Voltaire, Questions sur l'EncyclopÉdie, par des Amateurs (1774).
Tome 3: “Eloquence - IntolÉrance”

François-Marie Arouet (“Voltaire”) (1694-1778)  
[Created: 14 March, 2023]
[Updated: May 2, 2023 ]
The Guillaumin Collection
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Source

Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs (Geneve: n.p., 1774), Tome 3.http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Voltaire/Questions_sur_Encyclopedie/1774-edition/QSE3.html

Voltaire, Collection complette des oeuvres de Mr. de * * * . (Geneve: n.p., 1774). Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs, Tomes 21-24.

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This book is part of a collection of works by François-Marie Arouet (“Voltaire”) (1694-1778) .

 


 

TABLE des Articles contenus dans ce volume.

  1. ELOQUENCE. [p. 1]
    1. (Cet article a paru dans le grand Dictionnaire encyclopédique.)
    2. Il y a dans celui-ci des additions &, ce qui vaut bien mieux, des retranchemens.
  2. EMBLÊME, [p. 7]
    1. FIGURE, ALLÉGORIE, SYMBOLE, &c.
    2. DE QUELQUES EMBLEMES DANS LA NATION JUIVE.
    3. DE L'EMBLEME D'OOLLA ET D'OLIBA.
    4. D'OSÉE ET DE QUELQUES AUTRES EMBLÊMES.
  3. EMPOISONNEMENTS. [p. 17]
  4. ENCHANTEMENT. [p. 20]
    1. MAGIE, ÉVOCATION, SORTILÈGE, &c.
    2. ENCHANTEMENT DES MORTS, OU ÉVOCATION.
    3. DES AUTRES SORTILÈGES.
    4. ENCHANTEMENT POUR SE FAIRE AIMER.
  5. ENFER. [p. 27]
  6. ENFERS. [p. 33]
  7. ENTERREMENT. [p. 35]
  8. ENTHOUSIASME. [p. 37]
  9. ENVIE. [p. 42]
  10. EPIGRAMME. [p. 44]
    1. SUR LES SACRIFICES A HERCULE.
    2. SUR LAÎS QUI REMIT SON MIROIR DANS LE TEMPLE DE VÉNUS.
    3. SUR UNE STATUE DE VÉNUS.
    4. SUR UNE STATUE DE NIOBÉ.
    5. SUR DES FLEURS A UNE FILLE GRECQUE ,QUI PASSAIT POUR ETRE FIERE.
    6. SUR LEANDRE QUI NAGEAIT VERS LA TOUR D'HERO PENDANT UNE TEMPETE.
  11. EPIPHANIE. [p. 48]
    1. LA VISIBILITÉ, L'APPARITION, L'ILLUSTRATION, LE RELUISANT.
  12. EPOPÉE, [p. 49]
    1. POÉME ÉPIQUE.
    2. D'HÉSIODE.
    3. DE L'ILIADE.
    4. DE VIRGILE.
    5. DE LUCAIN.
    6. DU TASSE.
    7. DE L'ARIOSTE.
    8. DE MILTON.
    9. DU REPROCHE DE PLAGIAT FAIT A MILTON.
  13. EPREUVE. [p. 83]
  14. EQUIVOQUE. [p. 88]
    1. (Voyez Abus des mots.)
  15. ESCLAVAGE. [p. 90]
    1. Dialogue entre un Français & un Anglais.
    2. L'ANGLAIS.
  16. ESCLAVES. [p. 98]
    1. SECTION PREMIÈRE.
    2. SECTION SECONDE.
    3. SECTION TROISIÉME.
    4. SERFS DE CORPS, SERFS DE GLÈBE ,MAIN-MORTE, &c. Section quatrième.
  17. ESPACE. [p. 105]
  18. ESPRIT. [p. 107]
    1. SECTION SECONDE.
    2. Bel esprit, esprit.
    3. SECTION TROISIÉME.
    4. ESPRIT FAUX.
  19. ESSÉNIENS. [p. 117]
  20. ÉTERNITÉ. [p. 122]
  21. EVANGILE. [p. 127]
  22. EUCHARISTIE. [p. 129]
  23. EVÉQUE. [p. 132]
  24. EUPHÉMIE. [p. 134]
  25. EXAGÉRATION. [p. ibid.]
  26. EXPIATION. [p. 139]
    1. DIEU fit du repentir la vertu des mortels.
  27. EXTRÊME. [p. 143]
  28. EZOURVÉDAM. [p. 135]
  29. FABLE. [p. 146]
    1. APOLOGIE DE LA FABLE.
  30. FACULTÉ. [p. 154]
  31. FANATISME. [p. 155]
    1. SECTION PREMIÈRE.
    2. SECTION SECONDE.
    3. SECTION TROISIÉME.
  32. FEMME. [p. ibid.]
    1. PHYSIQUE ET MORALE.
    2. POLYGAMIE
    3. DE LA POLYGAMIE PERMISE PAR QUELQUES PAPES ET PAR QUELQUES RÉFORMATEURS.
    4. PLURALITÉ DES FEMMES.
    5. RÉPONSE DE L'ALLEMAND.
  33. FERRARE. [p. 174]
  34. FERTILISATION. [p. 176]
    1. SECTION PREMIÈRE.
    2. SECTION SECONDE.
    3. Pourquoi certaines terres font mal cultivées.
  35. FÊTES DES SAINTS. [p. 183]
    1. LETTRE d'un ouvrier de Lyon,à Meffeigneurs de la commission établie à Paris pour la réformation des ordres religieux. Imprimée dans les papiers publics en 1766.
    2. SECTION SECONDE.
  36. FEU. [p. ibid.]
  37. FICTION. [p. 188]
  38. FIÈVRE. [p. 189]
  39. FIGURE. [p. 191]
    1. FIGURE, OU FORME DE LA TERRE.
    2. FIGURÉ, EXPRIMÉ EN EN FIGURE.
    3. FIGURE EN THÉOLOGIE.
    4. FIGURES SYMBOLIQUES.
    5. FIGURE, SENS FIGURÉ, ALLÉGORIQUE, MYSTIQUE, TROPOLOGIQUE, TYPIQUE, &c.
  40. FILOSOFE, OU PHILOSOPHE. [p. 209]
    1. SECTION SECONDE.
    2. SECTION TROISIÉME.
  41. DE LA FIN DU MONDE. [p. 215]
  42. FLATTERIE. [p. 218]
  43. FLEUVES. [p. 221]
  44. FLIBUSTIERS. [p. 223]
  45. FOI ou FOY. [p. 225]
    1. SECTION SECONDE.
  46. FOLIE. [p. 229]
  47. FONTE. [p. 231]
  48. FORCE EN PHYSIQUE. [p. 237]
    1. FORCE MÉCANIQUE.
  49. FRANC, ou FRANQ; FRANCE, FRANÇOIS, FRANÇAIS. [p. 241]
    1. DE LA NATION FRANÇAISE.
    2. LANGUE FRANÇAISE.
  50. FRANÇOIS RABELAIS. [p. 262]
    1. SECTION SECONDE.
    2. Des prédécesseurs de Rabelais en Allemagne, & en Italie, & d'abord du livre intitulé Litteræ virorum obscurorum.
    3. DES ANCIENNES FACÉTIES ITALIENNES QUI PRÉCÉDÈRENT RABELAIS.
  51. FRANÇOIS XAVIER. [p. 272]
  52. FRAUDE. [p. 276]
    1. S'il faut user de fraudes pieuses avec le peuple ?
    2. On a déja imprimé plusieurs fois cet article, mais il est ici beaucoup plus correct.
    3. Dialogue BAMBABEF - OUANG
  53. GARGANTUA. [p. 281]
  54. GÉNÉALOGIE. [p. 283]
  55. GENERATION. [p. 284]
    1. ENTRETIEN D'UN JEUNE MARIÉ FORT NAÏF, ET D'UN PHILOSOPHE.
  56. GÉNÉRAUX (Etats)" [p. 291]
  57. GENÈSE. [p. 293]
  58. GÉNIE. [p. 310]
    1. SECTION SECONDE.
  59. GÉOGRAPHIE. [p. 314]
  60. GÉOMÉTRIE. [p. 319]
    1. Dialogue LE MAîTRE - LE DISCIPLE
  61. GLOIRE. [p. 326]
  62. GOUT. [p. 327]
    1. DU GOUT PARTICULIER D'UNE NATION.
    2. DU GOUT DES CONNAISSEURS.
    3. EXEMPLES DU BON ET DU MAUVAIS GOUT, TIRÉS DES TRAGÉDIES FRANÇAISES ET ANGLAISES.
    4. RARETÉ DES GENS DE GOUT.
  63. GOUVERNEMENT. [p. 339]
    1. SECTION PREMIERE.
    2. GOUVERNEMENT.
    3. Section seconde.
    4. GOUVERNEMENT.
    5. Section troisiéme.
    6. GOUVERNEMENT.
    7. Section quatriéme.
    8. GOUVERNEMENT.
    9. Section cinquième.
    10. GOUVERNEMENT.
    11. Section sixiéme.
    12. Tableau du gouvernement anglais.
    13. GOUVERNEMEN
    14. Section septiéme.
  64. GRACE. [p. 355]
    1. SECTION PREMIERE.
    2. SECTION SECONDE.
  65. GREC. [p. 358]
    1. OBSERVATION SUR L'ANÉANTISSEMENT DE LA LANGUE GRECQUE A MARSEILLE.
  66. GRÉGOIRE VII. [p. 360]
  67. GUERRE. [p. 364]
  68. GUEUX MENDIANT. [p. ]
  69. HÉRÉSIE. [p. 370]
    1. SECTION SECONDE.
    2. De l'extirpation des hérésies.
  70. HERMÈS,OU ERMÈS, ou MERCURE TRISMEGISTE, OUTHAUT, ou TAUT, ou THOT. [p. 376]
  71. HIPATHIE. [p. 379]
  72. DE L'HISTOIRE. [p. 380]
    1. DÉFINITION.
    2. PREMIERS FONDEMENS DE L'HISTOIRE.
    3. DES MONUMENS.
    4. DE L'ANCIENNE EGYPTE.
    5. D'HÉRODOTE.
    6. USAGE QU'ON PEUT FAIRE D'HÉRODOTE.
    7. DE THUCIDIDE.
    8. EPOQUE D'ALEXANDRE.
    9. DES PEUPLES NOUVEAUX ET PARTICULIEREMENT DES JUIFS.
    10. DES VILLES SACRÉES.
    11. DES AUTRES PEUPLES NOUVEAUX.
    12. DE L'UTILITÉ DE L'HISTOIRE.
    13. DE LA CERTITUDE DE L'HISTOIRE.
    14. INCERTITUDE DE L'HISTOIRE.
    15. LES TEMPLES, LES FÊTES, LES CEREMONIES ANNUELLES, LES MÉDAILLÉS MÉMES, SONT-ELLES DES PREUVES HISTORIQUES?
    16. DE QUELQUES FAITS RAPPORTÉS DANS TACITE ET DANS SUETONE.
    17. DE NÉRON ET D'AGRIPPINE.
    18. SUITE DE L'ARTICLE CONCERNANT LES DIFFAMATIONS.
    19. DES ECRIVAINS DE PARTI.
    20. DOIT-ON DANS L'HISTOIRE INSERER DES HARANGUES , ET FAIRE DES PORTRAITS?
    21. DES PORTRAITS.
    22. DE LA MAXIME DE CICERON CONCERNANT L'HISTOIRE, QUE L'HISTORIEN N'OSE DIRE UNE FAUSSETÉ, NI CACHER UNE VERITÉ.
    23. DE L'HISTOIRE SATYRIQUE.
    24. DE LA METHODE, DE LA MANIERE D'ECRIRE L'HISTOIRE, ET DU STILE.
    25. DE L'HISTOIRE ECCLESIASTIQUE DE FLEURI.
  73. HOMME. [p. 422]
    1. DIFFÉRENTES RACES D'HOMMES.
    2. QUE TOUTES LES RACES D'HOMMES ONT TOUJOURS VÉCU EN SOCIÉTÉ.
    3. L'HOMME EST-IL NÉ MÉCHANT?
    4. DE L'HOMME DANS L'ÉTAT DE PURE NATURE.
    5. EXAMEN D'UNE PENSÉE DE PASCAL SUR L'HOMME.
    6. RÉFLEXION GÉNÉRALE SUR L'HOMME.
  74. HONNEUR. [p. 436]
  75. HORLOGE. [p. 439]
    1. HORLOGE D'ACHAS.
  76. HUMILITÉ. [p. 441]
  77. JAPON. [p. 443]
  78. IDÉE. [p. 445]
    1. SECTION PREMIERE.
    2. SECTION SECONDE.
    3. Tout en DIEU.
    4. LOIX DE LA NATURE.
    5. MÉCANIQUE DES SENS, ET DES IDÉES.
    6. LE GRAND ETRE FAIT TOUT.
    7. COMMENT TOUT EST-IL ACTION DE DIEU?
  79. IDENTITÉ. [p. 452]
    1. Demande.
    2. Réponse.
  80. IDOLE, IDOLATRE, IDOLATRIE. [p. 454]
    1. SECTION PREMIÈRE.
    2. Y a-t-il jamais eu un gouvernement idolâtre ?
    3. SECTION SECONDE.
    4. Examen de l'idolâtrie ancienne.
    5. SECTION TROISIEME.
    6. Si les Perses, les Sabéens, les Egyptiens, les Tartares, les Turcs ont été idolâtres ? & de quelle antiquité est l'origine des simulacres appellés idoles. Histoire de leur culte.
  81. JÉHOVA (JEOVA) [p. 466]
  82. JEPHTÉ. [p. 467]
  83. JÉSUITS, ou ORGUEIL. [p. 468]
  84. IGNACE DE LOYOLA. [p. 471]
  85. IGNORANCE. [p. 475]
    1. PREMIÈRE IGNORANCE.
    2. SECONDE IGNORANCE.
    3. TROISIÉME IGNORANCE.
    4. QUATRIÉME IGNORANCE.
    5. CINQUIÈME IGNORANCE.
    6. SIXIÉME IGNORANCE.
  86. IMAGINATION. [p. 481]
  87. IMPIE. [p. 485]
  88. IMPOT. [p. 486]
    1. SECTION PREMIERE.
    2. SECTION SECONDE.
    3. SECTION TROISIEME.
    4. SECTION QUATRIÉME.
  89. IMPUISSANCE. [p. 491]
  90. INALIENATION, INALIENABLE. [p. 497]
  91. INCESTE. [p. 498]
  92. INCUBES. [p. 500]
  93. INFINI. [p. 502]
    1. DE L'INFINI EN NOMBRE.
    2. LA MATIÈRE EST-ELLE DIVISIBLE A L'INFINI?
    3. DE L'UNIVERS INFINI.
    4. DE L'INFINI EN GÉOMÉTRIE.
    5. DE L'INFINI EN PUISSANCE EN ACTION EN SAGESSE, EN BONTÉ, &c.
  94. INFLUENCE. [p. 507]
    1. INFLUENCE DES PASSIONS DES MÈRES SUR LEUR FOETUS.
  95. INITIATION. [p. 510]
    1. ANCIENS MYSTÈRES.
  96. INNOCENS. [p. 516]
    1. MASSACRE DES INNOCENS.
  97. INSTINCT. [p. 519]
  98. INTÉRÊT. [p. 521]
    1. L'ABBÉ DES ISSARTS
    2. LE HOLLANDAIS
    3. L'ABBÉ DES ISSARTS
    4. LE HOLLANDAIS
    5. L'ABBÉ DES ISSARTS
  99. INTOLÉRANCE. [p. 514]

Notes

 


 

ELOQUENCE. [p. 1]

(Cet article a paru dans le grand Dictionnaire encyclopédique.)

Il y a dans celui-ci des additions &, ce qui vaut bien mieux, des retranchemens.

L'éloquence est née avant les règles de la rhétorique, comme les langues se sont formées avant la grammaire.

 La nature rend les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les grandes passions. Quiconque est vivement ému voit les choses d'un autre oeil que les autres hommes. Tout est pour lui objet de comparaison rapide et de métaphore, sans qu'il y prenne garde: il anime tout, et fait passer dans ceux qui l'écoutent une partie de son enthousiasme.

 Un philosophe très éclairé a remarqué que le peuple même s'exprime par des figures; que rien n'est plus commun, plus naturel que les tours qu'on appelle tropes .

 Ainsi, dans toutes les langues, le coeur brûle, le courage s'allume, les yeux étincellent, l'esprit est accablé, il se partage, il s'épuise, le sang se glace, la tête se renverse, on est enflé d'orgueil, enivré de vengeance : la nature se peint partout dans ces images fortes, devenues ordinaires.

 C'est elle dont l'instinct enseigne à prendre d'abord un air, un ton modeste avec ceux dont on a besoin. L'envie naturelle de captiver ses juges et ses maîtres, le recueillement de l'âme profondément frappée, qui se prépare à déployer les sentiments qui la pressent, sont les premiers maîtres de l'art.

 C'est cette même nature qui inspire quelquefois des débuts vifs et animés; une forte passion, un danger pressant, appellent tout d'un coup l'imagination: ainsi un capitaine des premiers califes voyant fuir les musulmans, s'écria, ‘Où courez-vous? ce n'est pas là que sont les ennemis.'

 On attribue ce même mot à plusieurs capitaines; on l'attribue à Cromwell. Les âmes fortes se rencontrent beaucoup plus souvent que les beaux esprits.

 Rafi, un capitaine musulman du temps même de Mahomet, voit les Arabes effrayés qui s'écrient que leur général Dérar est tué; Qu'importe , dit-il, que Dérar soit mort, Dieu est vivant et vous regarde, marchez .

 C'était un homme bien éloquent que ce matelot anglais qui fit résoudre la guerre contre l'Espagne en 1740. Quand les Espagnols m'ayant mutilé me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie .

 La nature fait donc l'éloquence; et si on a dit que les poètes naissent, et que les orateurs se forment, on l'a dit quand l'éloquence a été forcée d'étudier les lois, le génie des juges, et la méthode du temps: la nature seule n'est éloquente que par élans.

 Les préceptes sont toujours venus après l'art. Tibias fut le premier qui recueillit les lois de l'éloquence, dont la nature donne les premières règles.

 Platon dit ensuite dans son Gorgias , qu'un orateur doit avoir la subtilité des dialecticiens, la science des philosophes, la diction presque des poètes, la voix et les gestes des plus grands acteurs.

 Aristote fit voir ensuite que la véritable philosophie est le guide secret de l'esprit de tous les arts: il creusa les sources de l'éloquence dans son livre de la Rhétorique ; il fit voir que la dialectique est le fondement de l'art de persuader, et qu'être éloquent c'est savoir prouver.

 Il distingua les trois genres, le délibératif, le démonstratif, et le judiciaire. Dans le délibératif il s'agit d'exhorter ceux qui délibèrent, à prendre un parti sur la guerre et sur la paix, sur l'administration publique, etc.; dans le démonstratif, de faire voir ce qui est digne de louange ou de blâme; dans le judiciaire, de persuader, d'absoudre ou de condamner, etc. On sent assez que ces trois genres rentrent souvent l'un dans l'autre.

 Il traite ensuite des passions et des moeurs que tout orateur doit connaître.

 Il examine quelles preuves on doit employer dans ces trois genres d' éloquence . Enfin, il traite à fond de l'élocution, sans laquelle tout languit; il recommande les métaphores, pourvu qu'elles soient justes et nobles; il exige surtout la convenance et la bienséance.

 Tous ces préceptes respirent la justesse éclairée d'un philosophe, et la politesse d'un Athénien; et en donnant les règles de l' éloquence , il est éloquent avec simplicité.

 Il est à remarquer que la Grèce fut la seule contrée de la terre, où l'on connût alors les lois de l' éloquence , parce que c'était la seule où la véritable éloquence existât.

 L'art grossier était chez tous les hommes; des traits sublimes ont échappé partout à la nature dans tous les temps: mais remuer les esprits de toute une nation polie, plaire, convaincre et toucher à la fois, cela ne fut donné qu'aux Grecs.

 Les Orientaux étaient presque tous esclaves: c'est un caractère de la servitude de tout exagérer; ainsi l' éloquence asiatique fut monstrueuse. L'Occident était barbare du temps d'Aristote.

 L' éloquence véritable commença à se montrer dans Rome du temps des Gracques, et ne fut perfectionnée que du temps de Cicéron. Marc-Antoine l'orateur, Hortensius, Curion, César et plusieurs autres furent des hommes éloquents.

 Cette éloquence périt avec la république, ainsi que celle d'Athènes. L' éloquence sublime n'appartient, dit-on, qu'à la liberté; c'est qu'elle consiste à dire des vérités hardies, à étaler des raisons et des peintures fortes. Souvent un maître n'aime pas la vérité, craint les raisons, et aime mieux un compliment délicat que de grands traits.

 Cicéron, après avoir donné les exemples dans ses harangues, donna les préceptes dans son livre de l' Orateur ; il suit presque toute la méthode d'Aristote, et s'explique avec le style de Platon.

 Il distingue le genre simple, le tempéré, et le sublime.

 Rollin a suivi cette division dans son Traité des études ; et, ce que Cicéron ne dit pas, il prétend que tempéré est une belle rivière ombragée de vertes forêts des deux côtés; le simple, une table servie proprement, dont tous les mets sont d'un goût excellent, et dont on bannit tout raffinement; que le sublime foudroie, et que c'est un fleuve impétueux qui renverse tout ce qui lui résiste.

 Sans se mettre à cette table , sans suivre ce foudre , ce fleuve et cette rivière , tout homme de bon sens voit que l' éloquence simple est celle qui a des choses simples à exposer, et que la clarté et l'élégance sont tout ce qui lui convient.

 Il n'est pas besoin d'avoir lu Aristote, Cicéron et Quintilien, pour sentir qu'un avocat qui débute par un exorde pompeux au sujet d'un mur mitoyen, est ridicule: c'était pourtant le vice du barreau jusqu'au milieu du dix-septième siècle; on disait avec emphase des choses triviales. On pourrait compiler des volumes de ces exemples; mais tous se réduisent à ce mot d'un avocat, homme d'esprit, qui voyant que son adversaire parlait de la guerre de Troye et du Scamandre, l'interrompit en disant: La cour observera que ma partie ne s'appelle pas Scamandre, mais Michaut .

 Le genre sublime ne peut regarder que de puissants intérêts, traités dans une grande assemblée.

 On en voit encore de vives traces dans le parlement d'Angleterre; on a quelques harangues qui y furent prononcées en 1739, quand il s'agissait de déclarer la guerre à l'Espagne. L'esprit de Démosthène et de Cicéron semble avoir dicté plusieurs traits de ces discours; mais ils ne passeront pas à la postérité comme ceux des Grecs et des Romains, parce qu'ils manquent de cet art et de ce charme de la diction qui mettent le sceau de l'immortalité aux bons ouvrages.

 Le genre tempéré est celui de ces discours d'appareil, de ces harangues publiques, de ces compliments étudiés, dans lesquels il faut couvrir de fleurs la futilité de la matière.

 Ces trois genres rentrent encore souvent l'un dans l'autre, ainsi que les trois objets de l' éloquence qu'Aristote considère; et le grand mérite de l'orateur est de les mêler à propos.

 La grande éloquence n'a guère pu en France être connue au barreau, parce qu'elle ne conduit pas aux honneurs comme dans Athènes, dans Rome, et comme aujourd'hui dans Londres, et n'a point pour objet de grands intérêts publics: elle s'est réfugiée dans les oraisons funèbres, où elle tient un peu de la poésie.

 Bossuet, et après lui Fléchier, semblent avoir obéi à ce précepte de Platon, qui veut que l'élocution d'un orateur soit quelquefois celle même d'un poète.

 L'éloquence de la chaire avait été presque barbare jusqu'au P. Bourdaloue; il fut un des premiers qui firent parler la raison.

 Les Anglais ne vinrent qu'ensuite, comme l'avoue Burnet évêque de Salisburi. Ils ne connurent point l'oraison funèbre; ils évitèrent dans les sermons les traits véhéments qui ne leur parurent point convenables à la simplicité de l'Evangile; et ils se défièrent de cette méthode des divisions recherchées, que l'archevêque Fénelon condamne dans ses Dialogues sur l'éloquence .

 Quoique nos sermons roulent sur l'objet le plus important à l'homme, cependant il s'y trouve peu de morceaux frappants, qui comme les beaux endroits de Cicéron et de Démosthène, sont devenus les modèles de toutes les nations occidentales. Le lecteur sera pourtant bien aise de trouver ici ce qui arriva la première fois que M. Massillon, depuis évêque de Clermont, prêcha son fameux Sermon du petit nombre des élus: il y eut un endroit où un transport de saisissement s'empara de tout l'auditoire; presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire; le murmure d'acclamation et de surprise fut si fort, qu'il troubla l'orateur, et ce trouble ne servit qu'à augmenter le pathétique de ce morceau: le voici.

 ‘Je suppose que ce soit ici notre dernière heure à tous, que les cieux vont s'ouvrir sur nos têtes, que le temps est passé, et que l'éternité commence, que Jésus-Christ va paraître pour nous juger selon nos oeuvres, et que nous sommes tous ici pour attendre de lui l'arrêt de la vie ou de la mort éternelle: je vous le demande, frappé de terreur comme vous, ne séparant point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même situation où nous devons tous paraître un jour devant Dieu notre juge: si Jésus-Christ, dis-je, paraissait dès à présent pour faire la terrible séparation des justes et des pécheurs, croyez-vous que le plus grand nombre fût sauvé? Croyez-vous que le nombre des justes fût au moins égal à celui des pécheurs? Croyez-vous que s'il faisait maintenant la discussion des oeuvres du grand nombre qui est dans cette église, il trouvât seulement dix justes parmi nous? En trouverait-il un seul?' (Il y a eu plusieurs éditions différentes de ce discours, mais le fond est le même dans toutes.)

 Cette figure, la plus hardie qu'on ait jamais employée, et en même temps la plus à sa place, est un des plus beaux traits d'éloquence qu'on puisse lire chez les nations anciennes et modernes; et le reste du discours n'est pas indigne de cet endroit si saillant.

 De pareils chefs-d'oeuvre sont très rares; tout est d'ailleurs devenu lieu commun.

 Les prédicateurs qui ne peuvent imiter ces grands modèles, feraient mieux de les apprendre par coeur et de les débiter à leur auditoire, (supposé encore qu'ils eussent ce talent si rare de la déclamation) que de prêcher dans un style languissant des choses aussi rebattues qu'utiles.

 On demande si l' éloquence est permise aux historiens; celle qui leur est propre consiste dans l'art de préparer les événements, dans leur exposition toujours élégante, tantôt vive et pressée, tantôt étendue et fleurie, dans la peinture vraie et forte des moeurs générales et des principaux personnages, dans les réflexions incorporées naturellement au récit, et qui n'y paraissent point ajoutées. L' éloquence de Démosthène ne convient point à Thucidide; une harangue directe qu'on met dans la bouche d'un héros qui ne la prononça jamais, n'est guère qu'un beau défaut, au jugement de plusieurs esprits éclairés.

 


 

EMBLÊME, [p. 7]

FIGURE, ALLÉGORIE, SYMBOLE, &c.

Tout est emblème et figure dans l'antiquité. On commence en Caldée par mettre un bélier, deux chevreaux, un taureau dans le ciel pour marquer les productions de la terre au printemps. Le feu est le symbole de la divinité dans la Perse, le chien céleste avertit les Egyptiens de l'inondation du Nil; le serpent qui cache sa queue dans sa tête, devient l'image de l'éternité. La nature entière est peinte et déguisée.

 Vous retrouvez encore dans l'Inde plusieurs de ces anciennes statues effrayantes et grossières dont nous avons déjà parlé, qui représentent la vertu munie de dix grands bras avec lesquels elle doit combattre les vices, et que nos pauvres missionnaires ont prises pour le portrait du diable, ne doutant pas que tous ceux qui ne parlaient pas français ou italien n'adorassent le diable.

 Mettez tous ces symboles de l'antiquité sous les yeux de l'homme du sens le plus droit qui n'en aura jamais entendu parler, il n'y comprendra rien; c'est une langue qu'il faut apprendre.

 Les anciens poètes théologiens furent dans la nécessité de donner des yeux à Dieu, des mains, des pieds, de l'annoncer sous la figure d'un homme.

Stromates , liv. V. St Clément d'Alexandrie rapporte ces vers de Xénophanes le Colophonien, dignes de toute notre attention.

Grand Dieu, quoi que l'on fasse, et quoi qu'on ose feindre,
On ne peut te comprendre, et moins encor te peindre.
Chacun figure en toi ses attributs divers,
Les oiseaux te feraient voltiger dans les airs,
Les boeufs te prêteraient leurs cornes menaçantes,
Les lions t'armeraient de leurs dents déchirantes,
Les chevaux dans les champs te feraient galoper.

 On voit par ces vers de Xénophanes, que ce n'est pas d'aujourd'hui que les hommes ont fait Dieu à leur image. L'ancien Orphée de Thrace, ce premier théologien des Grecs, fort antérieur à Homère, s'exprime ainsi selon le même Clément d'Alexandrie.

Sur son trône éternel assis dans les nuages,
Immobile, il régit les vents et les orages,
Ses pieds pressent la terre; et du vague des airs
Sa main touche à la fois aux rives des deux mers;
Il est principe, fin, milieu de toutes choses.

 Tout étant donc figure et emblème, les philosophes, et surtout ceux qui avaient voyagé dans l'Inde, employèrent cette méthode; leurs préceptes étaient des emblèmes, des énigmes.

  N'attisez pas le feu avec une épée , c'est-à-dire, N'irritez point des hommes en colère.

  Ne mettez point la lampe sous le boisseau .   -- Ne cachez point la vérité aux hommes.

  Abstenez-vous des fèves .  -- Fuyez souvent les assemblées publiques dans lesquelles on donnait son suffrage avec des fèves blanches ou noires.

  N'ayez point d'hirondelles dans votre maison .  -- Qu'elle ne soit point remplie de babillards.

  Dans la tempête adorez l'écho .   -- Dans les troubles civils retirez-vous à la campagne.

  N'écrivez point sur la neige .   -- N'enseignez point les esprits mous et faibles.

  Ne mangez ni votre coeur, ni votre cervelle .  -- Ne vous livrez ni au chagrin ni à des entreprises trop difficiles, etc.

 Telles sont les maximes de Pythagore, dont le sens n'est pas difficile à comprendre.

 Le plus beau de tous les emblèmes est celui de Dieu, que Timée de Locres figure par cette idée, Un cercle dont le centre est partout, et la circonférence nulle part . Platon adopta cet emblème; Pascal l'avait inséré parmi les matériaux dont il voulait faire usage et qu'on a intitulé ses Pensées .

 En métaphysique, en morale, les anciens ont tout dit. Nous nous rencontrons avec eux, ou nous les répétons. Tous les livres modernes de ce genre ne sont que des redites.

 Plus vous avancez dans l'Orient, plus vous trouvez cet usage des emblèmes et des figures établi; mais plus aussi ces images sont-elles éloignées de nos moeurs et de nos coutumes.

 C'est surtout chez les Indiens, les Egyptiens, les Syriens que les emblèmes qui nous paraissent les plus étranges, étaient consacrés. C'est là qu'on portait en procession avec le plus profond respect les deux organes de la génération, les deux symboles de la vie. Nous en rions, nous osons traiter ces peuples d'idiots barbares, parce qu'ils remerciaient Dieu innocemment de leur avoir donné l'être. Qu'auraient-ils dit, s'ils nous avaient vus entrer dans nos temples avec l'instrument de la destruction à notre côté?

 A Thèbes on représentait les péchés du peuple par un bouc. Sur la côte de Phénicie une femme nue avec une queue de poisson était l'emblème de la nature.

 Il ne faut donc pas s'étonner si cet usage des symboles pénétra chez les Hébreux, lorsqu'ils eurent formé un corps de peuple vers le désert de la Syrie.

DE QUELQUES EMBLEMES DANS LA NATION JUIVE.

Un des plus beaux emblèmes des livres judaïques est ce morceau de l'Ecclésiaste.

  Quand les travailleuses au moulin seront en petit nombre et oisives, quand ceux qui regardaient par les trous s'obscurciront, que l'amandier fleurira, que la sauterelle s'engraissera, que les câpres tomberont, que la cordelette d'argent se cassera, que la bandelette d'or se retirera,. . . et que la cruche se brisera sur la fontaine . . .

 Cela signifie que les vieillards perdent leurs dents, que leur vue s'affaiblit, que leurs cheveux blanchissent comme la fleur de l'amandier, que leurs pieds s'enflent comme la sauterelle, que leurs cheveux tombent comme les feuilles du câprier, qu'ils ne sont plus propres à la génération, et qu'alors il faut se préparer au grand voyage.

 Le Cantique des cantiques est (comme on sait) un emblème continuel du mariage de Jésus-Christ avec l'Eglise.

  Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche, car vos têtons sont meilleurs que du vin  -- qu'il mette sa main gauche sous ma tête, et qu'il m'embrasse de la main droite -- que tu es belle, ma chère, tes yeux sont des yeux de colombe -- tes cheveux sont comme des troupeaux de chèvres, sans parler de ce que tu nous caches -- tes lèvres sont comme un petit ruban d'écarlate, tes joues sont comme des moitiés de pommes d'écarlate, sans parler de ce que tu nous caches -- que ta gorge est belle! -- que tes lèvres distillent le miel. -- Mon bien-aimé mit sa main au trou, et mon ventre tressaillit à ses attouchements -- ton nombril est comme une coupe faite au tour -- ton ventre est comme un monceau de froment entouré de lis -- tes deux têtons sont comme deux faons gémeaux de chevreuil -- ton cou est comme une tour d'ivoire -- ton nez est comme la tour du mont Liban -- ta tête est comme le mont Carmel, ta taille est celle d'un palmier. -- J'ai dit, je monterai sur le palmier et je cueillerai de ses fruits, que ferons-nous de notre petite soeur? elle n'a point encore de têtons. Si c'est un mur, bâtissons dessus une tour d'argent; si c'est une porte, fermons-la avec du bois de cèdre .

 Il faudrait traduire tout le cantique pour voir qu'il est un emblème d'un bout à l'autre; surtout l'ingénieux Dom Calmet démontre que le palmier sur lequel monte le bien-aimé, est la croix à laquelle on condamna notre Seigneur Jésus-Christ. Mais il faut avouer qu'une morale saine et pure est encore préférable à ces allégories.

 On voit dans les livres de ce peuple une foule d'emblèmes typiques qui nous révoltent aujourd'hui, et qui exercent notre incrédulité et notre raillerie; mais qui parassaient communs et simples aux peuples asiatiques.

Isaïe ch. XX, v. 2 et suivants. Dieu apparaît à Isaïe fils d'Amos, et lui dit: ‘Va, détache ton sac de tes reins, et tes sandales de tes pieds; et il le fit ainsi marchant tout nu et déchaux. Et Dieu dit, Ainsi que mon serviteur Isaïe a marché tout nu et déchaux, comme un signe de trois ans sur l'Egypte et l'Ethiopie, ainsi le roi des Assyriens emmènera des captifs d'Egypte et d'Ethiopie, jeunes et vieux, les fesses découvertes à la honte de l'Egypte.'

 Cela nous semble bien étrange; mais informons-nous seulement de ce qui se passe encore de nos jours chez les Turcs et chez les Africains, et dans l'Inde où nous allons commercer avec tant d'acharnement et si peu de succès. On apprendra qu'il n'est pas rare de voir des santons absolument nus, non seulement prêcher les femmes, mais se laisser baiser les parties naturelles avec respect, sans que ces baisers inspirent ni à la femme, ni au santon le moindre désir impudique. On verra sur les bords du Gange une foule innombrable d'hommes et de femmes nus de la tête jusqu'aux pieds, les bras étendus vers le ciel, attendre le moment d'une éclipse pour se plonger dans le fleuve.

 Le bourgeois de Paris ou de Rome ne doit pas croire que le reste de la terre soit tenu de vivre et de penser en tout comme lui.

Jérémie ch. XXVII, v. 2 et suiv. Jérémie qui prophétisait du temps de Joakim melk de Jérusalem, en faveur du roi de Babilone, se met des chaînes et des cordes au cou par ordre du Seigneur, et les envoie aux rois d'Edom, d'Ammon, de Tyr, de Sidon par leurs ambassadeurs qui étaient venus à Jérusalem vers Sédécias; il leur ordonne de parler ainsi à leurs maîtres:

  Voici ce que dit le Seigneur des armées, le Dieu d'Israël, Vous direz ceci à vos maîtres: J'ai fait la terre, les hommes, les bêtes de somme qui sont sur la face de la terre dans ma grande force et dans mon bras étendu, et j'ai donné la terre à celui qui a plu à mes yeux; et maintenant donc j'ai donné toutes ces terres dans la main de Nabucodonosor roi de Babilone mon serviteur, et par-dessus je lui ai donné toutes les bêtes des champs afin qu'elles le servent. J'ai parlé selon toutes ces paroles à Sédécias roi de Juda, lui disant: Soumettez votre cou sous le joug du roi de Babilone, servez-le, lui et son peuple, et vous vivrez, etc.

 Aussi Jérémie fut-il accusé de trahir son roi et sa patrie, et de prophétiser en faveur de l'ennemi pour de l'argent: on a même prétendu qu'il fut lapidé.

 Il est évident que ces cordes et ces chaînes étaient l'emblème de cette servitude à laquelle Jérémie voulait qu'on se soumît.

 C'est ainsi qu'Hérodote nous raconte qu'un roi des Scythes envoya pour présent à Darius un oiseau, une souris, une grenouille, et cinq flèches. Cet emblème signifiait que si Darius ne fuyait aussi vite qu'un oiseau, qu'une grenouille, qu'une souris, il serait percé par les flèches des Scythes. L'allégorie de Jérémie était celle de l'impuissance, et l'emblème des Scythes était celui du courage.

 C'est ainsi que Sextus Tarquinius consultant son père, que nous appelons Tarquin le Superbe, sur la manière dont il devait se conduire avec les Gabiens; Tarquin qui se promenait dans son jardin, ne répondit qu'en abattant les têtes des plus hauts pavots. Son fils l'entendit et fit mourir les principaux citoyens. C'était l'emblème de la tyrannie.

 Plusieurs savants ont cru que l'histoire de Daniel, du dragon, de la fosse aux sept lions auxquels on donnait chaque jour deux brebis et deux hommes à manger, et l'histoire de l'ange qui enleva Habacuc par les cheveux pour porter à dîner à Daniel dans la fosse aux lions, ne sont qu'une allégorie visible, un emblème de l'attention continuelle avec laquelle Dieu veille sur ses serviteurs. Mais il nous semble plus pieux de croire que c'est une histoire véritable, telle qu'il en est plusieurs dans la sainte Ecriture, qui déploie sans figure et sans type la puissance divine: et qu'il n'est pas permis aux esprits profanes d'approfondir. Bornons-nous aux emblèmes, aux allégories véritables, indiquées comme telles par la sainte Ecriture elle-même.

Ezéchiel ch. I. En la trentième année le cinquième jour du quatrième mois, comme j'étais au milieu des captifs sur le fleuve Chobar, les cieux s'ouvrirent, et je vis les visions de Dieu, etc. Le Seigneur adressa la parole à Ezéchiel prêtre, fils de Buzi, dans le pays des Chaldéens près du fleuve Chobar, et la main de Dieu se fit sur lui .

 C'est ainsi qu'Ezéchiel commence sa prophétie, et après avoir vu un feu, un tourbillon, et au milieu du feu les figures de quatre animaux ressemblant à un homme, lesquels avaient quatre faces et quatre ailes avec des pieds de veau, et une roue qui était sur la terre et qui avait quatre faces, les quatre parties de la roue allant en même temps, et ne retournant point lorsqu'elles marchaient, etc.

Ezéchiel ch. III, v. 1 et suiv. Il dit: L'esprit entra dans moi, et m'affermit sur mes pieds; ensuite le Seigneur me dit, Fils de l'homme, mange tout ce que tu trouveras, mange ce livre et va parler aux enfants d'Israël. En même temps j'ouvris la bouche, et il me fit manger ce livre; et l'esprit entra dans moi et me fit tenir sur mes pieds. Et il me dit, Va te faire enfermer au milieu de ta maison. Fils de l'homme, voici des chaînes dont on te liera, etc. Et toi, fils de l'homme, prends une brique, place-la devant toi, et trace dessus la ville de Jérusalem, etc .

Ezéchiel ch. IV, v. 1 et suiv. Prends aussi un poëlon de fer, et tu le mettras comme un mur de fer entre toi et la ville; tu affermiras ta face, tu seras devant Jérusalem comme si tu l'assiégeais; c'est un signe à la maison d'Israël .

 Après cet ordre, Dieu lui ordonne de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche pour les iniquités d'Israël, et de dormir sur le côté droit pendant quarante jours, pour l'iniquité de la maison de Juda.

 Avant d'aller plus loin, transcrivons ici les paroles du judicieux commentateur Dom Calmet sur cette partie de la prophétie d'Ezéchiel, qui est à la fois une histoire et une allégorie, une vérité réelle et un emblème. Voici comment ce savant s'explique:

 ‘Il y en a qui croient qu'il n'arriva rien de tout cela qu'en vision, qu'un homme ne peut demeurer si longtemps couché sur un même côté sans miracle; que l'Ecriture ne nous marquant point qu'il y ait eu ici du prodige, on ne doit point multiplier les actions miraculeuses sans nécessité; que s'il demeura couché ces trois cent quatre-vingt-dix jours, ce ne fut que pendant les nuits; le jour il vaquait à ses affaires. Mais nous ne voyons nulle nécessité ni de recourir au miracle, ni de chercher des détours pour expliquer le fait dont il est parlé ici. Il n'est nullement impossible qu'un homme demeure enchaîné et couché sur son côté pendant trois cent quatre-vingt-dix jours. On a tous les jours des expériences qui en prouvent la possibilité, dans les prisonniers, dans divers malades, et dans quelques personnes qui ont l'imagination blessée, et qu'on enchaîne comme des furieux. Prado témoigne qu'il a vu un fou qui demeura lié et couché tout nu sur son côté pendant plus de quinze ans. Si tout cela n'était arrivé qu'en vision, comment les Juifs de la captivité auraient-ils compris ce que leur voulait dire Ezéchiel? comment ce prophète aurait-il exécuté les ordres de Dieu? Il faut donc dire aussi qu'il ne dressa le plan de Jérusalem, qu'il ne représenta le siège, qu'il ne fut lié, qu'il ne mangea du pain de différents grains qu'en esprit et en idée.'

 Il faut se rendre au sentiment du savant Calmet, qui est celui des meilleurs interprètes. Il est clair que la sainte Ecriture raconte le fait comme une vérité réelle, et que cette vérité est l'emblème, le type, la figure d'une autre vérité.

  Prends du froment, de l'orge, des fèves, des lentilles, du millet, de la vesce, fais-en des pains pour autant de jours que tu dormiras sur le côté. Ezéchiel ch. IV, v. 9 et 12. Tu mangeras pendant trois cent quatre-vingt-dix jours; tu le mangeras comme un gâteau d'orge, et tu le couvriras de l'excrément qui sort du corps de l'homme. Les enfants d'Israël mangeront ainsi leur pain souillé .

 Il est évident que le Seigneur voulait que les Israélites mangeassent leur pain souillé; il fallait donc que le pain du prophète fût souillé aussi. V, 14 et 15. Cette souillure était si réelle, qu'Ezéchiel en eut horreur. Il s'écria, Ah! ah! ma vie mon âme n'a pas encore été polluée, etc. Et le Seigneur lui dit, Va, je te donne de la fiente de boeuf au lieu de fiente d'homme, et tu la mettras avec ton pain .

 Il fallait donc absolument que cette nourriture fût souillée pour être un emblème, un type. Le prophète mit donc en effet de la fiente de boeuf avec son pain pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, et ce fut à la fois une réalité et une figure symbolique.

DE L'EMBLEME D'OOLLA ET D'OLIBA.

Ezéchiel ch. XVI, v. 1 et suiv. La sainte Ecriture déclare expressément qu'Oolla est l'emblème de Jérusalem. Fils de l'homme, fais connaître à Jérusalem ses abominations; ton père était un Amorrhéen et ta mère une Céthéenne . Ensuite le prophète sans craindre des interprétations malignes, des plaisanteries alors inconnues, parle à la jeune Oolla en ces termes.

  Ubera tua intumuerunt, et pilus tuus germinavit, et eras nuda, et confusione plena .

 Ta gorge s'enfla, ton poil germa, tu étais nue et confuse.

  Et transivi per te, et vidi te, et ecce tempus tuum, tempus amantium: et expandi amictum meum super te, et operui ignominiam tuam, et juravi tibi, et ingressus sum pactum tecum ait dominus Deus et facta es mihi .

 Je passai, je te vis, voici ton temps, voici le temps des amants; j'étendis sur toi mon manteau, je couvris ta vilenie, je te jurai, je fis marché avec toi, dit le Seigneur, et tu fus à moi.

  Et habens fiduciam in pulchritudine tua, fornicata es in nomine tuo; et exposuisti fornicationem tuam omni transeunti, ut ejus fieres .

 Mais fière de ta beauté tu forniquas en ton nom, tu exposas ta fornication à tout passant pour être à lui.

  Et aedificasti tibi lupanar, et fecisti tibi prostibulum in cunctis plateis .

 Et tu bâtis un mauvais lieu, et tu fis une prostitution dans tous les carrefours.

  Et divisisti pedes tuos omni transeunti, et multiplicasti fornicationes tuas .

 Et tu ouvris les jambes à tous les passants, et tu multiplias tes fornications.

  Et fornicata es cum filiis Aegypti, vicinis tuis, magnarum carnium; et multiplicasti fornicationem tuam, ad irritandum me .

 Et tu forniquas avec les Egyptiens tes voisins qui avaient de grands membres, etc. Tu multiplias ta fornication pour m'irriter.

 L'article d'Oliba, qui signifie Samarie , est beaucoup plus fort et plus éloigné des bienséances de notre style.

  Denudavit quoque fornicationes suas, discooperuit ignominiam suam .

 Et elle mit à nu ses fornications, et découvrit sa turpitude.

  Multiplicavit enim fornicationes suas, recordans dies adolescentiae suae .

 Elle multiplia ses fornications comme dans son adolescence.

  Et insanivit libidine super concubitum eorum, quorum carnes sunt ut carnes asinorum; et sicut fluxus equorom fluxus eorum .

 Et elle fut éprise de fureur pour le coït de ceux dont les membres sont comme les membres des ânes, et dont l'émission est comme l'émission des chevaux.

 Ces images nous paraissent licencieuses et révoltantes; elles n'étaient alors que naïves. Il y en a trente exemples dans le Cantique des cantiques, modèle de l'union la plus chaste. Remarquez attentivement que ces expressions, ces images sont toujours très sérieuses, et que dans aucun livre de cette haute antiquité, vous ne trouverez jamais la moindre raillerie sur le grand objet de la génération. Quand la luxure est condamnée c'est avec les termes propres, mais ce n'est jamais ni pour exciter à la volupté, ni pour faire la moindre plaisanterie. Cette haute antiquité n'a ni de Martial, ni de Catulle, ni de Pétrone.

D'OSÉE ET DE QUELQUES AUTRES EMBLÊMES.

On ne regarde pas comme une simple vision, comme une simple figure, Voyez les premiers chapitres du petit prophète Osée. l'ordre positif donné par le Seigneur au prophète Osée de prendre une prostituée, et d'en avoir trois enfants. On ne fait point d'enfants en vision; ce n'est point en vision qu'il fit marché avec Gomer fille d'Ebalaïm, dont il eut deux garçons et une fille. Ce n'est point en vision qu'il prit ensuite une femme adultère par le commandement exprès du Seigneur, qu'il lui donna quinze petites pièces d'argent, et une mesure et demie d'orge. La première prostituée signifiait Jérusalem, et la seconde prostituée signifiait Samarie. Mais ces prostitutions, ces trois enfants, ces quinze pièces d'argent, ce boisseau et demi d'orge n'en sont pas moins des choses très réelles.

 Ce n'est point en vision que le patriarche Salmon épousa la prostituée Rahab aïeule de David. Ce n'est point en vision que le patriarche Juda commit un inceste avec sa belle-fille Thamar, inceste dont naquit David. Ce n'est point en vision que Ruth, autre aïeule de David, se mit dans le lit de Booz. Ce n'est point en vision que David fit tuer Urie, et ravit Betzabé dont naquit le roi Salomon. Mais ensuite tous ces événements devinrent des emblèmes, des figures, lorsque les choses qu'ils figuraient furent accomplies.

 Il résulte évidemment d'Ezéchiel, d'Osée, de Jérémie, de tous les prophètes juifs, et de tous les livres juifs, comme de tous les livres qui nous instruisent des usages chaldéens, persans, phéniciens, syriens, indiens, égyptiens; il résulte, dis-je, que leurs moeurs n'étaient pas les nôtres, que ce monde ancien ne ressemblait en rien à notre monde.

 Passez seulement de Gibraltar à Mequinès, les bienséances ne sont plus les mêmes; on ne trouve plus les mêmes idées; deux lieues de mer ont tout changé. (Voyez Figure . )

 


 

EMPOISONNEMENTS. [p. 17]

Répétons souvent des vérités utiles. Il y a toujours eu moins d'empoisonnements qu'on ne l'a dit; il en est presque comme des parricides. Les accusations ont été communes, et ces crimes ont été très rares. Une preuve, c'est qu'on a pris longtemps pour poison ce qui n'en est pas. Combien de princes se sont défaits de ceux qui leur étaient suspects en leur faisant boire du sang de taureau? combien d'autres princes en ont avalé pour ne point tomber dans les mains de leurs ennemis? Tous les historiens anciens et même Plutarque l'attestent.

 J'ai été tant bercé de ces contes dans mon enfance, qu'à la fin j'ai fait saigner un de mes taureaux, dans l'idée que son sang m'appartenait, puisqu'il était né dans mon étable: (ancienne prétention dont je ne discute pas ici la validité) je bus de ce sang comme Atrée et Mlle de Vergi. Il ne me fit pas plus de mal que le sang de cheval n'en fait aux Tartares, et que le boudin ne nous en fait tous les jours, surtout lorsqu'il n'est pas trop gras.

 Pourquoi le sang de taureau serait-il un poison quand le sang de bouquetin passe pour un remède? Les paysans de mon canton avalent tous les jours du sang de boeuf qu'ils appellent de la fricassée ; celui de taureau n'est pas plus dangereux. Soyez sûr, cher lecteur, que Thémistocle n'en mourut pas.

 Quelques spéculatifs de la cour de Louis XIV crurent deviner que sa belle-soeur Henriette d'Angleterre avait été empoisonnée avec de la poudre de diamant, qu'on avait mise dans une jatte de fraises au lieu de sucre râpé; mais ni la poudre impalpable de verre ou de diamants, ni celle d'aucune production de la nature qui ne serait pas venimeuse par elle-même, ne pourrait être nuisible.

 Il n'y a que les pointes aiguës, tranchantes, actives qui puissent devenir des poisons violents. L'exact observateur Mead (que nous prononçons Mide ) célèbre médecin de Londres, a vu au microscope la liqueur dardée par les gencives des vipères irritées; il prétend qu'il les a toujours trouvées semées de ces lames coupantes et pointues, dont le nombre innombrable déchire et perce les membranes internes.

 La cantarella dont on prétend que le pape Alexandre VI, et son bâtard le duc de Borgia faisaient un grand usage, était, dit-on, la bave d'un cochon rendu enragé en le suspendant par les pieds la tête en bas, et en le battant longtemps jusqu'à la mort; c'était un poison aussi prompt et aussi violent que celui de la vipère. Un grand apothicaire m'assure que la Tofana, cette célèbre empoisonneuse de Naples, se servait principalement de cette recette. Peut-être tout cela n'est-il pas vrai. Cette science est de celles qu'il faudrait ignorer.

 Les poisons qui coagulent le sang au lieu de déchirer les membranes, sont l'opium, la ciguë, la jusquiame, l'aconit et plusieurs autres. Les Athéniens avaient raffiné jusqu'à faire mourir par ces poisons réputés froids leurs compatriotes condamnés à mort. Un apothicaire était le bourreau de la république. On dit que Socrate mourut fort doucement, et comme on s'endort; j'ai peine à le croire.

 Je fais une remarque sur les livres juifs, c'est que chez ce peuple vous ne voyez personne qui soit mort empoisonné. Une foule de rois et de pontifes périt par des assassinats. L'histoire de cette nation est l'histoire des meurtres et du brigandage; mais il n'est parlé qu'en un seul endroit d'un homme qui se soit empoisonné lui-même; et cet homme n'est point un Juif; c'était un Syrien nommé Lizias, général des armées d'Antiochus Epiphane. Ch. X, v. 13. Le second livre des Maccabées dit qu'il s'empoisonna; vitam veneno finivit . Mais ces livres des Maccabées sont bien suspects. Mon cher lecteur, je vous ai prié de ne pas croire de léger.

 Ce qui m'étonnerait le plus dans l'histoire des moeurs des anciens Romains, ce serait la conspiration des femmes romaines pour faire périr par le poison, non pas leurs maris, mais en général les principaux citoyens. C'était, dit Tite-Live, en l'an 423 de la fondation de Rome; c'était donc dans le temps de la vertu la plus austère; c'était avant qu'on eût entendu parler d'aucun divorce, quoique le divorce fût autorisé; c'était lorsque les femmes ne buvaient point de vin, ne sortaient presque jamais de leurs maisons que pour aller aux temples. Comment imaginer que tout à coup elles se fussent appliquées à connaître les poisons, qu'elles s'assemblassent pour en composer, et que sans aucun intérêt apparent elles donnassent ainsi la mort aux premiers de Rome?

 Laurent Echard dans sa compilation abrégée, se contente de dire que la vertu des dames romaines se démentit étrangement; que cent soixante et dix d'entre elles se mêlant de faire le métier d'empoisonneuses, et de réduire cet art en préceptes, furent tout à la fois accusées, convaincues et punies .

 Tite-Live ne dit pas assurément qu'elles réduisirent cet art en préceptes. Cela signifierait qu'elles tinrent école de poisons, qu'elles professèrent cette science, ce qui est ridicule. Il ne parle point de cent soixante et dix professeuses en sublimé corrosif ou en vert-de-gris. Enfin, il n'affirme point qu'il y eût des empoisonneuses parmi les femmes des sénateurs et des chevaliers.

 Le peuple était extrêmement sot et raisonneur à Rome comme ailleurs; voici les paroles de Tite-Live:

I. décade livre VIII. ‘L'année 423 fut au nombre des malheureuses; il y eut une mortalité causée par l'intempérie de l'air, ou par la malice humaine. Je voudrais qu'on pût affirmer avec quelques auteurs que la corruption de l'air causa cette épidémie, plutôt que d'attribuer la mort de tant de Romains au poison, comme l'ont écrit faussement des historiens pour décrier cette année.'

 On a donc écrit faussement , selon Tite-Live, que les dames de Rome étaient des empoisonneuses; il ne le croit donc pas: mais quel intérêt avaient ces auteurs à décrier cette année? C'est ce que j'ignore.

  Je vais rapporter le fait , continue-t-il, tel qu'on l'a rapporté avant moi . Ce n'est pas là le discours d'un homme persuadé. Ce fait d'ailleurs ressemble bien à une fable. Une esclave accuse environ soixante et dix femmes, parmi lesquelles il y en a de patriciennes, d'avoir mis la peste dans Rome en préparant des poisons. Quelques-unes des accusées demandent permission d'avaler leurs drogues, et elles expirent sur-le-champ. Leurs complices sont condamnées à mort sans qu'on spécifie le genre du supplice.

 J'ose soupçonner que cette historiette, à laquelle Tite-Live ne croit point du tout, mérite d'être reléguée à l'endroit où l'on conservait le vaisseau qu'une vestale avait tiré sur le rivage avec sa ceinture; où Jupiter en personne avait arrêté la fuite des Romains; où Castor et Pollux étaient venus combattre à cheval; où l'on avait coupé un caillou avec un rasoir, et où Simon Barjone, surnommé Pierre, disputa de miracles avec Simon le magicien, etc.

 Il n'y a guère de poison dont on ne puisse prévenir les suites en le combattant incontinent. Il n'y a point de médecine qui ne soit un poison quand la dose est trop forte.

 Toute indigestion est un empoisonnement.

 Un médecin ignorant et même savant, mais inattentif, est souvent un empoisonneur; un bon cuisinier est à coup sûr un empoissoneur à la longue, si vous n'êtes pas tempérant.

 Un jour le marquis d'Argenson ministre d'Etat au département étranger, lorsque son frère était ministre de la guerre, reçut de Londres une lettre d'un fou; (comme les ministres en recoivent à chaque poste) ce fou proposait un moyen infaillible d'empoisonner tous les habitants de la capitale d'Angleterre. Ceci ne me regarde pas, nous dit le marquis d'Argenson, c'est un placet à mon frère.

 


 

ENCHANTEMENT. [p. 20]

MAGIE, ÉVOCATION, SORTILÈGE, &c.

Il n'est guère vraisemblable que toutes ces abominables absurdités viennent, comme le dit Pluche, des feuillages dont on couronna autrefois les têtes d'Isis et d'Osiris. Quel rapport ces feuillages pouvaient-ils avoir avec l'art d'enchanter des serpents, avec celui de ressusciter un mort, ou de tuer des hommes avec des paroles, ou d'inspirer de l'amour, ou de métamorphoser des hommes en bêtes?

 Enchantement, incantatio , vient, dit-on, d'un mot chaldéen que les Grecs avaient traduit par epodi gonoeïa, chanson productrice . Incantatio vient de Chaldée! allons les Bochart, vous êtes de grands voyageurs; vous allez d'Italie en Mésopotamie en un clin d'oeil: vous courez chez le grand et savant peuple hébreu: vous en rapportez tous les livres et tous les usages; vous n'êtes point des charlatans.

 Une grande partie des superstitions absurdes ne doit-elle pas son origine à des choses naturelles? Il n'y a guère d'animaux qu'on n'accoutume à venir au son d'une musette ou d'un simple cornet pour recevoir sa nourriture. Orphée, ou quelqu'un de ses prédécesseurs, joua de la musette mieux que les autres bergers; ou bien il se servit du chant. Tous les animaux domestiques accouraient à sa voix. On supposa bien vite que les ours et les tigres étaient de la partie: ce premier pas aisément fait, on n'eut pas de peine à croire que les Orphées faisaient danser les pierres et les arbres.

 Si on fait danser un ballet à des rochers et à des sapins, il en coûte peu de bâtir des villes en cadence. Les pierres de taille viennent s'arranger d'elles-mêmes, lorsque Amphion chante: il ne faut qu'un violon pour construire une ville, et un cornet à bouquin pour la détruire.

 L'enchantement des serpents doit avoir une cause encore plus spécieuse. Le serpent n'est point un animal vorace et porté à nuire. Tout reptile est timide. La première chose que fait un serpent (du moins en Europe) dès qu'il voit un homme, c'est de se cacher dans un trou comme un lapin et un lézard. L'instinct de l'homme est de courir après tout ce qui s'enfuit, et de fuir lui-même devant tout ce qui court après lui, excepté quand il est armé, qu'il sent sa force, et surtout qu'on le regarde.

 Loin que le serpent soit avide de sang et de chair, il ne se nourrit que d'herbe, et passe un temps très considérable sans manger: s'il avale quelques insectes comme font les lézards, les caméléons, en cela il nous rend service.

 Tous les voyageurs disent qu'il y en a de très longs et de très gros; mais nous n'en connaissons point de tels en Europe. On n'y voit point d'homme, point d'enfant qui ait été attaqué par un gros serpent ni par un petit; les animaux n'attaquent que ce qu'ils veulent manger; et les chiens ne mordent les passants que pour défendre leurs maîtres. Que ferait un serpent d'un petit enfant? quel plaisir aurait-il à le mordre? il ne pourrait en avaler le petit doigt. Les serpents mordent et les écureuils aussi, mais quand on leur fait du mal.

 Je veux croire qu'il y a eu des monstres dans l'espèce des serpents comme dans celle des hommes; je consens que l'armée de Régulus se soit mise sous les armes en Afrique contre un dragon, et que depuis il y ait eu un Normand qui ait combattu contre la gargouille. Mais on m'avouera que ces cas sont rares.

 Les deux serpents qui vinrent de Ténédos exprès pour dévorer Laocoon, et deux grands garçons de vingt ans, aux yeux de toute l'armée troyenne, sont un beau prodige, digne d'être transmis à la postérité par des vers hexamètres et par des statues qui représentent Laocoon comme un géant, et ses grands enfants comme des pygmées.

 Je conçois que cet événement devait arriver lorsqu'on prenait avec un grand vilain cheval de bois [56] des villes bâties par des dieux; lorsque les fleuves remontaient vers leurs sources, que les fleuves étaient changés en sang, et que le soleil et la lune s'arrêtaient à la moindre occasion.

 Tout ce qu'on a conté des serpents était très probable dans des pays où Apollon était descendu du ciel pour tuer le serpent Python.

 Ils passèrent aussi pour être très prudents. Leur prudence consiste à ne pas courir si vite que nous, et à se laisser couper en morceaux.

 La morsure des serpents, et surtout des vipères, n'est dangereuse que lorsqu'une espèce de rage a fait fermenter un petit réservoir d'une liqueur extrêmement âcre qu'ils ont sous leurs gencives. Hors de là un serpent n'est pas plus dangereux qu'une anguille.

 Plusieurs dames ont apprivoisé et nourri des serpents, les ont placés sur leur toilette, les ont entortillés autour de leurs bras.

 Les nègres de Guinée adorent un serpent qui ne fait de mal à personne.

 Il y a plusieurs sortes de ces reptiles; et quelques-unes sont plus dangereuses que les autres dans les pays chauds; mais en général le serpent est un animal craintif et doux; il n'est pas rare d'en voir qui tètent les vaches.

 Les premiers hommes qui virent des gens plus hardis qu'eux apprivoiser et nourrir des serpents, et les faire venir d'un coup de sifflet comme nous appelons les abeilles, prirent ces gens-là pour des sorciers. Les Psylles et les Marses, qui se familiarisèrent avec les serpents, eurent la même réputation. Il ne tiendrait qu'aux apothicaires du Poitou, qui prennent des vipères par la queue, de se faire respecter aussi comme des magiciens du premier ordre.

 L'enchantement des serpents passa pour une chose constante. La sainte Ecriture même, qui entre toujours dans nos faiblesses, Psaume LVII. daigna se conformer à cette idée du vulgaire. L'aspic sourd qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix du savant enchanteur.

Jérémie ch. VIII, v. 17. J'enverrai contre vous des serpents qui résisteront aux enchantements .

Ecclésiaste. Le médisant est semblable au serpent qui ne cède point à l'enchanteur .

 L'enchantement était quelquefois assez fort pour faire crever les serpents. Selon l'ancienne physique cet animal était immortel. Si quelque rustre trouvait un serpent mort dans son chemin, il fallait bien que ce fût quelque enchanteur qui l'eût dépouillé du droit de l'immortalité.

Frigidus in pratis cantando rumpitur anguis .

ENCHANTEMENT DES MORTS, OU ÉVOCATION.

Enchanter un mort, le ressusciter, ou s'en tenir à évoquer son ombre pour lui parler, était la chose du monde la plus simple. Il est très ordinaire que dans ses rêves on voie des morts, qu'on leur parle, qu'ils vous répondent. Si on les a vus pendant le sommeil, pourquoi ne les verra-t-on point pendant la veille? Il ne s'agit que d'avoir un esprit de Python. Et pour faire agir cet esprit de Python, il ne faut qu'être un fripon, et avoir à faire à un esprit faible; or personne ne niera que ces deux choses n'aient été extrêmement communes.

 L'évocation des morts était un des plus sublimes mystères de la magie. Tantôt on faisait passer aux yeux du curieux quelque grande figure noire qui se mouvait par des ressorts dans un lieu un peu obscur, tantôt le sorcier ou la sorcière se contentait de dire qu'elle voyait l'ombre, et sa parole suffisait. Cela s'appelle la nécromancie . La fameuse pythonisse d'Endor a toujours été un grand sujet de dispute entre les Pères de l'Eglise. Le sage Théodoret dans sa question LXII sur le livre des Rois, assure que les morts avaient coutume d'apparaître la tête en bas; et que ce qui effraya la pythonisse, ce fut que Samuël était sur ses jambes.

 St Augustin interrogé par Simplicien, lui répond dans le second livre de ses questions, qu'il n'est pas plus extraordinaire de voir une pythonisse faire venir une ombre que de voir le diable emporter Jésus-Christ sur le pinacle du temple et sur la montagne.

 Quelques savants voyant que chez les Juifs on avait des esprits de Python, en ont osé conclure que les Juifs n'avaient écrit que très tard et qu'ils avaient presque tout pris dans les fables grecques; mais ce sentiment n'est pas soutenable.

DES AUTRES SORTILÈGES.

Quand on est assez habile pour évoquer des morts avec des paroles, on peut à plus forte raison faire mourir des vivants, ou du moins les en menacer, comme le Médecin malgré lui dit à Lucas qu'il lui donnera la fièvre. Du moins il n'était pas douteux que les sorciers n'eussent le pouvoir de faire mourir les bestiaux; et il fallait opposer sortilège à sortilège pour garantir son bétail. Mais ne nous moquons point des anciens; pauvres gens que nous sommes, sortis à peine de la barbarie! Il n'y a pas cent ans que nous avons fait brûler des sorciers dans toute l'Europe; et on vient encore de brûler une sorcière vers l'an 1750 à Vurtzbourg. Il est vrai que certaines paroles et certaines cérémonies suffisent pour faire périr un troupeau de moutons, pourvu qu'on y ajoute de l'arsenic.

  L'Histoire critique des cérémonies superstitieuses par Le Brun de l'Oratoire, est bien étrange; il veut combattre le ridicule des sortilèges, et il a lui-même le ridicule de croire à leur puissance. Il prétend que Marie Bucaille la sorcière, étant en prison à Vallogne, parut à quelques lieues de là dans le même temps, selon le témoignage juridique du juge de Vallogne. Il rapporte le fameux procès des bergers de Brie condamnés à être brûlés par le parlement de Paris en 1691. Ces bergers avaient été assez sots pour se croire sorciers, et assez méchants pour mêler des poisons réels à leurs sorcelleries imaginaires.

Voyez le procès des bergers de Brie, depuis la page 516. Le père Le Brun proteste qu'il y eut beaucoup de surnaturel dans leur fait , et qu'ils furent pendus en conséquence. L'arrêt du parlement est directement contraire à ce que dit l'auteur: La cour déclare les accusés dûment atteints et convaincus de superstition, d'impiétés, sacrilèges, profanations, empoisonnements .

 L'arrêt ne dit pas que ce soient les profanations qui aient fait périr les animaux: il dit, que ce sont les empoisonnements. On peut commettre un sacrilège sans être sorcier, comme on empoisonne sans être sorcier.

 D'autres juges firent brûler, à la vérité, le curé Gaufrédi, et ils crurent fermement que le diable l'avait fait jouir de toutes ses pénitentes. Le curé Gaufrédi croyait aussi en avoir obligation au diable; mais c'était en 1611: c'était dans le temps où la plupart de nos provinciaux n'étaient pas fort au-dessus des Caraïbes et des nègres. Il y en a eu encore de nos jours quelques-uns de cette espèce, comme le jésuite Girard, l'ex-jésuite Nonotte, le jésuite Du Plessis, l'ex-jésuite Malagrida; mais cette espèce de fous devient fort rare de jour en jour.

 A l'égard de la lycanthropie , c'est-à-dire des hommes métamorphosés en loups par des enchantements, il suffit qu'un jeune berger, ayant tué un loup, et s'étant revêtu de sa peau, ait fait peur à de vieilles femmes, pour que la réputation du berger devenu loup se soit répandue dans toute la province, et de là dans d'autres. Bientôt Virgile dira:

Ecloga VIII. His ego saepè lupum fieri et se condere sylvis
Moerin, saepè animas imis excire sepulcris .
Moeris devenu loup se cachait dans les bois:
Du creux de leurs tombeaux j'ai vu sortir des âmes.

 Voir un homme loup est une chose curieuse; mais voir des âmes est encore plus beau. Des moines du mont Cassin ne virent-ils pas l'âme de St Bénédict, ou Benoît? Des moines de Tours ne virent-ils pas celle de St Martin? Des moines de St Denis ne virent-ils pas celle de Charles Martel?

ENCHANTEMENT POUR SE FAIRE AIMER.

Il y en eut pour les filles et pour les garçons. Les Juifs en vendaient à Rome, et dans Alexandrie; et ils en vendent encore en Asie. Vous trouverez quelques-uns de ces secrets dans le petit Albert; mais vous vous mettrez plus au fait, si vous lisez le plaidoyer qu'Apulée composa lorsqu'il fut accusé par un chrétien, dont il avait épousé la fille, de l'avoir ensorcelée par des philtres. Son beau-père Emilien prétendait qu'Apulée s'était servi principalement de certains poissons, attendu que Vénus étant née de la mer, les poissons devaient exciter prodigieusement les femmes à l'amour.

 On se servait d'ordinaire de verveine, de toenia, de l'hippomane qui n'était autre chose qu'un peu de l'arrière-faix d'une jument lorsqu'elle produit son poulain, d'un petit oiseau nommé parmi nous hoche-queue , en latin, motacilla .

 Mais Apulée était principalement accusé d'avoir employé des coquillages, des pattes d'écrevisses, des hérissons de mer, des huîtres cannelées, du calmar qui passe pour avoir beaucoup de semence, etc.

 Apulée fait assez entendre quel était le véritable philtre qui avait engagé Pudentilla à se donner à lui. Il est vrai qu'il avoue dans son plaidoyer que sa femme l'avait appelé un jour magicien . Mais quoi! dit-il, si elle m'avait appelé consul , serais-je consul pour cela?

 Le satyrion fut regardé chez les Grecs et chez les Romains comme le philtre le plus puissant; on l'appelait la plante aphrodisia, racine de Vénus . Nous y ajoutons la roquette sauvage; c'est l' eruca Martial. des Latins: Et venerem revocans eruca morantem . Nous y mêlons surtout un peu d'essence d'ambre. La mandragore est passée de mode. Quelques vieux débauchés se sont servis de mouches cantharides, qui portent en effet aux parties génitales; mais qui portent beaucoup plus à la vessie, qui l'excorient et qui font uriner du sang: ils ont été cruellement punis d'avoir voulu pousser l'art trop loin.

 La jeunesse et la santé sont les véritables philtres.

 Le chocolat a passé pendant quelques temps pour ranimer la vigueur endormie de nos petits-maîtres vieillis avant l'âge; mais on aurait beau prendre vingt tasses de chocolat, on n'en inspirera pas plus de goût pour sa personne.

Ut ameris, amabilis esto .
Pour être aimé, soyez aimable.

 


 

ENFER. [p. 27]

Inferum , souterrain: les peuples qui enterraient les morts les mirent dans le souterrain; leur âme y était donc avec eux. Telle est la première physique et la première métaphysique des Egyptiens et des Grecs.

 Les Indiens, beaucoup plus anciens, qui avaient inventé le dogme ingénieux de la métempsycose, ne crurent jamais que les âmes fussent dans le souterrain.

 Les Japonois, les Coréens, les Chinois, les peuples de la vaste Tartarie orientale et occidentale, ne surent pas un mot de la philosophie du souterrain.

 Les Grecs avec le temps firent du souterrain un vaste royaume, qu'ils donnèrent libéralement à Pluton et à Proserpine sa femme. Ils leur assignèrent trois conseillers d'Etat, trois femmes de charge nommées les furies , trois parques pour filer, dévider et couper le fil de la vie des hommes. Et comme dans l'antiquité chaque héros avait son chien pour garder sa porte, on donna à Pluton un gros chien qui avait trois têtes; car tout allait par trois. Des trois conseillers d'Etat Minos, Eaque et Radamante, l'un jugeait la Grèce, l'autre l'Asie mineure, (car les Grecs ne connaissaient pas alors la grande Asie) le troisième était pour l'Europe.

 Les poètes ayant inventé ces enfers s'en moquèrent les premiers. Tantôt Virgile parle sérieusement des enfers dans l'Enéide, parce qu'alors le sérieux convient à son sujet; tantôt il en parle avec mépris dans ses Géorgiques.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas ,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, sirepitumque Acherontis avari!
Heureux qui peut sonder les lois de la nature,
Qui des vains préjugés foule aux pieds l'imposture,
Qui regarde en pitié le Styx et l'Achéron
Et le triple Cerbère et la barque à Caron.

On déclamait sur le théâtre de Rome ces vers de la Troade , auxquels quarante mille mains applaudissaient.

    Taenara et aspero
Regnum sub domino limen et obsidens
Custos, non facili Cerberus ostio .
Rumores vacui, verbaque inania ,
Et par sollicito fabula somnio .
Le palais de Pluton, son portier à trois têtes,
Les couleuvres d'enfer à mordre toujours prêtes;
Le Styx, le Phlégéton sont des contes d'enfants,
Des songes importuns, des mots vides de sens.

Lucrèce, Horace s'expriment avec la même force. Cicéron, Sénèque en parlent de même en vingt endroits. Le grand empereur Marc-Aurèle raisonne encore plus philosophiquement qu'eux tous. Liv. VIII, n o . 62. ‘Celui qui craint la mort craint ou d'être privé de tout sens, ou d'éprouver d'autres sensations. Mais si tu n'as plus tes sens tu ne seras plus sujet à aucune peine, à aucune misère. Si tu as des sens d'une autre espèce, tu seras une autre créature.'

 Il n'y avait pas un mot à répondre à ce raisonnement dans la philosophie profane. Cependant par la contradiction attachée à l'espèce humaine, et qui semble faire la base de notre nature, dans le temps même que Cicéron disait publiquement, Il n'y a point de vieille femme qui croie ces inepties , Lucrèce avouait que ces idées faisaient une grande impression sur les esprits; il vient, dit-il, pour les détruire.

    Si certum finem esse viderent
Aerumnarum homines, aliqua ratione valerent
Religionibus atque minis obsistere vatum .
Nunc ratio nulla est restandi nulla facultas ;
Aeternas quoniam paenas in morte timendum est .
 Si l'on voyait du moins un terme à son malheur,
On soutiendrait sa peine, on combattrait l'erreur,
On pourrait supporter le fardeau de la vie.
Mais d'un plus grand supplice elle est, dit-on, suivie.
Après de tristes jours on craint l'éternité.

Il était donc vrai que parmi les derniers du peuple les uns riaient de l'enfer, les autres en tremblaient. Les uns regardaient Cerbère, les furies et Pluton comme des fables ridicules; les autres ne cessaient de porter des offrandes aux dieux infernaux. C'était tout comme chez nous.

Et quocumque tamen miseri venere, parentant
Et nigras mactant pecudes, et manibus divis
Inferias mittunt, multoque in rebus acerbis
Acrius admittunt animos ad religionem .
Ils conjurent ces dieux qu'ont forgés nos caprices;
Ils fatiguent Pluton de leurs vains sacrifices;
Le sang d'un bélier noir coule sous leurs couteaux
Plus ils sont malheureux, et plus ils sont dévots.

Plusieurs philosophes qui ne croyaient pas aux fables des enfers, voulaient que la populace fût contenue par cette croyance. Tel fut Timée de Locres, tel fut le politique historien Polybe. L' enfer , dit-il, est inutile aux sages , mais nécessaire à la populace insensée.

 Il est assez connu que la loi du Pentateuque n'annonça jamais un enfer. [57] Tous les hommes étaient plongés dans ce chaos de contradictions et d'incertitudes quand Jésus-Christ vint au monde. Il confirma la doctrine ancienne de l'enfer, non pas la doctrine des poètes païens, non pas celle des prêtres égyptiens, mais celle qu'adopta le christianisme, à laquelle il faut que tout cède. Il annonça un royaume qui allait venir, et un enfer qui n'aurait point de fin.

Matthieu ch. V, v. 2. Il dit expressément à Capharnaum en Galilée, ‘Quiconque appellera son frère Raca sera condamné par le sanhédrin; mais celui qui l'appellera fou sera condamné au gehenei hinnon , géhenne du feu.'

 Cela prouve deux choses, premièrement que Jésus-Christ ne voulait pas qu'on dît des injures; car il n'appartenait qu'à lui comme maître, d'appeler les prévaricateurs pharisiens race de vipère .

 Secondement que ceux qui disent des injures à leur prochain méritent l'enfer: car la gehenna du feu était dans la vallée d'Hinnon, où l'on brûlait autrefois des victimes à Moloch; et cette gehenna figure le feu d'enfer.

St Marc ch. IX, v. 42 et suivants. Il dit ailleurs, ‘Si quelqu'un sert d'achoppement aux faibles qui croient en moi, il vaudrait mieux qu'on lui mît au cou une meule asinaire, et qu'on le jetât dans la mer.

 ‘Et si ta main te fait achoppement, couple-la; il est bon pour toi d'entrer manchot dans la vie, plutôt que d'aller dans la gehenna du feu inextinguible, où le ver ne meurt point, et où le feu ne s'éteint point.

 ‘Et si ton pied te fait achoppement, coupe ton pied; il est bon d'enterer boiteux dans la vie éternelle, plutôt que d'être jeté avec tes deux pieds dans la gehenna inextinguible, où le ver ne meurt point, et où le feu ne s'éteint point.

 ‘Et si ton oeil te fait achoppement, arrache ton oeil; il vaut mieux entrer borgne dans le royaume de Dieu, que d'être jeté avec tes deux yeux dans la gehenna du feu, où le ver ne meurt point, et où le feu ne s'éteint point.

 ‘Car chacun sera salé par le feu, et toute victime sera salée par le sel.

 ‘Le sel est bon; que si le sel s'affadit avec quoi salerez-vous?

 ‘Vous avez dans vous le sel, conservez la paix parmi vous.'

St Luc ch. XIII. Il dit ailleurs sur le chemin de Jérusalem, ‘Quand le père de famille sera entré et aura fermé la porte, vous resterez dehors, et vous heurterez, disant, Maître, ouvrez-nous; et en répondant il vous dira, Nescio vos , d'où êtes-vous? et alors vous commencerez à dire, Nous avons mangé et bu avec toi, et tu as enseigné dans nos carrefours; et il vous répondra nescio vos , d'où êtes-vous? ouvriers d'iniquités! et il y aura pleurs et grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac, Jacob et tous les prophètes, et que vous serez chassés dehors.'

 Malgré les autres déclarations positives émanées du Sauveur du genre humain, qui assurent la damnation éternelle de quiconque ne sera pas de notre église, Origène et quelques autres n'ont pas cru l'éternité des peines.

 Les sociniens les rejettent, mais ils sont hors du giron. Les luthériens et les calvinistes, quoique égarés hors du giron, admettent un enfer sans fin.

 Il n'y a pas longtemps qu'un théologien calviniste nommé Petit-Pierre, prêcha et écrivit que les damnés auraient un jour leur grâce. Les autres ministres lui dirent qu'ils n'en voulaient point. La dispute s'échauffa; on prétend que le roi leur souverain leur manda que puisqu'ils voulaient être damnés sans retour, il le trouvait très bon, et qu'il y donnait les mains. Les damnés de l'Eglise de Neufchâtel déposèrent le pauvre Petit-Pierre qui avait pris l'enfer pour le purgatoire. On a écrit que l'un d'eux lui dit, Mon ami, je ne crois pas plus à l'enfer éternel que vous; mais sachez qu'il est bon que votre servante, votre tailleur, et surtout votre procureur y croient.

 J'ajouterai pour l' illustration de ce passage, une petite exhortation aux philosophes qui nient tout à plat l'enfer dans leurs écrits. Je leur dirai, Messieurs, nous ne passons pas notre vie avec Cicéron, Atticus, Caton, Marc-Aurèle, Epictète, le chancelier de l'Hôpital, La Motte le Vayer, Des-Ivetaux, René Descartes, Newton, Locke, ni avec le respectable Bayle, qui était si au-dessus de la fortune; ni avec le vertueux trop incrédule Spinosa, qui n'ayant rien, rendit aux enfants du grand pensionnaire De With une pension de trois cents florins que lui faisait le grand De With, dont les Hollandais mangèrent le coeur, quoi qu'il n'y eût rien à gagner en le mangeant. Tous ceux à qui nous avons à faire ne sont pas des Des-Barreaux qui payait à des plaideurs la valeur de leur procès qu'il avait oublié de rapporter. Toutes les femmes ne sont pas des Ninon l'Enclos qui gardait les dépôts si religieusement, tandis que les plus graves personnages les violaient. En un mot, messieurs, tout le monde n'est pas philosophe.

 Nous avons à faire à force fripons qui ont peu réfléchi; à une foule de petites gens, brutaux, ivrognes, voleurs. Prêchez-leur, si vous voulez, qu'il n'y a point d'enfer, et que l'âme est mortelle. Pour moi, je leur crierai dans les oreilles qu'ils seront damnés s'ils me volent: j'imiterai ce curé de campagne qui ayant été outrageusement volé par ses ouailles, leur dit à son prône, Je ne sais à quoi pensait Jésus-Christ de mourir pour des canailles comme vous.

 C'est un excellent livre pour les sots que le Pédagogue chrétien composé par le révérend père d'Outreman de la compagnie de Jésus, et augmenté par révérend Coulon curé de Ville-Juif-les-Paris. Nous avons Dieu merci cinquante et une éditions de ce livre, dans lequel il n'y a pas une page où l'on trouve une ombre de sens commun.

 Frère Outreman affirme (page 157 édition in -4 o ) qu'un ministre d'Etat de la reine Elizabeth nommé le baron de Honsden, qui n'a jamais existé, prédit au sécrétaire d'Etat Cécil et à six autres conseillers d'Etat qu'ils seraient damnés et lui aussi; ce qui arriva, et qui arrive à tout hérétique. Il est probable que Cécil et les autres conseillers n'en crurent point le baron de Honsden; mais si ce prétendu baron s'était adressé à six bourgeois, ils auraient pu le croire.

 Aujourd'hui qu'aucun bourgeois de Londres ne croit à l'enfer, comment faut-il s'y prendre? quel frein aurons-nous? celui de l'honneur, celui des lois, celui même de la Divinité qui veut sans doute que l'on soit juste, soit qu'il y ait un enfer, soit qu'il n'y en ait point.

 


 

ENFERS. [p. 33]

Notre confrère qui a fait l'article Enfer n'a pas parlé de la descente de Jésus-Christ aux enfers; c'est un article de foi très important: il est expressément spécifié dans le symbole dont nous avons déjà parlé. On demande d'où cet article de foi est tiré; car il ne se trouve dans aucun de nos quatre Evangiles; et le symbole intitulé des apôtres, n'est, comme nous l'avons observé, que du temps des savants prêtres Jérôme, Augustin et Rufin.

 On estime que cette descente aux enfers de notre Seigneur, est prise originairement de l'evangile de Nicodème, l'un des plus anciens.

 Dans cet vangile, le prince du Tartare et Saan, après une longue conversation avec Adam, Enoch, Elie le Thesbite et David, entendent une voix comme le tonnerre, et une voix comme une tempête. David dit au prince du Tartare, Maintenant, très vilain et très sale prince de l'enfer, ouvre tes portes, et que le roi de gloire entre etc.: disant ces mots au prince, le Seigneur de Majesté survint en forme d'homme, et il éclaira les ténèbres éternelles, et il rompit les liens indissolubles; et par une vertu invincible, il visita ceux qui étaient assis dans les profondes ténèbres des crimes, et dans l'ombre de la mort des péchés .

 Jésus-Christ parut avec St Michel, il vainquit la mort; il prit Adam par la main; le bon larron le suivait portant sa croix. Tout cela se passa en enfer en présence de Carinus et de Lenthius, qui ressuscitèrent exprès pour en rendre témoignage aux pontifes Anne et Caïphe, et au docteur Gamaliel alors maître de St Paul.

 Cet évangile de Nicodème n'a depuis longtemps aucune autorité. Mais on trouve une confirmation de cette descente aux enfers dans la première épître de St Pierre à la fin du chapitre III parce que le Christ est mort une fois pour nos péchés, le juste pour les injustes, afin de nous offrir à Dieu, mort à la vérité en chair, mais ressuscité en esprit par lequel il alla prêcher aux esprits qui étaient en prison .

 Plusieurs pères ont eu des sentiments différents sur ce passage; mais tous convinrent qu'au fond Jésus était descendu aux enfers après sa mort. On fit sur cela une vaine difficulté. Il avait dit sur la croix au bon larron, Vous serez aujourd'hui avec moi en paradis. Il lui manqua donc de parole en allant en enfer. Cette objection est aisément répondue en disant qu'il le mena d'abord en enfer, et ensuite en paradis.

Evangile ch. II. Eusèbe de Césarée dit que ‘Jésus quitta son corps sans attendre que la mort le vînt prendre; qu'au contraire, il prit la mort toute tremblante, qui embrassait ses pieds et qui voulait s'enfuir; qu'il l'arrêta, qu'il brisa les portes des cachots où étaient renfermées les âmes des saints; qu'il les en tira, les ressuscita, se ressuscita lui-même, et les mena en triomphe dans cette Jérusalem céleste, laquelle descendait du ciel toutes les nuits , et fut vue par St Justin.'

 On disputa beaucoup pour savoir si tous ces ressuscités moururent de nouveau avant de monter au ciel. St Thomas assure dans III e part. quest. LIII. sa Somme, qu'ils remoururent. C'est le sentiment du fin et judicieux Calmet. Nous soutenons , dit-il dans sa dissertation sur cette grande question, que les saints qui ressuscitèrent après la mort du Sauveur, moururent de nouveau pour ressusciter un jour .

 Dieu avait permis auparavant que les prophanes gentils imitassent par anticipations, ces vérités sacrées. La fable avait imaginé que les dieux ressuscitèrent Pelops, qu'Orphée tira Euridice des enfers, du moins pour un moment; qu'Hercule en délivra Alceste, qu'Esculape ressuscita Hippolite etc. etc. Distinguons toujours la fable de la vérité, et soumettons notre esprit dans tout ce qui l'étonne, comme dans ce qui lui paraît conforme à ses faibles lumières.

 


 

ENTERREMENT. [p. 35]

En lisant par un assez grand hasard les canons d'un concile de Brague, tenu en 563, je remarque que le quinzième canon défend d'enterrer personne dans les églises. Des gens savants m'assurent que plusieurs autres conciles ont fait la même défense. De là je conclus que dès ces premiers siècles quelques bourgeois avaient eu la vanité de changer les temples en charniers pour y pourrir d'une manière distinguée: je peux me tromper; mais je ne connais aucun peuple de l'antiquité qui ait choisi les lieux sacrés où l'on adorait la Divinité pour en faire des cloaques de morts.

 Si on aimait tendrement chez les Egyptiens son père, sa mère et ses vieux parents, qu'on souffre avec bonté parmi nous, et pour lesquels on a rarement une passion violente, il était fort agréable d'en faire des momies, et fort noble d'avoir une suite d'aïeux en chair et en os dans son cabinet. Il est dit même, qu'on mettait souvent en gages chez l'usurier, le corps de son père et de son grand-père. Il n'y a point à présent de pays au monde où l'on trouvât un écu sur un pareil effet; mais comment se pouvait-il faire qu'on mît en gages la momie paternelle, et qu'on allât la faire enterrer au-delà du lac Moeris en la transportant dans la barque à Caron, après que quarante juges, qui se trouvaient à point nommé sur le rivage, avaient décidé que la momie avait vécu en personne honnête, et qu'elle était digne de passer dans la barque moyennant un sou qu'elle avait soin de porter dans sa bouche. Un mort ne peut guère à la fois faire une promenade sur l'eau et chez un usurier, ou rester dans le cabinet de son héritier. Ce sont là de ces petites contradictions de l'antiquité que le respect empêche d'examiner scrupuleusement.

 Quoiqu'il en soit, il est certain qu'aucun temple du monde ne fut souillé de cadavres; on n'enterrait pas même dans les villes. Très peu de familles eurent dans Rome le privilège de faire élever des mausolées malgré la loi des douze tables qui en faisait une défense expresse.

 Aujourd'hui, quelques papes ont leurs mausolées dans St Pierre, mais ils n'empuantissent pas l'église, parce qu'ils sont très bien embaumés, enfermés dans de belles caisses de plomb, et recouverts de gros tombeaux de marbre, à travers lesquels un mort ne peut guère transpirer.

 Vous ne voyez ni à Rome, ni dans le reste de l'Italie, aucun de ces abominables cimetières entourer les églises; l'infection ne s'y trouve pas à côté de la magnificence, et les vivants n'y marchent point sur des morts.

 Cette horreur n'est soufferte que dans des pays où l'asservissement aux plus indignes usages laisse subsister un reste de barbarie qui fait honte à l'humanité. Vous entrez dans la gothique cathédrale de Paris; vous y marchez sur de vilaines pierres mal jointes, qui ne sont point au niveau; on les a levées mille fois pour jeter sous elles des caisses de cadavres.

 Passez par le charnier qu'on appelle St Innocent; c'est un vaste enclos consacré à la peste; les pauvres qui meurent très souvent de maladies contagieuses y sont enterrés pêle-mêle; les chiens y viennent quelquefois ronger les ossements; une vapeur épaisse, cadavéreuse, infectée s'en exhale; elle est pestilentielle dans les chaleurs de l'été après les pluies. Et presque à côté de cette voirie est l'Opéra, le Palais-royal, le Louvre des rois.

 On porte à une lieue de la ville les immondices des privés, et on entasse depuis douze cents ans dans la même ville, les corps pourris dont ces immondices étaient produites.

 L'arrêt que le parlement de Paris a rendu depuis trois ans contre ces abus aussi dangereux qu'infâmes, n'a pu être exécuté, tant l'habitude et la sottise ont de force contre la raison et contre les lois. En vain l'exemple de tant de villes de l'Europe fait rougir Paris; il ne se corrige point. Paris sera encore longtemps un mélange bizarre de la magnificence la plus recherchée, et de la barbarie la plus dégoûtante.

 Versailles vient de donner un exemple qu'on devrait suivre partout; un petit cimetière d'une paroisse très nombreuse infectait l'église, et les maisons voisines. Un simple particulier a réclamé contre cette coutume abominable; il a excité ses concitoyens; il a bravé les cris de la barbarie, on a présenté requête au conseil. Enfin le bien public l'a emporté sur l'usage antique et pernicieux; le cimetière a été transféré à un mille de distance.

 


 

ENTHOUSIASME. [p. 37]

Ce mot grec signifie émotion d'entrailles , agitation intérieure ; les Grecs inventèrent-ils ce mot pour exprimer les secousses qu'on éprouve dans les nerfs, la dilatation et le resserrement des intestins, les violentes contractions du coeur, le cours précipité de ces esprits de feu qui montent des entrailles au cerveau, quand on est vivement affecté?

 Ou bien donna-t-on d'abord le nom d' enthousiasme , de trouble des entrailles, aux contorsions de cette pythie qui sur le trépied de Delphes recevait l'esprit d'Apollon par un endroit qui ne semble fait que pour recevoir des corps?

 Qu'entendons-nous par enthousiasme? que de nuances dans nos affections! approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage. Voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre âme humaine.

 Un géomètre assiste à une tragédie touchante; il remarque seulement qu'elle est bien conduite. Un jeune homme à côté de lui est ému et ne remarque rien, une femme pleure, un autre jeune homme est si transporté, que pour son malheur il va faire aussi une tragédie. Il a pris la maladie de l'enthousiasme.

 Le centurion ou le tribun militaire qui ne regardait la guerre que comme un métier dans lequel il y avait une petite fortune à faire, allait au combat tranquillement comme un couvreur monte sur un toit. César pleurait en voyant la statue d'Alexandre.

 Ovide ne parlait d'amour qu'avec esprit. Sapho exprimait l'enthousiasme de cette passion; et s'il est vrai qu'elle lui coûta la vie, c'est que l'enthousiasme chez elle devint démence.

 L'esprit de parti dispose merveilleusement à l'enthousiasme, il n'est point de faction qui n'ait ses énergumènes. Un homme passionné qui parle avec action, a dans ses yeux, dans sa voix, dans ses gestes, un poison subtil qui est lancé comme un trait dans les gens de sa faction. C'est par cette raison que la reine Elizabeth défendit qu'on prêchât de six mois en Angleterre sans une permission signée de sa main, pour conserver la paix dans son royaume.

 St Ignace ayant la tête un peu échauffée lit la vie des Pères du désert, après avoir lu des romans. Le voilà saisi d'un double enthousiasme, il devient chevalier de la vierge Marie, il fait la veille des armes, il veut se battre pour sa dame, il a des visions; la vierge lui apparaît et lui recommande son fils; elle lui dit, que sa société ne doit porter d'autre nom que celui de Jésus.

 Ignace communique son enthousiasme à un autre Espagnol nommé Xavier. Celui-ci court aux Indes dont il n'entend point la langue, de là au Japon, sans qu'il puisse parler japonais; n'importe, son enthousiasme passe dans l'imagination de quelques jeunes jésuites qui apprennent enfin la langue du Japon. Ceux-ci après la mort de Xavier ne doutent pas qu'il n'ait fait plus de miracles que les apôtres, et qu'il n'ait ressucité sept ou huit morts pour le moins. Enfin, l'enthousiasme devient si épidémique qu'ils forment au Japon ce qu'ils appellent une chrétienté . Cette chrétienté finit par une guerre civile et par cent mille hommes égorgés; l'enthousiasme alors est parvenu à son dernier degré qui est le fanatisme; et ce fanatisme est devenu rage.

 Le jeune fakir qui voit le bout de son nez en faisant ses prières, s'échauffe par degrés jusqu'à croire que s'il se charge de chaînes pesant cinquante livres, l'Etre suprême lui aura beaucoup d'obligation. Il s'endort l'imagination toute pleine de Brama, et il ne manque pas de le voir en songe. Quelquefois même dans cet état où l'on n'est ni endormi ni éveillé, des étincelles sortent de ses yeux, il voit Brama resplendissant de lumière, il a des extases, et cette maladie devient souvent incurable.

 La chose la plus rare est de joindre la raison avec l'enthousiasme; la raison consiste à voir toujours les choses comme elles sont. Celui qui dans l'ivresse voit les objets doubles est alors privé de la raison.

 L'enthousiasme est précisément comme le vin; il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, et de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d'activité; c'est ce qui arrive dans les grands mouvements d'éloquence, et surtout dans la poésie sublime. L'enthousiasme raisonnable est le partage des grands poètes.

 Cet enthousiasme raisonnable est la perfection de leur art, c'est ce qui fit croire autrefois qu'ils étaient inspirés des dieux; et c'est ce qu'on n'a jamais dit des autres artistes.

 Comment le raisonnement peut-il gouverner l'enthousiasme? c'est qu'un poète dessine d'abord l'ordonnance de son tableau; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages et leur donner le caractère des passions? alors l'imagination s'échauffe, l'enthousiasme agit: c'est un coursier qui s'emporte dans sa carrière. Mais la carrière est régulièrement tracée.

 L'enthousiasme est admis dans tous les genres de poésie où il entre du sentiment: quelquefois même il se fait place jusque dans l'églogue, témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile.

Jam mihi per rupes videor Lucosque sonantes
Ire: libet Partho torquere Cydonia cornu
Spicula; tamquam haec sint nostri medicina furoris ,
Aut Deus ille malis hominum mitescere discat .

 Le style des épîtres, des satires réprouve l'enthousiasme; aussi n'en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau et de Pope.

 Nos odes, dit-on, sont de véritables champs d'enthousiasme; mais comme elles ne se chantent point parmi nous, elles sont souvent moins des odes que des stances, ornées de réflexions ingénieuses. Jetez les yeux sur la plupart des stances de la belle Ode à la fortune de Jean-Baptiste Rousseau.

Vous chez qui la guerrière audace
Tient lieu de toutes les vertus,
Concevez Socrate à la place
Du fier meurtrier de Clitus:
Vous verrez un roi respectable,
Humain, généreux, équitable,
Un roi digne de vos autels;
Mais à la place de Socrate,
Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels.

 Ce couplet est une courte dessertation sur le mérite personnel d'Alexandre et de Socrate; c'est un sentiment particulier, un paradoxe. Il n'est point vrai qu'Alexandre sera le dernier des mortels. Le héros qui vengea la Grèce, qui subjugua l'Asie, qui pleura Darius, qui punit ses meurtriers, qui respecta la famille du vaincu, qui donna un trône au vertueux Abdolonime, qui rétablit Porus, qui bâtit tant de villes en si peu de temps, ne sera jamais le dernier des mortels.

Tel qu'on nous vante dans l'histoire,
Doit peut-être toute sa gloire
A la honte de son rival:
L'inexpérience indocile
Du compagnon de Paul-Emile
Fit tout le succès d'Annibal.

 Voilà encore une réflexion philosophique sans aucun enthousiasme. Et de plus, il est très faux que les fautes de Varron aient fait tous les succès d'Annibal; la ruine de Sagunte, la prise de Turin, la défaite de Scipion père de l'Africain, les avantages remportés sur Sempronius, la victoire de Trébie, la victoire de Trazimène, et tant de savantes marches, n'ont rien de commun avec la bataille de Cannes, où Varron fut vaincu, dit-on, par sa faute. Des faits si défigurés doivent-ils être plus aprouvés dans une ode que dans une histoire?

 De toutes les odes modernes, celle où il règne le plus grand enthousiasme, qui ne s'affaiblit jamais, et qui ne tombe ni dans le faux, ni dans l'ampoulé, est le Timothée , ou la fête d'Alexandre par Dryden: elle est encore regardée en Angleterre comme un chef-d'oeuvre inimitable, dont Pope n'a pu approcher quand il a voulu s'exercer dans le même genre. Cette ode fut chantée; et si on avait eu un musicien digne du poète, ce serait le chef-d'oeuvre de la poésie lyrique.

 Ce qui est toujours fort à craindre dans l'enthousiasme, c'est de se livrer à l'ampoulé, au gigantesque, au galimatias. En voici un grand exemple dans l'ode sur la naissance d'un prince du sang royal.

Où suis-je? quel nouveau miracle
Tient encore mes sens enchantés?
Quel vaste, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés!
Un nouveau monde vient d'éclore:
L'univers se reforme encore
Dans les abîmes du chaos;
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.

 Nous prendrons cette occasion pour dire qu'il y a peu d'enthousiasme dans l'Ode sur la prise de Namur.

 Le hasard m'a fait tomber entre les mains une critique très injuste du Poème des saisons de M. de St Lambert, et de la traduction des Géorgiques de Virgile par M. De Lisle. L'auteur acharné à décrier tout ce qui est louable dans les auteurs vivants, et à louer ce qui est condamnable dans les morts, veut faire admirer cette strophe.

Je vois monter nos cohortes
La flamme et le fer en main,
Et sur les monceaux de piques,
De corps morts, de rocs, de briques,
S'ouvrir un large chemin.

 Il ne s'aperçoit pas que les termes de piques et de briques font un effet très désagréable; que ce n'est point un grand effort de monter sur des briques, que l'image de briques est très faible après celle des morts; qu'on ne monte point sur des monceaux de piques, et que jamais on n'a entassé de piques pour aller à l'assaut; qu'on ne s'ouvre point un large chemin sur des rocs; qu'il fallait dire, Je vois nos cohortes s'ouvrir un large chemin à travers les débris des rochers, au milieu des armes brisées, et sur des morts entassés ; alors il y aurait eu de la gradation, de la vérité, et une image terrible.

 Le critique n'a été guidé que par son mauvais goût et par la rage de l'envie qui dévore tant de petits auteurs subalternes. Il faut pour s'ériger en critique être un Quintilien, un Rollin; il ne faut pas avoir l'insolence de dire cela est bon, ceci est mauvais, sans en apporter de preuves convaincantes. Ce ne serait plus ressembler à Rollin dans son Traité des études , ce serait ressembler à Fréron, et être par conséquent très méprisable.

 


 

ENVIE. [p. 42]

On connaît assez tout ce que l'antiquité a dit de cette passion honteuse, et ce que les modernes ont répété. Hésiode est le premier auteur classique qui en ait parlé.

 ‘Le potier porte envie au potier, l'artisan à l'artisan, le pauvre même au pauvre, le musicien au musicien, (ou si l'on veut donner un autre sens au mot Aoidos ) le poète au poète.'

 Longtemps avant Hésoide, Job avait dit, l'envie tue les petits .

 Je crois que Mandeville auteur de la Fable des abeilles, est le premier qui ait voulu prouver que l'envie est une fort bonne chose, une passion très utile. Sa première raison est que l'envie est aussi naturelle à l'homme que la faim et la soif; qu'on la découvre dans tous les enfants ainsi que dans les chevaux et dans les chiens. Voulez-vous que vos enfants se haïssent, caressez l'un plus que l'autre; le secret est infaillible.

 Il prétend que la première chose que font deux jeunes femmes qui se rencontrent est de se chercher des ridicules, et la seconde de se dire des flatteries.

 Il croit que sans l'envie les arts seraient médiocrement cultivés, et que Raphaël n'aurait pas été un grand peintre s'il n'avait pas été jaloux de Michel Ange.

 Mandeville a peut-être pris l'émulation pour l'envie; peut-être aussi l'émulation n'est-elle qu'une envie qui se tient dans les bornes de la décence.

 Michel Ange pouvait dire à Raphaël, Votre envie ne vous a porté qu'à travailler encore mieux que moi; vous ne m'avez point décrié, vous n'avez point cabalé contre moi auprès du pape, vous n'avez point tâché de me faire excommunier pour avoir mis des borgnes et des boiteux en paradis, et de succulents cardinaux avec de belles femmes nues comme la main en enfer dans mon tableau du Jugement dernier. Allez, votre envie est très louable, vous êtes un brave envieux, soyons bons amis.

 Mais si l'envieux est un misérable sans talents, jaloux du mérite comme les gueux le sont des riches; si pressé par l'indigence comme par la turpitude de son caractère, il vous fait des Nouvelles du Parnasse, des Lettres de madame la comtesse, des Années littéraires, cet animal étale une envie qui n'est bonne à rien, et dont Mandeville ne pourra jamais faire l'apologie.

 On demande pourquoi les anciens croyaient que l'oeil de l'envieux ensorcelait les gens qui le regardaient. Ce sont plutôt les envieux qui sont ensorcelés.

 Descartes dit que l'envie pousse la bile jaune qui vient de la partie inférieure du foie, et la bile noire qui vient de la rate, laquelle se répand du coeur par les artères etc. Mais comme nulle espèce de bile ne se forme dans la rate, Descartes en parlant ainsi semblait ne pas trop mériter qu'on portât envie à sa physique.

 Un certain Voet ou Voetius, polisson en théologie, qui accusa Descartes d'athéisme, était très malade de la bile noire; mais il savait encore moins que Descartes, comment sa détestable bile se répandait dans son sang.

 Madame Pernelle a raison:

Les envieux mourront; mais non jamais l'envie.

Mais c'est un bon proverbe, qu'il vaut mieux faire envie que pitié. Faisons donc envie autant que nous pourrons.

 


 

EPIGRAMME. [p. 44]

Ce mot veut dire proprement inscription ; ainsi une épigramme devait être courte. Celles de l'anthologie grecque sont pour la plupart fines et gracieuses; elles n'ont rien des images grossières que Catulle et Martial ont prodiguées, et que Marot et d'autres ont imitées. En voici quelques-unes traduites avec une brièveté dont on a souvent reproché à la langue française d'être privée. L'auteur est inconnu.

SUR LES SACRIFICES A HERCULE.

Un peu de miel, un peu de lait
Rendent Mercure favorable;
Hercule est bien plus cher, il est bien moins traitable,
Sans deux agneaux par jour il n'est point satisfait.
On dit qu'à mes moutons ce dieu sera propice.
Qu'il soit béni! mais entre nous
C'est un peu trop en sacrifice:
Qu'importe qui les mange ou d'Hercule ou des loups!

SUR LAÎS QUI REMIT SON MIROIR DANS LE TEMPLE DE VÉNUS.

Je le donne à Vénus puisqu'elle est toujours belle,
Il redouble trop mes ennuis.
Je ne saurais me voir dans ce miroir fidèle
Ni telle que j'étais, ni telle que je suis.

SUR UNE STATUE DE VÉNUS.

Oui, je me montrai toute nue
Au dieu Mars, au bel Adonis,
A Vulcain même, et j'en rougis;
Mais Praxitèle! où m'a-t-il vue?

SUR UNE STATUE DE NIOBÉ.

Le fatal courroux des dieux
Changea cette femme en pierre;
Le sculpteur a fait bien mieux,
Il a fait tout le contraire.

SUR DES FLEURS A UNE FILLE GRECQUE ,QUI PASSAIT POUR ETRE FIERE.

Je sais bien que ces fleurs nouvelles
Sont loin d'égaler vos appas,
Ne vous enorgueillissez pas,
Le temps vous fanera comme elles.

SUR LEANDRE QUI NAGEAIT VERS LA TOUR D'HERO PENDANT UNE TEMPETE.

Epigramme imitée depuis par Martial .
Leandre conduit par l'amour
En nageant, disait aux orages,
Laissez-moi gagner les rivages,
Ne me noyez qu'à mon retour.

 A travers la faiblesse de la traduction, il est aisé d'entrevoir la délicatesse et les grâces piquantes de ces épigrammes. Qu'elles sont différentes des grossières images trop souvent peintes dans Catulle et dans Martial!

At nunc pro cervo mentula suposita est  . . .
Uxor te cunnos nescis habere duos .

 Marot en a fait quelques-unes où l'on retrouve toute l'aménité de la Grèce.

Plus ne suis ce que j'ai été
Et ne le saurai jamais être,
Mon beau printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre.
Amour, tu as été mon maître,
Je t'ai servi sur tous les dieux.
Oh! si je pouvais deux fois naître,
Comme je te servirais mieux!

 Sans le printemps et l'été qui font le saut par la fenêtre , cette épigramme serait digne de Callimaque.

 Je n'oserais en dire autant de ce rondeau que tant de gens de lettres ont si souvent répété.

Au bon vieux temps un train d'amour régnait
Qui sans grand art et dons se démenait,
Si qu'un bouquet donné d'amour profonde
C'était donner toute la terre ronde,
Car seulement au coeur on se prenait;
Et si par cas à jouir on venait,
Savez-vous bien comme on s'entretenait?
Vingt ans, trente ans, cela durait un monde
Au bon vieux temps.
Or est passé ce qu'amour ordonnoit, [58]
Rien que pleurs feints, rien que changes on voit,
Qui voudra donc qu'à aimer je me fonde,
Il faut premier que l'amour on refonde,
Et qu'on le mène ainsi qu'on le menait
Au bon vieux temps.

 Je dirais d'abord que peut-être ces rondeaux, dont le mérite est de répéter à la fin de deux couplets les mots qui commencent ce petit poème, sont une invention gothique et puérile, et que les Grecs et les Romains n'ont jamais avili la dignité de leurs langues harmonieuses par ces niaiseries difficiles.

 Ensuite je demanderais ce que c'est qu' un train d'amour qui règne , un train qui se démène sans dons . Je pourrais demander si venir à jouir par cas , sont des expressions délicates et agréables; si s'entretenir et se fonder à aimer , ne tiennent pas un peu de la barbarie du temps, que Marot adoucit dans quelques-unes de ses petites poésies.

 Je penserais que refondre l'amour est une image bien peu convenable, que si on le refond on ne le mène pas; et je dirais enfin que les femmes pouvaient répliquer à Marot, Que ne le refonds-tu toi-même? quel gré te saura-t-on d'un amour tendre et constant, quand il n'y aura point d'autre amour?

 Le mérite de ce petit ouvrage semble consister dans une facilité naïve. Mais que de naïvetés dégoûtantes dans presque tous les ouvrages de la cour de François I er !

Ton vieux couteau Pierre Martel, rouillé
Semble ton nez ja retrait et mouillé,
Et le fourreau tant laid où tu l'engaines
C'est que toujours as aimé vieilles gaines.
Et la ficelle à quoi il est lié
C'est qu'attaché seras et marié,
Quant au manche de corne connaît-on
Que tu seras cornu comme un mouton.
Voilà le sens, voilà la prophétie.
De ton couteau dont je te remercie.

 Est-ce un courtisan qui est l'auteur d'une telle épigramme? est-ce un matelot ivre dans un cabaret? Marot malheureusement n'en a que trop fait dans ce genre.

 Les épigrammes qui ne roulent que sur des débauches de moines, et sur des obscénités, sont méprisées des honnêtes gens. Elles ne sont goûtées que par une jeunesse effrénée à qui le sujet plaît beaucoup plus que le style. Changez d'objet, mettez d'autres acteurs à la place; alors ce qui vous amusait paraîtra dans toute sa laideur.

 


 

EPIPHANIE. [p. 48]

LA VISIBILITÉ, L'APPARITION, L'ILLUSTRATION, LE RELUISANT.

On ne voit pas trop quel rapport ce mot peut avoir avec trois rois, ou trois mages qui vinrent d'Orient, conduits par une étoile. C'est apparemment cette étoile brillante qui valut à ce jour le titre d' Epiphanie .

 On demande d'où venaient ces trois rois? en quel endroit ils s'étaient donné rendez-vous? Il y en avait un, dit-on, qui arrivait d'Afrique. Celui-là n'était donc pas venu de l'Orient. On dit que c'étaient trois mages; mais le peuple a toujours préféré trois rois. On célèbre partout la fête des rois, et nulle part celle des mages. On mange le gâteau des rois, et non pas le gâteau des mages. On crie le roi boit , et non pas le mage boit .

 D'ailleurs, comme ils apportaient avec eux beaucoup d'or, d'encens et de myrrhe, il fallait bien qu'ils fussent de très grands seigneurs. Les mages de ce temps-là n'étaient pas fort riches. Ce n'était pas comme du temps du faux Smerdis.

 Tertullien est le premier qui ait assuré que ces trois voyageurs étaient des rois. St Ambroise et St Césaire d'Arles tiennent pour les rois. Et on cite en preuve ces passages du psaume LXXI: Les rois de Tarsis et des îles lui offriront des présents. Les rois d'Arabie et de Saba lui apporteront des dons . Les uns ont appelé ces trois rois Magalat, Galgalat, Saraïm; les autres Athos, Satos, Paratoras. Les catholiques les connaissent sous le nom de Gaspard, Melchior et Baltazar. L'évêque Osorius rapporte que ce fut un roi de Cranganor dans le royaume de Calicut, qui entreprit ce voyage avec deux mages; et que ce roi de retour dans son pays, bâtit une chapelle à la Ste Vierge.

 On demande combien ils donnèrent d'or à Joseph et à Marie? Plusieurs commentateurs assurent qu'ils firent les plus riches présents. Ils se fondent sur l' Evangile de l'enfance , dans lequel il est dit, que Joseph et Marie furent volés en Egypte par Titus et Dumachus. Or, disent-ils, on ne les aurait pas volés s'ils n'avaient pas eu beaucoup d'argent. Ces deux voleurs furent pendus depuis; l'un fut le bon larron, et l'autre le mauvais larron. Mais l' Evangile de Nicodème leur donne d'autres noms; il les appelle Démas et Gestas.

 Le même Evangile de l'enfance , dit que ce furent des mages, et non pas des rois qui vinrent à Bethléem; qu'ils avaient été à la vérité conduits par une étoile, mais que l'étoile ayant cessé de paraître quand ils furent dans l'étable, un ange leur apparut en forme d'étoile pour leur en tenir lieu. Cet évangile assure que cette visite des trois mages avait été prédite par Zoradastt qui est le même que nous appelons Zoroastre.

 Suarez a recherché ce qu'était devenu l'or que présentèrent les trois rois ou les trois mages. Il prétend que la somme devait être très forte, et que trois rois ne pouvaient faire un présent médiocre. Il dit que tout cet argent fut donné depuis à Judas, qui servant de maître-d'hôtel devint un fripon, et vola tout le trésor.

 Toutes ces puérilités n'ont fait aucun tort à la fête de l'Epiphanie qui fut d'abord instituée par l'Eglise grecque, comme le nom le porte, et ensuite célébrée par l'Eglise latine.

 


 

EPOPÉE, [p. 49]

POÉME ÉPIQUE.

Puisque épos signifiait discours chez les Grecs, un poème épique était donc un discours; et il était en vers parce que ce n'était pas encore la coutume de raconter en prose. Cela paraît bizarre, et n'en est pas moins vrai. Un Phérécite passe pour le premier Grec qui se soit servi tout uniquement de la prose pour faire une histoire moitié vraie, [59] moitié fausse, comme elles l'ont été presque toutes dans l'antiquité.

 Orphée, Linus, Tamiris, Musée, prédécesseurs d'Homère, n'écrivirent qu'en vers. Hésiode qui était certainement contemporain d'Homère, ne donne qu'en vers sa Théogonie et son poème des Travaux et des jours. L'harmonie de la langue grecque invitait tellement les hommes à la poésie, une maxime resserrée dans un vers se gravait si aisément dans la mémoire, que les lois, les oracles, la morale, la théologie, tout était en vers.

D'HÉSIODE.

Il fit usage des fables qui depuis longtemps étaient reçues dans la Grèce. On voit clairement à la manière succincte dont il parle de Prométhée et d'Epimétée, qu'il suppose ces notions déjà familières à tous les Grecs. Il n'en parle que pour montrer qu'il faut travailler, et qu'un lâche repos dans lequel d'autres mythologistes ont fait consister la félicité de l'homme, est un attentat contre les ordres de l'Etre suprême.

 Tâchons de présenter ici au lecteur une imitation de sa fable de Pandore, en changeant cependant quelque chose aux premiers vers, et en nous conformant aux idées reçues depuis Hésiode; car aucune mythologie ne fut jamais uniforme.

Prométhée autrefois pénétra dans les cieux.
Il prit le feu sacré, qui n'appartient qu'aux dieux.
Il en fit part à l'homme; et la race mortelle
De l'esprit qui meut tout, obtint quelque étincelle.
Perfide! s'écria Jupiter irrité,
Ils seront tous punis de ta témérité;
Il appela Vulcain; Vulcain créa Pandore.

 De toutes les beautés qu'en Vénus on adore
Il orna mollement ses membres délicats;
Les Amours, les Désirs forment ses premiers pas.
Les trois Grâces et Flore arrangent sa coiffure,
Et mieux qu'elles encor elle entend la parure.
Minerve lui donna l'art de persuader;
La superbe Junon celui de commander.
Du dangereux Mercure elle apprit à séduire,
A trahir ses amants, à cabaler, à nuire;
Et par son écolière il se vit surpassé.

 Ce chef-d'oeuvre fatal aux mortels fut laissé,
De Dieu sur les humains tel fut l'arrêt suprême:
Voilà votre supplice, et j'ordonne qu'on l'aime . [60]

 Il envoie à Pandore un écrin précieux;
Sa forme et son éclat éblouissent les yeux;
Quels biens doit renfermer cette boîte si belle!
De la bonté des dieux c'est un gage fidèle;
C'est là qu'est renfermé le sort du genre humain.
Nous serons tous des dieux . . . elle l'ouvre; et soudain
Tous les fléaux ensemble inondent la nature.
Hélas! avant ce temps, dans une vie obscure,
Les mortels moins instruits étaient moins malheureux;
Le vice et la douleur n'osaient approcher d'eux;
La pauvreté, les soins, la peur, la maladie
Ne précipitaient point le terme de leur vie.
Tous les coeurs étaient purs, et tous les jours sereins, etc.

 Si Hésiode avait toujours écrit ainsi, qu'il serait supérieur à Homère!

 Ensuite Hésiode décrit les quatre âges fameux, dont il est le premier qui ait parlé, (du moins parmi les auteurs anciens qui nous restent.) Le premier âge est celui qui précéda Pandore, temps auquel les hommes vivaient avec les dieux. L'âge de fer est celui du siège de Thèbes et de Troye. Je suis , dit-il, dans le cinquième, et je voudrais n'être pas né . Que d'hommes accablés par l'envie, par le fanatisme, et par la tyrannie en ont dit autant depuis Hésiode!

 C'est dans ce poème des Travaux et des jours qu'on trouve des proverbes qui se sont perpétués, comme, le potier est jaloux du potier ; et il ajoute, le musicien du musicien, et le pauvre même du pauvre . C'est là qu'est l'original de cette fable du rossignol tombé dans les serres du vautour. Le rossignol chante en vain pour le fléchir, le vautour le dévore. Hésiode ne conclut pas, que ventre affamé n'a point d'oreilles ; mais que les tyrans ne sont point fléchis par les talents.

 On trouve dans ce poème cent maximes dignes des Xénophons et des Catons.

 Les hommes ignorent le prix de la société; ils ne savent pas que la moitié vaut mieux que le tout.

 L'iniquité n'est pernicieuse qu'aux petits.

 L'iniquité seule fait fleurir les cités.

 Souvent un homme injuste suffit pour ruiner sa patrie.

 Le méchant qui ourdit la perte d'un homme prépare souvent la sienne.

 Le chemin du crime est court et aisé. Celui de la vertu est long et difficile; mais près du but il est délicieux.

 Dieu a posé le travail pour sentinelle de la vertu.

 Enfin ses préceptes sur l'agriculture ont mérité d'être imités par Virgile. Il y a aussi de très beaux morceaux dans sa Théogonie . L'Amour qui débrouille le chaos, Vénus qui née sur la mer des parties génitales d'un dieu, nourrie sur la terre, toujours suivie de l'Amour, unit le ciel, la mer et la terre ensemble, sont des emblèmes admirables.

 Pourquoi donc Hésiode eut-il moins de réputation qu'Homère? Il me semble qu'à mérite égal Homère dut être préféré par les Grecs; il chantait leurs exploits et leurs victoires sur les Asiatiques leurs éternels ennemis. Il célébrait toutes les maisons qui régnaient de son temps dans l'Achaïe et dans le Péloponèse; il écrivait la guerre la plus mémorable du premier peuple de l'Europe contre la plus florissante nation qui fût encore connue dans l'Asie. Son poème fut presque le seul monument de cette grande époque. Point de ville, point de famille qui ne se crût honorée de trouver son nom dans ces archives de la valeur. On assure même que longtemps après lui, quelques différends entre des villes grecques au sujet des terrains limitrophes, furent décidés par des vers d'Homère. Il devint après sa mort le juge des villes dans lesquelles on prétend qu'il demandait l'aumône pendant sa vie. Et cela prouve encore que les Grecs avaient des poètes longtemps avant d'avoir des géographes.

 Il est étonnant que les Grecs se faisant tant d'honneur des poèmes épiques, qui avaient immortalisé les combats de leurs ancêtres, ne trouvassent personne qui chantât les journées de Marathon, des Thermopiles, de Platée, de Salamine. Les héros de ce temps-là valaient bien Agamemnon, Achille et les Ajax.

 Tirtée, capitaine, poète et musicien, tel que nous avons vu de nos jours le roi de Prusse, fit la guerre, et la chanta. Il anima les Spartiates contre les Messéniens par ses vers, et remporta la victoire. Mais ses ouvrages sont perdus. On ne dit point qu'il ait paru de poème épique dans le siècle de Périclès; les grands talents se tournèrent vers la tragédie; ainsi Homère resta seul, et sa gloire augmenta de jour en jour. Venons à son Iliade .

DE L'ILIADE.

Ce qui me confirme dans l'opinion qu'Homère était de la colonie grecque établie à Smyrne, c'est cette foule de métaphores et de peintures dans le style oriental. La terre qui retentit sous les pieds dans la marche de l'armée comme les foudres de Jupiter sur les monts qui couvrent le géant Tiphée; un vent plus noir que la nuit qui vole avec les tempêtes; Mars et Minerve suivis de la terreur, de la fuite, et de l'insatiable discorde soeur et compagne de l'homicide, dieu des combats, qui s'élève dès qu'elle paraît, et qui en foulant la terre porte dans le ciel sa tête orgueilleuse. Toute l' Iliade est pleine de ces images; et c'est ce qui faisait dire au sculpteur Bouchardon, Lorsque j'ai lu Homère, j'ai cru avoir vingt pieds de haut.

 Son poème qui n'est point du tout intéressant pour nous, était donc très précieux pour tous les Grecs.

 Ses dieux sont ridicules aux yeux de la raison, mais ils ne l'étaient pas à ceux du préjugé; et c'était pour le préjugé qu'il écrivait.

 Nous rions, nous levons les épaules en voyant des dieux qui se disent des injures, qui se battent entre eux, qui se battent contre des hommes, qui sont blessés, et dont le sang coule; mais c'était là l'ancienne théologie de la Grèce, et de presque tous les peuples asiatiques. Chaque nation, chaque petite peuplade avait sa divinité particulière qui la conduisait aux combats.

 Les habitants des nuées, et des étoiles qu'on supposait dans les nuées, s'étaient fait une guerre cruelle. La guerre des anges contre les anges était le fondement de la religion des brachmanes de temps immémorial. La guerre des Titans enfants du Ciel et de la Terre contre les dieux maîtres de l'Olympe, était le premier mystère de la religion grecque. Typhon chez les Egyptiens avait combattu contre Oshiret, que nous nommons Osiris, et l'avait taillé en pièces.

 Madame Dacier, dans sa Préface de l' Iliade , remarque très sensément après Eustache évêque de Thessalonique, et Huet évêque d'Avranche, que chaque nation voisine des Hébreux avait son dieu des armées. En effet, Jephté ne dit-il pas aux Ammonites, Ch. II, v. 24. Vous possédez justement ce que votre dieu Chamos vous a donné, souffrez donc que nous ayons ce que notre Dieu nous donne ?

Juges ch. I, v. 29. Ne voit-on pas le Dieu de Juda vainqueur dans les montagnes, mais repoussé dans les vallées?

 Quant aux hommes qui luttent contre les immortels, c'est encore une idée reçue; Jacob lutte une nuit entière contre un ange de Dieu. Si Jupiter envoie un songe trompeur au chef des Grecs, le Seigneur envoie un esprit trompeur au roi Achab. Ces emblèmes étaient fréquents, et n'étonnaient personne. Homère a donc peint son siècle; il ne pouvait pas peindre les siècles suivants.

 On doit répéter ici que ce fut une étrange entreprise dans La Motte de dégrader Homère, et de le traduire; mais il fut encore plus étrange de l'abréger pour le corriger. Au lieu d'échauffer son génie en tâchant de copier les sublimes peintures d'Homère, il voulut lui donner de l'esprit; c'est la manie de la plupart des Français; une espèce de pointe qu'ils appellant un trait , une petite antithèse, un léger contraste de mots leur suffit. C'est un défaut dans lequel Racine et Boileau ne sont presque jamais tombés. Mais combien d'auteurs, combien d'hommes de génie même se sont laissés séduire par ces puérilités qui dessèchent et qui énervent tout genre d'éloquence! En voici, autant que j'en puis juger, un exemple bien frappant.

 Phénix au livre neuvième, pour apaiser la colère d'Achille, lui parle à peu près ainsi:

Les prières, mon fils, devant vous éplorées,
Du souverain des dieux sont les filles sacrées;
Humbles, le front baissé, les yeux baignés de pleurs,
Leur voix triste et craintive exhale leurs douleurs.
On les voit d'une marche incertaine et tremblante
Suivre de loin l'injure impie et menaçante,
L'injure au front superbe, au regard sans pitié,
Qui parcourt à grands pas l'univers effrayé.
Elles demandent grâce . . . et lorsqu'on les refuse
C'est au trône de Dieu que leur voix vous accuse;
On les entend crier en lui tendant les bras,
Punissez le cruel qui ne pardonne pas;
Livrez ce coeur farouche aux affronts de l'injure,
Rendez-lui tous les maux qu'il aime qu'on endure;
Que le barbare apprenne à gémir comme nous.
Jupiter les exauce: et son juste courroux
S'appesantit bientôt sur l'homme impitoyable.

 Voilà une traduction faible, mais assez exacte; et malgré le gêne de la rime et la sécheresse de la langue, on aperçoit quelques traits de cette grande et touchante image si fortement peinte dans l'original.

 Que fait le correcteur d'Homère? il mutile en deux vers d'antithèses toute cette peinture.

On offense les dieux, mais par des sacrifices
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.

 Ce n'est plus qu'une sentence triviale et froide. Il y a sans doute des longeurs dans le discours de Phénix; mais ce n'était pas la peinture des prières qu'il fallait retrancher.

 Homère a de grands défauts, Horace l'avoue; tous les hommes de goût en conviennent; il n'y a qu'un commentateur qui puisse être assez aveugle pour ne les pas voir. Pope lui-même traducteur du poète grec, dit que ‘c'est une vaste campagne, mais brute, où l'on rencontre des beautés naturelles de toute espèce qui ne se présentent pas aussi régulièrement que dans un jardin régulier; que c'est une abondante pépinière qui contient les semences de tous les fruits; un grand arbre qui pousse des branches superflues qu'il faut couper.'

 Madame Dacier prend le parti de la vaste campagne, de la pépinière et de l'arbre; et veut qu'on ne coupe rien. C'était sans doute une femme au-dessus de son sexe, et qui a rendu de grands services aux lettres, ainsi que son mari; mais quand elle se fit homme, elle se fit commentateur; elle outra tant ce rôle, qu'elle donna envie de trouver Homère mauvais. Elle s'opiniâtra au point d'avoir tort avec M. de La Motte même. Elle écrivit contre lui en régent de collège; et La Motte répondit comme aurait fait une femme polie et de beaucoup d'esprit. Il traduisit très mal l' Iliade ; mais il l'attaqua fort bien.

 Nous ne parlerons pas ici de l' Odyssée ; nous en dirons quelque chose quand nous serons à l'Arioste.

DE VIRGILE.

Il me semble que le second livre de l' Enéide , le quatrième et le sixième, sont autant au-dessus de tous les poètes grecs et de tous les latins sans exception, que les statues de Girardon sont supérieures à toutes celles qu'on fit en France avant lui.

 On a souvent dit que Virgile a emprunté beaucoup de traits d'Homère, et que même il lui est inférieur dans ses imitations; mais il ne l'a point imité dans ces trois chants dont je parle. C'est là qu'il est lui-même, c'est là qu'il est touchant et qu'il parle au coeur. Peut-être n'était-il point fait pour le détail terrible mais fatigant des combats. Horace avait dit de lui avant qu'il eût entrepris l'Enéide.

Molle atque facetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure camaenae .

  Facetum ne signifie pas ici facétieux , mais agréable. Je ne sais si on ne retrouve pas un peu de cette mollesse heureuse et attendrissante, dans la passion fatale de Didon. Je crois du moins y retrouver l'auteur de ces vers admirables qu'on rencontre dans ses églogues.

Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error .

 Certainement le chant de la descente aux enfers ne serait pas déparé par ces vers de la quatrième églogue.

Ille Deûm vitam accipiet, divisque videbit
Permistos heroas, et ipse videbitur illis . . .
Pacatumque reget patriis virtutibus orbem .

 Je crois revoir beaucoup de ces traits simples, élégants, attendrissants dans les trois beaux chants de l' Enéide .

 Tout le quatrième chant est rempli de vers touchants qui font verser des larmes à ceux qui ont de l'oreille et du sentiment.

Dissimulare etiam sperasti tantum
Posse nefas, tacitusque mea discedere terra !
Nec te noster amor nec te data dextera quondam ,
Nec moritura tenet crudeli funere Dido . . .
Conscendit furibunda rogos, ensemque recludit
Dardanium, non hos quaesitum munus in usus .

 Il faudrait transcrire presque tout ce chant si on voulait en faire remarquer les beautés.

 Et dans le sombre tableau des enfers, que de vers encore respirent cette mollesse touchante et noble à la fois!

Ne pueri ne tanta animis assuescite bella
Tuque prior tu parce, genus qui ducis Olimpo
Projice tela manu sanguis meus .

 Enfin, on sait combien de larmes fit verser à l'empereur Auguste, à Livie, à tout le palais ce seul demi-vers:

Tu Marcellus eris .

 Homère n'a jamais fait répandre de pleurs. Le vrai poète est, à ce qu'il me semble, celui qui remue l'âme et qui l'attendrit; les autres sont de beaux parleurs. Je suis loin de proposer cette opinion pour règle. Je donne mon avis , dit Montagne, non comme bon, mais comme mien .

DE LUCAIN.

Si vous cherchez dans Lucain l'unité de lieu et d'action, vous ne la trouverez pas; mais où la trouveriez-vous? Si vous espérez sentir quelque émotion, quelque intérêt, vous n'en éprouverez pas dans les longs détails d'une guerre dont le fond est rendu très sec, et dont les expressions sont ampoulées; mais si vous voulez des idées fortes, des discours d'un courage philosophique et sublime, vous ne les verrez que dans Lucain parmi les anciens. Il n'y a rien de plus grand que le discours de Labienus à Caton aux portes du temple de Jupiter-Hammon, si ce n'est la réponse de Caton même.

Haeremus cuncti superis; temploque tacente
Nil facimus non sponte Dei .
. . . Steriles non legit arenas
Ut caneret paucis; mersit ne hoc pulvere verum ?
Estne Dei sedes nisi terra et pontus et aer ,
Et coelum et virtus? Superos quid quaerimus ultra ?
Jupiter est quodcumque vides quodcumque moveris .

 Mettez ensemble tout ce que les anciens poètes ont dit des dieux; ce sont des discours d'enfants en comparaison de ce morceau de Lucain. Mais dans un vaste tableau où l'on voit cent personnages, il ne suffit pas qu'il y en ait un ou deux supérieurement dessinés.

DU TASSE.

Boileau a dénigré le clinquant du Tasse; mais qu'il y ait une centaine de paillettes d'or faux dans une étoffe d'or, on doit le pardonner. Il y a beaucoup de pierres brutes dans le grand bâtiment de marbre élevé par Homère. Boileau le savait, le sentait, et il n'en parle pas. Il faut être juste.

 On renvoie le lecteur à ce qu'on a dit du Tasse, dans l' Essai sur le poème épique . Mais il faut dire ici qu'on sait par coeur ses vers en Italie. Si à Venise, dans une barque, quelqu'un récite une stance de la Jérusalem délivrée , la barque voisine lui répond par la stance suivante.

 Si Boileau eût entendu ces concerts, il n'aurait eu rien à répliquer.

 On connaît assez le Tasse; je ne répéterai ici ni les éloges, ni les critiques. Je parlerai un peu plus au long de l'Arioste.

DE L'ARIOSTE.

L' Odyssée d'Homère semble avoir été le premier modèle du Morgante , de l' Orlando amoroso , et de l' Orlando furioso ; et ce qui n'arrive pas toujours, le dernier de ces poèmes a été sans contredit le meilleur.

 Les compagnons d'Ulysse changés en pourceaux, les vents enfermés dans une peau de chèvre, des musiciennes qui ont des queues de poisson, et qui mangent ceux qui approchent d'elles, Ulysse qui suit tout nu le chariot d'une belle princesse qui venait de faire la grande lessive; Ulysse déguisé en gueux qui demande l'aumône, et qui ensuite tue tous les amants de sa vieille femme, aidé seulement de son fils et de deux valets, sont des imaginations qui ont donné naissance à tous les romans en vers qu'on a faits depuis dans ce goût.

 Mais le roman de l'Arioste est si plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu'il m'est arrivé plus d'une fois après l'avoir lu tout entier, de n'avoir d'autre désir que d'en recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle? Je n'ai jamais pu lire un seul chant de ce poème dans nos traductions en prose.

 Ce qui m'a surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage, c'est que l'auteur toujours au-dessus de sa matière, la traite en badinant. Il dit les choses les plus sublimes sans effort; et il les finit souvent par un trait de plaisanterie qui n'est ni déplacé ni recherché. C'est à la fois l' Iliade , l' Odyssée et Don Quichotte ; car son principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a bien plus, on s'intéresse à Roland, et personne ne s'intéresse à Don Quichotte, qui n'est représenté dans Cervants que comme un insensé à qui on fait continuellement des malices.

 Le fond du poème qui rassemble tant de choses, est précisément celui de notre roman de Cassandre , qui eut tant de vogue autrefois parmi nous, et qui a perdu cette vogue absolument, parce qu'ayant la longueur de l' Orlando furioso il n'a aucune de ses beautés; et quand il les aurait en prose française, cinq ou six stances de l'Arioste les éclipseraient toutes. Ce fond du poème est que la plupart des héros et des princesses qui n'ont pas péri pendant la guerre, se retrouvent dans Paris après mille aventures, comme les personnages du roman de Cassandre se retrouvent dans la maison de Polémon.

 Il y a dans l' Orlando furioso un mérite inconnu à toute l'antiquité; c'est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C'est de la morale, ou de la gaieté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité.

 Voyez seulement cet exorde du quarante-quatrième chant, de ce poème qui en contient quarante-six, et qui cependant n'est pas trop long, de ce poème qui est tout en stances rimées, et qui cependant n'a rien de gêné; de ce poème qui démontre la nécessité de la rime dans toutes les langues modernes, de ce poème charmant qui démontre surtout la stérilité et la grossièreté des poèmes épiques barbares, dans lesquels les auteurs se sont affranchis du joug de la rime parce qu'ils n'avaient pas la force de le porter; comme disait Pope, et comme l'a écrit Louis Racine qui a eu raison alors.

Spesso in poveri alberghi, e in picciol tetti ,
Nelle calamitadi, e nei disagi ,
Meglio s'aggiongon d'amicizia i petti ,
Che fra ricchezze invidiose, ed agi
Delle piene d'insidie, e di sospetti
Corti regali, e splendidi palagi ,
Dove la cartiade è in tutto estinta ;
Ne si vede amicizia se non finta .
Quindi avien, che tra principi, e signori
Patti, e convenzion' sono si frali .
Fan' lega oggi rè, papi, imperatori ;
Doman' saran' nemici capitali ;
Perché, qual' l'apparenze esteriori ,
Non hanno i cor, non han gli animi tali ,
Che non mirando al torto, piû ch'al dritto
Attendon solamente al lor profitto .

 On a imité ainsi plutôt que traduit cet exorde.

L'amitié sous le chaume habita quelquefois;
On ne la trouve point dans les cours orageuses,
Sous les lambris dorés des prélats et des rois,
Séjour des faux serments, des caresses trompeuses,
Des sourdes factions, des effrénés désirs;
Séjour où tout est faux, et même les plaisirs.

 Les papes, les césars apaisent leur querelle,
Jurent sur l'Evangile une paix fraternelle;
Vous les voyez demain l'un de l'autre ennemis;
C'était pour se tromper qu'ils s'étaient réunis,
Nul serment n'est gardé, nul accord n'est sincère;
Quand la bouche a parlé le coeur dit le contraire.
Du ciel qu'ils attestaient, ils bravaient le courroux;
L'intérêt est le dieu qui les gouverne tous.

 Il n'y a personne d'assez barbare pour ignorer qu'Astolphe alla dans le paradis reprendre le bon sens de Roland, que la passion de ce héros pour Angélique lui avait fait perdre, et qu'il le lui rendit très proprement renfermé dans une fiole.

 Le prologue du trente-cinquième chant est une allusion à cette aventure.

Chi salira per me, Madona, in cielo
A riportarne il mio perduto ingegno ?
Che poi ch'usci da' be' vostri occhi il telo ,
Che'l cor mi fisse, og'nor perdendo vegno ;
Nè di tanta jattura mi querelo ;
Purchè non cresca, ma stia a questo segno .
Ch'io dubito, se più si va scemando ,
Di venir tal, qual, ho descritto Orlando .

Per riaver l'ingegno mio mè aviso ,
Che non bisogna, che per l'aria io poggi
Nel cerchio della luna, o in paradiso ,
Che'l mio non credo che tant' alto alloggi .
Nè bei vostri occhi, e nel' sereno viso ,
Nel' sen d'avorio, e alabastrini poggi
Se ne và errando; et io con questa labbia
Lo corro; se vi par, ch'io lo r'abbia .

 Ceux qui n'entendent pas l'italien peuvent se faire quelque idée de ces strophes par la version française.

Oh si quelqu'un voulait monter pour moi
Au paradis! s'il y pouvait reprendre
Mon sens commun! s'il daignait me le rendre!. . .
Belle Aglaé je l'ai perdu pour toi;
Tu m'as rendu plus fou que Roland même;
C'est ton ouvrage: on est fou quand on aime.
Pour retrouver mon esprit égaré
Il ne faut pas faire un si long voyage.
Tes yeux l'ont pris, il en est éclairé,
Il est errant sur ton charmant visage.
Sur ton beau sein ce trône des amours
Il m'abandonne. Un seul regard peut-être;
Un seul baiser peut le rendre à son maître;
Mais sous tes lois il restera toujours.

 Ce molle et facetum de l'Arioste, cette urbanité, cet atticisme, cette bonne plaisanterie répandue dans tous ses chants, n'ont été ni rendues ni même senties par Mirabaud son traducteur, qui ne s'est pas douté que l'Arioste raillait de toutes ses imaginations. Voyez seulement le prologue du vingt-quatrième chant.

Chi mette il pie su l'amorosa pania
Cerchi ritrarlo e non v'invechi l'ale .
Che non e in somma amor se non insania
A giudicio dè savii, universale .
E se ben, come Orlando, ogni un'Smania ,
Suo furor mostra a qualche altro segnale
E quale é di pazzia segno piu espresso
Che per altri voler, perde se stesso ?

Vari gli effetti son'; ma la pazzia
E tutta una pero che gli fa uscire .
Gli è come una gran selva ove la via
Conviene a forza a chi va fallire .
Chi sù, chi giù, chi quà, chi là travia
Per concludere in somma, io vi vo dire
A chi in amor s'invecchia, oltre ogni pena
Si convengon i ceppi, e la catena .

Ben me si potria dir, frate du vaï
L'altrui mostrando, e non vedi il tuo fallo .
Jo vi respondo che comprendo assaï
Or che di mente ho lucido intervallo
Ed ho gran'cura ( e espero farlo omaï )
Di riposar mi, e d'uscir fuor di ballo .
Ma tosto far come vorrei, n'ol posso .
Che'l male è penetrato infino all'osso .

 Voici comme Mirabaud traduit sérieusement cette plaisanterie, ‘Que celui qui a mis le pied sur les gluaux de l'amour tâche de l'en tirer promptement, et de n'y pas laisser engluer ses ailes; car au jugement unanime des plus sages, l'amour est une vraie folie. Quoique tous ceux qui s'y abandonnent comme Roland ne deviennent pas furieux, il n'y en a cependant pas un seul qui ne fasse voir combien sa raison est égarée.

 ‘Les effets de cette manie sont différents, mais une même cause les produit, c'est comme une épaisse forêt où l'un prend à droite, l'autre prend à gauche; sans compter enfin toutes les autres peines que l'amour fait souffrir, il nous ôte encore la liberté et nous charge de fers.

 ‘Quelqu'un me dira peut-être, Eh mon ami, prenez pour vous-même les avis que vous donnez aux autres. C'est bien aussi mon dessein à présent que la raison m'éclaire; je songe à m'affranchir d'un joug qui me pèse, et j'espère que j'y parviendrai. Il est pourtant vrai que le mal étant fort enraciné, il me faudra pour en guérir beaucoup plus de temps que je ne voudrais.'

 Je crois reconnaître davantage l'esprit de l'Arioste dans cette imitation faite par un auteur inconnu:

Qui dans la glu du tendre amour s'empêtre,
De s'en tirer n'est pas longtemps le maître;
On s'y démène, on y perd son bon sens,
Témoin Roland et d'autres personnages.
Tous gens de bien, mais fort extravagants,
Ils sont tous fous; ainsi l'ont dit les sages.

 Cette folie a différents effets,
Ainsi qu'on voit dans de vastes forêts,
A droite, à gauche errer à l'aventure,
Des pèlerins au gré de leur monture,
Leur grand plaisir est de se fourvoyer;
Et pour leur bien je voudrais les lier.

 A ce propos quelqu'un me dira, Frère,
C'est bien prêché; mais il fallait te taire.
Corrige-toi sans sermonner les gens.
Oui, mes amis, oui, je suis très coupable,
Et j'en conviens quand j'ai de bons moments;
Je prétends bien changer avec le temps,
Mais jusqu'ici le mal est incurable.

 Quand je dis que l'Arioste égale Homère dans la description des combats, je n'en veux pour preuve que ces vers.

Suona l'un brando, e l'altro, or basso, or alto :
Il martel di Vulcano era più tardo
Nella spelunca affumicata, dove
Battea all'incude i folgori di Giove .

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.....................................

  Aspro concento, orribile armonia
D'alte querele, d'ululi, e di strida
Della misera gente, che peria
Nel fondo, per cagion della sua guida ;
Istranamente concordar s'udia
Col fiero suon della fiama omicida .

.....................................
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  L'alto rumor delle sonore trombe
Di timpani, e di barbari stromenti
Giunte al continuo suon d'archi, di frombe
Di machine, di ruote, e di tormenti ,
E quel, di che più par che'l ciel ribombe
Gridi, tumulti, gemiti e lamenti
Rendono un' altro suon, ch'a quel s'accorda
Con che i vicin, cadendo, il Nilo assorda .

.....................................
.....................................

  Alle squallide ripe dell'Acheronte
Sciolta del corpo, piu freddo che ghiaccio ,
Bestemmiando fuggi l'alma sdegnosa
Che fù si altera al mondo, e si orgogliosa .

 Voici une faible traduction de ces beaux vers.

Entendez-vous leur armure guerrière
Qui retentit des coups de cimeterre!
Moins violents, moins prompts sont les marteaux
Qui vont frappant les célestes carreaux,
Quand tout noirci de fumée et de poudre
Au mont Etna Vulcain forge la foudre.

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.....................................

Concert horrible, exécrable harmonie,
De cris aigus et de longs hurlements,
Du bruit des cors, des plaintes des mourants,
Et du fracas des maisons embrasées
Que sous leurs toits la flamme a renversées.
Les instruments de ruine et de mort
Volant en foule et d'un commun effort,
Et la trompette organe du carnage
De plus d'horreur emplissent ce rivage,
Que n'en ressent l'étonné voyageur
Alors qu'il voit tout le Nil en fureur,
Tombant des cieux qu'il touche et qu'il inonde,
Sur cent rochers précipiter son onde.

.......................................
.......................................

Alors, alors cette âme si terrible,
Impitoyable, orgueilleuse, inflexible
Fuit de son corps et sort en blasphémant,
Superbe encor à son dernier moment,
Et défiant les éternels abîmes
Où s'engloutit la foule de ses crimes.

 Il a été donné à l'Arioste d'aller et de revenir de ces descriptions terribles aux peintures les plus voluptueuses, et de ces peintures à la morale la plus sage. Ce qu'il a de plus extraordinaire encore, c'est d'intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu'il y en ait un nombre prodigieux. Il y a presque autant d'événements touchants dans son poème que d'aventures grotesques; et son lecteur s'accoutume si bien à cette bigarrure, qu'il passe de l'une à l'autre sans en être étonné.

 Je ne sais quel plaisant a fait courir le premier ce mot prétendu du cardinal d'Est, Messer Lodovico dove avete pigliato tante coglionerie ? Le cardinal aurait dû ajouter, Dove avete pigliato tante cose divine ? Aussi est-il appelé en Italie Il divino Ariosto .

 Il fut le maître du Tasse. L'Armide est d'après l'Alcine. Le voyage des deux chevaliers qui vont désenchanter Renaud, est absolument imité du voyage d'Astolphe. Et il faut avouer encore que les imaginations fantasques qu'on trouve si souvent dans le poème de Roland le furieux , sont bien plus convenables à un sujet mêlé de sérieux et de plaisant, qu'au poème sérieux du Tasse, dont le sujet semblait exiger des moeurs plus sévères.

 Ne passons pas sous silence un autre mérite qui n'est propre qu'à l'Arioste; je veux parler des charmants prologues de tous ses chants.

 Je n'avais pas osé autrefois le compter parmi les poètes épiques; je ne l'avais regardé que comme le premier des grotesques; mais en le relisant je l'ai trouvé aussi sublime que plaisant; et je lui fais très humblement réparation. Il est très vrai que le pape Léon X publia une bulle en faveur de l' Orlando furioso , et déclara excommuniés ceux qui diraient du mal de ce poème. Je ne veux pas encourir l'excommunication.

 C'est un grand avantage de la langue italienne, ou plutôt c'est un rare mérite dans le Tasse et dans l'Arioste, que des poèmes si longs, non seulement rimés, mais rimés en stances, en rimes croisées, ne fatiguent point l'oreille, et que le poète ne paraisse presque jamais gêné.

 Le Trissin au contraire, qui s'est délivré du joug de la rime, semble n'en avoir que plus de contrainte, avec bien moins d'harmonie et d'élégance.

 Spencer en Angleterre voulut rimer en stances son poème de La Fée reine ; on l'estima, et personne ne le put lire.

 Je crois la rime nécessaire à tous les peuples qui n'ont pas dans leur langue une mélodie sensible, marquée par les longues et par les brèves, et qui ne peuvent employer ces dactyles et ces spondées qui font un effet si merveilleux dans le latin.

 Je me souviendrai toujours que je demandai au célèbre Pope, pourquoi Milton n'avait pas rimé son Paradis perdu ; et qu'il me répondit, Because he could not , parce qu'il ne le pouvait pas.

 Je suis persuadé que la rime irritant, pour ainsi dire, à tout moment le génie, lui donne autant d'élancements que d'entraves; qu'en le forçant de tourner sa pensée en mille manières, elle l'oblige aussi de penser avec plus de justesse, et de s'exprimer avec plus de correction. Souvent l'artiste en s'abandonnant à la facilité des vers blancs, et sentant intérieurement le peu d'harmonie que ces vers produisent, croit y suppléer par des images gigantesques qui ne sont point dans la nature. Enfin, il lui manque le mérite de la difficulté surmontée.

 Pour les poèmes en prose, je ne sais ce que c'est que ce monstre. Je n'y vois que l'impuissance de faire des vers. J'aimerais autant qu'on me proposât un concert sans instruments. Le Cassandre de La Calprenède sera, si l'on veut, un poème en prose; j'y consens; mais dix vers du Tasse valent mieux.

DE MILTON.

Si Boileau, qui n'entendit jamais parler de Milton, absolument inconnu de son temps, avait pu lire le Paradis perdu , c'est alors qu'il aurait pu dire comme du Tasse:


Quel objet enfin à présenter aux yeux
Que le diable toujours hurlant contre les cieux!

 Une épisode du Tasse est devenue le sujet d'un poème entier chez l'auteur anglais; celui-ci a étendu ce que l'autre avait jeté avec discrétion dans la fabrique de son poème.

 Je me livre au plaisir de transcrire ce que dit le Tasse au commencement du quatrième chant.

Quinci avendo pur' tutto il pensier volto
A recar né cristiani ultima doglia ;
Che sia comanda il popol suo racolto ,
( Concilio orrendo ) entro la regia soglia .
Come sia pur leggiera impresa ( ahi stolto )
Il repugnare alla divina voglia :
Stolto, ch'al ciel s'agguaglia, e'n obblio pone ,
Come di dio la destra irata tuone .

  Chiama gli abitator' dell'ombre eterne
Il rauco suon de la tartarea tromba ;
Treman le spaziose atre caverne ,
E l'aer cieco a quel rumor rimbomba .
Nè stridendo cosi dalle superne
Regione del cielo il folgor piomba ;
Nè si scossa giàmai trema la terra ,
Quando i vapori in sen gravida serra .

  Orrida maestà nel fero aspetto
Terrore accresce, e più superbo il rende .
Rosseggian gli occhi; e di veneno infetto ,
Come infausta cometa, il guardo splende .
Gli involve il mento, e sù l'irsuto petto
Ispida, e folta la gran barba scende .
Ed in guisa di voragine profonda ,
S'apre la bocca d'atro sangue immonda .

  Quali i fumi sulfurei, ed infiammati
Escon di Mongibello, e'l puzzo, e'l tuono ;
Tal della fera bocca i negri fiati ,
Tale il fetore, e le faville sono .
Mentre ei parlava, Cerbero i latrati
Ripresse, e l'Idra si fe' muta al suono :
Restò Cocito, e ne tremar' gli abissi .
E in questi detti il gran rimbombo udissi .

  Tartarei numi, di seder più degni
Là sovra il sole, ond'è l'origin vostra ,
Che meco già da' più felici regni
Spinse il gran caso in questa orribil chiostra ;
Gli antichi altrui sospetti, e di fieri sdegni
Noti son troppo, e l'alta impresa nostra .
Or Colui regge a suo voler le stelle ,
E noi siam giudicate alme rubelle .

  Ed in vece del di sereno, e puro ,
Dell'aureo sol, degli stellati giri ,
N'hà qui rinchiusi in questo abisso oscuro ;
Né vol ch'al primo onor per noi s'aspiri .
E poscia ( ahi quanto a ricordarlo è duro ,
Questo è quel, che più inaspra i miei martìri .)
Nè bei seggi celesti hà l'uom chiamato ,
L'uom' vile, e di vil fango in terra nato .

 Tout le poème de Milton semble fondé sur ces vers, qu'il a même entièrement traduits. Le Tasse ne s'appesantit point sur les ressorts de cette machine, la seule peut-être que l'austérité de sa religion, et le sujet d'une croisade dussent lui fournir. Il quitte le diable le plus tôt qu'il peut, pour présenter son Armide aux lecteurs; l'admirable Armide, digne de l'Alcine de l'Arioste dont elle est imitée. Il ne fait point tenir de longs discours à Bélial, à Mammon, à Belzébuth, à Satan.

 Il ne fait point bâtir une salle pour les diables; il n'en fait pas des géants pour les transformer en pygmées, afin qu'ils puissent tenir plus à l'aise dans la salle. Il ne déguise point enfin Satan en cormoran et en crapaud.

 Qu'auraient dit les cours et les savants de l'ingénieuse Italie, si le Tasse, avant d'envoyer l'esprit de ténèbres exciter Hidraot le père d'Armide à la vengeance, se fût arrêté aux portes de l'enfer pour s'entretenir avec la Mort et le Péché; si le Péché lui avait appris qu'il était sa fille, qu'il avait accouché d'elle par la tête; qu'ensuite il devint amoureux de sa fille; qu'il en eut un enfant qu'on appela la Mort; que la Mort (qui est supposée masculin) coucha avec le Péché, (qui est supposé féminin) et qu'elle lui fit une infinité de serpents qui rentrent à toute heure dans ses entrailles, et qui en sortent.

 De tels rendez-vous, de telles jouissances sont aux yeux des Italiens de singuliers épisodes d'un poème épique. Le Tasse les a négligés, et il n'a pas eu la délicatesse de transformer Satan en crapaud, pour mieux instruire Armide.

 Que n'a-t-on point dit de la guerre des bons et des mauvais anges que Milton a imitée, de la Gigantomachie de Claudien? Gabriel consume deux chants entiers à raconter les batailles données contre Dieu même; et ensuite la création du monde. On s'est plaint que ce poème ne soit presque rempli que d'épisodes; et quels épisodes! C'est Gabriel et Satan qui se disent des injures; ce sont des anges qui se font la guerre dans le ciel, et qui la font à Dieu. Il y a dans le ciel des dévots et des espèces d'athées. Abdiel, Ariel, Arioc, Rimiel, combattent Moloch, Belzébuth, Nisroch; on se donne de grands coups de sabre; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu'elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leurs pieds. C'est là, comme on voit, la belle et simple nature!

 On se bat dans le ciel à coups de canons; encore cette imagination est-elle prise de l'Arioste; mais l'Arioste semble garder quelque bienséance dans cette invention. Voilà ce qui a dégoûté bien des lecteurs italiens et français. Nous n'avons garde de porter notre jugement; nous laissons chacun sentir du dégoût ou du plaisir à sa fantaisie.

 On peut remarquer ici que la fable de la guerre des géants contre les dieux, semble plus raisonnable que celle des anges, si le mot de raisonnable peut convenir à de telles fictions. Les géants de la fable étaient supposés les enfants du Ciel et de la Terre, qui redemandaient une partie de leur héritage à des dieux, auxquels ils étaient égaux en force et en puissance. Ces dieux n'avaient point créé les Titans; ils étaient corporels comme eux; mais il n'en est pas ainsi dans notre religion. Dieu est un être pur, infini, tout-puissant, créateur de toutes choses, à qui ses créatures n'ont pu faire la guerre, ni lancer contre lui des montagnes, ni tirer du canon.

 Aussi cette imitation de la guerre des géants, cette fable des anges révoltés contre Dieu même, ne se trouve que dans les livres apocryphes attribués à Enoch dans le premier siècle de notre ère vulgaire, livre digne de toute l'extravagance du rabbinisme.

 Milton a donc décrit cette guerre. Il y a prodigué les peintures les plus hardies. Ici ce sont des anges à cheval, et d'autres qu'un coup de sabre coupe en deux, et qui se rejoignent sur-le-champ; là c'est la Mort qui lève le nez pour renifler l'odeur des cadavres qui n'existent pas encore. Ailleurs elle frappe de sa massue pétrifique sur le froid et sur le sec . Plus loin c'est le froid, le chaud, le sec et l'humide qui se disputent l'empire du monde, et qui conduisent en bataille rangée des embryons d'atomes . Les questions les plus épineuses de la plus rebutante scolastique, sont traitées en plus de vingt endroits dans les termes mêmes de l'école. Des diables en enfer s'amusent à disputer sur la grâce, sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d'autres jouent de la flûte.

 Au milieu de ces inventions, il soumet son imagination poétique, et la restreint à paraphraser dans deux chants, les premiers chapitres de la Genèse.

God saw the light was good .
And light from darkness divided
Light the day and darkness night he name'd .
Again God said, Let there be firmament . . .
And saw that it was good . . .

 C'est un respect qu'il montre pour l'Ancien Testament, ce fondement de notre sainte religion.

 Nous croyons avoir une traduction exacte de Milton, et nous n'en avons point. On a retranché, ou entièrement altéré plus de deux cents pages qui prouveraient la vérité de ce que j'avance.

 En voici un précis que je tire du cinquième chant.

 Après qu'Adam et Eve ont récité le psaume CXLVIII, l'ange Raphaël descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite; et Eve lui prépare à dîner. ‘Elle écrase des grappes de raisins et en fait du vin doux qu'on appelle moût ; et de plusieurs graines, et des doux pignons pressés, elle tempéra de douces crèmes. . . L'ange lui dit, Bonjour, et se servit de la sainte salutation dont il usa longtemps après envers Marie la seconde Eve, Bonjour, mère des hommes, dont le ventre fécond remplira le monde de plus d'enfants qu'il n'y a de différents fruits des arbres de Dieu entassés sur ta table. La table était un gazon et des sièges de mousse tout autour, et sur son ample carré d'un bout à l'autre tout l'automne était empilé, quoique le printemps et l'automne dansassent dans ce lieu par la main. Ils firent quelque temps conversation sans craindre que le dîner se refroidît. [61] Enfin, notre premier père commença ainsi.

 ‘Envoyé céleste, qu'il vous plaise goûter des présents que notre nourricier, dont descend tout bien parfait et immense, a fait produire à la terre pour notre nourriture et pour notre plaisir; aliments peut-être insipides pour des natures spirituelles. Je sais seulement qu'un père céleste les donne à tous.

 ‘A quoi l'ange répondit, Ce que celui, dont les louanges soient chantées, donne à l'homme en partie spirituel, n'est pas trouvé un mauvais mets par les purs esprits; et ces purs esprits, ces substances intelligentes, veulent aussi des aliments ainsi qu'il en faut à votre substance raisonnable. Ces deux substances contiennent en elles toutes les facultés basses des sens par lesquelles elles entendent, voient, flairent, touchent, goûtent, digèrent ce qu'elles ont goûté, en assimilent les parties, et changent les choses corporelles en incorporelles. Car, vois-tu, tout ce qui a été créé doit être soutenu et nourri; les éléments les plus grossiers alimentent les plus purs; la terre donne à manger à la mer, la terre et la mer à l'air; l'air donne de la pâture aux feux éthérés, et d'abord à la lune, qui est la plus proche de nous; c'est de là qu'on voit sur son visage rond ses taches et ses vapeurs non encore purifiées, et non encore tournées en sa substance. La lune aussi exhale de la nourriture de son continent humide aux globes plus élevés. Le soleil qui départ sa lumière à tous, reçoit aussi de tous en récompense son aliment en exaltations humides, et le soir il soupe avec l'océan. . . Quoique dans le ciel les arbres de vie portent un fruit d'ambroisie, quoique nos vignes donnent du nectar; quoique tous les matins nous brossions les branches d'arbres couvertes d'une rosée de miel, quoique nous trouvions le terrain couvert de graines perlées, cependant Dieu a tellement varié ici ses présents, et de nouvelles délices, qu'on peut les comparer au ciel. Soyez sûrs que je ne serai pas assez délicat pour n'en pas tâter avec vous.

 ‘Ainsi ils se mirent à table, et tombèrent sur les viandes; et l'ange n'en fit pas seulement semblant; il ne mangea pas en mystère, selon la glose commune des théologiens, mais avec la vive dépêche d'une faim très réelle, avec une chaleur concoctive et transsubstantive; le superflu du dîner transpire aisément dans les pores des esprits; il ne faut pas s'en étonner puisque l'empirique alchimiste avec son feu de charbon et de suie peut changer, ou croit pouvoir changer l'écume du plus grossier métal en or aussi parfait que celui de la mine.

 ‘Cependant Eve servait à table toute nue, et couronnait leurs coupes de liqueurs délicieuses; ô innocence! méritant paradis! c'était alors plus que jamais que les enfants de Dieu auraient été excusables d'être amoureux d'un tel objet; mais dans leurs coeurs l'amour régnait sans débauche. Ils ne connaissaient pas la jalousie, enfer des amants outragés.'

 Voilà ce que les traducteurs de Milton n'ont point du tout rendu; voilà ce dont ils ont supprimé les trois quarts, et atténué tout le reste. C'est ainsi qu'on en a usé quand on a donné des traductions de quelques tragédies de Shakespear; elles sont toutes mutilées, et entièrement méconnaissables. Nous n'avons aucune traduction fidèle de ce célèbre auteur dramatique que celle des trois premiers actes de son Jules-César , imprimée à la suite de Cinna , dans l'édition du Corneille avec des commentaires.

 Virgile annonce les destinées des descendants d'Enée, et les triomphes des Romains. Milton prédit le destin des enfants d'Adam; c'est un objet plus grand, plus intéressant pour l'humanité; c'est prendre pour son sujet l'histoire universelle. Il ne traite pourtant à fond que celle du peuple juif dans le onzième et douzième chants; et voici mot à mot ce qu'il dit du reste de la terre:

 ‘L'ange Michel et Adam montèrent dans la vision de Dieu ; c'était la plus haute montagne du paradis terrestre, du haut de laquelle l'hémisphère de la terre s'étendait dans l'aspect le plus ample et le plus clair. Elle n'était pas plus haute, ni ne présentait un aspect plus grand que celle sur laquelle le diable emporta le second Adam dans le désert, pour lui montrer tous les royaumes de la terre et leur gloire. Les yeux d'Adam pouvaient commander de là toutes les villes d'ancienne et de moderne renommée; sur le siège du plus puissant empire, depuis les futures murailles de Combalu capitale du grand-kan du Catai, et de Samarcande sur l'Oxus, trône de Tamerlan, à Pékin des rois de la Chine, et de là à Agra, et de là à Lahor du Grand Mogol jusqu'à la Chersonèse d'or, ou jusqu'au siège du Persan dans Ecbatane, et depuis dans Ispahan, ou jusqu'au czar russe dans Moscou, ou au sultan venu du Turkestan dans Bisance. Ses yeux pouvaient voir l'empire du Négus jusqu'à son dernier port Ercoco, et les royaumes maritimes Mombaza, Quiloa et Mélinde, et Sofala qu'on croit Ophir, jusqu'au royaume de Congo et Angola plus au sud. Ou bien de là il voyait depuis le fleuve Niger jusqu'au mont Atlas, les royaumes d'Almanzor, de Fez et de Maroc, Sus, Alger, Tremizen, et de là l'Europe à l'endroit d'où Rome devait gouverner le monde. Peut-être il vit en esprit le riche Mexique siège de Motézume, et Cusco dans le Pérou plus riche siège d'Atabalipa, et la Guiane non encore dépouillée, dont la capitale est appélée Eldorado par les Espagnols.'

 Après avoir fait voir tant de royaumes aux yeux d'Adam, on lui montre aussitôt un hôpital; et l'auteur ne manque pas de dire, que c'est un effet de la gourmandise d'Eve.

 ‘Il vit un lazaret où gisait nombre de malades, spasmes hideux, empreintes douloureuses, maux de coeur, d'agonie, toutes les sortes de fièvres, convulsions, épilepsies, terribles catarrhes, pierres et ulcères dans les intestins, douleurs de coliques, frénésies diaboliques, mélancolies soupirantes, folies lunatiques, atrophies, marasmes, peste dévorante au loin, hydropisies, asthmes, rhumes, etc.'

 Toute cette vision semble une copie de l'Arioste; car Astolphe, monté sur l'hippogriffe, voit en volant tout ce qui se passe sur les frontières de l'Europe et sur toute l'Afrique. Peut-être, si on l'ose dire, la fiction de l'Arioste est plus vraisemblable que celle de son imitateur; car en volant il est tout naturel qu'on voie plusieurs royaumes l'un après l'autre; mais on ne peut découvrir toute la terre du haut d'une montagne.

 On a dit que Milton ne savait pas l'optique; mais cette critique est injuste; il est très permis de feindre qu'un esprit céleste découvre au père des hommes les destinées de ses descendants. Il n'importe que ce soit du haut d'une montagne ou ailleurs. L'idée au moins est grande et belle.

 Voici comme finit ce poème.

 La Mort et le Péché construisent un large pont de pierre qui joint l'enfer à la terre pour leur commodité et pour celle de Satan, quand ils voudront faire leur voyage. Cependant Satan revole vers les diables par un autre chemin; il vient rendre compte à ses vassaux du succès de sa commission; il harangue les diables, mais il n'est reçu qu'avec des sifflets. Dieu le change en grand serpent, et ses compagnons deviennent serpents aussi.

 Il est aisé de reconnaître dans cet ouvrage, au milieu de ses beautés, je ne sais quel esprit de fanatisme et de férocité pédantesque qui dominaient en Angleterre du temps de Cromwell, lorsque tous les Anglais avaient la Bible et le pistolet à la main. Ces absurdités théologiques dont l'ingénieux Buttler auteur d' Hudibras s'est tant moqué, furent traitées sérieusement par Milton. Aussi cet ouvrage fut-il regardé par toute la cour de Charles II avec autant d'horreur qu'on avait de mépris pour l'auteur.

 Milton avait été quelque temps secrétaire pour la langue latine du parlement appelé le rump , ou le croupion . Cette place fut le prix d'un livre latin en faveur des meurtriers du roi Charles I e r ; livre (il faut l'avouer) aussi ridicule par le style que détestable par la matière; livre où l'auteur raisonne à peu près, comme lorsque, dans son Paradis perdu , il fait digérer un ange, et fait passer les excréments par insensible transpiration; lorsqu'il fait coucher ensemble le Péché et la Mort, lorsqu'il transforme son Satan en cormoran et en crapaud, lorsqu'il fait des diables géants, qu'il change ensuite en pygmées pour qu'ils puissent raisonner plus à l'aise et parler de controverse, etc.

 Si on veut un échantillon de ce libelle scandaleux qui le rendit si odieux, en voici quelques-uns. Saumaise avait commencé son livre en faveur de la maison Stuart et contre les régicides, par ces mots.

  L'horrible nouvelle du parricide commis en Angleterre, a blessé depuis peu nos oreilles et encore plus nos coeurs .

 Milton répond à Saumaise, Il faut que cette horrible nouvelle ait eu une épée plus longue que celle de St Pierre qui coupa une oreille à Malchus, ou les oreilles hollandaises doivent être bien longues pour que le coup ait porté de Londres à la Haye; car une telle nouvelle ne pouvait blesser que des oreilles d'âne .

 Après ce singulier préambule, Milton traite de pusillanimes et de lâches , les larmes que le crime de la faction de Cromwell avait fait répandre à tous les hommes justes et sensibles. Ce sont , dit-il, des larmes telles qu'il en coula des yeux de la nymphe Salmacis, qui produisirent la fontaine dont les eaux énervaient les hommes, les dépouillaient de leur virilité, leur ôtaient le courage, et en faisaient des hermaphrodites . Or Saumaise s'appelait Salmasius en latin. Milton le fait descendre de la nymphe Salmacis. Il l'appelle eunuque et hermaphrodite , quoique hermaphrodite soit le contraire d'eunuque. Il lui dit que ses pleurs sont ceux de Salmacis sa mère, et qu'ils l'ont rendu infâme.

Infamis ne quem male fortibus undis
Salmacis enervet .

 On peut juger si un tel pédant atrabilaire, défenseur du plus énorme crime, put plaire à la cour polie et délicate de Charles II, aux lords Rochester, Roscommon, Bukingkam, aux Waller, aux Couley, aux Congrèves, aux Wicherley. Ils eurent tous en horreur l'homme et le poème. A peine même sut-on que le Paradis perdu existait. Il fut totalement ignoré en France aussi bien que le nom de l'auteur.

 Qui aurait osé parler aux Racines, aux Despréaux, aux Molières, aux La Fontaine d'un poème épique sur Adam et Eve? Quand les Italiens l'ont connu, ils ont peu estimé cet ouvrage moitié théologique et moitié diabolique, où les anges et les diables parlent pendant des chants entiers. Ceux qui savent par coeur l'Arioste et le Tasse, n'ont pu écouter les sons durs de Milton. Il y a trop de distance entre la langue italienne et l'anglaise.

 Nous n'avions jamais entendu parler de ce poème en France, avant que l'auteur de la Henriade nous en eût donné une idée dans le neuvième chapitre de son Essai sur le poème épique . Il fut même le premier (si je ne me trompe) qui nous fit connaître les poètes anglais, comme il fut le premier qui expliqua les découvertes de Newton et les sentiments de Locke. Mais quand on lui demanda ce qu'il pensait du génie de Milton, il répondit, Les Grecs recommandaient aux poètes de sacrifier aux Grâces, Milton a sacrifié au diable .

 On songea alors à traduire ce poème épique anglais dont M. de Voltaire avait parlé avec beaucoup d'éloges à certains égards. Il est difficile de savoir précisément qui en fut le traducteur. On l'attribue à deux personnes qui travaillèrent ensemble; mais on peut assurer qu'ils ne l'ont point du tout traduit fidèlement. Nous l'avons déjà fait voir, et il n'y a qu'à jeter les yeux sur le début du poème pour en être convaincu.

 ‘Je chante la désobéissance du premier homme, et les funestes effets du fruit défendu. La perte d'un paradis, et le mal de la mort triomphant sur la terre, jusqu'à ce qu'un dieu-homme vienne juger les nations, et nous rétablisse dans le séjour bienheureux.'

 Il n'y a pas un mot dans l'original qui réponde exactement à cette traduction. Il faut d'abord considérer qu'on se permet dans la langue anglaise des inversions que nous souffrons rarement dans la nôtre. Voici mot à mot le commencement de ce poème de Milton:

 ‘La première désobéissance de l'homme, et le fruit de l'arbre défendu, dont le goût porta la mort dans le monde, et toutes nos misères avec la perte d'Eden, jusqu'à ce qu'un plus grand homme nous rétablît [62] et regagnât notre demeure heureuse; Muse céleste, c'est là ce qu'il faut chanter.'

 Il y a de très beaux morceaux sans doute dans ce poème singulier; et j'en reviens toujours à ma grande preuve, c'est qu'ils sont retenus en Angleterre par quiconque se pique d'un peu de littérature. Tel est ce monologue de Satan, lorsque s'échappant du fond des enfers, et voyant pour la première fois notre soleil sortant des mains du créateur, il s'écrie:

‘Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits,
Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,
Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s'étonnent,
Toi qui sembles le dieu des cieux qui t'environnent,
Devant qui tout éclat disparaît et s'enfuit,
Qui fais pâlir le front des astres de la nuit;
Image du Très-Haut qui régla ta carrière,
Hélas! j'eusse autrefois éclipsé ta lumière.
Sur la voûte des cieux élevé plus que toi,
Le trône où tu t'assieds s'abaissait devant moi;
Je suis tombé, l'orgueil m'a plongé dans l'abîme.
Hélas! je fus ingrat, c'est là mon plus grand crime.
J'osai me révolter contre mon créateur,
C'est peu de me créer, il fut mon bienfaiteur;
Il m'aimait: j'ai forcé sa justice éternelle
D'appensantir son bras sur ma tête rebelle;
Je l'ai rendu barbare en sa sévérité,
Il punit à jamais, et je l'ai mérité.
Mais si le repentir pouvait obtenir grâce!. . .
Non, rien ne fléchira ma haine et mon audace;
Non, je déteste un maître; et sans doute il vaut mieux
Régner dans les enfers qu'obéir dans les cieux.'

 Les amours d'Adam et d'Eve sont traités avec une mollesse élégante et même attendrissante, qu'on n'attendrait pas du génie un peu dur, et du style souvent raboteux de Milton.

DU REPROCHE DE PLAGIAT FAIT A MILTON.

Quelques-uns l'ont accusé d'avoir pris son poème dans la tragédie du Bannissement d'Adam de Grotius, et dans la Sarcotis du jésuite Mazénius, imprimée à Cologne en 1654 et en 1661, longtemps avant que Milton donnât son Paradis perdu .

 Pour Grotius, on savait assez en Angleterre que Milton avait transporté dans son poème épique anglais quelques vers latins de la tragédie d' Adam . Ce n'est point du tout être plagiaire; c'est enrichir sa langue des beautés d'une langue étrangère. On n'accusa point Euripide de plagiat pour avoir imité dans un choeur d' Iphigénie le second livre de l' Iliade ; au contraire, on lui sut très bon gré de cette imitation, qu'on regarda comme un hommage rendu à Homère sur le théâtre d'Athènes.

 Virgile n'essuya jamais de reproche pour avoir heureusement imité dans l' Enéide une centaine de vers du premier des poètes grecs.

 On a poussé l'accusation un peu plus loin contre Milton. Un Ecossais nommé M. Lauder, très attaché à la mémoire de Charles I e r , que Milton avait insultée avec l'acharnement le plus grossier, se crut en droit de flétrir la mémoire de l'accusateur de ce monarque. On prétendait que Milton avait fait une infâme fourberie pour ravir à Charles I e r la triste gloire d'être l'auteur de l' Eikon Basilike ; livre longtemps cher aux royalistes, et que Charles I e r avait, dit-on, composé dans sa prison pour servir de consolation à sa déplorable infortune.

 Lauder voulut donc vers l'année 1752 commencer par prouver que Milton n'était qu'un plagiaire, avant de prouver qu'il avait agi en faussaire contre la mémoire du plus malheureux des rois; il se procura des éditions du poème de Sarcotis . Il paraissait évident que Milton en avait imité quelques morceaux, comme il avait imité Grotius et le Tasse.

 Mais Lauder ne s'en tint pas là; il déterra une mauvaise traduction en vers latins du Paradis perdu du poète anglais; et joignant plusieurs vers de cette traduction à ceux de Mazénius, il crut rendre par là l'accusation plus grave, et la honte de Milton plus complète. Ce fut en quoi il se trompa lourdement; sa fraude fut découverte. Il voulait faire passer Milton pour un faussaire, et lui-même fut convaincu de l'être. On n'examina point le poème de Mazénius, dont il n'y avait alors que très peu d'exemplaires en Europe. Toute l'Angleterre convaincue du mauvais artifice de l'Ecossais, n'en demanda pas davantage. L'accusateur confondu fut obligé de désavouer sa manoeuvre et d'en demander pardon.

 Depuis ce temps on imprima une nouvelle édition de Mazénius en 1757. Le public littéraire fut surpris du grand nombre de très beaux vers dont la Sarcotis était parsemée. Ce n'est à la vérité qu'une longue déclamation de collège sur la chute de l'homme. Mais l'exorde, l'invocation, la description du jardin d'Eden, le portrait d'Eve, celui du diable, sont précisément les mêmes que dans Milton. Il y a bien plus, c'est le même sujet, le même noeud, la même catastrophe. Si le diable veut dans Milton se venger sur l'homme du mal que Dieu lui a fait, il a précisément le même dessein chez le jésuite Mazénius; et il le manifeste dans ces vers dignes peut-être du siècle d'Auguste.

  Semel excidimus crudelibus astris ,
Et conjuratas involvit terra cohortes .
Fata manent, tenet et superos oblivio nostri ;
Indecore premimur, vulgi tolluntur inertes
Ac viles animae, coeloque fruuntur aperto .
Nos divum soboles; patriaque in sede locandi
Pellimur exilio, moestoque Acheronte tenemur .
Heu! dolor! et superum decreta indigna ! fatiscat
Orbis et antiquo turbentur cuncta tumultu ,
Ac redeat deforme cahos; Styx atra ruinam
Terrarum excipiat, fatoque impellat eodem
Et coelum, et coeli cives; ut inulta Cadamus
Turba, nec umbrarum pariter caligine raptam
Sarcoteam, invisum caput, involvamus? ut astris
Regnantem, et nobis domina cervice minantem
Ignavi patiamur? adhuc tamen, improba, vivit !
Vivit adhuc, fruiturque Dei secura favore !
Cernimus! et quicquam furiarum absconditur Orco ?
Vah! pudor, aeternumque probrum Stygis, occidat, amens
Occidat, et nostrae subeat consortia culpae .
Haec mihi secluso coelis, solatia tantum
Excidii restant; juvat hac consorte malorum
Posse frui, juvat ad nostram seducere poenam
Frustra exultantem, patriaque ex sorte superbam .
Aerumnas exempla levant; minor illa ruina est ,
Quae caput adversi labens oppresserit hostis .

 On trouve dans Mazénius et dans Milton de petits épisodes, des légères excursions absolument semblables; l'un et l'autre parlent de Xerxès qui couvrit la mer de ses vaisseaux.

Quantus erat Xerxes, medium qui contrahit orbem
Urbis in excidium .

 Tous deux parlent sur le même ton de la tour de Babel; tous deux font la même description du luxe, de l'orgueil, de l'avarice, de la gourmandise.

 Ce qui a le plus persuadé le commun des lecteurs du plagiat de Milton, c'est la parfaite ressemblance du commencement des deux poèmes. Plusieurs lecteurs étrangers, après avoir vu l'exorde, n'ont pas douté que tout le reste du poème de Milton ne fût pris de Mazénius. C'est une erreur bien grande, et aisée à reconnaître.

 Je ne crois pas que le poète anglais ait imité en tout plus de deux cents vers du jésuite de Cologne; et j'ose dire qu'il n'a imité que ce qui méritait de l'être. Ces deux cents vers sont fort beaux; ceux de Milton le sont aussi; et le total du poème de Mazénius, malgré ces deux cents beaux vers, ne vaut rien du tout.

 Molière prit deux scènes entières dans la ridicule comédie du Pédant joué de Cyrano de Bergerac. Ces deux scènes sont bonnes, disait-il en plaisantant avec ses amis, elles m'appartiennent de droit, je reprends mon bien. On aurait été après cela très mal reçu à traiter de plagiaire l'auteur du Tartuffe et du Misanthrope .

 Il est certain qu'en général Milton, dans son Paradis , a volé de ses propres ailes en imitant; et il faut convenir que s'il a emprunté tant de traits de Grotius et du jésuite de Cologne, ils sont confondus dans la foule des choses originales qui sont à lui; il est toujours regardé en Angleterre comme un très grand poète.

 Il est vrai qu'il aurait dû avouer qu'il avait traduit deux cents vers d'un jésuite; mais de son temps, dans la cour de Charles II, on ne se souciait ni des jésuites, ni de Milton, ni du Paradis perdu , ni du Paradis retrouvé . Tout cela était ou bafoué ou inconnu.

 


 

EPREUVE. [p. 83]

Toutes les absurdités qui avilissent la nature humaine, nous sont donc venues d'Asie, avec toutes les sciences et tous les arts! C'est en Asie, c'est en Egypte qu'on osa faire dépendre la vie et la mort d'un accusé, ou d'un coup de dés, ou de quelque chose d'équivalent; ou de l'eau froide, ou de l'eau chaude, ou d'un fer rouge, ou d'un morceau de pain d'orge. Une superstition à peu près semblable existe encore, à ce qu'on prétend, dans les Indes, sur les côtes de Malabar, et au Japon.

 Elle passa d'Egypte en Grèce. Il y eut à Trezène un temple fort célèbre, dans lequel tout homme qui se parjurait, mourait sur-le-champ d'apoplexie. Hippolite dans la tragédie de Phèdre parle ainsi à sa maîtresse Aricie.

Aux portes de Trezène, et parmi ces tombeaux,
Des princes de ma race antiques sépultures,
Est un temple sacré formidable aux parjures.
C'est là que les mortels n'osent jurer en vain;
Le perfide y reçoit un châtiment soudain;
Et craignant d'y trouver la mort inévitable,
Le mensonge n'a point de frein plus redoutable.

 Le savant commentateur du grand Racine fait cette remarque sur les épreuves de Trezène.

 ‘M. de la Motte a dit qu'Hippolite devait proposer à son père de venir entendre sa justification dans ce temple où l'on n'osait jurer en vain. Il est vrai que Thésée n'aurait pu douter alors de l'innocence de ce jeune prince; mais il eût eu une preuve trop convaincante contre la vertu de Phèdre, et c'est ce qu'Hippolite ne voulait pas faire. M. de la Motte aurait dû se défier un peu de son goût, en soupçonnant celui de Racine, qui semble avoir prévenu son objection. En effet, Racine suppose que Thésée est si prévenu contre Hippolite, qu'il ne veut pas même l'admettre à se justifier par serment.'

 Je dois dire que la critique de la Motte est de feu M. le marquis de Lacé. Il la fit à table chez M. de la Faye, où j'étais avec feu M. de la Motte, qui promit qu'il en ferait usage; et en effet, dans ses discours sur la tragédie, [63] il fait honneur de cette critique à M. le marquis de Lacé. Cette réflexion me parut très judicieuse, ainsi qu'à M. de la Faye et à tous les convives, qui étaient, excepté moi, les meilleurs connaisseurs de Paris. Mais nous convînmes tous que c'était Aricie qui devait demander à Thésée l'épreuve du temple de Trezène, d'autant plus que Thésée immédiatement après, parle assez longtemps à cette princesse, laquelle oublie la seule chose qui pouvait éclairer le père, et justifier le fils. Cet oubli me paraît inexcusable. Ni M. de Lacé, ni M. de la Motte ne devaient se défier de leur goût en cette occasion. C'est en vain que le commentateur objecte que Thésée a déclaré à son fils qu'il n'en croira point ses serments.

Toujours les scélérats ont recours au parjure .

Il y a une prodigieuse différence entre un serment fait dans une chambre, et un serment fait dans un temple où les parjures sont punis d'une mort subite. Si Aricie avait dit un mot, Thésée n'avait aucune excuse de ne pas conduire Hippolite dans ce temple; mais alors il n'y avait plus de catastrophe.

 Hippolite ne devait donc pas parler de la vertu du temple de Trezène à son Aricie; il n'avait pas besoin de lui faire serment de l'aimer; elle en était assez persuadée. C'est une légère faute qui a échappé au tragique le plus sage, le plus élégant et le plus passionné que nous ayons eu.

 Après cette petite digression je reviens à la barbare folie des épreuves. Elle ne fut point reçue dans la république romaine. On ne peut regarder comme une des épreuves dont nous parlons, l'usage de faire dépendre les grandes entreprises de la manière dont les poulets sacrés mangeaient des vesces. Il ne s'agit ici que des épreuves faites sur les hommes. On ne proposa jamais aux Manlius, aux Camilles, aux Scipions, de se justifier en mettant la main dans de l'eau bouillante sans s'échauder.

 Ces inepties barbares ne furent point admises sous les empereurs. Mais nos Tartares qui vinrent détruire l'empire, (car la plupart de ces déprédateurs étaient originaires de Tartarie) remplirent notre Europe de cette jurisprudence qu'ils tenaient des Perses. Elle ne fut point connue dans l'empire d'Orient jusqu'à Justinien, malgré la détestable superstition qui régnait alors. Mais depuis ce temps, les épreuves dont nous parlons, y furent reçues. Cette manière de juger les hommes est si ancienne, qu'on la trouve établie chez les Juifs dans tous les temps.

 Coré, Dathan et Abiron disputent le pontificat au grand-prêtre Aaron dans le désert; Moïse leur ordonne d'apporter deux cent cinquante encensoirs, et leur dit, que Dieu choisira entre leurs encensoirs et celui d'Aaron. A peine les révoltés eurent paru pour soutenir cette épreuve, qu'ils furent engloutis dans la terre, et que le feu du ciel frappa deux cent cinquante de leurs principaux Nombres ch. XVI. adhérents; après quoi le Seigneur fit encore mourir quatorze mille sept cents hommes du parti. La querelle n'en continua pas moins entre les chefs d'Israël et Aaron pour le sacerdoce. On se servit alors de l'épreuve des verges, chacun présenta sa verge; et celle d'Aaron fut la seule qui fleurit.

 Quand le peuple de Dieu eut fait tomber les murs de Jérico au son des trompettes, il fut vaincu par les habitants du village de Haï. Cette défaite ne parut pas naturelle à Josué; il consulta le Seigneur qui lui répondit, qu'Israël avait péché, que quelqu'un s'était approprié une part de ce qui était dévoué à l'anathème dans Jérico. En effet, tout le butin avait dû être brûlé avec les hommes, les femmes, les enfants et les bêtes, et quiconque avait sauvé ou Josué ch. VII. emporté quelque chose devait être exterminé. Josué, pour découvrir le coupable, soumit toutes les tribus à l'épreuve du sort. Il tomba d'abord sur la tribu de Juda, ensuite sur la famille de Zaré, puis sur la maison où demeurait Zabdi, et enfin sur le petit-fils de Zabdi, nommé Acan.

 L'Ecriture n'explique pas comment ces tribus errantes avaient alors des maisons. Elle ne dit pas non plus de quel sort on se servait; mais il est certain, par le texte, qu'Acan était convaincu de s'être approprié une petite lame d'or, un manteau d'écarlate et deux cents cicles d'argent, fut brûlé avec ses fils, ses brebis, ses boeufs, ses ânes et sa tente même dans la vallée d'Achor.

Josué ch. XIV. La terre promise fut partagée au sort; on tirait au sort les deux boucs Lévit. ch. XVI. d'expiation pour savoir lequel des deux serait offert en sacrifice, tandis qu'on enverrait l'autre au désert.

Liv. I des Rois ch. X Quand il fallut élire Saül pour roi, on consulta le sort qui désigna d'abord la tribu de Benjamin, la famille de Métri dans cette tribu, et ensuite Saül fils de Cis dans la famille de Métri.

Liv. I des Rois ch. XIV, v. 42. Le sort tomba sur Jonathas pour le punir d'avoir mangé un peu de miel au bout d'une verge.

 Les matelots de Joppé jetèrent le sort pour apprendre de Dieu Jonas ch. I. quelle était la cause de la tempête. Le sort leur apprit que c'était Jonas, et ils le jetèrent dans la mer.

 Toutes ces épreuves par le sort, qui n'étaient que des superstitions profanes chez les autres nations, étaient la voix de Dieu même chez le peuple chéri, et tellement la voix de Dieu que les apôtres Actes des apôtres ch. I. tirèrent au sort la place de l'apôtre Judas. Les deux concurrents étaient St Mathias et Barsabas. La Providence se déclara pour St Mathias.

 Le pape Honorius troisième du nom, défendit par une décrétale que l'on se servît dorénavant de cette voie pour élire des évêques. Elle était assez commune, c'est ce que les païens appelaient sortilegium , sortilège. Caton dit dans la Pharsale:

Sortilegis egeant dubii .

 Il y avait d'autres épreuves au nom du Seigneur chez les Juifs, Nombres ch. V, v. 17. comme les eaux de jalousie. Une femme soupçonnée d'adultère devait boire de cette eau mêlée avec de la cendre, et consacrée par le grand-prêtre. Si elle était coupable, elle enflait sur-le-champ et mourait. C'est sur cette loi que tout l'Occident chrétien établit les épreuves dans les accusations juridiques, ne sachant pas que ce qui était ordonné par Dieu même dans l'Ancien Testament, n'était qu'une superstition absurde dans le Nouveau.

 Le duel fut une de ces épreuves, et elle a duré jusqu'au 16 e siècle. Celui qui tuait son adversaire avait toujours raison.

 La plus terrible de toutes était de porter, dans l'espace de neuf pas, une barre de fer ardent sans se brûler. Aussi l' Histoire du moyen âge , quelque fabuleuse qu'elle soit, ne rapporte aucun exemple de cette épreuve, ni de celle qui consistait à marcher sur neuf coutres de charrue enflammés. On peut douter de toutes les autres, ou expliquer les tours de charlatans dont on se servait pour tromper les juges. Par exemple, il était très aisé de faire l'épreuve de l'eau bouillante impunément; on pouvait présenter un cuvier à moitié plein d'eau fraîche, et y verser juridiquement de la chaude, moyennant quoi l'accusé plongeait sa main dans de l'eau tiède jusqu'au coude, et prenait au fond l'anneau béni qu'on y jetait.

 On pouvait faire bouillir de l'huile avec de l'eau; l'huile commence à s'élever, à jaillir, à paraître bouillonner quand l'eau commence à frémir; et cette huile n'a encore acquis que très peu de chaleur. On semble alors mettre sa main dans l'eau bouillante; et on l'humecte d'une huile qui la préserve.

 Un champion peut très facilement s'être endurci jusqu'à tenir quelques secondes un anneau jeté dans le feu, sans qu'il reste de grandes marques de brûlure.

 Passer entre deux feux sans se brûler, n'est pas un grand tour d'adresse quand on passe fort vite, et qu'on s'est bien pommadé le visage et les mains. C'est ainsi qu'en usa ce terrible Pierre Aldobrandin, Petrus Igneus , (supposé que ce conte soit vrai) quand il passa entre deux bûchers à Florence pour démontrer avec l'aide de Dieu, que son archevêque était un fripon et un débauché. Charlatans! charlatans! disparaissez de l'histoire.

 C'était une plaisante épreuve que celle d'avaler un morceau de pain d'orge, qui devait étouffer son homme s'il était coupable. J'aime bien mieux Arlequin que le juge interroge sur un vol dont le docteur Balouard l'accuse. Le juge était à table, et buvait d'excellent vin quand Arlequin comparut; il prend la bouteille et le verre du juge; il vide la bouteille, et lui dit, Monsieur, je veux que ce vin-là me serve de poison, si j'ai fait ce dont on m'accuse.

 


 

EQUIVOQUE. [p. 88]

(Voyez Abus des mots.)

Faute de définir les termes, et surtout faute de netteté dans l'esprit, presque toutes les lois qui devraient être claires comme l'arithmétique et la géométrie, sont obscures comme des logogriphes. La triste preuve en est que presque tous les procès sont fondés sur le sens des lois, entendues presque toujours différemment par les plaideurs, les avocats et les juges.

 Tout le droit public de notre Europe eut pour origine des équivoques, à commencer par la loi salique. Fille n'héritera point en terre salique . Mais qu'est-ce que terre salique? et fille n'héritera-t-elle point d'un argent comptant, d'un collier à elle légué qui vaudra mieux que la terre?

 Les citoyens de Rome saluent Karl fils de Pépin le Bref l'Austrasien, du nom d' imperator . Entendaient-ils par là, Nous vous conférons tous les droits d'Octave, de Tibère, de Caligula, de Claude? nous vous donnons tout le pays qu'ils possédaient? Mais ils ne pouvaient le donner, puisque loin d'en être les maîtres, ils l'étaient à peine de leur ville. Jamais il n'y eut d'expression plus équivoque; et elle l'était tellement qu'elle l'est encore.

 L'évêque de Rome Léon III, qui, dit-on, déclara Charlemagne empereur, comprenait-il la force des termes qu'il prononçait? Les Allemands prétendent qu'il entendait que Charles serait son maître; la daterie a prétendu qu'il voulait dire, qu'il serait maître de Charlemagne.

 Les choses les plus respectables, les plus sacrées, les plus divines n'ont-elles pas été obscurcies par les équivoques des langues?

 On demande à deux chrétiens de quelle religion ils sont; l'un et l'autre répond: Je suis catholique. On les croît tous deux de la même communion; cependant l'un est de la grecque, l'autre de la latine, et tous deux irréconciliables. Si on veut s'éclaircir davantage, il se trouve que chacun d'eux entend par catholique universel ; et qu'en ce cas universel a signifié partie .

 L'âme de St François est au ciel, est en paradis. Un de ces mots signifie l' air , l'autre veut dire jardin .

 On se sert du mot esprit pour exprimer vent, extrait, pensée, brandevin rectifié, apparition d'un corps mort.

 L'équivoque a été tellement un vice nécessaire de toutes les langues formées par ce qu'on appelle le hasard et par l'habitude, que l'auteur même de toute clarté et de toute vérité daigna condescendre à la manière de parler de son peuple, c'est ce qui fait qu' héloïm signifie en quelques endroits des juges , d'autrefois des dieux , et d'autrefois des anges .

  Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée , serait une équivoque dans une langue et dans un sujet profane; mais ces paroles reçoivent un sens divin de la bouche qui les prononce et du sujet auquel elles sont appliquées.

  Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; or Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants . Dans le sens ordinaire ces paroles pouvaient signifier, Je suis le même Dieu qu'ont adoré Abraham, Isaac et Jacob, comme la terre qui a porté Abraham, Isaac et Jacob, porte aussi leurs descendants; le soleil qui luit aujourd'hui est le soleil qui éclairait Abraham, Isaac et Jacob; la loi de leurs enfants est leur loi. Et cela ne signifie pas qu'Abraham, Isaac et Jacob soient encore vivants. Mais quand c'est le Messie qui parle, il n'y a plus d'équivoque; le sens est aussi clair que divin. Il est évident qu'Abraham, Isaac et Jacob ne sont point au rang des morts, mais qu'ils vivent dans la gloire, puisque cet oracle est prononcé par le Messie; mais il fallait que ce fût lui qui le dît.

 Les discours des prophètes juifs pouvaient être équivoques aux yeux des hommes grossiers qui n'en pénétraient pas le sens; mais ils ne le furent pas pour les esprits éclairés des lumières de la foi.

 Tous les oracles de l'antiquité étaient équivoques; l'un prédit à Crésus qu'un puissant empire succombera; mais sera-ce le sien? sera-ce celui de Cyrus? L'autre dit à Pyrrhus que les Romains peuvent le vaincre, et qu'il peut vaincre les Romains. Il est impossible que cet oracle mente.

 Lorsque Septime Sévère, Pescennius Niger et Clodius Albinus disputaient l'empire, l'oracle de Delphes (consulté malgré le jésuite Baltus qui prétend que les oracles avaient cessé) répondit, Le brun est fort bon, le blanc ne vaut rien, l'Africain est passable . On voit qu'il y avait plus d'une manière d'expliquer un tel oracle.

 Quand Aurélien consulta le dieu de Palmire, (et toujours malgré Baltus) le dieu dit que les colombes craignent le faucon . Quelque chose qui arrivât, le dieu se tirait d'affaire. Le faucon était le vainqueur; les colombes étaient les vaincus.

 Quelquefois des souverains ont employé l'équivoque aussi bien que les dieux. Je ne sais quel tyran ayant juré à un captif de ne le pas tuer, ordonna qu'on ne lui donnât point à manger, disant qu'il lui avait promis de ne le pas faire mourir, mais non de contribuer à le faire vivre.

 


 

ESCLAVAGE. [p. 90]

Dialogue entre un Français & un Anglais.

LE FRANÇAIS.

Il me paraît que l'Europe est aujourd'hui comme une grande foire. On y trouve tout ce qu'on croit nécessaire à la vie; il y a des corps-de-garde pour veiller à la sûreté des magasins, des fripons qui gagnent aux trois dés l'argent que perdent les dupes; des fainéants qui demandent l'aumône, et des marionnettes dans le préau.

L'ANGLAIS.

Tout cela est de convention comme vous voyez; et ces conventions de la foire sont fondées sur les besoins de l'homme, sur sa nature, sur le développement de son intelligence, sur la cause première qui pousse le ressort des causes secondes. Je suis persuadé qu'il en est ainsi dans une république de fourmis; nous les voyons toujours agir sans bien démêler ce qu'elles font; elles ont l'air de courir au hasard, elles jugent peut-être ainsi de nous; elles tiennent leur foire comme nous la nôtre. Pour moi, je ne suis pas absolument mécontent de ma boutique.

LE FRANÇAIS.

Parmi les conventions qui me déplaisent de cette grande foire du monde, il y en a deux surtout qui me mettent en colère; c'est qu'on y vende des esclaves, et qu'il y ait des charlatans dont on paye l'orviétan beaucoup trop cher. Montesquieu m'a fort réjoui dans son chapitre des nègres. Il est bien comique, il triomphe en s'égayant sur notre injustice.

L'ANGLAIS.

Nous n'avons pas à la vérité le droit naturel d'aller garrotter un citoyen d'Angola pour le mener travailler à coups de nerf de boeuf à nos sucreries de la Barbade, comme nous avons le droit naturel de mener à la chasse le chien que nous avons nourri. Mais nous avons le droit de convention. Pourquoi ce nègre se vend-il? ou pourquoi se laisse-t-il vendre? je l'ai acheté, il m'appartient; quel tort lui fais-je? Il travaille comme un cheval, je le nourris mal, je l'habille de même, il est battu quand il désobéit; y a-t-il là de quoi tant s'étonner? traitons-nous mieux nos soldats? N'ont-ils pas perdu absolument leur liberté comme ce nègre? La seule différence entre le nègre et le guerrier, c'est que, le guerrier coûte bien moins. Un beau nègre revient à présent à cinq cents écus au moins, et un beau soldat en coûte à peine cinquante. Ni l'un ni l'autre ne peut quitter le lieu où il est confiné, l'un et l'autre sont battus pour la moindre faute. Le salaire est à peu près le même; et le nègre a sur le soldat l'avantage de ne point risquer sa vie, et de la passer avec sa négresse et ses négrillons.

LE FRANÇAIS.

Quoi! vous croyez donc qu'un homme peut vendre sa liberté qui n'a point de prix?

L'ANGLAIS.

Tout a son tarif: tant pis pour lui, s'il me vend à bon marché quelque chose de si précieux. Dites qu'il est un imbécile; mais ne dites pas que je suis un coquin.

LE FRANÇAIS.

Il me semble que Grotius (Liv. II, chap. v) approuve fort l'esclavage; il trouve même la condition d'un esclave beaucoup plus avantageuse que celle d'un homme de journée qui n'est pas toujours sûr d'avoir du pain.

 Mais Montesquieu regarde la servitude comme une espèce de péché contre nature. Voilà un Hollandais citoyen libre qui veut des esclaves, et un Français qui n'en veut point, il ne croit pas même au droit de la guerre.

L'ANGLAIS.

Et quel autre droit peut-il donc y avoir dans la guerre que celui du plus fort? Je suppose que je me trouve en Amérique engagé dans une action contre des Espagnols. Un Espagnol m'a blessé, je suis prêt à le tuer; il me dit, Brave Anglais ne me tue pas, et je te servirai. J'accepte la proposition, je lui fais ce plaisir, je le nourris d'ail, et d'oignons; il me lit les soirs Don Quichotte à mon coucher, quel mal y a-t-il à cela, s'il vous plaît? Si je me rends à un Espagnol aux mêmes conditions, quel reproche ai-je à lui faire? Il n'y a dans un marché que ce qu'on y met, comme dit l'empereur Justinien.

 Montesquieu n'avoue-t-il pas lui-même qu'il y a des peuples d'Europe chez lesquels il est fort commun de se vendre, comme par exemple les Russes?

LE FRANÇAIS.

Il est vrai qu'il le dit, et qu'il cite le capitaine Jean Perri Liv. XV, ch. VI. dans l'état présent de la Russie; mais il cite à son ordinaire. Jean Perri dit précisément le contraire. Voici ses propres mots, Page 228. Le czar a ordonné que personne ne se dirait à l'avenir son esclave, son golup; mais seulement raab qui signifie sujet. Il est vrai que ce peuple n'en tire aucun avantage réel; car il est encore aujourd'hui esclave .

 En effet, tous les cultivateurs, tous les habitants des terres appartenant aux boyards ou aux prêtres sont esclaves. Si l'impératrice de Russie commence à créer des hommes libres, elle rendra par là son nom immortel.

 Au reste, à la honte de l'humanité, les agriculteurs, les artisans, les bourgeois qui ne sont pas citoyens des grandes villes sont encore esclaves, serfs de glèbe, en Pologne, en Bohême, en Hongrie, en plusieurs provinces de l'Allemagne, dans la moitié de la Franche-Comté, dans le quart de la Bourgogne et du Bourbonnais; et ce qu'il y a de contradictoire, c'est, qu'ils sont esclaves des prêtres. Il y a tel évêque qui n'a guère que des serfs de glèbe de main-morte, dans son territoire. Telle est l'humanité, telle est la charité chrétienne. Quant aux esclaves faits pendant la guerre, on ne voit chez les religieux, chevaliers de Malthe que des esclaves de Turquie ou des côtes d'Afrique enchaînés aux rames de leurs galères chrétiennes.

L'ANGLAIS.

Par ma foi si des évêques, et des religieux ont des esclaves, je veux en avoir aussi.

LE FRANÇAIS.

Il serait mieux que personne n'en eût.

 La chose arrivera infailliblement quand la paix perpétuelle de l'abbé de St Pierre sera signée par le Grand Turc et par toutes les puissances, et qu'on aura bâti la ville d'Arbitrage auprès du trou qu'on voulait percer jusqu'au centre de la terre pour savoir bien précisément comment il faut se conduire sur sa surface.

DIALOGUE SECOND.

Des esprits serfs.

LE FRANÇAIS.

Si vous admettez l'esclavage du corps, vous ne permettez pas du moins l'esclavage des esprits?

L'ANGLAIS.

Entendons-nous, s'il vous plaît. Je n'admets point l'esclavage du corps parmi les principes de la société. Je dis seulement qu'il vaut mieux pour un vaincu être esclave que d'être tué, en cas qu'il aime plus la vie que la liberté.

 Je dis que le nègre qui se vend est un fou, et que le père nègre qui vend son négrillon est un barbare; mais que je suis un homme fort sensé d'acheter ce nègre et de le faire travailler à ma sucrerie. Mon intérêt, est qu'il se porte bien, afin qu'il travaille. Je serai humain envers lui, et je n'exige pas de lui plus de reconnaissance que de mon cheval, à qui je suis obligé de donner de l'avoine si je veux qu'il me serve. Je suis avec mon cheval à peu près comme Dieu avec l'homme. Si Dieu a fait l'homme pour vivre quelques minutes dans l'écurie de la terre, il fallait bien qu'il lui procurât de la nourriture; car il serait absurde qu'il lui eût fait présent de la faim et d'un estomac, et qu'il eût oublié de le nourrir.

LE FRANÇAIS.

Et si votre esclave est inutile?

L'ANGLAIS.

Je lui donnerai sa liberté sans contredit, dût-il s'aller faire moine.

LE FRANÇAIS.

Mais l'esclavage de l'esprit comment le trouvez-vous?

L'ANGLAIS.

Qu'appelez-vous esclavage de l'esprit?

LE FRANÇAIS.

J'entends cet usage où l'on est, de plier l'esprit de nos enfants comme les femmes caraïbes pétrissent la tête des leurs; d'apprendre d'abord à leur bouche à balbutier des sottises dont nous nous moquons nous-mêmes; de leur faire croire ces sottises, dès qu'ils peuvent commencer à croire; de prendre ainsi tous les soins possibles pour rendre une nation idiote, pusillanime, et barbare; d'instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d'écrire, de parler, et même de penser, comme Arnolphe veut dans la comédie qu'il n'y ait dans sa maison d'écritoire que pour lui, et faire d'Agnès une imbécile afin de jouir d'elle.

L'ANGLAIS.

S'il y avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle conspiration pour les abolir, ou je fuirais pour jamais de mon île après y avoir mis le feu.

LE FRANÇAIS.

Cependant il est bon que tout le monde ne dise pas ce qu'il pense. On ne doit insulter ni par écrit, ni dans ses discours, les puissances et les lois à l'abri desquelles on jouit de sa fortune, de sa liberté, et de toutes les douceurs de la vie.

L'ANGLAIS.

Non sans doute; et il faut punir le séditieux téméraire; mais parce que les hommes peuvent abuser de l'écriture faut-il leur en interdire l'usage? J'aimerais autant qu'on vous rendît muet pour vous empêcher de faire de mauvais arguments. On vole dans les rues, faut-il pour cela défendre d'y marcher? on dit des sottises et des injures, faut-il défendre de parler? chacun peut écrire chez nous ce qu'il pense à ses risques et à ses périls; c'est la seule manière de parler à sa nation. Si elle trouve que vous avez parlé ridiculement, elle vous siffle; si séditieusement, elle vous punit; si sagement et noblement, elle vous aime, et vous récompense. La liberté de parler aux hommes avec la plume est établie en Angleterre comme en Pologne; elle l'est dans les Provinces-Unies; elle l'est enfin dans la Suède qui nous imite: elle doit l'être dans la Suisse, sans quoi la Suisse n'est pas digne d'être libre. Point de liberté chez les hommes sans celle d'expliquer sa pensée.

LE FRANÇAIS.

Et si vous étiez né dans Rome moderne!

L'ANGLAIS.

J'aurais dressé un autel à Cicéron et à Tacite, gens de Rome l'ancienne. Je serais monté sur cet autel; et le chapeau de Brutus sur la tête, et son poignard à la main; j'aurais rappelé le peuple aux droits naturels qu'il a perdus. J'aurais rétabli le tribunat, comme fit Nicolas Rienzi.

LE FRANÇAIS.

Et vous auriez fini comme lui.

L'ANGLAIS.

Peut-être; mais je ne puis vous exprimer l'horreur que m'inspira l'esclavage des Romains dans mon dernier voyage; je frémissais en voyant des récollets au Capitole. Quatre de mes compatriotes ont frété un vaisseau pour aller dessiner les inutiles ruines de Palmire et de Balbec; j'ai été tenté cent fois d'en armer une douzaine à mes frais pour aller changer en ruines les repaires des inquisiteurs dans les pays où l'homme est asservi par ces monstres. Mon héros est l'amiral Black. Envoyé par Cromwell pour signer un traité avec Jean de Bragance roi de Portugal, ce prince s'excusa de conclure, parce que le grand inquisiteur ne voulait pas souffrir qu'on traitât avec des hérétiques. Laissez-moi faire, lui dit Black, il viendra signer le traité sur mon bord. Le palais de ce moine était sur le Tage vis-à-vis notre flotte. L'amiral lui lâche une bordée à boulets rouges; l'inquisiteur vient lui demander pardon et signe le traité à genoux. L'amiral ne fit en cela que la moitié de ce qu'il devait faire; il aurait dû défendre à tous les inquisiteurs, de tyranniser les âmes et de brûler les corps; comme les Persans, et ensuite les Grecs et les Romains défendirent aux Africains de sacrifier des victimes humaines.

LE FRANÇAIS.

Vous parlez toujours en véritable Anglais.

L'ANGLAIS.

En homme; et comme tous les hommes parleraient s'ils osaient. Voulez-vous que je vous dise quel est le plus grand défaut du genre humain?

LE FRANÇAIS.

Vous me ferez plaisir; j'aime à connaître mon espèce.

L'ANGLAIS.

Ce défaut est d'être sot et poltron.

LE FRANÇAIS.

Cependant toutes les nations montrent du courage à la guerre.

L'ANGLAIS.

Oui, comme les chevaux qui tremblent au premier son du tambour, et qui avancent fièrement quand ils sont disciplinés par cent coups de tambour et cent coups de fouet.

 


 

ESCLAVES. [p. 98]

SECTION PREMIÈRE.

Pourquoi appelons-nous esclaves ceux que les Romains appelaient servi , et les Grecs douloi . L'étymologie est ici fort en défaut, et les Bochart ne pourront faire venir ce mot de l'hébreu.

 Le plus ancien monument que nous ayons de ce nom d' esclave , est le testament d'un Armangaut archevêque de Narbonne, qui lègue à l'évêque Frédelon son esclave Anaph, Anaphum Slavonium . Cet Anaph était bien heureux d'appartenir à deux évêques de suite.

 Il n'est pas hors de vraisemblance que les Slavons étant venus du fond du Nord avec tant de peuples indigents et conquérants piller ce que l'empire romain avait ravi aux nations, et surtout la Dalmatie et l'Illyrie, les Italiens aient appelé schiavitu le malheur de tomber entre leurs mains, et schiavi ceux qui étaient en captivité dans leurs nouveaux repaires.

 Tout ce qu'on peut recueillir du fatras de l' Histoire du moyen âge , c'est que du temps des Romains notre univers connu se divisait en hommes libres et en esclaves. Quand les Slavons, Alains, Huns, Hérules, Lombards, Ostrogoths, Visigoths, Vandales, Bourguignons, Francs, Normands, vinrent partager les dépouilles du monde, il n'y a pas d'apparence que la multitude des esclaves diminuât; d'anciens maîtres se virent réduits à la servitude; le très petit nombre enchaîna le grand, comme on le voit dans les colonies où l'on emploie les nègres, et comme il se pratique en plus d'un genre.

 Nous n'avons rien dans les anciens auteurs concernant les esclaves des Assyriens et des Egyptiens.

 Le livre où il est le plus parlé d'esclaves, est l' Iliade . D'abord la belle Briseis est esclave chez Achille. Toutes les Troyennes, et surtout les princesses, craignent d'être esclaves des Grecs et d'aller filer pour leurs femmes.

 L'esclavage est aussi ancien que la guerre, et la guerre aussi ancienne que la nature humaine.

 On était si accoutumé à cette dégradation de l'espèce, qu'Epictète, qui assurément valait mieux que son maître, n'est jamais étonné d'être esclave.

 Aucun législateur de l'antiquité n'a tenté d'abroger la servitude; au contraire, les peuples les plus enthousiastes de la liberté, les Athéniens, les Lacédémoniens, les Romains, les Carthaginois, furent ceux qui portèrent les lois les plus dures contre les serfs. Le droit de vie et de mort sur eux était un des principes de la société. Il faut avouer que de toutes les guerres, celle de Spartacus est la plus juste, et peut-être la seule juste.

 Qui croirait que les Juifs, formés, à ce qu'il semblait, pour servir toutes les nations tour à tour, eussent pourtant quelques Exode ch. XXI. Lévitiq. ch. XXV etc. Genèse ch. XXVII-XXXII. esclaves aussi. Il est prononcé dans leurs lois qu'ils pourront acheter leurs frères pour six ans, et les étrangers pour toujours. Il était dit que les enfants d'Esaü devaient être les serfs des enfants de Jacob. Mais depuis, sous une autre économie, les Arabes qui se disaient enfants d'Esaü, réduisirent les enfants de Jacob à l'esclavage.

 Les Evangiles ne mettent pas dans la bouche de Jésus-Christ une seule parole qui rappelle le genre humain à sa liberté primitive, pour laquelle il semble né. Il n'est rien dit dans le Nouveau Testament de cet état d'opprobre et de peine auquel la moitié du genre humain était condamnée; pas un mot dans les écrits des apôtres et des Pères de l'Eglise pour changer des bêtes de somme en citoyens, comme on commença à le faire parmi nous vers le treizième siècle. S'il est parlé de l'esclavage, c'est de l'esclavage du péché.

Ch. VIII. Il est difficile de bien comprendre comment dans St Jean les Juifs peuvent dire à Jésus, Nous n'avons jamais servi sous personne , eux qui étaient alors sujets des Romains, eux qui avaient été vendus au marché après la prise de Jérusalem; eux, dont dix tribus emmenées esclaves par Salmanazar, avaient disparu de la face de la terre, et dont deux autres tribus furent dans les fers des Babyloniens soixante et dix ans; eux sept fois réduits en servitude dans leur terre promise de leur propre aveu; eux qui dans tous leurs écrits parlaient de leur servitude en Egypte, dans cette Egypte qu'ils abhorraient, et où ils coururent en foule pour gagner quelque argent dès qu'Alexandre daigna leur permettre de s'y établir. Le révérend père Dom Calmet dit, qu'il faut entendre ici une servitude intrinsèque , ce qui n'est pas moins difficile à comprendre.

 L'Italie, les Gaules, l'Espagne, une partie de l'Allemagne étaient habitées par des étrangers devenus maîtres, et par des natifs devenus serfs. Quand l'évêque de Séville Opas et le comte Julien appelèrent les Maures mahométans contre les rois chrétiens visigoths qui régnaient delà les Pyrénées; les mahométans, selon leur coutume, proposèrent aux peuples de se faire circoncire, ou de se battre, ou de payer en tribut de l'argent et des filles. Le roi Roderic fut vaincu, il n'y eut d'esclaves que ceux qui furent pris à la guerre.

 Les colons gardèrent leurs biens et leur religion en payant. C'est ainsi que les Turcs en usèrent depuis en Grèce. Mais ils imposèrent aux Grecs un tribut de leurs enfants, les mâles pour être circoncis et pour servir d'icoglans et de janissaires, les filles pour être élevées dans les sérails. Ce tribut fut depuis racheté à prix d'argent. Les Turcs n'ont plus guère d'esclaves pour le service intérieur des maisons que ceux qu'ils achètent des Circassiens, des Mingréliens et des petits Tartares.

 Entre les Africains musulmans, et les Européens chrétiens, la coutume de piller, de faire esclave tout ce qu'on rencontre sur mer a toujours subsisté. Ce sont des oiseaux de proie qui fondent les uns sur les autres; Algériens, Marocains, Tunisiens vivent de piraterie. Les religieux de Malthe, successeurs des religieux de Rhodes, jurent de piller et d'enchaîner tout ce qu'ils trouveront de musulmans. Les galères du pape vont prendre des Algériens, ou sont prises sur les côtes méridionales d'Afrique. Ceux qui se disent blancs vont acheter des nègres à bon marché, pour les revendre cher en Amérique. Les Pensilvaniens seuls ont renoncé depuis peu solennellement à ce trafic qui leur a paru malhonnête.

SECTION SECONDE.

J'ai lu depuis peu au mont Krapac où l'on sait que je demeure, un livre fait à Paris, plein d'esprit, de paradoxes, de vues et de courage, tel à quelques égards que ceux de Montesquieu, et écrit contre Montesquieu. Dans ce livre on préfère hautement l'esclavage à la domesticité, et surtout à l'état libre de manoeuvre. On y plaint le sort de ces malheureux hommes libres qui peuvent gagner leur vie où ils veulent par le travail pour lequel l'homme est né, et qui est le gardien de l'innocence comme le consolateur de la vie. Personne, dit l'auteur, n'est chargé de les nourrir, de les secourir, au lieu que les esclaves étaient nourris et soignés par leurs maîtres ainsi que leurs chevaux. Cela est vrai; mais l'espèce humaine aime mieux se pourvoir que dépendre; et les chevaux nés dans les forêts les préfèrent aux écuries.

 Il remarque avec raison que les ouvriers perdent beaucoup de journées, dans lesquelles il leur est défendu de gagner leur vie; mais ce n'est pas parce qu'ils sont libres, c'est parce que nous avons quelques lois ridicules et beaucoup trop de fêtes.

 Il dit très justement, que ce n'est pas la charité chrétienne qui a brisé les chaînes de la servitude, puisque cette charité les a resserrées pendant plus de douze siècles; et il pouvait encore Voyez la sect. III. ajouter que chez les chrétiens les moines mêmes, tout charitables qu'ils sont, possèdent encore des esclaves réduits à un état affreux sous le nom de mortaillables , de main-mortables , de serfs de glèbe .

 Il affirme, ce qui est très vrai, que les princes chrétiens n'affranchirent les serfs que par avarice. C'est en effet pour avoir l'argent amassé par ces malheureux, qu'ils leur signèrent des patentes de manumission. Ils ne leur donnèrent pas la liberté, ils la vendirent. L'empereur Henri V commença; il affranchit les serfs de Spire et de Worms au douzième siècle. Les rois de France l'imitèrent. Cela prouve de quel prix est la liberté, puisque ces hommes grossiers l'achetèrent très chèrement.

 Enfin, c'est aux hommes sur l'état desquels on dispute, à décider quel est l'état qu'ils préfèrent. Interrogez le plus vil manoeuvre couvert de haillons, nourri de pain noir, dormant sur la paille dans une hutte entrouverte; demandez-lui s'il voudrait être esclave, mieux nourri, mieux vêtu, mieux couché, non seulement il répondra en reculant d'horreur, mais il en est à qui vous n'oseriez en faire la proposition.

 Demandez ensuite à un esclave s'il désirerait d'être affranchi, et vous verrez ce qu'il vous répondra. Par cela seul la question est décidée.

 Considérez encore que le manoeuvre peut devenir fermier, et de fermier propriétaire. Il peut même en France parvenir à être conseiller du roi, s'il a gagné du bien. Il peut être en Angleterre franc-tenancier, nommer un député au parlement; en Suède devenir lui-même un membre des états de la nation. Ces perspectives valent bien celle de mourir abandonné dans le coin d'une étable de son maître.

SECTION TROISIÉME.

Liv. VI, ch. III. Puffendorf dit que l'escalvage a été établi par un libre consentement des parties, et par un contrat de faire afin qu'on nous donne .

 Je ne croirai Puffendorf que quand il m'aura montré le premier contrat.

 Grotius demande si un homme fait captif à la guerre a le droit de s'enfuir? (et remarquez qu'il ne parle pas d'un prisonnier sur sa parole d'honneur.) Il décide qu'il n'a pas ce droit. Que ne dit-il qu'ayant été blessé il n'a pas le droit de se faire panser! la nature décide contre Grotius.

Liv. XV, ch. VI. Voici ce qu'avance l'auteur de l' Esprit des lois , après avoir peint l'esclavage des nègres avec le pinceau de Molière.

 ‘M. Perri dit que les Moscovites se vendent aisément; j'en sais bien la raison; c'est que leur liberté ne vaut rien.'

 Le capitaine Jean Perri Anglais, qui écrivait en 1714 l' Etat présent de la Russie , ne dit pas un mot de ce que l' Esprit des lois lui fait dire. Il n'y a dans Perri que quelques lignes touchant Pag. 228, éd. d'Amsterd. 1717. l'esclavage des Russes; les voici: ‘Le czar a ordonné que dans tous ses Etats personne à l'avenir ne se dirait son golup ou esclave, mais seulement raab qui signifie sujet . Il est vrai que ce peuple n'en a tiré aucun avantage réel; car il est encore aujourd'hui effectivement esclave.' [64]

 L'auteur de l' Esprit des lois ajoute que suivant le récit de Guillaume Dampier, tout le monde cherche à se vendre dans le royaume d'Achem . Ce serait là un étrange commerce. Je n'ai rien vu dans le Voyage de Dampier qui approche d'une pareille idée. C'est dommage qu'un homme qui avait tant d'esprit ait hasardé tant de choses, et cité faux tant de fois.

SERFS DE CORPS, SERFS DE GLÈBE ,MAIN-MORTE, &c. Section quatrième.

On dit communément qu'il n'y a plus d'esclaves en France, que c'est le royaume des francs; qu'esclave et franc sont contradictoires. Qu'on y est si franc, que plusieurs financiers y sont morts en dernier lieu avec plus de trente millions de francs acquis aux dépens des descendants des anciens Francs, s'il y en a. Heureuse la nation française d'être si franche! Cependant, comment accorder tant de liberté avec tant d'espèces de servitudes, comme, par exemple, celle de la main-morte?

 Plus d'une belle dame à Paris, brillante dans une loge de l'Opéra, ignore qu'elle descend d'une famille de Bourgogne ou du Bourbonnais, ou de la Franche-Comté, ou de la Marche, ou de l'Auvergne, et que sa famille est encore esclave mortaillable, main-mortable.

 De ces esclaves, les uns sont obligés de travailler trois jours de la semaine pour leur seigneur; les autres deux. S'ils meurent sans enfants leur bien appartient à ce seigneur; s'ils laissent des enfants le seigneur prend seulement les plus beaux bestiaux, les meilleurs meubles à son choix dans plus d'une coutume. Dans d'autres coutumes, si le fils de l'esclave main-mortable n'est pas dans la maison de l'esclavage paternel depuis un an et un jour à la mort du père, il perd tout son bien et il demeure encore esclave, c'est-à-dire, que s'il gagne quelque bien par son industrie, ce pécule à sa mort appartiendra au seigneur.

 Voici bien mieux; un bon Parisien va voir ses parents en Bourgogne ou en Franche-Comté, il demeure un an et un jour dans une maison main-mortable et s'en retourne à Paris, tous ses biens, en quelque endroit qu'ils soient situés, appartiendront au seigneur foncier, en cas que cet homme meure sans laisser de lignée.

 On demande à ce propos, comment la comté de Bourgogne eut le sobriquet de franche avec une telle servitude. C'est, sans doute, comme les Grecs donnèrent aux furies le nom d'Euménides, bons coeurs .

 Mais le plus curieux, le plus consolant de toute cette jurisprudence, c'est que les moines sont seigneurs de la moitié des terres main-mortables.

 Si par hasard un prince du sang, ou un ministre d'Etat, ou un chancelier, ou quelqu'un de leurs secrétaires jetait les yeux sur cet article, il serait bon que dans l'occasion il se ressouvînt que le roi de France déclare à la nation, dans son ordonnance du 18 mai 1731, que les moines et les bénéficiers possèdent plus de la moitié des biens de la Franche-Comté .

 Le marquis d'Argenson dans le Droit public ecclésiastique , auquel il eut la meilleure part, dit qu'en Artois, de dix-huit charrues, les moines en ont treize.

 On appelle les moines eux-mêmes gens de main-morte , et ils ont des esclaves. Renvoyons cette possession monacale au chapitre des contradictions.

 Quand nous avons fait quelques remontrances modestes sur cette étrange tyrannie de gens qui ont juré à Dieu d'être pauvres et humbles, on nous a répondu: Il y a six cents ans qu'ils jouissent de ce droit; comment les en dépouiller? Nous avons répliqué humblement, Il y a trente ou quarante mille ans, plus ou moins, que les fouines sont en possession de manger nos poulets, mais on nous accorde la permission de les détruire quand nous les rencontrons.

 NB. C'est un péché mortel dans un chartreux de manger une demi-once de mouton, mais il peut en sûreté de conscience manger la substance de toute une famille. J'ai vu les chartreux de mon voisinage hériter cent mille écus d'un de leurs esclaves main-mortables, lequel avait fait cette fortune à Francfort par son commerce. Il est vrai que la famille dépouillée a eu la permission de venir demander l'aumône à la porte du couvent, car il faut tout dire.

 Disons donc que les moines ont encore cinquante ou soixante mille esclaves main-mortables dans le royaume des Francs. On n'a pas pensé jusqu'à présent, à reformer cette jurisprudence chrétienne qu'on vient d'abolir dans les Etats du roi de Sardaigne; mais on y pensera. Attendons seulement quelques siècles, quand les dettes de l'Etat seront payées.

 


 

ESPACE. [p. 105]

Qu'est-ce que l'espace? Il n'y a point d'espace, point de vide , disait Leibnitz, après avoir admis le vide; mais quand il l'admettait il n'était pas encore brouillé avec Newton. Il ne lui disputait pas encore le calcul des fluxions, dont Newton était l'inventeur. Quand leur dispute eut éclaté, il n'y eut plus de vide, plus d'espace pour Leibnitz.

 Heureusement, quelque chose que disent les philosophes sur ces questions insolubles, que l'on soit pour Epicure, pour Gassendi, pour Newton ou pour Descartes et Rohaut, les règles du mouvement seront toujours les mêmes. Tous les arts mécaniques seront exercés soit dans l'espace pur, soit dans l'espace matériel.

Que Rohaut vainement sèche pour concevoir
Comment tout étant plein, tout a pu se mouvoir.

 Cela n'empêchera pas que nos vaisseaux n'aillent aux Indes, et que tous les mouvements ne s'exécutent avec régularité, tandis que Rohaut séchera. L'espace pur, dites-vous, ne peut être ni matière, ni esprit. Or il n'y a dans le monde que matière et esprit, donc il n'y a point d'espace.

 Eh! messieurs, qui nous a dit qu'il n'y a que matière et esprit, à nous qui connaissons si imparfaitement l'un et l'autre? Voilà une plaisante décision: Il ne peut être dans la nature que deux choses, lesquelles nous ne connaissons pas . Du moins Montézume raisonnait plus juste dans la tragédie anglaise de Dryden: Que venez-vous me dire au nom de l'empereur Charles-Quint? il n'y a que deux empereurs dans le monde, celui du Pérou et moi . Montézume parlait de deux choses qu'il connaissait; mais nous autres nous parlons de deux choses dont nous n'avons aucune idée nette.

 Nous sommes de plaisants atomes. Nous faisons Dieu un esprit à la mode du nôtre. Et parce que nous appelons esprit la faculté que l'Etre suprême, universel, éternel, tout-puissant nous a donnée de combiner quelques idées dans notre petit cerveau, large de six doigts tout au plus, nous nous imaginons que Dieu est un esprit de cette même sorte. (Toujours Dieu à notre image, bonnes gens!)

 Mais s'il y avait des millions d'êtres qui fussent tout autre chose que notre matière, dont nous ne connaissons que les apparences, et tout autre chose que notre esprit, notre souffle idéal, dont nous ne savons précisément rien du tout! et qui pourra m'assurer que ces millions d'êtres n'existent pas? et qui pourra soupçonner que Dieu, démontré existant par ses effets, n'est pas infiniment différent de tous ces êtres-là, et que l'espace n'est pas un de ces êtres?

 Nous sommes bien loin de dire avec Lucrèce,

Ergo praeter inane et corpora tertia per se
Nulla potest rerum in numero naturi referri .
Hors le corps et le vide, il n'est rien dans le monde.

 Mais oserons-nous croire avec lui que l'espace infini existe?

 A-t-on jamais pu répondre à son argument? Lancez une flèche des bornes du monde, tombera-t-elle dans le rien, dans le néant ?

 Clarke, qui parlait au nom de Newton, prétend que l' espace a des propriétés, qu'il est étendu, qu'il est mesurable, donc il existe . Mais si on lui répond qu'on met quelque chose là où il n'y avait rien, que répliqueront Newton et Clarke?

 Newton regarde l'espace comme le sensorium de Dieu. J'ai cru entendre ce grand mot autrefois, car j'étais jeune; à present je ne l'entends pas plus que ses explications de l'Apocalypse. L'espace sensorium de Dieu, l'organe intérieur de Dieu; je m'y perds et lui aussi.

 Il crut, au rapport de Locke, [65] qu'on pouvait expliquer la création, en supposant que Dieu par un acte de sa volonté et de son pouvoir, avait rendu l'espace impénétrable. Il est triste qu'un génie tel que Newton ait dit des choses si inintelligibles.

 


 

ESPRIT. [p. 107]

Ce mot n'est-il pas une grande preuve de l'imperfection des langages, du chaos où elles sont encore, et du hasard qui a dirigé presque toutes nos conceptions?

 Il plut aux Grecs, ainsi qu'à d'autres nations, d'appeler vent, souffle, pneuma , ce qu'ils entendaient vaguement par respiration, vie, âme. Ainsi, âme, et vent étaient en un sens la même chose dans l'antiquité. Et si nous disions que l'homme est une machine pneumatique, nous ne ferions que traduire les Grecs. Les Latins les imitèrent, et se servirent du mot spiritus , esprit, souffle. Anima, spiritus , furent la même chose.

 Le rouhak des Phéniciens, et, à ce qu'on prétend, des Chaldéens, signifiait de même souffle et vent .

 Quand on traduisit la Bible en latin, on employa toujours indifféremment le mot souffle, esprit, vent, âme. Spiritus Dei ferebatur super aquas , le vent de Dieu, l'esprit de Dieu était porté sur les eaux.

  Spiritus vitae , le souffle de la vie, l'âme de la vie.

  Inspiravit in faciem ejus spiraculum , ou spiritum vitae , et il souffla sur sa face un souffle de vie. Et, selon l'hébreu, il souffla dans ses narines un souffle, un esprit de vie.

  Haec cum dixisset, insuflavit, et dixit eis, accipite spiritum sanctum . Ayant dit cela, il souffla sur eux, et leur dit, Recevez le souffle saint, l'esprit saint.

  Spiritus ubi vult spirat, et vocem ejus audis, sed nescis unde veniat , l'esprit, le vent souffle où il veut, et vous entendez sa voix (son bruit); mais vous ne savez d'où il vient.

 Il y a loin de là à nos brochures du quai des Augustins et du Pont-Neuf, intitulées Esprit de Marivaux, Esprit de Desfontaines etc.

 Ce que nous entendons communément en français par esprit, bel esprit, trait d'esprit, etc. signifie des pensées ingénieuses. Aucune autre nation n'a fait un tel usage du mot spiritus . Les Latins disaient ingenium , les Grecs euphuia , ou bien ils employaient des adjectifs. Les Espagnols disent agudo, agudezza .

 Les Italiens emploient communément le terme ingegno .

 Les Anglais se servent du mot wit, witty , dont l'étymologie est belle, car ce mot autrefois signifiait sage .

 Les Allemands disent verstandig ; et quand ils veulent exprimer des pensées ingénieuses, vives, agréables, ils disent riche en sensations, sin reich . C'est de là que les Anglais, qui ont retenu beaucoup d'expressions de l'ancienne langue germanique et française, disent sensible man .

 Ainsi presque tous les mots qui expriment des idées de l'entendement, sont des métaphores.

 L' ingegno , l' ingenium , est tiré de ce qui engendre; l' agudessa de ce qui est pointu, le sin reich des sensations, l'esprit du vent, et le wit de la sagesse.

 En toute langue ce qui répond à esprit en général est de plusieurs sortes; et quand vous dites, Cet homme a de l'esprit, on est en droit de vous demander duquel?

 Girard, dans son livre utile des définitions, intitulé Synonymes français , conclut ainsi:

  Il faut dans le commerce des dames de l'esprit, ou du jargon qui en ait l'apparence . (Ce n'est pas leur faire honneur, elles méritent mieux.) L'entendement est de mise avec les politiques et les courtisans .

 Il me semble que l'entendement est nécessaire partout, et qu'il est bien extraordinaire de voir un entendement de mise .

  Le génie est propre avec les gens à projets et à dépense .

 Ou je me trompe, ou le génie de Corneille était fait pour tous les spectateurs; le génie de Bossuet pour tous les auditeurs, encore plus que propre avec les gens à dépense.

 Le mot qui répond à spiritus , esprit, vent, souffle, donnant nécessairement à toutes les nations l'idée de l'air, elles supposèrent toutes que notre faculté de penser, d'agir, ce qui nous anime, est de l'air; et de là notre âme fut de l'air subtil.

 De là les mânes , les esprits, les revenants, les ombres furent composés d'air. (Voyez Ame ).

 De là nous disions, il n'y a pas longtemps, Un esprit lui est apparu, il a un esprit familier; il revient des esprits dans ce château ; et la populace le dit encore.

 Il n'y a guère que les traductions des livres hébreux en mauvais latin, qui aient employé le mot de spiritus en ce sens.

  Manes, umbrae, simulacra , sont les expressions de Cicéron et de Virgile. Les Allemands disent geest , les Anglais ghost , les Espagnols duende, trasgo ; les Italiens semblent n'avoir point de terme qui signifie revenant . Les Français seuls se sont servis du mot esprit . Le mot propre pour toutes les nations doit être fantôme, imagination, rêverie, sottise, friponnerie .

SECTION SECONDE.

Bel esprit, esprit.

Quand une nation commence à sortir de la barbarie, elle cherche à montrer ce que nous appelons de l'esprit .

 Ainsi aux premières tentatives qu'on fit sous François I e r , vous voyez dans Marot des pointes, des jeux de mots, qui seraient aujourd'hui intolérables.

Romorentin sa perte remémore,
Cognac s'en cogne en sa poitrine blême,
Anjou fait joug, Angoulême est de même.

 Ces belles idées ne se présentent pas d'abord pour marquer la douleur des peuples. Il en a coûté à l'imagination pour parvenir à cet excès de ridicule.

 On pourrait apporter plusieurs exemples d'un goût si dépravé; mais tenons-nous-en à celui-ci qui est le plus fort de tous.

 Dans la seconde époque de l'esprit humain en France, au temps de Balzac, de Mairet, de Rotrou, de Corneille, on applaudissait à toute pensée qui surprenait par des images nouvelles qu'on appelait esprit . On reçut très bien ces vers de la tragédie de Pyrame :

Ah! voici le poignard qui du sang de son maître,
Est encor tout sanglant; il en rougit, le traître.

 On trouvait un grand art à donner du sentiment à ce poignard, à le faire rougir de honte d'être teint du sang de Pyrame autant que du sang dont il était coloré.

 Personne ne se récria contre Corneille quand dans sa tragédie d' Andromède , Phinée dit au soleil:

 Tu luis, soleil, et ta lumière
 Semble ase plaire à m'affliger.
Ah! mon amour te va bien obliger
 A quitter soudain ta carrière.
 Viens, soleil, viens voir la beauté
 Dont le divin éclat me dompte,
  Et tu fuiras de honte
  D'avoir moins de clarté.

 Le soleil qui fuit parce qu'il est moins clair que le visage d'Andromède, vaut bien le poignard qui rougit.

 Si de tels efforts d'ineptie trouvaient grâce devant un public dont le goût s'est formé si difficilement, il ne faut pas être surpris que des traits d'esprit qui avaient quelque lueur de beauté aient longtemps séduit.

 Non seulement on admirait cette traduction de l'espagnol,

Ce sang qui tout versé fume encore de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous.

 Non seulement on trouvait une finesse très spirituelle dans ces vers d'Hipsipile à Médée dans la Toison d'or ,

Je n'ai que des attraits et vous avez des charmes.

 Mais on ne s'apercevait pas, et peu de connaisseurs s'aperçoivent encore, que dans le rôle imposant de Cornélie l'auteur met presque toujours de l'esprit où il fallait seulement de la douleur. Cette femme dont on vient d'assassiner le mari, commence son discours étudié à César, par un car :

César, car le destin que dans tes fers je brave,
M'a fait ta prisonnière et non pas ton esclave;
Et tu ne prétends pas qu'il m'abaisse le coeur
Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur.

 Elle s'interrompt ainsi dès le premier mot, pour dire une chose recherchée et fausse. Jamais une citoyenne romaine ne fut esclave d'un citoyen romain; jamais un Romain ne fut appelé seigneur ; et ce mot seigneur n'est parmi nous qu'un terme d'honneur et de remplissage usité au théâtre.

Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encor au-dessus.

 Outre le défaut si commun à tous les héros de Corneille, de s'annoncer ainsi eux-mêmes, de dire, Je suis grand, j'ai du courage, admirez-moi, il y a ici une affectation bien condamnable de parler de sa naissance quand la tête de Pompée vient d'être présentée à César. Ce n'est point ainsi qu'une affliction véritable s'exprime. La douleur ne cherche point à dire encor plus . Et ce qu'il y a de pis, c'est qu'en voulant dire encore plus, elle dit beaucoup moins. Etre Romaine est sans doute moins que d'être fille de Scipion et femme de Pompée. L'infâme Septime assassin de Pompée, était Romain comme elle. Mille Romains étaient des hommes très médiocres; mais être femme et fille du plus grand des Romains, c'était là une vraie supériorité. Il y a donc dans ce discours de l'esprit faux et déplacé, ainsi qu'une grandeur fausse et déplacée.

 Ensuite elle dit après Lucain, qu'elle doit rougir d'être en vie.

Je dois rougir pourtant après un tel malheur,
De n'avoir pu mourir d'un excès de douleur.

 Lucain après le beau siècle d'Auguste, cherchait de l'esprit, parce que la décadence commençait; et dans le siècle de Louis XIV on commença par vouloir étaler de l'esprit, parce que le bon goût n'était pas encore entièrement formé comme il le fut depuis.

César, de ta victoire écoute moins le bruit,
Elle n'est que l'effet du malheur qui me suit.

 Quel mauvais artifice, quelle idée fausse autant qu'imprudente! César ne doit point, selon elle, écouter le bruit de sa victoire. Il n'a vaincu à Pharsale que parce que Pompée a épousé Cornélie! Que de peine pour dire ce qui n'est ni vrai, ni vraisemblable, ni convenable, ni touchant!

Deux fois du monde entier j'ai causé la disgrâce .

 C'est le bis nocui mundo de Lucain. Ce vers présente une très grande idée. Elle doit surprendre, il n'y manque que la vérité. Mais il faut bien remarquer que si ce vers avait seulement une faible lueur de vraisemblance, et s'il était échappé aux emportements de la douleur il serait admirable; il aurait alors toute la vérité, toute la beauté de la convenance théâtrale.

Heureuse en mes malheurs si ce triste hyménée
Pour le bonheur du monde à Rome m'eût donnée,
Et si j'eusse avec moi porté dans ta maison
D'un astre envenimé l'invincible poison;
Car enfin n'attends pas que j'abaisse ma haine;
Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine;
Et quoique ta captive, un coeur tel que le mien,
De peur de s'oublier ne te demande rien.

 C'est encore du Lucain; elle souhaite dans la Pharsale d'avoir épousé César, et de n'avoir eu à se louer d'aucun de ses maris.

Atque utinam in thalamis invisi Caesaris essem
Infelix conjux et nulli laeta marito .

 Ce sentiment n'est point dans la nature; il est à la fois gigantesque et puéril; mais du moins ce n'est pas à César que Cornélie parle ainsi dans Lucain. Corneille au contraire fait parler Cornélie à César même; il lui fait dire qu'elle souhaite d'être sa femme, pour porter dans sa maison le poison invincible d'un astre envenimé ; car, ajoute-t-elle, ma haine ne peut s'abaisser, et je t'ai déjà dit que je suis Romaine, et je ne te demande rien. Voilà un singulier raisonnement; je voudrais t'avoir épousé pour te faire mourir, car je ne te demande rien.

 Ajoutons encore que cette veuve accable César d'injures dans le moment où César vient de pleurer la mort de Pompée, et qu'il a promis de la venger.

 Il est certain que si l'auteur n'avait pas voulu donner de l'esprit à Cornélie, il ne serait pas tombé dans ces défauts, qui se font sentir aujourd'hui après avoir été applaudis si longtemps. Les actrices ne peuvent plus guère les pallier par une fierté étudiée et des éclats de voix séducteurs.

 Pour mieux connaître combien l'esprit seul est au-dessous des sentiments naturels, comparez Cornélie avec elle-même, quand elle dit des choses toutes contraires dans la même tirade,

Encor ai-je sujet de rendre grâce aux dieux
De ce qu'en arrivant je te trouve en ces lieux,
Que César y commande et non pas Ptolomée.
Hélas! et sous quel astre, ô ciel! m'as-tu formée!
Si je leur dois des voeux de ce qu'ils ont permis
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince,
Qui doit à mon époux son trône et sa province.

 Passons sur la petite faute de style, et considérons combien ce discours est décent et douloureux; il va au coeur, tout le reste éblouit l'esprit un moment et ensuite le révolte.

 Ces vers naturels charment tous les spectateurs,

O vous! à ma douleur, objet terrible et tendre,
Eternel entretien de haine et de pitié,
Restes du grand Pompée écoutez sa moitié, etc.

 C'est par ces comparaisons qu'on se forme le goût, et qu'on s'accoutume à ne rien aimer que le vrai mis à sa place. (Voyez Goût . )

 Cléopâtre dans la même tragédie s'exprime ainsi à sa confidente Charmion:

Apprends qu'une princesse aimant sa renommée,
Quand elle dit qu'elle aime est sûre d'être aimée;
Et que les plus beaux feux dont son coeur soit épris
Ne sauraient l'exposer aux hontes d'un mépris.

 Charmion pouvait lui répondre, Madame, je n'entends pas ce que c'est que les plus beaux feux d'une princesse qui n'oseraient l'exposer à des hontes. Et à l'égard des princesses qui ne disent qu'elles aiment que quand elles sont sûres d'être aimées, je fais toujours le rôle de confidente à la comédie, et vingt princesses m'ont avoué leurs beaux feux sans être sûres de rien, et principalement l'infante du Cid .

 Allons plus loin. César, César lui-même, ne parle à Cléopâtre que pour montrer de l'esprit alambiqué:

Mais, ô dieux! ce moment que je vous ai quittée
D'un trouble bien plus grand a mon âme agitée,
Et ces soins importants qui m'arrachaient à vous
Contre ma grandeur même allumaient mon courroux;
Je lui voulais du mal de m'être si contraire.
Mais je lui pardonnais au simple souvenir
Du bonheur qu'à ma flamme elle fait obtenir,
C'est elle dont je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes désirs d'une illustre apparence.
C'était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux.
Et dans Pharsale même il a tiré l'épée
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.

 Voilà donc César qui veut du mal à sa grandeur de l'avoir éloigné un moment de Cléopâtre, mais qui pardonne à sa grandeur en se souvenant que cette grandeur lui a fait obtenir le bonheur de sa flamme. Il tient la haute espérance d'une illustre apparence; et ce n'est que pour acquérir le droit précieux de cette illustre apparence que son bras ambitieux a donné la bataille de Pharsale.

 On dit que cette sorte d'esprit, qui n'est, il faut le dire, que du galimatias, était alors l'esprit du temps. C'est cet abus intolérable que Molière proscrivit dans ses Précieuses ridicules .

 Ce sont ces défauts trop fréquents dans Corneille que La Bruière désigna en disant, [66] J'ai cru dans ma première jeunesse que ces endroits étaient clairs, intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que les auteurs s'entendaient eux-mêmes, et que j'avais tort de n'y rien comprendre. Je suis détrompé .

 Nous avons relevé ailleurs l'affectation singulière où est tombé La Motte dans son abrégé de l' Iliade , en faisant parler avec esprit toute l'armée des Grecs à la fois:

Tout le camp s'écria dans une joie extrême,
Que ne vaincra-t-il point, il s'est vaincu lui-même!

 C'est là un trait d'esprit, une espèce de pointe et de jeu de mots. Car s'ensuit-il de ce qu'un homme a dompté sa colère qu'il sera vainqueur dans le combat? Et comment cent mille hommes peuvent-ils dans un même instant s'accorder à dire un rébus? ou, si l'on veut, un bon mot?

SECTION TROISIÉME.

En Angleterre, pour exprimer qu'un homme a beaucoup d'esprit, on dit qu'il a de grandes parties, great parts . D'où cette manière de parler qui étonne aujourd'hui les Français, peut-elle venir? d'eux-mêmes. Autrefois nous nous servions de ce mot parties très communément dans ce sens-là. Clélie, Cassandre , nos autres anciens romans ne parlent que des parties de leurs héros et de leurs héroïnes, et ces parties sont leur esprit. On ne pouvait mieux s'exprimer. En effet, qui peut avoir tout? Chacun de nous n'a que sa petite portion d'intelligence, de mémoire, de sagacité, de profondeur d'idées, d'étendue, de vivacité, de finesse. Le mot de parties est plus convenable pour des êtres aussi faibles que l'homme. Les Français ont laissé échapper de leurs dictionnaires une expression dont les Anglais se sont saisis. Les Anglais se sont enrichis plus d'une fois à nos dépens.

 Plusieurs écrivains philosophes se sont étonnés de ce que tout le monde prétendant à l'esprit, personne n'ose se vanter d'en avoir.

  L'envie , a-t-on dit, permet à chacun d'être le panégyriste de sa probité et non de son esprit . L'envie permet qu'on fasse l'apologie de sa probité, non de son esprit, pourquoi? c'est qu'il est très nécessaire de passer pour homme de bien, et point du tout d'avoir la réputation d'homme d'esprit.

 On a ému la question si tous les hommes sont nés avec le même esprit, les mêmes dispositions pour les sciences, et que tout dépend de leur éducation et des circonstances où ils se trouvent. Un philosophe qui avait droit de se croire né avec quelque supériorité, prétendit que les esprits sont égaux; cependant on a toujours vu le contraire. De quatre cents enfants élevés ensemble sous les mêmes maîtres, dans la même discipline, à peine y en a-t-il cinq ou six qui fassent des progrès bien marqués. Le grand nombre est toujours des médiocres, et parmi ces médiocres il y a des nuances; en un mot les esprits diffèrent plus que les visages.

ESPRIT FAUX.

Il y a malheureusement bien de manières d'avoir l'esprit faux. 1 o . De ne pas exprimer si le principe est vrai lors même qu'on en déduit des conséquences justes, et cette manière est commune. (Voyez Conséquences .)

 2 o . De tirer des conséquences fausses d'un principe reconnu pour vrai. Par exemple, un domestique est interrogé si son maître est dans sa chambre, par des gens qu'il soupçonne d'en vouloir à sa vie; s'il était assez sot pour leur dire la vérité sous prétexte qu'il ne faut pas mentir, il est clair qu'il aurait tiré une conséquence absurde d'un principe très vrai.

 Un juge qui condamnerait un homme qui a tué son assassin parce que l'homicide est défendu, serait aussi inique que mauvais raisonneur.

 De pareils cas se subdivisent en mille nuances différentes. Le bon esprit, l'esprit juste est celui qui les démêle; de là vient qu'on a vu tant de jugements iniques; non que le coeur des juges fût méchant, mais parce qu'ils n'étaient pas assez éclairés.

 


 

ESSÉNIENS. [p. 117]

Plus une nation est superstitieuse et barbare, obstinée à la guerre malgré ses défaites, partagée en factions, flottante entre la royauté et le sacerdoce, enivrée de fanatisme, plus il se trouve chez un tel peuple un nombre de citoyens qui s'unissent pour vivre en paix.

 Il arrive qu'en temps de peste un petit canton s'interdit la communication avec les grandes villes. Il se préserve de la contagion qui règne; mais il reste en proie aux autres maladies.

 Tels on a vu les gymnosophistes aux Indes; telles furent quelques sectes de philosophes chez les Grecs; tels les pythagoriciens en Italie et en Grèce, et les thérapeutes en Egypte; tels sont aujourd'hui les primitifs nommés quakers , et les dunkards en Pensilvanie; et tels furent à peu près les premiers chrétiens qui vécurent ensemble loin des villes.

 Aucune de ces sociétés ne connut cette effrayante coutume de se lier par serment au genre de vie qu'elles embrassaient; de se donner des chaînes perpétuelles, de se dépouiller religieusement de la nature humaine dont le premier caractère est la liberté; de faire enfin ce que nous appelons des voeux . Ce fut St Basile qui le premier imagina ces voeux, ce serment de l'esclavage. Il introduisit un nouveau fléau sur la terre, et il tourna en poison ce qui avait été inventé comme remède.

 Il y avait en Syrie des sociétés toutes semblables à celles des esséniens. C'est le Juif Philon qui nous le dit (dans le Traité de la liberté des gens de bien . ) La Syrie fut toujours superstitieuse et factieuse, toujours opprimée par des tyrans. Les successeurs d'Alexandre en firent un théâtre d'horreurs. Il n'est pas étonnant que parmi tant d'infortunés, quelques-uns plus humains et plus sages que les autres, se soient éloignés du commerce des grandes villes, pour vivre en commun dans une honnête pauvreté, loin des yeux de la tyrannie.

 On se réfugia dans de semblables asiles en Egypte pendant les guerres civiles des derniers Ptolomées; et lorsque les armées romaines subjuguèrent l'Egypte, les thérapeutes s'établirent dans un désert auprès du lac Moeris.

 Il paraît très probable qu'il y eut des thérapeutes grecs, égyptiens et juifs. Philon, [67] après avoir loué Anaxagore, Démocrite et les autres philosophes qui embrassèrent ce genre de vie, s'exprime ainsi.

 ‘On trouve de pareilles sociétés en plusieurs pays; la Grèce et d'autres contrées jouissent de cette consolation: elle est très commune en Egypte dans chaque nome, et surtout dans celui d'Alexandrie. Les plus gens de bien, les plus austères se sont retirés au-dessus du lac Moeris dans un lieu désert, mais commode, qui forme une pente douce. L'air y est très sain; les bourgades assez nombreuses dans le voisinage du désert, etc.'

 Voilà donc partout des sociétés qui ont tâché d'échapper aux troubles, aux factions, à l'insolence, à la rapacité des oppresseurs. Toutes, sans exception, eurent la guerre en horreur; ils la regardèrent précisément du même oeil que nous voyons le vol et l'assassinat sur les grands chemins.

 Tels furent à peu près les gens de lettres qui s'assemblèrent en France, et qui fondèrent l'Académie. Ils échappaient aux factions et aux cruautés qui désolaient le règne de Louis XIII. Tels furent ceux qui fondèrent la Société royale de Londres, pendant que les fous barbares nommés puritains et épiscopaux , s'égorgeaient pour quelques passages de trois ou quatre vieux livres inintelligibles.

 Quelques savants ont cru que Jésus-Christ qui daigna paraître quelque temps dans le petit pays de Capharnaüm, dans Nazareth et dans quelques autres bourgades de la Palestine, était un de ces esséniens qui fuyaient le tumulte des affaires, et qui cultivaient en paix la vertu. Mais ni dans les quatre Evangiles reçus, ni dans les apocryphes, ni dans les Actes des apôtres , ni dans leurs lettres, on ne lit le nom d' essénien .

 Quoique le nom ne s'y trouve pas, la ressemblance s'y trouve en plusieurs points, confraternité, biens en commun, vie austère, travail des mains, détachement des richesses et des honneurs, et surtout horreur pour la guerre. Cet éloignement est si grand, que Jésus-Christ commande de tendre l'autre joue quand on vous donne un soufflet, et de donner votre tunique quand on vous vole votre manteau. C'est sur ce principe que les chrétiens se conduisirent pendant près de deux siècles, sans autels, sans temples, sans magistratures, tous exerçant des métiers, tous menant une vie cachée et paisible.

 Leurs premiers écrits attestent qu'il ne leur était pas permis de porter les armes. Ils ressemblaient en cela parfaitement à nos Pensylvains, à nos anabaptistes, à nos mennonites d'aujourd'hui, qui se piquent de suivre l'Evangile à la lettre. Car quoi qu'il y ait dans l'Evangile plusieurs passages qui étant mal entendus, peuvent inspirer la violence, comme les marchands chassés à coups de fouet hors des parvis du temple, le contrains-les d'entrer , les cachots dans lesquels on précipite ceux qui n'ont pas fait profiter l'argent du maître à cinq pour un, ceux qui viennent au festin sans avoir la robe nuptiale; quoique, dis-je, toutes ces maximes y semblent contraires à l'esprit pacifique, cependant, il y en a tant d'autres qui ordonnent de souffrir au lieu de combattre, qu'il n'est pas étonnant que les chrétiens aient eu la guerre en exécration pendant environ deux cents ans.

 Voilà sur quoi se fonde la nombreuse et respectable société des Pensylvains, ainsi que les petites sectes qui l'imitent. Quand je les appelle respectables , ce n'est pas par leur aversion pour la splendeur de l'Eglise catholique. Je plains sans doute, comme je le dois, leurs erreurs. C'est leur vertu, c'est leur modestie, c'est leur esprit de paix que je respecte.

 Le grand philosophe Bayle n'a-t-il donc pas eu raison de dire qu'un chrétien des premiers temps serait un très mauvais soldat, ou qu'un soldat serait un très mauvais chrétien?

 Ce dilemme paraît sans réplique; et c'est, ce me semble, la différence entre l'ancien christianisme et l'ancien judaïsme.

 La loi des premiers Juifs dit expressément, Dès que vous serez entrés dans le pays dont vous devez vous emparer, mettez tout à feu et à sang, égorgez sans pitié vieillards, femmes, enfants à la mamelle, tuez jusqu'aux animaux, saccagez tout, brûlez tout, c'est votre Dieu qui vous l'ordonne. Ce catéchisme n'est pas annoncé une fois, mais vingt; et il est toujours suivi.

 Mahomet persécuté par les Mecquois se défend en brave homme. Il contraint ses persécuteurs vaincus à se mettre à ses pieds, à devenir ses prosélytes; il établit sa religion par la parole et par l'épée.

 Jésus, placé entre les temps de Moïse et de Mahomet dans un coin de la Galilée, prêche le pardon des injures, la patience, la douceur, la souffrance, meurt du dernier supplice, et veut que ses premiers disciples meurent ainsi.

 Je demande en bonne foi si St Barthélemi, St André, St Matthieu, St Barnabé auraient été reçus parmi les cuirassiers de l'empereur, ou dans les trabans de Charles XII ? St Pierre même, quoiqu'il ait coupé l'oreille à Malchus, aurait-il été propre à faire un bon chef de file? Peut-être St Paul accoutumé d'abord au carnage, et ayant eu le malheur d'être un persécuteur sanguinaire, est le seul qui aurait pu devenir guerrier. L'impétuosité de son tempérament et la chaleur de son imagination en auraient pu faire un capitaine redoutable. Mais malgré ces qualités il ne chercha point à se venger de Gamaliel par les armes. Il ne fit point comme les Juda, les Theudas, les Barcokebas qui levèrent des troupes; il suivit les préceptes de Jésus, il souffrit, et même il eut, à ce qu'on prétend, la tête tranchée.

 Faire une armée de chrétiens était donc, dans les premiers temps, une contradiction dans les termes.

 Il est clair que les chrétiens n'entrèrent dans les troupes de l'empire que quand l'esprit qui les animait, fut changé. Ils avaient dans les deux premiers siècles de l'horreur pour les temples, les autels, les cierges, l'encens, l'eau lustrale; Porphire les comparait aux renards qui disent, ils sont trop verts . Si vous pouviez avoir, disait-il, de beaux temples brillant d'or avec de grosses rentes pour les desservants, vous aimeriez les temples passionnément. Ils se donnèrent ensuite tout ce qu'ils avaient abhorré. C'est ainsi qu'ayant détesté le métier des armes, ils allèrent enfin à la guerre. Les chrétiens dès le temps de Dioclétien, furent aussi différents des chrétiens du temps des apôtres, que nous sommes différents des chrétiens du troisième siècle.

 Je ne conçois pas comment un esprit aussi éclairé et aussi hardi que celui de Montesquieu, a pu condamner sévèrement un autre génie bien plus méthodique que le sien, et combattre cette vérité annoncée par Bayle, [68] qu'une société de vrais chrétiens pourrait vivre heureusement ensemble, mais qu'elle se défendrait mal contre les attaques d'un ennemi .

 ‘Ce seraient, dit Montesquieu, des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, et qui auraient un très grand zèle pour les remplir. Ils sentiraient très bien les droits de la défense naturelle. Plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme bien gravés dans le coeur seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des Etats despotiques.'

 Assurément l'auteur de l' Esprit des lois ne songeait pas aux paroles de l'Evangile quand il dit, que les vrais chrétiens sentiraient très bien les droits de la défense naturelle. Il ne se souvenait pas de l'ordre de donner sa tunique quand on vous vole le manteau, et de tendre l'autre joue quand on a reçu un soufflet. Voilà les principes de la défense naturelle très clairement anéantis. Ceux que nous appelons quakers ont toujours refusé de combattre; mais ils auraient été écrasés dans la guerre de 1756 s'ils n'avaient pas été secourus et forcés à se laisser secourir par les autres Anglais. (Voyez l'article Primitive Eglise .)

 N'est-il pas indubitable que ceux qui penseraient en tout comme des martyrs, se battraient fort mal contre des grenadiers? Toutes les paroles de ce chapitre de l' Esprit des lois , me paraissent fausses. Les principes du christianisme bien gravés dans le coeur seraient infiniment plus forts , etc. Oui, plus forts pour les empêcher de manier l'épée, pour les faire trembler de répandre le sang de leur prochain, pour leur faire regarder la vie comme un fardeau dont le souverain bonheur est d'être déchargé.

  On les enverrait , dit Bayle, comme les brebis au milieu des loups, si on les faisait aller repousser de vieux corps d'infanterie, ou charger des régiments de cuirassiers .

 Bayle avait très grande raison. Montesquieu ne s'est pas aperçu qu'en le réfutant, il ne voyait que les chrétiens mercenaires et sanguinaires d'aujourd'hui, et non pas des premiers chrétiens. Il semble qu'il ait voulu prévenir les injustes accusations qu'il a essuyées des fanatiques, en leur sacrifiant Bayle; et il n'y a rien gagné. Ce sont deux grands hommes qui paraissent d'avis différent, et qui auraient eu toujours le même s'ils avaient été également libres.

  Le faux honneur des monarchies, les vertus humaines des républiques, la crainte servile des Etats despotiques . Rien de tout cela ne fait les soldats, comme le prétend l' Esprit des lois . Quand nous levons un régiment dont le quart déserte au bout de quinze jours, il n'y a pas un seul des enrôlés qui pense à l'honneur de la monarchie; ils ne savent ce que c'est. Les troupes mercenaires de la république de Venise connaissent leur paie, et non la vertu républicaine, de laquelle on ne parle jamais dans la place St Marc. Je ne crois pas en un mot qu'il y ait un seul homme sur la terre qui s'enrôle dans un régiment par vertu.

 Ce n'est point non plus par une crainte servile que les Turcs et les Russes se battent avec un acharnement et une fureur de lions et de tigres; on n'a point ainsi du courage par crainte. Ce n'est pas non plus par dévotion que les Russes ont battu les armées de Moustapha. Il serait à désirer, ce me semble, qu'un homme si ingénieux eût plus cherché à faire connaître le vrai, qu'à montrer son esprit. Il faut s'oublier entièrement quand on veut instruire les hommes, et n'avoir en vue que la vérité.

 


 

ÉTERNITÉ. [p. 122]

J'admirais dans ma jeunesse tous les raisonnements de Samuel Clarke; j'aimais sa personne quoi qu'il fût un arien déterminé ainsi que Newton, et j'aime encore sa mémoire parce qu'il était bon homme; mais le cachet de ses idées qu'il avait mis sur ma cervelle encore molle, s'effaça quand cette cervelle se fut un peu fortifiée. Je trouvai, par exemple, qu'il avait aussi mal combattu l'éternité du monde qu'il avait mal établi la réalité de l'espace infini.

 J'ai tant de respect pour la Genèse et pour l'Eglise qui l'adopte, que je la regarde comme la seule preuve de la création du monde depuis cinq mille sept cent dix-huit ans, selon le comput des Latins, et de sept mille deux cent soixante et dix-huit ans selon les Grecs.

 Toute l'antiquité crut au moins la matière éternelle; et les plus grands philosophes attribuèrent aussi l'éternité à l'ordre de l'univers.

 Ils se sont tous trompés, comme on sait; mais on peut croire sans blasphème que l'Eternel formateur de toutes choses fit d'autres mondes que le nôtre.

 Voici ce que dit sur ces mondes et sur cette éternité un auteur inconnu dans une petite feuille, qui peut aisément se perdre, et qu'il est peut-être bon de conserver.

Foliis tantum ne carmina manda .

 S'il y a dans cet écrit quelques propositions téméraires, la petite société qui travaille à la rédaction du recueil, les désavoue de tout son coeur.

  Mes compagnons, mes frères, hommes qui possédez l'intelligence, cette émanation de Dieu même, adorez avec moi ce Dieu qui vous l'a donnée, ce Li, ce Chang-ti, ce Tien, que les Sères, les antiques habitants du Catai adorent depuis cinq mille ans, selon leurs annales publiques; annales qu'aucun tribunal de lettrés n'a jamais révoquées en doute, et qui ne sont combattues chez les peuples occidentaux que par des ignorants insensés, qui mesurent le reste de la terre et les temps antiques par la petite mesure de leur province, sortie à peine de la barbarie .

  Adorons cet Etre des êtres que les peuples du Gange policés avant les Sères reconnaissaient dans des temps encore plus reculés, sous le nom de Birmah père de Brama et de toutes choses, et qui fut invoqué sans doute dans les révolutions innombrables qui ont changé si souvent la face de notre globe .

  Adorons ce grand Etre nommé Oromaze chez les anciens Perses. Adorons ce Démiourgos que Platon célébra chez les Grecs, ce Dieu très bon et très grand, optimum maximum, qui n'était point appelé d'un autre nom chez les Romains, lorsque dans le sénat ils dictaient des lois aux trois quarts de la terre alors connue.

  C'est lui qui de toute éternité arrangea la matière dans l'immensité de l'espace. Il dit, et tout exista; mais il le dit avant les temps; il est l'Etre nécessaire: donc il fut toujours. Il est l'Etre agissant, donc il a toujours agi: sans quoi il n'aurait été dans une éternité passée que l'être inutile. Il n'a pas fait l'univers dans peu de jours; car alors il ne serait que l'être capricieux .

  Ce n'est ni depuis six mille ans, ni depuis cent mille, que ses créatures lui durent leurs hommages; c'est de toute éternité. Quel resserrement d'esprit, quelle absurde grossièreté! de dire le chaos était éternel, et l'ordre n'est que d'hier. Non, l'ordre fut toujours parce que l'Etre nécessaire auteur de l'ordre fut toujours .

  C'est ainsi que pensait le grand St Thomas dans la Somme de la foi catholique, lib. II, capite III, ‘Dieu a eu la volonté pendant toute l'éternité, ou de produire l'univers, ou de ne le pas produire; or il est manifeste qu'il a eu la volonté de le produire; donc il l'a produit de toute éternité, l'effet suivant toujours la puissance d'un agent qui agit par volonté . '

  A ces paroles sensées qu'on est bien étonné de trouver dans St Thomas, j'ajoute, qu'un effet d'une cause éternelle et nécessaire, doit être éternel et nécessaire comme elle .

 Dieu n'a pas abandonné la matière à des atomes qui ont eu sans cesse un mouvement de déclination ainsi que l'a chanté Lucrèce, grand peintre à la vérité des choses communes qu'il est aisé de peindre, mais physicien de la plus complète ignorance .

  Cet Etre suprême n'a pas pris des cubes, des petits dés pour en former la terre, les planètes, la lumière, la matière magnétique, comme l'a imaginé le chimérique Descartes, dans son roman, appelé philosophie.

  Mais il a voulu que toute matière gravitât invinciblement vers un centre en raison directe de sa masse, et en raison inverse du carré de sa distance à ce centre; il a ordonné que ce centre de notre petit monde fût dans le soleil, et que toutes nos planètes tournassent autour de lui, de façon que les cubes de leurs distances seraient toujours comme les carrés de leurs révolutions. Jupiter et Saturne observent ces loix en parcourant leurs orbites; et les satellites de Saturne et de Jupiter obéissent à ces lois avec la même exactitude. Ces divins théorèmes réduits en pratique à la naissance éternelle des mondes, n'ont été découverts que de nos jours; mais ils sont aujourd'hui aussi connus que les premières propositions d' Euclide.

  On sait que tout est uniforme dans l'étendue des cieux; mille milliards de soleils qui la remplissent, ne sont qu'une faible expression de l'immensité de l'existence. Tous jettent de leur sein les mêmes torrents de lumière qui partent de notre soleil; et des mondes innombrables s'éclairent les uns les autres. On en compte jusqu'à deux mille dans une seule partie de la constellation d'Orion. Cette longue et large bande de points blancs qu'on remarque dans l'espace, et que la fabuleuse Grèce nommait la voie lactée, en imaginant qu'un enfant nommé Jupiter, Dieu de l'univers, avait laissé répandre un peu de lait en tétant sa nourrice; cette voie lactée, dis-je, est une foule de soleils dont chacun a ses mondes planétaires roulant autour de lui. Et à travers cette longue traînée de soleils et de mondes on voit des espaces dans lesquels on distingue encore des mondes plus éloignés, surmontés d'autres espaces et d'autres mondes .

  J'ai lu dans un poème épique ces vers qui expriment ce que j'ai voulu dire ,

Au-delà de leurs cours et loin de cet espace ,
Où la matière nage et que Dieu seul embrasse ,
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin ;
Dans cet abîme immense il leur ouvre un chemin .
Par-delà tous ces cieux le Dieu des cieux réside .

J'aurais mieux aimé que l'auteur eût dit :

Dans ces cieux infinis le Dieu des cieux réside .

Car la force, la vertu puissante qui les dirige et qui les anime, doivent être partout; ainsi que la gravitation est dans toutes les parties de la matière, ainsi que la force motrice est dans toute la substance du corps en mouvement .

  Quoi! la force active serait en tous lieux, et le grand Etre ne serait pas en tous lieux !

 Virgile a dit :

Mens agitat molem et magno se corpore miscet.

Caton a dit :

Jupiter est quodcumque vides quocumque moveris.

St Paul a dit :

In Deo vivimus movemur et sumus.
Tout se meut, tout respire et tout existe en Dieu .

Nous avons eu la bassesse d'en faire un roi qui a des courtisans dans son cabinet, et des huissiers dans son antichambre. On chante dans quelques temples gothiques ces vers nouveaux :

Illic secum habitans in penetralibus
Se rex ipse suo contuitu beat.
Dans son appartement ce monarque suprême
Se voit avec plaisir et vit avec lui-même .

C'est au fond peindre Dieu comme un fat qui se regarde au miroir et qui se complaît dans sa figure; c'est bien alors que l'homme a fait Dieu à son image .

  Pensons donc comme Platon, Virgile, Caton, St Paul, St Thomas, sur ce grand sujet, et non comme l'auteur de cette hymne. Ne cessons de répéter que l'intelligence infinie de l'Etre nécessaire, de l'Etre formateur, produit tout, remplit tout, vivifie tout de toute éternité. Il nous faut à nous, ombres passagères, à nous atomes d'un moment, à nous atomes pensants, il nous faut une portion d'intelligence bien rare, bien exercée pour comprendre seulement une petite partie de ses mathématiques éternelles .

  Par quelles lois la terre a-t-elle un mouvement périodique de vingt-sept mille neuf cent vingt années outre son cours dans son orbite et sa rotation sur elle-même? comment l'astre de nos nuits se balance-t-il, et pourquoi la terre et lui changent-ils continuellement pendant dix-neuf années la place où leurs orbites doivent se rencontrer? Le nombre des hommes qui s'élèvent à ces connaissanses divines, n'est pas une unité sur un million dans le genre humain: tandis que presque tous les hommes courbés vers la sange de la terre, ou consument leur vie dans de petites intrigues, ou tuent les hommes leurs frères, et en sont tués pour de l'argent .

  C'est au petit nombre de sages que je m'adresse pour admirer avec eux l'immensité de l'ordre des choses; la puissante intelligence qui respire dans elles, et l'éternité dans laquelle elles nagent, éternité dont un moment est accordé aux individus passagers qui végètent, qui sentent, et qui pensent . (Voyez Infini .)

 


 

EVANGILE. [p. 127]

C'est une grande question de savoir quels sont les premiers Evangiles. C'est une vérité constante, quoi qu'en dise Abadie, qu'aucun des premiers Pères de l'Eglise inclusivement jusqu'à Irénée, ne cite aucun passage des quatre Evangiles que nous connaissons. Au contraire, les alloges, les théodosiens rejetèrent constamment l'Evangile de St Jean, et ils en parlaient toujours avec mépris, comme l'avance St Epiphane dans sa trente-quatrième homélie. Nos ennemis remarquent encore que non seulement les plus anciens Pères ne citent jamais rien de nos Evangiles; mais qu'ils rapportent plusieurs passages qui ne se trouvent que dans les évangiles apocryphes rejetés du canon.

 St Clément, par exemple, rapporte que notre Seigneur ayant été interrogé sur le temps où son royaume adviendrait, répondit, Ce sera quand deux ne feront qu'un, quand le dehors ressemblera au dedans et quand il n'y aura ni mâle ni femelle . Or il faut avouer que ce passage ne se trouve dans aucun de nos Evangiles. Il y a cent exemples qui prouvent cette vérité; on les peut recueillir dans l'Examen critique de M. Fréret secrétaire perpétuel de l'Académie des belles-lettres de Paris.

 Le savant Fabricius s'est donné la peine de rassembler les anciens évangiles que le temps a conservés, celui de Jacques paraît le premier. Il est certain qu'il a encore beaucoup d'autorité dans quelques Eglises d'Orient. Il est appelé Premier Evangile . Il nous reste la passion et la résurrection qu'on prétend écrites par Nicodème. Cet Evangile de Nicodème est cité par St Justin et par Tertullien, c'est là qu'on trouve les noms des accusateurs de notre Sauveur, Annas, Caïphas, Soumas, Dathan, Gamaliel, Judas, Levi, Nephtali; l'attention de rapporter ces noms, donne une apparence de candeur à l'ouvrage. Nos adversaires ont conclu que puisqu'on supposa tant de faux évangiles reconnus d'abord pour vrais, on peut aussi avoir supposé ceux qui font aujourd'hui l'objet de notre croyance. Ils insistent beaucoup sur la foi des premiers hérétiques qui moururent pour ces évangiles apocryphes. Il y eut donc, disent-ils, des faussaires, des séducteurs et des gens séduits qui moururent pour l'erreur; ce n'est donc pas une preuve de la vérité de notre religion que des martyrs soient morts pour elle.

 Ils ajoutent de plus, qu'on ne demanda jamais aux martyrs: Croyez-vous à l'Evangile de Jean, ou à l'Evangile de Jacques? Les païens ne pouvaient fonder des interrogatoires sur des livres qu'ils ne connaissaient pas: les magistrats punirent quelques chrétiens très injustement comme perturbateurs du repos public; mais ils ne les interrogèrent jamais sur nos quatre Evangiles. Ces livres ne furent un peu connus des Romains que sous Dioclétien; et ils eurent à peine quelque publicité dans les dernières années de Dioclétien. C'était un crime abominable, irrémissible à un chrétien de faire voir un Evangile à un gentil. Cela est si vrai, que vous ne rencontrez le mot d' Evangile dans aucun auteur profane.

 Les sociniens rigides ne regardent donc nos quatre divins Evangiles que comme des ouvrages clandestins fabriqués environ un siècle après Jésus-Christ, et cachés soigneusement aux gentils pendant un autre siècle; ouvrages, disent-ils, grossièrement écrits par des hommes grossiers qui ne s'adressèrent longtemps qu'à la populace de leur parti. Nous ne voulons pas répéter ici leurs autres blasphèmes. Cette secte, quoique assez répandue, est aujourd'hui aussi cachée que l'étaient les premiers Evangiles. Il est d'autant plus difficile de les convertir, qu'ils ne croient que leur raison. Les autres chrétiens ne combattent contre eux que par la voix sainte de l'Ecriture: ainsi il est impossible que les uns et les autres étant toujours ennemis, puissent jamais se rencontrer.

 Pour nous; restons toujours inviolablement attachés à nos quatre Evangiles, avec l'Eglise infaillible. Réprouvons les cinquante évangiles qu'elle a réprouvés. N'examinons point pourquoi notre Seigneur Jésus-Christ permit qu'on fît cinquante évangiles faux, cinquante histoires fausses de sa vie; et soumettons-nous à nos pasteurs qui sont les seuls sur la terre éclairés du Saint-Esprit.

 Qu'Abadie soit tombé dans une erreur grossière en regardant comme authentiques les lettres, si ridiculement supposées, de Pilate à Tibère, et la prétendue proposition de Tibère au sénat de mettre Jésus-Christ au rang des dieux. Si Abadie est un mauvais critique et un très mauvais raisonneur, l'Eglise est-elle moins éclairée? devons-nous moins la croire? devons-nous lui être moins soumis?

 


 

EUCHARISTIE. [p. 129]

Dans cette question délicate, nous ne parlerons point en théologiens. Soumis de coeur et d'esprit à la religion dans laquelle nous sommes nés, aux lois sous lesquelles nous vivons, nous n'agiterons point la controverse; elle est trop ennemie de toutes les religions qu'elle se vante de soutenir, de toutes les lois qu'elle feint d'expliquer, et surtout de la concorde qu'elle a bannie de la terre dans tous les temps.

 Une moitié de l'Europe anathématise l'autre au sujet de l'eucharistie, et le sang a coulé des rivages de la mer Baltique au pied des Pyrénées, pendant près de deux cents ans, pour un mot qui signifie douce charité .

 Vingt nations dans cette partie du monde ont en horreur le système de la transsubstantiation catholique. Elles crient que ce dogme est le dernier effort de la folie humaine. Elles attestent ce fameux passage de Cicéron, qui dit, [69] que les hommes ayant épuisé toutes les épouvantables démences dont ils sont capables, ne se sont point encore avisés de manger le Dieu qu'ils adorent. Elles disent que presque toutes les opinions populaires étant fondées sur des équivoques, sur l'abus des mots, les catholiques romains n'ont fondé leur système de l'eucharistie et de la transsubstantiation que sur une équivoque; qu'ils ont pris au propre ce qui n'a pu être dit qu'au figuré, et que la terre depuis seize cents ans a été ensanglantée pour des logomachies, pour des malentendus.

 Leurs prédicateurs dans les chaires, leurs savants dans leurs livres, les peuples dans leurs discours répètent sans cesse que Jésus-Christ ne prit point son corps avec ses deux mains pour le faire manger à ses apôtres; qu'un corps ne peut être en cent mille endroits à la fois dans du pain et dans un calice; que du pain qu'on rend en excréments, et du vin qu'on rend en urine ne peuvent être le Dieu formateur de l'univers. Que ce dogme peut exposer la religion chrétienne à la dérision des plus simples, au mépris et à l'exécration du reste du genre humain.

 C'est là ce que disent les Tillotson, les Smaldriges, les Turrettins, les Claudes, les Daillé, les Amyrauts, les Mestrezat, les Dumoulin, les Blondel, et la foule innombrable des réformateurs du seizième siècle; tandis que le mahométan paisible, maître de l'Afrique, de la plus belle partie de l'Europe et de l'Asie rit avec dédain de nos disputes, et que le reste de la terre les ignore.

 Encore une fois, je ne controverse point; je crois d'une foi vive tout ce que la religion catholique apostolique enseigne sur l'eucharistie, sans y comprendre un seul mot.

 Voici mon seul objet. Il s'agit de mettre aux crimes le plus grand frein possible. Les stoïciens disaient, qu'ils portaient Dieu dans leur coeur; ce sont les expressions de Marc-Aurèle et d'Epictète les plus vertueux de tous les hommes, et qui étaient, si on ose le dire, des dieux sur la terre. Ils entendaient par ces mots, je porte Dieu dans moi , la partie de l'âme divine universelle qui anime toutes les intelligences.

 La religion catholique va plus loin; elle dit aux hommes, Vous aurez physiquement dans vous ce que les stoïciens avaient métaphysiquement. Ne vous informez pas de ce que je vous donne à manger et à boire, ou à manger simplement. Croyez seulement que c'est Dieu que je vous donne; il est dans votre estomac. Votre coeur le souillera-t-il par des injustices, par des turpitudes? Voilà donc des hommes qui reçoivent Dieu dans eux au milieu d'une cérémonie auguste, à la lueur de cent cierges, après une musique qui a enchanté leurs sens, au pied d'un autel brillant d'or. L'imagination est subjuguée, l'âme est saisie et attendrie. On respire à peine, on est détaché de tout lien terrestre, on est uni avec Dieu, il est dans notre chair et dans notre sang. Qui osera, qui pourra commettre après cela une seule faute, en recevoir seulement la pensée? Il était impossible, sans doute, d'imaginer un mystère qui retînt plus fortement les hommes dans la vertu.

 Cependant, Louis XI en recevant Dieu dans lui, empoisonne son frère; l'archevêque de Florence en faisant Dieu, et les Pazzi en recevant Dieu assassinent les Médicis dans la cathédrale. Le pape Alexandre VI au sortir du lit de sa fille bâtarde, donne Dieu à son bâtard César Borgia, et tous deux font périr par la corde, par le poison, par le fer quiconque possède deux arpents de terre à leur bienséance.

 Jules II fait et mange Dieu; mais la cuirasse sur le dos et le casque en tête, il se souille de sang et de carnage. Léon X tient Dieu dans son estomac, ses maîtresses dans ses bras, et l'argent extorqué par les indulgences dans ses coffres et dans ceux de sa soeur.

 Troll archevêque d'Upsal, fait égorger sous ses yeux les sénateurs de Suède, une bulle du pape à la main. Vangal évêque de Munster, fait la guerre à tous ses voisins, et devient fameux par ses rapines.

 L'abbé N. . . est plein de Dieu, ne parle que de Dieu, donne à Dieu toutes les femmes ou imbéciles ou folles qu'il peut diriger et vole l'argent des pénitents.

 Que conclure de ces contradictions? que tous ces gens-là n'ont pas cru véritablement en Dieu, qu'ils ont encore moins cru qu'ils eussent mangé le corps de Dieu et bu son sang. Qu'ils n'ont jamais imaginé avoir Dieu dans leur estomac; que s'ils l'avaient cru fermement, ils n'auraient jamais commis aucun de ces crimes réfléchis; qu'en un mot, le remède le plus fort contre les atrocités des hommes, a été le plus inefficace. Plus l'idée en était sublime, plus elle a été rejetée en secret par la malice humaine.

 Non seulement tous nos grands criminels qui ont gouverné, mais qui ont voulu extorquer une petite part au gouvernement en sous-ordre, n'ont pas cru qu'ils recevaient Dieu dans leurs entrailles, mais ils n'ont pas cru réellement en Dieu; du moins ils en ont entièrement effacé l'idée de leur tête. Leur mépris pour le sacrement qu'ils faisaient, et qu'ils conféraient, a été porté jusqu'au mépris de Dieu même. Quelle est donc la ressource qui nous reste contre la déprédation, l'insolence, la violence, la calomnie, la persécution? De bien persuader l'existence de Dieu au puissant qui opprime le faible. Il ne rira pas du moins de cette opinion; et s'il n'a pas cru que Dieu fût dans son estomac, il pourra croire que Dieu est dans toute la nature. Un mystère incompréhensible l'a rebuté. Pourra-t-il dire que l'existence d'un Dieu rémunérateur et vengeur est un mystère incompréhensible? Enfin, s'il ne s'est pas soumis à la voix d'un évêque catholique qui lui a dit, Voilà Dieu qu'un homme, consacré par moi, a mis dans ta bouche; résistera-t-il à la voix de tous les astres, et de tous les êtres animés, qui lui crient, C'est Dieu qui nous a formés?

 


 

EVÉQUE. [p. 132]

Samuel Ornik natif de Bâle, était, comme on sait, un jeune homme très aimable, qui d'ailleurs savait par coeur son Nouveau Testament en grec et en allemand. Ses parents le firent voyager à l'âge de vingt ans. On le chargea de porter des livres au coadjuteur de Paris du temps de la Fronde. Il arrive à la porte de l'archevêché; le suisse lui dit, que monseigneur ne voit personne. Camarade, lui dit Ornik, vous êtes rude à vos compatriotes; les apôtres laissèrent approcher tout le monde; et Jésus-Christ voulait qu'on laissât venir à lui tous les petits enfants. Je n'ai rien à demander à votre maître, au contraire je viens lui apporter. Entrez donc, dit le suisse.

 Il attend une heure dans une première antichambre. Comme il était fort naïf, il attaque de conversation un domestique qui aimait fort à dire tout ce qu'il savait de son maître. Il faut qu'il soit puissamment riche, dit Ornik, pour avoir cette foule de pages et d'estafiers que je vois courir dans la maison. Je ne sais pas ce qu'il a de revenu, répond l'autre; mais j'entends dire à Joli et à l'abbé Charier, qu'il a déjà deux millions de dettes. Il faudra, dit Ornik, qu'il envoie fouiller dans la gueule d'un poisson pour payer son corban. Mais quelle est cette dame qui sort d'un cabinet, et qui passe? C'est madame de Pomereu l'une de ses maîtresses.  -- Elle est vraiment fort jolie. Mais je n'ai point lu que les apôtres eussent une telle compagnie dans leur chambre à coucher les matins.  -- Ah! voilà, je crois, monsieur qui va donner audience.  -- Dites Sa Grandeur, monseigneur.  -- Hélas! très volontiers. Ornik salue Sa Grandeur, lui présente ses livres, et en est reçu avec un sourire très gracieux. On lui dit quatre mots, et on monte en carrosse escorté de cinquante cavaliers. En montant, monseigneur laisse tomber une gaine. Ornik est tout étonné que monseigneur porte une si grande écritoire dans sa poche.  -- Ne voyez-vous pas que c'est son poignard, lui dit le causeur. Tout le monde porte régulièrement son poignard quand on va au parlement. Voilà une plaisante manière d'officier, dit Ornik, et il s'en va fort étonné.

 Il parcourt la France et s'édifie de ville en ville; de là il passe en Italie. Quand il est sur les terres du pape, il rencontre un de ces évêques à mille écus de rente, qui allait à pied. Ornik était très honnête; il lui offre une place dans sa cambiature. Vous allez sans doute, monseigneur, consoler quelque malade?  -- Monsieur? j'allais chez mon maître.  -- Votre maître! c'est Jésus-Christ sans doute?  -- Monsieur, c'est le cardinal Azolin, je suis son aumônier. Il me donne des gages bien médiocres; mais il m'a promis de me placer auprès de Dona Olimpia, la belle-soeur favorite di nostro signore .  -- Quoi! vous êtes aux gages d'un cardinal! mais ne savez-vous pas qu'il n'y avait point de cardinaux du temps de Jésus-Christ et de St Jean?  -- Est-il possible? s'écria le prélat italien.  -- Rien n'est plus vrai; vous l'avez lu dans l'Evangile.  -- Je ne l'ai jamais lu, répliqua l'évêque, je ne fais que l'office de Notre-Dame.  -- Il n'y avait, vous dis-je, ni cardinaux, ni évêques; et quand il y eut des évêques, les prêtres furent presque leurs égaux, à ce que Jérôme assure en plusieurs endroits.  -- Ste Vierge, dit l'Italien, je n'en savais rien. Et des papes?  -- Il n'y en avait pas plus que de cardinaux.  -- Le bon évêque se signa; il crut être avec l'esprit malin, et sauta en bas de la cambiature.

 


 

EUPHÉMIE. [p. 134]

On trouve ces mots au grand Dictionnaire encyclopédique à propos du mot Euphémie, Les personnes peu instruites croient que les Latins n'avaient pas la délicatesse d'éviter les paroles obscènes . C'est une erreur.

 C'est une vérité assez honteuse pour ces respectables Romains. Il est bien vrai que ni dans le sénat, ni sur les théâtres on ne prononçait les termes consacrés à la débauche; mais l'auteur de cet article avait oublié l'épigramme infâme d'Auguste contre Livie et les lettres d'Antoine, et les turpitudes affreuses d'Horace, de Catulle, de Martial. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que ces grossièretés dont nous n'avons jamais approché, se trouvent mêlées dans Horace à des leçons de morale. C'est dans la même page l'école de Platon avec les figures de l'Arétin. Cette Euphémie , cet adoucissement était bien cynique.

 


 

EXAGÉRATION. [p. ibid .]

C'est le propre de l'esprit humain d'exagérer. Les premiers écrivains agrandirent la taille des premiers hommes, leur donnèrent une vie dix fois plus longue que la nôtre, supposèrent que les corneilles vivaient trois cents ans, les cerfs neuf cents, et les nymphes trois mille années. Si Xerxès passe en Grèce, il traîne quatre millions d'hommes à sa suite. Si une nation gagne une bataille, elle a presque toujours perdu peu de guerriers, et tué une quantité prodigieuse d'ennemis. C'est peut-être en ce sens qu'il est dit dans les psaumes, Omnis homo mendax .

 Quiconque fait un récit, a besoin d'être le plus scrupuleux de tous les hommes, s'il n'exagère pas un peu pour se faire écouter. C'est là ce qui a tant décrédité les voyageurs; on se défie toujours d'eux. Si l'un a vu un chou grand comme une maison, l'autre a vu la marmite faite pour ce chou. Ce n'est qu'une longue unanimité de témoignages valides qui met à la fin le sceau de la probabilité aux récits extraordinaires.

 La poésie est surtout le champ de l'exagération. Tous les poètes ont voulu attirer l'attention des hommes par des images frappantes. Si un dieu marche dans l' Iliade , il est au bout du monde à la troisième enjambée. Ce n'était pas la peine de parler des montagnes pour les laisser à leur place; il fallait les faire sauter comme des chèvres, ou les fondre comme de la cire.

 L'ode dans tous les temps a été consacrée à l'exagération. Aussi plus une nation devient philosophe, plus les odes à enthousiasme, et qui n'apprennent rien aux hommes, perdent de leur prix.

 De tous les genres de poésie celui qui charme le plus les esprits instruits et cultivés, c'est la tragédie. Quand la nation n'a pas encore le goût formé, quand elle est dans ce passage de la barbarie à la culture de l'esprit, alors presque tout dans la tragédie est gigantesque et hors de la nature.

 Rotrou qui avec du génie travailla précisément dans le temps de ce passage, et qui donna dans l'année 1656 son Hercule mourant , commence par faire parler ainsi son héros:

Père de la clarté, grand astre, âme du monde,
Quels termes n'a franchis ma course vagabonde;
Sur quels bords a-t-on vu tes rayons étalés
Où ces bras triomphants ne se soient signalés?
J'ai porté la terreur plus loin que ta carrière,
Plus loin qu'où tes rayons ont porté ta lumière:
J'ai forcé des pays que le jour ne voit pas,
Et j'ai vu la nature au-delà de mes pas.
Neptune et ses Tritons ont vu d'un oeil timide
Promener mes vaisseaux sur leur campagne humide.
L'air tremble comme l'onde au seul bruit de mon nom,
Et n'ose plus servir la haine de Junon.
Mais qu'en vain j'ai purgé le séjour ou nous sommes!
Je donne aux immortels la peur que j'ôte aux hommes.

 On voit par ces vers combien l'exagéré, l'ampoulé, le forcé étaient encore à la mode; et c'est ce qui doit faire pardonner à Pierre Corneille.

 Il n'y avait que trois ans que Mairet avait commencé à se rapprocher de la vraisemblance et du naturel dans sa Sophonisbe . Il fut le premier en France qui non seulement fit une pièce régulière, dans laquelle les trois unités sont exactement observées, mais qui connut le langage des passions et qui mit de la vérité dans le dialogue. Il n'y a rien d'exagéré, rien d'ampoulé dans cette pièce. L'auteur tomba dans un vice tout contraire: c'est la naïveté et la familiarité qui ne sont convenables qu'à la comédie. Cette naïveté plut alors beaucoup.

 La première entrevue de Sophonisbe et de Massinisse charma toute la cour. La coquetterie de cette reine captive qui veut plaire à son vainqueur, eut un prodigieux succès. On trouva même très bon que de deux suivantes qui accompagnaient Sophonisbe dans cette scène, l'une dit à l'autre, en voyant Massinisse attendri, Ma compagne, il se prend . Ce trait comique était dans la nature; et les discours ampoulés n'y sont pas; aussi cette pièce resta plus de quarante années au théâtre.

 L'exagération espagnole reprit bientôt sa place dans l'imitation du Cid que donna Pierre Corneille d'après Guillain de Castro et Baptista Diamante, deux auteurs qui avaient traité ce sujet avec succès à Madrid. Corneille ne craignit point de traduire ces vers de Diamante:

Su sangre señor que en humo
Su sentimiento esplicava ,
Por la boca que la vierté
De verse alli derramada
Por otro, que por u rey .

Son sang sur la poussière écrivait mon devoir.
..................................................
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous.

 Le comte de Gormas ne prodigue pas des exagérations moins fortes quand il dit:

Mon nom sert de rempart à toute la Castille,
Grenade et l'Arragon tremblent quand ce fer brille.
...................................................
Le prince, pour essai de générosité,
Gagnerait des combats marchant à mon côté.

 Non seulement ces rodomontades étaient intolérables, mais elles étaient exprimées dans un style qui faisait un énorme contraste avec les sentiments si naturels et si vrais de Chimène et de Rodrigue.

 Toutes ces images boursouflées ne commencèrent à déplaire aux esprits bien faits, que lorsque enfin la politesse de la cour de Louis XIV apprit aux Français que la modestie doit être la compagne de la valeur; qu'il faut laisser aux autres le soin de nous louer; que ni les guerriers, ni les ministres, ni les rois ne parlent avec emphase; et que le style boursouflé est le contraire du sublime.

 On n'aime point aujourd'hui qu'Auguste parle de l' empire absolu qu'il a sur tout le monde, et de son pouvoir souverain sur la terre et sur l'onde ; on n'entend plus qu'en souriant Emilie dire à Cinna:

Pour être plus qu'un roi tu te crois quelque chose .

 Jamais il n'y eut en effet d'exagération plus outrée. Il n'y avait pas longtemps que des chevaliers romains des plus anciennes familles, un Septime, un Achillas avaient été aux gages de Ptolomée roi d'Egypte. Le sénat de Rome pouvait se croire au-dessus des rois; mais chaque bourgeois de Rome ne pouvait avoir cette prétention ridicule. On haïssait le nom de roi à Rome, comme celui de maître, dominus , mais on ne le méprisait pas. On le méprisait si peu, que César l'ambitionna, et ne fut tué que pour l'avoir recherché. Octave lui-même, dans cette tragédie, dit à Cinna:

Aujourd'hui même encor je te donne Emilie
Ce digne objet des voeux de toute l'Italie;
Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi, je t'aurais donné moins.

Le discours d'Emilie est donc non seulement exagéré, mais entièrement faux.

 Le jeune Ptolomée exagère bien davantage lorsqu'en parlant d'une bataille qu'il n'a point vue, et qui s'est donnée à soixante lieues d'Alexandrie, il décrit des fleuves teints de sang rendus plus rapides par le débordement des parricides, des montagnes de morts privés d'honneurs suprêmes que la nature force à se venger eux-mêmes, et dont les troncs pourris exhalent de quoi faire la guerre au reste des vivants; et la déroute orgueilleuse de Pompée qui croit que l'Egypte, en dépit de la guerre, ayant sauvé le ciel pourra sauver la terre, et pourra prêter l'épaule au monde chancelant .

 Ce n'est point ainsi que Racine fait parler Mithridate d'une bataille dont il sort.

 . . . Pompée a saisi l'avantage
D'une nuit qui laissait peu de place au courage.
Mes soldats presque nus dans l'ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux.
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste;
Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
Qu'au bruit de mon trépas que je laisse après moi.

C'est là parler en homme. Le roi Ptolomée n'a parlé qu'en poète ampoulé et ridicule.

 L'exagération s'est réfugiée dans les oraisons funèbres, on s'attend toujours à l'y trouver; on ne regarde jamais ces pièces d'éloquence que comme des déclamations; c'est donc un grand mérite dans Bossuet, d'avoir su attendrir et émouvoir dans un genre qui semble fait pour ennuyer.

 


 

EXPIATION. [p. 139]

DIEU fit du repentir la vertu des mortels.

 C'est peut-être la plus belle institution de l'antiquité que cette cérémonie solennelle, qui réprimait les crimes, en avertissant qu'ils doivent être punis; et qui calmait le désespoir des coupables en leur faisant racheter leurs transgressions par des espèces de pénitences. Il faut nécessairement que les remords aient prévenu les expiations: car les maladies sont plus anciennes que la médecine; et tous les besoins ont existé avant les secours.

 Il fut donc avant tous les cultes une religion naturelle qui troubla le coeur de l'homme, quand il eut dans son ignorance ou dans son emportement commis une action inhumaine. Un ami dans une querelle a tué son ami, un frère a tué son frère, un amant jaloux et frénétique a même donné la mort à celle sans laquelle il ne pouvait vivre. Un chef d'une nation a condamné un homme vertueux, un citoyen utile. Voilà des hommes désespérés, s'ils sont sensibles. Leur conscience les poursuit; rien n'est plus vrai; et c'est le comble du malheur. Il ne reste plus que deux partis, ou la réparation, ou l'affermissement dans le crime. Toutes les âmes sensibles cherchent le premier parti, les monstres prennent le second.

 Dès qu'il y eut des religions établies, il y eut des expiations; les cérémonies en furent ridicules: car quel rapport entre l'eau du Gange et un meurtre? comment un homme réparait-il un homicide en se baignant? Nous avons déjà remarqué cet excès de démence et d'absurdité, d'avoir imaginé que ce qui lave le corps, lave l'âme, et enlève les taches des mauvaises actions.

 L'eau du Nil eut ensuite la même vertu que l'eau du Gange: on ajoutait à ces purifications d'autres cérémonies: j'avoue qu'elles furent encore plus impertinentes. Les Egyptiens prenaient deux boucs, et tiraient au sort lequel des deux on jetterait en bas chargé des péchés des coupables. On donnait à ce bouc le nom d'Hazazel, l'expiateur. Quel rapport, je vous prie, entre un bouc et le crime d'un homme?

 Il est vrai que depuis, Dieu permit que cette cérémonie fût sanctifiée chez les Juifs nos pères, qui prirent tant de rites égyptiaques; mais sans doute, c'était le repentir et non le bouc qui purifiait les âmes juives.

 Jason ayant tué Absyrthe son beau-frère, vient, dit-on, avec Médée plus coupable que lui, se faire absoudre par Circé reine et prêtresse d'Aea, laquelle passa depuis pour une grande magicienne. Circé les absout avec un cochon de lait et des gâteaux au sel. Cela peut faire un assez bon plat; mais cela ne peut guère ni payer le sang d'Absyrthe, ni rendre Jason et Médée plus honnêtes gens; à moins qu'ils ne témoignent un repentir sincère en mangeant leur cochon de lait.

 L'expiation d'Oreste qui avait vengé son père par le meurtre de sa mère, fut d'aller voler une statue chez les Tartares de Crimée. La statue devait être bien mal faite; et il n'y avait rien à gagner sur un pareil effet. On fit mieux depuis, on inventa les mystères: les coupables pouvaient y recevoir leur absolution en subissant des épreuves pénibles, et en jurant qu'ils mèneraient une nouvelle vie. C'est de ce serment que les récipiendaires furent appelés chez toutes les nations d'un nom qui répond à initiés, qui ineunt vitam novam , qui commencent une nouvelle carrière, qui entrent dans le chemin de la vertu.

 Nous avons vu à l'article Baptême que les catéchumènes chrétiens n'étaient appelés initiés que lorsqu'ils étaient baptisés.

 Il est indubitable qu'on n'était lavé de ses fautes, dans ces mystères, que par le serment d'être vertueux: cela est si vrai, que l'hiérophante dans tous les mystères de la Grèce, en congédiant l'assemblée, prononçait ces deux mots égyptiens, Koth, ompheth ; Veillez, soyez purs; ce qui est à la fois une preuve que les mystères viennent originairement d'Egypte, et qu'ils n'étaient inventés que pour rendre les hommes meilleurs.

 Les sages dans tous les temps firent donc ce qu'ils purent pour inspirer la vertu, et pour ne point réduire la faiblesse humaine au désespoir; mais aussi il y a des crimes si horribles, qu'aucun mystère n'en accorda l'expiation. Néron, tout empereur qu'il était, ne put se faire initier aux mystères de Cérès. Constantin, au rapport de Zozime, ne put obtenir le pardon de ses crimes: il était souillé du sang de sa femme, de son fils et de tous ses proches. C'était l'intérêt du genre humain que de si grands forfaits demeurassent sans expiation, afin que l'absolution n'invitât pas à les commettre, et que l'horreur universelle pût arrêter quelquefois les scélérats.

 Les catholiques romains ont des expiations qu'on appelle pénitences . Nous avons vu à l'article Austérités quel fut l'abus d'une institution si salutaire.

 Par les lois des barbares qui détruisirent l'empire romain, on expiait les crimes avec de l'argent; cela s'appelait composer, componat cum decem, viginti, triginta solidis . Il en coûtait deux cents sous de ce temps-là pour tuer un prêtre, et quatre cents pour tuer un évêque: de sorte qu'un évêque valait précisément deux prêtres.

 Après avoir ainsi composé avec les hommes, on composa ensuite avec Dieu, lorsque la confession fut généralement établie. Enfin le pape Jean XXII, qui faisait argent de tout, rédigea le tarif des péchés.

 L'absolution d'un inceste, quatre tournois pour un laïc; ab incestu pro laïco in foro conscientiae turonenses quatuor . Pour l'homme et la femme qui ont commis l'inceste, dix-huit tournois, quatre ducats et neuf carlins. Cela n'est pas juste; si un seul ne paie que quatre tournois, les deux ne devaient que huit tournois.

 La sodomie et la bestialité sont mises au même taux avec la clause inhibitoire au titre XLIII: cela monte à quatre-vingt-dix tournois, douze ducats et six carlins: cum inhibitione turonenses 90, ducatos 12, carlinos 6, etc .

 Il est bien difficile de croire que Léon X ait eu l'imprudence de faire imprimer cette taxe en 1514, comme on l'assure; mais il faut considérer que nulle étincelle ne paraissait alors de l'embrasement qu'excitèrent depuis les réformateurs, que la cour de Rome s'endormait sur la crédulité des peuples, et négligeait de couvrir ses exactions du moindre voile. La vente publique des indulgences, qui suivit bientôt après, fait voir que cette cour ne prenait aucune précaution pour cacher des turpitudes auxquelles tant de nations étaient accoutumées. Dès que les plaintes contre les abus de l'Eglise romaine éclatèrent, elle fit ce qu'elle put pour supprimer le livre; mais elle ne put y parvenir.

 Si j'ose dire mon avis sur cette taxe, je crois que les éditions ne sont pas fidèles; les prix ne sont du tout point proportionnés: ces prix ne s'accordent pas avec ceux qui sont allégués par d'Aubigné, grand-père de madame de Maintenon, dans la Confession de Sanci : il évalue un pucelage à six gros, et l'inceste avec sa mère et sa soeur à cinq gros; ce compte est ridicule. Je pense qu'il y avait en effet une taxe établie dans la chambre de la daterie pour ceux qui venaient se faire absoudre à Rome, ou marchander des dispenses; mais que les ennemis de Rome y ajoutèrent beaucoup pour la rendre plus odieuse. Consultez Bayle aux articles Banket, Pinet, Claude Despenses, Drélincourt, Jurieu .

 Ce qui est très certain, c'est que jamais ces taxes ne furent autorisées par aucun concile; que c'était un abus énorme inventé par l'avarice et respecté par ceux qui avaient intérêt à ne le pas abolir. Les vendeurs et les acheteurs y trouvaient également leur compte: ainsi presque personne ne réclama jusqu'aux troubles de la réformation. Il faut avouer qu'une connaissance bien exacte de toutes ces taxes servirait beaucoup à l'histoire de l'esprit humain.

 


 

EXTRÊME. [p. 143]

Nous essaierons ici de tirer de ce mot extrême une notion qui pourra être utile.

 On dispute tous les jours si à la guerre la fortune ou la conduite fait les succès.

 Si dans les maladies la nature agit plus que la médecine pour guérir ou pour tuer.

 Si dans la jurisprudence il n'est pas très avantageux de s'accommoder quand on a raison, et de plaider quand on a tort.

 Si les belles-lettres contribuent à la gloire d'une nation ou à sa décadence.

 S'il faut ou s'il ne faut pas rendre le peuple superstitieux.

 S'il y a quelque chose de vrai en métaphysique, en histoire, en morale.

 Si le goût est arbitraire, et s'il est en effet un bon et un mauvais goût, etc. etc.

 Pour décider tout d'un coup toutes ces questions, prenez un exemple de ce qu'il y a de plus extrême dans chacune; comparez les deux extrémités opposées, et vous trouverez d'abord le vrai.

 Vous voulez savoir si la conduite peut décider infailliblement du succès à la guerre; voyez le cas le plus extrême, les situations les plus opposées où la conduite seule triomphera infailliblement. L'armée ennemie est obligée de passer dans une gorge profonde de montagnes; votre général le sait, il fait une marche forcée, il s'empare des hauteurs, il tient les ennemis enfermés dans un défilé, il faut qu'ils périssent ou qu'ils se rendent. Dans ce cas extrême la fortune ne peut avoir nulle part à la victoire. Il est donc démontré que l'habileté peut décider du succès d'une campagne; de cela seul il est prouvé que la guerre est un art.

 Ensuite imaginez une position avantageuse, mais moins décisive; le succès n'est pas si certain, mais il est toujours très probable. Vous arrivez ainsi de proche en proche jusqu'à une parfaite égalité entre les deux armées, qui décidera alors? la fortune, c'est-à-dire, un événement imprévu: un officier général tué lorsqu'il va exécuter un ordre important, un corps qui s'ébranle sur un faux bruit, une terreur panique, et mille autres cas auxquels la prudence ne peut remédier; mais il reste toujours certain qu'il y a un art, une tactique.

 Il en faut dire autant de la médecine, de cet art d'opérer de la tête et de la main, pour rendre à la vie un homme qui va la perdre.

 Le premier qui saigna et purgea à propos un homme tombé en apoplexie, le premier qui imagina de plonger un bistouri dans la vessie pour en tirer un caillou, et de refermer la plaie; le premier qui sut prévenir la gangrène dans une partie du corps, étaient sans doute des hommes presque divins, et ne ressemblaient pas aux médecins de Molière.

 Descendez de cet exemple palpable à des expériences moins frappantes et plus équivoques; vous voyez des fièvres, des maux de toute espèce, qui se guérissent sans qu'il soit bien prouvé si c'est la nature ou le médecin qui les a guéries; vous voyez des maladies dont l'issue ne peut se deviner; vingt médecins s'y trompent; celui qui a le plus d'esprit, le coup d'oeil plus juste, devine le caractère de la maladie. Il y a donc un art; et l'homme supérieur en connaît les finesses. Ainsi la Peyronie devina qu'un homme de la cour devait avoir avalé un os pointu qui lui avait causé un ulcère, et le mettait en danger de mort. Ainsi Boerhaave devina la cause de la maladie aussi inconnue que cruelle d'un comte de Vassenaar. Il y a donc réellement un art de la médecine; mais dans tout art il y a des Virgile et des Maevius.

 Dans la jurisprudence, prenez une cause nette, dans laquelle la loi parle clairement; une lettre de change bien faite, bien acceptée; il faudra par tout pays que l'accepteur soit condamné à la payer. Il y a donc une jurisprudence utile, quoique dans mille cas, les jugements soient arbitraires pour le malheur du genre humain, parce que les lois sont mal faites.

 Voulez-vous savoir si les belles-lettres font du bien à une nation, comparez les deux extrêmes, Cicéron, et un ignorant grossier. Voyez si c'est Pline ou Attila qui fit la décadence de Rome.

 On demande si l'on doit encourager la superstition dans le peuple, voyez surtout ce qu'il y a de plus extrême dans cette funeste matière, les St Barthélemi, les massacres d'Irlande, les croisades; la question est bientôt résolue.

 Y a-t-il du vrai en métaphysique? Saisissez d'abord les points les plus étonnants et les plus vrais; quelque chose existe, donc quelque chose existe de toute éternité. Un Etre éternel existe par lui-même; cet Etre peut n'être ni méchant, ni inconséquent. Il faut se rendre à ces vérités; presque tout le reste est abandonné à la dispute, et l'esprit le plus juste démêle la vérité lorsque les autres cherchent dans les ténèbres.

 Y a-t-il un bon et un mauvais goût? Comparez les extrêmes; voyez ces vers de Corneille dans Cinna .

Octave ose accuser le destin d'injustice,
Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,
Et que par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent des droits que tu n'as pas gardés.

 Comparez-les à ceux-ci dans Othon .

Dis-moi donc, lorsque Othon s'est offert à Camille,
A-t-il été content, a-t-elle été facile?
Son hommage auprès d'elle a-t-il eu plein effet?
Comment l'a-t-elle pris, et comment l'a-t-il fait?

 Par cette comparaison des deux extrêmes, il est bientôt décidé qu'il existe un bon et un mauvais goût.

 Il en est en toutes choses comme des couleurs, les plus mauvais yeux distinguent le blanc et le noir, les yeux meilleurs, plus exercés, discernent les nuances qui se rapprochent.

  Usque adeo quod tangit idem est; tamen ultima distant .

 


 

EZOURVÉDAM. [p. 135]

Qu'est-ce donc que cet Ezourvédam qui est à la bibliothèque du roi de France? c'est un ancien commentaire qu'un ancien brame composa autrefois avant l'époque d'Alexandre sur l'ancien Veidam, qui était lui-même bien moins ancien que le livre du Shasta. Respectons, vous dis-je, tous ces anciens Indiens. Ils inventèrent le jeu des échecs, et les Grecs allaient apprendre chez eux la géométrie.

 Cet Ezourvédam fut en dernier lieu traduit par un brame correspondant de la malheureuse Compagnie française des Indes. Il me fut apporté au mont Krapac où j'observe les neiges depuis longtemps, et je l'envoyai à la grande bibliothèque royale de Paris, où il est mieux placé que chez moi.

 Ceux qui voudront le consulter, verront qu'après plusieurs révolutions produites par l'Eternel il plut à l'Eternel de former un homme qui s'appelait Adimo, et un femme dont le nom répondait à celui de la vie.

 Cette anecdote indienne est-elle prise des livres juifs? les Juifs l'ont-ils copiée des Indiens, ou peut-on dire que les uns et les autres l'ont écrite d'original, et que les beaux esprits se rencontrent?

 Il n'était pas permis aux Juifs de penser que leurs écrivains eussent rien puisé chez les brachmanes dont ils n'avaient pas entendu parler. Il ne nous est pas permis de penser sur Adam autrement que les Juifs. Par conséquent je me tais, et je ne pense point.

FABLE. [p. 146]

Il est vraisemblable que les fables dans le goût de celles qu'on attribue à Esope, et qui sont plus anciennes que lui, furent inventées en Asie par les premiers peuples subjugués: des hommes libres n'auraient pas eu toujours besoin de déguiser la vérité: on ne peut guère parler à un tyran qu'en paraboles, encore ce détour même est-il dangereux.

 Il se peut très bien aussi que les hommes aimant naturellement les images et les contes, les gens d'esprit se soient amusés à leur en faire sans aucune autre vue. Quoi qu'il en soit, telle est la nature de l'homme, que la fable est plus ancienne que l'histoire.

 Chez les Juifs qui sont une peuplade toute nouvelle [1] en comparaison de la Caldée et de Tyr ses voisines, mais fort ancienne par rapport à nous, on voit des fables toutes semblables à celles d'Esope dès le temps des Juges; c'est-à-dire mille deux cent trente-trois ans avant notre ère; si on peut compter sur de telles supputations.

 Il est donc dit dans les Juges, que Gédéon avait soixante et dix fils, qui étaient sortis de lui parce qu'il avait plusieurs femmes , et qu'il eut d'une servante un autre fils nommé Abimélec.

 Or cet Abimélec écrasa sur une même pierre soixante et neuf de ses frères, selon la coutume; et les Juifs pleins de respect et d'admiration pour Abimélec allèrent le couronner roi sous un chêne auprès de la ville de Mélo, qui d'ailleurs est peu connue dans l'histoire.

 Joatham le plus jeune de ses frères, échappé seul au carnage, (comme il arrive toujours dans les anciennes histoires) harangua les Juifs; il leur dit que les arbres allèrent un jour se choisir un roi. On ne voit pas trop comment des arbres marchent; mais s'ils parlaient, ils pouvaient bien marcher. Ils s'adressèrent d'abord à l'olivier; et lui dirent, Règne: l'olivier répondit, Je ne quitterai pas le soin de mon huile pour régner sur vous. Le figuier dit, qu'il aimait mieux ses figues que l'embarras du pouvoir suprême. La vigne donna la préférence à ses raisins. Enfin les arbres s'adressèrent au buisson; le buisson répondit, Je régnerai sur vous, je vous offre mon ombre; et si vous n'en voulez pas, le feu sortira du buisson et vous dévorera .

 Il est vrai que la fable pèche par le fonds; parce que le feu ne sort point d'un buisson; mais elle montre l'antiquité de l'usage des fables.

 Celle de l'estomac et des membres, qui servit à calmer une sédition dans Rome, il y a environ deux mille trois cents ans, est ingénieuse et sans défaut. Plus les fables sont anciennes, plus elles sont allégoriques.

 L'ancienne fable de Vénus, telle qu'elle est rapportée dans Hésiode, n'est-elle pas une allégorie de la nature entière? Les parties de la génération sont tombées de l'éther sur le rivage de la mer; Vénus naît de cette écume précieuse; son premier nom est celui d' Amante de l'organe de la génération Philometès: y a-t-il une image plus sensible?

 Cette Vénus est la déesse de la beauté; la beauté cesse d'être aimable, si elle marche sans les grâces; la beauté fait naître l'amour; l'amour a des traits qui percent les coeurs; il porte un bandeau qui cache les défauts de ce qu'on aime; il a des ailes, il vient vite et fuit de même.

 La sagesse est conçue dans le cerveau du maître des dieux sous le nom de Minerve; l'âme de l'homme est un feu divin que Minerve montre à Prométhée, qui se sert de ce feu divin pour animer l'homme.

 Il est impossible de ne pas reconnaître dans ces fables une peinture vivante de la nature entière. La plupart des autres fables sont ou la corruption des histoires anciennes, ou le caprice de l'imagination. Il en est des anciennes fables comme de nos contes modernes: il y en a de moraux qui sont charmants; il en est qui sont insipides.

 Les fables des anciens peuples ingénieux ont été grossièrement imitées par des peuples grossiers; témoins celles de Bacchus, d'Hercule, de Prométhée, de Pandore et tant d'autres; elles étaient l'amusement de l'ancien monde. Les barbares qui en entendirent parler confusément, les firent entrer dans leur mythologie sauvage; et ensuite ils osèrent dire, C'est nous qui les avons inventées. Hélas! pauvres peuples ignorants, qui n'avez connu aucun art ni agréable, ni utile, chez qui même le nom de géométrie ne parvint jamais, pouvez-vous dire que vous avez inventé quelque chose? Vous n'avez su ni trouver des vérités, ni mentir habilement.

 La plus belle fable des Grecs est celle de Psiché. La plaisante fut celle de la matrone d'Ephèse.

 La plus jolie parmi les modernes fut celle de la Folie, qui ayant crevé les yeux à l'Amour, est condamnée à lui servir de guide.

 Les fables attribuées à Esope sont toutes des emblèmes, des instructions aux faibles, pour se garantir des forts autant qu'ils le peuvent. Toutes les nations un peu savantes les ont adoptées. La Fontaine est celui qui les a traitées avec le plus d'agrément: il y en a environ quatre-vingts qui sont des chefs-d'oeuvre de naïveté, de grâces, de finesse, quelquefois même de poésie; c'est encore un des avantages du siècle de Louis XIV d'avoir produit un La Fontaine. Il a trouvé si bien le secret de se faire lire sans presque le chercher, qu'il a eu en France plus de réputation que l'inventeur même.

 Boileau ne l'a jamais compté parmi ceux qui faisaient honneur à ce grand siècle; sa raison ou son prétexte était qu'il n'avait jamais rien inventé. Ce qui pouvait encore excuser Boileau, c'était le grand nombre de fautes contre la langue et contre la correction du style; fautes que La Fontaine aurait pu éviter, et que ce sévère critique ne pouvait pardonner. C'était la cigale, qui ayant chanté tout l'été, s'en alla crier famine chez la fourmi sa voisine , qui lui dit, qu'elle la paiera avant l'août, foi d'animal, intérêt et principal , et à qui la fourmi répond, Vous chantiez, j'en suis fort aise; eh bien dansez maintenant .

 C'était la race escarbote qui est en quartier d'hiver comme la marmotte .

 C'était l'astrologue qui se laissa choir, et à qui on dit, pauvre bête, penses-tu lire au-dessus de ta tête ? En effet, Copernic, Galilée, Cassini, Halley, ont très bien lu au-dessus de leur tête; et le meilleur des astronomes peut se laisser tomber sans être une pauvre bête.

 L'astrologie judiciaire est à la vérité une charlatanerie très ridicule; mais ce ridicule ne consistait pas à regarder le ciel: il consistait à croire ou à vouloir faire croire qu'on y lit ce qu'on n'y lit point. Plusieurs de ces fables ou mal choisies, ou mal écrites, pouvaient mériter en effet la censure de Boileau.

 Rien n'est plus insipide que la femme noyée, dont on dit qu'il faut chercher le corps en remontant le cours de la rivière parce que cette femme avait été contredisante.

 Le tribut des animaux envoyé au roi Alexandre, est une fable qui, pour être ancienne, n'en est pas meilleure. Les animaux n'envoient point d'argent à un roi; et un lion ne s'avise pas de voler de l'argent.

 Un satyre qui reçoit chez lui un passant, ne doit point le renvoyer sur ce qu'il souffle d'abord dans ses doigts, parce qu'il a trop froid; et qu'ensuite en prenant l' écuelle aux dents il souffle sur son potage qui est trop chaud. L'homme avait très grande raison, et le satyre était un sot. D'ailleurs on ne prend point l'écuelle avec les dents.

 Mère écrevisse qui reproche à sa fille de ne pas aller droit, et la fille qui lui répond que sa mère va tortu, n'a pas paru une fable agréable.

 Le buisson et le canard en société avec une chauve-souris pour des marchandises, ayant des comptoirs, des facteurs, des agents, payant le principal et les intérêts, et ayant des sergents à leur porte , n'a ni vérité, ni naturel, ni agrément.

 Un buisson qui sort de son pays avec une chauve-souris pour aller trafiquer, est une de ces imaginations froides et hors de la nature que La Fontaine ne devait pas adopter.

 Un logis plein de chiens, et des chats vivant entre eux comme cousins, se brouillant pour un pot de potage , semble bien indigne d'un homme de goût.

 La pie-margot-caquet-bon-bec est encore pire; l'aigle lui dit, qu'elle n'a que faire de sa compagnie, parce qu'elle parle trop. Sur quoi La Fontaine remarque qu'il faut à la cour porter habit de deux paroisses .

 Que signifie un milan présenté par un oiseleur à un roi, auquel il prend le bout du nez avec ses griffes?

 Un singe qui avait épousé une fille parisienne et qui la battait, est un très mauvais conte qu'on avait fait à La Fontaine, et qu'il eut le malheur de mettre en vers.

 De telles fables et quelques autres pourraient sans doute justifier Boileau: il se pouvait même que La Fontaine ne sût pas distinguer ses mauvaises fables des bonnes.

 Madame de la Sablière appelait La Fontaine un fablier , qui portait naturellement des fables, comme un prunier des prunes. Il est vrai qu'il n'avait qu'un style, et qu'il écrivait un opéra de ce même style dont il parlait de Janot Lapin, et de Rominagrobis. Il dit dans l'opéra de Daphné :

J'ai vu le temps qu'une jeune fillette,
Pouvait sans peur aller au bois seulette:
Maintenant, maintenant les bergers sont loups.
Je vous dis, je vous dis, filles gardez-vous.
       Jupiter vous vaut bien;
Je ris aussi quand l'amour veut qu'il pleure:
       Vous autres dieux n'attaquez rien
Qui sans vous étonner s'ose défendre une heure.
Que vous êtes reprenante
Gouvernante!

 Malgré tout cela, Boileau devait rendre justice au mérite singulier du bonhomme; c'est ainsi qu'il l'appelait; et être enchanté avec tout le public du style de ses bonnes fables.

 La Fontaine n'était pas né inventeur; ce n'était pas un écrivain sublime, un homme d'un goût toujours sûr, un des premiers génies du grand siècle; et c'est encore un défaut très remarquable dans lui de ne pas parler correctement sa langue. Il est dans cette partie très inférieur à Phèdre; mais c'est un homme unique dans les excellents morceaux qu'il nous a laissés: ils sont en grand nombre, ils sont dans la bouche de tous ceux qui ont été élevés honnêtement: ils contribuent même à leur éducation: ils iront à la dernière postérité; ils conviennent à tous les hommes, à tous les âges; et ceux de Boileau ne conviennent guère qu'aux gens de lettres.

Il y eut parmi ceux qu'on nomme jansénistes , une petite secte de cerveaux durs et creux, qui voulurent proscrire les belles fables de l'antiquité, substituer St Prosper à Ovide, et Santeuil à Horace. Si on les avait crus, les peintres n'auraient plus représenté Iris sur l'arc-en-ciel, ni Minerve avec son égide; mais Nicole et Arnauld combattant contre des jésuites et contre des protestants, (Mademoiselle Perrier guérie d'un mal aux yeux par une épine de la couronne de Jésus-Christ, arrivée de Jérusalem à Port-Royal) le conseiller Carré de Montgeron présentant à Louis XV le recueil des convulsions de St Médard, et St Ovide ressuscitant des petits garçons.

 Aux yeux de ces sages austères, Fénelon n'était qu'un idolâtre qui introduisait l'enfant Cupidon chez le nymphe Eucharis, à l'exemple du poème impie de l'Enéide.

 Pluche à la fin de sa fable du ciel intitulée Histoire , fait une longue dissertation pour prouver qu'il est honteux d'avoir dans ses tapisseries des figures prises des Métamorphoses d'Ovide; et que Zéphire et Flore, Vertumme et Pomone devraient être bannis des jardins de Versailles. [2] Il exhorte l'Académie des belles-lettres à s'opposer à ce mauvais goût, et il dit qu'elle seule est capable de rétablir les belles-lettres.

 Voici une petite apologie de la fable, que nous présentons à notre cher lecteur pour le prémunir contre la mauvaise humeur de ces ennemis des beaux-arts.

APOLOGIE DE LA FABLE.

Savante antiquité, beauté toujours nouvelle,
Monuments du génie, heureuses fictions,
  Environnez-moi des rayons
  De votre lumière immortelle:
Vous savez animer l'air, la terre et les mers;
  Vous embellissez l'univers.
Cet arbre à tête longue, aux rameaux toujours verts,
  C'est Atis aimé de Cibèle;
La précoce Hyacinte est le tendre mignon
Que sur ces prés fleuris caressait Apollon.
Flore avec le zéphire a peint ces jeunes roses
  De l'éclat de leur vermillon.
Des baisers de Pomone on voit dans ce vallon
Les fleurs de mes pêchers nouvellement écloses.
Ces montagnes, ces bois qui bordent l'horizon
  Sont couverts de métamorphoses.
Ce cerf aux pieds légers est le jeune Actéon.
Du chantre de la nuit j'entends la voix touchante,
  C'est la fille de Pandion,
  C'est Philomèle gémissante.
Si le soleil se couche il dort avec Thétis.
Si je vois de Vénus la planète brillante,
C'est Vénus que je vois dans les bras d'Adonis.
Ce pôle me présente Andromède et Persée;
Leurs amours immortels échauffent de leurs feux
Les éternels frimas de la zone glacée;
Tout l'Olympe est peuplé de héros amoureux;
Admirables tableaux! séduisante magie!
Qu'Hésiode me plaît dans sa théologie!
Quand il me peint l'amour débrouillant le chaos,
S'élançant dans les airs et planant sur les flots!
Vantez-nous maintenant, bienheureux légendaires,
Le porc de St Antoine et le chien de St Roc.
  Vos reliques, vos scapulaires
Et la guimpe d'Ursule et la crasse du froc;
Mettez la Fleur des saints à côté d'un Homère:
Il ment; mais en grand homme; il ment, mais il sait plaire.
  Sottement vous avez menti,
  Par lui l'esprit humain s'éclaire:
Et si l'on vous croyait, il serait abruti.
On chérira toujours les erreurs de la Grèce,
  Toujours Ovide charmera.
Si nos peuples nouveaux sont chrétiens à la messe,
  Ils sont païens à l'Opéra.
L'almanach est païen; nous comptons nos journées
Par le seul nom des dieux que Rome avait connus.
C'est Mars et Jupiter, c'est Saturne et Vénus,
Qui président au temps, qui sont nos destinées.
Ce mélange est impur, on a tort; mais enfin
Nous ressemblons assez à l'abbé Pellegrin;
Le matin catholique et le soir idolâtre ,
Déjeunant de l'autel, et soupant du théâtre .

 


 

FACULTÉ. [p. 154]

Toutes les puissances du corps et de l'entendement ne sont-elles pas des facultés, et qui pis est des facultés très ignorées, de franches qualités occultes, à commencer par le mouvement dont personne n'a découvert l'origine?

 Quand le président de la faculté de médecine dans le Malade imaginaire , demande à Thomas Diafoirus quare opium facit dormire ? Thomas répond très pertinemment, quia est in eo virtus dormitiva quae facit sopire , parce qu'il y a dans l'opium une faculté soporative qui fait dormir. Les plus grands physiciens ne peuvent guère mieux dire.

 Le sincère chevalier de Jaucour avoue à l'article Sommeil , qu'on ne peut former sur la cause du sommeil que de simples conjectures. Un autre Thomas plus révéré que Diafoirus, n'a pas répondu autrement que ce bachelier de comédie, à toutes les questions qu'il propose dans ses volumes immenses.

 Il est dit à l'article Faculté du grand Dictionnaire encyclopédique, que la faculté vitale une fois établie dans le principe intelligent qui nous anime, on conçoit aisément que cette faculté excitée par les impressions que le sensorium vital transmet à la partie du sensorium commun, détermine l'influx alternatif du suc nerveux dans les fibres motrices des organes vitaux, pour faire contracter alternativement ces organes .

 Cela revient précisément à la réponse du jeune médecin Thomas, quia est in eo virtus alternativa quae facit alternare . Et ce Thomas Diafoirus a du moins le mérite d'être plus court.

 La faculté de remuer le pied quand on le veut, celle de se ressouvenir du passé, celle d'user de ses cinq sens, toutes nos facultés en un mot, ne sont-elles pas à la Diafoirus?

 Mais la pensée! nous disent les gens qui savent le secret; la pensée, qui distingue l'homme du reste des animaux!

Sanctius his animal mentisque capacius altae .
Cet animal si saint, plein d'un esprit sublime.

 Si saint qu'il vous plaira; c'est ici que Diafoirus triomphe plus que jamais. Tout le monde au fond répond quia est in eo virtus pensativa quae facit pensare . Personne ne saura jamais par quel mystère il pense.

 Cette question s'étend donc à tout dans la nature entière. Je ne sais s'il n'y aurait pas dans cet abîme même une preuve de l'existence de l'Etre suprême. Il y a un secret dans tous les premiers ressorts de tous les êtres, à commencer par un galet des bords de la mer, et à finir par l'anneau de Saturne et par la Voie lactée. Or comment ce secret sans que personne le sût? il faut bien qu'il y ait un être qui soit au fait.

 Des savants, pour éclairer notre ignorance, nous disent qu'il faut faire des systèmes, qu'à la fin nous trouverons le secret. Mais nous avons tant cherché sans rien trouver, qu'à la fin on se dégoûte. C'est la philosophie paresseuse, nous crient-ils; non, c'est le repos raisonnable de gens qui ont couru en vain. Et après tout, philosophie paresseuse vaut mieux que théologie turbulente; et chimères métaphysiques.

 


 

FANATISME. [p. 155]

SECTION PREMIÈRE.

Si cette expression tient encore à son origine, ce n'est que par un filet bien mince.

  Fanaticus était un titre honorable, il signifiait desservant ou bienfaiteur d'un temple . Les antiquaires, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux, ont retrouvé des inscriptions dans lesquelles des Romains considérables prenaient ce titre de fanaticus .

 Dans la harangue de Cicéron pro domo sua , il y a un passage où le mot fanaticus me paraît difficile à expliquer. Le séditieux et débauché Clodius qui avait fait exiler Cicéron pour avoir sauvé la république, non seulement avait pillé et démoli les maisons de ce grand homme. Mais afin que Cicéron ne pût jamais rentrer dans sa maison de Rome, il en avait consacré le terrain; et les prêtres y avaient bâti un temple à la liberté, ou plutôt à l'esclavage dans lequel César, Pompée, Crassus et Clodius tenaient alors la république: tant la religion dans tous les temps a servi à persécuter les grands hommes.

 Lorsque enfin dans un temps plus heureux Cicéron fut rappelé, il plaida devant le peuple pour obtenir que le terrain de sa maison lui fût rendu, et qu'on la rebâtît aux frais du peuple romain. Voici comme il s'exprime dans son plaidoyer contre Clodius.

  Aspicite pontifices, aspicite hominem religiosum, monete eum modum esse religionis nimium, esse superstitiosum, non oportere; quid tibi necesse fuit anili superstitione homo fanatice sacrificium quod alienae domi fieret inviserere?

 Le mot fanaticus signifie-t-il en cette place, insensé fanatique, impitoyable fanatique, abominable fanatique comme on l'entend aujourd'hui? ou bien signifie-t-il pieux, consécrateur, homme religieux, dévot zélateur des temples? ce mot est-il ici une injure ou une louange ironique? je n'en sais pas assez pour décider; mais je vais traduire.

 ‘Regardez, pontifes, regardez cet homme religieux, avertissez-le que la religion même a ses bornes, qu'il ne faut pas être si scrupuleux. Quel besoin vous consécrateur, vous fanatique, quel besoin avez-vous de recourir à des superstitions de vieille pour assister à un sacrifice qui se faisait dans une maison étrangère?'

 Cicéron fait ici allusion aux mystères de la bonne déesse que Clodius avait profanés en se glissant déguisé en femme avec une vieille pour entrer dans la maison de César, et pour y coucher avec sa femme: c'est donc ici évidemment une ironie.

 Cicéron appelle Clodius homme religieux; l'ironie doit donc être soutenue dans tout ce passage. Il se sert de termes honorables pour mieux faire sentir la honte de Clodius. Il me paraît donc qu'il emploie le mot fanatique comme un mot honorable, comme un mot qui emporte avec lui l'idée de consécrateur, de pieux, de zélé desservant d'un temple.

 On put depuis donner ce nom à ceux qui se crurent inspirés par les dieux.

Les Dieux à leur interprète
Ont fait un étrange don,
Ne peut-on être prophète
Sans qu'on perde la raison?

 Le même Dictionnaire de Trévoux dit que les anciennes chroniques de France appellent Clovis fanatique et païen . Le lecteur désirerait qu'on nous eût désigné ces chroniques. Je n'ai point trouvé cette épithète de Clovis dans le peu de livres que j'ai vers le mont Krapac où je demeure.

 On entend aujourd'hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C'est une maladie de l'esprit qui se gagne comme la petite vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s'échauffe rarement en lisant; car alors on peut avoir les sens rassis. Mais quand un homme ardent et d'une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique; ses tons, ses gestes ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie: Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n'est qu'humain; combattez les combats du Seigneur: et on va combattre.

 Le fanatisme est à l'enthousiasme du superstitieux ce que le transport est à la fièvre.

 Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu.

 Barthélemi Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère Jean Diaz qui n'était encore qu'enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l'antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemi encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère; il l'assassine: voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz.

 Polyeucte qui va au temple dans un jour de solennité renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d'Orange, du roi Henri III, et du roi Henri IV, de tant d'autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.

 Le plus grand exemple de fanatisme, est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces la nuit de la St Barthélemi leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe. Guion, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l'ex-jésuite Paulian ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde. Mais un jour de St Barthélemi, ils feraient de grandes choses.

 Il y a des fanatiques de sang-froid; ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n'ont d'autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d'autant plus coupables, d'autant plus dignes de l'exécration du genre humain, que n'étant pas dans un excès de fureur, comme les Cléments, les Châtels, les Ravaillacs, les Damiens, il semble qu'ils pourraient écouter la raison.

 Il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui répandu de proche en proche adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes: la religion loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l'esprit l'exemple d'Aod, qui assassine le roi Eglon; de Judith, qui coupe la tête d'Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte-aux-chevaux, etc. etc. etc. Ils ne voient pas que ces exemples qui sont respectables dans l'antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.

 Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage; c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'Esprit saint qui les pénètre, est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre.

 Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?

 Je les ai vus les convulsionnaires; je les ai vus tordre leurs membres et écumer. Ils criaient, il faut du sang . Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais; et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.

 Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs, dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait. Il n'y a eu qu'une seule religion dans le monde qui n'ait pas été souillée par le fanatisme, c'est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède.

 Car l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille; et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c'est à la folie des hommes qu'il faut s'en prendre.

Ainsi du plumage qu'il eut
Icare pervertit l'usage;
Il le reçut pour son salut,
Il s'en servit pour son dommage.

BERTAUD évêque de Sées .

SECTION SECONDE.

Les fanatiques ne combattent pas toujours les combats du Seigneur; ils n'assassinent pas toujours des rois et des princes. Il y a parmi eux des tigres, mais on y voit encore plus de renards.

 Quel tissu de fourberies, de calomnies, de larcins, tissu par les fanatiques de la cour de Rome, contre les fanatiques de la cour de Calvin, des jésuites contre les jansénistes et vicissim! et si vous remontez plus haut, l'histoire ecclésiastique qui est l'école des vertus, est aussi celle des scélératesses employées par toutes les sectes les unes contre les autres. Elles ont toutes le même bandeau sur les yeux, soit quand il faut incendier les villes et les bourgs de leurs adversaires, égorger les habitants, les condamner aux supplices, soit quand il faut simplement tromper, s'enrichir et dominer; le même fanatisme les aveugle; elles croient bien faire: tout fanatique est fripon en conscience, comme il est meurtrier de bonne foi pour la bonne cause.

 Lisez, si vous pouvez, les cinq ou six mille volumes de reproches que les jansénistes et les molinistes se sont faits pendant cent ans sur leurs friponneries; et voyez si Scapin et Trivelin en approchent.

 Une des bonnes friponneries théologiques qu'on ait faites, est, à mon gré, celle d'un petit évêque; (on nous assure dans la relation que c'était un évêque biscayen. Nous trouverons bien un jour son nom et son évêché) son diocèse était partie en Biscaye et partie en France.

 Il y avait dans la partie de France une paroisse qui fut habitée autrefois par quelques Maures de Maroc. Le seigneur de la paroisse n'est point mahométan: il est très bon catholique comme tout l'univers doit l'être, attendu que le mot catholique veut dire universel.

 M. l'évêque soupçonna ce pauvre seigneur qui n'était occupé qu'à faire du bien, d'avoir eu de mauvaises pensées, de mauvais sentiments dans le fond de son coeur, je ne sais quoi qui sentait l'hérésie. Il l'accusa même d'avoir dit en plaisantant qu'il y avait d'honnêtes gens à Maroc comme en Biscaye, et qu'un honnête Maroquin pouvait à toute force n'être pas le mortel ennemi de l'Etre suprême qui est le père de tous les hommes.

 Notre fanatique écrivit une grande lettre au roi de France, seigneur suzerain de ce pauvre petit seigneur de paroisse. Il pria dans sa lettre le seigneur suzerain de transférer le manoir de cette ouaille infidèle en basse-Bretagne, ou en basse-Normandie, selon le bon plaisir de sa majesté, afin qu'il n'infectât plus les Basques de ses mauvaises plaisanteries.

 Le roi de France et son conseil se moquèrent, comme de raison, de cet extravagant.

 Notre pasteur biscayen ayant appris quelque temps après que sa brebis française était malade, défendit aux confesseurs du canton de la confesser, à moins qu'elle ne donnât un billet de confession, par lequel il devait apparaître que le mourant n'était point circoncis, qu'il condamnait de tout son coeur l'hérésie de Mahomet, et toute autre hérésie dans ce goût, comme le calvinisme et le jansénisme, et qu'il pensait en tout comme lui évêque biscayen.

 Les billets de confession étaient alors fort à la mode. Le mourant fit venir chez lui son curé qui était un ivrogne imbécile, et le menaça de le faire pendre par le parlement de Bordeaux, s'il ne lui donnait pas tout à l'heure le viatique dont lui mourant se sentait un extrême besoin. Le curé eut peur, il administra mon homme, lequel après la cérémonie déclara hautement devant témoins, que le pasteur biscayen l'avait faussement accusé auprès du roi d'avoir du goût pour la religion musulmane; qu'il était bon chrétien, et que le Biscayen était un calomniateur. Il signa cet écrit par-devant notaire; tout fut en règle; il s'en porta mieux, et le repos de la bonne conscience le guérit bientôt entièrement.

 Le petit Biscayen outré qu'un vieux moribond se fût moqué de lui, résolut de s'en venger; et voici comme il s'y prit.

 Il fit fabriquer en son patois au bout de quinze jours, une prétendue profession de foi que le curé prétendit avoir entendue. On la fit signer par le curé et par trois ou quatre paysans qui n'avaient point assisté à la cérémonie. Ensuite on fit contrôler cet acte de faussaire, comme si ce contrôle l'avait rendu authentique.

 Un acte non signé par la partie seule intéressée, un acte signé par des inconnus quinze jours après l'événement, un acte désavoué par les témoins véritables, était visiblement un crime de faux; et comme il s'agissait de matière de foi, ce crime menait visiblement le curé avec ses faux témoins aux galères dans ce monde, et en enfer dans l'autre.

 Le petit seigneur châtelain qui était goguenard et point méchant, eut pitié de l'âme et du corps de ces misérables: il ne voulut point les traduire devant la justice humaine, et se contenta de les traduire en ridicule. Mais il a déclaré que dès qu'il serait mort il se donnerait le plaisir de faire imprimer toute cette manoeuvre de son Biscayen avec les preuves, pour amuser le petit nombre de lecteurs qui aiment ces anecdotes, et point du tout pour instruire l'univers. Car il y a tant d'auteurs qui parlent à l' univers , qui s'imaginent rendre l' univers attentif, qui croient l' univers occupé d'eux, que celui-ci ne croit pas être lu d'une douzaine de personnes dans l'univers entier. Revenons au fanatisme.

 C'est cette rage de prosélytisme, cette fureur d'amener les autres à boire de son vin, qui amena le jésuite Castel et le jésuite Routh auprès du célèbre Montesquieu lorsqu'il se mourait. Ces deux énergumènes voulaient se vanter de lui avoir persuadé les mérites de l'attrition et de la grâce suffisante. Nous l'avons converti, disaient-ils; c'était dans le fond une bonne âme; il aimait fort la compagnie de Jésus. Nous avons eu un peu de peine à le faire convenir de certaines vérités fondamentales; mais comme dans ces moments-là on a toujours l'esprit plus net, nous l'avons bientôt convaincu.

 Ce fanatisme de convertisseur est si fort, que le moine le plus débauché quitterait sa maîtresse pour aller convertir une âme à l'autre bout de la ville.

 Nous avons vu le père Poisson cordelier à Paris, qui ruina son couvent pour payer ses filles de joie, et qui fut enfermé pour ses moeurs dépravées. C'était un des prédicateurs de Paris les plus courus, et un des convertisseurs les plus acharnés.

 Tel était le célèbre curé de Versailles Fantin. Cette liste pourrait être longue, mais il ne faut pas révéler les fredaines de certaines personnes constituées en certaines places. Vous savez ce qui arriva à Cham pour avoir révélé la turpitude de son père; il devint noir comme du charbon.

 Prions Dieu seulement en nous levant et en nous couchant, qu'il nous délivre des fanatiques; comme les pèlerins de la Mecque prient Dieu de ne point rencontrer de visages tristes sur leur chemin.

SECTION TROISIÉME.

Ludlow, enthousiaste de la liberté plutôt que fanatique de religion; ce brave homme qui avait plus de haine pour Cromwell que pour Charles I e r , rapporte que les milices du parlement étaient toujours battues par les troupes du roi dans le commencement de la guerre civile; comme le régiment des portes-cochères ne tenait pas du temps de la Fronde contre le grand Condé; Cromwell dit au général Fairfax, Comment voulez-vous que des porte-faix de Londres, et des garçons de boutique indisciplinés résistent à une noblesse animée par le fantôme de l'honneur? présentons-leur un plus grand fantôme, le fanatisme. Nos ennemis ne combattent que pour le roi, persuadons à nos gens qu'ils font la guerre pour Dieu.

 Donnez-moi une patente, je vais lever un régiment de frères meurtriers, et je vous réponds que j'en ferai des fanatiques invincibles.

 Il n'y manqua pas, il composa son régiment des frères rouges; de fous mélancoliques il en fit des tigres obéissants. Mahomet n'avait pas été mieux servi par ses soldats.

 Mais pour inspirer ce fanatisme, il faut que l'esprit du temps vous seconde. Un parlement de France essaierait en vain aujourd'hui de lever un régiment de portes-cochères; il n'ameuterait pas seulement dix femmes de la halle.

 Il n'appartient qu'aux habiles de faire des fanatiques et de les conduire; mais ce n'est pas assez d'être fourbe et hardi, nous avons déjà vu que tout dépend de venir au monde à propos.

 


 

FEMME. [p. ibid .]

PHYSIQUE ET MORALE.

En général elle est bien moins forte que l'homme, moins grande, moins capable de longs travaux; son sang est plus aqueux, sa chair moins compacte, ses cheveux plus longs, ses membres plus arrondis, les bras moins musculeux, la bouche plus petite, les fesses plus relevées, les hanches plus écartées, le ventre plus large. Ces caractères distinguent les femmes dans toute la terre, chez toutes les espèces depuis la Lapponie jusqu'à la côte de Guinée, en Amérique comme à la Chine.

 Plutarque dans son troisième livre des Propos de table , prétend que le vin ne les enivre pas aussi aisément que les hommes; et voici la raison qu'il apporte de ce qui n'est pas vrai. Je me sers de la traduction d'Amiot.

 ‘Le tempérament des femmes est fort humide. Ce qui leur rend la charnure ainsi molle, lissée et luisante, avec leurs purgations menstruelles. Quand donc le vin vient à tomber en une si grande humidité, alors se trouvant vaincu il perd sa couleur et sa force, et devient décoloré et éveux; et en peut-on tirer quelque chose des paroles mêmes d'Aristote: car il dit que ceux qui boivent à grands traits sans reprendre haleine, ce que les anciens appelaient amusizein , ne s'enivrent pas si facilement, parce que le vin ne leur demeure guère dedans le corps; ainsi étant pressé et poussé à force, il passe tout outre à travers. Or le plus communément nous voyons que les femmes boivent ainsi, et si est vraisemblable que leur corps, à cause de la continuelle attraction des humeurs qui se fait par contre-bas pour leurs purgations menstruelles, est plein de plusieurs conduits, et percé de plusieurs tuyaux et écheveaux esquels le vin venant à tomber en sort vitement et facilement sans se pouvoir attacher aux parties nobles et principales, lesquelles étant troublées, l'ivresse s'en enfuit'.

 Cette physique est tout à fait digne des anciens.

 Les femmes vivent un peu plus que les hommes, c'est-à-dire qu'en une génération on trouve plus de vieilles que de vieillards. C'est ce qu'ont pu observer en Europe tous ceux qui ont fait des relevés exacts des naissances et des morts. Il est à croire qu'il en est ainsi dans l'Asie et chez les négresses, les rouges, les cendrées comme chez les blanches. Natura est semper sibi consona .

 Nous avons rapporté ailleurs un extrait d'un journal de la Chine, qui porte qu'en l'année 1725 la femme de l'empereur Yontchin ayant fait des libéralités aux pauvres femmes de la Chine qui passaient soixante et dix ans, [3] on compta dans la seule province de Kanton, parmi celles qui reçurent ces présents, 98220 femmes de soixante et dix ans passés, 48893 âgées de plus de quatre-vingts ans, et 3453 d'environ cent années. Ceux qui aiment les causes finales disent que la nature leur accorde une plus longue vie qu'aux hommes, pour les récompenser de la peine qu'elles prennent de porter neuf mois des enfants, de les mettre au monde et de les nourrir. Il n'est pas à croire que la nature donne des récompenses; mais il est probable que le sang des femmes étant plus doux, leurs fibres s'endurcissent moins vite.

 Aucun anatomiste, aucun physicien n'a jamais pu connaître la manière dont elles conçoivent. Sanchez a eu beau assurer, Mariam et spiritum sanctum emisisse semen in copulatione et ex semine amborum natum esse Jesum . Cette abominable impertinence de Sanchez, d'ailleurs très savant, n'est adoptée aujourd'hui par aucun naturaliste.

 Les femmes sont la seule espèce femelle qui répande du sang tous les mois. On a voulu attribuer la même évacuation à quelques autres espèces, et surtout aux guenons; mais le fait ne s'est pas trouvé vrai.

 Ces émissions périodiques de sang qui les affaiblissent toujours pendant cette perte, les maladies qui naissent de la suppression, les temps de grossesse, la nécessité d'allaiter les enfants et de veiller continuellement sur eux, la délicatesse de leurs membres les rendent peu propres aux fatigues de la guerre et à la fureur des combats. Il est vrai, comme nous l'avons dit, qu'on a vu dans tous les temps et presque dans tous les pays, des femmes à qui la nature donna un courage et des forces extraordinaires, qui combattirent avec les hommes, qui soutinrent de prodigieux travaux; mais après tout, ces exemples sont rares. Nous renvoyons à l'article Amazones .

 Le physique gouverne toujours le moral. Les femmes étant plus faibles de corps que nous, ayant plus d'adresse dans leurs doigts beaucoup plus souples que les nôtres, ne pouvant guère travailler aux ouvrages pénibles de la maçonnerie, de la charpente, de la métallurgie, de la charrue, étant nécessairement chargées des petits travaux plus légers de l'intérieur de la maison, et surtout du soin des enfants, menant une vie plus sédentaire, elles doivent avoir plus de douceur dans le caractère que la race masculine; elles doivent moins connaître les grands crimes. Et cela est si vrai, que dans tous les pays policés il y a toujours cinquante hommes au moins d'exécutés à mort contre une seule femme.

 Montesquieu dans son Esprit des lois , [4] en promettant de parler de la condition des femmes dans les divers gouvernements, avance que chez les Grecs les femmes n'étaient pas regardées comme dignes d'avoir part au véritable amour, et que l'amour n'avait chez eux qu'une forme qu'on n'ose dire . Il cite Plutarque pour son garant.

 C'est une méprise qui n'est guère pardonnable qu'à un esprit tel que Montesquieu, toujours entraîné par la rapidité de ses idées, souvent incohérentes.

 Plutarque dans son chapitre de l' amour , introduit plusieurs interlocuteurs. Et lui-même, sous le nom de Daphneus, réfute avec la plus grande force les discours que tient Protagène en faveur de la débauche des garçons.

 C'est dans ce même dialogue qu'il va jusqu'à dire qu'il y a dans l'amour des femmes quelque chose de divin. Il compare cet amour au soleil qui anime la nature. Il met le plus grand bonheur dans l'amour conjugal. Enfin il finit par le magnifique éloge de la vertu d'Epponine. Cette mémorable aventure s'était passée sous les yeux mêmes de Plutarque qui vécut quelque temps dans la maison de Vespasien. Cette héroïne apprenant que son mari Sabinus vaincu par les troupes de l'empereur, s'était caché dans une profonde caverne entre la Franche-Comté et la Champagne, s'y enferma seule avec lui, le servit, le nourrit pendant plusieurs années, en eut des enfants. Enfin étant prise avec son mari et présentée à Vespasien étonné de la grandeur de son courage, elle lui dit, j'ai vécu plus heureuse sous la terre dans les ténèbres que toi à la lumière du soleil au faîte de la puissance . Plutarque affirme donc précisément le contraire de ce que Montesquieu lui fait dire; il s'énonce même en faveur des femmes avec un enthousiasme très touchant.

 Il n'est pas étonnant qu'en tout pays l'homme se soit rendu le maître de la femme, tout étant fondé sur la force. Il a d'ordinaire beaucoup de supériorité par celle du corps et même de l'esprit.

 On a vu des femmes très savantes comme il en fut de guerrières; mais il n'y en a jamais eu d'inventrice.

 L'esprit de société et d'agrément est communément leur partage. Il semble généralement parlant qu'elles soient faites pour adoucir les moeurs des hommes.

 Dans aucune république elles n'eurent jamais la moindre part au gouvernement; elles n'ont jamais régné dans les empires purement électifs; mais elles règnent dans presque tous les royaumes héréditaires de l'Europe, en Espagne, à Naples, en Angleterre, dans plusieurs Etats du Nord, dans plusieurs grands fiefs qu'on nomme féminins .

 La coutume qu'on appelle loi salique , les a exclues du royaume de France; et ce n'est pas, comme le dit Mézerai, qu'elles fussent incapables de gouverner, puisqu'on leur a presque toujours accordé la régence.

 On prétend que le cardinal Mazarin avouait que plusieurs femmes étaient dignes de régir un royaume, et qu'il ajoutait, qu'il était toujours à craindre qu'elles ne se laissassent subjuguer par des amants incapables de gouverner douze poules . Cependant Isabelle en Castille, Elizabeth en Angleterre, Marie-Thérèse en Hongrie, ont bien démenti ce prétendu bon mot attribué au cardinal Mazarin. Et aujourd'hui nous voyons dans le Nord une législatrice aussi respectée que le souverain de la Grèce, de l'Asie mineure, de la Syrie et de l'Egypte, est peu estimé.

 L'ignorance a prétendu longtemps que les femmes sont esclaves pendant leur vie chez les mahométans, et qu'après leur mort elles n'entrent point dans le paradis. Ce sont deux grandes erreurs, telles qu'on en a débité toujours sur le mahométisme. Les épouses ne sont point du tout esclaves. Le sura ou chapitreIV du Koran leur assigne un douaire. Une fille doit avoir la moitié du bien dont hérite son frère. S'il n'y a que des filles, elles partagent entre elles les deux tiers de la succession, et le reste appartient aux parents du mort; ces parents en auront chacun la sixième partie, et la mère du mort a aussi un droit dans la succession. Les épouses sont si peu esclaves, qu'elles ont permission de demander le divorce, qui leur est accordé quand leurs plaintes sont jugées légitimes.

 Il n'est pas permis aux musulmans d'épouser leur belle-soeur, leur nièce, leur soeur de lait, leur belle-fille élevée sous la garde de leur femme. Il n'est pas permis d'épouser les deux soeurs. En cela ils sont bien plus sévères que les chrétiens, qui tous les jours achètent à Rome le droit de contracter de tels mariages, qu'ils pourraient faire gratis.

POLYGAMIE

Mahomet a réduit le nombre illimité des épouses à quatre. Mais comme il faut être extrêmement riche pour entretenir quatre femmes selon leur condition, il n'y a que les plus grands seigneurs qui puissent user d'un tel privilège. Ainsi la pluralité des femmes ne fait point aux Etats musulmans le tort que nous leur reprochons si souvent, et ne les dépeuple pas comme on le répète tous les jours dans tant de livres écrits au hasard.

 Les Juifs par un ancien usage, établi selon leurs livres depuis Lamech, ont toujours eu la liberté d'avoir à la fois plusieurs femmes. David en eut dix-huit; et c'est depuis ce temps que les rabbins déterminèrent à ce nombre la polygamie des rois, quoiqu'il soit dit que Salomon en eut jusqu'à sept cents.

 Les mahométans n'accordent pas publiquement aujourd'hui aux Juifs la pluralité des femmes; ils ne les croient pas dignes de cet avantage; mais l'argent toujours plus fort que la loi, donne quelquefois en Orient et en Afrique aux Juifs qui sont riches, la permission que la loi leur refuse.

 On a rapporté sérieusement que Lélius Cinna tribun du peuple, publia après la mort de César, que ce dictateur avait voulu promulguer une loi qui donnait aux femmes le droit de prendre autant de maris qu'elles voudraient. Quel homme sensé ne voit que c'est là un conte populaire et ridicule inventé pour rendre César odieux? Il ressemble à cet autre conte qu'un sénateur romain avait proposé en plein sénat de donner permission à César de coucher avec toutes les femmes qu'il voudrait. De pareilles inepties déshonorent l'histoire, et font tort à l'esprit de ceux qui les croient. Il est triste que Montesquieu ait ajouté foi à cette fable.

 Il n'en est pas de même de l'empereur Valentinien I e r qui, se disant chrétien, épousa Justine du vivant de Severa sa première femme, mère de l'empereur Gratien. Il était assez riche pour entretenir plusieurs femmes.

 Dans la première race des rois francs, Gontran, Cherebert, Sigibert, Chilpéric eurent plusieurs femmes à la fois. Gontran eut dans son palais Venerande, Mercatrude et Ostregile, reconnues pour femmes légitimes. Cherebert eut Meroflède, Marcovèse, et Théodegile. Il est difficile de concevoir comment l'ex-jésuite nommé Nonotte a pu, dans son ignorance, pousser la hardiesse jusqu'à nier ces faits, jusqu'à dire que les rois de cette première race n'usèrent point de la polygamie, et jusqu'à défigurer dans un libelle en deux volumes plus de cent vérités historiques avec la confiance d'un régent qui dicte des leçons dans un collège? Des livres dans ce goût ne laissent pas de se vendre quelque temps dans les provinces où les jésuites ont encore un parti; ils séduisent quelques personnes peu instruites.

 Le père Daniel plus savant et plus judicieux, avoue la polygamie des rois francs sans aucune difficulté; il ne nie pas les trois femmes de Dagobert I e r ; il dit expressément que Théodebert épousa Deuterie quoiqu'il eût une autre femme nommée Visigalde, et quoique Deuterie eût un mari. Il ajoute qu'en cela il imita son oncle Clotaire, lequel épousa la veuve de Clodomir son frère, quoiqu'il eût déjà trois femmes.

 Tous les historiens font les mêmes aveux. Comment après tous ces témoignages souffrir l'impudence d'un ignorant qui parle en maître, et qui ose dire en débitant de si énormes sottises, que c'est pour la défense de la religion, comme s'il s'agissait dans un point d'histoire de notre religion vénérable et sacrée que des calomniateurs méprisables font servir à leurs ineptes impostures!

DE LA POLYGAMIE PERMISE PAR QUELQUES PAPES ET PAR QUELQUES RÉFORMATEURS.

L'abbé Fleuri auteur de l' Histoire ecclésiastique , rend plus de justice à la vérité dans tout ce qui concerne les lois et les usages de l'Eglise. Il avoue que Boniface apôtre de la basse Allemagne, ayant consulté l'an 726 le pape Grégoire II pour savoir en quels cas un mari peut avoir deux femmes, Grégoire II lui répondit le 22 novembre de la même année ces propres mots: Si une femme est attaquée d'une maladie qui la rende peu propre au devoir conjugal, le mari peut se marier à une autre; mais il doit donner à la femme malade les secours nécessaires . Cette décision paraît conforme à la raison et à la politique; elle favorise la population qui est l'objet du mariage.

 Mais ce qui ne paraît ni selon la raison, ni selon la politique, ni selon la nature, c'est la loi qui porte qu'une femme séparée de corps et de biens de son mari ne peut avoir un autre époux, ni le mari prendre une autre femme. Il est évident que voilà une race perdue pour la peuplade; et que si cet époux et cette épouse séparés ont tous deux un tempérament indomptable, ils sont nécessairement exposés et forcés à des péchés continuels dont les législateurs doivent être responsables devant Dieu, si . . .

 Les décrétales des papes n'ont pas toujours eu pour objet ce qui est convenable au bien des Etats et à celui des particuliers. Cette même décrétale du pape Grégoire II, qui permet en certains cas la bigamie, prive à jamais de la société conjugale les garçons et les filles que leurs parents auront voués à l'Eglise dans leur plus tendre enfance. Cette loi semble aussi barbare qu'injuste; c'est anéantir à la fois des familles, c'est forcer la volonté des hommes avant qu'ils aient une volonté, c'est rendre à jamais les enfants esclaves d'un voeu qu'ils n'ont point fait, c'est détruire la liberté naturelle, c'est offenser Dieu et le genre humain.

 La polygamie de Philippe landgrave de Hesse, dans la communion luthérienne en 1539, est assez publique. J'ai connu un des souverains dans l'empire d'Allemagne, dont le père ayant épousé une luthérienne, eut permission du pape de se marier à une catholique, et qui garda ses deux femmes.

 Il est public en Angleterre, et on voudrait le nier en vain, que le chancelier Cowper épousa deux femmes qui vécurent ensemble dans sa maison avec une concorde singulière qui fit honneur à tous trois. Plusieurs curieux ont encore le petit livre que ce chancelier composa en faveur de la polygamie.

 Il faut se défier des auteurs qui rapportent que dans quelques pays les lois permettent aux femmes d'avoir plusieurs maris. Les hommes qui partout ont fait les lois, sont nés avec trop d'amour-propre, sont trop jaloux de leur autorité, ont communément un tempérament trop ardent en comparaison de celui des femmes, pour avoir imaginé une telle jurisprudence. Ce qui n'est pas conforme au train ordinaire de la nature est rarement vrai. Mais ce qui est fort ordinaire, surtout dans les anciens voyageurs, c'est d'avoir pris un abus pour une loi.

Liv. XVI, ch. V.  L'auteur de l' Esprit des lois prétend que sur la côte de Malabar, dans la caste des Naires, les hommes ne peuvent avoir qu'une femme, et qu'une femme au contraire peut avoir plusieurs maris; il cite des auteurs suspects, et surtout Pirard. On ne devrait parler de ces coutumes étranges qu'en cas qu'on eût été longtemps témoin oculaire. Si on en fait mention, ce doit être en doutant; mais quel est l'esprit vif qui sache douter?

Liv. XVI, ch. X.   La lubricité des femmes , dit-il, est si grande à Patane, que les hommes sont contraints de se faire certaines garnitures pour se mettre à l'abri de leurs entreprises .

 Le président de Montesquieu n'alla jamais à Patane. M. Linguet ne remarque-t-il pas très judicieusement que ceux qui imprimèrent ce conte étaient des voyageurs qui se trompaient, ou qui voulaient se moquer de leurs lecteurs? Soyons justes, aimons le vrai, ne nous laissons pas séduire, jugeons par les choses et non par les noms.

PLURALITÉ DES FEMMES.

Il semble que le pouvoir et non la convention ait fait toutes les lois, surtout en Orient. C'est là qu'on voit les premiers esclaves, les premiers eunuques, le trésor du prince composé de ce qu'on a pris au peuple.

 Qui peut vêtir, nourrir et amuser plusieurs femmes, les a dans sa ménagerie, et leur commande despotiquement.

 Ben-Aboul-Kiba dans son Miroir des fidèles , rapporte qu'un des vizirs du grand Soliman tint ce discours à un agent du grand Charles-Quint.

 ‘Chien de chrétien, pour qui j'ai d'ailleurs une estime toute particulière, peux-tu bien me reprocher d'avoir quatre femmes selon nos saintes lois, tandis que tu vides douze quartauts par an, et que je ne bois pas un verre de vin? Quel bien fais-tu au monde en passant plus d'heures à table que je n'en passe au lit? Je peux donner quatre enfants chaque année pour le service de mon auguste maître; à peine en peux-tu fournir un. Et qu'est-ce que l'enfant d'un ivrogne? Sa cervelle sera offusquée des vapeurs du vin qu'aura bu son père. Que veux-tu d'ailleurs que je devienne quand deux de mes femmes sont en couche? ne faut-il pas que j'en serve deux autres ainsi que ma loi me le commande? Que deviens-tu, quel rôle joues-tu dans les derniers mois de la grossesse de ton unique femme, et pendant ses couches et pendant ses maladies? Il faut que tu restes dans une oisiveté honteuse, ou que tu cherches une autre femme. Te voilà nécessairement entre deux péchés mortels qui te feront tomber tout roide après ta mort du pont aigu au fond de l'enfer.

 ‘Je suppose que dans nos guerres contre les chiens de chrétiens, nous perdions cent mille soldats; voilà près de cent mille filles à pourvoir. N'est-ce pas aux riches à prendre soin d'elles? Malheur à tout musulman assez tiède pour ne pas donner retraite chez lui à quatre jolies filles en qualité de ses légitimes épouses, et pour ne les pas traiter selon leurs mérites.

 ‘Comment sont donc faits dans ton pays la trompette du jour que tu appelles coq , l'honnête bélier prince des troupeaux, le taureau souverain des vaches? chacun d'eux n'a-t-il pas son sérail? Il te sied bien, vraiment de me reprocher mes quatre femmes, tandis que notre grand prophète en a eu dix-huit, David le Juif autant; et Salomon le Juif sept cents de compte fait avec trois cents concubines! tu vois combien je suis modeste. Cesse de reprocher la gourmandise à un sage, qui fait de si médiocres repas. Je te permets de boire; permets-moi d'aimer. Tu changes de vins, souffre que je change de femmes. Que chacun laisse vivre les autres à la mode de leur pays. Ton chapeau n'est point fait pour donner des lois à mon turban. Ta fraise et ton petit manteau ne doivent point commander à mon doliman. Achève de prendre ton café avec moi et va-t-en caresser ton Allemande, puisque tu es réduit à elle seule.'

RÉPONSE DE L'ALLEMAND.

‘Chien de musulman, pour qui je conserve une vénération profonde, avant d'achever mon café je veux confondre tes propos. Qui possède quatre femmes possède quatre harpies, toujours prêtes à se calomnier, à se nuire, à se battre. Le logis est l'antre de la discorde; aucune d'elles ne peut t'aimer. Chacune n'a qu'un quart de ta personne, et ne pourrait tout au plus te donner que le quart de son coeur. Aucune ne peut te rendre la vie agréable, ce sont des prisonnières qui n'ayant jamais rien vu n'ont rien à te dire; elles ne connaissent que toi, par conséquent tu les ennuies. Tu es leur maître absolu, donc elles te haïssent. Tu es obligé de les faire garder par un eunuque qui leur donne le fouet quand elles ont fait trop de bruit. Tu oses te comparer à un coq! mais jamais un coq n'a fait fouetter ses poules par un chapon. Prends tes exemples chez les animaux, ressemble-leur tant que tu voudras. Moi je veux aimer en homme; je veux donner tout mon coeur et qu'on me donne le sien. Je rendrai compte de cet entretien ce soir à ma femme; et j'espère qu'elle en sera contente. A l'égard du vin que tu me reproches, apprends que s'il est mal d'en boire en Arabie, c'est une habitude très louable en Allemagne. Adieu.'

 


 

FERRARE. [p. 174]

Ce que nous avons à dire ici de Ferrare, n'a aucun rapport à la littérature, principal objet de nos questions; mais il en a un très grand avec la justice qui est plus nécessaire que les belles-lettres, et bien moins cultivée, surtout en Italie.

 Ferrare était constamment un fief de l'empire ainsi que Parme et Plaisance. Le pape Clément VIII en dépouilla César d'Est à main armée en 1597. Le prétexte de cette tyrannie était bien singulier pour un homme qui se dit l'humble vicaire de Jésus-Christ.

 Le duc Alphonse d'Est premier du nom, souverain de Ferrare, de Modène, d'Est, de Carpi, de Rovigno, avait épousé une simple citoyenne de Ferrare nommée Laura Eustochia, dont il avait eu trois enfants avant son mariage, reconnus par lui solennellement en face d'Eglise. Il ne manqua à cette reconnaissance aucune des formalités prescrites par les lois. Son successeur Alphonse d'Est fut reconnu duc de Ferrare. Il épousa Julie d'Urbin fille de François duc d'Urbin, dont il eut cet infortuné César d'Est, héritier incontestable de tous les biens de la maison, et déclaré héritier par le dernier duc mort le 27 octobre 1597. Le pape Clément VIII du nom d'Aldobrandin, originaire d'une famille de négociants de Florence, osa prétexter que la grand-mère de Cesar d'Est n'était pas assez noble, et que les enfants qu'elle avait mis au monde devaient être regardés comme des bâtards. La première raison est ridicule et scandaleuse dans un évêque; la seconde est insoutenable dans tous les tribunaux de l'Europe. Car si le duc n'était pas légitime, il devait perdre Modène et ses autres Etats; et s'il n'y avait point de vice dans sa naissance, il devait garder Ferrare comme Modène.

 L'acquisition de Ferrare était trop belle pour que le pape ne fît pas valoir toutes les décrétales et toutes les décisions des braves théologiens qui assurent que le pape peut rendre juste ce qui est injuste . En conséquence il excommunia d'abord César d'Est; et comme l'excommunication prive nécessairement un homme de tous ses biens, le père commun des fidèles leva des troupes contre l'excommunié pour lui ravir son héritage au nom de l'Eglise. Ces troupes furent battues; mais le duc de Modène et de Ferrare vit bientôt ses finances épuisées et ses amis refroidis.

 Ce qu'il y eut de plus déplorable, c'est que le roi de France Henri IV se crut obligé de prendre le parti du pape pour balancer le crédit de Philippe II à la cour de Rome. C'est ainsi que le bon roi Louis XII, moins excusable, s'était déshonoré en s'unissant avec le monstre Alexandre VI et son exécrable bâtard le duc Borgia. Il fallut céder; alors le pape fit envahir Ferrare par le cardinal Aldobrandin, qui entra dans cette florissante ville avec mille chevaux et cinq mille fantassins.

 Il est bien triste qu'un homme tel que Henri IV ait descendu à cette indignité qu'on appelle politique . Les Catons, les Metellus, les Scipions, les Fabricius, n'auraient point ainsi trahi la justice pour plaire à un prêtre. Et à quel prêtre!

 Depuis ce temps Ferrare devint déserte, son terroir inculte se couvrit de marais croupissants. Ce pays avait été sous la maison d'Est un des plus beaux de l'Italie; le peuple regretta toujours ses anciens maîtres. Il est vrai que le duc fut dédommagé. On lui donna la nomination à un évêché et à une cure; et on lui fournit même quelques minots de sel des magasins de Cervia. Mais il n'est pas moins vrai que la maison de Modène a des droits incontestables et imprescriptibles sur ce duché de Ferrare, dont elle est si indignement dépouillée.

 Maintenant, mon cher lecteur, supposons que cette scène se fût passée du temps où Jésus-Christ ressuscité apparaissait à ses apôtres, et que Simon Barjone surnommé Pierre eût voulu s'emparer des Etats de ce pauvre duc de Ferrare. Imaginons que le duc va demander justice en Béthanie au seigneur Jésus; n'entendez-vous pas notre Seigneur qui envoie chercher sur-le-champ Simon, et qui lui dit, Simon fils de Jone, je t'ai donné les clefs du royaume des cieux; on sait comme ces clefs sont faites, mais je ne t'ai pas donné celles de la terre? Si on t'a dit que le ciel entoure le globe et que le contenu est dans le contenant, t'es-tu imaginé que les royaumes d'ici-bas t'appartiennent, et que tu n'as qu'à t'emparer de tout ce qui te convient? Je t'ai déjà défendu de dégainer. Tu me parais un composé fort bizarre, tantôt tu coupes, à ce qu'on dit, une oreille à Malchus, tantôt tu me renies; sois plus doux et plus honnête, ne prends ni le bien, ni les oreilles de personne, de peur qu'on ne te donne sur les tiennes.

 


 

FERTILISATION. [p. 176]

SECTION PREMIÈRE.

1 o . Je propose des vues générales sur la fertilisation. Il ne s'agit pas ici de savoir en quel temps il faut semer des navets vers les Pyrénées et vers Dunkerke; il n'y a point de paysan qui ne connaisse ces détails mieux que tous les maîtres et tous les livres. Je n'examine point les vingt et une manières de parvenir à la multiplication du blé, parmi lesquelles il n'y en a pas une de vraie; car la multiplication des germes dépend de la préparation des terres; et non de celle des grains. Il en est du blé comme de tous les autres fruits. Vous aurez beau mettre un noyau de pêche dans de la saumure ou de la lessive, vous n'aurez de bonnes pêches qu'avec des abris et un sol convenable.

 2 o . Il y a dans toute la zone tempérée de bons, de médiocres et de mauvais terroirs. Le seul moyen, peut-être, de rendre les bons encore meilleurs, de fertiliser les médiocres, et de tirer parti des mauvais, est que les seigneurs des terres les habitent.

 Les médiocres terrains, et surtout les mauvais, ne pourront jamais être amendés par des fermiers; ils n'en ont ni la faculté ni la volonté; ils afferment à vil prix, font très peu de profit, et laissent la terre en plus mauvais état qu'ils ne l'ont prise.

 3 o . Il faut de grandes avances pour améliorer de vastes champs. Celui qui écrit ces réflexions, a trouvé dans un très mauvais pays un vaste terrain inculte, qui appartenait à des colons. Il leur a dit, Je pourrais le cultiver à mon profit par le droit de déshérence, je vais le défricher pour vous et pour moi à mes dépens. Quand j'aurai changé ces bruyères en pâturages, nous y engraisserons des bestiaux; ce petit canton sera plus riche et plus peuplé.

 Il en est de même des marais qui étendent sur tant de contrées la stérilité et la mortalité. Il n'y a que les seigneurs qui puissent détruire ces ennemis du genre humain. Et si ces marais sont trop vastes, le gouvernement seul est assez puissant pour faire de telles entreprises; il y a plus à gagner que dans une guerre.

 4 o . Les seigneurs seuls seront longtemps en état d'employer le semoir. Cet instrument est coûteux; il faut souvent le rétablir; nul ouvrier de campagne n'est en état de le construire; aucun colon ne s'en chargera; et si vous lui en donnez un il épargnera trop la semence, et fera de médiocres récoltes.

 Cependant, cet instrument employé à propos, doit épargner environ le tiers de la semence, et par conséquent enrichir le pays d'un tiers; voilà la vraie multiplication. Il est donc très important de le rendre d'usage, et de longtemps il n'y aura que les riches qui pourront s'en servir.

 5 o . Les seigneurs peuvent faire la dépense du vancribleur, qui, quand il est bien conditionné, épargne beaucoup de bras et de temps. En un mot, il est clair que si la terre ne rend pas ce qu'elle peut donner, c'est que les simples cultivateurs ne sont pas en état de faire les avances. La culture de la terre est une vraie manufacture: il faut pour que la manufacture fleurisse que l'entrepreneur soit riche.

 6 o . La prétendue égalité des hommes que quelques sophistes mettent à la mode, est une chimère pernicieuse. S'il n'y avait pas trente manoeuvres pour un maître, la terre ne serait pas cultivée. Quiconque possède une charrue, a besoin de deux valets et de plusieurs hommes de journée. Plus il y aura d'hommes qui n'auront que leurs bras pour toute fortune, plus les terres seront en valeur. Mais pour employer utilement ces bras, il faut que les seigneurs soient sur les lieux.

 7 o . Il ne faut pas qu'un seigneur s'attende en faisant cultiver sa terre sous ses yeux, à faire la fortune d'un entrepreneur des hôpitaux ou des fourrages de l'armée, mais il vivra dans la plus honorable abondance. (Voyez Agriculture . )

 8 o . S'il fait la dépense d'un étalon, il aura en quatre ans de beaux chevaux qui ne lui coûteront rien; il y gagnera, et l'Etat aussi.

 Si le fermier est malheureusement obligé de vendre tous les veaux et toutes les génisses pour être en état de payer le roi et son maître, le même seigneur fait élever ces génisses et quelques veaux. Il a au bout de trois ans des troupeaux considérables sans frais. Tous ces détails produisent l'agréable et l'utile. Le goût de ces occupations augmente chaque jour; le temps affaiblit presque toutes les autres.

 9 o . S'il y a de mauvaises récoltes, des dommages, des pertes, le seigneur est en état de les réparer. Le fermier et le métayer ne peuvent même les supporter. Il est donc essentiel à l'Etat que les possesseurs habitent souvent leurs domaines.

 10 o . Les évêques qui résident font du bien aux villes. Si les abbés commendataires résidaient, ils feraient du bien aux campagnes; leur absence est préjudiciable.

 11 o . Il est d'autant plus nécessaire de songer aux richesses de la terre, que les autres peuvent aisément nous échapper; la balance du commerce peut ne nous être plus favorable; nos espèces peuvent passer chez l'étranger, les biens fictifs peuvent se perdre, la terre reste.

 12 o . Nos nouveaux besoins nous imposent la nécessité d'avoir de nouvelles ressources. Les Français et les autres peuples n'avaient point imaginé du temps d'Henri IV d'infecter leurs nez d'une poudre noire et puante, et de porter dans leurs poches des linges remplis d'ordure, qui auraient inspiré autrefois l'horreur et le dégoût. Cet article seul coûte au moins à la France six millions par an. Le déjeuner de leurs pères n'était pas préparé par les quatre parties du monde; ils se passaient de l'herbe et de la terre de la Chine, des roseaux qui croissent en Amérique et des fèves de l'Arabie. Ces nouvelles denrées, et beaucoup d'autres que nous payons argent comptant, peuvent nous épuiser. Une compagnie de négociants qui n'a jamais pu en quarante années donner un sou de dividende à ses actionnaires sur le produit de son commerce, et qui ne les paie que d'une partie du revenu du roi, peut être à charge à la longue. L'agriculture est donc la ressource indispensable.

 13 o . Plusieurs branches de cette ressource sont négligées. Il y a, par exemple, trop peu de ruches, tandis qu'on fait une prodigieuse consommation de bougies. Il n'y a point de maison un peu forte où l'on n'en brûle pour deux ou trois écus par jour. Cette seule dépense entretiendrait une famille économe. Nous consommons cinq ou six fois plus de bois de chauffage que nos pères; nous devons donc avoir plus d'attention à planter et à entretenir nos plants; c'est ce que le fermier n'est pas même en droit de faire; c'est ce que le seigneur ne fera que lorsqu'il gouvernera lui-même ses possessions.

 14 o . Lorsque les possesseurs des terres sur les frontières y résident, les manoeuvres, les ouvriers étrangers viennent s'y établir; le pays se peuple insensiblement, il se forme des races d'hommes vigoureux. La plupart des manufactures corrompent la taille des ouvriers; leur race s'affaiblit. Ceux qui travaillent aux métaux abrègent leurs jours. Les travaux de la campagne, au contraire, fortifient et produisent des générations robustes, pourvu que la débauche des jours de fêtes n'altère pas le bien que font le travail et la sobriété.

 15 o . On sait assez quelles sont les funestes suites de l'oisive intempérance attachée à ces jours qu'on croit consacrés à la religion, et qui ne le sont qu'aux cabarets. On sait quelle supériorité le retranchement de ces jours dangereux a donné aux protestants sur nous. Notre raison commence enfin à se développer au point de nous faire sentir confusément que l'oisiveté et la débauche ne sont pas si précieuses devant Dieu qu'on le croyait. Plus d'un évêque a rendu à la terre pendant quarante jours de l'année ou environ, des hommes qu'elle demandait pour la cultiver. Mais sur les frontières, où beaucoup de nos domaines se trouvent dans l'évêché d'un étranger, il arrive trop souvent, soit par contradiction, soit par une infâme politique, que ces étrangers se plaisent à nous accabler d'un fardeau que les plus sages de nos prélats ont ôté à nos cultivateurs, à l'exemple du pape. Le gouvernement peut aisément nous délivrer de ce très grand mal que ces étrangers nous font. Ils sont en droit d'obliger nos colons à entendre une messe le jour de St Roc; mais au fond, ils ne sont pas en droit d'empêcher les sujets du roi de cultiver après la messe une terre qui appartient au roi, et dont il partage les fruits. Et ils doivent savoir qu'on ne peut mieux s'acquitter de son devoir envers Dieu qu'en le priant le matin, et en obéissant le reste du jour à la loi qu'il nous a imposée de travailler.

 16 o . Plusieurs personnes ont établi des écoles dans leurs terres, j'en ai établi moi-même; mais je les crains. Je crois convenable que quelques enfants apprennent à lire, à écrire, à chiffrer; mais que le grand nombre, surtout les enfants des manoeuvres ne sachent que cultiver, parce qu'on n'a besoin que d'une plume pour deux ou trois cents bras. La culture de la terre ne demande qu'une intelligence très commune; la nature a rendu faciles tous les travaux auxquels elle a destiné l'homme: il faut donc employer le plus d'hommes qu'on peut à ces travaux faciles, et les leur rendre nécessaires.

 17 o . Le seul encouragement des cultivateurs est le commerce des denrées. Empêcher les blés de sortir du royaume, c'est dire aux étrangers que nous en manquons, et que nous sommes de mauvais économes. Il y a quelquefois cherté en France, mais rarement disette. Nous fournissons les cours de l'Europe de danseurs et de perruquiers; il vaudrait mieux les fournir de froment. Mais c'est à la prudence du gouvernement d'étendre ou de resserrer ce grand objet de commerce. Il n'appartient pas à un particulier qui ne voit que son canton, à proposer des vues à ceux qui voient et qui embrassent le bien général du royaume.

 18 o . La réparation et l'entretien des chemins de traverse, est un objet important. Le gouvernement s'est signalé par la confection des voies publiques, qui font à la fois l'avantage et l'ornement de la France. Il a aussi donné des ordres très utiles pour les chemins de traverse; mais ces ordres ne sont pas si bien exécutés que ceux qui regardent les grands chemins. Le même colon qui voiturerait ses denrées de son village au marché voisin en une heure de temps avec un cheval, y parvient à peine avec deux chevaux en trois heures, parce qu'il ne prend pas le soin de donner un écoulement aux eaux, de combler une ornière, de porter un peu de gravier; et ce peu de peine qu'il s'est épargnée, lui cause à la fin de très grandes peines et de grands dommages.

 19 o . Le nombre des mendiants est prodigieux, et, malgré les lois, on laisse cette vermine se multiplier. Je demanderais qu'il fût permis à tous les seigneurs de retenir et faire travailler à un prix raisonnable, tous les mendiants robustes, hommes et femmes qui mendieront sur leurs terres.

 20 o . S'il m'était permis d'entrer dans des vues plus générales, je répéterais ici combien le célibat est pernicieux. Je ne sais s'il ne serait point à propos d'augmenter d'un tiers la taille et la capitation, de quiconque ne serait pas marié à vingt-cinq ans. Je ne sais s'il ne serait pas utile d'exempter d'impôts quiconque aurait sept enfants mâles; tant que le père et les sept enfants vivraient ensemble. M. Colbert exempta tous ceux qui auraient douze enfants; mais ce cas arrive si rarement, que la loi était inutile.

 21 o . On a fait des volumes sur tous les avantages qu'on peut retirer de la campagne, sur les améliorations, sur les blés, les légumes, les pâturages, les animaux domestiques, et sur mille secrets presque tous chimériques. Le meilleur secret est de veiller soi-même à son domaine.

SECTION SECONDE.

Pourquoi certaines terres font mal cultivées.

Je passai un jour par de belles campagnes bordées d'un côté d'une forêt adossée à des montagnes, et de l'autre par une vaste étendue d'eau saine et claire qui nourrit d'excellents poissons. C'est le plus bel aspect de la nature; il termine les frontières de plusieurs Etats; la terre y est couverte de bétail, et elle le serait de fleurs et de fruits toute l'année sans les vents et les grêles qui désolent souvent cette contrée délicieuse et qui la changent en Sibérie.

 Je vis à l'entrée de cette petite province une maison bien bâtie, où demeuraient sept à huit hommes bien faits et vigoureux. Je leur dis, Vous cultivez sans doute un héritage fertile dans ce beau séjour? Nous, monsieur, nous avilir à rendre féconde la terre qui doit nourrir l'homme! nous ne sommes pas faits pour cet indigne métier. Nous poursuivons les cultivateurs qui portent le fruit de leurs travaux d'un pays dans un autre; nous les chargeons de fers: notre emploi est celui des héros. Sachez que dans ce pays de deux lieues sur six, nous avons quatorze maisons aussi respectables que celle-ci, consacrées à cet usage. La dignité dont nous sommes revêtus nous distingue des autres citoyens; et nous ne payons aucune contribution, parce que nous ne travaillons à rien qu'à faire trembler ceux qui travaillent.

 Je m'avançai tout confus vers une autre maison; je vis dans un jardin bien tenu, un homme entouré d'une nombreuse famille; je croyais qu'il daignait cultiver son jardin . J'appris qu'il était revêtu de la charge de contrôleur du grenier à sel.

 Plus loin demeurait le directeur de ce grenier, dont les revenus étaient établis sur les avanies faites à ceux qui viennent acheter de quoi donner un peu de goût à leur bouillon. Il y avait des juges de ce grenier où se conserve l'eau de la mer réduite en figures irrégulières; des élus dont la dignité consistait à écrire les noms des citoyens, et ce qu'ils doivent au fisc; des agents qui partageaient avec les receveurs de ce fisc; des hommes revêtus d'offices de toute espèce, les uns conseillers du roi n'ayant jamais donné de conseil, les autres secrétaires du roi n'ayant jamais su le moindre de ses secrets. Dans cette multitude de gens qui se pavanaient de par le roi, il y en avait un assez grand nombre revêtus d'un habit ridicule et chargés d'un grand sac qu'ils se faisaient remplir de la part de Dieu.

 Il y en avait d'autres plus proprement vêtus, et qui avaient des appointements plus réglés pour ne rien faire. Ils étaient originairement payés pour chanter de grand matin; et depuis plusieurs siècles, ils ne chantaient qu'à table.

 Enfin, je vis dans le lointain quelques spectres à demi-nus qui écorchaient avec des boeufs aussi décharnés qu'eux un sol encore plus amaigri; je compris pourquoi la terre n'était pas aussi fertile qu'elle pouvait l'être.

 


 

FÊTES DES SAINTS. [p. 183]

LETTRE d'un ouvrier de Lyon,à Meffeigneurs de la commission établie à Paris pour la réformation des ordres religieux. Imprimée dans les papiers publics en 1766.

Messeigneurs,

 Je suis ouvrier en soie, et je travaille à Lyon depuis dix-neuf ans. Mes journées ont augmenté insensiblement, et aujourd'hui je gagne trente-cinq sous. Ma femme qui travaille en passements, en gagnerait quinze s'il lui était possible d'y donner tout son temps; mais comme les soins du ménage, les maladies de couches ou autres, la détournent étrangement, je réduis son profit à dix sous, ce qui fait quarante-cinq sous journellement que nous apportons au ménage. Si l'on déduit de l'année quatre-vingt-deux jours de dimanches ou de fêtes, l'on aura deux cent quatre-vingt-quatre jours profitables, qui à quarante-cinq sous font six cent trente-neuf livres. Voilà mon revenu.

 Voici les charges.

 J'ai huit enfants vivants, et ma femme est sur le point d'accoucher du onzième, car j'en ai perdu deux. Il y a quinze ans que je suis marié. Ainsi je puis compter annuellement vingt-quatre livres pour les frais de couches et de baptême, cent huit livres pour l'année de deux nourrices, ayant communément deux enfants en nourrice, quelquefois même trois. Je paie de loyer à un quatrième cinquante-sept livres, et d'imposition quatorze livres. Mon profit se trouve donc réduit à quatre cent trente-six livres, ou à vingt-cinq sous trois deniers par jour, avec lesquels il faut se vêtir, se meubler, acheter le bois, la chandelle, et faire vivre ma femme et six enfants.

 Je ne vois qu'avec effroi arriver des jours de fête. Il s'en faut très peu, je vous en fais ma confession, que je ne maudisse leur institution. Elles ne peuvent avoir été instituées, disais-je, que par les commis des aides, par les cabaretiers, et par ceux qui tiennent les guinguettes.

 Mon père m'a fait étudier jusqu'à ma seconde, et voulait à toute force que je fusse moine, me faisant entrevoir dans cet état un asile assuré contre le besoin; mais j'ai toujours pensé que chaque homme doit son tribut à la société, et que les moines sont des guêpes inutiles qui mangent le travail des abeilles. Je vous avoue pourtant que quand je vois Jean C*** avec lequel j'ai étudié, et qui était le garçon le plus paresseux du collège, posséder les premières places chez les prémontrés, je ne puis m'empêcher d'avoir quelques regrets de n'avoir pas écouté les avis de mon père.

 Je suis à la troisième fête de Noël, j'ai engagé le peu de meubles que j'avais, je me suis fait avancer une semaine par mon bourgeois, je manque de pain, comment passer la quatrième fête? Ce n'est pas tout; j'en entrevois encore quatre autres dans la semaine prochaine. Grand Dieu! huit fêtes dans quinze jours! est-ce vous qui l'ordonnez?

 Il y a un an que l'on me fait espérer que les loyers vont diminuer par la suppression d'une des maisons des capucins et des cordeliers. Que de maisons inutiles dans le centre d'une ville comme Lyon! les jacobins, les dames de St Pierre, etc. Pourquoi ne pas les écarter dans les faubourgs si on les juge nécessaires? que d'habitants plus nécessaires encore tiendraient leurs places!

 Toutes ces réflexions m'ont engagé à m'adresser à vous, Messeigneurs, qui avez été choisis par le roi pour détruire des abus. Je ne suis pas le seul qui pense ainsi; combien d'ouvriers dans Lyon et ailleurs, combien de laboureurs dans le royaume sont réduits à la même nécessité que moi? Il est visible que chaque jour de fête coûte à l'Etat plusieurs millions. Ces considérations vous porteront à prendre à coeur les intérêts du peuple qu'on dédaigne un peu trop.

 J'ai l'honneur d'être, etc.

BOCEN

 Nous avons cru que cette requête, qui a été réellement présentée, pourrait figurer dans un ouvrage utile.

SECTION SECONDE.

On connaît assez les fêtes que Jules César et les empereurs qui lui succédèrent donnèrent au peuple romain; la fête des vingt-deux mille tables, servies par vingt-deux mille maîtres d'hôtel; les combats de vaisseaux sur des lacs qui se formaient tout d'un coup etc., n'ont pas été imitées par les seigneurs hérules, lombards ou francs, qui ont voulu aussi qu'on parlât d'eux.

 Un Welche nommé Cahusac , n'a pas manqué de faire un long article sur ces fêtes dans le grand Dictionnaire encyclopédique. Il dit, que le ballet de Cassandre fut donné à Louis XIV par le cardinal Mazarin qui avait de la gaieté dans l'esprit, du goût pour les plaisirs dans le coeur et dans l'imagination, moins de faste que de galanterie; que le roi dansa dans ce ballet à l'âge de treize ans, avec les proportions marquées, et les attitudes dont la nature l'avait embelli . Ce Louis XIV, né avec des attitudes et ce faste de l'imagination du cardinal Mazarin, sont dignes du beau style qui est aujourd'hui à la mode. Notre Cahusac finit par décrire une fête charmante, d'un genre neuf et élégant donnée à la reine Marie Leczinska. Cette fête finit par le discours ingénieux d'un Allemand ivre, qui dit, Est-ce la peine de faire tant de dépense en bougie pour ne faire voir que de l'eau ? A quoi un Gascon répondit: Eh sandis, je meurs de faim; on vit donc de l'air à la cour des rois de France .

 Il est triste d'avoir inséré de pareilles platitudes dans un dictionnaire des arts et des sciences.

 


 

FEU. [p. ibid .]

Le feu est-il autre chose qu'un élément qui nous éclaire, qui nous échauffe et qui nous brûle?

 La lumière n'est-elle pas toujours du feu, quoique le feu ne soit pas toujours lumière; et Boerhaave n'a-t-il pas raison?

 Le feu le plus pur tiré de nos matières combustibles, n'est-il pas toujours grossier, toujours chargé des corps qu'il embrase, et très différent du feu élémentaire?

 Comment le feu est-il répandu dans toute la nature dont il est l'âme?

Ignis ubique latet naturam amplectitur omnem ,
Cuncta parit renovat dividit unit alit .

 Quel homme peut concevoir comment un morceau de cire s'enflamme et comment il n'en reste rien à nos yeux, quoique rien ne soit perdu?

 Pourquoi Newton dit-il toujours en parlant des rayons de la lumière, de natura radiorum, lucis utrum corpora sint nec ne non disputans ; n'examinant point si les rayons de lumière sont des corps ou non?

 N'en parlait-il qu'en géomètre? en ce cas ce doute était inutile. Il est évident qu'il doutait de la nature du feu élémentaire, et qu'il doutait avec raison.

 Le feu élémentaire est-il un corps à la manière des autres, comme l'eau et la terre? Si c'était un corps de cette espèce, ne graviterait-il pas comme toute matière? s'échapperait-il en tout sens du corps lumineux en droite ligne? aurait-il une progression uniforme? Et pourquoi jamais la lumière ne se meut-elle en ligne courbe quand elle est libre dans son cours rapide?

 Le feu élémentaire ne pourrait-il pas avoir des propriétés de la matière à nous si peu connues, et d'autres propriétés de substances à nous entièrement inconnues?

 Ne pourrait-il pas être un milieu entre la matière et des substances d'un autre genre? et qui nous a dit qu'il n'y a pas un millier de ces substances? Je ne dis pas que cela soit, mais je dis qu'il n'est point prouvé que cela ne puisse pas être.

 J'avais eu autrefois un scrupule en voyant un point bleu et un point rouge sur une toile blanche, tous deux sur une même ligne, tous deux à une égale distance de mes yeux, tous deux également exposés à la lumière, tous deux me réfléchissant la même quantité de rayons, et faisant le même effet sur les yeux de cinq cent mille hommes. Il faut nécessairement que tous ces rayons se croisent en venant à nous. Comment pourraient-ils cheminer sans se croiser; et s'ils se croisent comment puis-je voir? Ma solution était qu'ils passaient les uns sur les autres. On a adopté ma difficulté et ma solution dans le Dictionnaire encyclopédique, à l'article Lumière ; mais je ne suis point du tout content de ma solution. Car je suis toujours en droit de supposer que les rayons se croisent tous à moitié chemin; que par conséquent ils doivent tous se réfléchir, ou qu'ils sont pénétrables. Je suis donc fondé à soupçonner que les rayons de lumière se pénètrent, et qu'en ce cas ils ont quelque chose qui ne tient point du tout de la matière. Ce soupçon m'effraie, j'en conviens; ce n'est pas sans un prodigieux remords que j'admettrais un être qui aurait tant d'autres propriétés des corps, et qui serait pénétrable. Mais aussi je ne vois point comment on peut répondre bien nettement à ma difficulté. Je ne la propose donc que comme un doute et comme une ignorance.

 Il était très difficile de croire, il y a environ cent ans, que les corps agissaient les uns sur les autres, non seulement sans se toucher et sans aucune émission, mais à des distances effrayantes; cependant cela s'est trouvé vrai, et on n'en doute plus. Il est difficile aujourd'hui de croire que les rayons du soleil se pénètrent; mais qui sait ce qui arrivera?

 Quoi qu'il en soit, je ris de mon doute; et je voudrais pour la rareté du fait que cette incompréhensible pénétration pût être admise. La lumière a quelque chose de si divin, qu'on serait tenté d'en faire un degré pour monter à des substances encore plus pures.

 A mon secours Empédocle, à moi Démocrite; venez admirer les merveilles de l'électricité; voyez si ces étincelles qui traversent mille corps en un clin d'oeil sont de la matière ordinaire; jugez si le feu élémentaire ne fait pas contracter le coeur, et ne lui communique pas cette chaleur qui donne la vie. Jugez si cet être n'est pas la source de toutes les sensations, et si ces sensations ne sont pas l'unique origine de toutes nos chétives pensées, quoique des pédants ignorants et insolents aient condamné cette proposition comme on condamne un plaideur à l'amende.

 Dites-moi si l'Etre suprême qui préside à toute la nature, ne peut pas conserver à jamais ces monades élémentaires auxquelles il a fait des dons si précieux. Igneus est ollis vigor et celestis origo .

 Le célèbre Le Cat appelle ce fluide vivifiant, [5] a) un être amphibie, affecté par son auteur d'une nuance supérieure, qui le lie avec l'être immatériel, et par là l'annoblit et l'élève à la nature mitoyenne qui le caractérise, et fait la source de toutes ses propriétés .

 Vous êtes de l'avis de Le Cat ; j'en serais aussi si j'osais: mais il y a tant de sots et tant de méchants que je n'ose pas. Je ne puis que penser tout bas à ma façon au mont Krapac. Les autres penseront comme ils pourront, soit à Salamanque, soit à Bergame.

 


 

FICTION. [p. 188]

Une fiction qui annonce des vérités intéressantes et neuves, n'est-elle pas une belle chose? n'aimez-vous pas le conte arabe du sultan qui ne voulait pas croire qu'un peu de temps pût paraître très long, et qui disputait sur la nature du temps avec son derviche? Celui-ci le prie pour s'en éclaircir de plonger seulement la tête un moment dans le bassin où il se lavait. Aussitôt le sultan se trouve transporté dans un désert affreux; il est obligé de travailler pour gagner sa vie. Il se marie, il a des enfants qui deviennent grands et qui le battent. Enfin il revient dans son pays et dans son palais; il y retrouve son derviche qui lui a fait souffrir tant de maux pendant vingt-cinq ans. Il veut le tuer. Il ne s'apaise que quand il sait que tout cela s'est passé dans l'instant qu'il s'est lavé le visage en fermant les yeux.

 Vous aimez mieux la fiction des amours de Didon et d' Enée , qui rendent raison de la haine immortelle de Carthage contre Rome; et celle qui développe dans l'Elisée les grandes destinées de l'empire romain.

 Mais n'aimez-vous pas aussi dans l' Arioste cette Alcine qui a la taille de Minerve et la beauté de Vénus , qui est si charmante aux yeux de ses amants, qui les enivre de voluptés si ravissantes, qui réunit tous les charmes et toutes les grâces? Quand elle est enfin réduite à elle-même, et que l'enchantement est passé, ce n'est plus qu'une petite vieille ratatinée et dégoûtante.

 Pour les fictions qui ne figurent rien, qui n'enseignent rien, dont il ne résulte rien, sont-elles autre chose que des mensonges? et si elles sont incohérentes, entassées sans choix, comme il y en a tant, sont-elles autre chose que des rêves?

 Vous m'assurez pourtant qu'il y a de vieilles fictions très incohérentes, fort peu ingénieuses, et assez absurdes, qu'on admire encore. Mais prenez garde si ce ne sont pas les grandes images répandues dans ces fictions qu'on admire, plutôt que les inventions qui amènent ces images. Je ne veux pas disputer: mais voulez-vous être sifflé de toute l'Europe, et ensuite oublié pour jamais; donnez-nous des fictions semblables à celles que vous admirez.

 


 

FIÈVRE. [p. 189]

Ce n'est pas en qualité de médecin, mais de malade que je veux dire un mot de la fièvre.

 Il faut quelquefois parler de ses ennemis: celui-là m'a attaqué pendant plus de vingt ans. Fréron n'a jamais été plus acharné.

 Je demande pardon à Sydenham qui définit la fièvre un effort de la nature qui travaille de tout son pouvoir à chasser la matière peccante . On pourrait définir ainsi la petite vérole, la rougeole, la diarrhée, les vomissements, les éruptions de la peau, et vingt autres maladies. Mais si ce médecin définissait mal, il agissait bien. Il guérissait, parce qu'il avait de l'expérience, et qu'il savait attendre.

  Boerhaave , dans ses Aphorismes, dit: la contraction plus fréquente, et la résistance augmentée vers les vaisseaux capillaires donnent une idée absolue de toute fièvre aiguë .

 C'est un grand maître qui parle; mais il commence par avouer que la nature de la fièvre est très cachée.

 Il ne nous dit point quel est ce principe secret qui se développe à des heures réglées dans des fièvres intermittentes: quel est ce poison interne qui se renouvelle après un jour de relâche: où est ce foyer qui s'éteint, et se rallume à des moments marqués. Il semble que toutes les causes soient faites pour être ignorées.

 On sait à peu près qu'on aura la fièvre après des excès, ou dans l'intempérie des saisons. On sait que le quinquina pris à propos la guérira: c'est bien assez: on ignore le comment. J'ai lu quelque part ces petits vers qui me paraissent d'une plaisanterie assez philosophique.

Dieu mûrit à Moka dans le golfe Arabique
Ce café nécessaire aux pays des frimas:
 Il met la fièvre en nos climats,
 Et le remède en Amérique.

 Tout animal, qui ne meurt pas de mort subite, périt par la fièvre. Cette fièvre paraît l'effet inévitable des liqueurs qui composent le sang, ou ce qui tient lieu de sang. C'est pourquoi les métaux, les minéraux, les marbres durent si longtemps, et les hommes si peu. La structure de tout animal prouve aux physiciens qu'il a dû de tout temps jouir d'une très courte vie. Les théologiens ont eu, ou ont étalé d'autres sentiments. Ce n'est pas à nous d'examiner cette question. Les physiciens, les médecins ont raison in sensu humano ; et les théologiens ont raison in sensu divino . Il est dit au Deutéronome (ch. 28, v. 22) que si les Juifs n'observent pas la loi, ils tomberont dans la pauvreté; ils souffriront le froid et le chaud, et ils auront la fièvre . Il n'y a jamais eu que le Deutéronome et le Médecin malgré lui qui aient menacé les gens de leur donner la fièvre.

 Il paraît impossible que la fièvre ne soit pas un accident naturel à un corps animé, dans lequel circulent tant de liqueurs, comme il est impossible que ce corps animé ne soit point écrasé par la chute d'un rocher.

 Le sang fait la vie. C'est lui qui fournit à chaque viscère, à chaque membre, à la peau, à l'extrémité des poils et des ongles les liqueurs, les humeurs qui leur sont propres.

 Ce sang, par lequel l'animal est en vie, est formé par le chyle. Ce chyle est envoyé de la mère à l'enfant dans la grossesse. Le lait de la nourrice produit ce même chyle, dès que l'enfant est né. Plus il se nourrit ensuite de différents aliments, plus ce chyle est sujet à s'aigrir. Lui seul formant le sang, et ce sang étant composé de tant d'humeurs différentes si sujettes à se corrompre, ce sang circulant dans tout le corps humain plus de cinq cent cinquante fois en vingt-quatre heures avec la rapidité d'un torrent, il est étonnant que l'homme n'ait pas plus souvent la fièvre; il est étonnant qu'il vive. A chaque articulation, à chaque glande, à chaque passage il y a un danger de mort; mais aussi, il y a autant de secours que de dangers. Presque toute membrane s'élargit et se resserre selon le besoin. Toutes les veines ont des écluses qui s'ouvrent et qui se ferment; qui donnent passage au sang, et qui s'opposent à un retour par lequel la machine serait détruite. Le sang gonflé dans tous ses canaux s'épure de lui-même: c'est un fleuve qui entraîne mille immondices; il s'en décharge par la transpiration, par les sueurs, par toutes les sécrétions, par toutes les évacuations. La fièvre est elle-même un secours; elle est une guérison, quand elle ne tue pas.

 L'homme, par sa raison, accélère la cure, avec des amers et surtout du régime. Il prévient le retour des accès. Cette raison est un aviron avec lequel il peut courir quelque temps la mer de ce monde, quand la maladie ne l'engloutit pas.

 On demande comment la nature a pu abandonner les animaux, son ouvrage, à tant d'horribles maladies dont la fièvre est presque toujours la compagne. Comment et pourquoi tant de désordres avec tant d'ordre: la destruction partout à côté de la formation! Cette difficulté me donne souvent la fièvre; mais je vous prie de lire les Lettres de Memmius . Peut-être vous soupçonnerez alors que l'incompréhensible artisan des mondes, des animaux, des végétaux, ayant tout fait pour le mieux, n'a pu faire mieux.

 


 

FIGURE. [p. 191]

Si on veut s'instruire, il faut lire attentivement tous les articles du grand dictionnaire de l'Encyclopédie, au mot Figure .

  Figure de la terre par M. d'Alembert; ouvrage aussi clair que profond, et dans lequel on trouve tout ce qu'on peut savoir sur cette matière.

  Figures de rhétorique par César Dumarsais; instruction qui apprend à penser et à écrire, et qui fait regretter comme bien d'autres articles, que les jeunes gens ne soient pas à portée de lire commodément des choses si utiles. Ces trésors cachés dans un dictionnaire de vingt-deux volumes in-folio d'un prix excessif, devraient être entre les mains de tous les étudiants pour trente sous.

  Figure humaine par rapport à la peinture et à la sculpture; excellente leçon donnée par M. Vatelet à tous les artistes.

  Figure : en physiologie; article très ingénieux, par M. d'Abbés de Caberoles.

  Figure : en arithmétique et en algèbre, par M. Mallet.

  Figure : en logique, en métaphysique et belles-lettres, par M. le chevalier de Jaucour, homme au-dessus des philosophes de l'antiquité, en ce qu'il a préféré la retraite, la vraie philosophie, le travail infatigable à tous les avantages que pouvaient lui procurer sa naissance, dans un pays où l'on préfère cet avantage à tout le reste, excepté à l'argent.

FIGURE, OU FORME DE LA TERRE.

Comment Platon , Aristote , Eratosthènes , Possidonius et tous les géomètres de l'Asie, de l'Egypte et de la Grèce ayant reconnu la sphéricité de notre globe, arriva-t-il que nous crûmes si longtemps la terre plus longue que large d'un tiers, et que de là nous vinrent les degrés de longitude et de latitude; dénomination qui atteste continuellement notre ancienne ignorance?

 Le juste respect pour la Bible qui nous enseigne tant de vérités plus nécessaires et plus sublimes, fut la cause de cette erreur universelle parmi nous.

 On avait trouvé dans le psaume CIII, que Dieu a étendu le ciel sur la terre comme une peau; et de ce qu'une peau a d'ordinaire plus de longueur que de largeur, on en avait conclu autant pour la terre.

  St Athanase s'exprime avec autant de chaleur contre les bons astronomes que contre les partisans d'Arius et d'Eusèbe. Fermons , dit-il, la bouche à ces barbares, qui parlant sans preuve , osent avancer que le ciel s'étend aussi sous la terre . Les pères regardaient la terre comme un grand vaisseau entouré d'eau, la proue était à l'orient et la poupe à l'occident.

 On voit encore dans Cosmas moine du quatrième siècle, une espèce de carte géographique où la terre a cette figure.

 Tortato évêque d'Avila sur la fin du quinzième siècle, déclare dans son commentaire sur la Genèse, que la foi chrétienne est ébranlée, pour peu qu'on croie la terre ronde.

  Colombo , Vespuce et Magellan ne craignirent point l'excommunication de ce savant évêque; et la terre reprit sa rondeur malgré lui.

 Alors on courut d'une extrémité à l'autre; la terre passa pour une sphère parfaite. Mais l'erreur de la sphère parfaite était une méprise de philosophes; et l'erreur d'une terre plate et longue était une sottise d'idiots.

 Dès qu'on commença à bien savoir que notre globe tourne sur lui-même en vingt-quatre heures, on aurait pu juger de cela seul, qu'une forme véritablement ronde ne saurait lui appartenir. Non seulement la force centrifuge élève considérablement les eaux dans la région de l'équateur, par le mouvement de la rotation en vingt-quatre heures; mais elles y sont encore élevées d'environ vingt-cinq pieds deux fois par jour par les marées; il serait donc impossible que les terres vers l'équateur ne fussent perpétuellement inondées; or elles ne le sont pas; donc la région de l'équateur est beaucoup plus élevée à proportion que le reste de la terre; donc la terre est un sphéroïde élevé à l'équateur, et ne peut être une sphère parfaite. Cette preuve si simple avait échappé aux plus grands génies, parce qu'un préjugé universel permet rarement l'examen.

 On sait qu'en 1672, Richer dans un voyage à la Cayenne près de la ligne, entrepris par l'ordre de Louis XIV sous les auspices de Colbert le père de tous les arts; Richer, dis-je, parmi beaucoup d'observations, trouva que le pendule de son horloge ne faisait plus ses oscillations, ses vibrations aussi fréquentes que dans la latitude de Paris, et qu'il fallait absolument raccourcir le pendule d'une ligne et de plus d'un quart. La physique et la géométrie n'étaient pas alors à beaucoup près si cultivées qu'elles le sont aujourd'hui; quel homme eût pu croire que de cette remarque si petite en apparence, et que d'une ligne de plus ou de moins, pussent sortir les plus grandes vérités physiques? On trouva d'abord qu'il fallait nécessairement que la pesanteur fût moindre sous l'équateur dans notre latitude, puisque la seule pesanteur fait l'oscillation d'un pendule. Par conséquent puisque la pesanteur des corps est d'autant moins forte que ces corps sont plus éloignés du centre de la terre, il fallait absolument que la région de l'équateur fût beaucoup plus élevée que la nôtre, plus éloignée du centre; ainsi la terre ne pouvait être une vraie sphère.

 Beaucoup de philosophes firent, à propos de ces découvertes, ce que font tous les hommes quand il faut changer son opinion; on disputa sur l'expérience de Richer; on prétendit que nos pendules ne faisaient leurs vibrations moins promptes vers l'équateur, que parce que la chaleur allongeait ce métal; mais on vit, que la chaleur du plus brûlant été l'allonge d'une ligne sur trente pieds de longueur; et il s'agissait ici d'une ligne et un quart, d'une ligne et demie, ou même de deux lignes, sur une verge de fer longue de trois pieds huit lignes.

 Quelques années après, messieurs Varin , Deshayes , Feuillet , Couplet , répétèrent vers l'équateur la même expérience du pendule; il le fallut toujours raccourcir, quoique la chaleur fût très souvent moins grande sous la ligne même qu'à quinze ou vingt degrés de l'équateur. Cette expérience a été confirmée de nouveau par les académiciens que Louis XV a envoyés au Pérou, qui ont été obligés, vers Quito, sur des montagnes où il gelait, de raccourcir le pendule à secondes d'environ deux lignes. [6]

 A peu près au même temps, les académiciens, qui ont été mesurer un arc, du méridien au nord, ont trouvé qu'à Pello, par delà le cercle polaire, il faut allonger le pendule pour avoir les mêmes oscillations qu'à Paris; par conséquent la pesanteur est plus grande au cercle polaire que dans les climats de la France, comme elle est plus grande dans nos climats que vers l'équateur. Si la pesanteur est plus grande au nord, le nord est donc plus près du centre de la terre que l'équateur; la terre est donc aplatie vers les pôles.

 Jamais l'expérience et le raisonnement ne concoururent avec tant d'accord à prouver une vérité. Le célèbre Huyghens , par le calcul des forces centrifuges, avait prouvé que la pesanteur devait être moins grande à l'équateur qu'aux régions polaires, et que par conséquent la terre devait être un sphéroïde aplati aux pôles. Newton par les principes de l'attraction avait trouvé les mêmes rapports à peu de chose près; il faut seulement observer qu' Huyghens croyait que cette force inhérente aux corps qui les détermine vers le centre du globe, cette gravité primitive, est partout la même. Il n'avait pas encore vu les découvertes de Newton ; il ne considérait donc la diminution de la pesanteur que par la théorie des forces centrifuges. L'effet des forces centrifuges diminue la gravité primitive sous l'équateur. Plus les cercles, dans lesquels cette force centrifuge s'exerce, deviennent petits, plus cette force cède à celle de la gravité: ainsi sous le pôle même, la force centrifuge qui est nulle, doit laisser à la gravité primitive toute son action. Mais ce principe d'une gravité toujours égale, tombe en ruine par la découverte que Newton a faite, et dont nous avons tant parlé ailleurs, qu'un corps transporté, par exemple, à dix diamètres du centre de la terre, pèse cent fois moins qu'à un diamètre.

 C'est donc par les lois de la gravitation combinées avec celles de la force centrifuge, qu'on fait voir véritablement quelle figure la terre doit avoir. Newton et Grégori ont été si sûrs de cette théorie, qu'ils n'ont pas hésité d'avancer, que les expériences sur la pesanteur étaient plus sûres pour faire connaître la figure de la terre, qu'aucune mesure géographique.

  Louis XIV avait signalé son règne par cette méridienne, qui traverse la France; l'illustre Dominique Cassini l'avait commencée avec monsieur son fils; il avait en 1701 tiré du pied des Pyrénées à l'Observatoire une ligne aussi droite qu'on le pouvait, à travers les obstacles presque insurmontables que les hauteurs des montagnes, les changements de la réfraction dans l'air, et les altérations des instruments opposaient sans cesse à cette vaste et délicate entreprise; il avait donc en 1701 mesuré six degrés dix-huit minutes de cette méridienne. Mais de quelque endroit que vînt l'erreur, il avait trouvé les degrés vers Paris, c'est-à-dire, vers le nord, plus petits que ceux qui allaient aux Pyrénées vers le midi; cette mesure démentait et celle de Norvood et la nouvelle théorie de la terre aplatie aux pôles. Cependant cette nouvelle théorie commençait à être tellement reçue, que le secrétaire de l'Académie n'hésita point dans son histoire de 1710 à dire que les mesures nouvelles prises en France prouvaient que la terre est un sphéroïde dont les pôles sont aplatis. Les mesures de Dominique Cassini entraînaient à la vérité une conclusion toute contraire; mais comme la figure de la terre ne faisait pas encore en France une question, personne ne releva pour lors cette conclusion fausse. Les degrés du méridien de Collioure à Paris passèrent pour exactement mesurés; et le pôle, qui par ces mesures devait nécessairement être allongé, passa pour aplati.

 Un ingénieur nommé M. des Roubais , étonné de la conclusion, démontra que par les mesures prises en France, la terre devait être un sphéroïde oblong, dont le méridien qui va d'un pôle à l'autre, est plus long que l'équateur, et dont les pôles sont allongés. [7]. Mais de tous les physiciens à qui il adressa sa dissertation, aucun ne voulut la faire imprimer, parce qu'il semblait que l'Académie eût prononcé, et qu'il paraissait trop hardi à un particulier de réclamer. Quelque temps après, l'erreur de 1701 fut reconnue; on se dédit, et la terre fut allongée, par une juste conclusion tirée d'un faux principe. La méridienne fut continuée sur ce principe de Paris à Dunkerke; on trouva toujours les degrés du méridien plus petits en allant vers le nord. On se trompa toujours sur la figure de la terre, comme on s'était trompé sur la nature de la lumière. Environ ce temps-là, des mathématiciens, qui faisaient les mêmes opérations à la Chine, furent étonnés de voir de la différence entre leurs degrés, qu'ils pensaient devoir être égaux, et de les trouver, après plusieurs vérifications, plus petits vers le nord que vers le midi. C'était encore une puissante raison pour croire le sphéroïde oblong, que cet accord des mathématiciens de France et de ceux de la Chine. On fit plus encore en France, on mesura des parallèles à l'équateur. Il est aisé de comprendre, que sur un sphéroïde oblong, nos degrés de longitude doivent être plus petits que sur une sphère. M. de Cassini trouva le parallèle qui passe par Saint-Malo, plus court de mille trente-sept toises, qu'il n'aurait dû être dans l'hypothèse d'une terre sphérique. Ce degré était donc incomparablement plus court, qu'il n'eût été sur un sphéroïde à pôles allongés.

 Toutes ces fausses mesures prouvèrent qu'on avait trouvé les degrés, comme on avait voulu les trouver: elles renversèrent pour un temps en France la démonstration de Newton et d' Huyghens ; et on ne douta pas, que les pôles ne fussent d'une figure tout opposée à celle dont on les avait crus d'abord; on ne savait où l'on en était.

 Enfin les nouveaux académiciens qui allèrent au cercle polaire en 1736, ayant vu par d'autres mesures, que le degré était dans ces climats plus long qu'en France, on douta entre eux et messieurs Cassini . Mais bientôt après on ne douta plus; car les mêmes astronomes qui revenaient du pôle, examinèrent encore ce degré mesuré en 1677 par Picard au nord de Paris; ils vérifièrent que ce degré est de cent vingt-trois toises plus long que Picard ne l'avait déterminé. Si donc Picard, avec ses précautions, avait fait son degré de cent vingt-trois toises trop court, il était fort vraisemblable, qu'on eût ensuite trouvé les degrés vers le midi plus longs qu'ils ne devaient être. Ainsi la première erreur de Picard , qui servait de fondement aux mesures de la méridienne, servait aussi d'excuse aux erreurs presque inévitables, que de très bons astronomes avaient pu commettre dans ces opérations.

 Malheureusement d'autres mesureurs trouvèrent au cap de Bonne-Espérance que les degrés du méridien ne s'accordaient pas avec les nôtres. D'autres mesures prises en Italie contredirent aussi nos mesures françaises. Elles étaient toutes démenties par celles de la Chine. On se remit donc à douter, et on soupçonna très raisonnablement, à mon avis, que la terre était bosselée.

 Pour les Anglais, quoiqu'ils aiment à voyager, ils s'épargnèrent cette fatigue, et s'en tinrent à leur théorie.

 Au reste, la différence de la sphère au sphéroïde ne donne point une circonférence plus grande ou plus petite: car un cercle changé en ovale n'augmente ni ne diminue de superficie.

 Quant à la différence d'un axe à l'autre, elle n'est guère que de cinq de nos lieues; différence immense pour ceux qui prennent parti, mais insensible pour ceux qui ne considèrent les mesures du globe que par les usages utiles qui en résultent. Un géographe ne pourrait guère dans une carte faire apercevoir cette différence, ni aucun pilote savoir s'il fait route sur un sphéroïde ou sur une sphère.

 Cependant, on osa avancer que la vie des navigateurs dépendait de cette question. O charlatanisme! entrerez-vous jusque dans les degrés du méridien?

FIGURÉ, EXPRIMÉ EN EN FIGURE.

On dit un ballet figuré , qui représente ou qu'on croit représenter une action, une passion, une saison, ou qui simplement forme des figures par l'arrangement des danseurs deux à deux, quatre à quatre: copie figurée , parce qu'elle exprime précisément l'ordre et la disposition de l'original: vérité figurée par une fable, par une parabole: l' Eglise figurée par la jeune épouse du Cantique des cantiques: l' ancienne Rome figurée par Babilone: style figuré par les expressions métaphoriques qui figurent les choses dont on parle, et qui les défigurent quand les métaphores ne sont pas justes.

 L'imagination ardente, la passion, le désir, souvent trompé, produisent le style figuré. Nous ne l'admettons point dans l'histoire, car trop de métaphores nuisent à la clarté; elles nuisent même à la vérité, en disant plus ou moins que la chose même.

 Les ouvrages didactiques réprouvent ce style. Il est bien moins à sa place dans un sermon que dans une oraison funèbre; parce que le sermon est une instruction dans laquelle on annonce la vérité; l'oraison funèbre, une déclamation dans laquelle on exagère.

 La poésie d'enthousiasme, comme l'épopée, l'ode, est le genre qui reçoit le plus ce style. On le prodigue moins dans la tragédie, où le dialogue doit être aussi naturel qu'élevé; encore moins dans la comédie, dont le style doit être plus simple.

 C'est le goût qui fixe les bornes qu'on doit donner au style figuré dans chaque genre. Balthazar Gratian dit, que les pensées partent des vastes côtes de la mémoire, s'embarquent sur la mer de l'imagination, arrivent au port de l'esprit , pour être enregistrées à la douane de l'entendement . C'est précisément le style d'Arlequin. Il dit à son maître, La balle de vos commandements a rebondi sur la raquette de mon obéissance . Avouons que c'est là souvent ce style oriental qu'on tâche d'admirer.

 Un autre défaut du style figuré est l'entassement des figures incohérentes. Un poète en parlant de quelques philosophes, les a appelés

[8] D'ambitieux pygmées,
Qui sur leurs pieds vainement redressés,
Et sur des monts d'arguments entassés,
De jour en jour superbes Encélades
Vont redoublant leurs folles escalades.

 Quand on écrit contre les philosophes, il faudrait mieux écrire. Comment des pygmées ambitieux redressés sur leurs pieds sur des montagnes d'arguments, continuent-ils des escalades? Quelle image fausse et ridicule! quelle platitude recherchée!

 Dans une allégorie du même auteur, intitulée la liturgie de Cithère , vous trouvez ces vers-ci:

De toutes parts, autour de l'inconnue,
Ils vont tomber comme grêle menue,
Moissons de coeurs sur la terre jonchés,
Et des dieux mêmes à son char attachés.
De par Vénus nous verrons cette affaire.
Si s'en retourne aux cieux dans son sérail;
En ruminant comment il pourra faire
Pour ramener la brebis au bercail.

  Des moissons de coeurs jonchés sur la terre comme de la grêle menue; et parmi ces coeurs palpitants à terre des dieux attachés au char de l'inconnue; l'amour qui va de par Vénus ruminer dans son sérail au ciel, comment il pourra faire pour ramener au bercail cette brebis entourée de coeurs jonchés ! tout cela forme une figure si fausse, si puérile à la fois et si grossière, si incohérente, si dégoûtante, si extravagante, si platement exprimée, qu'on est étonné qu'un homme qui faisait bien des vers dans un autre genre, et qui avait du goût, ait pu écrire quelque chose de si mauvais.

 On est encore plus surpris que ce style appelé marotique ait eu pendant quelque temps des approbateurs. Mais on cesse d'être surpris quand on lit les épîtres en vers de cet auteur; elles sont presque toutes hérissées de ces figures peu naturelles et contraires les unes aux autres.

 Il y a une épître à Marot qui commence ainsi:

Ami Marot, honneur de mon pupitre,
Mon premier maître, acceptez cette épître
Que vous écrit un humble nourrisson
Qui sur Parnasse a pris votre écusson,
Et qui jadis en maint genre d'escrime
Vint chez vous seul étudier la rime.

Boileau avait dit dans son épître à Molière :

Dans les combats d'esprit savant maître d'escrime.

 Du moins la figure était juste. On s'escrime dans un combat; mais on n'étudie point la rime en s'escrimant. On n'est point l'honneur du pupitre d'un homme qui s'escrime. On ne met point sur un pupitre un écusson pour rimer à nourrisson. Tout cela est incompatible; tout cela jure.

 Une figure beaucoup plus vicieuse est celle-ci.

Au demeurant assez haut de stature,
Large de croupe, épais de fourniture,
Flanqué de chair, gabionné de lard,
Tel en un mot que la nature et l'art,
En maçonnant les remparts de son âme,
Songèrent plus au fourreau qu'à la lame.

La nature et l'art qui maçonnent les remparts d'une âme , ces remparts maçonnés qui se trouvent être une fourniture de chair et un gabion de lard , sont assurément le comble de l'impertinence. Le plus vil faquin travaillant pour la foire St Germain aurait fait des vers plus raisonnables. Mais quand ceux qui sont un peu au fait se souviennent que ce ramas de sottises fut écrit contre un des premiers hommes de la France par sa naissance, par ses places et par son génie, qui avait été le protecteur de ce rimeur, qui l'avait secouru de son crédit et de son argent, et qui avait beaucoup plus d'esprit, d'éloquence et de science que son détracteur, alors on est saisi d'indignation contre le misérable arrangeur de vieux mots impropres rimés richement; et en louant ce qu'il a de bon, l'on déteste cet horrible abus du talent.

 Voici une figure du même auteur non moins fausse et non moins composée d'images, qui se détruisent l'une l'autre.

Incontinent vous l'allez voir s'enfler
De tout le vent que peut faire souffler,
Dans les fourneaux d'une tête échauffée,
Fatuité sur sottise greffée.

 Le lecteur sent assez que la fatuité devenue un arbre greffé sur l'arbre de la sottise, ne peut être un soufflet, et que la tête ne peut être un fourneau. Toutes ces contorsions d'un homme qui s'écarte ainsi du naturel, ne ressemblent pas assurément à la marche décente, aisée, et mesurée de Boileau . Ce n'est pas là l'art poétique.

 Y a-t-il un amas de figures plus incohérentes, plus disparates que cet autre passage du même poète.

Oui, tout auteur qui veut sans perdre haleine
Boire à longs traits aux sources d'Hippocrène,
Doit s'imposer l'indispensable loi
De s'éprouver, de descendre chez soi,
Et d'y chercher ces semences de flamme
Dont le vrai seul doit embraser notre âme.
Sans quoi jamais le plus fier écrivain
Ne peut prétendre à cet essor divin.

 Quoi! pour boire à longs traits il faut descendre dans soi, et y chercher le vrai des semences de feu, sans quoi le plus fier écrivain n'atteindra point à un essor? Quel monstrueux assemblage! quel inconcevable galimatias!

 On peut dans une allégorie ne point employer les figures, les métaphores, et dire avec simplicité ce qu'on a inventé avec imagination. Platon a plus d'allégories encore que de figures; il les exprime souvent avec élégance et sans faste.

 Presque toutes les maximes des anciens Orientaux et des Grecs, sont dans un style figuré. Toutes ces sentences sont des métaphores, de courtes allégories; et c'est là que le style figuré fait un très grand effet en ébranlant l'imagination et en se gravant dans la mémoire.

 Nous avons vu que Pythagore dit, Dans la tempête adorez l'écho , pour signifier, dans les troubles civils retirez-vous à la campagne . N'attisez pas le feu avec l'épée , pour dire, n'irritez pas les esprits échauffés .

 Il y a dans toutes les langues beaucoup de proverbes communs qui sont dans le style figuré.

FIGURE EN THÉOLOGIE.

Il est très certain, et les hommes les plus pieux en conviennent, que les figures et les allégories ont été poussées trop loin. On ne peut nier que le morceau de drap rouge mis par la courtisane Rahab à sa fenêtre pour avertir les espions de Josué, regardé par quelques Pères de l'Eglise comme une figure du sang de Jésus-Christ, ne soit un abus de l'esprit qui veut trouver du mystère à tout.

 On ne peut nier que St Ambroise dans son livre de Noé et de l'Arche , n'ait fait un très mauvais usage de son goût pour l'allégorie, en disant que la petite porte de l'arche était une figure de notre derrière, par lequel sortent les excréments.

 Tous les gens sensés ont demandé comment on peut prouver que ces mots hébreux maher-salal-has-bas , prenez vite les dépouilles , sont une figure de Jésus-Christ? Comment Moïse étendant les mains pendant la bataille contre les Madianites, peut-il être la figure de Jésus-Christ? Comment Juda qui lie son ânon à la vigne et qui lave son manteau dans le vin est-il aussi une figure? Comment Ruth se glissant dans le lit de Booz peut-elle figurer l'Eglise? Comment Sara et Rachel sont-elles l'Eglise, et Agar et Lia la synagogue? Comment les baisers de la Sunamite sur la bouche figurent-ils le mariage de l'Eglise?

 On ferait un volume de toutes ces énigmes, qui ont paru aux meilleurs théologiens des derniers temps plus recherchées qu'édifiantes.

 Le danger de cet abus est parfaitement reconnu par l'abbé Fleuri, auteur de l' Histoire ecclésiastique . C'est une reste de rabbinisme, un défaut dans lequel le savant St Jérôme n'est jamais tombé; cela ressemble à l'explication des songes, à l' oniromancie . Qu'une fille voie de l'eau bourbeuse en rêvant, elle sera mal mariée; qu'elle voie de l'eau claire, elle aura un bon mari. Une araignée signifie de l'argent , etc.

 Enfin, la postérité éclairée pourra-t-elle le croire? On a fait pendant plus de quatre mille ans une étude sérieuse de l'intelligence des songes.

FIGURES SYMBOLIQUES.

Toutes les nations s'en sont servies comme nous l'avons dit à l'article Emblème ; mais qui a commencé? sont-ce les Egyptiens? il n'y a pas d'apparence. Nous croyons avoir prouvé plus d'une fois que l'Egypte est un pays tout nouveau, et qu'il a fallu plusieurs siècles pour préserver la contrée des inondations et pour la rendre habitable. Il est impossible que les Egyptiens aient inventé les signes du Zodiaque, puisque les figures qui désignent les temps de nos semailles et de nos moissons, ne peuvent convenir aux leurs. Quand nous coupons nos blés, leur terre est couverte d'eau; quand nous semons, ils voient approcher le temps de recueillir. Ainsi le boeuf de notre Zodiaque, et la fille qui porte des épics, ne peuvent venir d'Egypte.

 C'est une preuve évidente de la fausseté de ce paradoxe nouveau que les Chinois sont une colonie égyptienne. Les caractères ne sont point les mêmes, les Chinois marquent la route du soleil par vingt-huit constellations; et les Egyptiens, d'après les Chaldéens, en comptaient douze ainsi que nous.

 Les figures qui désignent les planètes, sont à la Chine et aux Indes toutes différentes de celles d'Egypte et de l'Europe; les signes des métaux différents, la manière de conduire la main en écrivant non moins différente. Donc rien ne paraît plus chimérique que d'avoir envoyé les Egyptiens peupler la Chine.

 Toutes ces fondations fabuleuses faites dans les temps fabuleux, ont fait perdre un temps irréparable à une multitude prodigieuse de savants, qui se sont tous égarés dans leurs laborieuses recherches, et qui auraient pu être utiles au genre humain dans des arts véritables.

 Pluche, dans son histoire, ou plutôt dans sa Fable du ciel , nous certifie que Cham fils de Noé alla régner en Egypte où il n'y avait personne; que son fils Menès fut le plus grand des législateurs, que Thot était son premier ministre.

 Selon lui et selon ses garants, ce Thot ou un autre institua des fêtes en l'honneur du déluge, et les cris de joie io bacché , si fameux chez les Grecs, étaient des lamentations chez les Egyptiens. Bacché venait de l'hébreu Beke qui signifie sanglots , et cela dans un temps où le peuple hébreu n'existait pas. Par cette explication, joie veut dire tristesse , et chanter signifie pleurer .

 Les Iroquois sont plus sensés; ils ne s'informent point de ce qui se passa sur le lac Ontario il y a quelques milliers d'années; ils vont à la chasse au lieu de faire des systèmes.

 Les mêmes auteurs assurent que les sphinx dont l'Egypte était ornée, signifiaient la surabondance , parce que des interprètes ont prétendu qu'un mot hébreu spang voulait dire un excès ; comme si la langue hébraïque, qui est en grande partie dérivée de la phénicienne, avait servi de leçon à l'Egypte. Et quel rapport d'un sphinx à une abondance d'eau? Les scholiastes futurs soutiendront un jour avec plus de vraisemblance, que nos mascarons qui ornent la clef des cintres de nos fenêtres, sont des emblèmes de nos mascarades; et que ces fantaisies annonçaient qu'on donnait le bal dans toutes les maisons décorées de mascarons.

FIGURE, SENS FIGURÉ, ALLÉGORIQUE, MYSTIQUE, TROPOLOGIQUE, TYPIQUE, &c.

C'est souvent l'art de voir dans les livres tout autre chose que ce qui s'y trouve. Par exemple, que Romulus fasse périr son frère Rémus, cela signifiera la mort du duc de Berri frère de Louis XI. Régulus prisonnier à Carthage, ce sera St Louis captif à la Massoure.

 On remarque très justement dans le grand Dictionnaire encyclopédique, que plusieurs Pères de l'Eglise ont poussé peut-être un peu trop loin ce goût des figures allégoriques; ils sont respectables jusque dans leurs écarts.

 Si les saints Pères ont quelquefois abusé de cette méthode, on pardonne à ces petits excès d'imagination en faveur de leur saint zèle.

Article XXII.  Ce qui peut les justifier encore, c'est l'antiquité de cet usage que nous avons vu pratiqué par les premiers philosophes. Il est vrai que les figures symboliques employées par les Pères, sont dans un goût différent.

 Par exemple, lorsque St Augustin veut trouver les quarante-deux générations de la généalogie de Jésus, annoncées par St Matthieu qui n'en rapporte que quarante et une; Augustin dit qu'il faut compter deux fois Jéconias, parce que Jéconias est la pierre angulaire qui appartient à deux murailles; que ces deux murailles figurent l'anciennce loi et la nouvelle, et que Jéconias étant ainsi Sermon XII, article IX. pierre angulaire , figure Jésus-Christ qui est la vraie pierre angulaire .

 Le même saint, dans le même sermon, dit que le nombre de quarante doit dominer; et il abandonne Jéconias et sa pierre angulaire comptée pour deux générations. Le nombre de quarante, dit-il, signifie la vie; car dix sont la parfaite béatitude, étant multipliés par quatre, qui figurent le temps en comptant les quatre saisons.

 Dans le même sermon encore, il explique pourquoi St Luc donne soixante et dix-sept ancêtres à Jésus-Christ, cinquante-six jusqu'au patriarche Abraham, et vingt et un d'Abraham à Dieu même. Il est vrai que selon le texte hébreu il n'y en aurait que soixante et seize; car la Bible hébraïque ne compte point un Caïnan qui est interpolé dans la Bible grecque appelée des Septante .

 Voici ce que dit St Augustin.

 ‘Le nombre de soixante et dix-sept figure l'abolition de tous les péchés par le baptême. . . le nombre dix signifie justice et béatitude résultant de la créature, qui est sept avec la Trinité qui fait trois. C'est par cette raison que les commandements de Dieu sont au nombre de dix. Le nombre onze signifie le péché, parce qu'il transgresse dix. . . Ce nombre de soixante et dix-sept est le produit de onze figures du péché multiplié par sept et non pas par dix; car Article XXII. le nombre sept est le symbole de la créature. Trois représentent l'âme qui est quelque image de la Divinité, et quatre représentent le corps à cause de ses quatre qualités, etc.'

 On voit dans ces explications un reste des mystères de la cabale et du quaternaire de Pythagore. Ce goût fut très longtemps en vogue.

Sermon LIII, article XIV.  St Augustin va plus loin sur les dimensions de la matière. La largeur, c'est la dilatation du coeur qui opère les bonnes oeuvres; la longueur, c'est la persévérance. La hauteur, c'est l'espoir des récompenses. Il pousse très loin cette allégorie; il l'applique à la croix et en tire de grandes conséquences.

 L'usage de ces figures avait passé des juifs aux chrétiens longtemps avant St Augustin. Ce n'est pas à nous de savoir dans quelles bornes on devait s'arrêter.

 Les exemples de ce défaut sont innombrables. Quiconque a fait de bonnes études, ne hasardera de telles figures ni dans la chaire, ni dans l'école. Il n'y en a point d'exemple chez les Romains et chez les Grecs, pas même dans les poètes.

 On trouve seulement dans les Métamorphoses d'Ovide des inductions ingénieuses tirées des fables qu'on donne pour fables.

 Pyrra et Deucalion ont jeté des pierres entre leurs jambes par derrière, des hommes en sont nés. Ovide dit:

Inde genus durum sumus experiensque laborum
Et documenta damus qua simus origine nati .

Formés par des cailloux, soit fable ou vérité,
Hélas! le coeur de l'homme en a la dureté.

 Apollon aime Daphné, et Daphné n'aime point Apollon; c'est que l'amour a deux espèces de flèches, les unes d'or et perçantes, les autres de plomb et écachées.

 Apollon a reçu dans le coeur une flèche d'or, Daphné une de plomb.

Ecce sagittifera promsit duo tela pharetra
Diversorum operum; fugat hoc, facit illud amorem .
Quod facit auratum est; et Cuspide fulget acuta
Quod fugat obtusum est, et habet sub arundine plumbum etc .


Fatal amour, tes traits sont différents,
Les uns sont d'or, ils sont doux et perçants;
Ils font qu'on aime; et d'autres au contraire
Sont d'un vil plomb qui rend froid et sévère.
O Dieu d'amour! en qui j'ai tant de foi,
Prends tes traits d'or pour Aminte et pour moi.

 Toutes ces figures sont ingénieuses et ne trompent personne. Quand on dit que Vénus la déesse de la beauté, ne doit point marcher sans les grâces, on dit une vérité charmante. Ces fables qui étaient dans la bouche de tout le monde, ces allégories si naturelles avaient tant d'empire sur les esprits, que peut-être les premiers chrétiens voulurent les combattre en les imitant. Ils ramassèrent les armes de la mythologie pour la détruire; mais ils ne purent s'en servir avec la même adresse; ils ne songèrent pas que l'austérité sainte de notre religion ne leur permettait pas d'employer ces ressources, et qu'une main chrétienne aurait mal joué sur la lyre d' Apollon .

 Cependant, le goût de ces figures typiques et prophétiques était si enraciné, qu'il n'y eut guère de prince, d'homme d'Etat, de pape, de fondateur d'ordre, auquel on n'appliquât des allégories, des allusions prises de l'Ecriture sainte. La flatterie et la satire puisèrent à l'envi dans la même source.

 On disait au pape Innocent III, Innocens eris a maledictione , quand il fit une croisade sanglante contre le comte de Toulouse.

 Lorsque François Martorillo de Paule fonda les minimes, il se trouva qu'il était prédit dans la Genèse, Minimus cum patre nostro .

 Le prédicateur qui prêcha devant Jean d'Autriche après la célèbre bataille de Lépante, prit pour son texte, Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Joannes ; et cette allusion était fort belle si les autres étaient ridicules. On dit qu'on la répéta pour Jean Sobieski après la délivrance de Vienne, mais le prédicateur n'était qu'un plagiaire.

 Enfin, ce fut un usage si constant, qu'aucun prédicateur de nos jours n'a jamais manqué de prendre une allégorie pour son texte. Une des plus heureuses est le texte de l'oraison funèbre du duc de Candale, prononcée devant sa soeur qui passait pour un modèle de vertu, Dic quia soror mea es ut mihi bene eveniat propter te . Dites que vous êtes ma soeur, afin que je sois bien traité à cause de vous.

 Il ne faut pas être surpris si les cordeliers poussèrent trop loin ces figures en faveur de St François d'Assise dans le fameux et très peu connu livre des Conformités de St François d'Assise avec Jésus-Christ . On y voit soixante et quatre prédictions de l'avènement de St François, tant dans l'Ancien Testament que dans le Nouveau; et chaque prédiction contient trois figures qui signifient la fondation des cordeliers. Ainsi ces Pères se trouvent prédits cent quatre-vingt-douze fois dans la Bible.

 Depuis Adam jusqu'à St Paul, tout a figuré le bienheureux François d'Assise. Les Ecritures ont été données pour annoncer à l'univers les sermons de François aux quadrupèdes, aux poissons et aux oiseaux, ses ébats avec sa femme de neige, ses passe-temps avec le diable, ses aventures avec frère Elie et frère Pacifique.

 On a condamné ces pieuses rêveries qui allaient jusqu'au blasphème. Mais l'ordre de St François n'en a point pâti; il a renoncé à ces extravagances trop communes dans les siècles de barbarie. (Voyez Emblème . )

 


 

FILOSOFE, OU PHILOSOPHE. [p. 209]

Ce beau nom a été tantôt honoré, tantôt flétri comme celui de poète, de mathématicien, de moine, de prêtre, et de tout ce qui dépend de l'opinion.

 Domitien chassa les philosophes; Lucien se moqua d'eux. Mais quels philosophes, quels mathématiciens furent exilés par ce monstre de Domitien? Ce furent des joueurs de gobelets, des tireurs d'horoscopes, des diseurs de bonne aventure, de misérables juifs qui composaient des philtres amoureux et des talismans; des gens de cette espèce qui avaient un pouvoir spécial sur les esprits malins, qui les évoquaient, qui les faisaient entrer dans le corps des filles avec des paroles ou avec des signes, et qui les en délogeaient par d'autres signes et d'autres paroles.

 Quels étaient les philosophes que Lucien livrait à la risée publique? c'était la lie du genre humain. C'étaient des gueux incapables d'une profession utile, des gens ressemblant parfaitement au pauvre diable dont on nous a fait une description aussi vraie que comique; qui ne savent s'ils porteront la livrée ou s'ils feront l'almanach de l'Année merveilleuse; [41] s'ils travailleront à un journal ou aux grands chemins, s'ils se feront soldats ou prêtres, et qui en attendant vont dans les cafés dire leur avis sur la pièce nouvelle, sur Dieu, sur l'être en général, et sur les modes de l'être; puis, vous empruntent de l'argent et vont faire un libelle contre vous, avec l'avocat Marchant ou le nommé Chaudon, ou le nommé Bonneval. [42]

 Ce n'est pas d'une pareille école que sortirent les Cicérons, les Atticus, les Epictète, Trajan, Adrien, Antonin Pie, Marc-Aurèle, Julien.

 Ce n'est pas là que s'est formé ce roi de Prusse qui a composé autant de livres philosophiques qu'il a gagné de batailles, et qui a terrassé autant de préjugés que d'ennemis.

 Une impératrice victorieuse qui fait trembler les Ottomans, et qui gouverne avec tant de gloire un empire plus vaste que l'empire romain, n'a été une grande législatrice que parce qu'elle a été philosophe. Tous les princes du Nord le sont; et le Nord fait honte au Midi. Si les confédérés de Pologne avaient un peu de philosophie, ils ne mettraient pas leur patrie, leurs terres, leurs maisons au pillage; ils n'ensanglanteraient pas leur pays, ils ne se rendraient pas les plus malheureux des hommes; ils écouteraient la voix de leur roi philosophe qui leur a donné de si vains exemples et de si vaines leçons de modération et de prudence.

 Le grand Julien était philosophe quand il écrivait à ses ministres et à ses pontifes ces belles lettres remplies de clémence et de sagesse, que tous les véritables gens de bien admirent encore aujourd'hui en condamnant ses erreurs.

 Constantin n'était pas philosophe quand il assassinait ses proches, son fils et sa femme, et que dégouttant du sang de sa famille, il jurait que Dieu lui avait envoyé le Labarum dans les nuées.

 C'est un terrible saut d'aller de Constantin à Charles IX et à Henri III, rois d'une des cinquante grandes provinces de l'empire romain. Mais si ces rois avaient été philosophes, l'un n'aurait pas été coupable de la St Barthélemi, l'autre n'aurait pas fait des processions scandaleuses avec ses gitons; ne se serait pas réduit à la nécessité d'assassiner le duc de Guise et le cardinal son frère, et n'aurait pas été assassiné lui-même par un jeune jacobin pour l'amour de Dieu et de la sainte Eglise.

 Si Louis le Juste, treizième du nom, avait été philosophe, il n'aurait pas laissé traîner à l'échafaud le vertueux de Thou, et l'innocent maréchal de Marillac; il n'aurait pas laissé mourir de faim sa mère à Cologne; son règne n'aurait pas été une suite continuelle de discordes et de calamités intestines.

 Comparez à tant de princes ignorants, superstitieux, cruels, gouvernés par leurs propres passions ou par celles de leurs ministres, un homme tel que Montagne, ou Charon, ou le chancelier de l'Hôpital, ou l'historien de Thou, ou La Motte le Vayer, un Locke, un Shaftsburi, un Sidney, un Herbert; et voyez si vous aimeriez mieux être gouvernés par ces rois ou par ces sages.

 Quand je parle des philosophes, ce n'est pas des polissons qui veulent être les singes des Diogènes, mais de ceux qui imitent Platon et Cicéron.

 Voluptueux courtisans, et vous petits hommes revêtus d'un petit emploi qui vous donne une petite autorité dans un petit pays, vous criez contre la philosophie; allez, vous êtes des Nomentanus qui vous déchaînez contre Horace, et des Cotins qui voulez qu'on méprise Boileau.

SECTION SECONDE.

 L'empesé luthérien, le sauvage calviniste, l'orgueilleux anglican, le fanatique janséniste, le jésuite qui croit toujours régenter, même dans l'exil et sous la potence; le sorboniste qui pense être Père d'un concile; et quelques sottes que tous ces gens-là dirigent, se déchaînent tous contre le philosophe. Ce sont des chiens de différente espèce qui hurlent tous à leur manière contre un beau cheval qui paît dans une verte prairie, et qui ne leur dispute aucune des charognes dont ils se nourrissent, et pour lesquelles ils se battent entre eux.

 Ils font tous les jours imprimer des fatras de théologie philosophique, dictionnaire philosopho-théologique; et leurs vieux arguments traînés dans les rues, ils les appellent démonstrations ; et leurs sottises rebattues ils les nomment lemmes et corollaires , comme les faux-monnayeurs appliquent une feuille d'argent sur un écu de plomb.

 Ils se sentent méprisés par tous les hommes qui pensent, et se voient réduits à tromper quelques vieilles imbéciles. Cet état est plus humiliant que d'avoir été chassés de France, d'Espagne et de Naples. On digère tout hors le mépris. On dit que quand le diable fut vaincu par Raphaël, (comme il est prouvé) cet esprit-corps si superbe se consola très aisément, parce qu'il savait que les armes sont journalières. Mais quand il sut que Raphaël se moquait de lui, il jura de ne lui pardonner jamais. Ainsi les jésuites ne pardonnèrent jamais à Pascal; ainsi Jurieu calomnia Bayle jusqu'au tombeau; ainsi tous les tartuffes se déchaînèrent contre Molière jusqu'à sa mort.

 Dans leur rage ils prodiguent les impostures, comme dans leur ineptie ils débitent leurs arguments.

 Un des plus raides calomniateurs comme un des plus pauvres argumentants que nous ayons, est un ex-jésuite nommé Paulian, qui a fait imprimer de la théologo-philosopho-rhapsodie en la ville d'Avignon jadis papale, et peut-être un jour papale. Cet homme accuse les auteurs de l'Encyclopédie d'avoir dit,

 'Que l'homme n'étant par sa naissance sensible qu'au plaisir des sens, ces plaisirs par conséquent sont l'unique objet de ses désirs.

 'Qu'il n'y a en soi ni vice ni vertu, ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste.

 'Que les plaisirs des sens produisent toutes les vertus.

 'Que pour être heureux il faut étouffer les remords, etc.'

 En quels endroits de l'Encyclopédie, dont on a commencé cinq éditions nouvelles, a-t-il donc vu ces horribles turpitudes? il fallait citer. As-tu porté l'insolence de ton orgueil et la démence de ton caractère jusqu'à penser qu'on t'en croirait sur ta parole? Ces sottises peuvent se trouver chez tes casuistes, ou dans le Portier des chartreux. Mais certes elles ne se trouvent pas dans les articles de l'Encyclopédie faits par M. Diderot, par M. d'Alembert, par M. le chevalier de Jaucour, par M. de Voltaire. Tu ne les as vues ni dans les articles de M. le marquis de Tressan, ni dans ceux de MM. Blondel, d'Argis, Marmontel, Venel, Tronchin, d'Aubenton, d'Argenvile; et de tant d'autres qui se sont dévoués généreusement à enrichir le Dictionnaire encyclopédique, et qui ont rendu un service éternel à l'Europe. Nul d'eux n'est assurément coupable des horreurs dont tu les accuses. Il n'y avait que toi et le vinaigrier Abraham Chaumeix le convulsionnaire crucifié, qui fussent coupables d'une si infâme calomnie.

 Tu mêles l'erreur et la vérité parce que tu ne sais les distinguer; tu veux faire regarder comme impie cette maxime adoptée par tous les publicistes, Que tout homme est libre de se choisir une patrie .

 Quoi! vil prédicateur de l'esclavage, il n'était pas permis à la reine Christine de voyager en France, et de vivre à Rome? Casimir et Stanislas ne pouvaient finir leurs jours parmi nous? il fallait qu'ils mourussent en Pologne parce qu'ils étaient Polonais? Goldoni, Vanlo, Cassini, ont offensé Dieu en s'établissant à Paris? Tous les Irlandais qui ont fait quelque fortune en France ont commis en cela un péché mortel?

 Et tu as la bêtise d'imprimer une telle extravagance, et Riballier celle de t'approuver; et tu mets dans la même classe Bayle, Montesquieu et le fou de La Métrie? et tu as senti que notre nation est assez douce, assez indulgente pour ne t'abandonner qu'au mépris?

 Quoi! tu oses calomnier ta patrie? (si un jésuite en a une) tu oses dire qu'on n'entend en France que des philosophes attribuer au hasard l'union et la désunion des atomes qui composent l'âme de l'homme ? Mentiris impudentissime , je te défie de produire un seul livre fait depuis trente ans où l'on attribue quelque chose au hasard, qui n'est qu'un mot vide de sens.

 Tu oses accuser le sage Locke d'avoir dit, ‘qu'il se peut que l'âme soit un esprit, mais qu'il n'est pas sûr qu'elle le soit, et que nous ne pouvons pas décider ce qu'elle peut, et ne peut pas acquérir?'

  Mentiris impudentissime . Locke, le respectable Locke dit expressément dans sa réponse au chicaneur Stilingflit, ‘Je suis fortement persaudé, qu'encore qu'on ne puisse pas montrer (par la seule raison) que l'âme est immatérielle, cela ne diminue nullement l'évidence de son immortalité, parce que la fidélité de Dieu est une démonstration de la vérité de tout ce qu'il a révélé, et le Traduction de Coste. manque d'une autre démonstration ne rend pas douteux ce qui est déjà démontré.'

 Voyez d'ailleurs à l'article Ame , comme Locke s'exprime sur les bornes de nos connaissances et sur l'immensité du pouvoir de l'Etre suprême.

 Le grand philosophe lord Bolingbroke, déclare que l'opinion contraire à celle de Locke, est un blasphème.

 Tous les Pères des trois premiers siècles de l'Eglise regardaient l'âme comme une matière légère, et ne la croyaient pas moins immortelle. Et nous avons aujourd'hui des cuistres de collège qui appellent athées ceux qui pensent avec les Pères de l'Eglise que Dieu peut donner, conserver l'immortalité à l'âme, de quelque substance qu'elle puisse être!

 Tu pousses ton audace jusqu'à trouver de l'athéisme dans ces paroles, Qui fait le mouvement dans la nature ? c'est Dieu. Qui fait végéter toutes les plantes ? c'est Dieu. Qui fait le mouvement dans les animaux ? c'est Dieu. Qui fait la pensée dans l'homme ? c'est Dieu .

 On ne peut pas dire ici, mentiris impudentissime ; tu mens impudemment; mais on doit dire, tu blasphèmes la vérité impudemment.

 Finissons par remarquer que le héros de l'ex-jésuite Paulian, est l'ex-jésuite Patouillet, auteur d'un mandement d'évêque, dans lequel tous les parlements du royaume sont insultés. Ce mandement fut brûlé par la main du bourreau. Il ne restait plus à cet ex-jésuite Paulian qu'à traiter l'ex-jésuite Nonotte de Père de l'Eglise, et à canoniser le jésuite Malagrida, le jésuite Guignard, le jésuite Garnet, le jésuite Oldecorn et tous les jésuites à qui Dieu a fait la grâce d'être pendus ou écartelés: c'étaient tous de grands métaphysiciens, de grands philosopho-théologiens.

SECTION TROISIÉME.

Les gens non-pensants demandent souvent aux gens pensants à quoi a servi la philosophie. Les gens pensants leur répondront: A détruire en Angleterre la rage religieuse, qui fit périr le roi Charles I er sur un échafaud; à mettre en Suède un archevêque dans l'impuissance de faire couler le sang de la noblesse une bulle du pape à la main; à maintenir dans l'Allemagne la paix de la religion, en rendant toutes les disputes théologiques ridicules; à éteindre enfin dans l'Espagne les abominables bûchers de l'Inquisition.

 Welches, malheureux Welches; elle empêche que des temps orageux ne produisent une seconde Fronde, et un second Damiens.

 Prêtres de Rome, elle vous force à supprimer votre bulle In coena Domini , ce monument d'impudence et de folie.

 Peuples, elle adoucit vos moeurs. Rois, elle vous instruit.

 


 

DE LA FIN DU MONDE. [p. 215]

La plupart des philosophes grecs crurent le monde éternel dans son principe, éternel dans sa durée. Mais pour cette petite partie du monde, ce globe de pierre, de boue, d'eau, de minéraux, et de vapeurs, que nous habitons, on ne savait qu'en penser; on le trouvait très destructible. On disait même qu'il avait été bouleversé plus d'une fois, et qu'il le serait encore. Chacun jugeait du monde entier par son pays comme une commère juge de tous les hommes par son quartier.

 Cette idée de la fin de notre petit monde et de son renouvellement, frappa surtout les peuples soumis à l'empire romain, dans l'horreur des guerres civiles de César et de Pompée. Virgile, dans ses Géorgiques, fait allusion à cette crainte généralement répandue dans le commun peuple.

Impiaque aeternam timuerunt saecula noctem .
L'univers étonné, que la terreur poursuit,
Tremble de retomber dans l'éternelle nuit.

Lucain s'exprime bien plus positivement, quand il dit:

Hos, Caesar, populos si nunc non usserit ignis ,
Uret cum terris, uret cum gurgite ponti .
Communis mundo superest rogus .
Qu'importe du bûcher le triste et faux honneur?
Le feu consumera le ciel, la terre, et l'onde.
Tout deviendra bûcher; la cendre attend le monde.

Ovide ne dit-il pas après Lucrèce?

Esse quoque in fatis reminiscitur adfore tempus ,
Quo mare, quo tellus, correptaque regia coeli
Ardeat, et mundi moles operosa laboret .
Ainsi l'ont ordonné les destins implacables.
L'air, la terre, et les mers, et les palais des dieux;
Tout sera consumé d'un déluge de feux.

De natura deorum , liv. II.  Consultez Cicéron lui-même, le sage Cicéron. Il vous dit dans son livre de la Nature des dieux , le meilleur livre peut-être de toute l'antiquité, si ce n'est celui des devoirs de l'homme, appelé les Offices ; il dit: Ex quo eventurum nostri putant id, de quo panetium addubitare dicebant, ut ad extremum omnis mundus ignesceret, cum, humore consumpto, neque terra ali posset, nec remeare aër, cujus ortus, aquâ omni exhaustâ, esse non posset; ita relinqui nihil praeter ignem, à quo rursum animante ac Deo renovatio mundi fieret, atque idem ornatus oriretur . ‘Suivant les stoïciens, le monde entier ne sera que du feu; l'eau étant consumée, plus d'aliment pour la terre; l'air ne pourra plus se former, puisque c'est de l'eau qu'il reçoit son être: ainsi le feu restera seul. Ce feu étant Dieu, et ranimant tout, renouvellera le monde, et lui rendra sa première beauté.'

 Cette physique des stoïciens est, comme toutes les anciennes physiques, assez absurde. Mais elle prouve que l'attente d'un embrasement général était universelle.

 Etonnez-vous encore davantage. Le grand Newton pense comme Cicéron. Trompé par une fausse expérience de Boyle, il Question à la fin de son Optique . croit que l'humidité du globe se dessèche à la longue, et qu'il faudra que Dieu lui prête une main réformatrice, manum emendatricem . Voilà donc les deux plus grands hommes de l'ancienne Rome, et de l'Angleterre moderne, qui pensent qu'un jour le feu l'emportera sur l'eau.

 Cette idée d'un monde, qui devait périr, et se renouveler, était enracinée dans les coeurs des peuples de l'Asie mineure, de la Syrie, de l'Egypte, depuis les guerres civiles des successeurs d'Alexandre. Celles des Romains augmentèrent la terreur des nations, qui en étaient les victimes. Elles attendaient la destruction de la terre; et on espérait une nouvelle terre, dont on ne jouirait pas. Les Juifs, enclavés dans la Syrie, et d'ailleurs répandus partout, furent saisis de la crainte commune.

 Aussi il ne paraît pas que les Juifs fussent étonnés, quand Jésus Matthieu ch. XXIV. Luc chap. XVI. leur disait, selon St Matthieu, et St Luc, Le ciel et la terre passeront . Il leur disait souvent: Le règne de Dieu approche . Il prêchait l'évangile du règne.

I ère épître de St Pierre, ch. IV.  St Pierre annonce que l'Evangile a été prêché aux morts, et que la fin du monde approche. Nous attendons , dit-il de nouveaux cieux et une nouvelle terre .

Jean, chap. II, v. 18.  St Jean, dans sa première épître, dit: Il y a dès à présent plusieurs antéchrists, ce qui nous fait connaître que la dernière heure approche .

Luc, ch. XXI.  St Luc prédit dans un bien plus grand détail la fin du monde, et le jugement dernier. Voici ses paroles.

 ‘Il y aura des signes dans la lune et dans les étoiles; des bruits de la mer et des flots; les hommes, séchant de crainte, attendront ce qui doit arriver à l'univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées. Et alors ils verront le fils de l'homme venant dans une nuée, avec grande puissance, et grande majesté. En vérité, je vous dis que la génération présente ne passera point, que tout cela ne s'accomplisse.'

 Nous ne dissimulons point que les incrédules nous reprochent cette prédiction même. Ils veulent nous faire rougir de ce que le monde existe encore. La génération passa, disent-ils, et rien de tout cela ne s'accomplit. Luc fait donc dire à notre Sauveur ce qu'il n'a jamais dit, ou bien il faudrait conclure que Jésus-Christ s'est trompé lui-même; ce qui serait un blasphème. On ferme la bouche à ces impies en leur disant, que cette prédiction qui paraît si fausse selon la lettre, est vraie selon l'esprit; que l'univers entier signifie la Judée, et que la fin de l'univers signifie l'empire de Titus et de ses successeurs.

 St Paul s'explique aussi fortement sur la fin du monde dans son épître à ceux de Thessalonique. ‘Nous qui vivons, et qui vous parlons, nous serons emportés dans les nuées, pour aller au-devant du Seigneur au milieu de l'air.'

 Selon ces paroles expresses de Jésus, et de St Paul, le monde entier devait finir sous Tibère, ou au plus tard sous Néron. Cette prédiction de Paul ne s'accomplit pas plus que celle de Luc.

 Ces prédictions allégoriques n'étaient pas sans doute pour le temps où vivaient les évangélistes, et les apôtres. Elles étaient pour un temps à venir, que Dieu cache à tous les hommes.

Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
Finem di dederint, Leuconse; neu Babylonios
Tentaris numeros, ut melius, quidquid erit, pati .

 Il demeure toujours certain que tous les peuples alors connus attendaient la fin du monde, une nouvelle terre, un nouveau ciel. Pendant plus de dix siècles on a vu une multitude de donations aux moines commençant par ces mots, Adventante mundi vespero , etc. La fin du monde étant prochaine, moi, pour le remède de mon âme, et pour n'être point rangé parmi les boucs etc., je donne telles terres à tel couvent . La crainte força les sots à enrichir les habiles.

 Les Egyptiens fixaient cette grande époque après trente-six mille cinq cents années révolues. On prétend qu'Orphée l'avait fixée à cent mille et vingt ans.

 L'historien Flavien Joseph assure qu'Adam ayant prédit que le monde périrait deux fois, l'une par l'eau, et l'autre par le feu, les enfants de Seth voulurent avertir les hommes de ce désastre. Ils firent graver des observations astronomiques sur deux colonnes, l'une de briques pour résister au feu qui devait consumer le monde, et l'autre de pierres pour résister à l'eau, qui devait le noyer. Mais que pouvaient penser les Romains quand un esclave juif leur parlait d'un Adam et d'un Seth inconnus à l'univers entier? ils riaient.

 Joseph ajoute que la colonne de pierres se voyait encore, de son temps, dans la Syrie.

 On peut conclure, de tout ce que nous avons dit, que nous savons fort peu de choses du passé, que nous savons assez mal le présent, rien du tout de l'avenir; et que nous devons nous en rapporter à Dieu, maître de ces trois temps, et de l'éternité.

 


 

FLATTERIE. [p. 218]

Je ne vois pas un monument de flatterie dans la haute antiquité, nulle flatterie dans Hésiode ni dans Homère. Leurs chants ne sont point adressés à un Grec élevé en quelque dignité, ou à madame sa femme, comme chaque chant des Saisons de Thompson est dédié à quelque riche, et comme tant d'épîtres en vers oubliées, sont dédiées en Angleterre à des hommes ou à des dames de considération , avec un petit éloge et les armoiries du patron ou de la patronne à la tête de l'ouvrage.

 Il n'y a point de flatterie dans Démosthène. Cette façon de demander harmonieusement l'aumône commence, si je ne me trompe, à Pindare. On ne peut tendre la main plus emphatiquement.

 Chez les Romains, il me semble que la grande flatterie date depuis Auguste. Jules-César eut à peine le temps d'être flatté. Il ne nous reste aucune épître dédicatoire à Sylla, à Marius, à Carbon, ni à leurs femmes, ni à leurs maîtresses. Je crois bien que l'on présenta de mauvais vers à Lucullus et à Pompée; mais Dieu merci nous ne les avons pas.

 C'est un grand spectacle de voir Cicéron, l'égal de César en dignité, parler devant lui en avocat pour un roi de la Bithinie et de la petite Arménie, nommé Déjotar, accusé de lui avoir dressé des embûches, et même d'avoir voulu l'assassiner. Cicéron commence par avouer qu'il est interdit en sa présence. Il l'appelle le vainqueur du monde, victorem orbis terrarum . Il le flatte; mais cette adulation ne va pas encore jusqu'à la bassesse; il lui reste quelque pudeur.

 C'est avec Auguste qu'il n'y a plus de mesure. Le sénat lui décerne l'apothéose de son vivant. Cette flatterie devient le tribut ordinaire payé aux empereurs suivants; ce n'est plus qu'un style. Personne ne peut plus être flatté quand ce que l'adulation a de plus outré est devenu ce qu'il y a de plus commun.

 Nous n'avons pas eu en Europe de grands monuments de flatterie jusqu'à Louis XIV; son père Louis XIII fut très peu fêté; il n'est question de lui que dans une ou deux odes de Malherbe. Il l'appelle à la vérité selon la coutume, Roi le plus grand des rois , comme les poètes espagnols le disent au roi d'Espagne, et les poètes anglais Laureat au roi d'Angleterre; mais la meilleure part des louanges est toujours pour le cardinal de Richelieu,

Dont l'âme toute grande est une âme hardie,
Qui pratique si bien l'art de nous secourir,
Que pourvu qu'il soit cru, nous n'avons maladie
 Qu'il ne sache guérir. [9]

 Pour Louis XIV, ce fut un déluge de flatteries. Il ne ressemblait pas à celui qu'on prétend avoir été étouffé sous les feuilles de roses qu'on lui jetait. Il ne s'en porta que mieux.

 La flatterie quand elle a quelques prétextes plausibles, peut n'être pas aussi pernicieuse qu'on le dit. Elle encourage quelquefois aux grandes choses; mais l'excès est vicieux comme celui de la satire.

  La Fontaine a dit, et prétend avoir dit après Esope:

On ne peut trop louer trois sortes de personnes,
 Les dieux, sa maîtresse et son roi.
Esope le disait: j'y souscris quant à moi,
 Ce sont maximes toujours bonnes.

  Esope n'a rien dit de cela, et on ne voit point qu'il ait flatté aucun roi, ni aucune concubine. Il ne faut pas croire que les rois soient bien flattés de toutes les flatteries dont on les accable. La plupart ne viennent pas jusqu'à eux.

 Une sottise fort ordinaire est celle des orateurs qui se fatiguent à louer un prince qui n'en saura jamais rien. Le comble de l'opprobre est qu'Ovide ait loué Auguste en datant De Ponto .

 Le comble du ridicule pourrait bien se trouver dans les compliments que les prédicateurs adressent aux rois quand ils ont le bonheur de jouer devant leurs majestés. Au révérend, révérend père Gaillard prédicateur du roi : Ah! révérend père, ne prêches-tu que pour le roi? es-tu comme le singe de la foire qui ne sautait que pour lui?

 


 

FLEUVES. [p. 221]

Ils ne vont pas à la mer avec autant de rapidité que les hommes vont à l'erreur. Il n'y a pas longtemps qu'on a reconnu que tous les fleuves sont produits par les neiges éternelles qui couvrent les cimes des hautes montagnes; ces neiges par les pluies, ces pluies par les vapeurs de la terre et des mers; et qu'ainsi tout est lié dans la nature.

 J'ai vu dans mon enfance soutenir des thèses où l'on prouvait que les fleuves et toutes les fontaines venaient de la mer. C'était le sentiment de toute l'antiquité. Ces fleuves passaient dans de grandes cavernes, et de là se distribuaient dans toutes les parties du monde.

 Lorsque Aristée va pleurer la perte de ses abeilles chez Cirène sa mère, déesse de la petite rivière Enipée en Thessalie, la rivière se sépare d'abord et forme deux montagnes d'eau à droite et à gauche pour le recevoir selon l'ancien usage; après quoi il voit ces belles et longues grottes par lesquelles passent tous les fleuves de la terre; le Pô qui descend du mont Viso en Piémont et qui traverse l'Italie, le Teveron qui vient de l'Apennin, le Phase qui tombe du Caucase dans la mer Noire, etc.

  Virgile adoptait là une étrange physique: elle ne devait au moins être permise qu'aux poètes.

 Ces idées furent toujours si accréditées, que le Tasse , quinze cents ans après, imita entièrement Virgile dans son quatorzième chant, en imitant bien plus heureusement l' Arioste . Un vieux magicien chrétien mène sous terre les deux chevaliers qui doivent ramener Renaud d'entre les bras d' Armide , comme Mèlisse avait arraché Roger aux caresses d' Alcine . Ce bon vieillard fait descendre Renaud dans sa grotte d'où partent tous les fleuves qui arrosent notre terre. C'est dommage que les fleuves de l'Amérique ne s'y trouvent pas. Mais puisque le Nil, le Danube, la Seine, le Jourdain, le Volga ont leur source dans cette caverne, cela suffit. Ce qu'il y a de plus conforme encore à la physique des anciens, c'est que cette caverne est au centre de la terre. C'était là que Maupertuis voulait aller faire un tour.

 Après avoir avoué que les rivières viennent des montagnes, et que les unes et les autres sont des pièces essentielles à la grande machine, gardons-nous des systèmes qu'on fait journellement.

 Quand Maillet imagina que la mer avait formé les montagnes, il devait dédier son livre à Cyrano de Bergerac . Quand on a dit que les grandes chaînes de ces montagnes s'étendent d'orient en occident, et que la plus grande partie des fleuves court toujours aussi à l'occident, on a plus consulté l'esprit systématique que la nature.

 A l'égard des montagnes, débarquez au cap de Bonne-Espérance, vous trouvez une chaîne de montagnes qui règne du midi au nord jusqu'au Monomotapa. Peu de gens se sont donné le plaisir de voir ce pays, et de voyager sous la ligne en Afrique. Mais Calpé et Abila regardent directement le nord et le midi. De Gibraltar au fleuve de la Guadiana, en tirant droit au nord, ce sont des montagnes contiguës. La nouvelle Castille et la vieille en sont couvertes, toutes les directions sont du sud au nord, comme celles des montagnes de toute l'Amérique. Pour les fleuves, ils coulent en tout sens, selon la disposition des terrains.

 Le Guadalquivir va droit au sud depuis Villa-nueva jusqu'à St Lucar. La Guadiana de même depuis Badajos. Toutes les rivières dans le golfe de Venise, excepté le Pô, se jettent dans la mer vers le midi. C'est la directon du Rhône de Lyon à son embouchure. Celle de la Seine est au nord-nord-ouest. Le Rhin depuis Bâle court droit au septentrion. La Meuse de même depuis sa source jusqu'aux terres inondées. L'Escaut de même.

 Pourquoi donc chercher à se tromper, pour avoir le plaisir de faire des systèmes, et de tromper quelques ignorants? qu'en reviendra-t-il quand on aura fait accroire à quelques gens bientôt détrompés, que tous les fleuves et toutes les montagnes sont dirigés de l'orient à l'occident, ou de l'occident à l'orient; que tous les monts sont couverts d'huîtres, (ce qui n'est assurément pas vrai) qu'on a trouvé des ancres de vaisseaux sur la cime des montagnes de la Suisse, que ces montagnes ont été formées par les courants de l'océan; que les pierres à chaux ne sont autre chose que des coquilles? Quoi! faut-il traiter aujourd'hui la physique comme les anciens traitaient l'histoire?

 Pour revenir aux fleuves, aux rivières, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de prévenir leurs inondations; c'est de faire des rivières nouvelles, c'est-à-dire, des canaux, autant que l'entreprise est practicable. C'est un des plus grands services qu'on puisse rendre à une nation. Les canaux de l'Egypte étaient aussi nécessaires que les pyramides étaient inutiles.

 Quant à la quantité d'eau que les lits des fleuves portent, et à tout ce qui regarde le calcul, lisez l'article Fleuve de M. d'Alembert. Il est, comme tout ce qu'il a fait, clair, précis, vrai, écrit du style propre au sujet; il n'emprunte point le style du Télémaque pour parler de physique.

 


 

FLIBUSTIERS. [p. 223]

On ne sait pas d'où vient le nom de Flibustiers , et cependant la génération passée vient de nous raconter les prodiges que ces flibustiers ont faits; nous en parlons tous les jours, nous y touchons. Qu'on cherche après cela des origines et des étymologies, et si l'on croit en trouver, qu'on s'en défie.

 Du temps du cardinal de Richelieu , lorsque les Espagnols et les Français se détestaient encore, parce que Ferdinand le Catholique s'était moqué de Louis XII, et que François I e r avait été pris à la bataille de Pavie par une armée de Charles-Quint ; lorsque cette haine était si forte que le faussaire auteur du roman politique et de l'ennui politique sous le nom de cardinal de Richelieu , ne craignait point d'appeler les Espagnols nation insatiable et perfide qui rendait les Indes tributaires de l'enfer ; lorsque enfin on se fut ligué en 1635 avec la Hollande contre l'Espagne, lorsque la France n'avait rien en Amérique, et que les Espagnols couvraient les mers de leurs galions; alors les flibustiers commencèrent à paraître. C'étaient d'abord des aventuriers français qui avaient tout au plus la qualité de corsaires.

 Un d'eux nommé le Grand , natif de Dieppe, s'associa avec une cinquantaine de gens déterminés, et alla tenter fortune avec une barque qui n'avait pas même de canon. Il aperçut, vers l'île Hispaniola (St Dominique) un galion éloigné de la grande flotte espagnole: il s'en approche comme un patron qui venait lui vendre des denrées; il monte suivi des siens; il entre dans la chambre du capitaine qui jouait aux cartes, le couche en joue, le fait son prisonnier avec son équipage, et revient à Dieppe avec son galion chargé de richesses immenses. Cette aventure fut le signal de quarante ans d'exploits inouïs.

 Flibustiers français, anglais, hollandais allaient s'associer ensemble dans les cavernes de St Domingue, des petites îles de St Christophe et de la Tortue. Ils se choisissaient un chef pour chaque expédition; c'est la première origine des rois. Des cultivateurs n'auraient jamais voulu un maître; on n'en a pas besoin pour semer du blé, le battre et le vendre.

 Quand les flibustiers avaient fait un gros butin, ils en achetaient un petit vaisseau et du canon. Une course heureuse en produisait vingt autres. S'ils étaient au nombre de cent, on les croyait mille. Il était difficile de leur échapper, encore plus de les suivre. C'était des oiseaux de proie qui fondaient de tous côtés, et qui se retiraient dans des lieux inaccessibles; tantôt ils rasaient quatre à cinq cents lieues de côtes; tantôt ils avançaient à pied ou à cheval deux cents lieues dans les terres.

 Ils surprirent, ils pillèrent les riches villes de Chagra, de Mecaizabo, de la Vera-Cruz, de Panama, de Porto-rico, de Campêche, de l'île Ste Catherine, et les faubourgs de Carthagène.

 L'un de ces flibustiers, nommé l' Olonois , pénétra jusqu'aux portes de la Havane, suivi de vingt hommes seulement. S'étant ensuite retiré dans son canot, le gouverneur envoie contre lui un vaisseau de guerre avec des soldats et un bourreau. L'Olonois se rend maître du vaisseau, il coupe lui-même la tête aux soldats espagnols qu'il a pris, et renvoie le bourreau au gouverneur. [10] Jamais les Romains ni les autres peuples brigands ne firent des actions si étonnantes. Le voyage guerrier de l'amiral Anson autour du monde n'est qu'une promenade agréable en comparaison du passage des flibustiers dans la mer du Sud, et de ce qu'ils essuyèrent en terre ferme.

 S'ils avaient pu avoir une politique égale à leur indomptable courage, ils auraient fondé un grand empire en Amérique. Ils manquaient de filles; mais au lieu de ravir et d'épouser des Sabines, comme on le dit des Romains, ils en firent venir de la Salpétrière de Paris; cela ne forma pas une génération.

 Ils étaient plus cruels envers les Espagnols que les Israélites ne le furent jamais envers les Chananéens. On parle d'un Hollandais nommé Roc, qui mit plusieurs Espagnols à la broche, et qui en fit manger à ses camarades. Leurs expéditions furent des tours de voleurs, et jamais des campagnes de conquérants; aussi ne les appelait-on dans toutes les Indes occidentales que los ladrones . Quand ils surprenaient une ville, et qu'ils entraient dans la maison d'un père de famille, ils le mettaient à la torture pour découvrir ses trésors. Cela prouve assez ce que nous dirons à l'article Question , que la torture fut inventée par les voleurs de grand chemin.

 Ce qui rendit tous leurs exploits inutiles, c'est qu'ils prodiguèrent en débauches aussi folles que monstrueuses tout ce qu'ils avaient acquis par la rapine et par le meurtre. Enfin il ne reste plus d'eux que leur nom, et encore à peine. Tels furent les flibustiers.

 Mais quel peuple en Europe ne fut pas flibustier? Ces Goths, ces Alains, ces Vandales, ces Huns étaient-ils autre chose? Qu'était Rollon qui s'établit en Normandie, et Guillaume fier-à-bras , sinon des flibustiers plus habiles? Clovis n'était-il pas un flibustier qui vint des bords du Mein dans les Gaules?

 


 

FOI ou FOY. [p. 225]

Qu'est-ce que la foi? Est-ce de croire ce qui paraît évident? Non; il m'est évident qu'il y a un Etre nécessaire, éternel, suprême, intelligent. Ce n'est pas là de la foi, c'est de la raison. Je n'ai aucun mérite à penser que cet Etre éternel, infini, que je connais comme la vertu, la bonté même, veut que je sois bon et vertueux. La foi consiste à croire non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement. Les Asiatiques ne peuvent croire que par la foi le voyage de Mahomet dans les sept planètes, les incarnations du Dieu Fo , de Vitsnou , de Xaca , de Brama , de Sammonocodom , etc. etc. etc. Ils soumettent leur entendement, ils tremblent d'examiner, ils ne veulent être ni empalés, ni brûlés; ils disent, Je crois.

 Nous sommes bien éloignés de faire ici la moindre allusion à la foi catholique. Non seulement nous la vénérons, mais nous l'avons: nous ne parlons que de la foi mensongère des autres nations du monde, de cette foi qui n'est pas foi, et qui ne consiste qu'en paroles.

 Il y a foi pour les choses étonnantes, et foi pour les choses contradictoires et impossibles.

  Vitsnou s'est incarné cinq cents fois, cela est fort étonnant; mais enfin, cela n'est pas physiquement impossible. Car si Vitsnou a une âme, il peut avoir mis son âme dans cinq cents corps pour se réjouir. L'Indien, à la vérité, n'a pas une foi bien vive; il n'est pas intimement persuadé de ces métamorphoses. Mais enfin, il dira à son bonze, J'ai la foi; vous voulez que Vitsnou ait passé par cinq cents incarnations, cela vous vaut cinq cents roupies de rente; à la bonne heure; vous irez crier contre moi, vous me dénoncerez, vous ruinerez mon commerce si je n'ai pas la foi. Eh bien, j'ai la foi, et voilà de plus dix roupies que je vous donne. L'Indien peut jurer à ce bonze qu'il croit, sans faire un faux serment; car après tout il ne lui est pas démontré que Vitsnou n'est pas venu cinq cents fois dans les Indes.

 Mais si le bonze exige de lui qu'il croie une chose contradictoire, impossible, que deux et deux font cinq, que le même corps peut être en mille endroits différents, qu'être et n'être pas c'est précisément la même chose, alors, si l'Indien dit qu'il a la foi, il a menti; et s'il jure qu'il croit, il fait un parjure. Il dit donc au bonze, Mon révérend père, je ne peux vous assurer que je crois ces absurdités-là, quand elles vous vaudraient dix mille roupies de rente au lieu de cinq cents.

 Mon fils, répond le bonze, donnez vingt roupies, et Dieu vous fera la grâce de croire tout ce que vous ne croyez point.

 Comment voulez-vous, répond l'Indien, que Dieu opère sur moi ce qu'il ne peut opérer sur lui-même? Il est impossible que Dieu fasse ou croie les contradictoires. Je veux bien vous dire, pour vous faire plaisir, que je crois ce qui est obscur; mais je ne peux vous dire que je crois l'impossible. Dieu veut que nous soyons vertueux, et non pas que nous soyons absurdes. Je vous ai donné dix roupies, en voilà encore vingt, croyez à trente roupies, soyez homme de bien si vous pouvez; et ne me rompez plus la tête.

 Il n'en est pas ainsi des chrétiens; la foi qu'ils ont pour des choses qu'ils n'entendent pas est fondée sur ce qu'ils entendent; ils ont des motifs de crédibilité. Jésus-Christ a fait des miracles dans la Galilée, donc nous devons croire tout ce qu'il a dit. Pour savoir ce qu'il a dit, il faut consulter l'Eglise. L'Eglise a prononcé que les livres qui nous annoncent Jésus-Christ sont authentiques. Il faut donc croire ces livres. Ces livres nous disent que qui n'écoute pas l'Eglise doit ête regardé comme un publicain ou comme un païen; donc nous devons écouter l'Eglise pour n'être pas honnis comme des fermiers généraux; donc nous devons lui soumettre notre raison, non par une crédulité enfantine ou aveugle, mais par une croyance docile que la raison même autorise. Telle est la foi chrétienne, et surtout la foi romaine, qui est la foi par excellence. La foi luthérienne, calviniste, anglicane est une méchante foi.

SECTION SECONDE.

Nous avons longtemps balancé si nous imprimerions ce second article Foi que nous avions trouvé dans un vieux livre. Notre respect pour la chaire de St Pierre nous retenait. Mais des hommes pieux nous ayant convaincus que le pape Alexandre VI n'avait rien de commun avec St Pierre, nous nous sommes enfin déterminés à remettre en lumière ce petit morceau sans scrupule .

 Un jour le prince Pic de la Mirandole rencontra le pape Alexandre VI chez la courtisane Emilia , pendant que Lucrèce fille du Saint-Père était en couches et qu'on ne savait dans Rome si l'enfant était du pape ou de son fils le duc de Valentinois , ou du mari de Lucrèce Alphonse d'Arragon, qui passait pour impuissant. La conversation fut d'abord fort enjouée. Le cardinal Bembo en rapporte une partie. Petit Pic , dit le pape, qui crois-tu le père de mon petit-fils? Je crois que c'est votre gendre, répondit Pic . Eh comment peux-tu croire cette sottise? Je la crois par la foi. Mais ne sais-tu pas bien qu'un impuissant ne fait point d'enfants? La foi consiste, repartit Pic , à croire les choses parce qu'elles sont impossibles; et de plus l'honneur de votre maison exige que le fils de Lucrèce ne passe point pour être le fruit d'un inceste. Vous me faites croire des mystères plus incompréhensibles. Ne faut-il pas que je sois convaincu qu'un serpent a parlé, que depuis ce temps tous les hommes furent damnés, que l'ânesse de Balaam parla aussi fort éloquemment, et que les murs de Jérico tombèrent au son des trompettes! Pic enfila tout de suite une kyrielle de toutes les choses admirables qu'il croyait. Alexandre tomba sur son sofa à force de rire. Je crois tout cela comme vous, disait-il, car je sens bien que je ne peux être sauvé que par la foi et que je ne le serai pas par mes oeuvres. Ah! Saint-Père, dit Pic , vous n'avez besoin ni d'oeuvres ni de foi; cela est bon pour de pauvres profanes comme nous; mais vous qui êtes vice-Dieu, vous pouvez croire et faire tout ce qu'il vous plaira. Vous avez les clefs du ciel; et sans doute St Pierre ne vous fermera pas la porte au nez. Mais pour moi, je vous avoue, que j'aurais besoin d'une puissante protection, si n'étant qu'un pauvre prince j'avais couché avec ma fille, et si je m'étais servi du stylet et de la cantarella aussi souvent que Votre Sainteté. Alexandre VI entendait raillerie. Parlons sérieusement, dit-il, au prince de la Mirandole. Dites-moi quel mérite on peut avoir à dire à Dieu qu'on est persuadé de choses dont en effet on ne peut être persuadé? quel plaisir cela peut-il faire à Dieu? entre nous, dire qu'on croit ce qu'il est impossible de croire, c'est mentir.

  Pic de la Mirandole fit un grand signe de croix. Eh Dieu paternel, s'écria-t-il, que Votre Sainteté me pardonne, vous n'êtes pas chrétien. Non, sur ma foi, dit le pape. Je m'en doutais, dit Pic de la Mirandole.

 


 

FOLIE. [p. 229]

Qu'est-ce que la folie? c'est d'avoir des pensées incohérentes et la conduite de même. Le plus sage des hommes veut-il connaître la folie? qu'il réfléchisse sur la marche de ses idées pendant ses rêves. S'il a une digestion laborieuse dans la nuit, mille idées incohérentes l'agitent; il semble que la nature nous punisse d'avoir pris trop d'aliments, ou d'en avoir fait un mauvais choix, en nous donnant des pensées; car on ne pense guère en dormant que dans une mauvaise digestion. Les rêves inquiets sont réellement une folie passagère.

 La folie pendant la veille, est de même une maladie qui empêche un homme nécessairement de penser et d'agir comme les autres. Ne pouvant gérer son bien, on l'interdit; ne pouvant avoir des idées convenables à la société, on l'en exclut; s'il est dangereux, on l'enferme; s'il est furieux, on le lie. Quelquefois on le guérit par les bains, par la saignée, par le régime.

 Cet homme n'est point privé d'idées; il en a comme tous les autres hommes pendant la veille, et souvent quand il dort. On peut demander comment son âme spirituelle, immortelle, logée dans son cerveau, recevant toutes les idées par les sens très nettes et très distinctes, n'en porte cependant jamais un jugement sain? Elle voit les objets comme l'âme d' Aristote et de Platon , de Locke et de Newton les voyait; elle entend les mêmes sons, elle a le même sens du toucher; comment donc recevant les perceptions que les plus sages éprouvent, en fait-elle un assemblage extravagant sans pouvoir s'en dispenser?

 Si cette substance simple et éternelle a pour ses actions les mêmes instruments qu'ont les âmes des cerveaux les plus sages, elle doit raisonner comme eux. Qui peut l'en empêcher? Je conçois bien à toute force que si mon fou voit du rouge, et les sages du bleu; si quand les sages entendent de la musique, mon fou entend le braiment d'un âne; si quand ils sont au sermon, mon fou croit être à la comédie; si quand ils entendent oui, il entend non; alors son âme doit penser au rebours des autres. Mais mon fou a les mêmes perceptions qu'eux; il n'y a nulle raison apparente pour laquelle son âme ayant reçu par ses sens tous ses outils, ne peut en faire d'usage. Elle est pure, dit-on, elle n'est sujette par elle-même à aucune infirmité; la voilà pourvue de tous les secours nécessaires: quelque chose qui se passe dans son corps, rien ne peut changer son essence: cependant on la mène dans son étui aux Petites-Maisons.

 Cette réflexion peut faire soupçonner que la faculté de penser donnée de Dieu à l'homme, est sujette au dérangement comme les autres sens. Un fou est un malade dont le cerveau pâtit, comme le goutteux est un malade qui souffre aux pieds et aux mains; il pensait par le cerveau, comme il marchait avec les pieds, sans rien connaître ni de son pouvoir incompréhensible de marcher, ni de son pouvoir non moins incompréhensible de penser. On a la goutte au cerveau comme aux pieds. Enfin après mille raisonnements, il n'y a peut-être que la foi seule qui puisse nous convaincre qu'une substance simple et immatérielle puisse être malade.

 Les doctes ou les docteurs diront au fou, Mon ami, quoique tu aies perdu le sens commun, ton âme est aussi spirituelle, aussi pure, aussi immortelle que la nôtre; mais notre âme est bien logée, et la tienne l'est mal; les fenêtres de la maison sont bouchées pour elle; l'air lui manque, elle étouffe. Le fou, dans ses bons moments, leur répondrait, Mes amis, vous supposez à votre ordinaire ce qui est en question. Mes fenêtres sont aussi bien ouvertes que les vôtres, puisque je vois les mêmes objets, et que j'entends les mêmes paroles: il faut donc nécessairement que mon âme fasse un mauvais usage de ses sens, ou que mon âme ne soit elle-même qu'un sens vicié, une qualité dépravée. En un mot, ou mon âme est folle par elle-même, ou je n'ai point d'âme.

 Un des docteurs pourra répondre: Mon confrère, Dieu a créé peut-être des âmes folles, comme il a créé des âmes sages. Le fou répliquera, Si je croyais ce que vous me dites, je serais encore plus fou que je ne le suis. De grâce, vous qui en savez tant, dites-moi pourquoi je suis fou?

 Si les docteurs ont encore un peu de sens, ils lui répondront, Je n'en sais rien. Ils ne comprendront pas pourquoi une cervelle a des idées incohérentes; ils ne comprendront pas mieux pourquoi une autre cervelle a des idées régulières et suivies. Ils se croiront sages, et ils seront aussi fous que lui.

 Si le fou a un bon moment, il leur dira, Pauvres mortels qui ne pouvez ni connaître la cause de mon mal ni le guérir, tremblez de devenir entièrement semblables à moi, et même de me surpasser. Vous n'êtes pas de meilleure maison que le roi de France Charles VI, le roi d'Angleterre Henri VI, et l'empereur Venceslas , qui perdirent la faculté de raisonner dans le même siècle. Vous n'avez pas plus d'esprit que Blaise Pascal, Jacques Abadie et Jonathan Swift , qui sont tous trois morts fous. Du moins le dernier fonda pour nous un hôpital. Voulez-vous que j'aille vous y tenir une place?

 NB. Je suis fâché pour Hippocrate qu'il ait prescrit le sang d'ânon pour la folie, et encore plus fâché que le Manuel des dames dise qu'on guérit la folie en prenant la galle. Voilà de plaisantes recettes; elles paraissent inventées par les malades.

 


 

FONTE. [p. 231]

Il n'y a point d'ancienne fable, de vieille absurdité que quelque imbécile ne renouvelle, et même avec une hauteur de maître, pour peu que ces rêveries antiques aient été autorisées par quelque auteur ou classique ou théologien.

  Lycophron (autant qu'il m'en souvient) rapporte qu'une horde de voleurs qui avait été justement condamnée en Ethiopie par le roi Actisan à perdre le nez et les oreilles, s'enfuit jusqu'aux cataractes du Nil, et de là pénétra jusqu'au désert de Sable, dans lequel elle bâtit enfin le temple de Jupiter-Ammon .

  Lycophron , et après lui Théopompe , raconte que ces brigands réduits à la plus extrême misère, n'ayant ni sandales, ni habits, ni meubles, ni pain, s'avisèrent d'élever une statue d'or à un dieu d'Egypte. Cette statue fut commandée le soir, et faite pendant la nuit. Un membre de l'Université qui est fort attaché à Lycophron et aux voleurs éthiopiens, prétend que rien n'était plus ordinaire dans la vénérable antiquité que de jeter en fonte une statue d'or en une nuit, de la réduire ensuite en poudre impalpable en la jetant dans le feu, et de la faire avaler à tout un peuple.

 Mais, où ces pauvres gens qui n'avaient pas de chausses avaient-ils trouvé tant d'or?  -- Comment, monsieur, dit le savant, oubliez-vous qu'ils avaient volé de quoi acheter toute l'Afrique, et que les pendants d'oreille de leurs filles valaient seuls neuf millions cinq cent mille livres au cours de ce jour?

 D'accord; mais il faut un peu de préparation pour fondre une statue; M. Le Moine a employé plus de deux ans à faire celle de Louis XV .

 Oh! notre Jupiter-Ammon était haut de trois pieds tout au plus. Allez-vous-en chez un potier d'étain, ne vous fera-t-il pas six assiettes en un seul jour?

 Monsieur, une statue de Jupiter est plus difficile à faire que des assiettes d'étain; et je doute même beaucoup que vos voleurs eussent de quoi fondre aussi vite des assiettes; quelque habiles larrons qu'ils aient été. Il n'est pas vraisemblable qu'ils eussent avec eux l'attirail nécessaire à un potier; ils devaient commencer par avoir de la farine. Je respecte fort Lycophron ; mais ce profond Grec et ses commentateurs encore plus creux que lui, connaissent si peu les arts, ils sont si savants dans tout ce qui est inutile, si ignorants dans tout ce qui concerne les besoins de la vie, les choses d'usage, les professions, les métiers, les travaux journaliers, que nous prendrons cette occasion de leur apprendre comment on jette en fonte une figure de métal. Ils ne trouveront cette opération ni dans Lycophron , ni dans Manéthon , ni dans Artapan , ni même dans la Somme de St Thomas .

 1 o . On fait un modèle en terre grasse.

 2 o . On couvre ce modèle d'un moule en plâtre, en ajustant les fragments de plâtre les uns aux autres.

 3 o . Il faut enlever par parties, le moule de plâtre, de dessus le modèle de terre.

 4 o . On rajuste le moule de plâtre encore par parties, et on met ce moule à la place du modèle de terre.

 5 o . Ce moule de plâtre étant devenu une espèce de modèle, on jette en dedans de la cire fondue, reçue aussi par parties; elle entre dans tous les creux de ce moule.

 6 o . On a grand soin que cette cire soit partout de l'épaisseur qu'on veut donner au métal dont la statue sera faite.

 7 o . On place ce moule ou modèle dans un creux qu'on appelle fosse , laquelle doit être à peu près du double plus profonde que la figure que l'on doit jeter en fonte.

 8 o . Il faut poser ce moule dans ce creux sur une grille de fer, élevée de dix-huit pouces pour une figure de trois pieds, et établir cette grille sur un massif.

 9 o . Assujettir fortement sur cette grille des barres de fer droites ou penchées, selon que la figure l'exige; lesquelles barres de fer s'approchent de la cire d'environ six lignes.

 10 o . Entourer chaque barre de fer de fil d'archal, de sorte que tout le vide soit rempli de fil de fer.

 11 o . Remplir de plâtre et de briques pilés tout le vide qui est entre les barres et la cire de la figure; comme aussi le vide qui est entre cette grille et le massif de briques qui la soutient; et c'est ce qui s'appelle le noyau .

 12 o . Quand tout cela est bien refroidi, l'artiste enlève le moule de plâtre qui couvre la cire, laquelle cire reste, est réparée à la main, et devient alors le modèle de la figure; et ce modèle est soutenu par l'armature de fer et par le noyau dont on a parlé.

 13 o . Quand ces préparations sont achevées, on entoure ce modèle de cire de bâtons perpendiculaires de cire, dont les uns s'appellent des jets , et les autres des évents . Ces jets et ces évents descendent plus bas d'un pied que la figure, et s'élèvent aussi plus qu'elle, de manière que les évents sont plus hauts que les jets. Ces jets sont entrecoupés par d'autres petits rouleaux de cire qu'on appelle fournisseurs , placés en diagonale de bas en haut entre les jets et le modèle auquel ils sont attachés. Nous verrons au numéro 17 de quel usage sont ces bâtons de cire.

 14 o . On passe sur le modèle, sur les évents et sur les jets quarante à cinquante couches d'une eau grasse qui est sortie de la composition d'une terre rouge, et de fiente de cheval macérée pendant une année entière; et ces couches durcies forment une enveloppe d'un quart de pouce.

 15 o . Le modèle, les évents et les jets ainsi disposés, on entoure le tout d'une enveloppe composée de cette terre, de sable rouge, de bourre et de cette fiente de cheval qui a été bien macérée, le tout pétri dans cette eau grasse. Cet enduit forme une pâte molle, mais solide et résistant au feu.

 16 o . On bâtit tout autour du modèle un mur de maçonnerie ou de brique, et entre le modèle et le mur on laisse en bas l'espace d'un cendrier d'une profondeur proportionnée à la figure.

 17 o . Ce cendrier est garni de barres de fer en grillage. Sur ce grillage on pose de petites bûches de bois que l'on allume, ce qui forme un feu tout autour du moule, et qui fait fondre ces bâtons de cire tout couverts de couches d'eau grasse, et de la pâte dont nous avons parlé numéros 14 et 15; alors la cire étant fondue il reste les tuyaux de cette pâte solide, dont les uns sont les jets et les autres les évents et les fournisseurs. C'est par les jets et les fournisseurs que le métal fondu entrera, et c'est par les évents que l'air sortant empêchera la matière enflammée de tout détruire.

 18 o . Après toutes ces dispositions, on fait fondre sur le bord de la fosse le métal dont on doit former la statue. Si c'est du bronze, on se sert du fourneau de briques doubles; si c'est de l'or, on se sert de plusieurs creusets: lorsque la matière est liquéfiée par l'action du feu, on la laisse couler par un canal dans la fosse préparée. Si malheureusement elle rencontre des bulles d'air, tout est détruit avec fracas, et il faut recommencer plusieurs fois.

 19 o . Ce fleuve de feu qui est descendu au creux de la fosse, remonte par les jets et par les fournisseurs, entre dans le moule et en remplit les creux. Ces jets, ces fournisseurs et les évents ne sont plus que des tuyaux formés par ces quarante ou cinquante couches de l'eau grasse et de cette pâte dont on les a longtemps enduits avec beaucoup d'art et de patience, et c'est par ces branches que le mêtal liquéfié et ardent, vient se loger dans la statue.

 20 o . Quand le métal est bien refroidi, on retire le tout. Ce n'est qu'une masse assez informe dont il faut enlever toutes les aspérités, et qu'on répare avec divers instruments.

 J'omets beaucoup d'autres préparations que messieurs les encyclopédistes, et surtout M. Diderot, ont expliquées bien mieux que je ne pourrais faire, dans leur ouvrage qui doit éterniser tous les arts avec leur gloire. Mais pour avoir une idée nette des procédés de cet art, il faut voir opérer. Il en est ainsi dans tous les arts, depuis le bonnetier jusqu'au diamantaire. Jamais personne n'apprit dans un livre ni à faire des bas au métier, ni à brillanter des diamants, ni à faire des tapisseries de haute lisse. Les arts et métiers ne s'apprennent que par l'exemple et le travail.

 Ayant eu le dessein de faire élever une petite statue équestre du roi en bronze dans une ville qu'on bâtit à une extrémité du royaume, je demandai, il n'y a pas longtemps, au Phidias de la France, à M. Pigal, combien il lui faudrait de temps pour faire seulement le cheval de trois pieds de haut; il me répondit par écrit, je demande six mois au moins . J'ai sa déclaration datée du 3 juin 1770.

 M. . . ancien professeur du collège Duplessis, qui en sait sans doute plus que M. Pigal sur l'art de jeter des figures en fonte, a écrit contre ces vérités dans un livre intitulé, Lettres de quelques juifs portugais et allemands, avec des réflexions critiques, et un petit commentaire extrait d'un plus grand. A Paris chez Laurent Prault 1769, avec approbation et privilège du roi .

 Ces lettres ont été écrites sous le nom de MM. les juifs Joseph Ben Jonathan , Aaron Mathataï , et David Winker .

 Ce professeur secrétaire des trois juifs, dit dans sa lettre seconde: ‘Entrez seulement, monsieur, chez le premier fondeur; je vous réponds, que si vous lui fournissez les matières dont il pourrait avoir besoin, que vous le pressiez et que vous le payiez bien, il vous fera un pareil ouvrage en moins d'une semaine. Nous n'avons pas cherché longtemps, et nous en avons trouvé deux qui ne demandaient que trois jours. Il y a déjà loin de trois jours à trois mois, et nous ne doutons pas que si vous cherchez bien, vous pourrez en trouver qui le feront encore plus promptement.'

 Monsieur le professeur secrétaire des juifs n'a consulté apparemment que des fondeurs d'assiettes d'étain, ou d'autres petits ouvrages qui se jettent en sable. S'il s'était adressé à M. Pigal ou à M. Le Moine , il aurait un peu changé d'avis.

 C'est avec la même connaissance des arts que ce monsieur prétend que de réduire l'or en poudre en le brûlant pour le rendre potable, et le faire avaler à toute une nation, est la chose du monde la plus aisée et la plus ordinaire en chimie. Voici comment il s'exprime:

 ‘Cette possibilité de rendre l'or potable a été répétée cent fois depuis Stahl et Sénac , dans les ouvrages et dans les leçons de vos plus célèbres chimistes, d'un Baron , d'un Macquer . etc; tous sont d'accord sur ce point. Nous n'avons actuellement sous les yeux que la nouvelle édition de la Chimie de Le Fêvre . Il l'enseigne comme tous les autres; et il ajoute que rien n'est plus certain, et qu'on ne peut plus avoir là-dessus le moindre doute.

 ‘Qu'en pensez-vous, monsieur? le témoignage de ces habiles gens ne vaut-il pas bien celui de vos critiques. Et de quoi s'avisent aussi ces incirconcis? ils ne savent pas de chimie, et ils se mêlent d'en parler; ils auraient pu s'épargner ce ridicule.

 ‘Mais vous, monsieur, quand vous transcriviez cette futile objection, ignoriez-vous que le dernier chimiste serait en état de la réfuter? La chimie n'est pas votre fort, on le voit bien: aussi la bile de Rouelle s'échauffe, ses yeux s'allument, et son dépit éclate losqu'il lit par hasard ce que vous en dites en quelques endroits de vos ouvrages. Faites des vers, monsieur, et laissez là l'art des Pott et des Margraff .

 ‘Voilà donc la principale objection de vos écrivains; celle qu'ils avançaient avec le plus de confiance, pleinement détruite.'

 Je ne sais si M. le secrétaire de la synagogue se connaît en vers, mais assurément il ne se connaît pas en or. J'ignore si M. Rouelle se met en colère quand on n'est pas de son opinion, mais je ne me mettrai pas en colère contre M. le secrétaire; je lui dirai avec ma tolérance ordinaire, dont je ferai toujours profession, que je ne le prierai jamais de me servir de secrétaire, attendu qu'il fait parler ses maîtres, MM. Joseph , Mathataï , et David Winker , en francs ignorants. (Voyez l'article Juif .)

 Il s'agissait de savoir si on peut, sans miracle, fondre une figure d'or en une seule nuit, et réduire cette figure en poudre le lendemain, en la jetant dans le feu. Or, monsieur le secrétaire, il faut que vous sachiez, vous et maître Aliboron votre digne panégyriste, qu'il est impossible de pulvériser l'or en le jetant au feu; l'extrême violence du feu le liquéfie, mais ne le calcine point.

 C'est de quoi il est question, monsieur le secrétaire; j'ai souvent réduit de l'or en pâte avec du mercure, je l'ai dissous avec de l'eau régale, mais je ne l'ai jamais calciné en le brûlant. Si on vous a dit que M. Rouelle calcine de l'or au feu, on s'est moqué de vous; ou bien on vous a dit une sottise que vous ne deviez pas répéter, non plus que toutes celles que vous transcrivez sur l'or potable.

 L'or potable est une charlatanerie; c'est une friponnerie d'imposteur qui trompe le peuple: il y en a de plusieurs espèces. Ceux qui vendent leur or potable à des imbéciles, ne font pas entrer deux grains d'or dans leur liqueur; ou s'ils en mettent un peu, ils l'ont dissous dans de l'eau régale, et ils vous jurent que c'est de l'or potable sans acide; ils dépouillent l'or autant qu'ils le peuvent de son eau régale; ils la chargent d'huile de romarin. Ces préparations sont très dangereuses, ce sont de véritables poisons; et ceux qui en vendent méritent d'être réprimés.

 Voilà, monsieur, ce que c'est que votre or potable, dont vous parlez un peu au hasard, ainsi que de tout le reste.

 Cet article est un peu vif, mais il est vrai et utile. Il faut confondre quelquefois l'ignorance orgueilleuse de ces gens, qui croient pouvoir parler de tous les arts, parce qu'ils ont lu quelques lignes de St Augustin .

 


 

FORCE EN PHYSIQUE. [p. 237]

Qu'est-ce que force? où réside-t-elle? d'où vient-elle? périt-elle? subsiste-t-elle toujours la même?

 On s'est complu à nommer force cette pesanteur qu'exerce un corps sur un autre. Voilà une boule de deux cents livres; elle est sur ce plancher; elle le presse, dit-on, avec une force de deux cents livres. Et vous appelez cela une force morte . Or, ces mots de force et de morte ne sont-ils pas un peu contradictoires? ne vaudrait-il pas autant dire mort vivant, oui et non?

 Cette boule pèse; d'où vient cette pesanteur? et cette pesanteur est-elle une force? Si cette boule n'était arrêtée par rien, elle se rendrait directement au centre de la terre. D'où lui vient cette incompréhensible propriété?

 Elle est soutenue par mon plancher; et vous donnez à mon plancher libéralement la force d'inertie. Inertie signifie inactivité, impuissance . Or, n'est-il pas singulier qu'on donne à l'impuissance le nom de force ?

 Quelle est la force vive qui agit dans votre bras et dans votre jambe? quelle en est la source? comment peut-on supposer que cette force subsiste quand vous êtes mort? va-t-elle se loger comme un homme change de maison quand la sienne est détruite?

 Comment a-t-on pu dire qu'il y a toujours égalité de forces dans la nature? il faudrait donc qu'il y eût toujours égal nombre d'hommes ou d'êtres actifs équivalents.

 Pourquoi un corps en mouvement communique-t-il sa force à un corps qu'il rencontre?

 Ni la géométrie, ni la mécanique, ni la métaphysique ne répondent à ces questions. Veut-on remonter au premier principe de la force des corps et du mouvement, il faudra remonter encore à un principe supérieur. Pourquoi y a-t-il quelque chose?

FORCE MÉCANIQUE.

On présente tous les jours des projets pour augmenter la force des machines qui sont en usage, pour augmenter la portée des boulets de canon avec moins de poudre, pour élever des fardeaux sans peine, pour dessécher des marais en épargnant le temps et l'argent, pour remonter promptement des rivières sans chevaux; pour élever facilement beaucoup d'eau et pour ajouter à l'activité des pompes.

 Tous ces faiseurs de projets sont trompés eux-mêmes les premiers, comme Lass le fut par son système.

 Un bon mathématicien, pour prévenir ces continuels abus, a donné la règle suivante:

 Il faut dans toute machine considérer quatre quantités. 1 o . La puissance du premier moteur, soit homme, soit cheval, soit l'eau, ou le vent, ou le feu.

2 o . La vitesse de ce premier moteur dans un temps donné.

3 o . La pesanteur ou résistance de la matière qu'on veut faire mouvoir.

4 o . La vitesse de cette matière en mouvement dans le même temps donné.

 De ces quatre quantités le produit des deux premières est toujours égal à celui des deux dernières, ces produits ne sont que les quantités du mouvement.

 Trois de ces quantités étant connues, on trouve toujours la quatrième.

 Un machiniste, il y a quelques années, présenta, à l'hôtel de ville de Paris, le modèle en petit d'une pompe par laquelle il assurait qu'il élèverait à cent trente pieds de hauteur, cent mille muids d'eau par jour. Un muid d'eau pèse cinq cent soixante livres, ce sont cinquante-six millions de livres qu'il faut élever en vingt-quatre heures, et six cent quarante-huit livres par chaque seconde.

 Le chemin et la vitesse sont de cent trente pieds par seconde.

 La quatrième quantité est le chemin, ou la vitesse du premier moteur.

 Que ce moteur soit un cheval, il fait trois pieds par seconde, tout au plus.

 Multipliez ce poids de six cent quarante-huit livres par cent trente pieds d'élévation, auquel on doit le porter; vous aurez quatre-vingt-quatre mille deux cent quarante, lesquels divisés par la vitesse qui est trois, vous donnent vingt-huit mille quatre-vingts.

 Il faut donc que le moteur ait une force de vingt-huit mille quatre-vingts pour élever l'eau dans une seconde.

 La force des hommes n'est estimée que vingt-cinq livres, et celle des chevaux de cent soixante et quinze.

 Or comme il faut élever à chaque seconde une force de 28080, il résulte de là que pour exécuter la machine proposée à l'hôtel de ville de Paris, on avait besoin de onze cent vingt-trois hommes ou de cent soixante chevaux, encore aurait-il fallu supposer que la machine fût sans frottement. Plus la machine est grande, plus les frottements sont considérables, ils vont souvent à un tiers de la force mouvante ou environ; ainsi il aurait fallu deux cent treize chevaux, ou quatorze cent quatre-vingt-dix-sept hommes.

 Ce n'est pas tout; ni les hommes, ni les chevaux ne peuvent travailler vingt-quatre heures sans manger et sans dormir. Il eût donc fallu doubler au moins le nombre des hommes, ce qui aurait exigé 2994 hommes, ou 426 chevaux.

 Ce n'est pas tout encore; ces hommes et ces chevaux en douze heures doivent en prendre quatre pour manger et se reposer. Ajoutez donc un tiers, il aurait fallu à l'inventeur de cette belle machine l'équivalent de 568 chevaux, ou 3992 hommes.

 Le célèbre maréchal de Saxe tomba dans le même mécompte, quand il construisit une galère qui devait remonter la rivière de Seine en vingt-quatre heures, par le moyen de deux chevaux qui devaient faire mouvoir des rames.

 Vous trouvez dans l'Histoire ancienne de Rollin, remplie d'ailleurs d'une morale judicieuse, les paroles suivantes:

 ‘Archimède se met en devoir de satisfaire la juste et raisonnable curiosité de son parent et de son ami Hiéron roi de Syracuse. Il choisit une des galères qui étaient dans le port, la fait tirer à terre avec beaucoup de travail et à force d'hommes, y fait mettre sa charge ordinaire, et par-dessus sa charge autant d'hommes qu'elle en peut tenir. Ensuite se mettant à quelque distance, assis à son aise, sans travail, sans le moindre effort, en remuant seulement de la main le bout d'une machine à plusieurs cordes et poulies qu'il avait préparée, il ramena la galère à lui par terre aussi doucement, et aussi uniment que si elle n'avait fait que fendre les flots.'

 Quand l'on considère après ce récit, qu'une galère remplie d'hommes, chargée de ses mâts, de ses rames, et de son poids ordinaire, devait peser au moins quatre cent mille livres; qu'il fallait une force supérieure pour la tenir en équilibre et la faire mouvoir; que cette force devait être au moins de quatre cent vingt mille livres, que les frottements pouvaient être la moitié de la puissance employée pour soulever un pareil poids, que par conséquent la machine devait avoir environ six cent mille livres de force. Or on ne fait guère jouer une telle machine en un tour de main, sans le moindre effort .

 C'est de Plutarque que l'estimable auteur de l'Histoire ancienne a tiré ce conte. Mais quand Plutarque a dit une chose absurde, tout ancien qu'il est, un moderne ne doit pas la répéter.

 


 

FRANC, ou FRANQ; FRANCE, FRANÇOIS, FRANÇAIS. [p. 241]

L'Italie a toujours conservé son nom, malgré le prétendu établissement d'Enée qui aurait dû y laisser quelques traces de la langue, des caractères et des usages de Phrygie, s'il était jamais venu avec Acathe, Cloante et tant d'autres dans le canton de Rome alors presque désert. Les Goths, les Lombards, les Francs, les Allemands ou Germains qui envahirent l'Italie tour à tour, lui laissèrent au moins son nom.

 Les Tyriens, les Africains, les Romains, les Vandales, les Visigoths, les Sarrasins ont été les maîtres de l'Espagne les uns après les autres; le nom d' Espagne est demeuré. La Germanie a toujours conservé le sien; elle a joint seulement celui d'Allemagne qu'elle n'a reçu d'aucun vainqueur.

 Les Gaulois sont presque les seuls peuples d'Occident qui aient perdu leur nom. Ce nom était celui de Walch ou Wuelch ; les Romains substituaient toujours un G au W qui est barbare; de Welche ils firent Galli, Gallia . On distingua la Gaule celtique, la belgique, l'aquitanique, qui parlaient chacune un jargon différent. Voyez Langue .

 Qui étaient et d'où venaient ces Franqs, lesquels en très petit nombre et en très peu de temps s'emparèrent de toutes les Gaules que César n'avait pu entièrement soumettre qu'en dix années? Je viens de lire un auteur qui commence par ces mots: Les Francs dont nous descendons . Eh mon ami, qui vous a dit que vous descendez en droite ligne d'un Franc? Hildvic ou Clodvic que nous nommons Clovis, n'avait probablement pas plus de vingt mille hommes mal vêtus et mal armés quand il subjugua environ huit ou dix millions de Welches ou Gaulois tenus en servitude par trois ou quatre légions romaines. Nous n'avons pas une seule maison en France qui puisse fournir, je ne dis pas la moindre preuve, mais la moindre vraisemblance qu'elle ait un Franc pour son origine.

 Quand des pirates des bords de la mer Baltique vinrent au nombre de sept ou huit mille tout au plus, se faire donner la Normandie en fief et la Bretagne en arrière-fief, laissèrent-ils des archives par lesquelles on puisse faire voir qu'ils sont les pères de tous les Normands d'aujourd'hui?

 Il y a bien longtemps que l'on a cru que les Franqs venaient des Liv. XII. Troyens. Ammien Marcellin qui vivait au quatrième siècle, dit: Selon plusieurs anciens écrivains, des troupes de Troyens fugitifs s'établirent sur les bords du Rhin alors déserts . Passe encore pour Enée; il pouvait aisément chercher un asile au bout de la Méditerranée; mais Francus fils d' Hector avait trop de chemin à faire pour aller vers Dusseldorp, Vorms, Ditz, Aldved, Solm, Errenbeistein, etc.

 Frédégaire ne doute pas que les Franqs ne se fussent d'abord retirés en Macédoine, et qu'ils n'aient porté les armes sous Alexandre après avoir combattu sous Priam . Le moine Otfrid en fait son compliment à l'empereur Louis le Germanique .

 Le géographe de Ravenne, moins fabuleux, assigne la première habitation de la horde des Franqs parmi les Cimbres, au-delà de l'Elbe, vers la mer Baltique. Ces Franqs pourraient bien être quelques restes de ces barbares Cimbres défaits par Marius: et le savant Leibnitz est de cette opinion.

 Ce qui est bien certain, c'est que du temps de Constantin il y avait au-delà du Rhin des hordes de Franqs ou Sicambres qui exerçaient le brigandage. Ils se rassemblaient sous des capitaines de bandits, sous des chefs que les historiens ont eu le ridicule d'appeler rois ; Constantin les poursuivit lui-même dans leurs repaires, en fit pendre plusieurs, en livra d'autres aux bêtes dans l'amphithéâtre de Trèves pour son divertissement; deux de leurs prétendus rois nommés Ascaric et Ragasie périrent par ce supplice; c'est sur quoi les panégyristes de Constantin s'extasient; et sur quoi il n'y avait pas tant à se récrier.

 La prétendue loi salique, écrite, dit-on, par ces barbares, est une des plus absurdes chimères dont on nous ait jamais bercés. Il serait bien étrange que les Franqs eussent écrit dans leurs marais un code considérable, et que les Français n'eussent eu aucune coutume écrite qu'à la fin du règne de Charles VII. Il vaudrait autant dire que les Algonquins et les Chicachas avaient une loi par écrit. Les hommes ne sont jamais gouvernés par des lois authentiques consignées dans les monuments publics, que quand ils ont été rassemblés dans des villes, qu'ils ont eu une police réglée, des archives et tout ce qui caractérise une nation civilisée. Dès que vous trouvez un code dans une nation qui était barbare du temps de ce code, qui ne vivait que de rapine et de brigandage, qui n'avait pas une ville fermée; soyez très sûrs que ce code est supposé et qu'il a été fait dans des temps très postérieurs. Tous les sophismes, toutes les suppositions n'ébranleront jamais cette vérité dans l'esprit des sages.

 Ce qu'il y a de plus ridicule, c'est qu'on nous donne cette loi salique en latin, comme si des sauvages errant au-delà du Rhin, avaient appris la langue latine. On la suppose d'abord rédigée par Clovis, et on le fait parler ainsi:

  Lorsque la nation illustre des Francs était encore réputée barbare, les premiers de cette nation dictèrent la loi salique. On choisit parmi eux quatre des principaux, Visogast, Bodogast, Sologast et Vindogast , etc.

 Il est bon d'observer que c'est ici la fable de La Fontaine:

Notre magot prit pour ce coup
Le nom d'un port pour un nom d'homme.

Ces noms sont ceux de quelques cantons franqs dans le pays de Vorms. Quelle que soit l'époque où les coutumes nommées loi salique aient été rédigées sur une ancienne tradition, il est bien certain que les Franqs n'étaient pas de grands législateurs.

 Que voulait dire originairement le mot Franq ? Une preuve qu'on n'en sait rien du tout, c'est que cent auteurs ont voulu le deviner. Que voulait dire Hun, Alain, Goth, Welche, Picard? Et qu'importe?

 Les armées de Clovis étaient-elles toutes composées de Franqs? il n'y a pas d'apparence. Childeric le Franq avait fait des courses jusqu'à Tournay. On dit Clovis fils de Childeric et de la reine Bazine femme du roi Bazin . Or Bazin et Bazine ne sont pas assurément des noms allemands, et on n'a jamais vu la moindre preuve que Clovis fût leur fils. Tous les cantons germains élisaient leurs chefs; et le canton des Franqs avait sans doute élu Clodvic ou Clovis , quel que fût son père. Il fit son expédition dans les Gaules, comme tous les autres barbares avaient entrepris les leurs dans l'empire romain.

 Croira-t-on de bonne foi que l'Hérule Odo surnommé Acer par les Romains, et connu parmi nous sous le nom d' Odoacre , n'ait eu que des Hérules à sa suite, et que Genséric n'ait conduit en Afrique que des Vandales? Tous les misérables sans profession et sans talent qui n'ont rien à perdre, et qui espèrent gagner beaucoup, ne se joignent-ils pas toujours au premier capitaine de voleurs qui lève l'étendard de la destruction?

 Dès que Clovis eut le moindre succès, ses troupes furent grossies sans doute de tous les Belges qui voulurent avoir part au butin; et cette armée ne s'en appela pas moins l' armée des Francs . L'expédition était très aisée. Déjà les Visigoths avaient envahi un tiers des Gaules, et les Burgundiens un autre tiers. Le reste ne tint pas devant Clovis. Les Franqs partagèrent les terres des vaincus, et les Welches les labourèrent.

 Alors le mot Franq signifia un possesseur libre , tandis que les autres étaient esclaves. De là vinrent les mots de franchise et d' affranchir ; Je vous fais franq, je vous rends homme libre. De là francalenus , tenant librement; franq alleu, franq dad, franq chamen , et tant d'autres termes moitié latins, moitié barbares, qui composèrent si longtemps le malheureux patois dont on se servit en France.

 De là un franq en argent ou en or, pour exprimer la monnaie du roi des Franqs, ce qui n'arriva que longtemps après, mais qui rappelait l'origine de la monarchie. Nous disons encore vingt francs, vingt livres , et cela ne signifie rien par soi-même; cela ne donne aucune idée ni du poids, ni du titre de l'argent, ce n'est qu'une expression vague par laquelle les peuples ignorants ont presque toujours été trompés, ne sachant en effet combien ils recevaient, ni combien ils payaient réellement.

  Charlemagne ne se regardait pas comme un Franq, il était né en Austrasie, et parlait la langue allemande. Son origine venait d' Arnoul évêque de Metz, précepteur de Dagobert . Or, un homme choisi pour précepteur, n'était pas probablement un Franq. Ils faisaient tous gloire de la plus profonde ignorance, et ne connaissaient que le métier des armes. Mais ce qui donne le plus de poids à l'opinion que Charlemagne regardait les Franqs comme étrangers à lui, c'est l'article IV d'un de ses capitulaires sur ses métairies: Si les Franqs , dit-il, commettent quelques délits dans nos possessions, qu'ils soient jugés suivant leurs lois .

 La race carlovingienne passa toujours pour allemande; le pape Adrien IV, dans sa lettre aux archevêques de Mayence, de Cologne et de Trèves, s'exprime en ces termes remarquables: L'empire fut transféré des Grecs aux Allemands. Leur roi ne fut empereur qu'après avoir été couronné par le pape. . . Tout ce que l'empereur possède, il le tient de nous. Et comme Zacharie donna l'empire grec aux Allemands, nous pouvons donner celui des Allemands aux Grecs .

 Cependant la France ayant été partagée en orientale et en occidentale, et l'orientale étant l'Austrasie, ce nom de France prévalut au point que, même du temps des empereurs saxons, la cour de Constantinople les appelait toujours prétendus empereurs franqs , comme il se voit dans les lettres de l'évêque Luitprand envoyé de Rome à Constantinople.

DE LA NATION FRANÇAISE.

Lorsque les Francs s'établirent dans le pays des premiers Welches, que les Romains appelaient Gallia , la nation se trouva composée des anciens Celtes ou Gaulois subjugués par César , des familles romaines qui s'y étaient établies, des Germains qui y avaient déjà fait des émigrations, et enfin des Francs qui se rendirent maîtres du pays sous leur chef Clovis . Tant que la monarchie qui réunit la Gaule et la Germanie subsista, tous les peuples depuis la source du Veser jusqu'aux mers des Gaules, portèrent le nom de Francs . Mais lorsqu'en 843, au congrès de Verdun, sous Charles le Chauve , la Germanie et la Gaule furent séparées, le nom de Francs resta aux peuples de la France occidentale, qui retint seule le nom de France .

 On ne connut guère le nom de Français que vers le dixième siècle. Le fond de la nation est de familles gauloises, et les traces du caractère des anciens Gaulois ont toujours subsisté.

 En effet, chaque peuple a son caractère comme chaque homme; et ce caractère général est formé de toutes les ressemblances que la nature et l'habitude ont mises entre les habitants d'un même pays, au milieu des variétés qui les distinguent. Ainsi le caractère, le génie, l'esprit français, résultent de ce que les différentes provinces de ce royaume ont entre elles de semblable. Les peuples de la Guienne et ceux de la Normandie diffèrent beaucoup: cependant on reconnaît en eux le génie français, qui forme une nation de ces différentes provinces, et qui les distingue des Italiens et des Allemands. Le climat et le sol impriment évidemment aux hommes, comme aux animaux et aux plantes, des marques qui ne changent point. Celles qui dépendent du gouvernement, de la religion, de l'éducation, s'altèrent. C'est là le noeud qui explique comment les peuples ont perdu une partie de leur ancien caractère et ont conservé l'autre. Un peuple qui a conquis autrefois la moitié de la terre, n'est plus reconnaissable aujourd'hui sous un gouvernement sacerdotal: mais le fond de son ancienne grandeur d'âme subsiste encore, quoique caché sous la faiblesse.

 Le gouvernement barbare des Turcs a énervé de même les Egyptiens et les Grecs, sans avoir pu détruire le fond du caractère et la trempe de l'esprit de ces peuples.

 Le fond du Français est tel aujourd'hui, que César a peint le Gaulois, prompt à se résoudre, ardent à combattre, impétueux dans l'attaque, se rebutant aisément. César , Agatias , et d'autres, disent que de tous les barbares, le Gaulois était le plus poli. Il est encore, dans le temps le plus civilisé, le modèle de la politesse de ses voisins, quoiqu'il montre de temps en temps des restes de sa légèreté, de sa pétulance et de sa barbarie.

 Les habitants des côtes de la France furent toujours propres à la marine: les peuples de la Guienne composèrent toujours la meilleure infanterie: ceux qui habitent les campagnes de Blois et de Tours ne sont pas, dit le Tasse ,

. . . Gente robusta e faticosa.
La terra molle, e lieta, e dilettosa
Simili a se gli abitator', produce .

 Mais comment concilier le caractère des Parisiens de nos jours, avec celui que l'empereur Julien , le premier des princes et des hommes après Marc-Aurèle , donne aux Parisiens de son temps? J'aime ce peuple , dit-il dans son Misopogon, parce qu'il est sérieux et sévère comme moi . Ce sérieux qui semble banni aujourd'hui d'une ville immense, devenue le centre des plaisirs, devait régner dans une ville alors petite, dénuée d'amusements: l'esprit des Parisiens a changé en cela, malgré le climat.

 L'affluence du peuple, l'opulence, l'oisiveté, qui ne peut s'occuper que des plaisirs et des arts, et non du gouvernement, ont donné un nouveau tour d'esprit à un peuple entier.

 Comment expliquer encore par quels degrés ce peuple a passé des fureurs qui le caractérisèrent du temps du roi Jean, de Charles VI, de Charles IX, de Henri III, et de Henri IV même, à cette douce facilité de moeurs que l'Europe chérit en lui? C'est que les orages du gouvernement et ceux de la religion poussèrent la vivacité des esprits aux emportements de la faction et du fanatisme; et que cette même vivacité, qui subsistera toujours, n'a aujourd'hui pour objet que les agréments de la société. Le Parisien est impétueux dans ses plaisirs, comme il le fut autrefois dans ses fureurs. Le fond du caractère, qu'il tient du climat, est toujours le même. S'il cultive aujourd'hui tous les arts dont il fut privé si longtemps, ce n'est pas qu'il ait un autre esprit, puisqu'il n'a point d'autres organes; mais c'est qu'il a eu plus de secours, et ces secours, il ne se les est pas donnés lui-même, comme les Grecs et les Florentins, chez qui les arts sont nés comme des fruits naturels de leur terroir: le Français les a reçus d'ailleurs; mais il a cultivé heureusement ces plantes étrangères; et ayant tout adopté chez lui, il a presque tout perfectionné.

 Le gouvernement des Français fut d'abord celui de tous les peuples du Nord: tout se réglait dans les assemblées générales de la nation: les rois étaient les chefs de ces assemblées; et ce fut presque la seule administration des Français dans les deux premières races, jusqu'à Charles le Simple .

 Lorsque la monarchie fut démembrée dans la décadence de la race carlovingienne, lorsque le royaume d'Arles s'éleva, et que les provinces furent occupées par des vassaux peu dépendants de la couronne, le nom de Français fut plus restreint; sous Hugues-Capet , Robert , Henri et Philippe , on n'appela Français que les peuples en deçà de la Loire. On vit alors une grande diversité dans les moeurs, comme dans les lois des provinces demeurées à la couronne de France. Les seigneurs particuliers qui s'étaient rendus les maîtres de ces provinces, introduisirent de nouvelles coutumes dans leurs nouveaux Etats. Un Breton, un Flamand, ont aujourd'hui quelque conformité, malgré la différence de leur caractère, qu'ils tiennent du sol et du climat: mais alors ils n'avaient entre eux presque rien de semblable.

 Ce n'est guère que depuis François I e r , que l'on vit quelque uniformité dans les moeurs et dans les usages. La cour ne commença que dans ce temps à servir de modèle aux provinces réunies; mais en général, l'impétuosité dans la guerre, et le peu de discipline, furent toujours le caractère dominant de la nation.

 La galanterie et la politesse commencèrent à distinguer les Français sous François I e r . Les moeurs devinrent atroces depuis la mort de François II. Cependant au milieu de ces horreurs, il y avait toujours à la cour une politesse que les Allemands et les Anglais s'efforçaient d'imiter. On était déjà jaloux des Français dans le reste de l'Europe, en cherchant à leur ressembler. Un personnage d'une comédie de Shakespear dit, qu' à toute force on peut être poli, sans avoir été à la cour de France .

 Quoique la nation ait été taxée de légèreté par César et par tous les peuples voisins, cependant ce royaume si longtemps démembré, et si souvent prêt à succomber, s'est réuni et soutenu principalement par la sagesse des négociations, l'adresse et la patience, mais surtout par les divisions de l'Allemagne, et de l'Angleterre. La Bretagne n'a été réunie au royaume, que par un mariage; la Bourgogne, par droit de mouvance, et par l'habileté de Louis XI; le Dauphiné, par une donation qui fut le fruit de la politique; le comté de Toulouse, par un accord soutenu d'une armée; la Provence, par de l'argent. Un traité de paix a donné l'Alsace; un autre traité a donné la Lorraine. Les Anglais ont été chassés de France autrefois, malgré les victoires les plus signalées; parce que les rois de France ont su temporiser et profiter de toutes les occasions favorables. Tout cela prouve que si la jeunesse française est légère, les hommes d'un âge mûr qui la gouvernent, ont toujours été très sages. Encore aujourd'hui la magistrature, en général, a des moeurs sévères, comme du temps de l'empereur Julien . Si les premiers succès en Italie du temps de Charles VIII, furent dus à l'impétuosité guerrière de la nation, les disgrâces qui les suivirent vinrent de l'aveuglement d'une cour qui n'était composée que de jeunes gens. François I e r ne fut malheureux que dans sa jeunesse, lorsque tout était gouverné par des favoris de son âge; et il rendit son royaume florissant dans un âge plus avancé.

 Les Français se servirent toujours des mêmes armes que leurs voisins; et eurent à peu près la même discipline dans la guerre. Ils ont été les premiers qui ont quitté l'usage de la lance et des piques. La bataille d'Yvri commença à décrier l'usage des lances, qui fut bientôt aboli; et sous Louis XIV , les piques ont été oubliées. Ils portèrent des tuniques et des robes jusqu'au seizième siècle. Ils quittèrent sous Louis le Jeune l'usage de laisser croître la barbe, et le reprirent sous François I e r ; et on ne commença à se raser entièrement que sous Louis XIV. Les habillements changèrent toujours, et les Français au bout de chaque siècle, pouvaient prendre les portraits de leurs aïeux pour des portraits d'étrangers.

LANGUE FRANÇAISE.

Il ne nous reste aucun monument de la langue des anciens Welches, qui faisaient, dit-on, une partie des peuples celtes, ou keltes, espèce de sauvages, dont on ne connaît que le nom, et qu'on a voulu en vain illustrer par des fables. Tout ce qu'on sait, est que les peuples, que les Romains appelaient Galli , dont nous avons pris le nom de Gaulois, s'appelaient Welches ; c'est le nom qu'on donne encore aux Français dans la basse Allemagne, comme on appelait cette Allemagne, Teutch .

 La province de Galles, dont les peuples sont une colonie de Gaulois, n'a d'autre nom que celui de Welch .

 Un reste de l'ancien patois s'est encore conservé chez quelques rustres dans cette province de Galles, dans la basse Bretagne, dans quelques villages de France.

 Quoique notre langue soit une corruption de la latine, mêlée de quelques expressions grecques, italiennes, espagnoles, cependant nous avons retenu plusieurs mots, dont l'origine paraît être celtique. Voici un petit catalogue de ceux qui sont encore d'usage, et que le temps n'a presque point altérés.

A.

Abattre, acheter, achever, affoler, aller, aleu, franc-aleu.

B.

Bagage, bagarre, bague, bailler, balayer, ballot, ban, arrière-ban, banc, banal, barre, barreau, barrière, bataille, bateau, battre, bec, bègue, béguin, béquée, béqueter, berge, berne, bivouac, blèche, blé, blesser, bloc, blocaille, blond, bois, botte, bouche, boucher, bouchon, boucle, brigand, brin, brise de vent, broche, brouiller, broussailles, bru, mal rendu par belle-fille.

C.

Cabas, caille, calme, calotte, chance, chat, claque, cliquetis, clou, coiffe, coi, coq, couard, couette, cracher, craquer, cric, croc, croquer.

D.

Da, cheval, nom qui s'est conservé parmi les enfants; dada, d'abord, dague, danse, devis, devise, deviser, digue, dogue, drap, drogue, drôle.

E.

Echalas, effroi, embarras, épave, est, ainsi que ouest, nord, et sud.

F.

Fifre, flairer, flèche, fou, fracas, frapper, frasque, fripon, frire, froc.

G.

Gabelle, gaillard, gain, galant, galle, garant, garre, garder, gauche, gobelet, gobet, gogue, gourde, gousse, gras, grelot, gris, gronder, gros, guerre, guetter.

H.

Hagard, halle, halte, hanap, hanneton, haquenée, harasser, hardes, harnois, havre, hasard, heaume, heurter, hors, hucher, huer.

I.

Ladre, laid, laquais, leude, homme de pied; logis, lopin, lors, lorsque, lot, lourd.

M.

Magasin, maille, maraud, marche, maréchal, marmot, marque, mâtin, mazette, mener, meurtre, morgue, moue, moufle, mouton.

N.

Nargue, narguer, niais.

O.

Osche, ou hoche, petit entaillure que les boulangers font encore à de petites baguettes pour marquer le nombre des pains qu'ils fournissent, ancienne manière de tout compter chez les Welches. C'est ce qu'on appelle encore taille . Oui, ouf.

P.

Palefroi, pantois, parc, piaffe, piailler, picorer.

R.

Race, racler, radoter, rançon, rat, ratisser, regarder, renifler, requinquer, rêver, rincer, risque, rosse, ruer.

S.

Saisir, saison, salaire, salle, savate, soin, sot, ce nom ne convenait-il pas un peu à ceux qui l'ont dérivé de l'hébreu? comme si les Welches avaient autrefois étudié à Jérusalem. Soupe.

T.

Talus, tanné, couleur; tantôt, tape, tic, trace, trappe, trapu, traquer, qu'on n'a pas manqué de faire venir de l'hébreu, tant les Juifs, et nous, étions voisins autrefois. Tringle, troc, trognon, trompe, trop, trou, troupe, trousse, trouve.

V.

Vacarme, valet, vassal.

 Voyez à l'article Grec les mots qui peuvent être dérivés originairement de la langue grecque.

 De tous les mots ci-dessus, et de tous ceux qu'on y peut joindre, il en est qui probablement ne sont pas de l'ancienne langue gauloise, mais de la teutonne. Si on peut prouver l'origine de la moitié, c'est beaucoup.

 Mais quand nous aurons bien constaté leur généalogie, quel fruit en pourrons-nous tirer? Il n'est pas question de savoir ce que notre langue fut, mais ce qu'elle est. Il importe peu de connaître quelques restes de ces ruines barbares, quelques mots d'un jargon, qui ressemblait, dit l'empereur Julien, au hurlement des bêtes. Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu'on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.

 Ne commence-t-on pas à la corrompre? N'est-ce pas corrompre une langue, que de donner, aux termes employés par les bons auteurs, une signification nouvelle? Qu'arriverait-il, si vous changiez ainsi le sens de tous les mots? On ne vous entendrait, ni vous, ni les bons écrivains du grand siècle.

 Il est sans doute très indifférent en soi, qu'une syllabe signifie une chose, ou une autre. J'avouerai même que, si on assemblait une société d'hommes, qui eussent l'esprit et l'oreille justes, et s'il s'agissait de réformer la langue, qui fut si barbare jusqu'à la naissance de l'Académie, on adoucirait la rudesse de plusieurs expressions, on donnerait de l'embonpoint à la sécheresse de quelques autres, et de l'harmonie à des sons rebutants. Oncle, ongle, radoub, perdre, borgne , plusieurs mots terminés durement, auraient pu être adoucis. Epieu, lieu, dieu, moyeu, feu, bleu, peuple, nuque, plaque, porche , auraient pu être plus harmonieux. Quelle différence du mot Theos au mot Dieu! de populos à peuples! de locus à lieu!

 Quand nous commençâmes à parler la langue des Romains nos vainqueurs, nous la corrompîmes. D' Augustus nous fîmes Aost, Aoust; de pavo , paon; de Cadomum , Caen; de Junius , juin; d' unctus , oint; de purpura , pourpre; de pretium , prix. C'est une propriété des barbares d'abréger tous les mots. Ainsi les Allemands et les Anglais, firent d' ecclesia , kirk, church; de foras , furth; de condemnare , damn. Tous les nombres romains devinrent des monosyllabes dans presque tous les patois de l'Europe. Et notre mot, vingt, pour viginti , n'atteste-t-il pas encore la vieille rusticité de nos pères? La plupart des lettres que nous avons retranchées, et que nous prononcions durement, sont nos anciens habits de sauvages. Chaque peuple en a des magasins.

 Le plus insupportable reste de la barbarie welche et gauloise, est dans nos terminaisons en oin ; coin, foin, oint, groin, foin, point, loin, marsouin, tintouin, pourpoint. Il faut qu'un langage ait d'ailleurs de grands charmes, pour faire pardonner ces sons, qui tiennent moins de l'homme que de la plus dégoûtante espèce des animaux.

 Mais enfin, chaque langue a des mots désagréables, que les hommes éloquents savent placer heureusement, et dont ils ornent la rusticité. C'est un très grand art; c'est celui de nos bons auteurs. Il faut donc s'en tenir à l'usage qu'ils ont fait de la langue reçue.

 Il n'est rien de choquant dans la prononciation d' oin , quand ces terminaisons sont accompagnées de syllabes sonores. Au contraire, il y a beaucoup d'harmonie dans ces deux phrases: Les tendres soins que j'ai pris de votre enfance; Je suis loin d'être insensible à tant de vertus et de charmes .

 Mais il faut se garder de dire, comme dans la tragédie de Nicomède :

Non; mais il m'a surtout laissé ferme en ce point,
D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.

Le sens est beau. Il fallait l'exprimer en vers plus mélodieux. Les deux rimes de point choquent l'oreille. Personne n'est révolté de ces vers dans l' Andromaque :

On le verrait encor nous partager ses soins;
Il m'aimerait peut-être; il le feindrait du moins.
Adieu, tu peux partir; je demeure en Epire.
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille, etc.

 Voyez comme les derniers vers soutiennent les premiers, comme ils répandent sur eux la beauté de leur harmonie!

 On peut reprocher à la langue française un trop grand nombre de mots simples, auxquels manque le composé; et de termes composés, qui n'ont point le simple primitif. Nous avons des architraves , et point de traves : un homme est implacable , et n'est point placable : il y a des gens inaimables , et cependant inaimable ne s'est pas encore dit.

 C'est par la même bizarrerie que le mot de garçon est très usité, et que celui de garce est devenu une injure grossière. Vénus est un mot charmant; vénérien donne une idée affreuse.

 Le latin eut quelques singularités pareilles. Les Latins disaient possibile , et ne disaient pas impossibile . Ils avaient le verbe providere , et non le substantif providentia . Cicéron fut le premier qui l'employa comme un mot technique.

 Il me semble que, lorsqu'on a eu dans un siècle un nombre suffisant de bons écrivains, devenus classiques, il n'est plus guère permis d'employer d'autres expressions que les leurs, et qu'il faut leur donner le même sens, ou bien dans peu de temps le siècle présent n'entendrait plus le siècle passé.

 Vous ne trouverez dans aucun auteur du siècle de Louis XIV, que Rigaut ait peint les portraits au parfait , que Benserade ait persifflé la cour, que le surintendant Fouquet ait eu un goût décidé pour les beaux-arts, etc.

 Le ministère prenait alors des engagements, et non pas des errements . On tenait, on remplissait, on accomplissait ses promesses; on ne les réalisait pas. On citait les anciens; on ne faisait pas des citations . Les choses avaient du rapport les unes aux autres, des ressemblances, des analogies, des conformités; on les rapprochait, on en tirait des inductions, des conséquences: aujourd'hui on imprime qu'un article d'une déclaration du roi a trait à un arrêt de la cour des aides. Si on avait demandé à Patru, à Pélisson, à Boileau, à Racine, ce que c'est qu' avoir trait , ils n'auraient su que répondre. On recueillait ses moissons; aujourd'hui on les récolte . On était exact, sévère, rigoureux, minutieux même; à présent on s'avise d'être strict . Un avis était semblable à un autre; il n'en était pas différent; il lui était conforme; il était fondé sur les mêmes raisons; deux personnes étaient du même sentiment, avaient la même opinion etc.: cela s'entendait. Je lis dans vingt mémoires nouveaux que les états ont eu un avis parallèle à celui du parlement; que le parlement de Rouen n'a pas une opinion parallèle à celui de Paris, comme si parallèle pouvait signifier conforme, comme si deux choses parallèles ne pouvaient pas avoir mille différences.

 Aucun auteur du bon siècle n'usa du mot de fixer , que pour signifier arrêter, rendre stable, invariable.

Et fixant de ses voeux l'inconstance fatale,
Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
C'est à ce jour heureux qu'il fixa son retour.
Egayer la chagrine, et fixer la volage.

 Quelques Gascons hasardèrent de dire: J'ai fixé cette dame , pour, je l'ai regardée fixement, j'ai fixé mes yeux sur elle. De là est venue la mode de dire: fixer une personne . Alors vous ne savez point si on entend par ce mot, j'ai rendu cette personne moins incertaine, moins volage: ou si on entend, je l'ai observée, j'ai fixé mes regards sur elle. Voilà un nouveau sens attaché à un mot reçu, et une nouvelle source d'équivoques.

 Presque jamais les Pélissons, les Bossuets, les Fléchiers, les Massillons, les Fénelons, les Racines, les Quinaults, les Boileaux; Molière même, et La Fontaine, qui tous deux ont commis beaucoup de fautes contre la langue, ne se sont servis du terme vis-à-vis , que pour exprimer une position du lieu. On disait: l'aile droite de l'armée de Scipion vis-à-vis l'aile gauche d'Annibal. Quand Ptolomée fut vis-à-vis de César, il trembla.

  Vis-à-vis est l'abrégé de visage à visage; et c'est une expression qui ne s'employa jamais dans la poésie noble, ni dans le discours oratoire.

 Aujourd'hui l'on commence à dire, Coupable vis-à-vis de vous, bienfaisant vis-à-vis de nous, difficile vis-à-vis de nous, mécontent vis-à-vis de nous , au lieu de, coupable, bienfaisant envers nous, difficile avec nous, mécontent de nous.

 J'ai lu dans un écrit public: Le roi mal satisfait vis-à-vis de son parlement . C'est un amas de barbarismes. On ne peut être mal satisfait. Mal est le contraire de satis , qui signifie assez. On est peu content, mécontent; on se croit mal servi, mal obéi. On n'est ni satisfait, ni mal satisfait, ni content, ni mécontent, ni bien, ni mal obéi vis-à-vis quelqu'un, mais de quelqu'un. Mal satisfait est de l'ancien style des bureaux. Des écrivains peu corrects se sont permis cette faute.

 Presque tous les écrits nouveaux sont infectés de l'emploi vicieux de ce mot vis-à-vis . On a négligé ces expressions si faciles, si heureuses, si bien mises à leur place par les bons écrivains; envers, pour, avec, à l'égard, en faveur de .

 Vous me dites qu'un homme est bien disposé vis-à-vis de moi, qu'il a un ressentiment vis-à-vis de moi, que le roi veut se conduire en père vis-à-vis de la nation. Dites que cet homme est bien disposé pour moi, à mon égard, en ma faveur; qu'il a du ressentiment contre moi, que le roi veut se conduire en père du peuple, qu'il veut agir en père avec la nation, envers la nation: ou bien vous parlerez fort mal.

 Quelques auteurs, qui ont parlé allobroge en français, ont dit élogier au lieu de louer, ou faire un éloge; par contre , au lieu d'au contraire; éduquer , pour élever, ou donner de l'éducation; égaliser les fortunes, pour égaler.

 Ce qui peut le plus contribuer à gâter la langue, à la replonger dans la barbarie, c'est d'employer dans le barreau, dans les conseils d'Etat, des expressions gothiques, dont on se servait dans le quatorzième siècle: Nous aurions reconnu; nous aurions observé; nous aurions statué; il nous aurait paru aucunement utile .

 Eh! mes pauvres législateurs, qui vous empêche de dire, nous avons reconnu, nous avons statué, il nous a paru utile ?

 Le sénat romain dès le temps des Scipions parlait purement, et on aurait sifflé un sénateur qui aurait prononcé un solécisme. Un parlement croit se donner du relief en disant au roi qu'il ne peut obtempérer . Les femmes ne peuvent entendre ce mot qui n'est pas français. Il y avait vingt manières de s'exprimer intelligiblement.

 C'est un défaut trop commun d'employer des termes étrangers pour exprimer ce qu'ils ne signifient pas. Ainsi de célata qui signifie un casque en italien, on fit le mot salade dans les guerres d'Italie; de bowling green , gazon où l'on joue à la boule, on a fait boulaingrin; rost beef , boeuf rôti, a produit chez nos maîtres d'hôtel du bel air des boeufs rôtis d'agneau, des boeufs rôtis de perdreaux. De l'habit de cheval riding-coat on a fait redingote; et du salon du sieur De Vaux à Londres, nommé Vaux-hall , on a fait un facs-hall à Paris. Si on continue, la langue française si polie, redeviendra barbare. Notre théâtre l'est déjà par des imitations abominables; notre langage le sera de même. Les solécismes, les barbarismes, le style boursouflé, guindé, inintelligible, ont inondé la scène depuis Racine, qui semblait les avoir bannis pour jamais par la pureté de sa diction toujours élégante. On ne peut dissimuler qu'excepté quelques morceaux d' Electre , et surtout de Radamiste , tout le reste des ouvrages de l'auteur est quelquefois un amas de solécismes et de barbarismes jeté au hasard en vers qui révoltent l'oreille.

 Il parut, il y a quelques années, un dictionnaire néologique, dans lequel on montrait ces fautes dans tout leur ridicule. Mais malheureusement cet ouvrage plus satirique que judicieux, était fait par un homme un peu grossier, qui n'avait ni assez de justesse dans l'esprit, ni assez d'équité pour ne pas mêler indifféremment les bonnes et les mauvaises critiques.

 Il parodie quelquefois très grossièrement les morceaux les plus fins et les plus délicats des éloges des académiciens prononcés par Fontenelle; ouvrage qui en tout sens fait honneur à la France. Il condamne dans Crébillon, fais-toi d'autres vertus etc.; l'auteur , dit-il, veut dire, pratique d'autres vertus . Si l'auteur qu'il reprend s'était servi de ce mot pratique , il aurait été fort plat. Il est beau de dire, je me fais des vertus conformes à ma situation. Cicéron a dit, facere de necessitate virtutem , d'où nous est venu le proverbe, faire de nécessité vertu . Racine a dit dans Britannicus ,

Qui dans l'obscurité nourrissant la douleur,
S'est fait une vertu conforme à son malheur.

 Ainsi Crébillon avait imité Racine; et il ne fallait pas blâmer dans l'un ce qu'on admire dans l'autre.

 Mais il est vrai qu'il eût fallu manquer absolument de goût et de jugement, pour ne pas reprendre les vers suivants qui pèchent tous, ou contre la langue, ou contre l'élégance, ou contre le sens commun.

Mon fils, je t'aime encor tout ce qu'on peut aimer.
.....................
Tant le sort entre nous a jeté de mystère.
Les dieux ont leur justice, et le trône a ses moeurs.
.....................
Agénor inconnu ne compte point d'aïeux,
Pour me justifier d'un amour odieux.
.....................
Ma raison s'arme en vain de quelques étincelles.
.....................
Ah! que les malheureux éprouvent de tourments!
.....................
  Un captif tel que moi
Honorerait ses fers même sans qu'il fût roi.
.....................
Un guerrier généreux que la vertu couronne,
Vaut bien un roi formé par le secours des lois.
Le premier qui fut roi n'eut pour lui que sa voix.
......................
Je ne suis point ta mère; et je n'en sens du moins
Les entrailles, l'amour, le remords, ni les soins.
......................
  Je crois que tu n'es point coupable;
Mais si tu l'es tu n'es qu'un homme détestable.
.....................
Mais vous me payerez ses funestes appas.
C'est vous qui leur gagnez sur moi la préférence.
.....................
Seigneur, enfin la paix si longtemps attendue,
M'est redonnée ici par le même héros
Dont la seule valeur nous causa tant de maux.
.....................
Autour d'un vase affreux dont il était rempli,
Du sang de Nonnius avec soin recueilli,
Au fond de ton palais j'ai rassemblé leur troupe.

 Ces phrases obscures, ces termes impropres, ces fautes de syntaxe, ce langage inintelligible, ces pensées si fausses et si mal exprimées; tant d'autres tirades où l'on ne parle que des dieux et des enfers, parce qu'on ne sait pas faire parler les hommes; un style boursouflé et plat à la fois, hérissé d'épithètes inutiles, de maximes monstrueuses exprimées en vers dignes d'elles, [11] c'est là ce qui a succédé au style de Racine. Et pour achever la décadence de la langue et du goût, ces pièces visigothes et vandales, ont été suivies de pièces plus barbares encore.

 La prose n'est pas moins tombée. On voit dans des livres sérieux et faits pour instruire, une affectation qui indigne tout lecteur sensé.

 Il faut mettre sur le compte de l'amour-propre ce qu'on met sur le compte des vertus.

 L'esprit se joue à pure perte dans ces questions où l'on a fait les frais de penser.

 Les éclipses étaient en droit d'effrayer les hommes.

 Epicure avait un extérieur à l'unisson de son âme.

 L'empereur Claudius renvia sur Auguste.

 La religion était en collusion avec la nature.

 Cléopâtre était une beauté privilégiée.

 L'air de gaîté brillait sur les enseignes de l'armée.

 Le triumvir Lépide se rendit nul.

 Un consul se fit clef de meute dans la république.

 Mécénas était d'autant plus éveillé qu'il affichait le sommeil.

 Julie affectée de pitié élève à son amant ses tendres supplications.

 Elle cultiva l'espérance.

 Son âme épuisée se fond comme l'eau.

 Sa philosophie n'est point parlière.

 Son amant ne veut pas mesurer ses maximes à la toise, et prendre une âme aux livrées de la maison.

 Tels sont les excès d'extravagance où sont tombés des demi-beaux esprits qui ont eu la manie de se singulariser.

 On ne trouve pas dans Rollin une seule phrase qui tienne de ce jargon ridicule, et c'est en quoi il est très estimable, puisqu'il a résisté au torrent du mauvais goût.

 Le défaut contraire à l'affectation est le style négligé, lâche et rampant, l'emploi fréquent des expressions populaires et proverbiales.

 Le général poursuivit sa pointe.

 Les ennemis furent battus à plate couture.

 Ils s'enfuirent à vauderoute.

 Il se prêta à des propositions de paix après avoir chanté victoire.

 Les légions vinrent au-devant de Drusus par manière d'acquit.

 Un soldat romain se donnant à dix as par jour corps et âme.

 La différence qu'il y avait entre'eux était , au lieu de dire dans un style plus concis, la différence entre'eux était . Le plaisir qu'il y a à cacher ses démarches à son rival , au lieu de dire le plaisir de cacher ses démarches à son rival .

  Lors de la bataille de Fontenoi , au lieu de dire dans le temps de la bataille, l'époque de la bataille, tandis, lorsque l'on donnait la bataille .

 Par une négligence encore plus impardonnable, et faute de chercher le mot propre, quelques écrivains ont imprimé, Il l'envoya faire faire la revue des troupes . Il était si aisé de dire, Il l'envoya passer les troupes en revue; il lui ordonna d'aller faire la revue .

 Il s'est glissé dans la langue un autre vice, c'est d'employer des expressions poétiques dans ce qui doit être écrit du style le plus simple. Des auteurs de journaux et même de quelques gazettes, parlent des forfaits d'un coupeur de bourse condamné à être fouetté dans ces lieux . Des janissaires ont mordu la poussière . Les troupes n'ont pu résister à l'inclémence des airs . On annonce une histoire d'une petite ville de province, avec les preuves, et une table des matières, en faisant l'éloge de la magie du style de l'auteur. Un apothicaire donne avis au public qu'il débite une drogue nouvelle à trois livres la bouteille; il dit qu'il a interrogé la nature et qu'il l'a forcée d'obéir à ses lois .

 Un avocat, à propos d'un mur mitoyen, dit que le droit de sa partie est éclairé du flambeau des présomptions .

 Un historien, en parlant de l'auteur d'une sédition, vous dit qu' il alluma le flambeau de la discorde . . . S'il décrit un petit combat, il dit, que ces vaillants chevaliers descendaient dans le tombeau, en y précipitant leurs ennemis victorieux .

 Ces puérilités ampoulées, ne devaient pas reparaître après le plaidoyer de maître Petit-Jean dans les Plaideurs . Mais enfin, il y aura toujours un petit nombre d'esprits bien faits qui conservera les bienséances du style, et le bon goût, ainsi que la pureté de la langue. Le reste sera oublié.

 


 

FRANÇOIS RABELAIS. [p. 262]

La Vie de Rabelais imprimée au-devant de son Gargantua , est aussi fausse et aussi absurde que l'histoire de Gargantua même. On y trouve que le cardinal du Belley l'ayant mené à Rome, et ce cardinal ayant baisé le pied droit du pape, et ensuite la bouche, Rabelais dit, qu'il lui voulait baiser le derrière, et qu'il fallait que le Saint-Père commençât par le laver. Il y a des choses que le respect du lieu, de la bienséance et de la personne rend impossibles. Cette historiette ne peut avoir été imaginée que par des gens de la lie du peuple dans un cabaret.

 Sa prétendue requête au pape est du même genre: on suppose qu'il pria le pape de l'excommunier, afin qu'il ne fût pas brûlé; parce que, disait-il, son hôtesse ayant voulu faire brûler un fagot et n'en pouvant venir à bout, avait dit que ce fagot était excommunié de la gueule du pape.

 L'aventure qu'on lui suppose à Lyon est aussi fausse et aussi peu vraisemblable: on prétend que n'ayant ni de quoi payer son auberge, ni de quoi faire le voyage de Paris, il fit écrire par le fils de l'hôtesse ces étiquettes sur des petits sachets: Poison pour faire mourir le roi, poison pour faire mourir la reine , etc. Il usa, dit-on, de ce stratagème pour être conduit et nourri jusqu'à Paris, sans qu'il lui en coûtât rien, et pour faire rire le roi. On ajoute que c'était en 1536, dans le temps même que le roi, et toute la France pleuraient le dauphin François qu'on avait cru empoisonné, et lorsqu'on venait d'écarteler Montécuculi soupçonné de cet empoisonnement. Les auteurs de cette plate historiette n'ont pas fait réflexion que sur une demi-preuve aussi terrible, on aurait jeté Rabelais dans un cachot, qu'il aurait été chargé de fers, qu'il aurait subi probablement la question ordinaire et extraordinaire, et que dans des circonstances aussi funestes, et dans une accusation aussi grave, une mauvaise plaisanterie n'aurait pas servi à sa justification. Presque toutes les vies des hommes célèbres ont été défigurées par des contes, qui ne méritent pas plus de croyance.

 Son livre à la vérité est un ramas des plus impertinentes et des plus grossières ordures qu'un moine ivre puisse vomir; mais aussi il faut avouer que c'est une satire sanglante du pape, de l'Eglise, et de tous les événements de son temps. Il voulut se mettre à couvert sous le masque de la folie; il le fait assez entendre lui-même dans son prologue. Posez le cas , dit-il, qu'au sens littéral vous trouvez matières assez joyeuses et bien correspondantes au nom; toutefois pas demeurer là ne faut, comme au chant des sirènes, ains à plus haut sens interpréter ce que par avanture cuidiez dit en gayeté de coeur. Veites-vous oncques chien, rencontrant quelque os médullaire? c'est comme dit Platon lib. II de Rep. la bête du monde plus philosophe. Si vous l'avez, vous avez pu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soing il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l'entamme, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le sugce. Qui l'induict à ce faire? quel est l'espoir de son étude? quel bien prétend-il? rien plus qu'ung peu de moüelle .

 Mais qu'arriva-t-il? très peu de lecteurs ressemblèrent au chien qui suce la moelle. On ne s'attacha qu'aux os, c'est-à-dire, aux bouffonneries absurdes, aux obscénités affreuses dont le livre est plein. Si malheureusement pour Rabelais on avait trop pénétré le sens du livre, si on l'avait jugé sérieusement, il est à croire qu'il lui en aurait coûté la vie, comme à tous ceux, qui dans ce temps-là écrivaient contre l'Eglise romaine.

 Il est clair que Gargantua est François I e r , Louis XII est Grandgousier , quoiqu'il ne fût pas le père de François ; et Henri II est Pantagruel : l'éducation de Gargantua , et le chapitre des torche-culs , sont une satire de l'éducation qu'on donnait alors aux princes: les couleurs blanc et bleu désignent évidemment la livrée des rois de France.

 La guerre pour une charrette de fouaces, est la guerre entre Charles V et François I e r , qui commença pour une querelle très légère entre la maison de Bouillon-la-Marck et celle de Chimay ; et cela est si vrai, que Rabelais appelle Marckuet le conducteur des fouaces par qui commença la noise.

 Les moines de ce temps-là sont peints très naïvement sous le nom de frère Jean des Entomures . Il n'est pas possible de méconnaître Charles-Quint dans le portrait de Picrocole .

 A l'égard de l'Eglise, il ne l'épargne pas. Dès le premier livre au chapitre XXXIX, voici comme il s'exprime: ‘QueDieu est bon qui nous donne ce bon piot! j'advoue Dieu que si j'eusse été au tems de Jésus-Christ, j'eusse bien engardé que les Juifs l'eussent prins au jardin d'Olivet. Ensemble le diable me faille si j'eusse failli à couper les jarrêts à messieurs les apôtres qui fuirent tant lâchement après qu'ils eurent bien soupé, et lassièrent leur bon maître au besoing. Je hais plus que poison un homme qui fuit quand il faut jouer des couteaux. Hon, que je ne suis roi de France pour quatre-vingts ou cents ans! par-Dieu, je vous accoutrerais en chiens courtaults les fuyards de Pavie.'

 On ne peut se méprendre à la généalogie de Gargantua , c'est une parodie très scandaleuse de la généalogie la plus respectable. De ceux-là , dit-il, sont venus les géants, et par eux, Pantagruel; le premier fut Calbrot, qui engendra Sarabroth ,

  Qui engendra Faribroth .

  Qui engendra Hurtaly, qui fut beau mangeur de soupe, et qui régna du tems du déluge .

  Qui engendra Happe-mouche, qui le premier invente de fumer les langues de boeuf ;

  Qui engendra Fout-ânon ,

  Qui engendra Vit-de-grain ,

  Qui engendra Grand-gousier ,

  Qui engendra Gargantua ,

  Qui engendra le noble Pantagruel mon maître .

 On ne s'est jamais tant moqué de tous nos livres de théologie que dans le catalogue des livres que trouva Pantagruel dans la bibliothèque de St Victor, c'est Biga salutis, Braguetta juris, Pantoufla decretorum , la Couille-barine des preux, le Décret de l'Université de Paris sur la gorge des filles; l'Apparition de Gertrude à une nonnain en mal d'enfant, le Moutardier de pénitence, Tartareus de modo cacandi , l'Invention de Ste Croix par les clercs de finesse, le Couillage des promoteurs, la Cornemuse des prélats, la Profiterole des indulgences; Utrum chimera in vacuo bombinans possit comedere secundas intentiones; quaestio debatuta per decem hebdomadas in concilio Constantiensi ; les Brimborions des célestins, la Ratoire des théologiens, Chacouillonis de magistro , les Aises de la vie monacale, la Patenôtre du singe, les Grésillons de dévotion, le Viédase des abbés, etc.

 Lorsque Panurge demande conseil à frère Jean des Entomures pour savoir s'il se mariera et s'il sera cocu, frère Jean récite ses litanies. Ce ne sont pas les litanies de la Vierge, ce sont les litanies du c. c. mignon, co. moignon, c. patté, co. laitté, etc. Cette plate profanation n'eût pas été pardonnable à un laïc: mais dans un prêtre!

 Après cela Panurge va consulter le théologal Hipotadée , qui lui dit qu'il sera cocu, s'il plaît à Dieu. Pantagruel va dans l'île des Lanternois; ces Lanternois sont les ergoteurs théologiques qui commencèrent sous le règne de Henri II ces horribles disputes dont naquirent tant de guerres civiles.

 L'île de Tohu-Bohu, c'est-à-dire de la confusion, est l'Angleterre, qui changea quatre fois de religion depuis Henri VIII.

 On voit assez que l'île de Papefiguière désigne les hérétiques. On connaît les papimanes; ils donnent le nom de Dieu au pape. On demande à Panurge s'il est assez heureux pour avoir vu le Saint-Père; Panurge répond qu'il en a vu trois, et qu'il n'y a guère profité. La loi de Moïse est comparée à celle de Cibèle , de Diane , de Numa ; les décrétales sont appelées décrotoires . Panurge assure que s'étant torché le cul avec un feuillet des décrétales appelées Clémentines , il en eut des hémorroïdes longues d'un demi-pied.

 On se moque des basses messes qu'on appelle messes sèches , et Panurge dit qu'il en voudrait une mouillée, pourvu que ce fût de bon vin. La confession y est tournée en ridicule. Pantagruel va consulter l'oracle de la Dive bouteille pour savoir s'il faut communier sous les deux espèces et boire de bon vin après avoir mangé le pain sacré. Epistémon s'écrie en chemin, Vivat, fifat, pipat, bibat, c'est le secret de l'Apocalypse . Frère Jean des Entomures demande une charretée de filles pour se réconforter en cas qu'on lui refuse la communion sous les deux espèces. On rencontre des gastrolacs, c'est-à-dire, des possédés. Gaster invente le moyen de n'être pas blessé par le canon; c'est une raillerie contre tous les miracles.

 Avant de trouver l'île où est l'oracle de la Dive bouteille, ils abordent à l'île Sonnante, où sont cagots, clergaux, monagaux, prêtregaux, abbégaux, évégaux, cardingaux, et enfin le papegaut, qui est unique dans son espèce. Les cagots avaient conchié toute l'île Sonnante. Les capucingaux étaient les animaux les plus puants et les plus maniaques de toute l'île.

 La fable de l'âne et du cheval, la défense faite aux ânes de baudouiner dans l'écurie, et la liberté que se donnent les ânes de baudouiner pendant le temps de la foire, sont des emblèmes assez intelligibles du célibat des prêtres, et des débauches qu'on leur imputait alors.

 Les voyageurs sont admis devant le papegaut . Panurge veut jeter une pierre à un évégaut qui ronflait à la grand-messe, Maître Editue (c'est-à-dire maître sacristain) l'en empêche en lui disant, Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris tous rois, princes du monde en trahison, par venin ou autrement quand tu voudras, déniche des cieux les anges, de tout auras pardon du papegaut: ces sacrés oiseaux ne touches .

 De l'île Sonnante on va au royaume de Quintessence, ou Entéléchie; or Entéléchie c'est l'âme. Ce personnage inconnu, et dont on parle depuis qu'il y a des hommes, n'y est pas moins tourné en ridicule que le pape; mais les doutes sur l'existence de l'âme sont beaucoup plus enveloppés que les railleries sur la cour de Rome.

 Les ordres mendiants habitent l'île des frères Fredons. Ils paraissent d'abord en procession. L'un d'eux ne répond qu'en monosyllabes à toutes les questions que Panurge fait sur leurs garces. Combien sont-elles? Vingt . Combien en voudriez-vous? Cent .

Le remuement ... quel est-il? dru .
Que disent-elles en ...? mot .
Vos ... quels sont-ils? grands .
Quantes fois par jour? Six . Et de nuit? Dix .

 Enfin l'on arrive à l'oracle de la Dive bouteille. La coutume alors dans l'église était de présenter de l'eau aux communiants laïcs pour faire passer l'hostie; et c'est encore l'usage en Allemagne. Les réformateurs voulaient absolument du vin pour figurer le sang de Jésus-Christ . L'Eglise romaine soutenait que le sang était dans le pain aussi bien que les os et la chair. Cependant les prêtres catholiques buvaient du vin et ne voulaient pas que les séculiers en bussent. Il y avait dans l'île de l'oracle de la Dive bouteille une belle fontaine d'eau claire. Le grand-pontife Bachuc en donna à boire aux pèlerins en leur disant ces mots:

 ‘Jadis ung capitaine juif, docte et chevaleureux, conduisant son peuple par les déserts en extrême famine, impétra des cieux la manne, laquelle leur était de goût tel par imagination que par avant leur étaient réellement les viandes. Ici de même beuvant de cette liqueur mirifique sentirez goût de tel vin comme l'aurez imaginé. Or imaginez , et beuvez : ce que nous feimes: puis s'écria Panurge, disant: Par Dieu, c'est ici vin de Baune, meilleur que oncques jamais je beus, ou je me donne à nonante et seize diables.'

 Le fameux doyen d'Irlande Swift a copié ce trait dans son Conte du tonneau , ainsi que plusieurs autres: Milord Pierre donna à Martin et à Jean ses frères un morceau de pain sec pour leur dîner, et veut leur faire accroire que ce pain contient de bon boeuf, des perdrix, des chapons, avec d'excellent vin de Bourgogne.

 Vous remarquerez que Rabelais dédia la partie de son livre, qui contient cette sanglante satire de l'Eglise romaine, au cardinal Odet de Châtillon , qui n'avait pas encore levé le masque, et ne s'était pas déclaré pour la religion protestante. Son livre fut imprimé avec privilège; et le privilège pour cette satire de la religion catholique fut accordé en faveur des ordures, dont on faisait en ce temps-là beaucoup plus de cas que des papegauts, et des cardingauts. Jamais ce livre n'a été défendu en France; parce que tout y est entassé sous un tas d'extravagances qui n'ont jamais laissé le loisir de démêler le véritable but de l'auteur.

 On a peine à croire que le bouffon qui riait si hautement de l'Ancien et du Nouveau Testament était curé. Comment mourut-il? en disant, Je vais chercher un grand peut-être .

 L'illustre M. LE DUCHAT a chargé de notes pédantesques cet étrange ouvrage dont il s'est fait quarante éditions. Observez que Rabelais vécut et mourut chéri, fêté, honoré; et qu'on fit mourir dans les plus affreux supplices, ceux qui prêchaient la morale la plus pure.

SECTION SECONDE.

Des prédécesseurs de Rabelais en Allemagne, & en Italie, & d'abord du livre intitulé Litteræ virorum obscurorum.

On demande si avant Rabelais on avait écrit avec autant de licence. Nous répondons que probablement son modèle a été le recueil des lettres des gens obscurs , qui parut en Allemagne au commencement du seizième siècle: ce recueil est en latin; mais il est écrit avec autant de naïveté, et de hardiesse que Rabelais. Voici une ancienne traduction d'un passage de la vingt-huitième lettre.

 ‘Il y a concordance entre les sacrés cahiers, et les fables poétiques, comme le pourrez noter, du serpent Python, occis par Apollon comme le dit le psalmiste. Ce dragon qu'avez formé pour vous en gausser . Saturne vieux père des dieux qui mange ses enfants est en Ezéchiel, lequel dit, Vos pères mangeront leurs enfants . Diane se pourmenant avec force vierges est la bienheureuse vierge Marie, selon le psalmiste, lequel dit, Vierges viendront après elle . Calisto déflorée par Jupiter et retournant au ciel est en Matthieu chap. XII, Je reviendrai dans la maison dont je suis sortie . Aglaure transmuée en pierre se trouve en Job chap. XLII. Son coeur s'endurcira comme pierre . Europe engrossée par Jupiter est en Salomon, Ecoute, fille, vois, et incline ton oreille, car le roi t'a concupiscée . Ezéchiel a prophétisé d'Actéon qui vit la nudité de Diane; Tu étais nue, j'ai passé par là, et je t'ai vue . Les poètes ont écrit que Bacchus est né deux fois, ce qui signifie le Christ né avant les siècles et dans le siècle . Sémélé qui nourrit Bacchus est le prototype de la bienheureuse Vierge; car il est dit en Exode, Prends cet enfant, nourris-le-moi, et tu auras salaire .'

 Ces impiétés sont encore moins voilées que celles de Rabelais.

 C'est beaucoup que dans ce temps-là on commencât en Allemagne à se moquer de la magie. On trouve dans la lettre à maître Acacius Lampirius une raillerie assez forte sur la conjuration qu'on employait pour se faire aimer des filles. Le secret consistait à prendre un cheveu de la fille: on le plaçait d'abord dans son haut-de-chausse: on faisait une confession générale, et l'on faisait dire trois messes, pendant lesquelles on mettait le cheveu autour de son cou: on allumait un cierge bénit au dernier Evangile, et on prononçait cette formule: O cierge! je te conjure par la vertu du Dieu tout-puissant, par les neuf choeurs des anges, par la vertu gosdrienne, amène-moi icelle fille en chair et en os, afin que je la saboule à mon plaisir etc .

 Le latin macaronique dans lequel ces lettres sont écrites, porte avec lui un ridicule qu'il est impossible de rendre en français; il y a surtout une lettre de Pierre de la Charité , messager de grammaire à Ortoouin, dont on ne peut traduire en français les équivoques latines: il s'agit de savoir si le pape peut rendre physiquement légitime un enfant bâtard. Il y en a une autre de Jean de Schwinfordt maître ès arts, où l'on soutient que Jésus-Christ a été moine, St Pierre prieur du couvent, Judas Iscariote maître d'hôtel, et l'apôtre Philippe portier.

  Jean Schelontzique raconte dans la lettre qui est sous son nom, qu'il avait trouvé à Florence Jacques Hoestrat (grande rue), ci-devant inquisiteur: Je lui fis la révérence, dit-il, en lui ôtant mon chapeau, et je lui dis, Père, êtes-vous révérend, ou n'êtes-vous pas révérend? il me répondit: Je suis celui qui suis ; je lui dis alors, Vous êtes maître Jacques de Grande rue ; Sacré char d' Elie , dis-je, comment diable êtes-vous à pied? c'est un scandale; ce qui est ne doit pas se promener avec ses pieds en fange et en merde. Il me répondit, ils sont venus en chariots et sur chevaux, mais nous venons au nom du Seigneur . Je lui dis, Par le Seigneur il est grande pluie, et grand froid: il leva les mains au ciel en disant, Rosée du ciel, tombez d'en haut, et que les nuées du ciel pleuvent le juste .

 Il faut avouer que voilà précisément le style de Rabelais. Et je ne doute pas qu'il n'ait eu sous les yeux ces lettres des gens obscurs lorsqu'il écrivait son Gargantua , et son Pantagruel .

 Le conte de la femme qui ayant ouï dire que tous les bâtards étaient de grands hommes, alla vite sonner à la porte des cordeliers pour se faire faire un bâtard, est absolument dans le goût de notre maître François .

 Les mêmes obscénités, et les mêmes scandales fourmillent dans ces deux singuliers livres.

DES ANCIENNES FACÉTIES ITALIENNES QUI PRÉCÉDÈRENT RABELAIS.

L'Italie dès le quatorzième siècle avait produit plus d'un exemple de cette licence. Voyez seulement dans Bocace la confession de Ser Ciapelleto à l'article de la mort. Son confesseur l'interroge; il lui demande s'il n'est jamais tombé dans le péché d'orgueil; Ah! mon père, dit le coquin, j'ai bien peur de m'être damné par un petit mouvement de complaisance en moi-même, en réfléchissant que j'ai gardé ma virginité toute ma vie. Avez-vous été gourmand? Hélas oui, mon père, car outre les autres jours de jeûne ordonnés, j'ai toujours jeûné au pain et à l'eau trois fois par semaine; mais j'ai mangé mon pain quelquefois avec tant d'appétit et de délice, que ma gourmandise a sans doute déplu à Dieu. Et l'avarice, mon fils? Hélas! mon père, je suis coupable du péché d'avarice, pour avoir quelquefois fait le commerce afin de donner tout mon gain aux pauvres. Vous êtes-vous mis quelquefois en colère? Oh tant! quand je voyais le service divin si négligé et les pécheurs ne pas observer les commandements deDieu , comme je me mettais en colère!

 Ensuite Ser Ciapelleto s'accuse d'avoir fait balayer sa chambre un jour de dimanche; le confesseur le rassure et lui dit que Dieu lui pardonnera; le pénitent fond en larmes, et lui dit que Dieu ne lui pardonnera jamais; qu'il se souvient qu'à l'âge de deux ans il s'était dépité contre sa mère, que c'était un crime irrémissible; ma pauvre mère, dit-il, qui m'a porté neuf mois dans son ventre le jour et la nuit, et qui me portait dans ses bras quand j'étais petit! Non, Dieu ne me pardonnera jamais d'avoir été un si méchant enfant!

 Enfin, cette confession étant devenue publique, on fait un saint de Ciapelleto , qui avait été le plus grand fripon de son temps.

 Le chanoine Luigi Pulci est beaucoup plus licencieux dans son poème du Morgante . Il commence ce poème par oser tourner en ridicule les premiers versets de l'Evangile de St Jean .

In principio era il Verbo appresso a Dio,
Ed era Iddio il Verbo, e il Verbo lui ,
Questo era il principio al parer mio etc .

 J'ignore après tout, si c'est par naïveté, ou par impiété que le Pulci ayant mis l'Evangile à la tête de son poème le finit par le Salve Regina ; mais soit puérilité, soit audace, cette liberté ne serait pas soufferte aujourd'hui. On condamnerait plus encore la réponse de Morgante à Margutte : ce Margutte demande à Morgante s'il est chrétien ou musulman.

E se gli crede in Cristo ô in Maometto .
Respose allor Margutte, per dir te l ' tosto ,
Io non credo più al nero che al azurro ;
Ma nel Cappone o lesso o voglia arrosto .
.........................................
Ma sopra tutto nel bon vino ho fede .
....................................
Or queste son' tre virtu cardinale! ;
La gola, il dado, e'l culo come io t'ho detto .

 Une chose bien étrange, c'est que presque tous les écrivains italiens du quatorzieme, quinzième et seizième siècles ont très peu respecté cette même religion dont leur patrie était le centre; plus ils voyaient de près les augustes cérémonies de ce culte, et les premiers pontifes; plus ils s'abandonnaient à une licence que la cour de Rome semblait alors autoriser par son exemple. On pouvait leur appliquer ces vers du Pastor fido .

Il longo conversar genera noia,
E la noia il fastidio, e l'odio al fine .

 Les libertés qu'ont prises Machiavel , l' Arioste , l' Arétin , l'archevêque de Bénévent La Casa , le cardinal Bembo , Pomponace , Cardan , et tant d'autres savants, sont assez connues. Les papes n'y faisaient nulle attention; et pourvu qu'on achetât des indulgences et qu'on ne se mêlât point du gouvernement, il était permis de tout dire. Les Italiens alors ressemblaient aux anciens Romains qui se moquaient impunément de leurs dieux; mais qui ne troublèrent jamais le culte reçu. Nous citons tous ces scandales en les détestant; et nous espérons faire passer dans l'esprit du lecteur judicieux les sentiments qui nous animent.

 


 

FRANÇOIS XAVIER. [p. 272]

Il ne serait pas mal, de savoir quelque chose de vrai concernant le célèbre François Xavero , que nous nommons Xavier , surnommé l'apôtre des Indes. Bien des gens s'imaginent encore qu'il établit le christianisme sur toute la côte mériodionale de l'Inde, dans une vingtaine d'îles, et surtout au Japon. Il n'y a pas trente ans qu'à peine était-il permis d'en douter dans l'Europe.

 Les jésuites n'ont fait nulle difficulté de le comparer à St Paul . Ses voyages et ses miracles avaient été écrits en partie par Turcelin et Orlandin , par Lucéna , par Bartoli , tous jésuites; mais très peu connus en France: moins on était informé des détails, plus sa réputation était grande.

 Lorsque le jésuite Bouhours composa son histoire, Bouhours passait pour un très bel esprit, il vivait dans la meilleure compagnie de Paris; (je ne parle pas de la compagnie de Jésus, mais de celle des gens du monde les plus distingués par leur esprit et par leur savoir). Personne n'eut un style plus pur et plus éloigné de l'affectation: il fut même proposé dans l'Académie française de passer par-dessus les règles de son institution pour recevoir le père Bouhours dans son corps. [12]

 Il avait encore un plus grand avantage, celui du crédit de son ordre, qui alors par un prestige presque inconcevable gouvernait tous les princes catholiques.

 La saine critique, il est vrai, commençait à s'établir; mais ses progrès étaient lents: on se piquait alors en général de bien écrire plutôt que d'écrire des choses véritables.

  Bouhours fit les vies de St Ignace , et de St François Xavier , sans presque s'attirer de reproches: à peine releva-t-on sa comparaison de St Ignace avec César , et de Xavier avec Alexandre : ce trait passa pour une fleur de rhétorique.

 J'ai vu au collège des jésuites de la rue St Jacques un tableau de douze pieds de long sur douze de hauteur, qui représentait Ignace et Xavier montant au ciel chacun dans un char magnifique, attelé de quatre chevaux blancs; le Père éternel en haut décoré d'une belle barbe blanche, qui lui pendait jusqu'à la ceinture: Jésus-Christ et la vierge Marie à ses côtés, le Saint-Esprit au-dessous d'eux en forme de pigeon, et des anges joignant les mains et baissant la tête pour recevoir père Ignace et père Xavier .

 Si quelqu'un se fût moqué publiquement de ce tableau, le révérend père La Chaise , confesseur du roi, n'aurait pas manqué de faire donner une lettre de cachet au ricaneur sacrilège.

 Il faut avouer que François Xavier est comparable à Alexandre en ce qu'ils allèrent tous deux aux Indes, comme Ignace ressemble à César pour avoir été en Gaule; mais Xavier vainqueur du démon, alla bien plus loin que le vainqueur de Darius . C'est un plaisir de le voir passer en qualité de convertisseur volontaire d'Espagne en France, de France à Rome, de Rome à Lisbonne, de Lisbonne au Mozambique après avoir fait le tour de l'Afrique; il reste longtemps au Mozambique, où il reçoit de Dieu le don de prophétie: ensuite Tom. I, pag. 86. il passe à Mélinde, et dispute sur l'Alcoran avec les mahométans, qui entendent sans doute sa langue, aussi bien qu'il entend la leur; il trouve même des caciques, quoiqu'il n'y en ait qu'en Amérique. Le vaisseau portugais arrive à l'île Zocotora, qui est sans contredit celle des Amazones; il y convertit tous les insulaires, il y bâtit une Pag. 92. église: de là il arrive à Goa, il y voit une colonne sur laquelle St Thomas avait gravé qu'un jour St Xavier viendrait rétablir la religion chrétienne qui avait fleuri autrefois dans l'Inde. Xavier lut parfaitement les anciens caractères soit hébreux, soit indiens dans lesquels cette prophétie était écrite. Il prend aussitôt une clochette, assemble tous les petits garçons autour de lui, leur Pag. 102. explique le Credo et les baptise. Son grand plaisir surtout était de marier les Indiens avec leurs maîtresses.

 On le voit courir de Goa au cap Comorin, à la côte de la Pêcherie, au royaume de Travancor; dès qu'il est arrivé dans un pays, son plus grand soin est de le quitter: il s'embarque sur le premier vaisseau portugais qu'il trouve, vers quelque endroit que ce vaisseau dirige sa route il n'importe à Xavier: pourvu qu'il voyage il est content: on le reçoit par charité, il retourne deux ou trois fois à Goa, à Cochin, à Cori, à Negapatan, à Méliapour. Un vaisseau part pour Malaca, voilà Xavier qui court à Malaca avec le désespoir dans le coeur de n'avoir pu voir Siam, Pégu et le Tonquin.

 Vous le voyez dans l'île de Sumatra, à Bornéo, à Macassar, dans les îles Moluques, et surtout à Ternate et à Amboyne. Le roi de Ternate avait dans son immense sérail cent femmes en qualité d'épouses, et sept ou huit cents concubines. La première chose que fait Xavier est de les chasser toutes. Vous remarquerez d'ailleurs que l'île de Ternate n'a que deux lieues de diamètre.

 De là trouvant un autre vaisseau portugais qui part pour l'île de Ceylan, il retourne à Ceylan, il fait plusieurs tours de Ceylan à Goa et à Cochin. Les Portugais trafiquaient déjà au Japon. Un vaisseau part pour ce pays. Xavier ne manque pas de s'y embarquer, il parcourt toutes les îles du Japon.

 Enfin, dit le jésuite Bouhours , si on mettait bout à bout toutes les courses de Xavier , il y aurait de quoi faire plusieurs fois le tour de la terre.

 Observez qu'il était parti pour ses voyages en 1542, et qu'il mourut en 1552. S'il eut le temps d'apprendre toutes les langues des nations qu'il parcourut, c'est un beau miracle. S'il avait le don des langues, c'est un plus grand miracle encore. Mais malheureusement dans plusieurs de ses lettres il dit qu'il est obligé de se servir d'interprète, et dans d'autres il avoue qu'il a une difficulté extrême à apprendre la langue japonaise qu'il ne saurait prononcer.

 Le jésuite Bouhours , en rapportant quelques-unes de ses lettres, ne fait aucun doute que St François Xavier n'eût le don des Tom. II, pag. 59. langues ; mais il avoue qu'il ne l'avait pas toujours. Il l'avait , dit-il, dans plusieurs occasions; car sans jamais avoir appris la langue chinoise, il prêchait tous les matins en chinois dans Amanguchi , (qui est la capitale d'une province du Japon).

 Il faut bien qu'il sût parfaitement toutes les langues de l'Orient; puisqu'il faisait des chansons dans ces langues, et qu'il mit en Tom. II, pag. 317. chanson le Pater , l' Ave Maria et le Credo pour l'instruction des petits garçons, et des petites filles.

 Ce qu'il y a de plus beau, c'est que cet homme qui avait besoin de truchement, parlait toutes les langues à la fois comme les apôtres: et lorsqu'il parlait portugais, langue dans laquelle Bouhours avoue que le saint s'expliquait fort mal, les Indiens, les Chinois, les Japonais, les habitants de Ceylan, de Sumatra, l'enten Pag. 56. daient parfaitement.

 Un jour, surtout, qu'il parlait sur l'immortalité de l'âme, le mouvement des planètes, les éclipses de soleil et de lune, l'arc-en-ciel, le péché et la grâce, le paradis et l'enfer, il se fit entendre à vingt personnes de nations différentes.

 On demande comment un tel homme put faire tant de conversions au Japon? Il faut répondre simplement qu'il n'en fit point; mais que d'autres jésuites qui restèrent longtemps dans le pays à la faveur des traités entre les rois de Portugal et les empereurs du Japon, convertirent tant de monde, qu'enfin il y eut une guerre civile, qui coûta la vie (à ce que l'on prétend) à près de quatre cent mille hommes. C'est là le prodige le plus connu que les missionnaires aient opéré au Japon.

 Mais ceux de François Xavier ne laissent pas d'avoir leur mérite.

 Nous comptons dans la foule de ses miracles huit enfants ressuscités.

Pag. 313.   Le plus grand miracle de Xavier , dit le jésuite Bouhours, n'était pas d'avoir ressuscité tant de morts; mais de n'être pas mort lui-même de fatigue .

 Mais le plus plaisant de ses miracles est, qu'ayant laissé tomber son crucifix dans la mer près de l'île de Baranura, ou que je croirais Tom. II, pag. 237. plutôt l'île de Barataria, un cancre vint le lui rapporter entre ses pattes au bout de vingt-quatre heures.

 Le plus brillant de tous, et après lequel il ne faut jamais parler d'aucun autre, c'est que dans une tempête qui dura trois jours, il fut constamment à la fois dans deux vaisseaux à cent cinquante Pag. 157. lieues l'un de l'autre, et servit à l'un des deux de pilote; et ce miracle fut avéré par tous les passagers qui ne pouvaient être ni trompés, ni trompeurs.

 C'est là pourtant ce qu'on a écrit sérieusement et avec succès dans le siècle de Louis XIV, dans le siècle des Lettres provinciales , des tragédies de Racine, du Dictionnaire de Bayle, et de tant d'autres savants ouvrages.

 Ce serait une espèce de miracle qu'un homme d'esprit tel que Bouhours eût fait imprimer tant d'extravagances, si on ne savait à quel excès l'esprit de corps, et surtout l'esprit monacal emportent les hommes. Nous avons plus de deux cents volumes entièrement dans ce goût compilés par des moines; mais ce qu'il y a de funeste, c'est que les ennemis des moines compilent aussi de leur côté. Ils compilent plus plaisamment; ils se font lire. C'est une chose bien déplorable qu'on n'ait plus pour les moines dans les dix-neuf vingtièmes parties de l'Europe ce profond respect et cette juste vénération que l'on conserve encore pour eux dans quelques villages de l'Arragon et de la Calabre.

 Il serait très difficile de juger entre les miracles de St François Xavier, Don Quichotte, le Roman comique, et les convulsionnaires de St Médard.

 Après avoir parlé de François Xavier , il serait inutile de discuter l'histoire des autres François : si vous voulez vous instruire à fond, lisez les Conformités de St François d'Assise.

 Depuis la belle histoire de St François Xavier , par le jésuite Bouhours , nous avons eu l'histoire de St François Régis , par le jésuite d' Aubenton , confesseur de Philippe V roi d'Espagne; mais c'est de la piquette après de l'eau-de-vie; il n'y a pas seulement un mort ressuscité dans l'histoire du bienheureux Régis . (Voyez St Ignace .)

 


 

FRAUDE. [p. 276]

S'il faut user de fraudes pieuses avec le peuple ?

On a déja imprimé plusieurs fois cet article, mais il est ici beaucoup plus correct.

Le fakir Bambabef rencontra un jour un des disciples de Confutzée , que nous nommons Confucius , et ce disciple s'appelait Ouang ; et Bambabef soutenait que le peuple a besoin d'être trompé, et Ouang prétendait qu'il ne faut jamais tromper personne; et voici le précis de leur dispute.

BAMBABEF

Il faut imiter l'Etre suprême, qui ne nous montre pas les choses telles qu'elles sont; il nous fait voir le soleil sous un diamètre de deux ou trois pieds, quoique cet astre soit un million de fois plus gros que la terre; il nous fait voir la lune et les étoiles attachées sur un même fond bleu, tandis qu'elles sont à des profondeurs différentes. Il veut qu'une tour carrée nous paraisse ronde de loin; il veut que le feu nous paraisse chaud, quoiqu'il ne soit ni chaud ni froid; enfin il nous environne d'erreurs convenables à notre nature.

OUANG

Ce que vous nommez erreur n'en est point une. Le soleil tel Un li est de 124 pas. qu'il est placé à des millions de millions de lis au-delà de notre globe, n'est pas celui que nous voyons. Nous n'apercevons réellement, et nous ne pouvons apercevoir que le soleil qui se peint dans notre rétine, sous un angle déterminé. Nos yeux ne nous ont point été donnés pour connaître les grosseurs et les distances, il faut d'autres secours et d'autres opérations pour les connaître.

  Bambabef parut fort étonné de ce propos. Ouang qui était très patient lui expliqua la théorie de l'optique; et Bambabef qui avait de la conception, se rendit aux démonstrations du disciple de Confutzée ; puis il reprit la dispute en ces termes.

BAMBABEF

Si Dieu ne nous trompe pas par le ministère de nos sens, comme je le croyais, avouez au moins que les médecins trompent toujours les enfants pour leur bien; ils leur disent qu'ils leur donnent du sucre, et en effet ils leur donnent de la rhubarbe. Je peux donc moi, fakir, tromper le peuple qui est aussi ignorant que les enfants.

OUANG

J'ai deux fils, je ne les ai jamais trompés; je leur ai dit quand ils ont été malades, voilà une médecine très amère, il faut avoir le courage de la prendre; elle vous nuirait si elle était douce. Je n'ai jamais souffert que leurs gouvernantes et leurs précepteurs leur fissent peur des esprits, des revenants, des lutins, des sorciers; par là j'en ai fait de jeunes citoyens courageux et sages.

BAMBABEF

Le peuple n'est pas né si heureusement que votre famille.

OUANG

Tous les hommes se ressemblent à peu près; ils sont nés avec les mêmes dispositions. Il ne faut pas corrompre la nature des hommes.

BAMBABEF

Nous leur enseignons des erreurs, je l'avoue, mais c'est pour leur bien. Nous leur faisons accroire que s'ils n'achètent pas nos clous bénits, s'ils n'expient pas leurs péchés en nous donnant de l'argent, ils deviendront dans une autre vie, chevaux de poste, chiens, ou lézards. Cela les intimide, et ils deviennent gens de bien.

OUANG

Ne voyez-vous pas que vous pervertissez ces pauvres gens? Il y en a parmi eux bien plus qu'on ne pense, qui raisonnent, qui se moquent de vos miracles, de vos superstitions, qui voient fort bien qu'ils ne seront changés ni en lézards ni en chevaux de poste. Qu'arrive-t-il? Ils ont assez de bon sens pour voir que vous leur dites des choses impertinentes; et ils n'en ont pas assez pour s'élever vers une religion pure, et dégagée de superstition, telle que la nôtre. Leurs passions leur font croire qu'il n'y a point de religion, parce que la seule qu'on enseigne est ridicule; vous devenez coupables de tous les vices dans lesquels ils se plongent.

BAMBABEF

Point du tout, car nous ne leur enseignons qu'une bonne morale.

OUANG

Vous vous feriez lapider par le peuple, si vous enseigniez une morale impure. Les hommes sont faits de façon, qu'ils veulent bien commettre le mal, mais ils ne veulent pas qu'on le leur prêche. Il faudrait seulement ne point mêler une morale sage avec des fables absurdes, parce que vous affaiblissez par vos impostures, dont vous pourriez vous passer, cette morale que vous êtes forcés d'enseigner.

BAMBABEF

Quoi! vous croyez qu'on peut enseigner la vérité au peuple sans la soutenir par des fables?

OUANG

Je le crois fermement. Nos lettrés sont de la même pâte que nos tailleurs, nos tisserands, et nos laboureurs. Ils adorent un Dieu créateur, rémunérateur, et vengeur. Ils ne souillent leur culte, ni par des systèmes absurdes, ni par des cérémonies extravagantes: et il y a bien moins de crimes parmi les lettrés que parmi le peuple. Pourquoi ne pas daigner instruire nos ouvriers comme nous instruisons nos lettrés?

BAMBABEF

Vous feriez une grande sottise; c'est comme si vous vouliez qu'ils eussent la même politesse, qu'ils fussent jurisconsultes; cela n'est ni possible ni convenable. Il faut du pain blanc pour les maîtres, et du pain bis pour les domestiques.

OUANG

J'avoue que tous les hommes ne doivent pas avoir la même science; mais il y a des choses nécessaires à tous. Il est nécessaire que chacun soit juste; et la plus sûre manière d'inspirer la justice à tous les hommes, c'est de leur inspirer la religion sans superstition.

BAMBABEF

C'est un beau projet; mais il est impraticable. Pensez-vous qu'il suffise aux hommes de croire un Dieu qui punit et qui récompense? Vous m'avez dit qu'il arrive souvent que les plus déliés d'entre le peuple se révoltent contre mes fables; ils se révolteront de même contre votre vérité. Ils diront: Qui m'assurera que Dieu punit et récompense? où en est la preuve? Quelle mission avez-vous? Quel miracle avez-vous fait pour que je vous croie? Ils se moqueront de vous bien plus que de moi.

OUANG

Voilà où est votre erreur. Vous vous imaginez qu'on secouera le joug d'une idée honnête, vraisemblable, utile à tout le monde, d'une idée dont la raison humaine est d'accord, parce qu'on rejette des choses malhonnêtes, absurdes, inutiles, dangereuses, qui font frémir le bon sens?

 Le peuple est très disposé à croire ses magistrats: quand ses magistrats ne leur proposent qu'une créance raisonnable, ils l'embrassent volontiers. On n'a point besoin de prodiges pour croire un Dieu juste, qui lit dans le coeur de l'homme; cette idée est trop naturelle, trop nécessaire pour être combattue. Il n'est pas nécessaire de dire précisément comment Dieu punira et récompensera; il suffit qu'on croie à sa justice. Je vous assure que j'ai vu des villes entières qui n'avaient presque point d'autres dogmes, et que ce sont celles où j'ai vu le plus de vertu.

BAMBABEF

Prenez garde; vous trouverez dans ces villes des philosophes qui vous nieront et les peines et les récompenses.

OUANG

Vous m'avouerez que ces philosophes nieront bien plus fortement vos inventions; ainsi vous ne gagnez rien par là. Quand il y aurait des philosophes qui ne conviendraient pas de mes principes, ils n'en seraient pas moins gens de bien; ils n'en cultiveraient pas moins la vertu, qui doit être embrassée par amour, et non par crainte. Mais, de plus, je vous soutiens qu'aucun philosophe ne serait jamais assuré que la Providence ne réserve pas des peines aux méchants et des récompenses aux bons. Car s'ils me demandent qui m'a dit que Dieu punit? je leur demanderai qui leur a dit que Dieu ne punit pas? Enfin, je vous soutiens que les philosophes m'aideront, loin de me contredire. Voulez-vous être philosophe?

BAMBABEF

Volontiers; mais ne le dites pas aux fakirs. Songeons surtout qu'un philosophe doit annoncer un Dieu s'il veut être utile à la société humaine.

 


 

GARGANTUA. [p. 281]

S'il y a jamais eu une réputation bien fondée, c'est celle de Gargantua . Cependant il s'est trouvé dans ce siècle philosophique et critique, des esprits téméraires qui ont osé nier les prodiges de ce grand homme, et qui ont poussé le pyrrhonisme jusqu'à douter qu'il ait jamais existé.

 Comment se peut-il faire, disent-ils, qu'il y ait eu au seizième siècle un héros dont aucun contemporain, ni St Ignace , ni le cardinal Caietan , ni Galilée , ni Guichardin , n'ont jamais parlé, et sur lequel on n'a jamais trouvé la moindre note dans les registres de la Sorbonne?

 Feuilletez les histoires de France, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Espagne etc. vous n'y voyez pas un mot de Gargantua . Sa vie entière depuis sa naissance jusqu'à sa mort, n'est qu'un tissu de prodiges inconcevables.

 Sa mère Gargamelle accouche de lui par l'oreille gauche. A peine est-il né qu'il crie à boire d'une voix terrible, qui est entendue dans la Beauce et dans le Vivarais. Il fallut seize aunes de drap pour sa seule braguette, et cent peaux de vaches brunes pour ses souliers. Il n'avait pas encore douze ans qu'il gagna une grande bataille et fonda l'abbaye de Thélême. On lui donne pour femme madame Badebec , et il est prouvé que Badebec est un nom syriaque.

 On lui fait avaler six pèlerins dans une salade. On prétend qu'il a pissé la rivière de Seine, et que c'est à lui seul que les Parisiens doivent ce beau fleuve.

 Tout cela paraît contre la nature à nos philosophes qui ne veulent pas même assurer les choses les plus vraisemblables, à moins qu'elles ne soient bien prouvées.

 Ils disent que si les Parisiens ont toujours cru à Gargantua , ce n'est pas une raison pour que les autres nations y croient. Que si Gargantua avait fait un seul des prodiges qu'on lui attribue, toute la terre en aurait retenti, toutes les chroniques en auraient parlé, que cent monuments l'auraient attesté. Enfin ils traitent sans façon les Parisiens qui croient à Gargantua , de badauds ignorants, de superstitieux imbéciles, parmi lesquels il se glisse des hypocrites qui feignent de croire à Gargantua pour avoir quelque prieuré de l'abbaye de Thélême.

 Le révérend père Viret cordelier à la grande manche, confesseur de filles et prédicateur du roi, à répondu à nos pyrrhoniens d'une manière invincible. Il prouve très doctement, que si aucun écrivain excepté Rabelais n'a parlé des prodiges de Gargantua , aucun historien aussi ne les a contredits; que le sage de Thou même qui croit aux sortilèges, aux prédictions et à l'astrologie, n'a jamais nié les miracles de Gargantua . Ils n'ont pas même été révoqués en doute par La Mothe le Vayer . Mézerai les a respectés au point qu'il n'en dit pas un seul mot. Ces prodiges ont été opérés à la vue de toute la terre. Rabelais en a été témoin; il ne pouvait être ni trompé ni trompeur. Pour peu qu'il se fût écarté de la vérité, toutes les nations de l'Europe se seraient élevées contre lui; tous les gazetiers, tous les faiseurs de journaux auraient crié à la fraude, à l'imposture.

 En vain les philosophes qui répondent à tout, disent qu'il n'y avait ni journaux ni gazettes dans ce temps-là. On leur réplique qu'il y avait l'équivalent, et cela suffit. Tout est impossible dans l'histoire de Gargantua : et c'est par cela même qu'elle est d'une vérité incontestable. Car si elle n'était pas vraie on n'aurait jamais osé l'imaginer; et la grande preuve qu'il la faut croire, c'est qu'elle est incroyable.

 Ouvrez tous les mercures, tous les journaux de Trévoux, ces ouvrages immortels qui sont l'instruction du genre humain, vous n'y trouverez pas une seule ligne où l'on révoque l'histoire de Gargantua en doute. Il était réservé à notre siècle de produire des monstres qui établissent un pyrrhonisme affreux sous prétexte qu'ils sont un peu mathématiciens, et qu'ils aiment la raison, la vérité et la justice. Quelle pitié! je ne veux qu'un argument pour les confondre.

  Gargantua fonda l'abbaye de Thélême. On ne trouve point ses titres, il est vrai, jamais elle n'en eut, mais elle existe; elle possède dix mille pièces d'or de rente. La rivière de Seine existe, elle est un monument éternel du pouvoir de la vessie de Gargantua . De plus, que vous coûte-t-il de le croire? ne faut-il pas embrasser le parti le plus sûr? Gargantua peut vous procurer de l'argent, des honneurs et du crédit. La philosophie ne vous donnera jamais que la satisfaction de l'âme; c'est bien peu de chose. Croyez à Gargantua , vous dis-je, pour peu que vous soyez avare, ambitieux et fripon; vous vous en trouverez très bien.

 


 

GÉNÉALOGIE. [p. 283]

Aucune généalogie, fût-elle réimprimée dans le Moréri, n'approche de celle de Mahomet ou Mohammed fils d'Abdollah, fils d'Abd'all Moutalel, fils d'Ashem; lequel Mohammed fut, dans son jeune âge, palefrenier de la veuve Cadishea, puis son facteur, puis son mari, puis prophète de Dieu, puis condamné à être pendu, puis conquérant et roi d'Arabie, puis mourut de sa belle mort rassasié de gloire et de femmes.

 Les barons allemands ne remontent que jusqu'à Vitikind, et nos nouveaux marquis français ne peuvent guère montrer de titres au delà de Charlemagne. Mais la race de Mahomet ou Mohammed, qui subsiste encore, a toujours fait voir un arbre généalogique, dont le trône est Adam, et dont les branches s'étendent d'Ismaël jusqu'aux gentilshommes qui portent aujourd'hui le grand titre de cousin de Mahomet.

 Nulle difficulté sur cette généalogie, nulle dispute entre les savants, point de faux calculs à rectifier, point de contradiction à pallier, point d'impossibilités qu'on cherche à rendre possibles.

 Votre orgueil murmure de l'authenticité de ces titres. Vous me dites que vous descendez d'Adam, aussi bien que le grand prophète; si Adam est le père commun; mais que cet Adam n'a jamais été connu de personne, pas même des anciens Arabes: que ce nom n'a jamais été cité que dans les livres juifs; que par conséquent vous vous inscrivez en faux contre les titres de noblesse de Mahomet ou Mohammed.

 Vous ajoutez qu'en tout cas s'il y a eu un premier homme, quel qu'ait été son nom, vous en descendez tout aussi bien que l'illustre palefrenier de Cadishea; et que s'il n'y a point eu de premier homme, si le genre humain a toujours existé, comme tant de savants le prétendent, vous êtes gentilhomme de toute éternité.

 A cela on vous réplique que vous êtes roturier de toute éternité, si vous n'avez pas vos parchemins en bonne forme.

 Vous répondez que les hommes sont égaux; qu'une race ne peut être plus ancienne qu'une autre; que les parchemins, auxquels pend un morceau de cire, sont d'une invention nouvelle; qu'il n'y a aucune raison qui vous oblige de céder à la famille de Mohammed, ni à celle de Confutzé, ni à celle des empereurs du Japon, ni aux secrétaires du roi du grand collège. Je ne puis combattre votre opinion par des preuves physiques, ou métaphysiques, ou morales. Vous vous croyez égal au daïri du Japon; et je suis entièrement de votre avis. Tout ce que je vous conseille, quand vous vous trouverez en concurrence avec lui, c'est d'être le plus fort.

 


 

GENERATION. [p. 284]

Je dirai comment s'opère la génération quand on m'aura enseigné comment Dieu s'y est pris pour la création.

 Mais toute l'antiquité, me dites-vous, tous les philosophes, tous les cosmogonites sans exception, ont ignoré la création proprement dite. Faire quelque chose de rien a paru une contradiction à tous les penseurs anciens. L'axiome, rien ne vient de rien , a été le fondement de toute philosophie. Et nous demandons au contraire comment quelque chose peut en produire une autre?

 Je vous réponds qu'il m'est aussi impossible de voir clairement comment un être vient d'un autre être, que de comprendre comment il est arrivé du néant.

 Je vois bien qu'une plante, un animal engendre son semblable; mais telle est notre destinée que nous savons parfaitement comment on tue un homme, et que nous ignorons comment on le fait naître.

 Nul animal, nul végétal ne peut se former sans germe, autrement une carpe pourrait naître sur un if, et un lapin au fond d'une rivière, sauf à y périr.

 Vous voyez un gland, vous le jetez en terre; il devient chêne. Mais savez-vous ce qu'il faudrait pour que vous sussiez comment ce germe se développe et se change en chêne? il faudrait que vous fussiez Dieu.

 Vous cherchez le mystère de la génération de l'homme; dites-moi d'abord seulement le mystère qui lui donne des cheveux et des ongles; dites-moi comment il remue le petit doigt quand il le veut?

 Vous reprochez à mon système que c'est celui d'un grand ignorant. J'en conviens. Mais je vous répondrai ce que dit l'évêque d'Aire Montmorin à quelques-uns de ses confrères. Il avait eu deux enfants de son mariage avant d'entrer dans les ordres, il les présenta, et on rit. Messieurs , dit-il, la différence entre nous, c'est que j'avoue les miens .

 Si vous voulez quelque chose de plus sur la génération et sur les germes, lisez, ou relisez ce que j'ai lu autrefois dans une de ces petites brochures qui se perdent quand elles ne sont pas enchâssées dans des volumes d'une taille un peu plus fournie.

ENTRETIEN D'UN JEUNE MARIÉ FORT NAÏF, ET D'UN PHILOSOPHE.

LE JEUNE MARIÉ

Monsieur, dites-moi, je vous prie, si ma femme me donnera un garçon ou une fille?

LE PHILOSOPHE

Monsieur, les sages-femmes et les femmes de chambre disent quelquefois qu'elles le savent; mais les philosophes avouent qu'ils n'en savent rien.

LE JEUNE MARIÉ

Je crois que ma femme n'est grosse que depuis huit jours; dites-moi du moins si mon enfant a déjà une âme?

LE PHILOSOPHE

Ce n'est pas là l'affaire des géomètres; adressez-vous au théologien du coin.

LE JEUNE MARIÉ

Refuserez-vous de me dire en quel endroit il est placé?

LE PHILOSOPHE

Dans une petite poche qui s'élargit tous les jours, et qui est juste entre l'intestin rectum et la vessie.

LE JEUNE MARIÉ

O Dieu paternel! l'âme de mon fils entre de l'urine et quelque chose de pis! quelle auberge pour l'être pensant, et cela pendant neuf mois!

LE PHILOSOPHE

Oui, mon cher voisin; l'âme d'un pape n'a point eu d'autre berceau; et cependant on se donne des airs et on fait le fier.

LE JEUNE MARIÉ

Je sens bien qu'il n'y a point d'animal qui doive être moins fier que l'homme. Mais comme je vous ai déjà dit que j'étais très curieux, je voudrais savoir comment dans cette poche un peu de liqueur devient une grosse masse de chair si bien organisée. En un mot, vous qui êtes si savant, ne pourriez-vous point me dire comment les enfants se font?

LE PHILOSOPHE

Non, mon ami; mais si vous voulez je vous dirai ce que les médecins ont imaginé, c'est-à-dire, comment les enfants ne se font point.

 Premièrement Hippocrate écrit que les deux véhicules fluides de l'homme et de la femme, s'élancent et s'unissent ensemble, et que dans le moment l'enfant est conçu par cette union.

 Le révérend père Sanchez, le docteur de l'Espagne, est entièrement de l'avis d'Hippocrate; et il en a même fait un fort plaisant article de théologie, que tous les Espagnols ont cru fermement, jusqu'à ce que tous les jésuites aient été renvoyés du pays.

LE JEUNE MARIÉ

Je suis assez content d'Hippocrate et de Sanchez. Ma femme a rempli, ou je suis bien trompé, toutes les conditions imposées par ces grands hommes, pour former un enfant, et pour lui donner une âme.

LE PHILOSOPHE

Malheureusement il y a beaucoup de femmes qui ne répandent aucune liqueur, mais qui ne reçoivent qu'avec aversion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont des enfants. Cela seul décide contre Hippocrate et Sanchez.

 De plus, il y a très grande apparence que la nature agit toujours dans les mêmes cas suivant les mêmes principes: or, il y a beaucoup d'espèces d'animaux qui engendrent sans copulation, comme les poissons écaillés, les huîtres, les pucerons. Il a donc fallu que les physiciens cherchassent une mécanique de génération qui convînt à tous les animaux. Le célèbre Harvey, qui le premier démontra la circulation, et qui était digne de découvrir le secret de la nature, crut l'avoir trouvé dans les poules: elles pondent des oeufs; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les mauvais plaisants dirent que c'est pour cela que les bourgeois, et même quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur maîtresse ma poule , et qu'on dit que toutes les femmes sont coquettes parce qu'elles voudraient que leurs coqs les trouvassent belles. Malgré ces railleries Harvey ne changea point d'avis, et il fut établi dans toute l'Europe que nous venons d'un oeuf.

LE JEUNE MARIÉ

Mais, monsieur, vous m'avez dit que la nature est toujours semblable à elle-même, qu'elle agit toujours par le même principe dans le même cas; les femmes, les juments, les ânesses, les anguilles ne pondent point. Vous vous moquez de moi.

LE PHILOSOPHE

Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en dedans; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux; les juments, les anguilles en ont aussi. Un oeuf se détache de l'ovaire, il est couvé dans la matrice. Voyez tous les poissons écaillés, les grenouilles, ils jettent des oeufs que le mâle féconde. Les baleines et les autres animaux marins de cette espèce, font éclore leurs oeufs dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes sont visiblement formés d'un oeuf. Tout vient d'un oeuf: et notre globe est un grand oeuf qui contient tous les autres.

LE JEUNE MARIÉ

Mais vraiment ce système porte tous les caractères de la vérité; il est simple, il est uniforme, il est démontré aux yeux dans plus de la moitié des animaux; j'en suis fort content, je n'en veux point d'autre; les oeufs de ma femme me sont fort chers.

LE PHILOSOPHE

On s'est lassé à la longue de ce système; on a fait les enfants d'une autre façon.

LE JEUNE MARIÉ

Et pourquoi, puisque celle-là est si naturelle?

LE PHILOSOPHE

C'est qu'on a prétendu que nos femmes n'ont point d'ovaire, mais seulement de petites glandes.

LE JEUNE MARIÉ

Je soupçonne que des gens qui avaient un autre système à débiter, ont voulu décréditer les oeufs.

LE PHILOSOPHE

Cela pourrait bien être. Deux Hollandais s'avisèrent d'examiner la liqueur séminale au microscope, celle de l'homme, celle de plusieurs animaux; et ils crurent y apercevoir des animaux déjà tout formés, qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils en virent même dans le fluide séminal du coq. Alors on jugea que les mâles faisaient tout et les femelles rien; elles ne servirent plus qu'à porter le trésor que le mâle leur avait confié.

LE JEUNE MARIÉ

Voilà qui est bien étrange. J'ai quelques doutes sur tous ces petits animaux qui frétillent si prodigieusement dans une liqueur pour être ensuite immobiles dans les oeufs des oiseaux, et pour être non moins immobiles pendant neuf mois (à quelques culbutes près) dans le ventre de la femme; cela ne me paraît pas conséquent. Ce n'est pas (autant que j'en puis juger) la marche de la nature. Comment sont faits, s'il vous plaît, ces petits hommes qui sont si bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez?

LE PHILOSOPHE

Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un médecin nommé Andri qui voyait des vers partout, et qui voulait absolument détruire le système d'Harvey. Il aurait s'il l'avait pu, anéanti la circulation du sang, parce qu'un autre l'avait découverte. Enfin, deux Hollandais et M. Andri, à force de tomber dans le péché d'Onam, et de voir les choses au microscope, réduisirent l'homme à être chenille. Nous sommes d'abord un ver comme elle; de là dans notre enveloppe nous devenons comme elle pendant neuf mois une vraie chrysalide, que les paysans appellent fève . Ensuite, si la chenille devient papillon, nous devenons hommes; voilà nos métamorphoses.

LE JEUNE MARIÉ

Eh bien! s'en est-on tenu là? n'y a-t-il point eu depuis de nouvelle mode?

LE PHILOSOPHE

On s'est dégoûté d'être chenille. Un philosophe extrêmement plaisant a découvert dans une Vénus physique que l'attraction faisait les enfants: et voici comment la chose s'opère. Le germe étant tombé dans la matrice, l'oeil droit attire l'oeil gauche, qui arrive pour s'unir à lui en qualité d'oeil; mais il en est empêché par le nez qu'il rencontre en chemin, et qui l'oblige de se placer à gauche. Il en est de même des bras, des cuisses et des jambes qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d'expliquer dans cette hypothèse la situation des mamelles et des fesses. Ce grand philosophe n'admet aucun dessein de l'Etre créateur dans la formation des animaux. Il est bien loin de croire que le coeur soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l'estomac pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre; cela lui paraît trop vulgaire; tout se fait par attraction.

LE JEUNE MARIÉ

Voilà un maître fou. Je me flatte que personne n'a pu adopter une idée aussi extravagante.

LE PHILOSOPHE

On en rit beaucoup; mais ce qu'il y eut de triste, c'est que cet insensé ressemblait aux théologiens, qui persécutent autant qu'ils le peuvent ceux qu'ils font rire.

 D'autres philosophes ont imaginé d'autres manières qui n'ont pas fait une plus grande fortune. Ce n'est plus le bras qui va chercher le bras; ce n'est plus la cuisse qui court après la cuisse, ce sont de petites molécules, de petites particules de bras et de cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-être enfin obligé d'en revenir aux oeufs, après avoir perdu bien du temps.

LE JEUNE MARIÉ

J'en suis ravi: mais quel a été le résultat de toutes ces disputes?

LE PHILOSOPHE

Le doute. Si la question avait été débattue entre des théologaux, il y aurait eu des excommunications et du sang répandu; mais entre des physiciens la paix est bientôt faite; chacun a couché avec sa femme sans penser le moins du monde à son ovaire, ni à ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce mystère s'opère. C'est ainsi que vous semez du blé, et que vous ignorez comment le blé germe en terre.

LE JEUNE MARIÉ

Oh! je le sais bien; on me l'a dit il y a longtemps; c'est par pourriture. Cependant il me prend quelquefois des envies de rire de tout ce qu'on m'a dit.

LE PHILOSOPHE

C'est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de tout, excepté que les triangles d'un triangle sont égaux à deux droits, et que les triangles qui ont même base et même hauteur sont égaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme par exemple que deux et deux font quatre.

LE JEUNE MARIÉ

Oui, je crois qu'il est fort sage de douter; mais je sens que je suis curieux. Je voudrais, quand ma volonté remue mon bras ou ma jambe, découvrir le ressort par lequel ma volonté les remue; car sûrement il y en a un. Je suis quelquefois tout étonné de pouvoir lever et baisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles. Je pense, et je voudrais connaître un peu. . . là. . . toucher au doigt ma pensée. Cela doit être fort curieux. Je cherche si je pense par moi-même, si Dieu me donne mes idées, si mon âme est venue dans mon corps à six semaines ou à un jour, comment elle s'est logée dans mon cerveau; si je pense beaucoup quand je dors profondément, et quand je suis en léthargie. Je me creuse la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre. Mes sensations ne m'étonnent pas moins; j'y trouve du divin, et surtout dans le plaisir. J'ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau sens, et je n'ai jamais pu y parvenir. Les géomètres savent toutes ces choses; ayez la bonté de m'instruire.

LE PHILOSOPHE

Hélas! Nous sommes aussi ignorants que vous; adressez-vous à la Sorbonne.

 


 

GÉNÉRAUX (Etats)" [p. 291]

Il y en a toujours eu dans l'Europe, et probablement dans toute la terre, tant il est naturel d'assembler la famille, pour connaître ses intérêts et pourvoir à ses besoins. Les Tartares avaient leur Courilté . Les Germains, selon Tacite, s'assemblaient pour délibérer. Les Saxons et les peuples du Nord eurent leur Wittenagemot . Tout fut états généraux dans les républiques grecques et romaines.

 Nous n'en voyons point chez les Egyptiens, chez les Perses, chez les Chinois, parce que nous n'avons que des fragments fort imparfaits de leurs histoires; nous ne les connaissons guère que depuis le temps où leurs rois furent absolus, ou du moins depuis le temps où ils n'avaient que les prêtres pour contrepoids de leur autorité.

 Quand les comices furent abolis à Rome, les gardes prétoriennes prirent leur place; des soldats insolents, avides, barbares et lâches furent la république. Septime Sévère les vainquit et les cassa.

 Les états généraux de l'empire ottoman sont les janissaires et les spahis; dans Alger et dans Tunis c'est la milice.

 Le plus grand, et le plus singulier exemple de ces états généraux est la diète de Ratisbonne qui dure depuis cent ans, où siègent continuellement les représentants de l'empire, les ministres des électeurs, des princes, des comtes, des prélats et des villes impériales, lesquelles sont au nombre de trente-sept.

 Les seconds états généraux de l'Europe sont ceux de la Grande-Bretagne. Ils ne sont pas toujours assemblés comme la diète de Ratisbonne, mais ils sont devenus si nécessaires que le roi les convoque tous les ans.

 La chambre des communes répond précisément aux députés des villes reçus dans la diète de l'empire; mais elle est en beaucoup plus grand nombre, et jouit d'un pouvoir bien supérieur. C'est proprement la nation. Les pairs et les évêques ne sont en parlement que pour eux, et la chambre des communes y est pour tout le pays. Ce parlement d'Angleterre n'est autre chose qu'une imitation perfectionnée de quelques états généraux de France.

 En 1355, sous le roi Jean, les trois états furent assemblés à Paris pour secourir le roi Jean contre les Anglais. Ils lui accordèrent une somme considérable, à cinq livres cinq sous le marc, de peur que le roi n'en changeât la valeur numéraire. Ils réglèrent l'impôt nécessaire pour recueillir cet argent; et ils établirent neuf commissaires pour présider à la recette. Le roi promit pour lui et pour ses successeurs de ne faire dans l'avenir aucun changement dans la monnaie.

 Qu'est-ce que promettre pour soi et pour ses héritiers? ou c'est ne rien promettre, ou c'est dire, ni moi, ni mes héritiers n'avons le droit d'altérer la monnaie, nous sommes dans l'impuissance de faire le mal.

 Avec cet argent qui fut bientôt levé, on forma aisément une armée, qui n'empêcha pas le roi Jean d'être fait prisonnier à la bataille de Poitiers.

 On devait rendre compte aux états au bout de l'année de l'emploi de la somme accordée. C'est ainsi qu'on en use aujourd'hui en Angleterre avec la chambre des communes. La nation anglaise a conservé tout ce que la nation française a perdu.

 Les états généraux de Suède ont une coutume plus honorable encore à l'humanité, et qui ne se trouve chez aucun peuple. Ils admettent dans leurs assemblées deux cents paysans qui font un corps séparé des trois autres, et qui soutiennent la liberté de ceux qui travaillent à nourrir les hommes.

 Les états généraux de Dannemarck prirent une résolution toute contraire en 1660; ils se dépouillèrent de tous leurs droits en faveur du roi. Ils lui donnèrent un pouvoir absolu et illimité. Mais ce qui est plus étrange, c'est qu'ils ne s'en sont point repentis jusqu'à présent.

 Les états généraux en France n'ont point été assemblés depuis 1613, et les Cortez d'Espagne ont duré cent ans après. On les assembla encore en 1712 pour confirmer la renonciation de Philippe V à la couronne de France. Ces états généraux n'ont point été convoqués depuis ce temps.

 


 

GENÈSE. [p. 293]

L'écrivain sacré s'étant conformé aux idées reçues, et n'ayant pas dû s'en écarter, puisque sans cette condescendance il n'aurait pas été entendu, il ne nous reste que quelques remarques à faire sur la physique de ces temps reculés; car pour la théologie nous la respectons; nous y croyons et nous n'y touchons jamais.

  Au commencement Dieu créa le ciel et la terre.

 C'est ainsi qu'on a traduit; mais la traduction n'est pas exacte. Il n'y a pas d'homme un peu instruit qui ne sache que le texte porte, Au commencement les Dieux firent , ou les Dieux fit, le ciel et la terre . Cette leçon d'ailleurs est conforme à l'ancienne idée des Phéniciens, qui avaient imaginé que Dieu employa des dieux inférieurs pour débrouiller le chaos, le Chaut Ereb. Les Phéniciens étaient depuis longtemps un peuple puissant qui avait sa théogonie avant que les Hébreux se fussent emparés de quelques cantons vers son pays. Il est bien naturel de penser que quand les Hébreux eurent enfin un petit établissement vers la Phénicie, ils commencèrent à apprendre la langue. Alors, leurs écrivains parurent emprunter l'ancienne physique de leurs maîtres; c'est la marche de l'esprit humain.

 Dans le temps où l'on place Moïse , les philosophes phéniciens en savaient-ils assez pour regarder la terre comme un point, en comparaison de la multitude infinie de globes que Dieu a placés dans l'immensité de l'espace qu'on nomme le Ciel ? Cette idée si ancienne et si fausse, que le ciel fut fait pour la terre, a presque toujours prévalu chez le peuple ignorant. C'est à peu près comme si on disait que Dieu créa toutes les montagnes et un grain de sable, et qu'on s'imaginât que ces montagnes ont été faites pour ce grain de sable. Il n'est guère possible que les Phéniciens si bons navigateurs n'eussent pas quelques bons astronomes: mais les vieux préjugés prévalaient, et ces vieux préjugés durent être ménagés par l'auteur de la Genèse qui écrivait pour enseigner les voies de Dieu et non la physique.

  La terre était tohu-bohu et vide; les ténèbres étaient sur la face de l'abîme, et l'esprit de Dieu était porté sur les eaux .

  Tohu-bohu signifie précisément chaos, désordre; c'est un de ces mots imitatifs qu'on trouve dans toutes les langues, comme sens dessus dessous, tintamarre, trictrac, tonnerre, bombe. La terre n'était point encore formée telle qu'elle est; la matière existait, mais la puissance divine ne l'avait point encore arrangée. L'esprit de Dieu signifie à la lettre le souffle , le vent qui agitait les eaux. Cette idée est exprimée dans les fragments de l'auteur phénicien Sanchoniaton. Les Phéniciens croyaient comme tous les autres peuples la matière éternelle. Il n'y a pas un seul auteur dans l'antiquité qui ait jamais dit qu'on eût tiré quelque chose du néant. On ne trouve même dans toute la Bible aucun passage où il soit dit que la matière ait été faite de rien. Non que la création de rien ne soit très vraie; mais cette vérité n'était pas connue des Juifs charnels.

 Les hommes furent toujours partagés sur la question de l'éternité du monde, mais jamais sur l'éternité de la matière.

Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti.

 Voilà l'opinion de toute l'antiquité.

 Dieu dit, Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite; et il vit que la lumière était bonne; et il divisa la lumière des ténèbres, et il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit; et le soir et le matin furent un jour. Et Dieu dit aussi, Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu'il sépare les eaux des eaux; et Dieu fit le firmament; et il divisa les eaux au-dessus du firmament des eaux au-dessous du firmament, et Dieu appela le firmament Ciel; et le soir et le matin fit le second jour etc., et il vit que cela était bon .

 Commençons par examiner si l'évêque d'Avranche Huet, Le Clerc , etc. n'ont pas évidemment raison contre ceux qui prétendent trouver ici un tour d'éloquence.

 Cette éloquence n'est affectée dans aucune histoire écrite par les Juifs. Le style est ici de la plus grande simplicité, comme dans le reste de l'ouvrage. Si un orateur, pour faire connaître la puissance de Dieu, employait seulement cette expression, Il dit, Que la lumière soit, et la lumière fut, ce serait alors du sublime. Tel est ce passage d'un psaume, Dixit, et facta sunt . C'est un trait qui étant unique en cet endroit, et placé pour faire une grande image, frappe l'esprit et l'enlève. Mais ici, c'est le narré le plus simple. L'auteur juif ne parle pas de la lumière autrement que des autres objets de la création; il dit également à chaque article, et Dieu vit que cela était bon . Tout est sublime dans la création sans doute; mais celle de la lumière ne l'est pas plus que celle de l'herbe des champs; le sublime est ce qui s'élève au-dessus du reste, et le même tour règne partout dans ce chapitre.

 C'était encore une opinion fort ancienne, que la lumière ne venait pas du soleil. On la voyait répandue dans l'air avant le lever et après le coucher de cet astre; on s'imaginait que le soleil ne servait qu'à la pousser plus fortement: aussi l'auteur de la Genèse se conforme-t-il à cette erreur populaire, et même il ne fait créer le soleil et la lune que quatre jours après la lumière. Il était impossible qu'il y eût un matin et un soir avant qu'il existât un soleil. L'auteur inspiré daignait descendre aux préjugés vagues et grossiers de la nation. Dieu ne prétendait pas enseigner la philosophie aux Juifs. Il pouvait élever leur esprit jusqu'à la vérité, mais il aimait mieux descendre jusqu'à eux. On ne peut trop répéter cette solution.

 La séparation de la lumière et des ténèbres n'est pas d'une autre physique; il semble que la nuit et le jour fussent mêlés ensemble comme des grains d'espèces différentes que l'on sépare les uns des autres. On sait assez que les ténèbres ne sont autre chose que la privation de la lumière, et qu'il n'y a de lumière en effet qu'autant que nos yeux reçoivent cette sensation; mais on était alors bien loin de connaître ces vérités.

 L'idée d'un firmament est encore de la plus haute antiquité. On s'imaginait que les cieux étaient très solides, parce qu'on y voyait toujours les mêmes phénomènes. Les cieux roulaient sur nos têtes; ils étaient donc d'une matière fort dure. Le moyen de supputer combien les exhalaisons de la terre et des mers pouvaient fournir d'eau aux nuages? Il n'y avait point de Halley qui pût faire ce calcul. On se figurait donc des réservoirs d'eau dans le ciel. Ces réservoirs ne pouvaient être portés que sur une bonne voûte; on voyait à travers cette voûte, elle était donc de cristal. Pour que les eaux supérieures tombassent de cette voûte sur la terre, il était nécessaire qu'il y eût des portes, des écluses, des cataractes qui s'ouvrissent et se fermassent. Telle était l'astronomie d'alors; et puisqu'on écrivait pour les Juifs, il fallait bien adopter leurs idées grossières empruntées des autres peuples un peu moins grossiers qu'eux.

 Dieu fit deux grands luminaires, l'un pour présider au jour, l'autre à la nuit; il fit aussi les étoiles .

 C'est toujours, il est vrai, la même ignorance de la nature. Les Juifs ne savaient pas que la lune n'éclaire que par une lumière réfléchie. L'auteur parle ici des étoiles comme de points lumineux tels qu'on les voit, quoiqu'elles soient autant de soleils dont chacun a des mondes roulant autour de lui. L'esprit saint se proportionnait donc à l'esprit du temps. S'il avait dit que le soleil est un million de fois plus gros que la terre, et la lune cinquante fois plus petite, on ne l'aurait pas compris. Ils nous paraissent deux astres presque également grands.

 Dieu dit aussi, Faisons l'homme à notre image, et qu'il préside aux poissons, etc.

 Qu'entendaient les Juifs par Faisons l'homme à notre image? ce que toute l'antiquité entendait.

Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.

 On ne fait des images que des corps. Nulle nation n'imagina un dieu sans corps; et il est impossible de se le représenter autrement. On peut bien dire, Dieu n'est rien de ce que nous connaissons; mais on ne peut avoir aucune idée de ce qu'il est. Les Juifs crurent Dieu constamment corporel, comme tous les autres peuples. Tous les premiers Pères de l'Eglise crurent aussi Dieu corporel, jusqu'à ce qu'ils eussent embrassé les idées de Platon, ou plutôt, jusqu'à ce que les lumières du christianisme furent plus pures.

  Il les créa mâle et femelle.

 Si Dieu, ou les dieux secondaires, créèrent l'homme mâle et femelle à leur ressemblance, il semble en ce cas que les Juifs croyaientDieu , et les dieux mâles et femelles. On a recherché si l'auteur veut dire que l'homme avait d'abord les deux sexes, ou s'il entend que Dieu fit Adam et Eve le même jour. Le sens le plus naturel est que Dieu forma Adam et Eve en même temps; mais ce sens contredirait absolument la formation de la femme faite d'une côte de l'homme longtemps après les sept jours.

  Et il se reposa le septième jour .

 Les Phéniciens, les Chaldéens, les Indiens disaient que Dieu avait fait le monde en six temps, que l'ancien Zoroastre appelle les six gahambars si célèbres chez les Perses.

 Il est incontestable que tous ces peuples avaient une théologie avant que les Juifs habitassent les déserts d'Oreb et de Sinaï, avant qu'ils pussent avoir des écrivains. Plusieurs savants ont cru vraisemblable que l'allégorie des six jours est imitée de celle des six temps. Dieu peut avoir permis que de grands peuples eussent cette idée, avant qu'il l'eût inspirée au peuple juif. Il avait bien permis que les autres peuples inventassent les arts avant que les Juifs en eussent aucun.

  Du lieu de volupté sortait un fleuve qui arrosait le jardin, et de là se partageait en quatre fleuves; l'un s'appelle Phison, qui tourne dans le pays d'Evilath où vient l'or. . . Le second s'appelle Gehon, qui entoure l'Ethiopie. . . Le troisième est le Tigre, et le quatrième l'Euphrate .

 Suivant cette version, le paradis terrestre aurait contenu près du tiers de l'Asie et de l'Afrique. L'Euphrate et le Tigre ont leur source à plus de soixante grandes lieues l'un de l'autre, dans des montagnes horribles qui ne ressemblent guère à un jardin. Le fleuve qui borde l'Ethiopie, et qui ne peut être que le Nil, commence à plus de mille lieues des sources du Tigre et de l'Euphrate; et si le Phison est le Phase, il est assez étonnant de mettre au même endroit la source d'un fleuve de Scythie et celle d'un fleuve d'Afrique. Il a donc fallu chercher une autre explication et d'autres fleuves. Chaque commentateur a fait son paradis terrestre.

 On a dit que le jardin d'Eden ressemble à ces jardins d'Eden à Saana dans l'Arabie heureuse, fameuse dans toute l'antiquité; que les Hébreux, peuple très récent, pouvaient être une horde arabe, et se faire honneur de ce qu'il y avait de plus beau dans le meilleur canton de l'Arabie; qu'ils ont toujours employé pour eux les anciennes traditions des grandes nations au milieu desquelles ils étaient enclavés. Mais ils n'en étaient pas moins conduits par le Seigneur.

  Le Seigneur prit donc l'homme, et le mit dans le jardin de volupté, afin qu'il le cultivât .

 C'est fort bien fait de cultiver son jardin , mais il est difficile qu'Adam cultivât un jardin de mille lieues de long; apparemment qu'on lui donna des aides. Il faut donc encore une fois que les commentateurs exercent ici leur talent de deviner. Aussi a-t-on donné à ces quatre fleuves trente positions différentes.

  Ne mangez point du fruit de la science du bien et du mal .

 Il est difficile de concevoir qu'il y ait eu un arbre qui enseignât le bien et le mal, comme il y a des poiriers et des abricotiers. D'ailleurs, on a demandé pourquoi Dieu ne veut pas que l'homme connaisse le bien et le mal? Le contraire ne paraît-il pas (si on ose le dire) beaucoup plus digne de Dieu, et beaucoup plus nécessaire à l'homme? Il semble à notre pauvre raison que Dieu devait ordonner de manger beaucoup de ce fruit; mais on doit soumettre sa raison, et conclure seulement qu'il faut obéir à Dieu.

  Dès que vous en aurez mangé vous mourrez .

 Cependant Adam en mangea et n'en mourut point. Au contraire, on le fait vivre encore neuf cent trente ans. Plusieurs Pères ont regardé tout cela comme une allégorie. En effet, on pourrait dire que les autres animaux ne savent pas qu'ils mourront, mais que l'homme le sait par sa raison. Cette raison est l'arbre de la science qui lui fait prévoir sa fin. Cette explication serait peut-être la plus raisonnable; mais nous n'osons prononcer.

  Le Seigneur dit aussi, Il n'est pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui .

 On s'attend que le Seigneur va lui donner une femme: mais auparavant il lui amène tous les animaux. Peut-être y a-t-il ici quelque transposition de copiste.

  Et le nom qu'Adam donna à chacun des animaux est son véritable nom .

 Ce qu'on peut entendre par le véritable nom d'un animal serait un nom qui désignerait toutes les propriétés de son espèce, ou du moins les principales; mais il n'en est ainsi dans aucune langue. Il y a dans chacune quelques mots imitatifs, comme coq et coucou en celte, qui désignent un peu le cri du coq et du coucou. Tintamarre , trictrac ; alali en grec, loupous en latin, etc. Mais ces mots imitatifs sont en très petit nombre. De plus, si Adam eût ainsi connu toutes les propriétés des animaux, ou il avait déjà mangé du fruit de la science, ou Dieu semblait n'avoir pas besoin de lui interdire ce fruit. Il en savait déjà plus que la Société royale de Londres, et l'Académie des sciences.

 Observez que c'est ici la première fois qu'Adam est nommé dans la Genèse. Le premier homme, chez les anciens brachmanes, prodigieusement antérieurs aux Juifs, s'appelait Adimo , l'enfant de la terre, et sa femme Procriti , la vie; c'est ce que dit le Védam dans la seconde formation du monde. Adam et Eve signifiaient ces mêmes choses dans la langue phénicienne. Nouvelle preuve que l'Esprit saint se conformait aux idées reçues.

  Lorsque Adam était endormi, Dieu prit une de ses côtes, et mit de la chair à la place; et de la côte qu'il avait tirée d'Adam il bâtit une femme, et il amena la femme à Adam .

 Le Seigneur (un chapitre auparavant) avait déjà créé le mâle et la femelle; pourquoi donc ôter une côte à l'homme pour en faire une femme qui existait déjà? On répond que l'auteur annonce dans un endroit ce qu'il explique dans l'autre. On répond encore que cette allégorie soumet la femme à son mari, et exprime leur union intime. Bien des gens ont cru sur ce verset que les hommes ont une côte de moins que les femmes. Mais c'est une hérésie; et l'anatomie nous fait voir qu'une femme n'est pas pourvue de plus de côtes que son mari.

  Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre, etc.: il dit à la femme, etc .

 Il n'est fait dans tout cet article aucune mention du diable, tout y est physique. Le serpent était regardé, non seulement comme le plus rusé des animaux par toutes les nations orientales, mais encore comme immortel. Les Chaldéens avaient une fable d'une querelle entre Dieu et le serpent; et cette fable avait été conservée par Phérécide. Origène la cite dans son livre 6 contre Celse. On portait un serpent dans les fêtes de Bacchus. Les Egyptiens attachaient une espèce de divinité au serpent, au rapport d'Eusèbe dans sa Préparation évangélique , livre premier, chap. x. Dans l'Arabie et dans les Indes, à la Chine même, le serpent était regardé comme le symbole de la vie; et de là vint que les empereurs de la Chine, antérieurs à Moïse, portèrent toujours l'image d'un serpent sur leur poitrine.

 Eve n'est point étonnée que le serpent lui parle. Les animaux ont parlé dans toutes les anciennes histoires, et c'est pourquoi lorsque Pilpay et Lokman firent parler les animaux, personne n'en fut surpris.

 Toute cette aventure paraît si physique et si dépouillée de toute allégorie, qu'on y rend raison pourquoi le serpent rampe depuis ce temps-là sur son ventre, pourquoi nous cherchons toujours à l'écraser, et pourquoi il cherche toujours à nous mordre (du moins à ce qu'on croit); précisément comme on rendait raison dans les anciennes métamorphoses pourquoi le corbeau qui était blanc autrefois est noir aujourd'hui, pourquoi le hibou ne sort de son trou que de nuit, pourquoi le loup aime le carnage, etc. Mais les Pères ont cru que c'est une allégorie aussi manifeste que respectable. Le plus sûr est de les croire.

  Je multiplierai vos misères et vos grossesses, vous enfanterez dans la douleur, vous serez sous la puissance de l'homme, et il vous dominera .

 On demande pourquoi la multiplication des grossesses est une punition? C'était au contraire, dit-on, une très grande bénédiction, et surtout chez les Juifs. Les douleurs de l'enfantement ne sont considérables que dans les femmes délicates; celles qui sont accoutumées au travail accouchent très aisément, surtout dans les climats chauds. Il y a quelquefois des bêtes qui souffrent beaucoup dans leur gésine; il y en a même qui en meurent. Et quant à la supériorité de l'homme sur la femme, c'est une chose entièrement naturelle; c'est l'effet de la force du corps et même de celle de l'esprit. Les hommes en général ont des organes plus capables d'une attention suivie que les femmes, et sont plus propres aux travaux de la tête et du bras. Mais quand une femme a le poignet et l'esprit plus fort que son mari, elle en est partout la maîtresse; c'est alors le mari qui est soumis à la femme. Cela est vrai; mais il se peut très bien qu'avant le péché originel il n'y eût ni sujétion, ni douleur.

  Le Seigneur leur fit des tuniques de peau .

 Ce passage prouve bien que les Juifs croyaient un Dieu corporel. Un rabbin nommé Eliéser a écrit que Dieu couvrit Adam et Eve de la peau même du serpent qui les avait tentés; et Origène prétend que cette tunique de peau était une nouvelle chair, un nouveau corps, que Dieu fit à l'homme. Il vaut mieux s'en tenir au texte avec respect.

  Et le Seigneur dit, Voilà Adam qui est devenu comme l'un de nous .

 Il semblerait que les Juifs admirent d'abord plusieurs dieux. Il est plus difficile de savoir ce qu'ils entendent par ce mot dieux, Eloïm . Quelques commentateurs ont prétendu que ce mot, l'un de nous , signifie la Trinité; mais il n'est pas assurément question de la Trinité dans la Bible. La Trinité n'est pas un composé de plusieurs dieux, c'est le même Dieu triple; et jamais les Juifs n'entendirent parler d'un Dieu en trois personnes. Par ces mots, semblable à nous , il est vraisemblable que les Juifs entendaient les anges Eloïm. C'est ce qui fit penser à plusieurs doctes téméraires que ce livre ne fut écrit que quand ils adoptèrent la créance de ces dieux inférieurs. Mais c'est une opinion condamnée.

  Le Seigneur le mit hors du jardin de volupté, afin qu'il cultivât la terre .

 Mais le Seigneur, disent quelques-uns, l'avait mis dans le jardin de volupté afin qu'il cultivât ce jardin . Si Adam de jardinier devint laboureur, ils disent qu'en cela son état n'empira pas beaucoup. Un bon laboureur vaut bien un bon jardinier. Cette solution nous semble trop peu sérieuse. Il vaut mieux dire que Dieu punit la désobéissance par le bannissement du lieu natal.

 Toute cette histoire en général se rapporte, selon des commentateurs trop hardis, à l'idée qu'eurent tous les hommes, et qu'ils ont encore, que les premiers temps valaient mieux que les nouveaux. On a toujours plaint le présent, et vanté le passé. Les hommes surchargés de travaux ont placé le bonheur dans l'oisiveté, ne songeant pas que le pire des états est celui d'un homme qui n'a rien à faire. On se vit souvent malheureux, et on se forgea l'idée d'un temps où tout le monde avait été heureux. C'est à peu près comme si on disait, il fut un temps où il ne périssait aucun arbre, où nulle bête n'était ni malade, ni faible, ni dévorée par une autre, où jamais les araignées ne prenaient de mouches. De là l'idée du siècle d'or, de l'oeuf percé par Arimane, du serpent qui déroba à l'âne la recette de la vie heureuse et immortelle que l'homme avait mise sur son bât, de là ce combat de Typhon contre Osiris, d'Ophionée contre les dieux, et cette fameuse boîte de Pandore, et tous ces vieux contes dont quelques-uns sont ingénieux, et dont aucun n'est instructif. Mais nous devons croire que les fables des autres peuples sont des imitations de l'histoire hébraïque; puisque nous avons l'ancienne histoire des Hébreux, et que les premiers livres des autres nations sont presque tous perdus. De plus, les témoignages en faveur de la Genèse sont irréfragables.

  Et il mit devant le jardin de volupté un chérubin avec un glaive tournoyant et enflammé pour garder l'entrée de l'arbre de vie .

 Le mot kerub signifie boeuf . Un boeuf armé d'un sabre enflammé fait, dit-on, une étrange figure à une porte. Mais les Juifs représentèrent depuis des anges en forme de boeufs et d'éperviers, quoiqu'il leur fût défendu de faire aucune figure: ils prirent visiblement ces boeufs et ces éperviers des Egyptiens, dont ils imitèrent tant de choses. Les Egyptiens vénérèrent d'abord le boeuf comme le symbole de l'agriculture, et l'épervier comme celui des vents; mais ils ne firent jamais un portier d'un boeuf. C'est probablement une allégorie; et les Juifs entendaient par kerub , la nature. C'était un symbole composé d'une tête de boeuf, d'une tête d'homme, d'un corps d'homme, et d'ailes d'épervier.

  Et le Seigneur mit un signe à Caïn .

 Quel Seigneur! disent les incrédules. Il accepte l'offrande d'Abel, et il rejette celle de Caïn son aîné, sans qu'on en rapporte la moindre raison. Par là le Seigneur devient la cause de l'inimitié entre les deux frères. C'est une instruction morale à la vérité, et une instruction prise dans toutes les fables anciennes, qu'à peine le genre humain exista, qu'un frère assassine son frère. Mais ce qui paraît aux sages du monde contre toute morale, contre toute justice, contre tous les principes du sens commun, c'est que Dieu ait damné à toute éternité le genre humain, et ait fait mourir inutilement son propre fils pour une pomme, et qu'il pardonne un fratricide. Que dis-je, pardonner? il prend le coupable sous sa protection. Il déclare que quiconque vengera le meurtre d'Abel sera puni sept fois plus que Caïn ne l'aurait été. Il lui met un signe qui lui sert de sauvegarde. C'est, disent les impies, une fable aussi exécrable qu'absurde. C'est le délire de quelque malheureux Juif, qui écrivit ces infâmes inepties à l'imitation des contes que les peuples voisins prodiguaient dans la Syrie. Ce Juif insensé attribua ces rêveries atroces à Moïse dans un temps où rien n'était plus rare que les livres. La fatalité qui dispose de tout, a fait parvenir ce malheureux livre jusqu'à nous. Des fripons l'ont exalté, et des imbéciles l'ont cru. Ainsi parle une foule de théistes qui en adorant Dieu, osent condamner le Dieu d'Israël, et qui jugent de la conduite de l'Etre éternel par les règles de notre morale imparfaite et de notre justice erronée. Ils admettent Dieu pour le soumettre à nos lois. Gardons-nous d'être si hardis; et respectons encore une fois ce que nous ne pouvons comprendre. Crions ô Altitudo de toutes nos forces.

  Les dieux Eloïm voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour épouses celles qu'ils choisirent .

 Cette imagination fut encore celle de tous les peuples; il n'y a aucune nation, excepté peut-être la Chine, où quelque dieu ne soit venu faire des enfants à des filles. Ces dieux corporels descendaient souvent sur la terre pour visiter leurs domaines; ils voyaient nos filles, ils prenaient pour eux les plus jolies: les enfants nés du commerce de ces dieux et des mortelles devaient être supérieurs aux autres hommes; aussi la Genèse ne manque pas de dire que ces dieux qui couchèrent avec nos filles produisirent des géants. C'est encore se conformer à l'opinion vulgaire.

  Et je ferai venir sur la terre les eaux du déluge .

 (Voyez l'article Déluge . ) Je remarquerai seulement ici que St Augustin dans sa Cité de Dieu , n o 8, dit: Maximum illud diluvium graeca nec latina novit historia : ni l'histoire grecque ni la latine ne connaissent ce grand déluge. En effet, on n'avait jamais connu que ceux de Deucalion et d'Ogigès en Grèce. Ils sont regardés comme universels dans les fables recueillies par Ovide, mais totalement ignorés dans l'Asie orientale. St Augustin ne se trompe donc pas en disant que l'histoire n'en parle pas.

 Dieu dit à Noé, Je vais faire alliance avec vous et avec votre semence après vous, et avec tous les animaux .

 Dieu faire alliance avec les bêtes! quelle alliance! s'écrient les incrédules. Mais s'il s'allie avec l'homme, pourquoi pas avec la bête? elle a du sentiment, et il y a quelque chose d'aussi divin dans le sentiment que dans la pensée la plus métaphysique. D'ailleurs, les animaux sentent mieux que la plupart des hommes ne pensent. C'est apparemment en vertu de ce pacte que François d'Assise, fondateur de l'ordre séraphique, disait aux cigales et aux lièvres, Chantez, ma soeur la cigale, broutez, mon frère le levraut. Mais quelles ont été les conditions du traité? que tous les animaux se dévoreraient les uns les autres, qu'ils se nourriraient de notre chair et nous de la leur, qu'après les avoir mangés nous nous exterminerions avec rage, et qu'il ne nous manquerait plus que de manger nos semblables égorgés par nos mains. S'il y avait eu un tel pacte, il aurait été fait avec le diable.

 Probablement tout ce passage ne veut dire autre chose sinon que Dieu est également le maître absolu de tout ce qui respire. Ce pacte ne peut être qu'un ordre, et le mot d' alliance n'est là que par extension. Il ne faut donc pas s'effaroucher des termes, mais adorer l'esprit, et remonter aux temps où l'on écrivait ce livre qui est un scandale aux faibles, et une édification aux forts.

  Et je mettrai mon arc dans les nuées, et il sera un signe de mon pacte, etc .

 Remarquez que l'auteur ne dit pas, j'ai mis mon arc dans les nuées, il dit, je mettrai. Cela suppose évidemment que l'opinion commune était que l'arc-en-ciel n'avait pas toujours existé. C'est un phénomène causé nécessairement par la pluie; et on le donne ici comme quelque chose de surnaturel qui avertit que la terre ne sera plus inondée. Il est étrange de choisir le signe de la pluie pour assurer qu'on ne sera pas noyé. Mais aussi on peut répondre que dans le danger de l'inondation on est rassuré par l'arc-en-ciel.

  Or le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants d'Adam bâtissaient; et il dit, Voilà un peuple qui n'a qu'une langue. Ils ont commencé à faire cela; et ils ne s'en désisteront point jusqu'à ce qu'ils aient achevé. Venez donc, descendons, confondons leur langue, afin que personne n'entende son voisin .

 Voyez sur ce passage l'article Babel .

 Observez seulement ici que l'auteur sacré continue toujours à se conformer aux opinions populaires. Il parle toujours de Dieu comme d'un homme qui s'informe de ce qui se passe, qui veut voir par ses yeux ce qu'on fait dans ses domaines, qui appelle les gens de son conseil pour se résoudre avec eux.

  Et Abraham ayant partagé ses gens (qui étaient 318,) tomba sur les cinq rois, les défit et les poursuivit jusqu'à Hoba à la gauche de Damas .

 Du bord méridional du lac Sodome jusqu'à Damas, on compte quatre-vingts lieues; et encore faut-il franchir le Liban et l'Antiliban. Les incrédules triomphent d'une telle exagération. Mais puisque le Seigneur favorisait Abraham, rien n'est exagéré.

  Et sur le soir les deux anges arrivèrent à Sodome, etc .

 Toute l'histoire des deux anges que les Sodomites voulurent violer, est peut-être la plus extraordinaire que l'antiquité ait rapportée. Mais il faut considérer que presque toute l'Asie croyait qu'il y avait des démons incubes et succubes, que de plus ces deux anges étaient des créatures plus parfaites que les hommes, et qu'ils devaient être plus beaux, et allumer plus de désirs chez un peuple corrompu, que des hommes ordinaires. Il se peut que ce trait d'histoire ne soit qu'une figure de rhétorique pour exprimer les horribles débordements de Sodome et de Gomorre. Nous ne proposons cette solution aux savants qu'avec une extrême défiance de nous-mêmes.

 Pour Loth qui propose ses deux filles aux Sodomites à la place des deux anges, et la femme de Loth changée en statue de sel, et tout le reste de cette histoire, qu'oserons-nous dire? L'ancienne fable arabique de Cinira et de Mirra a quelque rapport à l'inceste de Loth et de ses filles: et l'aventure de Philémon et de Baucis n'est pas sans ressemblance avec les deux anges qui apparurent à Loth et à sa femme. Pour la statue de sel, nous ne savons pas à quoi elle ressemble; est-ce à l'histoire d'Orphée et d'Euridice?

 Bien des savants pensent avec le grand Newton et le docte Le Clerc, que le Pentateuque fut écrit par Samuel lorsque les Juifs eurent un peu appris à lire et à écrire, et que toutes ces histoires sont des imitations des fables syriennes.

 Mais il suffit que tout cela soit dans l'Ecriture sainte pour que nous le révérions, sans chercher à voir dans ce livre autre chose que ce qui est écrit par l'Esprit saint. Souvenons-nous toujours que ces temps-là ne font pas les nôtres, et ne manquons pas de répéter après tant de grands hommes, que l'Ancien Testament est une histoire véritable, et que tout ce qui a été inventé par le reste de l'univers est fabuleux.

 Il est vrai que plusieurs célèbres Pères de l'Eglise ont eu la prudence de tourner toutes ces histoires en allégories, à l'exemple des Juifs, et surtout de Philon. Des papes plus prudents encore voulurent empêcher qu'on ne traduisît ces livres en langue vulgaire, de peur qu'on ne mît les hommes à portée de juger ce qu'on leur proposait d'adorer.

 On doit certainement en conclure que ceux qui entendent parfaitement ce livre doivent tolérer ceux qui ne l'entendent pas. Car si ceux-ci n'y entendent rien, ce n'est pas leur faute. Mais ceux qui n'y comprennent rien, doivent tolérer aussi ceux qui comprennent tout.

 Les savants trop remplis de leur science, ont prétendu qu'il était impossible que Moïse eût écrit la Genèse. Une de leurs grandes raisons est que dans l'histoire d'Abraham, il est dit que ce patriarche paya la caverne pour enterrer sa femme en argent monnayé , et que le roi de Gérar donna mille pièces d'argent à Sara lorsqu'il la rendit après l'avoir enlevée pour sa beauté à l'âge de soixante et quinze ans. Ils disent qu'ils ont consulté tous les anciens auteurs, et qu'il est avéré qu'il n'y avait point d'argent monnayé dans ce temps-là. Mais on voit bien que ce sont là de pures chicanes, puisque l'Eglise a toujours cru fermement que Moïse fut l'auteur du Pentateuque. Ils fortifient tous les doutes élevés par Aben-Esra et par Baruk Spinosa. Le médecin Astruc beau-père du contrôleur général Silhouette, dans son livre, devenu très rare, intitulé Conjectures sur la Genèse , ajoute de nouvelles objections insolubles à la science humaine. Mais elles ne le sont pas à la piété humble et soumise. Les savants osent contredire chaque ligne; et les simples révèrent chaque ligne. Craignons de tomber dans le malheur de croire notre raison. Soyons soumis d'esprit et de coeur. (Voyez Moïse .)

  Et Abraham dit que Sara était sa soeur; et le roi de Gérar la prit pour lui .

 Nous avouons, comme nous l'avons dit à l'article Abraham , que Sara avait alors quatre-vingt-dix ans; qu'elle avait été déjà enlevée par un roi d'Egypte, et qu'un roi de ce même désert affreux de Gérar enleva encore depuis la femme d'Isaac fils d'Abraham. Nous avons parlé aussi de la servante Agar à qui Abraham fit un enfant, et de la manière dont ce patriarche renvoya cette servante et son fils. On sait à quel point les incrédules triomphent de toutes ces histoires, avec quel sourire dédaigneux ils en parlent, comme ils mettent fort au-dessous des Mille et une nuits l'histoire d'un Abimélec amoureux de cette même Sara qu'Abraham avait fait passer pour sa soeur; et un autre Abimélec amoureux de Rebecca qu'Isaac fait aussi passer pour sa soeur. On ne peut trop redire que le grand défaut de tous ces savants critiques est de vouloir tout ramener aux principes de notre faible raison, et de juger des anciens Arabes comme ils jugent la cour de France et de celle d'Angleterre.

  Et l'âme de Sichem ( fils du roi Hemor ) fut conglutinée avec l'âme de Dina, et il charma sa tristesse par des caresses tendres; et il alla à Hemor son père, et lui dit, Donnez-moi cette fille pour femme .

 C'est ici que les savants se révoltent plus que jamais. Quoi! disent-ils, le fils d'un roi veut bien faire à la fille d'un vagabond l'honneur de l'épouser; le mariage se conclut, on comble de présents Jacob le père et Dina la fille; le roi de Sichem daigne recevoir dans sa ville ces voleurs errants qu'on appelle patriarches : il a la bonté incroyable, incompréhensible, de se faire circoncire, lui, son fils, sa cour et son peuple, pour condescendre à la superstition de cette petite horde, qui ne possède pas une demi-lieue de terrain en propre. Et pour prix d'une si étonnante bonté que font nos patriarches sacrés? ils attendent le jour où la plaie de la circoncision donne ordinairement la fièvre. Siméon et Lévi courent par toute la ville le poignard à la main; ils massacrent le roi, le prince son fils et tous les habitants. L'horreur de cette Saint Barthélemi n'est sauvée que parce qu'elle est impossible. C'est un roman abominable, mais c'est évidemment un roman ridicule. Il est impossible que deux hommes aient égorgé tranquillement tout un peuple. On a beau souffrir un peu de son prépuce entamé; on se défend contre deux scélérats, on s'assemble, on les entoure, on les fait périr par les supplices qu'ils méritent.

 Mais il y a encore une impossibilité plus palpable, c'est que par la supputation exacte des temps, Dina , cette fille de Jacob , ne pouvait alors être âgée que de trois ans, et que si on veut forcer la chronologie on ne pourra lui en donner que cinq tout au plus: c'est sur quoi on se récrie. On dit, qu'est-ce qu'un livre d'un peuple réprouvé, un livre inconnu si longtemps de toute la terre, un livre où la droite raison et les moeurs outragées à chaque page, et qu'on veut nous donner pour irréfragable, pour saint, pour dicté par Dieu même! n'est-ce pas une impiété de le croire? n'est-ce pas une fureur d'anthropophages de persécuter les hommes sensés et modestes qui ne le croient pas?

 A cela nous répondons, L'Eglise dit qu'elle le croit. Les copistes ont pu mêler des absurdités révoltantes à des histoires respectables. C'est à la sainte Eglise seule d'en juger. Les profanes doivent se laisser conduire par elle. Ces absurdités, ces horreurs prétendues n'intéressent point le fonds de notre religion. Où en seraient les hommes, si le culte et la vertu dépendaient de ce qui arriva autrefois à Sichem et à la petite Dina ?

  Voici les rois qui régnèrent dans le pays d'Edom avant que les enfants d'Israël eussent un roi .

 C'est ici le passage fameux qui a été une des grandes pierres d'achoppement. C'est ce qui a déterminé le grand Newton , le pieux et sage Samuel Clarke , le profond philosophe Bolingbroke , le docte Le Clerc , le savant Fréret et une foule d'autres savants à soutenir qu'il était impossible que Moïse fût l'auteur de la Genèse.

 Nous avouons qu'en effet ces mots ne peuvent avoir été écrits que dans le temps où les Juifs eurent des rois.

 C'est principalement ce verset qui détermina Astruc à bouleverser toute la Genèse et à supposer des mémoires dans lesquels l'auteur avait puisé. Son travail est ingénieux, il est exact, mais il est téméraire. Un concile aurait à peine osé l'entreprendre. Et de quoi a servi ce travail ingrat et dangereux d'Astruc? à redoubler les ténèbres qu'il a voulu éclaircir. C'est là le fruit de l'arbre de la science dont nous voulons tous manger. Pourquoi faut-il que les fruits de l'arbre de l'ignorance soient plus nourrissants et plus aisés à digérer?

 Mais que nous importe après tout que ce verset, que ce chapitre ait été écrit par Moïse ou par Samuel , ou par le sacrificateur qui vint à Samarie, ou par Esdras, ou par un autre? En quoi notre gouvernement, nos lois, nos fortunes, notre morale, notre bien-être peuvent-ils être liés avec les chefs ignorés d'un malheureux pays barbare appellé Edom ou Idumée , toujours habité par des voleurs? Hélas! ces pauvres Arabes qui n'ont pas de chemises, ne s'informent jamais si nous existons; ils pillent des caravanes et mangent du pain d'orge; et nous nous tourmentons pour savoir s'il y a eu des roitelets dans ce canton de l'Arabie pétrée avant qu'il y en eût dans un canton voisin à l'occident du lac de Sodome?

O miseras hominum mentes, ô pectora coeca !

 


 

GÉNIE. [p. 310]

Génie daimon; nous en avons déjà parlé à l'article Ange . Il n'est pas aisé de savoir au juste si les péris des Perses furent inventés avant les démons des Grecs. Mais cela est fort probable.

Bouclier d'Hercule, vers 94.  Il se peut que les âmes des morts appelées ombres, mânes , aient passé pour des daimons. Hercule dans Hésiode dit qu'un daimon lui ordonna ses travaux.

 Le daimon ou démon de Socrate avait tant de réputation, qu'Apulée l'auteur de l' Ane d'or , qui d'ailleurs était magicien de bonne foi, dit dans son traité sur ce génie de Socrate, qu'il faut être sans religion pour le nier . Vous voyez qu'Apulée raisonnait précisément comme frère Garasse et frère Bertier. Tu ne crois pas ce que je crois, tu es donc sans religion. Et les jansénistes en ont dit autant à frère Bertier, et le reste du monde n'en sait rien. Ces démons, dit le très religieux et très ordurier Apulée, sont des puissances intermédiaires entre l'éther et notre basse région. Ils vivent dans notre atmosphère, ils portent nos prières et nos mérites aux dieux. Ils en rapportent les secours et les bienfaits comme des interprètes et des ambassadeurs. C'est par leur ministère, comme dit Platon, que s'opèrent les révélations, les présages, les miracles des magiciens.

 ‘Caeterum sunt quaedam divinae mediae potestates, inter summum aethera, et infimas terras, in isto intersitae aëris spatio, per quas et desideria nostra, et merita ad deos commeant. Hos graeco nomine daemonas nuncupant. Inter terricolas coelicolasque vectores, hinc precum, inde donorum: qui ultro citròque portant, hinc petitiones, inde suppetias: ceu quidam utriusque interpretes, et salutigeri. Per hos eosdem, ut Plato in symposio autumat, cuncta denuntiata, et magorum varia miracula, omnesque praesagium species reguntur.'

 St Augustin a daigné réfuter Apulée; voici ses paroles.

  [13] ‘Nous ne pouvons non plus dire que les démons ne sont ni mortels, ni éternels; car, tout ce qui a la vie, ou vit éternellement, ou perd par la mort la vie dont il est vivant; et Apulée a dit que quant au temps les démons sont éternels. Que reste-t-il donc, sinon que les démons tenant le milieu, ils aient une chose des deux plus hautes et une chose des deux plus basses. Ils ne sont plus dans le milieu; et ils tombent dans l'une des deux extrémités: et comme des deux choses qui sont, soit de l'une, soit de l'autre part, il ne se peut faire qu'ils n'en aient pas deux, selon que nous l'avons montré; pour tenir le milieu il faut qu'ils aient une chose de chacune; et puisque l'éternité ne leur peut venir des plus basses, où elle ne se trouve pas, c'est la seule chose qu'ils ont des plus hautes; et ainsi pour achever le milieu qui leur appartient, que peuvent-ils avoir des plus basses que la misère?'

 C'est puissamment raisonner.

 Comme je n'ai jamais vu de génies, de daimons, de péris, de farfadets, soit bienfaisants, soit malfaisants, je n'en puis parler en connaissance de cause; et je m'en rapporte aux gens qui en ont vu.

 Chez les Romains on ne se servait point du mot genius , pour exprimer, comme nous faisons, un rare talent; c'était ingenium . Nous employons indifféremment le mot génie quand nous parlons du démon qui avait une ville de l'antiquité sous sa garde, ou d'un machiniste, ou d'un musicien.

 Ce terme de génie semble devoir désigner non pas indistinctement les grands talents, mais ceux dans lesquels il entre de l'invention. C'est surtout cette invention qui paraissait un don des dieux, cet ingenium quasi ingenitum , une espèce d'inspiration divine. Or un artiste, quelque parfait qu'il soit dans son genre, s'il n'a point d'invention, s'il n'est point original, n'est point réputé génie; il ne passera pour avoir été inspiré que par les artistes ses prédécesseurs; quand même il les surpasserait.

 Il se peut que plusieurs personnes jouent mieux aux échecs que l'inventeur de ce jeu, et qu'ils lui gagnassent les grains de blé que le roi des Indes voulait lui donner. Mais cet inventeur était un génie; et ceux qui le gagneraient peuvent ne pas l'être. Le Poussin déjà grand peintre avant d'avoir vu de bons tableaux, avait le génie de la peinture. Lulli qui ne vit aucun bon musicien en France, avait le génie de la musique.

 Lequel vaut le mieux de posséder sans maître le génie de son art, ou d'atteindre à la perfection en imitant et en surpassant ses maîtres?

 Si vous faites cette question aux artistes, ils seront peut-être partagés. Si vous la faites au public, il n'hésitera pas. Aimez-vous mieux une belle tapisserie des Gobelins qu'une tapisserie faite en Flandre dans les commencements de l'art? préférez-vous les chefs-d'oeuvre modernes en estampes aux premières gravures en bois? la musique d'aujourd'hui aux premiers airs qui ressemblaient au chant grégorien? l'artillerie d'aujourd'hui au génie qui inventa les premiers canons? tout le monde vous répondra oui. Tous les acheteurs vous diront, J'avoue que l'inventeur de la navette avait plus de génie que le manufacturier qui a fait mon drap; mais mon drap vaut mieux que celui de l'inventeur.

 Enfin, chacun avouera, pour peu qu'on ait de conscience, que nous respectons les génies qui ont ébauché les arts, et que les esprits qui les ont perfectionnés sont plus à notre usage.

SECTION SECONDE.

L'article Génie a été traité dans le grand Dictionnaire par des hommes qui en avaient. On n'osera donc dire que peu de choses après eux.

 Chaque ville, chaque homme ayant eu autrefois son génie, on s'imagina que ceux qui faisaient des choses extraordinaires étaient inspirés par ce génie. Les neuf muses étaient neuf génies qu'il fallait invoquer, c'est pourquoi Ovide dit:

Est deus in nobis agitante calescimus illo .
Il est un dieu dans nous, c'est lui qui nous anime.

 Mais au fond, le génie est-il autre chose que le talent? qu'est-ce que le talent sinon la disposition à réussir dans un art? pourquoi disons-nous le génie d'une langue? c'est que chaque langue par ses terminaisons, par ses articles, ses participes, ses mots plus ou moins longs, aura nécessairement des propriétés que d'autres langues n'auront pas. Le génie de la langue française sera plus fait pour la conversation, parce que sa marche nécessairement simple et régulière ne gênera jamais l'esprit. Le grec et le latin auront plus de variété. Nous avons remarqué ailleurs que nous ne pouvons dire, Théophile a pris soin des affaires de César , que de cette seule manière; mais en grec et en latin on peut transposer les cinq mots qui composeront cette phrase en cent vingt façons différentes, sans gêner en rien le sens.

 Le style lapidaire sera plus dans le génie de la langue latine que dans celui de la française et de l'allemande.

 On appelle génie d'une nation le caractère, les moeurs, les talents principaux, les vices même qui distinguent un peuple d'un autre. Il suffit de voir des Français, des Espagnols et des Anglais pour sentir cette différence.

 Nous avons dit que le génie particulier d'un homme dans les arts, n'est autre chose que son talent, mais on ne donne ce nom qu'à un talent très supérieur. Combien de gens ont eu quelque talent pour la poésie, pour la musique, pour la peinture? cependant, il serait ridicule de les appeler des génies.

 Le génie conduit par le goût ne fera jamais de faute grossière; aussi Racine depuis Andromaque , le Poussin, Rameau, n'en ont jamais fait.

 Le génie sans goût en commettra d'énormes; et ce qu'il y a de pis, c'est qu'il ne les sentira pas.

 


 

GÉOGRAPHIE. [p. 314]

La géographie est une de ces sciences qu'il faudra toujours perfectionner. Quelque peine qu'on ait prise, il n'a pas été possible jusqu'à présent d'avoir une description exacte de la terre. Il faudrait que tous les souverains s'entendissent et se prêtassent des secours mutuels pour ce grand ouvrage. Mais ils se sont presque toujours plus appliqués à ravager le monde qu'à le mesurer.

 Personne encore n'a pu faire une carte exacte de la haute Egypte ni des régions baignées par la mer Rouge, ni de la vaste Arabie.

 Nous ne connaissons de l'Afrique que ses côtes; tout l'intérieur est aussi ignoré qu'il l'était du temps d'Atlas et d'Hercule. Pas une seule carte bien détaillée de tout ce que le Turc possède en Asie. Tout y est placé au hasard, excepté quelques grandes villes dont les masures subsistent encore. Dans les Etats du Grand Mogol, la position d'Agra et de Déli est un peu connue, du moins supposée; mais de là jusqu'au royaume de Golconde tout est placé à l'aventure.

 On sait à peu près que le Japon s'étend en latitude septentrionale depuis environ le trentième degré jusqu'au quarantième; et si l'on se trompe, ce n'est que de deux degrés, qui font environ cinquante lieues. De sorte que sur la foi de nos meilleures cartes, un pilote risquerait de s'égarer ou de périr.

 A l'égard de la longitude, les premières cartes des jésuites la déterminèrent entre le cent cinquante-septième degré et le cent soixante et quinze; et aujourd'hui on la détermine entre le cent quarante-six, et le cent soixante.

 La Chine est le seul pays de l'Asie dont on ait une mesure géographique, parce que l'empereur Cam-hi employa des jésuites astronomes pour dresser des cartes exactes; et c'est ce que les jésuites ont fait de mieux. S'ils s'étaient bornés à mesurer la terre, ils ne seraient pas proscrits sur la terre.

 Dans notre Occident, l'Italie, la France, la Russie, l'Angleterre, et les principales villes des autres Etats ont été mesurées par la même méthode qu'on a employée à la Chine; mais ce n'est que depuis très peu d'années qu'on a formé en France l'entreprise d'une topographie entière. Une compagnie tirée de l'Académie des sciences a envoyé des ingénieurs et des arpenteurs dans toute l'étendue du royaume, pour mettre le moindre hameau, le plus petit ruisseau, les collines, les buissons à leur véritable place. Avant ce temps la topographie était si confuse, que la veille de la bataille de Fontenoy on examina toutes les cartes du pays, et on n'en trouva pas une seule qui ne fût entièrement fautive.

 Si on avait donné de Versailles un ordre positif à un général peu expérimenté de livrer la bataille, et de se poster en conséquence des cartes géographiques, comme cela est arrivé quelquefois du temps du ministre Chamillart, la bataille eût été infailliblement perdue.

 Un général qui ferait la guerre dans le pays des Uscoques, des Morlaques, des Monténégrins, et qui n'aurait pour toute connaissance des lieux que les cartes, serait aussi embarrassé que s'il se trouvait au milieu de l'Afrique.

 Heureusement on rectifie sur les lieux ce que les géographes ont souvent tracé de fantaisie dans leur cabinet.

 Il est bien difficile en géographie comme en morale, de connaître le monde sans sortir de chez soi.

 Le livre de géographie le plus commun en Europe est celui d'Hubner. On le met entre les mains de tous les enfants depuis Moscou jusqu'à la source du Rhin; les jeunes gens ne se forment dans toute l'Allemagne que par la lecture d'Hubner.

 Vous trouvez d'abord dans ce livre, que Jupiter devint amoureux d'Europe treize cents années juste avant Jésus-Christ .

 Selon lui, il n'y a en Europe ni chaleur trop ardente, ni froidure excessive. Cependant on a vu dans quelques étés les hommes mourir de l'excès du chaud; et le froid est souvent si terrible dans le nord de la Suède et de la Russie, que le thermomètre y est descendu jusqu'à trente-quatre degrés au-dessous de la glace.

 Hubner compte en Europe environ trente millions d'habitants; c'est se tromper de plus de soixante et dix millions.

 Il dit que l'Europe a trois mères langues, comme s'il y avait des mères langues, et comme si chaque peuple n'avait pas toujours emprunté mille expressions de ses voisins.

 Il affirme qu'on ne peut trouver en Europe une lieue de terrain qui ne soit habitée, mais dans la Russie, il est encore des déserts de trente à quarante lieues. Le désert des Landes de Bordeaux n'est que trop grand. J'ai devant mes yeux quarante lieues de montagnes couvertes de neige éternelle, sur lesquelles il n'a jamais passé ni un homme ni même un oiseau.

 Il y a encore dans la Pologne des marais de cinquante lieues d'étendue, au milieu desquels sont de misérables îles presque inhabitées.

 Il dit que le Portugal a du levant au couchant cent lieues de France. Cependant on ne trouve qu'environ cinquante de nos lieues de trois mille pas géométriques.

 Si vous en croyez Hubner, le roi de France a toujours quarante mille Suisses à sa solde; mais le fait est qu'il n'en a jamais eu qu'environ onze mille.

 Le château de Notre-Dame de la Garde près de Marseille, lui paraît une forteresse importante et presque imprenable. Il n'avait pas vu cette belle forteresse,

Gouvernement commode et beau,
A qui suffit pour toute garde
Un Suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.

Il donne libéralement à la ville de Rouen trois cents belles fontaines publiques. Rome n'en avait que cent cinq du temps d'Auguste.

 On est bien étonné quand on voit dans Hubner que la rivière de l'Oyse reçoit les eaux de la Sarre, de la Somme, de Lauti et de la Canche. L'Oyse coule à quelques lieues de Paris; la Sarre est en Lorraine près de la basse Alsace, et se jette dans la Moselle au-dessus de Trèves. La Somme prend sa source près de St Quentin, et se jette dans la mer au-dessous d'Abbeville. Lauti et la Canche sont des ruisseaux qui n'ont pas plus de communication avec l'Oyse que n'en ont la Somme et la Sarre. Il faut qu'il y ait là quelque faute de l'éditeur, car il n'est guère possible que l'auteur se soit mépris à ce point.

 Il donne la petite principauté de Foix à la maison de Bouillon qui ne la possède pas.

 L'auteur admet la fable de la royauté d'Yvetot; il copie exactement toutes les fautes de nos anciens ouvrages de géographie, comme on les copie tous les jours à Paris; et c'est ainsi qu'on nous redonne tous les jours d'anciennes erreurs avec des titres nouveaux.

 Il ne manque pas de dire que l'on conserve à Rodez un soulier de la Ste Vierge, comme on conserve dans la ville du Puy en Velay le prépuce de son fils.

 Vous ne trouverez pas moins de contes sur les Turcs que sur les chrétiens. Il dit que les Turcs possédaient de son temps quatre îles dans l'Archipel. Ils les possédaient toutes.

 Qu'Amurat II, à la bataille de Varn tira de son sein l'hostie consacrée qu'on lui avait donnée en gage, et qu'il demanda vengeance à cette hostie de la perfidie des chrétiens. Un Turc, et un Turc dévot comme Amurat II, faire sa prière à une hostie! il tira le traité de son sein, il demanda vengeance à Dieu, et l'obtint de son sabre.

 Il assure que le czar Pierre I e r se fit patriarche. Il abolit le patriarcat, et fit bien; mais se faire prêtre, quelle idée!

 Il dit que la principale erreur de l'Eglise grecque est de croire que le Saint-Esprit ne procède que du Père. Mais d'où sait-il que c'est une erreur? l'Eglise latine ne croit la procession du Saint-Esprit par le Père et le Fils que depuis le neuvième siècle; la grecque, mère de la latine, date de seize cents ans. Qui les jugera?

 Il affirme que l'Eglise grecque russe reconnaît pour médiateur non pas Jésus-Christ, mais St Antoine. Encore s'il avait attribué la chose à St Nicolas, on aurait pu autrefois excuser cette méprise du petit peuple.

 Cependant, malgré tant d'absurdités, la géographie se perfectionne sensiblement dans notre siècle.

 Il n'en est pas de cette connaissance comme de l'art des vers, de la musique, de la peinture. Les derniers ouvrages en ces genres sont souvent les plus mauvais. Mais dans les sciences qui demandent de l'exactitude plutôt que du génie, les derniers sont toujours les meilleurs, pourvu qu'ils soient faits avec quelque soin.

 Un des plus grands avantages de la géographie est, à mon gré, celui-ci. Votre sotte voisine, et votre voisin encore plus sot, vous reprochent sans cesse de ne pas penser comme on pense dans la rue St Jacques. Voyez, vous disent-ils, quelle foule de grands hommes a été de notre avis depuis Pierre Lombard jusqu'à l'abbé Petit-pied. Tout l'univers a reçu nos vérités, elles règnent dans le faubourg St Honoré, à Chaillot et à Etampes, à Rome et chez les Uscoques. Prenez alors une mappemonde, montrez-leur l'Afrique entière, les empires du Japon, de la Chine, des Indes, de la Turquie, de la Perse; celui de la Russie, plus vaste que ne fut l'empire romain. Faites-leur parcourir du bout du doigt toute la Scandinavie, tout le nord de l'Allemagne, les trois royaumes de la Grande-Bretagne, la meilleure partie des Pays-Bas, la meilleure de l'Helvétie; enfin vous leur ferez remarquer dans les quatre parties du globe, et dans la cinquième qui est encore aussi inconnue qu'immense, ce prodigieux nombre de générations qui n'entendirent jamais parler de ces opinions, ou qui les ont combattues, ou qui les ont en horreur, vous opposerez l'univers à la rue St Jacques.

 Vous leur direz que Jules-César qui étendit son pouvoir bien loin au-delà de cette rue, ne lut pas un mot de ce qu'ils croient si universel; Que leurs ancêtres, à qui Jules-César donna les étrivières, n'en surent pas davantage.

 Peut-être alors auront-ils quelque honte d'avoir cru que les orgues de la paroisse St Severin donnaient le ton au reste du monde.

 


 

GÉOMÉTRIE. [p. 319]

Feu M. Clairaut imagina de faire apprendre facilement aux jeunes gens les éléments de la géométrie; il voulut remonter à la source, et suivre la marche de nos découvertes et des besoins qui les ont produites.

 Cette méthode paraît agréable et utile; mais elle n'a pas été suivie; elle exige dans le maître une flexibilité d'esprit qui sait se proportionner, et un agrément rare dans ceux qui suivent la routine de leur profession.

 Il faut avouer qu'Euclide est un peu rebutant; un commençant ne peut deviner où il est mené. Euclide dit au premier livre que si une ligne droite est coupée en parties égales et inégales, les carrés construits sur les segments inégaux sont doubles des carrés construits sur la moitié entière de la ligne; plus la petite ligne qui va de l'extrémité de cette moitié jusqu'au point d'intersection .

 On a besoin d'une figure pour entendre cet obscur théorème; et quand il est compris, l'étudiant dit, A quoi peut-il me servir? et que m'importe? Il se dégoûte d'une science dont il ne voit pas assez tôt l'utilité.

 La peinture commença par le désir de dessiner grossièrement sur un mur les traits d'une personne chère. La musique fut un mélange grossier de quelques tons qui plaisaient à l'oreille, avant que l'octave fût trouvée.

 On observa le coucher des étoiles avant d'être astronome. Il paraît qu'on devrait guider ainsi la marche des commençants de la géométrie.

 Je suppose qu'un enfant doué d'une conception facile, entende son père dire à son jardinier, Vous planterez dans cette plate-bande des tulipes sur six lignes, toutes à un demi-pied l'une de l'autre. L'enfant veut savoir combien il y aura de tulipes. Il court à la plate-bande avec son précepteur. Le parterre est inondé, il n'y a qu'un des longs côtés de la plate-bande qui paraisse. Ce côté a trente pieds de long, mais on ne sait point quelle est sa largeur. Le maître lui fait d'abord aisément comprendre qu'il faut que ces tulipes bordent ce parterre à six pouces de distance l'une de l'autre. Ce sont déjà soixante tulipes pour la première rangée de ce côté. Il doit y avoir six lignes. L'enfant voit qu'il y aura six fois soixante: 360 tulipes. Mais de quelle largeur sera donc cette plate-bande que je ne puis mesurer? Elle sera évidemment de six pouces, qui sont trois pieds.

 Il connaît la longueur et la largeur. Il veut connaître la superficie. N'est-il pas vrai, lui dit son maître, que si vous faisiez courir une ligne de trois pieds sur cette plate-bande d'un bout à l'autre, elle l'aurait successivement couverte tout entière? Voilà donc la superficie trouvée; elle est de trois fois trente. Ce morceau a 90 pieds carrés.

 Le jardinier quelques jours après tend un cordeau d'un angle à l'autre dans la longueur; ce cordeau partage le rectangle en deux parties égales. Il est donc, dit le disciple, aussi long qu'un des deux côtés?

LE MAîTRE

Non, il est plus long.

LE DISCIPLE

Mais quoi! si je fais passer des lignes sur cette transversale que vous appelez diagonale , il n'y en aura pas plus pour elle

que pour les deux autres; elle leur est donc égale? Quoi! lorsque je forme la lettre N, ce trait qui lie les deux jambages n'est-il pas de la même hauteur qu'eux?

LE MAîTRE

Il est de la même hauteur, mais non de la même longueur, cela est démontré. Faites descendre cette diagonale au niveau du terrain; vous voyez qu'elle déborde un peu.

LE DISCIPLE

Et de combien précisément déborde-t-elle?

LE MAîTRE

Il y a des cas où l'on n'en saura jamais rien, de même qu'on ne saura point précisément quelle est la racine carrée de cinq.

LE DISCIPLE

Mais la racine carrée de 5 est 1, avec la racine d'un cinquième.

LE MAîTRE

Et qu'est-ce que la racine carrée d'un cinquième? Vous sentez bien que cela ne se peut exprimer en chiffres. Il y a de même en géométrie des lignes dont les rapports ne peuvent s'exprimer.

LE DISCIPLE

Voilà une difficulté qui m'arrête. Quoi! je ne saurai jamais mon compte? il n'y a donc rien de certain?

LE MAîTRE

Il est certain que cette ligne de biais partage le quadrilatère en deux parties égales. Mais il n'est pas plus surprenant que ce petit reste de la ligne diagonale n'ait pas une commune mesure avec les côtés, qu'il n'est surprenant que vous ne puissiez trouver en arithmétique la racine carrée de 5.

 Vous n'en saurez pas moins votre compte; car si un arithméticien dit qu'il vous doit la racine carrée de cinq écus, vous n'avez qu'à transformer ces cinq écus en petites pièces, comme soixante et quatre, et vous serez payé en recevant huit pièces, qui sont la racine carrée de soixante et quatre. Il ne faut pas qu'il y ait de mystère ni en arithmétique, ni en géométrie.

 Ces premières ouvertures aiguillonnent l'esprit d'un jeune homme. Son maître lui ayant dit que la diagonale du carré étant incommensurable, immesurable aux côtés et aux bases, lui apprend qu'avec cette ligne dont on ne saura jamais la valeur, il va faire cependant un carré qui sera démontré être le double du carré, a, b, c, d .

 Il lui fait voir premièrement que les deux triangles qui partagent le carré sont égaux. Ensuite traçant cette figure, il démontre à l'esprit et aux yeux que le carré formé par ces quatre

lignes noires vaut les deux carrés pointillés. Et cette proposition servira bientôt à faire comprendre ce fameux théorème que Pythagore trouva établi chez les Indiens, et qui était connu des Chinois, que le grand côté d'un triangle rectangle peut porter une figure quelconque, égale aux figures établies sur les deux autres côtés.

 Le jeune homme veut-il mesurer la hauteur d'une tour, la largeur d'une rivière dont il ne peut approcher, chaque théorème a sur-le-champ son application; il apprend la géométrie par l'usage.

 Si on s'était contenté de lui dire que le produit des extrêmes est égal au produit des moyens, ce n'eût été pour lui qu'un problème stérile; mais il sait que l'ombre de cette perche est à la hauteur de la perche comme l'ombre de la tour voisine est à la hauteur de la tour. Si donc la perche a cinq pieds et son ombre un pied, et si l'ombre de la tour est de douze pieds, il dit, comme un est à cinq, ainsi douze est à la hauteur de la tour; elle est donc de soixante pieds.

 Il a besoin de connaître les propriétés d'un cercle, il sait qu'on ne pourra jamais avoir la mesure exacte de la circonférence, parce qu'on suppose que sa courbe est composée d'une infinité de droites, et qu'on ne mesure point l'infini. Mais cette extrême exactitude est inutile pour opérer. Le développement d'un cercle est sa mesure.

 Il connaîtra que ce cercle étant une espèce de polygone, son aire est égale à ce triangle dont le petit côté est le rayon du cercle, et dont la base est la mesure de sa circonférence.

 Les circonférences des cercles seront entre elles comme leurs rayons.

 Les cercles ayant les propriétés générales de toutes les figures rectilignes semblables, et ces figures étant entre elles comme les carrés de leurs côtés correspondants, les cercles auront aussi leurs aires proportionnelles au carré de leurs rayons.

 Ainsi comme le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés, le cercle dont le rayon sera cette hypoténuse, sera égal à deux cercles qui auront pour rayon les deux autres côtés. Et cette connaissance servira aisément pour construire un bassin d'eau aussi grand que deux autres bassins pris ensemble. On double le cercle si on ne le carre pas exactement.

 Accoutumé à sentir ainsi l'avantage des vérités géométriques; il lit dans quelques éléments de cette science, que si on tire cette ligne droite appelé tangente , qui touchera le cercle en un point, on ne pourra jamais faire passer une autre ligne droite entre ce cercle et cette ligne.

 Cela est bien évident, et ce n'était pas trop la peine de le dire. Mais on ajoute qu'on peut faire passer une infinité de lignes courbes à ce point de contact; cela le surprend et surprendrait aussi des hommes faits. Il est tenté de croire la matière pénétrable. Les livres lui disent que ce n'est point là de la matière, que ce sont des lignes sans largeur. Mais si elles sont sans largeur, ces lignes droites métaphysiques passeront en foule l'une sur l'autre, sans rien toucher. Si elles ont de la largeur, aucune courbe ne passera. On lui répond gravement que c'est là un infini du second ordre. Ces mots effraient l'enfant. Il ne sait plus où il en est; il se voit transporté dans un nouveau monde qui n'a rien de commun avec le nôtre.

 Comment croire que ce qui est manifestement impossible à la nature, soit vrai?

 Je conçois bien, dira-t-il à un maître de la géométrie transcendante, que tous vos cercles se rencontreront au point C.

Mais voilà tout ce que vous démontrerez. Vous ne pourrez jamais me démontrer que ces lignes circulaires aillent au-delà du point de contingence.

 La sécante A G est plus courte que la sécante A G H; d'accord; mais il ne suit point de là que vos lignes courbes puissent passer par C. Elles y peuvent passer, répondra le maître, parce que C est un infiniment petit qui contient d'autres infiniment petits.

 Je n'entends point ce que c'est qu'un infiniment petit, dit l'enfant; et le maître est obligé d'avouer qu'il ne l'entend pas davantage. C'est là, où Malezieux s'extasie dans ses Eléments de géométrie. Il dit positivement qu'il y a des vérités incompatibles. N'eût-il pas été plus honnête d'avouer que ces infinis ne sont que des approximations, des suppositions?

 Je puis toujours diviser un nombre par la pensée; mais suit-il de là que ce nombre soit infini? Aussi Newton dans son calcul intégral et dans son différentiel, ne se sert pas de ce grand mot; et Clairaut se garde bien d'enseigner dans ses Eléments de géométrie, qu'on puisse faire passer des cerceaux entre une boule et la table sur laquelle cette boule est posée.

 Il faut bien distinguer entre la géométrie utile et la géométrie curieuse.

 L'utile est le compas de proportion inventé par Galilée; la mesure des triangles, celle des solides, le calcul des forces mouvantes. Presque tous les autres problèmes peuvent éclairer l'esprit et le fortifier. Bien peu seront d'une utilité sensible au genre humain. Carrez des courbes tant qu'il vous plaira, vous montrerez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres au lieu de calculer sa fortune.

 Lorsque Archimède trouva la pesanteur spécifique des corps, il rendit service au genre humain; mais de quoi vous servira de trouver trois nombres tels que la différence des carrés de 2 ajoutée au cube de trois fasse toujours un carré, et que la somme des trois différences ajoutée au même cube fasse un autre carré? Nugae dificiles .

 


 

GLOIRE. [p. 326]

 Que Cicéron aime la gloire après avoir étouffé la conspiration de Catilina, on le lui pardonne.

 Que le roi de Prusse Frédéric le Grand pense ainsi après Rosbac et Lissa, et après avoir été le législateur, l'historien, le poète et le philosophe de sa patrie; qu'il aime passionnément la gloire, et qu'il soit assez habile pour être modeste, on l'en glorifiera davantage.

 Que l'impératrice Catherine II ait été forcée par la brutale insolence d'un sultan turc à déployer tout son génie; que du fond du Nord elle ait fait partir quatre escadres qui ont effrayé les Dardanelles et l'Asie mineure, et qu'elle ait en 1770 enlevé quatre provinces à ces Turcs qui faisaient trembler l'Europe, on trouvera fort bon qu'elle jouisse de sa gloire; et on l'admirera de parler de ses succès avec cet air d'indifférence et de supériorité qui fait voir qu'on les mérite.

 En un mot, la gloire convient aux génies de cette espèce, quoiqu'ils soient de la race mortelle très chétive.

 Mais si au bout de l'Occident, un bourgeois d'une ville nommée Paris près de Gonesse, croit avoir de la gloire quand il est harangué par un régent de l'université qui lui dit, Monseigneur, la gloire que vous avez acquise dans l'exercice de votre charge, vos illustres travaux dont tout l'univers retentit, etc. Je demande alors s'il y a dans cet univers assez de sifflets pour célébrer la gloire de mon bourgeois, et l'éloquence du pédant qui est venu braire cette harangue dans l'hôtel de monseigneur?

 Nous sommes si sots, que nous avons fait Dieu glorieux comme nous.

 Ben-al-bétif, ce digne chef des derviches, leur disait un jour: Mes frères, il est très bon que vous vous serviez souvent de cette sacrée formule de notre Coran, Au nom de Dieu très miséricordieux ; car Dieu use de miséricorde, et vous apprenez à la faire en répétant souvent les mots qui recommandent une vertu, sans laquelle il resterait peu d'hommes sur la terre. Mais, mes frères, gardez-vous bien d'imiter des téméraires qui se vantent à tout propos de travailler à la gloire de Dieu. Si un jeune imbécile soutient une thèse sur les catégories, thèse à laquelle préside un ignorant en fourrure, il ne manque pas d'écrire en gros caractères à la tête de sa thèse, Ek allhà abron doxa: Ad majorem Dei gloriam . Un bon musulman a-t-il fait blanchir son salon, il grave cette sottise sur sa porte, Un saka porte de l'eau pour la plus grande gloire de Dieu. C'est un usage impie qui est pieusement mis en usage. Que diriez-vous d'un petit chiaoux, qui en vidant la chaise percée de notre sultan, s'écrierait, A la plus grande gloire de notre invincible monarque? Il y a certainement plus loin du sultan à Dieu, que du sultan au petit chiaoux.

 Qu'avez-vous de commun, misérables vers de terre appelés hommes , avec la gloire de l'Etre infini? Peut-il aimer la gloire? Peut-il en recevoir de vous? Peut-il en goûter? Jusqu'à quand, animaux à deux pieds sans plumes, ferez-vous Dieu à votre image? Quoi! parce que vous êtes vains, parce que vous aimez la gloire, vous voulez que Dieu l'aime aussi! S'il y avait plusieurs dieux, chacun d'eux peut-être voudrait obtenir les suffrages de ses semblables. Ce serait là la gloire d'un dieu. Si l'on peut comparer la grandeur infinie avec la bassesse extrême, ce dieu serait comme le roi Alexandre ou Scander, qui ne voulait entrer en lice qu'avec des rois: Mais vous, pauvres gens, quelle gloire pouvez-vous donner à Dieu ? Cessez de profaner son nom sacré. Un empereur nommé Octave Auguste, défendit qu'on le louât dans les écoles de Rome, de peur que son nom ne fût avili. Mais vous ne pouvez ni avilir l'Etre suprême, ni l'honorer. Anéantissez-vous, adorez et taisez-vous.

 Ainsi parlait Ben-al-bétif; et les derviches s'écrièrent, Gloire à Dieu! Ben-al-bétif a bien parlé.

 


 

GOUT. [p. 327]

Y a-t-il un bon et un mauvais goût? oui sans doute, quoique les hommes diffèrent d'opinions, de moeurs, d'usages.

 Le meilleur goût en tout genre est d'imiter la nature avec le plus de fidélité, de force et de grâce.

 Mais la grâce n'est-elle pas arbitraire? non, puisqu'elle consiste à donner aux objets qu'on représente, de la vie et de la douceur.

 Entre deux hommes dont l'un sera grossier, l'autre délicat, on convient assez que l'un a plus de goût que l'autre.

 Avant que le bon temps fût venu, Voiture qui dans sa manie de broder des riens avait quelquefois beaucoup de délicatesse et d'agrément, écrit au grand Condé sur sa maladie:

Commencez, Seigneur, à songer
Qu'il importe d'être et de vivre;
Pensez à vous mieux ménager.
Quel charme a pour vous le danger
Que vous aimiez tant à le suivre?
Si vous aviez dans les combats
D'Amadis l'armure enchantée
Comme vous en avez le bras
Et la vaillance tant vantée,
Seigneur, je ne me plaindrais pas.
Mais en nos siècles où les charmes
Ne font pas de pareilles armes;
Qu'on voit que le plus noble sang,
Fût-il d'Hector ou d'Alexandre,
Est aussi facile à répandre
Que l'est celui du plus bas rang;
Que d'une force sans seconde
La mort sait ses traits élancer;
Et qu'un peu de plomb peut casser
La plus belle tête du monde,
Qui l'a bonne y doit regarder.
Mais une telle que la vôtre,
Ne se doit jamais hasarder.
Pour votre bien et pour le nôtre,
Seigneur, il vous la faut garder.
Quoi que votre esprit se propose,
Quand votre course sera close,
On vous abandonnera fort.
Croyez-moi, c'est fort peu de chose
Qu'un demi-dieu quand il est mort.

 Ces vers passent encore aujourd'hui pour être pleins de goût et pour être les meilleurs de Voiture.

 Dans le même temps, l'Etoile qui passait pour un génie, l'Etoile l'un des cinq auteurs qui travaillaient aux tragédies du cardinal de Richelieu; l'Etoile, l'un des juges de Corneille, faisait ces vers qui sont imprimés à la suite de Malherbe et de Racan:

Que j'aime en tout temps la taverne!
Que librement je m'y gouverne!
Elle n'a rien d'égal à soi.
J'y vois tout ce que j'y demande,
Et les torchons y sont pour moi
De fine toile de Hollande.

 Il n'est point de lecteur qui ne convienne que les vers de Voiture sont d'un courtisan qui a le bon goût en partage, et ceux de l'Etoile d'un homme grossier sans esprit.

 C'est dommage qu'on puisse dire de Voiture, Il eut du goût cette fois-là. Il n'y a certainement qu'un goût détestable dans plus de mille vers pareils à ceux-ci.

Quand nous fûmes dans Etampes
Nous parlâmes fort de vous.
J'en soupirai quatre coups,
Et j'en eus la goutte crampe.
Etampe et crampe vraiment
Riment merveilleusement.
Nous trouvâmes près Sercote,
(Cas étrange et vrai pourtant)
Des boeufs qu'on voyait broutant
Dessus le haut d'une motte.
Et plus bas quelques cochons
Avec nombre de moutons, etc.

 La fameuse lettre de la carpe au brochet, et qui lui fit tant de réputation, n'est-elle pas une plaisanterie trop poussée, trop longue, et en quelques endroits trop peu naturelle? n'est-ce pas un mélange de finesse et de grossièreté, de vrai et de faux? Fallait-il dire au grand Condé, nommé le brochet dans une société de la cour, qu'à son nom les baleines du nord suaient à grosses gouttes , et que les gens de l'empereur pensaient le frire et le manger avec un grain de sel?

 Est-ce un bon goût d'écrire tant de lettres seulement pour montrer un peu de cet esprit qui consiste en jeux de mots et en pointes?

 N'est-on pas révolté quand Voiture dit au grand Condé sur la prise de Dunkerke, Je crois que vous prendriez la lune avec les dents ?

 Il semble que ce faux goût fut inspiré à Voiture par le Marini qui était venu en France avec la reine Marie de Médicis. Voiture et Costar le citent très souvent dans ses lettres comme un modèle. Ils admirent sa description de la rose fille d'avril, vierge et reine, assise sur un trône épineux, tenant majestueusement le sceptre des fleurs, ayant pour courtisans et pour ministres la famille lascive des zéphyrs, et portant la couronne d'or et le manteau d'écarlate.

Bella figlia d'Aprile
Verginella e reina
Su lo spinoso trono
Del verde cespo assisa
De' fior' lo scettro in maesta sostiene ;
E corteggiata intorno
Da lasciva famiglia
Di zephiri ministri
Porta d'or' la corona e d'ostro il manto .

 Voiture cite avec complaisance dans sa trente-cinquième lettre à Costar, l'atome sonnant du Marini, la voix emplumée, le souffle vivant vêtu de plumes, la plume sonore, le chant ailé, le petit esprit d'harmonie caché dans de petites entrailles, et tout cela pour dire, Un rossignol.

Una voce pennuta, un suon' volante ,
E vestito di penne, un vivo fiato ,
Una piuma canora, un canto alato,
Un spirituel che d'armonia composto
Vive in anguste viscere nascoto .

 Balzac avait un mauvais goût tout contraire; il écrivait des lettres familières avec une étrange emphase. Il écrit au cardinal de la Valette, que ni dans les déserts de la Lybie, ni dans les abîmes de la mer, il n'y eut jamais un si furieux monstre que la sciatique; et que si les tyrans dont la mémoire nous est odieuse, eussent eu tels instruments de leur cruauté, c'eût été la sciatique que les martyrs eussent endurée pour la religion.

 Ces exagérations emphatiques, ces longues périodes mesurées, si contraires au style épistolaire, ces déclamations fastidieuses, hérissées de grec et de latin au sujet de deux sonnets assez médiocres qui partageaient la cour et la ville, et sur la pitoyable tragédie d'Hérode infanticide, tout cela était d'un temps où le goût n'était pas encore formé. Cinna même, et les Lettres provinciales qui étonnèrent la nation, ne la dérouillèrent pas encore.

 Les connaisseurs distinguent surtout dans le même homme le temps où son goût était formé, celui où il acquit sa perfection, celui où il tomba en décadence. Quel homme d'un esprit un peu cultivé ne sentira pas l'extrême différence des beaux morceaux de Cinna , et de ceux du même auteur dans ses vingt dernières tragédies?

Dis-moi donc, lorsqu'Othon s'est offert à Camille,
A-t-il été content? a-t-elle été facile?
Son hommage auprès d'elle a-t-il eu plein effet?
Comment l'a-t-elle pris? et comment l'a-t-il fait?

 Est-il parmi les gens de lettres quelqu'un qui ne reconnaisse le goût perfectionné de Boileau dans son Art poétique, et son goût non encore raffiné dans sa satire sur les embarras de Paris, où il peint des chats dans les gouttières?

L'un miaule en grondant comme un tigre en furie,
L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie;
Ce n'est pas tout encore, les souris et les rats
Semblent pour m'éveiller s'entendre avec les chats.

 S'il avait vécu alors dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d'exercer son talent sur des objets plus dignes d'elle que des chats, des rats et des souris.

 Comme un artiste forme peu à peu son goût, une nation forme aussi le sien. Elle croupit des siècles entiers dans la barbarie, ensuite il s'élève une faible aurore; enfin le grand jour paraît, après lequel on ne voit plus qu'un long et triste crépuscule.

 Nous convenons tous depuis longtemps, que malgré les soins de François I e r pour faire naître le goût des beaux-arts en France, ce bon goût ne put jamais s'établir que vers le siècle de Louis XIV; et nous commençons à nous plaindre que le siècle présent dégénère.

 Les Grecs du Bas-Empire avouaient que le goût qui régnait du temps de Périclès était perdu chez eux. Les Grecs modernes conviennent qu'ils n'en ont aucun.

 Quintilien reconnaît que le goût des Romains commençait à se corrompre de son temps.

 Nous avons vu à l'article Art dramatique , combien Lopez de Vega se plaignait du mauvais goût des Espagnols.

 Les Italiens s'aperçurent les premiers que tout dégénérait chez eux quelque temps après leur immortel Seicento ; et qu'ils voyaient périr la plupart des arts qu'ils avaient fait naître.

 Adisson attaque souvent le mauvais goût de ses compatriotes dans plus d'un genre, soit quand il se moque de la statue d'un amiral en perruque carrée, soit quand il témoigne son mépris pour les jeux de mots employés sérieusement, ou quand il condamne des jongleurs introduits dans les tragédies.

 Si donc les meilleurs esprits d'un pays conviennent que le goût a manqué en certains temps à leur patrie, les voisins peuvent le sentir comme les compatriotes. Et de même qu'il est évident que parmi nous tel homme a le goût bon et tel autre mauvais, il peut être évident aussi que de deux nations contemporaines l'une a un goût rude et grossier, l'autre fin et naturel.

 Le malheur est que quand on prononce cette vérité on révolte la nation entière dont on parle, comme on cabre un homme de mauvais goût lorsqu'on veut le ramener.

 Le mieux est donc d'attendre que le temps et l'exemple instruisent une nation qui pèche par le goût. C'est ainsi que les Espagnols commencent à réformer leur théâtre, et que les Allemands essaient d'en former un.

DU GOUT PARTICULIER D'UNE NATION.

Il est des beautés de tous les temps et de tous les pays, mais il est aussi des beautés locales. L'éloquence doit être partout persuasive, la douleur touchante, la colère impétueuse, la sagesse tranquille; mais les détails qui pourront plaire à un citoyen de Londres, pourront ne faire aucun effet sur un habitant de Paris; les Anglais tireront plus heureusement leurs comparaisons, leurs métaphores de la marine, que ne feront des Parisiens, qui voient rarement des vaisseaux. Tout ce qui tiendra de près à la liberté d'un Anglais, à ses droits, à ses usages, fera plus d'impression sur lui que sur un Français.

 La température du climat introduira dans un pays froid et humide un goût d'architecture, d'ameublements, de vêtements qui sera fort bon, et qui ne pourra être reçu à Rome, en Sicile.

 Théocrite et Virgile ont dû vanter l'ombrage et la fraîcheur des eaux dans leurs églogues. Thompson dans sa description des Saisons , aura dû faire des descriptions toutes contraires.

 Une nation éclairée, mais peu sociable, n'aura point les mêmes ridicules qu'une nation aussi spirituelle, mais livrée à la société jusqu'à l'indiscrétion. Et ces deux peuples conséquemment n'auront pas la même espèce de comédie.

 La poésie sera différente chez le peuple qui renferme les femmes et chez celui qui leur accorde une liberté sans bornes.

 Mais il sera toujours vrai de dire que Virgile a mieux peint ses tableaux que Thompson n'a peint les siens, et qu'il y a eu plus de goût sur les bords du Tibre que sur ceux de la Tamise; que les scènes naturelles du Pastor fido sont incomparablement supérieures aux Bergeries de Racan; que Racine et Molière sont des hommes divins à l'égard des autres théâtres.

DU GOUT DES CONNAISSEURS.

En général le goût fin et sûr consiste dans le sentiment prompt d'une beauté parmi des défauts, et d'un défaut parmi des beautés.

 Le gourmet est celui qui discernera le mélange de deux vins, qui sentira ce qui domine dans un mets, tandis que les autres convives n'auront qu'un sentiment confus et égaré.

 Ne se trompe-t-on pas quand on dit que c'est un malheur d'avoir le goût trop délicat, d'être trop connaisseur? qu'alors on est trop choqué des défauts et trop insensible aux beautés? qu'enfin on perd à être trop difficile? n'est-il pas vrai au contraire qu'il n'y a véritablement de plaisir que pour les gens de goût? ils voient, ils entendent, ils sentent ce qui échappe aux hommes moins sensiblement organisés, et moins exercés.

 Le connaisseur en musique, en peinture, en architecture, en poésie, en médailles etc. éprouve des sensations que le vulgaire ne soupçonne pas; le plaisir même de découvrir une faute le flatte, et lui fait sentir les beautés plus vivement. C'est l'avantage des bonnes vues sur les mauvaises. L'homme de goût a d'autres yeux, d'autres oreilles, un autre tact que l'homme grossier. Il est choqué des draperies mesquines de Raphaël, mais il admire la noble correction de son dessin. Il a le plaisir d'apercevoir que les enfants de Laocoon n'ont nulle proportion avec la taille de leur père; mais tout le groupe le fait frissonner tandis que d'autres spectateurs sont tranquilles.

 Le célèbre sculpteur homme de lettres et de génie, qui a fait la statue colossale de Pierre I e r à Pétersbourg, critique avec raison l'attitude du Moïse de Michel-Ange, et sa petite veste serrée qui n'est pas même le costume oriental; en même temps il s'extasie en contemplant l'air de tête.

EXEMPLES DU BON ET DU MAUVAIS GOUT, TIRÉS DES TRAGÉDIES FRANÇAISES ET ANGLAISES.

Je ne parlerai point ici de quelques auteurs anglais, qui ayant traduit des pièces de Molière, l'ont insulté dans leurs préfaces, ni de ceux qui de deux tragédies de Racine en ont fait une, et qui l'ont encore chargée de nouveaux incidents pour se donner le droit de censurer la noble et féconde simplicité de ce grand homme.

 De tous les auteurs qui ont écrit en Angleterre sur le goût, sur l'esprit et l'imagination, et qui ont prétendu à une critique judicieuse, Adisson est celui qui a le plus d'autorité. Ses ouvrages sont très utiles, on a désiré seulement qu'il n'eût pas trop souvent sacrifié son propre goût au désir de plaire à son parti, et de procurer un prompt débit aux feuilles du Spectateur qu'il composait avec Steele.

 Cependant, il a souvent le courage de donner la préférence au théâtre de Paris sur celui de Londres; il fait sentir les défauts de la scène anglaise; et quand il écrivit son Caton , il se donna bien de garde d'imiter le style de Shakespear. S'il avait su traiter les passions, si la chaleur de son âme eût répondu à la dignité de son style, il aurait réformé sa nation. Sa pièce étant une affaire de parti, eut un succès prodigieux. Mais quand les factions furent éteintes, il ne resta à la tragédie de Caton que de très beaux vers et de la froideur. Rien n'a plus contribué à l'affermissement de l'empire de Shakespear. Le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers; et le vulgaire anglais aime mieux des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène, des assassinats, des exécutions criminelles, des revenants qui remplissent le théâtre en foule, des sorciers, que l'éloquence la plus noble et la plus sage.

 Colliers a très bien senti les défauts du théâtre anglais; mais étant ennemi de cet art par une superstition barbare dont il était possédé, il déplut trop à la nation pour qu'elle daignât s'éclairer par lui; il fut haï et méprisé.

 Warburton évêque de Glocester a commenté Shakespear de concert avec Pope. Mais son commentaire ne roule que sur les mots. L'auteur des trois volumes des Eléments de critique , censure Shakespear quelquefois; mais il censure beaucoup plus Racine et nos auteurs tragiques.

 Le grand reproche que tous les critiques anglais nous font, c'est que tous nos héros sont des Français, des personnages de roman, des amants tels qu'on en trouve dans Clélie , dans Astrée et dans Zaïde . L'auteur des Eléments de critique reprend surtout très sévèrement Corneille, d'avoir fait parler ainsi César à Cléopatre .

C'était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux;
Et dans Pharsale même il a tiré l'épée
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.
Je l'ai vaincu, princesse, et le dieu des combats
M'y favorisait moins que vos divins appas:
Ils conduisaient ma main, ils enflaient mon courage;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.

 Le critique anglais trouve ces fadeurs ridicules et extravagantes. Il a sans doute raison. Les Français sensés l'avaient dit avant lui. Nous regardons comme une règle inviolable ces préceptes de Boileau.

Qu'Achille aime autrement que Tirsis et Philène;
N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamène.

 Nous savons bien que César ayant en effet aimé Cléopâtre, Corneille le devait faire parler autrement, et que surtout cet amour est très insipide dans la tragédie de la Mort de Pompée . Nous savons que Corneille qui a mis de l'amour dans toutes ses pièces, n'a jamais traité convenablement cette passion, excepté dans quelques scènes du Cid imitées de l'espagnol. Mais aussi toutes les nations conviennent avec nous qu'il a déployé un très grand génie, un sens profond, une force d'esprit supérieure dans Cinna , dans plusieurs scènes des Horaces , de Pompée , de Polyeucte , dans la dernière scène de Rodogune .

 Si l'amour est insipide dans presque toutes ses pièces, nous sommes les premiers à le dire; nous convenons tous que ses héros ne sont que des raisonneurs dans ses quinze ou seize derniers ouvrages. Les vers de ces pièces sont durs, obscurs, sans harmonie, sans grâce. Mais s'il s'est élevé infiniment au-dessus de Shakespear dans les tragédies de son bon temps, il n'est jamais tombé si bas dans les autres; et s'il fait dire malheureusement à César, Qu'il vient anoblir par le titre de captif, le titre de vainqueur à présent effectif , César ne dit point chez lui les extravagances qu'il débite dans Shakespear. Ses héros ne font point l'amour à Catau comme le roi Henri V; on ne voit point chez lui de prince s'écrier comme Richard II:

 ‘O terre de mon royaume! ne nourris pas mon ennemi; mais que les araignées qui sucent ton venin, et que les lourds crapauds soient sur sa route; qu'ils attaquent ses pieds perfides, qui les foulent de ses pas usurpateurs. Ne produis que de puants chardons pour eux; et quand ils voudront cueillir une fleur sur ton sein, ne leur présente que des serpents en embuscade.'

 On ne voit point chez Corneille un héritier du trône s'entretenir avec un général d'armée, avec ce beau naturel que Shakespear étale dans le prince de Galles, qui fut depuis le roi Henri IV. [14]

 Le général demande au prince quelle heure il est. Le prince lui répond: ‘Tu as l'esprit si gras pour avoir bu du vin d'Espagne, pour t'être déboutonné après souper, pour avoir dormi sur un banc après dîner, que tu as oublié ce que tu devrais savoir. Que diable t'importe l'heure qu'il est? à moins que les heures ne soient des tasses de vin, que les minutes ne soient des hachis de chapons, que les cloches ne soient des langues de maquerelles, les cadrans des enseignes de mauvais lieux, et le soleil lui-même une fille de joie en taffetas couleur de feu.'

 Comment Warburton n'a-t-il pas rougi de commenter ces grossièretés infâmes? travaillait-il pour l'honneur du théâtre et de l'Eglise anglicane?

RARETÉ DES GENS DE GOUT.

On est affligé quand on considère (surtout dans les climats froids et humides) cette foule prodigieuse d'hommes qui n'ont pas la moindre étincelle de goût, qui n'aiment aucun des beaux-arts, qui ne lisent jamais, et dont quelques-uns feuillettent tout au plus un journal une fois par mois pour être au courant, et pour se mettre en état de parler au hasard des choses dont ils ne peuvent avoir que des idées confuses.

 Entrez dans une petite ville de province, rarement vous y trouvez un ou deux libraires. Il en est qui en sont entièrement privées. Les juges, les chanoines, l'évêque, le subdélégué, l'élu, le receveur du grenier à sel, le citoyen aisé, personne n'a de livres, personne n'a l'esprit cultivé; on n'est pas plus avancé qu'au douzième siècle. Dans les capitales des provinces, dans celles même qui ont des académies, que le goût est rare!

 Il faut la capitale d'un grand royaume pour y établir la demeure du goût; encore n'est-il le partage que du très petit nombre; toute la populace en est exclue. Il est inconnu aux familles bourgeoises où l'on est continuellement occupé du soin de sa fortune, des détails domestiques et d'une grossière oisiveté, amusée par une partie de jeu. Toutes les places qui tiennent à la judicature, à la finance, au commerce, ferment la porte aux beaux-arts. C'est la honte de l'esprit humain que le goût, pour l'ordinaire, ne s'introduise que chez l'oisiveté opulente. J'ai connu un commis des bureaux de Versailles né avec beaucoup d'esprit, qui disait, Je suis bien malheureux, je n'ai pas le temps d'avoir du goût.

 Dans une ville telle que Paris, peuplée de plus de six cent mille personnes, je ne crois pas qu'il y en ait trois mille qui aient le goût des beaux-arts. Qu'on représente un chef-d'oeuvre dramatique, ce qui est si rare, et qui doit l'être, on dit, Tout Paris est enchanté; mais on en imprime trois mille exemplaires tout au plus.

 Parcourez aujourd'hui l'Asie, l'Afrique, la moitié du Nord, où verrez-vous le goût de l'éloquence, de la poésie, de la peinture, de la musique? presque tout l'univers est barbare.

 Le goût est donc comme la philosophie; il appartient à un très petit nombre d'âmes privilégiées.

 Le grand bonheur de la France fut d'avoir dans Louis XIV un roi qui était né avec du goût.

 Pauci quos equus amavit ,
Jupiter aut ardens evexit ad aethera virtus
Diis geniti potuere .

 C'est en vain qu'Ovide a dit que Dieu nous créa pour regarder le ciel, Erectos ad sydera tollere vultus ; Les hommes sont presque tous courbés vers la terre.

 Pourquoi jamais une statue informe, un mauvais tableau où les figures sont estropiées, n'ont-ils jamais passé pour des chefs-d'oeuvre? Pourquoi jamais une maison chétive et sans aucune proportion n'a-t-elle été regardée comme un beau monument d'architecture? D'où vient qu'en musique des sons aigres et discordants n'ont-ils flatté l'oreille de personne? et que cependant de très mauvaises tragédies barbares, écrites dans un style d'Allobroge, ont réussi, même après les scènes sublimes qu'on trouve dans Corneille, et les tragédies touchantes de Racine, et le peu de pièces bien écrites qu'on peut avoir eues depuis cet élégant poète? Ce n'est qu'au théâtre qu'on voit quelquefois réussir des ouvrages détestables soit tragiques, soit comiques.

 Quelle en est la raison? C'est que l'illusion ne règne qu'au théâtre; c'est que le succès y dépend de deux ou trois acteurs, quelquefois d'un seul, et surtout d'une cabale qui fait tous ses efforts tandis que les gens de goût n'en font aucun. Cette cabale subsiste souvent une génération entière. Elle est d'autant plus active, que son but est bien moins d'élever un auteur que d'en abaisser un autre. Il faut un siècle pour mettre aux choses leur véritable prix dans ce seul genre.

 


 

GOUVERNEMENT. [p. 339]

SECTION PREMIERE.

Il faut que le plaisir de gouverner soit bien grand, puisque tant de gens veulent s'en mêler. Nous avons beaucoup plus de livres sur le gouvernement qu'il n'y a de princes sur la terre. Que Dieu me préserve ici d'enseigner les rois, et messieurs leurs ministres, et messieurs leurs valets de chambre, et messieurs leurs confesseurs, et messieurs leurs fermiers généraux! Je n'y entends rien, je les révère tous. Il n'appartient qu'à M. Wilks de peser dans sa balance anglaise ceux qui sont à la tête du genre humain: de plus, il serait bien étrange qu'avec trois ou quatre mille volumes sur le gouvernement, avec Machiavel, et la Politique de l'Ecriture sainte par Bossuet, avec le Citoyen financier , le Guidon de finances , le Moyen d'enrichir un Etat , etc. il y eût encore quelqu'un qui ne sût pas parfaitement tous les devoirs des rois et l'art de conduire les hommes.

Puffendorf liv. IV, ch. XI, article XIII.  Le professeur Puffendorf, ou le baron Puffendorf dit que le roi David ayant juré de ne jamais attenter à la vie de Semeï son conseiller privé, ne trahit point son serment quand il ordonna (selon l'histoire juive) à son fils Salomon de faire assassiner Semeï, parce que David ne s'était engagé que pour lui seul à ne pas tuer Semeï . Le baron, qui réprouve si hautement les restrictions mentales des jésuites, en permet une ici à l'oint David, qui ne sera pas du goût des conseillers d'Etat.

 Pesez les paroles de Bossuet dans sa Politique de l'Ecriture sainte à monseigneur le dauphin. Voilà donc la royauté attachée par Liv. II, propos. IX. succession à la maison de David et de Salomon, et le trône de David est affermi à jamais (quoique ce petit escabeau appelé trône ait très peu duré). En vertu de cette loi l'aîné devait succéder au préjudice de ses frères: c'est pourquoi Adonias, qui était l'aîné, dit à Betzabée mère de Salomon, Vous savez que le royaume était à moi, et tout Israël m'avait reconnu: mais le Seigneur a transféré le royaume à mon frère Salomon . Le droit d'Adonias était incontestable. Bossuet le dit expressément à la fin de cet article. Le Seigneur a transféré n'est qu'une expression ordinaire, qui veut dire, j'ai perdu mon bien, on m'a enlevé mon bien. Adonias était né d'une femme légitime, la naissance de son cadet n'était que le fruit d'un double crime.

  A moins donc , dit Bossuet, qu'il n'arrivât quelque chose d'extraordinaire, l'aîné devait succéder . Or cet extraordinaire fut que Salomon, né d'un mariage fondé sur un double adultère et sur un meurtre, fit assassiner au pied de l'autel son frère aîné, son roi légitime, dont les droits étaient soutenus par le pontife Abiathar, et par le général Joab. Après cela avouons qu'il est plus difficile qu'on ne pense de prendre des leçons du droit des gens et du gouvernement dans l'Ecriture sainte, donnée aux Juifs, et ensuite à nous pour des intérêts plus sublimes.

  Que le salut du peuple soit la loi suprême , telle est la maxime fondamentale des nations; mais on fait consister le salut du peuple à égorger une partie des citoyens dans toutes les guerres civiles. Le salut d'un peuple est de tuer ses voisins et de s'emparer de leurs biens dans toutes les guerres étrangères. Il est encore difficile de trouver là un droit des gens bien salutaire, et un gouvernement bien favorable à l'art de penser et à la douceur de la société.

 Il y a des figures de géométrie très régulières et parfaites en leur genre; l'arithmétique est parfaite, beaucoup de métiers sont exercés d'une manière toujours uniforme et toujours bonne; mais pour le gouvernement des hommes, peut-il jamais en être un bon, quand tous sont fondés sur des passions qui se combattent?

 Il n'y a jamais eu de couvents de moines sans discorde; il est donc impossible qu'elle ne soit dans les royaumes. Chaque gouvernement est non seulement comme les couvents; mais comme les ménages: il n'y en a point sans querelles; et les querelles de peuple à peuple, de prince à prince, ont toujours été sanglantes: celles des sujets avec leurs souverains n'ont pas quelquefois été moins funestes: comment faut-il faire? ou risquer ou se cacher.

GOUVERNEMENT.

Section seconde.

Plus d'un peuple souhaite une constitution nouvelle; les Anglais voudraient changer de ministres tous les huit jours; mais ils ne voudraient pas changer la forme de leur gouvernement.

 Les Romains modernes sont tous fiers de l'église de St Pierre, et de leurs anciennes statues grecques; mais le peuple voudrait être mieux nourri, mieux vêtu, dût-il être moins riche en bénédictions: les pères de famille souhaiteraient que l'Eglise eût moins d'or, et qu'il y eût plus de blé dans leurs greniers: ils regrettent le temps où les apôtres allaient à pied, et où les citoyens romains voyageaient de palais en palais en litière.

 On ne cesse de nous vanter les belles républiques de la Grèce: il est sûr que les Grecs aimeraient mieux le gouvernement des Périclès et des Démosthène que celui d'un bacha; mais dans leurs temps les plus florissants ils se plaignaient toujours; la discorde, la haine étaient au dehors entre toutes les villes, et au dedans dans chaque cité. Ils donnaient des lois aux anciens Romains qui n'en avaient pas encore; mais les leurs étaient si mauvaises qu'ils les changèrent continuellement.

 Quel gouvernement que celui où le juste Aristide était banni, Phocion mis à mort, Socrate condamné à la ciguë après avoir été berné par Aristophane; où l'on voit les Amphictions livrer imbécilement la Grèce à Philippe parce que les Phocéens avaient labouré un champ qui était du domaine d'Apollon! Mais le gouvernement des monarchies voisines était pire.

Liv. VII, ch. V.  Puffendorf promet d'examiner quelle est la meilleure forme de gouvernement: il vous dit, que plusieurs prononcent en faveur de la monarchie, et d'autres au contraire se déchaînent furieusement contre les rois, et qu'il est hors de son sujet d'examiner en détail les raisons de ces derniers .

 Si quelque lecteur malin attend ici qu'on lui en dise plus que Puffendorf, il se trompera beaucoup.

 Un Suisse, un Hollandais, un noble Vénitien, un pair d'Angleterre, un cardinal, un comte de l'empire disputaient un jour en voyage sur la préférence de leurs gouvernements; personne ne s'entendit, chacun demeura dans son opinion sans en avoir une bien certaine: et ils s'en retournèrent chez eux sans avoir rien conclu; chacun louant sa patrie par vanité, et s'en plaignant par sentiment.

 Quelle est donc la destinée du genre humain? presque nul grand peuple n'est gouverné par lui-même.

 Partez de l'Orient pour faire le tour du monde, le Japon a fermé ses ports aux étrangers dans la juste crainte d'une révolution affreuse.

 La Chine a subi cette révolution; elle obéit à des Tartares moitié mantchoux, moitié huns; l'Inde a des Tartares mogols. L'Euphrate, le Nil, l'Oronte, la Grèce, l'Epire sont encore sous le joug des Turcs. Ce n'est point une race anglaise qui règne en Angleterre. C'est une famille allemande qui a succédé à un prince hollandais; et celui-ci à une famille écossaise, laquelle avait succédé à une famille angevine, qui avait remplacé une famille normande, qui avait chassé une famille saxonne et usurpatrice. L'Espagne obéit à une famille française, qui succéda à une race autrichienne; cette autrichienne à des familles qui se vantaient d'être Visigothes; ces Visigoths avaient été chassés longtemps par des Arabes, après avoir succédé aux Romains, qui avaient chassé les Carthaginois.

 La Gaule obéit à des Francs après avoir obéi à des préfets romains.

 Les mêmes bords du Danube ont appartenu aux Germains, aux Romains, aux Abares, aux Slaves, aux Bulgares, aux Huns, à vingt familles différentes, et presque toutes étrangères.

 Et qu'a-t-on vu de plus étranger à Rome que tant d'empereurs nés dans des provinces barbares, et tant de papes nés dans des provinces non moins barbares? Gouverne qui peut. Et quand on est parvenu à être le maître, on gouverne comme on peut. Voyez Lois .

GOUVERNEMENT.

Section troisiéme.

Un voyageur racontait ce qui suit en 1769: J'ai vu dans mes courses un pays assez grand et assez peuplé, dans lequel toutes les places s'achètent; non pas en secret et pour frauder la loi comme ailleurs, mais publiquement et pour obéir à la loi. On y met à l'encan le droit de juger souverainement de l'honneur, de la fortune et de la vie des citoyens, comme on vend quelques arpents de terre. [15] Il y a des commissions très importantes dans les armées, qu'on ne donne qu'au plus offrant. Le principal mystère de leur religion se célèbre pour trois petits sesterces; et si le célébrant ne trouve point ce salaire, il reste oisif comme un gagne-denier sans emploi.

 Les fortunes dans ce pays ne sont point le prix de l'agriculture; elles sont le résultat d'un jeu de hasard que plusieurs jouent en signant leurs noms, et en faisant passer ces noms de main en main. S'ils perdent, ils rentrent dans la fange dont ils sont sortis, ils disparaissent. S'ils gagnent, ils parviennent à entrer de part dans l'administration publique; ils marient leurs filles à des mandarins, et leurs fils deviennent aussi espèces de mandarins.

 Une partie considérable des citoyens a toute sa subsistance assignée sur une maison qui n'a rien; et cent personnes ont acheté chacune cent mille écus le droit de recevoir et de payer l'argent dû à ces citoyens sur cet hôtel imaginaire; droit dont ils n'usent jamais, ignorant profondément ce qui est censé passer par leurs mains.

 Quelquefois on entend crier par les rues une proposition faite à quiconque a un peu d'or dans sa cassette, de s'en dessaisir pour acquérir un carré de papier admirable, qui vous fera passer sans aucun soin une vie douce et commode. Le lendemain on vous crie un ordre qui vous force à changer ce papier contre un autre qui sera bien meilleur. Le surlendemain on vous étourdit d'un nouveau papier qui annule les deux premiers. Vous êtes ruiné; mais de bonnes têtes vous consolent, en vous assurant que dans quinze jours les colporteurs de la ville vous crieront une proposition plus engageante.

 Vous voyagez dans une province de cet empire et vous y achetez des choses nécessaires au vêtir, au manger, au boire, au coucher. Passez-vous dans une autre province, on vous fait payer des droits pour toutes ces denrées, comme si vous veniez d'Afrique. Vous en demandez la raison, on ne vous répond point; ou si l'on daigne vous parler, on vous répond que vous venez d'une province réputée étrangère , et que par conséquent il faut payer pour la commodité du commerce. Vous cherchez en vain à comprendre comment des provinces du royaume sont étrangères au royaume.

 Il y a quelque temps qu'en changeant de chevaux et me sentant affaibli de fatigue, je demandai un verre de vin au maître de la poste: Je ne saurais vous le donner, me dit-il; les commis à la soif qui sont en très grand nombre et tous fort sobres, me feraient payer le trop bu ; ce qui me ruinerait. Ce n'est point trop boire, lui dis-je, que de se sustenter d'un verre de vin; et qu'importe que ce soit vous ou moi qui ait avalé ce verre?

 Monsieur, répliqua-t-il, nos lois sur la soif sont bien plus belles que vous ne pensez. Dès que nous avons fait la vendange, les locataires du royaume nous députent des médecins qui viennent visiter nos caves. Ils mettent à part autant de vin qu'ils jugent à propos de nous en laisser boire pour notre santé. Ils reviennent au bout de l'année: et s'ils jugent que nous avons excédé d'une bouteille l'ordonnance, ils nous condamnent à une forte amende: et pour peu que nous soyons récalcitrants on nous envoie à Toulon boire de l'eau de la mer. Si je vous donnais le vin que vous me demandez, on ne manquerait pas de m'accuser d'avoir trop bu; vous voyez ce que je risquerais avec les intendants de notre santé.

 J'admirai ce régime; mais je ne fus pas moins surpris lorsque je rencontrai un plaideur au désespoir qui m'apprit qu'il venait de perdre au delà du ruisseau le plus prochain le même procès qu'il avait gagné la veille au deçà. Je sus par lui qu'il y a dans le pays autant de codes différents que de villes. Sa conversation excita ma curiosité. Notre nation est si sage, me dit-il, qu'on n'y a rien réglé. Les lois, les coutumes, les droits des corps, les rangs, les prééminences, tout y est arbitraire, tout y est abandonné à la prudence de la nation.

 J'étais encore dans le pays lorsque ce peuple eut une guerre avec quelques-uns de ses voisins. On appelait cette guerre la ridicule , parce qu'il y avait beaucoup à perdre et rien à gagner. J'allai voyager ailleurs, et je ne revins qu'à la paix. La nation, à mon retour, paraissait dans la dernière misère; elle avait perdu son argent, ses soldats, ses flottes, son commerce. Je dis, Son dernier jour est venu, il faut que tout passe. Voilà une nation anéantie; c'est dommage, car une grande partie de ce peuple était aimable, industrieuse et fort gaie, après avoir été autrefois grossière, superstitieuse et barbare.

 Je fus tout étonné qu'au bout de deux ans sa capitale et ses principales villes me parurent plus opulentes que jamais; le luxe était augmenté, et on ne respirait que le plaisir. Je ne pouvais concevoir ce prodige. Je n'en ai vu enfin la cause qu'en examinant le gouvernement de ses voisins; j'ai conçu qu'ils étaient tout aussi mal gouvernés que cette nation, et qu'elle était plus industrieuse qu'eux tous.

 Un provincial de ce pays dont je parle, se plaignait un jour amèrement de toutes les vexations qu'il éprouvait. Il savait assez bien l'histoire; on lui demanda s'il se serait cru plus heureux il y a cent ans, lorsque dans son pays alors barbare on condamnait un citoyen à être pendu pour avoir mangé gras en carême? il secoua la tête. Aimeriez-vous les temps des guerres civiles qui commencèrent à la mort de François II, ou ceux des défaites de St Quentin et de Pavie, ou les longs désastres des guerres contre les Anglais, ou l'anarchie féodale, et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la première? A chaque question il était saisi d'effroi. Le gouvernement des Romains lui parut le plus intolérable de tous. Il n'y a rien de pis, disait-il, que d'appartenir à des maîtres étrangers. On en vint enfin aux druides. Ah! s'écria-t-il, je me trompais; il est encore plus horrible d'être gouverné par des prêtres sanguinaires. Il conclut enfin, malgré lui, que le temps où il vivait, était à tout prendre, le moins odieux.

GOUVERNEMENT.

Section quatriéme.

Un aigle gouvernait les oiseaux de tout le pays d'Oritnie. Il est vrai qu'il n'avait d'autre droit que celui de son bec, et de ses serres. Mais enfin après avoir pourvu à ses repas et à ses plaisirs, il gouverna aussi bien qu'aucun autre oiseau de proie.

 Dans sa vieillesse, il fut assailli par des vautours affamés qui vinrent du fond du Nord désoler toutes les provinces de l'aigle. Parut alors un chat-huant, né dans un des plus chétifs buissons de l'empire, et qu'on avait longtemps appelé lucifugax . Il était rusé, il s'associa avec des chauves-souris; et tandis que les vautours se battaient contre l'aigle, notre hibou et sa troupe entrèrent habilement en qualité de pacificateurs dans l'aire qu'on se disputait.

 L'aigle et les vautours après une assez longue guerre, s'en rapportèrent à la fin au hibou, qui avec sa physionomie grave sut en imposer aux deux partis.

 Il persuada à l'aigle et aux vautours de se laisser rogner un peu les ongles, et couper le petit bout du bec pour se mieux concilier ensemble. Avant ce temps le hibou avait toujours dit aux oiseaux, Obéissez à l'aigle; ensuite il avait dit, Obéissez aux vautours. Il dit bientôt, Obéissez à moi seul. Les pauvres oiseaux ne surent à qui entendre; ils furent plumés par l'aigle, le vautour, le chat-huant et les chauves-souris. Qui habet aures audiat .

GOUVERNEMENT.

Section cinquième.

‘J'ai un grand nombre de catapultes et de balistes des anciens Romains, qui sont à la vérité vermoulues, mais qui pourraient encore servir pour la montre. J'ai beaucoup d'horloges d'eau dont la moitié sont cassées; des lampes sépulcrales, et le vieux modèle en cuivre d'une quinquérème; je possède aussi des toges, des prétextes, des laticlaves en plomb; et mes prédécesseurs ont établi une communauté de tailleurs qui font assez mal des robes d'après ces anciens monuments. A ces causes à ce nous mouvants, ouï le rapport de notre principal antiquaire, nous ordonnons que tous ces vénérables usages soient en vigueur à jamais, et qu'un chacun ait à se chausser et à penser dans toute l'étendue de nos Etats comme on se chaussait et comme on pensait du temps de Cnidus Rufillus propréteur de la province à nous dévolue par le droit de bienséance, etc.'

 On représenta au chauffe-cire qui employait son ministère à sceller cet édit, que tous les engins y spécifiés sont devenus inutiles.

 Que l'esprit et les arts se perfectionnent de jour en jour, qu'il faut mener les hommes par les brides qu'ils ont aujourd'hui, et non par celles qu'ils avaient autrefois.

 Que personne ne monterait sur les quinquérèmes de son altesse sérénissime.

 Que ses tailleurs auraient beau faire des laticlaves, qu'on n'en achèterait pas un seul, et qu'il était digne de sa sagesse de condescendre un peu à la manière de penser actuelle des honnêtes gens de son pays.

 Le chauffe-cire promit d'en parler à un clerc, qui promit de s'en expliquer au référendaire, qui promit d'en dire un mot à son altesse sérénissime quand l'occasion pourrait s'en présenter.

GOUVERNEMENT.

Section sixiéme.

Tableau du gouvernement anglais.

C'est une chose curieuse, de voir comment un gouvernement s'établit. Je ne parlerai pas ici du grand Tamerlan, ou Timurleng, parce que je ne sais pas bien précisément quel est le mystère du gouvernement du Grand Mogol. Mais nous pouvons voir plus clair dans l'administration de l'Angleterre: et j'aime mieux examiner cette administration que celle de l'Inde, attendu qu'on dit qu'il y a des hommes en Angleterre, et point d'esclaves; et que dans l'Inde on trouve, à ce qu'on prétend, beaucoup d'esclaves, et très peu d'hommes.

 Considérons d'abord un bâtard normand qui se met en tête d'être roi d'Angleterre. Il y avait autant de droit que St Louis en eut depuis sur le grand Caire. Mais St Louis eut le malheur de ne pas commencer par se faire adjuger juridiquement l'Egypte en cour de Rome; et Guillaume le Bâtard ne manqua pas de rendre sa cause légitime et sacrée, en obtenant du pape Alexandre II un arrêt qui assurait son bon droit, sans même avoir entendu la partie adverse, et seulement en vertu de ces paroles: Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux . Son concurrent Harald, roi très légitime, étant ainsi lié par un arrêt émané des cieux, Guillaume joignit à cette vertu du siège universel, une vertu un peu plus forte; ce fut la victoire d'Hasting. Il régna donc par le droit du plus fort, ainsi qu'avaient régné Pépin et Clovis en France, les Goths et les Lombards en Italie, les Visigoths, et ensuite les Arabes en Espagne, les Vandales en Afrique, et tous les rois de ce monde les uns après les autres.

 Il faut avouer encore que notre bâtard avait un aussi juste titre que les Saxons et les Danois, qui en avaient possédé un aussi juste que celui des Romains. Et le titre de tous ces héros était celui des voleurs de grand chemin , ou bien, si vous voulez, celui des renards et des fouines quand ces animaux font des conquêtes dans les basses-cours.

 Tous ces grands hommes étaient si parfaitement voleurs de grand chemin, que depuis Romulus jusqu'aux flibustiers, il n'est question que de dépouilles opimes , de butin, de pillage, de vaches et de boeufs volés à main armée. Dans la fable Mercure vole les vaches d'Apollon, et dans l'Ancien Testament le prophète Isaïe donne le nom de voleur au fils que sa femme va mettre au monde, et qui doit être un grand type. Il l'appelle Maher-salal-has-bas, partagez vite les dépouilles . Nous avons déjà remarqué que les noms de soldat et de voleur étaient souvent synonymes.

 Voilà bientôt Guillaume roi de droit divin. Guillaume le Roux qui usurpa la couronne sur son frère aîné, fut aussi roi de droit divin sans difficulté; et ce même droit divin appartint après lui à Henri le troisième usurpateur.

 Les barons normands, qui avaient concouru, à leurs dépens, à l'invasion de l'Angleterre, voulaient des récompenses. Il fallut bien leur en donner; les faire grands vassaux, grands officiers de la couronne. Ils eurent les plus belles terres. Il est clair que Guillaume aurait mieux aimé garder tout pour lui, et faire, de tous ces seigneurs, ses gardes et ses estafiers. Mais il aurait trop risqué. Il se vit donc obligé de partager.

 A l'égard des seigneurs anglo-saxons, il n'y avait pas moyen de les tuer tous, ni même de les réduire tous à l'esclavage. On leur laissa, chez eux, la dignité de seigneurs châtelains. Ils relevèrent des grands vassaux normands, qui relevaient de Guillaume.

 Par là tout était contenu dans l'équilibre, jusqu'à la première querelle.

 Et le reste de la nation, que devint-il? ce qu'étaient devenus presque tous les peuples de l'Europe; des serfs, des vilains.

 Enfin, après la folie des croisades, les princes ruinés vendent la liberté à des serfs de glèbe, qui avaient gagné quelque argent par le travail et par le commerce. Les villes sont affranchies. Les communes ont des privilèges. Les droits des hommes renaissent de l'anarchie même.

 Les barons étaient partout en dispute avec leur roi, et entre eux. La dispute devenait partout une petite guerre intestine, composée de cent guerres civiles. C'est de cet abominable et ténébreux chaos, que sortit encore une faible lumière, qui éclaira les communes, et qui rendit leur destinée meilleure.

 Les rois d'Angleterre étant eux-mêmes grands vassaux de France pour la Normandie, ensuite pour la Guienne et pour d'autres provinces, prirent aisément les usages des rois dont ils relevaient. Les états généraux furent longtemps composés, comme en France, des barons et des évêques.

 La cour de chancellerie anglaise fut une imitation du conseil d'Etat, auquel le chancelier de France préside. La cour du banc du roi fut créée sur le modèle du parlement institué par Philippe le Bel. Les plaids communs étaient comme la juridiction du Châtelet. La cour de l'Echiquier ressemblait à celle des généraux des finances, qui est devenue en France la cour des aides.

 La maxime, que le domaine royal est inaliénable, fut encore une imitation visible du gouvernement français.

 Le droit du roi d'Angleterre, de faire payer sa rançon par ses sujets, s'il était prisonnier de guerre; celui d'exiger un subside quand il mariait sa fille aînée, et quand il faisait son fils chevalier; tout cela rappelait les anciens usages d'un royaume dont Guillaume était le premier vassal.

 A peine Philippe le Bel a-t-il rappelé les communes aux états généraux, que le roi d'Angleterre, Edouard, en fait autant pour balancer la grande puissance des barons. Car c'est sous le règne de ce prince, que la convocation de la chambre des communes est bien constatée.

 Nous voyons donc, jusqu'à cette époque du quatorzième siècle, le gouvernement anglais suivre pas à pas celui de la France. Les deux Eglises sont entièrement semblables; même assujettissement à la cour de Rome; mêmes exactions dont on se plaint, et qu'on finit toujours par payer à cette cour avide; mêmes querelles, plus ou moins fortes; mêmes excommunications; mêmes donations aux moines; même chaos; même mélange de rapines sacrées, de superstitions, et de barbarie.

 La France, et l'Angleterre, ayant donc été administrées si longtemps sur les mêmes principes, ou plutôt sans aucun principe, et seulement par des usages tout semblables, d'où vient qu'enfin ces deux gouvernements sont devenus aussi différents que ceux de Maroc et de Venise?

 N'est-ce point que, l'Angleterre étant une île, le roi n'a pas besoin d'entretenir continuellement une forte armée de terre, qui serait plutôt employée contre la nation que contre les étrangers?

 N'est-ce point, qu'en général les Anglais ont dans l'esprit quelque chose de plus ferme, de plus réfléchi, de plus opiniâtre que quelques autres peuples?

 N'est-ce point par cette raison que, s'étant toujours plaints de la cour de Rome, ils en ont entièrement secoué le joug honteux; tandis qu'un peuple plus léger l'a porté en affectant d'en rire, et en dansant avec ses chaînes?

 La situation de leur pays, qui leur a rendu la navigation nécessaire, ne leur a-t-elle pas donné aussi des moeurs plus dures?

 Cette dureté de moeurs qui a fait, de leur île, le théâtre de tant de sanglantes tragédies, n'a-t-elle pas contribué aussi à leur inspirer une franchise généreuse?

 N'est-ce pas ce mélange de leurs qualités contraires, qui a fait couler tant de sang royal dans les combats et sur les échafauds, et qui n'a jamais permis qu'ils employassent le poison dans leurs troubles civils, tandis qu'ailleurs, sous un gouvernement sacerdotal, le poison était une arme si commune?

 L'amour de la liberté n'est-il pas devenu leur caractère dominant, à mesure qu'ils ont été plus éclairés et plus riches? Tous les citoyens ne peuvent être également puissants: mais ils peuvent tous être également libres. Et c'est ce que les Anglais ont obtenu enfin par leur constance.

 Etre libre, c'est ne dépendre que des lois. Les Anglais ont donc aimé les lois, comme les pères aiment leurs enfants, parce qu'ils les ont faits, ou qu'ils ont cru les faire.

 Un tel gouvernement n'a pu être établi que très tard; parce qu'il a fallu longtemps combattre des puissances respectées: la puissance du pape, la plus terrible de toutes, puisqu'elle était fondée sur le préjugé et sur l'ignorance; la puissance royale, toujours prête à se déborder, et qu'il fallait contenir dans ses bornes; la puissance du baronage, qui était une anarchie; la puissance des évêques, qui mêlant toujours le profane au sacré, voulurent l'emporter sur le baronage et sur les rois.

 Peu à peu la chambre des communes est devenue la digue qui arrête tous ces torrents.

 La chambre des communes est véritablement la nation: puisque le roi qui est le chef, n'agit que pour lui, et pour ce qu'on appelle sa prérogative ; puisque les pairs ne sont en parlement que pour eux; puisque les évêques n'y sont de même que pour eux. Mais la chambre des communes y est pour le peuple; puisque chaque membre est député du peuple. Or ce peuple est au roi comme environ huit millions sont à l'unité. Il est aux pairs et aux évêques comme huit millions sont à deux cents tout au plus. Et les huit millions de citoyens libres sont représentés par la chambre basse.

 De cet établissement, en comparaison duquel la république de Platon n'est qu'un rêve ridicule, et qui semblerait inventé par Locke, par Newton, par Halley, ou par Archimède, il est né des abus affreux, et qui font frémir la nature humaine. Les frottements inévitables de cette vaste machine, l'ont presque détruite du temps de Fairfax et de Cromwell. Le fanatisme absurde s'était introduit dans ce grand édifice comme un feu dévorant, qui consume un beau bâtiment, qui n'est que de bois.

 Il a été rebâti de pierres du temps de Guillaume d'Orange. La philosophie a détruit le fanatisme, qui ébranle les Etats les plus fermes. Il est à croire qu'une constitution qui a réglé les droits du roi, des nobles et du peuple, et dans laquelle chacun trouve sa sûreté, durera autant que les choses humaines peuvent durer.

 Il est à croire aussi que tous les Etats, qui ne sont pas fondés sur de tels principes, éprouveront des révolutions.

 Voici à quoi la législation anglaise est enfin parvenue; à remettre chaque homme dans tous les droits de la nature dont ils sont dépouillés dans presque toutes les monarchies. Ces droits sont, liberté entière de sa personne, de ses biens, de parler à la nation par l'organe de sa plume, de ne pouvoir être jugé que par ses pairs en matière criminelle, de ne pouvoir être jugé en aucun cas que suivant les termes précis de la loi, de professer en paix quelque religion qu'on veuille en renonçant aux emplois dont les seuls anglicans peuvent être pourvus. Cela s'appelle des prérogatives. Et en effet, c'est une très grande et très heureuse prérogative par-dessus tant de nations, d'être sûr en vous couchant que vous réveillerez le lendemain avec la même fortune que vous possédiez la veille; que vous ne serez pas enlevé des bras de votre femme, de vos enfants, au milieu de la nuit pour être conduit dans un donjon ou dans un désert; que vous aurez en sortant du sommeil le pouvoir de publier tout ce que vous pensez; que si vous êtes accusé soit pour avoir mal agi ou mal parlé, ou mal écrit, vous ne serez jugé que suivant la loi. Cette prérogative s'étend sur tout ce qui aborde en Angleterre. Un étranger y jouit de la même liberté de ses biens et de sa personne; et s'il est accusé, il peut demander que la moitié des jurés soit composée d'étrangers.

 J'ose dire que si on assemblait le genre humain pour faire des lois, c'est ainsi qu'on les ferait pour sa sûreté. Pourquoi donc ne sont-elles pas suivies dans les autres pays? n'est-ce pas demander que les cocos mûrissent aux Indes et ne réussissent point à Rome? Vous répondez que ces cocos n'ont pas toujours mûri en Angleterre, qu'ils n'y ont été cultivés que depuis peu de temps; que la Suède en a élevé à son exemple pendant quelques années et qu'ils n'ont pas réussi; que vous pourriez faire venir de ces fruits dans d'autres provinces, par exemple en Bosnie, en Servie. Essayez donc d'en planter.

 Et surtout, pauvre homme, si vous êtes bacha, effendi ou mollah, ne soyez pas assez imbécilement barbare pour resserrer les chaînes de votre nation. Songez que plue vous appesantirez le joug, plus vos enfants qui ne seront pas tous pachas, seront esclaves. Quoi! malheureux, pour le plaisir d'être tyran subalterne pendant quelques jours, vous exposez toute votre postérité à gémir dans les fers! Oh qu'il est aujourd'hui de distance entre un Anglais et un Bosniaque!

GOUVERNEMEN

Section septiéme.

Vous savez, mon cher lecteur, qu'en Espagne vers les côtes de Malaga, on découvrit du temps de Philippe II une petite peuplade jusqu'alors inconnue, cachée au milieu des montagnes de Las Alpuxarras. Vous savez que cette chaîne de rochers inaccessibles est entrecoupée de vallées délicieuses, vous n'ignorez pas que ces vallées sont cultivées encore aujourd'hui par des descendants des Maures qu'on a forcés pour leur bonheur à être chrétiens, ou du moins à le paraître.

 Parmi ces Maures, comme je vous le disais, il y avait sous Philippe II une nation peu nombreuse qui habitait une vallée à laquelle on ne pouvait parvenir que par des cavernes. Cette vallée est entre Pitos et Portugos; les habitants de ce séjour ignoré étaient presque inconnus des Maures mêmes; ils parlaient une langue qui n'était ni l'espagnole, ni l'arabe, et qu'on crut être dérivée de l'ancien carthaginois.

 Cette peuplade s'était peu multipliée. On a prétendu que la raison en était que les Arabes leurs voisins, et avant eux les Africains, venaient prendre les filles de ce canton.

 Ce peuple chétif, mais heureux, n'avait jamais entendu parler de la religion chrétienne, ni de la juive; connaissait médiocrement celle de Mahomet et n'en faisait aucun cas. Il offrait de temps immémorial du lait et des fruits à une statue d'Hercule. C'était là toute sa religion. Du reste, ces hommes ignorés vivaient dans l'indolence et dans l'innocence. Un familier de l'Inquisition les découvrit enfin. Le grand inquisiteur les fit tous brûler; c'est le seul événement de leur histoire.

 Les motifs sacrés de leur condamnation furent qu'ils n'avaient jamais payé d'impôt, attendu qu'on ne leur en avait jamais demandé, et qu'ils ne connaissaient point la monnaie, qu'ils n'avaient point de Bible, vu qu'ils n'entendaient point le latin, et que personne n'avait pris la peine de les baptiser. On les déclara sorciers et hérétiques; ils furent tous revêtus du san-benito et grillés en cérémonie.

 Il est clair que c'est ainsi qu'il faut gouverner les hommes. Rien ne contribue davantage aux douceurs de la société.

 


 

GRACE. [p. 355]

SECTION PREMIERE.

Toute la nature, tout ce qui existe, est une grâce de Dieu; il fait à tous les animaux la grâce de les former et de les nourrir. La grâce de faire croître un arbre à soixante et dix pieds est accordée au sapin et refusée au roseau. Il donne à l'homme la grâce de penser, de parler et de le connaître; il m'accorde la grâce de n'entendre pas un mot de tout ce que Tournéli, Molina, Soto, etc. ont écrit sur la grâce.

 Le premier qui ait parlé de la grâce efficace et gratuite, c'est sans contredit Homère. Cela pourrait étonner un bachelier de théologie qui ne connaîtrait que St Augustin. Mais qu'il lise le troisième livre de l' Iliade , il verra que Pâris dit à son frère Hector, ‘Si les dieux vous ont donné la valeur, et s'ils m'ont donné la beauté, ne me reprochez pas les présents de la belle Vénus; nul don des dieux n'est méprisable, il ne dépend pas des hommes de les obtenir.'

 Rien n'est plus positif que ce passage. Si on veut remarquer encore que Jupiter selon son bon plaisir, donne la victoire tantôt aux Grecs, tantôt aux Troyens, voilà une nouvelle preuve que tout se fait par la grâce d'en haut.

 Sarpédon et ensuite Patrocle, sont des braves à qui la grâce a manqué tour à tour.

 Il y a eu des philosophes qui n'ont pas été de l'avis d'Homère. Ils ont prétendu que la providence générale ne se mêlait point immédiatement des affaires des particuliers, qu'elle gouvernait tout par des lois universelles, que Thersite et Achille étaient égaux devant elle, et que ni Calchas, ni Thaltibius n'avaient jamais eu de grâce versatile ou congrue.

 Selon ces philosophes le chiendent et le chêne, la mite et l'éléphant, l'homme, les éléments et les astres obéissent à des lois invariables, que Dieu, immuable comme elles, établit de toute éternité. Voyez Providence .

 Ces philosophes n'auraient admis ni la grâce de santé de St Thomas, ni la grâce médicinale de Cajetan. Ils n'auraient pu expliquer l'extérieure, l'intérieure, la coopérante, la suffisante, la congrue, la prévenante, etc. Il leur aurait été difficile de se ranger à l'avis de ceux qui prétendent que le maître absolu des hommes donne un pécule à un esclave et refuse la nourriture à l'autre; qu'il ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cul-de-jatte d'être son courrier.

 Ils pensent que l'éternel Demiourgos qui a donné des lois à tant de millions de mondes gravitant les uns vers les autres, et se prêtant mutuellement la lumière qui émane d'eux, les tient tous sous l'empire de ses lois générales, et qu'il ne va point créer des vents nouveaux pour remuer des brins de paille dans un coin de ce monde.

 Ils disent que si un loup trouve dans son chemin un petit chevreau pour son souper, et si un autre loup meurt de faim, Dieu ne s'est point occupé de faire au premier loup une grâce particulière.

 Nous ne prenons aucun parti entre ces philosophes et Homère, ni entre les jansénistes et les molinistes. Nous félicitons ceux qui croient avoir des grâces prévenantes; nous compatissons de tout notre coeur à ceux qui se plaignent de n'en avoir que de versatiles; et nous n'entendons rien au congruisme.

 Si un Bergamasque reçoit le samedi une grâce prévenante qui le délecte au point de faire dire une messe pour douze sous chez les carmes, célébrons son bonheur. Si le dimanche, il court au cabaret abandonné de la grâce, s'il bat sa femme, s'il vole sur le grand chemin, qu'on le pende. Dieu nous fasse seulement la grâce de ne déplaire dans nos questions ni aux bacheliers de l'université de Salamanque, ni à ceux de la Sorbonne, ni à ceux de Bourges, qui tous pensent si différemment sur ces matières ardues, et sur tant d'autres; de n'être point condamné par eux, et surtout, de ne jamais lire leurs livres.

SECTION SECONDE.

Si quelqu'un venait du fond de l'enfer nous dire de la part du diable, Messieurs, je vous avertis que notre souverain seigneur a pris pour sa part tout le genre humain, excepté un très petit nombre de gens qui demeurent vers le Vatican et dans ses dépendances; nous prierions tous ce député de vouloir bien nous inscrire sur la liste des privilégiés; nous lui demanderions ce qu'il faut faire pour obtenir cette grâce.

 S'il nous répondait, ‘Vous ne pouvez la mériter; mon maître a fait la liste de tous les temps; il n'a écouté que son bon plaisir; il s'occupe continuellement à faire une infinité de pots de chambre, et quelques douzaines de vases d'or. Si vous êtes pot de chambre, tant pis pour vous.'

 A ces belles paroles nous renverrions l'ambassadeur à coups de fourches à son maître.

 Voilà pourtant ce que nous avons osé imputer à Dieu, à l'Etre éternel souverainement bon.

 On a toujours reproché aux hommes d'avoir fait Dieu à leur image. On a condamné Homère d'avoir transporté tous les vices et tous les ridicules de la terre dans le ciel. Platon qui lui fait ce juste reproche, n'a pas hésité à l'appeler blasphémateur . Et nous, cent fois plus inconséquents, plus téméraires, plus blasphémateurs que ce Grec qui n'y entendait pas finesse, nous accusons Dieu dévotement d'une chose dont nous n'avons jamais accusé le dernier des hommes.

 Le roi de Maroc Mulei-Ismaël, eut, dit-on, cinq cents enfants. Que diriez-vous si un marabout du mont Atlas vous racontait que le sage et bon Mulei-Ismaël donnant à dîner à toute sa famille, parla ainsi à la fin du repas?

 Je suis Mulei-Ismaël qui vous ai engendrés pour ma gloire; car je suis fort glorieux. Je vous aime tous tendrement; j'ai soin de vous comme une poule couve ses poussins. J'ai décrété qu'un de mes cadets aurait le royaume de Tafilet, qu'un autre posséderait à jamais Maroc; et pour mes autres chers enfants, au nombre de quatre cent quatre-vingt-dix-huit, j'ordonne qu'on en roue la moitié et qu'on brûle l'autre; car je suis le seigneur Mulei-Ismaël?

 Vous prendriez assurément le marabout pour le plus grand fou que l'Afrique ait jamais produit.

 Mais si trois ou quatre mille marabouts entretenus grassement à vos dépens, venaient vous répéter la même nouvelle, que feriez-vous? ne seriez-vous pas tenté de les faire jeûner au pain et à l'eau jusqu'à ce qu'ils fussent revenus dans leur bon sens?

 Vous m'alléguez que mon indignation est assez raisonnable contre les supralapsaires qui croient que le roi de Maroc ne fait ces cinq cents enfants que pour sa gloire, et qu'il a toujours eu l'intention de les faire rouer et de les faire brûler, excepté deux qui étaient destinés à régner.

 Mais j'ai tort, dites-vous, contre les infralapsaires qui avouent que la première intention de Mulei-Ismaël n'était pas de faire périr ses enfants dans les supplices; mais qu'ayant prévu qu'ils ne vaudraient rien, il a jugé à propos en bon père de famille de se défaire d'eux par le feu et par la roue.

 Ah! supralapsaires, infralapsaires, gratuits, suffisants, efficaciens, jansénistes, molinistes, devenez enfin hommes, et ne troublez plus la terre pour des sottises si absurdes et si abominables.

 


 

GREC. [p. 358]

OBSERVATION SUR L'ANÉANTISSEMENT DE LA LANGUE GRECQUE A MARSEILLE.

Il est bien étrange qu'une colonie grecque ayant fondé Marseille, il ne reste presque aucun vestige de la langue grecque en Provence ni en Languedoc, ni en aucun pays de la France; car il ne faut pas compter pour grecs les termes qui ont été formés très tard du latin, et que les Romains eux-mêmes avaient reçus des Grecs tant de siècles auparavant; nous ne les avons reçus que de la seconde main. Nous n'avons aucun droit de dire que nous avons quitté le mot de Got pour celui de Theos plutôt que pour celui de Deus , dont nous avons fait Dieu par une terminaison barbare.

 Il est évident que les Gaulois ayant reçu la langue latine avec les lois romaines, et depuis ayant encore reçu la religion chrétienne des mêmes Romains, ils prirent d'eux tous les mots qui concernaient cette religion. Ces mêmes Gaulois ne connurent que très tard les mots grecs qui regardent la médecine, l'anatomie, la chirurgie.

 Quand on aura retranché tous ces termes originairement grecs, qui ne nous sont parvenus que par les latins, et tous les mots d'anatomie et de médecine connus si tard, il ne restera presque rien. N'est-il pas ridicule de faire venir abréger de brakus plutôt que d' abreviare ; acier d' axi plutôt que d' acies ; acre d' agros plutôt que d' ager ; aile d' ily plutôt que d' ala ?

 On a été jusqu'à dire qu'omelette vient d' ameilaton , parce que meli en grec signifie du miel, et oon signifie un oeuf. On a fait encore mieux dans le Jardin des racines grecques ; on y prétend que dîner vient de dipnein qui signifie souper.

 Si on veut s'en tenir aux expressions grecques que la colonie de Marseille put introduire dans les Gaules indépendamment des Romains, la liste en sera courte.

Aboyer, peut-être de bauzein .
Affre, affreux, d' afronos
Agacer, peut-être d' anaxein
Alali , du cri militaire des Grecs
Babiller, peut-être de babazo
Balle, de ballo
Bas, de bathys
Blesser, de l'aoriste blapto
Bouteille, de bouttis
Coin, de gonia
Entraille, d' entera
Gargariser, de gargarizein
Hermite, d' eremos
Idiot, d' idiotes
Cuisse, peut-être d' ischis
Tuer, de thuein
Colle, de colla
Colère, de cholé
Bride, de bryter
Brique, de brika
Couper, de copto
Fier, de fiaros
Orgueil, d' orge
Maraud, de miaros
Moquer, de mokeuo
Page, de païs
Siffler, peut-être de siffloo
Moustache, de mustax

 Je m'étonne qu'il reste si peu de mots d'une langue qu'on parlait à Marseille du temps d'Auguste dans toute sa pureté; et je m'étonne surtout que la plupart des mots grecs conservés en Provence soient des expressions de choses inutiles, tandis que les termes qui désignaient les choses nécessaires sont absolument perdus. Nous n'en avons pas un de ceux qui exprimaient la terre, la mer, le ciel, le soleil, la lune, les fleuves, les principales parties du corps humain, mots qui semblaient devoir se perpétuer d'âge en âge. Il faut peut-être en attribuer la cause aux Visigoths, aux Bourguignons, aux Francs, à l'horrible barbarie de tous les peuples qui dévastèrent l'empire romain; barbarie dont il reste encore tant de traces.

 


 

GRÉGOIRE VII. [p. 360]

Voyez Bayle à l'article Grégoire . lui-même en convenant que Grégoire fut le boutefeu de l'Europe, lui accorde le titre de grand homme. Que l'ancienne Rome , dit-il, qui ne se piquait que de conquêtes et de la vertu militaire, ait subjugué tant d'autres peuples, cela est beau et glorieux selon le monde; mais on n'en est pas surpris quand on y fait un peu réflexion. C'est bien un autre sujet de surprise quand on voit la nouvelle Rome, ne se piquant que du ministère apostolique, acquérir une autorité sous laquelle les plus grands monarques ont été contraints de plier. Car on peut dire qu'il n'y a presque point d'empereur qui ait tenu tête aux papes, qui ne se soit enfin très mal trouvé de sa résistance. Encore aujourd'hui les démêlés des plus puissants princes avec la cour de Rome, se terminent presque toujours à leur confusion .

 Je ne suis en rien de l'avis de Bayle. Il pourra se trouver bien des gens qui ne seront pas de mon avis. Mais le voici, et le réfutera qui voudra.

 1 o . Ce n'est pas à la confusion des princes d'Orange et des sept Provinces-Unies que se sont terminés leurs différends avec Rome. Et Bayle se moquant de Rome dans Amsterdam, était un assez bel exemple du contraire.

 Les triomphes de la reine Elizabeth, de Gustave Vasa en Suède, des rois de Dannemarck, de tous les princes du nord de l'Allemagne, de la plus belle partie de l'Helvétie, de la seule petite ville de Genève, sur la politique de la cour romaine, sont d'assez bons témoignages qu'il est aisé de lui résister en fait de religion et de gouvernement.

 2 o . Le saccagement de Rome par les troupes de Charles-Quint, le pape Clément VII prisonnier au château St Ange; Louis XIV obligeant le pape Alexandre VII à lui demander pardon, et érigeant dans Rome même un monument de la soumission du pape; et de nos jours les jésuites, cette principale milice papale détruite si aisément en Espagne, en France, à Naples, à Goa et dans le Paraguai, tout cela prouve assez que quand les princes puissants sont mécontents de Rome, ils ne terminent point cette querelle à leur confusion; ils pourront se laisser fléchir, mais ils ne seront pas confondus.

 3 o . Quand les papes ont marché sur la tête des rois, quand ils ont donné des couronnes avec une bulle, il me paraît qu'ils n'ont fait précisément dans ces temps de leur grandeur, que ce que faisaient les califes successeurs de Mahomet dans le temps de leur décadence. Les uns et les autres en qualité de prêtres, donnaient en cérémonie l'investiture des empires aux plus forts.

 4 o . Maimbourg dit, ce qu'aucun pape n'avait encore jamais fait, Grégoire VII priva Henri IV de sa dignité d'empereur et de ses royaumes de Germanie et d'Italie .

 Maimbourg se trompe. Le pape Zacharie longtemps auparavant avait mis une couronne sur la tête de l'Austrasien Pépin usurpateur du royaume des Francs, puis le pape Léon III avait déclaré le fils de ce Pépin empereur d'Occident et privé par là l'impératrice Irène de tout cet empire; et depuis ce temps il faut avouer qu'il n'y eut pas un clerc de l'Eglise romaine qui ne s'imaginât que son évêque disposait de toutes les couronnes.

 On fit toujours valoir cette maxime quand on le put; on la regarda comme une arme sacrée qui reposait dans la sacristie de St Jean de Latran, et qu'on en tirait en cérémonie dans toutes les occasions. Cette prérogative est si belle, elle élève si haut la dignité d'un exorciste né à Velletri ou à Civita-Vecchia, que si Luther, Zuingle, Oecolampade, Jean Chauvin, et tous les prophètes des Cévennes étaient nés dans un misérable village auprès de Rome et y avaient été tonsurés, ils auraient soutenu cette Eglise avec la même rage qu'ils ont déployée pour la détruire.

 5 o . Tout dépend donc du temps, du lieu où l'on est né, et des circonstances où l'on se trouve. Grégoire VII était né dans un siècle de barbarie, d'ignorance et de superstition, et il avait à faire à un empereur jeune, débauché, sans expérience, manquant d'argent, et dont le pouvoir était contesté par tous les grands seigneurs d'Allemagne.

 Il ne faut pas croire que depuis l'Austrasien Charlemagne le peuple romain ait jamais été fort aise d'obéir à des Francs ou à des Teutons; il les haïssait autant que les anciens vrais Romains auraient haï les Cimbres, si les Cimbres avaient dominé en Italie. Les Othons n'avaient laissé dans Rome qu'une mémoire exécrable parce qu'ils y avaient été puissants; et depuis les Othons on sait que l'Europe fut dans une anarchie affreuse.

 Cette anarchie ne fut pas mieux réglée sous les empereurs de la maison de Franconie. La moitié de l'Allemagne était soulevée contre HenriIV ; la grande-duchesse comtesse Mathilde sa cousine germaine plus puissante que lui en Italie, était son ennemie mortelle. Elle possédait soit comme fiefs de l'empire, soit comme allodiaux tout le duché de Toscane, le Crémonois, le Ferrarois, le Mantouan, le Parmesan, une partie de la marche d'Ancône, Reggio, Modène, Spolette, Vérone; elle avait des droits, c'est-à-dire des prétentions, sur les deux Bourgognes. La chancellerie impériale revendiquait ces terres, selon son usage de tout revendiquer.

 Avouons que Grégoire VII aurait été un imbécile s'il n'avait pas employé le profane et le sacré pour gouverner cette princesse, et pour s'en faire un appui contre les Allemands. Il devint son directeur, et de son directeur son héritier.

 Je n'examine pas s'il fut en effet son amant, ou s'il feignit de l'être, ou si ses ennemis feignirent qu'il l'était, ou si dans des moments d'oisiveté ce petit homme très pétulant et très vif abusa quelquefois de sa pénitente qui était femme, faible et capricieuse.

 Rien n'est plus commun dans l'ordre des choses humaines. Mais comme d'ordinaire on n'en tient point registre, comme on ne prend point de témoins pour ces petites privautés de directeurs et de dirigées, comme ce reproche n'a été fait à Grégoire que par ses ennemis, nous ne devons pas prendre ici une accusation pour une preuve. C'est bien assez que Grégoire ait prétendu à tous les biens de sa pénitente sans assurer qu'il prétendit encore à sa personne.

 6 o . La donation qu'il se fit faire en 1077 par la comtesse Mathilde, est plus que suspecte. Et une preuve qu'il ne faut pas s'y fier, c'est que non seulement on ne montra jamais cet acte; mais que dans un second acte on dit que le premier avait été perdu. On prétendit que la donation avait été faite dans la forteresse de Canosse; et dans le second acte on dit qu'elle avait été faite dans Rome. (Voyez l'article Donations .) Cela pourrait bien confirmer l'opinion de quelques antiquaires un peu trop scrupuleux, qui prétendent que de mille chartes de ces temps-là, (et ces temps sont bien longs) il y en a plus de neuf cents d'évidemment fausses.

 Il y eut deux sortes d'usurpateurs dans notre Europe, et surtout en Italie, les brigands et les faussaires.

 7 o . Bayle, en accordant à Grégoire le titre de grand homme , avoue pourtant que ce brouillon décrédita fort son héroïsme par ses prophéties. Il eut l'audace de créer un empereur, et en cela il fit bien, puisque l'empereur Henri IV avait créé un pape; Henri le déposait, et il déposait Henri. Jusque-là il n'y a rien à dire, tout est égal de part et d'autre. Mais Grégoire s'avisa de faire le prophète; il prédit la mort de Henri IV pour l'année 1080; mais Henri IV fut vainqueur; et le prétendu empereur Rodolphe fut défait et tué en Thuringe par le fameux Godefroi de Bouillon, plus véritablement grand homme qu'eux tous.

 Cela prouve, à mon avis, que Grégoire était encore plus enthousiaste qu'habile.

 Je signe de tout mon coeur ce que dit Bayle, Quand on s'engage à prédire l'avenir on fait provision sur toute chose d'un front d'airain, et d'un magasin inépuisable d'équivoques . Mais vos ennemis se moquent de vos équivoques, leur front est d'airain comme le vôtre, et ils vous traitent de fripon insolent et maladroit.

 8 o . Notre grand homme finit par voir prendre la ville de Rome d'assaut en 1083; il fut assiégé dans le château nommé depuis St Ange, par ce même empereur Henri IV qu'il avait osé déposséder. Il mourut dans la misère et dans le mépris à Salerne, sous la protection du Normand Robert Guiscard.

 J'en demande pardon à Rome moderne; mais quand je lis l'histoire des Scipions, des Catons, des Pompées et des Césars, j'ai de la peine à mettre dans leur rang un moine factieux devenu pape sous le nom de Grégoire VII.

 On a donné depuis un plus beau titre à notre Grégoire, on l'a fait saint; du moins à Rome. Ce fut le fameux cardinal Coscia qui fit cette canonisation sous le pape Benoît XIII. On imprima même un office de St Grégoire VII; dans lequel on dit que ce saint délivra les fidèles de la fidélité qu'ils avaient jurée à leur empereur .

 Plusieurs parlements du royame voulurent faire brûler cette légende par les exécuteurs de leurs hautes justices; mais le nonce Bentivoglio qui avait pour maîtresse une actrice de l'Opéra qu'on appelait la Constitution, et qui avait de cette actrice une fille qu'on appelait la Légende, homme d'ailleurs fort aimable et de la meilleure compagnie, obtint du ministère qu'on se contenterait de condamner la légende de Grégoire, de la supprimer, et d'en rire.

 


 

GUERRE. [p. 364]

Tous les animaux sont perpétuellement en guerre; chaque espèce est née pour en dévorer une autre. Il n'y a pas jusqu'aux moutons et aux colombes qui n'avalent une quantité prodigieuse d'animaux imperceptibles. Les mâles de la même espèce se font la guerre pour des femelles, comme Ménélas et Pâris. L'air, la terre et les eaux sont des champs de destruction.

 Il semble que Dieu ayant donné la raison aux hommes, cette raison doive les avertir de ne pas s'avilir à imiter les animaux, surtout quand la nature ne leur a donné ni armes pour tuer leurs semblables, ni instinct qui les porte à sucer leur sang.

 Cependant la guerre meurtrière est tellement la partage affreux de l'homme, qu'excepté deux ou trois nations il n'en est point que leurs anciennes histoires ne représentent armées les unes contre les autres. Vers le Canada homme et guerrier sont synonymes; et nous avons vu que dans notre hémisphère voleur et soldat étaient même chose. Manichéens! voilà votre excuse.

 Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine, que la guerre traîne toujours à sa suite la peste et la famine, pour peu qu'il ait vu les hôpitaux des armées d'Allemagne, et qu'il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre.

 C'est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations, et fait périr année commune quarante mille hommes sur cent mille. Cette invention fut d'abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun; par exemple, la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie et des peuples voisins, qu'elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs, pour aller les exterminer si elle pouvait.

 Le peuple romain assemblé jugeait qu'il était de son intérêt d'aller se battre avant moisson, contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques. Et quelques années après, tous les Romains étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtemps sur mer et sur terre. Il n'en est pas de même aujourd'hui.

 Un généalogiste prouve à un prince qu'il descend en droite ligne d'un comte, dont les parents avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d'apoplexie. Le prince et son conseil voient son droit évident. Cette province qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu'elle ne le connaît pas, qu'elle n'a nulle envie d'être gouvernée par lui; que pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement. Ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d'hommes qui n'ont rien à perdre; il les habille d'un gros drap bleu à cent dix sous l'aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche, et marche à la gloire.

 Les autres princes qui entendent parler de cette équipée, y prennent part chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires, que Gengis-Kan, Tamerlan, Bajazet n'en traînèrent à leur suite.

 Des peuples assez éloignés entendent dire qu'on va se battre, et qu'il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux, s'ils veulent être de la partie; ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.

 Ces multitudes s'acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit.

 On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s'unissant et s'attaquant tour à tour; toutes d'accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.

 Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement, avant d'aller exterminer son prochain. Si un chef n'a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n'en remercie point Dieu; mais lorsqu'il y en a eu environ dix mille d'exterminés par le feu et par le fer, et que pour comble de grâce quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres; ce qui n'est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles.

 Que deviennent et que m'importent l'humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu'une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, et que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis que mes yeux qui s'ouvrent pour la dernière fois voient la ville où je suis né détruite par le fer et par la flamme, et que les derniers sons qu'entendent mes oreilles sont les cris des femmes et des enfants expirant sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d'un homme que nous ne connaissons pas?

 Ce qu'il y a de pis, c'est que la guerre est un fléau inévitable. Si l'on y prend garde, tous les hommes ont adoré le dieu Mars. Sabaoth chez les Juifs signifie le dieu des armes : mais Minerve chez Homère appelle Mars un dieu furieux, insensé, infernal.

 Le célèbre Montesquieu, qui passait pour humain, a pourtant dit, qu'il est juste de porter le fer et la flamme chez ses voisins, dans la crainte qu'ils ne fassent trop bien leurs affaires. Si c'est là l'esprit des lois, c'est celui des lois de Borgia et de Machiavel. Si malheureusement il a dit vrai, il faut écrire contre cette vérité, quoiqu'elle soit prouvée par les faits.

Esprit des lois , liv. X, ch. II.  Voici ce que dit Montesquieu.

 ‘Entre le sociétés le droit de la défense naturelle entraîne qulequefois la nécessité d'attaquer, lorsqu'un peuple voit qu'une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire, et que l'attaque est dans ce moment le seul moyen d'empêcher cette destruction.'

 Comment l'attaque en pleine paix peut-elle être le seul moyen d'empêcher cette destruction? Il faut donc que vous soyez sûr que ce voisin vous détruira s'il devient puissant. Pour en être sûr, il faut qu'il ait fait déjà des préparatifs de votre perte. En ce cas c'est lui qui commence la guerre, ce n'est pas vous; votre supposition est fausse et contradictoire.

 S'il y eut jamais une guerre évidemment injuste, c'est celle que vous proposez; c'est d'aller tuer votre prochain, de peur que votre prochain (qui ne vous attaque pas) ne soit en état de vous attaquer.

 C'est-à-dire, qu'il faut que vous hasardiez de ruiner le pays dans l'espérance de ruiner sans raison celui d'un autre. Cela n'est assurément ni honnête, ni utile, car on n'est jamais sûr du succès; vous le savez bien.

 Si votre voisin devient trop puissant pendant la paix, qui vous empêche de vous rendre puissant comme lui? s'il a fait des alliances, faites-en de votre côté. Si ayant moins de religieux, il en a plus de manufacturiers et de soldats, imitez-le dans cette sage économie. S'il exerce mieux ses matelots, exercez les vôtres; tout cela est très juste. Mais d'exposer votre peuple à la plus horrible misère, dans l'idée si souvent chimérique d'accabler votre cher frère le sérénissime prince limitrophe! ce n'était pas à un président honoraire d'une compagnie pacifique à vous donner un tel conseil.

 


 

GUEUX MENDIANT. [p. ]

Tout pays où la gueuserie, la mendicité est une profession, est mal gouverné. La gueuserie, ai-je dit autrefois, est une vermine qui s'attache à l'opulence; oui, mais il faut la secouer. Il faut que l'opulence fasse travailler la pauvreté; que les hôpitaux soient pour les maladies et la vieillesse; les ateliers pour la jeunesse saine et vigoureuse.

 Voici un extrait d'un sermon qu'un prédicateur fit il y a dix ans pour la paroisse St Leu et St Giles, qui est la paroisse des gueux et des convulsionnaires:

  Pauperes evangelisantur , les pauvres sont évangélisés.

 Que veut dire évangile, gueux, mes chers frères? il signifie bonne nouvelle . C'est donc une bonne nouvelle que je viens vous apprendre; et quelle est-elle? c'est que si vous êtes des fainéants, vous mourrez sur un fumier. Sachez qu'il y eut autrefois des fainéants, du moins on le dit; et ils finirent par n'avoir pas un asile. Si vous travaillez, vous serez aussi heureux que les autres hommes.

 Messieurs les prédicateurs de St Eustache et de St Roc peuvent prêcher aux riches de fort beaux sermons en style fleuri, qui procurent aux auditeurs une digestion aisée dans un doux assoupissement; et mille écus à l'orateur. Mais je parle à des gens que la faim éveille. Travaillez pour manger, vous dis-je; car l'Ecriture a dit, qui ne travaille pas ne mérite pas de manger. Notre confrère Job qui fut quelque temps dans votre état, dit que l'homme est né pour le travail comme l'oiseau pour voler. Voyez cette ville immense, tout le monde est occupé. Les juges se lèvent à quatre heures du matin pour vous rendre justice et pour vous envoyer aux galères, si votre fainéantise vous porte à voler maladroitement.

 Le roi travaille; il assiste tous les jours à ses conseils; il a fait des campagnes. Vous me direz qu'il n'en est pas plus riche: d'accord; mais ce n'est pas sa faute. Les financiers savent mieux que vous et moi qu'il n'entre pas dans ses coffres la moitié de son revenu; il a été obligé de vendre sa vaisselle pour vous défendre contre nos ennemis. Nous devons l'aider à notre tour. L'Ami des hommes ne lui accorde que soixante et quinze millions par an: un autre ami lui en donne tout d'un coup sept cent quarante. Mais de tous ces amis de Job il n'y en a pas un qui lui avance un écu. Il faut qu'on invente mille moyens ingénieux pour prendre dans nos poches cet écu qui n'arrive dans la sienne que diminué de moitié.

 Travaillez donc, mes chers frères; agissez pour vous; car je vous avertis que si vous n'avez pas soin de vous-même, personne n'en aura soin; on vous traitera comme dans plusieurs graves remontrances on a traité le roi. On vous dira, Dieu vous assiste.

 Nous irons dans nos provinces, répondez-vous; nous serons nourris par les seigneurs des terres, par les fermiers, par les curés. Ne vous attendez pas, mes frères, à manger à leur table. Ils ont pour la plupart assez de peine à se nourrir eux-mêmes, malgré la Méthode de s'enrichir promptement par l'agriculture et cent ouvrages de cette espèce qu'on imprime tous les jours à Paris pour l'usage de la campagne, que les auteurs n'ont jamais cultivée.

 Je vois parmi vous des jeunes gens qui ont quelque esprit; ils disent qu'ils feront des vers, qu'ils composeront des brochures, comme Chiniac, Nonotte, Patouillet; qu'ils travailleront pour les Nouvelles ecclésiastiques, qu'ils feront des feuilles pour Fréron; des oraisons funèbres pour des évêques, des chansons pour l'Opéra comique. C'est du moins une occupation; on ne vole pas sur le grand chemin quand on fait l' Année littéraire , on ne vole que ses créanciers. Mais faites mieux, mes chers frères en Jésus-Christ, mes chers gueux, qui risquez les galères en passant votre vie à mendier; entrez dans l'un des quatre ordres mendiants; vous serez riches et honorés.

 


 

HÉRÉSIE. [p. 370]

Mot grec qui signifie croyance, opinion de choix . Il n'est pas trop à l'honneur de la raison humaine qu'on se soit haï, persécuté, massacré, brûlé pour des opinions choisies; mais ce qui est encore fort peu à notre honneur, c'est que cette manie nous ait été particulière comme la lèpre l'était aux Hébreux, et jadis la vérole aux Caraïbes.

 Nous savons bien, théologiquement parlant, que l'hérésie étant devenue un crime, ainsi que le mot une injure: nous savons, dis-je, que l'Eglise latine pouvant seule avoir raison, elle a été en droit de réprouver tous ceux qui étaient d'une opinion différente de la sienne.

 D'un autre côté l'Eglise grecque avait le même droit; [16] aussi réprouva-t-elle les Romains quand ils eurent choisi une autre opinion que les Grecs sur la procession du Saint-Esprit, sur les viandes de carême, sur l'autorité du pape, etc. etc.

 Mais sur quel fondement parvint-on enfin à faire brûler quand on fut le plus fort, ceux qui avaient des opinions de choix? Ils étaient sans doute criminels devant Dieu, puisqu'ils étaient opiniâtres. Ils devaient donc, comme on n'en doute pas, être brûlés pendant toute l'éternité dans l'autre monde. Mais pourquoi les brûler à petit feu dans celui-ci? Ils représentaient que c'était entreprendre sur la justice de Dieu; que ce supplice était bien dur de la part des hommes; que de plus il était inutile, puisqu'une heure de souffrances ajoutée à l'éternité est comme zéro.

 Les âmes pieuses répondaient à ces reproches que rien n'était plus juste que de placer sur des brasiers ardents quiconque avait une opinion choisie ; que c'était se conformer à Dieu que de faire brûler ceux qu'il devait brûler lui-même; et qu'enfin puisqu'un bûcher d'une heure ou deux est zéro par rapport à l'éternité, il importait très peu qu'on brûlât cinq ou six provinces pour des opinions de choix, pour des hérésies.

 On demande aujourd'hui chez quels anthropophages ces questions furent agitées, et leurs solutions prouvées par les faits? nous sommes forcés d'avouer que ce fut chez nous-mêmes, dans les mêmes villes où l'on ne s'occupe que d'opéra, de comédies, de bals, de modes et d'amour.

 Malheureusement ce fut un tyran qui introduisit la méthode de faire mourir les hérétiques; non pas un de ces tyrans équivoques qui sont regardés comme des saints dans un parti, et comme des monstres dans l'autre. C'était un Maxime, compétiteur de Théodose I e r , tyran avéré par l'empire entier dans la rigueur du mot.

 Il fit périr à Trèves par la main des bourreaux, l'Espagnol Priscillien et ses adhérents, dont les opinions furent jugées erronées par quelques évêques d'Espagne. [17] Ces prélats sollicitèrent le supplice des priscillianistes avec une charité si ardente, que Maxime ne put leur rien refuser. Il ne tint pas même à eux qu'on ne fit couper le cou à St Martin comme à un hérétique. Il fut bienheureux de sortir de Trèves, et de s'en retourner à Tours.

 Il ne faut qu'un exemple pour établir un usage. Le premier qui chez les Scythes fouilla dans la cervelle de son ennemi et fit une coupe de son crâne, fut suivi par tout ce qu'il y avait de plus illustre chez les Scythes. Ainsi fut consacrée la coutume d'employer des bourreaux pour couper des opinions.

 On ne vit jamais d'hérésie chez les anciennes religions, parce qu'elles ne connurent que la morale et le culte. Dès que la métaphysique fut un peu liée au christianisme, on disputa; et de la dispute naquirent différents partis comme dans les écoles de philosophie. Il était impossible que cette métaphysique ne mêlât pas ses incertitudes à la foi qu'on devait à Jésus-Christ. Il n'avait rien écrit, et son incarnation était un problème que les nouveaux chrétiens, qui n'étaient pas inspirés par lui-même, résolvaient de I aux Corinth. ch. I, v. 11 et 12. plusieurs manières différentes. Chacun prenait parti , comme dit expressément St Paul; les uns étaient pour Apollos, les autres pour Céphas .

 Les chrétiens en général s'appelèrent longtemps nazaréens; et même les gentils ne leur donnèrent guère d'autre nom dans les deux premiers siècles. Mais il y eut bientôt une école particulière de nazaréens qui eurent un évangile différent des quatre canoniques. On a même prétendu que cet évangile ne différait que très peu de celui de St Matthieu, et lui était antérieur. St Epiphane et St Jérôme placent les nazaréens dans le berceau du christianisme.

 Ceux qui se crurent plus savants que les autres prirent le titre de gnostiques, les connaisseurs ; et ce nom fut longtemps si Liv. I, n o . 7. honorable, que St Clément d'Alexandrie dans ses Stromates , appelle toujours les bons chrétiens, vrais gnostiques. Heureux ceux qui sont entrés dans la sainteté gnostique!

Liv. IV, n o . 4.   Celui qui mérite le nom de gnostique, résiste aux séducteurs, et donne à quiconque demande .

 Le cinquième et sixième livre des Stromates ne roulent que sur la perfection du gnostique.

 Le ébionites étaient incontestablement du temps des apôtres. Ce nom qui signifie pauvre , leur rendait chère la pauvreté dans laquelle Jésus était né. [18]

 Cérinthe était aussi ancien; [19] on lui attribuait l'Apocalypse de St Jean. On croit même que St Paul et lui eurent de violentes disputes.

 Il semble à notre faible entendement que l'on devait attendre des premiers disciples, une déclaration solennelle, une profession de foi complète et inaltérable, qui terminât toutes les disputes passées, et qui prévînt toutes les querelles futures: Dieu ne le permit pas. Le symbole nommé des apôtres , qui est court, et où ne se trouvent ni la consubstantiabilité, ni le mot trinité , ni les sept sacrements, ne parut que du temps de St Jérôme, de St Augustin et du célèbre prêtre d'Aquilée Rufin. Ce fut, dit-on, ce saint prêtre ennemi de St Jérôme qui le rédigea.

 Les hérésies avaient eu le temps de se multiplier; on en comptait plus de cinquante dès le cinquième siècle.

 Sans oser scruter les voies de la Providence impénétrables à l'esprit humain, et consultant autant qu'il est permis les lueurs de notre faible raison, il semble que de tant d'opinions sur tant d'articles il y en eut toujours quelqu'une qui devait prévaloir. Celle-là était l'orthodoxe, droit enseignement . Les autres sociétés se disaient bien orthodoxes aussi; mais étant les plus faibles, on ne leur donna que le nom d' hérétiques .

 Lorsque dans la suite des temps l'Eglise chrétienne orientale, mère de l'Eglise d'Occident, eut rompu sans retour avec sa fille, chacune resta souveraine chez elle; et chacune eut ses hérésies particulières, nées de l'opinion dominante.

 Les barbares du Nord étant nouvellement chrétiens, ne purent avoir les mêmes sentiments que les contrées méridionales, parce qu'ils ne purent adopter les mêmes usages. Par exemple, ils ne purent de longtemps adorer les images puisqu'ils n'avaient ni peintres, ni sculpteurs. Il était bien dangereux de baptiser un enfant une hiver dans le Danube, dans le Veser, dans l'Elbe.

 Ce n'était pas une chose aisée pour les habitants des bords de la mer Baltique, de savoir précisément les opinions du Milanais et de la marche d'Ancône. Les peuples du midi et du nord de l'Europe eurent donc des opinions choisies, différentes les unes des autres. C'est, ce me semble, la raison pour laquelle Claude évêque de Turin, conserva dans le neuvième siècle tous les usages et tous les dogmes reçus au huitième et au septième depuis le pays des Allobroges jusqu'à l'Elbe et au Danube.

 Ces dogmes et ces usages se perpétuèrent dans les vallées et dans les creux des montagnes, et vers les bords du Rhône chez des peuples ignorés, que la déprédation générale laissait en paix dans leur retraite et dans leur pauvreté, jusqu'à ce qu'enfin ils parurent sous le nom de Vaudois au douzième siècle, et sous celui d' Albigeois au treizième. On sait comme leurs opinions choisies furent traitées; comme on prêcha contre eux des croisades, quel carnage on en fit, et comment depuis ce temps jusqu'à nos jours il n'y eut pas une année de douceur et de tolérance dans l'Europe.

 C'est un grand mal d'être hérétique; mais est-ce un grand bien de soutenir l'orthodoxie par des soldats et par des bourreaux? ne vaudrait-il pas mieux que chacun mangeât son pain en paix à l'ombre de son figuier? Je ne fais cette proposition qu'en tremblant.

SECTION SECONDE.

De l'extirpation des hérésies.

Il faut, ce me semble, distinguer dans une hérésie l'opinion et la faction. Dès les premiers temps du christianisme les opinions furent partagées, comme nous l'avons vu. Les chrétiens d'Alexandrie ne pensaient pas sur plusieurs points comme ceux d'Antioche. Les Achaïens étaient opposés aux Asiatiques. Cette diversité a duré dans tous les temps et durera vraisemblablement toujours. Jésus-Christ qui pouvait réunir tous ses fidèles dans le même sentiment, ne l'a pas fait; il est donc à présumer qu'il ne l'a pas voulu, et que son dessein était d'exercer toutes ses Eglises à l'indulgence et à la charité, en leur permettant des systèmes différents, qui tous se réunissaient à le reconnaître pour leur chef et leur maître. Toutes ces sectes longtemps tolérées par les empereurs ou cachées à leurs yeux, ne pouvaient se persécuter et se proscrire les unes les autres, puisqu'elles étaient également soumises aux magistrats romains; elles ne pouvaient que disputer. Quand les magistrats les poursuivirent, elles réclamèrent toutes également le droit de la nature; elles dirent, Laissez-nous adorer Dieu en paix; ne nous ravissez pas la liberté que vous accordez aux Juifs.

 Toutes les sectes aujourd'hui peuvent tenir le même discours à ceux qui les oppriment. Elles peuvent dire aux peuples qui ont donné des privilèges aux Juifs, Traitez-nous comme vous traitez ces enfants de Jacob, laissez-nous prier Dieu comme eux selon notre conscience. Notre opinion ne fait pas plus de tort à votre Etat que n'en fait le judaïsme. Vous tolérez les ennemis de Jésus-Christ : tolérez-nous donc nous qui adorons Jésus-Christ , et qui ne différons de vous que sur des subtilités de théologie; ne vous privez pas vous-mêmes de sujets utiles. Il vous importe qu'ils travaillent à vos manufactures, à votre marine, à la culture de vos terres; et il ne vous importe point qu'ils aient quelques autres articles de foi que vous. C'est de leurs bras que vous avez besoin, et non de leur catéchisme.

 La faction est une chose toute différente. Il arrive toujours, et nécessairement, qu'une secte persécutée dégénère en faction. Les opprimés se réunissent et s'encouragent. Ils ont plus d'industrie pour fortifier leur parti que la secte dominante n'en a pour l'exterminer. Il faut ou qu'ils soient écrasés ou qu'ils écrasent. C'est ce qui arriva après la persécution excitée en 303 par le césar Galérius, les deux dernières années de l'empire de Dioclétien. Les chrétiens ayant été favorisés par Dioclétien pendant dix-huit années entières, étaient devenus trop nombreux et trop riches pour être exterminés. Ils se donnèrent à Constance Chlore, ils combattirent pour Constantin son fils, et il y eut une révolution entière dans l'empire.

 On peut comparer les petites choses aux grandes, quand c'est le même esprit qui les dirige. Une pareille révolution est arrivée en Hollande, en Ecosse, en Suisse. Quand Ferdinand et Isabelle chassèrent d'Espagne les Juifs qui y étaient établis, non seulement avant la maison régnante, mais avant les Maures et les Goths, et même avant les Carthaginois; les Juifs auraient fait une révolution en Espagne, s'ils avaient été aussi guerriers que riches, et s'ils avaient pu s'entendre avec les Arabes.

 En un mot, jamais secte n'a changé le gouvernement que quand le désespoir lui a fourni des armes. Mahomet lui-même n'a réussi que pour avoir été chassé de la Mecque, et parce qu'on y avait mis sa tête à prix.

 Voulez-vous donc empêcher qu'une secte ne bouleverse un Etat, usez de tolérance; imitez la sage conduite que tiennent aujourd'hui l'Allemagne, l'Angleterre, la Hollande, le Dannemarck, la Russie. Il n'y a d'autre parti à prendre en politique avec une secte nouvelle, que de faire mourir sans pitié les chefs et les adhérents, hommes, femmes, enfants sans en excepter un seul, ou de les tolérer quand la secte est nombreuse. Le premier parti est d'un monstre, le second est d'un sage.

 Enchaînez à l'Etat tous les sujets de l'Etat par leur intérêt; que le quaker et le Turc trouvent leur avantage à vivre sous vos lois. La religion est de Dieu à l'homme; la loi civile est de vous à vos peuples.

 


 

HERMÈS,OU ERMÈS, ou MERCURE TRISMEGISTE, OUTHAUT, ou TAUT, ou THOT. [p. 376]

On néglige cet ancien livre de Mercure Trismégiste , et on peut n'avoir pas tort. Il a paru à des philosophes un sublime galimatias; et c'est peut-être pour cette raison qu'on l'a cru l'ouvrage d'un grand platonicien.

 Toutefois, dans ce chaos théologique, que de choses propres à étonner et à soumettre l'esprit humain! Dieu dont la triple essence est sagesse, puissance et bonté; Dieu formant le monde par sa pensée, par son verbe; Dieu créant des dieux subalternes; Dieu ordonnant à ces dieux de diriger les orbes célestes, et de présider au monde; le soleil fils de Dieu; l'homme image de Dieu par la pensée; la lumière principal ouvrage de Dieu, essence divine; toutes ces grandes et vives images éblouirent l'imagination subjuguée.

 Il reste à savoir si ce livre aussi célèbre que peu lu, fut l'ouvrage d'un Grec ou d'un Egyptien.

Cité de Dieu liv. VII, ch. XXVI.  St Augustin ne balance pas à croire que ce livre est d'un Egyptien, qui prétendait être descendu de l'ancien Mercure, de cet ancien Thaut, premier législateur de l'Egypte.

 Il est vrai que St Augustin ne savait pas plus l'égyptien que le grec; mais il faut bien que de son temps on ne doutât pas que l'Hermès dont nous avons la théologie, ne fût un sage de l'Egypte, antérieur probablement au temps d'Alexandre, et l'un des prêtres que Platon alla consulter.

 Il m'a toujours paru que la théologie de Platon ne ressemblait en rien à celle des autres Grecs, si ce n'est à celle de Timée qui avait voyagé en Egypte ainsi que Pythagore.

 L' Hermès Trismégiste que nous avons, est écrit dans un grec barbare, assujetti continuellement à une marche étrangère. C'est une preuve qu'il n'est qu'une traduction dans laquelle on a plus suivi les paroles que le sens.

 Joseph Scaliger qui aida le seigneur de Candale évêque d'Aire à traduire l' Hermès ou Mercure Trismégiste , ne doute pas que l'original ne fût égyptien.

 Ajoutez à ces raisons qu'il n'est pas vraisemblable qu'un Grec eût adressé si souvent la parole à Thaut. Il n'est guère dans la nature qu'on parle avec tant d'effusion de coeur à un étranger; du moins on n'en voit aucun exemple dans l'antiquité.

 L'Esculape égyptien qu'on fait parler dans ce livre et qui Préface du Mercure Trismégiste . peut-être en est l'auteur, écrit au roi d'Egypte Ammon, Gardez-vous bien de souffrir que les Grecs traduisent les livres de notre Mercure, de notre Thaut, parce qu'ils le défigureraient . Certainement un Grec n'aurait pas parlé ainsi.

 Toutes les vraisemblances sont donc que ce fameux livre est égyptien.

 Il y a une autre réflexion à faire, c'est que les systèmes d'Hermès et de Platon conspiraient également à s'étendre chez les écoles juives dès le temps des Ptolomées. Cette doctrine y fit bientôt de très grands progrès. Vous la voyez étalée tout entière chez le juif Philon, homme savant à la mode de ces temps-là.

 Il copie des passages entiers de Mercure Trismégiste dans son chapitre de la formation du monde. Premièrement , dit-il, Dieu fit le monde intelligible, le ciel incorporel, et la terre invisible; après il créa l'essence incorporelle de l'eau et de l'esprit, et enfin l'essence de la lumière incorporelle patron du soleil et de tous les astres .

 Telle est la doctrine d'Hermès toute pure. Il ajoute que le verbe ou la pensée invisible et intellectuelle est l'image de Dieu.

 Voilà la création du monde par le verbe, par la pensée, par le logos , bien nettement exprimée.

 Vient ensuite la doctrine des nombres qui passa des Egyptiens aux Juifs. Il appelle la raison la parente de Dieu. Le nombre de sept est l'accomplissement de toute chose; et c'est pourquoi, dit-il, la lyre n'a que sept cordes.

 En un mot, Philon possédait toute la philosophie de son temps.

 On se trompe donc quand on croit que les Juifs sous le règne d'Hérode, étaient plongés dans la même espèce d'ignorance où ils étaient auparavant. Il est évident que St Paul était très instruit; il n'y a qu'à lire le premier chapitre de St Jean qui est si différent des autres, pour voir que l'auteur écrit précisément comme Hermès et comme Platon. Au commencement était le verbe, et le verbe, le logos, était avec Dieu, et Dieu était le logos; tout a été fait par lui, et sans lui rien n'est de ce qui fut fait. Dans lui était la vie; et la vie était la lumière des hommes .

Epît. aux Hébreux, ch. I, v. 2.  C'est ainsi que St Paul dit que Dieu a créé les siècles par son fils .

 Dès le temps des apôtres vous voyez des sociétés entières de chrétiens qui ne sont que trop savants, et qui substituent une philosophie fantastique à la simplicité de la foi. Les Simons, les Ménandre, les Cérinthe enseignaient précisément les dogmes d'Hermès. Leurs éons n'étaient autre chose que les dieux subalternes créés par le Grand Etre. Tous les premiers chrétiens ne furent donc pas des hommes sans lettres comme on le dit tous les jours, puisqu'il y en avait plusieurs qui abusaient de leur littérature, et que même dans les Actes le gouverneur Festus dit à Paul, Tu es fou, Paul, trop de science t'a mis hors de sens .

 Cérinthe dogmatisait du temps de St Jean l'Evangéliste. Ses erreurs étaient d'une métaphysique profonde et déliée. Les défauts qu'il remarquait dans la construction du monde, lui firent penser, comme le dit le docteur Dupin, que ce n'était pas le Dieu souverain qui l'avait formé, mais une vertu inférieure à ce premier principe, laquelle n'avait pas connaissance du Dieu souverain. C'était vouloir corriger le système de Platon même; c'était se tromper comme chrétien et comme philosophe. Mais c'était en même temps montrer un esprit très délié et très exercé.

 Il en est de même des primitifs appelés quakers , dont nous avons tant parlé. On les a pris pour des hommes qui ne savaient que parler du nez, et qui ne faisaient nul usage de leur raison. Cependant, il y en eut plusieurs parmi eux qui employaient toutes les finesses de la dialectique. L'enthousiasme n'est pas toujours le compagnon de l'ignorance totale; il l'est souvent d'une science erronée.

 


 

HIPATHIE. [p. 379]

Je suppose que madame Dacier eût été la plus belle femme de Paris, et que dans la querelle des anciens et des modernes les carmes eussent prétendu que le poème de la Magdelaine , composé par un carme, était infiniment supérieur à Homère, et que c'était une impiété atroce de préférer l' Iliade à des vers d'un moine.

 Je suppose que l'archevêque de Paris eût pris le parti des carmes contre le gouverneur de Paris partisan de la belle madame Dacier, et qu'il eût excité les carmes à massacrer cette belle dame dans l'église de Notre-Dame, et de la traîner toute nue et toute sanglante dans la place Maubert. Il n'y a personne qui n'eût dit que l'archevêque de Paris aurait fait une fort mauvaise action dont il aurait dû faire pénitence.

 Voilà précisément l'histoire d'Hipathie. Elle enseignait Homère et Platon dans Alexandrie du temps de l'empereur Théodose II. St Cyrille déchaîna contre elle la populace chrétienne; c'est ainsi que nous le racontent Damascius et Suidas; c'est ce que prouvent évidemment les plus savants hommes du siècle, tels que Bruker, Basnage, tom. V, pag. 82. la Croze, Basnage; c'est ce qui est exposé très judicieusement dans le grand Dictionnaire encyclopédique à l'article Eclectisme .

 Un homme dont les intentions sont sans doute très bonnes, a fait imprimer deux volumes contre cet article de l'Encyclopédie.

 Encore une fois, mes amis, deux tomes contre deux pages, c'est trop. Je vous l'ai dit cent fois, vous multipliez trop les êtres sans nécessité; deux lignes contre deux tomes, voilà ce qu'il faut. N'écrivez pas même ces deux lignes. Je me contente de remarquer que St Cyrille était homme, et homme de parti, qu'il a pu se laisser trop emporter à son zèle; que quand on met les belles dames toutes nues ce n'est pas pour les massacrer; que St Cyrille a sans doute demandé pardon à Dieu de cette action abominable; et que je prie le père des miséricordes d'avoir pitié de son âme. Celui qui a écrit les deux volumes contre l'éclectisme, me fait aussi beaucoup de pitié.

 


 

DE L'HISTOIRE. [p. 380]

 Comme nous avons déjà vingt mille ouvrages, la plupart en plusieurs volumes, sur la seule histoire de France, et qu'un lecteur qui vivrait cent ans n'aurait pas le temps d'en lire la moitié, je crois qu'il est bon de savoir se borner.

 Nous sommes obligés de joindre à la connaissance de notre pays celle de l'histoire de nos voisins. Il nous est encore moins permis d'ignorer les grandes actions des Grecs et des Romains, et leurs lois qui sont en grande partie les nôtres.

 Mais si à cette étude nous voulions ajouter celle d'une antiquité plus reculée, nous ressemblerions alors à un homme qui abandonnerait Polybe pour étudier sérieusement les Mille et une nuits . Toutes les origines des peuples sont visiblement des fables; la raison en est que les hommes ont dû vivre longtemps en corps de peuple et apprendre à faire du pain et des habits (ce qui était fort difficile) avant d'apprendre à transmettre toutes leurs pensées à la postérité, ce qui était plus difficile encore. L'art d'écrire n'a pas probablement plus de six mille ans chez les Chinois, et quoi qu'en aient dit les Chaldéens et les Egyptiens, il n'y a guère d'apparence qu'ils aient su plus tôt écrire et lire couramment.

 L'histoire des temps antérieurs ne put donc être transmise que de mémoire, et on sait assez combien le souvenir des choses passées s'altère de génération en génération. C'est l'imagination seule qui a écrit les premières histoires. Non seulement chaque peuple inventa son origine, mais il inventa aussi l'origine du monde entier. Ne nous perdons point dans cet abîme, et allons au fait.

DÉFINITION.

L'histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable qui est le récit des faits donnés pour faux.

 Il y a l'histoire des opinions qui n'est guère que le recueil des erreurs humaines.

 L'histoire des arts, peut-être la plus utile de toutes, quand elle joint à la connaissance de l'invention et du progrès des arts la description de leur mécanisme.

 L'histoire naturelle improprement dite histoire , est une partie essentielle de la physique. On a divisé l'histoire des événements en sacrée et profane; l'histoire sacrée est une suite des opérations divines et miraculeuses, par lesquelles il a plu à Dieu de conduire autrefois la nation juive, et d'exercer aujourd'hui notre foi.

Si j'apprenais l'hébreu, les sciences, l'histoire!
Tout cela c'est la mer à boire.

PREMIERS FONDEMENS DE L'HISTOIRE.

 Les premiers fondements de toute histoire, sont les récits des pères aux enfants, transmis ensuite d'une génération à une autre; ils ne sont tout au plus que probables dans leur origine, quand ils ne choquent point le sens commun; et ils perdent un degré de probabilité à chaque génération. Avec le temps la fable se grossit, et la vérité se perd: de là vient que toutes les origines des peuples sont absurdes. Ainsi les Egyptiens avaient été gouvernés par les dieux pendant beaucoup de siècles; ils l'avaient été ensuite par des demi-dieux; enfin ils avaient eu des rois pendant onze mille trois cent quarante ans; et le soleil dans cet espace de temps avait changé quatre fois d'orient et d'occident.

 Les Phéniciens du temps d'Alexandre prétendaient être établis dans leur pays depuis trente mille ans; et ces trente mille ans étaient remplis d'autant de prodiges que la chronologie égyptienne. J'avoue qu'il est physiquement très possible que la Phénicie ait existé non seulement trente mille ans, mais trente mille milliards de siècles, et qu'elle ait éprouvé, ainsi que le reste du globe, trente millions de révolutions. Mais nous n'en avons pas de connaissance.

 On sait quel merveilleux ridicule règne dans l'ancienne histoire des Grecs.

 Les Romains, tout sérieux qu'ils étaient, n'ont pas moins enveloppé de fables l'histoire de leurs premiers siècles. Ce peuple si récent en comparaison des nations asiatiques, a été cinq cents années sans historiens. Ainsi il n'est pas surprenant que Romulus ait été le fils de Mars, qu'une louve ait été sa nourrice, qu'il ait marché avec vingt mille hommes de son village de Rome contre vingt-cinq mille combattants du village des Sabins; qu'ensuite il soit devenu dieu; que Tarquin l'Ancien ait coupé une pierre avec un rasoir, et qu'une vestale ait tiré à terre un vaisseau avec sa ceinture, etc.

 Les premières annales de toutes nos nations modernes ne sont pas moins fabuleuses; les choses prodigieuses et improbables doivent être quelquefois rapportées, mais comme des preuves de la crédulité humaine: elles entrent dans l'histoire des opinions et des sottises. Mais le champ est trop immense.

DES MONUMENS.

 Pour connaître avec un peu de certitude quelque chose de l'histoire ancienne, il n'est qu'un seul moyen; c'est de voir s'il reste quelques monuments incontestables. Nous n'en avons que trois par écrit; le premier est le recueil des observations astronomiques faites pendant dix-neuf cents ans de suite à Babilone, envoyées par Alexandre en Grèce. Cette suite d'observations qui remonte à deux mille deux cent trente-quatre ans avant notre ère vulgaire, prouve invinciblement que les Babyloniens existaient en corps de peuple plusieurs siècles auparavant: car les arts ne sont que l'ouvrage du temps; et la paresse naturelle aux hommes les laisse des milliers d'années sans autres connaissances et sans autres talents que ceux de se nourrir, de se défendre des injures de l'air et de s'égorger. Qu'on en juge par les Germains et par les Anglais du temps de César, par les Tartares d'aujourd'hui, par les deux tiers de l'Afrique, et par tous les peuples que nous avons trouvés dans l'Amérique, en exceptant à quelques égards les royaumes du Pérou et du Mexique, et la république de Tlascala. Qu'on se souvienne que dans tout ce nouveau monde personne ne savait ni lire ni écrire.

 Le second monument est l'éclipse centrale du soleil calculée à la Chine deux mille cent cinquante-cinq ans avant notre ère vulgaire, et reconnue véritable par tous nos astronomes. Il faut dire des Chinois la même chose que des peuples de Babilone; ils composaient déjà sans doute un vaste empire policé. Mais ce qui met les Chinois au-dessus de tous les peuples de la terre, c'est que ni leurs lois, ni leurs moeurs, ni la langue que parlent chez eux les lettrés, n'ont changé depuis environ quatre mille ans. Cependant cette nation et celle de l'Inde, les plus anciennes de toutes celles qui subsistent aujourd'hui, celles qui possèdent le plus vaste et le plus beau pays, celles qui ont inventé presque tous les arts avant que nous en eussions appris quelques-uns, ont toujours été omises jusqu'à nos jours dans nos prétendues histoires universelles. Et quand un Espagnol et un Français faisaient le dénombrement des nations, ni l'un ni l'autre ne manquait d'appeler son pays la première monarchie du monde, et son roi le plus grand roi du monde, se flattant que son roi lui donnerait une pension dès qu'il aurait lu son livre.

 Le troisième monument, fort inférieur aux deux autres, subsiste dans les marbres d'Arondel: la chronique d'Athènes y est gravée deux cent soixante-trois ans avant notre ère; mais elle ne remonte que jusqu'à Cécrops, treize cent dix-neuf ans au-delà du temps où elle fut gravée. Voilà dans l'histoire de toute l'antiquité les seules époques incontestables que nous ayons.

 Faisons une sérieuse attention à ces marbres rapportés de Grèce par le lord Arondel. Leur chronique commence quinze cent soixante et dix-sept ans avant notre ère. C'est aujourd'hui une antiquité de 3350 ans; et vous n'y voyez pas un seul fait qui tienne du miraculeux, du prodigieux. Il en est de même des olympiades, ce n'est pas là qu'on doit dire Grecia mendax , la menteuse Grèce. Les Grecs savaient très bien distinguer l'histoire de la fable, et les faits réels des contes d'Hérodote; ainsi que dans leurs affaires sérieuses leurs orateurs n'empruntaient rien des discours des sophistes ni des images des poètes.

 La date de la prise de Troye est spécifiée dans ces marbres, mais il n'y est parlé ni des flèches d'Apollon ni du sacrifice d'Iphigénie, ni des combats ridicules des dieux. La date des inventions de Triptolème et de Cérès s'y trouve; mais Cérès n'y est pas appelée déesse . On y fait mention d'un poème fur l'enlèvement de Proserpine; il n'y est point dit qu'elle soit fille de Jupiter et d'une déesse, et qu'elle soit femme du dieu des enfers.

 Hercule est initié aux mystères d'Eleusine; mais pas un mot sur ses douze travaux, ni sur son passage en Afrique dans sa tasse, ni sur sa divinité.

 Chez nous, au contraire, un étendard est apporté du ciel par un ange aux moines de St Denis; un pigeon apporte une bouteille d'huile dans une église de Rheims; deux armées de serpents se livrent une bataille rangée en Allemagne; un archevêque de Mayence est assiégé et mangé par des rats: et pour comble, on a grand soin de marquer l'année de ces aventures. Et l'abbé Lenglet compile, compile ces impertinences; et les almanachs les ont cent fois répétées; et c'est ainsi qu'on a instruit la jeunesse; et toutes ces fadaises sont entrées dans l'éducation des princes.

 Toute histoire est récente. Il n'est pas étonnant qu'on n'ait point d'histoire ancienne profane au-delà d'environ quatre mille années. Les révolutions de ce globe, la longue et universelle ignorance de cet art qui transmet les faits par l'écriture, en sont cause. Il reste encore plusieurs peuples qui n'en ont aucun usage. Cet art ne fut commun que chez un très petit nombre de nations policées; et même était-il en très peu de mains. Rien de plus rare chez les Français et chez les Germains, que de savoir écrire, jusqu'au et quatorzième siècle de notre ère vulgaire: presque tous les actes n'étaient attestés que par témoins. Ce ne fut en France que sous Charles VII en 1454 que l'on commença à rédiger par écrit quelques coutumes de France. L'art d'écrire était encore plus rare chez les Espagnols, et de là vient que leur histoire est si sèche et si incertaine, jusqu'au temps de Ferdinand et d'Isabelle. On voit par là combien le très petit nombre d'hommes qui savaient écrire, pouvaient en imposer, et combien il a été facile de nous faire croire les plus énormes absurdités.

 Il y a des nations qui ont subjugué une partie de la terre sans avoir l'usage des caractères. Nous savons que Gengis-Kan conquit une partie de l'Asie au commencement du treizième siècle; mais ce n'est ni par lui ni par les Tartares que nous le savons. Leur histoire écrite par les Chinois et traduite par le père Gaubil, dit que ces Tartares n'avaient point alors l'art d'écrire.

 Cet art ne dut pas être moins inconnu au Scythe Ogus-Kan, nommé Madiès par les Persans et par les Grecs, qui conquit une partie de l'Europe et de l'Asie, si longtemps avant le règne de Cyrus. Il est presque sûr qu'alors sur cent nations, il y en avait à peine deux qui employassent des caractères. Il se peut que dans un ancien monde détruit, les hommes aient connu l'écriture et les autres arts. Mais dans le nôtre ils sont tous très récents.

 Il reste des monuments d'une autre espèce, qui servent à constater seulement l'antiquité reculée de certains peuples et qui précèdent toutes les époques connues, et tous les livres; ce sont les prodiges d'architecture, comme les pyramides et les palais d'Egypte qui ont résisté au temps. Hérodote qui vivait il y a deux mille deux cents ans et qui les avait vus, n'avait pu apprendre des prêtres égyptiens dans quel temps on les avait élevés.

 Il est difficile de donner à la plus ancienne des pyramides moins de quatre mille ans d'antiquité; mais il faut considérer que ces efforts de l'ostentation des rois n'ont pu être commencés que longtemps après l'établissement des villes. Mais pour bâtir des villes dans un pays inondé tous les ans, remarquons toujours qu'il avait fallu d'abord relever le terrain des villes sur des pilotis dans ce terrain de vase, et les rendre inaccessibles à l'inondation: il avait fallu avant de prendre ce parti nécessaire et avant d'être en état de tenter ces grands travaux, que les peuples se fussent pratiqué des retraites pendant la crue du Nil, au milieu des rochers qui forment deux chaînes à droite et à gauche de ce fleuve. Il avait fallu que ces peuples rassemblés eussent les instruments du labourage, ceux de l'architecture, une connaissance de l'arpentage, avec des lois et une police. Tout cela demande nécessairement un espace de temps prodigieux. Nous voyons par les longs détails qui retardent tous les jours nos entreprises les plus nécessaires et les plus petites, combien il est difficile de faire de grandes choses; et qu'il faut non seulement une opiniâtreté infatigable, mais plusieurs générations animées de cette opiniâtreté.

 Cependant que ce soit Ménès, Thaut ou Chéops, ou Ramessès, qui aient élevé une ou deux de ces prodigieuses masses, nous n'en serons pas plus instruits de l'histoire de l'ancienne Egypte: la langue de ce peuple est perdue. Nous ne savons donc autre chose, sinon qu'avant les plus anciens historiens il y avait de quoi faire une histoire ancienne.

DE L'ANCIENNE EGYPTE.

 Comme l'histoire des Egyptiens n'est pas écrite par des auteurs sacrés, il est permis de s'en moquer. On l'a déjà fait avec succès sur ses dix-huit mille villes, et sur Thèbes aux cent portes, par lesquelles sortait un million de soldats, outre des chariots armés; ce qui supposait cinq millions au moins d'habitants dans la ville, tandis que l'Egypte entière ne contient aujourd'hui que trois millions d'âmes.

 Presque tout ce qu'on raconte de l'ancienne Egypte a été écrit apparemment avec une plume tirée de l'aile du phénix, qui venait se brûler tous les cinq cents ans dans le temple d'Hiéropolis pour y renaître.

 Les Eqyptiens adoraient-ils en effet des boeufs, des boucs, des crocodiles, des singes, des chats et jusqu'à des oignons? Il suffit qu'on l'ait dit une fois pour que mille copistes l'aient redit en vers et en prose. Le premier qui fit tomber tant de nations en erreur sur les Egyptiens est Sanchoniaton, le plus ancien auteur que nous ayons parmi ceux dont les Grecs nous ont conservé des fragments. Il était voisin des Hébreux, et in contestablement plus ancien que Moïse, puisqu'il ne parle pas de Moïse, et qu'il aurait fait mention sans doute d'un si grand homme, et de ses épouvantables prodiges, s'il fût venu après lui, ou s'il avait été son contemporain.

 Voice comme il s'exprime: “Ces choses sont écrites dans l'histoire du monde de Thaut et dans ses mémoires. Mais ces premiers hommes consacrèrent des plantes et des productions de la terre; ils leur attribuèrent la divinité, ils révérèrent les choses qui les nourrissaient; ils leur offrirent leur boire et leur manger, cette religion étant conforme à la faiblesse de leurs esprits; etc.”

 Il est très remarquable que Sanchoniaton, qui vivait avant Moïse, cite les livres de Thaut qui avaient huit cents ans d'antiquité; mais il est plus remarquable encore que Sanchoniaton s'est trompé, s'il a cru que les Egyptiens rendaient aux oignons le même hommage qu'ils rendaient à leur Isis. Ils ne les adoraient certainement pas comme des dieux suprêmes, puisqu'ils les mangeaient. Ciceron, qui vivait dans le temps où César conquit l'Egypte dit dans son livre de la Divination qu' il n'y a point de superstitions que les hommes n'aient embrassées; mais qu'il n'est encore aucune nation qui se soit avisée de manger ses dieux.

 De quoi se seraient nourris les Egyptiens, s'ils avaient adoré tous les boeufs et tous les oignons? J'ose croire et même dire, que l'auteur de l' Essai sur l'histoire générale et sur les moeurs des nations a dénoué le noeud de cette difficulté, en disant qu'il faut faire une grande différence entre un oignon consacré et un oignon dieu. Le boeuf Apis était consacré; mais les autres boeufs étaient mangés par les prêtres et par tout le peuple.

 Une ville d'Egypte avait consacré un chat pour remercier les dieux d'avoir fait naître des chats qui mangent des souris. Diodore de Sicile rapporte que les Egyptiens massacrèrent de son temps un Romain qui avait eu le malheur de tuer un chat par mégarde. Il est très vraisemblable que c'était le chat consacré. Je ne voudrais pas tuer une cigogne en Hollande; on y est persuadé qu'elles portent bonheur aux maisons sur le toit desquelles elles se perchent. Un Hollandais de mauvaise humeur me ferait payer cher sa cigogne.

 Dans un nome d'Egypte, voisin du Nil, il y avait un crocodile sacré. C'était apparemment pour obtenir des dieux que les crocodiles mangeassent moins de petits enfans.

 Origène, qui vivait dans Alexandrie et qui devait être bien instruit de la religion du pays, s'exprime ainsi dans sa réponse à Celse, au livre III. “Nous n'imitons point les Egyptiens dans le culte d'Isis et d'Osiris; nous n'y joignons point Minerve comme ceux du nome de Sais.” Il dit dans un autre endroit: “Ammon ne souffre pas que les habitants de la ville d'Apis vers la Lybie mangent des vaches.” Il est clair par ces passages qu'on adorait Isis et Osiris.

 Il dit encor: “Il n'y aurait rien de mauvais à s'abstenir des animaux utiles aux hommes; mais épargner un crocodile, l'estimer consacré à je ne sais quelle divinité, n'est-ce pas une extrême folie?”

 Il est évident par tous ces passages que les prêtres, les shoen, ou shotim d'Egypte adoraient des dieux, et non pas des bêtes. Ce n'est pas que les manoeuvres, les blanchisseuses, la racaille de toute espèce ne prissent communément pour une divinité la bête consacrée. Il est très vraisemblable même que des dévotes de cour, encouragées dans leur zèle par quelques shoen d'Egypte, aient cru le boeuf Apis un dieu; et lui aient fait des neuvaines.

 Le monde est vieux, mais l'histoire est d'hier. Celle que nous nommons ancienne et qui est en effet très récente, ne remonte guère qu'à quatre ou cinq mille ans: nous n'avons avant ce temps que quelques probabilités: elles nous ont été transmises dans les annales des brachmanes, dans la chronique chinoise, et dans l'Histoire d'Hérodote. Les anciennes chroniques chinoises ne regardent que cet empire séparé du reste du monde. Hérodote plus intéressant pour nous, parle de la terre alors connue. En récitant aux Grecs les neuf livres de son Histoire, il les enchanta par la nouveauté de cette entreprise et par le charme de sa diction, et surtout par les fables.

D'HÉRODOTE.

 Presque tout ce qu'il raconte sur la foi des étrangers est fabuleux; mais tout ce qu'il a vu est vrai. On apprend de lui par exemple, quelle extrême opulence et quelle splendeur régnait dans l'Asie mineure, aujourd'hui (dit-on) pauvre et dépeuplée. Il a vu à Delphes les présents d'or prodigieux que les rois de Lydie avaient envoyés au temple; et il parle à des auditeurs qui connaissaient Delphes comme lui. Or, quel espace de temps a dû s'écouler avant que des rois de Lydie eussent pu amasser assez de trésors superflus pour faire des présents si considérables à un temple étranger!

 Mais quand Hérodote rapporte les contes qu'il a entendus, son livre n'est plus qu'un roman qui ressemble aux fables milésiennes.

 C'est un Candaule qui montre sa femme toute nue à son ami Gigès; c'est cette femme qui par modestie ne laisse à Gigès que le choix de tuer son mari, d'épouser la veuve ou de périr.

 C'est un oracle de Delphes qui devine que dans le même temps qu'il parle, Crésus à cent lieues de là fait cuire une tortue dans un plat d'airain.

 C'est dommage que Rollin d'ailleurs estimable, répète tous les contes de cette espèce. Il admire la science de l'oracle et la véracité d'Apollon, ainsi que la pudeur de la femme du roi Candaule; et à ce sujet il propose à la police d'empêcher les jeunes gens de se baigner dans la rivière. Le temps est si cher, et l'histoire si immense, qu'il faut épargner aux lecteurs de telles fables et de telles moralités.

 L'histoire de Cyrus est toute défigurée par des traditions fabuleuses. Il y a grande apparence que ce Kiro ou Kosrou, qu'on nomme Cyrus, à la tête des peuples guerriers d'Elam, conquit en effet Babilone amollie par les délices. Mais on ne sait pas seulement quel roi régnait alors à Babilone; les uns disent Baltazar, les autres Anaboth. Hérodote fait tuer Cyrus dans une expédition contre les Massagètes. Xénophon dans son roman moral et politique le fait mourir dans son lit.

 On ne sait autre chose dans ces ténèbres de l'histoire, sinon qu'il y avait depuis très longtemps de vastes empires, et des tyrans dont la puissance était fondée sur la misère publique; que la tyrannie était parvenue jusqu'à dépouiller les hommes de leur virilité, pour s'en servir à d'infâmes plaisirs au sortir de l'enfance, et pour les employer dans leur vieillesse à la garde des femmes; que la superstition gouvernait les hommes; qu'un songe était regardé comme un avis du ciel, et qu'il décidait de la paix et de la guerre, etc.

 A mesure qu'Hérodote dans son histoire se rapproche de son temps, il est mieux instruit et plus vrai. Il faut avouer que l'histoire ne commence pour nous qu'aux entreprises des Perses contre les Grecs. On ne trouve avant ces grands événements que quelques récits vagues, enveloppés de contes puérils. Hérodote devient le modèle des historiens quand il décrit ces prodigieux préparatifs de Xerxès pour aller subjuguer la Grèce et ensuite l'Europe. Il exagère sans doute le nombre de ses soldats; mais il les mène avec une exactitude géographique de Suze jusqu'à la ville d'Athènes. Il nous apprend comment étaient armés tant de peuples différents que ce monarque traînait après lui: aucun n'est oublié du fond de l'Arabie et de l'Egypte jusqu'au-delà de la Bactriane et de l'extrémité septentrionale de la mer Caspienne, pays alors habité par des peuples puissants, et aujourd'hui par des Tartares vagabonds. Toutes les nations, depuis le Bosphore de Thrace jusqu'au Gange, sont sous ses étendards.

 On voit avec étonnement que ce prince possédait plus de terrain que n'en eut l'empire romain. Il avait tout ce qui appartient aujourd'hui au Grand-Mogol en deçà du Gange; toute la Perse, et tout le pays des Usbecs, tout l'empire des Turcs si vous en exceptez la Romanie; mais en récompense il possédait l'Arabie. On voit par l'étendue de ses Etats quel est le tort des déclamateurs en vers et en prose, de traiter de fou Alexandre, Voyez l'article Alexandre. vengeur de la Grèce, pour avoir subjugué l'empire de l'ennemi des Grecs. Il alla en Egypte, à Tyr et dans l'Inde, mais il le devait; et Tyr, l'Egypte et l'Inde appartenaient à la puissance qui avait ravagé la Grèce.

USAGE QU'ON PEUT FAIRE D'HÉRODOTE.

 Hérodote eut le même mérite qu'Homère; il fut le premier historien comme Homère le premier poète épique, et tous deux saisirent les beautés propres d'un art qu'on croît inconnu avant eux. C'est un spectacle admirable dans Hérodote que cet empereur de l'Asie, et de l'Afrique, qui fait passer son armée immense sur un pont de bateaux d'Asie en Europe, qui prend la Thrace, la Macédoine, la Thessalie, l'Achaïe supérieure, et qui entre dans Athènes abandonnée et déserte. On ne s'attend point que les Athéniens sans ville, sans territoire, réfugiés sur leurs vaisseaux avec quelques autres Grecs, mettront en fuite la nombreuse flotte du grand roi; qu'ils rentreront chez eux en vainqueurs, qu'ils forceront Xerxès à ramener ignominieusement les débris de son armée, et qu'ensuite ils lui défendront par un traité de naviguer sur leurs mers. Cette supériorité d'un petit peuple généreux, libre sur toute l'Asie esclave, est peut-être ce qu'il y a de plus glorieux chez les hommes. On apprend aussi par cet événement que les peuples de l'Occident ont toujours été meilleurs marins que les peuples asiatiques. Quand on lit l'histoire moderne, la victoire de Lépante fait souvenir de celle de Salamine, et on compare Don Juan d'Autriche et Colone, à Thémistocle et à Euribiades. Voilà peut-être le seul fruit qu'on peut tirer de la connaissance de ces temps reculés.

 Il est toujours bien hardi de vouloir pénétrer dans les dessins de Dieu; mais cette témérité est mêlée d'un grand ridicule quand on veut prouver que le Dieu de tous les peuples de la terre et de toutes les créatures des qutres globes, ne s'occupait des révolutions de l'Asie, et qu'il n'en voyait lui-même tant de conquérants les uns après les autres, qu'en considération du petit peuple juif, tantôt pour l'abaisser, tantôt pour le relever, toujours pour l'instruire, et que cette petite horde opiniâtre et rebelle était le centre et l'objet des révolutions de la terre.

 Si le conquérant mémorable qu'on a nommé Cyrus se rend maître de Babilone, c'est uniquement pour donner à quelques Juifs la permission d'aller chez eux. Si Alexandre est vainqueur de Darius, c'est pour établir des fripiers juifs dans Alexandrie. Quand les Romains joignent la Syrie à leur vaste domination, et englobent le petit pays de Judée dans leur empire, c'est encor pour instruire les Juifs. Les Arabes et les Turcs ne sont venus que pour corriger ce peuple. Il faut avouer qu'il a eu une excellente éducation; jamias on n'eut tant de précepteurs, et jamais on n'en profita si mal!

 On serait aussi bien reçu à dire que Ferdinand et Isabelle ne réunirent les provinces de l'Espagne que pour chasser une partie des Juifs et pour brûler l'autre; que les Hollandais n'ont secoué le joug du tyran Philippe II que pour avoir dix mille Juifs dans Amsterdam, et que Dieu n'a établi le chef visible de l'Eglise catholique au Vatican, que pour y entretenir des synagogues moyennant finance. Nous savons bien que la Providence s'étend fur toute la terre; mais c'est par cette raison-là même qu'elle n'est pas bornée à un seul peuple.

DE THUCIDIDE.

 Revenons aux Grecs. Thucidide, successeur d'Hérodote, se borne à nous détailler l'histoire de la guerre du Péloponèse, pays qui n'est pas plus grand qu'une province de France ou d'Allemagne, mais qui a produit des hommes en tout genre dignes d'une réputation immortelle: et comme si la guerre civile, le plus horrible des fléaux, ajoutait un nouveau feu et de nouveaux ressorts à l'esprit humain, c'est dans ce temps que tous les arts florissaient en Grèce. C'est ainsi qu'ils commencent à se perfectionner ensuite à Rome dans d'autres guerres civiles du temps de César; et qu'ils renaissent encore dans notre quinzième et seizième siècle de l'ère vulgaire, parmi les troubles de l'Italie.

EPOQUE D'ALEXANDRE.

 Après cette guerre du Péloponèse, décrite par Thucidide,vient le temps célèbre d'Alexandre, prince digne d'être élevé par Aristote, qui fonde beaucoup plus de villes que les autres conquérants n'en ont détruit, et qui change le commerce de l'univers.

 De son temps et de celui de ses successeurs florissait Carthage, et la république romaine commençait à fixer sur elle les regards des nations. Tout le Nord et l'Occident sont ensevelis dans la barbarie. Les Celtes, les Germains, tous les peuples du Nord sont inconnus. (Voyez l'article Alexandre .)

 Si Quinte-Curce n''avait pas défiguré l'histoire d'Alexandre par mille fables, que de nos jours tant de déclamateurs ont répétées, Alexandre serait le seul héros de l'antiquité dont on aurait une histoire véritable. On ne sort point d'étonnement quand on voit des historiens latins venus quartre cents ans après lui, faire assiéger par Alexandre des villes indiennes auxquelles ils ne donnent que des noms grecs, et dont quelques-unes n'ont jamais existé.

 Quinte-Curce après avoir placé le Tanaïs au-delà de la mer Caspienne, ne manque pas de dire que le Gange en fe détournant vers l'orient, porte aussi bien que l'Indus ses eaux dans la mer Rouge qui est à l'occident. Cela ressemble au discours de Trimalcion qui dit, qu'il a chez lui une Niobé enfermée dans le cheval de Troye; et qu'Annibal, au sac de Troye, ayant pris toutes les statues d'or et d'argent, en fit l'airain de Corinthe.

 On suppose qu'il assiège une ville nommée Ara près du fleuve Indus, & non loin de sa source. C'est tout juste le grand chemin de la capitale de l'empire, à huit cent milles du pays où l'on prétend que séjournait Porus, à ce que prétendent nos missionnaires.

 Après sette petite excursion sur l'Inde, dans laquelle Alexandre porta ses armes par le même chemin que le Sha-Nadir prit de nos jours, c'est-à-dire par la Perse et le Candahar, continuons l'examen de Quinte-Curce.

 Il lui plaît d'envoyer une ambassade des Scythes à Alexandre sur les bords du fleuve Jaxartes. Il leur met dans la bouche une harangue telle que les Américains auraient dû la faire aux premiers conquérans espagnols. Il peint ce Scythes comme des hommes paisables et justes, tout étonnés de voir un voleur grec venu de si loin pour subjuguer des peuples que leurs vertus rendaient indomptables. Il ne songe pas que ces Scythes invincibles avaient été subjugués par les rois de Perse. Ces mêmes Scythes se paisibles et si justes se contredisent bien honteusement dans la harangue de Quinte-Curce; ils avouent qu'ils ont porté le fer et la flamme jusque dans la haute Asie. Ce sont en effet ces mêmes Tartares qui joints à tant de hordes du Nord, ont dévasté si longtemps l'univers connu, depuis la Chine jusqu'au mont Atlas.

 Toutes ces harangues des historiens seraient fort belles dans un poème épique où l'on aime fort les prosopopées. Elles sont l'apanage de la fiction, et c'est malheureusement ce qui fait que les histoires en sont remplies; l'auteur se met sans façon à la place de son héros.

 Quinte-Curce fait écrire une lettre par Alexandre à Darius. Le héros de la Grèce dit dans cette lettre que le monde ne peut souffrir deux soleils ni deux maîtres . Rollin trouve avec raison qu'il y a plus d'enflure que de grandeur dans cette lettre. Il pouvait ajouter qu'il y a encore plus de sottise que d'enflure. Mais Alexandre l'a-t-il écrite? C'est-là ce qu'il fallait examiner. Il n'appartient qu'à Don-Japhet d'Arménie le fou de Charles-Quint, de dire que deux soleils dans un lieu trop étroit, rendraient trop excessif le contraire du froid . Mais Alexandre était-il un Don-Japhet d'Arménie?

 Un traducteur de l'énergique Tacite, ne trouvant point dans cet historien la lettre de Tibère au sénat contre Séjan, s'avise de la donner de sa tête, et de se mettre à la fois à la place de l'empereur et de Tacite. Je sais que Tite-Live prête souvent des harangues à ses héros; quel a été le but de Tite-Live? de montrer de l'esprit et de l'éloquence. Je lui dirais volontiers, Si tu veux haranguer, va plaider devant le sénat de Rome; si tu vieux écrire l'histoire, ne nous dis que la vérité.

 N'oublions pas la prétendue Thalestris reine des Amazones, qui vint trouver Alexandre pour le prier de lui faire un enfant. Apparemment le rendez-vous fut donné sur les bords du prétendu Tanaïs.

DES PEUPLES NOUVEAUX ET PARTICULIEREMENT DES JUIFS.

 C'est une grande question parmi plusieurs théologiens, si les livres purement historiques des Juifs ont été inspirés; car pour les livres de préceptes et pour les prophéties, il n'estpoint de chrétien qui en doute; et les prophètes eux-mêmes disent tous qu'ils écrivent au nom de Dieu. Ainsi on peut s'empêcher de les croire sur leur parole sans une grande impiété. Mais il s'agit de savoir si Dieu a été réellement dans tous les temps l'historien du peuple juif.

a) Nomb. ch. XXI, v. 14  Nous avons dit, et il faut redire que Le Clerc et d'autres théologiens de Hollande, prétendent qu'il n'était pas nécessaire que Dieu daignât dicter toutes les annales hébraïques, b) Josué ch. X , v. 13. & liv. II des Rois ch. X. v. 18 & qu'il abandonna cette partie à la science et à la foi humaine. Grottius, Simon, Dupin ne s'éloignent pas de ce sentiment; c) Liv. III des Rois. ch. XI , v. 41 ils pensent que Dieu disposa seulement l'esprit des écrivains à n'annoncer que la vérité.

d) Liv. III des Rois. ch. XIV , v. 19, 29 et ailleurs  On ne connaît point les auteurs du livre des Juges, ni de ceux des Rois et des Paralipomènes. e) Ch. VII , v. 22. Les premiers écrivains hébreux citent d'ailleurs d'autres livres qui ont été perdus, comme a) celui des guerres de Seigneur, le b) Droiturier ou le livre des Justes, celui c) des jours de Salomon & d) ceux des annales des rois d'Israël et de Juda.

f) Ch. V , v. 26  Il y a surtout des textes qu'il est difficile de concilier, par exemple, on voit dans le Pentateuque que les Juifs sacrifièrent dans le désert au Seigneur, et que leur seule idolâtrie fut celle de veau d'or; il est dit dans Jérémie, e) dans Amos f) & dans le discours de St. Etienne, g) g) Actes des apôt. ch.VII , v. 43 qu'ils adorèrent pendant quarante ans le dieu Moloch et le dieu Remphan, et qu'ils ne sacrifièrent point au Seigneur.

 Il n'est pas aisé de comprendre comment Dieu aurait dicté l'histoire des rois de Juda et d'Israël, puisque les roi d'Israël étaient hérétiques, & que même quand les Hébreux voulurent avoir des rois, Dieu leur déclara expressément par la bouche de son prophète Samuël, que h) h) Liv. I des Rois. ch. X , v. 19 c'est rejeter Dieu que de vouloir obéir à des monarques. Or plusieurs savants ont été étonnés que Dieu voulût être l'historien d'un peuple qui avait renoncé à être gouverné immédiatement par lui.

 Quelques critiques trop hardis ont demandé, si Dieu peut avoir dicté i) i) Liv. I des Rois. ch. XI , v. 8 que le premier roi Saül remporta une victoire à la tête de trois cent mille hommes, puisqu'il est dit k) k) Liv. I des Rois. ch. XIII , v. 22 qu'il n'y avait que deux épées dans toute la nation, et l) l) Liv. I des Rois. ch. XIII , v. 20. qu'ils étaient obligés d'aller chez les Philistins pour faire aiguiser leurs coignées et leurs serpettes?

 Si Dieu peut avoir dicté que David qui m) m) Liv. I des Rois. ch. XIII , v. 14 était selon son coeur, se mit n) n) Liv. I des Rois. ch. ch. XXII , v. 3 à la tête de quartre cents brigands chargés de dettes et de crimes; si David peut avoir commis toutes les horreurs que la raison peu éclairée par la foi ose lui reprocher?

 Si Dieu a pu dicter les contradictions qui se trouvent entre l'histoire des Rois et les Paralipomènes?

 On a encore prétendu que l'histoire des Rois ne contenant que des événements sans aucune instruction et même beaucoup de crimes affreux, il ne paraissait pas digne de l'Etre éternel d'écrire ces événements et ces crimes; mais nous sommes bien loin de vouloir descendre dans cet abîme théologique; nous respectons, comme nous le devons, sans examen tout ce que la synagogue et l'Eglise chrétienne ont respecté.

 Qu'il nous soit seulement permis de demander encore une fois, pourquoi les Juifs qui avaient une si grande horreur pour les Egyptiens, prirent pourtant toutes les coutumes égyptiennes, la circoncision, les ablutions, les jeûnes, les robes de lin, le bouc émissaire, la vache rousse, le serpent d'airain et cent autres usages dont nous avons déjà parlé?

 Quelle langue parlaient-ils dans le désert? Il est dit au Pseaume LXXX qu'ils n'entendirent pas l'idiome qu'on parlait au-delà de la mer Rouge. Leur langage au sortir de l'Egypte était-il égyptien? c'est donc en langue égyptienne que le Pentateuque aurait été écrit. Mais pourquoi ne retrouve-t-on dans les caractères samaritains, qui sont ceux des anciens Juifs, aucune trace des caractères d'Egypte? Pourquoi aucun mot égyptien dans leur patois mêlé de tyrien, d'azotien et de syriaque corrompu?

 Quel était le pharaon sous lequel ils s'enfuirent? Etait-ce l'Ethiopien Actisan, dont il est dit dans Diodore de Sicile, qu'il bannit une troupe de voleurs vers le mont Sina après leur avoir fait couper le nez?

 Quel prince régnait à Tyr, lorsque les Juifs entrèrent dans le pays de Canaan? Le pays de Tyr et de Sidon était-il alors une république ou une monarchie?

 D'où vient que Sanchoniaton qui était de Phénicie ne parle point des Hébreux? S'il en avait parlé, Eusèbe qui rapporte des pages entières de Sanchoniaton, n'aurait-il pas fait valoir un si glorieux témoignage en faveur de la nation hébraïque, comme nous le remarquons ailleurs?

 Pourquoi ni dans les monuments qui nous restent de l'Egypte, ni dans le Shasta, ou dans le Védam des Indiens, ni dans les livres de Chinois, ni dans les lois de Zoroastre, ni dans aucun ancien auteur grec, ne trouve-t-on aucun des noms des premiers patriarches juifs qui sont la source du genre humain?

  Comment Noé le restaurateur de la race des hommes, dont les enfants se partagèrent tout l'hémisphère, a-t-il été absolument inconnu dans cet hémisphère?

 Comment Enoch, Seth, Caïn, Abel, Eve, Adam le premier homme, ont-ils été partout ignorés, excepté dans la nation juive?

 Nous avons déjà rapporté une partie de ces questions. On en fait mille autres encore plus épineuses que notre discrétion passe sous silence; mais les livres des Juifs ne sont pas comme les autres, un ouvrage des hommes. Ils sont d'une nature entièrement différente; ils exigent la vénération et ne permettent aucune critique. Le champ du pyrrhonisme est ouvert pour tous les autres peuples; mais il est fermé pour les Juifs. Nous sommes à leur égard comme les Egyptiens qui étaient plongés dans les plus épaisses ténèbres de la nuit, tandis que les Juifs jouissaient du plus beau soleil dans la petite contrée de Gessen ou Gossen.

 Ainsi n'admettons nul doute sur l'histoire de ce fameux peuple réduit à deux hordes ou tribus et demie; tout y est mystère et prophétie, parce que ce peuple est le précurseur des chrétiens. Tout y est prodige, parce que c'est Dieu qui est à la tête de cette nation sacrée. En un mot, l'histoire juive est celle de Dieu même, et n'a rien de commun avec faible raison de toutes les nations de l'univers. Il faut quand on lit l'Ancien et le Nouveau Testament, commencer par imiter le père Canaye.

DES VILLES SACRÉES.

 Ce qu'il eût fallu bien remarquer dans l'histoire ancienne, c'est que toutes les capitales et même plusieurs villes médiocres furent appelées sacrées , villes de Dieu . La raison en est qu'elles étaient fondées sous les auspices de quelque dieu protecteur.

 Babilone signifiait la ville de Dieu , du père Dieu. Combien de villes dans la Syrie, dans la Parthie, dans l'Arabie, dans l'Egypte n'eurent point d'autre nom que celui de ville sacrée ? Les Grecs les appelèrent Diospolis , Hierapolis, en traduisant leur nom exactement. Il y avait même jusqu'à des villages, jusqu'à des collines sacrées, Hieracome , Hierabolis , Hierapetra . Les forteresses, surtout Hieragerma , étaient habitées par quelque dieu.

 Illion, la citadelle de Troye, était toute divine; elle fut bâtie par Neptune. Le Palladium lui assurait la victoire sur tous ses ennemis. La Mecque devenue si fameuse, plus ancienne que Troye, était sacrée. Aden ou Eden sur le bord méridional de l'Arabie, était aussi sacrée que la Mecque, et plus antique.

 Chaque ville avait ses oracles, ses prophéties, qui lui promettaient une durée éternelle, un empire éternel, des prospérités éternelles; et toutes furent trompées.

 Outre le nom particulier que chaque métropole s'était donné, et auquel elle joignait toujours les épithètes de divin, de sacré, elles avaient un nom secret et plus sacré encore, qui n'était connu que d'un petit nombre de prêtres auxquels il n'était permis de le prononcer que dans d'extrêmes dangers; de peur que ce nom connu des ennemis ne fût invoqué par eux, ou qu'ils ne l'employassent à quelque conjuration, ou qu'ils ne s'en servissent pour engager le dieu tutélaire à se déclarer contre la ville.

 Macrobe nous dit, que le secret fut si bien gardé chez les Romains, que lui-même n'avait pu le découvrir. L'opinion qui lui paraît la plus vraisemblable est que ce nom était, Opis consivia , ou Ops consivia . Angelo Politiano prétend que ce nom était Amarillis Macrob. liv. III, ch. IX . . Mais il en faut croire plutôt Macrobe qu'un étranger du seizième siécle.

 Les Romains ne furent pas plus instruits du nom secret de Carthage, que les Carthaginois de celui de Rome. On nous a seulement conservé l'évocation secrète prononcée par Scipion contre Carthage: S'il est un dieu ou une déesse qui ait pris sous sa protection le peuple et la ville de Carthage, je vous vénère, je vous demande pardon, je vous prie de quitter Carthage, ses places, ses temples, de leur laisser la crainte, la terreur et le vertige, et de venir à Rome avec moi et les miens. Puissent nos temples, nos sacrifices, notre ville, notre peuple, nos soldats, vous être plus agréables que ceux de Carthage! Si vous en usez ainsi, je vous promets des temples et des jeux.

 Le dévouement des villes ennemies était encore d'un usage très ancien. Il ne fut point inconnu aux Romains. Ils dévouèrent en Italie Veies, Fidène, Gabie, et d'autres villes; hors de l'Italie Carthage et Corinthe. Ils dévouèrent même quelquefois des armées. On invoquait dans ces dévouements Jupiter en élevant la main droite au ciel, et la déesse Tellus en posant la main à terre.

 C'était l'empereur seul, c'est-à-dire le général d'armée ou le dictateur qui faisait la cérémonie du dévouement; il priait les dieux d' envoyer la fuite, la crainte, la terreur , etc. et il promettait d'immoler trois brebis noires.

 Il semble que les Romains aient pris ces coutumes des anciens Etrusques, les Etrusques des Grecs, et les Grecs des Asiatiques. Il n'est pas étonnant qu'on en trouve tant de traces chez le peuple juif.

 Outre la ville sacrée de Jérusalem ils en avaient encore plusieurs autres; par exemple, Lydda, parce qu'il y avait une école de rabbins. Samarie se regardait aussi comme une ville sainte. Les Grecs donnèrent aussi à plusieurs villes le nom de Sebastos , auguste , sacrée .

DES AUTRES PEUPLES NOUVEAUX.

 La Grèce et Rome sont des républiques nouvelles en comparaison des Chaldéens, des Indiens, des Chinois, des Egyptiens.

 L'histoire de l'empire romain est ce qui mérite le plus notre attention, parce que les Romains ont été nos maîtres et nos législateurs. Leurs lois sont encore en vigueur dans la plupart de nos provinces: leur langue se parle encore; et longtemps après leur chute elle a été la seule langue dans laquelle on rédigeât les actes publics en Italie, en Allemagne, en Espagne, en France, en Angleterre, en Pologne.

 Au démembrement de l'empire romain en Occident, commence un nouvel ordre de choses, et c'est ce qu'on appelle l' histoire du moyen âge ; histoire barbare de peuples barbares, qui devenus chrétiens n'en deviennent pas meilleurs.

 Pendant que l'Europe est ainsi bouleversée, on voit paraître au septième siècle les Arabes jusque-là renfermés dans leurs déserts. Ils étendent leur puissance et leur domination dans la haute Asie, dans l'Afrique, et envahissent l'Espagne: les Turcs leur succèdent, et établissent le siège de leur empire à Constantinople au milieu du quinzième siècle.

 C'est sur la fin de ce siècle qu'un nouveau monde est découvert; et bientôt après la politique de l'Europe et les arts prennent une forme nouvelle. L'art de l'imprimerie et la restauration des sciences, font qu'enfin on a quelques histoires assez fidèles, au lieu des chroniques ridicules renfermées dans les cloîtres depuis Grégoire de Tours. Chaque nation dans l'Europe a bientôt ses historiens. L'ancienne indigence se tourne en superflu: il n'est point de ville qui ne veuille avoir son histoire particulière. On est accablé sous le poids des minuties. Un homme qui veut s'instruire est obligé de s'en tenir au fil des grands événements, et d'écarter tous les petits faits particuliers qui viennent à la traverse; il saisit dans la multitude des révolutions, l'esprit des temps et les moeurs des peuples.

 Il faut surtout s'attacher à l'histoire de sa patrie, l'étudier, la posséder, réserver pour elle les détails, et jeter une vue plus générale sur les autres nations. Leur histoire n'est intéressante que par les rapports qu'elles ont avec nous, ou par les grandes choses qu'elles ont faites: les premiers âges depuis la chute de l'empire romain, ne sont, comme on l'a remarqué ailleurs, que des aventures barbares, sous des noms barbares, excepté le temps de Charlemagne. Et que d'obscurités encore dans cette grande époque!

 L'Angleterre reste presque isolée jusqu'au règne d'Edouard III. Le Nord est sauvage jusqu'au seizième siècle; l'Allemagne est longtemps une anarchie. Les querelles des empereurs et des papes désolent six cents ans l'Italie, et il est difficile d'apercevoir la vérité à travers les passions des écrivains peu instruits, qui ont donné les chroniques informes de ces temps malheureux.

 La monarchie d'Espagne n'a qu'un événement sous les rois visigoths; et cet événement est celui de sa destruction. Tout est confusion jusqu'au règne d'Isabelle et de Ferdinand.

 La France jusqu'à Louis XI est en proie à des malheurs obscurs sous un gouvernement sans règle. Daniel, et après lui le président Hénault, ont beau prétendre que les premiers temps de la France sont plus intéressants que ceux de Rome: ils ne s'aperçoivent pas que les commencements d'un si vaste empire sont d'autant plus intéressants qu'ils sont plus faibles, et qu'on aime à voir la petite source d'un torrent qui a inondé près de la moitié de l'hémisphère.

 Pour pénétrer dans le labyrinthe ténébreux du moyen âge, il faut le secours des archives, et on n'en a presque point. Quelques anciens couvents ont conservé des chartes, des diplômes, qui contiennent des donations, dont l'autorité est très suspecte. L'abbé de Longuerue dit que de quinze cents chartes il y en a mille de fausses, et qu'il ne garantit pas les autres.

 Ce n'est pas là un recueil où l'on puisse s'éclairer sur l'histoire politique et sur le droit public de l'Europe.

 L'Angleterre est de tous les pays, celui qui a, sans contredit, les archives les plus anciennes et les plus suivies. Ces actes recueillis par Rimer, sous les auspices de la reine Anne, commencent avec le douzième siècle, et sont continués sans interruption jusqu'à nos jours. Ils répandent une grande lumière sur l'histoire de France. Ils font voir, par exemple, que la Guienne appartenait au Prince noir fils d'Edouard VIII en souveraineté absolue, quand le roi de France Charles V la confisqua par un arrêt, et s'en empara par les armes. On y apprend quelles sommes considérables et quelle espèce de tribut paya Louis XI au roi Edouard IV qu'il pouvait combattre; et combien d'argent la reine Elizabeth prêta à Henri le Grand, pour l'aider à monter sur son trône, etc.

DE L'UTILITÉ DE L'HISTOIRE.

 Cet avantage consiste dans la comparaison qu'un homme d'Etat, un citoyen peut faire des lois et des moeurs étrangères avec celles de son pays: c'est ce qui excite les nations modernes à enchérir les unes sur les autres dans les arts, dans le commerce, dans l'agriculture. Les grandes fautes passées servent beaucoup en tout genre. On ne saurait trop remettre devant les yeux les crimes et les malheurs causés par des querelles absurdes. Il est certain qu'à force de renouveler et d'exposer à l'horreur publique la mémoire de ces querelles, on les empêche de renaître.

 Les exemples servent: c'est pour avoir lu les détails des batailles de Créci, de Poitiers, d'Azincourt, de Saint-Quentin, de Gravelines, etc. que le célèbre maréchal de Saxe se déterminait à chercher, autant qu'il pouvait, ce qu'il appelait des affaires de poste .

 Les exemples surtout doivent faire effet sur l'esprit d'un prince qui lit avec attention. Il verra qu'Henri IV n'entreprenait sa grande guerre, qui devait changer le système de l'Europe, qu'après s'être assez assuré du nerf de la guerre, pour la pouvoir soutenir plusieurs années sans aucun secours de finances.

 Il verra que la reine Elizabeth, par les seules ressources du commerce et d'une sage économie, résista au puissant Philippe II: et que de cent vaisseaux qu'elle mit en mer contre la flotte invincible, les trois quarts étaient fournis par les villes commerçantes d'Angleterre.

 La France non entamée sous Louis XIV après neuf ans de la guerre la plus malheureuse, montrera évidemment l'utilité des places frontières qu'il construisit. En vain l'auteur des Causes de la chute de l'empire romain blâme-t-il Justinien, d'avoir eu la même politique que Louis XIV. Il ne devait blâmer que les empereurs qui négligèrent ces places frontières et qui ouvrirent les portes de l'empire aux barbares.

 Enfin, la grande utilité de l'histoire moderne, et l'avantage qu'elle a sur l'ancienne, est d'apprendre à tous les potentats, que depuis le quinzième siècle on s'est toujours réuni contre une puissance trop prépondérante. Ce système d'équilibre a toujours été inconnu des anciens; et c'est la raison des succès du peuple romain, qui ayant formé une milice supérieure à celle des autres peuples, les subjugua l'un après l'autre, du Tibre jusqu'à l'Euphrate.

DE LA CERTITUDE DE L'HISTOIRE.

 Toute certitude qui n'est pas démonstration mathématique, n'est qu'une extrême probabilité. Il n'y a pas d'autre certitude historique.

 Quand Marc-Paul parla le premier, mais le seul, de la grandeur et de la population de la Chine, il ne fut pas cru, et il ne put exiger de croyance. Les Portugais qui entrèrent dans ce vaste empire plusieurs siècles après, commencèrent à rendre la chose probable. Elle est aujourd'hui certaine, de cette certitude qui naît de la déposition unanime de mille témoins oculaires de différentes nations, sans que personne ait réclamé contre leur témoignage.

 Si deux ou trois historiens seulement avaient écrit l'aventure du roi Charles XII, qui s'obstinant à rester dans les Etats du sultan son bienfaiteur, malgré lui, se battit avec ses domestiques contre une armée de janissaires et de Tartares, j'aurais suspendu mon jugement. Mais ayant parlé à plusieurs témoins oculaires et n'ayant jamais entendu révoquer cette action en doute, il a bien fallu la croire; parce qu'après tout, si elle n'est ni sage ni ordinaire, elle n'est contraire ni aux lois de la nature ni au caractère du héros.

 Ce qui répugne au cours ordinaire de la nature ne doit point être cru, à moins qu'il ne soit attesté par des hommes animés visiblement de l'esprit divin, et qu'il soit impossible de douter de leur inspiration. Voilà pourquoi à l'article Certitude du Dictionnaire encyclopédique, c'est un grand paradoxe de dire qu'on devrait croire aussi bien tout Paris qui affirmerait avoir vu ressusciter un mort, qu'on croit tout Paris quand il dit qu'on a gagné la bataille de Fontenoi. Il paraît évident que le témoignage de tout Paris sur une chose improbable, ne saurait être égal au témoignage de tout Paris sur une chose probable. Ce sont là les premières notions de la saine logique. Un tel dictionnaire ne devait être consacré qu'à la vérité (Voyez Certitude . )

INCERTITUDE DE L'HISTOIRE.

 On a distingué les temps en fabuleux et historiques. Mais les historiques auraient dû être distingués eux-mêmes en vérités et en fables. Je ne parle pas ici des fables reconnues aujourd'hui pour telles; il n'est pas question, par exemple, des prodiges dont Tite-Live a embelli ou gâté son histoire. Mais dans les faits les plus reçus, que de raisons de douter!

 Qu'on fasse attention que la république romaine a été cinq cents ans sans historiens, et que Tite-Live lui-même déplore la perte des autres monuments qui périrent presque tous dans l'incendie de Rome, pleraque interiere ; qu'on songe que dans les trois cents premières années, l'art d'écrire était très rare, rarae per eadem tempora litterae ; il sera permis alors de douter de tous les événements qui ne sont pas dans l'ordre ordinaire des choses humaines.

 Sera-t-il bien probable que Romulus, le petit-fils du roi des Sabins, aura été forcé d'enlever des Sabines pour avoir des femmes? L'histoire de Lucrèce sera-t-elle bien vraisemblable? Croira-t-on aisément sur la foi de Tite-Live, que le roi Porsenna s'enfuit plein d'admiration pour les Romains, parce qu'un fanatique avait voulu l'assassiner? Ne sera-t-on pas porté au contraire, à croire Polybe qui était antérieur à Tite-Live de deux cents années. Polybe dit que Porsenna subjugua les Romains? cela est bien plus probable que l'aventure de Scevola, qui se brûla entièrement la main parce qu'elle s'était méprise. J'aurais défié Poltrot d'en faire autant.

 L'aventure de Regulus, enfermé par les Carthaginois dans un tonneau garni de pointes de fer, mérite-t-elle qu'on la croie? Polybe contemporain n'en aurait-il pas parlé, si elle avait été vraie? Il n'en dit pas un mot. N'est-ce pas une grande présomption que ce conte ne fut inventé que longtemps après pour rendre les Carthaginois odieux?

 Ouvrez le Dictionnaire de Moréri à l'article Regulus , il vous assure que le supplice de ce Romain est rapporté dans Tite-Live. Cependant la décade où Tite-Live aurait pu en parler, est perdue; on n'a que le supplément de Freinsemius; et il se trouve que ce dictionnaire n'a cité qu'un Allemand du dix-septième siècle, croyant citer un Romain du temps d'Auguste. On ferait des volumes immenses de tous les faits célèbres et reçus, dont il faut douter. Mais les bornes de cet article ne permettent pas de s'étendre.

LES TEMPLES, LES FÊTES, LES CEREMONIES ANNUELLES, LES MÉDAILLÉS MÉMES, SONT-ELLES DES PREUVES HISTORIQUES?

On est naturellement porté à croire qu'un monument érigé par une nation pour célébrer un événement, en atteste la certitude. Cependant, si ces monuments n'ont pas été élevés par des contemporains; s'ils célèbrent quelques faits peu vraisemblables, prouvent-ils autre chose, sinon qu'on a voulu consacrer une opinion populaire?

 La colonne rostrale érigée dans Rome par les contemporains de Duillius, est sans doute une preuve de la victoire navale de Duillius. Mais la statue de l'augure Navius qui coupait un caillou avec un rasoir, prouvait-elle que Navius avait opéré ce prodige? Les statues de Cérès et de Triptolème, dans Athènes, étaient-elles des témoignages incontestables que Cérès était descendue de je ne sais quelle planète pour venir enseigner l'agriculture aux Athéniens? Le fameux Laocoon, qui subsiste aujourd'hui si entier, atteste-t-il bien la vérité de l'histoire du cheval de Troye?

 Les cérémonies, les fêtes annuelles établies par toute une nation, ne constatent pas mieux l'origine à laquelle on les attribue. La fête d'Arion porté sur un dauphin, se célébrait chez les Romains comme chez les Grecs. Celle de Faune rappelait son aventure avec Hercule et Omphale, quand ce dieu amoureux d'Omphale prit le lit d'Hercule pour celui de sa maîtresse.

 La fameuse fête des lupercales était établie en l'honneur de la louve qui allaita Romulus et Remus.

 Sur quoi était fondée la fête d'Orion, célébrée le 5 des ides de mai? Le voici. Hirée reçut chez lui Jupiter, Neptune et Mercure; et quand ses hôtes prirent congé, ce bonhomme qui n'avait point de femme, et qui voulait avoir un enfant, témoigna sa douleur aux trois dieux. On n'ose exprimer ce qu'ils firent sur la peau du boeuf qu'Hirée leur avait servi à manger; ils couvrirent ensuite cette peau d'un peu de terre, et de là naquit Orion au bout de neuf mois.

 Presque toutes les fêtes romaines, syriennes, grecques, égyptiennes, étaient fondées sur de pareils contes, ainsi que les temples et les statues des anciens héros. C'étaient des monuments que la crédulité consacrait à l'erreur.

 Un de nos plus anciens monuments est la statue de St Denis portant sa tête dans ses bras.

 Une médaille, même contemporaine, n'est pas quelquefois une preuve. Combien la flatterie n'a-t-elle pas frappé de médailles sur des batailles très indécises, qualifiées de victoires, et sur des entreprises manquées, qui n'ont été achevées que dans la légende? N'a-t-on pas, en dernier lieu, pendant la guerre de 1740 des Anglais contre le roi d'Espagne, frappé une médaille qui attestait la prise de Carthagène par l'amiral Vernon, tandis que cet amiral levait le siège?

 Les médailles ne sont des témoignages irréprochables que lorsque l'événement est attesté par des auteurs contemporains; alors ces preuves se soutenant l'une par l'autre, constatent la vérité.

DE QUELQUES FAITS RAPPORTÉS DANS TACITE ET DANS SUETONE.

 Je me suis dit quelquefois en lisant Tacite et Suétone; toutes ces extravagances atroces imputées à Tibère, à Caligula, à Néron, sont-elles bien vraies? Croirai-je sur le rapport d'un seul homme qui vivait longtemps après Tibère, que cet empereur presque octogénaire, qui avait toujours eu des moeurs décentes jusqu'à l'austérité, ne s'occupa dans l'île de Caprée que des débauches qui auraient fait rougir un jeune giton? Serai-je bien sûr qu'il changea le trône du monde connu en un lieu de prostitution, tel qu'on n'en a jamais vu chez les jeunes gens les plus dissolus? Est-il bien certain qu'il nageait dans ses viviers suivi de petits enfants à la mamelle, qui savaient déjà nager aussi, qui le mordaient aux fesses quoiqu'ils n'eussent pas encore de dents, et qui lui léchaient ses vieilles et dégoûtantes parties honteuses? Croirai-je qu'il se fit entourer de spintriae , c'est-à-dire, de bandes des plus abandonés débauchés, hommes et femmes, partagés trois à trois, une fille sous un garçon et ce garçon sous un autre?

 Ces turpitudes abominables ne sont guères dans la nature. Un vieillard, un empereur épié de tout ce qui l'approche, et sur qui la terre entière porte des yeux d'autant plus attentifs qu'il se cache davantage, peut-il être accusé d'une infamie si inconcevable, sans des preuves convaincantes? Quelles preuves rapporte Suétone? aucune. Un vieillard peut avoir encore dans la tête des idées d'un plaisir que son corps lui refuse. Il peut tâcher d'exciter en lui les restes de sa nature languissante par des ressources honteuses, dont il serait au désespoir qu'il y eût un seul témoin. Il peut acheter les complaisances d'une prostituée cui ore et manibus allaborandum est ; engagée elle-même au secret par sa propre infamie. Mais a-t-on jamais vu un vieux premier président, un vieux chancelier, un vieux archevêque, un vieux roi assembler une centaine de leurs domestiques pour partager avec eux ces obscénités dégoûtantes, pour leur servir de jouet, pour être à leurs yeux l'objet le plus ridicule et le plus méprisable? On haïssait Tibère; et certes si j'avais été citoyen romain je l'aurais détesté lui et Octave, puisqu'ils avaient détruit ma république: on avait en exécration le dur et fourbe Tibère; et puisqu'il s'était retiré à Caprée dans sa vieillesse, il fallait bien que ce fût pour se livrer aux plus indignes débauches: mais le fait est-il avéré? J'ai entendu dire des choses plus horribles d'un très grand prince et de sa fille, je n'en ai jamais rien cru; et le temps a justifié mon incrédulité.

 Les folies de Caligula sont-elles beaucoup plus vraisemblables? Que Caligula ait critiqué Homère et Virgile, je le croirai sans peine. Virgile & Homère ont des défauts. S'il a méprisé ces deux grands hommes, il y a beaucoup de princes qui en fait de goût n'ont pas le sens commun. Ce mal est très médiocre: mais il ne faut pas inférer de là qu'il ait couché avec ses trois soeurs, et qu'il les ait prostituées à d'autres. De telles affaires de famille sont d'ordinaire fort secrètes. Je voudrais du moins que nos compilateurs modernes, en ressassant les horreurs romaines pour l'instruction de la jeunesse, se bornassent à dire modestement, on rapporte , le bruit court ; on prétendait à Rome , on soupçonnait . Cette manière de s'énoncer me semble infiniment plus honnête et plus raisonnable.

 Il est bien moins croyable encore que Caligula ait institué une de ses soeurs, Julia Drusilla, héritière de l'empire. La coutume de Rome ne permittait pas plus que la coutume de Paris, de donner le trône à une femme.

 Je pense bien que dans le palais de Caligula il y avait beaucoup de galanterie et de rendez-vous, comme dans tous les palais du monde; mais qu'il ait établi dans sa propre maison des bordels où la fleur de la jeunesse allait pour son argent, c'est ce qu'on me persuadera difficilement.

 On nous raconte que ne trouvant point un jour d'argent dans sa poche pour mettre au jeu, il sortit un moment et alla faire assassiner trois sénateurs fort riches, et revint ensuite en disant, J'ai à présent de quoi jouer . Croira tout cela qui voudra; j'ai toujours quelque petit doute.

 Je conçois que tout Romain avait l'âme républicaine dans son cabinet, et qu'il se vengeait quelquefois la plume à la main, de l'usurpation de l'empereur. Je présume que le malin Tacite, et que le faiseur d'anecdotes Suétone goûtaient une grande consolation en décriant leurs maîtres dans un temps où personne ne s'amusait à discuter la vérité. Nos copistes de tous les pays répètent encore tous les jours ces contes si peu avérés. Ils ressemblent un peu aux historiens de nos peuples barbares du moyen âge qui ont copié les rêveries des moines. Ces moines flétrissaient tous les princes qui ne leur avaient rien donné; comme Tacite et Suétone s'étudiaient à rendre odieuse toute la famille de l'oppresseur Octave.

 Mais, me dira-t-on, Suétone et Tacite ne rendaient-ils pas service aux Romains en faisant détester les Césars? .... Oui, si leurs écrits avaient pu ressusciter la république.

DE NÉRON ET D'AGRIPPINE.

 Toutes les fois que j'ai lu l'abominable histoire de Néron et de sa mère Agrippine, j'ai été tenté de n'en rien croire. L'intérêt du genre humain est que tant d'horreurs aient été exagérées; elles font trop de honte à la nature.

 Tacite commence par citer un Cluvius. Ce Cluvius rapporte que vers le milieu du jour, medio diei , Agrippine se présentait souvent à son fils, déjà échauffé par le vin, pour l'engager à un inceste avec elle; qu'elle lui donnait des baisers lascifs, lasciva oscula ; qu'elle l'excitait par des caresses auxquelles il ne manquait que la confommation du crime, praenuntias flagitii, blanditias , et cela en présence de convives, annotantibus proximis ; qu'aussitôt l'habile Sénèque présentait le secours d'une autre femme contre les empressements d'une femme. Senecam contrà muliebres subsidium à foeminâ petivisse ; et substituait sur le champ la jeune affranchie Acté à l'impératrice-mère Agrippine.

 Voilà un sage précepteur que ce Sénèque! quel philosophe! Vous observerez qu'Agrippine avait alors environ cinquante ans. Elle était la seconde des dix enfans de Germanicus, que Tacite prétend, sans aucune preuve, avoir été empoisonné. Il mourut l'an 19 de notre ère, et laissa Agrippine âgée de dix ans.

 Agrippine eut trois maris. Tacite dit que bientôt après l'époque de ces caresses incestueuses, Néron prit la résolution de tuer sa mère. Elle périt en effet l'an 59 de notre ère vulgaire. Son père Germanicus était mort il y a déjà quarante ans. Agrippine en avait donc à peu près cinquante lorsqu'elle était supposée solliciter son fils à l'inceste. Moins un fait est vraisemblable, plus il exige de preuves. Mais ce Cluvius cité par Tacite, prétend que c'était une grande politique, et qu'Agrippine comptait par là fortifier sa puissance et son crédit. C'était au contraire s'exposer au mépris et à l'horreur. Se flattait-elle de donner à Néron plus de plaisirs et de désirs que de jeunes maîtresses? Son fils bientôt dégoûté d'elle ne l'aurait-il pas accablée d'opprobre? N'aurait-elle pas été l'exécration de toute la cour? Comment d'ailleurs ce Cluvius peut-il dire qu'Agrippine voulait prostituer à son fils en présence de Sénèque et des autres convives? De bonne foi une mère couche-t-elle avec son fils devant son gouverneur & son précepteur en présence des convives et des domestiques?

 Un autre historien véridique de ces temps-là, nommé Fabius Rusticus, dit que c'était Néron qui avait des désirs pour sa mère, et qu'il était sur le point de coucher avec elle, lorsque Acté vint se mettre à sa place. Cependent ce n'était point Acté qui était alors la maîtresse de Néron, c'était Poppée; & soit Poppée, soit Acté, soit une autre, rien de tout cela n'est vraisemblable.

 Il y a dans la mort d'Agrippine des circonstances qu'il est impossible de croire. D'où a-t-on su que l'affranchi Anicet, préfet de la flotte de Misène, conseilla de faire construire un vaisseau qui, en se démontant en pleine mer, y ferait périr Agrippine? Je veux qu'Anicet se soit chargé de cette étrange invention; mais il me semble qu'on ne pouvait construire un tel vaisseau sans que les ouvriers se doutassent qu'il était destiné à faire périr quelque personnage important. Ce prétendu secret devait être entre les mains de plus de cinquante travailleurs. Il devait bientôt être connu de Rome entière; Agrippine devait en être informée. Et quand Néron lui proposa de monter sur ce vaisseau, elle devait bien sentir que c'était pour la noyer.

 Tacite se contredit certainement lui-même dans le récit de cette aventure inexplicable. Une partie de ce vaisseau, dit-il, se démontant avec art, devait la précipiter dans les flots, cujus pars ipso in mari per artem soluta effunderet ignaram .

 Ensuite il dit qu'à un signal donné, le toit de la chambre, où était Agrippine, étant chargé de plomb, tomba tout à coup, et écrasa Crepereius l'un des domestiques de l'impératrice: cum dato signo ruere tectum loci , etc.

 Or si ce fut le toit, le plafond de la chambre d'Agrippine qui tomba sur elle, le vaisseau n'était donc pas construit de manière qu'une partie se détachant de l'autre, dût jeter dans la mer cette princesse.

 Tacite ajoute, qu'on ordonna alors aux rameurs de se pencher d'un côté pour submerger le vaisseau; unum in latus inclinare atque ità navem submergere . Mais des rameurs en se penchant peuvent-ils faire renverser une galère, un bâteau même de pêcheurs? Et d'ailleurs ces rameurs se seraient-ils volontiers exposés au naufrage? Ces mêmes matelots assomment à coups de rames une favorite d'Agrippine qui étant tombée dans la mer, criait qu'elle était Agrippine. Ils étaient donc dans le secret. Or confie-t-on un tel secret à une trentaine de matelots? De plus, parle-t-on quand on est dans l'eau?

 Tacite ne manque pas de dire que la mer était tranquille, que le ciel brillait d'étoiles, comme si les dieux avaient voulu que le crime fût plus manifeste: noctem sideribus illustrem etc.

 En vérité, n'est-il pas plus naturel de penser que cette aventure était un pur accident; et que la malignité humaine en fit un crime à Néron, à qui on croyait ne pouvoir rien reprocher de trop horrible? Quand un prince s'est souillé de quelques crimes, il les a commis tous. Les parents, les amis des proscrits, les seuls mécontents entassent accusations sur accusations; on ne cherche plus la vraisemblance. Qu'importe qu'un Néron ait commis un crime de plus? Celui qui les raconte y ajoute encore; la postérité est persuadée; et le méchant prince a mérité jusqu'aux imputations improbables dont on charge sa mémoire. Je crois avec horreur que Néron donna son consentement au meurtre de sa mère; mais je ne crois point à l'histoire de la galère. Je crois encore moins aux Chaldéens qui, selon Tacite, avaient prédit que Néron tuerait Agrippine; parce que ni les Chaldéens, ni les Syriens, ni les Egyptiens n'ont jamais rien prédit, non plus que Nostradamus et ceux qui ont voulu exalter leur âme.

 Presque tous les historiens d'Italie ont accusé le pape Alexandre VI de forfaits qui égalent au moins ceux de Néron; mais Alexandre VI était coupable lui-même des erreurs dans lesquelles ces historiens sont tombés.

 On nous raconte des atrocités non moins exécrables de plusieurs princes asiatiques. Les voyageurs se donnent une libre carrière sur tout ce qu'ils ont entendu dire en Turque & en Perse. J'aurais voulu à leur place mentir d'une façon toute contraire. Je n'aurais jamais vu que des princes justes & cléments, des juges sans passion, des financiers désintéressés; et j'aurais présenté ces modèles aux gouvernements de l'Europe. La Cyropédie de Xénophon est un roman; mais des fables qui enseignent la vertu valent mieux que des histoires mêlées de fables qui ne racontent que des forfaits.

SUITE DE L'ARTICLE CONCERNANT LES DIFFAMATIONS.

 Dès qu'un empereur romain a été assassiné par les gardes prétoriennes, les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation. Ils ramassent tous les bruits de ville, sans faire seulement réflexion que ces bruits sont presque toujours les mêmes. On dit d'abord que Caligula avait écrit sur ses tablettes les noms de ceux qu'il devait faire mourir incessamment; & que ceux qui, ayant vu ces tablettes, s'y trouvèrent eux-mêmes au nombre des proscrits, le prévinrent et le tuèrent.

 Quoique ce soit une étrange folie d'écrire sur ses tablettes, nota benè que je dois faire assassiner un tel jour tels et tels sénateurs , cependent il se pourrait à toute force que Caligula ait eu cette imprudence. Mais on en dit autant de Domitien; on en dit autant de Commode. La chose devient alors ridicule et indigne de toute croyance.

 Tout ce qu'on raconte de ce Commode est bien singulier. Comment imaginer que lorsqu'un citoyen romain voulait se défaire d'un ennemi, il donnait de l'argent à l'empereur qui se chargeait de l'assassinat pour le prix convenu? Comment croire que Commode, ayant vu passer un homme extrêmement gros, il se donna le plaisir de lui faire ouvrir le ventre, pour lui rendre la taille plus légère?

 Il faut être imbécile pour croire d'Héliogabale tout ce que raconte Lampride. Selon lui, cet empereur se fait circoncire pour avoir plus de plaisir avec les femmes. Quelle pitié! Ensuite il se fait châtrer, pour en avoir davantage avec les hommes. Il tue, il pille, il massacre, il empoisonne. Qui était cet Héliogabale ? un enfant de treize à quatorze ans, que sa mère et sa grand-mère avaient fait nommer empereur, et sous le nom duquel ces deux intrigantes se disputaient l'autorité suprême.

 L'auteur de l' Essai sur l'histoire générale des moeurs & de l'esprit des nations a dit qu'avant que les livres fussent communs, la réputation d'un prince dépendait d'un seul historien. Rien n'est plus vrai. Un Suétone ne pouvait rien sur les vivans; mais il jugeait les morts; et personne ne se souciait d'appeler de ses jugements. Au contraire, tout lecteur les confirmait, parce que tout lecteur est malin.

 Il n'en est pas tout à fait de même aujourd'hui. Que la satire couvre d'opprobres un prince; cent échos répètent la calomnie, je l'avoue; mais il se trouve toujours quelque voix qui s'élève contre les échos, et qui à la fin les fait taire. C'est ce qui est arrivé à la mémoire du duc d'Orléans, régent de France. Les Philippiques de La Grange, et vingt libelles secrets lui imputaient les plus grands crimes. Sa fille était traitée comme l'a été Messaline par Suétone. Qu'une femme ait deux ou trois amants, on lui en donne bientôt des centaines. En un mot, des historiens contemporains n'ont pas manqué de répéter ces mensonges; & sans l'auteur du Siècle de Louis XIV , ils seraient encore aujourd'hui accrédités dans l'Europe.

 On a écrit que Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, fondatrice du collège de Navarre, admettait dans son lit les écoliers les plus beaux, et les faisait jeter ensuite dans la rivière avec un pierre au cou. Le public aime passionnément ces contes; et les historiens le servaient selon son goût. Les uns tirent de leur imagination les anecdotes que pourront plaire; c'est-à-dire les plus scandaleuses. Les autres de meilleure foi ramassent des contes qui ont passé de bouche en bouche; ils pensent tenir de la première main les secrets de l'ètat, et ne font nulle difficulté de décrier un prince & un général d'armée pour gagner dix pistoles. C'est ainsi qu'en ont usé Gratien de Courtils, Le Noble, la Dunoier, La Beaumelle et cent malheureux correcteurs d'imprimerie réfugiés en Hollande.

 Si les hommes étaient raisonnables, ils ne voudraient d'histoires que celles qui mettraient les droits des peuples sous leurs yeux, les lois suivant lesquelles chaque père de famille peut disposer de son bien, les événements qui intéressent toute une nation, les traités qui les lient aux nations voisines, les progrès des arts utiles, les abus qui exposent continuellement le grand nombre à la tyrannie du petit. Mais cette manière d'écrire l'histoire est aussi difficile que dangereuse. Ce serait une étude pour le lecteur, et non un délassement. Le public aime mieux des fables; on lui en donne.

DES ECRIVAINS DE PARTI.

  Audi alteram partem est la loi de tout lecteur, quand il lit l'histoire des princes qui sont disputé une couronne, ou des communions qui se sont réciproquement anathématisées.

 Si la faction de la Ligue avait prévalu, Henri IV ne serait connu aujourd'hui que comme un petit prince de Béarn débauché et excommunié par les papes.

 Si Arius l'avait emporté sur Athanase au concile de Nicée; si Constantin avait pris son parti, Athanase ne passerait aujourd'hui que pour un novateur, un hérétique, un homme d'un zèle outré, qui attribuait à Jésus ce qui ne lui appartenait pas.

 Les Romains one décrié la foi carthaginoise; les Carthaginois ne se louaient pas de la foi romaine. Il faudrait lire archives de la famille d'Annibal pour juger. Je voudrais avoir jusqu'aux mémoires de Caïphe et de Pilate; je voudrais avoir ceux de la cour de Pharaon; nous verrions comment elle se défendait d'avoir ordonné à toutes les accoucheuses égyptiennes de noyer tous les petits mâles hébreux, & à quoi servait cet ordre pour des Juives qui n'employaient jamais que des sages-femmes juives.

 Je voudrais avoir les pièces originales du premier schisme des papes de Rome entre Novatien et Corneille, de leurs intrigues, de leurs calomnies, de l'argent donné de part et d'autre, & surtout des emportements de leurs dévotes.

 C'est un plaisir de lire les livres des Whigs et des Toris . Ecoutez les Whigs ; les Toris ont trahi l'Angleterre. Ecoutez les Toris ; tout Whig a sacrifié l'Etat à ses intérêts. De sorte qu'à en croire les deux partis, il n'y a pas un seul honnête homme dans la nation.

 C'était bien pis du tems de la Rose rouge & de la Rose blanche. M. de Walpole a dit un grand mot dans la préface de ses Doutes historiques sur Richard III: Quand un roi heureux est juge, tous les historiens servent de témoins .

  Henri VII dur et avare, fut vainqueur de Richard III. Aussitôt toutes les plumes, qu'on commençait à tailler en Angleterre, peignent Richard III comme un monstre pour la figure & pour l'âme. Il avait une épaule un peu plus haute que l'autre; et d'ailleurs il était assez joli, comme ses portraits le témoignent: on en fait un vilain bossu, & on lui donne un visage affreux. Il a fait des actions cruelles; on le charge de tous les crimes, de ceux mêmes qui auraient été visiblement contre ses intérêts.

 La même chose est arrivée à Pierre de Castille surnommé le Cruel. Six bâtards de feu son père excitent contre lui une guerre civile, et veulent le détrôner. Notre Charles le Sage se joint à eux, et envoie contre lui son Bertrand du Guesclin. Pierre, à l'aide du fameux Prince noir, bat les bâtards et les Français; Bertrand est fait prisonnier; un des bâtards est puni. Pierre est alors un grand homme.

 La fortune change; le grand Prince noir ne donne plus de secours au roi Pierre. Un des bâtards ramène du Guesclin suivi d'une troupe de brigands qui même ne portaient pas d'autre nom; Pierre est pris à son tour: le bâtard Henri de Transtamare l'assassine indignement dans sa tente: voilà Pierre condamné par les contemporains. Il n'est plus connu de la postérité que par le surnom de cruel ; et les historiens tombent sur lui comme des chiens sur un cerf aux abois.

 Donnez-vous la peine de lire les mémoires de Marie de Médicis; le cardinal de Richelieu est le plus ingrat des hommes, le plus fourbe et le plus lâche des tyrans. Lisez, si vous pouvez, les épîtres dédicatoires adressées à ce ministre, c'est le premier des mortels, c'est un héros; c'est même un saint. Et le petit flatteur Sarazin, singe de Voiture, l'appelle le divin cardinal dans son ridicule éloge de la ridicule tragédie de l' Amour tyrannique , composée par le grand Scudéri sur les ordres du cardinal divin.

 La mémoire du pape Grégoire VII est en exécration en France et en Allemagne. Il est canonisé à Rome.

 De telles réflexions ont porté plusieurs princes à ne se point soucier de leur réputation. Mais ceux-là ont eu plus grand tort que tous les autres; car il vaut mieux pour un homme d'Etat avoir une réputation contestée, que de n'en point avoir du tout.

 Il n'en est pas de rois et des ministres comme des femmes dont on dit, que celles dont on parle le moins sont les meilleures. Il faut qu'un prince, un premier minstre aime l'Etat et la gloire. Certaines gens disent que c'est un défaut en morale; mais s'il n'a pas ce défaut, il ne fera jamais rien de grand.

DOIT-ON DANS L'HISTOIRE INSERER DES HARANGUES , ET FAIRE DES PORTRAITS?

 Si dans une occasion importante un général d'armée, un homme d'Etat a parlé d'une manière singulière et forte qui caractérise son génie et celui de son siècle, il faut sans doute rapporter son discours mot pour mot: de telles harangues sont peut-être la partie de l'histoire la plus utile. Mais pourquoi faire dire à un homme ce qu'il n'a pas dit? il vaudrait presque autant lui attribuer ce qu'il n'a pas fait. C'est une fiction imitée d'Homère! Mais ce qui est fiction dans un poème, devient à la rigueur mensonge dans un historien. Plusieurs anciens ont eu cette méthode! Cela ne prouve autre chose, sinon que plusieurs anciens ont voulu faire parade de leur éloquence aux dépens de la vérité.

DES PORTRAITS.

 Les portraits montrent encore bien souvent plus d'envie de briller que d'instruire. Des contemporains sont en droit de faire le portrait des hommes d'Etat avec lesquels ils ont négocié, des généraux sous qui ils ont fait la guerre. Mais qu'il est à craindre que le pinceau ne soit guidé par la passion! Il paraît que les portraits qu'on trouve dans Clarendon sont faits avec plus d'impartialité, de gravité et de sagesse que ceux qu'on lit avec plaisir dans le cardinal de Retz.

 Mais vouloir peindre les anciens, s'efforcer de développer leurs âmes, regarder les événements comme des caractères avec lesquels on peut lire sûrement dans le fond des coeurs, c'est une entreprise bien délicate, c'est dans plusieurs une puérilité.

DE LA MAXIME DE CICERON CONCERNANT L'HISTOIRE, QUE L'HISTORIEN N'OSE DIRE UNE FAUSSETÉ, NI CACHER UNE VERITÉ.

 La première partie de ce précepte est incontestable; il faut examiner l'autre. Si une vérité peut être de quelque utilité à l'Etat, votre silence est condamnable. Mais je suppose que vous écriviez l'histoire d'un prince qui vous aura confié un secret, devez-vous le révéler? Devez-vous dire à la postérité ce que vous seriez capable de dire en secret à un seul homme? Le devoir d'un historien l'emportera-t-il sur un devoir plus grand?

 Je suppose encore que vous ayez été témoin d'une faiblesse qui n'a point influé sur les affaires publiques, devez-vous révéler cette faiblesse? En ce cas l'histoire serait une satire.

 Il faut avouer que la plupart des écrivains d'anecdotes sont plus indiscrets qu'utiles. Mais que dire de ces compilateurs insolents, qui se faisant un mérite de médire, impriment et vendent des scandales, comme la Voisin vendait des poisons.

DE L'HISTOIRE SATYRIQUE.

 Si Plutarque a repris Hérodote de n'avoir pas assez relevé la gloire de quelques villes grecques, et d'avoir omis plusieurs faits connus dignes de mémoire, combien sont plus répréhensibles aujourd'hui ceux qui sans avoir aucun des mérites d'Hérodote, imputent aux princes, aux nations, des actions odieuses, sans la plus légère apparence de preuve? La guerre de 1741 a été écrite en Angleterre. On trouve dans cette histoire, qu'à la bataille de Fontenoi les Français tirèrent sur les Anglais avec des balles empoisonnées et des morceaux de verre venimeux, et que le duc de Cumberland envoya au roi de France une boîte pleine de ces prétendus poisons trouvés dans les corps des Anglais blessés . Le même auteur ajoute que les Français ayant perdu quarante mille hommes à cette bataille, le parlement de Paris rendit un arrêt par lequel il était défendu d'en parler sous des peines corporelles.

 Les Mémoires frauduleux imprimés depuis peu, sous le nom de madame de Maintenon, sont remplis de pareilles absurdités. On y trouve qu'au siège de Lille les alliés jetaient des billets dans la ville conçus en ces termes: Français, consolez-vous, la Maintenon ne sera pas votre reine .

 Presque chaque page est souillée d'impostures et de termes offensants contre la famille royale et contre les familles principales du royaume, sans alléguer la plus légère vraisemblance qui puisse donner la moindre couleur à ces mensonges. Ce n'est point écrire l'histoire, c'est écrire au hasard des calomnies qui méritent le carcan.

 On a imprimé en Hollande, sous le nom d' Histoire , une foule de libelles, dont le style est aussi grossier que les injures, et les faits aussi faux qu'ils sont mal écrits. C'est, dit-on, un mauvais fruit de l'excellent arbre de la liberté. Mais si les malheureux auteurs de ces inepties ont eu la liberté de tromper les lecteurs, il faut user ici de la liberté de les détromper.

  L'appas d'un vil gain, joint à l'insolence des moeurs abjectes, furent les seuls motifs qui engagèrent ce réfugié languedocien protestant nommé Langlevieux dit La Beaumelle, à tenter la plus infâme manoeuvre qui ait jamais déshonoré la littérature. Il vend pour dix-sept louis d'or au libraire Eslinger de Francfort en 1753 l'histoire du siécle de Louis XIV, qui ne lui appartient point; et soit pour s'en faire croire le propriétaire, soit pour gagner son argent, il la charge de notes abominables contre Louis XIV, contre son fils, contre le duc de Bourgogne son petit-fils, qu'il traite san façon de perfide et de traître envers son grand-père et la France. Il vomit contre le duc d'Orléans régent les calomnies les plus horribles et les plus absurdes; personne n'est épargné, et cependant il n'a jamais connu personne. Il débite sur les maréchaux de Villars, de Villeroi, sur les ministres, sur les femmes, des historiettes ramassées dans des cabarets; et il parle des plus grands princes commes de ses justiciables. Il exprime en juge de rois: Donnez-moi , dit-il, un Stuart, & je le fais roi d'Angleterre.

 Cet excès de ridicule dans un inconnu n'a pas été relevé. Il eût été sévèrement puni dans un homme dont les paroles auraient eu quelque poids. Mais il faut remarquer que souvent ces ouvrages de ténèbres ont du cours dans l'Europe; ils se vendent aux foires de Francfort et de Leipsick, tout le Nord en est inondé. Les étrangers qui ne sont pas instruits croient puiser dans ces libelles les connaissances de l'histoire moderne. Les auteurs allemands ne sont pas toujours en garde contre ces mémoires, ils s'en servent comme de matériaux; c'est ce qui est arrivé aux mémoires de Pontis, de Montbrun, de Rochefort, de Vordac; à tous ces prétendus testaments politiques des ministres d'Etat composés par des faussaires; à la Dîme royale de Boisguilbert impudemment donnée sous le nom du maréchal de Vauban, & à tant de compilations d'ana et d'anecdotes.

 L'histoire est quelquefois encore plus mal traitée en Angleterre. Comme il y a toujours deux partis assez violents qui s»acharnent l'un contre l'autre jusqu'à ce que le danger commun les réunisse, les écrivains d'une faction condamnent tout ce que les autres approuvent. Le même homme est représenté comme un Caton et comme un Catilina. Comment démêler le vrai entre l'adulation et la satire? Il n'y a peut-être qu'une règle sûre, c'est de croire le bien qu'un historien de parti ose dire des héros de la faction contraire, et le mal qu'il ose dire des chefs de la sienne, dont il n'aura pas à se plaindre.

 A l'égard des mémoires réellement écrits par les personnages intéressés, comme ceux de Clarendon, de Ludlow, de Burnet en Angleterre, de La Rouchefoucault, de Retz en France; s'ils s'accordent, ils sont vrais; s'ils se contrarient, doutez.

 Par les ana et les anecdotes, il y en a un sur cent qui peut contenir quelque ombre de vérité.

DE LA METHODE, DE LA MANIERE D'ECRIRE L'HISTOIRE, ET DU STILE.

 On en a tant dit sur cette matière, qu'il faut ici en dire très peu. On sait assez que la méthode et le style de Tite-Live, sa gravité, son éloquence sage, conviennent à la majesté de la république romaine; que Tacite est plus fait pour peindre des tyrans, Polybe pour donner des leçons de la guerre, Denis d'Halicarnasse pour développer les antiquités.

 Mais en se modelant en général sur ces grands maîtres, on a aujourd'hui un fardeau plus pesant que le leur à soutenir. On exige des historiens modernes plus de détails, des faits plus constatés, des dates précises, des autorités, plus d'attention aux usages, aux lois, aux moeurs, au commerce, à la finance, à l'agriculture, à la population: il en est de l'histoire comme des mathématiques et de la physique; la carrière s'est prodigieusement accrue. Autant il est aisé de faire un recueil de gazettes, autant il est difficile aujourd'hui d'écrire l'histoire.

 Daniel se crut un historien parce qu'il transcrivait des dates et des récits de bataille où l'on n'entend rien. Il devait m'apprendre les droits de la nation; les droits des principaux corps de cette nation, ses lois, ses usages, ses moeurs, et comment ils ont changé. Cette nation est en droit de lui dire, Je vous demande mon histoire encore plus que celle de Louis le Gros et de Louis Hutin; vous me dites d'après une vieille chronique écrite au hasard, que Louis VIII étant attaqué d'une maladie mortelle, exténué, languissant, n'en pouvant plus, les médecins ordonnèrent à ce corps cadavereux de coucher avec une jolie fille pour se refaire; & que le saint roi rejeta bien loin cette vilenie. Ah! Daniel, vous ne saviez donc pas le proverbe italien, donna ignuda manda l'vomo sotto la tierra . Vous deviez avoir un peu plus de teinture de l'histoire politique et de l'histoire naturelle.

 On exige que l'histoire d'un pays étranger ne soit point jetée dans le même moule que celle de votre patrie.

 Si vous faites l'histoire de France, vous n'êtes pas obligé de décrire le cours de la Seine et de la Loire; mais si vous donnez au public les conquêtes des Portugais en Asie, on exige une topographie des pays découverts. On veut que vous meniez votre lecteur par la main le long de l'Afrique et des côtes de la Perse et de l'Inde; on attend de vous des instructions sur les moeurs, les lois, les usages de ces nations nouvelles pour l'Europe.

 Nous avons vingt histoires de l'établissement des Portugais dans les Indes; mais aucune ne nous a fait connaître les divers gouvernements de ce pays, ses religions, ses antiquités, les brames, les disciples de St Jean, les Guèbres, les Banians. On nous a conservé, il est vrai, les lettres de Xavier et de ses successeurs. On nous a donné des histoires de l'Inde, faites à Paris d'après ces missionnaires qui ne savaient pas la langue des brames. On nous répète dans cent écrits que les Indiens adorent le diable. Des aumôniers d'une compagnie de marchands partent dans ce préjugé; et dès qu'ils voient sur les côtes de Coromandel des figures symboliques, ils ne manquent pas d'écrire que ce sont des portraits du diable, qu'ils sont dans son empire, qu'ils vont le combattre. Ils ne songent pas que c'est nous qui adorons le diable Mammon, et qui lui allons porter nos voeux à fix mille lieues de notre patrie pour en obtenir de l'argent.

 Pour ceux qui se mettent dans Paris aux gages d'un libraire de la rue St Jacques, et à qui l'on commande une histoire du Japon, du Canada, des îles Canaries, sur des mémoires de quelques capucins, je n'ai rien à leur dire.

 C'est assez qu'on sache que la méthode convenable à l'histoire de son pays n'est point propre à décrire les découvertes du nouveau monde, qu'il ne faut pas écrire sur une petite ville comme sur un grand empire; qu'on ne doit point faire l'histoire privée d'un prince comme celle de France ou d'Angleterre.

 Si vous n'avez autre chose à nous dire sinon qu'un barbare a succédé à un autre barbare sur les bords de l'Oxus et de l'Iaxarte, en quoi êtes-vous utile au public?

 Ces règles sont assez connues; mais l'art de bien écrire l'histoire sera toujours très rare. On sait assez qu'il faut un style grave, pur, varié, agréable. Il en est des lois pour écrire l'histoire comme de celles de tous les arts de l'esprit; beaucoup de préceptes, et peu de grands artistes.

DE L'HISTOIRE ECCLESIASTIQUE DE FLEURI.

 J'ai vu un édifice d'or et de boue. J'ai séparé l'or, et j'ai jeté la boue. Cette statue est l'histoire ecclésiastique compilée par Fleuri, ornée de quelques discours détachés, dans lesquels on voit briller des traits de liberté & de vérité, tandis que le corps de l'histoire est souillé de contes qu'une vieille femme rougirait de répéter aujourd'hui.

 C'est là que nous revoyons la légende de Théodore. C'est ce Théodore dont on changea le nom en celui de Grégoire-Thaumaturge, qui dans sa jeunesse étant pressé publiquement par une fille de joie de lui payer l'argent de leurs rendez-vous, vrais ou faux, lui fait entrer le diable dans le corps pour son salaire. St Jean et la Ste Vierge viennent ensuite de l'empyrée expliquer à Théodore, Grégoire-Thaumaturge, les mystères du christianisme. Dès qu'il est instruit, il écrit une lettre au diable, la met sur un autel païen; la lettre est rendue à son adresse, et le diable fait ponctuellement ce que Grégoire lui a commandé. Au sortir de là il fait marcher des pierres comme Amphion. Il est pris pour juge par deux frères qui se disputaient un étang; et il sèche l'étang pour les accorder. Il se change en arbre comme Prothée. Pour surcroît, il change encore en arbre son compagnon. Il recontre un charbonnier, nommé Alexandre, et le fait évêque. Voilà probablement l'origine de la foi du charbonnier .

 C'est là que nous retrouvons ce St Romain que Dioclétien fait jeter au feu, qui en sort comme d'un bain. On lui coupe la langue, et il n'en parle que mieux.

 C'est ce fameux cabaretier chrétien nommé Théodote qui prie Dieu de faire mourir sept vierges chrétiennes de soixante et dix ans chacune, condamnées à coucher avec les jeunes gens de la ville d'Ancire. L'abbé de Fleuri devait au moins s'apercevoir que les jeunes gens étaient plus condamnés qu'elles. Ce sont cent contes de cette force. (Voyez Miracles .)

 Tout cela se trouve dans le second tome de l'histoire de Fleuri; & tous ses volumes sont remplis de pareilles inepties. Disons pour sa justification qu'il les rapporte comme il les a trouvés, et qu'il ne dit jamais qu'il les croie. Il savait trop que des absurdités monacales ne sont pas des articles de foi, et que la religion consiste dans l'adoration de Dieu, dans une vie pure, dans les bonnes oeuvres, et non dans une crédulité imbécile pour des sottises du Pédagogue chrétien . Enfin, il faut pardonner au savant Fleuri d'avoir payé ce tribut honteux. Il en a fait une assez belle amende honorable par ses discours.

 L'abbé de Longuerue dit, que lorsque Fleuri commença à écrire l'histoire ecclésiastique, il la savait for peu. Sans doute il s'instruisit en travaillant; et cela est très ordinaire. Mais ce qui n'est pas ordinaire, c'est de faire des discours aussi politiques et aussi sensés après avoir écrit tant de sottises. Aussi qu'est-il arrivé? On a condamné à Rome ses excellents discours, et on y a très bien accueilli ses stupidités. Quand je dis qu'elles y sont bien acceuillies, ce n'est pas qu'elles y soient lues; car on ne lit point à Rome.

 


 

HOMME. [p. 422]

Pour connaître le physique de l'espèce humaine, il faut lire les ouvrages d'anatomie, les articles du Dictionnaire encyclopédique par M. Venel, ou plutôt faire un cours d'anatomie.

 Pour connaître l'homme qu'on appelle moral , il faut surtout avoir vécu, et réfléchi.

 Tous les livres de morale ne sont-ils pas renfermés dans ces paroles de Job? Homo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis miseriis, qui quasi flos egreditur, et conteritur, et fugit velut umbra . L'homme né de la femme vit peu; il est rempli de misères; il est comme une fleur qui s'épanouit, se flétrit, et qu'on écrase; il passe comme une ombre.

 Nous avons déjà vu que la race humaine n'a qu'environ vingt-deux ans à vivre, en comptant ceux qui meurent sur le sein de leurs nourrices, et ceux qui traînent jusqu'à cent ans les restes d'une vie imbécile et misérable. (Voyez Age . )

 C'est un bel apologue que cette ancienne fable du premier homme, qui était destiné d'abord à vivre vingt ans tout au plus: ce qui se réduisait à cinq ans, en évaluant une vie avec une autre. L'homme était désespéré; il avait auprès de lui une chenille, un papillon, un paon, un cheval, un renard, et un singe.

 Prolonge ma vie, dit-il à Jupiter; je vaux mieux que tous ces animaux-là: il est juste que moi et mes enfants nous vivions très longtemps, pour commander à toutes les bêtes. Volontiers, dit Jupiter; mais je n'ai qu'un certain nombre de jours à partager entre tous les êtres à qui j'ai accordé la vie. Je ne puis te donner, qu'en retranchant aux autres. Car ne t'imagine pas, parce que je suis Jupiter, que je sois infini et tout-puissant. J'ai ma nature et ma mesure. Ça, je veux bien t'accorder quelques années de plus, en les ôtant à ces six animaux dont tu es jaloux, à condition que tu auras successivement leurs manières d'être. L'homme sera d'abord chenille, en se traînant, comme elle, dans sa première enfance. Il aura jusqu'à quinze ans la légèreté d'un papillon; dans sa jeunesse la vanité d'un paon. Il faudra dans l'âge viril, qu'il subisse autant de travaux que le cheval. Vers les cinquante ans, il aura les ruses du renard; et dans sa vieillesse, il sera laid et ridicule comme un singe. C'est assez là en général le destin de l'homme.

 Remarquez encore que, malgré les bontés de Jupiter, cet animal, toute compensation faite, n'ayant que vingt-deux à vingt-trois ans à vivre tout au plus, en prenant le genre humain en général, il en faut ôter le tiers pour le temps du sommeil, pendant lequel on est mort; reste à quinze, ou environ: de ces quinze retranchons au moins huit pour la première enfance, qui est, comme on l'a dit, le vestibule de la vie. Le produit net sera sept ans; de ces sept ans la moitié, au moins, se consume dans les douleurs de toute espèce; pose trois ans et demi pour travailler, s'ennuyer et pour avoir un peu de satisfaction: et que de gens n'en ont point du tout! Eh bien, pauvre animal, feras-tu encore le fier?

 Malheureusement, dans cette fable, Dieu oublia d'habiller cet animal comme il avait vêtu le singe, le renard, le cheval, le paon, et jusqu'à la chenille. L'espèce humaine n'eut que sa peau rase, qui continuellement exposée au soleil, à la pluie, à la grêle, devint gercée, tannée, truitée. Le mâle dans notre continent, fut défiguré par des poils épars sur son corps, qui le rendirent hideux sans le couvrir. Son visage fut caché sous ses cheveux. Son menton devint un sol raboteux, qui porta une forêt de tiges menues, dont les racines étaient en haut, et les branches en bas. Ce fut dans cet état, et d'après cette image, que cet animal osa peindre Dieu, quand dans la suite des temps il apprit à peindre.

 La femelle, étant plus faible, devint encore plus dégoûtante et plus affreuse dans sa vieillesse. L'objet de la terre le plus hideux est une décrépite. Enfin, sans les tailleurs et les couturières, l'espèce humaine n'aurait jamais osé se montrer devant les autres. Mais avant d'avoir des habits, avant même de savoir parler, il dut s'écouler bien des siècles. Cela est prouvé: mais il faut le redire souvent.

 Cet animal non civilisé, abandonné à lui-même, dut être le plus sale et le plus pauvre de tous les animaux.

Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
Que faisais-tu dans les jardins d'Eden?
Travaillais-tu pour ce sot genre humain?
Caressais-tu madame Eve ma mère?
Avouez-moi que vous aviez tous deux
Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
La chevelure assez mal ordonnée,
Le teint bruni, la peau rude et tannée.
Sans propreté l'amour le plus heureux
N'est plus amour, c'est un besoin honteux.
Bientôt lassés de leur belle aventure,
Dessous un chêne ils soupent galamment
Avec de l'eau, du millet et du gland.
Le repas fait, ils dorment sur la dure.
Voilà l'état de la pure nature.

 Il est un peu extraordinaire qu'on ait harcelé, honni, levraudé un philosophe de nos jours très estimable, l'innocent, le bon Helvétius, pour avoir dit que si les hommes n'avaient pas de mains ils n'auraient pu bâtir des maisons et travailler en tapisserie de haute lice. Apparemment que ceux qui ont condamné cette proposition ont un secret pour couper les pierres et les bois, et pour travailler à l'aiguille avec les pieds.

 J'aimais l'auteur du livre de l'Esprit . Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble; mais je n'ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu'il débite avec emphase. J'ai pris son parti hautement, quand des hommes absurdes l'ont condamné pour ces vérités mêmes.

 Je n'ai point de terme pour exprimer l'excès de mon mépris pour ceux qui, par exemple, ont voulu proscrire magistralement cette proposition, Les Turcs peuvent être regardés comme des déistes . Eh! cuistres, comment voulez-vous donc qu'on les regarde? comme des athées, parce qu'ils n'adorent qu'un seul Dieu?

 Vous condamnez cette autre proposition-ci: L'homme d'esprit sait que les hommes sont ce qu'ils doivent être, que toute haine contre eux est injuste, qu'un sot porte des sottises comme un sauvageon porte des fruits amers . Ah! sauvageons de l'école, vous persécutez un homme parce qu'il ne vous hait pas.

 Laissons là l'école et poursuivons.

 De la raison, des mains industrieuses, une tête capable de généraliser des idées, une langue assez souple pour les exprimer, ce sont là les grands bienfaits accordés par l'Etre suprême à l'homme, à l'exclusion des autres animaux.

 Le mâle, en général, vit un peu moins longtemps que la femelle.

 Il est toujours plus grand, proportion gardée. L'homme de la plus haute taille a d'ordinaire deux ou trois pouces par-dessus la plus grande femme.

 Sa force est presque toujours supérieure, il est plus agile; et ayant tous les organes plus forts, il est plus capable d'une attention suivie. Tous les arts ont été inventés par lui et non par la femme. On doit remarquer que ce n'est pas le feu de l'imagination, mais la méditation persévérante et la combinaison des idées qui ont fait inventer les arts, comme les mécaniques, la poudre à canon, l'imprimerie, l'horlogerie, etc.

 L'espèce humaine est la seule qui sache qu'elle doit mourir, et elle ne le sait que par l'expérience. Un enfant élevé seul et transporté dans une île déserte, ne s'en douterait pas plus qu'une plante et un chat.

Maupertuis.  Un homme à singularités a imprimé que le corps humain est un fruit qui est vert jusqu'à la vieillesse, et que le moment de la mort est la maturité. Etrange maturité que la pourriture et la cendre! la tête de ce philosophe n'était pas mûre. Combien la rage de dire des choses nouvelles a-t-elle fait dire de choses extravagantes!

 Les principales occupations de notre espèce sont le logement, la nourriture et le vêtement; tout le reste est accessoire: et c'est ce pauvre accessoire qui a produit tant de meurtres et de ravages.

DIFFÉRENTES RACES D'HOMMES.

Nous avons vu ailleurs combien ce globe porte de races d'hommes différentes, et à quel point le premier nègre et le premier blanc qui se rencontrèrent, durent être étonnés l'un de l'autre.

 Il est même assez vraisemblable, que plusieurs espèces d'hommes et d'animaux trop faibles ont péri. C'est ainsi qu'on ne retrouve plus de murex, dont l'espèce a été dévorée probablement par d'autres animaux, qui vinrent après plusieurs siècles sur les rivages habités par ce petit coquillage.

 St Jérôme, dans son Histoire des Pères du désert , parle d'un centaure qui eut une conversation avec St Antoine l'ermite. Il rend compte ensuite d'un entretien beaucoup plus long, que le même Antoine eut avec un satyre.

 St Augustin, dans son XXXIII e sermon, intitulé, A ses frères dans le désert , dit des choses aussi extraordinaires que Jérôme. ‘J'étais déjà évêque d'Hippone quand j'allai en Ethiopie avec quelques serviteurs de Christ pour y prêcher l'Evangile. Nous vîmes dans ce pays beaucoup d'hommes et de femmes sans tête, qui avaient deux gros yeux sur la poitrine; nous vîmes dans des contrées encore plus méridionales, un peuple qui n'avait qu'un oeil au front, etc.'

 Apparemment qu'Augustin et Jérôme parlaient alors par économie; ils augmentaient les oeuvres de la création pour manifester davantage les oeuvres de Dieu. Ils voulaient étonner les hommes par des fables, afin de les rendre plus soumis au joug de la foi. (Voyez Economie .)

 Nous pouvons être de très bons chrétiens sans croire aux centaures, aux hommes sans tête, à ceux qui n'avaient qu'un oeil ou qu'une jambe, etc. Mais nous ne pouvons douter que la structure intérieure d'un nègre ne soit différente de celle d'un blanc, puisque le réseau muqueux ou graisseux est blanc chez les uns, et noir chez les autres. Je vous l'ai déjà dit; mais vous êtes sourds.

 Les Albinos et les Dariens, les premiers originaires de l'Afrique, et les seconds du milieu de l'Amérique, sont aussi différents de nous que les nègres. Il y a des races jaunes, rouges, grises. Nous avons déjà vu que tous les Américains sont sans barbe et sans aucun poil sur le corps, excepté les sourcils et les cheveux. Tous sont également hommes; mais comme un sapin, un chêne et un poirier sont également arbres; le poirier ne vient point du sapin, et le sapin ne vient point du chêne.

 Mais d'où vient qu'au milieu de la mer Pacifique, dans une île nommée Taïti, les hommes sont barbus? C'est demander pourquoi nous le sommes, tandis que les Péruviens, les Mexicains et les Canadiens ne le sont pas. C'est demander pourquoi les singes ont des queues, et pourquoi la nature nous a refusé cet ornement, qui du moins est parmi nous d'une rareté extrême.

 Les inclinations, les caractères des hommes diffèrent autant que leurs climats et leurs gouvernements. Il n'a jamais été possible de composer un régiment de Lapons et de Samoyèdes, tandis que les Sibériens leurs voisins, deviennent des soldats intrépides.

 Vous ne parviendrez pas davantage à faire de bons grenadiers d'un pauvre Darien ou d'un Albino. Ce n'est pas parce qu'ils ont des yeux de perdrix; ce n'est pas parce que leurs cheveux et leurs sourcils sont de la soie la plus fine et la plus blanche: mais c'est parce que leurs corps, et par conséquent leur courage est de la plus extrême faiblesse. Il n'y a qu'un aveugle, et même un aveugle obstiné qui puisse nier l'existence de toutes ces différentes espèces. Elle est aussi grande et aussi remarquable que celles des singes.

QUE TOUTES LES RACES D'HOMMES ONT TOUJOURS VÉCU EN SOCIÉTÉ.

Tous les hommes qu'on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux, vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d'animaux.

 On n'a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l'abandonnât le moment d'après par dégoût; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l'on vécût sans famille et sans aucune société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu'au point de hasarder le paradoxe étonnant que l'homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup-cervier, et que c'est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que dans la mer les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c'est par un excès de corruption qu'ils passent en troupe de la mer Glaciale sur nos côtes. Qu'anciennement les grues volaient en l'air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager en compagnie.

 Chaque animal a son instinct; et l'instinct de l'homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s'exprimer; il serait à charge à lui-même; il ne parviendrait qu'à se métamorphoser en bête. L'excès d'un orgueil impuissant qui s'élève contre l'orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C'est alors qu'elle s'est dépravée. Elle s'en punit elle-même. Son orgueil fait son supplice; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d'être méprisée et oubliée; elle s'est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.

 On a franchi les bornes de la folie ordinaire jusqu'à dire, qu'il n'est pas naturel qu'un homme s'attache à une femme pendant les neuf mois de sa grossesse; l'appétit satisfait , dit l'auteur de ces paradoxes, l'homme n'a plus besoin de telle femme, ni la femme de tel homme; celui-ci n'a pas le moindre souci, ni peut-être la moindre idée des suites de son action. L'un s'en va d'un côté, l'autre de l'autre; et il n'y a pas d'apparence qu'au bout de neuf mois ils aient la mémoire de s'être connus. Pourquoi la secourra-t-il après l'accouchement? pourquoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu'il ne sait pas seulement lui appartenir ?

 Tout cela est exécrable; mais heureusement rien n'est plus faux. Si cette indifférence barbare était le véritable instinct de la nature, l'espèce humaine en aurait presque toujours usé ainsi. L'instinct est immuable; ses inconstances sont très rares. Le père aurait toujours abandonné la mère; la mère aurait abandonné son enfant, et il y aurait bien moins d'hommes sur la terre qu'il n'y a d'animaux carnassiers: car les bêtes farouches mieux pourvues, mieux armées, ont un instinct plus prompt, des moyens plus sûrs, et une nourriture plus assurée que l'espèce humaine.

 Notre nature est bien différente de l'affreux roman que cet énergumène a fait d'elle. Excepté quelques âmes barbares entièrement abruties, ou peut-être un philosophe plus abruti encore, les hommes les plus durs aiment par un instinct dominant l'enfant qui n'est pas encore né, le ventre qui le porte, et la mère qui redouble d'amour pour celui dont elle a reçu dans son sein le germe d'un être semblable à elle.

 L'instinct des charbonniers de la Forêt-noire leur parle aussi haut, les anime aussi fortement en faveur de leurs enfants, que l'instinct des pigeons et des rossignols les force à nourrir leurs petits. On a donc bien perdu son temps à écrire ces fadaises abominables.

 Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes, n'est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu'elle n'est? Si les satires de l'homme et de la femme, écrites par Boileau, n'étaient pas des plaisanteries, elles pécheraient par cette faute essentielle de supposer tous les hommes fous et toutes les femmes impertinentes.

 Le même auteur ennemi de la société, semblable au renard sans queue, qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s'exprime ainsi d'un style magistral.

 ‘Le premier qui ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi , et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables, Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne!'

 Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain, et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants: ‘Imitons notre voisin, il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager; son terrain deviendra plus fertile; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l'aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d'établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut nous faire ressembler.'

 Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme?

 Quelle est donc l'espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu'au Canada? N'est-ce pas celle d'un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l'union fraternelle entre les hommes?

 Il est vrai que si toutes les haies, toutes les forêts, toutes les plaines étaient couvertes de fruits nourrissants et délicieux, il serait impossible, injuste et ridicule de les garder.

 S'il y a quelques îles où la nature prodigue les aliments et tout le nécessaire sans peine, allons-y vivre loin du fatras de nos lois. Mais dès que nous les aurons peuplées il faudra revenir au tien et au mien, et à ces lois qui très souvent sont fort mauvaises, mais dont on ne peut se passer.

L'HOMME EST-IL NÉ MÉCHANT?

Ne paraît-il pas démontré que l'homme n'est point né pervers et enfant du diable? Si telle était sa nature, il commettrait des noirceurs, des barbaries sitôt qu'il pourrait marcher; il se servirait du premier couteau qu'il trouverait pour blesser quiconque lui déplairait. Il ressemblerait nécessairement aux petits louveteaux, aux petits renards qui mordent dès qu'ils le peuvent.

 Au contraire, il est par toute la terre du naturel des agneaux tant qu'il est enfant. Pourquoi donc, et comment devient-il si souvent loup et renard? N'est-ce pas que n'étant né ni bon ni méchant, l'éducation, l'exemple, le gouvernement dans lequel il se trouve jeté, l'occasion enfin, le déterminent à la vertu ou au crime?

 Peut-être la nature humaine ne pouvait-elle être autrement. L'homme ne pouvait avoir toujours des pensées fausses, ni toujours des pensées vraies, des affections toujours douces, ni toujours cruelles.

 Il paraît démontré que la femme vaut mieux que l'homme; vous voyez cent frères ennemis contre une Clytemnestre.

 Il y a des professions qui rendent nécessairement l'âme impitoyable; celle de soldat, celle de boucher, d'archer, de geôlier, et tous les métiers qui sont fondés sur le malheur d'autrui.

 L'archer, le satellite, le geôlier, par exemple, ne sont heureux qu'autant qu'ils font de misérables. Ils sont, il est vrai, nécessaires contre les malfaiteurs, et par là utiles à la société. Mais sur mille mâles de cette espèce il n'y en a pas un qui agisse par le motif du bien public, et qui même connaisse qu'il est un bien public.

 C'est surtout une chose curieuse de les entendre parler de leurs prouesses, comme ils comptent le nombre de leurs victimes, leurs ruses pour les attraper, les maux qu'ils leur ont fait souffrir, et l'argent qui leur en est revenu.

 Quiconque a pu descendre dans le détail subalterne du barreau, quiconque a entendu seulement des procureurs raisonner familièrement entre eux, et s'applaudir des misères de leurs clients, peut avoir une très mauvaise opinion de la nature.

 Il est des professions plus affreuses, et qui sont briguées pourtant comme un canonicat.

 Il en est qui changent un honnête homme en fripon, et qui l'accoutument malgré lui à mentir, à tromper, sans qu'à peine il s'en aperçoive, à se mettre un bandeau devant les yeux, à s'abuser par l'intérêt et par la vanité de son état, à plonger sans remords l'espèce humaine dans un aveuglement stupide.

 Les femmes sans cesse occupées de l'éducation de leurs enfants, et renfermées dans leurs soins domestiques, sont exclues de toutes ces professions qui pervertissent la nature humaine, et qui la rendent atroce. Elles sont partout moins barbares que les hommes.

 Le physique se joint au moral pour les éloigner des grands crimes; leur sang est plus doux; elles aiment moins les liqueurs fortes qui inspirent la férocité. Une preuve évidente, c'est que sur mille victimes de la justice, sur mille assassins exécutés, vous comptez à peine quatre femmes, ainsi que nous l'avons prouvé ailleurs. Je ne crois pas même qu'en Asie il y ait deux exemples de femmes condamnées à un supplice public. (Voyez l'article Femme . )

 Il paraît donc que nos coutumes, nos usages ont rendu l'espèce mâle très méchante.

 Si cette vérité était générale et sans exception, cette espèce serait plus horrible que ne l'est à nos yeux celle des araignées, des loups et des fouines. Mais heureusement les professions qui endurcissent le coeur et le remplissent de passions odieuses, sont très rares. Observez que dans une nation d'environ vingt millions de têtes, il y a tout au plus deux cent mille soldats. Ce n'est qu'un soldat par deux cents individus. Ces deux cent mille soldats sont tenus dans la discipline la plus sévère. Il y a parmi eux de très honnêtes gens qui reviennent dans leur village achever leur vieillesse en bons pères et en bons maris.

 Les autres métiers dangereux aux moeurs sont en petit nombre.

 Les laboureurs, les artisans, les artistes, sont trop occupés pour se livrer souvent au crime.

 La terre portera toujours des méchants détestables. Les livres en exagéreront toujours le nombre, qui, bien que trop grand, est moindre qu'on ne le dit.

 Si le genre humain avait été sous l'empire du diable, il n'y aurait plus personne sur la terre.

 Consolons-nous, on a vu, on verra toujours de belles âmes depuis Pékin jusqu'à la Rochelle. Et quoi qu'en disent des licenciés et des bacheliers, les Titus, les Trajan, les Antonins et Pierre Bayle ont été de fort honnêtes gens.

DE L'HOMME DANS L'ÉTAT DE PURE NATURE.

Que serait l'homme dans l'état qu'on nomme de pure nature ? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouva dans le nord de l'Amérique.

 Il serait très inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savaient allumer du feu et se faire des flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.

 L'homme abandonné à la pure nature n'aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés. L'espèce serait réduite à un très petit nombre, par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours. Du moins, dans nos tristes climats, il n'aurait pas plus de connaissance de Dieu et de l'âme que des mathématiques; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L'espèce des castors serait très préférable.

 C'est alors que l'homme ne serait précisément qu'un enfant robuste; et on a vu beaucoup d'hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état.

 Les Lapons, les Samoyèdes, les habitants du Kamshatka, les Cafres, les Hottentots sont à l'égard de l'homme en l'état de pure nature, ce qu'étaient autrefois les cours de Cyrus et de Sémiramis, en comparaison des habitants des Cévennes. Et cependant ces habitants du Kamshatka et ces Hottentots de nos jours, si supérieurs à l'homme entièrement sauvage, sont des animaux qui vivent six mois de l'année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés.

 En général l'espèce humaine n'est pas de deux ou trois degrés plus civilisée que les gens du Kamshatka. La multitude des bêtes brutes appelées hommes , comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations.

 Il est plaisant de considérer d'un côté le père Mallebranche qui s'entretient familièrement avec le Verbe, et de l'autre ces millions d'animaux semblables à lui qui n'ont jamais entendu parler de Verbe, et qui n'ont pas une idée métaphysique.

 Entre les hommes à pur instinct et les hommes de génie flotte ce nombre immense occupé uniquement de subsister.

 Cette subsistance coûte des peines si prodigieuses, qu'il faut souvent dans le nord de l'Amérique qu'une image de Dieu coure cinq ou six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous l'image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute l'année pour avoir du pain.

 Ajoutez à ce pain ou à l'équivalent, une hutte et un méchant habit; voilà l'homme tel qu'il est en général d'un bout de l'univers à l'autre. Et ce n'est que dans une multitude de siècles qu'il a pu arriver à ce haut degré.

 Enfin, après d'autres siècles les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on représente une tragédie en musique, là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec mille pièces de bronze: l'opéra, et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours mon imagination. Je doute qu'on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l'étendue est semée. Cependant, plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d'animaux à deux pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir; jouissant à peine du don de la parole; s'apercevant à peine qu'ils sont malheureux; vivant et mourant sans presque le savoir.

EXAMEN D'UNE PENSÉE DE PASCAL SUR L'HOMME.

Je puis concevoir un homme sans mains, sans pieds, et je le concevrais même sans tête, si l'expérience ne m'apprenait que c'est par là qu'il pense. C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne peut le concevoir . (Pensées de Pascal.)

 Comment concevoir un homme sans pieds, sans mains, et sans tête? ce serait un être aussi différent d'un homme que d'une citrouille.

 Si tous les hommes étaient sans tête, comment la vôtre concevrait-elle que ce sont des animaux comme vous, puisqu'ils n'auraient rien de ce qui constitue principalement votre être? Une tête est quelque chose, les cinq sens s'y trouvent; la pensée aussi. Un animal qui ressemblerait de la nuque du cou en bas à un homme, ou à un de ces singes qu'on nomme orang-outang , ou l'homme des bois, ne serait pas plus un homme qu'un singe ou qu'un ours à qui on aurait coupé la tête et la queue.

  C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme etc. En ce cas la pensée serait son essence, comme l'étendue et la solidité sont l'essence de la matière. L'homme penserait essentiellement et toujours, comme la matière est toujours étendue et solide. Il penserait dans un profond sommeil sans rêves, dans un évanouissement, dans une léthargie, dans le ventre de sa mère. Je sais bien que jamais je n'ai pensé dans aucun de ces états; je l'avoue souvent, et je me doute que les autres sont comme moi.

 Si la pensée était essentielle à l'homme, comme l'étendue à la matière, il s'ensuivrait que Dieu n'a pu priver cet animal d'entendement, puisqu'il ne peut priver la matière d'étendue. Car alors elle ne serait plus matière. Or si l'entendement est essentiel à l'homme, il est donc pensant par sa nature, comme Dieu est Dieu par sa nature.

 Si je voulais essayer de définir Dieu, autant qu'un être aussi chétif que nous peut le définir, je dirais que la pensée est son être, son essence: mais l'homme!

 Nous avons la faculté de penser, de marcher, de parler, de manger, de dormir; mais nous n'usons pas toujours de ces facultés, cela n'est pas dans notre nature.

 La pensée chez nous n'est-elle pas un attribut? et si bien un attribut, qu'elle est tantôt faible, tantôt forte, tantôt raisonnable, tantôt extravagante? elle se cache; elle se montre; elle fuit, elle revient; elle est nulle; elle est reproduite. L'essence est tout autre chose; elle ne varie jamais. Elle ne connaît pas le plus ou le moins.

 Que serait donc l'animal sans tête supposé par Pascal? un être de raison. Il aurait pu supposer tout aussi bien un arbre à qui Dieu aurait donné la pensée, comme on a dit que les dieux avaient accordé la voix aux arbres de Dodone.

RÉFLEXION GÉNÉRALE SUR L'HOMME.

Il faut vingt ans pour mener l'homme de l'état de plante où il est dans le ventre de sa mère, et de l'état de pur animal qui est le partage de sa première enfance, jusqu'à celui où la maturité de la raison commence à poindre. Il a fallu trente siècles pour connaître un peu sa structure. Il faudrait l'éternité pour connaître quelque chose de son âme. Il ne faut qu'un instant pour le tuer.

 


 

HONNEUR. [p. 436]

L'auteur des Synonymes de la langue française dit, qu'il est d'usage dans le discours de mettre la gloire en antithèse avec l'intérêt, et le goût avec l'honneur .

 Mais on croit que cette définition ne se trouve que dans les dernières éditions, lorsqu'il eut gâté son livre.

 On lit ces vers-ci dans la satire de Boileau sur l'honneur:

Entendons discourir sur les bancs des galères
Ce forçat abhorré même de ses confrères,
Il plaint par un arrêt injustement donné
L'honneur en sa personne à ramer condamné.

 Nous ignorons s'il y a beaucoup de galériens qui se plaignent du peu d'égards qu'on a eu pour leur honneur.

 Ce terme nous a paru susceptible de plusieurs acceptions différentes, ainsi que tous les mots qui expriment des idées métaphysiques et morales.

Mais je sais ce qu'on doit de bontés et d'honneur
A son sexe, à son âge, et surtout au malheur.

Honneur signifie là égard, attention .

L'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir,

signifie dans cet endroit, c'est un devoir de venger son père .

Il a été reçu avec beaucoup d'honneur.

Cela veut dire avec des marques de respect.

Soutenir l'honneur du corps.

C'est soutenir les prééminences, les privilèges de son corps, de sa compagnie, et quelquefois ses chimères.

Se conduire en homme d'honneur.

C'est agir avec justice, franchise et générosité.

Avoir des honneurs, être comblé d'honneurs,

C'est avoir des distinctions, des marques de supériorité.

Mais l'honneur en effet qu'il faut que l'on admire,
Quel est-il, Valincour, pourras-tu me le dire?
L'ambition le met souvent à tout brûler,
Un vrai fourbe à jamais ne garder sa parole.

 Comment Boileau a-t-il pu dire qu'un fourbe fait consister l'honneur à tromper? il nous semble qu'il met son intérêt à manquer de foi, et son honneur à cacher ses fourberies.

 L'auteur de l' Esprit des lois a fondé son système sur cette idée, que la vertu est le principe du gouvernement républicain, et l'honneur le principe des gouvernements monarchiques. Y a-t-il donc de la vertu sans honneur? et comment une république est-elle établie sur la vertu?

 Mettons sous les yeux du lecteur ce qui a été dit sur ce sujet dans un petit livre. Les brochures se perdent en peu de temps. La vérité ne doit point se perdre, il faut la consigner dans des ouvrages de longue haleine.

 ‘On n'a jamais assurément formé des républiques par vertu. L'intérêt public s'est opposé à la domination d'un seul; l'esprit de propriété, l'ambition de chaque particulier, ont été un frein à l'ambition et à l'esprit de rapine. L'orgueil de chaque citoyen a veillé sur l'orgueil de son voisin. Personne n'a voulu être l'esclave de la fantaisie d'un autre. Voilà ce qui établit une république, et ce qui la conserve. Il est ridicule d'imaginer qu'il faille plus de vertu à un Grison qu'à un Espagnol.

 ‘Que l'honneur soit le principe des seules monarchies, ce n'est pas une idée moins chimérique; et il le fait bien voir lui-même sans y penser. La nature de l'honneur , dit-il au chap. VII du liv. III, est de demander des préférences, des distinctions. Il est donc par la chose même placé dans le gouvernement monarchique .

 ‘Certainement par la chose même, on demandait dans la république romaine, la préture, le consulat, l'ovation, le triomphe, ce sont là des préférences, des distinctions qui valent bien les titres qu'on achète souvent dans les monarchies et dont le tarif est fixé.'

 Cette remarque prouve à notre avis que le livre de l' Esprit des lois , quoique étincelant d'esprit, quoique recommandable par l'amour des lois, par la haine de la superstition et de la rapine, porte entièrement à faux. (Voyez Lois . )

 Ajoutons que c'est précisément dans les cours qu'il y a toujours le moins d'honneur.

L'ingannare, il mentir, la frode, il furto ,
E la rapina di pieta vestita ,
Crescer col'danno e precipizio altrui ,
E far a se de l'altrui biasmo onore
Son' le virtu di quella gente infida .

(Pastor Fido, atto V, scèna prima.)

 Ceux qui n'entendent pas l'italien peuvent jeter les yeux sur ces quatre vers français, qui sont un précis de tous les lieux communs qu'on a débités sur les cours depuis trois mille ans.

Ramper avec bassesse en affectant l'audace,
S'engraisser de rapine en attestant les lois,
Etouffer en secret son ami qu'on embrasse,
Voilà l'honneur qui règne à la suite des rois.

 C'est en effet dans les cours que des hommes sans honneur parviennent souvent aux plus hautes dignités; et c'est dans les républiques qu'un citoyen déshonoré n'est jamais nommé par le peuple aux charges publiques.

 Le mot célèbre du duc d'Orléans régent suffit pour détruire le fondement de l'Esprit des lois. C'est un parfait courtisan, il n'a ni humeur ni honneur .

  Honorable, honnêteté, honnête , signifient souvent la même chose qu'honneur. Une compagnie honorable, de gens d'honneur. On lui fit beaucoup d'honnêtetés, on lui dit des choses honnêtes . C'est-à-dire, on le traita de façon à le faire penser honorablement de lui-même.

 D'honneur on a fait honoraire . Pour honorer une profession au-dessus des arts mécaniques, on donne à un homme de cette profession un honoraire au lieu de salaire et de gages qui offenseraient son amour-propre. Ainsi honneur, faire honneur, honorer , signifient faire accroire à un homme qu'il est quelque chose, qu'on le distingue.

Il me vola pour prix de mon labeur
Mon honoraire en me parlant d'honneur.

 


 

HORLOGE. [p. 439]

HORLOGE D'ACHAS.

Il est assez connu que tout est prodige dans l'histoire des Juifs.

 Le miracle fait en faveur du roi Ezéchias sur son horloge appelée l' horloge d'Achas , est un des plus grands qui se soient jamais opérés. Il dut être aperçu de toute la terre, avoir dérangé à jamais tout le cours des astres et particulièrement les moments des éclipses du soleil et de la lune; il dut brouiller toutes les éphémérides. C'est pour la seconde fois que ce prodige arriva. Josué avait arrêté à midi le soleil sur Gabaon, et la lune sur Aïalon pour avoir le temps de tuer une troupe d'Amorrhéens déjà écrasée par une pluie de pierres tombées du ciel.

 Le soleil, au lieu de s'arrêter pour le roi Ezéchias, retourna en arrière, ce qui est à peu près la même aventure, mais différemment combinée.

Rois liv. IV, ch. XX.  D'abord Isaïe dit à Ezéchias qui était malade, Voici ce que dit le Seigneur Dieu, Mettez ordre à vos affaires, car vous mourrez, et alors vous ne vivrez plus .

 Ezéchias pleura, Dieu en fut attendri. Il lui fit dire par Isaïe qu'il vivrait encore quinze ans, et que dans trois jours il irait au temple. Alors Isaïe se fit apporter un cataplasme de figues, on l'appliqua sur les ulcères du roi, et il fut guéri ; et curatus est.

 Calmet n'a point traduit l' et curatus est .

 Ezéchias demanda un signe comme quoi il serait guéri. Isaïe lui dit, Voulez-vous que l'ombre du soleil s'avance de dix degrés, ou qu'elle recule de dix degrés? Ezéchias dit, Il est aisé que l'ombre avance de dix degrés, je veux qu'elle recule. Le prophète Isaïe invoqua le Seigneur, et il ramena l'ombre en arrière dans l'horloge d'Achas, par les dix degrés par lesquels elle était déjà descendue .

 On demande ce que pouvait être cette horloge d'Achas, si elle était de la façon d'un horloger nommé Achas, ou si c'était un présent fait autrefois au roi du même nom. Ce n'est là qu'un objet de curiosité. On a disputé beaucoup sur cette horloge; les savants ont prouvé que les Juifs n'avaient jamais connu ni horloge, ni gnomon avant leur captivité à Babilone, seul temps où ils apprirent quelque chose des Chaldéens, et où même le gros de la nation commença, dit-on, à lire et à écrire. On sait même que dans leur langue ils n'avaient aucun terme pour exprimer horloge, cadran, géométrie, astronomie; et dans le texte du livre des Rois, l'horloge d'Achas est appelée l'heure de la pierre .

 Mais la grande question est de savoir comment le roi Ezéchias, possesseur de ce gnomon ou de ce cadran du soleil, de cette heure de la pierre, pouvait dire qu'il était aisé de faire avancer le soleil de dix degrés. Il est certainement aussi difficile de le faire avancer contre l'ordre du mouvement ordinaire, que de le faire reculer.

 La proposition du prophète paraît aussi étrange que le propos du roi. Voulez-vous que l'ombre avance en ce moment ou recule de dix heures? Cela eût été bon à dire dans quelque ville de la Lapponie, où le plus long jour de l'année eût été de vingt heures; mais à Jérusalem, où le plus long jour de l'année est d'environ quatorze heures et demie, cela est absurde. Le roi et le prophète se trompaient tous deux grossièrement. Nous ne nions pas le miracle, nous le croyons très vrai; nous remarquons seulement qu'Ezéchias et Isaïe ne disaient pas ce qu'ils devaient dire. Quelque heure qu'il fût alors, c'était une chose impossible qu'il fût égal de faire reculer ou avancer l'ombre du cadran de dix heures. S'il était deux heures après midi, le prophète pouvait très bien, sans doute, faire reculer l'ombre à quatre heures du matin. Mais en ce cas il ne pouvait pas la faire avancer de dix heures, puisque alors il eût été minuit, et qu'à minuit il est rare d'avoir l'ombre du soleil.

 Il est difficile de deviner le temps où cette histoire fut écrite, mais ce ne peut être que vers le temps où les Juifs apprirent confusément qu'il y avait des gnomons et des cadrans au soleil. Or il est de fait qu'ils n'eurent une connaissance très imparfaite de ces sciences qu'à Babilone.

 Il y a encore une plus grande difficulté, c'est que les Juifs ne comptaient point par heures comme nous; c'est à quoi les commentateurs n'ont pas pensé.

 Le même miracle était arrivé en Grèce le jour qu'Atrée fit servir les enfants de Thieste pour le souper de leur père.

 Le même miracle s'était fait encore plus sensiblement lorsque Jupiter coucha avec Alcmène. Il fallait une nuit double de la nuit naturelle pour former Hercule. Ces aventures sont communes dans l'antiquité, mais fort rares de nos jours, où tout dégénère.

 


 

HUMILITÉ. [p. 441]

Des philosophes ont agité si l'humilité est une vertu; mais vertu ou non, tout le monde convient que rien n'est plus rare. Cela s'appelait chez les Grecs Tapeinesis , ou Tapeineia . Elle est fort recommandée dans le quatrième livre des Lois de Platon; il ne veut point d'orgueilleux; il veut des humbles.

 Epictète en vingt endroits prêche l'humilité. Si tu passes pour un personnage dans l'esprit de quelques-uns, défie-toi de toi-même.

 Point de sourcil superbe.

 Ne sois rien à tes yeux.

 Si tu cherches à plaire, te voilà déchu.

 Cède à tous les hommes; préfère-les tous à toi; supporte-les tous.

 Vous voyez par ces maximes que jamais capucin n'alla si loin qu'Epictète.

 Quelques théologiens qui avaient le malheur d'être orgueilleux, ont prétendu que l'humilité ne coûtait rien à Epictète qui était esclave; et qu'il était humble par état, comme un docteur ou un jésuite peut être orgueilleux par état.

 Mais que diront-ils de Marc-Antonin qui sur le trône recommande l'humilité? Il met sur la même ligne Alexandre et son muletier.

 Il dit que la vanité des pompes n'est qu'un os jeté au milieu des chiens.

 Que faire du bien et s'entendre calomnier, est une vertu de roi.

 Ainsi le maître de la terre connue veut qu'un roi soit humble. Proposez seulement l'humilité à un musicien, vous verrez comme il se moquera de Marc-Aurèle.

 Descartes, dans son traité des Passions de l'âme , met dans leur rang l'humilité. Elle ne s'attendait pas à être regardée comme une passion.

 Il distingue entre l'humilité vertueuse et la vicieuse. Voici comme Descartes raisonnait en métaphysique et en morale.

 ‘Il n'y a rien en la générosité qui ne soit compatible avec l'humilité vertueuse, [20] ni rien ailleurs qui puisse changer; ce qui fait que leurs mouvements sont fermes, constants et toujours fort semblables à eux-mêmes. Mais ils ne viennent pas tant de surprise, pour ce que ceux qui se connaissent en cette façon, connaissent assez quelles sont les causes qui font qu'ils s'estiment. Toutefois on peut dire que ces causes sont si merveilleuses (à savoir la puissance d'user de son libre arbitre qui fait qu'on se prise soi-même, et les infirmités du sujet en qui est cette puissance, qui font qu'on ne s'estime pas trop), qu'à toutes les fois qu'on se les représente de nouveau, elles donnent toujours une nouvelle admiration.'

 Voici maintenant comme il parle de l'humilité vicieuse.

 ‘Elle consiste principalement en ce qu'on se sent faible et peu résolu, et comme si on n'avait pas l'usage entier de son libre arbitre. On ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu'on se repentira par après. Puis aussi en ce qu'on croit ne pouvoir subsister par soi-même, ni se passer de plusieurs choses dont l'acquisition dépend d'autrui, ainsi elle est directement opposée à la générosité, etc.'

 C'est puissamment raisonner.

 Nous laissons aux philosophes plus savants que nous le soin d'éclaircir cette doctrine. Nous nous bornerons à dire que l'humilité est la modestie de l'âme.

 C'est le contre-poison de l'orgueil. L'humilité ne pouvait pas empêcher Rameau de croire qu'il savait plus de musique que ceux auxquels il l'enseignait; mais elle pouvait l'engager à convenir qu'il n'était pas supérieur à Lulli dans le récitatif.

 Le révérend père Viret cordelier, théologien et prédicateur, tout humble qu'il est, croira toujours fermement qu'il en sait plus que ceux qui apprennent à lire et à écrire. Mais son humilité chrétienne, sa modestie de l'âme l'obligera d'avouer dans le fond de son coeur, qu'il n'a écrit que des sottises. O frères Nonottes, Guyon, Patouillet, écrivains des halles, soyez bien humbles! ayez toujours la modestie de l'âme en recommandation!

 


 

JAPON. [p. 443]

Je ne fais point de question sur le Japon pour savoir si cet amas d'îles est beaucoup plus grand que l'Angleterre, l'Ecosse, l'Irlande et les Orcades ensemble; si l'empereur du Japon est plus puissant que l'empereur d'Allemagne, et si les bonzes japonais sont plus riches que les moines espagnols.

 J'avouerai même sans hésiter que, tout relégués que nous sommes aux bornes de l'Occident, nous avons plus de génie qu'eux, tout favorisés qu'ils sont du soleil levant. Nos tragédies et nos comédies passent pour être meilleures; nous avons poussé plus loin l'astronomie, les mathématiques, la peinture, la sculpture et la musique. De plus, ils n'ont rien qui approche de nos vins de Bourgogne et de Champagne.

 Mais pourquoi avons-nous si longtemps sollicité la permission d'aller chez eux, et que jamais aucun Japonais n'a souhaité seulement faire un voyage chez nous? Nous avons couru à Meako, à la terre d'Yesso, à la Californie; nous irions à la lune avec Astolphe si nous avions un hippogriffe. Est-ce curiosité, inquiétude d'esprit? est-ce besoin réel?

 Dès que les Européens eurent franchi le cap de Bonne-Espérance, la Propagande se flatta de subjuguer tous les peuples voisins des mers orientales, et de les convertir. On ne fit plus le commerce d'Asie que l'épée à la main; et chaque nation de notre Occident fit partir tour à tour des marchands, des soldats et des prêtres.

 Gravons dans nos cervelles turbulentes, ces mémorables paroles de l'empereur Yontchin quand il chassa tous les missionnaires jésuites et autres de son empire; qu'elles soient écrites sur les portes de tous nos couvents. Que diriez-vous si nous allions sous le prétexte de trafiquer dans vos contrées, dire à vos peuples que votre religion ne vaut rien, et qu'il faut absolument embrasser la nôtre ?

 C'est là cependant ce que l'Eglise latine a fait par toute la terre. Il en coûta cher au Japon; il fut sur le point d'être enseveli dans les flots de son sang comme le Mexique et le Pérou.

 Il y avait dans les îles du Japon douze religions qui vivaient ensemble très paisiblement. Des missionnaires arrivèrent de Portugal; ils demandèrent à faire la treizième; on leur répondit qu'ils seraient les très bien venus, et qu'on n'en saurait trop avoir.

 Voilà bientôt des moines établis au Japon avec le titre d' évêques . A peine leur religion fut-elle admise pour la treizième qu'elle voulut être la seule. Un de ces évêques ayant recontré dans son chemin un conseiller d'Etat, lui disputa le pas; [27] il lui soutint qu'il était du premier ordre de l'Etat, et que le conseiller n'étant que du second lui devait beaucoup de respect. L'affaire fit du bruit. Les Japonais sont encore plus fiers qu'indulgents. On chassa le moine évêque et quelques chrétiens dès l'année 1586. Bientôt la religion chrétienne fut proscrite. Les missionnaires s'humilièrent, demandèrent pardon, obtinrent grâce et en abusèrent.

 Enfin en 1637, les Hollandais ayant pris un vaisseau espagnol qui faisait voile du Japon à Lisbonne, ils trouvèrent dans ce vaisseau des lettres d'un nommé Moro, consul d'Espagne à Nangazaqui. Ces lettres contenaient le plan d'une conspiration des chrétiens du Japon pour s'emparer du pays. On y spécifiait le nombre des vaisseaux qui devaient venir d'Europe et d'Asie appuyer cette entreprise.

 Les Hollandais ne manquèrent pas de remettre les lettres au gouvernement. On saisit Moro; il fut obligé de reconnaître son écriture, et condamné juridiquement à être brûlé.

 Tous les néophytes des jésuites et des dominicains prirent alors les armes, au nombre de trente mille. Il y eut une guerre civile affreuse. Ces chrétiens furent tous exterminés.

 Les Hollandais pour prix de leur service obtinrent seuls, comme on sait, la liberté de commercer au Japon, à condition qu'ils n'y feraient jamais aucun acte de christianisme; et depuis ce temps ils ont été fidèles à leur promesse.

 Qu'il me soit permis de demander à ces missionnaires, quelle était leur rage après avoir servi à la destruction de tant de peuples en Amérique, d'en aller faire autant aux extrémités de l'Orient pour la plus grande gloire de Dieu?

 S'il était possible qu'il y eût des diables déchaînés de l'enfer pour venir ravager la terre, s'y prendraient-ils autrement? Est-ce donc là le commentaire du Contrains-les d'entrer ? est-ce ainsi que la douceur chrétienne se manifeste? est-ce là le chemin de la vie éternelle?

 Lecteur, joignez cette aventure à tant d'autres, réfléchissez et jugez.

 


 

IDÉE. [p. 445]

SECTION PREMIERE.

 Qu'est-ce qu'une idée?

 C'est une image qui se peint dans mon cerveau.

 Toutes vos pensées sont donc des images?

 Assurément; car les idées les plus abstraites ne sont que les suites de tous les objets que j'ai aperçus. Je ne prononce le mot d' être en général que parce que j'ai connu des êtres particuliers. Je ne prononce le nom d' infini que parce que j'ai vu des bornes et que je recule ces bornes dans mon entendement autant que je le puis; je n'ai des idées que parce que j'ai des images dans la tête.

 Et quel est le peintre qui fait ce tableau?

 Ce n'est pas moi; je ne suis pas assez bon dessinateur: c'est celui qui m'a fait, qui fait mes idées.

 Et d'où savez-vous que ce n'est pas vous qui faites des idées?

 De ce qu'elles me viennent très souvent malgré moi quand je veille, et toujours malgré moi quand je rêve en dormant.

 Vous êtes donc persuadé que vos idées ne vous appartiennent que comme vos cheveux qui croissent, qui blanchissent, et qui tombent sans que vous vous en mêliez?

 Rien n'est plus évident; tout ce que je puis faire c'est de les friser, de les couper, de les poudrer, mais il ne m'appartient pas de les produire.

 Vous seriez donc de l'avis de Mallebranche, qui disait que nous voyons tout en Dieu?

 Je suis bien sûr au moins que si nous ne voyons pas les choses dans le grand Etre, nous les voyons par son action puissante et présente.

 Et comment cette action se fait-elle?

 Je vous ai dit cent fois dans nos entretiens que je n'en savais pas un mot, et que Dieu n'a dit son secret à personne. J'ignore ce qui fait battre mon coeur, courir mon sang dans mes veines: j'ignore le principe de tous mes mouvements; et vous voulez que je vous dise comment je sens, et comment je pense? cela n'est pas juste.

 Mais vous savez au moins si votre faculté d'avoir des idées est jointe à l'étendue?

 Pas un mot. Il est bien vrai que Tatien, dans son discours aux Grecs, dit que l'âme est composée manifestement d'un corps. Irénée, dans son chap. XXVI e du second livre, dit, que le Seigneur a enseigné que nos âmes gardent la figure de notre corps pour en conserver la mémoire. Tertullien assure, dans son second livre de l' Ame , qu'elle est un corps. Arnobe, Lactance, Hilaire, Grégoire de Nice, Ambroise n'ont point une autre opinion. On prétend que d'autres Pères de l'Eglise assurent que l'âme est sans aucune étendue, et qu'en cela ils sont de l'avis de Platon, ce qui est très douteux. Pour moi, je n'ose être d'aucun avis; je ne vois qu'incompréhensibilité dans l'un et dans l'autre système; et après y avoir rêvé toute ma vie, je suis aussi avancé que le premier jour.

 Ce n'était donc pas la peine d'y penser?

 Il est vrai; celui qui jouit, en sait plus que celui qui réfléchit, ou du moins il sait mieux, il est plus heureux; mais que voulez-vous? il n'a pas dépendu de moi ni de recevoir, ni de rejeter dans ma cervelle toutes les idées qui sont venues y combattre les unes contre les autres, et qui ont pris mes cellules médullaires pour leur champ de bataille. Quand elles se sont bien battues, je n'ai recueilli de leurs dépouilles que l'incertitude.

 Il est bien triste d'avoir tant d'idées, et de ne savoir pas au juste la nature des idées!

 Je l'avoue; mais il est bien plus triste, et beaucoup plus sot de croire savoir ce qu'on ne sait pas.

 Mais si vous ne savez pas positivement ce que c'est qu'une idée, si vous ignorez d'où elles nous viennent, vous savez du moins par où elles vous viennent?

 Oui, comme les anciens Egyptiens qui ne connaissaient pas la source du Nil, savaient très bien que les eaux du Nil leur arrivaient par le lit de ce fleuve. Nous savons très bien que les idées nous viennent par les sens; mais nous ignorons toujours d'où elles partent. La source de ce Nil ne sera jamais découverte.

 S'il est certain que toutes les idées vous sont données par les sens, pourquoi donc la Sorbonne qui a si longtemps embrassé cette doctrine d'Aristote, l'a-t-elle condamnée avec tant de virulence dans Helvétius?

 C'est que la Sorbonne est composée de théologiens.

SECTION SECONDE.

Tout en DIEU.

In Deo vivimus movemur , & fumus.
Tout se meut, tout respire, & tout existe en Dieu.

Aratus cité et approuvé par St Paul, fit donc cette confession de foi chez les Grecs.

 Le vertueux Caton dit la même chose, Jupiter est quodumque vides, quocumque moveris .

 Mallebranche est le commentateur d'Aratus, de St Paul et de Caton. Il réussit d'abord en montrant les erreurs des sens et de l'imagination; mais quand il voulut développer ce grand système que tout est en Dieu, tous les lecteurs dirent que le commentaire est plus obscur que le texte. Enfin, en creusant cet abîme, la tête lui tourna; il eut des conversations avec le Verbe, il sut ce que le Verbe a fait dans les autres planètes; il devint tout à fait fou. Cela doit nous donner de terribles alarmes, à nous autres chétifs qui faisons les entendus.

 Pour bien entrer au moins dans la pensée de Mallebranche, dans le temps qu'il était sage, il faut d'abord n'admettre que ce que nous concevons clairement, et rejeter ce que nous n'entendons pas. N'est-ce pas être imbécile que d'expliquer une obscurité par des obscurités?

 Je sens invinciblement que mes premières idées et mes sensations me sont venues malgré moi. Je conçois très clairement que je ne puis me donner aucune idée. Je ne puis me rien donner; j'ai tout reçu. Les objets qui m'entourent ne peuvent me donner ni idée ni sensation par eux-mêmes; car comment se pourrait-il qu'un morceau de matière eût en soi la vertu de produire dans moi une pensée?

 Donc je suis mené malgré moi à penser que l'Etre éternel qui donne tout, me donne mes idées, de quelque manière que ce puisse être.

 Mais, qu'est-ce que c'est qu'une idée? qu'est-ce qu'une sensation, une volonté etc.? c'est moi apercevant, moi sentant, moi voulant.

 On sait enfin qu'il n'y a pas plus d'être réel appelé idée , que d'être réel nommé mouvement ; mais il y a des corps mus.

 De même il n'a point d'être particulier nommé mémoire , imagination , jugement : mais nous nous souvenons, nous imaginons, nous jugeons.

 Tout cela est d'une vérité triviale; mais il est nécessaire de rebattre souvent cette vérité; car les erreurs contraires sont plus triviales encore.

LOIX DE LA NATURE.

Maintenant, comment l'Etre éternel et formateur produirait-il tous ces modes dans des corps organisés?

 A-t-il mis deux êtres dans un grain de froment dont l'on fera germer l'autre? a-t-il mis deux êtres dans un cerf, dont l'un fera courir l'autre? non sans doute. Tout ce qu'on en sait est que le grain est doué de la faculté de végéter, et le cerf de celle de courir.

 C'est évidemment une mathématique générale qui dirige toute la nature, et qui opère toutes les productions. Le vol des oiseaux, le nagement des poissons, la course des quadrupèdes, sont des effets démontrés des règles du mouvement connues. Mens agitat molem .

 Les sensations, les idées de ces animaux peuvent-elles être autre chose que des effets plus admirables des lois mathématiques plus cachées?

MÉCANIQUE DES SENS, ET DES IDÉES.

C'est par ces lois que tout animal se meut pour chercher sa nourriture. Vous devez donc conjecturer qu'il y a une loi par laquelle il a l'idée de sa nourriture, sans quoi il n'irait pas la chercher.

 L'intelligence éternelle a fait dépendre d'un principe toutes les actions de l'animal. Donc l'intelligence éternelle a fait dépendre du même principe les sensations qui causent ces actions.

 L'auteur de la nature aura-t-il disposé avec un art si divin les instruments merveilleux des sens? aura-t-il mis des rapports si étonnants entre les yeux et la lumière, entre l'atmosphère et les oreilles, pour qu'il ait encore besoin d'accomplir son ouvrage par un autre secours? La nature agit toujours par les voies les plus courtes. La longueur du procédé est impuissance; la mulitiplicité des secours est faiblesse. Donc il est à croire que tout marche par le même ressort.

LE GRAND ETRE FAIT TOUT.

Non seulement nous ne pouvons nous donner aucune sensation; nous ne pouvons même en imaginer au-delà de celles que nous avons éprouvées. Que toutes les académies de l'Europe proposent un prix pour celui qui imaginera un nouveau sens; jamais on ne gagnera ce prix. Nous ne pouvons donc rien purement par nous-mêmes, soit qu'il y ait un être invisible et intangible dans notre cervelet, ou répandu dans notre corps, soit qu'il n'y en ait pas. Et il faut convenir que dans tous les systèmes l'auteur de la nature nous a donné tout ce que nous avons, organes, sensations, idées qui en sont la suite.

 Puisque nous sommes ainsi sous sa main, Mallebranche, malgré toutes ses erreurs, aurait donc raison de dire philosophiquement, que nous sommes dans Dieu, et que nous voyons tout dans Dieu; comme St Paul le dit dans le langage de la théologie, et Aratus et Caton dans celui de la morale.

 Que pouvons-nous donc entendre par ces mots, voir tout en Dieu?

 Ou ce sont des paroles vides de sens, ou elles signifient que Dieu nous donne toutes nos idées.

 Que veut dire, recevoir une idée? ce n'est pas nous qui la créons quand nous la recevons; donc il n'est pas si antiphilosophique qu'on l'a cru de dire: C'est Dieu qui fait des idées dans ma tête, de même qu'il fait le mouvement dans tout mon corps. Tout est donc une action de Dieu sur les créatures.

COMMENT TOUT EST-IL ACTION DE DIEU?

Il n'y a dans la nature qu'un principe universel, éternel et agissant; il ne peut en exister deux; car ils seraient semblables ou différents. S'ils sont différents ils se détruisent l'un l'autre; s'ils sont semblables c'est comme s'il n'y en avait qu'un. L'unité de dessein dans le grand tout infiniment varié annonce un seul principe; ce principe doit agir sur tout être; ou il n'est plus principe universel.

 S'il agit sur tout être, il agit sur tous les modes de tout être. Il n'y a donc pas un seul mouvement, un seul mode, une seule idée qui ne soit l'effet immédiat d'une cause universelle toujours présente.

 La matière de l'univers appartient donc à Dieu tout autant que les idées, et les idées tout autant que la matière.

 Dire que quelque chose est hors de lui, ce serait dire qu'il y a quelque chose hors du grand tout. Dieu étant le principe universel de toutes les choses, toutes existent donc en lui et par lui.

 Ce système renferme celui de la prémotion physique , mais comme une roue immense renferme une petite roue qui cherche à s'en écarter. Le principe que nous venons d'exposer est trop vaste pour admettre aucune vue particulière.

 La prémotion physique occupe l'être universel des changements qui se passent dans la tête d'un janséniste et d'un moliniste. Mais pour nous autres nous n'occupons l'Etre des êtres que des lois de l'univers. La prémotion physique fait une affaire importante à Dieu de cinq propositions dont une soeur converse aura entendu parler; et nous faisons à Dieu l'affaire la plus simple de l'arrangement de tous les mondes .

 La prémotion physique est fondée sur ce principe à la grecque, que si un être pensant se donnait une idée il augmenterait son être . Or nous ne savons ce que c'est qu'augmenter son être; nous n'entendons rien à cela. Nous disons qu'un être pensant se donnerait de nouveaux modes, et non pas une addition d'existence. De même que quand vous dansezvos coulés, vos entrechats, et vos attitudes ne vous donnent pas une existence nouvelle; ce qui nous semblerait absurde. Nous ne sommes d'accord avec la prémotion physique qu'en étant convaincus que nous ne nous donnons rien.

 On crie contre le système de la prémotion, et contre le nôtre, que nous ôtons aux hommes la liberté. Dieu nous en garde. Il n'y a a qu'à s'entendre sur ce mot Liberté . Nous en parlerons en son lieu. En attendant, le monde ira comme il est allé toujours, sans que les thomistes ni leurs adversaires, ni tous les disputeurs du monde y puissent rien changer; et nous aurons toujours des idées sans précisément ce que c'est qu'une idée.

 


 

IDENTITÉ. [p. 452]

Ce terme scientifique ne signifie que même chose . Il pourrait être rendu en français par mêmeté. Ce sujet est bien plus intéressant qu'on ne pense. On convient qu'on ne doit jamais punir que la personne coupable, le même individu, et point un autre. Mais un homme de cinquante ans n'est réellement point le même individu que l'homme de vingt; il n'a plus aucune des parties qui formaient son corps; et s'il a perdu la mémoire du passé, il est certain que rien ne lie son existence actuelle à une existence qui est perdue pour lui.

 Vous n'êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez été et de ce que vous êtes. Vous n'avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire. Ce n'est donc que la mémoire qui établit l'identité, la mêmeté de votre personne.

 Nous sommes réellement physiquement comme un fleuve dont toutes les eaux coulent dans un flux perpétuel. C'est le même fleuve par son lit, ses rives, sa source, son embouchure, par tout ce qui n'est pas lui; mais changeant à tout moment son eau qui constitue son être, il n'y a nulle identité, nulle mêmeté pour ce fleuve.

 S'il y avait un Xerxès tel que celui qui fouettait l'Hellespont pour lui avoir désobéi, et qui lui envoyait une paire de menottes; si le fils de ce Xerxès s'était noyé dans l'Euphrate, et que Xerxès voulût punir ce fleuve de la mort de son fils, l'Euphrate aurait raison de lui répondre, Prenez-vous-en aux flots qui roulaient dans le temps que votre fils se baignait. Ces flots ne m'appartiennent point du tout, ils sont allés dans le golfe Persique, une partie s'y est salée, une autre s'est convertie en vapeurs, et s'en est allée dans les Gaules par un vent de sud-est; elle est entrée dans les chicorées et dans les laitues que les Gaulois ont mangées: prenez le coupable où vous le trouverez.

 Il en est ainsi d'un arbre dont une branche cassée par le vent aurait fendu la tête de votre grand-père. Ce n'est plus le même arbre, toutes ses parties ont fait place à d'autres. La branche qui a tué votre grand-père n'est point à cet arbre: elle n'existe plus.

 On a donc demandé comment un homme qui aurait absolument perdu la mémoire avant sa mort, et dont les membres seraient changés en d'autres substances, pourrait être puni de ses fautes, ou récompensé de ses vertus quand il ne serait plus lui-même? J'ai lu dans un livre connu cette demande et cette réponse.

Demande.

Comment pourrai-je être récompensé ou puni quand je ne serai plus, quand il ne restera rien de ce qui aura constitué ma personne? ce n'est que par ma mémoire que je suis toujours moi. Je perds ma mémoire dans ma dernière maladie; il faudra donc après ma mort un miracle pour me la rendre; pour me faire rentrer dans mon existence perdue?

Réponse.

C'est-à-dire que si un prince avait égorgé sa famille pour régner, s'il avait tyrannisé ses sujets, il en serait quitte pour dire à Dieu , Ce n'est pas moi, j'ai perdu la mémoire; vous vous méprenez, je ne suis plus la même personne. Pensez-vous que Dieu fût bien content de ce sophisme?

 Cette réponse est très louable, mais elle ne résout pas entièrement la question.

 Il s'agit d'abord de savoir si l'entendement et la sensation sont une faculté donnée de Dieu à l'homme, ou une substance créée; ce qui ne peut guère se décider par la philosophie qui est si faible et si incertaine.

 Ensuite il faut savoir si l'âme étant une substance, et ayant perdu toute connaissance du mal qu'elle a pu faire, étant aussi étrangère à tout ce qu'elle a fait avec son corps qu'à tous les autres corps de notre univers, peut, et doit, selon notre manière de raisonner, répondre dans un autre univers des actions dont elle n'a aucune connaissance; s'il ne faudrait pas en effet un miracle pour donner à cette âme le souvenir qu'elle n'a plus, pour la rendre présente aux délits anéantis dans son entendement, pour la faire la même personne qu'elle était sur terre; ou bien, si Dieu la jugerait à peu près comme nous condamnons sur la terre un coupable, quoiqu'il ait absolument oublié ses crimes manifestes. Il ne s'en souvient plus; mais nous nous en souvenons pour lui, nous le punissons pour l'exemple. Mais Dieu ne peut punir un mort pour qu'il serve d'exemple aux vivants. Personne ne sait si ce mort est condamné ou absous.Dieu ne peut donc le punir que parce qu'il sentit et qu'il exécuta autrefois le désir de mal faire. Mais si quand il se présente mort au tribunal deDieu il n'a plus rien de ce désir, s'il l'a entièrement oublié depuis vingt ans, s'il n'est plus du tout la même personne, qui Dieu punira-t-il en lui?

 Ces questions ne paraissent guère du ressort de l'esprit humain. Il paraît qu'il faut dans tous ces labyrinthes recourir à la foi seule; c'est toujours notre dernier asile.

 Lucrèce avait en partie senti ces difficultés quand il peint, dans son troisième livre, un homme qui craint ce qui lui arrivera lorsqu'il ne sera plus le même homme,

Non radicitus e vita se tollit et evit;
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse .
Sa raison parle en vain; sa crainte le dévore
Comme si n'étant plus il pouvait être encore.

Mais ce n'est pas à Lucrèce qu'il faut s'adresser pour connaître l'avenir.

 Le célèbre Toland qui fit sa propre épitaphe la finit par ces mots: Idem futurus Tolandus nunquam : il ne sera jamais le même Toland. Cependant il est à croire que Dieu l'aurait bien su retrouver s'il avait voulu; mais il est à croire aussi que l'Etre qui existe nécessairement est nécessairement bon.

 


 

IDOLE, IDOLATRE, IDOLATRIE. [p. 454]

Idole, du grec Eidos , figure, Eidolos , représentation d'une figure. Latreuein , servir, révérer, adorer. Ce mot adorer a, comme on sait, beaucoup d'acceptions différentes: il signifie porter la main à la bouche en parlant avec respect: se courber, se mettre à genoux, saluer, et enfin communément, rendre un culte suprême. Toujours des équivoques.

 Il est utile de remarquer ici que le Dictionnaire de Trévoux commence cet article par dire que tous les païens étaient idolâtres, et que les Indiens sont encore des peuples idolâtres. Premièrement, on n'appela personne païen avant Théodose le Jeune. Ce nom fut donné alors aux habitants des bourgs d'Italie, pagorum incolae pagani , qui conservèrent leur ancienne religion. Secondement, l'Indoustan est mahométan: et les mahométans sont les implacables ennemis des images et de l'idolâtrie. Troisièmement, on ne doit point appeler idolâtres beaucoup de peuples de l'Inde qui sont de l'ancienne religion des Parsis, ni certaines castes qui n'ont point d'idole.

SECTION PREMIÈRE.

Y a-t-il jamais eu un gouvernement idolâtre ?

Il paraît que jamais il n'y a eu aucun peuple sur la terre qui ait pris ce nom d' idolâtre . Ce mot est une injure, un terme outrageant, tel que celui de gavache que les Espagnols donnaient autrefois aux Français, et celui de maranes que les Français donnaient aux Espagnols. Si on avait demandé au sénat de Rome, à l'aréopage d'Athènes, à la cour des rois de Perse, Etes-vous idolâtres? ils auraient à peine entendu cette question. Nul n'aurait répondu, Nous adorons des images, des idoles. On ne trouve ce mot, idolâtre , idolâtrie , ni dans Homère, ni dans Hésiode, ni dans Hérodote, ni dans aucun auteur de la religion des gentils. Il n'y a jamais eu aucun édit, aucune loi qui ordonnât qu'on adorât des idoles, qu'on les servît en dieux, qu'on les regardât comme des dieux.

 Quand les capitaines romains et carthaginois faisaient un traité, ils attestaient tous leurs dieux. C'est en leur présence, disaient-ils, que nous jurons la paix. Or les statues de tous ces dieux, dont le dénombrement était très long, n'étaient pas dans la tente des généraux. Ils regardaient ou feignaient les dieux comme présents aux actions des hommes, comme témoins, comme juges. Et ce n'est pas assurément le simulacre qui constituait la divinité.

 De quel oeil voyaient-ils donc les statues de leurs fausses divinités dans les temples? Du même oeil, s'il est permis de s'exprimer ainsi, que les catholiques voient les images, objets de leur vénération. L'erreur n'était pas d'adorer un morceau de bois ou de marbre, mais d'adorer une fausse divinité représentée par ce bois et ce marbre. La différence entre eux et les catholiques n'est pas qu'ils eussent des images et que les catholiques n'en aient point. La différence est que leurs images figuraient des êtres fantastiques dans une religion fausse, et que les images chrétiennes figurent des êtres réels dans une religion véritable. Les Grecs avaient la statue d'Hercule, et nous celle de St Christophe; ils avaient Esculape et sa chèvre, et nous St Roch et son chien; ils avaient Mars et sa lance, et nous St Antoine de Padoue, et St Jacques de Compostelle.

 Quand le consul Pline adresse les prières aux dieux immortels , dans l'exorde du Panégyrique de Trajan, ce n'est pas à des images qu'il les adresse. Ces images n'étaient pas immortelles.

 Ni les derniers temps du paganisme, ni les plus reculés, n'offrent un seul fait qui puisse faire conclure qu'on adorât une idole. Homère ne parle que des dieux qui habitent le haut Olympe. Le palladium, quoique tombé du ciel, n'était qu'un gage sacré de la protection de Pallas; c'était elle qu'on vénérait dans le palladium. C'était notre sainte ampoule.

 Mais les Romains et les Grecs se mettaient à genoux devant des statues, leur donnaient des couronnes, de l'encens, des fleurs, les promenaient en triomphe dans les places publiques. Les catholiques ont sanctifié ces coutumes, et ne se disent point idolâtres.

 Les femmes en temps de sécheresse portaient les statues des dieux, après avoir jeûné. Elles marchaient pieds nus, les cheveux épars; et aussitôt il pleuvait à seaux, comme dit Pétrone; et statim urceatim pluebat . N'a-t-on pas consacré cet usage, illégitime chez les gentils, et légitime parmi les catholiques? Dans combien de villes ne porte-t-on pas nu-pieds des charognes pour obtenir les bénédictions du ciel par leur intercession? Si un Turc, un lettré chinois était témoin de ces cérémonies, il pourrait par ignorance accuser les Italiens de mettre leur confiance dans les simulacres qu'ils promènent ainsi en procession.

SECTION SECONDE.

Examen de l'idolâtrie ancienne.

Du temps de Charles I er on déclara la religion catholique, idolâtre en Angleterre. Tous les presbytériens sont persuadés que les catholiques adorent un pain qu'ils mangent et des figures qui sont l'ouvrage de leurs sculpteurs et de leurs peintres. Ce qu'une partie de l'Europe reproche aux catholiques, ceux-ci le reprochent eux-mêmes aux gentils.

 On est surpris du nombre prodigieux de déclamations débitées dans tous les temps contre l'idolâtrie des Romains et des Grecs; et ensuite on est surpris encore quand on voit qu'ils n'étaient pas idolâtres.

 Il y avait des temples plus privilégiés que les autres. La grande Diane d'Ephèse avait plus de réputation qu'une Diane de village. Il se faisait plus de miracles dans le temple d'Esculape à Epidaure, que dans un autre de ses temples. La statue de Jupiter Olimpien attirait plus d'offrandes que celle de Jupiter Paphlagonien. Mais puisqu'il faut toujours opposer ici les coutumes d'une religion vraie, à celles d'une religion fausse, n'avons-nous pas eu depuis plusieurs siècles plus de dévotion à certains autels qu'à d'autres? Ne portons-nous pas plus d'offrandes à Notre-Dame de Lorette qu'à Notre-Dame des Neiges? C'est à nous à voir si on doit saisir ce prétexte pour nous accuser d'idolâtrie?

 On n'avait imaginé qu'une seule Diane, un seul Apollon, un seul Esculape; non pas autant d'Apollons, de Dianes et d'Esculapes qu'ils avaient de temples et de statues. Il est donc prouvé, autant qu'un point d'histoire peut l'être, que les anciens ne croyaient pas qu'une statue fût une divinité, que le culte ne pouvait être rapporté à cette statue, à cette idole, et que par conséquent les anciens n'étaient point idolâtres.

 Les Grecs et les Romains augmentèrent le nombre de leurs dieux par des apothéoses; les Grecs divinisaient les conquérants, comme Bacchus, Hercule, Persée. Rome dressa des autels à ses empereurs. Les apothéoses de Rome moderne sont d'un genre différent. Elle a des saints au lieu de ses demi-dieux, et même elle a beaucoup plus de saints adorés du culte de dulie, sans compter l'hyperdulie, qu'il n'en fut jamais dans la Rome des Scipions. Outre ces saints, nous avons juste ici-bas deux fois autant d'anges qu'il y a d'hommes sur la terre; car nous avons chacun notre bon et notre mauvais ange; et il faut bien les prier tous deux, l'un pour qu'il nous serve, l'autre pour qu'il ne nuise pas.

 Les anciennes apothéoses sont encore une preuve convaincante que les Grecs et les Romains n'étaient point proprement idolâtres. Il est clair qu'ils n'admettaient pas plus une vertu divine dans la statue d'Auguste et de Claudius, que dans leurs médailles.

 Cicéron dans ses ouvrages philosophiques, ne laisse pas soupçonner seulement qu'on puisse se méprendre aux statues des dieux et les confondre avec les dieux mêmes. Ses interlocuteurs foudroient la religion établie; mais aucun d'eux n'imagine d'accuser les Romains de prendre du marbre et de l'airain pour des divinités. Lucrèce ne reproche cette sottise à personne, lui qui reproche tout aux superstitieux. Donc, encore une fois, cette opinion n'existait pas; on n'en avait aucune idée. Il n'y avait point d'idolâtre.

 Horace fait parler une statue de Priape; il lui fait dire, J'étais autrefois un tronc de figuier; un charpentier ne sachant s'il ferait de moi un dieu ou un banc, se détermina enfin à me faire dieu, etc. Que conclure de cette plaisanterie? Priape était de ces petites divinités subalternes, abandonnées aux railleurs; et cette plaisanterie même est la preuve la plus forte que cette figure de Priape qu'on mettait dans les potagers pour effrayer les oiseaux, n'était pas fort révérée.

 Dacier en se livrant à l'esprit commentateur, n'a pas manqué d'observer que Baruch avait prédit cette aventure en disant, Ils ne seront que ce que voudront les ouvriers ; mais il pouvait observer aussi qu'on en peut dire autant de toutes les statues. Baruch aurait-il eu une vision sur les Satires d'Horace?

 On peut d'un bloc de marbre tirer tout aussi bien une cuvette qu'une figure d'Alexandre, ou de Jupiter, ou de quelque autre chose plus respectable. La matière dont étaient formés les chérubins du Saint des saints aurait pu servir également à faire des pots de chambre. Un trône, un autel en sont-ils moins révérés, parce que l'ouvrier en pouvait faire une table de cuisine?

 Dacier au lieu de conclure que les Romains adoraient la statue de Priape, et que Baruch l'avait prédit, devait donc conclure que les Romains s'en moquaient. Consultez tous les auteurs qui parlent des statues de leurs dieux, vous n'en trouverez aucun qui parle d'idolâtrie; ils disent expressément le contraire. Vous voyez dans Martial:

Qui finxit sacros auro vel marmore vultus,
Non facit ille deos; qui colit ille facit.
 L'artisan ne fait point les dieux,
 C'est celui qui les prie.

 Dans Ovide:

Colitur pro Jove forma Jovis .
Dans l'image de Dieu c'est Dieu seul qu'on adore.

 Dans Stace:

Nulla autem effigies, nulli commissa metallo.
Forma dei mentes habitare ac numina gaudet .
Les dieux ne sont jamais dans une arche enfermés:
Ils habitent nos coeurs.

 Dans Lucain:

Estne dei sedes, nisi terra et pontus et aër?
  L'univers est de Dieu la demeure et l'empire .

 On ferait un volume de tous les passages qui déposent que des images n'étaient que des images.

 Il n'y a que le cas où les statues rendaient des oracles, qui ait pu faire penser que ces statues avaient en elles quelque chose de divin. Mais certainement l'opinion régnante était que les dieux avaient choisi certains autels, certains simulacres pour y venir résider quelquefois, pour y donner audience aux hommes, pour leur répondre. On ne voit dans Homère et dans les choeurs des tragédies grecques, que des prières à Apollon qui rend ses oracles sur les montagnes, en tel temple, en telle ville; il n'y a pas dans toute l'antiquité la moindre trace d'une prière adressée à une statue.

 Ceux qui professaient la magie, qui la croyaient une science, ou qui feignaient de croire, prétendaient avoir le secret de faire descendre les dieux dans les statues, non pas les grands dieux, mais les dieux secondaires, les génies. C'est ce que Mercure Trismégiste appelait faire des dieux; et c'est ce que St Augustin réfute dans sa Cité de Dieu . Mais cela même montre évidemment que les simulacres n'avaient rien en eux de divin, puisqu'il fallait qu'un magicien les animât. Et il me semble qu'il arrivait bien rarement qu'un magicien fût assez habile pour donner une âme à une statue pour la faire parler.

 En un mot, les images des dieux n'étaient point des dieux; Jupiter, et non pas son image, lançait le tonnerre; ce n'était pas la statue de Neptune qui soulevait les mers, ni celle d'Apollon qui donnait la lumière. Les Grecs et les Romains étaient des gentils, des polythéistes, et n'étaient point des idolâtres.

SECTION TROISIEME.

Si les Perses, les Sabéens, les Egyptiens, les Tartares, les Turcs ont été idolâtres ? & de quelle antiquité est l'origine des simulacres appellés idoles. Histoire de leur culte.

C'est une grande erreur d'appeler idolâtres les peuples qui rendirent un culte au soleil et aux étoiles. Ces nations n'eurent longtemps ni simulacres ni temples. Si elles se trompèrent, c'est en rendant aux astres ce qu'ils devaient au créateur des astres. Encore le dogme de Zoroastre ou Zerdust, recueilli dans le Sadder, enseigne-t-il un Etre suprême, vengeur et rémunérateur: et cela est bien loin de l'idolâtrie. Le gouvernement de la Chine n'a jamais eu aucune idole; il a toujours conservé le culte simple du maître du ciel Kingtien.

 Gengis-Kan chez les Tartares n'était point idolâtre, et n'avait aucun simulacre. Les musulmans qui remplissent la Grèce, l'Asie mineure, la Syrie, la Perse, l'Inde et l'Afrique, appellent les chrétiens idolâtres, giaours , parce qu'ils croient que les chrétiens rendent un culte aux images. Ils brisèrent plusieurs statues qu'ils trouvèrent à Constantinople dans Ste Sophie, et dans l'église des saints Apôtres, et dans d'autres qu'ils convertirent en mosquées. L'apparence les trompa comme elle trompe toujours les hommes, et leur fit croire que des temples dédiés à des saints qui avaient été hommes autrefois, des images de ces saints révérées à genoux, des miracles opérés dans ces temples, étaient des preuves invincibles de l'idolâtrie la plus complète.

 On ne sait pas qui inventa les habits et les chaussures, et on veut savoir qui le premier inventa les idoles ? Qu'importe un passage de Sanchoniaton qui vivait avant la guerre de Troye? que nous apprend-il, quand il dit que le chaos, l'esprit, c'est-à-dire le souffle , amoureux de ses principes, en tira le limon, qu'il rendit l'air lumineux, que le vent Colp et sa femme Bau engendrèrent Eon, qu'Eon engendra Genos; que Cronos leur descendant avait deux yeux par derrière comme par devant, qu'il devint dieu, et qu'il donna l'Egypte à son fils Thaut? Voilà un des plus respectables monuments de l'antiquité.

 Orphée ne nous en apprendra pas davantage dans sa Théogonie, que Damascius nous a conservée. Il représente le principe du monde sous la figure d'un dragon à deux têtes, l'une de taureau, l'autre de lion, un visage au milieu, qu'il appelle visage-dieu , et des ailes dorées aux épaules.

 Mais vous pouvez de ces idées bizarres tirer deux grandes vérités, l'une que les images sensibles et les hiéroglyphes sont de l'antiquité la plus haute; l'autre que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier principe.

 Quant au polythéisme, le bon sens vous dira que dès qu'il y a eu des hommes, c'est-à-dire des animaux faibles, capables de raison et de folie, sujets à tous les accidents, à la maladie et à la mort, ces hommes ont senti leur faiblesse et leur dépendance. Ils ont reconnu aisément qu'il est quelque chose de plus puissant qu'eux. Ils ont senti une force dans la terre qui fournit leurs aliments; une dans l'air qui souvent les détruit; une dans le feu qui consume, et dans l'eau qui submerge. Quoi de plus naturel dans des hommes ignorants que d'imaginer des êtres qui présidaient à ces éléments? Quoi de plus naturel que de révérer la force invisible qui faisait luire aux yeux le soleil et les étoiles? Et dès qu'on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l'homme, quoi de plus naturel encore que de les figurer d'une manière sensible? Pouvait-on s'y prendre autrement? La religion juive qui précéda la nôtre, et qui fut donnée par Dieu même, était toute remplie de ces images sous lesquelles Dieu est représenté. Il daigne parler dans un buisson le langage humain; il paraît sur une montagne. Les esprits célestes qu'il envoie, viennent tous avec une forme humaine; enfin le sanctuaire est couvert de chérubins, qui sont des corps d'hommes avec des ailes et des têtes d'animaux. C'est ce qui a donné lieu à l'erreur de Plutarque, de Tacite, d'Appien, et de tant d'autres, de reprocher aux Juifs d'adorer une tête d'âne. Dieu, malgré sa défense de peindre et de sculpter aucune figure, a donc daigné se proportionner à la faiblesse humaine, qui demandait qu'on parlât aux sens par des images.

 Isaïe dans le chap. VI voit le Seigneur assis sur un trône, et le bas de sa robe qui remplit le temple. Le Seigneur étend sa main, et touche la bouche de Jérémie au chap. I de ce prophète. Ezéchiel au chap. III voit un trône de saphir, et Dieu lui paraît comme un homme assis sur ce trône. Ces images n'altèrent point la pureté de la religion juive, qui jamais n'employa les tableaux, les statues, les idoles, pour représenter Dieu aux yeux du peuple.

 Les lettrés chinois, les Parsis, les anciens Egyptiens n'eurent point d'idoles; mais bientôt Isis et Osiris furent figurés; bientôt Bel à Babilone fut un gros colosse. Brama fut un monstre bizarre dans la presqu'île de l'Inde. Les Grecs surtout multiplièrent les noms des dieux, les statues et les temples; mais en attribuant toujours la suprême puissance à leur Zeus nommé par les Latins Jupiter, maître des dieux et des hommes. Les Romains imitèrent les Grecs. Ces peuples placèrent toujours tous les dieux dans le ciel, sans savoir ce qu'ils entendaient par le ciel. (Voyez Ciel .)

 Les Romains eurent leurs douze grands dieux; six mâles et six femelles, qu'ils nommèrent dii majorum gentium . Jupiter, Neptune, Apollon, Vulcain, Mars, Mercure; Junon, Vesta, Minerve, Cérès, Vénus, Diane. Pluton fut alors oublié; Vesta prit sa place.

 Ensuite venaient les dieux minorum gentium , les dieux indigètes, les héros, comme Bacchus, Hercule, Esculape; les dieux infernaux, Pluton, Proserpine; ceux de la mer, comme Thétis, Amphitrite, les Néréïdes, Glaucus; puis les Driades, les Naïades; les dieux des jardins, ceux des bergers; il y en avait pour chaque profession, pour chaque action de la vie, pour les enfants, pour les filles nubiles, pour les mariées, pour les accouchées; on eut le dieu Pet . On divinisa enfin les empereurs. Ni ces empereurs, ni le dieu Pet , ni la déesse Pertunda, ni Priape, ni Rumilia la déesse des tétons, ni Stercutius le dieu de la garde-robe, ne furent à la vérité regardés comme les maîtres du ciel et de la terre. Les empereurs eurent quelquefois des temples, les petits dieux pénates n'en eurent point; mais tous eurent leur figure, leur idole.

 C'étaient de petits magots dont on ornait son cabinet. C'étaient les amusements des vieilles femmes et des enfants, qui n'étaient autorisés par aucun culte public. On laissait agir à son gré la superstition de chaque particulier. On retrouve encore ces petites idoles dans les ruines des anciennes villes.

 Si personne ne sait quand les hommes commencèrent à se faire des idoles, on sait qu'elles sont de l'antiquité la plus haute. Tharé père d'Abraham en faisait à Ur en Caldée. Rachel déroba et emporta les idoles de son beau-père Laban. On ne peut remonter plus haut.

 Les idoles parlaient assez souvent. On faisait commémoration à Rome le jour de la fête de Cibèle, des belles paroles que la statue avait prononcées, lorsqu'on en fit la translation du palais du roi Attale.

Ipsa pati volui, ne sit mora, mitte volentem,
Dignus Roma locus, quò deus omnis eat.

 ‘J'ai voulu qu'on m'enlevât, emmenez-moi vite; Rome est digne que tout dieu s'y établisse.'

 La statue de la Fortune avait parlé; les Scipions, les Cicérons, les Césars, à la vérité, n'en croyaient rien; mais la vieille à qui Encolpe donna un écu pour acheter des oies et des dieux, pouvait fort bien le croire.

 Les idoles rendaient aussi des oracles, et les prêtres cachés dans le creux des statues parlaient au nom de la divinité.

 Comment au milieu de tant de dieux et de tant de théogonies différentes, et de cultes particuliers, n'y eut-il jamais de guerre de religion chez les peuples nommés idolâtres ? Cette paix fut un bien qui naquit d'un mal, de l'erreur même. Car chaque nation reconnaissant plusieurs dieux inférieurs, trouva bon que ses voisins eussent aussi les leurs. Si vous exceptez Cambyse à qui on reprocha d'avoir tué le boeuf Apis, on ne voit dans l'histoire profane aucun conquérant qui ait maltraité les dieux d'un peuple vaincu. Les gentils n'avaient aucune religion exclusive, et les prêtres ne songèrent qu'à multiplier les offrandes et les sacrifices.

 Nous parlons ailleurs des victimes humaines sacrifiées dans toutes les religions.

 Pour consoler le genre humain de cet horrible tableau, de ces pieux sacrilèges, il est important de savoir que chez presque toutes les nations nommées idolâtres , il y avait la théologie sacrée et l'erreur populaire, le culte secret et les cérémonies publiques, la religion des sages et celle du vulgaire. On n'enseignait qu'un seul Dieu aux initiés dans les mystères: il n'y a qu'à jeter les yeux sur l'hymne attribué à l'ancien Orphée, qu'on chantait dans les mystères de Cérès Eleusine, si célèbre en Europe et en Asie. ‘Contemple la nature divine, illumine ton esprit, gouverne ton coeur, marche dans la voie de la justice, que le Dieu du ciel et de la terre soit toujours présent à tes yeux; il est unique, il existe seul par lui-même, tous les êtres tiennent de lui leur existence: il les soutient tous; il n'a jamais été vu des mortels, et il voit toutes choses.'

 Qu'on lise encore ce passage du philosophe Maxime de Madaure, que nous avons déjà cité: ‘Quel homme est assez grossier, assez stupide pour douter qu'il soit un Dieu suprême éternel, infini, qui n'a rien engendré de semblable à lui-même, et qui est le père commun de toutes choses?'

 Il y a mille témoignages que les sages abhorraient non seulement l'idolâtrie, mais encore le polythéisme.

 Epictète, ce modèle de résignation et de patience, cet homme si grand dans une condition si basse, ne parle jamais que d'un seul Dieu. Relisez encore cette maxime: ‘Dieu m'a créé, Dieu est au-dedans de moi, je le porte partout. Pourrais-je le souiller par des pensées obscènes, par des actions injustes, par d'infâmes désirs? Mon devoir est de remercier Dieu de tout, de le louer de tout, et de ne cesser de le bénir qu'en cessant de vivre.' Toutes les idées d'Epictète roulent sur ce principe. Est-ce là un idolâtre?

 Marc-Aurèle, aussi grand peut-être sur le trône de l'empire romain, qu'Epictète dans l'esclavage, parle souvent, à la vérité, des dieux, soit pour se conformer au langage reçu, soit pour exprimer des êtres mitoyens entre l'Etre suprême et les hommes; mais en combien d'endroits ne fait-il pas voir qu'il ne reconnaît qu'un Dieu éternel, infini? ‘Notre âme, dit-il, est une émanation de la divinité. Mes enfants, mon corps, mes esprits me viennent de Dieu.'

 Les stoïciens, les platoniciens, admettaient une nature divine et universelle: les épicuriens la niaient. Les pontifes ne parlaient que d'un seul Dieu dans les mystères. Où étaient donc les idolâtres? Tous nos déclamateurs crient à l'idolâtrie comme de petits chiens qui jappent quand ils entendent un gros chien aboyer.

 Au reste, c'est une des plus grandes erreurs du Dictionnaire de Moréri, de dire que du temps de Théodose le Jeune, il ne resta plus d'idolâtres que dans les pays reculés de l'Asie et de l'Afrique. Il y avait dans l'Italie beaucoup de peuples encore gentils, même au septième siècle. Le nord de l'Allemagne depuis le Vézer, n'était pas chrétien du temps de Charlemagne. La Pologne et tout le septentrion restèrent longtemps après lui dans ce qu'on appelle idolâtrie . La moitié de l'Afrique, tous les royaumes au-delà du Gange, le Japon, la populace de la Chine, cent hordes de Tartares ont conservé leur ancien culte. Il n'y a plus en Europe que quelques Lapons, quelques Samoyèdes, quelques Tartares qui aient persévéré dans la religion de leurs ancêtres.

 Finissons par remarquer que dans les temps qu'on appelle parmi nous le moyen âge , nous appelions le pays des mahométans la Paganie . Nous traitions d' idolâtres , d' adorateurs d'images , un peuple qui a les images en horreur. Avouons encore une fois, que les Turcs sont plus excusables de nous croire idolâtres, quand ils voient nos autels chargés d'images et de statues.

 Un gentilhomme du prince Ragotsky m'a assuré sur son honneur qu'étant entré dans un café à Constantinople, la maîtresse ordonna qu'on ne le servît point parce qu'il était idolâtre. Il était protestant; il lui jura qu'il n'adorait ni hostie ni image. Ah! si cela est, lui dit cette femme, venez chez moi tous les jours, vous serez servi pour rien.

 


 

JÉHOVA (JEOVA) [p. 466]

Jéova , ancien nom de Dieu. Aucun peuple n'a jamais prononcé Geova , comme font les seuls Français, ils disaient Iëvo ; c'est ainsi que vous le trouvez écrit des Sanchoniaton cité par Eusèbe, Prep. liv. 10, dans Diodore liv. 2, dans Macrobe, Sat. liv. 1 e r etc.; toutes les nations ont prononcé ïe et non pas g . C'est du nom des quatre voyelles, i, e, o, u, que se forma ce nom sacré dans l'Orient. Les uns prononçaient ï a o h, en aspirant, ï, e, o, va; les autres yeaou . Il fallait toujours quatre lettres; quoi que nous en mettions ici cinq, faute de pouvoir exprimer ces quatre caractères.

 Nous avons déjà observé que selon Clément d'Alexandrie, en saisissant la vraie prononciation de ce nom, on pouvait donner la mort à un homme. Clément en rapporte un exemple.

 Longtemps avant Moïse, Seth avait prononcé le nom de Jéova comme il est dit dans la Genèse chap. 4; et même selon l'hébreu, Seth s'appela Jéova. Abraham fit serment au roi de Sodome par Jéova ch. 14, v. 22.

 Du mot ïova les Latins firent ïov, jovis, jovispiter, jupiter. Dans le buisson l'Eternel dit à Moïse, Mon nom est ïoua. Dans les ordres qu'il lui donna pour la cour de Pharaon, il lui dit, j'apparus à Abraham, Isaac et Jacob dans le Dieu puissant, et je ne Exode ch. VI, v. 3. leur révélai point mon nom Adonaï, et je fis un pacte avec eux .

 Les Juifs ne prononcent point ce nom depuis longtemps. Il était commun aux Phéniciens et aux Egyptiens. Il signifiait ce qui est; et de là vient probablement l'inscription d'Isis, Je suis tout ce qui est .

 


 

JEPHTÉ. [p. 467]

Il y a donc des gens à qui rien ne coûte, qui falsifient un passage de l'Ecriture aussi hardiment que s'ils en rapportaient les propres mots; et qui sur leur mensonge qu'ils ne peuvent méconnaître, espèrent qu'ils tromperont les hommes. Et s'il y a aujourd'hui de tels fripons, il est à présumer qu'avant l'invention de l'imprimerie il y en avait cent fois davantage.

 Un des plus impudents falsificateurs a été l'auteur d'un infâme libelle intitulé Dictionnaire antiphilosophique , et justement intitulé. Les lecteurs me diront, Ne te fâches pas tant, que t'importe un mauvais livre? Messieurs, il s'agit de Jephté; il s'agit de victimes humaines, c'est du sang des hommes sacrifiés à Dieu que je veux vous entretenir.

 L'auteur quel qu'il soit, traduit ainsi le 39 e verset du chapitre II de l'histoire de Jephté,

  Elle retourna dans la maison de son père qui fit la consécration qu'il avait promise par son voeu, et sa fille resta dans l'état de virginité .

 Oui, falsificateur de Bible, j'en suis fâché; mais vous avez menti au Saint-Esprit, et vous devez savoir que cela ne se pardonne pas.

 Il y a dans la Vulgate, Et reversa est ad patrem suum, et fecit ei sicut voverat quae ignorabat virum. Exinde mos increbuit in Israël et consuetudo servata est ut post anni circulum conveniant in unum filiae Israël, et plangant filiam Jephté Galaaditae .

  Elle revint à son père, et il lui fit comme il avait voué, à elle qui n'avait point connu d'homme; et de là est venu l'usage, et la coutume s'est conservée, que les filles d'Israël s'assemblent tous les ans pour pleurer la fille de Jephté le Galaadite, pendant quatre jours .

 Or, dites-nous, homme antiphilosophe, si on pleure tous les ans pendant quatre jours une fille pour avoir été consacrée?

 Dites-nous, s'il y avait des religieuses chez un peuple qui regardait la virginité comme un opprobre?

 Dites-nous, ce que signifie, il lui fit comme il avait voué, fecit ei sicut voverat? Qu'avait voué Jephté? qu'avait-il promis par serment? D'égorger sa fille, de l'immoler en holocauste; et il l'égorgea.

 Lisez la dissertation de Calmet sur la témérité du voeu de Jephté et sur son accomplissement; lisez la loi qu'il cite, cette loi terrible du Lévitique au chapitre XXVII, qui ordonne que tout ce qui sera dévoué au Seigneur ne sera point racheté, mais mourra de mort, non redimetur sed morte morietur .

 Voyez les exemples en foule attester cette vérité épouvantable. Voyez les Amalécites et les Cananéens. Voyez le roi d'Arad et tous les siens soumis à ce dévouement. Voyez le prêtre Samuel égorger de ses mains le roi Agag et le couper en morceaux comme un boucher débite un boeuf dans sa boucherie. Et puis corrompez, falsifiez, niez l'Ecriture sainte pour soutenir votre paradoxe; insultez à ceux qui la révèrent, quelque chose étonnante qu'ils y trouvent. Donnez un démenti à l'historien Joseph qui la transcrit, et qui dit positivement que Jephté immola sa fille. Entassez injure sur mensonge, et calomnie sur ignorance; les sages en riront; et ils sont aujourd'hui en grand nombre ces sages. Oh! si vous saviez comme ils méprisent les Routh quand ils corrompent la sainte Ecriture, et qu'ils se vantent d'avoir disputé avec le président de Montesquieu à sa dernière heure, et de l'avoir convaincu qu'il faut penser comme les frères jésuites!

 


 

JÉSUITS, ou ORGUEIL. [p. 468]

On a tant parlé des jésuites, qu'après avoir occupé l'Europe pendant deux cents ans, ils finissent par l'ennuyer, soit qu'ils écrivent eux-mêmes, soit qu'on écrive pour ou contre cette singulière société, dans laquelle il faut avouer qu'on a vu et qu'on voit encore des hommes d'un rare mérite.

 On leur a reproché dans six mille volumes leur morale relâchée, qui n'était pas plus rêlachée que celle des capucins, et leur doctrine sur la sûreté de la personne des rois; doctrine qui après tout n'approche ni du manche de corne du couteau de Jacques Clément, ni de l'hostie saupoudrée qui servit si bien frère Ange de Montepulciano autre jacobin, et qui empoisonna l'empereur Henri VII.

 Ce n'est point la grâce versatile qui les a perdus, ce n'est pas la banqueroute frauduleuse du révérend père La Valette préfet des missions apostoliques. Ou ne chasse point un ordre entier de France, d'Espagne, des deux Siciles, parce qu'il y a eu dans cet ordre un banqueroutier. Ce ne sont pas les fredaines du jésuite Giot Desfontaines, ni du jésuite Fréron, ni du révérend père Marsi, lequel estropia par ses énormes talents un enfant charmant de la première noblesse du royaume. On ferma les yeux sur ces imitations grecques et latines d'Anacréon et d'Horace.

 Qu'est-ce donc qui les a perdus? L'orgueil.

 Quoi! les jésuites étaient-ils plus orgueilleux que les autres moines? Oui, ils l'étaient au point qu'ils firent donner une lettre de cachet à un ecclésiastique qui les avait appelés moines . Le frère Croust, le plus brutal de la société, frère du confesseur de la seconde dauphine, fut prês de battre en ma présence le fils de M. G. depuis prêteur royal à Strasbourg, pour lui avoir dit qu'il irait le voir dans son couvent.

 C'était une chose incroyable que leur mépris pour toutes les universités dont ils n'étaient pas, pour tous les livres qu'ils n'avaient pas faits, pour tout ecclésiastique qui n'était pas un homme de qualité ; c'est de quoi j'ai été témoin cent fois. Ils s'expriment ainsi Pag. 341. dans leur libelle intitulé, Il est temps de parler : ‘ Que dire à un magistrat qui dit que les jésuites sont des orgueilleux, il faut les humilier? ' Ils étaient si orgueilleux qu'ils ne voulaient pas qu'on blâmât leur orgueil.

 D'où leur venait ce péché de la superbe? De ce que frère Guignard avait été pendu. Cela est vrai à la lettre.

 Il faut remarquer qu'après le supplice de ce jésuite sous Henri IV, et après leur bannissement du royaume, ils ne furent rappelés qu'à condition qu'il y aurait toujours à la cour un jésuite qui répondrait de la conduite des autres. Coton fut donc mis en otage auprès de Henri IV; et ce bon roi qui ne laissait pas d'avoir ses petites finesses, crut gagner le pape en prenant son otage pour son confesseur.

 Des lors chaque frère jésuite se crut solidairement confesseur du roi. Cette place de premier médecin de l'âme d'un monarque, devint un ministère sous Louis XIII, et surtout sous Louis XIV. Le frère Vadblé valet de chambre du père de la Chaise, accordait sa protection aux évêques de France; et le père Le Tellier gouvernait avec un sceptre de fer ceux qui voulaient bien être gouvernés ainsi. Il était impossible que la plupart des jésuites ne s'enflassent du vent de ces deux hommes, et qu'ils ne fussent aussi insolents que les laquais du marquis de Louvois. Il y eut parmi eux des savants, des hommes éloquents, des génies; ceux-là furent modestes, mais les médiocres faisant le grand nombre, furent atteints de cet orgueil attaché à la médiocrité et à l'esprit de collège.

 Depuis leur père Garasse, presque tous leurs livres polémiques respirèrent une hauteur indécente qui souleva toute l'Europe. Cette hauteur tomba souvent dans la bassesse du plus énorme ridicule; de sorte qu'ils trouvèrent le secret d'être à la fois l'objet de l'envie et du mépris. Voici, par exemple, comme ils s'exprimaient sur le célèbre Pâquier avocat général de la chambre des comptes.

 ‘Pâquier est un porte-panier, un maraud de Paris, petit galant bouffon, plaisanteur, petit compagnon vendeur de sornettes, simple regage qui ne mérite pas d'être le valeton des laquais; bélître, coquin qui rote, pète et rend sa gorge, fort suspect d'hérésie ou bien hérétique, ou bien pire, un sale et vilain satyre, un archi-maître, sot par nature, par bécarre, par bémol, sot à la plus haute gamme, sot à triple semelle, sot à double teinture, et teint en cramoisi, sot en toutes sortes de sottises.'

 Ils polirent depuis leur style; mais l'orgueil, pour être moins grossier, n'en fut que plus révoltant.

 On pardonne tout hors l'orgueil. Voilà pourquoi tous les parlements du royaume, dont les membres avaient été pour la plupart leurs disciples, ont saisi la première occasion de les anéantir: et la terre entière s'est réjouie de leur chute.

 Cet esprit d'orgueil était si fortement enraciné dans eux, qu'il se déployait avec la fureur la plus indécente dans le temps même qu'ils étaient tenus à terre sous la main de la justice, et que leur arrêt n'était pas encore prononcé. On n'a qu'à lire le fameux mémoire, intitulé, Il est temps de parler , imprimé dans Avignon en 1762, sous le nom supposé d'Anvers. Il commence par une requête ironique aux gens tenant la cour de parlement. On leur parle dans cette requête avec autant de mépris que si on faisait une réprimande à des clercs de procureur. On traite continuellement l'illustre M. de Montclar procureur général, l'oracle du parlement de Provence, de maître Ripert ; et on lui parle comme un régent en chaire parlerait à un écolier mutin et ignorant. On pousse Tom. II, pag. 399. l'audace jusqu'à dire que M. de Montclar a blasphémé en rendant compte de l'institut des jésuites.

 Dans leur mémoire qui a pour titre, Tout se dira , ils insultent encore plus effrontément le parlement de Metz, et toujours avec ce style qu'on puise dans les écoles.

 Ils ont conservé le même orgueil sous la cendre dans laquelle la France, l'Espagne les ont plongés. Le serpent coupé en tronçons a levé encore la tête du fond de cette cendre. On a vu je ne sais quel misérable, nommé Nonotte, s'ériger en critique de ses maîtres, et cet homme fait pour prêcher la canaille dans un cimetière, parler à tort et à travers des choses dont il n'avait pas la plus légère notion. Un autre insolent de cette société nommé Patouillet, insultait dans des mandements d'évêque, des citoyens, des officiers de la maison du roi, dont les laquais n'auraient pas souffert qu'il leur parlât.

 Une de leurs principales vanités était de s'introduire chez les grands dans leur dernières maladies, comme des ambassadeurs de Dieu, qui venaient leur ouvrir les portes du ciel sans les faire passer par le purgatoire. Sous Louis XIV il n'était pas du bon air de mourir sans passer par les mains d'un jésuite; et le croquant allait ensuite se vanter à ses dévotes qu'il avait converti un duc et pair, lequel sans sa protection aurait été damné.

 Le mourant pouvait lui dire, De quel droit, excrément de collège, viens-tu chez moi, quand je me meurs? me voit-on venir dans ta cellule quand tu as la fistule ou la gangrène, et que ton corps crasseux est prêt à être rendu à la terre. Dieu a-t-il donné à ton âme quelques droits sur la mienne? ai-je un précepteur à soixante et dix ans? portes-tu les clefs du paradis à ta ceinture? Tu oses dire que tu es ambassadeur de Dieu; montre-moi tes patentes; et si tu n'en as point, laisse-moi mourir en paix. Un bénédictin, un chartreux, un prémontré ne viennent point troubler mes derniers moments; ils n'érigent point un trophée à leur orgueil sur le lit d'un agonisant; ils restent dans leur cellule; reste dans la tienne; qu'y a-t-il entre toi et moi?

 Ce fut une chose comique dans une triste occasion, que l'empressement de ce jésuite anglais nommé Routh, à venir s'emparer de la dernière heure du célèbre Montesquieu. Il vint, dit-il, rendre cette âme vertueuse à la religion, comme si Montesquieu n'avait pas mieux connu la religion qu'un Routh, comme si Dieu eût voulu que Montesquieu pensât comme un Routh. On le chassa de la chambre, et il alla crier dans tout Paris, J'ai converti cet homme illustre, je lui ai fait jeter au feu ses Lettres persanes et son Esprit des lois . On eut soin d'imprimer la relation de la conversion du président de Montesquieu par le révérend père Routh, dans ce libelle intitulé Antiphilosophique .

 Un autre orgueil des jésuites était de faire des missions dans les villes comme s'ils avaient été chez des Indiens et chez des Japonais. Ils se faisaient suivre dans les rues par la magistrature entière. On portait une croix devant eux, on la plantait dans la place publique; ils dépossédaient le curé, ils devenaient les maîtres de la ville. Un jésuite nommé Aubert, fit une pareille mission à Colmar, et obligea l'avocat général du conseil souverain de brûler à ses pieds son Bayle, qui lui avait coûté cinquante écus. J'aurais mieux aimé brûler frère Aubert. Jugez comme l'orgueil de cet Aubert fut gonflé de ce sacrifice, comme il s'en vanta le soir avec ses confrères, comme il en écrivit à son général.

 O moines! ô moines! soyez modestes, je vous l'ai déjà dit; soyez modérés si vous ne voulez pas que malheur vous arrive.

 


 

IGNACE DE LOYOLA. [p. 471]

Voulez-vous acquérir un grand nom, être fondateur? soyez complètement fou; mais d'une folie qui convienne à votre siècle. Ayez dans votre folie un fonds de raison qui puisse servir à diriger vos extravagances; et soyez excessivement opiniâtre. Il pourra arriver que vous soyez pendu; mais si vous ne l'êtes pas, vous pourrez avoir des autels.

 En conscience y a-t-il jamais eu un homme plus digne des Petites-Maisons que St Ignace, ou St Inigo le Biscaïen, car c'est son véritable nom: la tête lui tourne à la lecture de la Légende dorée , comme elle tourna depuis à Don Quichotte de la Manche pour avoir lu des romans de chevalerie. Voilà mon Biscaïen qui se fait d'abord chevalier de la Vierge, et qui fait la veille des armes à l'honneur de sa dame. La Ste Vierge lui apparaît, et accepte ses services; elle revient plusieurs fois, elle lui amène son fils. Le diable qui est aux aguets, et qui prévoit tout le mal que les jésuites lui feront un jour, vient faire un vacarme de lutin dans la maison, casse toutes les vitres; le Biscaïen le chasse avec un signe de croix; le diable s'enfuit à travers la muraille et y laisse une grande ouverture que l'on montrait encore aux curieux cinquante ans après ce bel événement.

 Sa famille voyant le dérangement de son esprit, veut le faire enfermer et le mettre au régime: il se débarrasse de sa famille ainsi que du diable, et s'enfuit sans savoir où il va. Il rencontre un Maure et dispute avec lui sur l'Immaculée Conception. Le Maure qui le prend pour ce qu'il est, le quitte au plus vite. Le Biscaïen ne sait s'il tuera le Maure ou s'il priera Dieu pour lui; il en laisse la décision à son cheval, qui, plus sage que lui, reprit la route de son écurie.

 Mon homme après cette aventure prend le parti d'aller en pèlerinage à Bethléem en mendiant son pain; sa folie augmente en chemin; les dominicains prennent pitié de lui à Menrèse, ils le gardent chez eux pendant quelques jours; et le renvoient sans l'avoir pu guérir.

 Il s'embarque à Barcelone, arrive à Venise, on le chasse de Venise, il revient à Barcelone toujours mendiant son pain, toujours ayant des extases, et voyant fréquemment la Ste Vierge et Jésus-Christ.

 Enfin, on lui fait entendre que pour aller dans la Terre sainte convertir les Turcs, les chrétiens de l'Eglise grecque, les Arméniens et les Juifs, il fallait commencer par étudier un peu de théologie. Mon Biscaïen ne demande pas mieux; mais pour être théologien il faut savoir un peu de grammaire et un peu de latin; cela ne l'embarrasse point, il va au collège à l'âge de trente-trois ans; on se moque de lui, et il n'apprend rien.

 Il était désespéré de ne pouvoir aller convertir des infidèles: le diable eut pitié de lui cette fois-là; il lui apparut, et lui jura foi de chrétien que s'il voulait se donner à lui il le rendrait le plus savant homme de l'Eglise de Dieu. Ignace n'eut garde de se mettre sous la discipline d'un tel maître: il retourna en classe, on lui donna le fouet quelquefois, et il n'en fut pas plus savant.

 Chassé du collège de Barcelone, persécuté par le diable qui le punissait de ses refus, abandonné par la Vierge Marie, qui ne se mettait point du tout en peine de secourir son chevalier, il ne se rebute pas; il se met à courir le pays avec des pèlerins de St Jacques, il prêche dans les rues de ville en ville. On l'enferme dans les prisons de l'Inquisition. Délivré de l'Inquisition, on le met en prison dans Alcala; il s'enfuit après à Salamanque, et on l'y enferme encore. Enfin, voyant qu'il n'était pas prophète dans son pays, Ignace prend la résolution d'aller étudier à Paris; il fait le voyage à pied précédé d'un âne, qui portait son bagage, ses livres et ses écrits. Don Quichotte du moins eut un cheval et un écuyer; mais Ignace n'avait ni l'un ni l'autre.

 Il essuie à Paris les mêmes avanies qu'en Espagne: on lui fait mettre culottes bas au collège de Ste Barbe, et on veut le fouetter en cérémonie. Sa vocation l'appelle enfin à Rome.

 Comment s'est-il pu faire qu'un pareil extravagant ait joui enfin à Rome de quelque considération, se soit fait des disciples, et ait été le fondateur d'un ordre puissant, dans lequel il y a eu des hommes très estimables? C'est qu'il était opiniâtre et enthousiaste. Il trouva des enthousiastes comme lui, auxquels il s'associa. Ceux-là ayant plus de raison que lui, rétablirent un peu la sienne: il devint plus avisé sur la fin de sa vie; et il mit même quelque habileté dans sa conduite.

 Peut-être Mahomet commença-t-il à être aussi fou qu'Ignace dans les premières conversations qu'il eut avec l'ange Gabriel; et peut-être Ignace à la place de Mahomet aurait fait d'aussi grandes choses que le prophète. Car il était tout aussi ignorant, aussi visionnaire et aussi courageux.

 On dit d'ordinaire que ces choses-là n'arrivent qu'une fois: cependant il n'y a pas longtemps qu'un rustre anglais plus ignorant que l'Espagnol Ignace, a établi la société de ceux qu'on nomme quakers , société fort au-dessus de celle d'Ignace. Le comte de Sinzendorf a de nos jours fondé la secte des moraves; et les convulsionnaires de Paris ont été sur le point de faire une révolution. Ils ont été bien fous, mais ils n'ont pas été assez opiniâtres.

 


 

IGNORANCE. [p. 475]

Il y a bien des espèces d'ignorances; la pire de toutes est celle des critiques. Ils sont obligés, comme on sait, d'avoir doublement raison, comme gens qui affirment, et comme gens qui condamnent. Ils sont donc doublement coupables quand ils se trompent.

PREMIÈRE IGNORANCE.

Par exemple, un homme fait deux gros volumes sur quelques pages d'un livre utile qu'il n'a pas entendu. Il examine d'abord ces paroles,

  La mer a couvert des terrains immenses.  -- Les lits profonds de coquillages qu'on trouve en Touraine et ailleurs, ne peuvent y avoir été déposés que par la mer .

 Oui, si ces lits de coquillages existent en effet. Mais le critique devait savoir que l'auteur lui-même a découvert ou cru découvrir que ces lits réguliers de coquillages n'existent point, qu'il n'y en a nulle part dans le milieu des terres; mais soit que le critique le sût, soit qu'il ne le sût pas, il ne devait pas imputer (généralement parlant) des couches de coquilles supposées régulièrement placées les unes sur les autres à un déluge universel qui aurait détruit toute régularité; c'est ignorer absolument la physique.

 Il ne devait pas dire, le déluge universel est raconté par Moïse avec le consentement de toutes les nations . 1 o . Parce que le Pentateuque fut longtemps ignoré, non seulement des nations, mais des Juifs eux-mêmes.

 2 o . Parce qu'on ne trouva qu'un exemplaire de la loi au fond d'un vieux coffre du temps du roi Josias.

 3 o . Parce que ce livre fut perdu pendant la captivité.

 4 o . Parce qu'il fut restauré par Esdras.

 5 o . Parce qu'il fut toujours inconnu à toute autre nation jusqu'au temps de la traduction des Septante.

 6 o . Parce que même depuis la traduction attribuée aux Septante, nous n'avons pas un seul auteur parmi les gentils qui cite un seul endroit de ce livre, jusqu'à Longin qui vivait sous l'empereur Aurélien.

 7 o . Parce que nulle autre nation n'a jamais admis un déluge universel jusqu'aux Métamorphoses d'Ovide, et qu'encore dans Ovide il ne s'étend qu'à la Méditerranée.

 8 o . Parce que St Augustin avoue expressément que le déluge universel fut ignoré de toute l'antiquité.

 9 o . Parce que le premier déluge dont il est question chez les gentils, est celui dont parle Bérose, et qu'il fixe à quatre mille quatre cents ans environ avant notre ère vulgaire, ce déluge qui ne s'étendit que vers le Pont-Euxin.

 10 o . Parce qu'enfin il ne nous est resté aucun monument d'un déluge universel chez aucune nation du monde.

 Il faut ajouter à toutes ces raisons, que le critique n'a pas seulement compris l'état de la question. Il s'agit uniquement de savoir si nous avons des preuves physiques que la mer ait abandonné successivement plusieurs terrains. Et sur cela, M. l'abbé François dit des injures à des hommes qu'il ne peut ni connaître ni entendre. Il eût mieux valu se taire et ne pas grossir la foule des mauvais livres.

SECONDE IGNORANCE.

Le même critique, pour appuyer de vieilles idées assez universellement méprisées, mais qui n'ont pas le plus léger rapport à Moïse, Pag. 6. s'avise de dire, que Bérose est parfaitement d'accord avec Moïse dans le nombre des générations avant le déluge .

 Remarquez, mon cher lecteur, que ce Bérose est celui-là même qui nous apprend que le poisson Oannès sortait tous les jours de l'Euphrate pour venir prêcher les Chaldéens; et que le même poisson écrivit avec une de ses arêtes un beau livre sur l'origine des choses. Voilà l'écrivain que M. l'abbé François prend pour le garant de Moïse.

TROISIÉME IGNORANCE.

Pag. 5. N'est-il pas constant qu'un grand nombre de familles européennes transplantées dans les côtes d'Afrique, y sont devenues sans aucun mélange aussi noires que les naturelles du pays?

 Monsieur l'abbé, c'est le contraire qui est constant. Vous ignorez que les nègres ont le reticulum mucosum noir, quoi que je l'aie dit vingt fois. Sachez que vous auriez beau faire des enfants en Guinée, vous ne feriez jamais que des welches qui n'auraient ni cette belle peau noire huileuse, ni ces lèvres noires et lippues, ni ces yeux ronds, ni cette laine frisée sur la tête qui font la différence spécifique des nègres. Sachez que votre famille welche, établie en Amérique, aura toujours de la barbe, tandis qu'aucun Américain n'en aura. Après cela tirez-vous d'affaire comme vous pourrez avec Adam et Eve.

QUATRIÉME IGNORANCE.

Pag. 10. Le plus idiot ne dit point, moi pied, moi tête, moi main; il sent donc qu'il y a en lui quelque chose qui s'approprie son corps .

 Hélas! mon cher abbé, cet idiot ne dit pas non plus, moi âme.

 Que pouvez-vous conclure vous et lui? qu'il dit, mon pied parce qu'on peut l'en priver; car alors il ne marchera plus. Qu'il dit ma tête; on peut la lui couper; alors il ne pensera plus. Eh bien, que s'ensuit-il? ce n'est pas ici une ignorance des faits.

CINQUIÈME IGNORANCE.

Pag. 20. Qu'est-ce que ce Melchom qui s'était emparé du pays de Gad? plaisant dieu que le Dieu de Jérémie devait faire enlever pour être traîné en captivité .

 Ah ah! monsieur l'abbé, vous faites le plaisant. Vous demandez quel est ce Melchom; je vais vous le dire. Melk ou Melkom signifiait le Seigneur, ainsi qu'Adoni ou Adonaï, Baal ou Bel, Adad, Shadaï, Eloï ou Eloa. Presque tous les peuples de Syrie donnaient de tels noms à leurs dieux. Chacun avait son seigneur, son protecteur, son dieu. Le nom même de Jehova était un nom phénicien et particulier; témoin Sanchoniaton antérieur certainement à Moïse; témoin Diodore.

 Nous savons bien que Dieu est également le Dieu, le maître absolu des Egyptiens et des Juifs, et de tous les hommes, et de tous les mondes; mais ce n'est pas ainsi qu'il est représenté quand Moïse parait devant Pharaon. Il ne lui parle jamais qu'au nom du Dieu des Hébreux, comme un ambassadeur apporte les ordres du roi son maître. Il parle si peu au nom du maître de toute la nature, que Pharaon lui répond, Je ne le connais pas . Moïse fait des prodiges au nom de ce Dieu; mais les sorciers de Pharaon font précisément les mêmes prodiges au nom des leurs. Jusque-là tout est égal. On combat seulement à qui sera le plus puissant, mais non pas à qui sera le seul puissant. Enfin, le Dieu des Hébreux l'emporte de beaucoup; il manifeste une puissance beaucoup plus grande, mais non pas une puissance unique. Ainsi, humainement parlant, l'incrédulité de Pharaon semble très excusable. C'est la même incrédulité que celle de Motézuma devant Cortez, et d'Atabalipa devant les Pizaro.

Josué ch. XXIV.  Quand Josué assemble les Juifs; Choisissez , leur dit-il, ce qu'il vous plaira, ou les dieux auxquels ont servi vos pères dans la Mésopotamie, ou les dieux des Amorrhéens au pays desquels vous habitez. Mais pour ce qui est de moi et de ma maison, nous servirons Adonaï .

 Le peuple s'était donc déjà donné à d'autres dieux, et pouvait servir qui il voulait.

Juges ch. VIII et IX.  Quand la famille de Michas dans Ephraïm prend un prêtre lévite pour servir un dieu étranger; quand toute la tribu de Dan sert le même dieu que la famille Michas; lorsqu'un petit-fils même de Moïse se fait prêtre de ce dieu étranger pour de l'argent, personne n'en murmure. Chacun a son dieu paisiblement; et le petit-fils de Moïse est idolâtre sans que personne y trouve à redire; donc alors chacun choisissait son dieu local, son protecteur.

 Les mêmes Juifs après la mort de Gédéon, adorent Baalbérith, qui signifie précisément la même chose qu'Adonaï, le Seigneur , le protecteur . Ils changent de protecteur.

  Adonaï , du temps de Josué, se rend maître des montagnes; mais il ne peut vaincre les habitants des vallées, parce qu'ils avaient des chariots armés de faux.

 Y a-t-il rien qui ressemble plus à un dieu local, qui est puissant en un lieu, et qui ne l'est point en un autre?

Juges ch. XI.  Jephté, fils de Galaad et d'une concubine, dit aux Moabites, Ce que votre dieu Chamos possède ne vous est-il pas dû de droit? et ce que le nôtre s'est acquis par ses victoires ne doit-il pas être à nous?

 Il est donc prouvé invinciblement que les Juifs grossiers, quoique choisis par le Dieu de l'univers, le regardèrent pourtant comme un dieu local, un dieu particulier tel que le dieu des Ammonites, celui des Moabites, celui des montagnes, celui des vallées.

 Il est clair qu'il était malheureusement indifférent au petit-fils de Moïse de servir le dieu de Michas ou celui de son grand-père. Il est clair, et il faut en convenir, que la religion juive n'était point formée; qu'elle ne fut uniforme qu'après Esdras; il faut encore en excepter les Samaritains.

 Vous pouvez savoir maintenant ce que c'est que le seigneur Melchom. Je ne prends point son parti, Dieu m'en garde; mais quand vous dites que c'était un plaisant dieu que Jérémie menaçait de mettre en esclavage , je vous répondrai, Monsieur l'abbé, de votre maison de verre vous ne devriez pas jeter des pierres à celle de votre voisin.

 C'étaient les Juifs qu'on menait alors en esclavage à Babilone; c'était le bon Jérémie lui-même qu'on accusait d'avoir été corrompu par la cour de Babilone, et d'avoir prophétisé pour elle. C'était lui qui était l'objet du mépris public, et qui finit, à ce qu'on croit, par être lapidé par les Juifs mêmes. Croyez moi, ce Jérémie n'a jamais passé pour un rieur.

 Le Dieu des Juifs, encore une fois, est le Dieu de toute la nature. Je vous le redis afin que vous n'en prétendiez cause d'ignorance, et que vous ne me défériez pas à votre official. Mais je vous soutiens que les Juifs grossiers ne connurent très souvent qu'un dieu local.

SIXIÉME IGNORANCE.

Pag. 20. Il n'est pas naturel d'attribuer les marées aux phases de la lune. Ce ne sont pas les grandes marées en pleine lune qu'on attribue aux phases de cette planète .

 Voici des ignorances d'une autre espèce.

 Il arrive quelquefois à certaines gens d'être si honteux du rôle qu'ils jouent dans le monde, que tantôt ils veulent se déguiser en beaux esprits, et tantôt en philosophes.

 Il faut d'abord apprendre à monsieur l'abbé, que rien n'est plus naturel que d'attribuer un effet à ce qui est toujours suivi de cet effet. Si un tel vent est toujours suivi de la pluie, il est naturel d'attribuer la pluie à ce vent. Or sur toutes les côtes de l'Océan, les marées sont toujours plus fortes dans les sigigées de la lune que dans ses quadratures. (Savez-vous ce que que sigigées, ou syzygies?) La lune retarde tous les jours son levé; la marée retarde aussi tous les jours. Plus la lune approche de notre zénith, plus la marée est grande; plus la lune approche de son périgée, plus la marée s'élève encore. Ces expériences et beaucoup d'autres, ces rapports continuels avec les phases de la lune, ont donc fondé l'opinion ancienne et vraie, que cet astre est une principale cause du flux et du reflux.

 Après tant de siècles le grand Newton est venu. Connaissez-vous Newton? avez-vous jamais ouï dire qu'ayant calculé le carré de la vitesse de la lune autour de son orbite dans l'espace d'une minute, et ayant divisé ce carré par le diamètre de l'orbite lunaire, il trouva que le quotient était quinze pieds; que de là il démontra que la lune gravite sur la terre trois mille six cents fois moins que si elle était près de la terre; que de là il démontra que sa gravitation est la cause des trois quarts de l'élévation de la mer au temps du flux, et que la gravitation du soleil fait l'élévation de l'autre quart? Vous voilà tout étonné; vous n'avez jamais rien lu de pareil dans le Pédagogue chrétien . Tâchez, dorénavant, vous et les loueurs de chaise de votre paroisse, de ne jamais parler des choses dont vous n'avez pas la plus légère idée.

 Vous ne sauriez croire quel tort vous faites à la religion par votre ignorance, et encore plus par vos raisonnements. On devrait vous défendre d'écrire, à vous et à vos pareils, pour conserver le peu de foi qui reste dans ce monde.

 Je vous ferais ouvrir de plus grands yeux, si je vous disais que ce Newton était persuadé et a écrit que Samuel est l'auteur du Pentateuque. Je ne dis pas qu'il l'ait démontré comme il a calculé la gravitation. Mais apprenez à douter, et soyez modeste. Je crois au Pentateuque, entendez-vous, mais je crois que vous avez imprimé des sottises énormes.

 Je pourrais transcrire ici un gros volume de vos ignorances, et plusieurs de celles de vos confrères. Je ne m'en donnerai pas la peine. Poursuivons nos questions.

 


 

IMAGINATION. [p. 481]

Les bêtes en ont comme vous, témoin votre chien qui chasse dans ses rêves.

  Les choses se peignent en la fantaisie , dit Descartes, comme les autres. Oui; mais qu'est-ce que c'est que la fantaisie? et comment les choses s'y peignent-elles? est-ce avec de la matière subtile? Que sais-je! est la réponse à toutes les questions touchant les premiers ressorts.

 Rien ne vient dans l'entendement sans une image. Il faut pour que vous acquériez cette idée si confuse d'un espace infini, que vous ayez eu l'image d'un espace de quelques pieds. Il faut pour que vous ayez l'idée de Dieu, que l'image de quelque chose de plus puissant que vous ait longtemps remué votre cerveau.

 Vous ne créez aucune idée, aucune image, je vous en défie. L'Arioste n'a fait voyager Astolphe dans la lune que longtemps après avoir entendu parler de la lune, de St Jean et des paladins.

 On ne fait aucune image, on les assemble, on les combine. Les extravagances des Mille et une nuits et des contes des fées, etc. etc. ne sont que des combinaisons.

 Celui qui prend le plus d'images dans le magasin de la mémoire, est celui qui a le plus d'imagination.

 La difficulté n'est pas d'assembler ces images avec prodigalité et sans choix. Vous pourriez passer un jour entier à représenter sans effort et sans presque aucune attention un beau vieillard avec une grande barbe blanche, vêtu d'une ample draperie, porté au milieu d'un nuage sur des enfants jouflus qui ont de belles paires d'ailes, ou sur une aigle d'une grandeur énorme, tous les dieux et tous les animaux autour de lui, des trépieds d'or qui courent pour arriver à son conseil, des roues qui tournent d'elles-mêmes, qui marchent en tournant, qui ont quatre faces, qui sont couvertes d'yeux, d'oreilles, de langues et de nez; entre ces trépieds et ces roues une foule de morts qui ressuscitent au bruit du tonnerre, les sphères célestes qui dansent et qui font entendre un concert harmonieux etc. etc. etc.; les hôpitaux des fous sont remplis de pareilles imaginations.

 On distingue l'imagination qui dispose les événements d'un poème, d'un roman, d'une tragédie, d'une comédie, qui donne aux personnages des caractères, des passions; c'est ce qui demande le plus profond jugement et la connaissance la plus fine du coeur humain; talents nécessaires avec lesquels pourtant on n'a encore rien fait, ce n'est que le plan de l'édifice.

 L'imagination qui donne à tous ces personnages l'éloquence propre de leur état, et convenable à leur situation, c'est là le grand art et ce n'est pas encore assez.

 L'imagination dans l'expression, par laquelle chaque mot peint une image à l'esprit sans l'étonner, comme dans Virgile;

      Remigium alarum
Moerentem abjungens fraterna morte juventum
Velorum pandimus alas .
  Pendent circum oscula nati ,
Immortale jecur tundens, fecundaque poenis, viscera .
Et caligantem nigra formidine lucum .
Fata vocant conditque natantia lumina lethum .

Virgile est plein de ces expressions pittoresques dont il enrichit la belle langue latine, et qu'il est si difficile de bien rendre dans nos jargons d'Europe, enfants bossus et boiteux d'un grand homme de belle taille, mais qui ne laissent pas d'avoir leur mérite, et d'avoir fait de très bonnes choses dans leur genre.

 Il y a une imagination étonnante dans la mathématique pratique. Il faut commencer par se peindre nettement dans l'esprit la machine qu'on invente et ses effets. Il y avait beaucoup plus d'imagination dans la tête d'Archimède que dans celle d'Homère.

 De même que l'imagination d'un grand mathématicien doit être d'une exactitude extrême, celle d'un grand poète doit être très châtiée. Il ne doit jamais présenter d'images incompatibles, incohérentes, trop exagérées, trop peu convenables au sujet.

 Pulchérie, dans la tragédie d' Héraclius , dit à Phocas;

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à te réduire en poudre.

 Cette exagération forcée ne paraît pas convenable à une jeune princesse, qui supposé qu'elle ait ouï dire que le tonnerre se forme des exhalaisons de la terre, ne doit pas présumer que la vapeur d'un peu de sang répandu dans une maison ira former la foudre. C'est le poète qui parle, et non la jeune princesse. Racine n'a point de ces imaginations déplacées; cependant, comme il faut mettre chaque chose à sa place, on ne doit pas regarder cette image exagérée comme un défaut insupportable, ce n'est que la fréquence de ces figures qui peut gâter entièrement un ouvrage.

 Il serait difficile de ne pas rire de ces vers:

Quelques noires vapeurs que puissent concevoir
Et la mère et la fille ensemble au désespoir,
Tout ce qu'elles pourront enfanter de tempêtes,
Sans venir jusqu'à nous crèvera sur nos têtes;
Et nous érigerons dans cet heureux séjour
De leur haine impuissante un trophée à l'amour.

  Ces vapeurs de la mère et de la fille qui enfantent des tempêtes, ces tempêtes qui ne viennent point jusqu'à Placide, et qui crèvent sur les têtes pour ériger un trophée d'une rage , sont assurément des imaginations aussi incohérentes, aussi étranges que mal exprimées. Racine, Boileau, Molière, les bons auteurs du siècle de Louis XIV, ne tombent jamais dans ce défaut puéril.

 Le grand défaut de quelques auteurs qui sont venus après le siècle de Louis XIV, c'est de vouloir toujours avoir de l'imagination et de fatiguer le lecteur par cette vicieuse abondance d'images recherchées, autant que par des rimes redoublées, dont la moitié au moins est inutile. C'est ce qui a fait tomber enfin tant de petits poèmes comme Verd verd , la Chartreuse , les Ombres , qui eurent la vogue pendant quelque temps.

Omne super vacuum pleno de pectore manat .

 On a distingué dans le grand Dictionnaire encyclopédique l'imagination active et la passive. L'active est celle dont nous avons traité; c'est ce talent de former des peintures neuves de toutes celles qui sont dans notre mémoire.

 La passive n'est presque autre chose que la mémoire, même dans un cerveau vivement ému. Un homme d'une imagination active et dominante, un prédicateur de la Ligue en France, ou des puritains en Angleterre, harangue la populace d'une voix tonnante, d'un oeil enflammé et d'un geste d'énergumène, représente Jésus-Christ demandant justice au Père éternel des nouvelles plaies qu'il a reçues des royalistes, des clous que ces impies viennent de lui enfoncer une seconde fois dans les pieds et dans les mains. Vengez Dieu le Père, vengez le sang de Dieu le Fils, marchez sous les drapeaux du Saint-Esprit; c'était autrefois une colombe; c'est aujourd'hui un aigle qui porte la foudre. Les imaginations passives ébranlées par ces images, par la voix, par l'action de ces charlatans sanguinaires, courent du prône et du prêche, tuer des royalistes et se faire pendre.

 Les imaginations passives vont s'émouvoir tantôt aux sermons, tantôt aux spectacles, tantôt à la Grève, tantôt au sabbat.

 


 

IMPIE. [p. 485]

Quel est l'impie? c'est celui qui donne une barbe blanche, des pieds et des mains à l'Etre des êtres, au grand Demiourgos, à l'intelligence éternelle par laquelle la nature est gouvernée. Mais ce n'est qu'un impie excusable, un pauvre impie contre lequel on ne doit pas se fâcher.

 Si même il peint le grand Etre incompréhensible porté sur un nuage qui ne peut rien porter; s'il est assez bête pour mettre Dieu dans un brouillard, dans la pluie ou sur une montagne, et pour l'entourer de petites faces rondes joufflues enluminées, accompagnées de deux ailes, je ris et je lui pardonne de tout mon coeur.

 L'impie qui attribue à l'Etre des êtres des prédictions déraisonnables et des injustices, me fâcherait, si ce grand Etre ne m'avait fait présent d'une raison qui réprime ma colère. Ce sot fanatique me répète après d'autres, que ce n'est pas à nous à juger de ce qui est raisonnable et juste dans le grand Etre, que sa raison n'est pas comme notre raison, que sa justice n'est pas comme notre justice. Eh! comment veux-tu, mon fou d'énergumène, que je juge autrement de la justice et de la raison que par les notions que j'en ai? veux-tu que je marche autrement qu'avec mes pieds, et que je te parle autrement qu'avec ma bouche?

 L'impie qui suppose le grand Etre jaloux, orgueilleux, malin, vindicatif, est plus dangereux. Je ne voudrais pas coucher sous même toit avec cet homme.

 Mais comment traiterez-vous l'impie qui vous dit, Ne vois que par mes yeux, ne pense point; je t'annonce un Dieu tyran qui m'a fait pour être ton tyran; je suis son bien-aimé; il tourmentera pendant toute l'éternité des millions de ses créatures qu'il déteste pour me réjouir; je serai ton maître dans ce monde, et je rirai de tes supplices dans l'autre.

 Ne vous sentez-vous pas une démangeaison de rosser ce cruel impie? et si vous êtes né doux, ne courez-vous pas de toutes vos forces à l'occident quand ce barbare débite ses rêveries atroces à l'orient?

 A l'égard des impies qui manquent à se laver le coude vers Alep et vers Erivan, ou qui ne se mettent pas à genoux devant une procession de capucins à Perpignan, ils sont coupables sans doute; mais je ne crois pas qu'on doive les empaler.

 


 

IMPOT. [p. 486]

SECTION PREMIERE.

On a fait tant d'ouvrages philosophiques sur la nature de l'impôt, qu'il faut bien en dire ici un petit mot. Il est vrai que rien n'est moins philosophique que cette matière; mais elle peut rentrer dans la philosophie morale, en représentant à un surintendant des finances, ou à un tefterdar turc qu'il n'est pas selon la morale universelle de prendre l'argent de son prochain, et que tous les receveurs, douaniers, commis des aides et gabelles, sont maudits dans l'Evangile.

 Tout maudits qu'ils sont, il faut pourtant convenir qu'il est impossible qu'une société subsiste sans que chaque membre paie quelque chose pour les frais de cette société. Et puisque tout le monde doit payer, il est nécessaire qu'il y ait un receveur. On ne voit pas pourquoi ce receveur est maudit, et regardé comme un idolâtre. Il n'y a certainement nulle idolâtrie à recevoir l'argent des convives pour payer leur souper.

 Dans les républiques, et dans les Etats qui avec le nom de royaume , sont des républiques en effet, chaque particulier est taxé suivant ses forces, et suivant les besoins de la société.

 Dans les royaumes despotiques, ou pour parler plus poliment, dans les Etats monarchiques, il n'en est pas tout à fait de même. On taxe la nation sans la consulter. Un agriculteur qui a douze cents livres de revenu est tout étonné qu'on lui en demande quatre cents. Il en est même plusieurs qui sont obligés de payer plus de la moitié de ce qu'ils recueillent.

 A quoi est employé tout cet argent? l'usage le plus honnête qu'on puisse en faire, est de le donner à d'autres citoyens.

 Le cultivateur demande, pourquoi on lui ôte la moitié de son bien pour payer des soldats tandis que la centième partie suffirait? on lui répond, qu'outre les soldats il faut payer les arts et le luxe, que rien n'est perdu, que chez les Perses on assignait à la reine des villes et des villages pour payer sa ceinture, ses pantoufles et ses épingles.

 Il réplique qu'il ne sait point l'histoire de la Perse, et qu'il est très fâché qu'on lui prenne la moitié de son bien pour une ceinture, des épingles et des souliers, qu'il les fournirait à bien meilleur marché, et que c'est une véritable écorcherie.

 On lui fait entendre raison en le mettant dans un cachot, et en faisant vendre ses meubles. S'il résiste aux exacteurs que le Nouveau Testament a damnés, on le fait pendre; et cela rend tous ses voisins infiniment accomodants.

 Si tout cet argent n'était employé par le souverain qu'à faire venir des épiceries de l'Inde, du café de Moka, des chevaux anglais et arabes, des soies du Levant, des colifichets de la Chine, il est clair qu'en peu d'années il ne resterait pas un sou dans le royaume. Il faut donc que l'impôt serve à entretenir les manufactures, et que ce qui a été versé dans les coffres du prince retourne aux cultivateurs. Ils souffrent, ils se plaignent. Les autres parties de l'Etat souffrent et se plaignent aussi; mais au bout de l'année il se trouve que tout le monde a travaillé et a vécu bien ou mal.

 Si par hasard l'homme agreste va dans la capitale, il voit avec des yeux étonnés une belle dame vêtue d'une robe de soie brochée d'or traînée dans un carrosse magnifique par deux chevaux de prix, suivie de quatre laquais, habillés d'un drap à vingt francs l'aune, il s'adresse à un des laquais de cette belle dame, et lui dit, Monseigneur, où cette dame prend-elle tant d'argent pour faire une si grande dépense? Mon ami, lui dit le laquais, le roi lui fait une pension de quarante mille livres. Hélas! dit le rustre, c'est mon village qui paie cette pension. Oui, répond le laquais; mais la soie que tu as recueillie, et que tu as vendue, a servi à l'étoffe dont elle est habillée, mon drap est en partie de la laine de tes moutons; mon boulanger a fait mon pain de ton blé, tu as vendu au marché les poulardes que nous mangeons; ainsi la pension est revenue à toi et à tes camarades.

 Le paysan ne convient pas tout à fait des axiomes de ce laquais philosophe. Cependant, une preuve qu'il y a quelque chose de vrai dans sa réponse, c'est que le village subsiste, et qu'on y fait des enfants, qui tout en se plaignant feront aussi des enfants qui se plaindront encore.

SECTION SECONDE.

Si on était obligé d'avoir tous les édits des impôts, et tous les livres faits contre eux, ce serait l'impôt le plus rude de tous.

 On sait bien que les taxes sont nécessaires, et que la malédiction prononcée dans l'Evangile contre les publicains, ne doit regarder que ceux qui abusent de leur emploi pour vexer le peuple. Peut-être le copiste oublia-t-il un mot, comme l'épithète de pravus . On aurait pu dire pravus publicanus . Ce mot était d'autant plus nécessaire, que cette malédiction générale est une contradiction formelle avec les paroles qu'on met dans la bouche de Jésus-Christ, Rendez à César ce qui est à César . Certainement celui qui recueille les droits de César ne doit pas être en horreur; c'eût été insulter l'ordre des chevaliers romains, et l'empereur lui-même. Rien n'aurait été plus mal avisé.

 Dans tous les pays policés les impôts son très forts, parce que les charges de l'Etat sont très pesantes. En Espagne, les objets de commerce qu'on envoie à Cadix et de là en Amérique, paient plus de trente pour cent avant qu'on ait fait votre compte.

 En Angleterre, tout impôt sur l'importation est très considérable; cependant on le paie sans murmure; on se fait même une gloire de le payer. Un négociant se vante de faire entrer quatre à cinq mille guinées par an dans le trésor public.

 Plus un pays est riche, plus les impôts y sont lourds.

 Des spéculateurs voudraient que l'impôt ne tombât que sur les productions de la campagne. Mais quoi! j'aurai semé un champ de lin qui m'aura rapporté deux cents écus; et un gros manufacturier aura gagné deux cent mille écus en faisant convertir mon lin en dentelles; ce manufacturier ne paiera rien, et ma terre paiera tout, parce que tout vient de la terre? La femme de ce manufacturier fournira la reine et les princesses de beau point d'Alençon; elle aura de la protection; son fils deviendra intendant de justice, police et finance, et augmentera ma taille dans ma misérable vieillesse! Ah! messieurs les spéculateurs, vous calculez mal; et vous êtes injustes.

 Le point capital serait qu'un peuple entier ne fût point dépouillé par une armée d'alguazils, pour qu'une vingtaine de sangsues de la cour ou de la ville s'abreuvât de leur sang.

 Le duc de Sulli raconte dans ses Economies politiques , qu'en 1585 il y avait juste vingt seigneurs intéressés au bail des fermes, à qui les adjudicataires donnaient trois millions deux cent quarante-huit mille écus.

 C'était encore pis sous Charles IX et sous François I e r ; ce fut encore pis sous Louis XIII. Il n'y eut pas moins de déprédation dans la minorité de Louis XIV. La France, malgré tant de blessures, est en vie. Oui; mais si elle ne les avait pas reçues, elle serait en meilleure santé. Il en est ainsi de plusieurs autres Etats.

SECTION TROISIEME.

Il est juste que ceux qui jouissent des avantages de l'Etat, en supportent les charges. Les ecclésiastiques et les moines qui possèdent de grands biens, devraient par cette raison contribuer aux impôts en tout pays comme les autres citoyens.

Aimon liv. V, ch. LIV. Lebret plaid. II.  Dans des temps que nous appelons barbares , les grands bénéfices et les abbayes ont été taxés en France au tiers de leurs revenus.

 Par une ordonnance de l'an 1188, Philippe-Auguste imposa le dixième des revenus de tous les bénéfices.

 Philippe le Bel fit payer le cinquième, ensuite le cinquantième, et enfin le vingtième de tous les biens du clergé.

Ord. du Louvre tom. IV.  Le roi Jean par une ordonnance du 12 mars 1355, taxa au dixième des revenus de leurs bénéfices et de leurs patrimoines, les évêques, les abbés, les chapitres et généralement tous les ecclésiastiques.

 Le même prince confirma cette taxe par deux autres ordonnances, l'une du 3 mars, l'autre du 28 décembre 1358.

Ibid. tom. V.  Dans les lettres patentes de Charles V, du 22 juin 1372, il est statué que les gens d'Eglise paieront les tailles et les autres impositions réelles et personnelles.

 Ces lettres patentes furent renouvelées par Charles VI en 1390.

 Comment ces lois ont-elles été abolies, tandis que l'on a conservé tant de coutumes monstrueuses, et d'ordonnances sanguinaires?

 Le clergé paie à la vérité une taxe sous le nom de don gratuit ; et, comme l'on sait, c'est principalement la partie la plus utile et la plus pauvre de l'Eglise, les curés, qui paient cette taxe. Mais pourquoi cette différence et cette inégalité de contributions entre les citoyens d'un même Etat? Pourquoi ceux qui jouissent des plus grandes prérogatives et qui sont quelquefois inutiles au bien public, paient-ils moins que le laboureur qui est si nécessaire?

 La république de Venise vient de donner des règlements sur cette matière, qui paraissent faits pour servir d'exemple aux autres Etats de l'Europe.

SECTION QUATRIÉME.

Non seulement les gens d'Eglise se prétendent exempts d'impôts, ils ont encore trouvé le moyen dans plusieurs provinces, de mettre des taxes sur le peuple, et de se les faire payer comme un droit légitime.

 Dans quelques pays les moines s'y étant emparés des dîmes au préjudice des curés, les paysans ont été obligés de se taxer eux-mêmes pour fournir à la subsistance de leurs pasteurs; et ainsi dans plusieurs villages, surtout en Franche-Comté, outre la dîme que les paroissiens paient à des moines ou à des chapitres, ils paient encore par feux trois ou quatre mesures de blé à leurs curés.

 On appelle cette taxe droit de moisson dans quelques provinces, et boisselage dans d'autres.

 Il est juste sans doute que les curés soient bien rétribués; mais il vaudrait beaucoup mieux leur rendre une partie de la dîme que les moines leur ont enlevée, que de surcharger de pauvres paysans.

 Depuis que le roi de France a fixé les portions congrues par son édit du mois de mai 1768, et qu'il a chargé les décimateurs de les payer, il semble que les paysans ne devraient plus être tenus de payer une seconde dîme à leurs curés; taxe à laquelle ils ne s'étaient obligés que volontairement et dans le temps où le crédit et la violence des moines avaient ôté aux pasteurs tous les moyens de subsister.

 Le roi a aboli cette seconde dîme dans le Poitou par des lettres patentes du mois de juillet 1769, enregistrées au parlement de Paris le 11 du même mois.

 Il serait bien digne de la justice et de la bienfaisance de Sa Majesté, de faire une loi semblable pour les autres provinces qui se trouvent dans le même cas que celle du Poitou, comme la Franche-Comté, etc.

Par M. Chr. avocat de Besançon .

 


 

IMPUISSANCE. [p. 491]

Je commence par cette question en faveur des pauvres impuissants frigidi et maleficiati , comme disent les décrétales. Y a-t-il un médecin, une matrone experte qui puisse assurer qu'un jeune homme bien conformé, qui ne fait point d'enfants à sa femme, ne lui en pourra pas faire un jour? la nature le sait; mais certainement les hommes n'en savent rien. Si donc il est impossible de décider que le mariage ne sera pas consommé, pourquoi le dissoudre?

Collat IV, tit. I. Novel . XXII, ch. VI.  On attendait deux ans chez les Romains. Justinien, dans ses Novelles , veut qu'on attende trois ans. Mais si on accorde trois ans à la nature pour se guérir, pourquoi pas quatre, pourquoi pas dix, ou même vingt?

 On a connu des femmes qui ont reçu dix années entières les embrassements de leurs maris sans aucune sensibilité, et qui ensuite ont éprouvé les stimulations les plus violentes. Il peut se trouver des mâles dans ce cas; il y en a eu quelques exemples.

 La nature n'est en aucune de ses opérations si bizarre que dans la copulation de l'espèce humaine; elle est beaucoup plus uniforme dans celle des autres animaux.

 C'est chez l'homme seul que le physique est dirigé et corrompu par le moral; la variété et la singularité de ses appétits et de ses dégoûts est prodigieuse. On a vu un homme qui tombait en défaillance à la vue de ce qui donne des désirs aux autres. Il est encore dans Paris quelques personnes témoins de ce phénomène.

 Un prince, héritier d'une grande monarchie, n'aimait que les pieds. On a dit qu'en Espagne ce goût avait été assez commun. Les femmes, par le soin de les cacher, avaient tourné vers eux l'imagination de plusieurs hommes.

 Cette imagination passive a produit des singularités dont le détail est à peine compréhensible. Souvent une femme, par son incomplaisance, repousse le goût de son mari et déroute la nature. Tel homme qui serait un Hercule avec des facilités, devient un eunuque par des rebuts. C'est à la femme seule qu'il faut alors s'en prendre. Elle n'est pas en droit d'accuser son mari d'une impuissance dont elle est cause. Son mari peut lui dire, Si vous m'aimez, vous devez me faire les caresses dont j'ai besoin pour perpétuer ma race. Si vous ne m'aimez pas, pourquoi m'avez-vous épousé?

 Ceux qu'on appelait les maléficiés étaient souvent réputés ensorcelés. Ces charmes étaient fort anciens. Il y en avait pour ôter aux hommes leur virilité, il en était de contraires pour la leur rendre. Dans Pétrone, Crisis croit que Polienos qui n'a pu jouir de Circé, a succombé sous les enchantements des magiciennes appelées Manicae , et une vieille veut le guérir par d'autres sortilèges.

 Cette illusion se perpétua longtemps parmi nous; on exorcisa au lieu de désenchanter; et quand l'exorcisme ne réussissait pas, on démariait.

 Il s'éleva une grande question dans le droit canon sur les maléficiés. Un homme que les sortilèges empêchaient de consommer le mariage avec sa femme, en épousait une autre et devenait père. Pouvait-il, s'il perdait cette seconde femme, répouser la première? la négative l'emporta suivant tous les grands canonistes, Alexandre de Nevo, André Albéric, Turrecramata, Soto, Ricard, Henriquès, Rozella et cinquante autres.

 On admire avec quelle sagacité les canonistes, et surtout des religieux de moeurs irréprochables, ont fouillé dans les mystères de la jouissance. Il n'y a point de singularité qu'ils n'aient devinée. Ils ont discuté tous les cas où un homme pouvait être impuissant dans une situation, et opérer dans une autre. Ils ont recherché tout ce que l'imagination pouvait inventer pour favoriser la nature: et dans l'intention d'éclaircir ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, ils ont révélé de bonne foi tout ce qui devait être caché dans le secret des nuits. On a pu dire d'eux, nox nocti indicat scientiam .

 Sanchez surtout, a recueilli et mis au grand jour tous ces cas de conscience, que la femme la plus hardie ne confierait qu'en rougissant à la matrone la plus discrète. Il recherche attentivement.

  Utrum liceat extra vas naturale semen emittere.  -- De altera femina cogitare in coïtu cum sua uxore.  -- Seminare consulto separatim.  -- Congredi cum uxore sine spe feminandi.  -- Impotentiae tactibus et illecebris opitulari.  -- Se retrahere quando mulier feminavit.  -- Virgam alibi intromittere dum in vase debito semen effundat, etc .

 Chacune de ces questions en amène d'autres; et enfin, Sanchez va jusqu'à discuter, Utrum Virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto .

 Ces étonnantes recherches n'ont jamais été faites dans aucun lieu du monde que par nos théologiens; et les causes d'impuissance n'ont commencé que du temps de Théodose. Ce n'est que dans la religion chrétienne que les tribunaux ont retenti de ces querelles entre les femmes hardies et les maris honteux.

 Il n'est parlé de divorce dans l'Evangile que pour cause d'adultère. La loi juive permettait au mari de renvoyer celle de ses Deutéron. ch. XXIV, v. 1. femmes qui lui déplaisait, sans spécifier la cause. Si elle ne trouve pas grâce devant ses yeux, cela suffit . C'est la loi du plus fort. C'est le genre humain dans sa pure et barbare nature. Mais d'impuissance, il n'en est jamais question dans les lois juives. Il semble, dit un casuiste, que Dieu ne pouvait permettre qu'il y eût des impuissants chez un peuple sacré qui devait se multiplier comme les sables de la mer, à qui Dieu avait promis par serment de lui donner le pays immense qui est entre le Nil et l'Euphrate, et à qui ses prophètes faisaient espérer qu'il dominerait un jour sur toute la terre. Il était nécessaire pour remplir ces promesses divines que tout digne Juif fût occupé sans relâche au grand oeuvre de la propagation. Il y a certainement de la malédiction dans l'impuissance; le temps n'était pas encore venu de se faire eunuque pour le royaume des cieux.

 Le mariage ayant été dans la suite des temps élevé à la dignité de sacrement, de mystère, les ecclésiastiques devinrent insensiblement les juges de tout ce qui se passait entre mari et femme; et même de tout ce qui ne s'y passait pas.

 Les femmes eurent la liberté de présenter requête pour être embesognées , c'était le mot dont elles se servaient dans notre gaulois; car d'ailleurs on instruisait les causes en latin. Des clercs plaidaient; des prêtres jugeaient. Mais de quoi jugeaient-ils? des objets qu'ils devaient ignorer; et les femmes portaient des plaintes qu'elles ne devaient pas proférer.

 Ces procès roulaient toujours sur ces deux objets. Sorciers qui empêchaient un homme de consommer son mariage, femmes qui voulaient se remarier.

 Ce qui semble très extraordinaire, c'est que tous les canonistes conviennent qu'un mari à qui on a jeté un sort pour le rendre impuissant, [21] ne peut en conscience détruire ce sort, ni même prier le magicien de le détruire. Il fallait absolument du temps des sorciers exorciser. Ce sont des chirurgiens qui ayant été reçus à St Côme, ont le privilège exclusif de vous mettre un emplâtre, et vous déclarent que vous mourrez si vous êtes guéri par la main qui vous a blessé. Il eût mieux valu d'abord se bien assurer si un sorcier peut ôter et rendre la virilité à un homme. On pouvait encore faire une autre observation. Il s'est trouvé beaucoup d'imaginations faibles qui redoutaient plus un sorcier qu'ils n'espéraient en un exorciste. Le sorcier leur avait noué l'aiguillette, et l'eau bénite ne la dénouait pas. Le diable en imposait plus que l'exorcisme ne rassurait.

 Dans les cas d'impuissance dont le diable ne se mêlait pas, les juges ecclésiastiques n'étaient pas moins embarrassés. Nous avons dans les décrétales le titre fameux de frigidis et maleficiatis , qui est fort curieux, mais qui n'éclaircit pas tout.

 Le premier cas discuté par Brocardié ne laisse aucune difficulté; les deux parties conviennent qu'il y en a une impuissante; le divorce est prononcé.

 Le pape Alexandre III décide une question plus délicate. Une Décrétales liv. IV, tit. XV. femme mariée tombe malade. Instrumentum ejus impeditum est . Sa maladie est naturelle; les médecins ne peuvent la soulager; nous donnons à son mari la liberté d'en prendre une autre . Cette décrétale paraît d'un juge plus occupé de la nécessité de la population que de l'indissolubilité du sacrement. Comment cette loi papale est-elle si peu connue? comment tous les maris ne la savent-ils pas par coeur?

 La décrétale d'Innocent III n'ordonne des visites de matrones qu'à l'égard de la femme que son mari a déclarée en justice être trop étroite pour le recevoir? C'est peut-être pour cette raison que la loi n'est pas en vigueur.

 Honorius III ordonne qu'une femme qui se plaindra de l'impuissance du mari, demeurera huit ans avec lui jusqu'à divorce.

 On n'y fit pas tant de façon pour déclarer le roi de Castille Henri IV impuissant dans le temps qu'il était entouré de maîtresses, et qu'il avait de sa femme une fille héritière de son royaume. Mais ce fut l'archevêque de Tolède qui prononça cet arrêt: le pape ne s'en mêla pas.

 On ne traita pas moins mal Alphonse roi de Portugal au milieu du dix-septième siècle. Ce prince n'était connu que par sa férocité, ses débauches et sa force de corps prodigieuse. L'excès de ses fureurs révolta la nation. La reine sa femme, princesse de Nemours, qui voulait le détrôner et épouser l'infant Don Pedre son frère, sentit combien il serait difficile d'épouser les deux frères l'un après l'autre, après avoir couché publiquement avec l'aîné. L'exemple de Henri VIII d'Angleterre l'intimidait: elle prit le parti de faire déclarer son mari impuissant par le chapitre de la cathédrale de Lisbonne en 1667; après quoi elle épousa au plus vite son beau-frère, avant même d'obtenir une dispense du pape.

 La plus grande épreuve à laquelle on ait mis les gens accusés d'impuissance, a été le congrès. Le président Bouhier prétend que ce combat en champ clos fut imaginé en France au quatorzième siècle. Il est sûr qu'il n'a jamais été connu qu'en France.

 Cette épreuve dont on a fait tant de bruit, n'était point ce qu'on imagine. On se persuade que les deux époux procédaient, s'ils pouvaient, au devoir matrimonial sous les yeux des médecins, chirurgiens et sages-femmes. Mais non, ils étaient dans leur lit à l'ordinaire, les rideaux fermés. Les inspecteurs retirés dans un cabinet voisin, n'étaient appelés qu'après la victoire ou la défaite du mari. Ainsi ce n'était au fond qu'une visite de la femme dans le moment le plus propre à juger l'état de la question. Il est vrai qu'un mari vigoureux pouvait combattre et vaincre en présence de témoins. Mais peu avaient ce courage.

 Si le mari en sortait à son honneur, il est clair que sa virilité était démontrée. S'il ne réussissait pas, il est évident que rien n'était décidé, puisqu'il pouvait gagner un second combat; que s'il le perdait il pouvait en gagner un troisième, et enfin un centième.

 On connaît le fameux procès du marquis de Langeais jugé en 1659; (par appel à la chambre de l'édit, parce que lui et sa femme Marie de St Simon étaient de la religion protestante) il demanda le congrès. Les impertinences rebutantes de sa femme le firent succomber. Il présenta un second cartel. Les juges fatigués des cris des superstitieux, des plaintes des prudes et des railleries des plaisants, refusèrent la seconde tentative, qui pourtant était de droit naturel. Puisqu'on avait ordonné un conflit, on ne pouvait légitimement, ce semble, en refuser un autre.

 La chambre déclara le marquis impuissant et son mariage nul, lui défendit de se marier jamais, et permit à sa femme de prendre un autre époux.

 La chambre pouvait-elle empêcher un homme qui n'avait pu être excité à la jouissance par une femme, d'y être excité par une autre? Il vaudrait autant défendre à un convive qui n'aurait pu manger d'une perdrix grise, d'essayer d'une perdrix rouge. Il se maria malgré cet arrêt avec Diane de Navailles, et lui fit sept enfants.

 Sa première femme étant morte, le marquis se pourvut en requête civile à la grand'chambre contre l'arrêt qui l'avait déclaré impuissant, et qui l'avait condamné aux dépens. La grand'chambre sentant le ridicule de tout ce procès et celui de son arrêt de 1659, confirma le nouveau mariage qu'il avait contracté avec Diane de Navailles malgré la cour, le déclara très puissant, refusa les dépens, mais abolit le congrès.

 Il ne resta donc pour juger de l'impuissance des maris que l'ancienne cérémonie de la visite des experts, épreuve fautive à tous égards; car une femme peut avoir été déflorée sans qu'il y paraisse; et elle peut avoir sa virginité avec les prétendues marques de la défloration. Les jurisconsultes ont jugé pendant quatorze cents ans des pucelages, comme ils ont jugé des sortilèges et de tant d'autres cas, sans y rien connaître.

 Le président Bouhier publia l'apologie du congrès quand il fut hors d'usage; il soutint que les juges n'avaient eu le tort de l'abolir que parce qu'ils avaient eu le tort de le refuser pour la seconde fois au marquis de Langeais.

 Mais si ce congrès peut manquer son effet, si l'inspection des parties genitales de l'homme et de la femme peut ne rien prouver du tout, à quel témoignage s'en rapporter dans la plupart des procès d'impuissance? Ne pourrait-on pas répondre, à aucun? ne pourrait-on pas comme dans Athènes remettre la cause à cent ans? Ces procès ne sont que honteux pour les femmes, ridicules pour les maris, et indignes des juges. Le mieux serait de ne les pas souffrir. Mais voilà un mariage qui ne donnera pas de lignée. Le grand malheur! tandis que vous avez dans l'Europe trois cent mille moines et quatre-vingt mille nonnes qui étouffent leur postérité.

 


 

INALIENATION, INALIENABLE. [p. 497]

Le domaine des empereurs romains étant autrefois inaliénable, c'était le sacré domaine; les barbares vinrent, et il fut très aliéné. Il est arrivé même aventure au domaine impérial grec.

 Après le rétablissement de l'empire romain en Allemagne, le sacré domaine fut déclaré inaliénable par les juristes, de façon qu'il ne reste pas aujourd'hui un écu de domaine aux empereurs.

 Tous les rois de l'Europe qui imitèrent autant qu'ils purent les empereurs, eurent leur domaine inaliénable. François I e r , ayant racheté sa liberté par la concession de la Bourgogne, ne trouve point d'autre expédient que de faire déclarer cette Bourgogne incapable d'être aliénée; et il fut assez heureux pour violer son traité et sa parole d'honneur impunément. Suivant cette jurisprudence, chaque prince pouvant acquérir le domaine d'autrui, et ne pouvant jamais rien perdre du sien, tous auraient à la fin le bien des autres; la chose est absurde; donc la loi non restreinte est absurde aussi. Les rois de France et d'Angleterre n'ont presque plus de domaine particulier; les contributions sont leur vrai domaine; mais avec des formes très différentes.

 


 

INCESTE. [p. 498]

Les Tartares , dit l'Esprit des lois, qui peuvent épouser leurs filles, n'épousent jamais leurs mères .

 On ne sait de quels Tartares l'auteur veut parler. Il cite trop souvent au hasard. Nous ne connaissons aujourd'hui aucun peuple depuis la Crimée jusqu'aux frontières de la Chine, où l'on soit dans l'usage d'épouser sa fille. Et s'il était permis à la fille d'épouser son père, on ne voit pas pourquoi il serait défendu au fils d'épouser sa mère.

 Montesquieu cite un auteur nommé Priscus. Il s'appelait Priscus Panetes. C'était un sophiste qui vivait du temps d'Attila, et qui dit qu'Attila se maria avec sa fille Esca selon l'usage des Scythes. Ce Priscus n'a jamais été imprimé, il pourrit en manuscrit dans la bibliothèque du Vatican; et il n'y a que Jornandès qui en fasse mention. Il ne convient pas d'établir la législation des peuples sur de telles autorités. Jamais on n'a connu cette Esca: jamais on n'entendit parler de son mariage avec son père Attila.

 J'avoue que la loi qui prohibe de tels mariages est une loi de bienséance; et voilà pourquoi je n'ai jamais cru que les Perses aient épousé leurs filles. Du temps des Césars, quelques Romains les en accusaient pour les rendre odieux. Il se peut que quelque prince de Perse eût commis un inceste, et qu'on imputât à la nation entière la turpitude d'un seul. C'est peut-être le cas de dire quidquid delirant reges plectuntur achivi .

 Je veux croire qu'il était permis aux anciens Perses de se marier avec leurs soeurs, ainsi qu'aux Athéniens, aux Egyptiens, aux Syriens, et même aux Juifs. De là on aura conclu qu'il était commun d'épouser son père et sa mère. Mais le fait est que le mariage entre cousins est défendu chez les Guèbres aujourd'hui; et ils passent pour avoir conservé la doctrine de leurs pères aussi scrupuleusement que les Juifs. Voyez Tavernier, si pourtant vous vous en rapportez à Tavernier.

 Vous me direz que tout est contradiction dans ce monde; qu'il était défendu par la loi juive de se marier aux deux soeurs, que cela était fort indécent, et que cependant Jacob épousa Rachel du vivant de sa soeur aînée, et que cette Rachel est évidemment le type de l'Eglise catholique, apostolique et romaine. Vous avez raison; mais cela n'empêche pas que si un particulier couchait en Europe avec les deux soeurs, il ne fût grièvement censuré. Pour les hommes puissants constitués en dignité, ils peuvent prendre pour leurs états toutes les soeurs de leurs femmes, et même leurs propres soeurs de père et de mère, selon leur bon plaisir.

 C'est bien pis quand vous aurez à faire avec votre commère ou avec votre marraine; c'était un crime irrémissible par les capitulaires de Charlemagne. Cela s'appelle un inceste spirituel.

 Une Andovère qu'on appelle reine de France, parce qu'elle était femme d'un Chilpéric régule de Soissons, fut vilipendée par la justice ecclésiastique, censurée, dégradée, divorcée, pour avoir tenu son propre enfant sur les fonts baptismaux, et s'être faite ainsi la commère de son propre mari. Ce fut un péché mortel, un sacrilège, un inceste spirituel; elle en perdit son lit et sa couronne. Cela contredit un peu ce que je disais tout à l'heure, que tout est permis aux grands en fait d'amour, mais je parlais de notre temps présent et non pas du temps d'Andovère.

 Quant à l'inceste charnel, lisez l'avocat Vouglan, partie VIII, titre III, chap. IX; il veut absolument qu'on brûle le cousin et la cousine qui auront eu un moment de faiblesse. L'avocat Vouglan est rigoureux. Quel terrible Welche!

 


 

INCUBES. [p. 500]

Y a-t-il eu des incubes et des succubes? tous nos savants jurisconsultes démonographes admettaient également les uns et les autres.

 Ils prétendaient que le diable toujours alerte, inspirait des songes lascifs aux jeunes messieurs et aux jeunes demoiselles; qu'il ne manquait pas de recueillir le résultat des songes masculins, et qu'il le portait proprement et tout chaud dans le réservoir féminin qui leur est naturellement destiné. C'est ce qui produisit tant de héros et de demi-dieux dans l'antiquité.

 Le diable prenait là une peine fort superflue; il n'avait qu'à laisser faire les garçons et les filles. Ils auraient bien sans lui fourni le monde de héros.

 On conçoit les incubes par cette explication du grand Del Rio, de Boguet, et des autres savants en sorcellerie; mais elle ne rend point raison des succubes. Une fille peut faire accroire qu'elle a couché avec un génie, avec un dieu, et que ce dieu lui a fait un enfant. L'explication de Del Rio lui est très favorable. Le diable a déposé chez elle la matière d'un enfant prise du rêve d'un jeune garçon; elle est grosse, elle accouche sans qu'on ait rien à lui reprocher; le diable a été son incube. Mais si le diable se fait succube, c'est tout autre chose; il faut qu'il soit diablesse, il faut que la semence de l'homme entre dans elle; c'est alors cette diablesse qui est ensorcelée par un homme, c'est elle à qui nous faisons un enfant.

 Que les dieux et les déesses de l'antiquité s'y prenaient d'une manière bien plus nette et plus noble! Jupiter en personne avait été l'incube d'Alcmène et de Sémélé. Thétis en personne avait été la succube de Pelée, et Vénus la succube d'Anchise, sans avoir recours à tous les subterfuges de notre diablerie.

 Remarquons seulement que les dieux se déguisaient fort souvent pour venir à bout de nos filles, tantôt en aigle, tantôt en pigeon ou en cygne, en cheval, en pluie d'or; mais les déesses ne se déguisaient jamais; elles n'avaient qu'à se montrer pour plaire. Or je soutiens que si les dieux se métamorphosèrent pour entrer sans scandale dans les maisons de leurs maîtresses, ils reprirent leur forme naturelle dès qu'ils y furent admis. Jupiter ne put jouir de Danaé quand il n'était que de l'or; il aurait été bien embarrassé avec Léda et elle aussi, s'il n'avait été que cygne; mais il redevint dieu, c'est-à-dire, un beau jeune homme; et il jouit.

 Quant à la manière nouvelle d'engrosser les filles par le ministère du diable, nous ne pouvons en douter, car la Sorbonne décida la chose dès l'an 1318.

  Per tales artes et ritus impios et invocationes daemonum, nullus unquam sequatur effectus ministerio daemonum; error .

  C'est une erreur de croire que ces arts magiques et ces invocations des diables soient sans effet .

 Elle n'a jamais révoqué cet arrêt; ainsi nous devons croire aux incubes et aux succubes, puisque nos maîtres y ont toujours cru.

Pag. 104, édition in-4 o .  Il y a bien d'autres maîtres. Bodin, dans son livre des sorciers, dédié à Christophe de Thou, premier président du parlement de Paris, rapporte que Jeanne Hervilier native de Verberie, fut condamnée par ce parlement à être brûlée vive pour avoir prostitué sa fille au diable, qui était un grand homme noir, dont la semence était à la glace. Cela paraît contraire à la nature du diable. Mais enfin notre jurisprudence a toujours admis que le sperme du diable est froid; et le nombre prodigieux des sorcières qu'il a fait brûler si longtemps est toujours convenu de cette vérité.

 Le célèbre Pic de la Mirandole (un prince ne ment point) dit [22] qu'il a connu un vieillard de quatre-vingts ans qui avait couché la moitié de sa vie avec une diablesse, et un autre de soixante et dix qui avait eu le même avantage. Tous deux furent brûlés à Rome. Il ne nous apprend pas ce que devinrent leurs enfants.

 Voilà les incubes et les succubes démontrés.

 Il est impossible du moins de prouver qu'il n'y en a point; car s'il est de foi qu'il y a des diables qui entrent dans nos corps, qui les empêchera de nous servir de femmes, et d'entrer dans nos filles? S'il est des diables, il est probablement des diablesses. Ainsi pour être conséquent, on doit croire que les diables masculins font des enfants à nos filles, et que nous en faisons aux diables féminins.

 Il n'y a jamais eu d'empire plus universel que celui du diable. Qui l'a détrôné? la raison. (Voyez l'article Beker ).

 


 

INFINI. [p. 502]

Qui me donnera une idée nette de l'infini? je n'en ai jamais eu qu'une idée très confuse. N'est-ce pas parce que je suis excessivement fini?

 Qu'est-ce que marcher toujours sans avancer jamais? compter toujours sans faire son compte? diviser toujours pour ne jamais trouver la dernière partie?

 Il semble que la notion de l'infini soit dans le fond du tonneau des Danaïdes.

 Cependant il est impossible qu'il n'y ait pas un infini. Il est démontré qu'une durée infinie est écoulée.

 Commencement de l'être est absurde; car le rien ne peut commencer une chose. Dès qu'un atome existe, il faut conclure qu'il y a quelque être de toute éternité. Voilà donc un infini en durée rigoureusement démontré. Mais qu'est-ce qu'un infini qui est passé, un infini que j'arrête dans mon esprit au moment que je veux? Je dis, Voilà une éternité écoulée; allons à une autre. Je distingue deux éternités, l'une ci-devant, et l'autre ci-après.

 Quand j'y réfléchis, cela me paraît ridicule. Je m'aperçois que j'ai dit une sottise en prononçant ces mots; une éternité est passée, j'entre dans une éternité nouvelle.

 Car au moment que je parlais ainsi, l'éternité durait, la fluente du temps courait. Je ne pourrais la croire arrêtée. La durée ne peut se séparer. Puisque quelque chose a été toujours, quelque chose est et sera toujours.

 L'infini en durée est donc lié d'une chaîne non interrompue. Cet infini se perpétue dans l'instant même où je dis qu'il est passé. Le temps a commencé et finira pour moi; mais la durée est infinie.

 Voilà déjà un infini de trouvé sans pouvoir pourtant nous en former une notion claire.

 On nous présente un infini en espace. Qu'entendez-vous par espace? est-ce un être? est-ce rien?

 Si c'est un être, de quelle espèce est-il? vous ne pouvez me le dire. Si c'est rien , ce rien n'a aucune propriété: et vous dites qu'il est pénétrable, immense! Je suis si embarrassé que je ne puis ni l'appeler néant, ni l'appeler quelque chose.

 Je ne sais cependant aucune chose qui ait plus de propriétés que le rien , le néant. Car en partant des bornes du monde, s'il y en a, vous pouvez vous promener dans le rien, y penser, y bâtir si vous avez des matériaux; et ce rien, ce néant ne pourra s'opposer à rien de ce que vous voudrez faire; car n'ayant aucune propriété il ne peut vous apporter aucun empêchement. Mais aussi puisqu'il ne peut vous nuire en rien, il ne peut vous servir.

 On prétend que c'est ainsi que Dieu créa le monde dans le rien, et de rien. Cela est abstrus; il vaut mieux sans doute penser à sa santé qu'à l'espace infini.

 Mais nous sommes curieux, et il y a un espace. Notre esprit ne peut trouver ni la nature de cet espace, ni sa fin. Nous l'appelons immense , parce que nous ne pouvons le mesurer. Que résulte-t-il de tout cela? que nous avons prononcé des mots.

Etranges questions, qui confondent souvent
Le profond s'Gravesande et le subtil Mairant.

DE L'INFINI EN NOMBRE.

Nous avons beau désigner l'infini arithmétique par un las d'amour en cette façon =symbol code=165 charset=symbol>, nous n'aurons pas une idée plus claire de cet infini numéraire. Cet infini n'est comme les autres que l'impuissance de trouver le bout. Nous appelons l' infini en grand , un nombre quelconque qui surpassera quelque nombre que nous puissions supposer.

 Quand nous cherchons l'infiniment petit, nous divisons; et nous appelons infini une quantité moindre qu'aucune quantité assignable. C'est encore un autre nom donné à notre impuissance.

LA MATIÈRE EST-ELLE DIVISIBLE A L'INFINI?

Cette question revient précisément à notre incapacité de trouver le dernier nombre. Nous pourrons toujours diviser par la pensée un grain de sable, mais par la pensée seulement. Et l'incapacité de diviser toujours ce grain, est appelée infini .

 On ne peut nier que la matière ne soit toujours divisible par le mouvement qui peut la broyer toujours. Mais s'il divisait le dernier atome, ce ne serait plus le dernier, puisqu'on le diviserait en deux. Et s'il était le dernier, il ne serait plus divisible. Et s'il était divisible, où seraient les germes, où seraient les éléments des choses? cela est encore fort abstrus.

DE L'UNIVERS INFINI.

L'univers est-il borné? son étendue est-elle immense? les soleils et les planètes sont-ils sans nombre? quel privilège aurait l'espace qui contient une quantité de soleils et de globes sur une autre partie de l'espace qui n'en contiendrait pas? Que l'espace soit un être ou qu'il soit rien, quelle dignité a eu l'espace où nous sommes pour être préféré à d'autres?

 Si notre univers matériel n'est pas infini, il n'est qu'un point dans l'étendue. S'il est infini, qu'est-ce qu'un infini actuel auquel je puis toujours ajouter par la pensée?

DE L'INFINI EN GÉOMÉTRIE.

On admet en géométrie, comme nous l'avons indiqué, non seulement des grandeurs infinies, c'est-à-dire plus grandes qu'aucune assignable, mais encore des infinis infiniment plus grands les uns que les autres. Cela étonne d'abord notre cerveau qui n'a qu'environ six pouces de long sur cinq de large, et trois de hauteur dans les plus grosses têtes. Mais cela ne veut dire autre chose, sinon qu'un carré plus grand qu'aucun carré assignable l'emporte sur une ligne conçue plus longue qu'aucune ligne assignable, et n'a point de proportion avec elle.

 C'est une manière d'opérer; c'est la manipulation de la géométrie, et le mot d' infini est l'enseigne.

DE L'INFINI EN PUISSANCE EN ACTION EN SAGESSE, EN BONTÉ, &c.

De même que nous ne pouvons nous former aucune idée positive d'un infini en durée, en nombre, en étendue, nous ne pouvons nous en former une en puissance physique, ni même en morale.

 Nous concevons aisément qu'un être puissant arrangea la matière, fit circuler des mondes dans l'espace, forma les animaux, les végétaux, les métaux. Nous sommes menés à cette conclusion par l'impuissance où nous voyons tous ces êtres de s'être arrangés eux-mêmes. Nous sommes forcés de convenir que ce grand Etre existe éternellement par lui-même, puisqu'il ne peut être sorti du néant. Mais nous ne découvrons pas si bien son infini en étendue, en pouvoir, en attributs moraux.

 Comment concevoir une étendue infinie dans un être qu'on dit simple? et s'il est simple, quelle notion pouvons-nous avoir d'une nature simple? Nous connaissons Dieu par ses effets, nous ne pouvons le connaître par sa nature.

 S'il est évident que nous ne pouvons avoir d'idée de sa nature, n'est-il pas évident que nous ne pouvons connaître ses attributs?

 Quand nous disons qu'il est infini en puissance, avons-nous d'autre idée sinon que sa puissance est très grande? Mais de ce qu'il y a des pyramides de six cents pieds de haut, s'ensuit-il qu'on ait pu en construire de la hauteur de six cent milliards de pieds?

 Rien ne peut borner la puissance de l'Etre éternel existant nécessairement par lui-même; d'accord, il ne peut avoir d'antagoniste qui l'arrête. Mais comment me prouverez-vous qu'il n'est pas circonscrit par sa propre nature?

 Tout ce qu'on a dit sur ce grand objet est-il bien prouvé?

 Nous parlons de ses attributs moraux, mais nous ne les avons jamais imaginés que sur le modèle des nôtres; et il nous est impossible de faire autrement. Nous ne lui avons attribué la justice, la bonté etc., que d'après les idées du peu de justice et de bonté que nous apercevons autour de nous.

 Mais au fond, quel rapport de quelques-unes de nos qualités si incertaines et si variables avec les qualités de l'Etre suprême éternel?

 Notre idée de justice n'est autre chose que l'intérêt d'autrui respecté par notre intérêt. Le pain qu'une femme a pétri de la farine dont son mari a semé le froment, lui appartient. Un sauvage affamé lui prend son pain et l'emporte; la femme crie que c'est une injustice énorme: le sauvage dit tranquillement qu'il n'est rien de plus juste, et qu'il n'a pas dû se laisser mourir de faim lui et sa famille pour l'amour d'une vieille.

 Au moins il semble que nous ne pouvons guère attribuer à Dieu une justice infinie, semblable à la justice contradictoire de cette femme et de ce sauvage. Et cependant quand nous disons, Dieu est juste, nous ne pouvons prononcer ces mots que d'après nos idées de justice.

 Nous ne connaissons point de vertu plus agréable que la franchise, la cordialité. Mais si nous allions admettre dans Dieu une franchise, une cordialité infinie, nous risquerions de dire une grande sottise.

 Nous avons des notions si confuses des attributs de l'Etre suprême, que des écoles admettent en lui une prescience, une prévision infinie, qui exclut tout événement contingent, et d'autres écoles admettent une prévision qui n'exclut pas la contingence.

 Enfin, depuis que la Sorbonne a déclaré que Dieu peut faire qu'un bâton n'ait pas deux bouts, qu'une chose peut être à la fois et n'être pas, on ne sait plus que dire. On craint toujours d'avancer une hérésie. [23]

 Ce qu'on peut affirmer sans crainte, c'est que Dieu est infini, et que l'esprit de l'homme est bien borné.

 L'esprit de l'homme est si peu de chose, que Pascal a dit: Croyez-vous qu'il soit impossible que Dieu soit infini et sans parties? Je veux vous faire voir une chose infinie et indivisible; c'est un point mathématique se mouvant partout d'une vitesse infinie, car il est en tous lieux et tout entier dans chaque endroit .

 On n'a jamais rien avancé de plus complètement absurde; et cependant c'est l'auteur des Lettres provinciales qui a dit cette énorme sottise. Cela doit faire trembler tout homme de bon sens.

 


 

INFLUENCE. [p. 507]

Tout ce qui vous entoure, influe sur vous, en physique, en morale. Vous le savez assez.

 Peut-on influer sur un être sans toucher, sans remuer cet être?

 On a démontré enfin cette étonnante propriété de la matière de graviter sans contact, d'agir à des distances immenses.

 Une idée influe sur une idée; chose non moins compréhensible.

 Je n'ai point au mont Krapac le livre de l' Empire du soleil et de la lune , composé par le célèbre médecin Meade qu'on prononce Mid . Mais je sais bien que ces deux astres sont la cause des marées; et ce n'est point en touchant les flots de l'océan qu'ils opèrent ce flux et ce reflux, il est démontré que c'est par les lois de la gravitation.

 Mais quand vous avez la fièvre, le soleil et la lune influent-ils sur vos jours critiques? votre femme n'a-t-elle ses règles qu'au premier quartier de la lune? les arbres que vous coupez dans la pleine lune pourrissaient-ils plus tôt que s'ils avaient été coupés dans le décours? non pas que je sache; mais des bois coupés quand la sève circulait encore, ont éprouvé la putréfaction plus tôt que les autres; et si par hasard c'était en pleine lune qu'on les coupa, on aura dit, C'est cette pleine lune qui a fait tout le mal.

 Votre femme aura eu ses menstrues dans le croissant; mais votre voisine a les siens dans le dernier quartier.

 Les jours critiques de la fièvre que vous avez pour avoir trop mangé, arrivent vers le premier quartier: votre voisin a les siens vers le décours.

 Il faut bien que tout ce qui agit sur les animaux et sur les végétaux agisse pendant que la lune marche.

 Si une femme de Lyon a remarqué qu'elle a eu trois ou quatre fois ses règles les jours que la diligence arrivait de Paris, son apothicaire, homme à système, sera-t-il en droit de conclure que la diligence de Paris a une influence admirable sur les canaux excrétoires de cette dame?

 Il a été un temps où tous les habitants des ports de mer de l'océan, étaient persuadés qu'on ne mourait jamais quand la marée montait, et que la mort attendait toujours le reflux.

 Plusieurs médecins ne manquaient pas de fortes raisons pour expliquer ce phénomène constant. La mer en montant communique aux corps la force qui l'élève. Elle apporte des particules vivifiantes qui raniment tous les malades. Elle est salée, et le sel préserve de la pourriture attachée à la mort. Mais quand la mer s'affaisse et s'en retourne, tout s'affaisse comme elle; la nature languit, le malade n'est plus vivifié, il part avec la marée. Tout cela est bien expliqué, comme on voit, et n'en est pas plus vrai.

 Les éléments, la nourriture, la veille, le sommeil, les passions, ont sur vous de continuelles influences. Tandis que ces influences exercent leur empire sur votre corps, les planètes marchent et les étoiles brillent. Direz-vous que leur marche et leur lumière sont la cause de votre rhume, de votre indigestion, de votre insomnie, de la colère ridicule où vous venez de vous mettre contre un mauvais raisonneur, de la passion que vous sentez pour cette femme?

 Mais la gravitation du soleil et de la lune a rendu la terre un peu plate au pôle, et élève deux fois l'océan entre les tropiques en vingt-quatre heures; donc elle peut régler vos accès de fièvre et gouverner toute votre machine. Attendez au moins que cela soit prouvé, pour le dire.

 Le soleil agit beaucoup sur nous par ses rayons qui nous touchent et qui entrent dans nos pores. C'est là une très sûre et très bénigne influence. Il me semble que nous ne devons admettre en physique aucune action sans contact, jusqu'à ce que nous ayons trouvé quelque puissance bien reconnue qui agisse en distance , comme celle de la gravitation, et comme celle de vos pensées sur les miennes quand vous me fournissez des idées. Hors de là je ne vois jusqu'à présent que des influences de la matière qui touche à la matière.

 Le poisson de mon étang et moi nous existons chacun dans notre séjour. L'eau qui le touche de la tête à la queue agit continuellement sur lui. L'atmosphère qui m'environne et qui me presse, agit sur moi. Je ne dois attribuer à la lune qui est à quatre-vingt-dix mille lieues de moi, rien de ce que je dois naturellement attribuer à ce qui touche sans cesse ma peau. C'est pis que si je voulais rendre la cour de la Chine responsable d'un procès que j'aurais en France. N'allons jamais au loin quand ce que nous cherchons est tout auprès.

 Je vois que le savant M. Menuret est d'un avis contraire dans l'Encyclopédie à l'article Influence . C'est ce qui m'oblige à me défier de tout ce que je viens de proposer. L'abbé de St Pierre disait qu'il ne faut jamais avoir raison, mais dire, Je suis de cette opinion quant à présent .

INFLUENCE DES PASSIONS DES MÈRES SUR LEUR FOETUS.

Je crois, quant à présent, que les affections violentes des femmes enceintes font quelquefois un prodigieux effet sur l'embryon qu'elles portent dans leur matrice, et je crois que je le croirai toujours; ma raison est que je l'ai vu. Si je n'avais pour garant de mon opinion que le témoignage des historiens qui rapportent l'exemple de Marie Stuart et de son fils Jacques I e r , je suspendrais mon jugement, parce qu'il y a deux cents ans entre cette aventure et moi; (ce qui affaiblit ma croyance) parce que je puis attribuer l'impression faite sur le cerveau de Jacques à d'autres causes qu'à l'imagination de Marie. Des assassins royaux, à la tête desquels est son mari, entrent l'épée à la main dans le cabinet où elle soupe avec son amant, et le tuent à ses yeux: la révolution subite qui s'opère dans ses entrailles passe jusqu'à son fruit, et Jacques I e r , avec beaucoup de courage, sentit toute sa vie un frémissement involontaire quand on tirait une épée du fourreau. Il se pourrait après tout que ce petit mouvement dans ses organes eût une autre cause.

 Mais on amène en ma présence, dans la cour d'une femme grosse, un bateleur qui fait danser un petit chien coiffé d'une espèce de toque rouge; la femme s'écrie qu'on fasse retirer cette figure; elle nous dit que son enfant en sera marqué; elle pleure, rien ne la rassure. C'est la seconde fois, dit-elle, que ce malheur m'arrive. Mon premier enfant porte l'empreinte d'une terreur pareille que j'ai éprouvée; je suis faible, je sens qu'il m'arrivera un malheur. Elle n'eut que trop raison. Elle accoucha d'un enfant qui ressemblait à cette figure dont elle avait été tant épouvantée. La toque surtout était très aisée à reconnaître; ce petit animal vécut deux jours.

 Du temps de Mallebranche, personne ne doutait de l'aventure qu'il rapporte de cette femme qui ayant vu rouer un malfaiteur, mit au jour un fils dont les membres étaient brisés aux mêmes endroits où le patient avait été frappé. Tous les physiciens convenaient alors que l'imagination de cette mère avait eu sur son foetus une influence funeste.

 On a cru depuis être plus raffiné; on a nié cette influence. On a dit, Comment voulez-vous que les affections d'une mère aillent déranger les membres du foetus? Je n'en sais rien; mais je l'ai vu. Philosophes nouveaux, vous cherchez en vain comment un enfant se forme, et vous voulez que je sache comment il se déforme!

 


 

INITIATION. [p. 510]

ANCIENS MYSTÈRES.

L'origine des anciens mystères ne serait-elle pas dans cette même faiblesse qui fait parmi nous les confréries, et qui établissait des congrégations sous la direction des jésuites? n'est-ce pas ce besoin d'association qui forma tant d'assemblées secrètes d'artisans dont il ne nous reste presque plus que celle des francs-maçons? Il n'y avait pas jusqu'aux gueux qui n'eussent leurs confréries, leur jargon particulier, dont j'ai vu un petit dictionnaire imprimé au seizième siècle.

 Cette inclination naturelle de s'associer, de se cantonner, de se distinguer des autres, de se rassurer contre eux, produisit probablement toutes ces bandes particulières, toutes ces initiations mystérieuses qui firent ensuite tant de bruit, et qui tombèrent enfin dans l'oubli, où tout tombe avec le temps.

 Que les dieux cabires, les hiérophantes de Samothrace, Isis, Orphée, Cérès-Eleusine me le pardonnent; je soupçonne que leurs secrets sacrés ne méritaient pas au fond plus de curiosité que l'intérieur des couvents de carmes et de capucins.

 Ces mystères étant sacrés, les participants le furent bientôt. Et tant que le nombre fut petit il fut respecté, jusqu'à ce qu'enfin s'étant trop accru, il n'eut pas plus de considération que les barons allemands quand le monde s'est vu rempli de barons.

 On payait son initiation comme tout récipiendaire paie sa bienvenue; mais il n'était pas permis de parler pour son argent. Dans tous les temps ce fut un grand crime de révéler le secret de ces simagrées religieuses. Ce secret sans doute ne méritait pas d'être connu, puisque l'assemblée n'était pas une société de philosophes, mais d'ignorants, dirigés par un hiérophante. On faisait serment de se taire; et tout serment fut toujours un lien sacré. Aujourd'hui même encore nos pauvres francs-maçons jurent de ne point parler de leurs mystères. Ces mystères sont bien plats, mais on ne se parjure presque jamais.

 Diagoras fut proscrit par les Athéniens pour avoir fait de l'hymne secrète d'Orphée un sujet de conversation. Aristote nous apprend [24] qu'Eschyle risqua d'être déchiré par le peuple, ou du moins bien battu, pour avoir donné dans une de ses pièces quelque idée de ces mêmes mystères, auxquels alors presque tout le monde était initié.

 Il paraît qu'Alexandre ne faisait pas grand cas de ces facéties révérées; elles sont fort sujettes à être méprisées par les héros. Il révéla le secret à sa mère Olimpias, mais il lui recommanda de n'en rien dire; tant la superstition enchaîne jusqu'aux héros même.

Hérod. liv. II, ch. XLI.   On frappe dans la ville de Busiris , dit Hérodote, les hommes et les femmes après le sacrifice; mais de dire où on les frappe, c'est ce qui ne m'est pas permis . Il le fait pourtant assez entendre.

 Je crois voir une description des mystères de Cérès-Eleusine dans le poème de Claudien, du rapt de Proserpine, beaucoup plus que dans le sixième livre de l' Enéide . Virgile vivait sous un prince qui joignait à toutes ses méchancetés celle de vouloir passer pour dévot, qui était probablement initié lui-même, pour en imposer au peuple, et qui n'aurait pas toléré cette prétendue profanation. Vous voyez qu'Horace son favori regarde cette révélation comme un sacrilège:

Vetabo qui Cereris sacrum
Vulgarit arcanae sub iisdem
Sit trabibus, vel fragilem mecum
Solvat phazelum .
Je me garderai bien de loger sous mes toits
Celui qui de Cérès a trahi les mystères.

 D'ailleurs, la sibylle de Cumes, et cette descente aux enfers, imitée d'Homère beaucoup moins qu'embellie, la belle prédiction des destins des Césars et de l'empire romain, n'ont aucun rapport aux fables de Cérès, de Proserpine et de Triptolême. Ainsi il est fort vraisemblable que le sixième livre de l' Enéide n'est point une description des mystères. Si je l'ai dit je me dédis; mais je tiens que Claudien les a révélés tout au long. Il florissait dans un temps où il était permis de divulguer les mystères d'Eleusis et tous les mystères du monde. Il vivait sous Honorius dans la décadence totale de l'ancienne religion grecque et romaine, à laquelle Théodose I e r avait déjà porté des coups mortels.

 Horace n'aurait pas craint alors d'habiter sous le même toit avec un révélateur des mystères. Claudien en qualité de poète était de cette ancienne religion, plus faite pour la poésie que la nouvelle. Il peint les facéties des mystères de Cérès telles qu'on les jouait encore révérencieusement en Grèce jusqu'à Théodose II. C'était une espèce d'opéra en pantomimes, tel que nous en avons vu de très amusants, où l'on représentait toutes les diableries du docteur Faustus, la naissance du monde et celle d'Arlequin qui sortaient tous deux d'un gros oeuf aux rayons du soleil. C'est ainsi que toute l'histoire de Cérès et de Prosperine était représentée par tous les mystagogues. Le spectacle était beau; il devait coûter beaucoup; et il ne faut pas s'étonner que les initiés payassent les comédiens. Tout le monde vit de son métier.

 Voici les vers ampoulés de Claudien.

Inferni raptoris equos, afflataque curru
Sidera tenario, caligantesque profundae
Junonis Thalamos audaci promere cantu
Mens congesta jubet. Gressus removete prophani .
Jam furor humanos nostro de pectore sensus
Expulit, et totum spirant praecordia Phoebum .
Jam mihi cernuntur trepidis delubra moveri
Sedibus, et claram dispergere culmina lucem ,
Adventum testata Dei: jam magnus ab imis
Auditur fremitus terris, templumque remugit
Cecropidum, sanctasque faces extollit Eleusis :
Angues Triptolemi strident et squammea curvis
Colla levant attrita jugis, lapsuque sereno
Erecti roseas tendunt ad carmina cristas .
Ecce procul ternis Hecate variata figuris
Exoritur, lenisque simul procedit Iacchus ,
Crinali florens hedera, quem Parthica velat
Tigris, et auratos in nodum colligit angues .
Je vois les noirs coursiers du fier dieu des enfers;
Ils ont percé la terre, ils font mugir les airs.
Voici ton lit fatal, ô triste Proserpine!
Tous mes sens ont frémi d'une fureur divine;
Le temple est ébranlé jusqu'en ses fondements;
L'enfer a répondu par ses mugissements:
Cérès a secoué ses torches menaçantes;
D'un nouveau jour qui luit les clartés renaissantes
Annoncent Proserpine à nos regards contents.
Triptolême la suit. Dragons obéissants
Traînez sur l'horizon son char utile au monde.
Hécate des enfers fuyez la nuit profonde.
Brillez, reine des temps. Et toi, divin Bacchus,
Bienfaiteur adoré de cent peuples vaincus,
Que ton superbe thyrse amène l'allégresse.

 Chaque mystère avait ses cérémonies particulières, mais tous admettaient les veilles, les vigiles, où les garçons et les filles ne perdirent pas leur temps. Et ce fut en partie ce qui décrédita à la fin ces cérémonies nocturnes, instituées pour la sanctification. On abrogea ces cérémonies de rendez-vous en Grèce dans le temps de la guerre du Péloponèse. On les abolit à Rome dans la jeunesse de Cicéron, dix-huit ans avant son consulat. Elles étaient si dangereuses que dans l' Aulularia de Plaute, Liconide dit à Euclion, Je vous avoue que dans une vigile de Cérès je fis un enfant à votre fille .

 Notre religion qui purifia beaucoup d'instituts païens en les adoptant, sanctifia le nom d'initiés, les fêtes nocturnes, les vigiles qui furent longtemps en usage, mais qu'on fut enfin obligé de défendre quand la police fut introduite dans le gouvernement de l'Eglise, longtemps abandonnée à la piété et au zèle qui tenaient lieu de police.

 La formule principale de tous les mystères était partout, Sortez, profanes . Les chrétiens prirent aussi dans les premiers siècles cette formule. Le diacre disait, Sortez, catéchumènes, possédés, et tous les non-initiés .

 C'est en parlant du baptême des morts que St Chrysostome dit, Je voudrais m'expliquer clairement, mais je ne le puis qu'aux initiés. On nous met dans un grand embarras. Il faut ou être inintelligibles, ou publier les secrets qu'on doit cacher .

 On ne peut désigner plus clairement la loi du secret et l'initiation. Tout est tellement changé que si vous parliez aujourd'hui d'initiation à la plupart de vos prêtres, à vos habitués de paroisse, il n'y en aurait pas un qui vous entendît, excepté ceux qui par hasard auraient lu ce chapitre.

 Vous verrez dans Minutius Felix les imputations abominables dont les païens chargeaient les mystères chrétiens. On reprochait aux initiés de ne se traiter de frères et de soeurs que pour profaner ce nom sacré; [25] ils baisaient, disait-on, les parties génitales de leurs prêtres; (comme on en use encore avec les santons d'Afrique) ils se souillaient de toutes les turpitudes dont on a depuis flétri les Templiers. Les uns et les autres étaient accusés d'adorer une espèce de tête d'âne.

 Nous avons vu que les premières sociétés chrétiennes se reprochaient tour à tour les plus inconcevables infâmies. Le prétexte de ces calomnies mutuelles était ce secret inviolable que chaque société faisait de ses mystères. C'est pourquoi dans Minutius Felix, Caecilius l'accusateur des chrétiens s'écrie, Pourquoi cachent-ils avec tant de soin ce qu'ils font et ce qu'ils adorent? l'honnêteté veut le grand jour, le crime seul cherche les ténèbres. Cur occultare et abscondere quidquid colunt magnopere nituntur? cum honesta semper publico gaudeant, scelera secreta sint .

 Il n'est pas douteux que ces accusations universellement répandues, n'aient attiré aux chrétiens plus d'une persécution. Dès qu'une société d'hommes, quelle qu'elle soit est accusée par la voix publique, en vain l'imposture est avérée, on se fait un mérite de persécuter les accusés.

 Comment n'aurait-on pas eu les premiers chrétiens en horreur quand St Epiphane lui-même les charge des plus exécrables imputations? Il assure que les chrétiens phibionites offraient à trois cent soixante et cinq anges la semence qu'ils répandaient sur les filles et sur les garçons; [26] et qu'après être parvenus sept cent trente fois à cette turpitude, ils s'écriaient, Je suis le Christ.

 Selon lui, ces mêmes phibionites, les gnostiques et les stratiotistes, hommes et femmes répandant leur semence dans les mains Pag. 38. Nous vous offrons le corps de Jésus-Christ. Ils l'avalaient ensuite, et disaient, C'est le corps de Christ, c'est la Pâque. Les femmes qui avaient leurs ordinaires en remplissaient aussi leurs mains; et disaient, C'est le sang du Christ.

Feuillet 46 au revers.  Les carpocratiens, selon le même Père de l'Eglise, commettaient le péché de sodomie dans leurs assemblées, et abusaient de toutes les parties du corps des femmes, après quoi ils faisaient des opérations magiques.

Page 49.  Les cérinthiens ne se livraient pas à ces abominations, mais ils étaient persuadés que Jésus-Christ était fils de Joseph.

Feuillet 62 au revers.  Les ébionites, dans leur évangile, prétendaient que St Paul ayant voulu épouser la fille de Gamaliel, et n'ayant pu y parvenir, s'était fait chrétien dans sa colère, et avait établi le christianisme pour se venger.

 Toutes ces accusations ne parvinrent pas d'abord au gouvernement. Les Romains firent peu d'attention aux querelles et aux reproches mutuels de ces petites sociétés de Juifs, de Grecs, d'Egyptiens, cachées dans la populace, de même qu'aujourd'hui à Londres le parlement ne s'embarrasse point de ce que font les mennonites, les piétistes, les anabaptistes, les millénaires, les moraves, les méthodistes. On s'occupe d'affaires plus pressantes, et on ne porte des yeux attentifs sur ces accusations secrètes que lorsqu'elles paraissent enfin dangereuses par leur publicité.

 Elles parvinrent avec le temps aux oreilles du sénat, soit par les Juifs qui étaient les ennemis implacables des chrétiens, soit par les chrétiens eux-mêmes; et de là vint qu'on imputa à toutes les sociétés chrétiennes les crimes dont quelques-unes étaient accusées. De là vint que leurs initiations furent calomniées si longtemps. De là vinrent les persécutions qu'ils essuyèrent. Ces persécutions mêmes les obligèrent à la plus grande circonspection; ils se cantonnèrent, ils s'unirent, ils ne montrèrent jamais leurs livres qu'à leurs initiés. Nul magistrat romain, nul empereur n'en eut jamais la moindre connaissance, comme on l'a déjà prouvé. La Providence augmenta pendant trois siècles leur nombre et leurs richesses, jusqu'à ce qu'enfin Constance-Clore les protégea ouvertement, et Constantin son fils embrassa leur religion.

 Cependant les noms d' initiés et de mystères subsistèrent, et on les cacha aux gentils autant qu'on le put. Pour les mystères des gentils, ils durèrent jusqu'au temps de Théodose.

 


 

INNOCENS. [p. 516]

MASSACRE DES INNOCENS.

Quand on parle du massacre des innocents, on n'entend ni les Vêpres siciliennes, ni les matines de Paris, connues sous le nom de St Barthélemi, ni les habitants du nouveau monde égorgés parce qu'ils n'étaient pas chrétiens, ni les autodafés d'Espagne et de Portugal, etc. etc. etc. On entend d'ordinaire les petits enfants qui furent tués dans la banlieue de Bethléem par ordre d'Hercule le Grand, et qui furent ensuite transportés à Cologne, où l'on en trouve encore.

 Toute l'Eglise grecque a prétendu qu'ils étaient au nombre de quatorze mille.

 Les difficultés élevées par les critiques sur ce point d'histoire, ont toutes été résolues par les sages et savants commentateurs.

 On a incidenté sur l'étoile qui conduisit les mages du fond de l'Orient à Jérusalem. On a dit que le voyage étant long, l'étoile avait dû paraître fort longtemps sur l'horizon. Que cependant aucun historien, excepté St Matthieu, n'a jamais parlé de cette étoile extraordinaire; que si elle avait brillé si longtemps dans le ciel, Hérode et toute sa cour, et tout Jérusalem devaient l'avoir aperçue, aussi bien que ces trois mages ou ces trois rois; que par conséquent Hérode n'avait pas pu s'informer diligemment de ces rois en quel temps ils avaient vu cette étoile . Que si ces trois rois avaient fait des présents d'or, de myrrhe et d'encens à l'enfant nouveau-né, ses parents auraient dû être fort riches; qu'Hérode n'avait pas pu croire que cet enfant né dans une étable à Bethléem fût roi des Juifs, puisque ce royaume appartenait aux Romains, et était un don de César; que si trois rois des Indes venaient aujourd'hui en France, conduits par une étoile, et s'arrêtaient chez une femme de Vaugirard, on ne ferait pourtant jamais croire au roi régnant que le fils de cette villageoise fût roi de France.

 On a répondu pleinement à ces difficultés, qui sont les préliminaires du massacre des innocents; et on a fait voir que ce qui est impossible aux hommes, n'est pas impossible à Dieu.

 A l'égard du carnage des petits enfants, soit que le nombre ait été de quatorze mille, ou plus, ou moins grand, on a montré que cette horreur épouvantable et unique dans le monde, n'était pas incompatible avec le caractère d'Hérode; qu'à la vérité ayant été confirmé roi de Judée par Auguste, il ne pouvait rien craindre d'un enfant né de parents obscurs et pauvres dans un petit village; mais qu'étant attaqué alors de la maladie dont il mourut, il pouvait avoir le sang tellement corrompu qu'il en eût perdu la raison et l'humanité; qu'enfin tous ces événements incompréhensibles, qui préparaient des mystères plus incompréhensibles, étaient dirigés par une providence impénétrable.

 On objecte que l'historien Joseph presque contemporain, et qui a raconté toutes les cruautés d'Hérode, n'a pourtant pas plus parlé du massacre des petits enfants que de l'étoile des trois rois. Que ni Philon le Juif, ni aucun autre Juif, ni aucun Romain n'en ont rien dit; que même trois évangélistes ont gardé un profond silence sur ces objets importants. On répond que St Matthieu les a annoncés, et que le témoignage d'un homme inspiré est plus fort que le silence de toute la terre.

 Les censeurs ne se sont pas rendus; ils ont osé reprendre St Matthieu lui-même sur ce qu'il dit que ces enfants furent massacrés, afin que les paroles de Jérémie fussent accomplies. Une voix s'est entendue dans Rama, une voix de pleurs et de gémissements, Rachel pleurant ses fils et ne se consolant point parce qu'ils ne sont plus .

 Ces paroles historiques, disent-ils, s'étaient accomplies à la lettre dans la tribu de Benjamin, descendante de Rachel, quand Nabuzardan fit périr une partie de cette tribu vers la ville de Rama. Ce n'était pas plus une prédiction, disent-ils, que ne le sont ces mots, il sera appelé Nazaréen. Et il vint demeurer dans une ville nommée Nazareth, afin que s'accomplît ce qui a été dit par les prophètes, il sera appelé Nazaréen . Ils triomphent de ce que ces mots ne se trouvent dans aucun prophète, de même qu'ils triomphent de ce que Rachel pleurant les Benjamites dans Rama n'a aucun rapport avec le massacre des innocents sous Hérode.

 Ils osent prétendre que ces deux allusions étant visiblement fausses, sont une preuve manifeste de la fausseté de cette histoire; ils concluent qu'il n'y eut ni massacre des enfants, ni étoile nouvelle, ni voyage des trois rois.

 Ils vont bien plus loin; ils croient trouver une contradiction aussi grande entre le récit de St Matthieu et celui de St Luc, qu'entre les deux généalogies rapportées par eux. (Voyez l'article Contradiction .) St Matthieu dit que Joseph et Marie transportèrent Jésus en Egypte, de crainte qu'il ne fût enveloppé dans le massacre. St Luc au contraire dit, qu'après avoir accompli toutes les cérémonies de la loi, Joseph et Marie retournèrent à Nazareth leur ville, et qu'ils allaient tous les ans à Jérusalem pour célébrer la pâque .

 Or, il fallait trente jours avant qu'une accouchée se purifiât, et accomplît toutes les cérémonies de la loi. C'eût été exposer pendant ces trente jours l'enfant à périr dans la proscription générale. Et si ses parents allèrent à Jérusalem accomplir les ordonnances de la loi, ils n'allèrent donc pas en Egypte.

 Ce sont là les principales objections des incrédules. Elles sont assez réfutées par la croyance des Eglises grecque et latine. S'il fallait continuellement éclaircir les doutes de tous ceux qui lisent l'Ecriture, il faudrait passer sa vie entière à disputer sur tous les articles. Rapportons-nous-en plutôt à nos maîtres, à l'université de Salamanque, quand nous serons en Espagne; à celle de Coïmbre, si nous sommes en Portugal; à la Sorbonne en France, à la sacrée congrégation dans Rome. Soumettons-nous toujours de coeur et d'esprit à ce qu'on exige de nous pour notre bien.

 


 

INSTINCT. [p. 519]

Instinctus, impulsus, impulsion ; mais quelle puissance nous pousse?

 Tout sentiment est instinct .

 Une conformité secrète de nos organes avec les objets forme notre instinct.

 Ce n'est que par instinct que nous faisons mille mouvements involontaires: de même que c'est par instinct que nous sommes curieux, que nous courons après la nouveauté, que la menace nous effraie, que le mépris nous irrite, que l'air soumis nous apaise, que les pleurs nous attendrissent.

 Nous sommes gouvernés par l'instinct, comme les chats et les chèvres. C'est encore une ressemblance que nous avons avec les animaux: ressemblance aussi incontestable que celle de notre sang, de nos besoins, des fonctions de notre corps.

 Notre instinct n'est jamais aussi industrieux que le leur; il n'en approche pas. Dès qu'un veau, un agneau est né, il court à la mamelle de sa mère: l'enfant périrait, si la sienne ne lui donnait pas son mamelon, en le serrant dans ses bras.

 Jamais femme, quand elle est enceinte ne fut déterminée invinciblement par la nature à préparer de ses mains un joli berceau d'osier pour son enfant, comme une fauvette en fait un avec son bec et ses pattes. Mais le don que nous avons de réfléchir, joint aux deux mains industrieuses, dont la nature nous a fait présent, nous élève jusqu'à l'instinct des animaux, et nous place avec le temps infiniment au-dessus d'eux, soit en bien soit en mal: proposition condamnée par messieurs de l'ancien parlement, et par la Sorbonne, grands philosophes naturalistes, et qui ont beaucoup contribué, comme on sait, à la perfection des arts.

 Notre instinct nous porte d'abord à rosser notre frère qui nous chagrine, si nous sommes colères et si nous nous sentons plus forts que lui. Ensuite notre raison sublime nous fait inventer les flèches, l'épée, la pique, et enfin le fusil, avec lesquels nous tuons notre prochain.

 L'instinct seul nous porte tous également à faire l'amour: amor omnibus idem ; mais Virgile, Tibulle et Ovide le chantent.

 C'est par le seul instinct qu'un jeune manoeuvre s'arrête avec admiration et respect devant le carrosse surdoré d'un receveur des finances. La raison vient au manoeuvre; il devient commis, il se polit, il vole, il devient grand seigneur à son tour; il éclabousse ses anciens camarades, mollement étendu dans un char plus doré que celui qu'il admirait.

 Qu'est-ce que cet instinct qui gouverne tout le règne animal, et qui est chez nous fortifié par la raison, ou réprimé par l'habitude? Est-ce divinae particula aurae ? Oui, sans doute, c'est quelque chose de divin; car tout l'est. Tout est l'effet incompréhensible d'une cause incompréhensible. Tout est déterminé par la nature. Nous raisonnons de tout; et nous ne nous donnons rien.

 


 

INTÉRÊT. [p. 521]

Nous n'apprendrons rien aux hommes nos confrères quand nous leur dirons qu'ils font tout par intérêt. Quoi! c'est par intérêt que ce malheureux fakir se tient tout nu au soleil, chargé de fers, mourant de faim, mangé de vermine et la mangeant? Oui sans doute, nous l'avons dit ailleurs; il compte aller au dix-huitième ciel, et il regarde en pitié celui qui ne sera reçu que dans le neuvième.

 L'intérêt de la Malabare qui se brûle sur le corps de son mari est de le retrouver dans l'autre monde, et d'y être plus heureuse que ce fakir. Car avec leur métempsycose les Indiens ont un autre monde; ils font comme nous; ils admettent les contradictoires.

 Avez-vous connaissance de quelque roi ou de quelque république qui ait fait la guerre ou la paix, ou des édits, ou des conventions par un autre motif que celui de l'intérêt?

 A l'égard de l'intérêt de l'argent, consultez dans le grand Dictionnaire encyclopédique cet article de M. d'Alembert pour le calcul, et celui de M. Boucher pour la jurisprudence. Osons ajouter quelques réflexions.

 1 o . L'or et l'argent sont-ils une marchandise? Oui; l'auteur de l'Esprit des lois n'y pense pas lorsqu'il dit, Livre XXII, ch. XIX. l' argent qui est le prix des choses se loue et ne s'achète pas .

 Il se loue et s'achète. J'achète de l'or avec de l'argent, et de l'argent avec de l'or; et le prix en change tous les jours chez toutes les nations commerçantes.

 La loi de la Hollande est qu'on paiera les lettres de change en argent monnayé du pays et non en or, si le créancier l'exige. Alors j'achète de la monnaie d'argent, et je la paie ou en or, ou en drap, ou en blé, ou en diamants.

 J'ai besoin de monnaie, ou de blé, ou de diamants pour un an: le marchand de blé, de monnaie ou de diamants, me dit: ‘Je pourrais pendant cette année vendre avantageusement ma monnaie, mon blé, mes diamants. Evaluons à quatre, à cinq, à six pour cent, selon l'usage du pays, ce que vous me faites perdre. Vous me rendrez par exemple, au bout de l'année vingt et un carats de diamants pour vingt que je vous prête, vingt et un sacs de blé pour vingt; vingt et un mille écus pour vingt mille écus. Voilà l'intérêt. Il est établi chez toutes les nations par la loi naturelle; le taux dépend de la loi particulière du pays. A Rome on prête sur gages à deux et demi pour cent suivant la loi, et on vend vos gages si vous ne payez pas au temps marqué. Je ne prête point sur gages et je ne demande que l'intérêt usité en Hollande. Si j'étais à la Chine, je vous demanderais l'intérêt en usage à Macao et à Kanton.'

 2 o . Pendant qu'on fait ce marché à Amsterdam, arrive de St Magloire un janséniste; (et le fait est très vrai, il s'appelait l'abbé des Issarts) ce janséniste dit au négociant hollandais, Prenez garde, vous vous damnez; l'argent ne peut produire de l'argent, nummus nummum non parit . Il n'est permis de recevoir l'intérêt de son argent que lorsqu'on veut bien perdre le fonds. Le moyen d'être sauvé est de faire un contrat avec monsieur; et pour vingt mille écus que vous ne reverrez jamais, vous et vos hoirs recevrez pendant toute l'éternité mille écus par an.

 Vous faites le plaisant, répond le Hollandais; vous me proposez là une usure qui est tout juste un infini du premier ordre. J'aurais déjà reçu moi ou les miens mon capital au bout de vingt ans, le double en quarante, le quadruple en quatre-vingts; vous voyez bien que c'est une série infinie. Je ne puis d'ailleurs prêter que pour douze mois, et je me contente de mille écus de dédommagement.

L'ABBÉ DES ISSARTS

J'en suis fâché pour votre âme hollandaise. Dieu défendit aux Juifs de prêter à intérêt; et vous sentez bien qu'un citoyen d'Amsterdam doit obéir ponctuellement aux lois du commerce, données dans un désert à des fugitifs errants qui n'avaient aucun commerce.

LE HOLLANDAIS

Cela est clair, tout le monde doit être Juif; mais il me semble que la loi permet à la horde hébraïque la plus forte usure avec les étrangers; et cette horde y fit très bien ses affaires dans la suite.

 D'ailleurs, il fallait que la défense de prendre de l'intérêt de Juif à Juif fût bien tombée en désuétude, puisque notre Seigneur Jésus prêchant à Jérusalem, dit expressément, que l'intérêt était de son temps à cent pour cent. Car dans la parabole des talents il dit, que le serviteur qui avait reçu cinq talents en gagna cinq autres dans Jérusalem, que celui qui en avait deux en gagna deux, et que le troisième qui n'en avait eu qu'un, qui ne le fit point valoir, fut mis au cachot par le maître pour n'avoir point fait travailler son argent chez les changeurs. Or ces changeurs étaient Juifs, donc c'était de Juif à Juif qu'on exerçait l'usure à Jérusalem; donc cette parabole tirée des moeurs du temps, indique manifestement que l'usure était à cent pour cent. Lisez St Matthieu chap. XXV; il s'y connaissait, il avait été commis de la douane en Galilée. Laissez-moi achever mon affaire avec monsieur, et ne me faites perdre ni mon argent, ni mon temps.

L'ABBÉ DES ISSARTS

Tout cela est bel et bon; mais la Sorbonne a décidé que le prêt à intérêt est un péché mortel.

LE HOLLANDAIS

Vous vous moquez de moi, mon ami, de citer la Sorbonne à un négociant d'Amsterdam. Il n'y a aucun de ces raisonneurs qui ne fasse valoir son argent quand il le peut à cinq ou six pour cent, en achetant sur la place des billets des fermes, des actions de la compagnie des Indes, des rescriptions, des billets du Canada. Le clergé de France en corps emprunte à intérêt. Dans plusieurs provinces de France on stipule l'intérêt avec le principal. D'ailleurs, l'université d'Oxford et celle de Salamanque ont décidé contre la Sorbonne; c'est ce que j'ai appris dans mes voyages. Ainsi, nous avons dieux contre dieux. Encore une fois ne me rompez pas la tête davantage.

L'ABBÉ DES ISSARTS

Monsieur, monsieur, les méchants ont toujours de bonnes raisons à dire. Vous vous perdez, vous dis-je. Car l'abbé de St Cyran qui n'a point fait de miracles, et l'abbé Pâris qui en a fait à St Médard. . .

 3 o . Alors le marchand impatienté chassa l'abbé des Issarts de son comptoir; et, après avoir loyalement prêté son argent au denier vingt, alla rendre compte de sa conversation aux magistrats, qui défendirent aux jansénistes de débiter une doctrine si pernicieuse au commerce.

 Messieurs, leur dit le premier échevin, de la grâce efficace tant qu'il vous plaira; de la prédestination tant que vous en voudrez; de la communion aussi peu que vous voudrez, vous êtes les maîtres; mais gardez-vous de toucher aux lois de notre Etat.

 


 

INTOLÉRANCE. [p. 514]

Lisez l'article Intolérance dans le grand Dictionnaire encyclopédique. Lisez le livre de la Tolérance composé à l'occasion de l'affreux assassinat de Jean Calas, citoyen de Toulouse; et si après cela vous admettez la persécution en matière de religion, comparez-vous hardiment à Ravaillac. Vous savez que ce Ravaillac était fort intolérant.

 Voici la substance de tous les discours que tiennent les intolérants.

 Quoi! monstre, qui seras brûlé à tout jamais dans l'autre monde, et que je ferai brûler dans celui-ci dès que je le pourrai, tu as l'insolence de lire de Thou et Bayle qui sont mis à l'index à Rome? Quand je te prêchais de la part de Dieu que Samson avait tué mille Philistins avec une mâchoire d'âne, ta tête plus dure que l'arsenal dont Samson avait tiré ses armes, m'a fait connaître par un léger mouvement de gauche à droite que tu n'en croyais rien. Et quand je disais que le diable Asmodée qui tordit le cou par jalousie aux sept maris de Saraï chez les Mèdes, était enchaîné dans la haute Egypte, j'ai vu une petite contraction de tes lèvres nommée en latin cachinnus , me signifier que dans le fond de l'âme l'histoire d'Asmodée t'était en dérision.

 Et vous Isaac Newton; Fréderic le Grand roi de Prusse, électeur de Brandebourg; Jean Locke; impératrice de Russie victorieuse des Ottomans; Jean Milton; bienfaisant monarque de Dannemarck; Shakespear; sage roi de Suède; Leibnitz; auguste maison de Brunsvick; Tillotson; empereur de la Chine; parlement d'Angleterre; conseil du Grand Mogol, vous tous enfin qui ne croyez pas un mot de ce que j'ai enseigné dans mes cahiers de théologie, je vous déclare que je vous regarde tous comme des païens ou comme des commis de la douane, ainsi que je vous l'ai dit souvent pour le buriner dans votre dure cervelle. Vous êtes des scélérats endurcis; vous irez tous dans la géhenne où le ver ne meurt point, et où le feu ne s'éteint point; car j'ai raison, et vous avez tous tort; car j'ai la grâce, et vous ne l'avez pas. Je confesse trois dévotes de mon quartier, et vous n'en confessez pas une. J'ai fait des mandements d'évêques, et vous n'en avez jamais fait; j'ai dit des injures des halles aux philosophes, et vous les avez protégés, ou imités, ou égalés; j'ai fait de pieux libelles diffamatoires farcis des plus infâmes calomnies, et vous ne les avez jamais lus. Je dis la messe tous les jours en latin pour douze fous, et vous n'y assistez pas plus que Cicéron, Caton, Pompée, César, Horace et Virgile n'y ont assisté. Par conséquent, vous méritez qu'on vous coupe le poing; qu'on vous arrache la langue; qu'on vous mette à la torture et qu'on vous brûle à petit feu; car Dieu est miséricordieux.

 Ce sont là, sans en rien retrancher, les maximes des intolérants, et le précis de tous leurs livres. Avouons qu'il y a plaisir à vivre avec ces gens-là.

Fin du tome troisième.

 


 

Notes

[56] Le cheval de bois était une machine semblable à ce qu'on appela depuis le bélier. C'était une longue poutre, terminée en tête de cheval: elle fut conservée en Grèce, et Pausanias dit qu'il l'a vue.

[57] Dans le Dictionnaire encyclopédique, l'auteur de l'article théologique Enfer, semble se méprendre étrangement, en citant le Deutéronome au chapitre XXXII, v. 22 et suivants; il n'y est pas plus question d'enfer que de mariage et de danse. On fait parler Dieu ainsi, ‘Ils m'ont provoqué dans celui qui n'était pas leur Dieu, et ils m'ont irrité dans leurs vanités; et moi je les provoquerai dans celui qui n'est pas mon peuple, et je les irriterai dans une nation folle. -- Un feu s'est allumé dans ma fureur, et il brûlera jusqu'au bord du souterrain, et il dévorera la terre avec ses germes, et il brûlera les racines des montagnes. -- J'accumulerai les maux sur eux; je viderai sur eux mes flèches; je les ferai mourir de faim; les oiseaux les dévoreront d'une morsure amère; j'enverrai contre eux les dents des bêtes avec la fureur des reptiles et des serpents. Le glaive les dévastera au-dehors, et la frayeur au-dedans, eux et les garçons, et les filles, et les enfants à la mamelle avec les vieillards.'

 Y a-t-il là, s'il vous plaît, rien qui désigne des châtiments après la mort? des herbes sèches, des serpents qui mordent, des filles et des enfants qu'on tue, ressemblent-ils à l'enfer? N'est-il pas honteux de tronquer un passage pour y trouver ce qui n'y est pas? Si l'auteur s'est trompé on lui pardonne; s'il a voulu tromper il est inexcusable.

[58] Il est évident qu'alors on prononçait tous les oi rudement, prenoit, démenoit , ordonnait, et non pas ordonnait, démenait, prenait puisque ces terminaisons rimaient avec voit. Il est évident encore qu'on se permettait les bâillements, les hiatus.

[59] Moitié vraie, c'est beaucoup.

[60] On a placé ici ces vers d'Hésiode, qui sont dans le texte, avant la création de Pandore.

[61] Mot pour mot: Nor fear'd least dinner cool'd.

[62] Il y a dans plusieurs éditions, Restore us and regaind. J'ai choisi cette leçon comme la plus naturelle. Il y a dans l'original, La première désobéissance de l'homme, etc. Chantez, muse céleste. Mais cette inversion ne peut être adoptée dans notre langue.

[63] La Motte, tome iv, page 308.

[64] Voyez à l'article Lois les grands changements faits depuis en Russie. Voyez aussi quelques méprises de Montesquieu.

[65] Cette anecdote est rapportée par le traducteur de l'Essai sur l'entendement humain, tom.IV , pag. 175.

[66] Caractèresde La Bruière, chap. des ouvrages de l'esprit.

[67] Philon, De la vie contemplative.

[68] Continuation des pensées diverses, article CXXIV.

[69] Voyez la Divination de Cicéron citée à l'article.

[1] Il est prouvé que la peuplade hébraïque n'arriva en Palestine que dans un temps où le Canaan avait déjà d'assez puissantes villes; Tyr, Sidon, Berith, florissaient. Il est dit que Josué détruisit Jérico et la ville des lettres, des archives, des écoles appelée Cariath Sepher; donc les Juifs n'étaient alors que des étrangers qui portaient le ravage chez des peuples policés.

[2] Hist. du ciel, tom. II, pag. 398.

[3] Lettre très instructive du jésuite Constantin au jésuite Souciet, dix-neuvième recueil.

[4] L. VII et X. Voyez l'article Amour dans lequel on a déjà indiqué cette bévue.

[5] Dissertation de Le Cat sur le fluide des nerfs, pag. 36.

[6] Ceci était écrit en 1736.

[7] Son mémoire est dans le Journal littéraire.

[8] Vers d'une épître de Jean-Baptiste Rousseau à Racine fils de Jean Racine.

[9] Ode de Malherbe. Mais pourquoi Richelieu ne guérissait-il pas Malherbe de la maladie de faire des vers si plats?

[10]Cet Olonois fut pris et mangé depuis par les sauvages.

[11] Voici quelques-unes de ces maximes détestables qu'on ne doit jamais étaler sur le théâtre.

Mais, Seigneur, sans compter ce qu'on appelle crime,
Quoi! toujours des serments esclaves malheureux,
Notre honneur dépendra d'un vain respect pour eux.
Pour moi que touche peu cet honneur chimérique,
J'appelle à ma raison d'un joug si tyrannique.
Me venger et régner, voilà mes souverains;
Tout le reste pour moi n'a que des titres vains.
De froids remords voudraient en vain y mettre obstacle;
Je ne consulte plus que ce superbe oracle.

(Tragédie de Xerxes. )

Quelles plates et extravagantes atrocités! appeler à sa raison d'un joug; mes souverains sont me venger et régner; de froids remords qui veulent mettre obstacle à ce superbe oracle! quelle foule de barbarismes et d'idées barbares!

[12] Sa réputation de bon écrivain était si bien établie, que la Bruïère dit dans ses Caractères, Capys croit écrire comme Bouhours ou Rabutin.

[13] Cité de Dieu, liv. IX, ch. XII, pag. 324, traduction de Giri.

[14] Scène II du premier acte de la vie et de la mort de Henri IV.

[15] Si ce voyageur avait passé dans ce même pays deux ans après, il aurait vu cette infâme coutume abolie.

[16] Voyez les conciles de Constantinople à l'article Concile.

[17] Histoire de l'Eglise quatrième siècle.

[18] Il paraît peu vraisemblable que les autres chrétiens les aient appelés ébionites pour faire entendre qu'ils étaient pauvres d'entendement. On prétend qu'ils croyaient Jésus fils de Joseph.

[19] Cérinthe et les siens disaient que Jésus n'était devenu Christ qu'après son baptême. Cérinthe fut le premier auteur de la doctrine du règne de mille ans, qui fut embrassée par tant de Pères de l'Eglise.

[20] Descartes Traité des passions.

[21] Voyez Pontas empêchement de l'impuissance.

[22] In libro de promotione.

[23] Histoire de l'université par Duboulai.

[24]Suidas Athenagoras Meursius éleus.

[25] Minutius Felix, page 22, édition in-4 o.

[26] Epiphane édition de Paris 1574, pag. 40.

[27] Ce fait est avéré par toutes les relations.

[41] Opuscule d'un abbé d'Etrée, du village d'Etrée.

[42] L'avocat Marchant auteur du Testament politique d'un académicien, libelle odieux.