évangile [FN: § 1570-1] : « (p. 113) Le but de l'évangile, le but même du Prologue, est historique, voilà ce qu'il importe essentiellement de ne pas perdre de vue. Seulement l'auteur écrit l'histoire comme l'écrivaient tous les hommes de son temps, imbus de l'esprit alexandrin, c'est-à-dire avec un souverain dédain pour la réalité matérielle concrète, de même que Philon ou saint Paul. L'histoire, telle que la comprennent ces grands esprits, ce n'est pas la narration pragmatique des événements, la fidélité dans la reproduction des détails, le souci d'une chronologie exacte, la (p. 114) résurrection intégrale du passé. La tâche de l'historien consiste pour eux à faire ressortir la valeur morale et spirituelle des faits, leur sens profond, ce qu'il y a de vérité éternelle [autre belle entité !] dans chaque phénomène historique contingent et éphémère. L'histoire se transforme pour eux en une vaste allégorie, un symbole perpétuel dont la valeur intime importe seule*. Cela est très difficile à comprendre pour nos intelligences modernes dont la mentalité est toute différente, mais c'est l'évidence même pour ceux qui ont vécu dans l'intimité de Philon et de la plupart des premiers écrivains chrétiens ». Au point de vue scientifique, ce passage contient de bonnes observations, avec l'adjonction de dérivations étrangères à la science. L'auteur éprouve le besoin de nous apprendre que Philon et Saint Paul sont de « grands esprits ». Il y a au contraire des gens qui les tiennent pour des auteurs dont la valeur logico-expérimentale est fort sujette à caution. On ne peut résoudre ce problème en passant ; mais il est singulier que l'auteur adresse cette louange à ces personnages précisément lorsqu'il nous les fait voir comme de piètres historiens. Encore s'il avait fait lui-même cette distinction ! Il y a là une dérivation (IV-β). L'auteur veut, par des sentiments accessoires, dissiper le blâme que pourraient faire naître les faits. Ensuite, on voit apparaître une respectable entité qui a nom « la tâche de l'historien ». Ces « grands esprits » la comprennent en ce sens qu'ils doivent écrire l'histoire sans se soucier des faits [FN: § 1] . Cela admis, on se demande pourquoi les Mille et Une nuits n'auraient pas leur place parmi les livres d'histoire. À ce qu'il paraît, il y a des « phénomènes historiques contingents et éphémères », et d'autres qui ne le sont pas. Quels sont donc ces phénomènes ? L'auteur ne le dit pas. Ensuite, il est impossible de savoir ce que peut bien être cette « vérité éternelle », dont il existe, à ce qu'il paraît, une quantité plus ou moins grande dans « chaque phénomène historique ». Annibal a passé avec son armée en Italie. C'est là un fait historique. Mais qui dira combien il renferme de « vérité éternelle » ? De tels propos sont vides de sens.

§ 1571. Ainsi, après avoir rappelé les doutes qui existent au sujet de la réalité historique du déluge biblique, A. Loisy ajoute [FN: § 1571-1] : « (p. 152) Le récit de la création est (p. 153) vrai, bien qu'il ne contienne pas d'histoire et qu'il s'encadre dans une cosmologie qui n'est plus admise aujourd'hui. Qui sait s'il n'y a pas dans les chapitres suivants, des récits qui sont vrais aussi à leur manière, bien qu'ils ne contiennent pas tous les éléments historiques matériellement exacts que nous nous efforçons d'y trouver ? » (§ 774 et sv.). Il est évident que, dans ce passage, le mot vrai a pour l'auteur un sens différent de celui qu'il possède, par exemple, dans la proposition : « Il est vrai que Garibaldi a débarqué en Sicile, en 1860 ». Mais tant que l'auteur ne nous dit pas le sens précis qu'il veut donner au mot vrai, nous ne pouvons ni accepter ni repousser les conclusions dans lesquelles se trouve ce terme, si nous voulons demeurer dans le domaine logico-expérimental. Si nous en sortons, si nous allons dans celui du sentiment, nous accepterons ou nous repousserons les conclusions, suivant les sentiments indéterminés que ce mot éveillera en nous [FN: § 1571-2]. On remarquera que tout concourt à agir sur le sentiment. L'auteur veut absolument tirer parti des sentiments favorables que le terme vrai éveille en nous ; aussi parle-t-il d'un récit qui est vrai, bien qu’il ne contienne pas d'histoire, d'éléments historiques matériellement exacts. Pourquoi matériellement ? Si l'on entend le mot vrai dans le sens de en accord avec les faits, comment un récit peut-il bien être historique et ne pas être matériellement exact ? Il pourrait être historique dans l'ensemble et ne pas être exact partiellement ; mais il ne semble pas que ce soit ce que l'auteur entend ; et s'il avait jamais entendu cela, il ne devait pas parler de récits vrais à leur manière. Jules César a été ou n'a pas été dictateur. Dans le premier cas, la dictature de César est un fait historique ; dans le second, elle ne l'est pas. On ne comprend pas ce que voudrait dire la proposition suivante : « Dire que César n'a pas été dictateur est un récit vrai à sa manière, bien qu'il ne renferme pas les éléments matériellement exacts que nous y cherchons ».

Il est difficile de deviner ce que l'auteur a exactement voulu dire. Il se peut qu'il ait voulu exprimer qu'il y a des récits qui ne correspondent pas à la réalité historique, à la réalité expérimentale, mais qui correspondent à certaines choses étrangères au monde de l'expérience, choses que le sentiment de certains hommes croit connaître. Si c'était effectivement de cette idée qu'il s'agit, il eût été plus précis de l'énoncer d'une façon analogue à celle que nous avons indiquée ; mais, au point de vue des dérivations, il était bon de s'en abstenir, afin de ne pas perdre ce cortège de sentiments agréables que le terme vérité traîne à sa suite.

§ 1572. Dans un chapitre plein de réticences, Mgr. Duchesne se donne beaucoup de peine pour justifier, sans en avoir l'air, les persécutions contre les donatistes [FN: § 1572-1] . Après avoir cité un ouvrage de Saint Augustin, il écrit : « (p. 143) Sous d'autres formes encore, livres de controverses, conférences locales, sermons, lettres, les évêques s'efforçaient de présenter la vérité et de la faire parvenir au public donatiste ». Il est évident que pour Mgr. Duchesne aussi, cette vérité est différente de celle que « présentaient et faisaient parvenir au public » Saint Augustin et d'autres Saints Pères, lorsqu'ils niaient qu'il y eût des antipodes. Si donc on voulait éviter l'équivoque, au lieu du mot vérité, on devrait écrire : ce que les catholiques croient être la vérité. Mais alors, on manquerait le but, qui est de créer une confusion entre la vérité subjective, qui n'est reconnue que par les personnes qui ont la foi, et la vérité objective, qui est prouvée par l'accord avec les faits, et par conséquent de faire naître un sentiment de blâme contre les donatistes, capables de nier cette vérité objective.

§ 1573. C'est précisément grâce aux termes qui, en réalité, sont subjectifs, que ces dérivations peuvent être employées pour prouver aussi bien le pour que le contre. Par exemple, les dérivations dont se sert Mgr. Duchesne, pour justifier les persécutions souffertes en Afrique par les donatistes, sont précisément les mêmes que celles dont on se sert en France, de notre temps, pour justifier les persécutions contre les coreligionnaires de Mgr. Duchesne. Celui-ci commence par reprocher aux donatistes d'avoir été les ennemis des catholiques. De même les libres penseurs français reprochaient aux catholiques d'être leurs ennemis et ceux de la République. Il arriva qu'en Afrique un évêque catholique de Bagaï (p. 130) fut maltraité par les donatistes. Il arriva qu'en France Dreyfus fut maltraité, dit-on, par les catholiques. « (p. 130) Poussé à bout, l'épiscopat catholique [le gouvernement républicain français]. se rappela qu'il existait des lois contre les fauteurs de schisme [contre les congrégations religieuses] et qu'en somme toute cette église donatiste [le plus grand nombre des congrégations religieuses] représentait une vaste contravention ». Après avoir rappelé les pénalités de la loi de Théodose contre les hérétiques, Mgr. Duchesne continue : « (p. 131) C'eût été beaucoup de sévérité, s'il s'était agi d'hérétiques paisibles [de catholiques qui ne s'occupent pas de politique, dira-t-on, en France ; qui ne sont pas des moines ligueurs, dira Waldeck-Rousseau]; mais, eu égard au tempérament des donatistes et aux excès qu'ils se permettaient sous l'œil de fonctionnaires complaisants, c'était trop peu [nos anti-cléricaux contemporains diront : mais eu égard au tempérament des cléricaux et aux excès qu'ils se permettaient contre Dreyfus, contre les Israélites, les protestants, contre les libres penseurs, sous l'œil de magistrats complaisants, c'était trop peu] ». Mgr. Duchesne se réjouit de la persécution exercée, au temps de Saint Augustin, contre les donatistes, comme le ministre Combes, un chef des anti-cléricaux, se réjouit de la persécution exercée, de notre temps, contre les catholiques, ou, si l'on veut, les « cléricaux » français. « (p. 132) On ne peut nier que la pression officielle ait abouti à de sérieux résultats. L'exaltation des circoncellions [des moines ligueurs de Waldeck-Rousseau] n'était pas le fait de tous les donatistes [de tous les catholiques français]. Il ne manquait pas parmi eux de gens sensés qui se rendaient compte de la stupidité de leur schisme [de l'infaillibilité du pape, dira-t-on en France] et ne cherchaient qu'un (p. 133) prétexte pour s'en détacher ; beaucoup étaient donatistes par habitude, par tradition de famille, sans savoir pourquoi, sans même y penser sérieusement [c'est dans des termes tout à fait identiques que les anti-cléricaux français parlaient des catholiques] ; d'autres n'étaient retenus dans la secte que par la frayeur que leur inspiraient les violents. En somme, l'intervention de l'État tendait beaucoup moins à molester les consciences qu'à les délivrer d'une oppression insupportable ». C'est justement ce qu'ont dit et répété Waldeck-Rousseau, Combes et tous les anti-cléricaux français ; et il ne manque pas de métaphysiciens pour nous apprendre qu'en persécutant les cléricaux le gouvernement a « créé la liberté ».

§ 1574. Ces bons et doux catholiques de Saint Augustin ne demandaient rien d'autre – dit Mgr. Duchesne – que l'unité de la foi. Mais n'est-ce pas précisément ce que demandait M. Combes ? Il disait : « Nous croyons qu'il n'est pas chimérique de considérer comme souhaitable et comme praticable de réaliser dans la France contemporaine ce que l'ancien régime avait si bien établi dans la France d'autrefois. Un seul roi, une seule foi : telle était alors la devise. Cette maxime a fait la force de nos gouvernements monarchiques, il faudrait en trouver une qui soit analogue et qui corresponde aux exigences du temps présent (séance du Sénat, du 24 juin 1904) ». Mgr. Duchesne cite un certain refrain, et ajoute : « (p. 127) Les enfants catholiques chantaient cela par les rues et popularisaient ainsi la politique d'union ». En France, au XXe siècle, La Lanterne et d'autres journaux anti-cléricaux se donnaient la même tâche. Sous Louis XIV, dans les Cévennes, les dragons aussi s'employaient activement à réaliser « l'unité de la foi ».

§ 1575. Les vérités qu'on trouve en ce monde sont si nombreuses, qu'il peut bien y en avoir une qui soit conforme au rapport existant entre le récit de Mgr. Duchesne et les faits tels qu'ils sont racontés par Saint Augustin, avec les commentaires dont celui-ci les accompagne. Mais il est certain que cette vérité n'est pas la vérité historique, et que le texte du saint fait une tout autre impression que la prose de l'auteur moderne.

En vérité, Saint Augustin vise à quelque chose de plus et de mieux qu'à réprimer « une contravention aux lois ». Le bon saint nous donne une théorie complète de la persécution. Il compare le schismatique au frénétique [FN: § 1575-1] , et veut employer la force pour guérir aussi bien l'un que l'autre. Il n'admet pas qu'on ne doive pas être forcé à la justice [FN: § 1575-2] , et il le prouve par un grand nombre de beaux exemples bibliques. Cet excellent homme veut employer l'exil et les amendes contre les dissidents, afin qu'ils apprennent à préférer ce qu'ils lisent dans l'Écriture aux rumeurs et aux calomnies des hommes [FN: § 1575-3] . Il va sans dire que les rumeurs et les calomnies sont les choses jugées telles par le docte Saint Augustin, par le grand savant qui lisait dans l'Écriture qu'il n'y a pas d'antipodes, contrairement aux rumeurs et aux calomnies des ignorants qui y croyaient. Pour qu'il ne subsiste aucun doute sur ses intentions, le saint ajoute : « Et cela, en vérité, je l'ai dit de tous les donatistes et de tous les hérétiques qui, devenus chrétiens par les sacrements, s'éloignent de la vérité du Christ ou de l'unité » [FN: § 1575-4]. Quiconque lirait uniquement l'histoire de Mgr. Duchesne, et ne recourrait pas au texte de Saint Augustin, serait loin de soupçonner l'existence de toute cette doctrine. Ce n'est pourtant pas une chose négligeable, et Mgr. Duchesne sait fort bien que lorsqu'en France, sous Louis XIV, on voulut persécuter les protestants, l'archevêque de Paris fit imprimer la traduction de deux lettres de Saint Augustin, pour justifier la nouvelle persécution par l'ancienne. Il n'ignore pas non plus que Bayle en tira argument pour une éloquente défense de la tolérance [FN: § 1575-5]. Mgr. Duchesne n'aurait pas mal fait de nous donner son avis sur ce point, sans recourir, pour pouvoir garder le silence, au prétexte de la contravention.

§ 1576. Il ne parle pas non plus de la cupidité qui portait les catholiques à s'approprier les biens des donatistes. Saint Augustin, qui nous apprend le fait [FN: § 1576-1], donne une réponse de peu de valeur, en disant que les donatistes qui se convertirent conservèrent leurs biens, et il feint de ne pas comprendre l'accusation, quand il objecte qu'il y a contradiction entre vouloir convertir les donatistes et vouloir les dépouiller de leurs biens : le reproche vise les biens, non pas de ceux qui se convertissent, mais de ceux qui ne se convertissent pas. Elles sont belles les métaphores dont se sert Saint Augustin, pour justifier les persécutions contre les donatistes [FN: § 1576-2] . « Devais-je raisonnablement m'opposer à cette mesure – dit-il – afin que vous ne perdiez pas les choses que vous dites vous appartenir, et que vous puissiez proscrire le Christ en toute sécurité ? afin que vous puissiez faire testament selon le droit romain, tandis que vous déchiriez par des incriminations calomnieuses le Testament de droit divin donné à vos pères [remarquez le double sens de testament et le jeu de mots tenant lieu d'argument] ... afin que vous puissiez librement contracter des achats et des ventes, tandis que vous osiez diviser ce que le Christ vendu a acheté ? » Et l'auteur continue ainsi, accumulant des contrastes obtenus grâce à des termes à double sens et des jeux de mots. Ces arguments pitoyables et absurdes ont été admirés par un grand nombre de gens. Ainsi que nous l'avons si souvent dit et répété en des cas semblables, cela montre la vanité des dérivations. Au fond, le raisonnement de Saint Augustin est le suivant : « Vous croyez ce que nous, nous estimons erroné. Par conséquent, tout est licite pour vous amener de cette croyance, que nous estimons mauvaise, à la nôtre, que nous estimons bonne ; et vous ne pouvez vous plaindre de rien, puisqu'en vous convertissant, vous avez un moyen d'éviter tout dommage ». Mais sous cette forme, le raisonnement a beaucoup moins de force persuasive que sous la forme employée par Saint Augustin, où la vérité et l'erreur, le bon et le mauvais, de subjectifs deviennent objectifs.

§ 1577. Il est naturel que celui qui partage la foi de Saint Augustin ne puisse admettre que les termes rappelés plus haut sont subjectifs. Mais s'il voulait qu'ils fussent objectifs, il pourrait aussi admettre, sans nuire à sa foi, que leur objectivité est différente de celle qu'on trouve dans une expérience de chimie ou de physique ; et cela suffirait pour éviter toute contestation avec la science expérimentale, qui s'occupe uniquement de faits de ce dernier genre.

§ 1578. D'autres fois, la confusion entre les nombreuses espèces de vérités a lieu sans aucune intention préconçue d'en tirer avantage. Elle reproduit seulement une confusion analogue qui existe dans l'esprit de l'auteur. Celui-ci voit les faits à travers un verre coloré, et les décrit tels qu'il les voit. Il dit ce qui lui paraît bien, et ne se soucie guère de rechercher dans quel rapport est ce bien avec la réalité expérimentale. Quand Renan parle de l'« ineffable vérité » [FN: § 1578-1] des sentences de Jésus dans l'Évangile selon Matthieu, il est évident qu'il donne au terme vérité un sens entièrement différent de celui qu'il aurait, si l'auteur parlait d'une expérience de chimie ou de physique ; mais on ne sait pas à quelle réalité objective correspond le terme dont Renan fait usage, et il semble probable qu'il corresponde simplement à certains de ses sentiments. De toute façon, on voit dans ses œuvres que, pour lui, la vérité historique n'est pas du tout la vérité scientifique. Il observe que deux récits d'une même scène, faits par des témoins oculaires, diffèrent essentiellement, et demande : « Faut-il pour cela renoncer à toute la couleur des récits et se borner à l'énoncé des faits d'ensemble ? Ce serait supprimer l'histoire [FN: § 1578-2] . » Non ; ce serait simplement supprimer le roman historique. Celui qui refuserait de s'occuper d'histoire parce qu'il ne peut la connaître au complet, dans tous ses moindres détails, refuserait de posséder le moins parce qu'il ne peut avoir le plus ; mais vice versa, celui qui accepte le moins qui est certain, ou presque certain, ne s'oblige pas ainsi à accepter aussi le plus, qui est incertain ou manifestement contraire aux faits. Nous ne pouvons avoir une description complète d'aucun fait ; mais il faut du moins s'efforcer de savoir ce qui nous est connu du fait, et ce que nous devons négliger. En outre, la probabilité a différents degrés. Il est presque certain que la bataille du Tessin a eu lieu ; il est très douteux qu'avant de la livrer, P. Cornelius ait prononcé le discours que lui attribue Polybe ; il est presque certain, en tout cas, qu'il doit y avoir quelque différence entre les paroles dites par P. Cornelius, et celles que rapporte Polybe. Il est presque certain – pour ne pas dire certain, au sens vulgaire – que Jutes César a existé ; il est très douteux, pour ne pas dire plus, que Romulus soit également un personnage réel. Nous ne pouvons donc mettre dans la même classe des choses si différentes. Au point de vue des dérivations, la confusion est utile ; au point de vue logico-expérimental, on ne saurait tolérer ces équivoques. Que l'on donne le nom qu'on voudra à l'accord d'un récit avec les faits ; qu'on l'appelle vérité historique ou autrement, cela importe peu. Mais si l'on ne veut pas parler pour ne rien dire, il faut que ce nom soit différent de celui qui désigne les miracles des diverses religions, les différentes légendes, les présages et les récits du genre de la Lampe merveilleuse d'Aladin. Une partie de ces récits auront, si l'on veut, une vérité supérieure à la vérité expérimentale, – soit, ne disputons pas là-dessus – mais en somme, il faut que cette vérité, supérieure autant qu'on voudra, ait un nom qui permette de la distinguer de l'humble, inférieure et vulgaire vérité expérimentale [FN: § 1578-3].

§ 1579. L'abbé de Broglie explique assez bien une notion subjective de la nature des prophéties. Kuenen avait démontré que les prophéties de la Bible ne concordent pas avec les faits ; l'abbé de Broglie répond [FN: § 1579-1] : « p. 194) Kuenen part d'une fausse notion de la prophétie. Il suppose que les textes prophétiques n'ont qu'un seul sens, que ce sens doit être clair, qu'il doit être celui que les Prophètes et leurs contemporains ont compris. Il n'admet d'accomplissement de prophétie que quand les événements sont conformes au sens ainsi fixé ». Tel est, en effet, le sens des raisonnements objectifs de la critique historique, et, en général, de la science logico-expérimentale [FN: § 1579-2] . L'abbé de Broglie oppose à Kuenen certains raisonnements subjectifs qu'on peut parfaitement accepter, pourvu qu'on les distingue des précédents. C'est là le point essentiel, si l'on ne veut pas divaguer. L'abbé de Broglie écrit : « (p. 194) Tout autre est la vraie notion de la prophétie ». Et comme d'habitude, ce terme vrai nous conduit à l'amphibologie. Cela n'arriverait pas, si, au lieu de vraie notion, l'abbé de Broglie disait « ma notion », ou bien « la notion des catholiques », ou s'il usait d'une autre expression équivalente ; mais il ne le fait pas, parce que la dérivation a besoin du mot vrai, pour faire naître certains sentiments. Notre auteur continue. « (p. 194) C'est une parole de Dieu, adressée aux générations futures et qui ne doit être comprise qu'après l'événement. C'est une énigme dont l'événement doit donner la clef » [FN: § 1579-3]. Si l'on raisonne objectivement, on doit reconnaître que, de cette façon, les prophéties des païens valent celles des chrétiens, et l'énigme du « mur de bois » qui devait sauver les Athéniens est même beaucoup plus claire qu'un grand nombre de prophéties bibliques. De notre temps, les somnambules nous gratifient aussi de prophéties vraies, qui ne sont comprises que par les gens bien disposés, et après que le fait prédit a eu lieu. Le Livre des Songes nous fait aussi connaître, avec une certitude absolue, les numéros qui sortiront au tirage de la loterie ; mais par malheur, c'est en général seulement après le tirage que l'on comprend quels numéros on devait jouer ; ce qui est profondément regrettable pour les pauvres gens qui portent leur argent à la loterie. Un certain Guynaud s'est donné la peine d'écrire un livre pour démontrer que toutes les prophéties de Nostradamus se sont vérifiées ; et ses raisonnements ne sont, après tout, pas plus mauvais que d'autres du même genre sur la vérification des prophéties [FN: § 1579-4] (§ 621 et sv.). Mais il n'est pas très difficile d'accorder des prophéties avec des faits passés. Lors même que l'erreur des faits est patente, l'abbé de Broglie tente encore une conciliation, et finit par dire que si l'on n’y réussit pas, on peut suspendre son jugement à ce sujet [FN: § 1579-5].

§ 1580. On pose souvent cette question ; « Comment doit-on écrire l'histoire ? » D'abord, il y a l'amphibologie du terme histoire, qui peut signifier deux genres bien différents de compositions, suivant le but visé : 1° On peut avoir le but exclusivement scientifique de décrire les faits et leurs rapports. Uniquement pour nous entendre, appelons histoire scientifique ce genre de composition. 2° On peut avoir divers autres buts : par exemple celui de fournir une lecture agréable ; c'est ce qu'on essaye de faire dans le roman historique ; un but didactique, qui serait de peindre l'histoire sous des couleurs si vives qu'elle pénètre et s'imprime dans l'esprit ; dans cette intention, on se résigne, s'il le faut, à sacrifier la précision au coloris ; et l'on s'efforce d'atteindre ce but au moyen d'histoires qui se rapprochent plus ou moins du roman historique ; un but d'utilité sociale ou d'une autre utilité semblable, qui consisterait à faire naître, à provoquer, à émouvoir les sentiments, de manière à fortifier le patriotisme, le respect pour un certain genre de régime politique, le désir de grandes et utiles entreprises, le sens de l'honnêteté, etc. On tend vers ce but au moyen de compositions flottant entre l'histoire scientifique et le roman historique, et qui ont pour caractéristique de savoir colorer opportunément les faits, et surtout de les passer sous silence, lorsqu'il le faut [FN: § 1580-1] . On doit savoir s'écarter de la réalité expérimentale, sans se laisser prendre en flagrant délit de mensonge. Souvent l'auteur est aidé en cette tâche, parce qu'avant d'induire les autres en erreur, il s'est trompé lui-même. Il voit les faits tels qu'il les dépeint aux autres. Ensuite, dans la question que nous étudions, il y a une autre amphibologie : celle du terme doit-on, qui peut se rapporter au but même, ou bien aux moyens à employer pour l'atteindre. La proposition : comment doit-on écrire l'histoire ? peut signifier : 1° Lequel des buts précédents doit-on, faut-il choisir? 2° Ce but choisi, quels moyens doit-on, faut-il employer pour l'atteindre ? La première de ces propositions est elliptique, comme toutes les autres du genre [FN: § 1580-2] . L'indication du but spécial en vue duquel on doit choisir ce but de l'histoire fait défaut. Par exemple, on peut dire : En vue de la prospérité matérielle, politique ou autre, d'un pays, d'une classe sociale, d'un régime politique, etc., comment est-il bon que se comportent les divers auteurs qui écrivent l'histoire ? Ou bien : Quand et comment est-il bon d'employer ces compositions historiques ? Convient-il d'en employer une seule ? ou bien de les employer toutes en proportions différentes, suivant les diverses classes sociales [FN: § 1580-3], suivant les diverses fonctions sociales des individus ? Ou bien encore : Dans un pays donné et en un temps donné, laquelle de ces compositions est-il bon d'employer dans les écoles primaires, laquelle dans les écoles secondaires, laquelle dans les universités, pour procurer des avantages déterminés à la société entière, à une partie de la société, à un régime politique déterminé, etc. ? La seconde des propositions indiquées est de nature technique. Le but est exprimé, et lorsqu'on demande de quels moyens on doit faire usage pour l'atteindre, cela revient à demander quels sont les moyens les mieux adaptés pour l'atteindre.

La proposition : « Comment doit-on enseigner l'histoire ? » se confond en grande partie avec la précédente, car, en général, on écrit l'histoire dans le but de l'enseigner, et, de toute manière, elle donne lieu à des observations analogues. D'habitude, on ne fait pas la distinction des genres que nous avons indiqués ici, et les compositions qui portent le nom d'histoire sont un mélange de ces genres, avec une adjonction d'un grand nombre de considérations éthiques. Mais il serait prématuré de s'arrêter maintenant sur ce sujet, qui trouvera mieux sa place au chapitre XII.

§ 1581. Jusqu'à présent, nous nous sommes placés au point de vue objectif. Si nous considérons ces propositions au point de vue subjectif, elles sont, en général, bien exprimées, et l'amphibologie disparaît, parce qu'au fond leur signification est la suivante : « Quels sont les sentiments qui, chez vous, s'accordent avec les sentiments qu'éveillent dans votre esprit les termes : écrire, enseigner l'histoire ? »

§ 1582. Précisément parce que, ainsi posé, le problème a une solution unique, beaucoup de personnes s'imaginent qu'il n'en a qu'une aussi, quand on l'envisage au point de vue objectif ; et s'il leur vient, par hasard, quelque doute, elles distinguent avec peine les différentes solutions objectives. Souvent, presque toujours, un auteur qui écrit une histoire plus ou moins altérée ne sait pas lui-même quelle altération il apporte aux faits, et il les raconte tels qu'ils se présentent à son esprit, sans trop se soucier de rechercher s'il les voit tels qu'ils sont. Il serait surpris, si on lui demandait : « Dites-nous au moins si c'est une histoire scientifique que vous voulez écrire, ou bien une histoire mélangée de roman historique, de digressions polémiques ou autres ». Il dirait peut-être : « C'est une histoire et voilà tout ». Ainsi que nous l'avons souvent observé, celui qui suit le raisonnement scientifique distingue, sépare des choses que les personnes étrangères à ce raisonnement confondent au moins en partie.

§ 1583. Même celui qui recherche de quelle manière on doit enseigner l'histoire, pour qu'elle soit le plus possible utile à la société, doit ou croire ou au moins feindre de croire qu'il y a une solution unique. Ni lui ni l'artiste qui joue dans un drame ne peuvent s'interrompre pour avertir le public que ce qu'ils disent est de la fiction ; tous deux doivent s'incarner dans leur rôle, éprouver ce qu'ils disent. Mais ces considérations nous entraînent dans un domaine différent de celui auquel appartient ce chapitre.

§ 1584. Le terme souverain bien [FN: § 1584-1], ou même simplement bien, a une infinité de sens, et chaque philosophe le définit à sa façon. Ces sens ont ceci de commun : un noyau de certains sentiments agréables, qui demeurent, après qu'on a éliminé des sentiments désagréables ou seulement même réputés tels. À un extrême, nous avons uniquement les plaisirs sensuels du moment ; puis vient s'ajouter la considération des peines ou des plaisirs futurs ; puis l'action qu'ont sur l'individu ceux qui sont en rapport avec lui ; puis l'opposition que l'individu même trouve entre les plaisirs sensuels et les plaisirs, ou les peines qu'il éprouve, grâce à certains résidus, particulièrement ceux de la IIe et de la IVe classe ; continuant ainsi, on voit ces résidus devenir prédominants, et les plaisirs sensuels accessoires ; jusqu'à ce qu'enfin, on atteigne l'autre extrême, où tout sentiment agréable est mis en un anéantissement des sens, en une vie future, en quelque chose qui dépasse, en somme, le domaine expérimental.

§ 1585. Jusqu'ici, nous avons considéré l'individu, vu de l'extérieur ; mais l'individu lui-même, dans son for intérieur, ne voit presque jamais les choses de cette façon. On remarquera tout d'abord que, à l'instar de ce qui arrive en général pour de semblables sentiments, là où nous cherchons des théories précises, il n'existe qu'un ensemble d'idées peu déterminées ou dont la détermination est seulement verbale. Et cela non seulement pour le vulgaire, mais aussi pour les gens instruits, même savants, très savants. Pourtant, il arrive que les commentateurs cherchent tant et plus quelle était l'idée de leur auteur, et ne réussissent presque jamais à la trouver [FN: § 1585-1] . Il n'y a pas à s'en étonner, ni à en attribuer la faute à quelque défaut de leurs connaissances ou de leur raisonnement, car ils cherchent ce qui n'existe pas (§ 541 1°, 578). Ensuite, comme nous l'avons déjà remarqué tant de fois, chez l'individu qui veut donner une forme précise et logique aux sentiments qu'il éprouve, il y a d'habitude la tendance à attribuer une valeur absolue à ce qui n'est que relatif, à rendre objectif ce qui n'est que subjectif. Par conséquent, celui qui a en lui l'un des innombrables agrégats de sentiments décrits plus haut n'exprimera pas son état en disant simplement ce qu'il éprouve : il exprimera comme absolue et objective cette façon de sentir. Il ne dira jamais : « À moi et pour moi ceci paraît être le souverain bien ». Il dira, ce qui est bien différent : « Ceci est le souverain bien » ; et il emploiera des dérivations pour le prouver.

§ 1586. La dérivation sera en partie justifiée par le fait qu'outre le phénomène subjectif indiqué tout à l'heure, il y en a d'autres encore, qui sont objectifs, et qu'il faut considérer. Un certain agrégat A de sentiments existant chez un individu, nous pouvons nous poser les problèmes suivants. Quel sera, à un moment déterminé, et pour un but déterminé, l'effet, sur l'individu, de l'existence de A. De même, quel sera cet effet sur d'autres individus déterminés, sur des collectivités déterminées ? Au fond, ces problèmes constituent la théorie de l'équilibre social, et la difficulté de les résoudre est très grande. C'est pourquoi, ne pouvant faire autrement, nous devons chercher à les simplifier, en sacrifiant plus ou moins la rigueur.

§ 1587. On peut obtenir une première simplification en ne tenant pas compte des déterminations précises de l'individu, des collectivités, du moment, ou bien, en d'autres termes, en considérant certains phénomènes moyens et généraux. Mais, pour ne pas tomber en de graves erreurs, il faut se rappeler ensuite que les conclusions de ces raisonnements seront, elles aussi, moyennes et générales. Par exemple, on peut dire : « Le plaisir présent peut être compensé par la peine future ». C'est une manière elliptique de dire : « Pour beaucoup d'hommes, en général, il y a compensation entre le plaisir présent et le plaisir futur ». On peut dire : « Pour beaucoup d'hommes, en général, le plaisir présent peut causer une grave peine, en raison de la perte de l'estime et de la considération (en général) des autres individus de la collectivité ». Mais il serait erroné de tirer de cette proposition générale une conséquence particulière, en disant, par exemple : « Le plaisir présent peut causer à Paul une grave peine, en raison de la perte de l'estime et de la considération des individus M, N, P... ». En effet, il se pourrait que Paul ne se souciât point de cette estime ni de la considération, en général, ou bien, en particulier, de l'estime et de la considération de M, N, P...

§ 1588. On indique souvent l'effet sur les collectivités d'une manière quelque peu indéterminée, en parlant de la prospérité économique, militaire, politique, de la nation ; ou bien de la prospérité de la famille ou d'une autre collectivité restreinte, au point de vue de l'économie, de la dignité, de l'estime d'autrui, etc. Quand on ne peut avoir le plus, on est bien forcé de se contenter du moins, et ces problèmes, bien que nullement rigoureux, peuvent toutefois conduire à des théories sociologiques qui, en moyenne et en général, ne s'écartent pas trop des faits. Pour l'heure, nous devons nous considérer comme heureux, si nous pouvons les résoudre tant bien que mal, au moins en partie. Au fur et à mesure que la science progressera, on s'efforcera de les poser et de les résoudre plus rigoureusement.

§ 1589. Mais pour celui qui ne suit pas les méthodes de la science expérimentale, ces problèmes ne sont même pas posés de la façon peu rigoureuse indiquée tout à l'heure ; ils sont posés d'une manière absolument indéterminée. On recherche, par exemple, ce que doit faire l'individu, sans même établir les distinctions si simples entre son « bien » direct et son « bien » indirect, entre le « bien » de l'individu considéré comme faisant partie d'une collectivité et le « bien » de la collectivité. Peut-être, par une concession extrême, parlera-ton du « bien » de l'individu et du « bien » de la nation à laquelle il appartient, et nous pourrons nous estimer heureux si, au bien de la nation on ne substitue pas le « bien » de l'humanité. Mais, dans cette considération, les résidus de la sociabilité ne tardent pas à s'imposer, et au lieu de rechercher la solution des problèmes, on fait un prêche pour démontrer à l'individu qu'il doit sacrifier son « bien » à celui de l'humanité.

§ 1590. Tout cela se reflète dans les dérivations au moyen desquelles, partant des sentiments qui existent chez l'individu, ou de certains résidus, on arrive à démontrer que cet individu doit agir de la manière que l'auteur de la dérivation estime bonne. Cette manière ne s'écarte jamais beaucoup de celle qui est reçue par la société dans laquelle vit l'auteur. Comme d'habitude, on sait d'où l'on part ; on sait où l'on doit arriver ; la dérivation suit une voie quelconque qui joint ces deux points.

§ 1591. La dérivation qui use du mot souverain bien, ou bien, met tout dans ce mot : elle y met les agrégats des sentiments dont elle part ; elle y met aussi tout ce qu'elle peut des résultats qu'elle veut obtenir. Ainsi, l'une des plus fréquentes dérivations est celle qui, partant des sentiments d'égoïsme, donne le moyen d'atteindre le but des oeuvres de l'altruisme.

§ 1592. Un phénomène analogue a eu lieu en économie politique. Les économistes littéraires, incapables d'avoir une notion précise de l'équilibre économique, ont mis dans le terme valeur tout ce qu'ils pouvaient y mettre comme données de faits et comme résultats auxquels ils voulaient arriver. C'est ainsi que le terme valeur est devenu, bien qu'en de moindres proportions, un quid simile du terme souverain bien.

§ 1593. Les philosophes anciens et les modernes, ainsi que les théologiens, se sont donné beaucoup de peine pour trouver ce que pouvait bien être ce souverain bien ; et comme c'est une chose subjective, au moins en grande partie, chacun trouvait aisément ce qui lui plaisait. L'extrême, auquel on ne considère autre chose que le plaisir présent des sens, extrême qui n'est atteint, pas même par le chien, lequel sait aussi considérer des peines et des plaisirs futurs, n'a pas ou presque pas de théoriciens ; il est même douteux que les propositions qu'on pourrait citer comme étant de cette espèce, soient autre chose que des plaisanteries.

§ 1594. La première adjonction au sentiment du plaisir sensuel présent peut être la considération des conséquences, sensuelles elles aussi, de ce plaisir. À vrai dire, il ne semble pas que personne ait jamais été assez stupide pour les négliger entièrement. Celui qui le ferait, devrait avaler, uniquement parce qu'elle a bon goût, une boisson qu'il saurait être toxique. La question consiste donc uniquement dans la considération plus ou moins étendue de ces conséquences [FN: § 1594-1] .

§ 1595. Chez les cyrénaïques, qui appelaient souverain bien le plaisir présent, il semble que l'extension des conséquences n'était pas grande, mais était pourtant notable. Aristippe [FN: § 1595-1] , pour le peu que nous en savons, voulait que l'homme gouvernât toujours par son esprit les sentiments de plaisir sensuel et présent auxquels il cédait. C'est ce qu'exprime le mot célèbre d'Aristippe à l'égard de Laïs [FN: § 1595-2] : « Je la possède ; elle ne me possède pas ». Suivent d'autres adjonctions, toujours pour considérer d'autres plaisirs, outre les plaisirs présents ; ainsi, on disait déjà d'Aristippe qu'il déconseillait de rien faire contre les lois, à cause des peines établies [FN: § 1595-3] , et l'on ajoute : de l'opinion ; mais cela nous transporte dans un autre domaine. En suivant cette voie, on peut, par des dérivations opportunes, arriver où l'on veut.

§ 1596. Quand on dit que le souverain bien c'est la volupté [FN: § 1596-1] (I, 12, 40) Extremum autem esse bonorum voluptatem, il y a déjà une dérivation qui appartient au genre (IV-γ), et qui feint de donner l'explication d'un terme indéterminé, obscur, en le présentant comme équivalent d'un autre terme, lui aussi indéterminé, obscur. À la vérité, la volupté qui figure dans cette formule n'est pas la volupté vulgaire, que tout le monde connaît, mais une autre, qu'il faut déterminer. Cicéron plaisante là-dessus [FN: § 1596-2] : « (II, 3, 6) Alors il dit en riant : Ce serait vraiment parfait que celui-là même qui dit que la volupté est le but de tout ce que nous attendons, l'extrême, l'ultime des biens, ne sût pas ce que c'est ! » Il ajoute que les termes de voluptas en latin, en grec, sont parfaitement clairs, et que ce n'est pas sa faute à lui s'il ne les comprend pas quand ils sont employés par Épicure ; mais que c'est la faute de celui-ci, qui les détourne de leur sens vulgaire. En cela, Cicéron a raison ; mais sa critique va beaucoup au-delà de ce qu'il voudrait, car elle atteint tous les raisonnements métaphysiques, y compris ceux de Cicéron lui-même. Pour ne pas chercher trop loin, voici que, lorsque Cicéron veut prouver que la volupté n'est pas le souverain bien, il dit, en parlant d'hommes qui satisfont tous les plaisirs des sens : « (II, 8, 24) Je ne dirai jamais que ces gens dissolus vivent bien ou bienheureusement ». Dans cette proposition, il induit le lecteur en erreur, par le double sens de vivre bien ou bienheureusement, cette expression pouvant se rapporter aux sensations des gens dissolus ou à celles de Cicéron, lequel devrait dire, par conséquent : « Les gens dissolus estiment leur vie bonne et bienheureuse, et moi, si je devais mener cette vie, je ne l'estimerais pas telle ». Cicéron ajoute ensuite : « (II, 8, 24) De là résulte, non pas que la volupté n'est pas la volupté, mais qu'elle n'est pas le souverain bien ». Cela est vrai ou faux, suivant la personne dont il s'agit. Pour les gens dissolus, c'est le souverain bien ; pour Cicéron, ce n'est pas le souverain bien ; et cette dernière expression se rapporte à une chose qui n'est pas bien définie [FN: § 1596-3].

§ 1597. Nous avons une proposition : A est égal à B, et nous voulons au contraire qu'il soit égal à C. Pour cela, nous avons deux procédés : ou bien de respecter la première proposition, et de changer le sens de B, de manière à ce qu'il soit identique à C ; ou bien de nier la première proposition, et d'y substituer la suivante : A est égal à C.

§ 1598. La dérivation s'allonge, parce qu'en outre de la volupté, on veut tenir compte de résidus de la persistance des agrégats (juste, honnête, etc.), et de résidus de l'intégrité personnelle (honorable, digne, etc.), soit relativement à l'individu, en les plaçant dans l'agrégat de sentiments qu'il éprouve, soit à l'égard d'autres personnes, de la collectivité, en plaçant dans la dérivation l'indication de certains buts qu'on veut atteindre. On a ainsi un très grand nombre de théories dont nous n'avons pas à nous occuper ici ; nous nous bornerons à exposer le peu qui est nécessaire pour mieux comprendre la nature des dérivations.

§ 1599. Cicéron [FN: § 1599-1] rappelle que, selon Hiéronyme de Rhodes, le souverain bien est l'absence de toute douleur (II, 3, 8). Il blâme Épicure, qui ne sait se décider (II, 6, 18), car il devrait, ou accepter la volupté au sens vulgaire, que Cicéron dit être celui d'Aristippe, ou prendre pour volupté l'absence de douleur, ou unir les deux choses, et avoir ainsi deux buts. « (II, 6, 19) En vérité, de nombreux et grands philosophes tirent une semblable union des buts des biens ; ainsi Aristote, qui unit l'usage de la vertu à une vie de prospérité parfaite. Calliphon ajouta la volupté à l'honnête ; Diodore ajouta à l'honnête l'absence de douleur. Épicure aurait pu faire de même, s'il avait uni la maxime qui maintenant est de Hiéronyme avec celle qui fut d'Aristippe ». Il compte ensuite (II, 11, 35) qu'en ce qui concerne le souverain bien, il y a trois opinions dans lesquelles il n'est pas question de l'honnête : celles d'Aristippe ou d'Épicure, d'Hiéronyme, de Carnéade [pour celui-ci le souverain bien consiste à jouir des principes de la nature : Carneadi frui principiis naturalibus, esset extremum], trois autres où l'honnête est mis avec quelque chose d'autre ; ce sont celles de Polémon, de Calliphon, de Diodore. Une seule, dont Zénon est l'auteur, met le souverain bien dans la décence et dans l'honnêteté.

§ 1600. Suivant Saint Augustin, Varron faisait un compte plus ample des opinions possibles, et arrivait au nombre respectable de 298 ; mais ensuite il observe qu'elles se réduisent à douze, en triplant les quatre choses : la volupté – le repos – la volupté unie au repos – les premiers biens de la Nature – la vertu. Varron supprime les trois premières, non qu'il les blâme, mais parce qu'elles sont comprises dans les premiers biens de la Nature [c'est là une belle, mais obscure entité], et il réduit ainsi les opinions à trois : la recherche des premiers biens de la nature pour arriver à la vertu, ou la vertu pour arriver à ces biens, ou la vertu pour elle-même. Saint Augustin [FN: § 1600-1] tourne en plaisanterie tous ces bavardages, et, les négligeant, établit et arrête que la vie éternelle est le souverain bien, la mort éternelle le souverain mal. Ainsi nous voilà arrivés à l'autre extrême des dérivations.

§ 1601. Le noyau de sentiments correspondant aux divers sens donnés par les métaphysiciens et par les théologiens au terme vrai, est constitué principalement par des notions qui ne trouvent pas d'opposition dans l'esprit de celui qui emploie l'un des noms que l'on donne à ces sens. Ainsi naît spontanément la conception de l'égalité du bien et du vrai, qui sont des agrégats de sentiments, lesquels ne trouvent ni l'un ni l'autre d'opposition dans l'esprit de celui qui emploie ces mots. Pour des motifs semblables, on peut étendre l'égalité à ce qu'on dit être beau. Y aura-t-il un homme qui, trouvant une chose bonne et vraie, ne la jugera pas de même belle ? Ce qui existe dans son esprit doit exister dans l'esprit de tous, surtout si c'est un métaphysicien ou un théologien ; et quiconque a le malheur de ne pas penser comme lui, ne mérite certainement pas le nom d'homme. D'où résulte aussitôt la conclusion que tous les hommes sont d'accord avec lui ; et le pouvoir et le lustre de ses excellentes théories s'accroissent. Mais il se peut que cet homme éminent trouve un pareil, qui ne soit pas d'accord avec lui. Autrefois ils se persécutaient alors mutuellement, se mettaient en prison, parfois se brûlaient ; aujourd'hui, adoucis, ils se contentent de s'injurier.

§ 1602. Il y a aussi une belle entité qui s'appelle Nature et qui, avec son adjectif naturel, auquel se joint encore un certain état naturel, joue un grand rôle dans les dérivations. Ce sont des mots si indéterminés que souvent celui-là même qui les emploie ne sait ce qu'il veut leur faire exprimer [FN: § 1602-1] . Dans la vie journalière, l'homme rencontre beaucoup de choses qui lui sont contraires, lui causent des maux ou seulement des ennuis, par suite de certaines circonstances qu'il estime artificielles. Telles seraient les attaques des brigands, les embûches des voleurs, les arrogances de ceux qui sont riches ou puissants, etc. Si l'on élimine toutes ces circonstances, il reste un noyau, que nous appellerons naturel, par opposition aux artifices éliminés, et qui doit nécessairement être parfaitement bon, puisque nous nous sommes précisément débarrassés de tout ce qu'il y avait de mal (§ 1546). Qu'on veuille bien observer, en effet, la manière dont raisonnent tous les auteurs métaphysiciens, théologiens, adeptes des physiocrates, de Rousseau, et autres semblables rêveurs. Ils ne disent pas : « Voici un état que nous appelons naturel. L'observation de tel et tel qui l'ont vu et étudié, a fait connaître qu'il avait certaines qualités ». Au contraire, ces personnes, partant de l'état présent, éliminent tout ce qui leur paraît mal, et donnent le nom de naturel à ce qui reste. Bien plus, Rousseau, admiré, adoré encore par beaucoup de gens, avoue naïvement qu'il ne se soucie pas des faits (§ 821). Parmi ses nombreux précurseurs, on peut mettre ce saint Père qui, louant le bel ordre donné par Dieu à la Nature, raconte que, dans cette Nature, tous les petits animaux vivent dans la paix et la concorde [FN: § 1602-2] . N'avait-il donc jamais vu des araignées manger des mouches, des oiseaux manger des araignées, des abeilles essaimer ? N'avait-il pas lu Virgile [FN: § 1602-3] ? De nos jours encore, nous trouvons des auteurs qui valent ce saint Père, et rien n'est plus amusant que la manière de raisonner de ceux qui se moquent des « superstitions catholiques », et qui accueillent avec respect les superstitions des fidèles de Rousseau.

§ 1603. Dans les notes de sa traduction du traité des Lois de Cicéron [FN: § 1603-1] , Ch. de Rémusat trouve au moins quatre sens dans lesquels le mot Nature est employé par Cicéron. À cause du manque de place, je me borne à les indiquer brièvement ; mais le lecteur fera bien de les voir dans l'original. Nous avons : l° un sens général : la nature est l'ensemble des faits de l'univers 2° un sens particulier : la nature est la constitution de chaque être 3° un autre sens, expliqué ainsi : « Mais Cicéron l'emploie aussi dans un sens propre et singulier, qui n'est déterminé qu'implicitement et par la connaissance de sa doctrine [excellent moyen de créer des logomachie]. La nature d'un être est ce qui le constitue, ce qu'il est, ou sa loi. En conséquence elle est bonne, elle est sa perfection ; témoin ces phrases : Ad summum perducta natura, 1, 8; ducem naturam, 1, 10, etc. Ainsi l'expression du droit naturel n'est pas indifférente ; car elle emporte que le droit existe par lui-même, qu'il fait partie de la loi générale des êtres [il y a des gens qui comprennent cela !] Voyez : Natura constitutum, 1, 10 ; quod dicam naturam esse, quo modo est natura, utilitatem a natura, 1, 12 ». 4° Une certaine puissance. « C'est par une dérivation vague de cette acception que l'on se représente aussi la nature comme une puissance distincte et agissante qui produit et conserve le monde... Natura largita est, docente natura, 1, 8 ; eadem natura, 1, 9; natura factos, natura dati, a natura data, 1, 12 ».

Le lecteur peut aisément se figurer combien est précieux pour les dérivations ce terme qui signifie tout. et rien.

§ 1604. Avec Aristote, dame Nature change entièrement d'aspect. Le Stagirite [FN: § 1604-1] commence par remarquer (II, 1, 1) que les êtres naturels ont en eux un principe de mouvement ou de repos, tandis qu'au contraire un lit, un vêtement ou d'autres objets semblables n'ont pas ce principe, parce qu'ils ne tendent pas à changer. Il suit de là que « (2) la nature est principe et cause du mouvement et du repos, pour l'être en lequel ce principe existe primitivement en soi et non par accident ». Ensuite, il y a encore une autre définition. « (1, 10) En un sens, nous pouvons appeler nature la matière première existant chez les êtres qui ont en eux un principe de mouvement et de mutation. En un autre sens : la forme et l'espèce selon la définition [FN: § 1604-2] ». Aujourd'hui encore, il y a des gens qui s'imaginent comprendre ces discours et les admirent. Dans la préface de sa traduction du traité que nous venons de citer d'Aristote, Barthélemy Saint-Hilaire dit : « (p. IV). je n'hésite pas à déclarer pour la Physique qu'elle est une de ses œuvres [d'Aristote] les plus vraies et les plus considérables » [FN: § 1604-3] . Pourtant, au sujet de la définition de la nature, indiquée tout à l'heure, le bon Barthélemy Saint-Hilaire a quelques scrupules : « (p. XXXII) Je ne voudrais pas soutenir que cette définition (p. XXXIII) de la nature soit à l'abri de toute critique... Lui-même [Aristote] sans doute la trouvait insuffisante ; car il essaie de l'approfondir un peu davantage. Il se demande donc puisqu'il reconnaît deux éléments essentiels dans l'être, la matière et la forme, avec la privation, si c'est la matière ou la forme qui est la véritable nature [comment distingue-t-on la vraie nature de celle qui n'est pas vraie ?] des êtres. Il incline à penser que la forme d'une chose est bien plutôt sa nature que ne l'est la matière ; car la matière n'est en quelque sorte qu'en puissance, tandis que la forme est l'acte et la réalité ». Nous avons ainsi un excellent exemple de dérivations verbales : on a mis ensemble un grand nombre de mots qui excitent certains sentiments, mais qui ne correspondent à rien de réel.

§ 1605. D'après la manière dont furent constitués les agrégats de sentiments correspondant aux termes : fin de l'homme, souverain bien, droite raison, nature, on comprend aisément que ces termes peuvent être pris l'un pour l'autre, car, en somme, ils représentent, avec beaucoup d'indétermination, un même ensemble de sentiments. C'est ainsi que les Stoïciens ont pu dire que la fin de l'homme, le souverain bien, c'est vivre suivant la nature. Qu'est-ce que cette nature représente de précis ? On l'ignore ; et il est bon qu'on ne le sache pas, parce que les sens divers et indéterminés qu'on lui donne servent à faire accepter la proposition indiquée tout à l'heure, et d'autres semblables. Bien plus, selon Stobée, Zénon commença par dire d'une manière encore plus indéterminée, que la fin, c'est de vivre d'une façon harmonique ; ce qui, ajoute Stobée, [FN: § 1605-1] « est vivre suivant une raison et harmoniquement. Mais ceux qui vinrent ensuite, en corrigeant, expliquèrent ainsi : vivre en harmonie avec la nature [FN: § 1605-2] ... Cléanthe, le premier,... ajouta la nature, et établit que la fin, c'était de vivre en harmonie avec la nature ». Continuant à rendre équivalents des termes qui correspondent à certains sentiments, les Stoïciens disent que la fin, c'est la félicité : « c'est là vivre suivant la vertu, vivre harmoniquement ou, ce qui revient au même, vivre suivant la nature ».

§ 1606. Il convient ensuite de porter spécialement notre attention sur le principe de sociabilité et sur le principe altruiste qui existent en de tels agrégats de sentiments, et de ne pas oublier la droite raison. Toutes ces belles choses, nous les fourrerons dans la notion de nature, et nous dirons avec les stoïciens, selon Diogène Laërce [FN: § 1606-1] : « Par conséquent, la fin c'est vivre conséquemment à la nature, c'est-à-dire suivant sa propre nature et suivant celle de l'univers, sans rien faire de ce que la loi commune prohibe habituellement, ce qui est la droite raison qui arrive partout [sic ], qui est auprès de Zeus, et qui avec lui gouverne toute chose existante. C'est là la vertu de l'homme heureux et la prospérité de la vie, alors que tout se fait en accord avec l'esprit de chacun, avec la volonté du modérateur de toute chose. C'est pourquoi Diogène dit expressément que la fin, c'est la droite raison dans le choix de ce qui est selon la nature; et Archidamos dit que c'est vivre en accomplissant tous ses devoirs ». Voilà un bon exemple de dérivation verbale : on accumule des mots, et l'on a un mélange où il y a un peu de tout.

§ 1607. Le type de ces dérivations est le suivant. On veut démontrer que A est égal à B. On commence par démontrer que A est égal à X, parce que les sentiments éveillés par A et par X concordent ; et l'on prend soin de choisir X d'un sens tellement vague et indéterminé que, d'une part, les sentiments que fait naître ce terme concordent avec ceux qui sont provoqués par A ; d'autre part, ils peuvent aussi concorder avec ceux provoqués par B. De cette façon s'établit l'égalité de X et de B. Mais comme on a déjà vu que A est égal à X, il en résulte que A est aussi égal à B, ce que précisément on voulait démontrer. Ce raisonnement est semblable à celui que nous avons déjà vu (§ 480 et sv.), et au moyen duquel on prouve l'égalité de A et de B par l'élimination d'une entité X, étrangère au domaine expérimental. De même, en d'autres cas, l'intervention d'un terme indéterminé qui correspond mal à une chose réelle, a des conséquences semblables à l'intervention d'un terme correspondant à une entité qui se trouve entièrement en dehors du domaine expérimental (§ 108, 1546). Un exemple remarquable de ces dérivations est celui que nous avons examiné précédemment (§ 1557 et sv.), en traitant de la solidarité. Nous avons vu alors que X (solidarité-fait) est vraiment, de l'aveu des auteurs même du raisonnement, l'opposé de B (solidarité-devoir); et pourtant, la proposition A est X (parmi les hommes existe la solidarité-fait) sert à démontrer que A est B (parmi les hommes, il faut qu'existe la solidarité-devoir).

Au point de vue de la logique formelle, les raisonnements avec X indéterminé sont des syllogismes à plus de trois termes, le moyen terme X étant devenu multiple, précisément à cause de son indétermination, sans que, souvent, on puisse même fixer avec précision combien il a de sens. Ensuite, si X sort du domaine expérimental, outre la cause d'erreur indiquée, qui subsiste presque toujours, nous avons la majeure et la mineure du syllogisme, qui n'ont pas de sens, parce qu'elles établissent des rapports entre des faits expérimentaux et des entités non-expérimentales.

§ 1608. Rousseau dit que la volonté générale X ne peut errer ; ce qui correspond à la proposition : X est A (sans erreurs, droite). Pour démontrer cela, il considère tous les citoyens comme constituant une seule personne, ayant une seule volonté, et comme il donne d'ailleurs un sens spécial au terme erreur, la proposition veut dire qu'une personne est seule juge de ce qui lui est agréable ou désagréable. Sous cette forme on peut admettre la proposition. Maintenant, on modifie X, et l'on ne peut faire autrement, puisque ces citoyens qui agissent tous ensemble comme une seule personne n'existent pas. On affirme, sans donner de preuve, que la volonté générale X est exprimée par la somme des volontés particulières, quand les citoyens votent sans communiquer entre eux. Comme cela aussi est impossible, on modifie nouvellement X, et, se contentant du peu qu'on puisse avoir, on suppose que X est la somme des volontés particulières sans brigues et sans associations partielles. Ainsi s'établit l'égalité de la volonté générale avec le vote des citoyens B, lorsqu'ils votent sans brigues et sans associations partielles. Mais nous avons vu que X est égal à A ; donc A est égal à B, et nous concluons qu'il ne peut y avoir d'erreur A dans la décision des citoyens B qui votent sans brigues et sans associations partielles. Le jeu plaît aux admirateurs de Rousseau, et ils le continuent. De nouveau, X se modifie et devient l'expression de la majorité des élus de la majorité (?) des électeurs, sans qu'il soit plus question des brigues ni des associations. C'est ainsi que nous avons l'un des dogmes les plus sublimes de la religion démocratique [FN: § 1608-1].

§ 1609. Ce raisonnement est accepté par beaucoup de gens. Ce n'est pas en vertu de sa valeur logico-expérimentale, car elle est zéro ; ni du manque d'intelligence des personnes qui l'acceptent, parce qu'il y en a de très intelligentes. D'où vient donc le succès de la dérivation ? Il a une infinité de causes. En voici quelques-unes : 1°Les gens qui font partie, ou croient faire partie de la majorité, acceptent volontiers une théorie qu'ils comprennent dans ce sens qu'elle consacre leur infaillibilité. 2° Les habiles qui gagnent de l'argent au moyen des droits protecteurs et de tant d'autres façons ; ceux qui obtiennent de l'élection populaire pouvoir, honneurs, richesses, jugent tous les théories, non d'après leur valeur intrinsèque, mais d'après la force qu'elles ont de flatter les électeurs dont ils dépendent. Est-ce la faute des habiles, si les électeurs se repaissent de sornettes ? Blâmé de s'être jeté aux pieds du tyran Denys, Aristippe répondit : « Ce n'est pas ma faute à moi, mais à Denys, qui a les oreilles aux pieds ». 3° Des personnes qui ne font pas partie de la majorité, mais sont hostiles à leurs supérieurs dans la hiérarchie sociale, qui s'attachent à ceux qu'ils croient être en majorité, pour combattre ces supérieurs, ou simplement pour leur faire pièce. 4° Un petit nombre d'individus qui ont un besoin intense de religiosité acceptent ce dogme de la religion démocratico-humanitaire, comme ils auraient accepté tout autre dogme. Ils auraient peut-être été prêtres de Cybèle, aux temps du paganisme, moines au moyen âge, ils sont aujourd'hui adulateurs de la plèbe. 5° Beaucoup de personnes peu intelligentes acceptent l'opinion de la collectivité, grande ou restreinte, dans laquelle elles vivent, et passent facilement de l'admiration de Bossuet à celle de Voltaire, de Rousseau, de Tolstoï et de tous ceux qui obtiennent de la renommée et du crédit. 6° Des personnes, qui jugent les théories sans y comprendre grand'chose, estiment cette théorie bonne uniquement parce qu'elle flatte agréablement leurs sentiments. Enfin, on pourrait trouver d'autres causes semblables, en fixant son attention sur les nombreuses catégories qu'on peut former, suivant les différentes façons dont les intérêts et les sentiments agissent sur le jugement des hommes.

§ 1610. Le genre de dérivations (IV-γ) a un cas extrême, dans lequel on observe de simples coïncidences verbales. Par exemple, en 1148, au concile de Reims [FN: § 1610-1] « fut amené un gentilhomme Breton nommé Eon de l'Étoile, homme presque sans lettres : qui se disoit être le fils de Dieu et le juge des vivans et des morts, sur l'allusion grossière de son nom avec le mot latin Eum dans cette conclusion des exorcismes Per eum qui judicaturus est : et dans celle des oraisons Per eumdem. Cette imagination toute absurde qu'elle étoit, ne laissa pas de lui servir à séduire une grande multitude de peuple ignorant des extrémitez de la France, c'est-à-dire, de Bretagne et de Gascogne... » L'amphibologie des termes et des propositions est un excellent moyen pour expliquer les oracles et les prophéties ; et quand on y ajoute les métaphores (IV-δ) et les allégories (IV-ε), il serait vraiment nécessaire d'être entièrement dépourvu d'imagination pour ne pas savoir tirer de ces oracles et de ces prophéties tout ce qu'on peut désirer. Prenant comme point de départ des raisonnements de ce genre, qu'on prétend faits sérieusement, on arrive peu à peu à de simples plaisanteries, telles que la réponse donnée à celui qui demandait s'il pouvait demeurer en sécurité quant à ses ennemis : Domine stes securus, qu'on peut comprendre dans le sens qu'il pouvait effectivement demeurer en sécurité, et qui signifiait le contraire : Domi ne stes securus.

§ 1611. Un exemple remarquable des dérivations du présent genre (IV-γ), au moyen desquelles on parcourt les deux voies, de la chose au mot et du mot à la chose, nous est donné par les explications du terme démon.

§ 1612.De la chose au mot. Les Grecs désignaient par le terme des choses imaginaires, variables suivant les temps et les auteurs. Dans Homère, se confond souvent avec la notion de , ou mieux avec la notion de l'action du . On a dit, mais cela est douteux, que souvent c'est l'action mauvaise qui est indiquée ainsi. Chez Hésiode, les sont d'une nature intermédiaire entre celle des dieux et celle des hommes, mais ils sont tous bons. Dans la suite, cette nature intermédiaire permit de distinguer de bons et de mauvais démons. Messieurs les philosophes ont voulu s'en mêler, et comme leur sens moral était offusqué de voir la religion populaire attribuer aux dieux de bonnes et de mauvaises actions, ils jugèrent à propos, pour s'épargner la peine que leur causaient les mauvaises, d'en faire cadeau aux démons [FN: § 1612-1]. C'est là une dérivation semblable à celle qui distingue la droite raison, qui fait tout bien, de la simple raison, qui pèche parfois. Ce thème des mauvaises actions fut développé par plusieurs auteurs, qui créèrent des démons pervers au-delà de toute expression.

§ 1613.Du mot à la chose. Les chrétiens trouvèrent ce terme en usage, et en tirèrent profit pour remonter du mot à la chose. Les Grecs, qui d'abord avaient mis ensemble dieux et démons, à un moment donné les séparèrent, pour pouvoir rejeter exclusivement sur les démons les fautes et les crimes qu'il leur était difficile de nier chez les dieux [FN: § 1613-1] . Les chrétiens ne se le firent pas dire deux fois ; et, confondant, de bonne foi ou à dessein, l'ancien et le nouveau sens du terme démon, ils conclurent que, de l'aveu des païens eux-mêmes, les dieux de ceux-ci étaient des êtres malfaisants. De cette façon, la dérivation réalisait le désir des chrétiens, qui trouvaient des témoins et des preuves de leur propre théologie dans le camp même de l'adversaire. Cet excellent Platon ayant, dans le Banquet, raconté plusieurs fables absurdes sur les démons, Minucius Félix [FN: § 1613-2] a grand soin de ne pas laisser perdre ce trésor, et se prévaut de l'autorité de Platon pour démontrer que les démons animaient les statues des dieux. Lactance aussi estime que les dieux des Gentils sont des démons, et, s'adressant aux Gentils, il leur dit [FN: § 1613-3] : « S'ils estiment qu'on ne doit pas se fier à nous, qu'ils en croient Homère, qui met le très grand Jupiter au rang des démons, ainsi que d'autres poètes et philosophes qui nomment de la même manière les démons et les dieux. De ces deux noms, le premier est vrai, le second faux ». Tatien, lui aussi, fait de Zeus le chef des démons. Il peut avoir tort, aussi bien qu'il peut avoir raison, car l'un et les autres nous sont également inconnus ; c'est pourquoi la science expérimentale ne saurait absolument pas décider si Tatien dit vrai ou non [FN: § 1613-4] .

§ 1614. (IV-δ) Métaphores, allégories, analogies. Données comme une simple explication, comme un moyen de se faire une idée d'une chose inconnue, les métaphores et les analogies peuvent être employées scientifiquement pour passer du connu à l'inconnu ; mais, données comme une démonstration, elles n'ont pas la moindre valeur scientifique. Parce qu'une chose A est, en certains points, semblable, analogue à une autre chose, B, il ne s'ensuit nullement que tous les caractères de A se retrouvent en B, ni qu'un certain caractère soit précisément l'un de ceux pour lesquels l'analogie existe.

§ 1615. Il y a des usages directs et des usages indirects des métaphores et des analogies. Comme exemple d'usages directs, on peut prendre le suivant. A et B ont en commun le caractère P, par lequel A est analogue à B, et métaphoriquement dit égal à B. Mais B a aussi un caractère Q, qui ne se retrouve pas en A. De l'égalité de A et de B on tire la conclusion que A a aussi le caractère Q. C'est là l'usage le plus fréquent du raisonnement par analogie, parce qu'on aperçoit moins l'erreur, si l'on a soin de ne pas séparer P de Q, et de s'exprimer de manière à ne pas laisser apercevoir que c'est seulement à cause du caractère commun P, que A est dit égal à B. Comme exemple d'usages indirects, on peut citer le suivant. A est analogue à B pour un certain caractère P, qui se trouve être commun en A et en B. De même, B est analogue à C pour un certain caractère commun Q, qui n'existe pas en A. On raisonne ainsi : A est égal à B; B est égal à C ; donc A est égal à C (§ 1632).

Cet usage n'est pas très fréquent, parce que la forme du raisonnement fait saisir le sophisme. Pour le dissimuler mieux, il faut supprimer autant que possible toute forme de raisonnement logique, et employer la dérivation qui persuade par les sentiments accessoires que suggèrent certains termes (IV-β).

§ 1616. Les dérivations au moyen de métaphores, d'allégories, d'analogies, sont très usitées par les métaphysiciens et les théologiens. Les œuvres de Platon sont une suite de métaphores et d'analogies, données comme démonstrations. Par exemple, il écrit la République pour étudier ce qu'est le juste et l'injuste, et c'est par l'analogie qu'il résout ce problème. Il commence (p. 386 e) par établir une analogie entre la recherche de la justice et la lecture de l'écriture. Celle-ci ne se lit-elle pas mieux quand elle est écrite avec de grands caractères ? Donc cherchons quelque chose où la justice se trouve en grands caractères. La justice se trouve en l'homme et dans la société ; mais la société est plus grande que l'homme ; donc il sera plus facile d'y discerner la justice. Et dans tout le livre on continue sur ce pied. Dans le Phédon, Platon donne une excellente démonstration de l'immortalité de l'âme : « (p. 71) Socrate. Dis-moi donc, au sujet de la vie et de la mort, ne dirais-tu pas que vivre est le contraire de mourir ? – Kébès. Certainement. – Soc. Et qu'ils naissent l'un de l’autre ? Kéb. Oui. – Soc. Donc qu'est-ce qui naît du vivant ? – Kéb. Le mort. – Soc. Mais qui donc naît du mort ? – Kéb. On est forcé d'avouer que c'est le vivant. – Soc. Donc, ô Kébès, du mort naissent les vivants et tout ce qui a vie. – Kéb. Il semble. – Soc. Donc nos âmes sont [après la mort] aux Enfers ? – Kéb. Il me semble... ».

§ 1617. Au temps de la querelle des investitures, le pape et l'empereur brandissaient des métaphores, en attendant que des armes plus concrètes décidassent de la victoire. La métaphore des deux glaives est célèbre. « C'est que sur le fondement de cette parole des apôtres à Jésus-Christ : Seigneur, voici deux glaives ; on prétendoit que ces deux glaives signifioient la puissance temporelle, qu'on appelloit le glaive matériel, et la puissance ecclesiastique, qu'on appelloit le glaive spirituel ; et c'est en ce sens que Saint Bernard dit dans cette lettre : L'un et l'autre glaive appartient à Pierre ; l'un doit être tiré à sa sollicitation, l'autre de sa main, toutes les fois qu'il en est besoin. C'est de celui qui convenoit le moins à Pierre, qu'il lui fut dit de le mettre dans le fourreau. Il étoit donc aussi à lui, mais il ne le devoit pas tirer de sa main » [FN: § 1617-1]. Les partisans de l'empereur n'admettaient nullement que le glaive matériel appartînt aussi au pape. « D'où vient cette autorité au pape de tirer un glaive meurtrier outre le glaive spirituel ? Le pape Gregoire premier dit, que s'il eût voulu se mêler de faire mourir des Lombards, ils n'eussent plus eu ni roi ni ducs. „ Mais, ajoute-t-il, parce que je crains Dieu, je ne veux participer à la mort d'aucun homme, quel qu'il soit “. À cet exemple tous les papes suivans se contentoient du glaive spirituel : jusques au dernier Gregoire, c'est-à-dire, Hildebrand, qui le premier s'est armé contre l'empereur du glaive militaire, et en a armé les autres papes par son exemple » [FN: § 1617-2] . On employait d'autres belles métaphores. « Grégoire VII, successeur de Saint Pierre, représentant de Jésus-Christ sur la terre, croyait pouvoir châtier les successeurs de Nemrod, qui n'étaient pour lui que des anges rebelles. L'âme ne l'emportait-elle point sur la matière, l'Église sur la société laïque, et le sacerdoce sur l'Empire, comme le soleil sur la lune et l'or sur le plomb ? [FN: § 1617-3] ». Ces deux métaphores, la comparaison du pouvoir papal à l'âme, du pouvoir laïque à la matière, et la comparaison du pouvoir papal au soleil, du pouvoir laïque à la lune, furent largement employées. Dans sa lettre à Henri, roi d'Angleterre, Saint Yves se sert de la première métaphore ; et elle est confirmée par Saint Thomas [FN: § 1616-4] .

§ 1618. Il est encore d'autres métaphores : celle qui considère l'Église comme unie à l'État, à l'instar de l'union matrimoniale de l'homme (l'Église) avec la femme (l'État) [FN: § 1618-1] ; et celle qui, du nom de Saint Pierre, tire la démonstration du fondement divin de l'Église et de la papauté, et au sujet de laquelle on a tant écrit [FN: § 1618-2].

§ 1619. Nous avons déjà étudié les explications métaphoriques, principalement pour rechercher si et comment on pouvait remonter aux faits dont on supposait qu'elles tiraient leur origine (chap. V). Maintenant, nous les considérons principalement comme moyen d'arriver à certaines conclusions qu'on a en vue. Un peuple a un livre vénéré ou sacré ; par exemple Homère pour les Grecs, le Coran pour les musulmans, la Bible pour les Israélites et pour les chrétiens. Ou peut accepter le livre à la lettre [FN: § 1619-1]. Mais, tôt ou tard, il arrive qu'on veut voir s'il y a un autre sens que le sens littéral. On pourrait se livrer à cette recherche sans autre but que de trouver ce sens ; c'est ce que font parfois les érudits. Mais généralement on a une intention prédéterminée, et, à vrai dire, on ne cherche pas ce qu'il y a dans le livre, mais de quelle manière on peut le faire concorder avec une certaine conception déjà connue a priori. En d'autres termes, on cherche une interprétation, une dérivation, pour concilier deux choses indépendantes : le texte et la conception que l'on veut justifier (§ 1414, 1447). Pour cela, l'interprétation symbolique et l'interprétation allégorique nous offrent des moyens puissants et faciles. Nous ne parlons pas ici d'interprétations comme celles de Palaephate, dont nous nous sommes déjà occupés ailleurs (§ 661).

§ 1620. S'il y avait une règle quelconque pour déterminer quel symbole, quelle allégorie doit nécessairement représenter une expression donnée A, les interprétations symboliques ou allégoriques pourraient n'être pas vraies, c'est-à-dire ne pas correspondre aux faits, mais elles seraient du moins déterminées. Mais cette règle n'existant pas, il appartient à l'arbitraire de l'interprète de choisir le symbole et l'allégorie, et ce choix se fait souvent grâce à des ressemblances lointaines, puériles, absurdes ; par conséquent, l'interprétation devient entièrement arbitraire, indéterminée. Par exemple, cela est maintenant manifeste pour tout le monde, dans les interprétations allégoriques qu'on a données autrefois des poésies homériques. Aujourd'hui, il ne se trouve plus personne pour les prendre au sérieux ; et pourtant, si grande est la force des sentiments qui poussent à accepter certaines dérivations que, de nos jours, les modernistes les renouvellent pour l'Évangile, et trouvent des gens qui les admirent.

§ 1621. Le lecteur voudra bien se rappeler que nous parlons toujours exclusivement au point de vue de la science logico-expérimentale, et que, de ce fait, toute excursion quelconque dans le domaine de la foi nous est interdite. Si la foi impose une certaine interprétation, nous n'avons pas à dire si elle a tort ou raison : bien plus, ces termes n'ont même pas de sens en ce cas, ou, si l'on veut, ils en ont un entièrement différent de celui qu'on leur attribue dans le domaine logico-expérimental. Si quelqu'un dit que la foi lui impose de croire que le Cantique des cantiques raconte l'amour du Christ pour son Église, nous n'avons rien à objecter. Cette question échappe entièrement à la présente étude. Mais s'il veut démontrer cette interprétation par des arguments logico-expérimentaux, il pénétrera ainsi dans notredomaine, et nous jugerons ces arguments d'après les règles des sciences logico-expérimentales.

De même, il ne faut pas oublier que nous ne traitons pas ici de l'utilité sociale que peuvent avoir certaines interprétations ou certaines doctrines. Ce sujet sera étudié au chapitre XII. Une interprétation peut être absurde, au point de vue expérimental, ou à celui de la logique formelle, et être – ou ne pas être – utile à la société. C'est une chose à voir dans chaque cas particulier.

§ 1622. L'allégorie est souvent introduite à cause du besoin que l'homme éprouve d'ajouter des ornements à ses récits, même sans aucun but déterminé. C'est le motif pour lequel certains écrivains ne peuvent rien raconter sans y mêler des allégories, spontanément et même sans s'en apercevoir. Mais, plus souvent, l'allégorie est employée pour arriver à une fin, pour concilier des théories entre elles, des théories avec des faits, etc. [FN: § 1622-1]

§ 1623. Un cas singulier est celui de Saint Augustin, qui commença par l'allégorie, pour finir par s'en tenir au sens littéral, tandis qu'habituellement on suit la voie opposée. Il avait besoin de l'allégorie pour combattre les Manichéens, et il s'en servit ; ensuite il en vint au sens qu'il appelle littéral [FN 1623-1]. Pourtant, il ne faut pas se laisser induire en erreur par ce mot, car Saint Augustin admet aussi le sens figuré comme étant littéral, et ainsi il ne lui est pas moins facile qu'avec l'allégorie de tirer ce qu'il veut de l'Écriture sacrée. Lorsque, par exemple, le saint docteur dit [FN: 1623-2] (II, 13, 27) que la lumière peut signifier la créature spirituelle ; quand il dit (IV, 9, 16) que le repos du Seigneur, le septième jour, doit être entendu en ce sens que Dieu a donné le repos en lui avec le don du Saint Esprit à ses créatures raisonnables, parmi lesquelles se trouve l'homme ; quand il dit (IV, 35, 57) que le premier jour que Dieu fit, c'est la créature spirituelle et raisonnable, c'est-à-dire les anges surcélestes et les vertus ; et lorsqu'en de nombreux autres endroits il parle de même, il faut reconnaître que s'il n'use pas d'allégories, il use de métaphores ou de symboles ou d'interprétations analogues qui, au fond, sont aussi éloignées du sens littéral que pourraient l'être les allégories les plus hardies.

§ 1624. Saint Augustin accepte en même temps la réalité historique et l'allégorie, dans les récits de l'Évangile, et c'est là une théorie professée par beaucoup de personnes. Selon Saint Augustin, dans le miracle, il y a le fait historique, et en même temps une leçon pour nous [FN: § 1624-1] . « (3, 3) Nous trouvons trois morts visiblement ressuscités par notre Seigneur ». Pour le saint, c'est un fait historique ; mais il ajoute : « (3, 3) Notre Seigneur Jésus-Christ voulait que ce qu'il faisait corporellement fût aussi entendu spirituellement ». « (4, 4) Voyons donc ce qu'il voulut nous enseigner par les trois morts qu'il a ressuscités ». Tout cela est très clair.

Le fait historique et l'allégorie se trouvent souvent ensemble. Par conséquent, on ne peut savoir si l'auteur a voulu raconter un fait ou nous donner un enseignement allégorique ; car le dilemme n'existe pas, les deux choses pouvant subsister ensemble. En réalité, cela arrive fréquemment; en outre, ou bien l'auteur ne connaît pas les limites entre le récit et l'allégorie, ou bien il les oublie et il est incapable de distinguer ces deux choses l'une de l'autre ; ce qui, a fortiori, rend inutile toute tentative semblable, faite par d'autres personnes, sur le traité de cet auteur. C'est pour cette raison qu'il n'y a rien de solide dans la dispute à laquelle les modernistes, renouvelant d'anciennes tentatives, se livrent pour interpréter l'Évangile de Jean. Parfois, un auteur sépare un récit de la morale allégorique qu'on en peut tirer. Ce récit et cette morale peuvent, dans son esprit, être tous deux étrangers à la réalité ; par exemple lorsque l'auteur fait parler des animaux et en tire une morale ; en ce cas, il n'y a aucune difficulté, au point de vue logique. Il se peut aussi que l'auteur prenne le récit pour un fait réel, et l'interprète cependant en un sens allégorique [FN: § 1624-2] . En ce cas, il n'est pas facile de saisir le lien logique qu'il établit entre le fait et l'allégorie. Mais la difficulté naît principalement de l'habitude de notre esprit, qui veut chercher de la précision là où il n'y en a pas, là où l'auteur du récit et de l'allégorie s'est contenté d'un lien indéterminé.

§ 1625. De l'allégorie voulue et clairement tenue pour non-réelle, comme celle dont usent les poètes, on passe par degrés insensibles à l'allégorie que l'auteur emploie sans le savoir, et qui, dans son esprit, se confond avec la réalité. On observe souvent ce fait, lorsque la parole exprime un sentiment vif, qui donne forme et vie aux épithètes, aux images, aux allégories [FN: § 1625-1]. Les légendes tirent fréquemment leur origine de ces phénomènes. C'est là un des si nombreux cas où, comme nous l'avons vu, les termes sont indéterminés, parce que les limites des sentiments qu'ils expriment sont aussi indéterminées. On ne distingue pas bien le caractère réel du caractère allégorique d'une chose, de la même façon qu'on ne distingue pas bien le caractère objectif du caractère subjectif d'une personnification (§ 1070 et sv.). Par exemple, on ne sait si les anciens Grecs, qui entendaient nommer le songe pernicieux de l'Iliade, donnaient à ce terme un sens exclusivement allégorique, plutôt qu'un sens mêlé d'allégorie et de réalité.

§ 1626. En cette matière, nous avons plus et mieux que de simples probabilités : nous avons des faits qui sont connus en toute certitude. En outre, puisqu'on les observe en un temps comme le nôtre, où dominent la tendance scientifique et la critique historique, nous pouvons, a fortiori, admettre que des faits analogues ont pu avoir lieu en des temps où la science et la critique faisaient défaut. L'un de ces faits, vraiment remarquable, est celui de la Synthèse Subjective d'A. Comte. D'une part, l'auteur nous donne ses conceptions, non comme des réalités, mais comme des fictions utiles ; et d'autre part, il lui arrive de se complaire tellement à ces fictions qu'il les confond avec la réalité [FN: § 1626-1]. C'est là un cas où il nous est donné de connaître la voie AT (§ 636) qui, de certains faits A, mène a une théorie T. Supposons que, dans plusieurs siècles, on ne connaisse plus cette voie, et qu'il ne reste qu'une certaine théorie suivant laquelle la Terre a sagement préparé les conditions favorables à l'existence d'un certain Grand Être. Alors surgiront des interprètes de cette mythologie. Une partie d'entre eux, se proposant seulement, dans ses études, de deviner A, fera très probablement fausse route, et trouvera tout autre chose que A. D'autres nombreuses personnes, partant de cette vénérée théorie T, voudront arriver à certaines fins préétablies C, et inventeront dans ce but de belles et savantes dérivations, obtenues au moyen de subtiles interprétations allégoriques et métaphoriques.

§ 1627. Les interprétations de ce genre, dont on a voulu faire usage pour mettre d'accord les Saintes Écritures avec les faits expérimentaux, sont trop connues pour que nous nous y attardions. Souvent déjà, nous avons rencontré l'exemple vraiment remarquable du Cantique des cantiques (§ 1452). Puisque ce livre a trouvé place, par hasard ou autrement, dans les Saintes Écritures, il est nécessaire qu'il soit littérairement beau et moral ; ce qu'on démontre par les allégories, par les métaphores et par d'autres interprétations semblables [FN: § 1627-1] . Nous en avons à profusion, en tout temps. M. Gautier (loc. cit. § 1627-1) les classe de la façon suivante [FN: § 1627-2] : « (p. 129) 1° Allégorie politique. Ce système n'a jamais eu un grand nombre d'adhérents ; mais il est représenté par une série d'hypothèses individuelles, cherchant la clef du Cantique dans l'histoire d'Israël... 2° Allégorie théocratique. Les interprètes qui se rattachent à ce point de vue ont, comme les précédents, le mérite de ne pas sortir des limites de l'ancienne alliance. D'après eux, le Cantique dépeint (p. 130) l'amour réciproque de Yahvé et d'Israël. Dans le détail, il règne une grande variété d'interprétations... 3° Allégorie messianique ou christologique. …Celui-ci [le Cantique proclame l'union de l'époux et de l'épouse, du Christ, le divin chef, et de son Église... 4°Allégorie mystique. Avec ce mode d'interprétation, on quitte le sol de l'histoire... on est dans la sphère intime des rapports de l'âme avec Dieu... On ne s'étonnera pas de le voir adopté et développé dans les milieux monastiques ; il faut aussi noter qu'il est en faveur dans l'Église grecque ». L'auteur ajoute encore une autre interprétation : « (p. 131) Certains théologiens sentant la difficulté d'attribuer à l'auteur du Cantique une intention religieuse, et répugnant pourtant à renoncer à tout caractère de ce genre pour un livre biblique, ont eu recours à une distinction. C'est le cas de Franz Delitzsch et de Zœckler. Ceux-ci ne prétendent pas que l'auteur du livre ait voulu (p. 132) écrire une allégorie ; il s'est simplement proposé, suivant eux, de chanter l'amour humain. Mais, ajoutent-ils, il n'en est pas moins permis et même commandé de donner à ce poème une signification spirituelle, religieuse ; sa présence dans le recueil biblique prouve que telle est la volonté de Dieu. Dans ce cas... ce n'est plus d'allégorie qu'il s'agit, mais d'interprétation typique ou typologique [FN: § 1627-3] ». Il faut que les hommes aient beaucoup de temps à perdre, pour l'employer à ces vétilles. Nos contemporains s'occupent moins de ces divagations théologiques, mais ils les ont remplacées par des divagations métaphysiques. C'est bonnet blanc, blanc bonnet.

Renan aussi a son interprétation, qui n'est autre chose qu'un cas particulier de son système d'explication des antiquités chrétiennes. Il enlève à celles-ci le surnaturel et le mystique, mais il y laisse, il exalte même le sens éthique. Si ces antiquités ne sont pas divines, elles sont du moins hautement morales. C'est là le motif du succès qui accueillit l'œuvre de Renan. Il y avait d'un côté les croyants, de l'autre les mécréants, athées ou voltairiens, au milieu un très grand nombre de personnes qui ne voulaient aller ni à l'un ni à l'autre de ces extrêmes, et qui, partant, étaient disposées à accepter une œuvre qui fût quelque peu sceptique, sans manquer aux égards dus aux croyances ; qui enlevât le surnaturel, mais laissât le sublime ; qui suivit cette voie du juste milieu dans laquelle tant de gens aiment à demeurer [FN: § 1627-4]. L'humanitarisme n'a pas assez d'énergie pour repousser entièrement les anciennes croyances ; il en repousse uniquement ce qui ne s'accorde pas avec sa foi. De même que les chrétiens qui voyaient des démons dans les dieux des païens, l'humanitarisme voit des travestissements éthiques dans la théologie. À ce point de vue, on pourrait dire que Renan, John Stuart Mill, Auguste Comte, Herbert Spencer et un grand nombre d'autres, sont chrétiens, sans le Christ. Mais à d'autres points de vue, des différences apparaissent. Ils ont des résidus communs et des dérivations différentes. Donc, pour Renan : « (p. 137) Le poème n'est ni mystique, comme le voulaient les théologiens, ni inconvenant, comme le croyait Castalion, ni purement érotique, comme le voulait Herder ; il est moral; il se résume en un verset, le 7e du chap. VIII, le dernier du poème : „ Rien ne peut résister à l'amour sincère ; quand le riche prétend acheter l'amour il n'achète que la honte “. L'objet du poème n'est pas la voluptueuse passion qui se traîne dans les sérails de l'Orient dégénéré, ni le sentiment équivoque du quiétiste hindou ou persan, cachant sous des dehors menteurs (p. 138) son hypocrite mollesse, mais l'amour vrai... ». Si cela suffit pour rendre moral un poème, on peut trouver plusieurs passages analogues dans le livre des épigrammes érotiques de l'Anthologie grecque, et par conséquent les baptiser « moraux ». Par exemple : « (29) Si l'on demande le prix d'un baiser, celui-ci devient plus amer que l'ellébore ». (267) À un jeune homme qui dit aimer une jeune fille, et qui ne l'épouse pas parce qu'elle n'est pas assez riche, on objecte : « Tu n'aimes pas ; tu te trompes ; comment un cœur amoureux peut-il donc si bien compter ? » Piepenbring non plus ne laisse pas le Cantique des cantiques sans défense. Il cite [FN: § 1627-5] (p. 703) Budde, qui estime que, dans cet ouvrage, Salomon et la Sulamite sont des types allégoriques ; le premier est le type de la gloire, la seconde de la beauté. « (p. 704) Il établit en outre, à la suite de Wetzstein, que le Cantique des Cantiques n'est autre chose qu'un recueil de chansons de noce... Il se pourrait que l'éditeur de ce recueil eût voulu protester par sa publication contre la polygamie et faire l'éloge de l'affection mutuelle de deux époux, ce qui conférerait à ces pages une valeur morale sérieuse, malgré le réalisme trop cru qui s'y rencontre ». Voyez quelles bonnes raisons il trouve pour sauver la morale ! Voilà encore un des nombreux cas où l'on voit bien le caractère artificieux des dérivations.

§ 1628. Comme au § 636, traçons un graphique. T est le texte du Cantique des Cantiques ; A est son origine ; C est la conséquence que l'on veut tirer de T. Celui qui use des dérivations veut souvent nous faire croire que C se confond avec A. C doit être nécessairement une chose édifiante, et l'on cherche simplement la voie qui, de T peut mener en C. Il est des gens qui suivent la voie allégorique T p C, et démontrent que le Cantique des Cantiques exprime l'amour de Jésus-Christ et de l'Église. Il est des gens qui suivent la voie T n C, et démontrent que le Cantique des Cantiques chante les types de la gloire et de la beauté. Il est des gens qui suivent la voie T p C, et démontrent que le poème chante la victoire de l'amour sur la richesse. Viennent ensuite des gens qui suivent la voie T q C, et trouvent l'éloge de la monogamie. On peut continuer ainsi indéfiniment ; et l'on peut être certain que, quelle que soit la conclusion morale C à laquelle on veut arriver, la voie qui de T mène à C ne fera jamais défaut.

 

[Figure 19]

§ 1629. Parfois, surtout aux temps passés, la dérivation est vraiment étrange. Voyez, par exemple, le long commentaire de Saint Bernard sur le Cantique des Cantiques. La fantaisie créatrice d'allégories y dépasse toute limite. Voici, au hasard, quelques-unes de ces allégories. Que de choses en ces quelques mots : « Les fils de ma mère combattirent contre moi ». D'abord, l'épouse, – c'est-à-dire l'Église, – rappelle qu'elle a été persécutée. Comment donc ? C'est très clair. « Anna, Caïphe et Juda Iscariot étaient fils de la synagogue, et ils combattirent cruellement à sa naissance l'Église qui était aussi fille de la synagogue, en mettant en croix son fondateur Jésus. Ainsi donc, Dieu accomplit alors par eux ce qu'il avait déjà annoncé par le Prophète, disant : « Je frapperai le pasteur, et je disperserai les brebis »... De ceux-là donc et des autres qu'on sait avoir combattu les chrétiens, l'épouse dit « Les fils de ma mère combattirent contre moi[FN: § 1629-1]». L'Ecclésiaste et l'Ecclésiastique n'ont pas non plus donné peu à faire aux commentateurs. L'Ecclésiastique fut placé par les protestants parmi les livres apocryphes [FN: § 1629-2] , mais l'Ecclésiaste reste parmi les livres du canon biblique. Dans l'Ecclésiaste, il y a certainement des préceptes épicuriens ; mais, grâce à d'ingénieuses interprétations, les commentateurs en font des préceptes moraux et religieux. Saint Jérôme emploie principalement deux modes d'interprétation. D'une part, il suppose, sans la moindre preuve, que l'auteur ne parle pas en son propre nom lorsqu'il recommande de se donner du bon temps [FN: § 1629-3] . D'autre part, il prend dans un sens spirituel ce qui manifestement est dit dans un sens matériel. Par exemple, manger et boire doivent être entendus en un sens spirituel [FN: § 1629-4] , et là où l'auteur parle d'embrasser la femme, il faut entendre embrasser la sagesse [FN: § 1629-5] . À ce taux-là, on peut faire un texte moral et religieux même de l'Art d'aimer d'Ovide.

§ 1630. Les modernistes se sont trouvés en présence des mêmes difficultés que leurs prédécesseurs, en voulant concilier une foi ancienne avec une nouvelle ; et pour surmonter ces difficultés, ils ont usé de méthodes identiques à celles qui avaient été mises en œuvre déjà depuis des siècles et des siècles. Le point de départ des modernistes est l'Écriture Sainte des chrétiens, Écriture qu'ils entendent conserver. Le point auquel ils veulent arriver, c'est un accord avec la foi en la Science et la Démocratie. À l'égard de la Science, ils disent, il est vrai, qu'on ne peut leur adresser le reproche exprimé par les paroles de Grégoire IX, de plier« (p. 120) à la doctrine philosophique les pages célestes de l'Écriture [FN: § 1630-1] » ; mais, au fond, ils font tout ce qu'ils peuvent pour arriver à cet accord et c'est pourquoi ils ont eu recours à « l'expérience intime du chrétien », qui est une parodie des expériences de la chimie, de la physique et des autres sciences naturelles.

À l'égard de la sainte Démocratie, ils manifestent clairement leurs intentions [FN: § 1630-2] et laissent apercevoir l'envie mal cachée d'en obtenir des honneurs et des faveurs. Mais cette Démocratie a déjà la sainte Science dans son panthéon ; comment s'en tirer ? Ne vous mettez pas en peine. Les allégories et les métaphores doivent pourtant bien servir à quelque chose. Voici M. Loisy qui renouvelle, en la disant moderne, l'antique exégèse de Philon le Juif, et qui supprime la réalité historique du Christ dans l’Évangile selon Saint Jean [FN: § 1630-3] . Cependant, M. Loisy reprend d'une main ce qu'il donne de l'autre. L'allégorie, le symbole sont de belles choses, mais la réalité n'est pas non plus à dédaigner [FN: § 1630-4] : « (p. 169) Ainsi la mort de Jésus est un fait historique dont la réalité n'a subi aucune transfiguration ; mais ce n'est pas en tant que mort naturelle qu'elle appartient à la foi ; c'est en tant que mort volontaire et symbole principal de la rédemption ». Enveloppée d'un brouillard si épais, l'idée de l'auteur n'est pas facile à saisir. « (p. 170) Pareillement, si l'on entend par science ce qu'entendent les modernes, et avec eux les savants modernistes, il est évident que la science en elle-même [comment distingue-t-on la science en elle-même de la simple science ?] ne peut être subordonnée à la foi, bien que le travail scientifique, en tant qu'émanant d'un être moral, puisse être entièrement (p. 171) inspiré, on peut même dire gouverné par son influence ». C'est là une énigme. Si le « travail scientifique » est inspiré et gouverné par la foi, comment se peut-il que la science, qui est le fruit de ce travail, ne soit pas subordonnée à la foi ? Si vous « inspirez et gouvernez » un artisan, il semblerait que ce qu'il produit devrait vous être subordonné. Il est vrai que ce sont, comme d'habitude, les épithètes, qui permettent de changer le sens des termes et de les élever de la terre aux nues. Cette science en elle-même doit être pour le moins cousine, sinon sœur, de la Droite Raison. Une autre belle inconnue, c'est le travail scientifique en tant qu'émanant d'un être moral. Il semblerait que les travaux scientifiques entrepris pour trouver un théorème de mathématique, une uniformité chimique, physique, astronomique, biologique, etc., demeurent les mêmes, qu'ils émanent d'un être moral ou d'un être immoral. Comment fait-on de les dédoubler ? Euclide était-il ou n'était-il pas un être moral ? Nous n'en savons vraiment rien, et n'éprouvons nullement le besoin de le savoir, pour juger sa géométrie. Comparée à ces phrases nébuleuses de M. Loisy, l'Encyclique papale, à laquelle il veut répondre, apparaît comme un modèle de clarté [FN: § 1630-5] ; et c'est justement à cause de cette clarté que, selon les modernistes, l'Encyclique se trompe en rapportant leurs opinions, lesquelles veulent exprimer et taire en même temps les choses.

§ 1631. M. L. Bourgeois et ses disciples solidaristes avaient à résoudre un problème analogue. Le point de départ était l'organisation sociale présente ; le point auquel on voulait arriver était une espèce de socialisme bourgeois. Pour effectuer le passage, on recourt à des dérivations de genres différents. Il est, entre autres, une belle métaphore, celle d'une dette qui, sans cesse payée, renaît et subsiste sans cesse [FN: § 1631-1]. Il semble que ce soit une plaisanterie ; au contraire, ce raisonnement puéril est tout à fait sérieux. Nous avons, en ce cas, une dérivation avec une entité juridique (III-δ) qui dégénère et devient une dérivation verbale (IV-δ). La notion d'une dette qui renaît au fur et à mesure qu'on la paie n'a de juridique que l'apparence : elle est simplement verbale.

§ 1632. Voyons un exemple de l'emploi indirect des métaphores. Dans son traité du Baptême [FN: § 1632-1], Tertullien commence par remarquer qu'il y a une femme du nom de Quintilla, qui combat le baptême ; puis il fait un raisonnement du genre de celui que nous avons indiqué (§ 1615). Quintilla A est une vipère B, – il ne le dit pas, mais on le comprend, – parce que Quintilla a en commun avec la vipère le caractère P d'être venimeuse. La vipère aime habiter les lieux arides. Voilà le caractère Q, qu'on trouve chez la vipère, et qui n'apparaît pas directement chez Quintilla. Mais de l'analogie entre elle et la vipère, on conclut que Quintilla doit aussi aimer le sec, fuir l'humide et l'eau C. Ensuite Tertullien refait un raisonnement implicite du même genre pour les chrétiens. Ceux-ci sont faits tels par le baptême ; le baptême est administré avec de l'eau ; donc celui qui est ennemi de l'eau est ennemi des chrétiens. Enfin on conclut que Quintilla est ennemie des chrétiens. Il est douteux que personne ait jamais pu prendre au sérieux ce raisonnement puéril ; mais il peut avoir été bien accueilli à cause des sentiments accessoires provoqués par les termes employés ; c'est-à-dire qu'il a été accepté comme un mélange de dérivations du présent genre (IV-β).

§ 1633. Ce traité de Tertullien est une mine de dérivations. En noter quelques-unes encore ne sera pas une digression inutile.

Quelqu'un s'étonnait qu'un peu d'eau puisse donner l'éternité. Tertullien répond en citant les mystères des Gentils, semblables au baptême chrétien [FN: § 1633-1] . C'est là une dérivation par analogie et par autorité (IIe classe). Ensuite, il examine pourquoi l'eau est estimée digne de régénérer le chrétien. Il répond par des analogies qui mettent en œuvre des résidus (I-β). Ensuite, on a des dérivations par analogie, auxquelles s'ajoutent des dérivations (III-α). Tout d'abord – dit Tertullien – il faut étudier l'origine de l'eau. « Au commencement – est-il dit – Dieu créa le ciel et la terre. La terre était invisible et désordonnée ; les ténèbres étaient sur l'abîme, et l'esprit de Dieu flottait sur les eaux. Tu as donc, homme, à vénérer l'eau, d'abord pour son antiquité, ensuite pour sa dignité, puisque l'esprit divin la préférait comme siège à tous les autres éléments ». Il continue, raconte de l'eau nombre de belles choses, et ne s'arrête que parce qu'il craint, s'il en disait davantage, de faire le panégyrique de l'eau plutôt que du baptême [FN: § 1633-2] . Il conclut qu'il n'y a pas à douter que l'eau, dont Dieu s'est servi en tant de choses, ne serve aussi à ses sacrements, et que, « elle qui gouverne la vie terrestre ne procure aussi la vie céleste » [FN: § 1633-3] .

§ 1634. Tertullien recourt ensuite à une dérivation (III-α) du consentement universel (IV). Il rapporte l'opinion qu'il existe des esprits immondes sur les eaux. Puis il la confirme en observant qu'on appelle Nympholeptes, Limphatices, Hydrophobes, ceux que les eaux tuèrent, rendirent fous, frappèrent de terreur. C'est là une dérivation (IV-δ), grâce à laquelle, de l'existence d'un terme métaphorique, on conclut qu'il existe une chose correspondante. Ayant ainsi posé qu'il existe des esprits immondes sur les eaux, et qu'ils agissent au détriment de l'homme, Tertullien conclut par une dérivation du présent genre (IV-δ). (IV) « Il ne sera pas malaisé de croire que le saint ange de Dieu gouverne l'eau pour le salut des hommes, puisque l'ange du mal, par un usage profane, emploie ces mêmes éléments au détriment de l'homme ». La dérivation est renforcée par une autre (IV-β), qui met en œuvre des résidus (I-β)

§ 1635. Ce type de dérivations composées, qui apparaît ici avec une clarté naïve, se retrouve, d'une façon plus ou moins dissimulée, dans un très grand nombre de raisonnements ; c'est-à-dire qu'on a une dérivation par métaphore ou analogie (IV-δ), à laquelle s'ajoutent des dérivations de sentiments accessoires (IV-β), et qui mettent en œuvre divers résidus et principalement des résidus de la Ire classe.

§ 1636. Des allégories et des métaphores peuvent être opposées à d'autres allégories et à d'autres métaphores. Des raisonnements non-scientifiques sont souvent victorieusement opposés à d'autres raisonnements non-scientifiques. Ce qui, au point de vue logico-expérimental, est une pure logomachie, peut, au point de vue de la propagande d'une doctrine, avoir une grande efficacité, par le moyen des sentiments ainsi provoqués.

§ 1637. Les adversaires de la peine de mort ont un argument usuel tiré d'une métaphore. Ils disent que la peine de mort est « un assassinat légal », et que la « Société » oppose ainsi un assassinat à un autre assassinat.

§ 1638. On va même plus loin dans cette voie. Anatole France [FN: § 1638-1] dit que « les juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les homicides, que de les imiter », et qu'en somme la justice ne tend qu'à doubler leurs délits et leurs crimes. Assurément, au point de vue logico-expérimental, ce verbiage vaut ceux dont on use pour démontrer que la « Société » a le droit d'infliger l'amende et la peine de mort. Mais, outre ces questions de métaphores, il en est d'autres qui portent sur les choses. Pour nous exprimer comme A. France, donnons le même nom à ce qu'on a appelé, jusqu'à présent, vol et amende, ou bien assassinat et exécution judiciaire. Pourtant, si nous voulons nous entendre, il faudra bien faire comprendre de quelle chose nous voulons précisément parler. Mettons donc un astérisque au terme vol*, pour désigner l'amende, et un astérisque aussi au terme assassinat*, pour désigner l'exécution judiciaire de la peine de mort. En cette matière, il y a d'autres problèmes que ceux des noms à donner aux choses. Si l'on disait à un homme : « Vous êtes homicide, aussi bien si vous tuez votre fils, que si vous tuez le brigand qui veut tuer votre fils, donc, il doit vous être indifférent de faire l'une ou l'autre chose », il est probable qu'il répondrait : « À moi, le nom ne m'importe nullement ; je tue le brigand et je sauve mon fils ». À la société humaine aussi, les noms importent peu. Parmi les problèmes de choses qu'on aurait à envisager, deux surtout sont à noter. 1° Comment se fait-il que le plus grand nombre des nations civilisées ont opposé en fait le vol * au vol, l'assassinat * à l'assassinat ? 2° Ces mesures sont-elles utiles ou indifférentes ou nuisibles à la prospérité de la société ? Ces problèmes ne peuvent évidemment être résolus qu'au moyen de considérations sur les choses, et non au moyen de considérations sur les noms des choses ; il faut étudier les faits, et non les métaphores des littérateurs. La dérivation employée par A. France est copiée de la dérivation générale, très en usage chez les humanitaires, au moyen de laquelle on donne aux délinquants le nom de « malheureux » [FN: § 1638-2] ; puis, profitant du sens équivoque de ce terme, on conclut que les délinquants méritent les plus tendres attentions de la « société ». Telle est l'origine d'œuvres comme les Misérables de Victor Hugo, au moyen desquelles les littérateurs gagnent de l'argent en flattant les instincts humanitaires. Le chien enragé aussi est un « malheureux », et la « société » n'a rien trouvé d'autre à opposer à la mort qu'il donne aux gens, que la mort qu'on lui inflige. Il se pourrait que ce fût encore là un bon moyen pour se débarrasser de certains délinquants beaucoup plus dangereux que les chiens enragés. Quiconque désire connaître les beaux exploits de ces gens en trouvera facilement tant qu'il voudra dans les chroniques des journaux.

La fièvre humanitaire a maintenant acquis un tel degré d'acuité que ceux qui en souffrent ne se contentent plus des faits du présent, mais recherchent avidement ceux du passé, même d'un passé reculé, pour donner libre cours à leur passion aveugle ; et comme les hommes industrieux savent produire ce que le consommateur demande, nous voyons de stupéfiantes manifestations avoir lieu en faveur des délinquants du passé [FN: § 1638-3] . On ne sait pas si c'est pour faire une satire discrète de cette fièvre, ou par amour du paradoxe, ou pour ces deux raisons, que l'éminent avocat Henri Robert revient sur le cas quelque peu lointain de Lady Macbeth, et fait une défense éloquente de cette remarquable personne, à tel point que la tourbe humanitaire veut l'absoudre et la réhabiliter. Mais il y a mieux : plusieurs excellentes personnes constituent un comité pour réviser le procès de la trop célèbre madame Lafarge, fait sous le règne de Louis-Philippe. Peut-être lirons-nous un jour en quatrième page des journaux : « Bonne récompense à qui indiquera un procès qui puisse servir de dada aux humanitaires ».

§ 1639. Nous avons vu comment, en partant d'un fait réel, une description, un récit, successivement altérés, modifiés, transformés, aboutissent à une légende. Quand on parcourt cette voie, on ajoute souvent des allégories, des métaphores, des symboles. Ainsi croit et se développe la légende, en s'écartant toujours plus du fait réel qui lui a donné naissance (voir: FN: § § 1639 note 1).

§ 1640. Telle est la voie par laquelle on passe de la chose aux mots ; mais les légendes se forment aussi par une autre voie, dans laquelle on passe des mots à la chose ; c'est-à-dire que la légende n'a pas le moindre fondement réel, qu'elle est créée de toutes pièces, en partant de certains mots. Il arrive aussi, en réalité, qu'on suive les deux voies ensemble. Par exemple, une chose réelle donne naissance à un récit, qui s'altère et se modifie, et auquel on ajoute des métaphores, des allégories ; puis celles-ci sont supposées figurer des choses réelles ; c'est-à-dire que des mots on va à la chose, qui est imaginaire, mais que l'on suppose réelle, et de laquelle on part ensuite pour obtenir de nouveaux récits, de nouvelles métaphores, et ainsi de suite.

§ 1641. Le besoin qu'éprouvent les hommes d'exercer leurs facultés de raisonnement et de logique (résidus I-ε) est tel que lorsqu'ils portent leur attention sur un terme quelconque T, ils veulent l'expliquer, c'est-à-dire qu'ils veulent en tirer une dérivation plus ou moins logique. Ainsi, de T, un auteur arrive à certaines choses, A, qui sont imaginaires ; un autre arrive à d'autres choses, B, imaginaires aussi ; d'autres encore emploient d'autres dérivations. Les choses A, B, tirées de T, ont parfois une certaine ressemblance, qui peut même être grande. Quand nous ne connaissons que A et B, nous ne savons si B n'est pas constitué au moyen de A, en copiant en partie A (ou vice versa), ou bien si A et B sont indépendants et ont une commune origine T1. Il y a des exemples des deux phénomènes ; par conséquent le choix a priori est impossible. Il faut recourir à l'observation des faits, et voir si une des voies TA, TB ou AB existe ; quelquefois, ces voies peuvent même exister ensemble. On a des phénomènes de ce genre, lorsqu'on cherche les sources d'un auteur. Aujourd'hui, on tâche un peu trop de deviner, et beaucoup de recherches de ce genre ont des fondements plus que mal assurés [FN: § 1641-2].

§ 1642. Si A est chronologiquement antérieur à B, beaucoup d'auteurs admettent sans autre que B est une imitation de A. Nous avons vu des cas (§ 733 et sv.) où il apparaît clairement que cette déduction peut être entièrement erronée. Par conséquent, du seul fait que A est antérieur et semblable à B, on ne peut rien déduire au sujet de la dépendance dans laquelle B serait par rapport à A ; il faut d'autres faits, d'autres observations.

§ 1643. C'est un fait bien connu que le quatrième Évangile est d'un style très différent de celui des trois premiers ; il y a beaucoup plus de métaphysique, de symbolisme que dans les trois premiers. Il se peut que son auteur rapporte d'une façon différente les faits dont il a eu connaissance, comme l'ont eue les trois premiers évangélistes (qu'il parcoure la voie, du fait à la théorie); il se peut, au contraire que, tenant un récit d'autres personnes, il tire de ce récit sa propre exposition métaphysique (qu'il parcoure la voie, de la théorie au fait), et il n'est pas exclu que ces deux voies puissent avoir été parcourues ensemble. Nous ne voulons nullement nous occuper ici de ces problèmes, ni ajouter un chapitre à tant d'autres qui ont été écrits déjà sur ce sujet. Nous entendons nous placer exclusivement au point de vue tout à fait restreint d'un exemple de dérivation.

§ 1644. Déjà dans Saint Paul, il est fait mention d'une certaine science mensongère, qui pourrait être semblable à ce qui fut ensuite connu sous le nom de Gnose, semblable aux fioritures du quatrième Évangile. Nous n'examinons pas s'il y a eu rapport direct entre ces choses [FN: § 1644-1] , ou si indépendamment elles sont nées du besoin de raisonner, de donner un développement métaphysique à l'histoire, à la légende, ou bien si elles se sont produites autrement [FN: § 1644-2] . Nous les notons seulement comme de simples faits, et nous voyons que parmi elles il existe une certaine gradation, telle qu'on observe le développement métaphysique maximum dans la Gnose.

§ 1645. Les termes de Gnose, Gnosticisme, ne sont pas bien déterminés. Laissons de côté Clément d'Alexandrie, pour lequel le vrai gnostique est le catholique, et considérons uniquement les sectes hérétiques. Il y en a plusieurs, et même le manichéisme est mis en rapport avec la Gnose [FN: § 1645-1]. Bornons-nous à la Gnose valentinienne, comme type de l'espèce. On y trouve des traces marquées d'un parcours, du terme à la chose. Les mots deviennent des personnes, et ces personnes conservent le sexe correspondant au genre grammatical du mot. Ces entités une fois créées avec des sexes différents, on les accouple, et elles donnent naissance à de nouvelles entités ne se distinguant pas des mots qui leur servent de nom. Puis la légende croît et se développe. Les entités ont tous les caractères des mots, vivent et agissent selon ces caractères. Les nombres jouent un rôle dans la légende. Que les valentiniens aient hérité la conception suivante des pythagoriciens, ou qu'ils la tiennent d'ailleurs, ils ont l'idée que quelque chose de réel correspond à une certaine perfection imaginée par eux, des nombres ; et ils assignent à cette perfection un rôle dans la légende. Certaines entités appelées æons, aeons, ou éons [FN: § 1645-2], jouent un rôle éminent dans les doctrines des gnostiques. Il est impossible de savoir ce que ceux-ci pouvaient bien entendre sous ce nom, et cela ne doit pas étonner, car il est probable qu'eux-mêmes n'en savaient rien.

§ 1646. Saint Irénée nous fait connaître la doctrine des valentiniens. Il écrit en grec. De ce texte, il ne reste que des fragments, mais il en existe une vieille traduction latine. Nous traduisons ici du texte grec ; et comme en grec le genre de certains mots est autre qu'en français, nous plaçons à côté du mot français un m ou un f suivant que le mot grec est masculin ou féminin [FN: § 1646-1]. « Ils disent qu'à une hauteur invisible et innommable, il y a un parfait Æon préexistant. Celui-ci (lacune), ils l'appellent aussi premier père et abîme (m). (lacune). Étant infini, invisible, éternel, incréé, il demeura en repos et en parfaite tranquillité, durant un temps infini, éternel. Avec lui était l'Intelligence (f), qu'ils appellent aussi Grâce (f) et Silence (f) ; il lui vint à l'idée de manifester [émanation] cet Abîme, principe de toute chose. Il déposa comme un sperme cette émanation qu'il eut l'intention d'émettre comme dans la matrice de sa compagne Silence (f). Celle-ci reçut ce sperme et, devenue grosse, donna le jour à l'Esprit (ou la Raison) (m), semblable et égale à celui qui l'avait émise, et comprenant seule la grandeur de son père. Cet Esprit (m), ils l'appellent aussi Unigenitus, père et principe de toute chose. Avec lui fut émise la Vérité. C'est là la tétrade (le nombre quaternaire) primitive et originaire pythagoricienne, qu'ils disent être aussi racine de toute chose. C'est donc : Abîme (m) et Silence (f), ensuite Esprit (m) et Vérité (f) ». Après cette première tétrade en vient une autre, constituée par le Verbe (m) avec la Vie (f), et par l'Homme (m) avec l'Église (f). Avec la première tétrade, on a ainsi une ogdoade , qui est, paraît-il, une fort belle chose. Le Verbe et la Vie produisent dix autres Æons, dont il nous semble inutile de citer ici les noms. L'Homme, en faisant l'amour avec madame l'Église , en produit douze. En tout, les Æons sont donc trente, et forment le Plérôme [FN: § 1646-2].Vient ensuite toute une histoire de la passion de Sophia (f) (sagesse). Un récit qui doit être des valentiniens, qui croyaient que l'Abîme avait engendré sans conjoint, nous apprend comment Sophia [FN: § 1646-3] « voulut imiter son père, et engendrer d'elle-même sans conjoint, afin d'accomplir une œuvre nullement inférieure à celle du Père. Elle ignorait que seul celui qui est incréé, principe de tout, racine, hauteur et abîme, peut engendrer sans conjoint » [FN: § 1646-4].

Héra aussi voulut imiter Zeus, qui seul avait engendré Athéna ; et, sans avoir commerce avec personne, elle engendra Héphaistos (Vulcain), lequel, quoique boiteux, est un dieu puissant. La pauvre Sophia n'en put faire autant. « Donc la Sophia ne produisit que ce qu'elle pouvait produire : une substance amorphe et confuse. C'est ce que dit Moïse : La terre était invisible et confuse » [FN: § 1646-5] . L'histoire continue longuement ; mais ce que nous en avons dit jusqu'ici suffit à en faire connaître la nature.

§ 1647. L'auteur des Philosophumena s'attache principalement aux allégories métaphysiques des valentiniens, et dit (VI, 2, 29) que Valentin tira sa doctrine, non de l'Évangile, mais de Pythagore et de Platon [FN: § 1647-1] . Saint Épiphane s'attache, au contraire, aux personnifications des valentiniens, et dit (I, 3) qu'elles reproduisent les générations des dieux des Gentils, tels que nous les voyons dans Hésiode, Stésichore et d'autres poètes [FN: § 1647-2] . Ces deux aspects sous lesquels on considère la doctrine valentinienne ont certainement une part de vérité. Cependant, il ne faut pas oublier que tous les rêveurs métaphysiciens possèdent une source commune à laquelle ils s'abreuvent, ainsi d'ailleurs que tous les inventeurs de légendes. C'est pourquoi il est difficile de savoir jusqu'à quel point ils se copient, et jusqu'à quel point les idées qu'ils expriment naissent spontanément en eux (§ 733 et sv.).

§ 1648. Il y a certainement beaucoup de cas où l'on a des preuves directes de plagiat, d'interpolations, de falsifications; d'autres dans lesquels, à défaut de preuves directes, on a de grandes probabilités d'imitations ; mais quand les preuves directes manquent entièrement, il n'est pas permis de conclure de la seule ressemblance à l'imitation.

Par exemple, il est souvent malaisé de distinguer les imitations mutuelles du néo-orphisme et du christianisme, les parties nées spontanément de celles qui sont seulement imitées [FN: § 1648-1] . Les auteurs israélites et chrétiens qui croyaient que Platon avait imité les Saintes Écritures hébraïques [FN: § 1648-2], se trompaient ; mais leur assertion pourrait se changer en une autre, concordant avec les faits, si l'on disait que les Israélites, les chrétiens, les auteurs comme Platon, les orphiques, etc., ont tiré leurs doctrines d'un fonds commun de résidus et de dérivations ; ce qui suffit à expliquer les ressemblances de doctrines indépendantes. Quand celles-ci entrent ensuite en contact avec les parties semblables nées spontanément, il s'y ajoute des imitations, en partie voulues, en partie involontaires.

§ 1649. Les valentiniens oscillent entre la combinaison abstraite d'éléments et l'union sexuelle. Ils imitent en cela beaucoup d'autres doctrines qui cherchent à se servir du puissant résidu sexuel, tout en lui ôtant tout caractère de volupté matérielle. Dans un fragment de Valentin, qui nous a été conservé par Saint Épiphane, les deux sexes s'unissent dans l'Æon, qui est appelé mâle-femelle ; mais ensuite on parle de l'union des Æons dans les mêmes termes que pour l'homme et la femme, en ajoutant que la copulation est « sans corruption » [FN: § 1649-1] . Le néo-orphisme aussi oscille entre l'allégorie et la personnification, et, comme en beaucoup d'autres doctrines, on a tantôt des êtres personnifiés, tantôt de simples abstractions métaphysiques [FN: § 1649-2] .

§ 1650. Un autre exemple remarquable se trouve dans ce Justin dont les Philosophamena nous font faire la connaissance [FN: § 1650-1]. Il découvre trois principes, non engendrés, de toutes les choses, et divague sur la façon dont ils produisirent le créé. Dans cette doctrine comme dans celle des valentiniens, les allégories tiennent compte de la Bible. Mais précédemment, sans cette aide, Hésiode avait imaginé comment toutes les choses avaient été engendrées [FN: § 1650-2]. De semblables cosmogonies, il y en a tant qu'on veut, en tous temps et chez tous les peuples. Même un auteur du XIXe siècle, Fourier, a voulu avoir la sienne [FN: § 1650-3] ; et qui voudrait en composer d'autres réaliserait facilement son intention par des allégories.

§ 1651. D'autres allégories verbales apparaissent dans la controverse entre les réalistes et les nominalistes. On sait que les réalistes transformaient en réalités les abstractions et les allégories, et se laissaient entraîner par ce grand courant qui traverse les siècles, des temps reculés jusqu'à nos jours [FN: § 1651-1]. Au point de vue logico-expérimental, cette controverse peut durer et dure en effet indéfiniment (§ 2368 et sv.), car il manque un juge pour trancher. À la vérité, tant le réaliste que le nominaliste décrivent uniquement leurs propres sentiments ; par conséquent, ils ont « raison » tous les deux, et la contradiction de leurs théories est une contradiction de sentiments. Chacun selon ses propres goûts préférera l'une ou l'autre théorie, ou bien une théorie intermédiaire, mais lorsqu'il en aura choisi une, tout moyen lui fera défaut pour enfermer autrui dans ce dilemme : ou de l'accepter, ou de refuser créance à des faits logico-expérimentaux.

Si nous ne nous laissons pas arrêter par le caractère incertain et nébuleux de ces théories, caractère qui les exclut nécessairement du domaine logico-expérimental, nous pourrons dire que les nominalistes semblent se rapprocher beaucoup plus de la science expérimentale. Mais la proposition qui affirme l'existence des individus ne peut appartenir à la science expérimentale ; elle sort entièrement du domaine expérimental ; le terme existence, employé de cette façon, appartenant proprement à la métaphysique. Expérimentalement, dire qu'une chose existe signifie seulement qu'elle fait partie du monde expérimental.

§ 1652. Mais, en cette matière (§ 2373), il est un autre problème qui appartient entièrement à la science expérimentale, et qui consiste à rechercher quelle est la voie, parmi les deux suivantes, qu'il convient de suivre pour découvrir les uniformités des faits. 1° Étudier directement les individus, en les classant selon des normes variables, d'après les résultats que l'on cherche ; considérer comme un moyen de raisonnement l'ensemble des caractères communs que présente une classe, et quand une théorie est obtenue, vérifier si elle reproduit les faits particuliers qu'elle doit expliquer. 2° Étudier un ensemble mal défini, mal déterminé, de caractères, en demeurant satisfait si le nom qu'on donne à cet ensemble concorde avec nos sentiments, et déduire de cette étude les rapports des individus que l'on croit, que l'on suppose faire partie de cet ensemble ; et l'on tient pour une démonstration les déductions logiques tirées de cette étude, sans se soucier autrement de vérifications expérimentales. L'expérience du développement des sciences a prononcé. Toutes les uniformités que nous connaissons, nous les avons découvertes, ou pour mieux dire démontrées, en suivant la première voie ; tandis que la seconde a toujours conduit à des théories qui ne concordent pas avec les faits. Par conséquent, l'expérience du passé nous enseigne quelle est la voie que nous devons suivre, si nous voulons avoir des théories qui concordent avec les faits.

Les doctrines nominalistes ajoutent une partie métaphysique, souvent petite, à une partie expérimentale, souvent grande ; tandis qu'il arrive généralement le contraire pour les doctrines réalistes [FN: § 1652-1]. Il est manifeste qu'elles portent sur un monde bien différent de celui de la réalité expérimentale [FN: § 1652-2] .

§ 1653. Les allégories sont un produit de la fantaisie humaine ; c'est pourquoi elles se ressemblent lorsqu'elles appartiennent à des hommes d'une même race ou de races voisines, et quelquefois aussi de n'importe quelle race.

Par exemple, les récits de la création se ressemblent chez les différents peuples, parce que ceux-ci conçoivent la création de la même façon que la production des êtres qu'ils ont sous les yeux. Aussi imaginent-ils spontanément, et non en se copiant mutuellement, des êtres mâles et femelles, des principes masculins et féminins qui, en s'unissant, produisent toute chose. Ils font souvent et volontiers naître le monde ou les choses d'un œuf ; ils font guerroyer ces êtres ou ces principes, les font aimer, haïr, jouir, souffrir. Il se peut que, parfois, un de ces récits ait été copié sur un autre, au moins partiellement ; mais ils peuvent aussi être semblables sans qu'il y ait imitation. [FN: § 1653-1]

§ 1654. Les croyants diront que la ressemblance de ces récits a pour but de reproduire un fait unique, dont le souvenir a été transmis diversement. Cela peut être ; mais cette question dépasse le monde expérimental. Le moyen de la trancher nous fait donc défaut.

§ 1655. Les allégories et les métaphores ont habituellement part à la formation des légendes ; mais on ne peut conclure de ce fait qu'une légende donnée soit nécessairement une simple allégorie, et surtout pas qu'elle soit l'allégorie qui paraît vraisemblable à notre imagination. Outre les allégories et les métaphores, il y a dans les légendes un élément historique ou pseudo-historique, romanesque ; et de plus parfois les imitations, les réminiscences ne font pas défaut. Ainsi, il semble très probable que la métaphore, l'allégorie, ont joué un rôle important dans la formation de la Gnose valentinienne ; mais il nous est impossible de savoir précisément quel est ce rôle. Nous connaissons cette théorie presque exclusivement par les écrits de ses adversaires. Mais, quand bien même nous aurions les textes originaux, nous ne saurions comment déterminer avec précision la part de la métaphore et celle de l'allégorie. Il est d'ailleurs probable que les auteurs mêmes de cette théorie ne connaissaient pas cette part, du moins si nous en jugeons par les faits qui nous sont connus.

§ 1656. Il est nécessaire d'aller du connu à l'inconnu. Nous avons précisément plusieurs exemples de formation de semblables légendes. Par exemple, Fourier en a créé une. C'est un mélange de récits et de métaphores ; et l'on ne pas voit très clairement si l'auteur lui-même savait quelles étaient les limites précises des éléments qu'il mettait en œuvre [FN: § 1656-1]. Le rôle que jouent les Æons, chez les valentiniens, les planètes le jouent chez Fourier ; et comme les Æons, elles s'accouplent et engendrent les choses de l'univers.

§ 1657. Si nous ne savions pas comment s'est constituée la théorie de Fourier, et si, cette théorie nous étant donnée, nous voulions en deviner les origines, il est évident que nous nous tromperions en supposant : 1° que Fourier a voulu simplement écrire une histoire ; ou bien : 2° qu'il a voulu se servir de simples métaphores. En réalité, il est demeuré entre ces deux extrêmes. Pour lui, les faits existent, mais les mots par lesquels il les exprime sont la preuve de leur existence, à cause des sentiments que font naître les métaphores produites par ces mêmes mots (IV-β).

§ 1658. C'est pourquoi, s'il nous arrive de trouver par hasard une théorie analogue, nous pourrons, faute de preuves contraires directes, admettre du moins comme possible que cette théorie a été constituée d'une façon semblable à celle de Fourier.

§ 1659. Voici un autre exemple. Enfantin, Père Suprême de la religion saint-simonienne, découvre une nouvelle trinité, et, avec l'enthousiasme d'un néophyte, il en célèbre les beautés sublimes [FN: § 1659-1]. Il n'y a pas le moindre motif pour mettre en doute la bonne foi de l'auteur. Naïvement, celui-ci nous fait assister à la naissance d'une théologie. Saint-Simon et ses disciples avaient en l'esprit la notion de la trinité catholique, peut-être aussi celle de la perfection du nombre trois, cher aux dieux païens. Sans qu'ils s'en aperçussent, cette notion les conduisit à créer de nombreuses trinités. Ensuite, un beau jour, ils les découvrent, s'étonnent, les trouvent en accord avec leurs sentiments, sont frappés d'admiration à la vue de tant de belles et profondes élucubrations. Il est de même probable que les gnostiques valentiniens avaient en l'esprit des conceptions mythologiques semblables à celles que nous lisons dans Hésiode, et en outre les concepts métaphysiques de Platon, de Pythagore et d'autres philosophes. Avec ces matériaux, sans s'en apercevoir, ils édifièrent leur théogonie. Aujourd'hui nous les découvrons, nous les analysons, nous les distinguons, et nous gratifions les auteurs gnostiques de desseins et de conceptions qu'ils n'ont peut-être jamais eus.

§ 1660. Comme dernier exemple, rappelons le récit, fait par Éginhard, de la bière changée en vin [FN: § 1660-1]. L'auteur croit évidemment raconter un fait. Non seulement il n'y mêle en aucune façon des métaphores, mais il cherche en vain ce que ce prodige peut bien signifier, quelle allégorie il en peut tirer. Supposons que nous ne connaissions pas le naïf récit d'Eginhard, et que nous n'ayons connaissance que du fait brut. De celui-ci, nous voulons remonter à la matière qui est ainsi racontée, et nous raisonnons comme M. Loisy à propos des miracles du quatrième Évangile. Nous dirons que le miracle rapporté par Eginhard est « inintelligible, absurde ou ridicule comme matière de fait, à moins qu'on y voie des tours audacieux de prestidigitateur ». (§ 774). Nous ne manquerons pas de moyens pour trouver « une interprétation facile et simple » de ce miracle ; et nous aurons le choix entre une infinité de métaphores également vraisemblables. Mais, en ce cas, l'erreur sera évidente, puisque Eginhard, bien loin de vouloir exprimer une métaphore, la cherche et avoue ne pouvoir la trouver. Il pourrait donc en arriver de même pour les interprétations allégoriques du quatrième Évangile. Pourquoi donc si, dans cet Évangile, l'eau changée en vin exprime non un fait mais l'allégorie de la « Loi remplacée par l'Évangile » (§ 774), le récit d'Eginhard n'exprimerait-il pas, non ce qui dans l'esprit du narrateur était un fait, mais une allégorie supposée ? Les personnes qui racontèrent le fait à Eginhard avaient en l'esprit le miracle raconté dans l'Évangile, et, naturellement, sans la moindre intention de tromper, elles rapportèrent ce qu'elles croyaient de bonne foi être un fait. Pourquoi, agissant d'une manière semblable, des causes analogues ne nous auraient-elles pas donné les récits des miracles du quatrième Évangile ?

§ 1661. Cette manie de vouloir traduire en allégories tous les récits que nous estimons être étrangers au monde réel, n'a aucun fondement expérimental. Au contraire, nous avons une foule d'exemples qui rendent manifeste que beaucoup d'auteurs qui racontent des miracles croient de bonne foi raconter des faits réels. Les métaphores qui peuvent se trouver dans le récit s'y introduisent à l'insu de l'auteur même, et non pas suivant ses intentions arrêtées. En d'autres cas, si même elles s'y introduisent suivant ses intentions arrêtées, elles s'ajoutent au fait sans en altérer le moins du monde la réalité effective ou supposée.

§ 1662. Nous avons déjà vu (§ 1623, 1624) comment Saint Augustin admet en même temps l'interprétation littérale et l'interprétation allégorique. On pourrait citer, à ce propos, un très grand nombre d'autres exemples. Il suffira de donner encore celui de Saint Cyprien. Il s'exprime clairement au sujet du miracle du changement de l'eau en vin. Pour lui, c'est un fait réel, mais il a eu lieu pour enseigner et démontrer (docens et ostendens) certaines choses [FN: § 1662-1] . Entièrement arbitraire est donc la voie que l'on voudrait suivre maintenant, en intervertissant ce rapport, et en supposant que les auteurs n'ont pas cru à la réalité des faits qui peuvent avoir aussi une interprétation allégorique.

§ 1663. Quand nous avons un exemple aussi évident sous les yeux, comment faisons-nous d'affirmer, sans la moindre preuve, que l'auteur du quatrième Évangile suivit une voie entièrement différente de celle que parcourut Saint Cyprien, et sépara ce que celui-ci réunit ? Tant que nous n'aurons pas de preuves à ce propos, et que nous voudrons nous laisser guider par de simples probabilités, celles-ci seront au contraire en faveur d'une ressemblance entre la voie parcourue par l'auteur du quatrième Évangile, et celle suivie par Saint Cyprien.

§ 1664. Un autre exemple du même auteur – qui nous en fournirait autant que nous voudrions – confirme ce mélange indéterminé entre la réalité effective ou supposée, et la métaphore. Saint Cyprien dit [FN: § 1664-1] : « C'est pourquoi le Saint Esprit vint sous la forme d'une colombe. La colombe est un animal simple et joyeux, sans fiel amer, sans morsures cruelles, etc. » Ou bien les mots n'ont plus aucun sens, et les textes ne signifient plus rien, ou bien il faut de toute nécessité reconnaître que Saint Cyprien croit que réellement le Saint Esprit a pris la forme d'une colombe ; et ce qu'il ajoute c'est pour donner les causes de cette transformation, et en aucune façon pour la mettre en doute.

§ 1665. Les dérivations par métaphores sont souvent à l'usage des personnes cultivées, mais souvent aussi elles servent aux personnes de culture moyenne, pour mettre la foi d'accord avec la science logico-expérimentale. Tout ce qui, dans un récit ou une théorie, ne semble pas pouvoir être accepté au point de vue expérimental, est mis sans autre au compte de la métaphore. La différence entre la foi et ce demi-scepticisme consiste en ce que la foi croit à la réalité du récit et y ajoute la métaphore : le fait réel est un signe qui nous enseigne quelque chose ; tandis que le demi-scepticisme ne croit pas à la réalité du récit ; il n'ajoute pas la métaphore à la réalité : au contraire, il la substitue au fait ; elle seule est réelle ; le fait est imaginaire. Quant à la science expérimentale, elle n'a pas à accepter ou à rejeter les conclusions de la foi, ni du demi-scepticisme : ce sont des choses qui sortent de son domaine ; elle se borne à repousser des conclusions dictées exclusivement par le sentiment, sans aucun fondement expérimental.

§ 1666. Au chapitre V (§ 637 et sv.), nous avons mentionné les deux problèmes qui se posent à l'égard des théories. Dans le chapitre précédent, nous avons étudié le premier, et, dans celui-ci, le second. Il nous reste maintenant à les envisager ensemble, en résumant les considérations que l'on peut faire partiellement sur eux. Prenons comme types des cas concrets : 1° un récit purement mythologique, par exemple le récit des amours d'Aphrodite et d'Arès, au VIIIe chant de l'Odyssée ; 2° une fable entièrement allégorique, où l'on fait parler les animaux ; par exemple, la fable du loup et de l'agneau ; 3° la Gnose valentinienne (§ 1645 et sv.) ; 4° la théorie des créations de Fourier (§ 1650-3, 1656-1) ; 5° la théorie d'Auguste Comte sur la Terre et le Grand Être (§ 1626-1) ; 6° la théorie des réalistes (§ 1651) ; 7° la théorie de la solidarité.

§ 1667. Au point de vue du premier problème du chapitre V, c'est-à-dire au point de vue des rapports avec les faits réels, tous ces types sont égaux, et leur valeur logico-expérimentale est proprement zéro : ils ne correspondent en aucune façon aux faits expérimentaux. Au point de vue du deuxième problème du chapitre V, c'est-à-dire en considérant la voie suivie dans les déductions, et son efficacité persuasive, on peut distinguer : a) la composition de la dérivation ; b) la façon dont elle est accueillie.

§ 1668. (a) La composition de la dérivation. Les sept types notés ont un caractère commun : l'usage arbitraire de certaines entités, étrangères au domaine expérimental. Tertullien, qui voit la paille qui est dans l'œil de son prochain, refuse toute créance aux valentiniens, et leur demande de démontrer leur assertion au sujet de l'Abîme, dont ils « s'imaginent prouver péremptoirement l'existence parce qu'ils le définissent tel que nous savons qu'il doit être ». Bravo ! Comme si l'on pouvait prouver l'existence des songes ! Prouver l'existence de l'Abîme, du Chaos, des dieux et des déesses, de la copulation des planètes, de la Terre sensitive de Fourier, des universaux, des bêtes qui parlent, etc., est chose entièrement impossible.

§ 1669. Mais il y a des degrés dans l'arbitraire, qui est limité par les sentiments que suscitent les mots et par certaines conventions au sujet de leur usage. Dans les créations de Fourier, l'arbitraire paraît être très grand. Quand les gnostiques font copuler des entités de nom masculin avec des entités de nom féminin, ils mettent sous les yeux du lecteur des faits qui lui sont bien connus. Au contraire, on ne comprend pas bien comment et pourquoi, chez Fourier, la Terre copule avec elle-même et avec Pallas. Si l'on prend garde que le pôle nord et le pôle sud sont tous deux froids, on ne sait pas pourquoi le fluide du premier est mâle et celui du second femelle. Mais si nous portons notre attention sur les termes nord, sud, nous comprendrons comment le sud, qui suggère l'idée de chaleur, va mieux avec la nature douce de la femme. On a un peu moins d'arbitraire, mais toujours beaucoup, dans les compositions mythologiques. On doit, en vérité, respecter certaines conventions ; mais, entre ces limites, le mythe peut prendre des formes aussi variées que l'on veut. De même, dans les fables qui font parler les animaux, l'arbitraire n'est pas moindre que dans les romans modernes. Le Roman de Renart est un bel exemple de la très grande variété de semblables fables. Dans la Théogonie d'Hésiode, l'arbitraire est moindre, bien que toujours important. On comprend que le sentiment accepte volontiers que le Chaos existait tout d'abord, et aussi l'Amour. Que la Terre ait produit le Ciel, ou le Ciel la Terre, le sentiment le comprend ; de même aussi, que la Terre et le Ciel, unis ensemble, aient produit un grand nombre de choses. Mais pourquoi, parmi ces choses, il y a Kœos, Kreios, Hypérion, etc., nous ne pouvons guère le tirer du sentiment. Chez les gnostiques valentiniens, l'arbitraire est encore moindre. Le sentiment comprend que l'origine de toute chose soit préexistante, en un lieu très lointain et innommable ; et l'on ne refuse pas à ces entités les noms d'Abîme et de Premier Père. Tous ces mots sont choisis uniquement parce qu'ils suscitent des sentiments qui concordent avec celui que nous avons d'ignorer ce principe de toute chose. La fable de Sophia, qui veut connaître le Père, éveille en nous le sentiment du désir qui existe chez les hommes de connaître ce qui est au-delà de l'expérience. L'analogie fait comprendre comment les larmes conviennent à la matière humide, le rire à la lumière et ainsi de suite (§ 1670). Les analogies avec la perfection pythagoricienne des nombres ou avec la valeur numérique des lettres, bien que très superficielles et arbitraires, ont des rapports avec certains sentiments existant dans l'esprit humain. Dans la mythologie d'A. Comte, l’arbitraire n'est pas très différent de ce qu'il est dans les théories gnostiques ; mais il ne s'affirme pas si clairement. Dans la théorie de la solidarité, l'arbitraire n'est pas très différent de celui des deux types précédents. En somme, le but est de persuader aux gens qui ont de l'argent de le partager avec la clientèle de certains politiciens. C'est pourquoi on recourt à la solidarité, à la dette qui, à chaque instant, s'éteint et renaît. On aurait pu tout aussi bien avoir recours à des entités différentes, telles que la plus-value de Marx, ou à d'autres semblables. L'arbitraire diminue, quand nous passons aux théories réalistes. On comprend que pour individualiser Socrate, on ait recours à la Socratité (§ 1651-1) et que le sentiment se complaise à une si belle explication. Il est également beau de savoir que la côtelette est une manifestation de la côtelettité ; mais tout comme le vulgaire ignorant, les métaphysiciens mangent la côtelette, sans avoir recours à la côtelettité pour apaiser leur faim.

§ 1670. Voyons ces dérivations, au point de vue des personnifications. Elles sont complètes dans les récits du type de la narration des amours d'Aphrodite et d'Arès, à tel point même que l'on peut souvent les prendre pour des récits historiques quelque peu altérés. La personnification est complète aussi, mais entièrement artificielle dans les fables où les animaux parlent. Les gnostiques valentiniens se débattent contre les difficultés de l'accord entre les personnifications et les allégories. Ils vont des unes aux autres, sans jamais trouver un terrain ferme où s'arrêter. En donnant un sexe à leurs entités, il semblerait vraiment qu'ils les ont personnifiées, mais ils ne tardent pas à aller des personnifications aux abstractions, changeant l'Æon en un principe androgyne (IRÉNÉE, I, 1). Pourtant, ils ne demeurent pas dans l'abstraction, puisqu'ils nous parlent d'une génération obtenue comme d'un sperme déposé comme dans une matrice [FN: § 1670-1] , et d'entités qui conçoivent, fécondent, enfantent. Ils s'efforcent ensuite de faire disparaître le sens matériel, en parlant de copulation « sans corruption » (§ 1649). Pour la production de la matière, ils se passent aussi de l'union des sexes. « Ils disent que des larmes d'Achamoth naquit la matière humide ; de son rire, la matière lumineuse ; de sa tristesse, la matière solide ; de sa frayeur, la matière mobile ». Enfin, ils oscillent entre le sens propre et le sens métaphorique, entre la personnification et l'allégorie, sans s'arrêter jamais définitivement à un sens déterminé.

§ 1671. On sait assez que la métaphore engendre très facilement la personnification. Nous en avons un très grand nombre d'exemples. Les personnifications employées dans la mythologie de A. Comte ressemblent à celles des gnostiques, avec cette différence que A. Comte commence par dire que ce sont des fictions, puis l'oublie et en parle comme de véritables personnes. On ne trouve aucune personnification dans la théorie de la solidarité. La personnification est nulle aussi dans la théorie des réalistes. Mais il faut prendre garde qu'il s'agit de la forme et non du fond. Enfin de compte, l'Abîme des valentiniens, l'essence universelle des réalistes, jouent le même rôle, sous des dehors différents. Toutes les choses existantes proviennent tant de l'une que de l'autre, et cette provenance est conçue en usant d'une personnification beaucoup plus accusée, comme une génération des Æons, ou bien, supprimant la personnification, en considérant les individus comme des accidents de l'essence universelle. On peut ajouter, si l'on veut, le Chaos d'Hésiode ou toute autre chose de ce genre. Enfin, en faisant produire toute chose par l'Abîme, par les universaux, par le Chaos, ou par d'autres entités semblables, on satisfait des sentiments de même nature et l'on crée des théories que les différentes personnes accueillent selon leurs goûts.

§ 1672. Voyons le point de vue de la transformation des métaphores, non plus en personnes, mais seulement en réalités objectives [FN: § 1672-1]. Ce caractère manque entièrement ou presque entièrement aux fables mythologiques ou à celles des animaux parlants. Il est de même très peu accentué dans la mythologie de Fourier. Comme nous l'avons vu tout à l'heure, dans la Gnose valentinienne, les métaphores se mêlent aux personnifications, s'y confondent, et il est difficile ou même impossible de les séparer. A. Comte commence par essayer de les séparer, puis il les réunit, et finit par de simples personnifications. Les métaphores prédominent dans la théorie de la solidarité et chez les réalistes.

§ 1673. Les confusions entre les métaphores et la réalité sont habituelles chez qui raisonne sous l'empire du sentiment. Chez les rêveurs de la métaphysique et de la théologie, la chose, le symbole, la métaphore, l'allégorie, tout se mêle et se confond dans l'esprit. Il est impossible de raisonner sérieusement avec des gens qui emploient des termes si indéterminés, si nébuleux, qu'eux-mêmes en ignorent le sens. Voici M. L. Bourgeois qui nous parle avec une grande admiration des notions tirées de l'idée de la mutuelle dépendance, lesquelles « remplissent d'un contenu tout nouveau l'idée morale [FN: § 1673-1] ». Ces mots accolés ensemble ne veulent rien dire, et l'idée morale se remplit, comme la Sigè est fécondée par l'Abîme. Si M. L. Bourgeois avait vécu au temps des valentiniens, il aurait peut-être personnifié ses métaphores.

§ 1674. Toutes ces dérivations à métaphores verbales sont très usitées en métaphysique, où souvent elles dominent exclusivement et dans la partie métaphysique des théologies, où toutefois elles sont généralement accessoires. Un mot suscite certains sentiments. Le mot se transforme en chose, et l'on croit facilement que les sentiments qu'il suscite sont produits par cette chose. La poésie, la littérature, l'éloquence et même la conversation ordinaire ne peuvent se passer de ces transformations ; autrement elles manqueraient leur but principal, qui est d'émouvoir les sentiments. Elles donnent ainsi une certaine tournure d'esprit qui persiste quand on raisonne de science, et quand le but n'est pas au moins explicitement, d'émouvoir les sentiments, mais est seulement de rechercher les rapports des faits entre eux.

§ 1675. (b) Façon dont les dérivations sont accueillies. Au point de vue de la foi que les hommes ont en elles, on notera les caractères suivants. Les fables des animaux parlants n'ont jamais été prises pour des réalités. Les mythologies des valentiniens, de A. Comte, de Fourier, ont eu un certain nombre de croyants. De même aussi les métaphores de la solidarité. Beaucoup plus nombreux sont, parmi les gens cultivés, ceux qui croient à un réalisme plus ou moins mitigé. Le plus grand nombre de croyants est, de beaucoup, celui des gens qui ont cru, ou qui croient encore à la mythologie. Pour nous, maintenant, la mythologie grecque est un roman, mais un grand nombre d'hommes la tinrent pour une réalité, durant des siècles ; et nous l'avons remplacée par d'autres du même type. Le nombre des croyants s'accroît lorsque, de ces types simples de dérivations, on passe aux types composés, spécialement à ceux qui naissent de l'union du premier et du dernier type ; c'est-à-dire pour l'union du récit mythologique avec les métaphores du réalisme. La plus grande partie des religions sont constituées de cette façon.

§ 1676. Au point de vue des sentiments que satisfont les sept types notés « § 1666), on peut observer que l'instinct des combinaisons est surtout satisfait par le premier. Chez les enfants et chez beaucoup d'hommes, le second type le satisfait aussi ; mais chez beaucoup de personnes, des instincts moraux sont en outre satisfaits ; c'est-à-dire que les résidus de la seconde classe interviennent. Le sixième type, et plus généralement les raisonnements métaphysiques, satisfont le besoin d'explications logiques que l'homme cultivé éprouve (résidus I-ε). De même aussi le septième type et d'autres analogues, qui recouvrent par le raisonnement des appétits brutaux. Les 3e, 4e, 5e types s'efforcent d'unir la satisfaction de l'instinct de combinaison à celui du raisonnement logique ; et il semble qu'ils n'atteignirent leur but qu'en petite partie, car ils durèrent peu et n'eurent pas beaucoup de croyants. Au contraire, les religions qui durèrent longtemps et eurent de nombreux croyants atteignirent mieux ce but. L'ancienne religion romaine fut supplantée par celle de la Grèce, parce qu'elle [FN: § 1676-1] ne satisfaisait en aucune façon l'instinct du raisonnement. Le néo-platonisme fut vaincu par le christianisme, parce qu'il ne satisfaisait pas le besoin de combinaisons concrètes. De même, le modernisme, qui rénove les explications allégoriques de Philon, ne fait pas son chemin dans le peuple, parce qu'il satisfait uniquement les besoins intellectuels d'un petit nombre de raisonneurs. La théologie n'est plus de mode, pas même quand elle se dissimule sous le voile démocratique.

§ 1677. Il est nécessaire de bien comprendre que la personnification satisfaisant le besoin du concret, et l'allégorie le besoin de l'abstraction, les dérivations tendent à les employer autant que possible ensemble, pour tirer parti de toutes les deux. Mais il n'est pas facile de les faire concorder. Là, l'Église catholique se montre sage et habile en dissimulant sous le mystère la correspondance qui pourrait exister entre le concret et l'allégorie. Le quatrième Évangile est le complément nécessaire des trois premiers, pour satisfaire complètement le besoin religieux des hommes ; et c'est avec beaucoup de bon sens que l'Église catholique réprouve les interprétations des modernistes, comme elle en réprouva déjà d'autres analogues, qui visaient à séparer la réalité historique de l'allégorie. Elle condamna les fables des gnostiques, qui faisaient trop pencher la balance d'un côté, mais elle accepta dans une certaine mesure des interprétations allégoriques qui satisfaisaient le besoin de raisonner et de déduire qu'éprouvent les hommes. À ce point de vue, Saint Thomas est vraiment remarquable, et nous ne saurions quel autre auteur pourrait lui être comparé. Il satisfait de la meilleure façon possible les divers besoins du concret et de l'allégorie, et sait éviter, avec un art consommé, les contrastes qui se manifestent à chaque instant entre la réalité et l'allégorie.

§ 1678. Il est un autre aspect sous lequel les dérivations doivent être considérées. Il est d'une grande importance : c'est celui du jugement qu'on porte sur les dérivations par rapport à la réalité, et cela non seulement en ce qui concerne leur accord avec l'expérience, mais aussi en ce qui touche leur rapport avec l'utilité individuelle ou l'utilité sociale. Nous avons déjà traité longuement le premier sujet, en parlant de la façon dont les actions logiques et les non-logiques étaient envisagées (chap. IV et V) ; mais il nous reste à ajouter certaines choses, qui ne pouvaient trouver leur place qu'après l'exposition faite tout à l'heure des théories. Après cela, nous n'aurons pas épuisé la matière, et nous devrons encore étudier les oscillations concomitantes de ces dérivations et d'autres phénomènes sociaux, ce que nous ferons au chapitre XII (§ 2329 et sv.).

§ 1679. Il y a des gens qui ne veulent s'attacher qu'aux actions logiques, tenant les non-logiques pour issues d'absurdes préjugés, capables seulement de causer des maux à la société. De même, il y a des gens qui veulent envisager une doctrine uniquement au point de vue de l'accord avec l'expérience, et qui déclarent que tout autre point de vue est vain, stupide, nuisible. Cette théorie offusque les sentiments de beaucoup d'autres gens et ne concorde pas avec les faits, puisque ceux-ci démontrent clairement que des doctrines (dérivations) qui sortent du domaine logico-expérimental sont des expressions de sentiments qui jouent un rôle important dans la détermination de l'équilibre social (§ 2026). La théorie dont nous parlons est donc fausse, au sens que nous donnons à ce terme ; mais où est l'erreur ?

§ 1680. Les adversaires de ceux qui dédaignent les théories estimées non-réelles contestent ce caractère de non-réalité. Ils sentent instinctivement qu'il est faux que ces théories soient de vains assemblages de mots sans effet social ; et, voulant leur restituer leur dignité, ils s'efforcent de toute façon de les faire paraître réelles ou supérieures à la réalité (§ 2340). C'est là une nouvelle erreur qui, à son tour, offusque les sentiments de ceux qui vivent dans la pratique et dans la réalité. Elle démontre une fois de plus la vanité logico-expérimentale de l'affirmation qu'on oppose à ces personnes. Ainsi apparaît une des causes qui font naître et se perpétuer les oscillations qu'on observe depuis tant de siècles entre le scepticisme et la foi, entre le matérialisme et l'idéalisme, entre la science logico-expérimentale et la métaphysique (§ 2341).

§ 1681. Ne nous occupons ici que de quelques-unes des oscillations que nous étudierons ensuite d'une façon générale (§ 2329 et sv.). En un peu plus d'un siècle, c'est-à-dire de la fin du XVIIIe siècle au commencement du XIXe, nous avons vu régner le scepticisme voltairien, auquel succéda l'humanitarisme de Rousseau, et ensuite apparaître la religion révolutionnaire ; puis vint le retour de la religion chrétienne ; ensuite, de nouveau le scepticisme, le positivisme ; et maintenant derechef commence une nouvelle oscillation dans le sens mystico-nationaliste. Si nous exceptons les sciences naturelles, et si nous portons notre attention seulement sur les théories sociales, nous voyons qu'on n’avance pas beaucoup, ni dans un sens ni dans l'autre. En somme, si la foi n'est qu'un préjugé nuisible, comment se fait-il qu'elle survive à tant de siècles, se transformant et renaissant à chaque instant, après que ses ennemis, du temps de Lucrèce à nos jours, croient l'avoir éteinte ? Et si le scepticisme scientifique est vraiment si inutile, si peu concluant, si nuisible au genre humain, comment se fait-il qu'il puisse, de temps à autre, revenir à la charge, ne fût-ce qu'avec le simple bon sens d'un Lucien, d'un Montaigne, d'un Bayle, d'un Voltaire ? Comment se fait-il que l'on ne constate pas de progrès dans les opinions sociales, alors qu'il est incontestable dans les sciences naturelles ?

§ 1682. Si nous voulons ne fixer notre attention que sur les faits, nous verrons qu'il y a erreur de part et d'autre, parce qu'on réduit à l'unité des choses qui doivent demeurer séparées. Il faut distinguer l'accord avec les faits d'une doctrine ou d’une théorie et leur importance sociale. Le premier peut être nul et la dernière très grande. Mais cette importance ne prouve pas l'accord, de même que l'accord ne prouve pas l'importance. Une théorie peut ne pas correspondre à des faits objectifs, être entièrement fantaisiste à ce point de vue, et correspondre au contraire à des faits subjectifs de grande importance pour la société (§ 844). Celui qui voit l'importance sociale d'une mythologie, la veut aussi réelle. Celui qui en nie la réalité, en nie aussi l'importance sociale. Tout au contraire, les faits font clairement voir que les mythologies n'ont pas de réalité et ont une grande importance sociale. En cette matière, le préjugé est si fort que beaucoup de gens s'imaginent que l'ère des mythologies est définitivement close, que ce sont là de vains souvenirs d'un passé qui ne reviendra plus, et ils ferment ainsi volontairement les yeux sur les très nombreux faits qui les montrent encore vives et prospères. De même, il est d'autres personnes qui s'imaginent que l'œuvre, accomplie durant tant de siècles, par la science logico-expérimentale est vaine, et que, pour connaître les faits, on pourra revenir aux songeries d'un Platon, rénovées par un Hegel.

§ 1683. Les oscillations observées dans les opinions sociales sont, dans le domaine de la théorie (§ 2340 et sv.), le résultat de l'antagonisme de deux forces opposées : la correspondance des dérivations à la réalité et leur utilité sociale. Si les deux forces se confondaient, un mouvement continu qui établirait la prédominance absolue de leur ensemble ne serait pas impossible, au moins sous un certain aspect. Mais puisqu'au lieu de se confondre elles restent distinctes et de sens différent, et qu'il demeure, d'une part, sinon impossible, au moins malaisé de se soustraire entièrement à la réalité, et, d'autre part, de négliger entièrement l'utilité sociale, il en résulte nécessairement que dans tout ce qui se rapporte à l'organisation sociale, la théorie oscille comme un pendule, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Il n'en est pas ainsi dans les sciences naturelles, parce que les théories mathématiques, chimiques, astronomiques, etc., n'ont, pour le moment du moins, que peu ou point d'importance sociale. C'est pourquoi le pendule se déplace toujours plus du côté des théories logico-expérimentales, sans qu'aucune force, du moins aucune force importante (§ 617), le fasse revenir du côté des dérivations métaphysiques, théologiques ou autres semblables [FN: § 1683 note 1). Au temps passé, cette force put être observée en quelques cas ; elle se manifesta par les procès pour impiété, à Athènes, dans le procès de Galilée et en d'autres semblables ; mais elle finit par s'épuiser, parce qu'elle ne correspondait pas à une utilité sociale effective, ou pour mieux dire, parce que, l'utilité sociale n'étant qu'un des éléments du phénomène, très important, c'est vrai, cette force ne correspondait pas à des sentiments dont les hommes ne pouvaient se passer sans de très graves altérations de l'équilibre social. Étant donné qu'ici nous ne visons d'aucune manière à prêcher, mais bien uniquement à rechercher les uniformités des faits sociaux, nous pouvons sans aucun inconvénient, nous devons même maintenir le pendule exclusivement du côté où il se déplace de plus en plus dans les sciences naturelles (§ 86, 1403).

§ 1684. Peut-être le lecteur a-t-il trouvé superflue l'exposition que nous avons faite du gnosticisme, et s'est-il dit : « Qu'est-ce que ces fables ont affaire avec la sociologie ? » – Elles ont affaire avec la sociologie, parce qu'elles expriment des sentiments qui sont toujours puissants dans notre société ; et, sans parler de leurs manifestations dans les théories de Saint-Simon, de Fourier, de A. Comte, du socialisme humanitaire et d'autres, on voit tous les jours naître et prospérer, en Amérique et en Angleterre, des sectes chrétiennes non moins absurdes, au point de vue exclusivement expérimental, que les sectes gnostiques. Maintenant s'y ajoutent le néo-bouddhisme, la théosophie, le spiritisme, l'occultisme, etc., qui ont des adeptes dans toute l'Europe. Qui veut se persuader que les modernes ne le cèdent en rien aux anciens pour imaginer des fantasmagories qu'ils regardent comme de sublimes vérités, n'a qu'à lire, parmi tant de livres, celui de Sinnett sur le Bouddhisme ésotérique ou positivisme hindou [FN: § 1684-1].

D'une manière plus générale, on peut se demander pourquoi nous nous occupons longuement de l'étude des dérivations théologiques de la religion chrétienne. Les fidèles de cette religion les considèrent comme l'expression de vérités absolues ; les ennemis, comme l'expression d'absurdes préjugés, qui – disent-ils – ont été actuellement dissipés par les « lumières de la science », et dont, par conséquent, il est à peu près inutile de s'occuper sérieusement.

Nous nous plaçons entièrement en dehors de ces deux points de vue opposés. Les dérivations de la religion chrétienne, comme celles du Talmud, du paganisme, et autres semblables, sont étudiées par nous en vue de connaître les résidus qui leur ont donné naissance et les formes générales que l'on observe dans les dérivations. Si ces résidus avaient disparu actuellement, si ces formes étaient tombées en désuétude, notre étude aurait un caractère purement historique ; elle n'en conserverait pas moins une importance que l'on reconnaîtra devoir être assez grande, si l'on remarque que, par exemple, la religion chrétienne a été pendant des siècles l'expression de l'état psychique de millions et de millions d'hommes. Mais nous avons vu que les résidus qui existaient au temps du paganisme, ceux que nous trouvons au moyen âge chrétien, ceux que nous observons actuellement, sont, en grande partie, d'une même nature, et que seules les dérivations ont beaucoup changé d'aspect, tout en conservant des développements analogues ; notre étude n'est donc pas exclusivement historique, et elle nous permet d'étendre nos connaissances des phénomènes contemporains.

C'est ce que nous pouvons répéter au sujet de l'étude des sociétés politiques de la Grèce et de Rome ; elle constitue une des meilleures préparations à l'étude de nos sociétés modernes, qui, fort différentes quant à la forme, conservent, avec les sociétés anciennes, un fond commun, dû précisément au fait que les résidus se transforment et changent fort lentement.

Il est bien entendu qu'il ne s'agit que d'études théoriques. Nous avons assez souvent dit et répété que nous n'avions pas la moindre intention de rechercher ici des recettes pour résoudre les problèmes concrets qui se présentent à l'homme pratique.

§ 1685. Après avoir rapporté les fantasmagories des gnostiques et la passion de Sophia, Renan, qui, comme d'habitude, veut ménager la chèvre et le chou, exprime mal une idée, vraie sous certains aspects, en louant la partie de ces fantaisies qui exalte certains sentiments [FN: § 1685 -1]. Il se rapprocherait beaucoup plus des faits si, au lieu de parler objectivement, il parlait subjectivement, et disait que les sentiments qui étaient satisfaits par la Théogonie d'Hésiode et par d'autres productions semblables, y compris les mythes gnostiques qu'il rapporte, existent encore chez un grand nombre d'hommes de notre temps, et se manifestent d'une façon analogue à celle dont ils se manifestaient par le passé. Celui qui veut prêcher aux hommes pour les attirer dans la voie qu'il estime la meilleure, blâme ou loue ces sentiments et leurs manifestations. Celui qui s'occupe uniquement de science les décrit et tâche d'en découvrir les rapports avec les autres faits sociaux.

§1686. (IV-ε) Termes douteux, indéterminés, qui ne correspondent à rien de concret. C'est la limite extrême des dérivations verbales, qui finissent par apparaître comme un simple cliquetis de mots [FN: § 1686 -1]. Peu de ces dérivations servent au vulgaire, qui, interdit, stupéfait de l'étrangeté des mots, reste bouche bée, supposant qu'elles cachent Dieu sait quels mystères [FN: § 1686-2] . Le plus grand nombre est à l'usage des métaphysiciens, qui s'en repaissant continuellement, finissent par s'imaginer qu'elles correspondent à des choses réelles. Le lecteur trouvera dans leurs œuvres autant d'exemples qu'il voudra ; nous n'en avons déjà rapporté que trop dans ce livre ; c'est pourquoi il nous reste peu de chose à ajouter. Nous devons remarquer seulement que le torrent de ces mots dépourvus de sens et incohérents coule de l'antiquité jusqu'à nos jours [FN: § 1686-3]. Tantôt il se gonfle et se répand en inondations, tantôt il se retire et coule dans un lit régulier. En tout cas, il subsiste, et l'on voit par conséquent qu'il satisfait à un besoin humain, comme le chant, la poésie, les fables. Chaque temps a ses termes à la mode. Par exemple, aujourd'hui, en Italie, on emploie beaucoup le terme superare (dépasser, surpasser) et ses dérivés superatori (dépasseurs), superamento (dépassement). [FN: § 1686-4] Que signifient-ils de précis ? Personne ne le sait ; mais ce doit être quelque chose de fort beau, parce qu'à entendre ces termes, les adversaires demeurent abasourdis, consternés, et ne savent plus que dire. En effet, que voulez-vous répondre à qui vous objecte que votre théorie est dépassée (superata) ? Veuille le dieu de la métaphysique que le théorème du carré de l'hypothénuse ne soit pas aussi dépassé (superato), sinon adieu géométrie ! En général, les termes maintenant à la mode sont, en un sens favorable : vivant, dynamique, spirituel, auxquels s'opposent, en un sens défavorable, ceux de mort, stase et mécanique. De ce dernier, par un audacieux néologisme, on a fait en italien le verbe mecanizzare. Que voulez-vous répondre à qui vous objecte que votre histoire est morte, tandis que la sienne est vivante ? [FN: § 1686-5] ou bien que vous mécanisez dans la stase ce que lui spiritualise dans la dynamique ? Si vous comprenez cela, vous n'éprouverez aucune difficulté à saisir le sens précis des célèbres plaidoiries prononcées par deux seigneurs devant Pantagruel, et du mémorable arrêt par lequel Pantagruel mit fin à leur débat [FN: § 1686-6] . Dans sa comédie Les Grenouilles, Aristophane feint, pour se moquer d'Euripide, qu'à presque tous les vers de ce poète, on peut ajouter, en manière de conclusion : « Il perdit sa fiole ». Semblablement, ces mots privés de sens concret peuvent s'adapter à n'importe quel raisonnement [FN: § 1686-7] .

 


 

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Chapitre XI.

Propriétés des résidus et des dérivations

§ 1687. L'étude que nous venons de faire des résidus et des dérivations nous a fait connaître les manifestations de certaines forces qui agissent sur la société, et par conséquent ces forces mêmes aussi. Ainsi, peu à peu nous approchons de notre but, qui est de nous rendre compte de la forme que prend la société, sous l'empire des forces qui agissent sur elle. La voie est longue ; mais, voulant nous laisser guider exclusivement par les faits, nous n'avons trouvé aucun moyen de l'abréger. Nous avons reconnu et classifié les résidus et les dérivations. Cela faisant, nous avons aussi découvert certaines de leurs propriétés. Maintenant, il convient que nous étudiions ces dernières en détail. Pour connaître la forme que revêt la société, il est manifeste que nous devrons considérer ensemble tous les éléments qui déterminent cette forme. Mais avant de pouvoir le faire, il est nécessaire que nous étudiions séparément ces éléments et certaines de leurs combinaisons. C'est ce que nous ferons dans le présent chapitre, pour étudier dans le suivant l'ensemble social.

Nous commencerons par considérer ces éléments d'une manière intrinsèque, abstraction faite de leur rapport avec l'utilité sociale. Étant donnés certains résidus et certaines dérivations, deux genres de problèmes se posent. 1° Comment agissent ces résidus et ces dérivations ? 2° En quel rapport cette action est-elle avec l'utilité sociale ? L'empirisme vulgaire traite en même temps des deux problèmes, qu'il ne distingue pas ou qu'il distingue mal (§966 et sv.). Il convient que l'analyse scientifique les sépare ; et il est essentiel, pour éviter de trop faciles erreurs, qu'en traitant du premier, on n'ait pas l'esprit préoccupé par le second.

§ 1688. Avant de pousser plus loin, il sera bon de faire quelques observations sur la manière de nous exprimer. Remarquons tout d'abord, en ce qui concerne les dérivations, que nous avons désigné par ce nom un phénomène qu'il convient de diviser en deux, pour des études ultérieures. Il y a la dérivation proprement dite et la manifestation à laquelle elle aboutit. C'est-à-dire qu'il y a une démonstration, ou mieux une pseudo-démonstration, et un théorème ou un pseudo-théorème. Ces deux derniers peuvent rester constants, tandis que varient les dérivations qui y conduisent. Par exemple, dans la dérivation qui veut démontrer l'existence de la solidarité-droit, nous pouvons séparer la manifestation de cette existence dans l'esprit de celui qui emploie la dérivation, et la démonstration qu'on en donne, c'est-à-dire la dérivation proprement dite. Celle-ci peut varier, tandis que celle-là reste constante ; et parfois la seconde est répétée d'imitation par qui est dépourvu ou presque dépourvu de la première. Les hommes s'approprient souvent mécaniquement, sans grande persuasion, des propos qui sont de mode dans la société au milieu de laquelle ils vivent (§2003 et sv.). Nous continuerons, comme par le passé, à désigner par le nom de dérivation le phénomène dans son ensemble, et quand nous voudrons distinguer les deux parties, nous emploierons les noms de manifestations et de dérivations proprement dites.

En analysant les dérivations proprement dites, on trouve d'abord comme fondement le besoin de développements logiques, puis les résidus de la Ie classe, par lesquels on satisfait ce besoin, et enfin des résidus de toutes les autres classes, qu'on emploie comme moyens de persuasion. En analysant les manifestations, on trouve comme fondement les résidus. C'est en effet ainsi que nous les avons trouvés dans les chapitres précédents. À ces résidus s'ajoutent, comme vernis logique, des dérivations proprement dites, des raisonnements divers. En outre, dans les cas concrets, autour d'un résidu principal s'en disposent d'autres, qui sont accessoires.

§ 1689. L'erreur principale des raisonnements vulgaires, ainsi que des raisonnements métaphysiques, consiste non seulement à intervertir les termes du rapport entre les dérivations et les actions humaines, dans l'idée que celles-là sont en général la cause de celles-ci, tandis qu'elles en sont au contraire la conséquence, mais encore à donner une existence objective aux dérivations proprement dites et aux résidus dont elles sont issues.

Comme nous l'avons déjà dit (§94,149), nous ne donnons aucun sens métaphysique à ces termes : existence objective ; il est bon, par conséquent, que nous indiquions le sens dans lequel ils sont employés ici. Prenons, par exemple, le « droit naturel » ou le « droit des gens ». Dans l'esprit d'un très grand nombre de personnes, les notions de certains rapports entre les hommes sont acceptées favorablement, les notions de certains autres repoussées avec défaveur. En outre, les premières notions s'unissent à d'autres auxquelles on donne habituellement les noms de bon, honnête, juste, etc., et se heurtent à d'autres auxquelles on donne habituellement des noms contraires : mal, malhonnête, injuste, coupable, etc. Rien ne s'oppose à ce qu'on donne le nom de droit naturel à l'ensemble, même indéterminé, de ces premières notions, et qu'on exprime le fait indiqué plus haut en disant que la notion du droit naturel existe dans l'esprit « des hommes ». Il est des personnes qui, de là, concluent qu'il doit aussi exister une chose de ce nom, et qu'il ne reste qu'à la trouver et à la définir avec précision. Si à cela nous objections qu'une existence subjective n'a pas pour conséquence une existence objective, nous tomberions dans une discussion métaphysique dont nous voulons au contraire nous tenir éloigné. Notre réponse est tout autre, et consiste surtout à remarquer que, par le même mot exister, on a exprimé deux choses différentes, dans les propositions précédentes. Pour mieux voir cela, faisons un raisonnement parallèle au précédent. C'est un fait que dans l'esprit de beaucoup de personnes, c'est-à-dire des chimistes, la notion de chlorure de sodium est acceptée avec d'autres notions de réactions chimiques et s'y trouve liée. Rien n'empêche que nous exprimions ce fait en disant que la notion de chlorure de sodium existe dans l'esprit « des hommes ». De là, on peut conclure, bien qu'en pratique on suive la voie inverse, qu'il doit exister une chose de ce nom.

Les deux raisonnements ont bien une partie semblable, mais ils en ont une autre entièrement différente. Chez les chimistes, les conséquences logiques de la notion de chlorure de sodium se vérifient en pratique avec une si grande probabilité qu'on peut les qualifier du terme vulgaire de certaines. Les conséquences logiques du droit naturel se vérifient quelquefois, en pratique ; plus souvent elles ne se vérifient pas. Le chimiste ne dit pas : « Le chlorure de sodium en solution devrait précipiter le nitrate d'argent ». Il dit, ce qui est bien différent : « Le chlorure de sodium en solution précipite le nitrate d'argent ». L'adepte du « droit naturel » ne peut pas employer cette dernière expression, et doit toujours se contenter de la première. Il suffit d'ouvrir l'histoire pour voir que le « droit des gens » est comme le caoutchouc. Les puissants en font ce qu'ils veulent. Sans remonter trop haut, en 1913, certains puissants États européens décident qu'il doit exister une principauté d'Albanie, laissent le Monténégro faire le siège de Scutari, puis, un beau jour, l'obligent à abandonner la ville ; et comme le Monténégro hésite, ils envoient, sans aucune déclaration de guerre, leurs escadres établir le blocus des côtes monténégrines, et capturent le yacht du roi Nicolas. Il est impossible de découvrir quel « droit » ces puissances ont de faire cela, et notamment quel « droit » elles ont sur le territoire albanais et sur Scutari, à moins qu'on ne veuille donner au terme « droit » le sens qu'il a dans la fable du loup et de l'agneau. Ces États font donc ce qu'ils veulent du « droit des gens », mais ils ne pourraient pas faire ce qu'ils veulent des réactions chimiques ; et avec toute leur puissance, ils ne pourraient pas empêcher que le chlorure de sodium en solution ne précipitât une solution de nitrate d'argent. Il y a donc une différence essentielle, au point de vue pratique, entre les deux cas considérés, et l'existence du chlorure de sodium et d'autres corps chimiques est différente de l'existence du « droit naturel », « des gens » ou d'autres semblables entités. Dans les deux cas aussi, les conséquences logiques qu'on peut tirer sont différentes. Par exemple, je tire la conséquence logique qu'un certain poids de chlorure de sodium contient un poids déterminé de chlore ; je fais l'analyse et je vérifie cette conséquence. Il en va tout autrement des conséquences logiques de ces entités dépourvues de toute précision, et qui portent les noms de « droit des gens », « droit naturel », et autres semblables. Toujours à propos du Monténégro, le ministre anglais des affaires étrangères déclare qu'on ne peut permettre au Monténégro d'occuper Scutari, parce que la population n'y est pas de la même race qu'au Monténégro, ne parle pas la même langue, n'a pas la même religion. Donc, il semblerait qu'un pays n'a pas le « droit » d'en occuper un autre qui présente ces caractères. On demande : les Hindous sont-ils de la même race, parlent-ils la même langue, ont-ils la même religion que les Anglais ? Si l'on répond négativement, pourquoi le Monténégro n'a-t-il pas le « droit » d'occuper Scutari, et les Anglais ont-ils le « droit » d'occuper les Indes ? [FN: § 1689-1] Cela demeure un mystère.

D'une façon générale, quand nous disons que la notion de droit naturel existe dans l'esprit des hommes, nous exprimons le fait que dans l'esprit de certains hommes se trouvent des notions auxquelles on donne ce nom. On peut faire un essai pratique, et l'on verra qu'il réussit. En outre, de ce fait on peut tirer la conséquence qu'en raisonnant avec ces hommes, il est utile, pour les persuader, de tenir compte de cette notion qu'ils ont en eux. Là aussi l'expérience réussira ; c'est pour ce motif que les puissants, au lieu de dire simplement qu'ils veulent une chose, se donnent la peine d'employer des sophismes pour démontrer qu'ils « ont le droit » d'avoir cette chose ; ils imitent le loup dans ses propos à l'agneau. La proposition énoncée tout à l'heure est donc du genre de l'autre, qui affirme l'existence, en certains esprits, de la notion du chlorure de sodium, avec cette différence que cette dernière est beaucoup plus précise. Semblable encore est la proposition qui affirme l'existence d'une chose portant le nom de chlorure de sodium. Au contraire, la proposition qui affirme l'existence du « droit naturel » est d'un genre entièrement différent [FN: § 1689-2]. Pour que cette proposition fût du genre précédent, les conditions suivantes seraient nécessaires : 1° qu'on puisse définir avec quelque précision ce qu'on entend par ce terme ; 2° que les conséquences logiques de cette définition se vérifient en pratique. Ni l'une ni l'autre de ces conditions n'est remplie. Au chapitre IV, nous avons précisément fait voir qu'il est impossible de savoir avec un peu de précision ce que les auteurs entendent par le terme de « droit naturel » ; et il y a de très nombreuses preuves montrant qu'on peut bien déduire logiquement de ce terme ce qui devrait arriver suivant certains auteurs, mais non, du moins en général, ce qui arrive effectivement [FN: § 1689-3]. C'est pourquoi, dans une étude qui a pour but de connaître ce qui a lieu sûrement, de semblables entités ne peuvent nous être d'aucun usage. Nous les considérons seulement comme des manifestations de sentiments ; sentiments que nous avons précisément recherchés, dans les chapitres VI, VII et VIII, parce qu'ils appartiennent à la catégorie des choses dont nous pouvons faire usage pour connaître ce que l'on observe en réalité. Pour le même motif, nous avons recherché, dans les chapitres IX et X, les voiles dont ces choses sont recouvertes, les formes sous lesquelles elles se présentent. Ainsi nous avons procédé d'une manière analogue à celle de l'homme de science qui recherche d'abord la composition d'un corps chimique, et ensuite la forme sous laquelle il cristallise.

§ 1690. Pour revenir aux observations sur la manière de s'exprimer, il faut remarquer que, les sentiments étant manifestés par les résidus, il nous arrivera souvent, afin d'abréger, de nommer simplement les résidus pour désigner aussi les sentiments qu'ils manifestent. En ce sens, nous disons que les résidus sont parmi les éléments qui déterminent l'équilibre social ; proposition qui doit être traduite et entendue en ce sens que « les sentiments manifestés par les résidus sont parmi les éléments qui se trouvent en rapport de mutuelle détermination avec l'équilibre social ». Mais cette proposition aussi est elliptique et doit être traduite à son tour. Prenons garde au danger d'attribuer une existence objective (§94, 149, 1689) aux résidus, ou même aux sentiments. En réalité, nous observons seulement des hommes se trouvant dans un état révélé par ce que nous appelons des sentiments. C'est pourquoi la proposition énoncée tout à l'heure doit se traduire sous cette forme : « Les états dans lesquels se trouvent certains hommes, et qui sont révélés par les sentiments, lesquels se manifestent par les résidus, sont parmi les éléments qui se trouvent en rapport de mutuelle détermination avec l'équilibre social ». Mais si nous voulons vraiment nous exprimer d'une manière rigoureuse, cela ne suffit point encore. Que peuvent bien être ces états « des hommes », ou si l'on veut, ces « états psychiques » ? Ce sont des abstractions. Qu'y a-t-il dessous ? Nous devrons donc dire : « Les actes des hommes sont parmi les éléments qui se trouvent en rapport de mutuelle détermination avec l'équilibre social. Parmi ces actes, il y a certaines manifestations auxquelles nous avons donné le nom de résidus, et qui sont étroitement liées à d'autres actes ; de telle sorte que, les résidus étant connus, on peut aussi, en des circonstances données, connaître les actes. Par conséquent nous dirons que les résidus sont parmi les éléments qui se trouvent en rapport de mutuelle détermination avec l'équilibre social ». On peut bien dire cela une fois, pour fixer avec une rigueur stricte le sens des termes employés, mais il serait inutile, fastidieux, et vraiment pédant de parler toujours avec de pareilles longueurs. C'est pourquoi, à la proposition précédente, on substitue cette autre, qui s'exprime en disant : « Les résidus sont parmi les éléments qui déterminent l'équilibre social » ; et cela ne peut apporter aucun inconvénient, si l'on se rappelle toujours le sens donné aux termes ainsi employés [FN: § 1690-1].

Les dérivations aussi manifestent des sentiments, soit directement ceux qui correspondent aux résidus dont ils tirent leur origine, soit indirectement ceux qui servent à dériver. Mais nommer les dérivations au lieu des résidus qu'elles manifestent, ainsi que le langage vulgaire a l'habitude de le faire, pourrait induire en de graves erreurs. C'est pourquoi nous nous en abstiendrons dans tous les cas où le doute au sujet de la signification de la proposition nous paraîtra possible.

Le sujet étant très important, il conviendra d'ajouter quelques éclaircissements. Nous observons, par exemple, différents cas dans lesquels la poule défend ses poussins, et nous résumons l'observation des faits passés, la prévision des faits futurs, la notion d'une uniformité, en disant que « la poule défend ses poussins », qu'il y a en elle un sentiment qui la pousse à les défendre, que cette défense est la conséquence d'un état psychique donné. De même, nous observons divers cas dans lesquels certains hommes se font tuer pour leur patrie, et nous résumons l'observation des faits passés, la prévision des faits futurs, la notion d'une uniformité étendue à un grand nombre d'individus, en disant que « les hommes – ou certains hommes – se font tuer pour leur patrie », qu'il y a en eux un sentiment qui les pousse à se sacrifier pour leur patrie, que ce sacrifice est la conséquence d'un état psychique donné. Mais, chez les hommes, nous observons aussi certains faits qui sont la conséquence de l'emploi du langage par l'être humain, et qui, par conséquent, ne peuvent être observés chez les animaux. C'est-à-dire que les hommes expriment par le langage certaines choses que nous mettons en rapport avec les faits observés, lorsque ces hommes se font tuer pour leur patrie. Ils disent, par exemple, Dulce et decorum est pro patria mori. Nous disons qu'ils expriment ainsi un certain sentiment, un certain état psychique, etc. Mais cela n'est pas très rigoureux, car les sentences que nous considérons de cette manière comme exprimant un sentiment (on dirait mieux : un ensemble de sentiments), un état psychique, etc., sont multiples et variées. En séparant dans ces sentences et autres propositions la partie constante de la partie variable, nous avons trouvé les résidus et les dérivations ; et nous avons dit que le résidu exprime ce sentiment, cet état psychique, etc. Mais ainsi nous ajoutons quelque chose aux faits. L'observation expérimentale nous dit seulement qu'il y a des faits concomitants d'hommes qui se sacrifient pour leur patrie, et qui s'expriment d'une certaine manière [FN: § 1690-2]. Nous rendons compte de cela au moyen des propositions suivantes qui, d'abord rapprochées de la réalité, s'en écartent ensuite toujours plus. 1° On remarque à la fois des actes de dévouement pour la patrie, et des expressions qui approuvent, louent ces actes. Ces expressions ont une partie commune que nous appelons résidu. 2° Les hommes se sacrifient pour leur patrie, et ont un sentiment manifesté par les résidus, sentiment qui les pousse à faire cela. La différence avec la réalité gît dans le terme sentiment, qui n'est pas précis. En outre, l'uniformité est énoncée sans conditions, tandis qu'il devrait y en avoir. Enfin, même si l'on suppose qu'il y a toujours un sentiment qui pousse aux actes, cela pourrait donner lieu à des objections. 3° Au lieu de dire : « et ont un sentiment, etc. », on dit : « parce qu'ils ont un sentiment, etc. ». Le terme parce que éloigne de la réalité, en indiquant un rapport de cause à effet, tandis que nous ne savons pas avec précision si ce rapport existe. 4° Les hommes croient que se sacrifier pour sa patrie est un devoir ; c'est pourquoi ils accomplissent ces actes de sacrifice. Là, nous nous éloignons beaucoup de la réalité, en admettant que les actes sont des conséquences des croyances, et en substituant les actions logiques aux actions non-logiques. Cette dernière manière de s'exprimer est usuelle, mais induit facilement en erreur, même si l'on a dans l’esprit que c'est uniquement une forme de la première. On peut employer la seconde manière de s'exprimer, pourvu qu'on ait présent à l'esprit que, rigoureusement, nous devons toujours nous en rapporter à la première. Nous avons fait et ferons un abondant usage de cette seconde manière de s'exprimer, spécialement sous la forme équivalente qui met en rapport les actes et les résidus. On peut employer la troisième manière, mais toujours avec la précaution de s'en rapporter à la première, et en se tenant sur ses gardes contre le danger de tirer des conséquences logiques du terme parce que qui y est employé. Les termes : sentiments, résidus, sont commodes en sociologie, de même que le terme force est commode en mécanique. On peut les employer sans inconvénients si l'on a toujours présente à l'esprit la réalité à laquelle ils correspondent.

§ 1691. LES RÉSIDUS EN GÉNÉRAL. Pour reconnaître et classer les résidus, nous les avons considérés indépendamment de l'intensité des sentiments qu'ils manifestent, et indépendamment du nombre de personnes chez lesquelles ils se rencontrent ; par abstraction, nous les avons séparés des êtres concrets auxquels ils appartiennent. Il faut maintenant tenir compte de toutes ces circonstances.

Parlons d'abord de l'intensité. Il faut distinguer entre l'intensité propre au résidu, et celle qui lui vient de la tendance générale de l'individu à être plus ou moins énergique. Par exemple, celui qui a un fort sentiment de patriotisme et peu de courage, combattra avec beaucoup moins d'énergie pour sa patrie que celui qui a un sentiment beaucoup moins fort, mais est courageux. Celui qui a fortement l'instinct des combinaisons, mais est paresseux, réalisera moins de combinaisons que celui qui possède cet instinct à un moindre degré, mais est actif. On peut donc admettre que certaines circonstances, auxquelles nous donnons le nom d'énergie ou, au contraire, de faiblesse, élèvent ou abaissent le niveau général de certains résidus [FN: 1691-1].

§ 1692. Voyons ensuite les résidus en rapport avec les êtres concrets auxquels ils appartiennent. Supposons qu'en un lieu et en un temps déterminés, on ait observé mille phénomènes A ; qu'en un autre lieu ou en un autre temps, on ait observé cent phénomènes B ; enfin, qu'en un lieu ou un temps encore différents, on ait observé un seul phénomène C. Pour trouver les résidus, nous avons comparé A avec B, avec C , en en cherchant la partie constante, sans tenir compte du nombre des phénomènes A, B, C. Maintenant, nous devons diriger notre étude vers cette partie du sujet, et étudier la répartition des résidus. D'ailleurs, nous ne pourrons pas avancer beaucoup dans cette voie, parce que nous manquons encore d'une théorie de la division de la société en classes. Nous pourrons donc seulement commencer l'étude, que nous poursuivrons au chapitre suivant, après avoir donné cette théorie (§2025 et sv.).

§ 1693. Pour la partie statique, nous devons examiner : 1° la répartition des résidus dans une société donnée ; 2° la répartition entre les diverses couches de cette société. Pour la partie dynamique, il faut voir : l° comment, à peu près, les résidus varient dans le temps, soit qu'ils changent chez les individus d'une même couche sociale, soit que le changement ait lieu par le mélange des couches sociales ; 2°comment chacun de ces deux phénomènes se produit.

§ 1694. En outre, il faut prendre garde au mouvement rythmique que l'on observe en tous les phénomènes sociaux (§2329). Un phénomène à peu près constant est représenté, non pas par une droite mn, mais bien par une courbe ondulée svt. Un phénomène d'intensité croissante est représenté, non pas par une droite ab, mais bien par une courbe ondulée rpq. Les lignes telles que mn, ab, représentent le mouvement moyen du phénomène. C'est ce mouvement que nous nous proposons d'étudier maintenant (§1718).

Figure 22

Figure 23

§ 1695. RÉPARTITION ET CHANGEMENT DANS LA COMPOSITION D'UNE SOCIÉTÉ. Ici, nous ne recherchons pas quelles causes déterminent le caractère d'une société : si c'est la race, le climat, la position géographique, la fertilité du sol, la productivité économique, etc. Nous étudions les sociétés historiques en tant que faits, sans vouloir, pour le moment, remonter aux origines. Dans ces sociétés historiques, nous observons des phénomènes qui, au fond, varient peu, tandis que leur forme varie beaucoup. Par exemple, les différentes religions qui se succèdent peuvent revêtir des formes aussi diverses que l'on voudra, mais en fin de compte, elles sont des manifestations de sentiments religieux qui varient peu. On peut en dire autant des différentes formes de gouvernement ; elles ont chacune leur propre « droit divin », explicite ou implicite [FN: § 1695-1]. Le libre-penseur moderne impose, au nom de la déesse Science, une morale qui diffère peu de celle que le Dieu des Israëlites donna à son peuple, ou de celle que le peuple chrétien reçut de son Dieu, ou de celle que plusieurs peuples de l'antiquité reçurent des dieux ou de législateursdivins ou légendaires. Les dérivations par lesquelles on justifie le caractère impératif et absolu de toutes ces morales ne varient pas beaucoup non plus.

Même en des phénomènes beaucoup moins importants, on observe de semblables uniformités. Par exemple, aux malades qui, pour recouvrer la santé, affluaient dans les temples d'Esculape, se sont substitués, au moyen âge, des fidèles qui demandaient la santé aux saints, visitaient leurs lieux sacrés et leurs reliques, et ont aujourd'hui des descendants parmi les fidèles qui se rendent à Lourdes, ou parmi les adeptes de la Christian Science [FN: § 1695-2], ou aussi parmi ceux qui remplissent la bourse de quelque charlatan. Nous n'avons pas de statistiques précises qui nous fassent connaître le nombre de ces personnes et, par conséquent si et comment leur proportion a varié par rapport à l'ensemble des habitants ; mais il est certain que cette proportion a été et demeure considérable ; qu'elle n'était pas et n'est pas petite ; et que, si l'on peut admettre comme probable qu'elle ait diminué des temps passés aux nôtres, toute preuve certaine de ce fait nous manque. Ne pouvant avoir le plus, nous devons nous contenter du moins, qui est, après tout, toujours mieux que rien.

§ 1696. Aux phénomènes rappelés tout à l'heure, il faut en ajouter d'autres analogues. Dans les temples d'Esculape, la thérapeutique ne consistait pas exclusivement en opérations surnaturelles ou, si l'on veut, de suggestion : souvent elle était, en partie du moins, matérielle, et par conséquent d'ordre médical. À ce point de vue, si nous voulons prendre comme terme de comparaison les cures de Lourdes, celles de la Christian Science et celles d'autres sectes semblables [FN: § 1696-1], il semble que l'on ait rétrogradé dans la voie qui aboutit à une augmentation de l'élément scientifique, car, à Lourdes et chez les adeptes de la Christian Science, tout traitement médical a disparu ; il est même fortement blâmé par les Scientistes. Mais il faut aller plus loin, et ajouter encore les traitements que l'on opérait autrefois, en très grand nombre, par la magie, par les reliques et par d'autres moyens fantaisistes, qui feraient pencher en faveur d'une conclusion opposée à la précédente.

§ 1697. On remarquera encore que les cures des temples d'Esculape ne sont pas remplacées exclusivement, de nos jours, parcelles de Lourdes, par celles de la Christian Science, ou par d'autres semblables, mais que, parmi elles, il faut ranger aussi celles de nombreux médecins que, par un heureux néologisme, Daudet a nommés les morticoles [FN: 1697-1]. On remarquera aussi que la crédulité ancienne a exactement son parallèle dans la crédulité moderne [FN: 1697-2]. En aucun temps, les thaumaturges ne se sont enrichis comme aujourd'hui aux dépens des naïfs, et en beaucoup de pays, la loi protège ces ministres de la déesse Science autant et plus que n'ont été protégés, en d'autres temps, les ministres des dieux païens. Dans les cliniques, dans les lieux de cure, qui sont les temples du thaumaturge, les fidèles accourent en grand nombre. Certains d'entre eux guérissent, si la bonne mère Nature les regarde d'un œil favorable, tandis que tous contribuent à enrichir le prêtre de la déesse et ses acolytes, parmi lesquels il ne faut pas oublier le pharmacien, qui fait payer cent ce qui coûte un, ni l'inventeur de spécialités médicinales, lesquelles passent comme des météores, guérissent pendant un temps plus ou moins long, souvent très court, puis disparaissent, mais laissent riche l'heureux spéculateur sur la crédulité d'autrui, qui exploite le bon public avec la complicité du législateur. Aucun fait, pour évident et manifeste qu'il soit, ne peut ouvrir les yeux des exploités.

On accusait autrefois les confesseurs d'extorquer des legs aux moribonds, en les menaçant des châtiments éternels. Aujourd'hui, les thaumaturges font mieux encore : ils exploitent aussi les héritiers, en leur envoyant un compte hyperbolique d'honoraires, persuadés que, pour éviter un procès et l'accusation d'ingratitude envers le défunt, les héritiers préféreront payer. Il ne faut pas se dissimuler non plus qu'afin de capter la bienveillance des humanitaires, et pouvoir, avec leur appui, continuer de telles extorsions, ces nouveaux saints hommes soignent gratuitement les pauvres, de même qu'autrefois les saints religieux servaient aux pauvres gens, devant les portes des couvents, de grandes marmites de soupe. On se moqua de cette charité, lorsque la foi vint à diminuer. Aujourd'hui, la foi aux nouveaux thaumaturges est encore si vive qu'elle ne laisse pas de place à de semblables moqueries [FN: § 1697-3].

Connaissant l'absolu, le prêtre voulait l'imposer. Nonobstant les continuels démentis de l'expérience, plusieurs de nos docteurs s'imaginent que leur science est parvenue à une certitude dont elle est, au contraire, bien éloignée [FN: 1697-4]. Ils veulent imposer aux populations qui regimbent leurs présomptueuses volontés d'aujourd'hui, qui ne sont pas celles d'hier, qui ne seront pas celles de demain. Au XVIIIe siècle, en Italie et en France, le directeur spirituel régnait ; aujourd'hui, certains docteurs ont pris sa place. Comme d'habitude, dans l'une et l'autre de ces superstitions, les hommes faibles et les femmes mordent plus facilement à l'hameçon. Il y avait alors des directeurs spirituels, semblables aux directeurs médicaux d'aujourd'hui qui tyrannisent les familles, y sèment la zizanie, les ruinent. Là où la persuasion ne réussit pas, la force de la loi y supplée. Les religieux catholiques défendaient à leurs sujets de manger de la viande en carême, et faisaient payer les dispenses de cette obligation. Nos directeurs hygiéniques défendent à leurs sujets, en plusieurs pays, de boire du vin ou d'autres boissons alcooliques, excepté comme remèdes dont ils sont les dispensateurs exclusifs, non sans quelque profit pécuniaire qui dépasse souvent de beaucoup celui qu'obtenaient les religieux des temps passés [FN: § 1697-5]. L'Église se mêlait de prohiber ou de permettre les mariages, et se faisait payer les dispenses dans les cas prohibés. Aujourd'hui, certains humanitaires proposent d'empêcher que l'on puisse se marier sans un certificat médical, ce qui ouvrirait aux directeurs hygiéniques une nouvelle source de profits pécuniaires... et aussi d'autres avantages, lorsque les futures épouses seraient jeunes et attrayantes.

§ 1698. On pourrait citer un grand nombre d'autres faits semblables. Tous montrent que des superstitions qu'on croirait facilement avoir disparu se sont, au contraire, transformées, et subsistent toujours sous une autre forme. Par exemple, du moyen-âge à notre époque, le rôle de la magie dans la vie des sociétés a diminué d'importance, même si l'on tient compte de ce qu'en ont hérité les somnambules, les spirites, les télépathistes et autres thaumaturges [FN: § 1698-1]. Mais le domaine dont la magie était chassée a été partiellement occupé par la déesse Science. D'une manière générale, dans le domaine des arts et des sciences, l'évolution a certainement eu lieu dans le sens d'un accroissement d'importance de la science expérimentale ; mais le fait d'une semblable évolution est moins certain, si l'on considère le domaine de la politique et de l'organisation sociale. Il convient de remarquer que les simples combinaisons étrangères à l'expérience scientifique sont bien loin d'avoir disparu de la vie des sociétés ; tout au contraire, elles subsistent en grand nombre et sont prospères et florissantes. Comme les résidus du genre (I-δ) correspondent à ces combinaisons, au moins en grande partie, on peut dire que, dans son ensemble, ce genre a changé beaucoup moins qu'il ne semblait à première vue.

§ 1699. Ajoutons que la même science expérimentale tire son origine de l'instinct des combinaisons et correspond à des résidus de la IIe classe. C'est ce qu'elle a de commun avec les divagations de la magie et d'autres doctrines fantaisistes. Celui qui n’y prend pas garde pourrait croire que la Ie classe entière a subi un accroissement considérable, des temps passés aux nôtres, et a refoulé les résidus de la IIe classe. Cet accroissement existe certainement, mais une étude attentive le fait reconnaître moindre qu'il ne paraît. Les combinaisons de la science expérimentale se sont énormément accrues du passé à nos jours ; mais elles ont occupé, en grande partie, le domaine tenu autrefois par les combinaisons de l'empirisme, de la magie, de la théologie, de la métaphysique. Au point de vue de l'utilité sociale, ce déplacement des combinaisons est très avantageux ; mais au point de vue du rôle que les résidus jouent dans les actions humaines, la compensation qui s'est établie est manifeste, de sorte que la somme totale a changé beaucoup moins que les deux parties dont elle se compose ; et si l'on considère la Ie classe dans soli ensemble, on verra qu'au fond elle varie peu et lentement.

§ 1700. On peut émettre des considérations semblables pour les autres classes. Voyons, par exemple, la IIe classe (persistance des agrégats). On y trouve un genre (II-β) qui n'a pas disparu. Au contraire, c'est grâce à l'observation des faits contemporains qu'au chapitre VI nous avons pu le dégager des dérivations qui le masquaient autrefois. Mais il n'est pas douteux qu'à notre époque il joue un rôle beaucoup moins important qu'en des temps reculés, lorsque nos ancêtres gréco-latins n'avaient presque aucun autre culte que celui des morts, ou bien quand, au moyen âge, le principal souci des vivants semblait être de fonder des messes pour les morts. On peut, par conséquent, affirmer en toute sécurité que l'importance des résidus du genre (II-β) a beaucoup diminué depuis les temps passés jusqu'à nos jours.

§ 1701. Mais il est remarquable que cette diminution a été, au moins en partie, compensée par des accroissements des autres genres de la même classe. Celle-ci n'a donc pas beaucoup changé, dans son ensemble. Les dieux du polythéisme gréco-latin conquirent peu à peu le domaine laissé libre par le culte des morts ; et, à leur tour, ils furent dépossédés par les divinités et par les saints du christianisme [FN: 1701-1]. Au XVIe siècle, la Réforme fit une guerre implacable au culte des reliques, et surtout à celui que l'Église romaine vouait à l'allégement des châtiments des morts ; mais, au fond, elle y substitua d'autres persistances d'agrégats. Sous la domination de Calvin, on jouissait de beaucoup moins de liberté, on était soumis à beaucoup plus de règles dictées par des considérations ultra-expérimentales, à Genève qu'à Rome sous la domination des papes ; et, somme toute, le protestantisme fut beaucoup plus strict, beaucoup plus oppressif que là religion catholique, dans les pays où il s'y substitua, tandis que même la religion catholique, poussée par la guerre qu'on lui faisait, devint plus restrictive, moins indulgente, plus envahissante. En somme, à Rome, sous Léon X et avant Luther, il régnait une liberté de pensée qui disparut dans les pays protestants, et ensuite dans les pays catholiques aussi. Les admirateurs même du protestantisme disent qu'il accrut la « religiosité » ; ce qui revient à dire qu'il accrut l'importance des résidus de la IIe classe.

§ 1702. Un grand nombre d'autres observations confirment ces déductions. Celui qui porte son attention principalement sur la forme logique perçoit de très grandes différences entre diverses religions qui sont opposées ; tandis que celui qui porte son attention principalement sur les sentiments, y découvre des formes diverses d'un même fond. En Europe, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le socialisme se développa, refoulant une partie des religions existantes, ainsi la religion catholique et le nationalisme, en assimilant d'autres, ainsi l'humanitarisme et le christianisme dit « libéral », bien qu'il soit peu chrétien [FN: § 1702-1] et pas du tout libéral. Puis, vers le commencement du XXe siècle, eut lieu un retour offensif des religions différentes du socialisme [FN: § 1702-2] ; la marée positiviste humanitaire redescendit un peu, et le sentiment religieux socialiste recula. Les religions accessoires telles que le libéralisme [FN: § 1702-3], l'humanitarisme, le tolstoïsme, etc., reculèrent aussi, et même davantage, tandis que se renforçait notablement le nationalisme, que prospérait le catholicisme, que cessait l'éclipse subie par les diverses métaphysiques, et que même la magie et l'astrologie recommençaient à se développer [FN: § 1702-4].

§ 1703. Les différences d'intensité qu'on observa dans la faveur croissante du public pour une partie de ces dérivations, et la faveur décroissante pour une autre partie, sont un indice certain des différences d'intensité des résidus auxquels elles correspondent. Vers 1913, on vit cela clairement en Italie, où la rapide montée de la marée nationaliste alla de pair avec un déclin non moins rapide de la foi socialiste. Le mouvement se produisit en France aussi ; la marée de la foi nouvelle était occasionnée non seulement par le nationalisme, mais aussi, bien qu'en petite partie, par la vigueur nouvelle du catholicisme. En Allemagne aussi, le socialisme déclina quelque peu [FN: § 1703-1]. En Angleterre, il est de même arrivé que l'avance d'une des religions sociales a été compensée par le recul d'une autre, ou de plusieurs autres ; mais en ce pays, c'est le socialisme qui a avancé ; c'est le nationalisme et le libéralisme qui ont reculé. Comme le mouvement actuel, en Angleterre, a lieu en partie, c'est-à-dire pour le nationalisme, dans une direction contraire à celle du mouvement général des peuples européens, il se pourrait qu'il ne durât pas longtemps. La transformation du Japon au XIXe siècle est très remarquable [FN: § 1703-2]. Les dérivations ont changé ; demeurent les sentiments, les résidus, qui s'expriment en partie diversement. La IIe classe (persistance des agrégats) est peu ou point changée, mais les genres ont subi des variations souvent considérables.

§ 1704. Il est important de considérer l'exemple de l'Italie, rappelé plus haut ; ce n'est pas à cause de l'ampleur et de l'intensité du mouvement, car, dans l'histoire, nous en avons un grand nombre d'autres d'une ampleur et d'une intensité bien plus considérables ; c'est parce que, ce mouvement avant eu lieu sous nos yeux, nous en pouvons mieux connaître la nature. Ici, nous ne recherchons pas quel rôle ont pu jouer, dans le mouvement, les artifices politiques et financiers, et pas davantage si et comment les sentiments ont crû comme de faibles petites plantes arrosées par la bienfaisante rosée politique et financière. Nous reviendrons sur ce sujet au chapitre XII. Ici, nous considérons les sentiments déjà existants, et nous recherchons uniquement comment a varié la répartition des résidus de la IIe classe, et comment le phénomène fut en partie masqué par le voile des dérivations. Sur ce dernier point, nous ajouterons d'autres considérations à celles qui ont été faites précédemment (§1559 et sv.). Dès 1908, on pouvait voir se dessiner le mouvement qui apparut ensuite clairement en 1911. Alors, la religiosité d'un grand nombre de socialistes, de libéraux, d'humanitaires, de tolstoïens, etc., prit la forme de religiosité nationaliste et belliqueuse. Nous avons un signe, qui n'est pas négligeable, de la décadence du sentiment socialiste chez ses chefs, dans le fait qui se produisit lorsque, le 23 février 1912, la Chambre approuva le décret d'annexion de la Libye. À l'appel nominal, 38 députés, dont 33 socialistes, émirent un vote défavorable. Au scrutin secret, ils ne furent que 9. Par conséquent, un certain nombre d'entre eux avaient une foi socialiste ou nationaliste si faible, qu'ils pouvaient émettre des votes contraires lors de la votation publique et de la votation secrète [FN: § 1704-1]. Cela rappelle l'observation de Machiavel, que : « les hommes savent très rarement être tout bons ou tout mauvais ».

§ 1705. La transformation de la religiosité pacifiste en religiosité belliqueuse fut très remarquable, à cause du contraste qu'elle présentait.

Ne fussent les conditions sanitaires de l'Italie, qui empêchèrent les pacifistes étrangers de venir à Rome au congrès de la paix que leurs coreligionnaires italiens s'obstinaient à vouloir assembler, tandis qu'on préparait l'expédition de Tripoli, ce congrès de la paix aurait eu pour principal thème les louanges que les pacifistes italiens [FN: § 1705-1], à peu d'exceptions près [FN: § 1705-2], s'apprêtaient à donner à la guerre.

§ 1706. Comme d'habitude, et à l'instar des exemples si nombreux que nous avons vus, les dérivations vinrent à la rescousse pour démontrer qu'en ce cas spécial, la guerre ne répugnait nullement aux doctrines pacifistes générales. C'est là un des cas très nombreux dans lesquels apparaît nettement le caractère accessoire des dérivations, qui ne déterminent pas les événements, mais sont, au contraire, déterminées par eux, ainsi que la fable bien connue du loup et de l'agneau en donne un exemple depuis des temps très reculés.

§ 1707. La guerre était déterminée par un ensemble d'intérêts et de sentiments semblables à ceux qui, depuis un siècle au moins, ont déterminé les guerres coloniales de tous les grands états européens, et l'Italie ne faisait que suivre et encore de loin tant d'autres pays, sur la voie qu'ils avaient largement ouverte. Elle n'aurait peut-être pas pu s'en abstenir sans courir de graves dangers. Si l'on avait simplement dit cela, on aurait exprimé les causes réelles de l'événement. Mais on voulut recourir à des dérivations qui satisfissent les sentiments correspondant aux résidus de la IIe classe.

§ 1708. 1° D'abord les sentiments de justice. L'ultimatum du marquis de San Giuliano relevait des injustices commises par la Turquie au détriment de l'Italie ; par exemple, qu'une jeune fille italienne avait été enlevée, disait-on. La conclusion logique eût été d'exiger réparation de ces injustices, que cette jeune fille fût rendue aux autorités italiennes. Au contraire, par un raisonnement très spécial, la conclusion était que l'Italie devait s'emparer de Tripoli, et la jeune fille enlevée, après avoir servi de prétexte, disparaissait, et l'on ne parlait plus d'elle.

2° Puis vinrent au bon moment les atrocités que les combattants turco-arabes commirent, dit-on, sur les morts, les blessés, les prisonniers italiens. Mais, en bonne logique, la cause doit précéder l'effet ; et il est étrange de donner pour cause d'une guerre des faits arrivés depuis cette guerre, et qui en sont une conséquence.

3° On disait aussi que l'Italie devait délivrer les Arabes de l'oppression des Turcs. Il est vrai que les Arabes ne voulaient pas être délivrés ; mais cela importait peu ou point ; ils devaient, de vive force, être « délivrés ». Pour conquérir la Grèce, la Rome ancienne trouva le prétexte de « délivrer » les Grecs. La Rome moderne, beaucoup plus modeste, se contentait de « délivrer » les Arabes tripolitains. Les sophismes et les dérivations ont la vie très longue.

4° Subsidiairement, on recourut quelque peu aux sentiments de l'intégrité nationale. Un décret ayant uni la Tripolitaine et la Cyrénaïque à l'Italie, les Arabes qui ne voulaient pas se soumettre étaient des « rebelles ». On peut être pacifiste et demander que l'on étouffe la « rébellion ».

5° On fit aussi une légère allusion aux sentiments chrétiens. Mais on ne tarda pas à abandonner cette voie dangereuse, qui pouvait conduire à donner à la guerre un caractère de conflit entre le christianisme et l'islamisme.

6° Un argument plus important fut le recours aux sentiments religieux d'aujourd'hui. Si, dans le passé, on opposait la religion du Christ à celle de Mahomet, de nos jours et de la même façon, on oppose la religion du saint Progrès et de la très sainte Civilisation, à la superstition de l'immobilité et de la barbarie. Les pacifistes rénovèrent la vieille théorie suivant laquelle les peuples chrétiens ne devaient pas se faire la guerre entre eux, et ne devaient combattre que les infidèles [FN: § 1708-1]. Ils nous disent qu'ils voulaient la paix entre les nations civilisées, mais non entre celles-ci et les nations barbares. La nouvelle théorie est beaucoup moins précise que l'ancienne, car enfin il est facile de savoir si une nation est chrétienne ou non, au moins dans la forme. Mais comment faire pour savoir si elle est civilisée, et surtout si elle atteint le point de civilisation nécessaire pour avoir la paix et non la guerre ? La Post de Berlin voudrait que l'Allemagne s'emparât des colonies du Portugal, pour y substituer la civilisation germanique saine à la civilisation latine corrompue. Beaucoup d'Allemands croient fermement qu'il existe une seule civilisation, la germanique, et que le reste est barbarie. Devons-nous accepter cette théorie ? Qui tranchera cette question ardue ? Elle n'est nouvelle que de forme. Le fond se trouve déjà dans la demande qu'en une nouvelle de Boccace, Saladin adresse au Juif Melchisédeck : « J'aimerais assez que tu me dises laquelle des trois lois tu tiens pour la vraie, de la judaïque, de la sarrasine ou de la chrétienne ». Le Japon est-il civilisé ou barbare ? Est-il permis ou non, suivant la doctrine pacifiste, de lui faire la guerre ? Les difficultés croissent pour les puissances qui englobent diverses nations réputées les unes civilisées, les autres barbares. La France est certainement une nation civilisée. Perd-elle cette qualité à cause de ses possessions africaines et asiatiques ? Et l'Angleterre ? Et la Russie ? Il est évident que la théorie invoquée dans un but de discussion n'est ni vraie ni fausse : elle n'a tout simplement aucun sens.

7° On ne découvre pas beaucoup plus de sens à cette belle trouvaille des pacifistes, qui nous présentent leur paix comme devant exister seulement entre les nations européennes et, supposons-nous, aussi entre les nations américaines. Cette épithète d'européennes se rapporte-t-elle à la race ou au territoire ? Si elle se rapporte à la race, la guerre de l'Italie contre la Turquie se justifie, il est vrai ; mais une guerre contre les Magyars ou contre les Russes parmi lesquels se trouvent tant de Tartares, se justifierait également ? Si l'épithète se rapporte au territoire, la Turquie a un territoire en partie européen, en partie asiatique, ainsi que l'Angleterre, la Russie et d'autres nations ; la théorie pacifiste finit alors par ne plus s'appliquer à aucun peuple. Négligeons aussi de moindres considérations, comme celles de la fatalité historique de l'ancienne domination de Rome en Afrique, et d'autres qui empruntent leur forme à semblable rhétorique.

§ 1709. L'une des plus belles trouvailles, parmi tant d'autres, est celle selon laquelle le pacifisme aurait pour règle qu'on peut faire la guerre chaque fois qu'on l'estime utile à sa patrie. Si l'on admet cela, il sera bien difficile de trouver dans le monde quelqu'un qui ne soit pas pacifiste ; car enfin, qui est assez dénué de bon sens pour dire : « Je désire la guerre, parce que je crois qu'elle sera funeste à ma patrie ? » Et qui dira pourquoi, si les nationalistes du pays A ont le droit de faire la guerre, ceux du pays B n'auraient pas également ce droit ? Et si on l'accorde à tous, quel but peut bien avoir le pacifisme ? Ces excellents pacifistes n'en finissaient plus de louer l'arbitrage et les congrès de La Haye, qui prescrivaient d’avoir recours à cet arbitrage avant de se mettre en guerre ; et puis ils approuvèrent leur gouvernement, lequel ne s'en soucia en aucune façon. Ainsi, que devient la « Paix par le droit » ? Pour résoudre le problème qui divise les pacifistes et les non-pacifistes, il ne s'agit pas de savoir si l'on doit faire ce qui est utile on nuisible à sa patrie. Il s'agit de savoir si la guerre est toujours nuisible, excepté dans le cas de défense de son propre territoire, ainsi que l'affirment les pacifistes qui ne sont pas italiens, et comme l'affirmaient aussi ceux qui sont italiens, avant la guerre pour la conquête de Tripoli ; ou bien si la guerre, même de conquête, peut être parfois utile, ainsi que l'affirment les adversaires des pacifistes. De même, il s'agit de savoir si, comme l'affirment les pacifistes, les règles du « droit » suffisent à résoudre les conflits internationaux, ou bien si, comme l'affirment les non-pacifistes, la guerre est parfois indispensable. Si l'on admet que celle-ci peut avoir lieu chaque fois qu'une nation la préfère à l'arbitrage, il est impossible de trouver quelqu'un qui ne soit pas pacifiste. Ajoutons, pour montrer l'absolue vanité des motifs invoqués pour justifier la guerre de Libye, que sitôt la victoire obtenue, on ne se soucia plus de ces motifs ou prétextes. On disait que la guerre était entreprise en vertu d'un sentiment de justice, pour réparer les offenses dont des citoyens italiens avaient été victimes. Aucune de celles-ci ne fut réparée. Bien plus, les nouvelles et beaucoup plus graves offenses résultant de l'expulsion des Italiens du territoire turc demeurèrent sans réparation. Les sentiments de pitié pour les peuples opprimés par les Turcs, très vifs en faveur des Arabes, auxquels il plaisait d'être « opprimés » par les Turcs, ne s'étendirent pas aux peuples chrétiens qui voulaient se soustraire au joug des Turcs ; et l'Italie fit la paix juste au moment qui put être profitable à la Turquie contre ces peuples. Quant aux saints Progrès, Civilisation et autres analogues, le gouvernement italien ne s'en soucia plus, à moins que l'on ne veuille affirmer que dans la guerre entre la Turquie d'une part et les peuples balkaniques et helléniques de l'autre, le saint Progrès et la très sainte Civilisation étaient du côté de la Turquie. Enfin si, dans son conflit avec l'Italie, la Turquie devait être considérée comme nation non-européenne, à laquelle il était par conséquent licite de faire la guerre, tout à coup par un tour de passe-passe, elle sembla se transformer en nation européenne, dans son conflit avec la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro et la Grèce ; et l’on ne devait donc pas lui faire la guerre. En vertu d'une telle transformation, on conclut la paix au plus tôt.

§ 1710. Toutes ces dérivations si peu logiques, et parfois même ridicules, aboutissent au même point. Il est donc évident qu'on les a émises en vue de la conclusion qu'on en voulait tirer, et non pas que, trouvées indépendamment de la conclusion, celle-ci en est résultée. C'est pourquoi nous voyons, comme en tant d'autres cas semblables, que ces dérivations sont seulement l'accessoire, et que le principal gît dans les sentiments et dans les intérêts dont provient la conclusion, que l'on tente a posteriori de justifier par les dérivations. Ainsi disparaît la diversité que celles-ci paraissent manifester, et qui n'est qu'apparente. Le fond demeure ; il est beaucoup plus constant : c'est la réalité. D'une façon générale, il arrive souvent qu'en public les hommes politiques attribuent à leurs actes des causes qui ne sont pas les véritables. Cela arrive surtout quand ils donnent des règles générales comme étant ces causes [FN: § 1710-1) (§1689).

§ 1711. En ce qui concerne le degré plus ou moins grand de résistance opposée par les diverses formes de religiosité à la vague nationaliste qu'on observa en Italie, dans l'année 1911, il faut remarquer que, parmi les socialistes, bon nombre restèrent fidèles à leurs doctrines opposées aux guerres bourgeoises. De même, presque tous les mazziniens restèrent rigidement opposés à ce qu'ils estimaient être une guerre monarchique ; tandis qu'un très grand nombre de pacifistes italiens se firent belliqueux ; que les humanitaires, les tolstoïens se tapirent, disparurent, s'évanouirent. Il convient donc aussi de disposer en ce même ordre de degré de résistance des différents partis, la force des croyances, au moins en Italie et dans le temps présent. Peut-être l'ordre ne serait-il pas très différent pour d'autres pays.

§ 1712. Dans la IIIe classe des résidus, les actes du culte de la religion chrétienne ont diminué, chez les peuples civilisés modernes, mais ont été partiellement remplacés par des actes du culte des saints socialistes, des saints humanitaires, et surtout du culte de l'État et du dieu Peuple. On ne voit pas quelle différence fondamentale il y a entre les fêtes d'un saint catholique et les fêtes du bicentenaire de Rousseau, pour lesquelles l'État français inscrivit trente mille francs à son budget.

Il est naturel que, pour l'humanitaire, le saint catholique est une vieille baderne, et Rousseau un homme éminent ; tandis que, pour le catholique, les rôles sont intervertis. Mais cette différence dans les jugements fait précisément voir la ressemblance des sentiments qui animent l'humanitaire et le catholique. Les processions catholiques ont presque disparu, mais ont été remplacées par les « cortèges » et par les « manifestations » politiques et sociales. Les protestants ne vont pas à la messe comme y vont les catholiques ; mais ils se rendent à des réunions de prières de leur religion, parfois très bruyantes, comme le sont celles des « réveils ». On les trouve avec les libres-penseurs dans les réunions des spirites, tandis que les Anglais et les Américains psalmodient à qui mieux mieux. Pour beaucoup de ceux qui s'écartent de la religion chrétienne, l'enthousiasme chrétien s'est changé en enthousiasme « social », ou « humanitaire », ou « patriotique », ou « nationaliste » ; il y en a pour tous les goûts. Le dieu Peuple n'a plus un athée. On peut, de même que pour tout autre dieu, différer sur la manière de l'adorer, mais non sur le devoir de l'adorer. Et qui donc n'éprouve pas le besoin de proclamer qu'on doit tout sacrifier au bien du peuple ? En paroles, cela s'entend, car pour les actes, souvent il en est autrement. Tous les partis rivalisent pour se prosterner devant le Peuple, et les Chevaliers d'Aristophane figurent également bien les faits d'Athènes et ceux auxquels nous assistons aujourd'hui. Il n'est pas un réactionnaire, quelque excessif qu'il soit, qui ose dire du mal du dieu Peuple ; seul un esprit bizarre comme celui de Nietzsche se le permit, et il apparaît comme l'exception qui confirme la règle [FN: § 1712-1]. Les hommes de science qui, dans leur for intérieur, se rendent compte de la vanité de la nouvelle religion, dissimulent l'athéisme, comme le dissimulaient déjà leurs prédécesseurs, lorsque c'était un délit de mettre en doute la « vérité » de la religion chrétienne ; ils parlent des « abus » de la démocratie, comme on parlait en d'autres temps des « abus » du clergé.

En conclusion, les formes des résidus de la IIIe classe peuvent avoir beaucoup changé, mais le fond a varié beaucoup moins, surtout si on le considère dans son ensemble.

§ 1713. Pour la IVe classe, on pourrait croire qu'il y a eu une forte augmentation, en même temps qu'une non moins grande diminution des résidus de la Ve classe. Pour beaucoup de personnes, c'est un article de foi que, de nos jours, la « sociabilité » s'est beaucoup accrue, tandis que « l'individualisme » diminuait. Mais, au fond, il n'en est pas ainsi, et le changement est souvent exclusivement formel. Par exemple, le sentiment de la subordination qui, dans les temps passés, se manifestait par la sujétion des classes inférieures par rapport aux classes supérieures, se manifeste aujourd'hui pour les classes inférieures par un assujettissement aux chefs de grèves, de syndicats, de partis [FN: § 1713-1], et, pour les classes supérieures, par une soumission à la plèbe, qui est aujourd'hui adulée comme ne le fut jamais aucun roi absolu des siècles passés [FN: § 1713-2]. En ces temps-là, les rois essuyaient parfois de vertes admonestations des papes ; ils éprouvaient aussi de l'opposition de la part de leur noblesse ; tandis qu'aujourd'hui personne n'a la hardiesse de blâmer « le peuple », et encore moins de lui résister ouvertement ; ce qui n'empêche pas que les politiciens le gouvernent, le trompent, l'exploitent, de même qu'autrefois les sycophantes et les démagogues exploitaient Démos à Athènes, de même qu'en des temps plus rapprochés de nous, les courtisans tiraient profit de leurs maîtres [FN: § 1713-3]. En de nombreux parlements, il n'est pas difficile d'apercevoir, sous des dérivations politiques, le fond des intérêts privés par lesquels l'organisation se maintient. Le fait est bien connu ; on peut le constater en de nombreuses publications de divers genres [FN: § 1713-4]. De ces publications sous forme de livres, d'opuscules, de revues et de journaux, on pourrait Composer une grande bibliothèque. Mais les plus importantes sont les publications officielles des enquêtes parlementaires, très difficiles à se procurer, et que personne ne lit, mais qui pourront servir à l'historien futur pour répéter le mot sur Rome que Salluste met dans la bouche de Jugurtha [FN: § 1713-5]. De temps en temps éclate un « scandale », comme celui des banques en Italie, du Panama en France. On fait une enquête qui, à défaut d'autre chose, sert à faire croire au public que c'est une exception, alors qu'au contraire c'est la règle ; puis les eaux agitées reprennent leur tranquillité accoutumée ; et comme les forces constantes finissent par l'emporter sur les forces temporaires, les politiciens se remettent à leurs manœuvres usitées, et le cas n'est pas rare de voir que l'un d'eux, sévèrement frappé à la suite d'une enquête, soit de nouveau ministre et devienne même le maître du pays [FN: § 1713-6], tandis que les opérations dites de « sauvetage » accroîtront le pouvoir de ceux qui tiennent le couteau par le manche.

En général, les partis d'opposition reprochent ces faits aux hommes qui sont au gouvernement, et croient avoir ainsi démontré qu'il serait utile au pays de les chasser du pouvoir. Les amis des gouvernants nient, s'efforcent de trouver des circonstances atténuantes, et, avec plus de succès, tâchent de faire tomber ces faits dans l'oubli. Les gens experts en l'art de gouverner reconnaissent, lorsqu'ils se trouvent dans l'intimité, la vérité des faits, mais ils ajoutent que cela n'ôte rien à l'utilité qu'il y a à ce que leurs amis demeurent au pouvoir [FN: § 1713-7]. Inutile d'ajouter que, lorsque les hommes de l'opposition arrivent au pouvoir, et que ceux du gouvernement passent à l'opposition, les raisonnements s'intervertissent aussi avec les rôles. Il se peut que tout cela soit utile, comme ayant pour effet de maintenir vifs certains sentiments qui profitent à la société ; mais c'est un sujet dont il n'y a pas lieu de nous occuper ici (§2140) ; nous avons seulement voulu rappeler que nous recherchons ici exclusivement comment varient certains résidus, et l'on ne doit donc pas attribuer à nos observations plus de portée qu'elles n'en ont dans ce sujet restreint, et entendre, même implicitement, que, au point de vue de l'utilité sociale, elles condamnent ou approuvent les faits relevés. (§41) Il s'agissait uniquement de faire voir que les raisonnements dont on veut les recouvrir sont comme d'habitude du genre des dérivations.

§ 1714. Nous avons aujourd'hui, sous une forme différente, une nouvelle féodalité, qui reproduit en partie le fond de l'ancienne [FN: § 1714-1]. Aux temps de celle-ci, les seigneurs rassemblaient leurs vassaux pour faire la guerre et, s'ils remportaient la victoire, ils les récompensaient par le butin. Aujourd'hui, les politiciens, les chefs des syndicats, agissent de la même façon, et rassemblent leurs troupes pour les élections (§2265), pour accomplir des actes de violence contre leurs adversaires et gagner de cette façon des avantages dont jouit ensuite le camp victorieux. Autrefois, les vassaux qui refusaient de suivre leurs seigneurs à la guerre étaient punis, de même que le sont aujourd'hui les kroumirs, les jaunes, les brebis noires des Anglais, les renards des Français, lorsqu'ils refusent de prendre part à une guerre industrielle. Le sentiment que provoque la « trahison » de ces insoumis, chez les troupes fidèles, est précisément le même que celui éprouvé par les hommes du moyen âge pour la félonie du vassal. Les privilèges dont les nobles jouissaient en ce temps ont leurs correspondants dans les privilèges judiciaires, fiscaux [FN: § 1714-2] et autres dont jouissent maintenant les députés et, dans une mesure restreinte mais non négligeable, leurs électeurs aussi, s'ils sont du côté du gouvernement.

§ 1715. Autrefois, le besoin d'uniformité se manifestait en certaines choses ; aujourd'hui, il se manifeste en d'autres, mais il est cependant toujours le même. Le besoin d'uniformité à l'égard de la religion chrétienne a diminué et a même presque disparu en certains pays, tandis que le besoin des uniformités économiques, sociales, humanitaires, croissait et devenait prédominant. Les hommes du moyen-âge voulaient l'unité religieuse et admettaient les statuts personnels et différents régimes pour les diverses communes ou provinces d'un même état ; les hommes modernes laissent pleine liberté de différences religieuses, mais veulent, au moins en paroles, l'uniformité des statuts des personnes, des communes, des provinces. Il était défendu à l'ancien Athénien d'introduire de nouveaux dieux dans la cité ; mais il lui était permis, à part certaines prescriptions religieuses, de travailler quand et comment il lui plaisait. Aujourd'hui, en beaucoup de pays, la loi ne se soucie plus des dieux nouveaux, mais fixe rigoureusement les jours et les heures auxquels il est permis de travailler. L'ancien Romain devait respecter le culte officiel, mais pouvait boire du vin ; aujourd'hui, en plusieurs pays, le culte officiel n'existe plus, ou bien est peu protégé, mais ou interdit de boire du vin. Les inquisiteurs de la foi catholique recherchaient avec diligence les offenses à leur sainte religion ; nos abstinents et nos dominicains de la vertu recherchent avec non moins de diligence les offenses à la sainte religion de l'abstinence du vin et des femmes ; et si les effets de ces inquisitions sont différents, c'est d'abord que les temps se sont faits plus doux pour la répression de tous les délits, et que, si le désir ne manque pas aux inquisiteurs modernes, le pouvoir leur fait défaut, au moins en partie [FN: § 1715-1]. D'autre part, la police est aujourd'hui mieux faite ; aussi l'oppression a-t-elle gagné en extension ce qu'elle a perdu en intensité, et la somme des souffrances infligées de cette façon aux hommes demeure assez grande.

Selon le processus ondulatoire des phénomènes sociaux, que nous avons noté tant de fois déjà, on observe maintenant (année 1913) un retour à l'état psychique qui existait en France, quand on y faisait le procès de Madame Bovary et d'autres livres « immoraux ». En Italie, des procès de ce genre n'ont pas fait défaut de nos jours. En France, les critiques que l'on adresse maintenant à des productions littéraires estimées « immorales » rappellent, bien que dans une moindre mesure, celles qu'on adressa à La Dame aux Camélias [FN: § 1715-2]. En Angleterre, un évêque se met à critiquer les chansons de Gaby Desly, et veut qu'on interdise au public de les entendre. Au fond, c'est toujours le même sentiment d'individus qui veulent imposer à autrui par la force leur propre « morale ». Parmi ceux-là, il est beaucoup d'hypocrites, mais il y a aussi des personnes de bonne foi. L'état d'esprit de celles-ci paraît être le suivant. Elles ont en elles certaines persistances d'agrégats, si vives et puissantes qu'elles dominent entièrement leur esprit. C'est à ce phénomène qu'on donne le nom de foi. L'objet de cette dernière peut être divers ; indiquons-le d'une manière générale par A. La personne qui a cette foi attribue à A une valeur absolue, repousse de son esprit tout doute, toute considération d'opportunité, toute intromission d'autres faits entrant en ligne de compte [FN: § 1715-3]. Contraindre autrui à avoir la même foi en A, ou du moins à agir comme s'il l'avait, revient en somme à obliger les gens à faire leur propre bien et celui d'autrui ; c'est simplement une manière de donner une forme concrète au bien absolu ; Compelle intrare. En ce qui concerne le fond des phénomènes, il importe peu que A soit la foi d'Anytos et de Mélètos, ou celle de Saint-Augustin, ou celle de Torquemada, ou celle de M. Béranger, de gens cultivés, ou d'imbéciles, d'hommes d'État, ou de littérateurs, d'un grand nombre de gens, ou d'un petit nombre : il n'y a de variable que les dérivations par lesquelles on veut faire apparaître les conclusions de la foi comme des démonstrations d'une « science », laquelle n'est qu'une pure ignorance. On remarquera que le mouvement oscillatoire se produit autour d'une ligne qui indique qu'en moyenne, de nos jours, le phénomène diminue d'intensité. Nous ne sommes plus aux temps où l'on condamnait à boire la ciguë ou au bûcher les dissidents. Nos « moralistes » et nos dominicains de la vertu doivent se contenter d'infliger de moindres peines.

§ 1716. [Note ajoutée à l’édition française par l’auteur : [FN: § 1716-1a]] Si l'on compare le seigneur féodal à l'homme riche notre contemporain, on peut dire que le sentiment d'intégrité de l'individu a beaucoup diminué. Mais si l'on étend la comparaison à toutes les classes sociales, on verra bientôt que, par compensation, ce sentiment s'est grandement accrû dans les classes populaires. Celles-ci n'eurent jamais un sentiment de leur dignité tel qu'elles le possèdent aujourd'hui, pas même chez les démocraties latines et grecques, surtout si l'on y tient compte des esclaves et des affranchis. De même la protection des sentiments d'intégrité du délinquant a aujourd'hui atteint une intensité beaucoup plus grande que jamais, dans nos contrées. Pour employer la phraséologie vulgaire, nous dirons que, dans la répression des délits, on sacrifiait l’« individu » à la « société » dans les siècles passés, et que maintenant on sacrifie la « société » à l'« individu ». Alors on ne craignait pas beaucoup de frapper l'innocent, pourvu que le coupable ne pût échapper ; aujourd'hui, on ne regarde pas de si près à épargner le coupable, non seulement pour sauver l'innocent, mais encore pour satisfaire les sentiments humanitaires [FN: § 1716-1]. On voit les mêmes personnes invoquer le « droit de la société » contre l'« individu », pour dépouiller autrui de ses biens, et le « droit de l'individu » contre la « société », pour protéger le délinquant. C'est là l'un des si nombreux cas dans lesquels un même individu peut employer en même temps des dérivations contradictoires. Nous ne devons pas nous y arrêter, et il nous faut rechercher les sentiments auxquels ils servent de voile. Ici, ils sont manifestes : ce sont simplement les sentiments favorables à une certaine classe de personnes qui désirent s'emparer du bien d'autrui et commettre impunément des délits. Parfois il n'y a qu'une différence de forme. Pierre, qui appartient à la classe nombreuse des pauvres, veut s'approprier un objet qui est la propriété de Paul, lequel appartient à la classe restreinte des riches. Il peut exécuter l'opération de deux façons [FN: § 1716-2] : 1° se faire attribuer par la loi la possession de cet objet ; dans ce but il lui convient d'invoquer le droit des plus nombreux en regard des moins nombreux, ce qu'il exprime en parlant du droit de la « société » à l'égard de l'« individu » ; 2° s'emparer directement de l'objet. Mais, en ce cas, Pierre n'appartient plus à la classe la plus nombreuse de la société, mais bien à la plus restreinte. La dérivation précédente ne peut donc être employée comme avant : on peut identifier à la « société » la partie pauvre de celle-ci ; on ne peut pas, quelque grands que soient l'ignorance et le manque de bon sens avec lesquels certaines dérivations sont acceptées, identifier à la « société » la respectable classe des délinquants ; il faut donc trouver une autre dérivation qui permette d'atteindre le but. On la trouve facilement en parlant alors des « droits » de l'individu délinquant contre la société [FN: § 1716-3]. Dans le premier cas, si un innocent est frappé, on dit : « C'est un malheur, mais le bien de la société l'emporte sur tout ». Si, dans le second cas, un innocent est frappé, on dit : « On ne peut tolérer cela en aucune façon ; périsse la société, plutôt que l'innocent ». Quiconque que veut avoir des exemples pratiques de ces deux manières de raisonner, employées, bien que contradictoires, par les mêmes personnes, n'a qu'à lire les écrits humanitaires et socialistes, en France, au temps de « l'affaire Dreyfus » [FN: § 1716-4].

Nous avons trouvé les sentiments dont partent les dérivations ; mais nous ne devons pas nous en tenir là : il convient que nous voyions encore pourquoi on emploie ces dérivations et non d'autres. Ce n'est évidemment pas pour le plaisir d'employer des dérivations contradictoires qu'on fait usage des deux que nous venons de citer ; il doit y avoir quelque motif ; ce motif ne peut être que d'agir sur les sentiments de celui qui écoute la dérivation. Il est vrai qu'elle manifeste certains sentiments, mais elle a aussi pour but d'agir sur certains autres. Ici, il n'y a pas de doute quant aux sentiments sur lesquels on veut agir. Pour la première dérivation, ce sont ceux qui correspondent aux intérêts de la partie pauvre de la population, et dans ceux-là déjà, il y a une notable proportion de sentiments d'intégrité individuelle. Pour la seconde dérivation, il peut y avoir, chez certains politiciens, le désir d'obtenir la faveur de quelques délinquants [FN: § 1716-5] qui sont d'excellents agents électoraux, ou bien de gagner la faveur des parents et des amis de ces délinquants ; mais c'est là la partie la moins importante du phénomène, et si l'on use de cette dérivation, il est évident qu'elle correspond aux sentiments d'un grand nombre de personnes. Ces sentiments sont surtout ceux de l'intégrité personnelle, qu'on ne veut pas permettre d'offusquer, même chez le délinquant. On observera en outre que jamais, en aucun temps de l'histoire, il ne fut permis aux délinquants, ou pour mieux dire à certains d'entre eux, d'être insolents à l'égard des magistrats, comme ils le sont aujourd'hui. Il est des procès aux assises où les rôles du président qui interroge et de l'accusé qui répond semblent intervertis [FN: § 1716-6]. Tout cela est encore confirmé par la très grande répugnance que l'on a aujourd'hui pour les peines corporelles, qui ne sont rejetées que parce qu'elles attentent à la « dignité humaine » ou, en d'autres termes, parce qu'elles sont parmi les plus grandes offenses à l'intégrité individuelle.

En conclusion donc, si nous regardons au fond et non aux dérivations qui le recouvrent, nous voyons que, à notre époque, les résidus de la Ve classe (intégrité personnelle) ont plutôt augmenté que diminué, en comparaison des résidus de la IVe classe (sociabilité).

§ 1717. Les résidus de la VIe classe (résidus sexuels) sont peut-être les moins variables. Les voiles dont on les recouvre se transforment, l'hypocrisie qu'ils provoquent change, mais, dans le fond, on ne perçoit pas qu'ils subissent des changements importants (§1379 et sv.).

§ 1718. En somme, pour une société donnée, on peut fixer l'échelle suivante des variations, qui croissent de la première à la dernière catégorie : 1° les classes des résidus ; 2° les genres de ces classes ; 3° les dérivations. Une figure fera mieux comprendre les rapports entre les classes et les genres de résidus. Le mouvement, dans le temps, d'une classe de résidus, peut, par exemple, être représenté par la courbe ondulée MNP. Certains genres sont représentés par les courbes, ondulées elles aussi, mnpq, rsvt. Les ondulations sont plus petites pour la classe que pour beaucoup de genres. Le mouvement moyen de la classe, qui, par exemple, va en augmentant, est représenté par AB ; et pour les genres dont une partie va en augmentant, une partie en diminuant, par ab, xy. La variation représentée par AB est beaucoup moins grande que celle de plusieurs genres ab, xy. Dans l'ensemble, il y a une certaine compensation entre ceux-ci, et c'est ainsi que s'atténue, pour la classe, tant la variation représentée par AB que l'ampleur des ondes de la courbe MNP.

Figure 24

Pour les phénomènes sociaux, en général, l'étude de ce mouvement oscillatoire présente des difficultés, qui peuvent être graves, lorsqu'on veut se rendre compte de la façon dont le phénomène se produit, abstraction faite de variations occasionnelles, temporaires, accessoires. Par exemple, celui qui comparerait la position r à la position s, pour en déduire le mouvement général du phénomène, conclurait que ce mouvement va en augmentant d'intensité, tandis qu'au contraire, la ligne xy montre qu'en moyenne et en général, il va en diminuant d'intensité. De même, celui qui comparerait la position s à la position v, trouverait que le phénomène va en diminuant d'intensité beaucoup plus vite que cela n'a lieu en réalité, en moyenne, en général, comme le fait voir la ligne xy[FN: § 1718-1]. Lorsqu'on peut mesurer le phénomène, et que l'on a des observations pour un temps assez long, il n'est pas très difficile de remédier à cet inconvénient. Par l'interpolation, on peut déterminer la ligne xy, autour de laquelle oscille le phénomène, et en connaître, par conséquent, le mouvement moyen, général [FN: § 1718-2]. Cela est beaucoup plus difficile, quand on ne peut avoir, ou que l'on n'a effectivement pas de mesures précises du phénomène ; ce qui nous oblige à substituer aux déterminations rigoureuses des mathématiques une estimation où l'arbitraire, le sentiment individuel, et peut-être aussi la fantaisie, ont une part plus ou moins grande. C'est pourquoi, il faut subordonner ces estimations à une critique sévère, et ne négliger aucune vérification possible.

§ 1719. Entre les diverses classes de résidus, il se produit peu ou point de compensation. Il semblerait, à première vue, qu'il y ait cette compensation entre les résidus de la VIe classe et des résidus religieux d'autres classes ; et l'on verrait même en cela le motif pour lequel un grand nombre de religions font la guerre à la religion sexuelle, s'efforçant de s'enrichir de ses dépouilles. Mais en étudiant les faits de plus près, on découvre que la controverse porte sur les dérivations et non sur les résidus. Les autres religions ne détruisent pas les résidus de la religion sexuelle : elles se les approprient, en ne changeant que la forme sous laquelle ils s'expriment. Nous avons vu cela longuement, au chapitre X.

§ 1719 bis. À propos du peu de changement qu'apporte le temps aux résidus, une observation se présente, analogue à celles que nous avons déjà faites au sujet des actions non-logiques (§252), et en d'autres occasions semblables. Si vraiment les changements des résidus sont fort lents, comment ce fait a-t-il pu échapper aux nombreux auteurs de talent qui ont étudié les caractères des sociétés humaines ? Il ne leur a nullement échappé ; seulement ils l’ont exprimé, ainsi que c'est l'habitude dans les commencements de toute science, d'une manière vague, et sans viser en aucune sorte à la rigueur scientifique.

Dans le dicton : nil novi sub sole, et dans d'autres analogues, il y a déjà, plus ou moins voilée par le sentiment [FB: § 1719 bis-1], la conception qu'une partie au moins des phénomènes sociaux demeure constante. Dans le pédantisme des grammairiens voulant imposer à leurs contemporains et aux générations futures l'usage exclusif des formes du langage qui ont servi aux générations passées, il y a, comme prémisse implicite, l'idée que les sentiments n'ont pas changé, ne changeront pas, au point que de nouvelles formes de langage soient nécessaires pour les exprimer. La vie du langage nous donne une image de la vie des autres phénomènes sociaux. Le fond de la langue change, mais fort lentement ; des néologismes s'imposent, mais en petit nombre ; les formes grammaticales se modifient, mais la substance persiste pendant des siècles.

Une longue suite de littérateurs a imité les auteurs anciens ; des pédants ont même voulu prescrire cette imitation. Cela ne se comprendrait pas, si ces personnes et celles auxquelles s'adressaient leurs œuvres n'avaient pas eu des sentiments fort semblables à ceux qui sont exprimés par les anciens [FN: § 1719 bis-2]. D'ailleurs – abstraction faite de toute imitation – comment pourrions-nous encore goûter les poésies homériques, les élégies, les tragédies, les comédies grecques et les latines, si nous n'y trouvions pas exprimés des sentiments que nous partageons, du moins en grande partie ? Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Plaute, Térence, Virgile, Horace, et une infinité d'autres auteurs de l'antiquité gréco-latine sont-ils, pour nous, des étrangers que nous ne comprenons plus ? Ne trouvons-nous pas chez Thucydide, Polybe, Tacite, et chez beaucoup d'autres historiens anciens, la description de phénomènes qui, sous une forme différente, parfois même très différente, nous révèlent un fond de sentiments humains identiques à ceux que nous observons actuellement ? Tout penseur qui a réfléchi et médité sur les phénomènes sociaux a fini, le plus souvent, par y reconnaître une partie variable et une autre partie, relativement fixe [FN: § 1719-bis-3]. Nous n'avons fait ici que donner une forme rigoureuse à cette conception ; comme le chimiste en découvrant l'alumine et le carbonate de chaux a donné une forme rigoureuse aux notions qui existaient bien avant lui, et grâce auxquelles les hommes distinguaient l'argile et la pierre à chaux.

§ 1720. Si, durant un certain temps, les classes des résidus changent peu ou pas, dans une même société, cela n'empêche nullement qu'elles puissent être très différentes dans des sociétés différentes. C'est un cas que nous avons étudié au chapitre II.

§ 1721. Afin de ne pas anticiper sur les présentes études, nous avons alors employé une terminologie différente de celle dont nous faisons maintenant usage. Au §172, nous disions: « Un état psychique très important est celui qui établit et maintient certains rapports entre des sensations ou des faits, par l'intermédiaire d'autres sensations P, Q, R... » Maintenant, nous dirons que le maintien de ces rapports est une persistance d'agrégats. Nous avons fait une longue étude de ces phénomènes au chap. VI. Au §174, nous parlions d'une force X qui unit les sensations P, Q, R… ; maintenant, nous dirons que cette force est celle qui maintient les agrégats, qu'elle mesure l'intensité de la persistance des agrégats. La force Y, (§174), qui pousse à innover, correspond aux résidus de la Ie classe (instinct des combinaisons).

L'étude accomplie, au chapitre II, des différences entre les sociétés de Sparte, d'Athènes, de Rome, de l'Angleterre, de la France, n'est autre chose qu'une étude des différences que l'on observe, dans ces sociétés, entre l'intensité des sentiments correspondant aux résidus de la Ie classe, et l'intensité des sentiments correspondant aux résidus de la IIe classe. Il est remarquable que les mêmes conclusions auxquelles nous aboutissons maintenant, avec la théorie des résidus, nous aient été alors imposées directement par l'étude des faits, indépendamment de toute théorie générale quelconque.

§ 1722. Maintenant que nous avons une théorie générale, nous pouvons nous occuper de nouveau du sujet traité déjà directement, et exprimer les conclusions sous une forme plus générale. Par exemple, au chapitre II, nous écrivions (§174) : « Supposons que chez deux peuples Y soit identique et X différent. Pour innover, le peuple chez lequel X est faible fait table rase des rapports P, Q, R,... et leur en substitue d'autres ; le peuple chez lequel X est intense laisse subsister autant que possible ces rapports, et modifie la signification de P, Q, R,... ». Nous dirons maintenant : « Supposons que chez deux peuples les résidus de la Ie classe (instinct des combinaisons) soient d'égale force, et les résidus de la IIe classe (persistance des agrégats) de force inégale. Pour innover, le peuple chez lequel les résidus de la IIe classe sont le moins forts fait table rase du fond et des noms des agrégats P, Q, R,… , et y substitue d'autres agrégats et d'autres noms ; le peuple chez lequel les résidus de la IIe classe sont le plus forts change bien le fond des agrégats P, Q, R,..., mais laisse subsister autant que possible les noms, en se servant pour cela de modifications opportunes des dérivations, par lesquelles il justifie, fût-ce en usant de sophismes, le fait de donner un nom identique à des choses différentes ». Ajoutons que cela a lieu justement parce qu'en général les dérivations varient beaucoup plus facilement que les résidus, et que, comme toujours, le mouvement se produit selon le point de moindre résistance.

Les proportions des diverses classes de résidus, chez les différents peuples, sont peut-être les meilleurs indices de leur état social.

§ 1723. RÉPARTITION ET CHANGEMENT DES RÉSIDUS DANS LES DIVERSES

COUCHES D'UNE SOCIÉTÉ. Les résidus ne sont pas répandus également ni également puissants, dans les diverses couches d'une même société. Le phénomène est commun et connu en tout temps. On a souvent relevé la superstition et la néophobie des classes inférieures de la société, et il est bien connu qu'elles furent les dernières à conserver la foi en la religion qui leur doit précisément son nom de paganisme. Chez elles, les résidus des IIe et IIIe classes sont plus répandus et plus puissants ; tandis que c'est au contraire souvent l'inverse pour les résidus de la Ve classe (intégrité de l'individu).

§ 1724. Diviser la société en deux couches, dont l'une est appelée inférieure, l'autre supérieure, nous rapproche un peu plus de la réalité, que considérer la société comme homogène ; toutefois, nous sommes encore loin du fait concret et de la réalité. Si nous voulons nous en rapprocher davantage, il faut diviser la société en un plus grand nombre de classes, et en constituer autant qu'il y a, en gros, de caractères différents des hommes ; mais pour ne pas dévier de l'étude que nous avons en vue, nous devons remettre à plus tard cette recherche (§2025 et sv.).

§ 1725. RAPPORTS ENTRE LES RÉSIDUS ET LES CONDITIONS DE LA VIE. On

peut tirer des diverses occupations des hommes d'utiles divisions des résidus. Ces divisions même furent connues depuis les temps les plus reculés ; mais presque toujours, les auteurs qui en traitent mêlent, comme d'habitude, deux choses bien différentes : 1° le fait simple de la différence des résidus, suivant la différence des occupations, du genre de vie; 2° une appréciation de la valeur éthique, politique, sociale, etc. des divers résidus. Souvent même, la première chose apparaît seulement comme une conséquence indirecte de la seconde.

§ 1726. Par exemple, lorsque Caton [FN: § 1726-1], louant les agriculteurs, dit : « Les agriculteurs donnent des hommes très vigoureux et des soldats très courageux, qui réalisent des gains très honorés et non pas odieux ; et ceux qui s'occupent d'agriculture ne roulent pas de mauvaises pensées », il exprime indirectement l'opinion que, chez les agriculteurs, on trouve des résidus différents de ceux qu'on rencontre chez d'autres citoyens ; et la dernière phrase laisse entendre qu'ils sont moins portés à innover, c'est-à-dire que chez eux, les résidus de la IIe classe présentent une importance plus grande que chez d'autres hommes.

§ 1727. Beaucoup d'observations ont été faites en tout temps, au sujet des commerçants, des militaires, des magistrats, etc., et dans l'ensemble on admet que les sentiments varient suivant le genre d'occupation. De cette façon, la théorie dite du matérialisme économique pourrait se confondre avec la théorie des résidus, si l'on remarque que ceux-ci dépendent de l'état économique. Cela serait certainement vrai ; mais l'erreur consiste à vouloir séparer l'état économique, des autres phénomènes sociaux avec lesquels il est au contraire en rapport de dépendance mutuelle, et en outre à substituer un unique rapport de cause à effet aux nombreux rapports analogues qui s'entrelacent.

§ 1728. Nous pouvons rapprocher de ces observations celles qui ont été faites à propos de l'influence qu'ont sur le caractère des hommes les conditions du sol, du climat, etc. Hippocrate en parle longuement dans son traité Des airs, des eaux et des lieux. Les rapports qu'il établit entre les conditions de la vie des hommes et leur caractère sont probablement erronés ; mais le fait subsiste de ces différences de caractère, indépendantes de la volonté, des raisonnements, du progrès des connaissances. Il explique la différence de caractère des Européens et des Asiatiques par les différences du sol et du climat, auxquelles il ajoute les différences des institutions ; et non content d'avoir mentionné les différences générales, il en parle aussi à l'égard de chaque peuple. À vrai dire, peu ou point d'auteurs nient les différences de caractère des divers peuples ; ils diffèrent sur les causes, mais non sur l'existence du fait. Singulière est la conception de l'empereur Julien, qui veut que la diversité de caractère des différents peuples provienne des divers êtres divins préposés à les gouverner. Pourtant, à ces êtres, il ajoute ensuite l'air et la terre [FN: § 1728-1].

§ 1729. Sans s'apercevoir de la contradiction avec sa théorie, qui donne une très grande importance aux actions logiques (§354 et sv.), Buckle fait des observations analogues à celles d'Hippocrate, sur l'influence que le climat et le sol, auxquels il ajoute l'alimentation qui en dépend, ont sur le caractère des hommes, sur leurs mœurs, sur leur civilisation. Ici encore, il faut remarquer que les rapports trouvés par Buckle sont peut-être en partie vrais et en partie erronés ; mais, quoi qu'il en soit, il n'en subsiste pas moins le fait d'une détermination des actions humaines par les résidus, et non par les dérivations ; et l'on voit varier ces actions avec les résidus. L'auteur sait aussi d'où proviennent ces résidus. Nous nous arrêtons sur cette voie, et laissons de nouvelles études prononcer sur ce sujet.

§ 1730. À ce propos, on pourrait citer un grand nombre d'autres auteurs ; il suffira de rappeler ici Demolins, qui croit avoir démontré que la civilisation d'un peuple est déterminée par les voies qu'il a suivies dans ses migrations. Les livres de cet auteur se lisent avec plaisir et intérêt : ils attirent comme le chant des Sirènes. Ses raisonnements paraissent excellents et très concluants ; cependant, parvenu au terme, on se demande : « Mais est-il bien vrai que la voie de migration, souvent hypothétique, ait une si grande vertu pour déterminer chaque caractère d'un peuple, sans l'intervention d'autres facteurs ? » Et alors, on s'aperçoit que la force du raisonnement dépend plus du talent de l'auteur que de la puissance des faits et de la logique, et l'on met un point d'interrogation là où il y avait précédemment un simple point. Là aussi, nous laissons à d'autres études le soin de déterminer l'influence de la voie de migration sur les caractères de la civilisation. Nous nous contentons, pour le moment, du fait que ces caractères, au moins en partie, ne dépendent pas du raisonnement, de la logique des hommes, de la connaissance d'une certaine morale, d'une certaine religion, etc. ; c'est-à-dire, pour répéter ce que nous avons observé souvent déjà, qu'ils dépendent beaucoup plus des résidus que des dérivations, sans pourtant exclure que les dérivations puissent agir aussi, dans une mesure secondaire.

§ 1731. Les théories relevées tout à l'heure sont des tentatives d'expliquer les phénomènes sociaux par des rapports de cause à effet ; elles sont semblables à celles qu'on eut en économie politique, antérieurement à la synthèse de l'économie pure. Elles ne sont pas entièrement fausses : elles contiennent une part, parfois peut-être importante, qui concorde avec l'expérience ; mais elles en contiennent aussi une qui s'en écarte entièrement. Cela surtout parce que l'on néglige la mutuelle dépendance des phénomènes de deux façons : 1° là où l'on ne voit qu'une seule « cause », il y en a un très grand nombre ; 2° même si, par abstraction, on en considère une seule, et qu'on la mette en rapport de cause à effet avec d'autres phénomènes, on s'éloigne encore de la réalité, en ce que cette « cause » supposée a, avec ses effets, des rapports de mutuelle dépendance, qui donnent naissance à une suite d'actions et de réactions.

Il faut d'ailleurs faire attention que les phénomènes sociaux, ainsi que les phénomènes économiques, ayant généralement une forme ondulée, nous devons avant toute chose être fixés sur les ondulations dont nous cherchons les rapports. Supposons deux phénomènes avec des indices mesurables, que nous prendrons pour les ordonnées de deux courbes (§1718-2), et cherchons les rapports qu'il peut y avoir entre ces deux phénomènes. Si l'on veut tenir compte des moindres oscillations, c'est un problème entièrement insoluble, tandis qu'on peut en avoir une solution au moins grossièrement approchée, si l'on se résigne à ne considérer que les oscillations les plus notables, ou bien la marche générale des phénomènes. Cette marche générale peut être déterminée de deux manières. La première, fort imparfaite expérimentalement, consiste à substituer aux phénomènes concrets des entités abstraites que l'on suppose représenter plus ou moins bien ces phénomènes. C'est ainsi que l'on dira que la hauteur des marées dépend de l'attraction du soleil et de la lune. Cette hauteur n'existe pas ; il y a une infinité de hauteurs, selon les points que l'on considère. De même quand on dit que le change des monnaies d'un pays dépend de l'état des dettes et des créances de ce pays avec l'étranger, on met en rapport deux entités abstraites, qui n'ont pas d'existence concrète. Il n'y a pas un change, il y a une infinité de changes, parfois même un change différent à chaque contrat réel. Il n'y a pas un état des dettes et des créances ; il y a une infinité de dettes et de créances, et chaque moment en voit naître et disparaître quelques-unes. Les économistes disent que sur un même marché il ne saurait exister, en même temps, des prix différents, pour la même marchandise. Ce sont là des abstractions qui parfois se rapprochent de la réalité, parfois s'en écartent et peuvent ne la représenter que fort imparfaitement. De même l'offre et la demande d'une marchandise sur un marché donné sont encore des abstractions. D'ailleurs on peut, en général, répéter la même chose pour toutes les entités que considère l'économie politique. M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir ; les personnes qui s'occupent de ces entités font des interpolations (§1694) sans s'en apercevoir. Mais il vaut toujours mieux n'agir qu'à bon escient, et cette remarque nous conduit à nous occuper de la seconde manière d'étudier la marche des phénomènes. Cette manière consiste à tracer les courbes qui représentent les phénomènes, à interpoler ces courbes, et à rechercher les rapports qui existent entre les courbes interpolatrices (§1718-2).

Mais ici il faut se garder d'une nouvelle erreur que l'on fait facilement de nos jours. La seconde manière de considérer les phénomènes ne doit pas nous faire négliger la première, car toutes deux peuvent concourir à augmenter la somme de nos connaissances. Parce que le phénomène décrit par l'arpentage est plus concret que celui décrit par la topographie, lequel à son tour est plus concret que celui dont s'occupe la géodésie, nous ne devons pas négliger, abolir la géodésie, pour y substituer la topographie, qui devrait à son tour céder la place à l'arpentage. Parce que la théorie empirique des marées nous rapproche plus du concret que la pure théorie astronomique, nous ne devons pas jeter celle-ci par dessus bord [FN: § 1731-1]. Parce que nous étudions empiriquement les ondulations des phénomènes économiques, nous ne devons pas négliger pour cela l'Économie abstraite.

Il est un fait très remarquable, et c'est que chacune des manières que nous venons de mentionner peut utilement se développer autant dans le sens abstrait que dans le sens concret. Lorsque la théorie des marées de Newton devient celle de Laplace, elle se développe dans le sens abstrait ; lorsque les observations empiriques de la hauteur des marées dans les différents ports devient la théorie de Thomson et de G.-H. Darwin, la théorie des marées se développe dans le sens concret. Lorsque, à l'ancienne économie, s'ajoute le chapitre de l'économie mathématique, la science se développe dans le sens abstrait ; lorsque l'on considère les ondulations des phénomènes économiques et des phénomènes sociaux (§2292-1), ainsi que nous le faisons maintenant, la science se développe dans le sens concret [FN: § 1731-2]. C'est ce que n'arrivent pas à comprendre prendre les très nombreuses personnes qui, ayant le jugement faussé par les préjugés ou l'ignorance, n'ont aucune idée de la nature logico-expérimentale des sciences sociales et des sciences économiques. Parfois leurs élucubrations font songer à un individu qui chercherait des recettes de cuisine dans un traité de mathématique, ou des théorèmes de géométrie dans un livre de cuisine [FN: § 1731-3].

§ 1732. Il faut donc prendre garde de ne pas tomber en des erreurs analogues, et pour cela, nous devrons avoir toujours présent à l'esprit que, lorsque nous parlons, par exemple, de l'action des résidus sur les autres facteurs sociaux, nous ne nous attachons qu'à une partie du phénomène, et qu'il en est une autre, laquelle consiste non seulement en l'action de tous ces faits sur les résidus, mais aussi dans les actions mutuelles de tous ces phénomènes (2203 et sv.).

On peut distinguer différents procédés de traiter des phénomènes mutuellement dépendants : (1) on considère uniquement des rapports de cause à effet, et l'on néglige entièrement cette mutuelle dépendance. (2) Au contraire, on en tient compte. (2a) On considère encore des rapports de cause à effet, mais on s'efforce de tenir compte de la mutuelle dépendance, en faisant attention aux actions et aux réactions, et par d'autres moyens. (2b) On raisonne directement dans l'hypothèse de la mutuelle dépendance [FN: § 1732-1] (§ 2091 et Sv.). Le meilleur procédé est évidemment (2b), mais on ne peut malheureusement l'employer qu'en un très petit nombre de cas, à cause des conditions qu'il exige. En effet, il impose l'emploi de la logique mathématique, qui seule peut tenir compte de la mutuelle dépendance dans toute son étendue. Par conséquent, il ne s'applique qu'aux phénomènes mesurables. Il demeure exclu d'un très grand nombre d'autres, parmi lesquels presque tous ceux de la sociologie. Ensuite, même pour les phénomènes que l'on peut mesurer, de graves difficultés surgissent, sitôt que le phénomène est un peu compliqué. On en a un exemple remarquable dans la mécanique céleste, qui rencontre encore des difficultés insurmontables pour déterminer les mouvements d'un grand nombre de corps de masses presque égales, lorsqu'elle ne peut plus considérer une partie des dépendances mutuelles comme des perturbations. L'économie pure arrive à poser les équations de certains phénomènes, mais non à résoudre ces équations, au moins en général [FN: § 1732-2]. Par conséquent, dans les sciences économiques et sociales, le procédé (2b) demeure un but idéal que l'on n'atteint presque jamais en réalité [FN: § 1732-3]. Dirons-nous nous pour cela que ce procédé est inutile ? Non, parce que nous en tirons notamment deux grands avantages. 1° Il donne à notre esprit une image des phénomènes, image que nous ne pourrions obtenir d'aucune autre façon. Assurément la surface de la terre n'a pas la forme d'une sphère géométrique, et pourtant le fait de considérer cette forme sert à nous donner une idée de ce qu'est la terre. 2° Il nous indique la voie que nous devons suivre pour éviter les erreurs du procédé (1), et pour nous rapprocher de la réalité. Même un signal qu'il est impossible d'atteindre peut servir à indiquer un chemin. Nous pouvons, par analogie, transporter en sociologie les résultats que nous donne l'économie mathématique, laquelle nous fournit ainsi des notions que nous ne pourrions obtenir d'une autre manière, et que nous éprouverons ensuite avec l'expérience, pour décider si nous devons les accepter on les rejeter. 3° Enfin, la notion, même imparfaite, de la mutuelle dépendance, nous engage à adopter le procédé (2a) qui, grâce à l'emploi des rapports de cause à effet (§2092), permet d'obtenir des résultats au moins semblables à ceux que l'on obtiendrait avec le procédé (2b), et d'éviter les erreurs du procédé (1), lequel est le plus imparfait et le plus erroné de tous [FN: § 1732-4]. En l'état présent de nos connaissances, l'utilité du procédé (2b) est donc moins directe qu'indirecte ; il nous éclaire, nous guide et nous fait éviter les erreurs du procédé (1) ; ainsi, il nous rapproche beaucoup plus de la réalité [FN: § 1732-5]. Ce n'est pas ici le lieu de nous arrêter à étudier les détails du procédé (2a). Nous en traiterons longuement plus loin (§2091 et sv.). Notons seulement, car cette considération nous sera nécessaire, que ce procédé (2a) devient facile, lorsqu'on a un phénomène principal qui prend la forme d'un rapport de cause à effet, précisément ou approximativement, et d'autres phénomènes, accessoires, secondaires, de moindre importance, par lesquels se manifeste la mutuelle dépendance. Quand nous pouvons réduire à ce type, qui est celui de la mécanique céleste, les phénomènes que nous voulons étudier, nous sommes sur une bonne voie pour en acquérir la connaissance.

Visant précisément à ce but, nous avons vu que les résidus étaient beaucoup plus constants que les dérivations ; c'est pourquoi nous avons pu considérer qu'ils étaient en partie la « cause » des dérivations, mais sans oublier l'action secondaire des dérivations, qui peuvent être parfois la « cause » des résidus, ne fût-ce que d'une manière subordonnée. Nous voyons maintenant que dans les différentes classes sociales, il y a divers résidus ; mais, pour le moment, nous n'entendons nullement établir si c'est le fait de vivre dans une certaine classe qui produit certains résidus chez les individus, ou bien si c'est l'existence de ces résidus chez ces individus qui les pousse dans cette classe, ou mieux encore si les deux effets se manifestent simultanément. Nous parlerons de tout cela dans le prochain chapitre ; bornons-nous maintenant à décrire les uniformités qui apparaissent dans la distribution des résidus chez les diverses classes sociales.

§ 1733. Un grand nombre de faits nous sont connus à ce sujet, bien que manquant d'une grande précision, et souvent recouverts par des voiles littéraires et métaphysiques ; cependant, nous pouvons en déduire avec une certaine probabilité que dans les diverses couches sociales, l'échelle de variabilité croissante mentionnée au §1718 peut subsister, soit : 1° les classes des résidus ; 2° les genres de ces classes ; 3° les dérivations. Mais la variabilité est plus grande pour les couches sociales que pour la société entière, car, pour celle-ci, il se produit des compensations entre les diverses couches. En outre, il y a des catégories sociales composées d'un petit nombre d'individus pour lesquels les variations peuvent être grandes et soudaines, tandis qu'elles sont petites et lentes pour le plus grand nombre des citoyens. De même que les classes supérieures changent plus facilement la façon de s'habiller, elles changent aussi plus facilement leurs sentiments, et plus encore leurs façons de les exprimer. Les changements de mode, dans les diverses manifestations de l'activité humaine, se suivent de beaucoup plus près dans les classes riches ou élevées que dans les classes pauvres ou basses. Il y a aussi plusieurs changements qui demeurent dans les limites des premières et ne s'étendent pas aux secondes, très souvent parce qu'elles disparaissent des classes supérieures, avant d'être parvenues aux classes inférieures.

§ 1734. Malheureusement, l'histoire et la littérature nous font mieux connaître l'état d'âme, les sentiments, les mœurs du petit nombre d'individus qui font partie des couches supérieures, que ceux du nombre beaucoup plus grand d'individus qui font partie des couches inférieures. De là naissent des erreurs nombreuses et graves, car on est poussé à étendre à toute la population, ou au moins à une grande partie de la population, ce qui ne s'applique qu'à un nombre restreint, peut-être très restreint d'individus. Il s'y ajoute une autre erreur, qui provient du fait qu'on ne tient pas compte, chez les individus, des changements que la circulation des élites apporte dans les classes supérieures, et que l'on confond, par conséquent, des changements d'individus avec des changements de sentiments chez les mêmes individus. Par exemple, dans une classe X qui demeure fermée, les sentiments et leurs expressions peuvent changer ; mais si la classe X est ouverte, à ce changement s'en ajoute un autre, qui provient de ce que la composition de la classe se modifie. Ce changement dépend, à son tour, de la rapidité plus ou moins grande de la circulation.

§ 1735. ACTION RÉCIPROQUE DES RÉSIDUS ET DES DÉRIVATIONS. Les résidus

peuvent agir : (a) sur d'autres résidus ; (b) sur les dérivations. De même, les dérivations peuvent agir : (c) sur les résidus ; (d) sur les dérivations. Ici, nous ne considérons ces effets qu'intrinsèquement, sans rechercher en quel rapport ils peuvent être avec l'utilité des individus ou de la société.

En général, de l'action des résidus sur les dérivations (b), nous n'avons plus rien à dire ici, puisque nous en avons déjà longuement parlé jusqu'à présent ; et nous avons fait voir que, contrairement à l'opinion générale, les résidus agissent puissamment sur les dérivations, et les dérivations faiblement sur les résidus. C'est pour arriver à cette démonstration que nous avons commencé notre étude par la considération des actions non-logiques. Il ne nous reste plus à parler que d'un cas spécial, qui est celui de certaines oscillations des dérivations, correspondant à des oscillations des résidus. Mais nous ne pouvons le faire ici, parce qu'il nous manque beaucoup de notions que nous acquerrons seulement au chapitre suivant. C'est pourquoi nous devons renvoyer à la fin du dit chapitre l'étude de ce sujet (§2329 et sv.). En attendant, nous étudierons les genres de rapports (a), (c), (d).

§ 1736. (a) ACTION DES RÉSIDUS SUR LES RÉSIDUS. Il convient de distinguer d'abord les résidus a, b, c... qui correspondent à un même ensemble P de sentiments, des résidus m, n, r, s qui correspondent à un autre ensemble Q de sentiments. Les résidus a, b, c, qui correspondent à un même ensemble P de sentiments, concordent ensemble, ne sont pas trop discordants, ne sont pas trop ouvertement contradictoires. Au contraire, il peut y avoir discordance et contradiction entre les résidus a, b, c... correspondant à l'en semble de sentiments P, et les résidus m, n, r,... correspondant à un autre ensemble Q. Puisque les résidus se manifestent à nous par les dérivations, nous aurons également des dérivations pas trop discordantes et des dérivations discordantes. D'autres dérivations discordantes proviennent de l'utilité d'agir sur diverses personnes possédant divers résidus (§1716).

Figure 26

§ 1737. RÉSIDUS DISCORDANTS ET LEURS DÉRIVATIONS. On observe souvent,

chez un même individu, des dérivations contradictoires, qui révèlent des résidus contradictoires, eux aussi, et l'individu, ou bien n'aperçoit pas la contradiction, ou bien s'efforce de la faire disparaître par des sophismes manifestes [FN: § 1737-1]. Nous en avons donné de nombreuses preuves, et nous en donnerons d'autres, parce qu'il importe beaucoup de mettre ce fait en lumière. Considérons différents groupes de résidus, et supposons que chacun de ces groupes corresponde à certains ensembles de sentiments. Nous verrons que l'action mutuelle de ces groupes, lorsqu'ils sont discordants, est généralement faible ou nulle pour tous, et se manifeste seulement chez les gens cultivés, par des tentatives sophistiques de concilier les dérivations nées de ces groupes, tandis que les gens incultes ne s'en soucient souvent même pas.

§ 1738. En général, exception faite des personnes qui ont l'habitude de faire de longs et subtils raisonnements, l'individu ne tâche pas de faire concorder ensemble les dérivations discordantes ; il se contente de les faire concorder avec ses sentiments, c'est-à-dire avec les résidus qui correspondent à ces sentiments. Cela suffit au plus grand nombre des hommes. Un plus petit nombre éprouvent un besoin de logique, de raisonnements pseudo-scientifiques,

qui les poussent à subtiliser sur l'accord des dérivations entre elles. Les théologiens, les métaphysiciens, ont toujours été en très petit nombre, comparés au reste de la population.

§ 1739. Les critiques littéraires et les critiques historiques recherchent souvent quelle était la pensée d'un auteur, d'un homme d'État. Cette recherche suppose qu'il existe une pensée unique. Cela est parfois vrai, mais beaucoup plus souvent faux. Si ces critiques s'examinaient eux-mêmes, ils trouveraient aisément des exemples de conceptions contradictoires, sans aller en chercher chez d'autres personnes. Celui qui est déterministe verrait que souvent il agit comme s'il ne l'était pas. Ces critiques ne manqueraient pas de trouver ensuite plusieurs préceptes de morale qu'ils interprètent à leur manière, et qui sont interprétés d'une manière différente par d'autres personnes. Il va sans dire que chacun trouve sa propre interprétation bonne et celle d'autrui mauvaise. Admettons ; mais cela confirme que ce sont des choses différentes ; et pour qui a une autre interprétation, il y a contradiction entre le précepte formel et la façon dont notre critique l'observe. Dans un moment où il est joyeux, un individu affirmera que celui qui observe les règles de la religion et de la morale est certain de vivre heureux. Dans un moment de tristesse, il s'écriera avec Brutus : « Vertu, tu n'es qu'un nom ! » Quelle est l'idée de cet individu ? Il en a deux, et il est également de bonne foi en les exprimant, bien qu'elles soient contradictoires. De semblables faits sont d'une grande importance pour déterminer les phénomènes sociaux. C'est pourquoi nous ne devons pas nous contenter de les affirmer simplement, mais nous devons en donner des preuves abondantes. Cela justifie la minutie de beaucoup de détails que nous avons cités et que nous citerons ; tandis qu'en l'absence de ce but, nous perdrions purement et simplement notre temps.

§ 1740. ACTION DES RÉSIDUS CORRESPONDANT À UN MÊME ENSEMBLE DE

SENTIMENTS. Elle peut se produire de trois façons, qui doivent être distinguées avec soin. Soit P, une disposition psychique correspondant à un ensemble de sentiments qui sont manifestés par les résidus a, b, c, d,... Ces sentiments peuvent être d'intensité diverse ; ce que nous exprimons elliptiquement en disant que les résidus sont d'intensité diverse (§1690).

Figure 27

§ 1741. 1° Si, pour un motif quelconque, l'état psychique, commune origine P des sentiments, augmente d'intensité, tous les résidus a, b, c,... augmenteront aussi d'intensité en devenant A, B, C... ; et vice versa, si P diminue d'intensité. Parmi les motifs pour lesquels P croît ou diminue d'intensité, il peut y avoir l'augmentation ou la diminution d'un groupe de résidus a, qui réagit sur P. En ce cas, l'augmentation ou la diminution de a fait croître ou diminuer tous les groupes b, c,... Pour une collectivité très nombreuse, cet effet est souvent lent et peu important, car, ainsi que nous l'avons vu, le total d'une classe de résidus varie lentement et peu. Pour un individu particulier il peut être plus rapide et plus fort. Tel est le cas cité (§1416) des personnes qui, aux Indes, se convertissent au christianisme, et qui perdent la moralité de l'ancienne religion sans acquérir celle de la nouvelle. C'est aussi ce qu'on a pu observer en Grèce pour les sophistes dégénérés, et en d'autres cas analogues. Chez eux, certains résidus a furent détruits, et par conséquent toute la catégorie b, c, d,... fut affaiblie.

§ 1742. 2° Nous avons un grand nombre de cas où l'on voit qu'un groupe de résidus peut augmenter au détriment d'autres groupes de la même classe. Par exemple, l'instinct des combinaisons, qui peut s'appliquer à divers genres de combinaisons. Il y a donc là une nouvelle répartition en a, b, c,.., sans que P varie.

Si nous réunissons les effets 1°, et 2°, nous aurons diverses combinaisons. Par exemple a augmente ; cela fait augmenter P, et par conséquent aussi b, c,... ; mais l'augmentation de a est obtenue en outre en prenant une partie de ce qui revenait à b, c,... En conséquence, il pourra y avoir un groupe b qui augmente parce que la partie que lui enlève a est plus petite que la partie qu'il gagne par l'augmentation de P ; un autre groupe c pourra diminuer, parce qu'on lui ôte plus que ce qu'il garde, etc.

§ 1743. 3° Il pourrait y avoir une action directe de a sur b, c,... sans passer par l'intermédiaire de P. Il est facile de confondre cette manière avec la première. On peut remarquer que, lorsque a est devenu A, on a vu b devenir B, c devenir C, etc. ; et, raisonnant en vertu du post hoc propter hoc, on peut croire que c'est le fait de a devenu A qui est la « cause » des changements de b en B, de c en C, etc. ; et l'on arrive ainsi à supposer un rapport direct entre a et b, c,...

§ 1744. L'observation vulgaire donne une forme spéciale à ce raisonnement, par la substitution habituelle des actions logiques aux actions non-logiques. On suppose que a a une origine logique P, et que, par conséquent, si l'on modifie a, en le faisant devenir A, on estime que l'origine logique est renforcée, et que, de ce fait, les changements de b en B, de c en C, etc., sont déterminés.

Par exemple, on dit : « Celui qui est religieux s'abstient de mal faire, parce qu'il sait que Dieu punit les mauvaises actions ; donc si nous faisons croître le sentiment religieux a, nous ferons croître aussi l'honnêteté b, les bonnes mœurs c, l'honorabilité d, etc. [FN: § 1744-1] ». Les faits ont démontré que ce raisonnement est erroné ; et nous connaissons maintenant les causes de l'erreur, lesquelles consistent à confondre les actions logiques avec les actions non-logiques. Le raisonnement deviendrait bon si à l'augmentation de a on substituait l'augmentation de P. Nous pouvons exprimer cela d'une manière assez imparfaite, mais qui a le mérite de donner une vive image du phénomène, en remarquant que les actes dont b, c, d,... tirent leur origine sont en partie semblables à ceux dont a tire la sienne ; et si nous les appelons tous religieux et religions les ensembles a, b, c, d,... nous pourrons observer qu'en faisant croître une de ces religions, on agit peu sur les autres, tandis qu'en faisant croître les sentiments de persistance des agrégats P, dont elles sont issues, on agit puissamment sur toutes. Habituellement, on croit le contraire, et l'on estime que faire croître une de ces religions est un moyen efficace d'accroître les autres. Nous traiterons de ce sujet plus loin (§1850 et sv.).

§ 1745. Mais le fait qu'une démonstration donnée de l'action d'un résidu sur les autres est erronée, n'empêche nullement qu'il puisse y avoir des cas où cette action existe réellement, et nous devons la rechercher directement dans les faits. Il n'est pas facile de la trouver, et souvent, quand on croit l'observer, il est possible aussi de l'interpréter comme une action selon le premier procédé ; on demeure donc dans le doute sur la conclusion à tirer. Mais il y a aussi des faits qui démontrent clairement l'indépendance des résidus a, b, c,..., par exemple le fait si connu de brigands qui sont de fervents catholiques, et une infinité d'autres faits analogues, dans lesquels b, c, d,.., n'apparaissent pas liés à a. En se bornant à certaines probabilités, on peut dire que l'action directe, quand elle existe, se manifeste principalement entre les résidus qui sont les plus voisins ou au moins du même genre ; difficilement entre les résidus de genres différents ou de classes différentes. Par exemple, celui qui croit déjà facilement à un grand nombre de fables, accordera créance à une de plus. Cela paraît être une action directe, bien que l'on puisse dire aussi que la croyance en un grand nombre de fables révèle un état psychique grâce auquel on accorde facilement créance à une nouvelle fable.

§ 1746. (c) ACTION DES DÉRIVATIONS SUR LES RÉSIDUS. Ce sujet se rapproche beaucoup de celui dont nous avons traité tout à l'heure. Parmi les manifestations des sentiments se trouvent les dérivations, et l'action de celles-ci sur les résidus est par conséquent semblable à l'action des résidus de la IIIe classe et d'un genre de la Ie classe, c'est-à-dire du genre (I-ε), sur les autres résidus. C'est seulement grâce à cette action que les dérivations ont une efficacité importante pour la détermination de l'équilibre social. Une dérivation qui donne uniquement libre cours au besoin de logique éprouvé par l'homme, et qui ne se transforme pas en sentiments, ou qui ne renforce pas des sentiments, agit peu ou point sur l'équilibre social. Ce n'est qu'une dérivation de plus ; elle satisfait certains sentiments, et voilà tout. On peut dire brièvement, mais aussi sans beaucoup de rigueur, que, pour agir sur la société, les raisonnements doivent se transformer en sentiments, les dérivations en résidus. Il faut pourtant faire attention que cela est vrai seulement pour les actions non-logiques, et pas pour les actions logiques.

§ 1747. En général, une dérivation est acceptée, moins parce qu'elle persuade les gens, que parce qu'elle exprime sous une forme claire des idées que ces gens ont déjà d'une manière confuse. C'est là généralement le phénomène principal. Une fois la dérivation acceptée, elle accroît la force et la vigueur des sentiments qui, de cette façon, trouvent la manière de s'exprimer. C'est un fait bien connu que les sentiments sur lesquels la pensée s'arrête souvent, croissent plus vivaces que d'autres auxquels elle ne s'arrête pas (§1749, 1832). Ce phénomène est généralement secondaire, par rapport au premier.

C'est précisément parce que les dérivations n'ont guère d'efficacité que par les sentiments qu'elles excitent, que les personnes qui sont étrangères à ces sentiments, soit qu'elles ne les partagent pas, soit que les ayant autrefois partagés, elles les aient oubliés, se rendent difficilement compte de la valeur pratique de certaines dérivations. On accuse souvent alors ceux qui les ont prohibées d'avoir manqué d'intelligence, tandis qu'il n'y a peut-être en eux qu'un défaut d'habileté [FN: § 1747-1].

§ 1748. Au point de vue logico-expérimental, le seul moyen de réfuter valablement une affirmation A consiste à en démontrer l'erreur ; pour les actions logiques, cela se fait par la logique et l'observation (§1834). Il n'en est pas ainsi au point de vue des sentiments et pour les actions non-logiques. Les raisonnements et les observations expérimentales ont peu d'influence sur les sentiments et les actions non-logiques ; les dispositions naturelles de l'individu en ont beaucoup et sont presque seules à en avoir. C'est pourquoi, aux sentiments il convient d'opposer d'autres sentiments. Une dérivation absurde peut être un bon moyen de réfuter une autre dérivation absurde, tandis que tel ne serait pas le cas au point de vue logico-expérimental. Enfin, le silence peut être un bon moyen d'ôter sa force à une affirmation A, tandis que la réfuter, même victorieusement au point de vue logico-expérimental, peut lui profiter au lieu de lui nuire (§1834) [FN: § 1748-1].

§ 1749. [Note ajoutée à l’édition française par l’auteur : [FN: § 1749-1a]] Parler à un individu d'une chose, soit pour en dire du bien, soit pour en dire du mal, peut disposer cet individu, s'il ne l'est pas encore, à s'occuper de cette chose, ou accroître cette disposition s'il l'a déjà [FN: § 1749-1]. Bien plus, il est remarquable que pour beaucoup de personnes qui aiment la contradiction, dire du mal d'une chose est un moyen plus sûr de la leur faire accepter, que d'en dire du bien. En certaines matières, ainsi en matière sexuelle, on éveille aussi, de cette façon, un certain instinct de perversité, qui pousse l'individu à faire précisément ce qu'on voudrait l'empêcher de faire [FN: § 1749-2]. C'est pourquoi, en ces matières, il arrive souvent que le silence, lorsqu'il maintient vraiment l'individu dans l'ignorance, est presque le seul moyen efficace d'agir sur lui.

En matière politique, le silence sur les hommes est aussi très efficace. Nombreux sont les cas dans lesquels il vaut mieux pour un politicien être attaqué et injurié que de ne pas occuper l'esprit du public. C'est pourquoi un fait quelconque qui le mette en évidence peut être aussi l'origine d'un succès pour lui. De très nombreux avocats trouvèrent dans un procès le commencement de la gloire et du pouvoir ; ainsi Gambetta. Pour ôter de la valeur aux faits, n'en pas parler est moins efficace, mais cependant toujours utile [FN: § 1749-3]. L'efficacité dépend de la possibilité d'empêcher ainsi que le public ne s'occupe du fait, soit parce que beaucoup de gens demeurent sans en avoir connaissance, soit parce qu'une partie de ceux qui le connaissent, n'en entendant plus parler, sont portés à l'oublier. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher quand et comment cela se fait, puisque maintenant nous recherchons seulement quelle est l'action des résidus, et non les façons dont l'organisation sociale permet d'atteindre certains buts. Le silence sur les raisonnements est aussi plus ou moins efficace, suivant qu'il sert à faire ignorer, oublier, négliger les raisonnements que l'on veut combattre, et vaut souvent plus et mieux que n'importe quelle réfutation. De même, la répétition, n'eût elle pas la moindre valeur logico-expérimentale, vaut plus et mieux que la meilleure démonstration logico-expérimentale [FN: § abc-1]. La répétition agit surtout sur les sentiments, modifie les résidus ; la démonstration logico-expérimentale agit sur la raison ; elle peut, dans l'hypothèse la plus favorable, modifier les dérivations, mais a peu d'effet sur les sentiments. Quand un gouvernement ou quelque puissance financière veut faire défendre une mesure par les journaux à sa dévotion, il est remarquable que souvent, presque toujours, les raisonnements employés sont loin d'être les meilleurs pour démontrer l'utilité de la mesure ; on emploie généralement les pires dérivations verbales, d'autorité, et autres semblables. Mais cela importe peu ; au contraire, c'est parfois utile ; il faut surtout avoir une dérivation simple, que tout le monde puisse comprendre, même les plus ignorants [FN: § 1749-5], et la répéter indéfiniment.

§ 1750. Il arrive souvent que la réfutation, même excellente, d'un raisonnement absurde soit un moyen de donner du crédit à ce raisonnement, s'il correspond à des sentiments en ce moment puissants (§1749 [FN: § abc-1]) Cela s'applique aussi aux raisonnements qui sont bons au point de vue logico-expérimental et, en général, aussi à des attaques de tout genre et des persécutions contre des théories, des opinions, des doctrines. De là provient l'illusion que la Vérité a la force de surmonter victorieusement les persécutions ; ce qui peut être en accord avec les faits, pour les raisonnements de pure science logico-expérimentale, mais l'est beaucoup moins, et souvent se trouve en complet désaccord avec eux, pour les raisonnements qui dépendent un peu ou beaucoup des sentiments.

§ 1751. L'effet noté tout à l'heure des réfutations et des persécutions peut être appelé indirect. On observe un effet semblable pour le silence. Si cet effet s'étend à une classe importante et nombreuse de faits, et à des sentiments puissants, il laisse non satisfaits parmi ces derniers les sentiments correspondant à la IIIe classe des résidus et au genre (I-ε) de la Ie classe, tandis que l'abstinence même augmente le besoin de les satisfaire. Cela est remarquable en matière sexuelle, et tout le monde sait que les voiles accroissent le désir ; mais ce n'est pas moins vrai en matière religieuse et politique. Là où il est interdit d'attaquer la religion dominante ou le régime politique existant, le plus petit blâme, la moindre attaque, émeuvent fortement les gens ; là où c'est permis, et où cela se fait souvent, les gens s'y habituent et n'y font plus attention.

Cela a lieu pour les deux parties que nous avons vues exister dans les effets des dérivations(§1747). En effet, les individus contraints au silence refoulent en eux-mêmes des sentiments qui se manifestent à la première occasion favorable ; et celle-ci peut être justement la production de certaines dérivations, qui sont, par conséquent, accueillies avec une très grande faveur, et qui, une fois acceptées, donnent une force et une vigueur nouvelles aux sentiments. Puisque dans la réalité, nous observons ensemble ces deux parties des phénomènes, nous ne savons trop comment les séparer, et la tendance que nous avons à réduire toutes les actions à des actions logiques, nous porte à donner à la seconde partie une importance beaucoup plus grande qu'elle n'a en réalité, lorsque pourtant nous ne la considérons pas exclusivement. Les vérifications que nous pouvons faire dans le cas concret concernent principalement le phénomène dans son ensemble, constitué des deux parties, que nous ne pouvons séparer que par l'analyse.

En France, vers la fin du XVIIIe siècle, les attaques de Voltaire, de d'Holbach et d'autres philosophes, contre la religion catholique, furent en rapport avec un phénomène d'ensemble contraire à cette religion, et qui ne se renouvelle plus maintenant, lors d'attaques analogues. Dans le phénomène de la fin du XVIIIe siècle, il y avait très probablement une partie qui était réellement un effet des écrits contraires à la religion ; mais la plus grande partie était certainement celle qui manifestait des sentiments existant déjà chez les hommes (§1762 et sv.). Dans les pays où, comme maintenant en Allemagne, on ne permet pas de publier quoi que ce soit contre le souverain, le plus léger blâme à son adresse est lu avidement par le public. Dans les pays où, comme aujourd'hui en Belgique, on peut dire ce qu'on veut du souverain, personne ne prend garde à ce qui s'écrit contre lui [FN:§ 1751-1]. Très connu est le fait qui s'est produit en France, en 1868, lorsque l'Empire, après avoir longtemps imposé silence à la presse, lui donna un peu de liberté. Le public suivit avec avidité, non seulement les attaques acharnées, mais aussi celles qui nous paraissent aujourd'hui avoir été de peu d'importance [FN: § 1751-2].

§ 1752. Tant pour le silence que pour les réfutations et les persécutions, nous avons donc un effet direct et un effet indirect (§1835) ; et la détermination de la résultante de ces deux effets est une question de quantité. À un extrême, l'effet direct surpasse de beaucoup l'effet indirect, puis, peu à peu, l'un augmente et l'autre diminue, et l'on atteint l'extrême opposé, où l'effet indirect dépasse de beaucoup l'effet direct. Au premier extrême, on trouve les mesures qui frappent un petit nombre de faits, et qui n'émeuvent pas des sentiments puissants. De ce genre sont, par exemple, les mesures prises contre un petit nombre de dissidents en politique, en religion, en morale. À l'autre extrême, on trouve les mesures qui visent des faits nombreux, et qui émeuvent des sentiments puissants. De ce genre sont, par exemple, les mesures par lesquelles on essaie vainement d'empêcher les manifestations de l'appétit sexuel.

§ 1753. Aux siècles passés, en Europe, on croyait que gouvernement, religion, morale, ne pouvaient subsister, si l'on ne réglait pas les manifestations de la pensée ; et les faits survenus aussitôt après la Révolution de 1789, parurent démontrer la vérité de cette théorie. C'est pourquoi, dans les premières années du XIXe siècle, elle eut un regain de vogue. Ensuite, peu à peu, ces liens de la manifestation de la pensée disparurent, et maintenant ils sont supprimés en grande partie, excepté pour la religion sexuelle ; et les gouvernements, la religion, la morale subsistent ; il semble donc que la théorie est erronée. De tels jugements sont trop absolus, parce que les circonstances dans lesquelles la théorie est mise en pratique sont changées. Ôter la liberté de pensée à ceux qui n'éprouvent pas le besoin de la manifester n'a aucun effet ; l'ôter à ceux qui éprouvent ce besoin laisse non satisfaits des désirs qui deviennent intenses. C'est pourquoi, ainsi qu'il arriva en France, vers la fin du XVIIIe siècle, la liberté d'exprimer sa pensée a des effets intenses et nuisibles pour les institutions du passé. Pourtant, ces effets s'affaiblissent peu à peu, et cette liberté finit par agir très peu sur les sentiments, car, là où elle est usuelle, elle agit surtout par les dérivations qui, nous le savons déjà, n'ont en général pas grand effet. Mais c'est justement pourquoi il devient alors efficace de passer sous silence un fait, un raisonnement, car c'est l'un des cas où l'effet direct dépasse de beaucoup l'effet indirect.

Les considérations auxquelles nous venons de nous livrer nous conduisent à la limite où commence l'étude des mesures aptes à atteindre un but, c'est-à-dire l'étude des mouvements virtuels. Nous nous en occuperons plus loin (§1825 et sv.).

§ 1754. Jusqu'à présent, nous nous sommes exprimés comme si la société était une masse homogène. Mais puisque tel n'est pas le cas, ce que nous avons dit peut uniquement s'appliquer, et même seulement d'une manière approximative, à une couche de la population, telle qu'on puisse, sans erreur grave, la considérer comme homogène ; et pour connaître les effets sur l'ensemble de la population, il est nécessaire de tenir compte des effets sur les différentes couches (§2025 et sv.). De là provient un phénomène connu empiriquement depuis longtemps : celui de la diversité des effets de la liberté de manifester sa pensée, pour les gens cultivés et pour la partie inculte de la population. Mais c'est là un sujet dont nous parlerons plus à propos au chapitre suivant.

§ 1755. [Note ajoutée à l’édition française par l’auteur : [FN: § 1755-1a]] On a un bon exemple de l'action des dérivations dans les effets que produisent les grands journaux, de nos jours. Qu'ils aient un grand pouvoir, c'est une observation banale ; mais ce pouvoir ne provient pas de ce qu'ils puissent faire usage de la force pour imposer leurs raisonnements, ni de la valeur logico-expérimentale de ceux-ci, qui sont souvent puérils. Il naît seulement de l'art d'agir sur les résidus, au moyen des dérivations. Les résidus sur lesquels on veut agir doivent généralement préexister ; ce qui fixe les limites du pouvoir des journaux, qui ne peuvent aller à l'encontre des résidus, mais uniquement s'en servir en vue de leurs fins [FN: § 1755-1]. Exceptionnellement et à la longue, un résidu nouveau peut surgir, ou bien quelque résidu qui semblait disparu peut reparaître. Cette action sur les résidus explique aussi qu'il y ait des journaux d'opposition payés par les gouvernements [FN:§ 1755-2]. Au point de vue logique, la chose paraît absurde. Comment un gouvernement peut-il avoir assez peu de bon sens pour payer les gens qui parlent contre lui ? Mais si l'on prend garde aux sentiments, on aperçoit l'utilité de la mesure. Tout d'abord, le gouvernement obtient que le journal payé se taise opportunément, qu'il ne réveille pas le chat qui dort, qu'il pousse ses lecteurs à faire éclater leur colère par des moyens qui soient moins que d'autres dangereux pour le gouvernement. Ensuite, il y a des moments où une forte agitation s'empare du pays. À ces moments, une goutte d'eau peut faire déborder la coupe, et il est utile que les journaux d'opposition ne versent pas cette goutte. Enfin, et c'est surtout à quoi visent les puissants syndicats financiers qui, à l'instar du gouvernement, subsidient parfois des journaux apparemment ennemis, il y a un moyen de combattre certaines mesures, certains projets de lois, moyen qui a sur les sentiments un effet favorable, autant et plus que la meilleure défense. Il faut ajouter que le fait de disposer d'un journal d'opposition [FN:§ 1755-3] donne un moyen – et souvent c'est le seul – de faire parvenir jusqu'à ses adversaires certains discours qu'ils ne liraient pas dans les journaux favorables au gouvernement ou aux syndicats financiers, ou bien qu'ils tiendraient pour suspects, précisément parce qu'ils les lisent dans ces journaux. On a aussi un moyen puissant d'agir par les journaux, en passant sous silence certains faits, certains raisonnements, certains discours, certains ouvrages. Souvent, en certains cas, c'est uniquement le silence que le gouvernement ou la finance demandent aux journaux sur lesquels ils ont quelque influence [FN: § 1755-4]. Le mensonge par omission peut être aussi utile que le mensonge par commission.

Presque tous les grands journaux, y compris plusieurs de ceux qui s'affichent socialistes, sont directement ou indirectement liés à la ploutocratie qui règne aujourd'hui dans les pays civilisés, et aux gouvernements auxquels elle a part [FN:§ 1755-5]. Il est remarquable que la Confédération Générale du Travail ait senti cela, instinctivement, il est vrai, et l'ait exprimé dans le manifeste qu'elle publia à l'occasion de la guerre balkanique, en 1912 [FN: § 1755-6]. Nous ne parlons pas ici de la façon dont le sentiment est exprimé, c'est-à-dire de la dérivation, qui est absurde comme tant d'autres, mais uniquement du sentiment irraisonné, qui appartient à l'instinct. Tout cela est très connu [FN: § 1755-7], et aucune personne prenant part à la vie publique ou appartenant à la haute finance n'est assez naïve pour le nier, si on l'interroge en particulier ; mais en public, elle hausse les épaules, et nie hypocritement. Il est surprenant de voir des gens qui savent ces choses en général, et qui nonobstant accordent créance à leur journal, à des arguments sur lesquels on ne peut douter que l'argent de la finance internationale ait une grande influence. Par exemple, durant la guerre des Balkans, les nouvelles données par un grand nombre de journaux avaient avec la réalité beaucoup moins de rapport qu'avec les visées de la « spéculation » ou de la finance internationale [FN: § 1755-8] ; et pourtant ces nouvelles étaient crues par des personnes qui savaient bien quand et comment ces visées se manifestent. Les ploutocrates démagogues tels que Caillaux et Lloyd George sont loués, grâce à des arguments sonnants, par des journaux d'une grande renommée ; et beaucoup de petits poissons mordent à l'hameçon, ce qui n'est pas fait pour étonner, mais de gros poissons rusés s'y laissent prendre aussi, ce qui est moins facile à comprendre. Il est vrai que ces derniers feignent souvent de croire ce qui tourne à leur profit.

§ 1756. Il y a un petit nombre de dérivations très en usage pour agir sur les gens ignorants, et que nous trouvons dans les harangues au peuple d'Athènes, à celui de Rome, et bien davantage dans nos journaux. L'une des plus fréquentes a pour but de mettre en œuvre les sentiments d'autorité (IV-ε 2). Si l'on voulait donner une forme logique à la dérivation, on devrait dire : « Une certaine proposition A ne peut être bonne que si elle est faite par un homme honnête ; je démontre que celui qui fait cette proposition n'est pas honnête, ou qu'il est payé pour la faire ; donc j'ai démontré que la proposition A est nuisible au pays [FN:§ 1756-1] ». Cela est absurde ; et celui qui use de ce raisonnement sort entièrement du domaine des choses raisonnables. Il n'en est pas ainsi pour qui l'écoute et demeure persuadé, non par la force de la logique, mais par une association de sentiments. Cette personne, à son insu, a l'intuition qu'elle est incapable de juger directement si A est favorable ou contraire au bien du pays, qu'elle doit s'en remettre au jugement d'autrui ; et, pour accepter ce jugement, elle veut qu'il vienne d'une personne digne d'estime.

Cette dérivation est souvent presque la seule employée par certains journaux pour lesquels il n'existe plus de problèmes de choses, et qui résolvent toutes les questions par des injures contre les personnes. Il convient de remarquer que, pour les plumitifs, il est beaucoup plus facile d'injurier que de raisonner. C'est souvent un moyen efficace, parce que le public qui se repaît de ces écrits est ignorant, et parce qu'il juge plus avec le sentiment qu'avec la raison. Mais la corde trop tendue casse, et il est arrivé en beaucoup de pays que désormais l'injure et la calomnie lancées contre les hommes politiques ne soient plus très efficaces ; elles l'étaient bien davantage, lorsqu'elles étaient réprimées par les tribunaux et, de ce fait, moins habituelles.

§ 1757. Un genre remarquable de ces dérivations tend à mettre en œuvre les résidus sexuels. Une règle qui souffre peu d'exceptions, voulait, aux siècles passés, que les fidèles de la religion dominante accusassent de mauvaises mœurs les fidèles des sectes dissidentes (§1341 et sv.). À vrai dire, les faits étaient presque toujours faux [FN:§ 1757-1] : mais peu importe : supposons qu'ils fussent vrais. En ce cas, la dérivation contient une partie logique ; c'est-à-dire que l'on peut à bon droit l'opposer justement à celui qui prêche une certaine morale et agit contrairement à cette morale. Mais une telle partie disparaît, quand on emploie la dérivation contre des hommes politiques ou contre des souverains. Les faits démontrent clairement qu'il n'existe pas le moindre rapport entre les mœurs sexuelles d'un homme et sa valeur comme homme politique ou comme souverain. Et pourtant, c'est un argument que les ennemis de ces hommes emploient presque toujours contre eux, et quand la haine est vive, l'accusation de relations incestueuses devient normale. De simples hommes politiques eurent l'honneur d'être traités, sous ce rapport, à l'égal des souverains.

§ 1758. En général, les dérivations qui agissent sur les résidus sexuels ont l'avantage de pouvoir être difficilement réfutées, et de nuire à l'adversaire, même, si par hasard, la réfutation est parfaite. Par exemple, on a affirmé, mais sans pouvoir le prouver, que Napoléon Ier avait eu des rapports sexuels avec ses sœurs ; et pour beaucoup de gens, cela suffit pour le condamner comme homme privé, comme homme politique, comme souverain. De même autrefois, l'accusation d'hérésie, même non prouvée, suffisait pour qu'un homme fût au moins suspect aux bons catholiques. Aujourd'hui, l'hérésie de la religion sexuelle occupe la place tenue jadis par l'hérésie de la religion catholique.

§ 1759. D'autres dérivations très en usage sont les dérivations verbales. Par exemple, aux temps de la Restauration, en France, tout ce qui déplaisait au parti dominant portait l'épithète de « révolutionnaire », et c'était une condamnation suffisante. Aujourd'hui, on dit « réactionnaire », et c'est aussi une condamnation suffisante. De cette façon, on fait agir les sentiments de parti, de secte (résidus de la sociabilité, IVe classe).

§ 1760. La concurrence des grands journaux n'est pas considérable, parce que fonder un de ces journaux coûte beaucoup. Par conséquent, il peut être très utile d'avoir plusieurs journaux à sa disposition, et il est utile aussi qu'ils appartiennent à divers partis. C'est ce qu'ont très bien compris les puissants syndicats financiers : aidés de la forme anonyme des sociétés qui possèdent les journaux, ils ont su acquérir de l'influence sur ces sociétés et s'en servir adroitement [FN: § 1760-1]. On cite les noms de plusieurs journaux appartenant à des partis opposés, ennemis même, et qui dépendent d'un même trust de journaux. Parmi les faits de ce genre, plusieurs sont établis par de bonnes preuves. En somme ces trusts exploitent les sentiments des lecteurs de journaux, et leur influence est du même genre, mais beaucoup plus grande, que celle dont jouirent les jésuites [FN:§ 1760-2].

§ 1761. Revenons au sujet général des rapports entre les dérivations et les résidus. Il faut prendre garde que souvent nous nous imaginons que les dérivations se sont transformées en résidus, tandis que c'est le phénomène opposé qui a eu lieu : que ce sont les résidus qui se manifestent par les dérivations (§1747, 1751). Nous sommes facilement induits en cette erreur par la manière dont les phénomènes sociaux nous sont connus. Nous en avons connaissance surtout par la littérature ; aussi nous est-il facile de prendre l'effet pour la cause, et de croire que ce qu'exprime la littérature est la cause, tandis que ce n'est que l'effet.

§ 1762. Par exemple, nous observons, en un certain temps, qu'une conception donnée prend naissance dans les productions littéraires, puis se développe, croît avec vigueur, et il nous semble que nous décrivons bien les faits en disant que c'est la littérature qui a fait entrer cette conception dans l'esprit des hommes. Cela peut parfois arriver ; mais le cas inverse est beaucoup plus fréquent : ce sont les sentiments existant dans l'esprit des hommes, qui ont fait naître, croître et prospérer cette littérature (§1751). Ajoutons que les résidus du genre (IV- ε 2), c'est-à-dire les sentiments d'autorité, agissent de manière à nous induire en erreur. Quand nous lisons les oeuvres d'un grand écrivain, il nous semble évident que lui seul a eu le pouvoir de façonner la société selon les conceptions qu'il exprime.

§ 1763. Lorsque nous lisons, par exemple, les œuvres de Voltaire, nous sommes poussés à croire qu'il a été l'artisan de l'incrédulité qui se manifeste chez les hommes de son temps. Mais, en y réfléchissant un peu, nous nous demandons comment, si c'est là une règle générale, les œuvres de Lucien, qui ne le cèdent en rien à celles de Voltaire, tant pour la perfection littéraire que pour la force de la logique, n'ont pas eu un effet semblable à celles de Voltaire, et comment il se fait que Lucien reste seul dans son incrédulité, tandis qu'autour de lui croissaient la foi et la superstition. Il n'y a pas d'autre moyen d'expliquer ces faits et tant d'autres semblables, qu'en reconnaissant que la semence jetée germe ou ne germe pas, suivant qu'elle tombe dans une terre favorable ou défavorable.

En France, les philosophes du XVIIIe siècle ont reproduit contre le christianisme des arguments avancés déjà par l'empereur Julien et par Celse. Pourquoi eurent-ils un succès que n'eurent pas leurs prédécesseurs ? Évidemment parce que les esprits des hommes auxquels ils s'adressaient étaient différents.

Il y a plus : si Voltaire avait été l'artisan principal des idées répandues parmi ses concitoyens, ces idées n'auraient pas dû diminuer d'intensité, tant que durait l'activité littéraire de leur auteur. Au contraire, vers la fin de la vie de Voltaire, lorsque sa renommée allait encore croissant, voilà qu'un mouvement entièrement opposé à ses théories se manifeste, et que les classes cultivées se tournent vers Rousseau. En vérité, celui-ci n'a guère fait qu'exprimer des dérivations correspondant à des résidus négligés par Voltaire ; c'est à cette circonstance qu'il a dû la faveur du public ; de même que Voltaire dut la faveur dont il jouit aux dérivations correspondant à d'autres résidus. Ces auteurs ne furent pas les artisans des sentiments du public ; ce sont, au contraire, ces sentiments qui furent les artisans de la renommée de ces auteurs.

Il faut entendre cela de la partie principale du phénomène (§1747), car les faits montrent clairement que l'œuvre des auteurs n'a pas été entièrement vaine, et qu'elle a pourtant produit quelque effet ; mais celui-ci, comparé au premier, apparaît secondaire.

§ 1761. Les observations que nous venons de faire se rapportent à l'efficacité de certains raisonnements, mais n'ont rien à voir avec la valeur intrinsèque de ces raisonnements. Il est évident que la valeur scientifique d'un Newton, la valeur en l'art de la guerre d'un Napoléon Ier ou d'un Moltke, l'habileté politique d'un Bismarck, la valeur littéraire d'un Lucien ou d'un Voltaire, n'ont rien à faire avec les résidus. Mais pour qu'elles obtiennent des effets importants, il est nécessaire qu'elles rencontrent des circonstances favorables, dans des sociétés où existent certains résidus. Si Newton avait vécu au moyen âge, il n'aurait peut-être produit qu'une œuvre de théologie ; si Voltaire avait vécu au temps de Lucien, il n'aurait pas trouvé d'écho, et si Lucien avait vécu au temps de Voltaire, ses doctrines seraient devenues populaires ; si Bismarck avait vécu en un pays ou auraient régné les politiciens démocrates ou les ploutocrates, il serait peut-être resté parfaitement inconnu, et si même il avait pu parvenir jusqu'au Parlement, il s'y serait vu préférer un Depretis ou un Giolitti, en Italie, un Rouvier ou un Caillaux, en France.

§ 1765. Il est encore une autre cause à l'erreur qui attribue aux dérivations une part trop grande dans la détermination de l'équilibre social. Elle naît du fait qu'on attribue une existence objective à certaines notions, à certains principes, à certains dogmes, et qu'on raisonne ensuite comme s'ils agissaient par leur vertu propre, indépendamment des résidus. Les résidus de la IIe classe (persistance des agrégats) agissent fortement pour produire cette illusion. Les entités métaphysiques qui sont créées grâce à eux sont entièrement semblables aux dieux des théologiens, et agissent d'une manière analogue. Autrefois, peu nombreuses étaient les histoires qui racontaient les événements et en cherchaient les rapports, sans faire intervenir les dieux. De nos jours, peu nombreuses sont celles qui, explicitement ou implicitement, n'admettent pas que principes et théories donnent au phénomène social sa forme.

§ 1766. (d) ACTION DES DÉRIVATIONS SUR LES DÉRIVATIONS. Nous avons déjà

traité de ce sujet, en étudiant les dérivations, et nous avons remarqué comment, lorsqu'un type devient à la mode, des dérivations de ce genre naissent en grand nombre. Les résidus de la sociabilité, qui poussent l'homme à ressembler à ses concitoyens, à les imiter, agissent pour donner une forme commune à certaines dérivations. En outre, celui qui, en un cas spécial, a été empêché par l'intensité de ses sentiments, de voir le vice d'un certain raisonnement, est facilement entraîné à ne plus apercevoir ce vice, en d'autres cas où il ne serait pas détourné par la force des sentiments. Cela favorise la production de dérivations semblables à celles qui sont employées dans ce cas spécial [FN: § 1766-1]. Ajoutons qu'il faut beaucoup moins d'effort intellectuel pour imiter que pour créer. C'est pourquoi les auteurs de second ordre ont l'habitude de répéter des phrases, des formules, des raisonnements employés par les auteurs d'une autorité et d'une renommée plus grandes.

§ 1767. L'action mutuelle des dérivations est très importante elle a pour effet de faire disparaître, du moins en apparence, la contradiction qu'il peut, au fond, y avoir entre ces dérivations. Nous en avons déjà parlé longuement, et nous avons aussi remarqué l'erreur d'un grand nombre de personnes cultivées, qui, parce qu'elles ont un besoin puissant de logique, apparent ou réel, s'imaginent que tout le monde, et chacun au même degré, éprouve ce besoin. C'est pourquoi, entre autres choses, elles produisent des religions scientifiques, croyant satisfaire un besoin populaire, tandis que ces religions demeurent à l'usage exclusif de leurs quelques fondateurs. Lorsqu'une dérivation est acceptée, il arrive que parmi les personnes cultivées, les littérateurs, les théologiens, les métaphysiciens, les pseudo-savants, il est des personnes qui en tirent des conséquences logiques, lesquelles s'écartent toujours plus des résidus qui correspondent à la dérivation dont ces conséquences sont issues, et qu'elles s'éloignent, par conséquent, toujours plus aussi de la réalité. Soient, par exemple, A, certains sentiments, certains résidus auxquels correspond la dérivation S : quand cette correspondance ne s'altère pas, S est un moyen d'exprimer un fait réel, et il ne s'en écarte que dans la forme.

Mais une déduction logique C, tirée de S, pourra s'écarter de A dans le fond, et de beaucoup (§2083). Ce fait se présente à nous sous différentes formes. 1° Forme du défaut de précision. La dérivation S, exprimée en langage vulgaire, ne correspond parfois à rien de précis, et n'est acceptée que par un accord indéterminé avec certains sentiments. Elle ne peut donc servir de prémisse à aucun raisonnement rigoureux (§826 et sv.). 2° Forme du défaut de correspondance. Dans l'hypothèse la plus favorable, même quand il y a correspondance entre S et A, celle-ci n'est jamais parfaite, et, par conséquent, les déductions tirées de S ne s'appliquent pas à A. C'est pourquoi, considérant ensemble ces deux formes, on peut dire que, vu le défaut de précision ou de correspondance de S, on ne peut tirer de S aucune déduction rigoureuse, ou bien si l'on peut en tirer, elles ne s'appliquent pas à A. 3° Forme de l'ensemble des sentiments. Le groupe de sentiments A n'est jamais bien défini. Par conséquent, le défaut de correspondance entre A et S naît, non seulement de l'imperfection de la correspondance entre la partie définie de A et de B, entre le noyau de la nébuleuse des sentiments et S, mais en outre du défaut complet de correspondance entre la partie indéfinie de A et S, entre les nues qui entourent le noyau de A et de S. 4° Forme de la mutuelle dépendance des groupes de sentiments. Le groupe A n'est pas indépendant d'autres groupes M, P, Q... Chez l'individu, ces groupes se sont accommodés au mieux pour exister ensemble ; ils vivent en un certain accord, qui est rompu par leurs conséquences logiques (§1937). Par exemple, autrefois chez beaucoup de seigneurs chrétiens, on trouvait, imposé par la religion, le sentiment A du pardon des injures et le sentiment M, imposé par les nécessités de la vie pratique, de la défense de l'honneur, et aussi de la vengeance. Mais cet accord eût été rompu entre les conséquences logiques de A et celles de M, si, d'une part, on avait tiré de A la conséquence que le seigneur devait souffrir patiemment, sans même se défendre, toute injure, tout mépris, et si, d'autre part, on avait tiré de M la conséquence que l'Évangile, qui ne tient aucun compte de M, est un livre absurde et inutile. 5° Forme de la correspondance entre les théories et les faits sociaux. Si, pour chaque individu, la correspondance entre A et S était parfaite, elle le serait aussi pour une collectivité composée d'individus semblables, et de S, on pourrait déduire logiquement les actions de cette collectivité. La connaissance des formes politiques et sociales deviendrait aisée. En effet, il n'est pas difficile de connaître les dérivations qui ont cours dans une société ; et si de ces dérivations on pouvait tirer logiquement la connaissance des faits politiques et sociaux, la science sociale ne rencontrerait pas, pour se constituer des difficultés ni plus grandes ni autres que celles rencontrées par la géométrie. On sait assez qu'il n'en est pas ainsi, et que ces raisonnements géométriques nous écartent toujours, peu ou prou, de la réalité. Mais c'est une erreur que d'en accuser la nature du raisonnement : ce sont les prémisses qui nous écartent de la réalité. C'est aussi une erreur que vouloir apprécier l'importance sociale d'un résidu par la correspondance, avec la réalité, des déductions qu'on tire de ce résidu, tandis qu'au contraire, cette importance consiste surtout dans sa correspondance avec les sentiments qu'il exprime [FN:§ 1767-1].

Nous avons souvent déjà et longuement parlé des problèmes qui revêtent les quatre premières formes. Il nous reste maintenant à étudier à fond ceux de la cinquième ; mais ils font partie d'une question plus générale dont nous allons nous occuper.

§ 1768. RAPPORT DES RÉSIDUS ET DES DÉRIVATIONS AVEC LES AUTRES

FAITS SOCIAUX. Nous avons vu (§802, 803) qu'il y a correspondance entre les sciences logico-expérimentales, qui partent de principes expérimentaux (A) pour en tirer avec une logique rigoureuse des conséquences (C), et les raisonnements sociaux qui partent de résidus (a), pour en tirer, par des dérivations (b), mélangées de résidus et de logique, des conséquences (c). Excluons pour un moment le cas où les observations ne seraient pas bonnes, ou dans lequel la logique serait erronée ; alors les conclusions des sciences logico-expérimentales concorderont sûrement avec les faits, puisque les principes (A) représentent précisément des faits, et le raisonnement est rigoureux. Mais on ne peut en dire autant des raisonnements sociaux, puisque nous ne savons en quel rapport les résidus (a) sont avec les faits, ni quelle valeur a le raisonnement (b) dont d'autres résidus font partie. Et pourtant, l'expérience journalière fait voir qu'un grand nombre de ces raisonnements conduisent à des conséquences concordant avec les faits ; et cela ne peut être mis en doute, si l'on prend garde que ces raisonnements sont les seuls qu'on emploie dans la vie sociale, et que, s'ils conduisaient à des résultats ne concordant pas en général avec les faits, il y a longtemps que toutes les sociétés auraient été détruites, anéanties. Comment peut bien se produire cet accord avec les faits, des conclusions tirées des résidus ?

§ 1769. La solution de ce problème doit être cherchée dans le rapport où se trouvent les résidus et les dérivations avec les faits sociaux. Si les résidus étaient l'expression de ces faits, comme le sont les principes des sciences expérimentales, si les dérivations étaient rigoureusement logiques, l'accord des conclusions avec l'expérience devrait être certain et parfait. Si les résidus étaient pris au hasard, si les dérivations l'étaient aussi, cet accord serait extraordinairement rare. Donc, puisque l'accord a lieu souvent mais non toujours, résidus et dérivations doivent occuper une position intermédiaire entre les deux extrêmes notés tout à l'heure. On prendra garde qu'un résidu qui s'écarte de l'expérience peut être corrigé par une dérivation qui s'écarte de la logique, de telle sorte que la conclusion se rapproche des faits expérimentaux. Cela se produit parce qu'en accomplissant des actions non-logiques, les hommes, poussés par l'instinct, se rapprochent précisément de ces faits expérimentaux (§1776), et, sans s'en apercevoir, corrigent par un mauvais raisonnement les conséquences tirées d'un résidu qui s'écarte de la réalité.

§ 1770. Le problème que nous examinons est une partie d'une question encore plus générale : la façon dont les formes des êtres vivants et celles des sociétés sont déterminées. Ces formes ne sont pas produites au hasard ; elles dépendent des conditions dans lesquelles vivent les êtres et les sociétés. Mais quelle est précisément cette dépendance, nous ne le savons pas, après avoir dû écarter la solution darwinienne qui nous l'aurait enseigné. Pourtant si nous ne pouvons résoudre complètement le problème, nous pouvons du moins connaître certaines propriétés des formes et des résidus. Tout d'abord, il est évident que ces formes et ces résidus ne peuvent être en contradiction trop flagrante avec les conditions dans lesquelles ils sont produits ; c'est ce qu'il y a de vrai dans la solution darwinienne (§828, 2142). Un animal qui a seulement des branchies ne peut vivre dans l'air sec ; un animal qui a seulement des poumons ne peut vivre perpétuellement immergé ; de même des hommes qui ont seulement des instincts anti-sociaux ne pourraient vivre en société. Ensuite, on peut pousser plus loin et reconnaître qu'il y a une certaine adaptation entre les formes et les conditions de vie. La solution darwinienne est erronée, parce qu'elle veut cette adaptation parfaite ; mais cela n'empêche pas qu'en gros l'adaptation a lieu. Il est certain qu'animaux et plantes ont des formes adaptées en partie, et parfois merveilleusement adaptées à leurs conditions d'existence. De même, on ne peut nier que les peuples aient des instincts plus ou moins adaptés à leur genre de vie (§ 1937). Prenons garde pourtant que c'est là un rapport entre deux choses, mais il n'est nullement établi que l'une soit conséquence de l'autre. Reconnaissons que le lion vit de proie et a des armes puissantes pour la capturer, mais ne disons pas qu'il vit de proie, parce qu'il a ces armes, ou qu'il a ces armes parce qu'il vit de proie. Un peuple belliqueux a des instincts belliqueux ; mais nous ne disons pas s'il est belliqueux à cause de ses instincts, ou s'il a ces instincts parce qu'il est belliqueux.

§ 1771. Maintenant, nous avons, très en gros, la solution de notre problème. Les raisonnements sociaux donnent des résultats qui ne s'écartent pas trop de la réalité, parce que les résidus, soit ceux dont proviennent les dérivations, soit ceux qui servent à dériver, se rapprochent graduellement de la réalité. Si les premiers résidus sont dans ce cas, et si les dérivations sont quelque peu logiques, on obtient des conséquences qui, d'habitude, ne s'écartent pas trop de la réalité. Si les premiers résidus ne sont pas dans le cas indiqué plus haut, ils sont corrigés par les seconds, qui conseillent l'usage de dérivations sophistiques, pour se rapprocher de la réalité.

§ 1772. Voyons maintenant d'autres particularités du phénomène. Nous pouvons, pour la correspondance entre les résidus et les autres faits sociaux, répéter les considérations présentées déjà au §1767, pour la correspondance entre les dérivations et les résidus. 1° Certains résidus correspondent assez mal aux faits dont dépend l'organisation sociale. On ne peut en aucune façon les faire correspondre à des principes logico-expérimentaux tirés de ces faits. 2° Même les résidus qui, tant bien que mal, correspondent aux faits déterminant l'organisation sociale, et qui, en gros, correspondent à des principes logico-expérimentaux tirés de ces faits, n'ont pas une correspondance précise, et manquent totalement de la précision exigée pour de tels principes.

Au sujet des dérivations, nous pouvons remarquer qu'habituellement elles vont au delà de la réalité dans le sens qu'elles indiquent, et qu'au contraire, elles demeurent très rarement en deçà. On peut noter trois formes principales dans ce phénomène. Tout d'abord, à cause de la tendance que le sentiment a de pousser à l'extrême, les dérivations ont une tendance marquée à se transformer en idéal et en mythe : une inondation locale devient facilement le déluge universel ; l'utilité, pour la vie en société, de suivre certaines règles se transforme en commandements divins ou en impératif catégorique. Ensuite, la nécessité d'énoncer en peu de mots les dérivations pour les faire accepter et pour les imprimer dans l'esprit, fait que l'on prend garde uniquement au principal, et qu'on néglige l'accessoire : on énonce un principe, sans faire attention aux restrictions, aux exceptions, qui le rapprocheraient beaucoup plus de la réalité. On dit : « Tu ne tueras point », allant ainsi très au delà de la règle qu'on veut établir, et qu'on exprimerait longuement, en indiquant dans quels cas et dans quelles circonstances on ne doit pas tuer, dans quels autres on peut, dans quels autres encore on doit tuer. On dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », allant ainsi au delà de la règle qu'on veut établir, pour que les hommes vivant en une collectivité donnée se témoignent une mutuelle bienveillance. Enfin, l'efficacité d'une foi pour pousser les hommes à une action énergique est d'autant plus grande que la foi est plus simple, plus absolue, plus dépourvue de restrictions et de doutes, c'est-à-dire qu'elle s'écarte plus du scepticisme scientifique. De là vient que la dérivation, dans la mesure où elle a pour but de pousser les hommes à agir, emploie des principes simples qui dépassent la réalité, qui tendent à un but au delà et souvent très au delà de celle-ci. En conclusion, pour revenir des dérivations à la réalité, il est presque toujours nécessaire de faire la part de l'exagération.

Les conditions qui, d'une argumentation font une bonne dérivation, sont donc très souvent opposées à celles qui en font un bon raisonnement logico-expérimental, et autant l'argumentation se rapproche de l'une de ces limites, autant elle s'éloigne de l'autre. Mais le raisonnement logico-expérimental correspond à la réalité, et par conséquent, si les hommes qui agissent suivant les dérivations se rapprochent de la réalité, il faut que la divergence existant entre ces dérivations et la réalité soit corrigée en une certaine mesure. Cette correction est obtenue grâce au contraste et à la composition (§2087 et sv.) des nombreuses dérivations qui existent dans une société. La forme la plus simple, mais aussi la moins

fréquente, sous laquelle ce phénomène se manifeste, est celle de deux dérivations, A et B, directement contraires, telles que A, dépassant la réalité d'une part, B d'autre part. A et B se rapprochent beaucoup plus de la réalité lorsqu'elles existent ensemble, que chacune d'elles considérée séparément : par exemple, la dérivation A, qui prescrit d'aimer son prochain comme soi-même, et la dérivation B, qui impose le devoir de vengeance. La façon la plus compliquée, mais aussi la plus fréquente, est celle de nombreuses dérivations A, B, C,. , qui ne sont pas directement opposées, et qui, unies, composées ensemble (§2087 et sv., 2152 et sv.), donnent une résultante, laquelle se rapproche beaucoup plus de la réalité que chacune d'elles ; par exemple, les nombreuses dérivations qu'on observe chez tous les peuples civilisés, sur le droit des gens, sur l'égoïsme patriotique, sur l'indépendance de la justice, sur la raison d'État, sur l'abolition de l'intérêt de l'argent, sur l'utilité d'accroître la dette publique, etc.

§ 1773. COMMENT LA DIVERGENCE ENTRE LES RÉSIDUS ET LES PRINCIPES LOGICO-EXPÉRIMENTAUX AGIT SUR LES CONCLUSIONS. Supposons que nous raisonnions selon la méthode logico-expérimentale, en prenant comme prémisses certains résidus (a). Nous arriverions ainsi à des conclusions (c). Si nous raisonnions de la même manière sur des principes rigoureusement expérimentaux (A), nous aboutirions à des conclusions (C). Nous voulons savoir en quel rapport se trouvent les conclusions (c) avec les conclusions (C). Pour cela, il faut savoir en quel rapport les résidus (a) sont avec les principes (A). Faisons une hypothèse qui se vérifie en certains cas. Supposons que (a) coïncide avec (A), seulement entrer certaines limites, et qu'au delà de ces limites il s'écarte de (A), ou bien que certains résidus, ou les propositions qui les expriment, représentent la réalité seulement entre certaines limites, et voyons quelles conclusions on peut tirer de ces propositions. Il faut distinguer le cas où les limites sont connues, de celui où elles sont inconnues. Si elles sont connues, le problème est bientôt résolu. Les conclusions tirées de ces propositions seront vraies dans les limites entre lesquelles s'appliquent les dites propositions. Les propositions scientifiques sont toutes de ce genre, et se vérifient entre des limites plus ou moins éloignées.

§ 1774. Si les limites ne sont pas connues, le problème est beaucoup plus difficile et souvent insoluble. Malheureusement pour les raisonnements sociaux, pour les raisonnements par dérivations, les limites nous sont peu ou point connues ; aussi devons-nous nous contenter de solutions grossièrement approximatives. Nous pouvons dire que de propositions vraies entre certaines limites mal connues, on tire des conclusions qui concordent avec les faits, pourvu que le raisonnement ne nous écarte pas trop de l'état où les propositions sont vraies. C'est bien peu de chose, et l'on peut s'en contenter uniquement parce que peu est mieux que rien.

§ 1775. Exemples. On sait que sous la pression barométrique de 760 mm. de mercure, lorsque la température monte de 4 à 100° centigrades, le volume de l'eau augmente. Dans ce cas, les limites entre lesquelles la proposition est vraie sont bien déterminées, et nous sommes avertis de ne pas l'étendre au delà de ces limites ; en effet, de 0 à 4°, le volume de l'eau diminue au lieu d'augmenter. Quand nous disons que dans une société donnée, il est utile que les mesures sociales soient décidées par la majorité des citoyens, même en laissant de côté le défaut de précision de cette proposition, nous ignorons entre quelles limites elle concorde avec les faits. Il est probable que l'on répondrait négativement à qui demanderait s'il est utile que la moitié plus un des hommes d'une société puissent décider de tuer et de manger l'autre moitié moins un. Mais il est probable aussi que l'on répondrait affirmativement à qui demanderait s'il est utile que la moitié plus un puisse décréter une loi pour la circulation des automobiles. Entre certaines limites, la proposition peut donc concorder avec les faits, tandis qu'entre certaines autres elle ne concorde pas. Mais quelles sont ces limites ? Nous ne sommes pas en mesure de donner une réponse satisfaisante à cette question [FN: § 1775-1].

§ 1776. Là où la science fait encore défaut, l'empirisme vient à l'aide. Il a et il aura longtemps encore une très grande part en matière sociale, et souvent il corrige les défauts des prémisses (§1769). Celui qui a une bonne carte topographique et sait bien s'en servir trouvera sûrement le chemin pour aller d'un lieu à un autre. Mais l'animal, guidé par l'instinct, le trouvera tout aussi bien, et parfois mieux ; de même l'homme qui, pour avoir parcouru plusieurs fois ce chemin, le suit d'instinct. Celui qui a une mauvaise carte topographique, et l'interprète rigoureusement, trouvera peut-être moins facilement son chemin que ceux qui se trouvent dans les cas extrêmes mentionnés tout à l'heure. Les géographes anciens disaient que le Péloponèse avait la forme d'une feuille de platane [FN: § 1776-1]. Celui qui part de cette prémisse et raisonne logiquement, connaîtra moins bien la topographie du Péloponèse que celui qui a une carte moderne faite suivant les règles de l'art, et même, si l'on veut, que celui qui a une carte médiocre du Péloponèse. Celui qui se décide au hasard se rapproche du premier quant à l'accord avec l'expérience. Viennent ensuite ceux qui se laissent guider par les résidus et par les dérivations ; ils ressemblent à celui qui sait que le Péloponèse a la forme d'une feuille de platane. Enfin, nous avons ceux qui sont simplement des hommes pratiques ; ils ressemblent à l'ignorant qui a parcouru le Péloponèse en long et en large. Ces deux catégories de personnes obtiennent souvent des résultats qui ne s'écartent pas trop de l'expérience.

§ 1777. On a l'habitude de dénommer fausses les propositions qui ne sont pas un simple résumé de l'expérience, comme le sont les principes expérimentaux. Voyous ce qu'on peut tirer de ces propositions. Il faut d'abord expliquer le terme faux. Si l'on indique par là une proposition entièrement en désaccord avec les faits, aucun doute que, raisonnant logiquement sur des prémisses fausses, on arrive à des conclusions fausses, c'est-à-dire ne concordant pas avec les faits. Mais le terme faux désigne souvent une explication fausse d'un fait réel ; et, en ce cas, de ce genre de propositions, on peut, entre certaines limites, tirer des conclusions vraies, c'est-à-dire concordant avec les faits.

§ 1778. Exemples. Pour expliquer comment la pompe aspire l'eau, on disait autrefois que « la Nature avait horreur du vide ». Le fait était vrai. L'explication fausse. Raisonnant maintenant d'une manière semblable à celle dont on raisonnait alors, nous pouvons néanmoins tirer de cette explication des conclusions qui sont vérifiées par l'expérience. On prend une bouteille et on la remplit d'eau ; on la ferme avec la main ; on plonge le col dans l'eau et l'on enlève la main. Qu'arrivera-t-il ? Nous répondrons : « L'eau restera suspendue dans la bouteille, parce que, si elle en sortait, la bouteille resterait vide, et nous savons que cela n'est pas possible, puisque la Nature a horreur du vide ». Faisons l'expérience, et nous verrons que la conclusion concorde avec le fait. Faisons la même expérience avec un tube fermé à l'un des bouts, haut d'un mètre, plein de mercure, et dont l'autre bout est ouvert et plonge dans un bain de mercure. La conclusion précédente ne se vérifie plus : le mercure descend dans le tube et en laisse vide une partie. Si, au lieu d'un fait physique, il s'agissait d'un fait social, d'autres dérivations pour l'expliquer ne feraient pas défaut. On pourrait, par un beau et subtil raisonnement, analogue à ceux qui sont en usage dans les théories du droit naturel, démontrer que l'horreur de dame Nature pour le vide cesse à environ 760 mm. de mercure. On sait que le nombre 7 est parfait, de même le nombre 6 ; unis, ils doivent donner un ensemble absolument parfait, et l'amour de dame Nature pour cet ensemble parfait peut vaincre l'horreur qu'elle a pour le vide. Si la hauteur du mercure était exprimée en pouces ou en tout autre système de mesures, cela n'apporterait aucune difficulté. Bien des auteurs, entre autres Nicomaque Gerasene (§963), nous enseigneraient à trouver toujours la perfection du nombre que nous aurions en vue. À qui objecterait que la hauteur à laquelle dame Nature cesse d'avoir horreur du vide est beaucoup plus grande avec l'eau qu'avec le mercure, on pourrait répondre qu'il en doit être ainsi, car enfin l'eau est « le meilleur des éléments », et que, par conséquent, elle doit être privilégiée au regard du mercure. Ce raisonnement vaut à peu près ceux de M. Léon Bourgeois sur la solidarité.

Pour expliquer pourquoi on devait secourir les voyageurs étrangers, les païens grecs disaient que ces voyageurs étaient envoyés par Zeus, et les chrétiens citaient l'Évangile, où il est dit que celui qui accueille l'étranger accueille Jésus-Christ. Si, de ces propositions on tire la conclusion qu'il est utile de secourir l'étranger, on a une proposition qui peut concorder avec les faits pour les peuples anciens et aussi, dans une plus faible proportion, pour les peuples modernes. C'est une conclusion semblable à celle à laquelle nous avons abouti pour la bouteille pleine d'eau. Si l'on voulait tirer ensuite la conclusion, qui ressort logiquement aussi, à savoir que les étrangers doivent être honorés, suivant les Grecs comme envoyés de Zeus, suivant les chrétiens comme s'ils étaient Jésus-Christ en personne, on aurait des conclusions qui n'ont jamais concordé avec les faits, ni chez les Grecs ni chez les chrétiens.

Donc, en raisonnant grosso modo, nous pouvons dire que des dérivations existant en une société donnée, on peut tirer des conclusions qui seront vérifiées par l'expérience, pourvu : 1° qu'on déduise une certaine tare de ces dérivations, qui vont habituellement au delà du but auquel on vise en réalité (§1772) ; 2° que le raisonnement ne nous éloigne pas trop de l'état de cette société ; 3° qu'on ne pousse pas à l'extrême limite logique le raisonnement qui a pour prémisses les résidus correspondant à ces dérivations. Les termes certaine tare, trop, extrême limite, sont peu précis, justement parce qu'on ne précise pas les limites entre lesquelles les dérivations ou les résidus qui les produisent, correspondent aux faits, et aussi parce que, dans le langage vulgaire, les dérivations sont exprimées d'une manière peu ou pas rigoureuse. On énoncerait peut-être plus clairement la dernière des conditions posées tout à l'heure, en disant que le raisonnement sur les dérivations doit être plus de forme que de fond, et qu'en réalité il convient de se laisser guider par le sentiment des résidus, plutôt que par la simple logique [FN:§ 1778-1].

§ 1779. Vers la fin du XIXe siècle, en France, le parti révolutionnaire trouva bon de mettre en pratique l'œuvre de certains théoriciens qu'on appelle « intellectuels », et qui voulaient précisément soumettre la pratique aux conclusions qu'ils tiraient logiquement de certains de leurs principes (§1767-1). Les « intellectuels » croyaient naïvement récolter l'admiration des gens qui se servaient d'eux uniquement comme d'instruments ; et ils opposaient orgueilleusement les splendeurs de leur logique aux ténèbres des « préjugés » et des « superstitions » de leurs adversaires ; mais, en fait, ils s'éloignaient de la réalité beaucoup plus que ceux-ci. Par exemple, quelques « intellectuels » partaient du principe qu'on ne doit jamais condamner un innocent, et en tiraient les conséquences les plus extrêmes, sans vouloir entendre autre chose (§2147, exemple II). Il est évident que ce principe est utile à une société, mais il est vrai aussi que cela n'a lieu qu'en de certaines limites. Pour réfuter cette affirmation, il serait nécessaire de suivre l'une des deux voies suivantes : 1° nier qu'il puisse y avoir divergence entre l'observation de ce principe et la prospérité d'une nation ; 2° ou bien affirmer que l'homme ne doit pas se soucier de cette prospérité, mais bien se contenter de suivre ce principe. Ni l'une ni l'autre de ces propositions n'étaient admises par les « intellectuels », gens en réalité beaucoup moins logiques qu'ils ne voulaient le paraître ; elles auraient mieux trouvé leur place parmi les « superstitions » attaquées par les « intellectuels », car la première ne diffère pas beaucoup de celle qui affirme que Dieu récompense les bons et punit les méchants ; la seconde est celle du croyant ascète qui méprise les biens terrestres. La politique faite de cette manière est puérile ; et les « intellectuels » étaient ainsi plus loin de la réalité que beaucoup de politiciens pratiques de petite envergure.

§ 1780. On peut parcourir à rebours la voie suivie par les dérivations ; c'est-à-dire que de certaines manifestations on peut déduire les principes dont elles sont la conséquence logique. Dans les sciences logico-expérimentales, si les manifestations concordent avec les faits, les principes dont ils sont la conséquence concordent aussi. Il n'en est pas ainsi dans les raisonnements à dérivations : les principes dont les manifestations seraient la conséquence logique, peuvent être en contradiction complète avec les faits (§2024).

§ 1781. Par exemple, voici un tolstoïen qui réprouve toute guerre, même si elle est strictement défensive. Le principe dont on déduit cette doctrine est que les hommes, pour être heureux, « ne doivent pas résister au mal ». Mais le résidu qui est ainsi exprimé est très différent ; c'est un résidu subjectif, au lieu d'être un résidu objectif. Pour demeurer en accord avec les faits, le tolstoïen devrait dire : « Je m'imagine que je serais heureux si je ne résistais pas au mal ». Ce qui n'empêche pas qu'un autre puisse, au contraire, se sentir malheureux s'il ne résiste pas au mal ; et pour changer sa proposition subjective en proposition objective, le tolstoïen devrait démontrer, ce qu'il ne fait ni ne peut faire, que les autres hommes doivent se rendre malheureux pour lui faire plaisir. Le tolstoïen qui raisonne avec une logique rigoureuse, tire du principe que « l'on ne doit pas résister au mal », des conséquences qui peuvent atteindre le comble de l'absurde. Le tolstoïen qui ne s'est pas placé entièrement en dehors de la réalité, sacrifie la logique, se laisse guider par les sentiments, parmi lesquels il y a aussi ceux de la conservation individuelle et de la conservation sociale, et aboutit à des conséquences moins absurdes ; bien plus, s'il sait employer une subtile casuistique, et s'il ne répugne pas à laisser de côté la logique rigoureuse, il peut même aboutir à des conséquences qui concordent avec les faits.

§ 1782. De cette façon, et pour résumer, nous sommes portés à affirmer qu'en des cas semblables, raisonner avec une logique tout à fait rigoureuse conduit à des conclusions contredites par les faits, et que raisonner très défectueusement au point de vue logique, avec des sophismes évidents, peut conduire à des conclusions qui se rapprochent beaucoup plus des faits.

§ 1783. Cette proposition provoquera l'indignation des nombreuses personnes qui s'imaginent que raison et logique sont les guides des sociétés humaines ; et pourtant ces personnes admettent sans s'en apercevoir, et sous d'autres formes, des propositions qui sont équivalentes à celle-là. Par exemple, tout le monde a toujours, opposé la théorie à la pratique ; et même les hommes qui, en certaines matières, sont exclusivement théoriciens, reconnaissent en d'autres matières l’utilité, la nécessité de la pratique. De semblables propositions sont des dérivations qui manifestent les faits suivants. 1° Quand la théorie part de propositions rigoureusement scientifiques, elle isole par abstraction un phénomène qui, en réalité, est lié à d'autres. 2° Quand la théorie part de propositions empiriques qui ne sont vraies qu'en de certaines limites, nous sommes exposés, dans le raisonnement, à sortir de ces limites sans nous en apercevoir. 3° Quand la théorie part de dérivations, celles-ci, manquant habituellement de précision, ne peuvent servir de prémisses à un raisonnement rigoureux. 4° Dans ce cas, nous savons peu de chose ou rien des limites au-delà desquelles les dérivations cessent d'être vraies, si même elles ne sont entièrement fausses. Toutes les difficultés que nous venons de relever, et d'autres semblables, font que souvent l'homme pratique, qui se laisse guider parles résidus, aboutit à des conclusions que les faits vérifient beaucoup mieux que celles de l'homme exclusivement théoricien, qui raisonne en toute logique.

§ 1784. En politique, le théoricien n'a pas encore pu prendre une revanche comme il l'a eue en beaucoup d'arts. Quand les circonstances futures d'un phénomène diffèrent beaucoup de celles où l'empirique a vu se produire un phénomène donné, l'empirique ne peut rien prévoir au sujet de ce phénomène, et s'il l'essaie, il se trompe sûrement, sauf les quelques cas où il devine tout à fait au hasard. Au contraire, si le théoricien a à sa disposition une théorie qui n'est pas trop imparfaite, il peut prévoir des faits qui se rapprochent de ceux qui ont lieu réellement.

§ 1785. Au moyen âge, les maîtres maçons ont construit des édifices merveilleux. Ils y sont arrivés par la pratique et l'empirisme, sans avoir la plus lointaine idée de la théorie de la résistance des matériaux, mais uniquement en essayant à plusieurs reprises, en se trompant et en rectifiant les erreurs. Grâce à la théorie de la résistance des matériaux, les architectes modernes, non seulement évitent en grande partie ces erreurs, mais en outre construisent des édifices que les maîtres maçons ou d'autres artisans des siècles passés n'auraient jamais su construire. La pratique avait enseigné aux médecins certains remèdes, qui étaient souvent meilleurs que ceux des charlatans ou des alchimistes, et qui quelquefois aussi ne valaient rien du tout. Aujourd'hui, les théories chimiques ont fait disparaître, non pas toutes, mais un très grand nombre des erreurs où l'on tombait autrefois, et la biologie a permis de faire un meilleur usage des nombreuses substances que la chimie met à la disposition des médecins. Il y a peu de temps, pour produire de la fonte dans un haut fourneau, il valait mieux suivre les prescriptions d'un empirique que celles d'un théoricien. Maintenant, cette industrie ne s'exerce plus sans l'aide de chimistes et d'autres théoriciens. On en peut dire autant de la teinturerie et de beaucoup d'autres arts.

§ 1786. Au contraire, pour la politique et pour l'économie politique, nous sommes encore bien loin du jour où la théorie pourra donner des prescriptions utiles. Ce n'est pas seulement la difficulté de la matière qui nous éloigne de ce jour, mais aussi l'invasion de la métaphysique et de ses raisonnements, qui seraient mieux nommés divagations, et le fait singulier que cette invasion a son utilité, puisque le raisonnement par dérivations métaphysiques – ou théologiques – est le seul que beaucoup d'hommes soient capables de tenir et de comprendre. Ici apparaît très caractérisé le phénomène du contraste entre connaître et agir. Pour connaître, la science logico-expérimentale seule a de la valeur ; pour agir, il vaut beaucoup mieux se laisser guider par les sentiments. Ici apparaît aussi un autre phénomène important : celui de l'efficacité de la division d'une collectivité en deux parties, afin de faire disparaître cette opposition. La première partie, dans laquelle prédomine le savoir, régit et dirige l'autre, dans laquelle prédominent les sentiments ; de telle sorte qu'en conclusion l'action est bien dirigée et énergique.

§ 1787. Nous avons vu que, dans les prévisions politico-sociales, il y a un grand nombre de cas où l'on aboutit plus facilement à des résultats en accord avec les faits, en prenant pour guides les résidus plutôt que les dérivations. C'est pourquoi, dans les cas indiqués, les prévisions seront d'autant meilleures que les dérivations se mêleront moins aux résidus. Tout au contraire, lorsqu'on veut obtenir des propositions scientifiques, connaître les rapports des choses et des faits, abstraire de cas concrets un phénomène donné pour l'étudier, on atteindra le but d'autant mieux que les résidus nous guideront moins dans le raisonnement, que celui-ci sera exclusivement logico-expérimental, et que les résidus seront uniquement considérés comme faits externes, jamais subis comme dominant notre pensée. En d'autres termes, les déductions pratiques ont avantage à être essentiellement synthétiques et inspirées par les résidus ; les déductions scientifiques, à être essentiellement analytiques, et de pure observation (expérience) appuyée de déductions logiques.

§ 1788. Si nous voulons nous servir des termes vulgaires de « pratique » et de « théorie», nous dirons que la pratique est d'autant meilleure qu'elle est plus pratique, la théorie d'autant meilleure qu'elle est plus théorique. La pratique théorique ou la théorie pratique sont en général très mauvaises.

§ 1789. Les hommes pratiques sont souvent poussés à donner une théorie de leurs actions, laquelle vaut habituellement peu de chose ou rien du tout. Ils savent faire; ils ne savent pas expliquer pourquoi ils font. Les théories de ces hommes sont presque toujours des dérivations qui n'ont pas le moindre rapport avec les théories logico-expérimentales.

§ 1790. Le contraste entre la pratique et la théorie prend quelquefois la forme d'une négation absolue de la théorie. Par exemple, une certaine « école historique » a nié non seulement l'existence des théories économiques, mais aussi celle de lois en cette matière (§2019 et sv.). Si, après cela, les adeptes de cette école s'étaient bornés à s'occuper de la pratique, ils auraient pu prendre rang parmi les hommes d'État, au lieu de n'être que des sophistes et des faiseurs de vains discours, comme ils l'ont été. Il y aurait eu beaucoup de vérité, dans le fond de leurs croyances, et seule la façon de les exprimer aurait été erronée. Ils auraient dû dire que les théories de l'économie politique et de la sociologie ne sont pas encore capables d'effectuer la synthèse des phénomènes sociaux, de nous donner des prévisions sûres pour les phénomènes concrets, et que, par conséquent, à l'instar de ce qui est arrivé en

d'autres branches du savoir humain, tant que la théorie n'est pas beaucoup plus avancée, il convient de se contenter de la pratique et de l'empirisme.

§ 1791. Mais les adeptes de « l'école historique » étaient surtout des théoriciens. Leurs critiques aux théories de l'économie politique étaient des critiques de théoriciens ; ils appelaient « pratiques » leurs critiques, croyant changer le fond en changeant le nom. En réalité, leurs théories sont bien plus mauvaises que celles de l'économie politique, car elles se fondent sur des dérivations éthiques dépourvues de toute précision et sans beaucoup ou même sans aucun rapport avec les faits, tandis que les théories économiques trouvent au moins un appui dans les faits, et ne pèchent que parce qu'elles sont incomplètes et qu'elles ne peuvent faire la synthèse des phénomènes sociaux concrets. Ces dernières théories sont imparfaites ; les premières sont erronées et souvent fantaisistes.

§ 1792. Remarquez la contradiction de ces prétendus historiens. D'un côté, ils affirment qu'il n'existe pas de lois, C'est-à-dire d'uniformités, en économie politique ni en sociologie. D'un autre côté, ils raisonnent d'une façon qui présuppose nécessairement l'existence de ces lois. D'abord, à quoi peut bien servir leur étude de l'histoire, s'il n'existe pas d'uniformités, et si, par conséquent, l'avenir n'a aucun rapport avec le passé ? C'est une pure perte de temps, et il vaudrait mieux lire des contes de fées ou des romans qu'étudier l'histoire. Celui qui, au contraire, estime que l'on peut tirer du passé des règles pour l'avenir, admet par cela même qu'il existe des uniformités.

Ensuite, si l'on s'attache au fond du sujet, on ne tarde pas à voir que l'erreur de ces braves gens provient de ce qu'ils ne sont jamais arrivés à comprendre qu'une loi scientifique n'est autre chose qu'une uniformité. L'esprit faussé par les divagations de leur métaphysique et de leur éthique, brûlant du désir de trouver des dérivations qui puissent justifier certains courants sentimentaux, et plaire à un public ignorant autant qu'eux de toute règle du raisonnement scientifique, ils s'imaginent que les lois économiques et sociales sont des êtres mystérieux et puissants, qui voudraient s'imposer à la société, et ils s'insurgent contre ces prétentions, surtout s'il s'agit de lois qui leur déplaisent ; tandis qu'ils admettent ces prétentions avec empressement, s'il s'agit des lois imaginaires de la métaphysique et de l'éthique. Ils sont les croyants d'une religion différente de celle à laquelle ils s'opposent ; ils nient les lois, supposées absolues, de leurs adversaires. Mais à ces divinités, ils en substituent d'autres, qui sont tout autant étrangères au monde logico-expérimental. Certaines lois les gênaient ; ils ne se sentaient pas capables de les réfuter ; ils étaient étrangers au raisonnement scientifique, et de ce fait incapables de comprendre que ni ces lois ni d'autres d'aucun genre ne pouvaient avoir un caractère absolu. C'est pourquoi, afin de supprimer l'obstacle qui se présentait à eux, ils agirent comme les croyants d'une religion nouvelle, qui abattent les anciens autels pour en élever de nouveaux ; comme agirent les chrétiens, en proclamant que les dieux des païens étaient de vains simulacres, et que seul leur Dieu était vivant et vrai. Ils ne manquaient pas d'ajouter à la persuasion de la foi, de pseudo-raisonnements pour démontrer que leur religion était beaucoup plus rationnelle que l'ancienne. Ces balivernes acquièrent et conservent du crédit, parce qu'elles conviennent aux sentiments et à l'ignorance de qui les écoute. On s'explique ainsi que les historiens, en économie, peuvent, avec peu ou point de difficulté, continuer à répéter comme des perroquets que les lois économiques et les lois sociologiques souffrent des « exceptions », tandis que – disent-ils – ce n'est pas le cas des lois scientifiques. Ils ne savent pas, ils ne soupçonnent même pas que leurs « exceptions » ne sont autre chose que des phénomènes qui proviennent de l'intervention de causes étrangères à celles que la science considère par abstraction, et que cette intervention existe en chimie, en physique, en géologie et dans toutes les sciences, comme en économie et en sociologie. Les différences sont tout autres qu'ils ne se les figurent. Elles consistent dans le degré de difficulté à séparer par abstraction, ou même matériellement, certains phénomènes de certains autres. Parmi ces différences, il convient de noter que certaines sciences, ainsi la géologie, doivent recourir surtout à l'observation (différente de l'expérience) ; elles ne peuvent séparer matériellement un phénomène des autres, comme le peuvent faire les sciences telles que la chimie, qui sont en mesure de recourir largement à l'expérience (différente ici de la simple observation). À ce point de vue, l'économie politique et la sociologie se rapprochent de la géologie et s'éloignent de la chimie.

§ 1793. La haine de Napoléon Ier pour « l'idéologie » manifeste nettement le contraste entre la pratique et la théorie. Dans la séance du 20 décembre 1812, Napoléon Ier, répondant au Conseil d'État, accuse l'idéologie d'avoir occasionné les malheurs qui avaient frappé la France, et lui oppose l'étude de l'histoire [FN: § 1793-1]. Cette dernière observation est excellente, puisqu'elle conseille de recourir à l'expérience, qui est l'origine et la source de toute science. Mais, précisément par ce fait, elle contredit l'invocation de Napoléon aux « principes sacrés de la justice », invocation qui appartient à la métaphysique pure. Napoléon ne s'apercevait pas qu'ainsi il ne faisait qu'opposer une « idéologie » à une autre « idéologie » ; et lorsqu'il affirme que cette dernière est la cause des malheurs de la France, il exprime une théorie, qui peut concorder ou ne pas concorder avec les faits, mais qui, de toute façon, demeure une théorie.

§ 1794. Des cas semblables se présentent pour beaucoup d'auteurs qui, en parole, repoussent les théories, et en fait opposent simplement une théorie à une autre théorie. Taine [FN: § 1794-1], par exemple, met parmi les causes de la Révolution française l'usage de la « méthode mathématique », terme par lequel il entend les déductions de pure logique. « (p. 304) Conformément aux habitudes de l'esprit classique et aux préceptes de l'idéologie régnante, on construit la politique sur le modèle des mathématiques. On isole une donnée simple, très générale, très accessible à l'observation, très familière, et que l'écolier le plus inattentif et le plus ignorant peut aisément saisir ». En effet, de cette façon est constituée non seulement cette théorie, mais toutes les théories, excepté la considération de l'écolier ignorant. La conséquence à tirer de ce fait est qu'aucune théorie, même lorsqu'elle part de principes expérimentaux [FN: § 1794-2], ce qui arrive rarement pour les théories sociales (§1859), ne peut, si elle est considérée séparément, représenter les phénomènes concrets et complexes. C'est pourquoi, après avoir séparé les phénomènes par l'analyse scientifique, et en avoir ainsi étudié les différentes parties, il est nécessaire de les réunir, et de procéder à la synthèse, qui fera connaître le phénomène concret. Taine n'entend nullement s'engager dans cette voie. Il note une erreur de raisonnement, et veut démontrer qu'elle fut l'origine des malheurs de la France. En agissant ainsi, il crée une théorie aussi abstraite, aussi unilatérale, aussi « mathématique » que celles qu'il réprouve. De plus, cette théorie est fausse, parce qu'il prend l'effet pour la cause, ou mieux parce qu'elle ne tient pas compte de la mutuelle dépendance des faits.

§ 1795. L'usage de ce que Taine appelle la « méthode mathématique » n'a certainement pas produit la Révolution, et jamais aucune méthode n'eut ce pouvoir. Mais, en réalité, il y avait en France un certain état d'esprit qui se manifestait théoriquement par cette « méthode » notée par Taine, et pratiquement par les actes qui préparaient la Révolution.

§ 1796. Sous d'autres formes encore apparaît le sentiment confus, indistinct qui oppose la pratique à la théorie, et qui, somme toute, est mû par l'intuition que, pour se rapprocher des faits, il convient de raisonner sur les résidus plutôt que sur les dérivations. De ce genre est l'assertion qu'en toute chose il faut s'en tenir au « juste milieu » ; ou celle-ci, que les prescriptions (dérivations) doivent être interprétées suivant « l'esprit » et non suivant la lettre ; ce qui toutefois signifie souvent qu'on doit les interpréter dans le sens qui plaît à celui qui fait cette observation.

§ 1797. DÉRIVATIONS INDÉTERMINÉES ; COMMENT ELLES S'ADAPTENT À CERTAINES FINS. Ainsi que nous l'avons déjà remarqué (§1772), les dérivations vont habituellement au delà des limites de la réalité. Parfois, comme dans les mythes, les hommes ne se soucient pas d'une telle divergence ; mais parfois, comme dans les dérivations pseudo-expérimentales, ils s'efforcent, par différents moyens, d'établir un certain accord avec la réalité. Parmi ces moyens, celui de l'indétermination des termes par lesquels on exprime la dérivation, est très efficace. Il n'existe presque aucune prescription morale ou religieuse qu'on puisse suivre à la lettre. Cela montre bien l'écart qui existe entre les dérivations et la réalité, et comment les premières s'adaptent à cette dernière, parce qu'elles permettent des interprétations sophistiques. Les dérivations peuvent être employées uniquement pour rechercher les résidus qu'elles manifestent, mais ne peuvent servir de prémisses à des raisonnements rigoureusement logiques, pour en déduire des conclusions en accord avec la réalité.

§ 1798. C'est ce que les croyants théologiens ou métaphysiciens ne veulent pas admettre. Ils prétendent que leurs prescriptions sont claires, précises, rigoureuses, et qu'elles correspondent entièrement à la réalité. Malgré cela, ils ne sont pas disposés à accepter toutes les conséquences qu'on en peut tirer. Pour repousser la conclusion d'un raisonnement, il est nécessaire de nier les prémisses ou de ne pas accepter la manière d'en tirer les conclusions. Les croyants ne veulent pas suivre la première voie. Ils sont donc nécessairement contraints de suivre la seconde. C'est pourquoi, parmi eux, il en est qui nient sans autre que l'on puisse raisonner logiquement sur leurs prémisses, et qui veulent qu'on les prenne non « suivant la lettre, mais suivant l'esprit ». Il en est d'autres qui, au lieu de repousser la logique, la prennent pour alliée, et demandent à la casuistique le moyen de conserver les prémisses et d'échapper à certaines de leurs conséquences. Viennent enfin d'autres encore, qui suppriment tout à fait le problème gênant, en affirmant que rien n' « existe » si ce n'est les concepts de l'esprit humain – lequel, au fond, n'est autre que leur esprit – que cet esprit « crée la réalité ». Il est par conséquent manifeste qu'aucune divergence ne peut exister entre leurs conceptions et l'expérience. C'est là un moyen vraiment excellent de repousser toute objection de la science expérimentale [FN: § 1798-1] (§1910 et sv.).

§ 1799. Les religions sont idéalistes ; elles ne pourraient être autrement, sans cesser d'être des religions, et sans perdre toute efficacité et toute utilité sociale. Elles dépassent la réalité, et pourtant elles doivent vivre et se développer dans la réalité. Il est donc nécessaire qu'elles trouvent moyen de faire concorder idéalisme et réalité. Pour cela, les actions non-logiques viennent à l'aide, et, pour justifier ces actions non-logiques, on a recours aux dérivations et à la casuistique. Il arrive souvent que ce fait est amèrement reproché à une religion donnée par ses adversaires, qui devraient, au contraire, la louer de savoir conserver le stimulant de l'idéalisme, en le conciliant avec les nécessités de la réalité, et qui, se servant eux-mêmes de ces moyens et de ces procédés, font voir clairement qu'on ne peut pas s'en passer. On pourrait donner une infinité de preuves de ces faits, prises en toute contrée et en toute religion. Nous nous bornerons ici à quelques exemples pris dans nos contrées et dans la religion chrétienne [FN:§ 1799-1]. On sait que celle-ci, au fur et à mesure qu'elle faisait des prosélytes dans le monde romain, dut se relâcher de son rigorisme primitif, et tolérer des libertés que d'abord elle condamnait énergiquement. En outre, beaucoup de conversions étaient en grande partie purement formelles, beaucoup de changements, de forme plutôt que de fond. C'est ce qui arriva surtout pour les conversions des Barbares, au temps de la chute de l'empire romain. Par exemple, on peut voir dans Saint Grégoire de Tours combien mince était la couche de vernis chrétien des rois francs et des chefs barbares, qui adaptaient la nouvelle religion à leur tempérament sauvage et batailleur. C'est justement pourquoi les régions occidentales du bassin de la Méditerranée purent mieux résister aux invasions asiatiques que les régions orientales, où le tempérament des habitants était et devenait plus doux. Un peuple d'ascètes et de moines, tel qu'il devrait être formé, s'il prenait à la lettre les dérivations des premiers chrétiens, ne peut pas être un peuple belliqueux ; et l'on ne voit pas comment des hommes qui véritablement « ne résisteraient pas au mal », pourraient résister à l'envahisseur de leur pays. Heureusement pour les peuples des régions occidentales de la Méditerranée, les dérivations chrétiennes n'affaiblirent pas du tout leurs instincts belliqueux ; elles en tempérèrent seulement les excès qui pouvaient être nuisibles. On peut aujourd'hui observer quelque chose de semblable, mais en de bien moindres proportions, dans le contraste qui existe entre la France et l'Allemagne. Dans le premier de ces pays règne la religion démocratico-humanitaire, qui semble être contraire aux qualités belliqueuses du peuple. Dans le second subsiste la religion patriotique, qui les exalte. Mais ce contraste peut tenir plus de la forme que du fond, ou bien être passager, et correspondre seulement à l'une des si nombreuses oscillations qu'on observe dans les phénomènes sociaux. Messieurs les éthiques ont coutume de parler avec horreur des prélats guerriers et des barons bardés de fer du moyen âge ; mais ils devraient se dire que si les sentiments qui se manifestaient de cette façon avaient disparu, les pays de l'Europe occidentale auraient eu le sort des pays de l'Asie Mineure et de la Turquie d'Europe, et nos philosophes, au lieu de pouvoir déraisonner commodément en un pays civilisé, auraient servi quelque conquérant asiatique. D'autres braves gens s'indignent hautement parce qu'au moyen âge et un peu plus tard, le Saint-Siège ne fut pas assez religieux ou pas assez « chrétien », comme ils le disent, et parce qu'il sut opportunément concilier les dérivations chrétiennes avec les nécessités sociales et politiques. Mais c'est précisément une des causes qui ont permis à la civilisation présente de renaître, après la décadence de la civilisation gréco-latine, puis de croître et de se développer. Celui qui rejette et blâme cette civilisation peut aussi en blâmer les origines. Il n'en est pas ainsi de qui l'accepte, la loue, en jouit, car la contradiction ne permet pas qu'on veuille la fin sans accepter les moyens. Nous n'entendons ainsi nullement affirmer que tout fût utile à la société, dans cette entreprise pour concilier certaines dérivations religieuses et morales avec la pratique de la vie. Il est certain, au contraire, qu'il y avait une partie utile et une partie nuisible ; nous voulons seulement dire que la première fut plus importante que la seconde.

§ 1800. La majeure partie des préceptes de l'Évangile sont des dérivations poétiques qui révèlent certains résidus. C'est justement parce qu'ils manquent de précision, et souvent se contredisent, qu'ils ont pu être acceptés en des temps si différents, par toute espèce de peuples. Quand les résidus de la Ie classe prédominent, on interprète les préceptes de l'Évangile de façon à les rendre compatibles avec la vie ordinaire. Quand les résidus de la IIe classe et ceux de l'ascétisme prédominent, on s'efforce de s'en tenir au sens littéral, et de s'en servir contre tout progrès de la civilisation. Par exemple, toute prévoyance disparaîtrait, et les peuples civilisés retourneraient à l'état sauvage, si l'on prenait à la lettre le précepte d'après lequel on ne doit pas épargner, pas se soucier de l'avenir plus que ne s'en soucient les oiseaux des champs [FN:§ 1800-1]. Si l'on veut entendre dans leur sens rigoureux les règles données de cette manière, ces règles ne s'appliquent qu'à l'imprévoyant et au vagabond. Par conséquent, en toute société civilisée, il est nécessaire de corriger ces règles par quelque interprétation [FN:§ 1800-2]. Généralement on a voulu les entendre en ce sens qu'il faut s'occuper plus de l'âme que du corps ; mais, en ce cas, à quoi s'appliquent les exemples des oiseaux et du lis ? Ont-ils peut-être une âme dont ils s'occupent plus que de leur corps ?

§ 1801. Les observations de Saint Jérôme sont dignes de remarque [FN:§ 1801-1]. Il veut, au fond, que nous entendions les paroles de Saint Matthieu dans ce sens que nous devons, il est vrai, travailler pour nous procurer le pain quotidien, mais que nous ne devons nous soucier de l'avenir en aucune façon.

§ 1802. Le pur ascétisme, qu'on trouve non seulement dans la religion chrétienne, mais en d'autres, fuit le travail, et de tout temps il y eut des hommes qui vécurent oisifs, en parasites de la société. Cette attitude est la conséquence de certains sentiments, et non de raisonnements, qui interviennent seulement a posteriori pour donner une justification logique des actions. Diogène vivait à peu près comme un frère capucin, en ce qui concerne les moyens d'existence ; mais il donnait de son attitude des motifs différents de ceux qu'avançait le frère. Lorsque ces raisonnements ont des conséquences qui heurtent trop violemment les conditions de la vie individuelle ou sociale, ils se modifient nécessairement pour s'adapter à ces conditions. Il y eut de tout temps des saints, des ermites, des fanatiques, qui voulurent prendre à la lettre les paroles de l'Évangile. En revanche, il y eut des hommes au courant des nécessités de l'existence ordinaire, qui s'efforcèrent de donner de l'Évangile une interprétation qui ne fût pas trop rigoureuse.

§ 1803. Il paraît qu'au temps de Saint Augustin, il y avait des personnes qui suivaient le sens littéral de ces préceptes, et l'opposaient au conseil que donne Saint Paul de travailler. Saint Augustin n'éprouve aucune difficulté pour concilier des préceptes si différents [FN: § 1803-1], et, par un procédé logique étrange, il tire de cette contradiction même la démonstration que la contradiction n'existe pas. En résumé, son raisonnement est le suivant : « Vous dites que A contredit B ? Eh bien non, cela prouve que l'on doit entendre B d'une façon différente du sens littéral ». La conception de Saint Augustin est évidemment que les Saintes Écritures constituent un ensemble dont les parties ne peuvent jamais se contredire. C'est pourquoi il n'y a en elles aucune contradiction, parce qu'il ne peut pas y en avoir. Saint Augustin [FN:§ 1803-2] dit qu'il a dû écrire le livre du travail des moines, parce que, parmi ceux-ci, il en était qui ne voulaient pas travailler, croyant ainsi obéir à l'Évangile. Le Saint montre leur erreur et leur contradiction, du fait qu'effectivement ils ne suivent pas le précepte évangélique à la lettre. À la vérité, il démontre ainsi uniquement que le suivre à la lettre est très difficile, ou pour mieux dire impossible ; mais il ne démontre nullement que le sens soit autre que celui des termes employés. Pour se sortir d'embarras, le Saint change entièrement le sens des paroles de l'Évangile. Il dit [FN: § 1803-3] : « Tout le précepte se réduit donc à la règle que, même en étant prévoyants, nous devons penser au règne de Dieu, et qu'en combattant pour le règne de Dieu, nous ne devons pas nous inquiéter de la prévoyance [des biens matériels] » On trouve de semblables interprétations chez d'autres saints Pères, qui cherchent le moyen de concilier le texte, pourtant bien clair, de l'Évangile, avec la nécessité de la vie des peuples civilisés [FN:§ 1803-4].

Saint Thomas a une ingénieuse interprétation, par laquelle il cherche à ménager la chèvre et le chou. Il examine la question : « Quel doit être le souci de l'avenir ? [FN: § 1803-5] » Comme d'habitude, il commence par citer les arguments en faveur de la solution qu'il rejette ensuite. Dans le présent cas, cette solution est qu'on doit avoir souci de l'avenir. Sont en faveur de cette thèse : 1° le passage (Prov., VI, 6), où l'on trouve l'exemple de la fourmi prévoyante ; 2° la prévoyance appartient à la prudence, qui est une vertu ; 3° le passage (Jean, XII), d'où il appert que le Christ avait une bourse, confiée à Judas, et cet autre (Act., IV, 34, 35), où il est dit que les apôtres gardaient le prix des terres qui était déposé à leurs pieds. « Il est donc permis d'avoir le souci de l'avenir. Mais ce que dit le Seigneur (Matth., VI, 34) est contraire à cela : Nolite solliciti esse in crastinum... Conclusion : il faut que l'homme ait le souci de l'avenir en temps convenable et opportun, non pas en dehors de ce temps ». On ne voit pas trace de cette invention du « temps convenable et opportun » dans l'Évangile, et surtout pas des explications qu'ajoute Saint Thomas : « À chaque jour suffit sa peine ; c'est ainsi qu'à l'été revient le soin de moissonner, à l'automne de vendanger. Si donc quelqu'un se souciait déjà de la vendange en été, il se mettrait à tort en souci pour l'avenir. C'est pourquoi ce souci, étant superflu, est prohibé par le Seigneur, lorsqu'il dit : Nolite solliciti esse in crastinum... Quant à l'exemple de la fourmi, on répond « que la fourmi a le souci convenant au temps, et que, par ce fait, elle nous est donnée comme devant être imitée ». Quand on voit un génie puissant, tel que Saint Thomas, recourir à de si misérables arguments, il faut vraiment reconnaître que mettre d'accord la lettre du précepte évangélique avec les nécessités pratiques de la vie est une entreprise désespérée.

§ 1804. Au IVe siècle de notre ère, parut l'hérésie des masaliens, appelés aussi euchites et enthousiastes. On dit qu'à l'origine ce furent des Gentils [FN: § 1804-1] ; cela peut être, car enfin on trouve les résidus d'ascétisme chez les Gentils, comme chez les chrétiens. Ensuite, il y eut des hérétiques chrétiens de cette sorte. Ceux-ci fuyaient le travail manuel et passaient leur temps à prier et à dormir [FN: § 1804-2]. L'Église catholique, qui fut toujours étrangère à de telles extravagances, les repoussa, et voulut du moins discipliner la vie contemplative, mais en tout temps, elle eut à batailler contre de semblables tendances.

§ 1805. À ce point de vue, remarquable est la controverse avec les franciscains, qui voulaient s'imposer à l'Église, et que l'Église sut, au contraire, s'assimiler et employer à ses fins. C'est là un des si nombreux exemples où l'on voit que l'art de gouverner consiste à se servir des résidus, et non à vouloir les modifier.

§ 1806. Au XIIe et au XIIIe siècle, il se produisit, en Italie et en France, une renaissance de la civilisation, renaissance qui se manifestait, comme toujours, par la recrudescence des résidus de la Ie classe, qui disputaient le terrain aux résidus de la IIe classe. Le clergé qui, en ce temps, était l'unique classe intellectuelle de la société, se rapprochait peu à peu, dans ses mœurs, de la société laïque. Les moralistes décrivent le phénomène comme une « perversion » des mœurs du clergé catholique. C'est ainsi qu'ils le décriront de nouveau, au temps de la Renaissance et de la Réforme protestante. Ils ont raison, si l'on admet le point de vue auquel ils envisagent les faits. Mais il en est un autre aussi, qui est celui du progrès de la civilisation ; et, sous cet aspect, la « perversion » des mœurs du clergé est une « amélioration » dans les conditions d'existence des peuples civilisés, lesquelles, ou bien ne s'améliorent pas, ou bien même empirent, sitôt que ces mœurs sont « corrigées ou réformées », grâce à une augmentation considérable de certains résidus de la IIe classe et de l'ascétisme. Ce n'est pas que les mœurs bonnes ou mauvaises du clergé aient un rapport direct avec le progrès de la civilisation ; mais elles sont un indice de l'influence de certains résidus de la IIe classe, de même que l'ascension du mercure dans un thermomètre n'est pas la cause de l'élévation de la température, mais en est seulement l'indice. Au XIIe et au XIIIe siècle, une marée de religiosité, venue, comme toujours, des classes inférieures, arrêta le progrès de la civilisation, de même que l'arrêta, mais pour peu de temps, la marée de religiosité de la Réforme protestante. La marée du moyen âge provoqua l'Inquisition ; celle du XVIe siècle fit naître les jésuites. Toutes deux retardèrent pour plusieurs siècles la liberté de pensée (résidus de la Ie classe) à laquelle on marchait, lorsqu'elles survinrent. Tels sont les phénomènes ; mais, dans les dérivations, ils apparaissent déformés (§2329 et sv.).

§ 1807. L'une des plus grandes déformations est celle dont nous allons nous occuper tout à l'heure en détail ; elle voit, dans les phénomènes, des conséquences de certaines interprétations logiques de l'Écriture Sainte, on y trouve des applications d'autres raisonnements semblables. Une autre déformation n'est certes pas à négliger : c'est celle qui met d'un côté la papauté, qui veut gouverner despotiquement et imposer la « superstition », de l'autre les hérétiques, qui veulent avoir la « liberté », et faire usage du raisonnement scientifique. En fait, la « superstition », ou si l'on veut la « religiosité », était plus grande chez les hérétiques. Ceux-ci accordaient moins de liberté, et là où ils dominaient, ils imposaient des règles très restrictives et pénibles, dictées par leur ascétisme [FN: § 1807-1]. Il faut prendre garde que les marées de religiosité (prédominance des résidus de la IIe classe) se sont produites autant dans la partie orthodoxe que dans la partie hérétique ou schismatique ; cela démontre encore plus que l'orthodoxie et l'hérésie, ou le schisme, ne furent autre chose que des voiles recouvrant un fond commun.

§ 1808. Cette déformation et d'autres semblables donnent lieu à de très nombreuses interprétations des faits. Celui qui est ennemi de la papauté, par exemple, approuve nécessairement tous les hérétiques et les schismatiques ; et il est comique de voir des libres penseurs, ennemis de toute religion – disent-ils – admirer ceux qui voulaient imposer des formes religieuses extrêmement strictes et rigoureuses. Combien d'admirateurs modernes de Calvin, s'ils avaient vécu de son temps, eussent été persécutés et opprimés par lui ! Villari, qui se dit « positiviste », admire Savonarola, uniquement parce qu'il était ennemi du pape ; mais si Villari avait vécu sous le pouvoir de ce frère, il ne s'en serait pas tiré en douceur, lui et ses « vanités ». Somme toute, le pape Borgia n'opprimait ni la littérature ni la science, et Savonarola, s'il avait pu gouverner, aurait détruit toute littérature profane, toute science, sauf peut-être la théologie, pour autant qu'on peut l'appeler une science. Nous ne recherchons pas ici si cela eût été « bien » ou « mal »; nous entendons seulement noter la contradiction qui existe, à vouloir admirer en même temps la « science libre » et la superstition envahissante et opprimante de Savonarola.

§ 1809. La marée de religiosité qui se produisit au moyen âge, se manifesta en partie par des hérésies comme celle des Albigeois, en partie par des œuvres qui étaient orthodoxes, sinon en fait, du moins en apparence. Telle fut l'institut, un des ordres mendiants. Saint François d'Assise, qui a des admirateurs jusqu'en nos temps, même parmi les fidèles du dieu Progrès, fut le fondateur d'un ordre de Frères dont les paroles évangéliques citées plus haut étaient – ou devaient être – la règle rigoureuse. Il est maniteste que ces personnes ne peuvent être qu'une exception dans une société civilisée. Si les franciscains doivent vivre d'aumône, il est nécessaire qu'il y ait quelqu'un pour la leur faire. S'ils ne doivent pas penser au lendemain, il est nécessaire qu'il y ait quelqu'un qui y pense pour eux. Ils peuvent être imprévoyants, s'ils vivent en une société de gens prévoyants ; autrement, ils mourraient de faim, et tout serait dit.

§ 1810. L'attitude des papes, en présence du phénomène franciscain, dépendait de causes diverses. Les sentiments de religiosité (résidus de la IIe classe) n'y étaient pas étrangers ; ils se manifestèrent surtout chez Célestin V. Mais c'étaient principalement les résidus de la Ie classe qui agissaient, et les papes avaient à résoudre le problème, qui très souvent s'est présenté aux gouvernants : de savoir, par des combinaisons opportunes, se servir des sentiments qui pourraient leur susciter des adversaires, ou favoriser ceux qui existaient déjà, afin de combattre ces adversaires même. Les flots de la religiosité et de la superstition se soulevaient contre la digue de la papauté. Celle-ci demanda à la religiosité et à la superstition même le moyen de renforcer ce rempart. C'est pourquoi, si l'on regarde superficiellement l'œuvre de la papauté à l'égard des franciscains, elle paraît changeante et contradictoire ; et si, au contraire, l'on pénètre mieux le fond des choses, et que l'on écarte des cas exceptionnels comme celui de Célestin V, elle apparaît parfaitement unie et dirigée vers un même but. Les papes favorisaient les franciscains jusqu'à l'extrême limite de l'orthodoxie ; ils les réprimaient quand ils dépassaient cette limite. Ils voulaient bien se servir d'eux comme d'auxiliaires ; ils ne pouvaient les tolérer comme ennemis. Ils se servaient d'eux volontiers contre les hérétiques, contre le clergé riche et puissant qui voulait se maintenir indépendant du Saint Siège, car pour combattre cette partie du clergé, la réforme des mœurs était une bonne arme ; mais la réforme devait s'arrêter au point au delà duquel le Saint Siège lui-même aurait été lésé. En fin de compte, cette conception l'emporta, parce qu'ainsi qu'il arrive toujours, le prétendu retour à l'Évangile finissait par n'être que le voile de l'hérésie [FN: § 1810-1]. C'est même ce motif fondamental qui, de nos jours, a fait apparaître de nouveaux admirateurs de Saint François, lesquels sont simplement des ennemis du pape et s'ils louent Saint François, c'est pour attaquer le pape.

§ 1811. Il y a aussi, chez eux, un résidu d'humanitarisme démocratique ; il apparaît encore mieux chez leurs prédécesseurs, qui ne furent pas seulement les franciscains, interprètes très stricts de la Règle, mais aussi les cathares et d'autres sectes analogues. Au fond, l'œuvre des uns et des autres consistait en une poussée qui visait à détruire la civilisation ; en une prédominance des résidus de la IIe classe, qui sont toujours si puissants dans les couches inférieures de la société.

§ 1812. Innocent III voyait l'absurdité de la règle de Saint François, et hésitait à l’approuver ou à la rejeter [FN: § 1812-1] « (p. 428) Il ne pouvait certainement pas repousser ces forces nouvelles, qui venaient à son aide d'une manière inattendue pour combattre l'hérésie ; et, l'on ne peut douter qu'il bénît le mendiant d'Assise, sans lui défendre de persévérer dans son œuvre ; mais il ne se départit jamais de ses doutes sur la Règle, qui lui paraissait ne pas répondre aux besoins réels et aux tendances de la nature humaine ; et il ne voulut pas accorder une bulle d'approbation ». En 1223, le pape Honorius III rendit une bulle d'approbation à la Règle. Il voyait croître une force nouvelle, et cherchait à en tirer parti.

§ 1813. Ce n'étaient pas seulement les papes qui voulaient se servir à leurs fins de la religiosité des franciscains ; Frédéric II eut la même intention, lui qui n'avait guère trop de religiosité [FN:§ 1813-1]. Il était d'un type parfaitement opposé à celui de Célestin V. Sur ce fond s'étendait le voile des dérivations ; nous allons nous en occuper.

§ 1814. Aussitôt après la mort de Saint François, et peut-être précédemment aussi, se manifesta dans l'Ordre la dissension entre ceux qui voulaient s'en tenir strictement à la Règle, ou si l'on veut aux paroles de l'Évangile, et ceux qui voulaient concilier la première et les autres avec les nécessités de la vie des gens civilisés [FN: § 1814-1]. Plus tard, l'Ordre se divisa en trois : les Petits Frères et les Spirituels, observateurs rigides de la Règle, mais différents par leurs conceptions théologiques, et les Conventuels, qui interprétaient la Règle avec quelque liberté [FN: § 1814-2]. Le pape Célestin V permit que l'on détachât de l'ordre des Mineurs un autre ordre, sous le nom de Frères du pape Célestin ou pauvres ermites. Ces gens étaient intransigeants sur l'observation de la Règle. Ce pape, qui ne demeura pas sur le trône de Saint Pierre, était un homme simple et très religieux. Le pape Boniface VIII, qui lui succéda, s'entendait, au contraire, en politique, et persécuta ces pauvres ermites [FN: § 1814-3].

§ 1815. Enfin, puisque sans rien posséder et sans prévoyance, les hommes ne peuvent pas vivre, il fallait trouver un biais pour interpréter les paroles de l'Évangile et la Règle de Saint

François, afin qu'elles ne heurtassent pas trop le besoin de posséder et la prévoyance. On sait que les dérivations sont comme le caoutchouc, et qu'on peut les étirer de manière à leur faire signifier ce qu'on veut. Il ne fut donc pas difficile de trouver non seulement un, mais plusieurs biais. Les principaux furent une observance formelle pour les Frères, tandis que d'autres gens possédaient et avaient de la prévoyance pour les Frères. Grégoire IX confia cette mission à des personnes interposées ; Jean XXII l'attribua aux supérieurs, auxquels les simples Frères devaient obéissance. Il agit ainsi, parce que ses adversaires s'en faisaient une arme contre lui. Mais s'il l'avait voulu, il aurait pu maintenir l'interprétation de Grégoire IX, et en tirer ce qu'il lui plaisait.

§ 1816. La dérivation imaginée par Grégoire IX est ingénieuse, La Règle interdisait aux Frères de recevoir de l'argent ; comment donc acheter ou vendre ? D'une façon très simple. Une personne qui n'est pas tenue d'observer la Règle reçoit l'argent et le dépense pour les besoins des Frères. Les Frères ne doivent rien posséder en propre. Comment donc avoir des immeubles et des meubles ? Il n'y a là aucune difficulté. La nue propriété demeurera à d'autres personnes, et les Frères en auront l'usufruit. Ainsi, il est de même exclu que n'importe qui puisse s'approprier ce dont les Frères ont l'usage. Ils obéissent à la Règle en ne résistant pas à qui veut les dépouiller ; mais le propriétaire intervient et repousse l'agresseur. Tolstoï vivait d'une façon semblable : il « ne résistait pas au mal », ne repoussait pas celui qui voulait le dépouiller ; mais sa femme y pourvoyait ; elle résistait aux envahisseurs, les repoussait, et conservait la fortune dont son mari vivait.

§ 1817. Innocent IV, en 1245, et Nicolas III, en 1279, perfectionnèrent la forme de la théorie. Le pape Nicolas dit qu'on doit distinguer la propriété, la possession, l'usufruit des choses, et qu'il ne peut y avoir de profession qui exclue l'usage des choses nécessaires à la vie. Il démontre longuement que l'esprit de la Règle de Saint François est de permettre cet usage. La Règle dit que les Frères peuvent avoir des bréviaires ; donc elle permet l'usage des bréviaires et d'autres livres utiles pour les offices divins. La Règle veut que les Frères prêchent. « Il est certain que cela présuppose la science ; la science nécessite l'étude ; on ne peut étudier convenablement sans l'usage des livres. Il ressort de tout cela que la Règle permet aux Frères l'usage des choses nécessaires à l'alimentation, à l'habillement, au culte divin, à l'étude savante ». Qui veut donner aux Frères veut donner à Dieu. « Et il n'est personne à qui, au lieu de Dieu, on puisse transférer cette propriété plus convenablement qu'au Saint-Siège, et à la personne du Pontife romain, vicaire du Christ, père de tous et spécialement des Minorites » [FN: § 1817-1]. Avec la constitution Exivi de paradiso, du pape Clément V, on revient pour quelque temps à l'interprétation littérale, et l'on voit de nouveau apparaître les très respectables oiseaux, nourris par la divine Providence [FN: § 1817-2]. Vint ensuite le pape Jean XXII, qui comprenait beaucoup mieux les nécessités de la vie pratique. Comme il avait à se plaindre des Frères Mineurs dissidents, il se tourna contre eux. Il n'eut pas beaucoup de peine à relever l'absurdité de la dérivation grégorienne, et ce qu'il y avait de ridicule à séparer la propriété de l'usufruit, pour les choses qui se consomment, car c'est vraiment une singulière dérivation que celle qui conserve la propriété d'une bouchée de pain à d'autres personnes qu'à celle qui le mange. Comme la controverse des franciscains avait, ainsi qu'il arrive habituellement en des cas semblables, tourné en disputes puériles, en l'espèce sur la coupe et la longueur des vêtements, le pape Jean XXII [FN: § 1817-3] décréta par une constitution de 1317, qu'il appartenait aux supérieurs des franciscains de déterminer la forme des vêtements, la qualité de l'étoffe, et de conserver le grain et le vin, réprimandant les Frères et leur rappelant que leur vertu principale devait être l'obéissance. Les franciscains ne cessèrent pas leur opposition : ils osèrent se révolter contre la volonté du pape, qui, de cette façon, fut poussé à développer sa dérivation [FN:§ 1817-4]. Il révoqua la bulle de Nicolas III. Ensuite, par la bulle Ad conditorem, il affirma qu'il était permis, d'une façon générale, à un pape, de révoquer les constitutions de ses prédécesseurs, et démontra la vanité de la séparation de la propriété et de l'usufruit, pour les choses qui se consomment [FN: § 1817-5]. Par conséquent, il refusa la propriété, que l'on voulait donner au pape, des biens des Mineurs, et l'attribua à ceux-ci, qui devaient en disposer par l'intermédiaire de leurs supérieurs [FN:§ 1817-6]. Cette fluctuation d'interprétations fait ressortir les difficultés insurmontables qu'il y a de concilier la rigueur théorique du précepte franciscain avec la vie pratique. Ici, nous les voyons avec un grossissement ; nous les découvrons de même dans les doctrines de la non-résistance au mal, du pacifisme, de l'humanitarisme. Mais nous les trouvons aussi, en des proportions différentes, parfois moindres, dans presque toutes les doctrines éthiques, celles du droit naturel, et en d'autres semblables, qu'on peut défendre uniquement grâce à des distinctions et des interprétations sophistiques, subtiles, prodigieuses, qui leur enlèvent toute détermination précise.

§ 1818. De nos jours, Tolstoï, par sa théorie du devoir de ne pas résister au mal, donne un nouvel exemple de dérivations absurdes. Les antimilitaristes se rapprochent de lui, eux qui veulent désarmer leur pays, et qui rêvent d'une paix universelle. Les antialcooliques [FN: § 1818-1], les vertuistes, les ascètes et les ultra hygiénistes qui vivent dans la terreur sacrée du microbe, augmentent encore la beauté d'un si beau chœur.

§ 1819. Parmi tous ces gens, nombreux sont ceux qui ne mettent pas d'accord leurs discours et leurs œuvres. Les discours vont d'un côté, les faits de l'autre, tandis que les gens plus scrupuleux cherchent à concilier les uns et les autres. Souvent, celui qui admire et exalte l'idée évangélique de Tolstoï, de ne pas défendre ce que l'on possède contre qui veut s'en emparer, se montre ensuite, dans les faits, impitoyable avec ses débiteurs, et ne permet à aucun d'eux de lui prendre la moindre chose [FN: § 1819-1]. Il trouve, quand c'est nécessaire, des prétextes sans fin qui justifient amplement cette attitude. Il ne manque pas de pacifistes, d'anti-militaristes, qui veulent néanmoins que leur patrie soit grande et puissante à la guerre, et qui exhibent de superbes raisonnements pour louer la guerre au nom de la paix. Combien de gens veulent prohiber les boissons alcooliques et font usage –pour soigner leur santé, disent-ils – de l'éther, de la morphine, de la cocaïne, ou boivent tant de thé qu'ils se donnent une maladie à laquelle on a donné le nom de théisme ; et combien d'autres font partie, en compagnie de leur maîtresse adultère, des sociétés « pour le relèvement moral », ou pour empêcher la « traite des blanches », et se justifient en disant qu'ils ont le droit de « vivre leur vie ».

§ 1820. G. Eusèbe [FN: § 1820-1] rapporte de Numenius une anecdote, sûrement inventée, mais qui fait voir, comme avec une loupe, le fait dont nous parlons. Numenius raconte donc qu'un certain Lacide, volé à son insu par ses esclaves, voyait disparaître les objets enfermés dans la dépense, sans savoir comment cela se faisait. Arcésilas, discourant sur l'impossibilité où nous sommes de rien entendre, l'avait persuadé. À son tour, Lacide professait cette doctrine, et disait que nous ne pouvons rien savoir de certain, donnant comme preuve le fait qui lui était arrivé. L'un de ses auditeurs, qui connaissait la fraude des esclaves, la lui révéla ; aussi le brave homme eut-il soin de mieux fermer la dépense. Mais les esclaves ne s'arrêtèrent pas pour cela ; ils brisaient les cachets mis par lui à la dépense ; puis, effrontément, ils lui démontraient que, n'étant sûr de rien, il ne pouvait pas non plus être certain d'avoir mis les cachets à la dépense. Le jeu dura longtemps, au détriment et à la honte du pauvre Lacide, jusqu'à ce que celui-ci mit tout raisonnement de côté et dit aux esclaves : « Garçons, nous discutons d'une manière dans les écoles et nous vivons d'une autre ».

§ 1821. Engagé sur cette voie des dérivations, on aboutit facilement au ridicule. Au XVIe siècle, un certain Gedicus considère comme sensée l'argumentation d'un livre où l'on veut démontrer que les femmes n'appartiennent pas à la race humaine, mulieres non esse homines, tandis qu'il s'agit là seulement d'une plaisanterie satirique [FN:§ 1821-1].

§ 1822. Un autre exemple remarquable des façons dont on s'efforce d'échapper aux conséquences logiques de certains principes, est celui de la morale. Les peuples civilisés s'imaginent naïvement mettre en pratique les principes de la morale théorique en cours chez eux, tandis qu'ils agissent très diversement, et recourent à de subtiles interprétations, et à une ingénieuse casuistique, pour concilier la théorie et la pratique, qui sont toujours en désaccord.

§ 1823. À chaque pas, dans l'histoire des peuples civilisés, on trouve la mise en pratique du principe que la fin justifie les moyens ; et ceux qui l'affirment explicitement ne sont pas ceux qui l'emploient le plus. Chaque secte, chaque parti accuse ses adversaires d'actes immoraux, et ne voit aucunement les siens propres. Les « libéraux » ont-ils assez crié contre les gouvernements « réactionnaires » ? et puis ils ont fait pis. En Italie, les gouvernements du passé étaient accusés de « spéculer sur l'immoralité », par le jeu du loto ; et le gouvernement très moral qui leur a succédé a maintenu et maintient ce jeu. C'est au nom d'un gouvernement qui retire des dizaines de millions par année du jeu de loto, que les magistrats condamnent celui qui joue aux jeux de hasard [FN:§ 1823-1]. En France, et en d'autres pays, les courses de chevaux jouent le rôle du loto. Les censeurs autrichiens étaient ridicules, mais pas plus que M. Luzatti, qui distribuait à tire-larigot des feuilles de vigne aux statues des musées. Les Bourbons de Naples étaient, dit-on, amis de la camorra ; mais le gouvernement qui leur a succédé ne dédaigne pas de se montrer bienveillant envers elle, pour obtenir des élections de députés à sa guise.

§ 1824. Il y a de braves personnes, lesquelles, de parfaite bonne foi, n'ont aucune parole de reproche pour les gens qui, dans le Midi de la France, font voter les absents et les morts, tandis que ces mêmes personnes entrent en fureur à la seule idée que les jésuites pouvaient admettre que la fin justifie les moyens. Parmi ceux qui, en Italie, ont toléré les abus de confiance révélés par « l'enquête sur les banques, » et par d'autres analogues, et qui continuent à en tolérer de semblables, il y a des honnêtes gens convaincus de suivre rigoureusement les principes de la morale théorique. Parmi les personnes qui, en France, approuvent le procureur général Bulot, lorsqu'il déclare que les magistrats doivent s'incliner devant la « raison d'État, le fait du prince », sous peine d'être révoqués [FN: § 1824-1], il y a des gens d’une moralité au moins moyenne, qui croient de bonne foi que le gouvernement présent a supprimé les abus de la justice qui entachaient les gouvernements passés, et que si, sous la monarchie, il y avait des privilégiés, sous la république, la loi est égale pour tous. Cette foi n'est nullement ébranlée par des procès comme ceux de Rochette ou de Mme Caillaux. Nous ne voulons ici que relever l'écart entre la pratique et la morale théorique, ainsi que l'illusion de ceux qui se les imaginent identiques ; mais nous n'entendons nullement porter un jugement quelconque sur les effets socialement utiles ou nuisibles de cet écart, ni sur ceux dérivant du fait que le plus grand nombre des gens s'en rend compte ou non.

§ 1825. MESURES POUR ATTEINDRE UN BUT. Les considérations précédentes se rapportent aux mouvements réels. Occupons-nous maintenant d'étudier un problème qui touche aux mouvements virtuels, en recherchant quels phénomènes se produisent, quand les résidus ou les dérivations se modifient. Nous ferons ici cette étude en considérant séparément certains groupes de résidus et de dérivations (§1687), et nous connaîtrons ainsi seulement une partie du phénomène. Pour le connaître dans son intégrité, nous devons considérer ensemble tous les éléments qui agissent sur la société. C'est ce que nous ferons au chapitre suivant. Nous y étudierons la composition de certaines forces qu'ici nous envisageons séparément.

Nous avons déjà établi les fondements de cette étude (§1735 à 1767), au sujet de l'action mutuelle des résidus et des dérivations ; mais tandis que nous recherchions alors ce qu'était cette action, à un point de vue général, maintenant, nous nous efforçons d'apprendre comment elle doit être pour atteindre un but déterminé.

§ 1826. Il faut prendre garde à la division, mentionnée déjà, (§1688) des dérivations en dérivations proprement dites, et en manifestations, qui correspondent aux démonstrations et aux doctrines. Considérons un ensemble de sentiments P, dont proviennent les résidus, ou mieux les groupes de résidus (a), (b), (c)... De l'un de ceux-ci, (a), au moyen des dérivations proprement dites m, n, p,... on obtient les manifestations ou les doctrines r, s, t, ... et semblablement, des autres groupes b, c, ... Ce n’est que pour simplifier que nous considérons un ensemble de sentiments. En réalité, nous devrions en considérer un plus grand nombre, dont les effets sont tantôt distincts, tantôt unis en certains groupes de résidus. Mais cette étude synthétique pourra être effectuée avec les éléments que nous allons exposer.

§ 1827. Nous pourrons distinguer les cas suivants de mouvements virtuels. 1° Le cas dans lequel on supprime (a) est le plus facile. Cette suppression entraîne celle des manifestations r, s, t,…, et il n'y aurait rien à ajouter, si le groupe (a) n'était pas accompagné de groupes analogues qui persistent. Quand il est seul, les manifestations r, s, t,... disparaissent bien, mais les autres qui sont analogues demeurent. En outre, l'affaiblissement ou la disparition du groupe (a) peuvent être compensé par le renforcement ou par l'apparition d'autres résidus de la même classe (§1742).

Figure 28

§ 1828. Ainsi, nous exposons d'une autre manière le même sujet dont nous avons déjà traité, lorsque nous avons observé que, pour une collectivité très nombreuse, la totalité des résidus d'une classe variait peu, beaucoup moins que les genres particuliers et les espèces. Ce sujet est très important ; mais pour le traiter avec toute l'ampleur voulue, il nous faudrait presque autant d'espace que nous en employons ici pour la sociologie entière. Par conséquent, nous devons nous arrêter dans cette voie, d'autant plus qu'il nous reste à étudier d'autres problèmes très importants, à propos desquels nous ne pourrons toutefois pas exposer tout ce que nous aurions à dire.

§ 1829. 2° Qu'arrive-t-il si l'on modifie ou si l'on détruit une ou plusieurs des dérivations proprement dites m, n, p,... ? Ce problème a déjà été résolu à un point de vue général. Nous avons vu en de nombreux cas que les dérivations, c'est-à-dire l'ensemble des dérivations proprement dites et des manifestations, avaient une importance secondaire au regard des résidus, tandis que l'importance des dérivations proprement dites était encore moindre et souvent négligeable. La production de ces dérivations est très facile, et si l'on en fait disparaître une, il en apparaît aussitôt une autre, sans aucun changement dans le fond des phénomènes.

Pourtant, ce n'est là qu'une première approximation. Bien que secondaire et parfois très faible, l'action des dérivations proprement dites peut ne pas être absolument nulle. Il resterait, par conséquent, comme seconde approximation, à la rechercher. Mais ici le manque d'espace nous empêche de pouvoir nous entretenir longuement de ce sujet, et nous devons nous contenter de quelques traits.

§ 1830. Qu'arrive-t-il si l'on modifie ou si l'on détruit une ou plusieurs des manifestations r, s,... ? Pour résoudre ce problème, il faut se rappeler ce qu'en de très nombreux exemples nous avons trouvé, au sujet de l'action réciproque des résidus (a) et des manifestations r, s,.... L'action principale, et de beaucoup la plus importante, est celle de (a) sur r, s, Une classe entière de résidus, la IIIe, pousse les individus chez lesquels elle se trouve, à se livrer à ces manifestations. Si cette action était isolée, s'il n'y en avait pas d'autres, la suppression de r n'aurait d'autre effet que de faire disparaître, précisément r. Vice versa, si une autorité quelconque contraignait les individus à accomplir r, cette action n'aurait d'autre effet que de faire apparaître r.

§ 1831. Que cela soit la partie principale du phénomène, c'est prouvé par le fait que celui qui a une religion éprouve le besoin d'accomplir les actes du culte, et que, vice versa, contraindre celui qui n'a pas de sentiments religieux à accomplir les actes du culte, ne fait pas naître chez lui ces sentiments.

§ 1832. Mais outre cette partie principale du phénomène, il y en a aussi une autre, secondaire : une réaction de r sur (a). 1° Les manifestations spontanées de certains sentiments servent à renforcer ces sentiments. Le sentiment religieux pousse à des actes du culte, et ceux-ci renforcent le sentiment religieux (§1747). Les manifestations qui ne sont pas spontanées peuvent quelquefois avoir un effet semblable, généralement assez faible ; mais elles ont ensuite un autre effet en sens contraire, qui naît par réaction contre la violence que subit l'individu ; et cet effet peut, en certains cas, être important. 2° Si certaines manifestations r sont supprimées spontanément, il peut se produire un effet opposé à celui noté maintenant, lorsqu'elles s'accomplissent spontanément, c'est-à-dire un affaiblissement des sentiments correspondants à (a). On obtient un effet semblable, qui peut être, en certains cas, important, lorsque ces manifestations sont impunément tournées en dérision. Le ridicule est une arme qui, sinon toujours, du moins souvent, est efficace pour affaiblir les résidus de la persistance des agrégats. Si les manifestations sont supprimées par la force, le phénomène devient complexe. Nous en avons déjà étudié un cas particulier (§1752 et sv.). En général, on peut remarquer que si des sentiments puissants correspondent aux manifestations que l'on empêche d'accomplir, ces sentiments sont renforcés par la réaction que produit cette suppression [FN: § 1832-1]. Si, au contraire, les sentiments sont faibles, à la longue ils peuvent être encore affaiblis. Toujours d'une manière générale, l'emploi de la force est beaucoup plus efficace pour empêcher de tourner en ridicule certaines manifestations que pour les imposer. Protéger directement certains résidus de la IIe classe est peu utile ; les protéger indirectement, en empêchant qu'ils soient offusqués, peut souvent être très utile. C'est là un cas particulier du fait général que celui qui gouverne peut mieux et plus facilement se servir des résidus existants que les modifier (§1843).

§ 1833. Le motif pour lequel les sentiments forts sont renforcés, est qu'en réalité on ne supprime pas la manifestation (r) : on empêche seulement qu'elle soit publique; mais elle demeure dans le domaine privé, ne fût-ce que dans la conscience, et se fortifie à cause des obstacles mêmes qui sont mis à ce que les gens se livrent à cette manifestation [FN: § 1833-1]. Par conséquent, avec cette restriction, on peut dire que la suppression de r affaiblit toujours, peu ou beaucoup, (a), pourvu que cette suppression soit réelle et s'étende aussi aux intimes pensées individuelles. Qu'une dérivation disparaisse parce qu'elle est repoussée par le public, ou parce qu'elle est réprouvée par l'autorité, il semble à beaucoup de personnes que c'est la même chose au point de vue de l'équilibre social. Au contraire, ces deux cas diffèrent du tout au tout. Dans le premier cas, la disparition de la dérivation est l'indice d'un changement qui a lieu dans les conditions de l'équilibre social ; dans le second cas, elle n'est que l'indice du désir qu'ont les autorités de changer ces conditions, au moyen d'une action, laquelle, le plus souvent, demeure inefficace (§1715).

§ 1834. Nous avons maintenant l'explication générale des faits particuliers rappelés précédemment (§1748 à 1754). Si, dans les sciences logico-expérimentales, on réfute facilement une assertion A, en en démontrant la fausseté (§1748), cela vient du fait que la manifestation r, constituée par cette assertion, disparaît ainsi, et qu'elle ne correspond pas à des sentiments (a) d'une force considérable. Le fait est confirmé par l'exception qu'il faut faire, lorsqu'un homme de science a des sentiments d'amour-propre ou d'un autre genre, qui l'induisent à accueillir A indépendamment de la valeur logico-expérimentale de la démonstration. Si, dans les matières où les actions non-logiques et le sentiment jouent un rôle, le fait de combattre la manifestation r ne lui enlève aucune force (§1748), cela provient de ce qu'ainsi les sentiments manifestés par r ne s'affaiblissent pas, mais qu'au contraire, en certains cas, ils se fortifient (§1749, 1750).

§ 1835. L'effet, que nous avons appelé indirect, des réfutations et des persécutions (§1751), est celui que nous considérons maintenant : celui de contrarier la manifestation, qui comprend les deux parties indiquées au §1747, c'est-à-dire la manifestation de sentiments ou d'idées existant déjà, et qui correspondent à (a), et l'effet propre de la dérivation (§1751).

§ 1836. Les sentiments qui, pour l'ensemble d'une population ou d'une classe sociale, sont appelés puissants, peuvent l'être intrinsèquement, ou parce qu'ils sont suscités par un grand nombre de faits, ou parce qu'ils appartiennent à beaucoup d'individus ; et vice versa pour les sentiments appelés faibles. C'est pourquoi, au §1752, on a tenu compte non seulement de la puissance intrinsèque des sentiments, mais aussi du nombre plus ou moins grand des faits et des individus auxquels certaines mesures s'appliquent.

§ 1837. Quand la suppression externe de r renforce (a), il s'ensuit que s, t,... sont aussi renforcés ; c'est-à-dire qu'il y a des cas dans lesquels l'affaiblissement ou la destruction d'une manifestation r fait croître les autres manifestations s, t,... Cet effet est semblable à celui qu'on obtient, lorsqu'un groupe de résidus s'affaiblit, et que, par compensation, d'autres se fortifient. Ces deux effets s'observent aussi confondus ensemble.

§ 1838. De très importantes conséquences au sujet des mouvements virtuels résultent des considérations précédentes ; nous les rangerons sous quatre chefs : (α) du §1838 au §1841 ; (β) du §1842 au §1849 ; (γ) du §1850 au §1859 ; (δ) du §1860 au §1862.

(a) Si un gouvernement veut supprimer un certain groupe de résidus (a), il a un moyen sûr, qui est de supprimer, si possible, tous les individus chez lesquels ces résidus existent. L'efficacité de ce procédé est prouvée par l'Espagne, où l'Inquisition réussit à extirper l'hérésie et la libre pensée. Si l'État romain avait pu procéder de même à l'égard du christianisme, il l'aurait probablement aussi extirpé ; mais il ne pouvait pas agir ainsi, parce que les résidus r qui se manifestaient par le christianisme, étaient les mêmes que ceux qui se manifestaient par le culte de Mithra, s, du Soleil, t, par la philosophie néo-platonicienne, v, par le mysticisme de Philon, x, et par tant d'autres, y, z,... L'empereur Julien, grand ennemi des chrétiens, avait en lui les mêmes résidus que ceux-ci. Toutes les manifestations r, s, t, v, x, y, z,... en apparence si diverses, appartenaient en très grande partie à un même groupe de sentiments (a), qui étaient ceux de tant de personnes que, pour détruire (a), il eût été nécessaire de détruire presque toute la population de l'empire romain, ce qui, évidemment, était impossible. L'empereur Constantin fit mieux que de s'obstiner, comme ses prédécesseurs, à vouloir détruire ou modifier ces sentiments : il s'en servit comme d'un moyen de gouverner (§1843).

§ 1839. La suppression des résidus (a) peut avoir lieu spontanément ; en ce cas, au lieu de mouvements virtuels, nous avons des mouvements réels. Les événements qui agissent puissamment sur une population modifient fortement les sentiments de ceux qui virent ces événements. Mais quand la mort les a tous ou presque tous détruits, ceux qui vivent alors, et qui ne connaissent les dits événements que par tradition, en reçoivent une impression beaucoup plus faible. De cette façon, on peut dire approximativement que les individus qui avaient des sentiments correspondant au groupe (a) ont disparu [FN: § 1839-1].

§ 1840. On observe des phénomènes semblables, lorsqu'au lieu de disparaître, apparaissent des individus ayant ces sentiments. C'est ce qu'on put observer dans l'empire romain, quand, à l'ancienne population du Latium, ou même à la population italique, se substitua celle des affranchis ou d'autres individus ayant surtout une origine orientale. Nous nous exprimons d'une manière impropre, quand nous parlons d'une invasion du christianisme dans l'empire romain. Ce ne fut pas une invasion d'idées, de dérivations : ce fut une invasion d'hommes qui apportaient avec eux les résidus qui se manifestèrent par des dérivations. Les anciens peuples de Rome, du Latium et de l'Italie, avaient certains résidus auxquels correspondait une certaine religion. Les peuples orientaux avaient divers résidus auxquels correspondait une religion différente. Rome vainquit ces peuples par les armes et les asservit ; mais ensuite, elle en tira ses affranchis, qui devinrent ses citoyens, et permit que les peuples vaincus affluassent à Rome, des provinces sujettes, voire de la Judée méprisée. C'est pourquoi ce n'est pas la Grèce seule, mais bien aussi l'Asie, l'Afrique et d'autres contrées barbares, qui apportèrent à Rome leurs sentiments et les conceptions ou les dérivations correspondantes. Non seulement vers la fin de l'Empire, mais aussi au beau milieu de son existence, les Romains n'avaient que le nom de commun avec les populations qui conquirent le bassin de la Méditerranée.

§ 1841. Pour supprimer (a), beaucoup de personnes croient qu'on peut recourir à un changement de l'éducation. Ce procédé peut être efficace, si l'action du changement d'éducation est continuée durant le reste de la vie. Autrement, il a peu ou point d'efficacité. Les futurs chrétiens furent instruits dans les écoles païennes ; la plupart des chefs des ennemis de la religion chrétienne, en France, vers la fin du XVIIIe siècle, furent instruits dans les écoles des jésuites ; et la plupart des chefs de la Révolution française aussi. Cela ne prouve pas que l'effet de l'éducation soit zéro ; cela prouve qu'elle est seulement une partie des multiples effets dont la résultante est donnée par les actions de l'homme.

§ 1842. (β) Pour agir sur (a), les gouvernements opèrent habituellement sur les manifestations r, s,... Ils y sont poussés moins par un raisonnement logique que par l'action non-logique des sentiments qui sont heurtés par les manifestations r, s,... La dérivation habituellement employée est la suivante : « Par r se manifestent des sentiments qui sont nuisibles à la société ; donc je réprimerai r ». Si le raisonnement était logico-expérimental, on devrait ajouter : « parce qu'en réprimant r, je détruirai les sentiments qui se manifestent ainsi ». Mais c'est là justement le point faible de cette proposition, car il n'est pas du tout démontré qu'en réprimant la manifestation de certains sentiments on détruise ces sentiments.

§ 1843. Il y aune abondance vraiment imposante de faits qui démontrent le peu d'efficacité de l'action qu'on veut exercer sur les résidus, en agissant sur les manifestations, et pis encore sur les dérivations. Les mesures de rigueur contre les manifestations de la pensée par le moyen de la presse ont-elles empêché la première révolution française, la chute de Charles X, en France, et les mouvements révolutionnaires de 1831, dans toute l'Europe ; puis, de nouveau, les mouvements de 1848, le fait que les révolutionnaires se sont renforcés en France, sous Napoléon III, les mouvements révolutionnaires en Russie, après la guerre du Japon ? Et comment pourrait-on user de plus de rigueur envers la presse qu'on ne le faisait en Russie ? Au faîte de sa puissance, le prince de Bismarck, auréolé des victoires sur la France et de la fondation de l'empire allemand, parut vouloir détruire les résidus qui se manifestaient sous la forme du socialisme et du catholicisme, en réprimant leurs manifestations : il obtint précisément l'effet contraire : il les renforça. Le socialisme est devenu le parti le plus nombreux, en Allemagne. Le catholicisme, avec le parti du Centre, a obtenu souvent une part prépondérante dans le gouvernement [FN:§ 1843-1]. En homme pratique et avisé qu'il était, Bismarck finit par reconnaître lui-même l'erreur commise parle Kulturkampf [FN:§ 1843-2]. Le gouvernement de l'empereur Guillaume II suivit très opportunément une voie opposée, et, au lieu de se mettre à combattre ou à vouloir modifier les résidus qui se manifestaient par le catholicisme, il s'en servit comme d'un moyen de gouverner. Il ne sut ou ne voulut pas faire de même pour les sentiments manifestés par les Alsaciens-Lorrains et les Polonais ; c'est pourquoi, en ce cas, son œuvre fut vaine, comme l'avait été celle du Kulturkampf (§2247-1). Le fait de la Pologne est tout à fait typique. Un pays a été partagé en trois. Dans les territoires soumis à la domination russe ou prussienne, le gouvernement veut combattre ou modifier les sentiments : il fait une œuvre inutile qui n'aboutit à rien. Dans la partie soumise au régime autrichien, le gouvernement se sert de ces mêmes sentiments comme d'un moyen de gouverner, et il obtient du succès [FN: § 1843-3]. Rome acquit la sympathie et la fidélité des peuples conquis, précisément parce qu'elle respectait leurs sentiments. Pour une cause semblable, la domination anglaise se maintient aux Indes ; et il arrive aussi que de toutes les colonies françaises, la Tunisie est celle où la domination française est le mieux acceptée et le mieux vue, parce que c'est aussi celle où les sentiments, les us et coutumes des sujets, sont le plus respectés.

Prenons garde, en outre, que les peuples supportent plus facilement de lourdes charges que des tracasseries qui semblent petites et insignifiantes, et qui choquent leurs mœurs. On sait que la révolte des cipayes, aux Indes, fut occasionnée par le bruit que les Anglais enduisaient de graisse de porc la ficelle qui fermait les cartouches, qu'on déchirait alors avec les dents avant de les mettre dans le fusil. De petites vexations en fait de langue, d'usages religieux et, dans les pays orientaux, en fait de femmes, sont difficilement tolérées. Mais il faut faire attention que pour petit et insignifiant que ces faits paraissent, au point de vue logique, ils sont au contraire grands et importants au point de vue des sentiments. Les gouvernements qui ne saisissent pas cela obtiennent exactement l'effet contraire à celui qu'ils ont en vue. En 1913, le chancelier allemand dit, au Reichstag, que les difficultés avec les habitants de l'Alsace-Lorraine provenaient de ce que ceux-ci préféraient leurs cousins et cousines français à leurs cousins allemands. Or l'art de gouverner consiste précisément à savoir se servir de ces sentiments, et non à perdre sa peine à vouloir inutilement les détruire, ce qui a souvent pour effet de les renforcer. Celui qui sait se soustraire à la domination aveugle de ses propres sentiments se trouve en des conditions favorables pour se servir de ceux d'autrui à ses propres fins. Au contraire, celui qui est soumis à la domination de ses sentiments ne sait pas se servir ou se sert mal de ceux d'autrui; il les heurte inutilement, et n'obtient pas ce qui lui serait avantageux. On peut généralement en dire autant pour les rapports entre gouvernants et gouvernés. L'homme politique qui sert le mieux ses intérêts et ceux de son parti est celui qui n'a pas de préjugés et qui sait tirer parti de ceux d'autrui.

§ 1844. Les faits de la religion sexuelle nous fournissent un autre exemple excellent de l'inutilité de l'œuvre qui, en réprimant les manifestations, vise à détruire les résidus dont ces manifestations proviennent. On se demande si, au cours des siècles, toutes les lois et les mesures prises contre les mauvaises mœurs ont eu le moindre effet sur celles-ci ; à tel point que si l'on ne se mettait pas en garde contre le raisonnement post hoc propter hoc, on inclinerait à dire qu'au contraire, là où les mesures prises contre les mauvaises mœurs sont les plus rigoureuses, c'est là que celles-ci sont les plus mauvaises. Nous pouvons voir autour de nous que les mesures qui répriment une manifestation r servent uniquement à renforcer les autres manifestations s, t,... Là où l'on fait la guerre à Cythère, la puissance de Sodome, de Lesbos et d'Onan s'accroît. Là où, sous prétexte de réprimer la « traite des blanches », on fait la chasse aux femmes légères, là fleurissent l'adultère et les mariages annuels résultant de divorces faciles.

§ 1845. En beaucoup de faits frappés par la législation pénale, nous avons des manifestations du genre de celles que nous venons de noter. Les vols et les assassinats ne sont certes pas des manifestations théoriques ; mais il n'en résulte pas qu'ils soient indépendants des sentiments, qu'ils n'en soient pas une manifestation. C'est justement pourquoi ils ont quelques caractères semblables à ceux que nous avons notés tout à l'heure.

1° Dans la mesure où les actions non-logiques entrent dans ces faits, ceux-ci échappent au raisonnement. C'est pourquoi la menace de la peine a peu d'efficacité pour empêcher les hommes de commettre les délits graves et les délits dits passionnels, parce que, si nous laissons de côté les exceptions, ces délits procèdent de sentiments forts poussant à des actions non-logiques. Dans les moindres délits, le sentiment a moins d'influence ; par conséquent, le rôle de la logique devient plus important : la menace de la peine a plus d'efficacité pour empêcher des contraventions que pour empêcher l'assassinat.

2° La cause principale des délits, sauf toujours les exceptions, est l'existence de certains sentiments (a). La théorie du criminel-né ajoute que ces sentiments viennent de naissance à l'individu. Cela semble vrai en partie, mais pourrait difficilement être admis en entier, car l'ensemble des circonstances de lieu, de temps et autres, dans lesquelles l'individu a vécu, ont certainement modifié au moins certains sentiments qu'il possédait de naissance. Mais opposée à la théorie dite de la « responsabilité », qui ramène tout à des actions logiques, la théorie du criminel-né apparaît presque comme la vérité opposée à l'erreur.

3° Parmi les faits les moins douteux de la science sociale, il y a celui-ci : que jusqu'à présent, l'effet de la peine pour amender le criminel a été plus qu'insignifiant, surtout en ce qui concerne les crimes les plus graves. Souvent même, il est arrivé qu'au contraire il a rendu le criminel plus mauvais. Cela se produit en vertu de la règle générale suivant laquelle supprimer par la force les manifestations d'un groupe de sentiments, diminue souvent peu ou point l'intensité de ce groupe, et quelquefois l'accroît. Beaucoup de tentatives ont été faites pour porter remède à ce défaut de la législation pénale, et à vrai dire sans grand effet ; le peu qu'on a obtenu a été précisément le résultat d'une action sur les sentiments (a).

§ 1846. 4° Le seul moyen qui se soit montré efficace pour faire diminuer les crimes consiste à faire disparaître les criminels, moyen analogue à celui indiqué en (α), §1837.

5° En outre, il est certain que l'état général des sentiments de la population agit sur les crimes. Il y a des peuples de voleurs, d'autres d'escrocs, d'autres d'assassins, etc. C'est-à-dire que les groupes de sentiments (a), (b),... sont différents suivant les peuples, les lieux, les temps, et souvent des compensations s'opèrent entre les divers genres.

§ 1847. 6° Notons d'autres raisonnements erronés : ce sont ceux qui, de l'inefficacité de la peine au point de vue des actions logiques, concluent à son inefficacité en général. Par exemple, il est erroné de dire : « La peine de mort est inefficace, parce qu'elle n'empêche pas un homme directement et logiquement de tuer ». Son efficacité est d'une autre nature. Tout d'abord, il est certain qu'elle fait disparaître l'assassin, qu'elle délivre la société d'une partie, au moins, des individus qui ont un penchant à tuer. Ensuite elle agit indirectement en renforçant les sentiments qui font envisager le crime avec horreur. Il est difficile de nier ce fait, si l'on prend garde à l'efficacité des règles dites de l'honneur, lesquelles n'ont pas de sanction pénale directe, mais engendrent un certain état de choses, grâce aux sentiments qui conviennent à cet état de choses ; en sorte que la majeure partie des hommes répugnent à transgresser ces règles. Ainsi, le Sicilien manquera difficilement aux règles de l'omertà [FN: § 1847-1], parce que, dès sa naissance, il a eu ou acquis les sentiments qui conviennent à ces règles, et la punition qui frappe les transgresseurs maintient et renforce ces sentiments.

Autre exemple. Le raisonnement suivant est erroné. Du fait supposé (la vérité est peut-être différente), que la loi appelée loi de sursis n'a pas augmenté le nombre des récidives, on conclut à son innocuité. Les modifications des sentiments se produisent lentement, parfois très lentement. Il faut que plusieurs générations passent, pour qu'on puisse connaître sûrement l'effet de cette loi et d'autres semblables. En outre, ce n'est pas à la récidive seule qu'il faut prendre garde, mais à la criminalité en général. L'effet de la loi de sursis s'étend très au delà du criminel qu'elle protège : le reste de la population s'habitue à penser qu'on peut commettre impunément un premier délit ; et si cela agit sur les sentiments, la répulsion qui éloigne instinctivement l'homme civilisé du délit venant à diminuer, la criminalité générale peut croître, sans que la récidive croisse également. La répression énergique des délits, exercée aux siècles passés, durant de longues années, a contribué à maintenir certains sentiments de répugnance pour le crime, sentiments que nous trouvons aujourd'hui chez les hommes ; et pour les détruire, il faudra aussi un temps assez long. Les peuples qui se paient aujourd'hui le luxe de l'humanitarisme agissent comme l'enfant prodigue qui dilapide l'héritage paternel.

§ 1848. Il faut prendre garde ici à ce que nous avons déjà mentionné au §1832, touchant l'effet produit par la possibilité de tourner en ridicule certaines manifestations de sentiments. La douceur des lois, la loi du sursis, par laquelle on tend presque à octroyer au citoyen le droit de commettre un premier délit, l'indulgence extrême des tribunaux et du jury, la patience humanitaire des magistrats qui tolèrent, dans les débats publics, que l'accusé leur manque de respect (§1616-1), et qu'il aille parfois jusqu'à les insulter et à se moquer de la peine dont il est menacé, le confort dont on jouit dans certaines prisons modernes, où, sous prétexte de procéder au « relèvement moral » du délinquant, on le traite avec toutes sortes d'égards, et où il se trouve souvent beaucoup mieux que chez lui ; les réductions des peines déjà si douces, les grâces et les amnisties fréquentes : tout cela permet à un très grand nombre d'hommes de tourner en dérision le délit et sa répression, de se vanter – se posant en hommes courageux et dépourvus de préjugés – de n'avoir aucune répugnance à commettre un délit et de n'en pas craindre la répression, laquelle est souvent plus apparente que réelle.

La religion humanitaire renforce ces sentiments, en fournissant les dérivations au moyen desquelles ils s'expriment, les mythes qui en sont la théologie.

§ 1849. 7° Semblable est généralement l'action des théologies, des morales métaphysiques ou autres, qui toutes, pour autant qu'elles sont de simples dérivations ou des manifestations de dérivations, ont peu ou point d'effet direct sur la criminalité. Pour autant qu'elles sont des manifestations de sentiments, elles paraissent avoir un effet qui, en grande partie, provient de ces sentiments mêmes (§1680). Par conséquent, si on laisse de côté l'effet indirect noté tout à l'heure, on obtient peu ou rien en agissant sur elles. Le peu d'effet que cette action est capable de donner provient de la réaction des dérivations sur les sentiments qui leur donnent naissance, et ensuite de l'action de ces sentiments sur la criminalité. Nous avons là un cas particulier de la loi générale que nous avons trouvée dans l'action des résidus et dès dérivations.

§ 1850. (γ) De même, lorsque nous recherchons les effets qui résultent d'une modification de (a), nous avons un cas particulier de la loi générale de l'action des résidus correspondant à un même ensemble de sentiments (§1740). Les gouvernements qui, d'une manière ou d'une autre, agissent sur (a), doivent savoir que, même s'ils ne s'en aperçoivent pas, ils agissent aussi sur d'autres résidus de la même classe [FN: § 1850-1]. Quelquefois ils le savent, et c'est là le motif pour lequel, par raison d'État, les gouvernements ont protégé une religion déterminée. Pour justifier cette manière d'agir, outre le sophisme déjà signalé au §1644, et par lequel on substitue des actions logiques aux actions non-logiques, ces gouvernements se servent aussi d'un raisonnement qui a pour but de démontrer qu'en protégeant un genre de résidus, on favorise aussi tous les autres genres de résidus dépendant de certains ensembles de sentiments (§1744). Dans ce but, on fait usage de dérivations qui sont des variétés du type suivant : « Quiconque est religieux a des sentiments que je désire voir chez les bons citoyens ; donc je dois m'efforcer de faire que tout le monde ait la religion X, que j'ai déterminée et que je protégerai ». Laissons de côté la question de l'efficacité de cette protection, qui consiste habituellement en actions sur les manifestations religieuses. Nous venons de traiter de cette question. Supposons pour un moment que la protection soit efficace, et poursuivons.

§ 1851. Le raisonnement logico-expérimental correspondant à la dérivation indiquée tout à l'heure serait : « Quiconque est religieux a les sentiments que je désire voir chez les bons citoyens ; mais on ne peut être religieux qu'en ayant les sentiments d'une religion donnée ; donc je m'efforcerai de faire que les citoyens aient précisément les sentiments de cette religion ». La proposition : « on ne peut être religieux qu'en ayant les sentiments d'une religion donnée » est absolument démentie par l'expérience, et nombre d'hommes pratiques le savent (§1843), même s'ils estiment utile de n'en pas parler en public. Beaucoup de religions, différentes dans la forme, sont des manifestations de sentiments religieux qui diffèrent peu. En outre, la religiosité est habituellement plus grande chez les hérétiques que chez ceux qui suivent la religion orthodoxe protégée par le gouvernement, lequel protège en effet une certaine théologie, certains actes du culte, mais persécute précisément cette même religiosité qu'il dit vouloir protéger. Ici, l'erreur est double : d'abord la confusion déjà signalée entre les dérivations et les résidus, c'est-à-dire entre la théologie et la religiosité ; puis la confusion entre certains résidus et le reste des résidus du même genre ou de genres analogues. Si les résidus de différentes religions sont a1, a2, a3,... et si l'on renforce l'ensemble de sentiments dont ils dépendent (§1744), on aura renforcé la religiosité ; mais si l'on renforce a1 au détriment de a2, a3,... la religiosité peut n'avoir pas augmenté, mais avoir, au contraire, diminué. Que l'on compare l'état de la religion catholique, aux États-Unis d'Amérique, où toutes les sectes chrétiennes ont une liberté très large, avec l'état de cette même religion, en France, lorsque, comme sous Napoléon III, par exemple, elle jouissait de la protection du gouvernement, et l'on apercevra aussitôt combien cette protection est inefficace pour renforcer les résidus religieux. Qu'on y ajoute l'exemple de Rome sous la papauté, où l'on avait en même temps de vigoureuses répressions des manifestations contraires au catholicisme et des résidus religieux catholiques très faibles [FN: § 1851-1].

§ 1852. L'erreur que nous avons signalée tout à l'heure a été perçue par beaucoup de personnes ; mais, comme d'habitude, au lieu de se manifester sous forme logico-expérimentale, cette intuition a pris la forme d'une dérivation qui, sous l'aspect logico-expérimental, est tout aussi erronée que celle à laquelle elle s'oppose. Les hérétiques ont revendiqué la « vérité » de leur hérésie, opposée à l' « erreur », de la religion dominante ; ils ont exalté leur « religiosité », opposée au relâchement de leurs adversaires ; ils ont démontré qu'ils étaient tout aussi bons citoyens que les orthodoxes, et même meilleurs. Puis les métaphysiciens et les théoriciens se sont mis à subtiliser sur ce sujet. Ils ont invoqué les « droits » de la conscience individuelle en présence des pouvoirs publics, la sacro-sainte « liberté de pensée », qui est de telle nature qu'on peut l'invoquer pour soi, tandis qu'on la dénie à ses adversaires, la « tolérance », dont les orthodoxes doivent user envers les hérétiques, tandis que ceux-ci sont dispensés d'en user à l'égard des orthodoxes ; un grand nombre d'autres argumentations semblables, qui ont parfois persuadé, non par la force de leur logique, mais parce qu'elles correspondaient à des sentiments qui, développés avec le changement des conditions sociales, entraient en conflit avec d'autres sentiments, lesquels étaient autrefois tout aussi vigoureux, et confondaient la religiosité en général avec l'une de ses manifestations. Ces argumentations ont aussi parfois persuadé, parce qu'elles correspondaient à des sentiments qui tiraient leur origine du renforcement des instincts des combinaisons, et de changements analogues en d'autres résidus.

§ 1853. Il est nécessaire de faire ici une distinction importante. Nous avons démontré que, pour obtenir les effets de la religiosité, il est bon que les personnes chargées de réglementer les actions d'autrui soient quelque peu, peut-être même très indifférentes aux formes de la religion ; mais la démonstration ne s'étend pas à ceux qui agissent, et ce serait une grave erreur que de vouloir la leur appliquer. Au contraire, l'attachement à sa foi et l'aversion pour celle d'autrui est généralement l'indice d'un sentiment vif de sa propre foi ; il est par conséquent aussi un indice que l'on obtiendra les effets désirés de la religiosité. Elliptiquement, on pourrait dire qu'il est bon que celui qui doit agir ait cet attachement et cette aversion, pourvu qu'on entende par là, non les dérivations par lesquelles ces deux sentiments se manifestent, mais les sentiments qui renforcent la foi (§1744). Si quelqu'un disait qu'il serait bien que les hommes fussent tolérants envers ceux qui ont une foi différente, il n'y aurait rien à objecter, sinon que celui qui affirme cela suppose inexistante une liaison (§126) qu'on observe habituellement. Il est de même utile que celui qui se sert de la religiosité des autres à des fins sociales, ne s'adonne pas à certaines manifestations extrêmes de cette religiosité. Celui qui a une foi vive la manifeste parfois d'une manière nullement raisonnable, et qui peut être parfaitement ridicule [FN: § 1853-1]. De même aussi, si quelqu'un disait – et beaucoup de gens le disent effectivement – qu'il serait bien que les hommes s'abstinssent de ces démonstrations, tout en éprouvant un sentiment vif de leur foi, la réponse serait identique à celle donnée tout à l'heure : soit qu'il n'y a rien à objecter à ce désir, sinon que croire cela possible c'est supposer inexistante une liaison qu'on a observée habituellement. Tout cela n'empêche pas que l'on puisse s'efforcer d'affaiblir ces liaisons, que l'on puisse essayer de diminuer l'intolérance de certains sentiments, le manque de bon sens et le ridicule de certaines manifestations. L'erreur naît lorsque, sans se soucier de l'existence des liaisons, on condamne et l'on veut supprimer les conséquences des sentiments qu'on veut conserver [FN:§ 1853-2].

La différence relevée ici entre celui qui fait agir et celui qui agit est d'ordre général ; nous en verrons un grand nombre d'autres exemples.

§ 1854. Pour faciliter l'exposition, nous avons employé tout a l'heure le terme religion, qui n'est et ne peut être défini avec précision ; c'est pourquoi il faut être en garde contre les erreurs qui pourraient provenir de son indétermination. Les ensembles appelés religions sont constitués par des résidus et des dérivations. Il y a des résidus communs à ces différents ensembles ; il y en a de différents. C'est de là précisément, en grande partie, que naît la difficulté de donner une définition unique de ces ensembles. Les définitions déjà données sont innombrables. On en discute depuis des siècles sans rien conclure ; à ces définitions s'en ajouteront d'autres à l'avenir, et l'on continuera à discuter sur les définitions futures comme sur les définitions passées, tant que les hommes se complairont à ces vains discours. Nous savons déjà que la valeur sociale des religions, comme celle de toute autre doctrine, dépend très peu des dérivations, énormément des résidus. En plusieurs religions, il y a un groupe important de résidus, constitué principalement par des persistances d'agrégats, qui correspondent à des sentiments de discipline, de soumission, de hiérarchie. C'est ce dont eurent plus ou moins l'intuition les gouvernements qui voulaient protéger la religion pour avoir des sujets fidèles. Ces sentiments se manifestent principalement par le culte. De là vient qu'au point de vue de l'utilité sociale, le culte importe beaucoup plus que la théologie. Cela est contraire à l'opinion commune, mais en accord avec les faits.

§ 1855. La haute valeur sociale de l'ancienne religion romaine provient justement de ce qu'elle était constituée presque exclusivement d'actes du culte, et qu'elle avait, par conséquent, un maximum de parties utile. Parmi les sectes chrétiennes, la valeur du catholicisme pour maintenir la discipline dépasse de beaucoup celle des autres sectes.

§ 1856. Ici surgit spontanément une objection. L'Italie est catholique ; pourtant les sentiments de discipline y sont beaucoup moins puissants qu'en Prusse, pays protestant. Pour rendre l'objection plus forte, laissons de côté le fait que le luthéranisme prussien est une des sectes protestantes où se maintiennent le plus les actes de discipline, et ne fixons notre attention que sur le fait principal qui donne la solution du problème : sur l'existence simultanée de différents groupes analogues de résidus. Parmi ceux-ci il en est de remarquables : ceux qui se manifestent par la foi monarchique et par l'esprit militaire, ainsi que par la soumission aux autorités. En Italie, ces résidus sont faibles ; en Prusse, ils sont très forts. C'est là un des si nombreux cas où un groupe de résidus se fortifie au détriment des groupes analogues.

§ 1857. Lorsqu'on fixe son attention principalement ou uniquement sur les dérivations, on désigne souvent par le même nom des choses différentes. Par exemple, un ensemble où il y a unité de dérivations nous apparaît comme une religion unique, tandis qu'elle peut être divisée en plusieurs, si l'on fait attention aux résidus différents, grâce auxquels elle est acceptée par des classes diverses de personnes. Voyons, par exemple, le socialisme. Les classes inférieures, qui attendent de cette religion l'amélioration de leur sort, acceptent le socialisme surtout grâce aux résidus d'intégrité personnelle, et en outre grâce aux intérêts. Dans les classes supérieures, nous avons d'abord ceux qui se servent du socialisme à leurs fins. Leurs actions sont principalement logiques ; par conséquent nous n'en parlons pas. Puis nous avons des gens qui acceptent le socialisme, mus surtout par des résidus de sociabilité, parmi lesquels ceux de l'ascétisme jouent souvent un grand rôle. La religion socialiste de ces gens, envisagée au point de vue des résidus, est donc entièrement différente de celle des classes inférieures. Des considérations analogues s'appliquent aux autres religions; par exemple à la religion catholique. Si l'on exclut, comme d'habitude, ceux qui s'en servent à leurs propres fins, il reste, avec unité de dérivations, des religions différentes selon les différents résidus qui sont mis en action ; et ici, nous avons une classe où les résidus de l'ascétisme ont une action de beaucoup prépondérante, en comparaison de celle des autres résidus. C'est ce que comprirent bien les hommes qui gouvernèrent l'Église catholique ; et, sous l'unité de dérivations, ils surent admettre les nombreuses variétés de résidus, qui se trouvent chez le clergé séculaire, le clergé régulier, les laïques, les différents ordres de frères, etc. Voilà un nouvel exemple où l'on voit, comme d'habitude, que l'art de gouverner consiste en grande partie à savoir utiliser les résidus existants (§1843).

§ 1858. Au point de vue de leur valeur sociale, les résidus de l'ascétisme sont en général inutiles et même nuisibles. Par conséquent, il est assez probable que la religion socialiste des classes inférieures est socialement utile, tandis que la religion ascétique des classes supérieures est nuisible. En somme, la première peut être révolutionnaire, mais elle n'est pas du tout contraire à la hiérarchie; au contraire, elle la favorise, et l'autorité des chefs socialistes est beaucoup mieux respectée que celle des magistrats de beaucoup de gouvernements. La religion socialiste est une grande école de discipline, et l'on peut dire qu'à ce point de vue, elle vient immédiatement après la religion catholique. Elle sert à renforcer les résidus de la Ve classe (intégrité personnelle) chez les hommes des couches inférieures de la société, et mieux que n'importe quelle autre mesure – y compris celle de l'instruction obligatoire – elle a pu soulever des individus appartenant à une masse amorphe à la dignité de citoyens ; par conséquent, la force d'action s'est accrue dans la société entière. Au contraire, la religion ascétique n'est que débilitante pour toute énergie. Quand elle est efficace, elle affaiblit les résidus de la Ve classe dans les couches sociales supérieures, et, du petit nombre d'individus qui l'acceptent de bonne foi, elle fait des êtres inermes, imbéciles, inutiles à eux-mêmes et à autrui, et tels que s'ils jouaient un rôle important dans le gouvernement de la société – ce qui n'est heureusement pas le cas – ils la mèneraient à sa ruine. La pratique de cette religion n'a pas une utilité plus grande que n'en avaient les actions des frères qui se macéraient dans le désert. Étant en dehors de la réalité des intérêts, cette pratique ne permet pas aux conflits sociaux de se résoudre suivant leur équilibre, et provoque une inutile consommation d'énergie. En conclusion, la religion du socialiste prolétaire et révolutionnaire a des effets opposés à ceux de la religion du socialiste « intellectuel » et « transformiste ». C'est ce que comprennent par intuition les gouvernements qui font la cour à cette dernière religion, dont ils peuvent se servir à leurs fins, et qui combattent avec acharnement la première, qui les empêcherait de continuer à exploiter le pays [FN: § 1858-1]. C'est aussi ce que comprennent par intuition plusieurs socialistes, quand ils repoussent la coopération des « capitalistes », des « intellectuels », et qu'ils ne veulent pas renoncer à la « lutte des classes ». On peut faire des observations analogues pour la foi des syndicalistes, des anarchistes ou d'autres sectes analogues qui se substitueront peu à peu à celles-ci. Souvent les classes supérieures ont, à leur déclin, de la répugnance à faire usage de la force. Cela arrive d'habitude parce que le plus grand nombre des individus qui les composent préfèrent recourir presque uniquement à la ruse, et le plus petit nombre, par manque d'intelligence ou par lâcheté, répugne à des actes énergiques. Comme nous le verrons plus loin (§2170 et sv.), l'usage de la force est indispensable dans la société, et si une classe gouvernante ne veut pas y recourir, il est nécessaire, au moins dans les sociétés qui continuent à subsister et à prospérer, que cette classe cède la place à une autre qui veuille et sache employer la force. De même que la société romaine fut sauvée de la ruine par les légions de César et par celles d'Octave, il se pourrait que notre société fût un jour sauvée de la décadence par ceux qui seront alors les héritiers de nos syndicalistes et de nos anarchistes.

§ 1859. Le point faible de la religion humanitaire n'est pas dans la défectuosité logico-expérimentale de ses dérivations. À ce point de vue, elles valent tout autant que les dérivations des autres religions ; mais, parmi celles-ci, il y en a qui renferment des résidus utiles aux individus et à la société, tandis que la religion humanitaire n'a que peu ou point de ces résidus. Comment se peut-il qu'une religion qui n'a d'autre but que le bien de l'humanité, et qu'on appelle humanitaire précisément pour ce fait, puisse ne pas avoir de résidus correspondant au bien de la société ? La réponse à cette objection a déjà été donnée au §1779. Les principes dont la doctrine humanitaire est une conséquence logique ne correspondent en rien aux faits. Ils expriment, sous une forme objective, un sentiment subjectif d'ascétisme. L'intention des humanitaires de bonne foi est de faire le bien de l'humanité, de même que l'intention d'un enfant qui tue un petit oiseau en le caressant trop était de faire le bien de cet animal. D'autre part, n'oublions pas que l'humanitarisme a eu aussi quelque effet social favorable, puisqu'il a contribué à faire diminuer les peines ; et si parmi celles-ci il y en avait d'utiles dont la réduction fut nuisible à la société, il y en avait aussi d'inutiles dont la réduction fut profitable (§1861). En revanche, la doctrine de l'humanitarisme ne tient pas debout, au point de vue logico-expérimental, soit parce qu'elle n'a aucune valeur intrinsèque de ce genre, soit et surtout parce que, même si par une hypothèse qui n'est pas du tout probable, elle avait cette valeur, cela ne servirait à rien pour pousser les hommes à des actions utiles, car ils sont guidés principalement par le sentiment. De semblables observations servent à juger l'action des « intellectuels ». Cette action a très peu d'éléments utiles et beaucoup de nuisibles, parce qu'au point de vue des sentiments, les intellectuels ferment les yeux à la réalité, telle qu'elle se reflète en un grand nombre de sentiments qu'ils condamnent par le fait qu'ils n'en comprennent pas le rôle social ; et, au point de vue logico-expérimental, ils ne raisonnent pas sur les faits, mais sur les dérivations, dont ils tirent avec une rigueur logique inopportune des conséquences qui divergent entièrement des faits (§1782). Les considérations que nous venons de présenter s'appliquent à la religion démocratique en général. Les nombreuses variétés de socialisme, de syndicalisme, de radicalisme, de solidarisme, de tolstoïsme, de pacifisme, d'humanitarisme, etc., forment un ensemble que l'on peut rattacher à la religion démocratique, et qui est semblable à celui des innombrables sectes qui apparurent à l'origine de la religion chrétienne. Nous voyons maintenant croître et dominer la religion démocratique, de même que les hommes des premiers siècles de notre ère virent commencer et croître la domination de la religion chrétienne. Les deux phénomènes ont de nombreuses et profondes analogies. Pour connaître le fond de ces phénomènes, il faut mettre de côté les dérivations et aller jusqu'aux résidus. La valeur sociale de l'une ou de l'autre de ces deux religions ne réside nullement dans leurs théologies, mais gît au contraire dans les sentiments manifestés par elles. Pour connaître la valeur sociale du marxisme, savoir si la théorie de la plus-value de Marx est erronée ou non, importe à peu près tout autant que pour connaître la valeur sociale du christianisme, il importe de savoir si et comment le baptême lave le péché originel ; c'est-à-dire que cela importe peu ou point. Certaines exagérations du syndicalisme n'enlèvent pas plus de valeur à la religion démocratique, que les exagérations franciscaines n'en enlèvent à la religion catholique. Les théories de la solidarité et la cosmogonie biblique sont également en dehors de la réalité expérimentale ; mais cela ne diminue nullement l'importance sociale des religions auxquelles les premières et la seconde appartiennent. Ainsi que nous l'avons relevé maintes et maintes fois, on ne peut, de la vanité logico-experimentale de ces dérivations ou d'autres semblables, tirer la conclusion qu'elles sont nuisibles ou même seulement inutiles ; ce sont des choses qui ont peu ou point de rapport. L'analogie de certaines dérivations de la religion chrétienne et de la démocratique explique qu'elles se confondent en certaines sectes, telles que celles des tolstoïens, des démocrates chrétiens, des protestants dits libéraux, des modernistes, des nouveaux admirateurs de Saint François, etc. Si l'on excepte et si l'on met à part les dérivations, nous voyons apparaître la grande transformation sociale qui s'est manifestée à l'origine du christianisme, et la non moins grande transformation sociale qui s'accomplit maintenant, et qui est manifestée par la religion démocratique. La découverte des rapports de ces transformations avec l'utilité sociale est un problème très important et très difficile. Pour le résoudre, il est nécessaire d'avoir une théorie de l'utilité sociale beaucoup plus développée, beaucoup moins imparfaite que celle dont nous pouvons à peine tracer maintenant les grandes lignes. Mais nous pouvons bien dire qu'on obtiendra la première approximation du problème en négligeant de considérer les dérivations dont l'action est secondaire et doit, par conséquent, n'être envisagée que dans des approximations successives. Nous pouvons ajouter qu'il est indispensable de considérer les sentiments manifestés par ces transformations, non pas objectivement, séparés des individus, mais en rapport avec eux, les mêmes sentiments pouvant être utiles chez certains individus, nuisibles chez d'autres. Enfin, il faut aussi laisser entièrement de côté des questions secondaires, telles par exemple que celle de la moralité de certains adeptes de ces religions. Chaque religion a ses parasites ; c'est un fait secondaire qui a peu d'action sur la valeur sociale des religions. Ceux de nos contemporains qui n'appartiennent pas à la religion démocratique sont, en grande partie, dans des conditions semblables à celles des Gentils qui assistaient à l'envahissement de la religion chrétienne. Aujourd'hui, quelques-uns estiment à tort, de même qu'autrefois leurs prédécesseurs estimaient à tort, pouvoir s'opposer efficacement au développement de la religion dont ils sont adversaires ; et ils croient pouvoir le faire en réfutant les dérivations de cette religion. D'autres personnes trouvent ces dérivations si absurdes qu'elles dédaignent de s'en occuper ; et en cela aussi elles agissent comme certains de leurs prédécesseurs [FN: § 1859-1]. Les uns et les autres font usage habituellement de dérivations qui ne sont pas du tout meilleures que celles qu'ils repoussent. Très peu de gens ont l'idée, peut-être pourrait-on dire que personne n'a l'idée de laisser entièrement de côté les dérivations, et d'étudier exclusivement les faits et les rapports qui existent entre eux.

§ 1860. (δ) Enfin l'on peut vouloir faire disparaître une certaine manifestation r, en conservant les autres s, t... ; ou bien vice versa instituer r sans que s, t,... existent aussi. C'est presque toujours très difficile, souvent impossible. Pour que les hommes accomplissent réellement et constamment les actions r, il est nécessaire qu'ils aient les sentiments correspondant aux résidus (a) dont (r) est la conséquence. S'ils ont ces résidus, avec r apparaîtront s, t... ; s'ils ne les ont pas, il n'y aura pas r, mais s, t. n'y seront pas non plus.

§ 1861. Supposons, par exemple, qu'on veuille supprimer les peines r pour les délits de pensée et les délits d'hérésie des différentes religions, et conserver des peines très graves s, t,. pour le vol et l'assassinat. Cela n'est pas impossible, puisque nous avons l'exemple de la Rome ancienne, mais est très difficile, puisque, durant de nombreux siècles, cela n'a pas eu lieu en Europe, chez, les peuples dits civilisés. En effet, chez eux, on a observé que là où r a disparu ou presque disparu, s, t,. se sont aussi affaiblis. Cet effet a été obtenu parce que le groupe de résidus (a) dont dépendent les peines s'est modifié dans le sens d'un accroissement des sentiments de pitié pour ceux qui transgressaient les règles en vigueur dans la société. En outre, certains intérêts, contraires à certaines religions, se sont développés, et cela explique pourquoi la diminution des peines a été plus grande pour certains délits d'hérésie que pour d'autres. Par exemple, après la chute du second Empire, en France, les intérêts des républicains étaient contraires à ceux des catholiques. Les peines pour offense à la religion catholique furent donc supprimées et, par extension, celles pour offense à la religion chrétienne. L'Empire s'était fait le champion – en paroles – de la religion sexuelle [FN:§ 1861-1] ; la République augmenta ensuite la liberté, dans ce domaine aussi ; mais plus tard, l'action de l'Empire oubliée, il se produisit un peu de réaction.

§ 1862. On observe aussi dans l'espace des effets semblables à ceux que nous avons signalés dans le temps. En France, les délits d'offense à la religion chrétienne sont entièrement exempts de peine, tandis qu'en Angleterre il y a quelque reste de peine pour celui qui offense le christianisme. Les délits d'hérésie sexuelle sont beaucoup moins recherchés et punis en France qu'en Angleterre. On observe une différence analogue pour les délits de droit commun, qui sont traités avec beaucoup plus d'indulgence en France qu'en Angleterre. De semblables faits résultent de ce que les hommes raisonnent, non d'après les méthodes des sciences logico-expérimentales, mais en usant principalement du sentiment (§826 et sv.).

§ 1863. Obstacles à l'institution d'une législation. Les obstacles à l'institution d'une législation parfaitement adaptée au but que se propose le législateur sont de deux genres. D'abord il faut trouver cette législation. Pour cela, il est nécessaire de résoudre, non seulement le problème particulier que nous venons de nous proposer (§1825), mais aussi l'autre, plus général, des effets indirects des mesures prises, soit de la composition des forces sociales (§2087). Pour accomplir cette œuvre, à supposer même que le législateur raisonne suivant les méthodes de la science logico-expérimentale, il lui manque encore les éléments scientifiques avec lesquels il pourrait résoudre son problème. On peut d'ailleurs raisonnablement espérer qu'en progressant la sociologie pourra un jour fournir ces éléments.

§ 1864. Mais ce n'est pas tout : il faut ensuite mettre en pratique cette législation. On ne peut le faire qu'en agissant sur les intérêts et sur les sentiments, et il faut prendre garde que les dérivations que l'on devra employer de ce fait diffèrent entièrement des raisonnements logico-expérimentaux qui peuvent faire découvrir la législation adaptée à ce but. Qu'on étudie quels furent, par le passé, les motifs invoqués pour faire accepter des mesures sociales, et l'on verra qu'ils étaient vraiment vains, et que très souvent les hommes visaient un but et en atteignirent un autre. Dans le petit nombre de cas où les gouvernants atteignirent le but qu'ils avaient voulu, ils entraînèrent le peuple, en lui faisant voir un but différent, et en l'encourageant par des discours du caractère voulu pour être entendus par le vulgaire, c'est-à-dire puérilement inefficaces, au point de vue logico-expérimental. Prenons garde, en outre, que là où, pour atteindre un certain but, on peut agir sur les intérêts et sur les sentiments en les modifiant, cette modification, outre les effets désirés, pourra facilement en avoir d'autres auxquels on ne vise pas du tout, et il restera à considérer ensemble les uns et les autres de ces effets, et à voir quelle sera, en fin de compte, l'utilité sociale pour l'ensemble. Ce problème est analogue à celui que doit résoudre la mécanique pratique pour construire une machine. Celle-ci transforme une partie de l'énergie en un effet voulu, et en perd une autre partie. La première partie est souvent très petite en proportion de la seconde.

§ 1865. Les mesures sociales ont aussi, en général, une partie utile et une partie inutile ou nuisible ; mais quiconque veut la première doit nécessairement accepter la seconde. Ici aussi, nous répétons qu'il faut considérer non seulement les effets directs, ainsi que nous le faisons maintenant, mais aussi les effets indirects, dont nous nous occuperons au chapitre suivant.

§ 1866. Quand le mécanicien a trouvé la meilleure machine, il éprouve peu de difficultés à la faire accepter, et sans exclure absolument les dérivations, il peut faire principalement usage de raisonnements logico-expérimentaux. Il n'en est pas de même de l'homme d'État, pour lequel les dérivations sont, au contraire, le principal, et l'expression de raisonnements logico-expérimentaux n'est que secondaire et exceptionnelle. Le choix d'une machine étant en très grande partie une action logique, il n'y a aucun inconvénient, par exemple, si l'on démontre que la machine à vapeur ne transforme en effet utile qu'une petite partie de l'énergie calorifique produite dans le foyer de la chaudière ; au contraire, cela peut être utile, puisque cela met sur la voie d'accroître la partie utilement consommée. Mais si le choix d'une machine était principalement une action non-logique, si, dans ce choix, le sentiment jouait un rôle important, il serait avantageux de posséder une théorie absurde, qui affirmerait que dans la machine à vapeur on ne perd pas la plus petite partie de l'énergie produite (§1868 et sv.).

Pour faire accepter la machine, il convient que quelqu'un se préoccupe d'y parvenir ; il convient encore beaucoup plus, il est même indispensable que, de même, pour faire accepter une mesure sociale, il y ait quelqu'un qui la patronne. Dans un cas comme dans l'autre, l'intérêt individuel est un puissant moteur ; mais pour les mesures sociales, le sentiment est encore plus efficace, spécialement s'il s'exalte et prend la forme d'une religion. Par conséquent, c'est une condition favorable, s'il est tel qu'il s'exprime par des dérivations enthousiastes, dépassant la froide réalité, et très différentes des raisonnements sceptiques des sciences logico-expérimentales. Actuellement, la popularité de ces sciences tient beaucoup à ce que le vulgaire les accepte comme des dérivations. Le progrès des sciences logico-expérimentales a fait naître un sentiment de vénération à leur égard, et il faut le satisfaire, mais cela n'est pas difficile parce que le vulgaire se contente d'une lointaine, très lointaine apparence logico-expérimentale donnée aux dérivations.

§ 1867. La proposition que nous venons d'énoncer au sujet des sentiments manifestés par les dérivations, est exprimée vulgairement en disant que les dérivations enthousiastes réussissent mieux que le froid raisonnement à déterminer les hommes à l'action ; et l'on peut aussi accepter ce mode elliptique de s'exprimer, pourvu que l'on entende qu'il s'agit, non des dérivations, mais bien des sentiments qu'elles manifestent (§2085).

§ 1868. Les sentiments qui s'expriment par des dérivations dépassant l'expérience et la réalité ont une grande efficacité pour pousser les hommes à l'action. Ce fait explique la façon dont se produit un phénomène très bien observé et mis en lumière par G. Sorel ; c'est que les doctrines sociales agissant avec efficacité (on dirait mieux : les sentiments manifestés par ces doctrines) prennent la forme de mythes [FN:§ 1868-1]. Répétant en d'autres termes une observation faite tant de fois déjà, nous dirons que la valeur sociale de ces doctrines (ou des sentiments qu'elles expriment) ne doit pas être jugée par leur forme mythique, qui n'est qu'un moyen d'action, mais bien intrinsèquement, par l'effet produit.

§ 1869. Cette matière n'étant pas facile, il sera peut-être bon, pour l'expliquer, d'avoir recours à l'intuition visuelle en mettant sous les yeux du lecteur une image grossière, peut-être même erronée si l'on y regarde de trop près, mais capable d'éclairer la notion beaucoup plus précise que donne le raisonnement. Négligeons les cas où les gens, croyant aller d'un côté, vont, en fait, d'un autre côté (§1873), et attachons-nous à ceux où l'on va, au moins en partie, du côté désiré. Supposons qu'un individu se trouve en h, où il jouit d'une certaine utilité représentée par l'indice ph, et qu'on veuille l'engager à se porter en m, où il jouira d'une utilité plus grande qm. Lui exposer la chose de cette façon serait peu propre à le pousser à l'action. Au contraire, on lui propose un point T, placé très loin sur la tangente hT à la courbe hm, et où l'on jouirait d'une utilité très grande rT, mais entièrement fantaisiste. Il arrive alors quelque chose d'analogue à ce qui se produit pour un point matériel mu par une force tangentielle h T sur une courbe hm ; c'est-à-dire que l'individu a T en vue et se porte vers T, mais, retenu par les liaisons de la pratique, il ne peut suivre la tangente hT : il est contraint de rester sur la courbe, et finit par se trouver en m, où d'autre part il ne serait peut-être jamais allé, s'il n'avait pas été sollicité par la force tangentielle selon hT.

§ 1870. Il est évident que pour connaître les conditions dans lesquelles l'individu se trouvera en m, il n'y a pas lieu de se préoccuper de T. L'indice rT est en somme arbitraire, et n'a aucun rapport avec l'indice réel mq, excepté celui-ci : que le déplacement vers T et vers m fait croître l'indice qui avait ph pour valeur. En outre, il n'importe vraiment pas du tout que T soit imaginaire, fantaisiste, si m est, au contraire, concret, réel.

Figure 29

§ 1871. Un être qui accomplirait exclusivement des actions non-logiques serait poussé de h en m, sans en avoir conscience. L'homme, qui est un animal logique, veut savoir pourquoi il se meut dans le sens hm ; aussi, celui qui est déjà poussé sur la voie hm par l'instinct, par ses intérêts ou par d'autres causes semblables, donne-t-il libre cours à sa fantaisie et imagine-t-il un but ou fin T. Lorsque ensuite, par la persistance des agrégats, la conception fantaisiste de T prend, chez lui, la valeur d'un sentiment, cette conception agit aussi indépendamment d'autres causes pour le pousser sur la voie hm. Elle agit de même sur ceux qui trouvent ces sentiments dans la société où ils vivent, et qui n'auraient pas d'autres motifs, ou en auraient de très peu déterminants pour parcourir la voie indiquée. Quand le but imaginé T est seulement une explication, il satisfait le désir de raisonnements logiques ou pseudo-logiques, mais a peu ou point d'effet pour pousser les hommes à agir ; et comme explication il a la valeur limitée du fait que les dérivations se rapprochent plus ou moins des raisonnements logico-expérimentaux. Les dérivations correspondent à la réalité dans la mesure où le trait hm de la courbe peut se confondre approximativement avec le trait hs de la tangente.

§ 1872. La divergence entre m et T et le fait que, pour aller en m, il faut viser à T, ont de nombreuses conséquences, outre celle que nous avons relevée tout à l'heure. Nous aurons à nous en entretenir dans ce chapitre et le suivant.

§ 1873. Il peut arriver, et il arrive effectivement parfois, que le phénomène ne se produise pas d'une manière analogue à celle indiquée par la fig. 29, mais qu'il ait lieu d'une manière analogue à celle indiquée par la fig. 30. Autrement dit, il arrive que l'individu qui voudrait se mouvoir selon h T, pour accroître l'utilité dont il jouit, se meuve, au contraire, de h à f, et fasse diminuer cette utilité, laquelle, au lieu de l'indice ph, finit par avoir l'indice plus petit vf. À ces cas se rattachent ceux où les dérivations ne correspondent en rien à la réalité, c'est-à-dire dans lesquels on ne peut supposer, pas même pour un petit parcours, que hT coïncide approximativement avec hf. En outre, il arrive souvent que la tendance à se porter en T se manifeste, de fait, dans une tout autre direction ; c'est le cas que nous avions commencé par exclure (§1869). L'intuition visuelle peut aussi aider grosso modo à mieux comprendre cela. La figure 30 peut représenter une section verticale de la superficie hf, sur laquelle l'individu doit se mouvoir. Voyons-en une projection horizontale (fig. 31). Le point h est mu par une force directe selon hT, mais il rencontre certains obstacles (préjugés, sentiments, intérêts, etc.) qui le contraignent à se mouvoir sur la ligne ehfg. Par conséquent, sous l'action de la force hT, il ne se meut nullement vers T, mais arrive en f. De même, un navire peut se mouvoir contre le vent. Les considérations développées tout à l'heure nous serviront encore dans la suite (§ 2148 et sv.) à l'étude de phénomènes analogues.

Figure 30

Figure 31

§ 1874. Nous venons de voir ce qui peut arriver ; reste à savoir ce qui arrive habituellement en réalité. Si l'on prend garde à l'ensemble des phénomènes, on voit immédiatement que, fût-ce entre des limites restreintes, les actions qui ont des buts idéaux T, ou qui sont accomplies comme si elles avaient ces buts, doivent en beaucoup de cas atteindre aussi des buts d'utilité individuelle et sociale, c'est-à-dire arriver à un point m où les indices de ces utilités vont croissant. En effet, les actions non-logiques sont encore en grand nombre et d'une grande importance à l'époque actuelle ; elles étaient en plus grand nombre et d'une plus grande importance dans le passé. Le moteur d'un grand nombre de ces actions, c'est-à-dire le but T auquel elles tendent, est exprimé par des dérivations théologiques, métaphysiques et autres semblables, tandis que le but pratique des hommes est le bien-être et la prospérité d'eux-mêmes et de leur société. Si ces deux buts étaient toujours opposés, si celui qui tend vers le premier n'atteignait jamais le second, il n'aurait pas été possible de voir subsister et prospérer des sociétés où il était si important d'atteindre le premier but. Pour revenir à la fig. 29 du §1869, les faits observés démontrent qu'il doit y avoir eu, dans les sociétés humaines, un grand nombre de cas où les phénomènes se sont produits d'une manière analogue à celle qui est indiquée par cette figure ; c'est-à-dire qu'en se portant vers T, les hommes doivent avoir pourvu à ce qui leur est utile, et s'être portés en m, parce que si tous les cas s'étaient, au contraire, produits presque tous comme ceux indiqués par la fig. 30 du §1873, c'est-à-dire si les hommes, se portant vers T, étaient allés en f, à leur détriment, les sociétés humaines auraient dû décliner toujours ; et comme cela n'est pas arrivé, l'hypothèse que nous avons faite demeure exclue.

§ 1875. Prenons garde que s'il est ainsi démontré que souvent les hommes qui visent un but imaginaire en ont atteint un autre, réel, qui leur a été favorable, il n'est nullement démontré que cela ait toujours eu lieu. Par conséquent, il reste encore à résoudre le problème qui recherche quand et entre quelles limites ces buts coïncident, étant données les circonstances de lieu et de temps dans lesquelles on considère le phénomène. Nous ne savons pas non plus si, quand et où la substitution d'un but imaginaire à un but réel peut être utile. Avant d'entreprendre l'étude de ces problèmes et des différentes solutions qui en furent données, il faut que nous portions notre attention sur un sujet de nature plus générale.

§ 1876. LES BUTS IDÉAUX ET LEURS RAPPORTS AVEC LES AUTRES FAITS SOCIAUX [FN:§ 1876-1]. Supposons une société composée d'individus qui, en partie, agissent en visant certains principes idéaux T, en observant certaines règles idéales, ou bien en accomplissant des actions non-logiques qui apparaissent à un observateur comme des conséquences de ces principes, de ces règles, et étudions la nature et les effets des actions accomplies de cette manière, ainsi que les rapports de ces actions avec les diverses utilités (§2115 et sv.). Deux problèmes se posent aussitôt. 1° Comment les faits sont-ils en réalité ? 2° Comment sont-ils vus par ceux qui s'en occupent, et spécialement par les auteurs des théories et des doctrines ? Pour ceux-ci, les solutions des problèmes sont, au moins en grande partie, explicites ; mais pour le plus grand nombre d'hommes elles sont souvent implicites, c'est-à-dire que, sans les énoncer, les hommes agissent comme s'ils se laissaient guider par elles. On peut dire, mieux encore, pour éviter le danger habituel de confondre les actions logiques avec les actions non-logiques, que les actions des hommes sont de telle sorte que quiconque veut trouver un principe logique qu'elles supposent, est conduit à l'une des solutions indiquées. Ce principe est donc simplement déduit des actions par celui qui les observe ; ce n'est pas du tout un principe dont celui qui agit déduise logiquement sa manière d'agir (§2147 et sv.). Un autre problème vient s'ajouter à celui-là : 3° Comment les faits doivent-ils être vus pour que cela soit utile aux individus, à la société, etc. (§2115 et sv.). Mais ce problème rentre dans les précédents, si l'on considère comme but T la croyance à certains faits, et, de cette façon, il correspond au 1er problème posé tout à l'heure. Cela nous permet aussi d'apercevoir un autre problème qui correspond au 2° que nous venons de rappeler, et que l'on peut énoncer en disant : 4° Comment le rapport entre l'utilité et la manière dont les hommes interprètent les faits a-t-il été vu par les gens, et spécialement par les auteurs ? On a fait allusion souvent déjà aux 3e et 4e problèmes, sans les nommer explicitement, et nous aurons à en parler encore, au cours de cet ouvrage. Plus loin (§1896, 1932), nous en traiterons un peu en général et dans un cas particulier. Ici nous considérerons seulement le 1er et le 2e problèmes, et nous aurons les sujets d'étude suivants :

  1. I. Le but ou fin T (§1877 et 1878)
    1. I – 1° Premier problème (§1877);
    2. 1 – 2° Second problème (§1878) ;
  2. II. Les rapports de T et de m (§1879 à 1891) ;
    1. II - 1° Premier problème 1879 à 1882) ;
    2. II - 2° Second problème 1883 à 1891) ;
      1. II - 2° (a) On confond, ou du moins on rapproche beaucoup T et m (§1883 et 1884) ;
      2. II - 2°(b) On sépare entièrement et a priori les buts T, de l'utilité m (§1885 à 1891);
        1. II - 2° (b-α) On considère certains buts T (§1886)
        2. II - 2° (b-β) On oppose nettement les buts imaginaires T à l'utilité (§1887) ;
        3. II - 2° (b-γ) Cas intermédiaires (§ 1888 à 1891);
  3. III. Manière dont on unit T comme effet à certaines causes (§1892 et 1893);
    1. III - 1° Premier problème (§1892)
    2. III - 2°Second problème (§1893) ;
  4. IV. Nature des voies qui conduisent au but T (§1894 et 1895)
    1. IV - 1° Premier problème 1894)
    2. IV - 2° Second problème 1895).

§ 1877. 1 - Le but ou fin T. Puisque nous le supposons en dehors de l'expérience, les buts logico-expérimentaux auxquels tendent les sciences et les arts demeurent exclus de la présente étude.

I - l° Pour les animaux, T paraît être un simple instinct. Il peut l'être aussi pour les hommes, dans un petit nombre de cas ; mais, habituellement, il s'exprime au moins sous forme de résidus, et pour satisfaire le besoin de logique que l'homme éprouve, sous forme de dérivations manifestations (§1688). Il faut distinguer le but T (α) qu'un homme a spontanément, du but T (β) qu'un autre homme s'efforce de lui suggérer. Cette distinction a une très grande importance dans les sociétés humaines, à cause de l'opposition que l'individu ressent entre son utilité propre et celle d'un autre homme ou de la société. On peut dire que l'histoire de la morale et de la législation est l'histoire des tentatives faites pour concilier tant bien que mal ces différents genres d'utilité. Pour les animaux, l'instinct pourvoit à cette conciliation. L'effet en est admirable, pour concilier l'utilité des petits avec celle des père et mère, et souvent pour substituer la première à la seconde. Il se produit quelque chose de semblable pour les hommes ; mais le besoin qu'ils éprouvent de raisonner les empêche de s'en tenir à des actes purement instinctifs, et les pousse dans le vaste domaine des dérivations.

§ 1878. 1 - 2° La manière dont les hommes qui ont arrêté leur attention sur les buts T les ont vus, est généralement la suivante : ils les ont considérés comme des principes absolus, ou du moins comme des principes expérimentaux, résultant d'une forme réelle présumée aux principes imaginaires. Cela a eu lieu non seulement en vertu de la tendance que les résidus de la persistance des agrégats, dont les T sont constitués, ont d'assumer une forme absolue, ou tout au moins une apparence de réalité concrète, mais aussi en vertu de l'utilité pratique qu'il y a de ne laisser aucun doute s'insinuer dans l'esprit de qui l'on veut persuader, et de se servir dans ce but de la force que l'absolu, ou du moins la réalité présumée, confère aux principes. Les deux motifs subsistent de nos jours. Le second se fortifie même avec les progrès de la science, qui donne une plus grande autorité à la réalité. Il ne semble pas que ces motifs soient sur le point de disparaître prochainement. On peut donc prévoir qu'il continuera à y avoir des T à caractère absolu et des T imaginaires présentés comme réels, et que si les liaisons que nous connaissons maintenant ne changent pas, la société ne peut exister sans de tels buts (§2143 et sv.).

Les auteurs qui ne veulent pas se placer entièrement en dehors du monde réel sont contraints de reconnaître l'existence de ces buts dans le passé et dans le présent ; mais une partie d'entre eux affirment qu'ils disparaîtront, et qu'au terme de l'évolution il n'y aura plus que des buts expérimentaux.

§ 1879. II. Les rapports entre le but T et le point m auquel les individus parviennent effectivement, et les rapports entre le but T et les différentes utilités.

II - 1° La solution du problème objectif résulte de l'ensemble des études auxquelles nous nous livrons ici. C'est en partie pour y arriver que nous avons dû traiter longuement des résidus et des dérivations, afin de retrouver le fond sous la forme. En résumé, on peut dire que le fait de viser à une fin imaginaire T, pour atteindre une fin réelle m, est un moyen souvent indispensable, mais aussi toujours imparfait, d'atteindre cette fin. L'emploi de ce moyen est analogue à celui d'une machine qui transforme en énergie utile une partie seulement de l'énergie totale qu'elle consomme (§1864 et sv.). Par conséquent, si l'on affirme que le fait de substituer la recherche d'une fin réelle, expérimentale, à celle d'une fin imaginaire T, supprimerait une déperdition de forces, accroîtrait l'utilité de la société, on ne s'écarte nullement de la vérité ; de même qu'on ne s'en écarterait pas non plus en affirmant que le fait d'employer des machines qui transforment en effet utile la totalité de l'énergie consommée, supprimerait une déperdition dans l'économie sociale, et accroîtrait l'utilité de celle-ci.

§ 1880. Reste à savoir maintenant si cela est possible. C'est le problème le plus important pour qui ne veut pas rester dans les nuages. Ainsi que nous l'avons déjà relevé (§130 et sv.), si l'on conserve toutes les liaisons du système social, ce qui existe ne diffère pas de ce qui pourrait exister, et les cas possibles sont ceux où l'on suppose inexistantes certaines liaisons dont ou peut effectivement observer l'absence en des cas réels (§2143 et sv.).

§ 1881. En somme, ce fait est admis aussi, implicitement du moins, par ceux qui, aux fins imaginaires, veulent substituer des fins réelles, et rendre la vie sociale entièrement logico-expérimentale ; mais habituellement ces personnes réduisent ces liaisons à une seule : l'ignorance. Elles ne doutent nullement qu'une fois cette ignorance dissipée, la société suivra la voie qu'elles indiquent. On peut supposer inexistante la liaison de l'ignorance, au moins en grande partie, car il est certain qu'il y a et qu'il y a eu des hommes instruits, et que, dans l'ensemble de la société, le savoir s'est accru avec les siècles. Il n'y a donc pas là de difficulté qui nous entrave ; mais elle surgit insurmontable, dans la partie du sujet qui réduit à la seule liaison de l'ignorance toutes les liaisons qu'il faut supprimer pour rendre la conclusion possible. Si les hommes les plus intelligents, les plus instruits ou « savants », au sens vulgaire du mot, étaient aussi ceux qui donnent le plus d'importance aux principes logico-expérimentaux dans les matières sociales et excluent les autres principes, il serait permis de conclure qu'avec le temps des hommes semblables refuseraient tout ce qui n'est pas logico-expérimental, et que les autres hommes, en se rapprochant des premiers par leur savoir, se rapprocheraient d'eux aussi en ce qu'ils admettraient uniquement les principes logico-expérimentaux. Mais les faits ne se passent point ainsi. Parmi les hommes intelligents, instruits et « savants », au sens vulgaire du mot, si les théologiens ont vu diminuer leur nombre et leur pouvoir, les métaphysiciens proprement dits prospèrent, jouissent de la renommée et du pouvoir. Ils sont renforcés par d'autres métaphysiciens, dits « positivistes », ou qui, sous différents noms, sortent à chaque instant du domaine logico-expérimental. De nombreux savants, éminents dans les sciences naturelles, où ils font usage exclusivement ou presque exclusivement des principes logico-expérimentaux, les oublient bel et bien lorsqu'ils dissertent sur les « sciences » sociales [FN:§ 1881-1]. Quant à l'ensemble de la population, on observe une succession de théologies et de métaphysiques, plutôt qu'une diminution de la totalité de ces phénomènes (§2329 et sv.), ainsi que nous l'avons vu souvent déjà, et comme nous le rappellerons de nouveau tout à l'heure en étudiant le second problème.

§ 1882. Nous conclurons donc que le fait de viser à certains buts ou fins imaginaires T fut souvent dans le passé, continue dans le présent, et continuera probablement dans un avenir prochain, à être utile aux sociétés humaines (§1932) ; que souvent il arrive qu'il y a plusieurs fins T, T', T". , très différentes au point de vue des dérivations, mais équivalentes ou presque équivalentes au point de vue de l'utilité sociale (§1740, 1850 et sv.) ; mais que tout cela n'empêche nullement que le fait de tendre à d'autres fins imaginaires, théologiques ou métaphysiques, puisse avoir été dans le passé, soit dans le présent, et soit à l'avenir nuisible à la société (§1873, fig. 30). On ne peut pas résoudre d'une façon générale le problème de l'utilité de ces fins : il faut distinguer de quelles fins il s'agit, et voir dans quels rapports elles se trouvent avec les autres faits sociaux. Il faut faire cette distinction, non seulement qualitativement, mais aussi quantitativement (§2142 et sv.). En outre, il faut rechercher s'il existe une certaine proportion plus avantageuse que d'autres à l'utilité sociale, entre la poursuite de buts imaginaires et celle de buts logico-expérimentaux. Ce n'est pas tout. La société étant hétérogène, il faut tenir compte de ce fait, et il est nécessaire de se livrer aux recherches susdites pour les différentes classes sociales. C'est précisément ce que nous ferons au chapitre suivant.

§ 1883. II-2°. Quand les doctrines qui ont eu cours sur les rapports entre T et m font largement usage des dérivations, elles apparaissent mieux dans l'étude de III et de IV. Maintenant, nous prêtons plus attention au fond qu'à la forme des doctrines qui établissent un rapport entre T et m.

II-2° (a). On confond, ou du moins on rapproche beaucoup T et m. On peut le faire de deux façons : (A) on croit que tendre à la fin idéale est la meilleure manière de réaliser son utilité et celle d'autrui. On tend à T et l'on arrive à m. (B) Vice versa, on croit tendre à une fin idéale, quand au contraire, on recherche en somme son utilité personnelle ou celle d'autrui. On tend à m et l'on invoque T. D'ailleurs tout cela demeure très indéterminé [FN: § 1883-1], ainsi que nous le verrons mieux en un cas particulier (§1897 et sv.). Les diverses utilités notamment sont souvent confondues.

(A) Ces doctrines sont beaucoup plus nombreuses et plus importantes que les autres. Cela parce que le but des doctrines est presque que toujours de persuader l'individu de tendre à une fin qui procure l'utilité d'autrui ou de la société. Si nous désignons par T (1) la fin égoïste qui procurerait l'utilité m (1) de l'individu, et par T (2) la fin altruiste qui procurerait l'utilité m (2) d'autrui ou de la société, le but d'un très grand nombre de doctrines éthiques est de confondre en une seule masse homogène T (1), T (2), m (1), m (2). Si l'on met au premier plan l'utilité m (1) de l'individu, de laquelle se rapprochent jusqu'à se confondre ou à être très rapprochées les fins T (1), T (2) et l'utilité m (2), on a les germes dont naîtront, par des dérivations opportunes, les différentes « morales utilitaires ». Depuis les temps les plus reculés, ces morales utilitaires parviennent jusqu'à nous. Elles s'expriment depuis les fables en usage à l'enfance de nos races jusqu'aux élucubrations de Bentham et des positivistes. Le plus grand nombre des individus ne peut oublier son utilité propre m (1) ; il faut donc leur montrer qu'on la réalise en tentant à T (2), et en parvenant à m (2).

Si l'on met au premier plan T (2), souvent confondu avec T (1), et desquels se rapprochent m (1) et m (2), on a les germes de nombreuses morales théologiques et métaphysiques. Pour mieux rapprocher T (2) de m (1) et les confondre, les morales théologiques font usage de sanctions appliquées par leur être surnaturel. Les morales métaphysiques y substituent un impératif quelconque, sans grande efficacité, il est vrai (§1886, 1938).

§ 1884. (B) L'égoïste agit consciemment, visant à m et invoquant T ; mais un grand nombre de gens de parfaite bonne foi font aussi cela. Rares sont les hommes cyniquement égoïstes, et rares aussi sont les purs hypocrites. La plupart des hommes désirent concilier leur avantage personnel avec les résidus de la sociabilité (IVe classe), faire leur propre bien, et paraître faire celui d'autrui, couvrir l'égoïsme du manteau de la religion, de l'éthique, du patriotisme, de l'humanitarisme, de la fidélité au parti, etc., tendre à des satisfactions matérielles, et faire semblant de n'en rechercher que d'idéales [FN:§ 1884-1]. En outre, ces hommes se procurent de la sorte l'appui des personnes qui sont alléchées par la beauté du but idéal T, tandis qu'elles se soucieraient assez peu, peu ou pas du tout, du but humble et terre à terre m. C'est pourquoi ils se mettent en quête de théories capables d'atteindre le but. Ils en trouvent aisément ; et les théoriciens de la théologie, de l'éthique, de la sociabilité, ainsi que d'autres personnages, leur en fournissent beaucoup. Tous réalisent parfois aussi leur propre avantage, en vendant une marchandise recherchée sur le marché, tandis qu'ils semblent n'être en quête que de doctrines sublimes.

§ 1885. II-2° (b) On sépare entièrement les fins T de l'utilité m. Habituellement, ce n'est qu'en apparence que l'on s'occupe des fins T en général, tandis qu'en somme les auteurs des doctrines ont principalement ou exclusivement en vue certaines de leurs fins particulières T.

§ 1886. II-2° (b-α). On considère uniquement certaines fins T. L'auteur ne se soucie pas de l'utilité m, ou bien il l'envisage comme n'ayant que peu ou point de valeur. On a ainsi les morales théologiques ou métaphysiques qui, faisant abstraction de l'utilité, imposent d'une manière absolue ce que l'homme doit faire, et en outre les morales ascétiques, mystiques et autres semblables. Grâce aux puissants résidus de l'ascétisme, ces dernières morales sont importantes, mais beaucoup moins que les morales de la classe (I). En général, l'ascétisme est sa propre fin ; mais parfois, grâce aux sanctions surnaturelles, il peut aboutir à une morale qui ait l'apparence d'une morale de la classe (I) ; c'est lorsqu'au lieu de l'utilité réelle m, il considère une utilité imaginaire. Cette apparence est trompeuse, car, comme critère de classification, m doit être essentiellement réel.

§ 1887. II-2° (b-β). On oppose nettement les fins imaginaires T à l'utilité m. Les auteurs ont l'habitude de s'exprimer comme s'ils traitaient de toutes les fins imaginaires ; mais en somme ils n'ont en vue que certaines fins, auxquelles ils veulent en substituer d'autres, également imaginaires. On a le choc de deux théologies, de deux métaphysiques, et non le choc de la théologie et de la métaphysique avec la science logico-expérimentale. Dans cette catégorie figurent les doctrines purement ascétiques, qui ne visent pas à une félicité ultra-terrestre, qui sont leur propre fin, qui repoussent délibérément l'utilité. Il s'y trouve aussi les doctrines pessimistes, qui affirment que quelle que soit la fin proposée, on ne pourra jamais arriver à la félicité, que l'on confond ici avec l'utilité.

§ 1888. II-2° (b-γ) Cas intermédiaires. On ne sépare pas a priori T de m : on les considère comme des phénomènes séparés, qui peuvent avoir entre eux différents rapports. Si ceux-ci sont expérimentaux, on arrive à la solution logico-expérimentale ; c'est-à-dire qu'on a la solution II-1°. S'ils dépassent l'expérience, ou bien sont fixés a priori, on a diverses dérivations. Parmi celles-ci, il faut remarquer les doctrines qui divisent les fins imaginaires T en deux classes, dont une (T h) passe pour être toujours utile, une autre (T k) toujours nuisible, extrêmement nuisible. Inutile d'ajouter que la classe (T h) est celle qui correspond à la religion de l'auteur. On confond très souvent ce cas avec les précédents, parce que les auteurs n'admettent habituellement pas la division des fins imaginaires ou même seulement idéales T en deux genres (T h) et (T k). Pour eux le genre (T h) existe seul, et les fins (T h) sont les seules existantes ; par conséquent elles sont « réelles », « vraies », tandis que les fins (T k) sont inexistantes, « irréelles », « fausses ». De la sorte, les fins (T h) étant les seules existantes suivant les théories de ces auteurs, elles prennent la place de la catégorie (T) dont il s'agit dans les cas précédents, et elles se confondent avec elle.

§ 1889. On observe des phénomènes de cette sorte dans l'histoire, lorsqu'une religion veut en supplanter une autre. Alors on les aperçoit clairement. Ils sont un peu plus voilés, quand les doctrines matérialistes, positivistes ou autres semblables, attaquent toutes les « religions » ; mais il suffit d'un peu d'attention pour s'apercevoir que ces doctrines ne diffèrent des religions qu'elles combattent que par le nom et pas par le fond, et qu'en réalité ce qu'on dit être la lutte de la « Raison » contre les religions positives est seulement la lutte de deux théologies. Il ne faut pas oublier que si l'on invoque aujourd'hui la « Raison » contre le christianisme, celui-ci l'a déjà invoquée contre le paganisme, et que la théologie moderne du Progrès n'est nouvelle qu'en partie, tandis que partiellement elle reproduit sous d'autres formes des conceptions anciennes.

§ 1890. Dans la théologie du Progrès, l'histoire de l'humanité est surtout, peut-être exclusivement le récit de la lutte entre un principe du « Mal », qui est la « Superstition », et un principe du « Bien », qui est la « Science ». Écrire l'histoire revient simplement à paraphraser le vers de Lucrèce :

Tantum Religio potuit suadere malorum.

La religion du Progrès est polythéiste. La Superstition, reine des ténèbres, princesse du Mal, a tout un cortège de divinités inférieures, et, ainsi qu'il arrive habituellement, parmi celles-ci il en est dont le crédit augmente, et d'autres dont le crédit diminue ou même s'annule. À une certaine époque, l'auri sacra fames occupait la première place dans la hiérarchie. Aujourd'hui, elle est bien déchue. Aux temps de la ferveur chrétienne fut en vogue la superstition païenne, que l'on opposait à la Vraie Religion. Dans les temps modernes, la Propriété privée disputa la première place à la Superstition. Rousseau la dénonça dans des invectives terribles. Mais aux temps de la révolution de 1789, la Superstition régna de nouveau, avec tout un cortège de ministres : les rois, les nobles, les prêtres. Ensuite, on revint à d'autres spéculations théoriques, et le Capitalisme succéda à la Propriété privée, comme Jupiter succéda à Saturne. Bienheureux qui possède cette clé du savoir ! Tout phénomène passé, présent ou futur est expliqué par le mot magique de Capitalisme. Le Capitalisme seul est la cause de la misère, de l'ignorance, des mauvaises mœurs, des vols, des assassinats, des guerres. Il ne sert à rien de citer l'exemple des femmes disciples de Messaline [FN:§ 1890-1], que l'on trouve en tout temps. C'est un article de foi que si le capitalisme n'existait pas, toutes les femmes seraient chastes, et la prostitution n'existerait plus. Il ne sert à rien de citer l'exemple des peuples sauvages qui passent leur vie en guerres perpétuelles. La foi nouvelle nous impose de croire que, sans le capitalisme, on ne verrait aucune espèce de guerre. Cependant aujourd'hui un grand nombre de socialistes prennent part à la guerre. Ils cherchent à s'excuser par une belle casuistique : ils sont opposés aux guerres en général, partisans de celle qui leur profite en particulier. S'il existe des pauvres, des ignorants, des paresseux, des malfaiteurs, des alcooliques, des aliénés, des débauchés, des voleurs, des assassins, des conquérants, c'est exclusivement la faute du capitalisme. Le raisonnement par lequel on démontre ce fait est le post hoc, propter hoc habituel. La société est capitaliste. Donc, ses maux proviennent du Capitalisme. Il s'y ajoute d'autres raisons, qui reviennent en somme à affirmer que si les hommes avaient de tout à satiété, ils ne commettraient pas d'actes malfaisants et de crimes pour se procurer ce qui leur manque ; et comme on admet que seul le Capitalisme empêche les hommes d'avoir tout à satiété, il en résulte que cette entité est la cause de tout acte malfaisant.

§ 1891. Au principe du Mal s'oppose le principe du Bien, qui fut jadis la Vraie Religion, et qui est aujourd'hui la Science. Elle aussi s'entoure de divinités secondaires, telles que la Démocratie, l'Humanitarisme, le Pacifisme, la Vérité, la Justice, et toutes les entités qui peuvent mériter l'épithète de progressistes. Ainsi que les anges de lumière combattent les anges des ténèbres, ces divinités luttent contre les entités dites réactionnaires, et défendent et sauvent la pauvre humanité des embûches de ces démons.

§ 1892. III. Manière dont on unit T, comme effet, à certaines causes. III-1° Nous avons déjà vu l'une de ces manières, qui consiste en la confusion que l'on cherche à établir entre les fins et les utilités. Mais ce n'est pas la seule, soit parce qu'on peut lier les fins et les intérêts d'une autre manière que par cette confusion, soit parce qu'outre les intérêts, les hommes ont des passions, des sentiments, auxquels on peut lier les fins. Quant aux moyens d'obtenir l'union des fins à d'autres faits, nous avons, non seulement, la persuasion, mais aussi la contrainte. Celle-ci apparaît dans l'hostilité que subit celui qui viole des usages, des coutumes, des règles, en usage dans la société où il vit. Elle est mise en pratique dans les lois pénales. Nous ne nous en occupons pas ici. Pour la persuasion, on a d'innombrables productions littéraires, depuis les simples fables jusqu'aux plus subtiles élucubrations théologiques, éthiques, métaphysiques, positivistes, etc. Comme nous l'avons vu tant de fois déjà, la force persuasive de ces productions ne réside pas dans les dérivations, mais bien dans les résidus et dans les intérêts qu'elles mettent en action. C'est pourquoi seules resteront en usage les productions qui lient les fins à de puissants résidus et à d'importants intérêts. On peut trouver ces résidus dans les différentes classes. Très forts sont certains résidus de persistance des agrégats. Seuls ou unis à d'autres résidus, parmi lesquels il faut noter surtout ceux de la sociabilité, ils donnent les nombreuses entités dont les hommes ont peuplé leurs Olympes divins, métaphysiques, sociaux. Nous pouvons donc prévoir que les fins T seront liées à ces entités. C'est précisément ce qu'on observe dans les morales théologiques, métaphysiques, et dans celles qui se fondent sur la vénération pour la tradition, pour la sagesse des ancêtres, à laquelle correspond aujourd'hui l'excellence du Progrès, pour les us et coutumes de la tribu, de la cité, de la nation, des gens. Dans les us et coutumes, les résidus de la sociabilité jouent un rôle remarquable ; et l'un des genres de ces résidus, le genre IV-dzéta, joue un rôle principal dans les morales de l'ascétisme.

Pour rester dans la réalité, il faut prendre garde qu'un grand nombre de fins T exprimant des règles de vie sont données, sinon dans la forme, du moins dans le fond. Elles sont un produit de la société où on les observe, et non la conséquence de recherches théoriques. Par conséquent on recherche non pas la fin T, mais bien, T étant donnée, avec quoi et comment il faut la lier (§636, 1628). Dans le temps, le but auquel on veut persuader à l'individu qu'il doit tendre varie peu, au moins quant au fond. Les résidus avec lesquels on le lie varient un peu plus. Les dérivations et les raisonnements pseudo-scientifiques qui servent à la liaison varient beaucoup plus.

§ 1893. III-2° Généralement, dans les doctrines, quand les fins ne s'imposent pas d'elles-mêmes d'une manière absolue, on les tient pour une conséquence de principes théologiques, métaphysiques, ou de l'intérêt ; et l'on a ainsi les diverses morales dont nous avons déjà vu les germes en étudiant les rapports de T et de m (§1883 et sv.). Quant au mode d'union, on croit sans autre qu'il est rigoureusement logique. Aujourd'hui, on le dit scientifique et même expérimental. De la sorte, l'expression de la fin T apparaît comme l'énoncé d'un théorème. Il est vraiment miraculeux qu'on retrouve ainsi ce qui existait dans la conscience de qui était à la recherche du théorème, et très souvent dans l'opinion de la collectivité à laquelle cet individu appartient. Il n'y a pas de danger que le moraliste théoricien aboutisse dans ses recherches à un théorème qui répugne à sa conscience, et il est bien rare qu'il aboutisse à un théorème qui répugne à l'éthique de la société où il vit. Vice versa, si l'on démontre qu'une certaine fin T n'est pas une conséquence logique de principes expérimentaux ou du moins « rationnels », on croit avoir démontré qu'elle ne peut être que nuisible. Là encore, il est vraiment merveilleux que les fins qui ne plaisent pas au moraliste, ou qui sont contraires à l'éthique de sa collectivité, soient précisément celles que de ce fait on trouve contraires à l'expérience, ou du moins à la « raison ».

1894. IV. Nature des voies qui conduisent au but T. IV-1° C'est proprement le sujet de l'étude des dérivations. Nous l'avons déjà faite en grande partie. D'abord, nous avons trouvé (§306 et sv.) les voies qui aboutissent à faire paraître logiques les actions non-logiques accomplies en visant au but T. On suit ces voies avec l'intention explicite, mais plus souvent implicite, de confondre T avec m, car les actions logiques mènent à m ; et si elles mènent aussi à T, la logique étant unique, on ne peut distinguer T de m. Ensuite, nous avons trouvé d'autres voies, quand nous avons étudié les dérivations en général. Ces voies nous sont apparues alors comme des cas particuliers de faits généraux. Nous verrons tout à l'heure d'autres cas particuliers (§1902 et sv.). Ici, nous n'avons pas à nous étendre sur ce sujet.

§ 1895. IV-2° Nous n'avons pas non plus à nous arrêter sur la manière dont ces voies sont considérées dans les doctrines, parce que nous avons souvent exposé, et nous avons récemment rappelé que les dérivations et les raisonnements pseudo-scientifiques sont considérés comme des raisonnements logico-expérimentaux. Nous ne nous attarderons pas non plus à décrire ici comment, bien que scientifiquement faux, ce fait peut souvent être utile au point de vue social. Nous avons déjà traité abondamment de ces sujets, et nous aurons à y revenir.

§ 1896. Maintenant disons deux mots des 3e et 4e problèmes mentionnés au §1876.

Comment il est utile aux individus, à la société, etc., que les faits soient vus. Nous aurons surtout à considérer le problème II-1° du §1876, et nous devons répéter que sa solution résultera de l'ensemble des études que nous sommes en train d'accomplir. Nous traiterons longuement de ce problème au chapitre suivant. Pour le moment, nous nous bornons à le poser. On doit le comprendre comme embrassant, non pas les doctrines considérées en elles-mêmes, séparées des individus qui les professent, mais bien les doctrines considérées dans leurs rapports avec les individus et le rôle qu'elles jouent dans la société. C'est ce que les empiriques comprirent en tout temps, et que la théologie de l' « égalité » nie aujourd'hui a priori. Pour employer la terminologie en usage, laquelle pourtant pourrait induire en erreur par son manque de précision, nous dirons qu'il peut être utile que les hommes croient vraies des doctrines erronées. Nous nous rapprocherons un peu plus de la réalité en employant des expressions plus précises, et en disant qu'il peut être utile que les hommes croient conformes à l'expérience, à la réalité, des doctrines qui ne le sont pas.

4° Comment le rapport entre les utilités et la manière dont les hommes comprennent les faits a été vu par les gens, et spécialement par les auteurs. Ainsi que nous l'avons déjà indiqué, les empiriques ont vu parfois, mais indistinctement, une solution qui se rapproche de celle que nous avons indiquée tout à l'heure : la solution de la science logico-expérimentale. Un très petit nombre de théoriciens en eurent quelque notion ; le plus grand nombre accepta des solutions qui correspondent à celles de II-2° (a). On a confondu la « vérité » et l'utilité, en affirmant qu'il est toujours utile pour soi-même et pour les collectivités, que les hommes voient les faits sous leur véritable aspect. Si par « vérité » on entend la conformité avec l'expérience, cette proposition est erronée, ainsi que les empiriques l'ont bien vu en tout temps. Si, comme il arrive souvent, par « vérité » on entend la conformité avec certains concepts nébuleux de l'auteur, la proposition peut se rapprocher de la réalité expérimentale ou s'en écarter entièrement, suivant que l'utilité de ces concepts nébuleux se rapproche ou s'écarte de l'expérience (§1773 et sv.). À la « vérité » peuvent venir s'ajouter d'autres fins que l'on confond avec l'utilité. Parmi elles figure très souvent la « justice ». On affirme, par exemple, que seul est utile ce qui est vrai, juste, moral, etc. En outre, la théologie de l' « égalité », qui fait aujourd'hui partie de celle du Progrès, repousse avec horreur l'idée qu'il peut être utile que les individus aient des doctrines différentes, qu'ils tendent à des fins différentes, suivant leur rôle social.

Les autres solutions sont de moindre importance. Il n'est pas nécessaire de nous y arrêter maintenant. Nous ne pouvons poursuivre ces études, parce que les notions précises des différentes utilités nous font défaut (§2115 et sv.). Nous reviendrons sur ce sujet au chapitre suivant. En attendant, afin de mieux comprendre les théories générales exposées tout à l'heure, et qui sont très importantes pour la sociologie, il sera bon d'examiner un cas particulier.

§ 1897. RAPPORT ENTRE OBSERVER DES RÈGLES DE LA RELIGION ET DE LA MORALE, ET RÉALISER LE BONHEUR INDIVIDUEL [FN: § 1897-1]. En tout temps, les hommes se sont occupés de rechercher si, en observant ces règles, l'homme faisait son bonheur. Ce problème est plus restreint que les précédents ; d'abord parce qu'on ne recherche pas les rapports en général, mais qu'on veut uniquement connaître si l'on arrive ou si l'on n'arrive pas au bonheur. Par conséquent, on exclut les solutions théologiques ou métaphysiques de II-2°

(b) (§1876), qui considèrent le devoir, abstraction faite de l'utilité ; et l'on considère uniquement celles qui tiennent compte d'une certaine utilité, réelle ou imaginaire [FN: § 1897-2]. Une autre raison pour laquelle ce problème est plus restreint que le précédent, c'est que les fins T, considérées dans les problèmes plus étendus que nous avons étudiés tout à l'heure, ne consistent pas seulement à observer les règles de la religion et de la morale, mais sont, en général, tout ce qui est conseillé, imposé par une foi ou par un sentiment vif. Aussi trouvons-nous parmi elles d'autres règles en usage dans la société, qui naissent de la tradition ou d'une autre façon semblable, ainsi que des fins sentimentales, idéales, mythiques ou d'autres genres analogues. Enfin, l'utilité apparaît ici sous une forme spéciale, sous celle du bonheur.

§ 1898. Pour résoudre le problème particulier que nous nous sommes posé, il faut tout d'abord donner une plus grande précision à l'énoncé. Nous pouvons négliger le très grand défaut de précision des termes : religion, morale, parce qu'ils ne sont pas essentiels au problème, qui demeurerait le même, si l'on parlait d'observer certaines règles, auxquelles on peut donner le nom que l’on veut, par conséquent aussi les noms nullement précis de religion et de morale. Mais il y a, dans l'énoncé du problème, deux points sur lesquels le doute est important et ne peut en aucune façon être négligé. Le premier est le sens des termes : bonheur, malheur ; et nous verrons que ceux qui voulaient résoudre le problème en un certain sens ont tiré parti de ce doute (§1904). L'autre point qui n'est pas précis, c'est de savoir qui est l'agent et qui est celui qui réalise le bonheur ou le malheur. Là-dessus, il faut faire les distinctions suivantes.

I. On peut supposer réunies dans la même ou les mêmes personnes l'action et la réalisation ; c'est-à-dire qu'on peut demander : « Si un homme observe exactement les règles de la morale et de la religion, sera-t-il nécessairement heureux ? et malheureux s'il les transgresse ? » Ou bien : « Si les hommes constituant une collectivité observent ou transgressent les règles susdites, seront-ils heureux ou malheureux ? » – II. Les personnes qui observent ou transgressent les règles, et celles qui sont heureuses ou malheureuses peuvent être différentes. Surtout dans les investigations pratiques, on a considéré les cas où un homme observe ou transgresse certaines règles, et où ses descendants ou ses concitoyens, ou plus généralement d'autres hommes appartenant à une certaine collectivité, éprouvent du bonheur ou du malheur, par suite de la manière d'agir de cet homme.

§ 1899. Il est généralement utile à la société de donner une réponse affirmative aux questions que nous venons d'indiquer, c'est-à-dire : « En observant les règles de la religion, de la morale, de la tradition, les hommes sont-ils heureux, ou font-ils le bonheur de ceux auxquels ils tiennent ? » Cette observation nous met en présence du 3e problème (§1876) ; et si nous voulons raisonner avec une rigueur scientifique, nous devons le distinguer nettement des 1er et 2e problèmes dont nous sommes en train de nous occuper. Le raisonnement vulgaire, qui s'appuie surtout sur l'accord de sentiments, ne fait habituellement pas cette distinction ; et c'est précisément parce qu'on mélange des questions tout à fait distinctes, qu'on obtient des solutions affirmatives en plus grande abondance que des solutions négatives, et qu'on les estime dignes de louange, tandis que les solutions négatives, et même celles qui mettent seulement en doute les solutions affirmatives, passent pour mériter le blâme.

§ 1900. Il convient d'observer que si l'on donne une réponse entièrement affirmative aux questions, dans le premier cas du §1898, par cela seul, on donne ainsi une réponse au moins partiellement négative, dans le second ; et vice versa. En effet, si un homme peut seulement éprouver du bonheur ou du malheur de par ses actes, c'est-à-dire suivant qu'il observe ou qu'il transgresse certains principes, il s'ensuit qu'il ne peut, en aucun cas, éprouver de bonheur ou de malheur de par les actes d'autrui. Vice versa, s'il peut éprouver du bonheur ou du malheur de par les actes d'autrui, il s'ensuit qu'il ne peut pas éprouver de bonheur ou de malheur uniquement de par ses actes.

§ 1901. Cela est si simple et si évident, qu'à s'en tenir seulement à la logique, il est difficile de comprendre comment on peut l'oublier ou le négliger. Pourtant c'est ce qui arrive à un très grand nombre d'auteurs. Le motif est celui que nous avons eu à rappeler souvent déjà : la prédominance du sentiment, qui chasse la logique, et empêche l'homme de se rendre compte des principes dont ses actions seraient une conséquence logique. Seul un observateur étranger connaît ces principes, tandis que celui qui agit les admet implicitement (§1876).

§ 1902. Examinons maintenant quelles sont les solutions que l'on a données aux problèmes indiqués ici, soit qu'on les ait considérés ensemble, soit qu'on les ait séparés. Tout d'abord, classons les solutions.

SOLUTIONS AFFIRMATIVES (§1903 à 1998).

Cas particuliers de la théorie générale II-2° (a)

Solutions verbales (§1903 à 1929).

(A 1) Pétition de principe (§1904 à 1912).

(A 2) Changement du sens des préceptes et des règles, d'objectif en subjectif (§1913 à 1918).

(A 3) Casuistique, Interprétation des préceptes et des règles (§1919-1929).

Solutions objectives. Bonheur et malheur pris au sens vulgaire (§1930 à 1998). (B 1) Affirmation d'un accord parfait (§1934 à 1976).

Pour supprimer les exceptions :

(B 2) Bonheur et malheur repoussés dans l'espace et dans le temps (§1977 à 1988).

Cas particuliers de la théorie générale II-2° (b-α.) :

(B 3) Bonheur et malheur repoussés hors du monde réel (§1989 à 1994).

(B 4) On ne réussit pas à trouver une interprétation. Les voies du Seigneur sont insondables (§1995 à 1998).

SOLUTIONS NÉGATIVES (§1999 à 2001). Cas particulier de la théorie générale II - 2° (b-β) :

(C) Négation absolue; pessimisme (§1999 et 2000).

Cas particulier de la théorie générale I - 1°- ou de II - 2° (b -γ) :

(D) Négation conditionnelle. Il y a deux phénomènes différents qui peuvent avoir certains points communs (§2001).

Les solutions (B 1) et (C) proviennent de ce que chacune considère exclusivement un groupe de résidus. Les solutions (A), (B2), (B3), (B4) proviennent du désir de concilier les dérivations contradictoires issues de différents groupes de résidus. Le genre de solutions (D) comprend, outre des solutions intermédiaires des genres précédents, la solution scientifique, qui vise exclusivement à la recherche des uniformités. Examinons maintenant ces différents genres de solutions.

§ 1903. (A) Solutions verbales. Elles appartiennent à la grande classe des dérivations verbales dont nous avons parlé au chap. X. Ici, nous devons considérer des cas particuliers de ce phénomène général.

§ 1904. (A1) PÉTITION DE PRINCIPE. On tire argument de l'absence de précision des termes du langage vulgaire (§1898), pour donner au terme « bonheur » le sens d'un état créé par l'observance de certains principes. Cela posé, il est évident que si l'homme heureux est celui qui observe certains principes, celui qui observe ces principes est heureux. On peut répéter la même chose d'une collectivité, d'un État.

§ 1905. Diogène Laërce rapporte dans les termes suivants les opinions des stoïciens [FN:§ 1905-1]. « Des choses existantes, ils disent que les unes sont bonnes, les autres mauvaises, les autres indifférentes. La vertu, la prudence, la justice, l'énergie, la tempérance et d'autres semblables sont bonnes. Les choses qui sont contraires à celles-là sont mauvaises : la sottise, l'injustice et le reste. Celles qui ne profitent ni ne nuisent sont indifférentes ; ainsi la vie, la santé, la volupté, la beauté, la force, la richesse, la gloire, la noblesse et les choses qui leur sont contraires : la mort, la maladie, la peine, la laideur, la faiblesse, la pauvreté, l'obscurité et les autres choses semblables ». Cela posé, il est facile de conclure que nous devons rechercher les choses bonnes, fuir les mauvaises, ne pas nous soucier des indifférentes. Mais, de la sorte, nous exprimons seulement qu'en agissant suivant certaines règles, on en vient à cette fin qui est d'agir suivant ces règles ; ce qui est tout à fait évident, mais ne nous enseigne vraiment rien. Pourtant, dans le raisonnement des stoïciens, il y a quelque chose de plus. C'est qu'ils insinuent, par association d'idées, que nous devons agir de cette façon. Ainsi, la tautologie est dissimulée ; mais, par malheur, l'adjonction est purement métaphysique.

§ 1906. On cherche aussi à confondre les biens, tels qu'ils sont définis à nouveau, avec les biens, au sens habituel. Suivant ce procédé, dans son explication de la doctrine des stoïciens, Cicéron leur fait dire : « Je demande ensuite qui pourrait vraiment se glorifier d'une vie misérable, et non d'une vie heureuse » ? Ainsi, l'on cherche à insinuer adroitement que la vie heureuse est « glorieuse », et Cicéron oublie que les stoïciens ont précisément rangé la gloire parmi les choses indifférentes.

Quand on sort du domaine de la réalité pour errer dans les espaces imaginaires, il est bon de ne pas s'éloigner ensuite de ces espaces, si l'on veut éviter des erreurs et des contrastes inévitables, qui peuvent aller jusqu'au ridicule. C'est pour ce motif que la métaphysique de Hegel subsiste, tandis que sa Philosophie de la nature est oubliée. Il s'est trompé en suivant une voie où les subtilités et les divagations métaphysiques se dissipent à la lumière de l'expérience.

§ 1907. Plusieurs auteurs anciens se moquèrent des fantaisies des stoïciens et de leur désir de paraître ce qu'ils n'étaient pas. Athénée (IV, p. 158) rapporte que selon la doctrine des stoïciens « le Sage peut faire bien toute chose, même faire cuire intelligemment les lentilles ». Il cite des vers de Théognètos, dans lesquels on dit que [FN: § 1907-1] « les livres des stoïciens pervertirent la vie » de l'un des interlocuteurs. Dans l'une de ses satires, Horace se moque aussi des stoïciens, qui sont des mendiants et se croient des rois [FN:§ 1907-2].

§ 1908. L'auteur du Traité en faveur de la noblesse, sur lequel on met le nom de Plutarque, raconte d'une manière plaisante comment les imaginations métaphysiques sont contredites par la réalité : « (XVII, 2) Mais ni lui [Chrysippe] ni aucun des stoïciens n'ont besoin de la noblesse, eux qui sont les adeptes de cette philosophie qui peut leur procurer instantanément toute chose, comme avec une baguette magique, ainsi qu'ils s'en vantent, et les rendre riches, bien nés, beaux, royaux. Mais ces riches vont mendiant leur nourriture à autrui. Ces rois ne sont obéis de personne ; ils dépendent de tout le monde, bien qu'ils possèdent toute chose, et c'est à peine s'ils peuvent payer le trimestre de leur loyer ».

§ 1909. De même, ces hommes éminents qui affirment que « le monde extérieur n'existe pas » – cela se peut, parce qu'expérimentalement ce cliquetis de mots ne signifie rien – se transportent dans un monde fantaisiste qui n'a rien à faire avec la vie pratique (§95, 1820). Ces concepts de la métaphysique trouvent leur plein développement dans les affirmations de la Christian Science, suivant lesquelles, pour ne pas souffrir de la maladie, il suffit de se persuader que la maladie n'existe pas (§1695-2). En effet, tout concept qui n'existe pas chez un individu est pour lui inexistant. Mais c'est là une simple tautologie, et l'observation démontre que certains concepts s'imposent aux individus en général, bien que ceux-ci s'efforcent de les repousser de toute façon. Il est vrai que les adeptes de Madame Eddy, qui fonda la Christian Science, repoussèrent loin d'eux le concept de la mort de cette personne, et que, par conséquent, pour eux, ce concept n'existait pas. Mais un jour vint où il s'imposa à eux, ou, pour mieux dire, la négation de ce concept ne put plus s'accorder avec d'autres concepts, auxquels nous donnons vulgairement le nom de mort. À nous, cela nous suffit : nous ne voulons nullement discuter la question métaphysique de l'existence ou de la non-existence de la mort.

§ 1910. De même, il est certain que, pour un individu, l'histoire consiste tout entière dans les concepts qu'il a. Il est certain que si quelques concepts lui font défaut, la partie de l'histoire correspondant à ces concepts est pour lui inexistante. Mais c'est aussi un fait d'observation que les concepts qu'il a ainsi contrastent plus ou moins avec d'autres concepts qu'il peut acquérir dans la suite, suivant les rapports de ces concepts avec ce que nous appelons des faits historiques (§1798). Si un Polonais ignore l'histoire du partage de sa patrie, il peut s'imaginer qu'elle constitue encore un royaume indépendant, et pour lui le partage est inexistant ; il peut le demeurer longtemps, pendant toute la vie de ce Polonais, si on enferme celui-ci dans une maison de santé, et s'il ne revient pas à l'état que nous appelons vulgairement celui de l'homme sain. Mais s'il revient à cet état, voici que de nouveaux concepts entrent en lutte avec celui qu'il avait jusqu'alors admis, et les chassent de son esprit. Ce fait d'observation vulgaire nous suffit, et nous laissons à autrui le soin de disserter sur la non-existence du monde extérieur.

§ 1911. Un autre raisonnement du genre (A 1) est celui d'Épictète. Il commence par diviser les choses en deux catégories [FN: § 1911-1] (I, 1) celles qui sont en notre pouvoir et celles qui n'y sont pas. Sont en notre pouvoir : les opinions, l'impulsion, le désir [les appétits], l'aversion et, en peu de mois, n'importe laquelle de nos actions. Ne sont pas en notre pouvoir : le corps, les biens, la renommée, les magistratures et, en peu de mots, tout ce qui n'est pas notre œuvre.

(2) Celles qui sont en notre pouvoir sont, de leur nature, libres, dégagées, déliées ; celles qui ne sont pas en notre pouvoir sont inermes, esclaves, liées, étrangères [au pouvoir d'autrui] ». Cela posé, la suite du raisonnement ne fait pas un pli : « (3) ... si tu considères comme tien uniquement ce qui est tien [les choses en ton pouvoir], et que tu considères, ainsi que cela est, comme n'étant pas tien ce qui t'est étranger n'est pas en ton pouvoir personne ne te contraindra jamais, personne ne te liera, tu n'adresseras de reproches à personne, tu n'accuseras pas, tu ne feras rien contre ta volonté, personne ne te nuira, tu n'auras pas d'ennemi, car aucun mal ne te sera imposé ». En effet, il est parfaitement vrai que si une chose quelconque t'est imposée et que tu dises vouloir la faire, tu pourras affirmer que tu ne fais rien contre ta volonté. Ainsi raisonnait celui qui, tombé de cheval, disait : « Je voulais descendre ».

§ 1912. La doctrine d'Épictète et d'autres analogues, telles que la résignation du chrétien à la volonté de Dieu, ne sont pas des théories scientifiques : ce sont des consolations pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas combattre. Il est certain que souvent on diminue la douleur en n'y pensant pas, et en tâchant de se figurer qu'elle n'existe pas. On trouve de nouveau quelque chose de semblable dans la Christian Science, et les cas ne manquent pas où le médecin, et mieux encore le charlatan, soulage la douleur du malade par sa seule présence. La faveur qui accueillit la doctrine d'Épictète est l'un des nombreux symptômes qui présageaient le succès du christianisme.

§ 1913. (A 2) Changement du sens des préceptes ou des règles, d'objectif en subjectif. Dans le genre (A 1), la tautologie provenait du changement de sens des termes bien, bonheur, malheur. Dans le présent genre elle provient du changement de sens des préceptes. En effet, si l'on considère uniquement les règles que l'individu observe avec plaisir, on peut certainement affirmer qu'en les observant il éprouve du plaisir.

§ 1914. Par exemple, si nous considérons objectivement la torture, nous pourrons dire qu'en général c'est un malheur pour les hommes de la subir ; mais si nous considérons subjectivement ce qu'elle fait éprouver à un martyr chrétien, nous verrons que c'est pour lui un bonheur de la subir pour sa foi.

§ 1915. Quand on observe que celui qui agit mal ne peut être heureux, parce qu'il éprouve des remords, on suppose implicitement qu'il est capable de les éprouver ; mais il n'est pas difficile de voir que, chez un grand nombre de personnes, ils sont très faibles ou même n’existent pas du tout ; aussi, pour eux, la peine dont on les menace est presque ou entièrement indifférente [FN: § 1915-1].

§ 1916. En somme, la plupart de ceux qui veulent réformer la société supposent qu'elle sera constituée par des personnes douées des sentiments et des conceptions qu'il leur plaît d'imaginer, et c'est uniquement sous ces conditions qu'ils peuvent promettre à ces personnes de les rendre heureuses.

§ 1917. Par exemple, les protestants qui n'admettent plus la divinité du Christ créent une doctrine entièrement subjective. Ils disent que le Christ est le type de l'homme parfait. C'est uniquement une conception à eux, et ils n'ont aucun moyen de combattre qui dirait, au contraire, que c'est le type de l'homme imparfait. Mais ce moyen existe pour qui croit à la divinité du Christ, car cette divinité est quelque chose d'objectif, d'indépendant de l'opinion individuelle, et l'on peut donc menacer le mécréant de l'action de cette entité objective. Mais comment le menacer de l'action d'une chose qui dépend de lui, et qu'il peut accepter, changer, repousser comme il lui plaît ? Ajoutons qu'à l'égard de l'Ancien Testament, beaucoup de personnes font usage d'une pétition de principe : elles excluent de l'inspiration divine toutes les parties qu'elles jugent contraires à leur morale, après quoi elles peuvent conclure en toute sécurité que leur morale concorde avec l'inspiration divine.

§ 1918. Le pouvoir des préceptes, dans une société et en un temps donnés, provient surtout du fait que ces préceptes sont acceptés par le plus grand nombre des personnes qui composent cette société, et du fait que ceux qui les transgressent éprouvent un sentiment pénible, se trouvent mal à l'aise. Ces préceptes sont simplement l'expression peu précise des résidus existant dans la société. Par conséquent, il est inutile de rechercher si, d'une façon générale, et pour le plus grand nombre d'individus qui constituent la société, le fait de suivre ces préceptes procure du plaisir, le fait de les transgresser du déplaisir. S'il n’en était pas ainsi, ces préceptes n'exprimeraient pas des résidus existant chez le plus grand nombre des individus, ils n'auraient pas cours dans la société considérée. Le problème à résoudre est différent. Au point de vue du plaisir individuel (ophélimité), il consiste à rechercher quel effet ont les préceptes sur les personnes qui ne possèdent pas les résidus exprimés par ces préceptes, et de quelle manière on peut persuader aux dissidents qu'ils éprouveront un plaisir ou une peine qu'ils ne ressentent pas directement. Au point de vue de l'utilité, nous avons à rechercher si le fait d'observer ces préceptes est avantageux à l'individu, à la collectivité, à la nation, dans le sens qu'on voudra donner au terme utilité ; par exemple, dans le sens de la prospérité matérielle, si on la considère comme utile. Si l'on empêche un animal de suivre son instinct, il éprouve un sentiment de malaise ; mais il se peut qu'en fin de compte son bien-être matériel soit augmenté. Si un homme politique transgresse une règle usuelle dans la société où il vit, il se peut qu'il éprouve un sentiment de malaise, et il se peut qu'en fin de compte, son action soit nuisible à la société ; mais il se peut aussi qu'elle lui soit utile. Ce sont là les cas qu'il convient d'examiner.

§ 1919. (A 3) Casuistique. Interprétation des préceptes et des règles. Précisément afin d'éviter ces sentiments de malaise, afin de les remplacer par les sentiments agréables que suscite le fait de suivre des préceptes, tandis qu'en même temps l'utilité qui résulte de leur transgression est réalisée, on recourt à la casuistique et aux interprétations. Cela est même nécessaire pour satisfaire certains sentiments et ne pas s'écarter, du moins en apparence, des conséquences logiques des dérivations. De la sorte, on obtient en outre l'avantage, petit ou grand, d'être sans paraître, de travailler dans son propre intérêt, et de sembler rigide observateur de la morale et de l'honnêteté, digne, par conséquent, de la bienveillance du public, aux gens qui parfois se laissent persuader par les sophismes, et le plus souvent ne demandent qu'un prétexte pour être persuadés. Cela peut se faire artificieusement, mais quelquefois aussi de bonne foi [FN: § 1919-1]. À travers la casuistique usitée par les gouvernements et les États pour justifier quelqu'une de leurs actions, le salus populi suprema lex esto transparaît souvent. Si l'on affirmait cela sans autre, ce serait un bon motif logique, et l'on aurait ainsi une des solutions D mais comme on ne veut pas choquer les personnes qui croient aux solutions affirmatives, on s'efforce de concilier l'inconciliable, en confondant ces solutions avec la solution D. D'autre part, ceux qui accusent et blâment les gouvernements et les États d'avoir transgressé certains préceptes, expriment bien rarement d'une manière claire quelle solution du problème ils acceptent. C'est-à-dire qu'ils ne disent pas si, niant que la salus populi consiste à transgresser les règles, ils admettent l'une des solutions affirmatives ; ou bien si, admettant la solution D et repoussant la salus populi, ils veulent que même au risque de subir de graves dommages, voire peut-être la ruine complète, on suive les préceptes en acceptant l'une des solutions métaphysiques ou théologiques (§1897) ; ou bien encore si, repoussant la solution D, ils mettent la salus populi dans le fait d'observer une solution telle que (A 2), (B 2), (B 3). Ils s'efforcent de persuader par un simple et indistinct accord de sentiments.

Moyennant l'appui efficace de la casuistique et des interprétations, on peut affirmer que le fait de suivre certains préceptes et certaines règles procure toujours la prospérité matérielle des individus, des collectivités, des États, de l'humanité. Par exemple, on prêche en général que l'on doit toujours tenir les promesses qu'on a faites ; mais ensuite, dans les cas particuliers où il est avantageux de ne pas les tenir, on ne manque jamais d'excellents prétextes pour se soustraire à ce devoir.

§ 1920. L'histoire de Rome abonde en interprétations de ce genre. Grâce à elles, tout en agissant avec mauvaise foi, les Romains étaient persuadés d'agir de bonne foi. Un exemple suffira : celui de la casuistique par laquelle les Romains trompèrent les Numantins, tout en conservant l'apparence de la bonne foi [FN:§ 1920-1]. Grâce à cette belle casuistique, Rome sauva l'armée, qui aurait pu être détruite par les Numantins, et s'en tira en offrant aux Numantins un consul dont elle ne pouvait vraiment tirer aucun parti comme général. Les Numantins avant refusé ce cadeau généreux, Mancinus revint à Rome, et réintégra même sa place au Sénat [FN: § 1920-2]. Ce sont là les miracles éclatants d'une casuistique savante !

§ 1921. On dit que l'histoire des Fourches Caudines a été copiée sur celle de Numance [FN: § 1921-1]. Si elle est vraie, on a une preuve que cette casuistique était habituelle chez les Romains. Si elle est fausse, la preuve est encore meilleure, car, en inventant, les Romains auront certainement choisi ce qui leur paraissait le mieux ; et le fait d'avoir copié l'histoire de Numance montre qu'ils n'y trouvaient rien de contraire à la réputation d'honnêteté qu'ils entendaient conserver, et dont ils se faisaient gloire. Cela est confirmé par Cicéron qui, écrivant un traité pour nous enseigner nos devoirs, cite en l'approuvant l'action des Romains aux Fourches Caudines et à Numance [FN: § 1921-2]. Il était assez intelligent pour comprendre que si l'on voulait agir honnêtement avec les Numantins, ce n'était pas le consul seul qu'on devait leur livrer, mais toute l'armée, en la replaçant ainsi dans les conditions où elle se trouvait lorsqu'elle fut délivrée, grâce à un traité que les Romains refusaient de respecter.

§ 1922. De nos jours, la célèbre dépêche d'Ems a donné lieu à une discussion dans laquelle brille une très belle casuistique. Welschinger écrit [FN:§ 1922-1] : « (p. 125) Dans sa critique des Pensées et Souvenirs [de Bismarck], l'historien Horst-Kohl considère « comme un fait extraordinaire » que le roi Guillaume ait autorisé son ministre à communiquer la dépêche d'Ems aux ambassadeurs et aux journaux. „ La forme – dit-il – fut l'affaire du ministre, et notre démocratie sociale, qui n'a pas le culte de la patrie, est d'une insolence inqualifiable, quand elle parle de la falsification de la dépêche d'Ems, alors que Bismarck agissait seulement pour accomplir un ordre royal avec l'assentiment de Moltke et de Roon, sous la pression violente du sentiment de l'honneur surexcité au plus haut degré. Bismarck prévit le préjudice apporté à notre évolution vers trop de condescendance. Persuadé que pour passer par-dessus le gouffre qui avait été creusé entre le Sud et le Nord par la différence des dynasties, des mœurs et des coutumes de races différentes, il n'y avait qu'à jeter un pont par une guerre nationale faite en commun contre un ennemi toujours prêt à la (p. 126) guerre depuis des siècles, il donna à la communication un tour particulier [FN:§ 1922-2] qui amena les Français dans la situation pénible de déclarer eux-mêmes la guerre, ou de garder le soufflet que Bismarck avait su leur donner “ ».

Cela rappelle la célèbre restriction mentale de celui qui, à la question : « A-t-il passé par là ? », répondit : « Non », sous-entendant « dans ma manche ». Non, Bismarck n'a pas falsifié la dépêche d'Ems : il lui a « donné un tour particulier ». Il se peut que la démocratie sociale n'ait pas « le culte de la patrie » ; mais M. Horst-Kohl ne semble vraiment pas avoir le culte de la vérité. Nous entendons la vérité expérimentale, parce qu'il y a tant de vérités que parmi elles il pourrait bien s'en trouver une à l'usage de M. Horst-Kohl.

§1923. Ensuite, cet « historien » devient le défenseur de la morale la plus rigide ; il dit : « (p. 126) Si la guerre est venue à éclater par la faute des Allemands, alors les Français sont absolument autorisés à se plaindre d'une entreprise aussi brutale et à réclamer l'Alsace-Lorraine qui, comme prix de la victoire, reste entre nos mains ».

Si M. Horst-Kohl croit réellement ce qu'il écrit, il est doué d'une prodigieuse naïveté. Combien de changements y aurait-il à faire à la carte géographique des États, si chacun devait restituer les provinces conquises par suite d'une guerre qu'il a voulue ! Mais il est des gens qui accueillent favorablement de pareilles inepties. C'est pourquoi elles sont dignes d'attention. Toujours il y eut, il y a et il y aura des puissants : princes ou peuples, aristocraties ou plèbes, partis grands ou petits, pour transgresser les lois de la morale ; et pour défendre leur œuvre, jamais il n'a manqué, il ne manque ou il ne manquera de casuistes qui, de bonne foi ou non, gratis ou payés, produisirent, produisent et produiront de beaux et subtils raisonnements. Pourtant, seuls ceux qui peuvent répéter le quia nominor leo ont la faculté de transgresser les règles, et d'avoir dans leur manche de complaisants casuistes pour démontrer qu'ils en sont respectueux. À vrai dire, les raisonnements de ces dignes personnages persuadent uniquement, en général, ceux qui sont déjà persuadés, ceux qui ont la vue obscurcie par un sentiment fort, par un culte du genre de celui dont parle le casuiste Horst-Kohl. Par conséquent leur efficacité à persuader est faible ; mais elle peut servir a fortifier les sentiments préexistants qui les font accueillir favorablement. Vice versa, le blâme adressé aux puissants, pour leurs transgressions des règles de la morale, est approuvé et répété surtout par ceux qui sont déjà leurs adversaires ou leurs ennemis [FN:§ 1923-1], et qui sont mus par des sentiments de nature semblable, mais de sens contraire à ceux des gens qui sont favorables ou amis des puissants. Quant aux puissants, ils ne se soucient guère de ces logomachies, auxquelles ils ne prêtent attention que pour les légers avantages qu'ils en peuvent retirer : ils laissent dire et continuent leur œuvre.

§ 1924. Des cas où l'interprétation est donnée de bonne foi, on passe peu à peu à ceux où elle est entièrement le produit de la mauvaise foi. Ces derniers cas sont fort nombreux. S'ils apparaissent mieux chez les anciens que chez les modernes, c'est peut-être seulement parce que les premiers étaient moins hypocrites que les seconds.

§ 1925. Il est difficile de croire que des prétextes du genre des suivants fussent donnés de bonne foi. Craignant les Épirotes, les Acarnaniens demandèrent la protection de Rome, et « obtinrent du Sénat romain l'envoi d'ambassadeurs qui enjoindraient aux Étoliens de retirer les garnisons des cités de l'Acarnanie, afin que fussent libres ceux qui seuls ne s'allièrent pas aux Grecs contre Troie, dont Rome était issue ». Ce souvenir mythologique vint à point aux Romains. Le livre des Stratagèmes de Polyen et celui de Frontin sont tout pleins de tromperies de toute sorte. Virgile dit fort bien qu'à la guerre on use de la vertu ou de la tromperie [FN: § 1925-1].

§ 1926. On ne sait pas pourquoi on a voulu donner comme propre aux jésuites la maxime – la fin justifie les moyens. En réalité, elle est aussi ancienne que toute littérature à nous connue. C'est l'une des interprétations par lesquelles on s'efforçait d'accorder la théorie et la pratique. Agésilas [FN:§ 1926-1] parlait fort bien de la justice et, en paroles, il la plaçait au-dessus de l'utilité, mais en fait il intervertissait les termes. Judith aussi estimait que, pour faire disparaître Holopherne, la fin justifiait les moyens ; et c'est un peu pour cela que les protestants ont exclu son livre de leur Bible ; mais il y est resté beaucoup d'autres choses qui valent les embûches de Judith ! [FN: § 1926-2]

§ 1927. La fête des Apaturies n'était très probablement que la fête des Fratries ; le peuple inventa une étymologie qui faisait de cette fête la glorification de la fraude.

On disait donc que la possession de certains territoires, objet de contestations entre Athéniens et Béotiens, devait être disputée entre les rois des deux pays. « Thymœtès [FN: § 1927-1], en ce temps roi des Athéniens, craignant ce duel, céda son royaume à qui voudrait bien s'exposer au danger du combat contre Xanthos, roi des Béotiens. Mélanthos, séduit par la récompense de la royauté, se chargea du combat, et l'on fixa les clauses du traité. Quand on en vint aux mains, Mélanthos vit une sorte de figure d'homme imberbe qui suivait Xanthos. Il cria qu'agir ainsi était injuste, car amener un auxiliaire était contraire aux clauses du traité. Frappé de stupeur, en entendant cet incroyable discours, Xanthos fit volte-face pour regarder. Aussitôt Mélanthos darda sa lance et le tua... ...Ensuite les Athéniens, suivant les prescriptions de l'oracle, élevèrent un temple à Dionysos Mélanthidos, et y sacrifièrent chaque année. Ils sacrifièrent aussi à Zeus trompeur, parce que, dans le combat, la ruse les avait secourus.

Dans un très grand nombre de récits mythologiques ou historiques de l'antiquité, on voit percer la fraude, et elle recueille plus de louange que de blâme.

§ 1928. Dans l'Iliade, Zeus n'a pas honte d'envoyer le songe pernicieux (ou plein, réel) dire des mensonges à Agamemnon et le tromper. Après avoir promis vie sauve à Dolon, les Grecs le tuent. Dans l'Odyssée, Ulysse dit autant de mensonges que de mots, et sa protectrice Athéna s'en réjouit [FN: § 1928-1]. Dante use d'une restriction mentale, lorsqu'il promet an frère Albéric de lui ôter du visage les durs voiles [de glace]. Invité ensuite à tenir sa promesse, il ne le fait pas.

E cortesia fu lui esser villano.
(Inf., XXXIII, 150)

Avec une si grande et si belle abondance d'interprétations, on justifie tout ce que l'on veut, et la même personne peut affirmer successivement des choses contradictoires, sans le moindre scrupule de manquer aux règles de la logique [FN:§ 1928-2].

§ 1929. Machiavel n'eut qu'un tort, si l'on peut parler de tort. Ce fut de mépriser de semblables niaiseries, en écrivant (c. XL) [FN: § 1929-1] : « Se servir de la ruse dans la conduite de la guerre est une chose glorieuse. Quoique ce soit une action détestable d'employer la fraude dans la conduite de la vie [cela est dit seulement pour excuser ce qui suit ; c'est pourquoi l'auteur ne se soucie pas de la contradiction], néanmoins, dans la conduite de la guerre, elle devient une chose louable et glorieuse ; et celui qui triomphe par elle de ses ennemis ne mérite guère moins de louanges que celui qui en triomphe par les armes. C'est le jugement que portent ceux qui ont écrit l'histoire des grands hommes. Les exemples en sont trop nombreux pour que j'en rapporte aucun. Je ferai observer seulement que je ne regarde pas comme une ruse glorieuse celle qui nous porte à rompre la foi donnée et les traités conclu ; car, bien qu'elle ait fait quelquefois acquérir des États et une couronne, ainsi que je l'ai exposé précédemment, elle n'a jamais procuré la gloire. [On remarquera la cause pour laquelle Machiavel conseille de s'abstenir d'un certain genre de fraudes]. (c. XLI) La patrie doit se défendre par l’ignominie ou par la gloire, et, dans l'un et l'autre cas, elle est bien défendue. – Partout où il faut délibérer sur un parti d'où dépend uniquement le salut de l'État, il ne faut être arrêté par aucune considération de justice ou d'injustice, d'humanité ou de cruauté, de gloire ou d'ignominie ; mais, rejetant tout autre parti, ne s'attacher qu'à celui qui le sauve et maintient sa liberté. Les Français ont toujours imité cette conduite, et dans leurs actions et dans leurs discours, pour défendre la majesté de leurs rois et la puissance de leur royaume... [FN: § 1929-2] » (§1975-2], 2449).

§ 1930. (B) Solutions objectives. Les divagations de la rhétorique et de la philosophie sont en partie un produit de luxe ; mais la vie pratique exige d'autres considérations, et les gens veulent surtout savoir comment ils doivent s'y prendre pour atteindre le bonheur, pris au sens vulgaire, c'est-à-dire la prospérité matérielle. C'est pourquoi il leur faut des réponses aux problèmes objectifs qui appartiennent à cette matière. Le vulgaire se soucie peu de savoir d'où procèdent les règles. Il lui suffit qu'elles existent dans la société et qu'elles soient acceptées et respectées. Dans l'opposition à leur transgression se manifeste surtout le sentiment qui s'oppose aux perturbations de l'équilibre social (résidus (α) de la Ve classe). C'est le même sentiment qui se manifeste dans les plus anciens documents bibliques et, en général, à l'origine de toute civilisation. Il apparaît presque seul dans l'opinion que la transgression du tabou a nécessairement des conséquences nuisibles. Le même sentiment se retrouve dans l'idée que ce qui est légal est juste. En somme, par cette formule on dit qu'il faut respecter volontairement tout ce qui est légal, qu'on ne doit pas troubler l'équilibre social existant. L'invasion du raisonnement est contenue par la force des sentiments qui défendent les règles existantes, et aussi par l'utilité sociale de ces règles. Par conséquent, le raisonnement abandonne la logique et l'expérience, fait appel au sophisme, se superpose ainsi au sentiment sans trop l'offusquer. Ce mélange de sentiments et d'explications sophistiques est essentiellement hétérogène. De là proviennent les contradictions extraordinaires qui ne font jamais défaut dans ces raisonnements. Nous en avons déjà vu plusieurs, quand nous étudiions les dérivations (§1481 et sv.) Autour de ce noyau se disposent ensuite d'autres résidus, tels que les (dzéta) et (êta) de la IIe classe.

§ 1931. Ces solutions objectives, précisément parce qu'elles sont objectives, sont aisément contredites par les faits. Le vulgaire ne s'en soucie pas ; il n'attache guère d'importance aux théories, et accepte même des solutions objectives contradictoires, sans se soucier de la contradiction. Les hommes qui ont l'habitude des recherches logiques, les penseurs, les théoriciens, veulent savoir d'où procèdent les règles que l'on dit devoir être observées ; ils n'omettent pas de leur attribuer des origines qui, habituellement, sont le produit de leur imagination. En outre, certains contrastes entre les théories et les faits causent à ces personnes du malaise, de l'ennui, de la souffrance. C'est pourquoi elles s'efforcent, autant qu'elles le peuvent, de supprimer, d'écarter, de dissimuler ces contrastes. En général, elles n'abandonnent pas entièrement les solutions objectives, ni surtout, parmi celles-ci, les solutions optimistes ; mais elles tâchent de supprimer, ou du moins d'expliquer, par des interprétations appropriées, les exceptions qu'on ne peut nier. C'est là un cas particulier de l'emploi des dérivations, dont nous avons déjà parlé (§1737, 1738). Ainsi, on a les genres (B 2), (B 3), (B 4), qui, partant du domaine expérimental, finissent par en sortir entièrement [FN:§ 1931-1].

Le motif pour lequel nous pouvons prévoir que dans une société stable donnée nous trouverons en majeure partie des résidus favorables à sa conservation, nous permet aussi de prévoir que, dans cette société, nous trouverons surtout en usage des solutions affirmatives de notre problème, lesquelles y seront plus que d'autres divulguées et bien accueillies ; tandis que les personnes qui éprouvent le besoin de développements logiques ou pseudo-logiques, s'efforceront par tous les moyens, avec un art subtil, grâce à d'ingénieux sophismes, de faire disparaître les contradictions qui se manifestent par trop ouvertement entre ces solutions et la pratique. Cela se produit effectivement. Nous avons déjà vu que, dans les dérivations, on tâche de créer une confusion entre le bien de l'individu et celui de la collectivité, afin de pousser l'individu à s'efforcer de travailler au bien de celle-ci, tout en croyant, même quand ce n'est pas vrai, travailler à son bien propre. En ces cas, cela est aussi utile à la société qu'expérimentalement erroné.

§ 1932. Il convient de donner ici un aperçu des solutions des 3e et 4e problèmes indiqués d'une façon générale au §1896. Les résidus les plus nombreux et les plus efficaces dans une société ne peuvent pas être entièrement contraires à la conservation de la société, car, si cela était, la société se dissoudrait et finirait par ne plus exister. Il faut que ces résidus soient, au moins en partie, favorables à la conservation de la société. L'observation confirme précisément que les résidus existant dans une société lui sont en grande partie favorables. Il convient donc à la société que ni ces résidus ni les préceptes (dérivations) qui les manifestent ne soient offusqués et amoindris. Mais ce but est mieux atteint si l'individu estime, croit, s'imagine qu'en observant ces préceptes, en acceptant ces dérivations, il travaille à son propre bien. Donc, en raisonnant d'une manière générale, très en gros, sans s'arrêter à des exceptions possibles et nombreuses, on peut dire qu'il convient à la société qu'au moins dans l'esprit du plus grand nombre d'individus étrangers à la classe dirigeante, le 3e problème soit résolu de telle sorte que les faits apparaissent, non tels qu'ils sont en réalité, mais tels que la considération des fins idéales les représente. Par conséquent, si nous passons du cas général à notre cas particulier, il convient à la société que les individus mentionnés tout à l'heure acceptent, observent, respectent, vénèrent, aiment spontanément les préceptes existant dans la société où ils vivent. Parmi ces préceptes, la place d'honneur est occupée par ceux qu'on appelle, fût-ce sans aucune précision, les préceptes de la « morale » et de la « religion ». On dirait mieux « des religions », en désignant par ce nom, non seulement les persistances d'agrégats qu'on a l'habitude d'appeler ainsi, mais aussi un grand nombre d'autres du même genre. De là proviennent la grande efficacité et la grande puissance des deux forces, morales et religions, pour le bien de la société, à tel point qu'on peut dire que sans morales ni religions, aucune société ne peut subsister, et que l'affaiblissement de ces forces coïncide habituellement avec la décadence de la société [FN: § 1932-1]. Les personnes qui ont porté leur attention sur ce sujet ne se sont donc pas trompées, depuis les temps les plus reculés où nous connaissions leurs idées, lorsqu'elles ont résolu le 4e problème en ce sens qu'il est utile que les hommes voient les faits, non tels qu'ils sont en réalité, mais tels que les représente la considération des fins idéales ; par conséquent, pour employer la terminologie courante, lorsqu'elles ont attribué une très grande importance à la « morale » et à la « religion », généralement celles qui existaient alors ; tandis qu'un petit nombre de personnes très avisées et d'une grande perspicacité attribuaient cette importance aux « morales » et aux « religions » en général, se rapprochant ainsi de la réalité, où cette importance revient à certaines persistances d'agrégats et aux actions non-logiques qui en sont une conséquence implicite ou explicite. Mais précisément parce qu'il y avait un écart plus ou moins grand avec la réalité, on ne peut pas dire qu'en émettant ce jugement sur les « morales » et sur les « religions », ni surtout sur une morale spéciale et une religion spéciale, ces personnes ne soient parfois allées au delà de la vérité, faisant ainsi le mal de la société, tandis qu'elles cherchaient à faire son bien. Elles se trompèrent généralement, lorsqu'elles voulurent donner les motifs de la solution acceptée du 4e problème. Elles eurent recours à des motifs fallacieux et presque toujours imaginaires, fantaisistes. Mais enfin, c'est là une simple erreur théorique qui importe peu, car, quels que soient les motifs, l'effet subsiste. Au contraire, il fut et il est encore une autre erreur, très nuisible celle-là. C'est celle, déjà notée, de confondre les morales et les religions avec une morale et une religion spéciales ; par quoi l'on attribue aux dérivations une importance qui revient uniquement aux résidus. De là provinrent, lorsque les adeptes de ces théories trouvèrent le champ libre, un énorme gaspillage d'énergie dépensée pour produire des effets peu ou point importants, et des souffrances souvent considérables, infligées aux hommes sans aucun avantage. Quand les adeptes des théories que nous venons de rappeler rencontrèrent de la résistance, il naquit aussi, chez leurs adversaires, une idée erronée : celle d'étendre à toute persistance d'agrégats en général, à tout genre d'actions non-logiques, les objections que l'on peut adresser à juste titre aux gens qui veulent imposer une dérivation déterminée, provenant de certaines persistances d'agrégats. Si une certaine persistance d'agrégats Q, utile à la société, se manifeste par les dérivations A, B, C, D, ..., il est ordinairement nuisible à la société de vouloir imposer une dérivation déterminée A, en excluant les autres B, C, ... ; tandis qu'il est utile à la société que les hommes acceptent les dérivations qui leur plaisent le mieux, et qui manifestent que le résidu existe chez eux, lequel seul, ou presque seul, est important [FN: § 1932-2].

§ 1933. Les solutions négatives sont souvent de capricieuses manifestations de pessimisme, des effusions de personnes blessées et vaincues dans les combats de la vie. Elles prennent difficilement une forme vulgaire. Les solutions scientifiques, qui ne sont pas des manifestations de sentiments, mais qui résultent de l'observation des faits, sont extrêmement rares. Lorsqu'elles sont émises, très peu de gens les comprennent. C'est ce qui est arrivé pour la partie scientifique des raisonnements de Machiavel (§1975). Les solutions optimistes et les solutions pessimistes peuvent coexister, parce que – nous l'avons vu tant de fois – on peut observer des résidus contradictoires simultanément, ou successivement chez le même individu. Le vulgaire laisse subsister la contradiction ; les personnes cultivées tâchent de la faire disparaître. De là proviennent plusieurs de nos solutions.

§ 1934. (B 1) Affirmation d'un accord parfait. Nous ignorons si l'on a jamais affirmé, tout à fait explicitement, un accord parfait, et tiré ensuite de cet accord toutes les conséquences, toutes les déductions qu'il comporte. Implicitement, il apparaît dans les morales utilitaires (§1935). Il ne manque pas d'autres doctrines qui affirment cet accord en général, comme une théorie abstraite [FN:§ 1934-1], sans d'ailleurs trop se soucier de rechercher quelles en seraient les conséquences nécessaires. Très souvent, ces doctrines sont uniquement des manifestations de sentiments vifs, qui prennent les désirs pour la réalité, dans l'intention de faire le bien, soit de l'individu, soit de la société ; ou bien elles sont des manifestations d'une foi vive en certaines entités ou certains principes entièrement étrangers au domaine expérimental. Souvent, presque toujours, leur forme manque de toute précision, et tandis que, prises à la lettre, elles semblent affirmer quelque chose de certain, l'ambiguïté des termes, les nombreuses exceptions, les diverses interprétations, ôtent au précepte le meilleur de sa substance, ainsi qu'à l'affirmation suivant laquelle le précepte est favorable au bien de qui l'observe.

§ 1935. Depuis les anciens temps jusqu'aux nôtres, on trouve des théories qui affirment que transgresser les règles de la morale et, surtout chez les anciens, celles de la religion, a pour conséquence le malheur terrestre, tandis que le fait d'observer ces règles a pour conséquence le bonheur terrestre. Il est un genre remarquable parmi ces théories : celui des théories dites de la morale utilitaire, suivant lesquelles la morale n'est que l'expression d'un jugement correct sur l'utilité. Une action malhonnête n'est autre chose que la conséquence d'un jugement erroné sur l'utilité. On ne pourrait avoir un accord plus parfait de la morale et de l'utilité, car c'est l'accord rigoureusement logique de la conclusion avec les prémisses d'un syllogisme. Ces théories ont une apparence de théories scientifiques, et sont constituées par des dérivations dont nous avons déjà parlé (§1485 et sv.). Elles jouissent de la faveur, surtout lorsqu'on cherche à faire passer pour entièrement rationnelle la vie humaine, et à expulser les actions non-logiques. Aussi trouvent-elles facilement une place dans les théologies de la Raison, de la Science, du Progrès.

§ 1936. Dans d'autres théologies et, d'une manière générale, dans les doctrines qui ne repoussent pas la partie idéale, on trouve des théories différentes des précédentes, et qui prennent parfois une apparence scientifique. Elles ne repoussent pas les caractères métaphysiques et théologiques ; au contraire, ce sont ceux auxquels elles s'attachent principalement. D'une façon générale, et en portant uniquement notre attention sur les lignes principales communes à ces théories, nous trouvons qu'elles présentent les caractères suivants. 1° La punition de celui qui transgresse les préceptes occupe souvent une place éminente ; la récompense de celui qui les respecte apparaît comme secondaire. Cela probablement parce que, dans la vie humaine, les maux sont plus nombreux et font plus d'impression que les biens. 2° Les confusions des deux genres de problèmes indiqués au §1898 sont habituelles. À la rigueur, on pourrait affirmer que quiconque agit suivant les préceptes de la morale et de la religion, en réalisant son propre bonheur, ne peut en aucune façon porter préjudice à ceux qui sont confiés à ses soins ou qui sont en rapport avec lui d'une manière ou d'une autre. Mais on le fait rarement ; on le sous-entend plus qu'on ne le dit ; on le laisse sous une forme implicite et nébuleuse. Très souvent on parle de châtiments et de récompenses, sans dire s'ils seront le lot de l'individu qui a fait l'action mauvaise, ou la bonne, ou bien s'ils s'étendront aux autres gens. Pour l'individu lui-même, on a soin de ne pas oublier l'échappatoire consistant à renvoyer à un temps indéterminé la conséquence de ses actes. Autrement dit, on n'exprime pas si l'on veut ou non recourir aux exceptions du groupe (B-2). 3° Il faut remarquer qu'à vouloir être rigoureux, nous devons voir aussi une confusion en ce qu'on attribue à un même individu un fait dont il est l'auteur, et le châtiment ou la récompense qui lui revient après un certain temps. En raisonnant ainsi, on admet implicitement que l'individu est unique dans les différents temps qui se suivent. Matériellement, on ne peut pas l'admettre. Mais si l'on admet une unité métaphysique, appelée âme ou autrement, laquelle subsiste tandis que le corps change, on peut admettre l'unité de l'individu. Autrement, si l'on veut raisonner en toute rigueur, on doit dire en quel sens on entend cette unité. 4° Les théories dont nous parlons contiennent ordinairement en grande abondance et à un haut degré les contradictions indiquées au §1931. Elles énoncent des propositions et les contredisent aussitôt, implicitement, ou même explicitement. Elles affirment que chacun éprouve du malheur ou du bonheur uniquement de son propre fait, et peu après elles émettent quelque autre affirmation dont il ressort que l'homme éprouve aussi du malheur et du bonheur par le fait d'autrui. Souvent même elles affirment cela explicitement, et personne ne semble se soucier de la contradiction. En réalité, de même qu'elles considèrent toujours un individu à différents moments comme une unité, de même elles sont souvent entraînées à considérer comme une unité la famille, une certaine collectivité, la nation, l'humanité. Là agissent les résidus de la permanence des agrégats ; ils font que l'agrégat devient l'unité. En des temps reculés, un grand nombre de personnes ne se posaient même pas ce problème : la famille doit-elle être considérée comme une unité, pour les châtiments et les peines ? De même aujourd'hui, un grand nombre de personnes ne se posent pas non plus ce problème : au même point de vue, l'agrégat matériel que nous appelons un individu doit-il être considéré comme une unité dans le temps ? (§1982).

§ 1937. Un grand nombre des théories que nous examinons ne se soucient pas de ces problèmes. En affirmant que chacun éprouve du malheur ou du bonheur par son propre fait, elles laissent indéterminé le sens de ce terme chacun. Ensuite, lorsqu'on cherche à le déterminer, surgissent les théories que nous examinerons dans les genres (B-2) et suivants. Le défaut de précision et de logique est très grand en ces matières. Il s'explique facilement par le fait, que nous avons noté tant de fois, de la contradiction des résidus qui existent chez un même individu, et du désir qu'a celui-ci de faire disparaître ces contradictions, du moins en apparence.

Parfois ce désir n'existe même pas, non seulement pour les rigoristes qui ne voient qu'un côté des questions, mais aussi pour la moyenne des hommes, lorsqu'il s'agit de contradictions qui sont devenues habituelles et frustes. À la longue, elles finissent par s'effacer, paraissent naturelles ; la plupart des individus ne s'en aperçoivent même pas, et ils agissent comme si elles n'existaient pas. C'est là un fait général, et qui s'observe dans toutes les branches de l'activité humaine.

Par exemple, un grand nombre de personnes admettent, implicitement ou explicitement, qu'on peut changer, déterminer entièrement les actions des hommes, par des raisonnements ou des prédications agissant sur les sentiments, et en même temps, elles reconnaissent l'existence de caractères tels qu'ils nous sont explicitement exposés en des œuvres du genre de celles de Théophraste et de La Bruyère ; ou implicitement dans un nombre infini de productions littéraires, depuis l'Iliade et l'Odyssée jusqu'aux romans modernes ; ou tels qu'ils nous sont révélés par l'expérience journalière des rapports avec nos semblables. Or il y a contradiction entre ces deux manières de voir [FN:§ 1937-1]. On ne saurait admettre que le prodigue et l'avare n'aient entendu bon nombre de raisonnements et de sermons contre leurs défauts, et s'ils ne s'en sont pas corrigés, si raisonnements et sermons n'ont pas eu de prise sur eux, cela veut dire évidemment qu'il y a quelque autre chose qui détermine leurs actions, et que ce quelque autre chose est assez puissant pour résister aux raisonnements et aux sermons. Si malgré tout ce que, depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, on a pu dire et écrire contre l'intempérance, et ce qu'on a pu faire pour la réprimer, on trouve encore des intempérants, il faut bien admettre l'existence d'une force qui les produit et qui résiste aux forces contraires. En exposant ici une théorie des actions non-logiques, nous n'avons fait que donner une forme scientifique à des conceptions plus ou moins vagues qui existent généralement chez presque tous les hommes, on pourrait même dire : chez tous ; que bon nombre d'auteurs ont exprimées plus ou moins clairement, et que d'innombrables faits ne permettent pas de négliger. Nous ne nions pas que raisonnements et sermons puissent agir sur les hommes (§1761 et sv.), nous affirmons que leur action n'est pas exclusive ni même, en bien des cas, prépondérante, qu'ils ne déterminent pas seuls les actions des hommes, que d'autres éléments interviennent, qui n'appartiennent pas aux catégories des raisonnements et des sermons, ni même à celle des dérivations. Or un grand nombre de personnes nient cela en théorie, agissent pratiquement comme si elles l'admettaient, et ne s'aperçoivent pas de la contradiction.

Parfois quelque auteur porte son attention sur cette contradiction ou d'autres analogues, et en tire des effets littéraires, depuis la simple plaisanterie jusqu'à d'importantes recherches psychologiques. Les contradictions entre la religion et la pratique de la vie ont donné lieu à une infinité de productions intellectuelles aboutissant à des conclusions opposées, selon le but qu'elles se proposent, ou selon qu'elles donnent le premier rang à la religion ou à la pratique. Elles sont dirigées contre celle-ci, si l'on admet qu'on y doive trouver une rigoureuse application des théories religieuses. C'est le thème des prédicateurs, des ascètes, des saints, des rigoristes de tout genre. Elles sont dirigées contre la religion, si l'on admet que les nécessités de la vie priment les doctrines, et si l'on veut attaquer la religion en un point faible. C'est le thème des athées, des matérialistes, des « libertins », et en général de ceux qui n'ont qu'une foi assez tiède ou n'en ont pas du tout. Entre ces deux extrêmes, se tiennent les casuistes, qui, par d'ingénieux sophismes et des prodiges d'interprétations, s'efforcent de concilier l'inconciliable. Des phénomènes semblables s'observent dans les rapports de la religion et de la morale, qui parfois est considérée comme un simple appendice de la religion ; parfois comme une unité indépendante, mais qui doit nécessairement aller d'accord avec la religion ; parfois, au contraire, comme s'opposant à celle-ci, ou à l'une de ses sectes. Tantôt c'est la religion qui juge la morale, tantôt c'est la morale qui juge la religion. Les premiers chrétiens soutenaient que la morale faisait voir que leur religion était supérieure à la religion païenne. Les païens ripostaient, mais sans obtenir beaucoup d'effet, que le patriotisme donnait un jugement contraire. Les chrétiens et les païens, ainsi que les différentes sectes chrétiennes entre elles, se sont réciproquement accusés d'immoralité, et ont largement usé et abusé de ce genre d'argument. C'est d'une des oppositions entre la rigueur des préceptes religieux et les nécessités de la vie pratique que Pascal a tiré ses Provinciales. Admirable production au point de vue littéraire, mais qui sonne faux au point de vue de la réalité expérimentale, car elle se borne à dénoncer les sophismes des casuistes, et elle ne les remplace pas, laissant ainsi subsister, en la dissimulant, la contradiction entre la doctrine et les nécessités de la pratique. Les raisonnements des casuistes n'ont aucune valeur logique, mais les préceptes de Pascal manquent également de valeur pratique.

Les contradictions entre le droit et la vie pratique, surtout entre le droit international et les nécessités de la politique, ont existé de tout temps; elles fourmillent dans l'histoire gréco-romaine, se compliquent de questions religieuses au moyen-âge, persistent très nombreuses dans les siècles suivants, et sont loin de faire défaut de nos jours.

Il s'agit donc, en somme, d'un phénomène très général, auquel se rattachent les cas particuliers que nous sommes en train d'étudier.

§ 1938. La notion du châtiment ou de la récompense qui suivent les actions présente, outre la forme pseudo expérimentale, deux autres formes qui souvent s'unissent en une seule : la forme métaphysique et la forme religieuse. Dans la forme métaphysique, châtiment ou récompense suivent nécessairement l'action, sans qu'à vrai dire on sache pourquoi. Cette forme est aujourd'hui dissimulée sous un voile pseudo-expérimental ; mais en somme, elle reste la même. Sous la forme religieuse, on sait pourquoi châtiment ou récompense suivent nécessairement l'action : c'est par la volonté d'une divinité. Mais cette intervention ouvre la porte à l'arbitraire de la divinité, qui ne se contente généralement pas d'être une gardienne plus ou moins rigide de la morale, mais qui agit aussi pour son propre compte, venge les offenses et les négligences auxquelles elle peut être en butte, autant et souvent plus sévèrement que les offenses et les négligences affectant la morale.

§ 1939. Quand le sentiment religieux est puissant, on ne voit là rien de blâmable. Quand il s'affaiblit, et que les sentiments de bienveillance envers nos semblables se développent, on s'efforce de réduire autant que possible, parfois jusqu'à la faire disparaître, cette dernière partie de l'action divine. On dit alors qu'une religion est d'autant plus « en progrès, parfaite », que la divinité s'occupe plus de la morale, et néglige le reste. Mais on ne prend pas garde qu'en procédant ainsi, la limite dont la « religion parfaite » se rapproche est l'absence de toute religion et la confusion de la religion et de la métaphysique (§1917, 1883).

§ 1940. Il est maintenant nécessaire d'apporter les preuves de nos affirmations. Le lecteur ne devra pas regretter que dans ce but nous exposions de nombreux détails, car il se souviendra que les théories n'ont d'autre valeur que celle de représenter les faits, quelle que soit leur importance, et que par conséquent seuls ces faits peuvent donner ou enlever de la valeur aux théories. À vrai dire, si l'on voulait citer les preuves au complet, on devrait transcrire toute l'histoire ; et comme cela est impossible, il faut nous résigner à choisir et à exposer un petit nombre de cas qui peuvent servir de types.

§ 1941. On peut retrouver des exemples de contradictions presque chez tout auteur qui affirme l'accord dont nous traitons. Parfois la contradiction est explicite, c'est-à-dire que dans le même auteur se trouvent certains passages qui disent le contraire de ce qu'expriment certains autres passages. Parfois elle est implicite, c'est-à-dire qu'elle apparaît dans les conséquences que l'on peut tirer de différents passages.

§ 1942. Nous avons des exemples de contradictions explicites dans le poème qui a pour titre Les travaux et les jours. Il est un grand nombre de passages où l'auteur exprime que celui qui fait le mal est toujours puni. Ainsi (265-266) : « L'homme qui machine du mal contre autrui machine du mal contre lui-même ». Il ajoute trois vers (267-269) pour dire que Zeus voit tout ; puis, sans aucune transition, il dit (270-273) : « Maintenant je ne serai pas juste parmi les hommes, ni mon fils non plus, puisqu'il est mal d'être un homme juste, si l'homme injuste a plus de droits [FN: § 1942-1] ».

§ 1943. On trouve des contradictions de ce genre chez un grand nombre d'auteurs moralistes. Voici, par exemple, que dans la Sagesse de Jésus, fils de Sirach, on nous dit que la Sagesse remplit la maison de toute chose ; et puis l'on ajoute que la sagesse du pauvre le relève et le fait asseoir parmi les grands [FN: § 1943-2]. Et comment ? Elle n'a donc pas rempli sa maison de toute chose, puisqu'il est resté pauvre !

§ 1944. Comme exemple de contradictions implicites, celui des anciens Israélites suffira. D'une part, ils étaient persuadés que Iaveh récompensait toujours par des biens terrestres l'homme juste et pieux, et qu'il châtiait l'homme injuste et impie, en le privant des biens terrestres [FN: § 1944-1]. D'autre part, ils croyaient que le pauvre jouissait de la faveur de Iaveh [FN: § 1944-2]. Ces deux propositions ont des conséquences contradictoires. De la première proposition on déduit que les riches devraient être justes, pieux et favorisés par Iaveh, et les pauvres, au contraire, injustes, impies et en horreur à Iaveh. De la seconde proposition résulte exactement le contraire. La contradiction est criante [FN: § 1944-3] ; elle ne pouvait échapper aux penseurs israélites, qui s'efforcèrent de l'éliminer de diverses manières. Mais nous en parlerons plus loin (§1979).

§ 1945. Les peuples se sont imaginé et s'imaginent encore que dans leurs guerres ils remportent la victoire grâce au secours de leurs dieux. L'agrégat qui porte le nom de peuple est considéré comme une unité, et l'action de chaque individu particulier qui fait partie de l'agrégat contribue à attirer ou à repousser la faveur des dieux. Parfois l'action d'un seul individu suffit à faire châtier, beaucoup plus rarement à faire récompenser tout l'agrégat. Parfois il semble nécessaire que les individus soient assez nombreux pour constituer une partie notable de l'agrégat.

§ 1946. Quant aux dieux, chaque peuple peut avoir les siens propres, et le peuple victorieux remporte la victoire pour lui-même et pour ses dieux. Ceux-ci sont ennemis des dieux étrangers, que ce peuple ne doit honorer en aucune façon. Le type de semblables phénomènes est celui des Israëlites avec leur Dieu « jaloux ». Les peuples qui se combattent peuvent avoir aussi des dieux propres, ou bien des dieux communs ; mais dans les deux cas, il faut que chaque peuple révère non seulement ses dieux, mais aussi les autres. Des types de ces phénomènes sont ceux des Grecs et des Romains avec leurs dieux. L'Iliade nous a rendu familières des conceptions de ce genre et d'autres genres analogues. Il peut y avoir un seul dieu pour deux ou plusieurs peuples combattants, et l'on suppose que ce dieu se décide en faveur d'un peuple plutôt que d'un autre, suivant certaines règles, pas bien déterminées, mais qui, chez les peuples modernes, tendent à se confondre avec celles de la « morale » et de la « justice », telles que chaque peuple les comprend. Le type de ces phénomènes se voit dans les luttes entre les peuples catholiques, ou bien entre les peuples protestants. Dans les guerres entre catholiques et protestants, autrefois on opposait volontiers les croyances ; aujourd'hui on raisonne plutôt comme si elles ne différaient pas, et comme si un Dieu unique devait décider qui il favoriserait, en suivant les règles de la « morale » et de la « justice ». Inutile d'ajouter que tout cela ne supporte pas la moindre critique logico-expérimentale.

§ 1947. En 1148, la ville de Damas fut assiégée par les Croisés, qui, repoussés, durent lever le siège. Chrétiens et musulmans, chacun de son côté, attribuèrent le fait à leur propre Dieu. On peut, à ce sujet, comparer le récit de Guillaume de Tyr et celui des auteurs musulmans [FN:§ 1947-1].

§ 1948. Le Dieu d'Israël était quelque peu capricieux ; le Dieu des chrétiens, qui lui succéda, agit souvent d'une manière qu'on ne comprend pas bien. Il commença par donner la victoire aux Croisés, qui défendaient sa foi ; puis il les priva de son secours, à cause – dit-on – de leurs péchés. Il paraît que sa colère dure toujours, car le sépulcre du Christ continue à être au pouvoir des infidèles [FN:§ 1948-1].

§ 1949. Inutile de rappeler les ordalies ou jugements de Dieu : elles sont trop connues. Si nous prenons garde uniquement aux dérivations, ces ordalies sont strictement connexes à la théorie suivant laquelle Dieu punit les mauvaises actions et récompense les bonnes. Bayle cite un fait qui peut servir d'exemple aux contradictions comiques de cette théorie. Le chevalier de Guise, fils du duc de Guise qui, en 1588, fut assassiné à Blois, tua, dans la rue, à Paris, le 5 janvier 1613, le baron de Lux. Le fils de celui-ci provoqua en duel le chevalier de Guise et fut tué par lui. « On n'oublia point de remarquer l'inégalité du succès dans des combats où la justice paroissoit semblable. Si le Chevalier devoit vaincre dans le premier, parce qu'il cherchoit la vengeance du sang de son père, il devoit être vaincu dans le second, parce qu'il s'agissoit de faire raison au fils d'un homme qu'il avoit tué. Et néanmoins le sort lui fut aussi favorable dans le second que dans le premier. Ce fut une chose qui surprit beaucoup de gens et sur laquelle on fit beaucoup d'attention. Mais communément parlant ces sortes d'affaires se décident selon le plus ou le moins d'adresse, et de courage, et de force des combattants, ou par le concours de quelques causes fortuites ; et non pas selon le plus ou le moins de droit [FN: § 1949-1] ».

§ 1950. De nos jours, on ne croit plus que Dieu manifeste par les duels des particuliers de quel côté est le bon droit ; mais on continue à croire plus ou moins qu'il le manifeste dans les guerres entre les nations. Une guerre juste doit, pour un grand nombre de personnes, être une guerre victorieuse. Vice versa, une guerre victorieuse est nécessairement une guerre juste. Beaucoup d'Allemands furent et demeurent persuadés que la guerre de 1870 fut victorieuse parce que le Seigneur voulut donner la victoire aux vertus germaniques contre la corruption latine [FN: § 1950-1]. Cela se peut ; mais il se pourrait que le génie des Bismarck, des Moltke, des Roon, ainsi que l'humanitarisme stupide de Napoléon III, de ses ministres, de l'opposition démocratique, même de la part des conservateurs, aient eu aussi quelque part dans les victoires allemandes.

§ 1951. Il est toujours utile que les peuples croient que leurs dieux combattent en leur faveur (§1932). Le roi de Prusse agit donc excellemment en prescrivant un jour de prière, par son décret du 21 juillet 1870. Il disait : « Je dois d'abord remercier Dieu de ce qu'aux premiers bruits de guerre, un seul sentiment s'est manifesté dans tous les cœurs allemands : celui d'un armement général contre l'oppression, et celui d'une espérance réconfortante en la victoire que Dieu accordera à notre juste cause. Mon peuple se serrera autour de moi dans cette guerre, comme autrefois il s'est serré autour de mon père qui repose en Dieu. C'est en Lui que je mets toute mon espérance, et je demande à mon peuple de faire de même... ». Mais Dieu était aussi prié par l'autre camp, comme autrefois les dieux d'Homère étaient priés par les Grecs et par les Troyens. Napoléon III, lui aussi, s'adressait au peuple français, en disant : « Dieu bénira nos efforts. Un grand peuple qui défend une juste cause est invincible ». Le Dieu des chrétiens n'entendit point ces prières et mena l'armée française à Sedan, de même que le Zeus de l'Iliade n'entendit pas les prières des Troyens, et permit la destruction de leur cité. Ollivier, sous le ministère duquel on déclara la guerre « juste », mais hélas malheureuse, de 1870, se console en espérant que si la « justice » ne fut pas récompensée, elle le sera du moins à l'avenir. Il écrit : [FN: § 1951-1] « (p. 12) ...il [Bismarck] oblige à la guerre par (p. 13) une impertinence intolérable un souverain systématiquement pacifique [voilà une première faute] depuis la campagne d'Italie [origine des malheurs de la France, comme le vit bien Thiers], sans la complaisance duquel [voilà la faute qui n'aura plus de remède] il n'eût pas même tenté la fortune à Sadowa [où il vainquit l'Autriche et prépara la défaite de la France et la ruine du très humain Napoléon III] et qui, partout favorable à l'indépendance des peuples [en sacrifiant son pays à ces utopies], était décidé, malgré les alarmes de ses diplomates [qui voyaient un peu plus clair que cet aveugle], à n'opposer aucun obstacle au libre développement de l'Allemagne et à ajouter ainsi un service nouveau à ceux déjà rendus par la généreuse France aux peuples germaniques en 1789, 1830, 1848 [tous ces braves gens méritaient peut-être des prix de vertu ; mais il est douloureux que c'ait été la France qui dût payer ces prix sous la forme des cinq milliards d'indemnité de guerre à l'Allemagne]. L'ingratitude, a dit Cavour, est le plus odieux des péchés. C'est aussi le plus maladroit des calculs [FN: § 1951-2] [affirmation gratuite d'Ollivier, sans la moindre bribe de démonstration]. Bismarck a voulu noyer dans le sang d'une victoire commune les antipathies des États du Sud frémissants encore de leur défaite récente. Mieux que ce remède dangereux, la patience eût apaisé les colères [autre affirmation sans aucune bribe de démonstration). Une unité allemande qui se fût constituée sans un démembrement de la France, étant sûre d'un lendemain paisible, aurait pu devenir pour tous un bienfait, non une calamité. Dieu punit quelquefois en accordant le succès. L'avenir le démontrera ». Qui vivra verra ! En attendant cette punition à venir, qui frappera les descendants, les Français contemporains souffrent et les Allemands exultent. Que l'on compare ce naïf passage éthique d'Ollivier aux discours réalistes de Bismarck, et l'on comprendra aisément comment et pourquoi le second devait vaincre le premier.

Un auteur qui est loin d'être en tout de l'avis d'Émile Ollivier H. Welschinger, dit pourtant à son tour : [FN: § 1951-3] « (p. 56) le souvenir de la guerre de 1870 et le traité de Francfort, qui en a été la suite lamentable, seront pour bien longtemps encore – à moins de réparations qui sont le secret de l'éternelle Justice – une cause de discorde entre les deux nations ». Ainsi invoquée par deux camps opposés, l'éternelle Justice ne devait pas savoir vers qui se tourner ; elle finit par préférer le camp où une armée plus nombreuse et mieux préparée était commandée par des généraux meilleurs.

§ 1952. On peut constater dans l'histoire que c'est ordinairement le camp qu'elle préfère. Quand l'armée thébaine brisa à Leuctres la puissance spartiate, elle fut efficacement soutenue par l'éternelle Justice, qui avait à venger les deux filles de Schédasos, auxquelles certains Spartiates avaient fait violence, en des temps reculés (§2437-4), et qui avaient leur tombe sur le champ de bataille. Cette influence des puissances surnaturelles avait été annoncée avant le combat ; mais Grote observe avec justesse : [FN: § 1952-1] « (p. 7) tandis que les autres étaient ainsi encouragés par l'espoir d'un secours surhumain, Épaminondas, auquel la direction de la prochaine bataille avait été confiée, prit soin (p. 8) qu'il ne manquât aucune précaution humaine ». Voilà peut-être ce qui aura déterminé à l'action l'éternelle Justice. Ce que lit Épaminondas est certainement ce qu'il convient toujours de faire en des cas semblables. Il est bon de discourir sur l'éternelle Justice, mais il est encore mieux d'agir comme si elle n'existait pas.

§ 1953. Aujourd'hui, bon nombre de personnes qui ne croient plus au surnaturel n'ont changé que la forme de la dérivation, et à la divine justice elles ont substitué la « justice immanente des choses », qui est une très belle mais peut-être un peu obscure entité. Elle préfère agir dans les affaires privées plutôt que dans les entreprises guerrières, peut-être parce qu'elle a plusieurs pacifistes parmi ses fidèles (§1883-1).

§ 1954. Il est certain que chez les anciens Israélites, les Grecs et les Romains, l'action de la divinité ne concordait pas entièrement avec la défense de la morale et de la justice. Il y avait quelque chose de plus, qui avait pour but de défendre certaines prérogatives divines. Cela déplaît à des théoriciens qui voudraient que cette différence n'existât pas ; aussi la nient-ils tout simplement et sans se soucier des contradictions manifestes ou voilées dans lesquelles ils tombent ; ils nous fournissent ainsi d'excellents exemples de ces contradictions, exemples d'autant meilleurs que leurs auteurs sont plus intelligents, pondérés, cultivés.

§ 1955. Chez les Pères de l'Église et plus tard, jusqu'à notre époque, chez les théologiens catholiques, on comprend que la foi était un obstacle à la croyance que le Dieu de l'Ancien et celui du Nouveau Testament pussent faire quelque chose qui ne fût pas parfaitement moral et juste. C'est pourquoi, par des interprétations diverses, ces auteurs modifient les conceptions qui sont exprimées en un sens opposé, dans l'Écriture. Nous n'avons pas à nous y arrêter, car ce sujet sort, au moins en partie, du domaine expérimental. Remarquons seulement que, parmi les protestants libéraux, il ne manque pas de gens qui, précisément au point de vue expérimental, reviennent aux conceptions des anciens Israélites [FN: § 1955-1].

§ 1956. Au contraire, nous devons nous arrêter quelque peu sur le fait qu'à notre époque de si grande diffusion de science et de critique, il y a beaucoup de gens qui, tout en disant vouloir demeurer dans le domaine logico-expérimental, ferment les yeux afin de ne pas voir les faits, et gratifient les hommes du passé d'opinions qu'en réalité ils n'ont jamais eues. Ce fait a lieu parce que là où le sentiment domine, le sens critique s'affaiblit ou même disparaît. Voici un auteur, Maury, qui est pourtant l'un des meilleurs connaisseurs de l'antiquité classique, et qui s'exprime ainsi [FN: § 1956-1] : « (p. 48) Le châtiment céleste, voilà ce dont en effet étaient menacés ceux qui avaient enfreint les lois de la morale, de même que la récompense attendait les bonnes actions. La tragédie d'Ion d'Euripide finit par une allocution mise dans la bouche du chœur, qui déclare que les bons trouvent enfin le prix de la vertu, et les méchants la juste peine de leur crime, idée qui apparaît dès les temps homériques. La vengeance divine, qui n'est que la détermination prise par la divinité de ne point laisser le crime impuni, que l'implacable aversion qu'elle nourrit contre lui, atteint toujours le criminel »…« (p. 49) Aux mythes antiques qui nous peignent simplement, sous les apparences du symbole et de l'allégorie, les phénomènes physiques, succèdent d'autres mythes plus moraux dont l'objet est de faire ressortir ce principe redoutable de l'inévitabilité de la vengeance divine ».

§ 1957. Si l'on voulait s'en tenir à cette opinion, pourtant très autorisée, on estimerait que les anciens Grecs, et spécialement Euripide, penchaient pour la solution affirmative de notre problème, et croyaient que les dieux récompensaient toujours les bons et châtiaient les méchants ; mais si l'on étudie directement les faits, on arrivera à une conclusion bien différente.

§ 1958. Tout d'abord, chez Euripide lui-même, on peut facilement trouver plusieurs passages tout à fait contraires à celui que nous venons de citer. Par exemple, dans Hélène, le chœur dit qu'il ne sait si c'est un dieu ou quelqu'un qui n'est pas dieu, ou un être intermédiaire, qui gouverne les événements du monde, à voir leurs fluctuations tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. [FN: § 1958-1] Pis encore, dans l'Hercule furieux, le chœur dit que les bons n'ont pas un meilleur sort que les méchants. [FN: § 1958-2]

§ 1959. Ensuite, plus particulièrement si l'on considère la tragédie Ion, citée par Maury, on trouve peu judicieuse la conclusion du chœur. Apollon fait violence à la vierge Créuse, et la rend mère d'Ion. Pour cacher sa faute involontaire, la jeune fille expose l'enfant. Ensuite, Apollon ment et trompe Xouthos, mari de Créuse, en lui faisant croire qu'Ion est son fils, à lui Xouthos, et Apollon dit naïvement qu'il fait cela pour introduire Ion dans une famille riche et illustre. Créuse ne sait pas qu'Ion est son fils, et celui-ci ne sait pas qu'elle est sa mère. Croyant qu'il est, comme l'a dit Apollon, un fils bâtard de son mari, elle veut l'empoisonner, et lui, pour se venger, veut la tuer. Grâce à une certaine corbeille, elle reconnaît son fils, et Athéna survient pour dissiper tous les doutes et pour confirmer cette descendance.

§ 1960. En tout cela, on ne voit pas où sont « les bons qui trouvent enfin la récompense de la vertu ». Ne parlons pas d'Apollon, qui est un beau type de malfaiteur ; mais on ne voit pas que Créuse ait été plus vertueuse que d'autres personnes, et l'on ne peut certes pas appeler vertu la tentative d'empoisonner Ion ; son unique mérite fut d'enflammer Apollon. Le pauvre Xouthos n'a fait de mal à personne, et il est gratifié d'un fils qui ne lui appartient nullement. Quant à Ion, c'est un bon diable qui, à part son dessein de tuer Créuse, ne fait ni bien ni mal. En vérité, cet exemple est mal choisi pour qu'on y voie la récompense des « bons » et le châtiment des « méchants ».

§ 1961. En somme, la conclusion de la tragédie est différente ; elle consiste dans le fait que la protection des dieux est efficace ; mais non que cette protection s'obtienne toujours par la vertu.

Ce fait est plus apparent dans la tragédie Hippolyte, et Maury aurait dû y prendre garde. La malheureuse Phèdre n'a pas « honoré l'iniquité », comme dit Maury ; elle n'a pas non plus négligé de « vénérer les dieux ». Aphrodite reconnaît que Phèdre lui a édifié un temple magnifique ; mais elle la sacrifie allégrement au désir qu'elle a de se venger d'Hippolyte. Elle dit clairement : « Il est certain que Phèdre est une noble femme, mais elle succombera tout de même, car son mal ne m'empêchera pas de faire que mes ennemis satisfassent à ma vengeance [FN: § 1961-1] ».

Quand on a sous les yeux de tels passages d'un auteur, il faut vraiment que le sentiment obscurcisse la raison, pour citer ce même auteur dans le but de démontrer que « la vengeance divine n'est que la détermination prise par la divinité de ne pas laisser le crime impuni ».

§ 1962. Maury est loin d'être isolé ; il y a même de nos jours un très grand nombre de personnes qui, parce qu'elles estiment bon de croire que la vertu est récompensée et le vice puni, s'imaginent retrouver cette conception en tout temps, chez tous les peuples, et même chez des auteurs qui sont loin d'avoir une telle conception. Il importe de noter de semblables faits, parce qu'ils nous font voir combien, même de nos jours, les résidus de la IIe classe sont puissants. Un savant qui étudie l'histoire des us et coutumes d'un peuple ne sait pas et ne veut pas se borner à la recherche des uniformités : il éprouve le besoin irrésistible de louer sa morale, sa foi politique, sa religion ; il sort du domaine des recherches scientifiques et se met à prêcher.

§ 1963. Dans un livre qui, d'autre part, renferme une foule d'excellentes observations et de judicieuses déductions, on lit [FN: § 1963-1] : « (p. 178) L'essence de la foi religieuse, telle qu'elle était professée par tout être intelligent, durant les beaux temps de la Grèce, (p. 179) peut se résumer ainsi en quelques mots : il existe un ensemble d'êtres divins dont la puissance s'exerce sur la nature et sur l'humanité, d'où procèdent le bien et le mal, de qui nous pouvons à notre gré nous concilier ou nous aliéner la faveur. Le moyen de leur être agréable et de nous les rendre propices, c'est, d'une part, d'accomplir en leur honneur les cérémonies religieuses auxquelles ils ont été habitués de tout temps et dont eux-mêmes nous ont imposé la loi ; de l'autre, de nous bien comporter et de remplir nos devoirs envers l'État et envers nos semblables, devoirs qui eux aussi nous ont été impérieusement tracés soit par les dieux, soit par les hommes inspirés ou que révèlent à chacun de nous notre raison et notre conscience ». Au lieu du pluriel dieux, mettez le singulier dieu, et vous aurez précisément ce que les chrétiens pensent de leur religion. L'auteur transporte cette conception dans le passé. C'est l'un des innombrables cas de persistance des agrégats (IIe classe). Ses lecteurs éprouvent l'impression que les « éternelles vérités » de leur morale et de leur religion pouvaient vraiment être obscurcies par le polythéisme, mais qu'elles existaient pourtant dans la conscience de tout « être intelligent ». Et ceux qui, tels les athées et les sceptiques, ne croyaient pas à ces belles choses ? Nous les éliminons facilement, grâce à l'épithète intelligent ; c'est-à-dire que nous les déclarons étrangers à cette catégorie, et tout est dit (§1471, 1476). Où Schœmann a-t-il trouvé chez les auteurs grecs que pour, nous rendre les dieux « propices », il suffit « d'accomplir en leur honneur les cérémonies » et de « remplir nos devoirs » ? Quelles cérémonies en l'honneur des dieux la fille d'Agamemnon avait-elle négligé d'accomplir ? À quels devoirs envers ses semblables avait-elle manqué, pour mériter que les dieux imposassent à son père de la sacrifier ? Et Mégara, femme d'Héraclès, et leurs enfants, pour quelle négligence de cérémonies ou de devoirs méritèrent-ils d'être tués par Héraclès ? Euripide nous montre la Furie que, sur l'ordre d'Hèra, Iris charge de troubler la raison d'Héraclès. La Furie hésite à remplir une mission si perverse, mais finit par obéir ; et il ne semble pas que le public trouvât rien à redire à la tradition suivie par le poète. Quand et comment Hector avait-il péché contre les dieux et contre ses semblables, pour devoir être tué par Achille, et pour que son cadavre dût être traîné autour des murs de Troie ? Et ainsi de suite : on peut citer autant qu'on veut de légendes semblables. Il est vrai que Platon les repousse et les blâme, et c'est peut-être à lui que pensait notre auteur ; mais en ce cas, celui-ci devait nommer clairement Platon, au lieu de nous parler de « tout être intelligent ».

§ 1964. Decharme cite un fragment de la tragédie d'Eschyle intitulée Les Héliades, où l'on dit [FN: § 1964-1] : « (p. 102) Zeus est l'éther, Zeus est aussi la terre, Zeus est aussi le ciel; Zeus est toutes choses et ce qu'il y a au-dessus de toutes choses ». Decharme ajoute : « Rien de plus élevé qu'une pareille doctrine ; rien de plus contraire en même temps à la religion populaire... Cette conception toute nouvelle de Zeus, qui ne pouvait être alors que le rêve de quelques grands esprits, nous permet de mesurer combien la religion d'Eschyle a dépassé celle de son temps ». Ne nous arrêtons pas à la partie subjective du raisonnement. L'auteur a un certain idéal et appelle « grands esprits » ceux qui se rapprochent de son idéal. Ne nous attachons qu'aux faits. Est-il bien vrai qu'on trouve de telles conceptions dans les tragédies d'Eschyle, au lieu de celles de la religion populaire ? À vrai dire, il importerait peu de résoudre ce problème, si l'on recherchait uniquement les opinions d'Eschyle ; mais en trouvant les opinions exprimées dans ses tragédies, qui furent accueillies favorablement par le peuple athénien, nous découvrons les résidus que ce peuple acceptait, et cela nous importe davantage.

§ 1965. Dans la trilogie de l'Orestie, le contraste est manifeste entre la conception d'une conséquence spontanée, mécanique, du délit, et la conception du jugement qu'on en peut tirer, si l'on tient compte des circonstances dans lesquelles le délit a été commis. On peut même dire que le but de la trilogie est de poser le problème qui naît de ce contraste, et de le résoudre. Comme on sait, les Érinyes sont vaincues par Apollon ; ce qui signifie que la seconde conception l'emporte sur la première. Pourtant, celle-ci est loin de disparaître entièrement, et les raisonnements d'Apollon ne sont pas très concluants. [FN: § 1965-1]

§ 1966. On peut former trois catégories des passages de la trilogie qui ont trait à cette matière.

1° Passages qui supposent que l'homicide engendre l'homicide, ou, d'une manière générale, que la transgression de certaines règles engendre une autre transgression, abstraction faite de toute notion de « juste » ou « d'injuste », ou du moins si l'on attribue un rôle effacé à cette notion. Par exemple, quand Clytemnestre a tué Agamemnon, le chœur en accuse le génie qui a envahi la maison des fils de Tantale, et Clytemnestre dit [FN: § 1966-1] : « Maintenant ta bouche a bien jugé, en invoquant le démon trois fois funeste de ces gens ; car il nourrit dans nos cœurs une cupidité sanguinaire. Avant que la calamité ancienne ait pris fin, voici du nouveau sang ». Ensuite, nous avons les passages [FN: § 1966-2] : « Y a-t-il expiation pour le sang tombé à terre ? » – « L'homicide doit payer sa dette [FN: § 1966-3] ». Électre demande au chœur ce qu'il doit souhaiter aux assassins de son père [FN: § 1966-4]. « Le chœur : „ Qu'un démon ou un mortel vienne vers lui “. – Électre : „ Un juge ou un vengeur, dis-tu. “ – Le chœur : „ Prie simplement que quel-qu'un les tue à leur tour “ ». Enfin, la fatalité qui pèse sur les Atrides est une dérivation de l'idée qu'il existe un lien nécessaire entre le délit et ses conséquences. Comme toutes les dérivations de ce genre, celle-ci est peu précise et peu logique. De là les difficultés que nous rencontrons quand nous voulons connaître avec précision la doctrine de l'auteur, et pis encore, d'une façon générale, ce que les hommes du temps comprenaient par le mot destin. Nous cherchons ce qui n'existe pas : une doctrine précise ; et au contraire, cette doctrine ne l'est pas. Il faut prendre garde que ce n'est pas nécessairement le bien qui naît du bien, le mal du mal, ce qui supposerait, implicitement du moins, un sentiment de « justice ». Au contraire, le mal peut naître du bien. Eschyle exprime clairement cette opinion, que pourtant il n'admet pas. Le chœur dit [FN: § 1966-5] : « Une vénérable maxime existe depuis longtemps parmi les mortels : un grand et complet bonheur de l'homme engendre, et ne demeure pas stérile ; mais d'un sort prospère naît une inextinguible misère. Mon sentiment est différent de celui des autres, car, au bout de quelque temps, l'impiété engendre une descendance semblable à elle-même ; mais une maison vraiment juste a toujours dans son sort une belle descendance ». Égisthe rappelle les crimes successifs, engendrés l'un par l'autre, et qui pèsent sur les Atrides. En tout cas l'homicide a pour conséquence nécessaire, inévitable, de souiller le meurtrier, qu'il soit ou non coupable, qu'il soit homicide volontaire ou involontaire (§1253). D'ailleurs Eschyle a des doutes à cet égard. Le chœur des Euménides dit qu'Athéna ne peut juger Oreste, car celui-ci, souillé d'homicide, ne peut jurer ; mais Athéna répond [FN: § abc-6] : « Préfères-tu entendre correctement qu'agir correctement ? » ce qui veut dire : « Préfères-tu la forme au fond de la justice ? » Il convient de remarquer que le problème ainsi posé n'est pas résolu, et qu'Athéna exprime seulement une opinion ; tandis que le procès continue, parce qu'Oreste affirme et démontre qu'il est purifié [FN: § 1966-7], c'est-à-dire parce que le motif invoqué par les Euménides est inexistant.

§ 1967. 2° Passages où la conception de la justice est principale. D'abord, on peut observer que toute la trilogie aboutit à la prédominance de cette conception sur les usages anciens : les divinités nouvelles vainquent et dominent les divinités anciennes. Ensuite on fait souvent concorder la conception de la fatalité avec celle de la « justice ». Nous avons vu tantôt ces conceptions en lutte. L'auteur tranche le différend en faveur de la dernière. « La vie heureuse est, parmi les mortels, une déesse et une déesse souveraine ; la balance de la justice agit promptement sur celui qui est en lumière ; d'autres, qui sont aux confins de la lumière et des ténèbres, souffrent plus tard ; d'autres restent dans une nuit éternelle [FN: § 1967-1] ». Les Euménides se glorifient d'être les dispensatrices de la justice [FN: § 1967-2]. « Notre fureur ne se déchaîne pas sur celui qui étend les mains : il passe sa vie sain et sauf. Mais si quelque criminel comme cet homme [Oreste], cache ses mains tachées de sang, nous, justes témoins, venant au secours des morts, vengeresses du sang, finalement nous nous manifestons à lui ». Ces deux genres de passages indiquent également le châtiment comme conséquence inévitable du crime ; ils diffèrent par la manière dont la conséquence découle. Mais si tout délit engendre des maux, tous les maux ne sont pas engendrés par les délits ; en d'autres termes, il y a des châtiments qui sont infligés pour des faits qui ne sont pas des transgressions des règles de la justice et de la morale, et vice versa, il y a des transgressions qui restent sans châtiment. Nous avons ainsi le troisième genre de passages.

§ 1968. 3° Passages où la « justice » fait entièrement défaut. Par exemple, Clytemnestre décrit la destruction de Troie : la mort des vaincus, le pillage, l'incendie ; tout cela n'est rien : [FN: § 1968-1] « S'ils révèrent les dieux tutélaires et les temples de la terre conquise, les vainqueurs ne seront pas vaincus à leur tour [FN: § 1968-2] ».

§ 1969. L'envie des dieux, dont parlent tant les auteurs de la Grèce antique (§1986), apparaît aussi dans la trilogie. Agamemnon craint d'offenser les dieux en marchant sur des tissus de pourpre [FN: § 1969-1]. Le chœur dit que du bonheur naît le malheur, et que la prospérité humaine se brise sur quelque écueil caché. Aussi conseille-t-il de jeter, par mesure de prudence, une partie des biens qu'on possède [FN: § 1969-2].

§ 1970. Ces contrastes apparaissent fort bien dans le discours que tient Zeus, au premier chant de l'Odyssée. Eustathe voit bien qu'on y posait le problème du bien ou du mal que l'homme, par ses actions, s'attire à lui-même, et du bien ou du mal qu'indépendamment de ces actions les dieux ou le destin lui suscitent. Zeus commence par se plaindre de ce que les hommes accusent à tort les dieux de leurs maux, tandis qu'en réalité ils se les attirent eux-mêmes [FN:§ 1970-1]. La théorie est évidente : du délit vient le châtiment, et Zeus est seulement témoin des événements qui ont lieu. Athéna réplique et expose une autre théorie [FN: § 1970-2]. Les maux des hommes devraient être le seul châtiment de leurs mauvaises actions. Égisthe a été justement puni ; mais Ulysse, qui n'a pas mal agi, ne devrait pas subir le châtiment de l'exil loin de sa patrie. Zeus reprend la parole [FN: § 1970-3]. Il a déjà oublié son affirmation d'après laquelle les hommes accusent à tort de leurs maux les dieux ; il dit que les maux d'Ulysse ont pour origine la colère de Poséidon, qui persécute Ulysse, parce qu'il a aveuglé le Cyclope.

Pourtant, en agissant ainsi, Ulysse n'a nullement péché contre les règles de la justice. Nous avons donc une troisième théorie. Les maux des hommes leur viennent en partie de ce qu'ils agissent follement, en partie de ce qu'ils sont frappés par quelque dieu, sans aucune faute de leur part. Les autres dieux entravent, il est vrai, l'œuvre de Poséidon à l'égard d'Ulysse ; mais ils n'essaient même pas de porter secours aux malheureux Phéaciens que Poséidon punit, non pas pour quelque mauvaise action, mais au contraire pour avoir accompli la bonne action de ramener Ulysse dans sa patrie, pour avoir obéi au précepte divin qui veut que les étrangers soient considérés comme venant de Zeus.

§ 1971. Avec ces passages et d'autres sous les yeux, on ne comprend pas comment J. Girard peut dire que, dans l'Odyssée [FN: § 1971-1], « (p. 97) s'il est une idée d'où dépende visiblement toute la suite des faits, c'est : d'une part, que les hommes par leur obstination dans le mal attirent sur eux le châtiment, et, de l'autre, qu'un prix éclatant est réservé à la vertu énergique et patiente ». Une belle récompense, en vérité, fût réservée aux pauvres et vertueux Phéaciens ! Les contradictions relevées tout à l'heure dans le premier chant de l'Odyssée ne semblent pas avoir été aperçues par leur auteur. Plus tard, des doutes se manifestèrent sur ces sujets, et l'on chercha à résoudre les problèmes auxquels ils donnèrent naissance. Dans son commentaire, Eustathe [FN: § 1971-2] attribue, comme origine aux maux des hommes, d'une part Zeus et le destin, qu'il met ensemble ; d'autre part, l'imprudence, ou mieux le manque de discernement des hommes, qui s'attirent des maux à eux-mêmes. Il semble qu'il s'attache surtout à cette question : les maux sont-ils indépendants ou dépendants de l'action des hommes ?

§ 1972. L'exemple que nous venons de donner est l'un de ceux, fort nombreux, que l'on peut citer pour montrer qu'en beaucoup de cas la recherche de l'idée qu'avait l'auteur d'une composition littéraire est vaine, et cela pour le motif que dans ces cas, il n'y a pas une idée unique (§541), ni chez l'auteur, ni chez celui qui l'écoute. L'un et l'autre se laissent guider par le sentiment, qui laisse les propositions indéterminées, et parfois les accepte même si elles sont contradictoires. Il y a, chez les hommes, deux sentiments qui naissent, l'un des infortunes « méritées », l'autre des infortunes « imméritées ». Si l'on dit que toute infortune est méritée, en certaines circonstances, le premier sentiment peut agir seul, tandis que le second reste latent. Vice versa, si l'on parle du destin qui fait endurer des maux à l'innocent, le second sentiment agit, et le premier est inactif.

§ 1973. Il est nécessaire d'avoir cela présent à l'esprit, lorsqu'on traite des dieux et du destin, du contraste entre la « Justice » et la « fatalité ». L'empereur Julien se moque du Dieu des Hébreux, qui se fâche pour des motifs futiles ; mais il oublie que les dieux du paganisme étaient tout aussi faciles à irriter [FN: § 1973-1]. En réalité, les hommes ont l'habitude d'attribuer à leurs dieux les caractères des hommes puissants.

§ 1974. Dans le petit livre de Bayet, que nous citons souvent, parce qu'il est généralement en usage dans les écoles laïques françaises, et qu'il renferme par conséquent les théories protégées par la « défense de l'école laïque », on commence par donner une solution affirmative du problème que nous étudions ici. En effet, nous lisons dans cet ouvrage [FN: § 1974-1] : « (p. 1) Les bonnes actions sont celles qui nous sont utiles, c'est-à-dire celles qui nous rendront VRAIMENT HEUREUX. Les mauvaises actions sont celles qui nous sont nuisibles, c'est-à-dire celles qui nous rendront MALHEUREUX. On peut donc dire que la morale nous enseigne quelles sont les choses qu'il faut faire pour être vraiment heureux ». Donc, quiconque suit les enseignements de la morale sera vraiment [attention à cet adverbe] heureux ; mais pour qu'aucun doute ne subsiste, l'auteur, après la théorie générale, cite encore un cas particulier : « (p.1) On dit, par exemple, que nous avons le devoir de ne pas mentir : cela veut dire que, si nous mentons, nous serons malheureux tôt ou tard, et que si, au contraire, nous ne mentons pas, nous serons VRAIMENT HEUREUX ». Enfin, pour ceux qui n'ont pas encore compris, on ajoute : « (p. 2) Il est aussi sot et aussi dangereux de ne pas écouter ce que dit la MORALE que de ne pas écouter ce que dit la MÉDECINE ». Fort bien ; la théorie exposée est claire. Mais, un peu plus loin, l'auteur cite F. Buisson, qui dit qu'autrefois les manants étaient « (p. 26) courbés sur la glèbe, noirs, livides, taillables et corvéables à merci ». Donc ils étaient malheureux ; donc, si celui qui observe les règles de la morale est toujours heureux, cela signifie que les manants n'observaient pas ces règles. Mais ce n'est certainement pas ce que veut dire l'auteur. Il y a mieux. Comme nous l'avons vu (§1716-2]), l'auteur affirme que les conditions présentes de la société ne sont pas justes, et que « tout le monde doit désirer que cela change ». Donc, si la théorie exposée est vraie, on doit conclure que si les pauvres sont aujourd'hui malheureux, c'est parce qu'ils n'observent pas les règles de la morale. Le remède à leurs maux consisterait donc à observer ces règles, puisque, dit l'auteur, « la morale nous enseigne quelles sont les choses qu'il faut faire pour être vraiment heureux ». Est-ce peut-être la conclusion de l'auteur ? En aucune façon ! Il a déjà oublié ce qu'il avait dit peu avant, et il donne comme remède l'élection de députés et de sénateurs d'un certain parti (§1716-2]). Mais si cela est nécessaire et suffisant pour donner plus de bonheur aux pauvres, pourquoi l'auteur a-t-il commencé par dire qu'on obtenait cet effet en observant les règles de la morale ? Il pourrait, il est vrai, répondre que, pour lui, élire des députés et des sénateurs d'un certain parti, c'est une règle de morale. Ainsi nous revenons au genre (A-1). Si l'on appelle moral tout ce qui, suivant un auteur, peut procurer le bonheur, il est très certain qu'on peut conclure, toujours selon cet auteur, que la morale procure le bonheur. Toute pétition de principe donne toujours une conclusion incontestable. La Science de M. Bayet est probablement la respectable entité qui, de nos jours, a été divinisée ; mais elle n'a vraiment rien à faire avec la science logico-expérimentale. Nombre de siècles se sont écoulés depuis le temps où fut composé le premier chant de l'Odyssée, jusqu'à celui où M. Bayet a donné ses œuvres au monde. Peut-être le mérite littéraire de ces deux compositions est-il quelque peu différent ; mais dans l'un et dans l'autre nous trouvons des contradictions analogues. Pourtant l'Odyssée est exempte de la présomption d'avoir dissipé les ténèbres de la « superstition » par l'éclat de la sacro-sainte Science.

§ 1975. Le second sujet indiqué au §1898 se rapporte aux conséquences produites, dans le cas où la personne qui observe ou transgresse les règles est différente des personnes qui retirent un avantage, ou bien subissent un dommage de ce fait, auquel elles sont étrangères. Quand il y aurait lien de traiter ce sujet, il arrive parfois que les auteurs négligent entièrement le problème de la correspondance de ce fait avec le bonheur ou le malheur des personnes, ou bien qu'ils font seulement une lointaine allusion à une solution implicite. De nos jours, cela se produit surtout au sujet des rapports entre gouvernants et gouvernés, et, en général, les auteurs semblent se rapprocher plus ou moins implicitement de l'une des deux thèses suivantes : 1° Les gouvernants doivent observer les règles existantes, et il n'y a pas lieu de se soucier d'autre chose, ni de résoudre le problème des conséquences ; 2° les gouvernants peuvent transgresser ces règles pour faire le bien public ; mais on admet cela sans trop en parier, et parfois même en affirmant le contraire. D'une manière ou de l'autre, on échappe à la nécessité de résoudre le problème de la correspondance entre les actions et les conséquences [FN:§ 1975-1]. Celui qui voit objectivement les faits, celui qui ne veut pas, de propos délibéré, fermer les yeux à la lumière, est tout de même obligé de reconnaître que ce n'est pas en étant des moralistes timorés que les gouvernants font prospérer les nations; mais il passe le fait sous silence, ou s'excuse de l'exprimer, et accuse des événements la « corruption » des mœurs. Pourtant, même ainsi, il n'évite pas le reproche d'immoralité dont on gratifia Machiavel, parce qu'il avait simplement exprimé des uniformités que tout le monde peut vérifier dans l'histoire [FN:§ 1975-2] (§2449). On l'a accusé d'avoir plagié Aristote et d'autres auteurs : il s'est simplement rencontré avec ceux qui ont décrit la réalité. Cet exemple montre la difficulté qu'il y a à faire une analyse scientifique. La plupart des gens sont incapables de séparer deux études qui sont pourtant entièrement différentes : I. L'étude des mouvements réels, qui porte sur les faits et sur leurs rapports. Les faits que rapporte Machiavel sont-ils ou non vrais ? Les rapports qu'il aperçoit entre eux sont-ils ou non réels ? C'est ce dont ne semblent guère, se soucier la plupart de ceux qui l'attaquent ou le défendent ; toute leur attention se porte vers la partie suivante. II. L'étude des mouvements virtuels, qui est l'étude des mesures à prendre en vue d'un but déterminé. Qui attaque Machiavel l'accuse de prêcher aux princes de devenir des tyrans ; qui l'excuse répond qu'il a seulement montré comment on peut atteindre ce but, mais qu'il n'a pas recommandé ce but. L'accusation et l'excuse peuvent subsister toutes deux, mais elles sont étrangères à la question de savoir comment les faits se passeront, en certains cas hypothétiques. On remarquera qu'en homme pratique, Machiavel a voulu traiter d'un cas concret, qui devient ainsi un cas particulier de la question générale. Il a écrit Le Prince, mais, exactement sur le même modèle, il aurait pu écrire Les Républiques. [FN: § 1975-3] Il l'a même fait en partie dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, et, s'il avait vécu de nos jours, il aurait pu faire porter ses études sur les Régimes parlementaires. Il a recherché quels sont les moyens les plus appropriés pour que les princes conservent le pouvoir, et il a examiné les deux hypothèses, du prince nouveau et du prince héréditaire. Sur le même modèle, il aurait pu faire des recherches analogues pour les autres régimes politiques. Toujours sur le même modèle, il aurait pu étendre ses recherches au point de vue du but, et étudier quels sont les moyens les plus appropriés pour obtenir les puissances économiques, militaire, politique, etc. Ainsi, du cas particulier concret étudié par lui, il se serait élevé jusqu'à la question générale des mouvements virtuels, qui est précisément une de celles que considère la sociologie. On ne pouvait pas encore faire cela de son temps, de même qu'on ne pouvait le faire au temps de son unique et grand prédécesseur Aristote, parce que les sciences sociales n'étaient même pas nées. Aussi demeure-t-on émerveillé de la puissance extraordinaire du génie d'Aristote, et plus encore de celle du génie de Machiavel, de ces hommes qui, avec les éléments si imparfaits que leur fournissaient les connaissances du temps où ils vivaient, surent s'élever à un si haut degré. Mais on voit aussi combien grande est l'ignorance de certains de nos contemporains, qui ne sont même pas capables de saisir l'importance de la question étudiée par Machiavel, auquel ils opposent des billevesées éthiques et sentimentales, dépourvues de toute valeur scientifique ; cependant qu'avec une prétention ridicule, ils s'imaginent étudier les sciences politiques et sociales.

On trouve des exemples importants chez Émile Ollivier [FN:§ 1975-3]. Il essaie, sans trop insister il est vrai, d'établir la concordance entre les bonnes œuvres et le bonheur, en reculant ce dernier dans l'avenir (§1951) ; mais il ne s'arrête pas à cet essai, tandis que, dans tout l'ouvrage de seize volumes [plus tard dix-sept], il s'efforce de présenter Napoléon III comme un parfait honnête homme. Comme, d'autre part, il est incontestable que le sort ne lui fut pas propice, cela prouve, en admettant les yeux fermés les affirmations d'Ollivier, que les bonnes actions peuvent ne pas aller de pair avec le succès. Ajoutons que dans le passage où il s'en remet à l'avenir pour changer le sort de mauvais en bon, il ne nous explique pas du tout comment l'avenir peut remédier aux maux des gens qui sont morts avant que le sort change. Il ne semble pas avoir de théorie très précise (§ 1995-3), et il ne traite pas la question de la divergence entre les malheurs des Français en 1870 et les bonnes œuvres précédentes de leur empereur. Devons-nous admettre que c'est là un cas analogue, bien qu'opposé, à celui des Achéens qui souffrirent tant de maux occasionnés par l'orgueil d'Agamemnon ? ou devons-nous admettre une autre explication ? Ollivier ne s'aperçoit pas que les justifications qu'il donne des actions de Napoléon III, au point de vue de la morale privée, sont une condamnation certaine des actions de ce souverain comme homme d'État [FN: § 1975-4].

§ 1976. D'une façon générale, les personnes qui ont une foi vive y trouvent le souverain bien, et sont, par conséquent, portées à croire que le fait d'observer les règles imposées par cette foi conduit nécessairement au bonheur. Pourtant, quand le terme bonheur désigne une chose existant dans le domaine expérimental, affirmer une concordance parfaite entre l'observation des règles de la morale et de la religion d'une part, et le bonheur d'autre part, ou bien entre la transgression de ces règles et le malheur, c'est se mettre trop souvent en contradiction avec l'observation des faits [FN:§ 1976-1], pour qu'on obtienne le consentement des hommes, à moins que l'on ne trouve moyen de faire disparaître le contraste par des explications appropriées. C'est à quoi s'employèrent un grand nombre de gens, depuis les anciens temps jusqu'à l'époque moderne. Dans ce but, parfois les théoriciens inventèrent de toutes pièces les arguments ; plus souvent, et avec beaucoup plus d'efficacité, ils les cherchèrent dans les expressions déjà existantes de certains résidus. Par exemple la persistance des agrégats pousse les hommes à considérer comme une unité une certaine collectivité, et le théoricien peut tirer parti de ce fait pour expliquer comment une personne appartenant à cette collectivité subit des maux sans les avoir mérités en aucune façon. Il suffit pour cela d'invoquer des fautes commises par quelque autre personne de la collectivité (§1979).

§ 1977. (B-2) Bonheur et malheur repoussés dans l'espace et dans le temps. Un individu accomplit une action M, dont on affirme que doit découler un fait P, lequel peut être aussi l'effet du hasard. Il est évident que plus long sera l'espace de temps que nous accorderons pour que P se produise, après que M a eu lieu, plus grande deviendra la probabilité que P puisse se produire par simple hasard. Bien plus, si l'espace de temps est assez long, la réalisation de P est si probable qu'on peut la qualifier de certaine. Si les gens qui tâchent de deviner les numéros de la loterie donnent un siècle pour qu’un numéro sorte, au lieu de désigner un tirage déterminé, ils peuvent être presque certains, disons même certains, que leurs prédictions seront vérifiées. De même, si le temps dans lequel doit se vérifier la prophétie est long et indéterminé, ou ne court aucun danger d'être démenti en affirmant qu'un peuple qui agit mal est tôt ou tard puni, et un peuple qui agit bien, tôt ou tard récompensé. Aucun peuple, durant une longue série d'années ou de siècles, n'a que des événements heureux ou que des événements malheureux. Par conséquent, si l'on n'est pas limité par le temps, on trouvera toujours la punition ou la récompense cherchées.

Il est un procédé remarquable de repousser dans le temps et dans l'espace les conséquences des événements heureux ou malheureux qui arrivent aux hommes. On affirme que, si des malheurs affligent un homme qui est bon, cela tourne à son avantage, parce que cela sert à le corriger de quelque vice ou de quelque défaut, ou que cela engage d'autres hommes à se corriger des leurs ; et si, mais plus rarement, un événement heureux arrive à un méchant homme, on dit que cela tourne à son détriment, parce que, aveuglé, il court à sa perte ; ou bien que cela sert à inspirer aux gens le mépris des biens terrestres, en leur montrant que les méchants en jouissent eux aussi (§ 1995-3).

§ 1978. Étant donnée la brièveté de la vie humaine, on a moins de chances de trouver pour l'homme que pour les peuples la correspondance désirée, dans le temps, entre les actions et leurs conséquences. Cependant il est difficile que tout aille bien ou que tout aille mal pour un homme, dans le cours de son existence. Par conséquent, même pour lui, on trouvera la correspondance cherchée entre une action qu'il a accomplie et le châtiment ou la récompense de cette action. C'est pourquoi nous avons un grand nombre de théories qui, pour le même individu, reculent l'expiation dans le temps. D'autres affirment que le mal d'un homme sert à le corriger, et qu'en conséquence, après un certain temps, il fera le bien de cet homme. Celui qui dit aujourd'hui : « Attendez l'avenir pour voir si la faute ne sera pas punie, la bonne action récompensée », ne peut se voir opposer aujourd'hui un démenti certain par l'expérience, car l'avenir nous est inconnu, à nous comme à lui. Mais si la théorie qu'il énonce est générale, si elle s'applique au passé, – et c'est bien ainsi qu'il l'entend ordinairement, – nous devrions connaître aujourd'hui la punition ou la récompense qui revint avant leur mort aux hommes dont nous savons l'histoire ; et quand on fait cette recherche, on voit que la théorie n'est pas du tout vérifiée par l'expérience. Ce fait échappe à qui se laisse dominer par le sentiment. C'est un cas analogue à celui que nous avons cité (§1440-2), de gens qui croient que les femmes descendant d'hommes qui boivent du vin perdent la faculté d'allaiter. Ces gens ne prennent pas garde que si c'était vrai, on ne trouverait plus, dans les pays viticoles, une seule femme qui puisse allaiter.

§ 1979. Si nous élargissons le cercle de nos recherches, et que nous passons d'un individu à d'autres individus, nous pouvons encore plus aisément retrouver quelques maux, ou quelques biens, à mettre en rapport avec une action déterminée. Des résidus puissants poussent les hommes à considérer la famille comme une unité, et nous pouvons tirer parti de cette circonstance pour trouver, parmi les descendants d'un homme, quelqu'un qui subit le châtiment ou reçoit la récompense d'une action accomplie par cet homme [FN:§ 1979-1]. Le succès de cette recherche est certain : quand a-t-on jamais vu, au cours des siècles, la descendance d'un homme n'être l'objet que d'événements heureux, ou que d'événements malheureux ?

§ 1980. Le malheureux Crésus envoya des ambassadeurs pour reprocher à Apollon les infortunes dont lui, Crésus, avait été accablé. Par la bouche de la Pythie, le dieu répondit sans reprocher en aucune façon à Crésus d'avoir jamais péché contre les dieux ou contre les hommes. Il dit : « Le sort fixé par le destin ne peut pas être évité, même par un dieu. Crésus a été frappé à cause de la faute de son cinquième ascendant... » Hérodote [FN: § 1980-1], qui rapporte cette légende, n'y trouve rien à redire. Denys l'Ancien, tyran de Syracuse, commettait toutes sortes de crimes et de sacrilèges, et en riait allègrement. Après avoir saccagé le temple de Proserpine à Locres, il revenait à Syracuse. Son navire était poussé par un bon vent, ce qui lui fit dire à ses amis : « Voyez quelle bonne navigation les dieux immortels eux-mêmes accordent aux sacrilèges ! » Valère Maxime, qui rapporte ce fait [FN: § 1980-2], ajoute d'autres semblables exemples d'impiété, et conclut : « Bien qu'il ne payât pas la peine due à ses crimes, il reçut néanmoins, après sa mort, dans l'infamie de son fils, le châtiment auquel il avait échappé pendant sa vie. Si la colère divine est lente à la vengeance, elle compense le retard du supplice par sa gravité ». L. Cornelius Sulla fut heureux sa vie entière [FN:§ 1980-3] ; mais Faustus Sulla, son fils, fut tué par les soldats de Sitius, et Publius Sulla, son neveu, fut l'un des complices de Catilina. Dînant chez un vétéran, à Bologne, Auguste lui demanda s'il était vrai que celui qui, en Arménie, avait le premier enlevé la statue de la déesse Anaïtis, était mort frappé de cécité et de paralysie [FN: § 1980-4]. Le vétéran répondit que c'était précisément grâce à la jambe de la déesse qu'Auguste dînait ; que lui, le vétéran, avait le premier frappé la statue, et que toute sa fortune provenait de ce butin. Si nous connaissions l'histoire de tous les descendants de ce vétéran, aucun doute que nous n'en trouvions un auquel il sera arrivé quelque malheur, et nous pourrions admettre qu'il subissait la peine du crime de son ancêtre. De même, lorsque Crésus perdit le trône et la liberté, la Pythie découvrit aisément qu'il était puni pour le crime de son cinquième ascendant [FN:§ 1980-5] ; et si Crésus avait eu une vie toujours heureuse, son fils aurait pu subir la punition de son sixième ascendant, et ainsi de suite à l'infini [FN: § 1980-6].

§ 1981. Nonobstant un nombre immense de mauvaises actions, les Romains ont joui d'une longue prospérité ; mais rien ne nous empêche de croire qu'ils ont expié leurs mauvaises actions par l'invasion des Barbares. De même, les invasions des mahométans peuvent avoir puni les fautes des chrétiens, et les invasions des chrétiens en terre musulmane peuvent avoir puni les fautes des mahométans. Qui cherche trouve, et sans trop de peine.

§ 1982. La « responsabilité » des fautes, comme la « récompense » des vertus, peut non seulement passer aux descendants, mais aussi s'étendre à des collectivités diversement composées. Chez les anciens, l'opinion était générale que la faute d'un homme retombait sur tous ses concitoyens. Rome sut aussi tirer parti des mauvaises actions de certains consuls, mais elle n'en fit pas une théorie. Quand les auteurs anciens ne montrent aucune répugnance à admettre que les enfants subissent le châtiment dû à leur père, il est évident que la famille leur apparaît comme une unité, représentée par le paterfamilias. De même, lorsqu'ils parlent d'une cité frappée à cause des mauvaises actions de l'un de ses citoyens, ils la voient comme une unité [FN: § 1982-1]. Dans les deux cas, la punition de l'unité, à cause de la faute d'une partie de cette unité, est « juste », comme est « juste » la punition du corps entier d'un individu pour le crime commis par sa main. Cette considération de l'unité renferme le résidu principal (persistance des agrégats) ; et ce n'est qu'accessoirement qu'on fait usage des dérivations qui s'efforcent de concilier la punition – ou la récompense – de l'agrégat, avec la faute – ou le mérite individuel. Ajoutons que ce que nous appelons « faute » est assimilé, au moins en partie, à une souillure qui altère l'intégrité de l'individu, de sa famille, des diverses collectivités dont il fait partie. C'est pourquoi l'on voit surgir spontanément l’idée que l'intégrité doit être rétablie, non pour l'individu seul, mais aussi pour la famille et pour les diverses collectivités (§1231 et sv.).

§ 1983. Parmi les diverses dérivations mentionnées tout à l’heure, il faut remarquer celle qui affirme que la cité est frappée avec justice, parce qu'elle pouvait se soustraire au châtiment en punissant elle-même le coupable [FN: § 1983-1]. De nombreux faits rendent manifeste l'artifice de cette dérivation. Souvent le châtiment frappait la cité ou la collectivité avant qu'elles eussent connu le crime et le coupable, et par conséquent lorsqu'il était absolument impossible de châtier directement le coupable, ou d'expier le crime de quelque manière que ce fût. Les anciennes légendes fournissent à foison des exemples de peuples frappés pour des crimes ignorés, qui sont ensuite révélés par les prophètes ou par les devins. Les Achéens ne savaient en aucune façon pourquoi la peste les décimait, et pour qu'ils l'apprissent, il fallut que Calchas, protégé par Achille, leur révélât la colère d'Apollon et la cause de cette colère. Ajoutons que même après cette révélation, il ne s'agit nullement d'un châtiment quelconque que les Achéens auraient dû infliger à Agamemnon ; et la peste cesse, non pas à cause de ce châtiment, lequel ne se produit ni avant ni après, mais bien par la satisfaction donnée à Apollon. Agamemnon se décide volontairement à restituer Criséis à son père, « parce qu'il veut que le peuple soit sauf et ne périsse pas [FN: § 1983-2] ». Pour se dédommager, il enlève Briséis à Achille. Comment les Thébains pouvaient-ils bien éviter d'être frappés par la peste, puisqu'ils ignoraient entièrement les crimes dont Œdipe s'était involontairement rendu coupable ? Aussi, l'oracle d'Apollon ne leur reproche aucune faute : il prescrit une expiation, comme un médecin prescrit une médecine à son malade [FN: § 1983-3].

§ 1984. Si un peuple souffrait pour les mauvaises actions de son roi, il profitait, en revanche, de ses bonnes actions. Hésiode décrit le bonheur des peuples gouvernés par un roi juste, et leur malheur s'ils sont gouvernés par un roi injuste. Chez lui se mêle l'idée que les actions du roi sont punies ou récompensées sur le peuple, avec l'idée expérimentale que le malheur ou le bonheur du peuple dépend d'un mauvais ou d'un bon gouvernement [FN: § 1984-1].

§ 1985. Les collectivités qui souffraient par la faute d'un de leurs membres pouvaient être composées plus ou moins arbitrairement. La simple compagnie, même accidentelle, des méchants, pouvait nuire. Dans le domaine expérimental, cela peut arriver en de nombreux cas ; par exemple, celui qui néglige les mesures de prudence dans une poudrière peut causer la mort de toutes les personnes qui s'y trouvent. On suppose qu'il en est de même en d'autres cas, où il n'existe pas de preuve expérimentale. Se trouvant sur un navire, au milieu de la tempête, et accusé d'être la cause du malheur commun à tous ses compagnons, Diagoras répondit en montrant d'autres navires également en danger par le fait de la même tempête, et il demanda si ceux qui l'accusaient croyaient que lui, Diagoras, était aussi sur ces navires-là [FN: § 1985-1]. L'observation parait concluante à beaucoup de personnes, mais elle ne l'est pas. Si l'on suppose que l'athéisme de Diagoras pouvait nuire aux gens qui se trouvaient avec lui sur un navire, on peut admettre également qu'il nuisait à tous ceux qui se trouvaient dans son voisinage à lui, Diagoras, fût-ce même sur d'autres navires. Il s'agit là uniquement de plus ou de moins, d'étendre ou de restreindre l'espace où l'impiété de Diagoras agissait pour attirer la tempête.

§ 1986. L'envie des dieux , qui ne permettait pas à un homme de passer sa vie entièrement heureux, s'étendait à sa descendance et à sa collectivité. Il est singulier que Plutarque, qui reprend Hérodote pour avoir cru à cette envie [FN: § 1986-1], en cite lui-même un exemple dans la vie de Paul-Émile [FN: § 1986-2]. En ce cas comme en d'autres semblables, ce sont les résidus de la IIe classe qui agissent. Paul Émile et ses enfants sont considérés comme un agrégat, et l'on ne songe pas à séparer les enfants du père. L'agrégat ne doit pas être entièrement heureux : il est frappé en l'une de ses parties.

§ 1987. D'ordinaire, les théoriciens modernes blâment sévèrement les vieux préjugés, d'après lesquels les vices du père pèsent sur son fils. Ils ne s'aperçoivent pas qu'il existe un phénomène semblable dans notre société, en ce sens que les vices du père profitent au fils et le disculpent [FN: § 1987-1]. Pour le criminel moderne, c'est une vraie chance que d'avoir parmi ses ascendants ou d'autres parents un criminel, un aliéné ou même seulement un alcoolique. Devant les tribunaux, un tel fait lui vaut une diminution de peine, et parfois même le fait acquitter. Désormais, il n'y a presque plus de procès pénal où l'on ne fasse usage de ce moyen de défense. La démonstration métaphysique par laquelle on établit qu'une peine doit être infligée au fils à cause des vices du père, a autant et pas plus de valeur que celle par laquelle on établit que, pour la même raison, la peine dont le fils aurait autrement été frappé, doit être supprimée ou diminuée. Quand on ne trouve aucune excuse au criminel dans les vices de ses ascendants, on a toujours la ressource de la trouver dans les mauvaises actions de la « société ». En n'ayant pas convenablement pourvu au bonheur du criminel, elle a la « responsabilité » du crime. Ensuite, la peine frappe, non pas la société, mais l'un de ses membres, pris au hasard, ou sans rapport aucun avec la faute présumée [FN:§ 1987-2].

§ 1988. La notion de solidarité, en vertu de laquelle les bons subissent la peine des méchants, apparaît aussi çà et là dans l'antiquité. Elle est devenue fondamentale dans le catholicisme. Pour faire concurrence aux I et aux socialistes, Brunetière a beaucoup insisté sur ce dernier point.

§ 1189. (B-3). Bonheur et malheur repoussés hors du monde réel. Au point de vue de la logique formelle, il est impossible de contester l'exactitude de ces solutions. Ainsi que nous l'avons souvent dit et répété, la science expérimentale ne peut en aucune façon s'occuper de ce qui dépasse le domaine expérimental ; aux limites de ce domaine, elle perd toute compétence.

§ 1990. Mais précisément en ce domaine, nous devons rappeler simplement ici qu'on ne saurait admettre l'affirmation de ceux qui s'imaginent que les peines et les récompenses surnaturelles ont été inventées par des gens qui s'en servaient pour maîtriser les hommes. Les notions de ces peines et de ces récompenses existent indépendamment de tout dessein prémédité. Elles font partie des résidus de la persistance des agrégats, pour lesquels la personnalité humaine subsiste après la mort. Les hommes pratiques se sont servis de ces notions, comme ils se servaient d'autres sentiments existant dans la société, et les théoriciens en ont fait usage pour résoudre leurs problèmes. Ils peuvent bien leur avoir donné des formes littéraires, métaphysiques, pseudo-scientifiques : ils ne les ont pas inventées ; ils ont façonné une matière déjà existante, et, comme les hommes pratiques, ils s'en sont servis ensuite à leurs fins.

§ 1991. Maïmonide nous fait connaître la théorie de la secte musulmane des Kadrites et de celle des Mo'tazales [FN: § 1991-1], qui poussent à l'extrême les explications (B-2) et (B-3). En général, on ne va pas si loin, et nous avons de très nombreuses explications mixtes et surtout mal déterminées.

§ 1992. Nous avons d'autres interprétations, semblables aux précédentes. Ce sont celles qui, au lieu de repousser les conséquences d'un acte dans un monde imaginaire, se bornent à les repousser dans le domaine du possible. On dit, par exemple : « Cet homme est heureux, mais il aurait pu l'être davantage ; cet autre est malheureux, mais il évite ainsi un malheur plus grand ». Le domaine du possible est indéfini, et l'on démontre ainsi tout ce qu'on veut. De tout temps, on a fait sur ce sujet d'élégants exercices de rhétorique.

§ 1993. Un ermite blâmait les jugements de Dieu, parce qu'il voyait des gens qui vivaient mal avoir beaucoup de biens, et d'autres qui vivaient bien, souffrir beaucoup de maux. Un ange survint, et le conduisit en un lieu où demeurait un autre ermite, qui, après une longue pénitence, voulait retourner parmi les tentations du monde. L'ange jeta le second ermite dans un précipice. La mort, qui contrastait en apparence avec la bonne vie de cet ermite, en était, au contraire, la récompense, parce qu'il obtenait ainsi la béatitude éternelle [FN: § 1993-1]. Ainsi de suite, l'ange montra au premier ermite d'autres cas semblables, dans lesquels le mal apparent devient un bien réel, ou vice versa.

§ 1994. Que le lecteur ne croie pas que notre temps ne s'adonne plus à ces fables. Quand on cite aux anti-alcooliques les exemples d'hommes parvenus à un grand âge, d'autres très forts dans les travaux matériels ou intellectuels, bien qu'ils aient bu du vin et d'autres boissons alcooliques, ils répondent que s'ils s'en étaient abstenus, ils auraient vécu encore plus longtemps, ils auraient été encore plus remarquables, matériellement et intellectuellement. Un beau type de dominicain de la vertu a dit, dans une conférence : « On cite de grands hommes d'État et de grands capitaines qui n'étaient pas chastes, des guerriers très braves qui ne l'étaient pas non plus ; c'est vrai, mais s'ils avaient été chastes, ils eussent été encore meilleurs ». Les gens qui tiennent de semblables raisonnements, ou mieux ces vains propos, oublient que le fardeau de la preuve incombe à qui émet une affirmation, et qu'à invoquer uniquement des possibilités, on prend facilement des vessies pour des lanternes.

§ 1995. (B-4). On ne réussit pas à trouver une interprétation. Les voies du Seigneur sont insondables [FN:§ 1995-1]. On peut simplement affirmer que nous ne pouvons pas savoir pourquoi un certain acte a telles conséquences, et l'on peut ne pas se soucier de savoir si elles sont « justes » ou « injustes ». Telle paraît être la conclusion du livre de Job, et telle était la doctrine des Ascharites, comme l'expose Maïmonide [FN:§ 1995-2]. À qui n'affirme rien, on ne peut rien objecter. C'est pourquoi il n'y aurait rien à opposer à la personne qui se bornerait à dire qu'elle ne sait rien des voies du Seigneur, si cette personne s'en tenait logiquement à sa doctrine. Mais souvent il n'en est pas ainsi. L'auteur commence par faire voir qu'il connaît très bien les « voies du Seigneur », et c'est seulement lorsqu'il est serré parles objections qu'il proclame que ces voies sont insondables. Dans les raisonnements de Saint Augustin, nous avons de ce procédé un exemple qui peut servir de type. Il est général ; on le trouve souvent chez les théologiens et chez d'autres penseurs [FN:§ 1995-3].

§ 1996. Comme d'habitude, on n'aperçoit pas la contradiction de ceux qui affirment ne pas connaître ce qu'ils prétendent connaître ; c'est parce que le sentiment domine. En somme le raisonnement est du type suivant : « A doit être B ; et si on ne le constate pas, je ne saurais en dire la raison; mais cela ne diminue pas ma foi que A doive être B ». Sous cette forme, la science expérimentale n'a rien à reprendre, pour le motif tant de fois rappelé qu'elle n'a rien à faire avec la foi. Mais souvent la forme, au moins implicite, est différente, et se rapproche du type suivant : « A est B ; et si on ne le constate pas, c'est une illusion, parce qu'en réalité, d'une manière que je ne connais pas, A est B ». Quand A et B sont dans le domaine de l'expérience, cette proposition appartient à la science logico-expérimentale, et celle-ci ne peut admettre que A soit B, si l'on constate que A n’est pas B, et elle ne se soucie pas de savoir si l'on peut connaître ou non la cause de ce fait.

§ 1997. Dans ce cas aussi, ce ne sont pas les théoriciens qui ont inventé que les « voies du Seigneur » sont insondables. Ils ont trouvé dans les populations ce sentiment, qui dépend des résidus de la IIe classe ; ils s'en sont servis tout en donnant à ses manifestations des formes qui leur plaisaient.

§ 1998. De ce genre de solutions se rapproche beaucoup celui des solutions métaphysiques, telles que l'impératif catégorique de Kant. Elles posent en principe une certaine conception du devoir, sans dire ce qu'il en sera de l'individu qui refusera de le remplir, qui n'en tiendra aucun compte. Les contradictions habituelles ne font pas défaut dans ces solutions, car on énonce tout ce qu'il plaît à l'auteur d'imposer, et on tait la réponse aux objections. Un type de ces raisonnements est le suivant. « On doit faire A parce qu'il est une conséquence de B ». Et pourquoi doit-on faire B ? « Parce que c'est une conséquence de C ». Et ainsi de suite, on arrive à cette question : « Pourquoi doit-on faire P ? » On y répond par quelque impératif catégorique. Ces solutions métaphysiques sont généralement à l'usage des théoriciens. Les hommes pratiques et le vulgaire n'y prêtent pas grande attention.

§ 1999. Négation absolue. Pessimisme. Ces solutions sont peu importantes pour l'équilibre social, parce qu'elles ne sont jamais populaires. Elles sont particulièrement usitées par des littérateurs et des philosophes [FN: § 1999-1]. Elles n'ont de valeur que comme manifestations de l'état psychique de certains individus. Dans un moment de découragement beaucoup de gens répètent le mot de Brutus : « Vertu, tu n'es qu'un nom ! » Beaucoup se complaisent à lire les productions pessimistes de Leopardi, comme ils se complaisent à entendre une belle tragédie ; mais ni les premières ni la seconde n'agissent dans une mesure notable sur leurs actes.

§ 2000. Le pessimisme a souvent pour effet de pousser aux jouissances matérielles, et nombre de littérateurs expriment cette idée : « Jouissons tandis que nous sommes en vie, parce qu'après la mort nous ne jouirons plus ». En Russie, après la guerre contre le Japon, il y eut un mouvement révolutionnaire et d'ardents espoirs d'un bel avenir. La révolution domptée et ces espoirs dissipés, il vint un temps de découragement et une propension aux jouissances matérielles.

§ 2001. (D) Négation conditionnelle. On a deux phénomènes différents qui peuvent avoir certains points communs. Le lecteur qui a prêté attention aux nombreux faits que nous avons exposés, et auxquels on en pourrait ajouter facilement un très grand nombre d'autres, a déjà aperçu la solution scientifique des problèmes posés au §1897. Quant au premier de ces problèmes, le fait de suivre avec précision les règles existantes dans une collectivité a certains effets favorables à l'individu, à la collectivité considérés séparément, à l'individu et à la collectivité pris ensemble, et certains autres effets contraires (§2121 et sv.). Ordinairement, les premiers sont plus importants que les seconds. On ne peut connaître les uns et les autres que moyennant une étude de chaque cas particulier. Quant au second problème, il est bon, dans une certaine mesure, que l'on croie toujours favorable à l'individu et à la collectivité le fait de suivre les règles existant dans une collectivité ; qu'il n'y ait là dessus aucun doute ni contestation. D'autre part, cette croyance peut être nuisible dans une certaine mesure ; mais ordinairement les effets favorables l'emportent sur les effets nuisibles. Pour connaître ces effets, il faut une analyse de chaque cas particulier.

Revenant aux problèmes plus généraux exposés au §1897, nous pouvons répéter à la lettre ce que nous avons dit tout à l'heure, en substituant seulement les résidus existant dans une collectivité et leurs conséquences, aux règles indiquées. Il faut ensuite étudier les diverses solutions que donnent de ces problèmes les théologies et les métaphysiques. À l'égard du premier problème, les théologies des religions dites positives et les métaphysiques admettent ordinairement qu'agir suivant les résidus existants sanctionnés par elles, et suivant les conséquences de ces résidus, ne peut avoir que des effets « bons, justes, utiles ». Au contraire, les théologies de la sainte Raison et celles du Progrès proclament qu'agir suivant certains de ces résidus, qualifiés par elles de « préjugés », et les conséquences qu'on en tire, ne peut avoir que des effets « mauvais, injustes et pernicieux ». Comme d'habitude, la science logico-expérimentale n'accepte ni les unes ni les autres de ces affirmations dogmatiques, mais entend discuter chaque cas au moyen de l'expérience, qui seule peut nous faire connaître l'utilité ou le dommage de certaines manières d'agir.

§ 2002. L'étude que nous venons d'accomplir nous offre un excellent exemple de la vanité expérimentale de certaines doctrines, unie à leur grande utilité sociale.

Il y a plus de deux mille ans que les moralistes recherchent quels rapports peuvent exister entre le fait d'observer exactement les règles de la morale, et celui du bonheur ou du malheur qui en résulte pour les individus et les collectivités. Ils n'ont pas encore réussi à trouver une théorie qui concorde avec les faits, ni même à pouvoir en énoncer une qui revête une forme précise, et n'emploie que des termes ne dépassant pas le monde expérimental. Ils ressassent indéfiniment les mêmes choses. Une théorie disparaît, puis renaît, puis reparaît de nouveau, et ces alternances continuent sans trêve ni repos (§616 et sv.).

Aujourd'hui encore, quand les historiens et d'autres adeptes des sciences sociales veulent juger d'après la « morale » les actions des hommes, ils s'abstiennent de dire, comme cela serait pourtant nécessaire, quelle solution du problème indiqué ils acceptent. Ils la laissent implicite, enveloppée dans les nuées du sentiment ; ce qui leur permet de la changer quand cela leur est utile, et souvent d'en avoir successivement deux ou davantage, qui sont contradictoires. Il est facile de comprendre combien peu de valeur logico-expérimentale peuvent avoir des conclusions tirées ainsi de prémisses implicites, incertaines, inconsistantes, nébuleuses. Ces conclusions sont acceptées par accord de sentiments, et non pour d'autres motifs. Les polémiques auxquelles on se livre à leur sujet sont de simples logomachies.

Si l'on compare l'éthique d'Aristote aux éthiques modernes, on voit aussitôt qu'entre elles la différence est beaucoup moindre qu'entre la physique d'Aristote et la physique moderne. Pourquoi cela ?

On ne peut dire que le fait se soit produit parce que les sciences naturelles auraient été étudiées par des hommes d'un plus grand talent que ceux qui ont étudié, l'éthique. Outre que souvent un seul et même auteur, par exemple Aristote, a écrit sur les unes et sur l'autre, il n'est pas possible de trouver dans l'histoire un seul indice de cette hypothétique différence de talent.

On pourrait chercher la cause de la différence de développement de ces disciplines dans les difficultés intrinsèques de leur étude, et dire que la physique, la chimie, la géologie et les autres sciences naturelles ont progressé plus que l'éthique, parce que leur étude est plus facile. Ne nous arrêtons pas à l'observation de Socrate, qui veut qu'elle soit, au contraire, plus difficile [FN: § 2002-1] : c'est une observation qui est vraie, mais seulement pour les raisonnements faits par le sentiment. Mais comment s'expliquer que jusqu'au XVe siècle, à peu près, la physique, la chimie et d'autres sciences semblables n'ont pas fait plus de progrès que l'éthique ? Pourquoi la plus grande facilité supposée à leur étude n'eut-elle aucune influence ? Ces sciences vont de pair avec l'éthique, si même elles ne restent en arrière, tant qu'on emploie dans les unes et les autres la même méthode théologique, métaphysique ou sentimentale. Elles s'en détachent et progressent rapidement, quand les méthodes sont différentes, et que les sciences naturelles font usage de la méthode expérimentale. Il est donc évident que c'est de cette différence des méthodes que provient la différence de progrès de l'éthique et des sciences naturelles.

Nous ne sommes pas encore arrivés au terme des points d'interrogation. Nous devons nous demander : pourquoi cette différence de méthodes ? Le hasard peut l'avoir fait surgir ; mais pourquoi subsiste-t-elle depuis des siècles et persiste-t-elle ? Les Athéniens furent également hostiles à Anaxagore, qui disait que le soleil était une pierre incandescente, et à Socrate, qui prêchait une morale dont ils ne voulaient pas. En des temps plus rapprochés des nôtres, on condamna également les « erreurs » de Copernic, reproduites par Galilée, et les « erreurs » morales des hérétiques. Pourquoi le champ est-il aujourd'hui laissé libre au premier genre d'« erreurs », tandis que le second est condamné, au moins par l'opinion publique, et en partie aussi par le pouvoir public ?

Il est évident que cette différence d'effets est l'indice de forces différentes, elles aussi. Au premier rang de celles-ci apparaît l'utilité des recherches expérimentales portées à la connaissance du vulgaire ou même effectuées par lui ; tandis que, dans les mêmes circonstances, les recherches et les discussions touchant l'éthique peuvent être nuisibles à la société, et parfois même en ébranler les fondements.

Nous avons donc la preuve et la contre-preuve des effets produits quand la vérité expérimentale et l'utilité sociale concordent ou divergent (§73).

§ 2003. PROPAGATION DES RÉSIDUS. Si certains résidus se modifient chez des individus donnés d'une collectivité, cette modification peut s'étendre directement, par imitation. Mais ce cas se distingue très difficilement de celui de l'extension provoquée indirectement par le changement de certaines circonstances, qui produisent la modification des résidus d'abord chez certaines personnes, et peu à peu chez d'autres. Toutefois ou peut facilement reconnaître que ce second cas est beaucoup plus fréquent que le premier, parce qu'on voit les modifications des résidus se combiner avec des modifications des circonstances économiques, politiques et autres.

§ 2004. PROPAGATION DES DÉRIVATIONS. Ici aussi, il y a des cas analogues. Comme les résidus sont parmi les circonstances principales qui déterminent les dérivations, on peut avoir les trois cas suivants : 1° propagation par imitation ou d'une autre manière directe ; 2° propagation à cause des modifications des résidus correspondant aux dérivations : 3° propagation à cause d'autres circonstances qui agissent sur la collectivité.

Il faut prendre garde qu'un même résidu A peut avoir de nombreuses dérivations S, S', S",..., (§2086), et que le choix entre celles-ci peut avoir lieu pour diverses causes, même de peu d'importance, parfois être déterminé uniquement par le caprice, par la mode, par des circonstances insignifiantes. On peut faire une remarque semblable pour les différentes manifestations de certains résidus ou de certains sentiments. Par exemple, on sait assez que de temps à autre une forme quelconque de suicide devient à la mode, et qu'elle manifeste le sentiment de dégoût de la vie [FN:§ 2004-1].

§ 2005. Il suit de là que, contrairement à ce qui a lieu pour les résidus, l'imitation joue un grand rôle dans la propagation des formes des dérivations et de certaines autres manifestations des résidus. Tous ceux qui parlent la même langue expriment par des termes en grande partie semblables les mêmes sentiments. De même, tous ceux qui vivent dans un certain ambiant, qui en subissent les actions multiples, sont poussés à manifester les mêmes sentiments sous des formes en grande partie semblables. La similitude s'étend aux dérivations ou manifestations de résidus différents. Supposons qu'au résidu A correspondent les dérivations S, S', S",..., qu'au résidu B correspondent les dérivations T, T', T",..., qu'au résidu C correspondent les dérivations U, U', U",.... et ainsi de suite. Supposons en outre que S, T, U,. soient semblables en quelque manière, qu'ils soient de même nature, comme aussi S', T',U',.... de même S", T", U",. et ainsi de suite. Cela posé, si maintenant il arrive que, grâce à certaines circonstances, fussent-elles de peu d'importance, on ait choisi S pour manifester le résidu A, il arrivera très facilement que, pour manifester B on choisisse T, pour manifester C on choisisse U, etc. ; c'est-à-dire que l'on choisisse autant de termes de la série semblable S, T, U,... En d'autres circonstances, en un autre temps, on choisira les termes de la série semblable S', T', U',… ; de même pour d'autres séries semblables. C'est précisément ce que l'on constate dans la réalité. Par exemple, nous observons qu'en nu certain temps les dérivations théologiques S, T, U,... sont à la mode, qu'en un autre temps, elles sont remplacées par certaines dérivations métaphysiques S', T', U',. Le temps n'est pas éloigné où était en usage la série des dérivations positivistes, ou celle des dérivations du darwinisme, par lesquelles on expliquait tous les phénomènes et quelques autres par dessus le marché. Les phénomènes concrets sont complexes. L'imitation y joue un rôle plus ou moins important, mais un grand nombre d'autres circonstances y ont part aussi (§1766).

§ 2006. Le marxisme nous offrit une infinité de dérivations semblables S", T", U",. qui

expliquaient tout phénomène social par le « capitalisme » (§1890). Dans ce cas l'imitation est évidente. Ces dérivations manifestent certains résidus qui dépendent surtout de circonstances économiques et sociales ; mais d'autres dérivations auraient pu les manifester tout aussi bien. Le choix des dérivations S", T", U",. se fit principalement par imitation.

§ 2007. Il faut tenir compte de ce fait, lorsqu'on veut, des dérivations remonter aux résidus. Il existe de grands courants sociaux qui produisent des changements généraux dans les dérivations, tandis que les résidus subsistent. Nous avons donné dans cet ouvrage de nombreux exemples de ce phénomène. Une époque peut employer principalement les dérivations S, T, U,... ; une autre les dérivations S', T', U',... Si l'on s'en tient à la forme, il semble qu'il y ait eu un grand changement, que ce soient là vraiment des états distincts de la civilisation ; tandis qu'en somme ce sont seulement des temps où se manifestent, sous des formes différentes, des résidus qui sont les mêmes ou presque les mêmes.

§ 2008. Nous avons là un cas particulier de phénomènes beaucoup plus généraux, que l'on observe quand les dérivations religieuses, éthiques, métaphysiques, mythiques, s'adaptent aux nécessités de la vie pratique. Les théories ne peuvent être entièrement séparées de la pratique. Il faut qu'il y ait entre les premières et la seconde une certaine adaptation, qui se produit par une suite d'actions et de réactions. Ainsi que nous l'avons vu dans tout cet ouvrage, et contrairement à l'opinion courante, particulièrement à l'opinion des éthiques, des littérateurs, des pseudo-savants, l'influence de la pratique sur les théories est, dans les matières sociales, beaucoup plus grande que celle des théories sur la pratique. Ce sont les théories qui s'adaptent à la pratique, plutôt que la pratique aux théories. Mais de la sorte on ne nie pas, – nous l'avons souvent dit et répété, – qu'il y ait aussi une influence des théories sur la pratique. On affirme seulement, ce qui est bien différent, qu'habituellement elle est beaucoup moindre que l'influence de la pratique sur les théories. Par conséquent, le fait de considérer uniquement cette influence donne très souvent une première approximation du phénomène concret, ce que ne donnerait pas la considération exclusive de l'influence des théories sur la pratique. Cette simple observation a pour conséquence de montrer la vanité d'un très grand nombre d'ouvrages consacrés à l'étude des phénomènes politiques et sociaux, et aussi de plusieurs ouvrages d'économie [FN: § 2008-1].

§ 2009. LES INTÉRÊTS. Les individus et les collectivités sont poussés par l'instinct et par la raison à s'approprier les biens matériels utiles, ou seulement agréables à la vie, ainsi qu'à rechercher de la considération et des honneurs. On peut donner le nom d'intérêts à l'ensemble de ces tendances. Cet ensemble joue un très grand rôle dans la détermination de l'équilibre social.

§ 2010. LE PHÉNOMÈNE ÉCONOMIQUE. On trouve une partie très considérable de cet ensemble en économie. Nous devrions traiter ici de cette science, si elle n'avait déjà été l'objet d'ouvrages importants, auxquels il nous suffira de renvoyer. Nous nous bornerons à donner un aperçu des rapports de l'économie avec les autres parties de la sociologie.

§ 2011. L'ÉCONOMIE PURE. De la même manière que le droit pur tire les conséquences de certains principes, l'économie pure tire les conséquences de certaines hypothèses (§825). L'une et l'autre de ces sciences s'appliquent aux phénomènes concrets, pour autant que les hypothèses faites jouent un rôle prépondérant dans ces phénomènes.

L'évolution historique des connaissances humaines se résout en une marche descendante qui, moyennant l'analyse, va du concret à l'abstrait, suivie d'une marche ascendante qui, moyennant la synthèse, remonte de l'abstrait au concret. Partant de la nécessité pratique d'évaluer la surface des champs ou d'autres terres, on descend à des recherches abstraites, telles que celles de la géométrie, de l'arithmétique, de l'algèbre ; de ces recherches abstraites

on remonte à l'art de l'arpenteur, à la géodésie. Nous avons trois anciens traités grecs sur l'économie : deux qui portent le nom d'Aristote, bien qu'un au moins de ceux-ci ne soit pas de cet auteur, et un de Xénophon. Ce sont des considérations pratiques sur l'art du ménage des citoyens ou de la cité. De ces considérations, par une infinité de degrés, on est descendu jusqu'aux abstractions de l'économie pure ; il s'agit maintenant de remonter jusqu'à l'étude des phénomènes concrets ; mais ce n'est pas en s'efforçant de donner aux abstractions obtenues par l'analyse les caractères des économies anciennes qu'on atteindra la connaissance de ces phénomènes : ce n'est pas en tâchant de donner des caractères concrets à la géométrie d'Euclide qu'on est parvenu à la connaissance de l'art de l'arpenteur, ou de la géodésie. La voie suivie en une infinité de cas semblables est entièrement différente ; elle consiste essentiellement en une synthèse de nombreuses théories.

De tout temps il s'est trouvé des gens pour proclamer l'inutilité des recherches abstraites. En un certain sens ces gens ont raison. Le plus souvent, une de ces recherches, isolée des autres, n'a que peu ou point d'utilité directe pour la pratique. Ce n'est que par leur ensemble et aussi par les habitudes intellectuelles qu'elles donnent que ces recherches peuvent être utiles en pratique. Sous ce rapport, l'économie pure, isolée, n'a pas plus d'utilité directe que ne l'ont un grand nombre de théories de la géométrie, de l'arithmétique, de l'algèbre, de la mécanique, de la thermodynamique, etc., théories que l'on enseigne pourtant dans toutes les écoles des ingénieurs. Quant à l'utilité directe, l'étude de l'échange, en économie pure, est semblable à l'étude que l'on fait, dans tous les cours de physique, sur la chute des corps dans le vide. Elle lui ressemble par ses qualités et par ses défauts, par son utilité et par son inutilité. Une plume qui tombe dans l'air ne suit pas mieux la loi de la chute des corps dans le vide, que certains échanges pratiques ne suivent les lois données par l'économie pure. Du premier fait on ne déduit pas l'inutilité de l'étude de la mécanique, pas plus que du second on ne saurait déduire l'inutilité de l'étude de l'économie pure (§87-1).

§ 2012. Comme d'habitude, la théorie est venue après l'art. Les analyses des juris-consultes romains ont suivi les décisions des préteurs. De même, l'œuvre d'Adam Smith a suivi d'innombrables recherches sur des questions pratiques d'économie, et les œuvres de Walras et d'Edgeworth sur l'économie pure sont venues après une infinité d'ouvrages d'économie pratique et théorique.

§ 2013. Supposons certains êtres qui aient des appétits ou des goûts, et qui, à les satisfaire, rencontrent certains obstacles. Que se passera-t-il ? L'économie pure répond à cette question. C'est une science très étendue, à cause de la grande diversité des goûts et de l'extra-ordinaire diversité des obstacles. Les résultats auxquels elle arrive constituent une partie intégrante et très importante de la sociologie ; mais ils n'en constituent qu'une partie, qui, en certains phénomènes, peut même être petite, négligeable, et qui, en tout cas, doit être combinée avec les autres parties, pour nous donner l'image des phénomènes concrets.

§ 2014. L'ÉCONOMIE APPLIQUÉE. De même qu'on passe de la mécanique rationnelle à la mécanique appliquée par l'adjonction de considérations sur les phénomènes concrets, de même on passe de l'économie pure à l'économie appliquée. Par exemple, la mécanique rationnelle nous donne la théorie d'un levier idéal ; la mécanique appliquée nous enseigne à construire des leviers concrets. L'économie pure nous fait connaître le rôle de la monnaie dans le phénomène économique ; l'économie appliquée nous fait connaître les systèmes monétaires existants, ceux qui ont existé, leurs transformations, etc. De la sorte, nous nous rapprochons davantage de la réalité, sans toutefois l'atteindre encore. La mécanique appliquée nous enseigne comment agissent les organes d'une machine à vapeur ; mais il appartient à la thermodynamique de nous apprendre comment agit la vapeur. Ensuite, nous devrons recourir à un grand nombre d'autres considérations, y compris celles de l'économie, pour nous guider dans le choix d'une machine motrice. L'économie appliquée nous fournit d'abondants renseignements sur la nature et sur l'histoire des systèmes monétaires ; mais pour savoir comment et pourquoi ils ont existé, il faut faire appel à d'autres considérations. Laissons de côté la géologie et la métallurgie, qui doivent nous enseigner comment les métaux précieux furent obtenus. Mais en nous bornant à la considération des forces sociales seules, il nous reste encore à savoir comment et pourquoi certains gouvernements ont falsifié la monnaie, et d'autres pas ; comment le monométallisme or anglais existe en même temps que le bimétallisme boiteux français, le monométallisme argent chinois, la circulation de papier en un grand nombre d'États. La monnaie est un instrument des échanges, et sous ce rapport son étude appartient à l'économie ; mais c'est aussi un instrument pour prélever des impôts, sans qu'une grande partie du public s'en aperçoive ; et sous ce rapport l'étude de la monnaie appartient à différentes branches de la sociologie. Remarquons que nous avons choisi exprès un phénomène où la partie économique est de beaucoup prépondérante. Pour d'autres phénomènes, l'écart entre la théorie et la pratique est plus apparent. L'économie pure nous enseigne que la protection douanière a pour effet direct (prenons garde à cette restriction) une destruction de richesse. L'économie appliquée confirme cette déduction ; mais ni l'une ni l'autre de ces sciences ne peut nous dire pourquoi le libre-échange anglais existe en même temps que le protectionnisme américain, le protectionnisme allemand et tant d'autres, différents par leur intensité et leurs modalités. Nous comprenons encore moins comment il se fait que la prospérité de l'Angleterre se soit accrue avec le libre-échange, et que la prospérité de l'Allemagne se soit accrue au contraire avec la protection (§2184 et sv.).

§ 2015. Les gens qui, d'une part, entendaient dire que les théories économiques démontraient que le protectionnisme avait pour effet une destruction de richesse, et qui, d'autre part, voyaient prospérer les pays où ce protectionnisme était en vigueur, n'y comprenaient plus rien. Ne connaissant pas les causes réelles de cette contradiction, ils en supposaient d'imaginaires. Les uns déclaraient erronées les théories économiques, qu'ils n'étaient même pas capables de comprendre ; d'autres allaient plus loin, et proclamaient la vanité et l'erreur de toute théorie sociale... sauf de la leur, bien entendu ; d’autres imitaient don Quichotte, qui savait préparer un baume, excellent pour guérir les blessures des chevaliers, mais nuisible aux écuyers ; ils exhibaient une économie nationale quelconque, propice à eux et à leurs amis ; d'autres, ne pouvant trouver la raison de ce qui existait, rêvaient à ce qui aurait dû exister ; d'autres encore abandonnaient le terrain semé d'obstacles de l'économie, et pataugeaient dans les marais de l'éthique et de la métaphysique ; d'autres enfin divaguaient sur d'autres voies diverses, toutes également éloignées de la seule qui peut conduire au but, et qu'on trouve dans l'étude expérimentale des phénomènes sociaux qui agissent sur le phénomène économique et le modifient.

§ 2016. On peut décrire en quelques mots la voie suivie, au moins en partie, par les économistes classiques, en disant que la science s'appliqua à étudier non seulement ce qui était, mais encore ce qui devait être. Elle substitua partiellement une prédication à l'étude objective des faits. Cette œuvre est excusable chez les premiers économistes. Il eût même été difficile de faire autrement à l'époque d'Adam Smith et de J.-B. Say. Il semblait alors que toute la civilisation se renouvelât matériellement et intellectuellement. Le passé était misère, ignorance, préjugés ; l'avenir serait prospérité, savoir, œuvres rationnelles : une religion nouvelle fascinait les esprits humains, et la sainte Science repoussait dans les gouffres de l'enfer les actions non-logiques ; elle ne laissait de place dans l'Olympe qu'à la logique et à la très sainte Raison. À ces motifs de caractère général, s'en ajoutaient d'autres, de caractère particulier, parce que la science économique avait fait tout d'un coup un pas de géant, comparable à ceux faits par la physique et par la chimie. Il semblait donc naturel que l'analogie dût se poursuivre, que seule l'ignorance pût soutenir les anciennes divagations économiques, physiques et chimiques, contre les nouvelles théories, et que les doctrines économiques du passé dussent disparaître devant les nouvelles, comme la théorie du phlogistique avait disparu devant la théorie des équivalents. C'est pourquoi le rôle principal des économistes consistait à dissiper cette ignorance en enseignant et en prêchant la vérité. Cette conception parut trouver une confirmation expérimentale décisive et splendide dans le succès de la ligue de Cobden. Voilà, pouvait-on dire, que les prévisions faites sont vérifiées. L'éloquence savante de Cobden et de ses amis a dissipé les ténèbres de l'ignorance ; elle a vaincu et défait le protectionnisme ; elle a institué le libre-échange, dont l'Angleterre a retiré ensuite une incroyable prospérité. Partout surgissaient des ligues imitées de celle de Cobden. Il semblait vraiment que toute l'organisation économique dût être renouvelée dans le sens que voulaient les économistes. Mais aucune de ces ligues n'obtint des résultats même vaguement sem blables à ceux obtenus par la ligue de Cobden. Pendant quelque temps on put espérer expliquer ce fait par la difficulté qu'on rencontre à instruire les ignorants. Mais maintenant cette excuse n'est plus valable ; il est manifeste que si ces ignorants n'apprennent pas, c'est parce qu'ils ne veulent pas apprendre. On a aussi accusé les politiciens qui les induisent en erreur par des artifices trompeurs. En effet, cela concorde en grande partie avec les faits ; mais il reste à expliquer comment et pourquoi les politiciens ont ce pouvoir. C'est précisément là que se pose une question sociologique qui domine la question économique.

§ 2017. Les économistes classiques se préoccupaient de ce qui devait être. Ils le déterminaient par la logique, en partant d'un petit nombre de principes ; et comme la logique et ces principes s'appliquent à tout le globe terrestre, ils trouvaient des lois qui avaient aussi cette application étendue. Mais étant donné que leurs conclusions étaient démenties par les faits, il fallait trouver où était l'erreur. Comme d'habitude, on crut la trouver dans les prémisses et dans la théorie ; on les déclara fausses, tandis qu'elles sont simplement incomplètes. On voulut les rejeter entièrement, tandis qu'il faut seulement les compléter.

§ 2018. Supposons un géomètre qui découvre le théorème du carré de l'hypothénuse. Il conclut avec raison qu'un triangle rectangle dont les côtés de l'angle droit ont respectivement 3 et 4 mètres aura une hypothénuse de 5 mètres. Il veut mettre en pratique les résultats de la théorie, et dit : « Quelle que soit la manière dont on suppose qu'on mesure ces trois côtés, on trouvera toujours les nombres indiqués ». À Paris, un observateur veut vérifier cette proposition. Il prend une ficelle, et, sans l'étirer du tout, il mesure deux côtés de l'angle droit, l'un de 3 et l'autre de 4 mètres, puis tire la ficelle autant qu'il peut, et trouve 4 m 60 pour l'hypothénuse. À Londres, un autre observateur procède de façon inverse, et, pour les côtés 3 et 4, il trouve une hypothénuse de 5 m 40. Les résultats de la théorie ne concordent pas avec les faits. Pour rétablir l'accord, il faut simplement ajouter à la théorie géométrique des considérations sur les manières de mesurer les segments de droite. Ces considérations pourront donner lieu à différentes théories, et l'ensemble de celles-ci et de la théorie géométrique nous permettra d'expliquer et de prévoir les faits tels que ceux de Paris et de Londres.

§ 2019. Au contraire, on voit surgir certaines personnes qui pour rétablir l'accord avec les faits, nient sans autre l'existence de la géométrie, rejettent le théorème du carré de l'hypothénuse, parce qu'il est obtenu au moyen d'un « abus » de la méthode déductive, et parce qu'il ne tient pas dûment compte de l'éthique, laquelle est pourtant si importante pour les hommes. D'une manière subordonnée, même si ce théorème pouvait exister, elles nient qu'il puisse être le même à Paris et à Londres ; elles proclament vouloir substituer à la géométrie « universelle » autant de géométries « nationales », différentes suivant les pays, et elles concluent qu'au lieu de s'occuper de théories géométriques, il faut faire simplement l'« histoire » de toutes les mesures qu'on a jamais faites des triangles rectangles. Si, en en mesurant un, quelque enfant se mouche et se trompe dans le compte des centimètres, ils écrivent une belle dissertation sur l' « éthique » de l'acte de se moucher, et décrivent longuement l'enfant, nous disant s'il avait les cheveux rouges ou noirs, et nous donnant force renseignements précieux du même genre. Telle est l'image très peu déformée d'un grand nombre d'ouvrages de l'« école historique » en économie politique (§1790 et sv.).

§ 2020. Cette discipline eut quelque temps du succès pour des motifs étrangers à la science logico-expérimentale. Ce fut une réaction des sentiments nationalistes contre les sentiments cosmopolites, et en général un retour offensif des sentiments de la persistance des agrégats (IIe classe) contre les sentiments de l'instinct des combinaisons (Ie classe). Sa partie éthique donna naissance au socialisme de la chaire, qui satisfit les désirs de certains nationalistes bourgeois, lesquels ne voulaient pas aller jusqu'aux doctrines cosmopolites de Marx. Mais elle eut aussi des effets en rapport avec la science logico-expérimentale, bien qu'elle y demeurât étrangère.

En opposant une autre erreur à celle de l'économie classique, elle les décela toutes les deux.

Directement, par suite de ses tendances éthiques, elle était moins expérimentale que l'école classique ; mais, indirectement, grâce à l'étude de l'histoire, elle servit à désagréger un édifice qui était en train de dépasser l'expérience pour s'élever dans les régions de la métaphysique.

§ 2021. Marx aussi estima se rapprocher de la réalité en rejetant la théorie de la valeur, et en substituant à la théorie, très imparfaite, qui avait cours en son temps, une autre, encore plus imparfaite, qui est en somme une mauvaise, très mauvaise copie de la théorie de Ricardo. Par la théorie de la plus-value, il ajouta, lui aussi, des considérations éthiques là où elles n'avaient que faire. Mais son œuvre sociologique est supérieure à celle de l'école historique. Il contribua, lui aussi, à désagréger l'édifice éthico-humanitaire de l'économie classique, élevé à l'usage de la bourgeoisie. La conception de la « lutte des classes » montra l'absolue nécessité d'ajouter de nouvelles notions à celles de l'économie, pour arriver à la connaissance du phénomène concret. L'éthique de Marx n'est, en somme, pas meilleure que l'éthique bourgeoise ; mais elle est différente. Cela suffit pour mettre sur la voie qui mène à la connaissance de leur erreur commune.

§ 2022. Sous un grand nombre d'autres formes qu'il serait trop long de rappeler ici, le besoin se manifesta, pour se rapprocher de la réalité, d'ajouter de nouvelles considérations à celles qui étaient usitées en certaines théories économiques. Nous avons déjà dit un mot de l'une de ces formes (§38, 1592) en faisant allusion au dessein d'introduire ces considérations grâce à l'indétermination du terme valeur. En ce cas, l'erreur affecte moins le but que le moyen. Celui-ci est si indirect, et conduit par une voie si longue, avec une telle abondance de détours souvent inextricables et bordés de précipices, qu'il n'est pas possible d'atteindre le but. Ce moyen ressemble à celui qu'emploierait une personne qui se proposerait d'étudier toute la grammaire latine en partant de l'étude de la conjonction et. Il est vrai que tout chemin mène à Rome ; mais celui-ci est vraiment bien long et peu praticable.

Plusieurs économistes voient maintenant que leur science donne des résultats qui divergent plus ou moins du phénomène concret, et comprennent par intuition la nécessité de la perfectionner, mais ils se trompent sur la voie à suivre pour accomplir leur dessein. Ils s'obstinent à vouloir tirer de leur science seule ce qui est nécessaire pour se rapprocher du phénomène concret (§2011) ; tandis qu'au contraire il faut recourir à d'autres sciences, traiter spécialement du phénomène concret, et non accessoirement, à l'occasion d'un problème économique. Ils veulent modifier, parfois détruire, au lieu d'ajouter. C'est pourquoi, de même que nous voyons l'écureuil tourner dans sa roue, nous les voyons ergoter indéfiniment sur la valeur, sur le capital, sur l'intérêt du capital, etc., répétant, pour la centième fois, des choses banales, cherchant quelque nouveau « principe » dont ils puissent faire sortir une économie meilleure. Malheureusement, ce n'est que pour un petit nombre d'entre eux que meilleur veut dire mieux en accord avec les faits. Pour le plus grand nombre, et de beaucoup, il veut dire, au contraire, mieux en accord avec leurs sentiments. Même dans la première hypothèse, cette recherche est vaine, du moins pour le moment. Tant que la science n'a pas fait beaucoup plus de progrès, il importe moins de s'occuper des principes économiques que de l'enchevêtrement des résultats de l'économie avec ceux des autres sciences sociales. Mais c'est ce dont beaucoup ne se soucient nullement, parce que c'est là une étude longue, fatigante, qui exige la connaissance d'un grand nombre de faits ; tandis qu'au contraire, quiconque a un brin d'imagination, du papier et une plume à sa disposition, peut écrire une dissertation sur les « principes ».

Ces considérations s'appliquent aussi à un grand nombre d'autres doctrines (§2269, 2273) qui ont pour but de donner des théories des phénomènes de la société humaine. Une science sociale quelconque, si elle n'est pas purement, exclusivement descriptive, si elle ne se borne pas à dire : « En tel et tel cas on a observé A et, en même temps, B, C, D... », en s'abstenant rigoureusement de tirer la moindre conséquence de cette coïncidence et de la juger en aucune façon, repose nécessairement sur la solution de problèmes appartenant à la catégorie dont le type général est : « En quels rapports mutuels se trouvent A, B, C... ? » Et ce type ne diffère que par la forme du suivant, qui considère les mouvements virtuels (§136) : « Si A apparaît où il n'était pas, ou bien est modifié là où il était, quels autres faits B, C voit-on apparaître ou se modifier ? Si B apparaît où il n'était pas, ou bien est modifié là où il était, quels autres faits A, C..., voit-on apparaître ou se modifier ? » Et ainsi de suite pour C, D [FN:§ 2022-1]. Pour mieux voir la chose, réduisons le cas général des rapports au cas particulier d'un rapport de cause à effet entre A et B, C. Il est bien évident que toute science sociale qui se propose d'étudier les effets de l'intervention de la cause A doit être en mesure d'en connaître les effets B, C Ce problème ne diffère du suivant que par la forme : Si l'on fait intervenir ou si l'on modifie A, quels effets B, C apparaîtront, ou se modifieront ?

C'est aux différentes branches des sciences sociales et à leur synthèse, exprimée par la sociologie, que nous pouvons demander la solution de tels problèmes. Mais un grand nombre des auteurs qui étudient les sciences sociales, bien loin d'avoir une idée, même très vaguement approchée, des solutions, ne sont pas en mesure de comprendre comment se posent ces problèmes, dont, le plus souvent, ils ignorent jusqu'à l'existence.

Le but de leurs recherches est généralement de trouver des arguments pour défendre une doctrine qui leur est dictée par la coterie intellectuelle à laquelle ils appartiennent ou dont ils recherchent la faveur, par les gouvernements qui les emploient ou dont ils désirent la bienveillance, les partis politiques ou sociaux auxquels ils se rattachent [FN: § 2022-2], les croyances théologiques, métaphysiques, ethniques, patriotiques ou autres qu'ils partagent. Ils plaident plutôt qu'ils ne jugent impartialement. Si A leur plaît, il s'agit de montrer que tous ses effets ne peuvent qu'être « favorables », s'il leur déplaît, « défavorables » ; sans que d'ailleurs on définisse ces termes : favorables, défavorables, en indiquant, au moins, quelle utilité (§ 2111 et sv.) on a en vue [FN:§ 2022-3].

Parfois, les meilleurs de ces auteurs se cantonnent dans une partie de la science, et s'efforcent d'éviter toute incursion dans les parties dont l'accès leur semble dangereux. Ainsi firent de nombreux économistes classiques, proclamant hautement qu'ils s'abstenaient rigoureusement de traiter les questions politiques [FN: § 2022-4]. D'autres arrivent à un résultat analogue, simplement parce que, soit par paresse d'esprit, influence des préjugés, ignorance, ou toute autre cause, ils acceptent des solutions toutes faites pour certaines matières [FN: § 2022-5]. Beaucoup d'économistes admettent les solutions de la morale courante, sans les soumettre au moindre examen. Ils ont accepté la sainteté de la propriété quiritaire ; et maintenant que le vent a tourné, ils se laissent dominer par les conceptions d'un socialisme plus ou moins mitigé. Beaucoup d'auteurs supposent la toute puissance de l'entité par eux nommée État, surtout de l'État éthique ; ils étudient avec soin des effets insignifiants des incidences d'un impôt, et négligent ceux, bien plus importants, qui permettent à un gouvernement de l'établir, ou l'en empêchent ; ils se perdent en des calculs compliqués d'intérêt composé, supposent que les épargneurs se décident par des raisonnements que ceux-ci n'ont jamais faits, et oublient les effets de l'impôt sur la circulation des élites, et les effets de cette circulation sur l'impôt. Il n'y a pas bien longtemps qu'ils avaient pour article de foi que l'impôt « doit » être proportionnel ; actuellement, leurs successeurs ont pour article de foi qu'il « doit » être progressif ; le plus souvent, les gens qui s'occupent de ces matières ignorent que de tels changements de doctrines sont en état de dépendance avec les autres faits sociaux ou bien ils se trompent lourdement à ce sujet.

De la sorte, et de bien d'autres encore, on aboutit à négliger, à méconnaître la mutuelle dépendance des phénomènes sociaux ; ce qui est actuellement une des erreurs les plus nuisibles au progrès expérimental des sciences sociales.

§ 2023. Pour résoudre des questions semblables à celle que nous avons posée au §2014, il est nécessaire de considérer, non pas le phénomène économique seul, mais tout le phénomène social, dont ce premier phénomène ne constitue qu'une partie. L'état complexe X d'un pays peut évidemment être décomposé en deux autres états : l'un économique A, et l'autre non-économique B. Supposons que l'état économique A devienne A'. Si nous admettons que la connaissance de cet état A' suffise pour connaître l'état social complexe X’ qui suit ce changement, nous admettons par là même que A et B sont indépendants, que l'on peut faire varier A sans faire varier B, et vice-versa. Si, au contraire, nous n'admettons pas cela, nous ne pouvons pas non plus admettre que, pour connaître complètement X’, la connaissance de A' suffise. La connaissance de ce que devient B, c'est-à-dire de B' ; est nécessaire ; et l'on ne peut l'obtenir si l'on ne connaît pas la mutuelle dépendance de A et de B.

Plusieurs économistes ont raisonné, non par analyse et par abstraction, mais sur l'ensemble du phénomène concret, comme si A et B étaient indépendants. Ils ont cru pouvoir étudier A sans se soucier de B. On ne saurait en faire un reproche à ceux qui ont constitué la science, car il faut étudier les questions l'une après l'autre ; et l'étude de l'action de la partie A seule est une préparation nécessaire à l'étude de l'action combinée de A et de B. Les partisans de l'interprétation matérialiste de l'histoire eurent le grand mérite de découvrir la dépendance de A et de B ; mais ils commirent l'erreur de prétendre que cette dépendance était un rapport par lequel A était la cause de B. À eux non plus on ne peut reprocher trop cette erreur, car avant de trouver la forme réelle de la dépendance entre A et B, il était nécessaire d'avoir l'idée de l'existence d'une telle dépendance. Maintenant que le progrès de la science a mis en lumière la dépendance de A et de B, les économistes qui persistent à l'ignorer ne sont plus excusables, ni les auteurs qui persistent à donner à cette dépendance une forme qu'elle n'a pas en réalité. Nous devons étudier ici le phénomène complexe de la société, en tenant compte de la mutuelle dépendance de A et de B, dans sa forme réelle. C'est ce que nous ferons au chapitre suivant.

§ 2024. On a beaucoup fait pour l'étude du phénomène économique; et l'œuvre ainsi accomplie nous sera très utile pour arriver à la connaissance de cette partie spéciale du phénomène social, considérée indépendamment des autres. Pour utiliser les ouvrages dits de science économique, il convient que nous en éliminions tout ce qui se rapporte à l'éthique, directement ou indirectement, ne fût-ce que parce que les auteurs, ne traitant pas à fond cette partie de leur sujet, acceptent et emploient des expressions indéterminées, dont on peut tirer tout ce qu'on veut, ainsi que nous l'avons fait voir tout au long dans les chapitres précédents. Nous devons aussi éliminer tout ce qui a la nature de conseils, de recommandations, de prêches adressés en vue de pousser les hommes à certaines œuvres pratiques. C'est une matière étrangère à la science, et qui doit en demeurer séparée si l'on veut éviter le danger de tomber en de graves erreurs.

§ 2025. HÉTÉROGÉNÉITÉ SOCIALE ET CIRCULATION ENTRE LES DIFFÉRENTES PARTIES [FN: § 2025-1]. Plusieurs fois déjà nous nous sommes trouvés en présence de cette hétérogénéité, et nous aurons à nous en occuper davantage, maintenant que nous passerons à l'étude des conditions de l'équilibre social ; il est donc nécessaire que nous en traitions spécialement.

On pourrait étudier séparément l'hétérogénéité de la société et la circulation entre les différents groupes sociaux ; mais comme, dans la réalité, les phénomènes correspondants sont unis, il sera bon de les étudier ensemble, afin d'éviter des répétitions. Que cela plaise ou non à certains théoriciens, il est de fait que la société humaine n'est pas homogène : que les hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement. Ici, nous voulons étudier les phénomènes réels. Donc, nous devons tenir compte de ce fait. Nous devons aussi tenir compte de cet autre fait : que les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même dans les pays où existent les castes, et que, dans les nations civilisées modernes, il se produit une circulation intense entre les différentes classes. Il est impossible de considérer dans toute son ampleur le sujet de la diversité des multiples groupes sociaux [FN:§ 2025-2], et les façons si nombreuses dont ils se mélangent. Par conséquent, comme d'habitude, ne pouvant obtenir le plus, il faut se contenter d'avoir le moins, et s'efforcer de simplifier le problème, afin de le rendre plus abordable. C'est un premier pas dans une voie que d'autres pourront poursuivre. Nous considérerons le problème seulement en rapport avec l'équilibre social, et nous tâcherons de réduire le plus possible le nombre des groupes et des modes de circulation, en mettant ensemble les phénomènes qui se présentent comme analogues en quelque façon [FN: § 2025-3].

§ 2026. LES ÉLITES ET LEUR CIRCULATION [FN: § 2026-1]. Commençons par donner du phénomène une définition théorique, aussi précise que possible ; ensuite, nous verrons quelles considérations pratiques nous pourrons y substituer, dans une première approximation. Négligeons tout à fait, pour le moment, la considération de la nature bonne ou mauvaise, utile ou nuisible, louable ou blâmable des différents caractères des hommes, et portons notre attention uniquement sur le degré de ces caractères. Autrement dit, sont-ils de peu d'importance, moyens ou grands ? et plus précisément, quel indice quantitatif peut-on assigner à chaque homme, eu égard au degré du caractère considéré ?

§ 2027. Supposons donc qu'en toutes les branches de l'activité humaine, on attribue à chaque individu un indice qui indique ses capacités, à peu près de la manière dont on donne des points aux examens, dans les différentes matières qu'enseignent les écoles. Par exemple, à celui qui excelle dans sa profession, nous donnerons 10. À celui qui ne réussit pas à avoir un seul client, nous donnerons 1, de façon à pouvoir donner 0 à celui qui est vraiment crétin. À celui qui a su gagner des millions, que ce soit bien ou mal, nous donnerons 10. À celui qui gagne des milliers de francs, nous donnerons 6. À celui qui arrive tout juste à ne pas mourir de faim, nous donnerons 1. À celui qui est hospitalisé dans un asile d'indigents, nous donnerons 0. À la femme politique, telle l'Aspasie de Périclès, la Maintenon de Louis XIV, la Pompadour de Louis XV, qui a su capter les bonnes grâces d'un homme puissant, et qui joue un rôle dans le gouvernement qu'il exerce de la chose publique, nous donnerons une note telle que 8 ou 9. À la gourgandine qui ne fait que satisfaire les sens de ces hommes, et n'a aucune action sur la chose publique, nous donnerons 0. À l'habile escroc qui trompe les gens et sait échapper aux peines du code pénal, nous attribuerons 8, 9 ou 10, suivant le nombre de dupes qu'il aura su prendre dans ses filets, et l'argent qu'il aura su leur soutirer. Au pauvre petit escroc qui dérobe un service de table à son traiteur et se fait encore mettre la main au collet par les gendarmes, nous donnerons 1. À un poète comme Musset, nous donnerons 8 ou 9, suivant les goûts. À un rimailleur qui fait fuir les gens en leur récitant ses sonnets, nous donnerons 0. Pour des joueurs d'échecs, nous pourrons avoir des indices plus précis en nous fondant sur le nombre et le genre des parties qu'ils ont gagnées. Et ainsi de suite, pour toutes les branches de l'activité humaine.

§ 2028. Prenons garde que nous traitons d'un état de fait, et non d'un état virtuel. Si quelqu'un se présente à l'examen d'anglais en disant : « Si je voulais, je pourrais savoir très bien l'anglais. Je ne le sais pas, parce que je n'ai pas voulu l'apprendre », l'expert répondra : « Le motif pour lequel vous ne le savez pas ne m'importe nullement : vous ne le savez pas, je vous donne 0 ». Si, de même, on disait : « Cet homme ne vole pas, non parce qu'il ne saurait pas, mais parce qu'il est un honnête homme », nous répondrons : « Très bien, nous l'en louons, mais comme voleur nous lui donnons 0 ».

§ 2029. Il est des gens qui vénèrent Napoléon Ier, comme un dieu ; il en est qui le haïssent comme le dernier des malfaiteurs. Qui a raison ? Nous ne voulons pas résoudre cette question à propos d'un sujet tout à fait différent. Bon ou mauvais, il est certain que Napoléon Ier n'était pas un crétin, ni même un homme insignifiant, comme il y en a des millions. Il avait des qualités exceptionnelles, et cela suffit pour que nous le placions à un degré élevé. Mais par là nous ne voulons nullement préjuger des questions qu'on pourrait poser sur l'éthique de ces qualités ou sur leur utilité sociale.

§ 2030. En somme, comme d'habitude, nous faisons ici usage de l'analyse scientifique, qui sépare les sujets et les étudie l'un après l'autre. Toujours comme d'habitude, à la rigueur qu'on obtiendrait en considérant des variations insensibles de nombres donnés, il faut substituer l'approximation des variations brusques de grandes classes. Ainsi dans les examens, on distingue les candidats reçus de ceux qui ne le sont pas ; ainsi, au point de vue de l’âge, on distingue les enfants, les jeunes gens, les vieillards.

§ 2031. Formons donc une classe de ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et donnons à cette classe le nom d'élite. Tout autre nom et même une simple lettre de l'alphabet, seraient également propres au but que nous nous proposons (§119).

§ 2032. Pour l'étude à laquelle nous nous livrons, celle de l'équilibre social, il est bon encore de diviser en deux cette classe. Nous mettrons à part ceux qui, directement ou indirectement, jouent un rôle notable dans le gouvernement ; ils constitueront l'élite gouvernementale. Le reste formera l'élite non-gouvernementale [FN: § 2032-1].

§ 2033. Par exemple, un célèbre joueur d'échecs fait certainement partie de l'élite. Non moins certainement, ses mérites de joueur d'échecs ne lui ouvrent pas la voie pour exercer une influence dans le gouvernement ; et par conséquent, si d'autres de ses qualités ne viennent à son aide, il ne fait pas partie de l'élite gouvernementale. Les maîtresses des souverains absolus ou d'hommes politiques très puissants font souvent partie de l'élite, soit à cause de leur beauté, soit par leurs dons intellectuels. Mais seule une partie d'entre elles, qui avaient les aptitudes spéciales qu'exige la politique, jouèrent un rôle dans le gouvernement.

§ 2034. Nous avons donc deux couches dans la population : 1° la couche inférieure, la classe étrangère à l'élite ; nous ne rechercherons pas, pour le moment, l'influence qu'elle peut exercer dans le gouvernement ; 2° la couche supérieure, l'élite, qui se divise en deux : (a) l'élite gouvernementale ; (b) l'élite non-gouvernementale.

§ 2035. En réalité, il n'y a pas d'examens pour assigner à chaque individu sa place dans ces différentes classes. On y supplée par d'autres moyens : par certaines étiquettes qui remplacent l'examen tant bien que mal. De semblables étiquettes existent aussi là où il y a des examens. Par exemple, l'étiquette d'avocat désigne un homme qui devrait connaître le droit, et qui souvent le connaît, mais qui parfois n'y connaît rien. D'une manière analogue, dans l'élite gouvernementale se trouvent ceux qui portent l'étiquette de fonctions politiques d'un certain rang ; par exemple : ministre, sénateur, député, chef de service au ministère, président de cour d'appel, général, colonel, etc., sauf les exceptions inévitables de ceux qui ont réussi à se faufiler parmi les précédents sans posséder les qualités correspondant à l'étiquette qu'ils ont obtenue.

§ 2036. Ces exceptions sont beaucoup plus considérables que pour les avocats, les médecins, les ingénieurs, ou pour ceux qui se sont enrichis par leur propre habileté, ou encore pour ceux qui font preuve de talent en musique, en littérature, etc. Le motif en est, entre autres, qu'en toutes ces branches de l'activité humaine les étiquettes sont obtenues directement par chaque individu, tandis que pour l'élite une partie des étiquettes sont héréditaires ; par exemple celles de la richesse. Autrefois, il y en avait aussi d'héréditaires dans l'élite gouvernementale. Aujourd'hui, telles sont celles des souverains. Mais si l'hérédité directe a disparu, l'hérédité indirecte demeure puissante, et celui qui a hérité un grand patrimoine est facilement nommé sénateur, en certains pays, ou se fait élire député en payant les électeurs et en les adulant, si besoin est, par des professions de foi archidémocratiques, socialistes, anarchistes. La richesse, la parenté, les relations, sont utiles aussi en beaucoup d'autres cas, et font donner à qui ne devrait pas l'avoir l'étiquette de l'élite en général ou de l'élite gouvernementale en particulier.

§ 2037. Là où l'unité sociale est la famille, l'étiquette du chef de famille profite aussi à tous ceux qui la composent. À Rome, celui qui devenait empereur élevait généralement ses affranchis à l'élite, souvent même à l'élite gouvernementale. Pourtant, un nombre plus on moins grand de ces affranchis qui jouaient un rôle dans le gouvernement possédaient des qualités, bonnes ou mauvaises, grâce auxquelles l'étiquette qu'ils avaient obtenue par la faveur de César se trouvait à sa place. Dans nos sociétés, l'unité sociale est l'individu ; mais la situation qu'il occupe dans la société profite aussi à sa femme, à ses enfants, à sa parenté, à ses amis.

§ 2038. Si toutes ces déviations du type étaient peu importantes, on pourrait les négliger, comme on les néglige en pratique, dans les cas où, pour exercer une fonction, un diplôme est exigé. On sait qu'il est des personnes qui possèdent ces diplômes sans les mériter ; mais enfin l'expérience montre que dans l'ensemble on peut ne pas tenir compte de ce fait.

§ 2039. On pourrait encore, au moins sous certains aspects, négliger ces déviations, si elles demeuraient presque constantes ; c'est-à-dire si la proportion variait peu ou point, entre les gens qui possèdent l'étiquette d'une classe sans avoir les qualités correspondantes, et le total de la classe.

§ 2040. Mais il n'en est pas ainsi ; les cas réels que nous devons considérer dans nos sociétés diffèrent de ces deux-là. Les déviations sont trop nombreuses pour être négligées. Leur nombre est variable ; et de cette variation résultent des phénomènes d'une grande importance pour l'équilibre social. Il est donc nécessaire que nous les étudiions en particulier.

§ 2041. En outre, il faut considérer la manière dont les divers groupes de la population se mélangent. Celui qui passe d'un groupe à un autre y apporte généralement certaines tendances, certains sentiments, certaines aptitudes qu'il a acquis dans le groupe dont il vient. Il faut tenir compte de cette circonstance.

§ 2042. On a donné le nom de CIRCULATION DES ÉLITES à ce phénomène, dans le cas particulier où l'on ne considère que deux groupes, l'élite et le reste de la population.

§ 2043. En conclusion, nous devons surtout porter notre attention : 1° dans un même groupe, sur la proportion entre l'ensemble du groupe et le nombre de personnes qui en font nominalement partie, sans toutefois posséder les caractères exigés pour en faire effectivement partie ; 2° entre différents groupes : sur les manières dont s'effectuent les passages d'un groupe à l'autre, et sur l'intensité de ce mouvement, c'est-à-dire sur la vitesse de la circulation.

§ 2044. Il faut remarquer que cette vitesse de circulation doit être considérée, non seulement d'une manière absolue, mais aussi par rapport à l'offre et à la demande de certains éléments. Par exemple, un pays qui vit toujours en paix a besoin de peu de soldats dans la classe gouvernante, et la production des soldats peut être exubérante en proportion des besoins. Survient un état de guerres continuelles ; il faut beaucoup de soldats. La production, bien que restant la même, peut être insuffisante pour les besoins [FN: § 2044-1]. Notons en passant que ce fut l'une des causes de la destruction de nombreuses aristocraties.

§ 2045. Autre exemple. Dans un pays où le commerce et l'industrie sont peu développés, la production d'individus possédant à un haut degré les qualités requises pour ces genres d'activité est exubérante. Le commerce et l'industrie se développent : cette production, tout en restant la même, ne suffit plus aux besoins.

§ 2046. Il ne faut pas confondre l'état de droit avec l'état de fait ce dernier seul, ou presque seul, est important pour l'équilibre social. Il y a de très nombreux exemples de castes fermées légalement, et dans lesquelles, en fait, se produisent des infiltrations souvent assez considérables. D'autre part, à quoi sert qu'une caste soit légalement ouverte, si les conditions de fait qui permettent d'y entrer font défaut ? Si tous ceux qui s'enrichissent font partie de la classe gouvernante, mais que personne ne s'enrichisse, c'est exactement comme si cette classe était fermée ; et si peu de gens s'enrichissent, c'est comme si la loi mettait de grands obstacles à l'accès de cette classe. On vit un phénomène de ce genre à la fin de l'empire romain. Celui qui devenait riche entrait dans l'ordre des curiales ; mais très peu de personnes devenaient riches.

Théoriquement, nous pouvons envisager un très grand nombre de groupes ; pratiquement nous sommes forcés de nous borner aux plus importants. Nous procéderons par approximations successives, en allant du simple au composé.

§ 2047. LA CLASSE SUPÉRIEURE ET LA CLASSE INFÉRIEURE EN GÉNÉRAL.

Le moins que nous puissions faire est de diviser la société en deux couches : une couche supérieure, dont font habituellement partie les gouvernants, et une couche inférieure, dont font partie les gouvernés. Ce fait est si manifeste qu'il s'est en tout temps imposé à l'observateur le moins expert ; il en est de même du fait de la circulation des individus entre ces deux couches. Platon lui-même s'en douta, et voulait la régler artificiellement (§278). On a souvent parlé des « parvenus », et les études littéraires faites sur eux sont très nombreuses. Donnons maintenant une forme plus précise à des considérations entrevues depuis longtemps. Nous avons mentionné déjà (§1723 et sv.) la différence de répartition des résidus entre les divers groupes sociaux, et surtout entre la classe supérieure et la classe inférieure. Cette hétérogénéité sociale est un fait que décèle la moindre observation.

§ 2048. La proportion des résidus de la Ie et de la IIe classe change avec le temps dans les différentes couches sociales, et ces changements sont assez importants pour la détermination de l'équilibre. L'observation vulgaire les a perçus sous une forme spéciale, celle de changements, dans la couche supérieure, des sentiments dits « religieux ». On remarqua qu'en certains temps ils allaient en s'affaiblissant, en certains autres en croissant, et que ces oscillations correspondaient à des changements sociaux importants. D'une façon plus précise, on peut décrire le phénomène en disant que, dans la couche supérieure, les résidus de la IIe classe s'affaiblissent peu à peu jusqu'à ce qu'une marée, montant de la couche inférieure, vienne de temps en temps les renforcer [FN:§ 2048-1].

§ 2049. Vers la fin de la République romaine, les hautes classes n'avaient plus que des sentiments religieux très affaiblis. Ces sentiments s'accrurent dans une mesure considérable, grâce à l'entrée dans les hautes classes, d'hommes des basses classes : des étrangers, des affranchis et d'autres gens que l'empire romain introduisit dans les hautes classes (§2549). On eut un nouvel et fort accroissement lorsque, au temps du Bas-Empire, le gouvernement passa entre les mains d'une bureaucratie provenant des basses classes et d'une plèbe militaire. Ce fut le temps où la prédominance des résidus de la IIe classe se manifesta par la décadence de la littérature, des arts et des sciences, et par l'invasion des religions orientales, principalement du christianisme [FN: § 249-1].

§ 2050 La réforme protestante, au XVIe siècle, la révolution anglaise au temps de Cromwell, la révolution française de 1789, manifestent de grandes marées religieuses qui, parties des classes inférieures, submergent le scepticisme des classes supérieures. De nos jours, aux États-Unis d'Amérique, le mouvement qui élève les individus des classes inférieures est très intense. Nous y voyons un peuple où les résidus de la IIe, classe sont très puissants. Il y naît en abondance des religions étranges et en opposition avec tout sentiment scientifique, ainsi la Christian Science, et l'on y voit des lois hypocrites pour imposer la morale, à l'instar de celles du moyen âge européen.

§ 2051. Certains agrégats, parfois mal définis, et qu'on appelle des aristocraties, font partie de la couche supérieure de la société, de l'élite. Il est des cas où le plus grand nombre de ceux qui appartiennent à ces aristocraties possèdent effectivement les caractères qu'il faut pour y rester ; par exemple l'aristocratie romaine des premiers temps de la République, et de nos jours, en partie du moins, les Magyars, en Hongrie. Il est d'autres cas où ces caractères font défaut à un nombre considérable de membres des dites aristocraties, par exemple celle de France à la veille de la grande révolution. Les membres de ces aristocraties peuvent jouer un rôle plus ou moins grand dans l'élite gouvernementale, ou bien en être exclus.

§ 2052. À part quelques exceptions que nous négligeons, à l'origine les aristocraties guerrières, religieuses, commerciales, les ploutocraties, devaient certainement faire partie de l'élite, et parfois elles la constituaient entièrement. Le guerrier victorieux, le commerçant dont les affaires prospéraient, le ploutocrate qui s'enrichissait, étaient certainement des hommes tels que chacun dans son art était supérieur au vulgaire. Alors l'étiquette correspondait au caractère effectif. Mais ensuite, avec le temps, il se produisit une fissure, souvent considérable, et parfois très considérable ; tandis que, d'autre part, certaines aristocraties qui, à l'origine, jouaient un rôle important dans l'élite gouvernementale, finirent par n'en plus constituer qu'une partie minime. C'est ce qui eut lieu surtout pour l'aristocratie guerrière.

§ 2053. Les aristocraties ne durent pas. Quelles qu'en soient les causes, il est incontestable qu'après un certain temps elles disparaissent. L'histoire est un cimetière d'aristocraties. Le peuple athénien constituait une aristocratie, par rapport au reste de la population, des métèques et des esclaves. Il disparut sans laisser de descendance. Les diverses aristocraties romaines disparurent. Les aristocraties barbares disparurent. Où sont, en France, les descendants des conquérants francs ? Les généalogies des lords anglais sont très exactes. Il subsiste fort peu de familles descendant des compagnons de Guillaume le Conquérant ; les autres ont disparu. En Allemagne, l'aristocratie actuelle est en grande partie constituée par les descendants des vassaux des anciens seigneurs. La population des États européens s'est accrue dans une mesure énorme depuis plusieurs siècles à aujourd'hui. Or, il est certain, très certain, que les aristocraties ne se sont pas accrues en proportion.

§ 2054. Ce n'est pas seulement quant au nombre que certaines aristocraties sont en décadence ; c'est aussi quant à la qualité, en ce sens que l'énergie y diminue, et que se modifient les proportions des résidus qui leur servirent à s'emparer du pouvoir et à le conserver. Mais nous traiterons plus loin ce sujet (§2190 et sv.). La classe gouvernante est entretenue, non seulement en nombre, mais, ce qui importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l'énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus.

§ 2055. Si l'un de ces mouvements cesse, et qui pis est, s'ils cessent tous deux, la partie gouvernante s'achemine vers la ruine, qui souvent entraîne avec elle celle de la nation entière. L'accumulation d'éléments supérieurs dans les classes inférieures, et vice-versa, d'éléments inférieurs dans les classes supérieures, est une cause puissante de perturbation de l'équilibre. Si les aristocraties humaines étaient semblables aux races de choix des animaux, qui se reproduisent longtemps, à peu près avec les mêmes caractères, l'histoire de la race humaine serait entièrement différente de celle que nous connaissons.

§ 2056. Par l'effet de la circulation des élites, l'élite gouvernementale est dans un état de transformation lente et continue. Elle coule comme un fleuve ; celle d'aujourd'hui est autre que celle d'hier. De temps en temps, on observe de brusques et violentes perturbations, semblables aux inondations d'un fleuve. Ensuite la nouvelle élite gouvernementale recommence à se modifier lentement : le fleuve, rentré dans son lit, s'écoule de nouveau régulièrement.

§ 2057. Les révolutions se produisent parce que, soit à cause du ralentissement de la circulation de l'élite, soit pour une autre cause, des éléments de qualité inférieure s'accumulent dans les couches supérieures. Ces éléments ne possèdent plus les résidus capables de les maintenir au pouvoir, et ils évitent de faire usage de la force ; tandis que dans les couches inférieures se développent les éléments de qualité supérieure, qui possèdent les résidus nécessaires pour gouverner, et qui sont disposés à faire usage de la force.

§ 2058. Généralement, dans les révolutions, les individus des couches inférieures sont dirigés par des individus des couches supérieures, parce que ceux-ci possèdent les qualités intellectuelles utiles pour livrer bataille, tandis qu'ils sont dépourvus des résidus que possèdent précisément les individus des couches inférieures.

§ 2059. Les changements violents ont lieu par soubresaut. Par conséquent, l'effet ne suit pas immédiatement la cause, qui peut avoir agi quelque temps avant que le soubresaut se produise. Lorsqu'une classe gouvernante ou une nation se sont maintenues longtemps par la force et se sont enrichies, elles peuvent subsister encore quelque temps sans faire usage de la force : en achetant la paix aux adversaires, et en la payant non seulement à prix d'or, mais aussi au prix des honneurs et de la réputation dont elles avaient jusqu'alors joui, et qui constituent un certain capital. Tout d'abord, on garde le pouvoir à force de concessions, et l'on s'imagine qu'on peut le faire indéfiniment. C'est ainsi que l'empire romain de la décadence achetait la paix aux Barbares avec de l'argent et des honneurs. C'est ainsi que, dilapidant en peu de temps le patrimoine de ses ancêtres, patrimoine fait d'amour, de respect et de vénération presque religieuse pour la monarchie, Louis XVI put, toujours en cédant, être le roi de la Révolution. C'est ainsi que l'aristocratie anglaise put prolonger son pouvoir durant la seconde moitié du XIXe siècle, jusqu'à l'aurore de sa décadence, annoncée par le Parliament Bill, au commencement du XXe.

 


 

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Chapitre XII

Forme générale de la société

§ 2060. LES ÉLÉMENTS. La forme de la société est déterminée par tous les éléments qui agissent sur elle ; et ensuite, elle réagit sur les éléments. Par conséquent, on peut dire qu'il se produit une détermination mutuelle. Parmi les éléments, nous pouvons distinguer les catégories suivantes : 1° le sol, le climat, la flore, la faune, les circonstances géologiques, minéralogiques, etc.; 2° d'autres éléments extérieurs à une société donnée, en un temps donné ; autrement dit, les actions des autres sociétés sur celle-ci, actions qui sont extérieures dans l'espace, et les conséquences de l'état antérieur de cette société, conséquences qui sont extérieures dans le temps ; 3° des éléments intérieurs, dont les principaux sont la race, les résidus ou les sentiments qu'ils manifestent, les tendances, les intérêts, l'aptitude au raisonnement, à l'observation, l'état des connaissances, etc. Les dérivations aussi figurent parmi ces éléments.

§ 2061. Les éléments que nous avons mentionnés ne sont pas indépendants ; la plupart sont mutuellement dépendants. En outre, parmi les éléments, il faut ranger les forces qui s'opposent à la dissolution, à la destruction des sociétés durables. C'est pourquoi, lorsqu'une de celles-ci est constituée sous une certaine forme déterminée par les autres éléments, elle agit à son tour sur ces éléments. Ceux-ci, en ce sens, doivent aussi être considérés comme étant en état de mutuelle dépendance avec la société dont nous parlons. On observe quelque chose de semblable pour les organismes des animaux. Par exemple, la forme des organes détermine le genre de vie ; mais celui-ci, à son tour, agit sur les organes (§ 2088 et sv.).

§ 2062. Pour déterminer entièrement la forme sociale, il serait nécessaire d'abord de connaître tous ces innombrables éléments, ensuite de savoir comment ils agissent, et cela sous forme quantitative. En d'autres termes, il serait nécessaire d'affecter d'indices les éléments et leurs effets, et d'en connaître la dépendance, enfin, d'établir toutes les conditions qui déterminent la forme de la société. Grâce à l'emploi des quantités, on exprimerait ces conditions par des équations. Celles-ci devraient se trouver en nombre égal à celui des inconnues, et les détermineraient entièrement [FN: § 2062-1].

§ 2063. Une étude complète des formes sociales devrait considérer au moins les principaux é