Montesquieu (1689-1755) |
[Created: 31 May, 2023]
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De l' Esprit ses Lois. Nouvelle Édition, Revue, corrigée, & considérablement augmentéé par l' Auteur. (Londres, MDCCLXXVII (1777). 4 vols.http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Montesquieu/EspritLois/1777-Garnier/EdL2.html
,Charles Louis de Secondat baron Montesquieu, De l' Esprit ses Lois. Nouvelle Édition, Revue, corrigée, & considérablement augmentéé par l' Auteur. (Londres, MDCCLXXVII (1777). Vol. 2.
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[II-33]
Les revenus de l’état sont une portion que chaque citoyen donne de son bien, pour avoir la sureté de l’autre, ou pour en jouir agréablement.
Pour bien fixer ces revenus, il faut avoir égard & aux nécessités de [II-34] l’état, & aux nécessités des citoyens. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des besoins de l’état imaginaires.
Les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions & les foiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d’un projet extraordinaire, l’envie malade d’une vaine gloire, & une certaine impuissance d’esprit contre les fantaisies. Souvent ceux qui avec un esprit inquiet étoient sous le prince à la tête des affaires, ont pensé que les besoins de l’état étoient les besoins de leurs petites ames.
Il n’y a rien que la sagesse & la prudence doivent plus régler, que cette portion qu’on ôte, & cette portion qu’on laisse aux sujets.
Ce n’est point à ce que le peuple peut donner, qu’il faut mesurer les revenus publics, mais à ce qu’il doit donner : Et si on les mesure à ce qu’il peut donner, il faut que ce soit du moins à ce qu’il peut toujours donner.
[II-35]
On a vu dans certaines monarchies que de petits pays, exempts de tributs, étoient aussi misérables que les lieux qui tout autour en étoient accablés. La principale raison est, que le petit état entouré ne peut avoir d’industrie, d’arts, ni de manufactures, parce qu’à cet égard il est gêné de mille manieres par le grand état dans lequel il est enclavé. Le grand état qui l’entoure, a l’industrie, les manufactures & les arts ; & il fait des réglements qui lui en procurent tous les avantages. Le petit état devient donc nécessairement pauvre, quelque peu d’impôts qu’on y leve.
On a pourtant conclu de la pauvreté de ces petits pays, que, pour que le peuple fût industrieux il falloit des charges pesantes. On auroit mieux fait d’en conclure qu’il n’en faut pas. Ce sont tous les misérables des environs qui se retirent dans ces lieux-là, pour ne rien [II-36] faire : déjà découragés par l’accablement du travail, ils font consister toute leur félicité dans leur paresse.
L’effet des richesse d’un pays, c’est de mettre de l’ambition dans tous les cœurs. L’effet de la pauvreté, est d’y faire naître le désespoir. La premiere s’irrite par le travail, l’autre se console par la paresse.
La nature est juste envers les hommes, elle les récompense de leurs peines ; elle les rend laborieux, parce qu’à de plus grands travaux elle attache de plus grandes récompenses. Mais si un pouvoir arbitraire ôte les récompenses de la nature, on reprend le dégout pour le travail, & l’inaction paroît être le seul bien.
[II-36]
L’esclavage de la glebe s’établit quelquefois après une conquête. Dans ce cas, l’esclave qui cultive doit être le colon-partiaire du maitre. Il n’y a qu’une société de perte & de gain qui [II-37] puisse réconcilier ceux qui sont destinés à travailler, avec ceux qui sont destinés à jouir.
[II-37]
Lorsqu’une république a réduit une nation à cultiver les terres pour elle, on n’y doit point souffrir que le citoyen puisse augmenter le tribut de l’esclave. On ne le permettoit point à Lacédémone : on pensoit que les Elotes [1] cultiveroient mieux les terres, lorsqu’ils fauroient que leur servitude n’augmenteroit pas ; on croyoit que les maîtres seroient meilleurs citoyens, lorsqu’ils ne desireroient que ce qu’ils avoient coutume d’avoir.
[↑] Plutarque.
[II-37]
Lorsque, dans une monarchie, la noblesse fait cultiver les terres à son profit par le peuple conquis, il faut [II-38] encore que la redevance ne puisse augmenter [1] . De plus, il est bon que le prince se contente de son domaine & du service militaire. Mais s’il veut lever les tributs en argent sur les esclaves de sa noblesse, il faut que le seigneur soit garant [2] du tribut, qu’il le paye pour les esclaves & le reprenne sur eux : Et si l’on ne suit pas cette regle, le seigneur & ceux qui levent les revenus du prince vexeront l’esclave tour à tour, & le reprendront l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il perisse de misere, ou fuie dans les bois.
[↑] C’est ce qui fit faire à Charlemagne ses belles institutions là-dessus. Voyez le livre V des Capitulaires, art. 503.
[↑] Cela se pratique ainsi en Allemagne
[II-38]
Ce que je viens de dire est encore plus indispensable dans l’état despotique. Le seigneur qui peut à tous les instans être dépouillé de ses terres & de ses esclaves, n’est pas si porté à les conserver.
Pierre premier, voulant prendre la [II-39] pratique d’Allemagne & lever ses tributs en argent, fit un réglement très-sage que l’on fait encore en Russie. Le gentilhomme leve la taxe sur les paysans, & la paye au czar. Si le nombre des paysans diminue, il paye tout de même ; si le nombre augmente, il ne paye pas davantage : il est donc intéressé à ne point vexer ses paysans.
[II-39]
Lorsque dans un état tous les particuliers sont citoyens, que chacun y possede par son domaine ce que le prince y possede par son empire, on peut mettre des impôts sur les personnes, sur les terres, ou sur les marchandises ; sur deux de ces choses, ou sur les trois ensemble.
Dans l’impôt de la personne, la proportion injuste seroit celle qui suivroit exactement la proportion des biens. On avoit divisé à Athenes [1] les citoyens en quatre classes. Ceux qui retiroient de leurs biens cinq cents mesures de fruits [II-40] liquides ou secs, payoient au public un talent ; ceux qui en retiroient trois cents mesures, devoient un demi-talent ; ceux qui avoient deux cens mesures, payoient dix mines, ou la sixieme partie d’un talent ; ceux de la quatrieme classe ne donnoient rien. La taxe étoit juste, quoiqu’elle ne fût point proportionnelle ; si elle ne suivoit pas la proportion des biens, elle suivoit la proportion des besoins. On jugea que chacun avoit un nécessaire physique égal, que ce nécessaire physique ne devoit point être taxé ; que l’utile venoit ensuite, & qu’il devoit être taxé, mais moins que le superflu ; que la grandeur de la taxe sur le superflu empêchoit le superflu.
Dans la taxe sur les terres, on fait des rôles où l’on met les diverses classes des fonds. Mais il est très-difficile de connoître ces différences, & encore plus de trouver des gens qui ne soient point intéressés à les méconnoître. Il y a donc là deux sortes d’injustices; l’injustice de l’homme, & l’injustice de la chose. Mais si en général la taxe n’est point excessive, si on laisse au peuple un nécessaire abondant, ces injustices particulieres ne feront rien. Que si au contraire on ne [II-41] laisse au peuple que ce qu’il lui faut à la rigueur pour vivre, la moindre disproportion sera de la plus grande conséquence.
Que quelques citoyens ne payent pas assez, le mal n’est pas grand ; leur aisance revient toujours au public : que quelques particuliers payent trop, leur ruine se tourne contre le public. Si l’état proportionne sa fortune à celle des particuliers, l’aisance des particuliers fera bientôt monter sa fortune. Tout dépend du moment : L’état commencera-t-il par appauvrir les sujets pour s’enrichir ? ou attendra-t-il que des sujets & leur aise l’enrichissent ? Aura-t-il le premier avantage ? ou le second ? Commencera-t-il par être riche ? ou finira-t-il par l’être ?
Les droits sur les marchandises sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu’on ne leur fait pas une demande formelle. Ils peuvent être si sagement ménagés, que le peuple ignorera presque qu’il les paye. Pour cela, il est d’une grande conséquence que ce soit celui qui vend la marchandise, qui paye le droit. Il sait bien qu’il ne paye pas pour lui ; & l’acheteur, qui dans le fond paye, le confond avec le prix. Quelques auteurs [II-42] ont dit que Néron avoit ôté le droit du vingt-cinquieme des esclaves qui le vendoient [2] ; il n’avoit pourtant fait qu’ordonner que ce seroit le vendeur qui le payeroit, au lieu de l’acheteur : ce réglement qui laissoit tout l’impôt, parut l’ôter.
Il y a deux royaumes en Europe où l’on a mis des impôts très-forts sur les boissons : dans l’un le brasseur seul paye le droit ; dans l’autre, il est levé indifféremment sur tous les sujets qui consomment. Dans le premier, personne ne sent la rigueur de l’impôt ; dans le second, il est regardé comme onéreux : dans celui-là, le citoyen ne sent que la liberté qu’il y a de ne pas payer ; dans celui-ci, il ne sent que la nécessité qui l’y oblige.
D’ailleurs, pour que le citoyen paye, il faut des recherches perpétuelles dans sa maison. Rien n’est plus contraire à la liberté : & ceux qui établissent ces sortes d’impôts, n’ont pas le bonheur d’avoir à cet égard rencontré la meilleure sorte d’administration.
[↑] Pollux, liv. VIII. chap. X. art. 130.
[↑] Vectigal quintæ & vicessmæ venalium mancipiorum remissum specie magis quam vi ; quia cum venditor pendere juberetur, in partent pretii, emptoribus accrescebat. Tacite, Annales, liv. XIII.
[II-43]
Pour que le prix de la chose & le droit puisse se confondre dans la tête de celui qui paye, il faut qu’il y ait quelque rapport entre la marchandise & l’impôt, & que, sur une denrée de peu de valeur, on ne mette pas un droit excessif. Il y a des pays où le droit excede de dix-sept fois la valeur de la marchandise. Pour lors, le prince ôte l’illusion à ses sujets : ils voient qu’ils sont conduits d’une maniere qui n’est pas raisonnable ; ce qui leur fait sentir leur servitude au dernier point.
D’ailleurs, pour que le prince puisse lever un droit si disproportionné à la valeur de la chose, il faut qu’il vende lui-même la marchandise, & que le peuple ne puisse l’aller acheter ailleurs ; ce qui est sujet à mille inconvéniens.
La fraude étant dans ce cas très-lucrative, la peine naturelle, celle que la raison demande, qui est la confiscation de la marchandise, devient incapable de l’arrêter ; d’autant plus que cette [II-44] marchandise est pour l’ordinaire d’un prix très-vil. Il faut donc avoir recours à des peines extravagantes, & pareilles à celles que l’on inflige pour les plus grands crimes. Toute la proportion des peines est ôtée. Des gens qu’on ne sauroit regarder comme des hommes méchans, sont punis comme des scélérats ; ce qui est la chose du monde la plus contraire à l’esprit du gouvernement modéré.
J’ajoute que plus on met le peuple en occasion de frauder le traitant, plus on enrichit celui-ci, & on appauvrit celui-là. Pour arrêter la fraude, il faut donner aux traitans des moyens de vexations extraordinaires, & tout est perdu.
[II-44]
Nous parlerons en passant, d’un impôt établi dans quelques états sur les diverses clauses des contrats civils. Il faut pour se défendre du traitant, de grandes connoissances, ces choses étant sujettes à des discussions subtiles. Pour lors, le traitant, interprete des réglemens du prince, exerce un pouvoir [II-45] arbitraire sur les fortunes. L’expérience a fait voir qu’un impôt sur le papier sur lequel le contrat doit s’écrire, vaudroit beaucoup mieux.
[II-45]
Les tributs doivent être très-légers dans le gouvernement despotique. Sans cela, qui est-ce qui voudroit prendre la peine d’y cultiver les terres ? & de plus, comment payer de gros tributs, dans un gouvernement qui ne supplée par rien à ce que le sujet a donné ?
Dans le pouvoir étonnant du prince, & l’étrange foiblesse du peuple, il faut qu’il ne puisse y avoir d’équivoques sur rien. Les tributs doivent être si faciles à percevoir, & si clairement établis, qu’ils ne puissent être augmentés ni diminués par ceux qui les levent : une portion dans les fruits de la terre, une taxe par tête, un tribut de tant pour cent sur les marchandises, sont les seuls convenables.
Il est bon, dans le gouvernement [II-46] despotique, que les marchands ayent une sauve-garde personnelle, & que l’usage les fasse respecter : sans cela ils seroient trop foibles dans les discussions qu’ils pourroient avoir avec les officiers du prince.
[II-46]
C’est une chose particuliere aux peines fiscales, que contre la pratique générale, elles sont plus séveres en Europe qu’en Asie. En Europe, on confisque les marchandises, quelquefois même les vaisseaux & les voitures ; en Asie, on ne fait ni l’un ni l’autre. C’est qu’en Europe, le marchand a des juges qui peuvent le garantir de l’oppression ; en Asie, les juges despotiques seroient eux-mêmes les oppresseurs. Que feroit le marchand contre un bacha qui auroit résolu de confisquer ses marchandises ?
C’est la vexation qui se surmonte elle-même, & se voit contrainte à une certaine douceur. En Turquie, on ne leve qu’un seul droit d’entrée ; après quoi, tout le pays est ouvert aux marchands.
[II-47] Les déclarations fausses n’emportent ni confiscation ni augmentation de droits. On n’ouvre [1] point à la Chine les ballots des gens qui ne sont pas marchands. La fraude chez le Mogol, n’est point punie par la confiscation, mais par le doublement du droit. Les princes [2] Tartares, qui habitent des villes dans l’Asie, ne levent presque rien sur les marchandises qui passent. Que si, au Japon, le crime de fraude dans le commerce est un crime capital, c’est qu’on a des raisons pour défendre toute communication avec les étrangers ; & que la fraude [3] y est plutôt une contravention aux lois faites pour la sureté de l’état, qu’à des lois de commerce.
[↑] Du Halde, tome II, p. 37.
[↑] Histoire des Tattars, troisieme partie, p. 290.
[↑] Voulant avoir un commerce avec les étrangers sans se communiquer avec eux, ils ont choisi deux nations ; la Hollandoise, pour le commerce de l’Europe ; & la Chinoise, pour celui de l’Asie : ils tiennent dans une espece de prison les facteurs & les matelots, & les gênent jusqu’à faire perdre patience.
[II-48]
Regle générale : on peut lever des tributs plus forts, à proportion de la liberté des sujets ; & l’on est forcé de les modérer, à mesure que la servitude augmente. Cela a toujours été, & cela sera toujours. C’est une regle tirée de la nature, qui ne varie point ; on la trouve par tous les pays, en Angleterre, en Hollande, & dans tous les états où la liberté va se dégradant jusqu’en Turquie. La Suisse semble y déroger, parce qu’on ne paye point de tributs : mais on en fait la raison particuliere, & même elle confirme ce que je dis. Dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers & le pays est si peuplé, qu’un Suisse paye quatre fois plus à la nature, qu’un Turc ne paye au Sultan.
Un peuple dominateur, tel qu’étoient les Athéniens & les Romains, peut s’affranchir de tout impôt, parce qu’il regne sur des nations sujettes. Il ne paye pas pour lors à proportion de sa liberté ; [II-49] parce qu’à cet égard il n’est pas un peuple, mais un monarque.
Mais la regle générale reste toujours. Il y a, dans les états modérés, un dédommagement pour la pesanteur des tributs ; c’est la liberté. Il y a dans les états [1] despotiques, un équivalent pour la liberté ; c’est la modicité des tributs.
Dans de certaines monarchies en Europe, on voit des provinces [2] qui, par la nature de leur gouvernement politique, sont dans un meilleur état que les autres. On s’imagine toujours qu’elles ne payent pas assez, parce que, par un effet de la bonté de leur gouvernement, elles pourroient payer davantage ; & il vient toujours dans l’esprit de leur ôter ce gouvernement même qui produit ce bien qui se communique, qui se répand au loin, & dont il vaudroit bien mieux jouir.
[↑] En Russie, les tributs sont médiocres : on les a augmentés depuis que le despotisme y est plus modéré. Voyez l’histoire des Tattars, deuxieme partie.
[↑] Les pays d’états.
[II-50]
On peut augmenter les tributs dans la plupart des républiques ; parce que le citoyen, qui croit payer à lui-même, a la volonté de les payer, & en a ordinairement le pouvoir par l’effet de la nature du gouvernement.
Dans la monarchie on peut augmenter les tributs ; parce que la modération du gouvernement y peut procurer des richesses : c’est comme la récompense du prince, à cause du respect qu’il a pour les lois. Dans l’état despotique, on ne peut pas les augmenter ; parce qu’on ne peut pas augmenter la servitude extrême.
[II-50]
L’impôt par tête est plus naturel à la servitude ; l’impôt sur les marchandises est plus naturel à la liberté, parce [II-51] qu’il se rapporte d’une maniere moins directe à la personne.
Il est naturel au gouvernement despotique, que le prince ne donne point d’argent à sa milice ou aux gens de sa cour, mais qu’il leur distribue des terres, & par conséquent qu’on y leve peu de tributs. Que si le prince donne de l’argent, le tribut le plus naturel qu’il puisse lever est un tribut par tête. Ce tribut ne peut être que très-modique : car, comme on n’y peut pas faire diverses classes considérables, à cause des abus qui en résulteroient, vu l’injustice & la violence du gouvernement, il faut nécessairement se régler sur le taux de ce que peuvent payer les plus miserables.
Le tribut naturel au gouvernement modéré, est l’impôt sur les marchandises. Cet impôt étant réellement payé par l’acheteur, quoique le marchand l’avance, est un prêt que le marchand a déjà fait à l’acheteur : ainsi il faut regarder le négociant, & comme le débiteur général de l’état, & comme le créancier de tous les particuliers. Il avance à l’état le droit que l’acheteur lui payera quelque jour ; & il a payé, pour l’acheteur, [II-52] le droit qu’il a payé pour la marchandise. On sent donc que plus le gouvernement est modéré, que plus l’esprit de liberté regne, que plus les fortunes ont de sureté, plus il est facile au marchand d’avancer à l’état, & de prêter au particulier des droits considérables. En Angleterre, un marchand prête réellement à l’état cinquante ou soixante livres sterling à chaque tonneau de vin qu’il reçoit. Quel est le marchand qui oseroit faire une chose de cette espece dans un pays gouverné comme la Turquie ? & quand il l’oseroit faire, comment le pourroit-il, avec une fortune suspecte, incertaine, ruinée ?
[II-52]
Ces grands avantages de la liberté ont fait que l’on a abusé de la liberté même. Parce que le gouvernement modéré a produit d’admirables effets, on a quitté cette modération : parce qu’on a tiré de grands tributs, on en a voulu tirer d’excessifs : & méconnoissant la main de la liberté qui faisoit ce present, [II-53] on s’est adressé à la servitude qui refuse tout.
La liberté a produit l’excès des tributs : mais l’effet de ces tributs excessifs est de produire à leur tour la servitude ; & l’effet de la servitude, de produire la diminution des tributs.
Les monarques de l’Asie ne font guere d’édits que pour exempter chaque année de tributs quelque province de leur empire [1] : les manifestations de leur volonté sont des bienfaits. Mais en Europe, les édits des princes affligent même avant qu’on les ait vus, parce qu’ils y parlent toujours de leurs besoins, & jamais des nôtres.
D’une impardonnable nonchalance, que les ministres de ces pays-là tiennent du gouvernement & souvent du climat, les peuples tirent cet avantage, qu’ils ne sont point sans cesse accablés par de nouvelles demandes. Les dépenses n’y augmentent point, parce qu’on n’y fait point de projets nouveaux : & si par hasard on y en fait, ce sont des projets dont on voit la fin, & non des projets commencés. Ceux qui gouvernent l’état ne le tourmentent pas, parce qu’ils [II-54] ne se tourmentent pas sans cesse eux-mêmes. Mais, pour nous, il est impossible que nous ayons jamais de regles dans nos finances, parce que nous savons toujours que nous ferons quelque chose, & jamais ce que nous ferons.
On n’appelle plus parmi nous un grand ministre celui qui est le sage dispensateur des revenus publics ; mais celui qui est homme d’industrie, & qui trouve ce qu’on appelle des expédiens.
[↑] C’est l’usage des empereurs de la Chine.
[II-54]
Ce furent ces tributs [1] excessifs qui donnerent lieu à cette étrange facilité que trouverent les Mahométans dans leurs conquêtes. Les peuples, au lieu de cette suite continuelle de vexations que l’avarice subtile des empereurs avoit imaginées, se virent soumis à un tribut simple, payé aisément, reçu de même ; plus heureux d’obéir à une nation barbare qu’à un gouvernement [II-55] corrompu, dans lequel ils souffroient tous les inconvéniens d’une liberté qu’ils n’avoient plus, avec toutes les horreurs d’une servitude présente.
[↑] Voyez, dans l’histoire, la grandeur, la bizarrerie, & même la folie de ces tributs. Anastase en imagina un pour respirer l’air : ut quisque pro haustu aëris penderet.
[II-55]
Une maladie nouvelle s’est répandue en Europe ; elle a saisi nos princes, & leur fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublemens, & elle devient nécessairement contagieuse : car si-tôt qu’un état augmente ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs ; de façon qu’on ne gagne rien par-là, que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourroit avoir, si ses peuples étoient en danger d’être exterminés ; & on nomme paix cet état [1] d’effort de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seroient dans la situation où sont les trois [II-56] puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auroient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses & le commerce de tout l’univers, & bientôt, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats, & nous serons comme des Tartares [2] .
Les grands princes, non contens d’acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances ; c’est-à-dire, presque toujours à perdre leur argent.
La fuite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des tributs : & ce qui prévient tous les remedes à venir, on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n’est pas inoui de voir des états hypothéquer leur fonds pendant la paix même ; & employer pour se ruiner, des moyens qu’ils appellent extraordinaires, & qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine.
[↑] Il est vrai que c’est cet état d’effort qui maintient principalement l’équilibre, parce qu’il éreinte les grandes puissances.
[↑] Il ne faut pour cela, que faire valoir la nouvelle invention des milices établies dans presque toute l’Europe, & les porter au même excès que l’on a fait les troupes réglées.
[II-57]
La maxime des grands empires d’orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devroit bien être portée dans les états monarchiques. Il y en a bien où elle est établie : mais elle accable plus que si elle n’y étoit pas, parce que le prince n’en levant ni plus ni moins, tout l’état devient solidaire. Pour soulager un village qui paye mal, on charge un autre qui paye mieux ; on ne rétablit point le premier, on détruit le second. Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer de peur des exactions, & le danger de payer crainte des surcharges.
Un état bien gouverné doit mettre, pour le premier article de sa dépense, une somme réglée pour les cas fortuits. Il en est du public comme des particuliers, qui se ruinent lorsqu’ils dépensent exactement les revenus de leurs terres.
À l’égard de la solidité entre les habitans du même village, on a dit [1] , [II-58] qu’elle étoit raisonnable, parce qu’on pouvoit supposer un complot frauduleux de leur part : mais où a-t-on pris que, sur des suppositions, il faille établir une chose injuste par elle-même & ruineuse pour l’état ?
[↑] Voyez le traité des finances des Romains, ch. II. imprimé à Paris, chez Briasson, 1740.
[II-58]
La régie est l’administration d’un bon pere de famille, qui leve lui-même avec économie & avec ordre ses revenus.
Par la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie, il épargne à l’état les profits immenses des fermiers, qui l’appauvrissent d’une infinité de manieres. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites qui l’affligent. Par la régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directement au prince, & par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince épargne [II-59] au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des réglemens funestes pour l’avenir.
Comme celui qui a l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le prince même ; il n’est pas législateur, mais il le force à donner des lois.
J’avoue qu’il est quelquefois utile de commencer par donner à ferme un droit nouvellement établi : il y a un art & des inventions pour prévenir les fraudes, que l’intérêt des fermiers leur suggere, & que les regisseurs n’auroient pu imaginer ; or le systême de la levée étant une fois fait par le fermier, on peut avec succès établir la régie. En Angleterre, l’administration de l’accise & du revenu des postes, telle qu’elle est aujourd’hui, a été empruntée des fermiers.
Dans les républiques, les revenus de l’état sont presque toujours en régie. L’établissement contraire fut un grand vice du gouvernerment de Rome [1] .
[II-60] Dans les états despotiques, où la régie est établie, les peuples sont infiniment plus heureux ; témoin la Perse & la Chine [2] . Les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme ses ports de mer & ses villes de commerce. L’histoire des monarchies est pleine des maux faits par les traitans.
Néron indigné des vexations des publicains, forma le projet impossible & magnanime d’abolir tous les impôts. Il n’imagina point la régie : il fit [3] quatre ordonnances ; que les lois faites contre les publicains, qui avoient été jusques-là tenues secretes, seroient publiées ; qu’ils ne pourroient plus exiger ce qu’ils avoient négligé de demander dans l’année ; qu’il y auroit un préteur établi pour juger leurs prétentions sans formalité ; que les marchands ne payeroient rien pour les navires. Voilà les beaux jours de cet empereur.
[↑] César fut obligé d’ôter les publicains de la province d’Asie, & d’y établir une autre sorte d’administration, comme nous l’apprenons de Dion. Et Tacite nous dit que la Macédoine & l’Achaïe, provinces qu’Auguste avoit laissées au peuple Romain, & qui par conséquent étoient gouvernées sur l’ancien plan, obtinrent d’être du nombre de celles que l’empereur gouvernoit par ses officiers.
[↑] Voyez Chardin, voyage de Perse, tom. VI.
[↑] Tacite, annales liv. XIII.
[II-61]
Tout est perdu, lorsque la profession lucrative des traitans parvient encore par ses richesses à être une profession honorée. Cela peut être bon dans les états despotiques, où souvent leur emploi est une partie des fonctions des gouverneurs eux-mêmes. Cela n’est pas bon dans la république ; & une chose pareille détruisit la république Romaine. Cela n’est pas meilleur dans la monarchie ; rien n’est plus contraire à l’esprit de ce gouvernement. Un dégoût saisit tous les autres états ; l’honneur y perd toute sa considération, les moyens lents & naturels de se distinguer ne touchent plus, & le gouvernement est frappé dans son principe.
On vit bien dans les temps passés des fortunes scandaleuses ; c’étoit une des calamités des guerres de cinquante ans : mais pour lors, ces richesses furent regardées comme ridicules ; & nous les admirons.
Il y a un lot pour chaque profession.
[II-62] Le lot de ceux qui levent les tributs est les richesses ; & les récompenses de ces richesses, sont les richesses mêmes. La gloire & l’honneur sont pour cette noblesse qui ne connoît, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l’honneur & la gloire. Le respect & la considération sont pour ces ministres & ces magistrats qui, ne trouvant que le travail après le travail, veillent nuit & jour pour le bonheur de l’empire.
[II-63]
S’il est vrai que le caractere de l’esprit & les passions du cœur soient extrêmement différentes dans les divers climats, les lois doivent être relatives & à la différence de ces passions & à la différence de ces caracteres.
[II-63]
L’air froid [1] resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps ; cela augmente leur ressort, & [II-64] favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur [2] de ces mêmes fibres ; il augmente donc encore par-là leur force. L’air chaud au contraire relâche les extrémités des fibres, & les alonge ; il diminue donc leur force & leur ressort.
On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur & la réaction des extrémités des fibres s’y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, & réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connoissance de sa supériorité, c’est-à-dire, moins de désir de la vengeance ; plus d’opinion de sa sureté, c’est-à-dire, plus de franchise, moins de soupçons, de politique & de ruses. Enfin, cela doit faire des caracteres bien différens. Mettez un homme dans un lieu chaud & enfermé ; il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très-grande. Si dans cette circonstance on va lui proposer une [II-65] action hardie, je crois qu’on l’y trouvera très-peu disposé ; sa foiblesse présente mettra un découragement dans son ame ; il craindra tout, parce qu’il sentira qu’il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides, comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux, comme le sont les jeunes gens. Si nous faisons attention aux dernieres [3] guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, & dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin, nous sentirons bien que les peuples du nord transportés dans les pays du midi [4] , n’y ont pas fait d’aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissoient de tout leur courage.
La force des fibres des peuples du nord, fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des alimens. Il en résulte deux choses : l’une que les parties du chyle, ou de la lymphe, sont plus propres, par leur grande surface, à être appliquées sur les fibres & à les nourrir : l’autre, qu’elles [II-66] sont moins propres, par leur grossiéreté à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps, & peu de vivacité.
Les nerfs qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau, sont chacun un faisceau de nerfs : ordinairement ce n’est pas tout le nerf qui est remué, c’en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds, où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis, & exposés à la plus petite action des objets les plus foibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré, & les mamelons comprimés ; les petites houpes sont en quelque façon paralytiques ; la sensation ne passe guere au cerveau, que lorsqu’elle est extrêmement forte, & qu’elle est de tout le nerf ensemble. Mais c’est d’un nombre infini de petites sensations que dépendent l’imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité.
J’ai observé le tissu extérieur d’une langue de mouton, dans l’endroit où elle paroît à la simple vue couverte de mamelons. J’ai vu avec un microscope, sur ces mamelons, de petits poils ou une espece de duvet ; entre les [II-67] mamelons, étoient des pyramides, qui formoient par le bout comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.
J’ai fait geler la moitié de cette langue ; & j’ai trouvé, à la simple vue, les mamelons considérablement diminués ; quelques rangs même de mamelons s’étoient enfoncés dans leur gaine : j’en ai examiné le tissu avec le microscope, je n’ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s’est dégelée, les mamelons a la simple vue ont paru se relever ; & au microscope, les petites houpes ont commencé à reparoître.
Cette observation confirme ce que j’ai dit, que, dans les pays froids, les houpes nerveuses sont moins épanouies : elles s’enfoncent dans leurs gaines, où elles sont à couvert de l’action des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.
Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourroit les distinguer, [II-68] pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J’ai vu les opéras d’Angleterre & d’Italie ; ce sont les mêmes pièces & les mêmes acteurs : mais la même musique produit des effets si differens sur les deux nations, l’une est si calme, & l’autre si transportée, que cela paroît inconcevable.
Il en sera de même de la douleur : elle est excitée en nous par le déchirement de quelque fibre de notre corps. L’auteur de la nature a établi que cette douleur seroit plus forte, à mesure que le dérangement seroit plus grand : or il est évident que les grands corps & les fibres grossieres des peuples du nord sont moins capables de dérangement, que les fibres délicates des peuples des pays chauds ; l’ame y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite, pour lui donner du sentiment.
Avec cette délicatesse d’organes que l’on a dans les pays chauds, l’ame est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l’union des deux sexes ; tout conduit à cet objet.
Dans les climats du nord, à peine le physique de l’amour a-t-il la force de se [II-69] rendre bien sensible ; dans les climats tempérés, l’amour accompagne de mille accessoires, se rend agréable par des choses, qui d’abord semblent être lui-même, & ne sont pas encore lui ; dans les climats plus chauds, on aime l’amour pour lui-même, il est la cause unique du bonheur, il est la vie.
Dans les pays du midi, une machine délicate, foible, mais sensible, se livre à un amour qui, dans un sérail, naît & se calme sans cesse ; ou bien à un amour, qui laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du nord, une machine saine & bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité & de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays [II-70] tempérés, vous verrez des peuples inconstans dans leurs manieres, dans leurs vices mêmes, & dans leurs vertus : le climat n’y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes.
La chaleur du climat peut être si excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y sera le bonheur ; la plupart des châtimens y seront moins difficiles à soutenir, que l’action de l’ame ; & la servitude moins insupportable, que la force d’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même.
[↑] Cela paroît même à la vue : dans le froid on paroît plus maigre.
[↑] On sait qu’il raccourcit le fer.
[↑] Celles pour la succession d’Espagne.
[↑] En Espagne, pas exemple
[II-70]
Les Indiens [1] sont naturellement sans courage, les enfans [2] mêmes des Européens nés aux Indes, perdent [II-71] celui de leur climat. Mais comment accorder cela avec leurs actions atroces, leurs coutumes, leurs pénitences barbares ? Les hommes s’y soumettent à des maux incroyables ; les femmes s’y brûlent elles-mêmes : voilà bien de la force pour tant de foiblesse.
La nature, qui a donné à ces peuples une foiblesse qui les rend timides, leur a donné aussi une imagination si vive, que tout les frappe à l’excès. Cette même délicatesse d’organes qui leur fait craindre la mort, sert aussi à leur faire redouter mille choses plus que la mort. C’est la même sensibilité qui leur fait fuir tous les périls, & les leur fait tous braver.
Comme une bonne éducation est plus nécessaire aux enfans qu’à ceux dont l’esprit est dans sa maturité ; de même les peuples de ces climats ont plus besoin d’un législateur sage, que les peuples du nôtre. Plus on est aisément & fortement frappé, plus il importe de l’être d’une maniere convenable, de ne recevoir pas des préjugés, & d’être conduit par la raison.
[II-72] Du temps des Romains, les peuples du nord de l’Europe vivoient sans art, sans éducation, presque sans lois : & cependant, par le seul bon sens attaché aux fibres grossieres de ces climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance Romaine, jusqu’au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire.
[↑] « Cent soldats d’Europe, dit Tavernier, n’auroient pas grand’peine à battre mille soldats Indiens ».
[↑] Les Persans même qui s’établissent aux Indes, prennent, à la troisieme génération, la nonchalance & la lâcheté Indienne, Voyez Bernier, sur le Mogol, tom. I. p. 282.
[II-72]
Si avec cette foiblesse d’organes qui fait recevoir aux peuples d’orient les impressions du monde les plus fortes, vous joignez une certaine paresse dans l’esprit naturellement liée avec celle du corps, qui fasse que cet esprit ne soit capable d’aucune action, d’aucun effort, d’aucune contention ; vous comprendrez que l’ame qui a une fois reçu des impressions ne peut plus en changer. C’est ce qui fait que les lois, les [II-73] mœurs [1] & les manieres, même celles qui paroissent indifférentes, comme la façon de se vêtir, sont aujourd’hui en orient comme elles étoient il y a mille ans.
[↑] On voit, par un fragment de Nicolas de Damas, recueilli par Constantin Porphyrogenete, que la coutume étoit ancienne en orient, d’envoyer étrangler un gouverneur qui déplaisoit ; elle étoit du temps des Medes.
[II-73]
Les Indiens croient que le repos & le néant sont le fondement de toutes choses, & la fin où elles aboutissent. Ils regardent donc l’entiere inaction comme l’état le plus parfait & l’objet de leurs désirs. Ils donnent au souverain être [1] le surnom d’immobile. Les Siamois croient que la félicité [2] suprême consiste à n’être point obligé d’animer une machine & de faire agir un corps.
[II-74]
Dans ces pays, où la chaleur excessive énerve & accable, le repos est si délicieux, & le mouvement si pénible, que ce systême de métaphysique paroît naturel ; & [3] Foë, législateur des Indes, a suivi ce qu’il sentoit, lorsqu’il a mis les hommes dans un état extrêmement passif : mais la doctrine, née de la paresse du climat, la favorisant à son tour, a causé mille maux.
Les législateurs de la Chine furent plus sensés, lorsque considérant les hommes, non pas dans l’état paisible où ils seront quelque jour, mais dans l’action propre à leur faire remplir les devoirs de la vie, ils firent leur religion, leur philosophie & leurs lois toutes pratiques. Plus les causes physiques portent les hommes au repos, plus les causes morales les en doivent éloigner.
[↑] Panamanack. Voyez Kircher.
[↑] La Loubere, relation de Siam, p. 446.
[↑] Foë veut réduire le cœur au pur vide. « Nous avons des yeux & des oreilles ; mais la perfection est de ne voir ni entendre : une bouche, des mains etc. la perfection est que ces membres soient dans l’inaction. » Ceci est tiré du dialogue d’un Philosophe Chinois, rapporté par le P. du Halde, tom. III.
[II-75]
La culture des terres est le plus grand travail des hommes. Plus le climat les porte à fuir ce travail, plus la religion & les lois doivent y exciter. Ainsi les lois des Indes, qui donnent les terres aux princes, & ôtent aux particuliers l’esprit de propriété, augmentent les mauvais effets du climat, c’est-à-dire, la paresse naturelle.
[II-75]
Le monachisme y fait les mêmes maux ; il est né dans les pays chauds d’Orient, où l’on est moins porté à l’action qu’à la spéculation.
En Asie le nombre des derviches ou moines semble augmenter avec la chaleur du climat ; les Indes, où elle est excessive, en sont remplies : on trouve en Europe cette même différence.
[II-76]
Pour vaincre la paresse du climat, il faudroit que les lois cherchassent à ôter tous les moyens de vivre sans travail : mais, dans le midi de l’Europe, elles font tout le contraire ; elles donnent à ceux qui veulent être oisifs des places propres à la vie spéculative, & y attachent des richesses immenses. Ces gens, qui vivent dans une abondance qui leur est à charge, donnent avec raison leur superflu au bas peuple : il a perdu la propriété des biens ; ils l’en dédommagent par l’oisiveté dont ils le font jouir ; & il parvient à aimer sa misère même.
[II-76]
Les relations [1] de la Chine nous parlent de la cérémonie [2] d’ouvrir les terres, que l’empereur fait tous les ans. On a voulu exciter [3] les peuples [II-77] au labourage par cet acte public & solennel.
De plus, l’Empereur est informé chaque année du laboureur qui s’est le plus distingué dans sa profession ; il le fait mandarin du huitieme ordre.
Chez les anciens Perses [4] , le huitieme jour du mois nommé Chorremruz, les rois quittoient leur faste pour manger avec les laboureurs. Ces institutions sont admirables pour encourager l’agriculture.
[↑] Le P. du Halde, histoire de la Chine, tom. II. pag. 72.
[↑] Plusieurs rois des Indes, font de même. Relation du royaume de Siam par la Loubere, p. 69.
[↑] Venty, troisieme empereur de la troisieme dynastie, cultiva la terre de ses propres mains, & fit travailler à la soie, dans son palais, l’impératrice & ses femmes. Histoire de la Chine.
[↑] M. Hyde, religion des Perses.
[II-77]
Je ferai voir au livre XIX, que les nations paresseuses sont ordinairement orgueilleuses. On pourroit tourner l’effet contre la cause, & détruire la paresse par l’orgueil. Dans le midi de l’Europe, où les peuples sont si frappés par le point d’honneur, il seroit bon de donner des prix aux laboureurs qui auroient le mieux cultivé leurs champs, ou aux ouvriers qui auroient porté plus loin leur industrie. Cette pratique réussira [II-78] même par tout pays. Elle a servi de nos jours, en Irlande, à l’établissement d’une des plus importantes manufactures de toile qui soit en Europe.
[II-78]
Dans les pays chauds, la partie aqueuse du sang se dissipe beaucoup par la transpiration [1] ; il y faut donc subsistuer un liquide pareil. L’eau y est d’un usage admirable, les liqueurs fortes y coaguleroient les globules [2] du sang qui restent après la dissipation de la partie aqueuse.
Dans les pays froids, la partie aqueuse du sang s’exhale peu par la transpiration ; elle reste en grande abondance. On y peut donc user de liqueurs spiritueuses, [II-79] sans que le sang se coagule. On y est plein d’humeurs ; les liqueurs fortes, qui donnent du mouvement au sang, y peuvent être convenables.
La loi de Mahomet, qui défend de boire du vin, est donc une loi du climat d’Arabie : aussi, avant Mahomet, l’eau étoit-elle la boisson commune des Arabes. La loi [3] qui defendoit aux Carthaginois de boire du vin, étoit aussi une loi du climat ; effectivement le climat de ses deux pays est à peu près le même.
Une pareille loi ne seroit pas bonne dans les pays froids, où le climat semble forcer à une certaine ivrognerie de nature, bien différente de celle de la personne. L’ivrognerie se trouve établie par toute la terre, dans la proportion de la froideur & de l’humidité du climat. Passez de l’équateur jusqu’à notre pôle, vous y verrez l’ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude. Passez du même équateur au pôle opposé, vous y trouverez l’ivrognerie aller vers le midi [4] , comme de ce côté-ci elle avoit été vers le nord.
[II-80]
Il est naturel que, là où le vin est contraire au climat, & par conséquent à la santé, l’excès en soit plus sévérement puni, que dans les pays où l’ivrognerie a peu de mauvais effets pour la personne ; où elle en a peu pour la société ; où elle ne rend point les hommes furieux, mais seulement stupides. Ainsi les lois [5] qui ont puni un homme ivre, & pour la faute qu’il faisoit & pour l’ivresse, n’étoient appliquables qu’à l’ivrognerie de la personne, & non à l’ivrognerie de la nation. Un Allemand boit par coutume, un Espagnol par choix.
Dans les pays chauds, le relâchement des fibres produit une grande transpiration des liquides : mais les parties solides se dissipent moins. Les fibres, qui n’ont qu’une action très-foible & peu de ressort, ne s’usent guere ; il faut peu de suc nourricier pour les réparer : on mange donc très-peu.
Ce sont les différens besoins, dans les différens climats, qui ont formé les différentes manieres de vivre ; & ces [II-81] différentes manieres de vivre ont formé les diverses sortes de lois. Que dans une nation les hommes se communiquent beaucoup, il faut de certaines lois ; il en faut d’autres, chez un peuple où l’on ne se communique point.
[↑] M. Bernier faisant un voyage de Lahor à Cachemir, écrivoit : « Mon corps est un crible ; à peine ai-je avalé une pinte d’eau, que je la vois sortir comme une rosée de tous mes membres jusqu’au bout des doigts ; j’en bois dix pintes par jour, & cela ne me fait point de mal ». Voyage de Bernier, tom. II. p. 261.
[↑] Il y a dans le sang des globules rouges, des parties fibreuses, des globules blancs, & de l’eau dans laquelle nage tout cela.
[↑] Platon, liv. II. des lois : Aristote, du soin des affaires domestiques : Eusebe, prép. évang. liv. XII. ch. xvii.
[↑] Cela se voit dans les Hottentots & les peuples de la pointe du Chily, qui sont plus près du sud.
[↑] Comme fit Pittacus, selon Aristote, politiq. liv. II. ch. iii. Il vivoit dans un climat ou l’ivrognerie n’est pas un vice de nation.
[II-81]
Hérodote [1] nous dit que les lois des Juifs sur la lepre ont été tirées de la pratique des Égyptiens. En effet, les mêmes maladies demandoient les mêmes remedes. Ces lois furent inconnues aux Grecs & aux premiers Romains aussi bien que le mal. Le climat de l’Égypte & de la Palestine les rendit nécessaires ; & la facilité qu’a cette maladie à se rendre populaire, nous doit bien faire sentir la sagesse & la prévoyance de ces lois.
Nous en avons nous-mêmes éprouvé les effets. Les croisades nous avoient apporté la lepre ; les réglemens sages [II-82] que l’on fit l’empêcherent de gagner la masse du peuple.
On voit par la loi [2] des Lombards, que cette maladie étoit répandue en Italie avant les croisades, & mérita l’attention des législateurs. Rotharis ordonna qu’un lépreux, chassé de sa maison & relégué dans un endroit particulier, ne pourroit disposer de ses biens ; parce que, dès le moment qu’il avoit été tiré de sa maison, il étoit censé mort. Pour empêcher toute communication avec les lépreux, on les rendoit incapables des effets civils.
Je pense que cette maladie fut apportée en Italie par les conquêtes des empereurs Grecs, dans les armées desquels il pouvoit y avoir des milices de la Palestine ou de l’Égypte. Quoi qu’il en soit, les progrès en furent arrêtés jusqu’au temps des croisades.
On dit que les soldats de Pompée revenant de Syrie, rapporterent une maladie à peu près pareille à la lepre. Aucun réglement, fait pour lors, n’est venu jusqu’à nous : mais il y a apparence qu’il y en eut, puisque ce mal fut suspendu jusqu’au temps des Lombards.
[II-83]
Il y a deux siecles, qu’une maladie inconnue à nos peres passa du nouveau monde dans celui-ci, & vint attaquer la nature humaine jusques dans la source de la vie & des plaisirs. On vit la plupart des plus grandes familles du midi de l’Europe périr par un mal qui devint trop commun pour être honteux, & ne fut plus que funeste. Ce fut la soif de l’or qui perpétua cette maladie : on alla sans cesse en Amérique, & on en rapporta toujours de nouveaux levains.
Des raisons pieuses voulurent demander qu’on laissât cette punition sur le crime : mais cette calamité étoit entrée dans le sein du mariage, & avoit déjà corrompu l’enfance même.
Comme il est de la sagesse des législateurs de veiller à la santé des citoyens, il eût été très-censé d’arrêter cette communication par des lois faites sur le plan des lois Mosaïques.
La peste est un mal dont les ravages sont encore plus promps & plus rapides. Son siege principal est en Égypte, d’où elle se répand par tout l’univers. On a fait dans la plupart des états de l’Europe de très-bons réglemens pour l’empêcher d’y pénétrer ; & on a [II-84] imaginé de nos jours un moyen admirable de l’arrêter : on forme une ligne de troupes autour du pays infecté, qui empêche toute communication.
Les [3] Turcs qui n’ont à cet égard aucune police, voient les Chrétiens, dans la même ville, échapper au danger, & eux seuls périr ; ils achetent les habits des pestiférés, s’en vêtissent, & vont leur train. La doctrine d’un destin rigide qui regle tout, fait du magistrat un spectateur tranquille : il pense que Dieu a déjà tout fait, & que lui n’a rien à faire.
[II-84]
Nous ne voyons point dans les histoires, que les Romains se fissent mourir sans sujet : mais les Anglois se tuent sans qu’on puisse imaginer aucune raison qui les y détermine ; ils se tuent dans le sein même du bonheur. Cette [II-85] action chez les Romains étoit l’effet de l’éducation ; elle tenoit à leurs manieres de penser & à leurs coutumes : chez les Anglois, elle est l’effet d’une maladie [2] ; elle tient à l’état physique de la machine, & est indépendante de toute autre cause.
Il y a apparence que c’est un défaut de filtration du suc nerveux ; la machine dont les forces motrices se trouvent à tout moment sans action, est lasse d’elle-même ; l’ame ne sent point de douleur, mais une certaine difficulté de l’existence. La douleur est un mal local, qui nous porte au désir de voir cesser cette douleur ; le poids de la vie est un mal qui n’a point de lieu particulier, & qui nous porte au désir de voir finir cette vie.
Il est clair que les lois civiles de quelques pays, ont eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même : mais en Angleterre, on ne peut pas plus le punir, qu’on ne punit les effets de la démence.
[↑] L’action de ceux qui se tuent eux-mêmes, est contraire à la loi naturelle, & à la religion révélée.
[↑] Elle pourroit bien être compliquée avec le scorbut ; qui, sur-tout dans quelques pays, rend un homme bizarre & insupportable à lui-même. Voyage de Francis Fyrard, part. II. chap. XXI.
[II-86]
Dans une nation à qui une maladie du climat affecte tellement l’ame, qu’elle pourroit porter le dégoût de toutes choses jusqu’à celui de la vie ; on voit bien que le gouvernement qui conviendroit le mieux à des gens à qui tout seroit insupportable, seroit celui où ils ne pourroient pas se prendre à un seul de ce qui causeroit leurs chagrins ; & où les lois gouvernant plutôt que les hommes, il faudroit, pour changer l’état, les renverser elles-mêmes.
Que si la même nation avoit encore reçu du climat un certain caractere d’impatience, qui ne lui permit pas de souffrir long-temps les mêmes choses, on voit bien que le gouvernement dont nous venons de parler, seroit encore le plus convenable.
Ce caractere d’impatience n’est pas grand par lui-même : mais il peut le devenir beaucoup, quand il est joint avec le courage.
[II-87]
Il est différent de la légéreté, qui fait que l’on entreprend sans sujet, & que l’on abandonne de même ; il approche plus de l’opiniâtreté, parce qu’il vient d’un sentiment des maux, si vif, qu’il ne s’affoiblit pas même par l’habitude de les souffrir.
Ce caractere dans une nation libre, seroit très-propre à déconcerter les projets de la tyrannie [1] , qui est toujours lente & foible dans ses commencemens, comme elle est prompte & vive dans sa fin ; qui ne montre d’abord qu’une main pour secourir, & opprime ensuite une infinité de bras.
La servitude commence toujours par le sommeil. Mais un peuple qui n’a de repos dans aucune situation, qui se tâte sans cesse, & trouve tous les endroits douloureux, ne pourroit guere s’endormir.
La politique est une lime sourde, qui use & qui parvient lentement à sa fin. Or, les hommes dont nous venons de parler, ne pourroient soutenir les lenteurs, les détails, le sang-froid des [II-88] négociations ; ils y réussiroient souvent moins que toute autre nation ; & ils perdroient, par leurs traités, ce qu’ils auroient obtenu par leurs armes.
[↑] Je prends ici ce mot pour le dessein de renverser le pouvoir établi, & sur-tout la democratie. C’est la signification que lui donnoient les Grecs & les Romains.
[II-88]
Nos peres, les anciens Germains, habitoient un climat où les passions étoient très-calmes. Leurs lois ne trouvoient dans les choses que ce qu’elles voyoient, & n’imaginoient rien de plus. Et comme elles jugeoient des insultes faites aux hommes par la grandeur des blessures, elles ne mettoient pas plus de raffinement dans les offenses faites aux femmes. La loi [1] des Allemands est là-dessus fort singuliere. Si l’on découvre une femme à la tête, on payera une amende de six sols, autant si c’est à la jambe jusqu’au genou ; le double depuis le genou. Il semble que la loi mesuroit la grandeur des outrages faits à la personne des femmes, comme on mesure une figure de géométrie ; elle ne punissoit point le crime de [II-89] l’imagination, elle punissoit celui des yeux. Mais lorsqu’une nation Germanique se fut transportée en Espagne, le climat trouva bien d’autres lois. La loi des Wisigoths défendit aux médecins de saigner une femme ingénue, qu’en présence de son pere ou de sa mere, de son frere, de son fils ou de son oncle. L’imagination des peuples s’alluma, celle des législateurs s’échauffa de même ; la loi soupçonna tout, pour un peuple qui pouvoit tout soupçonner.
Ces lois eurent donc une extrême attention sur les deux sexes. Mais il semble que, dans les punitions qu’elles firent, elles songerent plus à flatter la vengeance particuliere, qu’à exercer la vengeance publique. Ainsi dans la plupart des cas, elles réduisoient les deux coupables dans la servitude des parens ou du mari offensé. Une femme [2] ingénue, qui s’étoit livrée à un homme marié, étoit remise dans la puissance de sa femme, pour en disposer à sa volonté. Elles obligeoient les esclaves [3] de lier & de présenter au mari sa femme qu’ils surprenoient en adultere : elles [II-90] permettoient à ses enfans [4] de l’accuser, & de mettre à la question ses esclaves pour la convaincre. Aussi furent-elles plus propres à rafiner à l’excès un certain point d’honneur, qu’à former une bonne police. Et il ne faut pas être étonné si le comte Julien crut qu’un outrage de cette espece demandoit la perte de sa patrie & de son roi. On ne doit pas être surpris si les Maures, avec une telle conformité de mœurs, trouverent tant de facilité à s’établir en Espagne, à s’y maintenir, & à retarder la chute de leur empire.
[↑] Chap. LVIII. §. 1 & 2.
[↑] Loi des Wisigoths, liv. III. tit. 4. §. 9.
[↑] Ibid. liv. III, tit. 4. §. 6.
[↑] Ibid. liv. III. tit. 4. §. 13.
[II-90]
Le peuple Japonois a un caractere si atroce, que ses législateurs & ses magistrats n’ont pu avoir aucune confiance en lui. Ils ne lui ont mis devant les yeux que des juges, des menaces & des châtimens : ils l’ont soumis, pour chaque démarche, à l’inquisition de la police. Ces lois qui, sur cinq chefs de [II-91] famille, en établissent un comme magistrat sur les quatre autres ; ces lois qui, pour un seul crime, punissent toute une famille ou tout un quartier ; ces lois, qui ne trouvent point d’innocens là où il peut y avoir un coupable, sont faites pour que tous les hommes se méfient les uns des autres, pour que chacun recherche la conduite de chacun, & qu’il en soit l’inspecteur, le témoin & le juge.
Le peuple des Indes au contraire est doux [1] , tendre, compatissant. Aussi ses législateurs ont-ils eu une grande confiance en lui. Ils ont établi peu [2] de peines, & elles sont peu séveres ; elles ne sont pas même rigoureusement exécutées. Ils ont donné les neveux aux oncles, les orphelins aux tuteurs, comme on les donne ailleurs à leurs peres : ils ont réglé la succession par le mérite reconnu du successeur. Il semble qu’ils ont pensé que chaque citoyen devoit se reposer sur le bon naturel des autres.
[II-92]
Ils donnent aisément la liberté [3] à leurs esclaves ; ils les marient ; ils les traitent comme leurs enfans [4] : heureux climat qui fait naître la candeur des mœurs & produit la douceur des lois !
[↑] Voyez Bernier, tome II. p. 140.
[↑] Voyez dans le quatorzieme recueil des lettres édifiantes, p. 403. les principales lois ou coutumes des peuples d’Inde de la presqu’île deçà le Gange.
[↑] Lettres édifiantes, neuvieme recueil, p. 378.
[↑] J’avois pensé que la douceur de l’esclavage aux Indes avoit fait dire à Diodore, qu’il n’y avoit dans ce pays ni maître ni esclave : mais Diodore a attribué à toute l’Inde, ce qui, selon Strabon, liv. XV. n’étoit propre qu’à une nation particuliere.
[II-93]
L’esclavage, proprement dit, est l’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie & de ses biens. Il n’est pas bon par sa nature ; il n’est utile ni au maître ni à l’esclave : à celui-ci, parce qu’il ne peut rien faire par vertu ; à celui-là, parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu’il s’accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu’il devient fier, prompt, dur, colere, voluptueux, cruel.
Dans les pays despotiques, où l’on est déjà sous l’esclavage politique, l’esclavage civil est plus tolérable qu’ailleurs. Chacun y doit être assez content d’y [II-94] avoir sa subsistance & la vie. Ainsi la condition de l’esclave n’y est guere plus à charge que la condition du sujet.
Mais dans le gouvernement monarchique, où il est souverainement important de ne point abattre ou avilir la nature humaine, il ne faut point d’esclave. Dans la démocratie où tout le monde est égal, & dans l’aristocratie où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l’esprit de la constitution ; ils ne servent qu’à donner aux citoyens une puissance & un luxe qu’ils ne doivent point avoir.
[II-304]
La plupart des peuples des côtes de l’Afrique sont sauvages ou barbares. Je crois que cela vient beaucoup de ce que des pays presqu’inhabitables séparent de petits pays qui peuvent être habités. Ils sont sans industrie ; ils n’ont point d’arts ; ils ont en abondance des métaux précieux qu’ils tiennent immédiatement des mains de la nature. Tous les peuples policés sont donc en état de négocier avec eux avec avantage ; ils peuvent leur faire estimer beaucoup des choses de nulle valeur, & en recevoir un très-grand prix.
[II-94]
On ne croiroit jamais que ç’eût été la pitié qui eût établi l’esclavage, & que pour cela elle s’y fût prise de trois manieres [1] .
Le droit des gens a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu’on [II-95] ne les tuât pas. Le droit civil des Romains permit à des débiteurs, que leurs créanciers pouvoient maltraiter, de se vendre eux-mêmes : & le droit naturel a voulu que des enfans, qu’un pere esclave ne pouvoit plus nourrir, fussent dans l’esclavage comme leur pere.
Ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées. Il est faux qu’il soit permis de tuer dans la guerre autrement que dans le cas de nécessité : mais dès qu’un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas fait. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s’assurer tellement de leur personne, qu’ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits de sang froid par les soldats, & après la chaleur de l’action, sont rejettés de toutes les nations [2] du monde.
2.o Il n’est pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix : l’esclave se vendant, tous ses biens entreroient dans la propriété du [II-96] maître ; le maître ne donneroit donc rien, & l’esclave ne recevroit rien. Il auroit un pécule, dira-t-on : mais le pécule est accessoire à la personne. S’il n’est pas permis de se tuer, parce qu’on se dérobe à sa patrie, il n’est pas plus permis de se vendre. La Liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité dans l’état populaire est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un [3] acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achete, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n’a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devoient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes.
La troisieme maniere, c’est la naissance. Celle-ci tombe avec les deux [II-97] autres. Car si un homme n’a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n’étoit pas né : si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfans.
Ce qui fait que la mort d’un criminel est une chose licite, c’est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé la vie à tous les instans : il ne peut donc pas réclamer contr’elle. Il n’en est pas de même de l’esclave : la loi de l’esclavage n’a jamais pu lui être utile ; elle est dans tous les cas contre lui, sans jamais être pour lui ; ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.
On dira qu’elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudroit donc réduire l’esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfans, la nature qui a donné du lait aux meres, a pourvu à leur nourriture ; & le reste de leur enfance est si près de l’âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu’on ne pourroit pas [II-98] dire que celui qui les nourriroit, pour être leur maître, donnât rien.
L’esclavage est d’ailleurs aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourroit empêcher un esclave de fuir, lui qui n’est point dans la société, & que par conséquent aucunes lois civiles ne concernent ? Il ne peut être retenu que par une loi de famille ; c’est-à-dire, par la loi du maître.
[↑] Institut. de Justinien, liv. I.
[↑] Si l’on ne veut citer celles qui mangent leurs prisonniers.
[↑] Je parle de l’esclavage pris à la rigueur, tel qu’il étoit chez les Romains, & qu’il est établi dans nos colonies.
[II-98]
J’aimerois autant dire que le droit de l’esclavage vient du mépris qu’une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes.
Lopes de Gama [1] dit « que les Espanols trouverent près de Ste. Marthe des paniers où les habitans avoient des denrées ; c’étoient des cancres, des limaçons, des cigales, des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus. » L’auteur avoue que c’est là-dessus qu’on fonda le droit qui rendoit [II-99] les Américains esclaves des Espagnols ; outre qu’ils fumoient du tabac, & qu’ils ne se faisoient pas la barbe à l’Espagnole.
Les connoissances rendent les hommes doux ; la raison porte à l’humanité ; il n’y a que les préjugés qui y fassent renoncer.
[↑] Bibliotheque Angl. tome XIII. deuxieme partie, art. 3.
[II-99]
J’aimerois autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation.
Ce fut cette maniere de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes [1] . C’est sur cette idée qu’ils fonderent le droit de rendre tant de peuples esclaves ; car ces brigands, qui vouloient absolument être brigands & chrétiens, étoient très-dévots.
Louis XIII [2] se fit une peine extrême de la loi qui rendoit esclaves les Negres [II-100] de ſes colonies : mais quand on lui eut bien mis dans l’eſprit que c’étoit la voie la plus ſure pour les convertir, il y conſentit.
[↑] Voyez l’histoire de la conquête du Mexique par Solis ; & celle du Pérou par Garcilasso de la Vega.
[↑] Le P. Labat, nouveau voyage aux îles de l’Amériques; tome IV, pag. 114, 1722, in-12.
[II-100]
SI j’avois à ſoutenir le droit que nous avons eu de rendre les Negres eſclaves, voici ce que je dirois :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en eſclavage ceux de l’Afrique, pour s’en ſervir à défricher tant de terres.
Le ſucre ſeroit trop cher, ſi l’on ne faiſoit travailler la plante qui le produit par des eſclaves.
Ceux dont il s’agit ſont noirs depuis les pieds juſqu’à la tête ; & ils ont le nez ſi écraſé, qu’il eſt preſqu’impoſſible de les plaindre.
On ne peut ſe mettre dans l’eſprit que Dieu, qui eſt un être très-ſage, ait mis une ame, ſur-tout une ame bonne, dans un corps tout noir.
Il eſt ſi naturel de penſer que c’eſt la couleur qui conſtitue l’eſſence de [II-101] l’humanité, que les peuples d’Aſie qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philoſophes du monde, étoient d’une ſi grande conſéquence, qu’ils faiſoient mourir tous les hommes roux qui leur tomboient entre les mains.
Une preuve que les Negres n’ont pas le ſens commun, c’eſt qu’ils font plus de cas d’un collier de verre, que de l’or, qui chez les nations policées eſt d’une ſi grande conſéquence.
Il eſt impoſſible que nous ſuppoſions que ces gens-là ſoient des hommes ; parce que ſi nous les ſuppoſions des hommes, on commenceroit à croire que nous ne ſommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits eſprits exagerent trop l’injuſtice que l’on fait aux Africains. Car ſi elle étoit telle qu’ils le diſent, ne ſeroit-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entr’eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miſéricorde & de la pitié ?
[II-102]
IL eſt temps de chercher la vraie origine du droit de l’eſclavage. Il doit être fondé ſur la nature des choſes : voyons s’il y a des cas où il en dérive.
Dans tout gouvernement deſpotique on a une grande facilité à ſe vendre ; l’eſclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile.
M. Perry [1] dit que les Moſcovites ſe vendent très-aiſément : j’en ſais bien la raiſon, c’eſt que leur liberté ne vaut rien.
À Achim, tout le monde cherche à ſe vendre. Quelques-uns des principaux ſeigneurs [2] n’ont pas moins de mille eſclaves, qui ſont des principaux marchands, qui ont auſſi beaucoup d’eſclaves ſous eux, & ceux-ci beaucoup d’autres : on en hérite, & on les fait trafiquer. Dans ces états, les hommes libres, trop foibles contre le gouvernement, [II-103] cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement.
C’est-là l’origine juste & conforme à la raison, de ce droit d’esclavage très-doux que l’on trouve dans quelques pays ; & il doit être doux, parce qu’il est fondé sur le choix libre qu’un homme, pour son utilité, se fait d’un maître ; ce qui forme une convention réciproque entre les deux parties.
[↑] État préſent de la grande Ruſſie, par Jean Perry, Paris, 1717, in-12.
[↑] Nouveau voyage autour du monde par Guillaume Dampierre, tome III, Amſterdam, 1711.
[II-103]
Voici une autre origine du droit de l’esclavage, & même de cet esclavage cruel que l’on voit parmi les hommes.
Il y a des pays où la chaleur énerve le corps, & affoiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage y choque donc moins la raison ; & le maître y étant aussi lâche à l’égard de son prince, que son esclave l’est à son égard, l’esclavage civil y est encore accompagné de l’esclavage politique.
[II-104]
Aristote [1] veut prouver qu’il y a des esclaves par nature, & ce qu’il dit ne le prouve guere. Je crois que, s’il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler.
Mais comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle ; & il faut bien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes les rejettent, comme les pays d’Europe où il a été si heureusement aboli.
Plutarque nous dit, dans la vie de Numa, que du temps de Saturne, il n’y avoit ni maître ni esclave. Dans nos climats, le christianisme a ramené cet âge.
[↑] Politique, liv. I. ch. I.
[II-104]
Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelque pénibles que soient [II-105] les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres.
Ce qui me fait penser ainsi, c’est qu’avant que le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardoit les travaux des mines comme si pénibles, qu’on croyoit qu’ils ne pouvoient être faits que par des esclaves ou par des criminels. Mais on sait qu’aujourd’hui les hommes qui y sont employés [1] vivent heureux. On a par de petits privileges encouragé cette profession ; on a joint à l’augmentation du travail celle du gain, & on est parvenu à leur faire aimer leur condition plus que toute autre qu’ils eussent pu prendre.
Il n’y a point de travail si pénible qu’on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison & non pas l’avarice qui le regle. On peut, par la commodité des machines que l’art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu’ailleurs on fait faire aux esclaves. Les mines des Turcs, dans le bannat de Témeswar, étoient plus riches que celles de Hongrie ; & elles ne [II-106] produisoient pas tant, parce qu’ils n’imaginoient jamais que les bras de leurs esclaves.
Je ne sais si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étoient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux ; parce que ces hommes étoient paresseux, on les a mis dans l’esclavage.
[↑] On peut se faire instruire de ce qui se passe à cet égard dans les mines du Hartz dans la basse Allemagne, & dans celles de Hongrie.
[II-106]
On entend dire tous les jours, qu’il seroit bon que parmi nous il y eût des esclaves.
Mais, pour bien juger de ceci, il ne faut pas examiner s’ils seroient utiles à la petite partie riche & voluptueuse de chaque nation ; sans doute qu’ils lui seroient utiles : mais prenant un autre point de vue, je ne crois pas qu’aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort, pour savoir qui devroit former la partie de la nation qui seroit libre, & [II-107] celle qui seroit esclave. Ceux qui parlent le plus pour l’esclavage, l’auroient le plus en horreur, & les hommes les plus misérables en auroient horreur de même. Le cri pour l’esclavage est donc le cri du luxe & de la volupté, & non pas celui de l’amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très-content d’être le maître des biens, de l’honneur & de la vie des autres ; & que toutes ses passions ne se réveillassent d’abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes ? examinez les désirs de tous.
[II-107]
Il y a deux sortes de servitude, la réelle & la personnelle. La réelle, est celle qui attache l’esclavage aux fonds de terre. C’est ainsi qu’étoient les esclaves chez les Germains, au rapport de Tacite [1] . Ils n’avoient point d’office dans la maison ; ils rendoient à leur maître une certaine quantité de blé, de bétail [II-108] ou d’étoffe : l’objet de leur esclavage n’alloit pas plus loin. Cette espece de servitude est encore établie en Hongrie, en Boheme, & dans plusieurs endroits de la basse-Allemagne.
La servitude personnelle regarde le ministere de la maison, & se rapporte plus à la personne du maître.
L’abus extrême de l’esclavage est lorsqu’il est en même temps personnel & réel. Telle étoit la servitude des Ilotes chez les Lacédémoniens ; ils étoient soumis à tous les travaux hors de la maison, & à toutes sortes d’insultes dans la maison : cette ilotie est contre la nature des choses. Les peuples simples n’ont qu’un esclavage réel [2] , parce que leurs femmes & leurs enfans font les travaux domestiques. Les peuples voluptueux ont un esclavage personnel, parce que le luxe demande le service des esclaves dans la maison. Or l’ilotie joint dans les mêmes personnes l’esclavage établi chez les peuples voluptueux, & celui qui est établi chez les peuples simples.
[↑] De moribus Germanorum.
[↑] Vous ne pourriez, (dit Tacite, sur les mœurs des Germains,) distinguer le maître de l’esclave, par les délices de la vie.
[II-109]
Mais de quelque nature que soit l’esclavage, il faut que les lois civiles cherchent à en ôter, d’un côté les abus, & de l’autre les dangers.
[II-109]
Dans les états Mahométans [1] , on est non-seulement maître de la vie & des biens des femmes esclaves, mais encore de ce qu’on appelle leur vertu ou leur honneur. C’est un des malheurs de ces pays, que la plus grande partie de la nation n’y soit faite que pour servir à la volupté de l’autre. Cette servitude est récompensée par la paresse dont on fait jouir de pareils esclaves : ce qui est encore pour l’état un nouveau malheur.
C’est cette paresse qui rend les sérails [II-110] d’orient [2] des lieux de délices, pour ceux mêmes contre qui ils sont faits. Des gens qui ne craignent que le travail, peuvent trouver leur bonheur dans ces lieux tranquilles. Mais on voit que par-là on choque même l’esprit de l’établissement de l’esclavage.
La raison veut que le pouvoir du maître ne s’étende point au-delà des choses qui sont de son service ; il faut que l’esclavage soit pour l’utilité, & non pas pour la volupté. Les lois de la pudicité sont du droit naturel, & doivent être senties par toutes les nations du monde.
Que si la loi qui conserve la pudicité des esclaves est bonne dans les états où le pouvoir sans bornes se joue de tout, combien le sera-t-elle dans les monarchies ? combien le sera-t-elle dans les états républicains ?
Il y a une disposition de la loi [3] des Lombards, qui paroît bonne pour tous les gouvernemens. « Si un maître débauche la femme de son esclave, ceux-ci seront tous deux libres ». Tempérament admirable pour prévenir & [II-111] arrêter, sans trop de rigueur, l’incontinence des maîtres.
Je ne vois pas que les Romains ayent eu à cet égard une bonne police. Ils lâcherent la bride à l’incontinence des maîtres ; ils priverent même en quelque façon leurs esclaves du droit des mariages. C’étoit la partie de la nation la plus vile ; mais quelque vile qu’elle fût, il étoit bon qu’elle eut des mœurs : & de plus, en lui ôtant les mariages, on corrompoit ceux des citoyens.
[↑] Voyez Chardin, voyage de Perse.
[↑] Voyez Chardin, tome II. dans sa description du marché d’Izagour.
[↑] Livre I. tit. 32. §. 5.
[II-111]
Le grand nombre d’esclaves a des effets différens dans les divers gouvernemens. Il n’est point à charge dans le gouvernement despotique ; l’esclavage politique établi dans le corps de l’état, fait que l’on sent peu l’esclavage civil. Ceux que l’on appelle hommes libres, ne le sont guere plus que ceux qui n’y ont pas ce titre ; & ceux-ci, en qualité d’eunuques, d’affranchis, ou d’esclaves, ayant en main presque toutes les affaires, la condition d’un homme [II-112] libre & celle d’un esclave se touchent de fort près. Il est donc presqu’indifférent que peu ou beaucoup de gens y vivent dans l’esclavage.
Mais dans les états modérés, il est très-important qu’il n’y ait point trop d’esclaves. La liberté politique y rend précieuse la liberté civile ; & celui qui est privé de cette derniere est encore privé de l’autre. Il voit une société heureuse, dont il n’est pas même partie ; il trouve la sureté établie pour les autres, & non pas pour lui ; il sent que son maître a une ame qui peut s’agrandir, & que la sienne est contrainte de s’abaisser sans cesse. Rien ne met plus près de la condition des bêtes, que de voir toujours des hommes libres & de ne l’être pas. De telles gens sont des ennemis naturels de la société ; & leur nombre seroit dangereux.
Il ne faut donc pas être étonné que dans les gouvernemens modérés l’état ait été si troublé par la révolte des esclaves, & que cela soit arrivé si rarement [1] dans les états despotiques.
[↑] La révolte des Mammelus étoit un cas particulier ; c’étoit un corps de milice qui usurpa l’empire.
[II-113]
Il est moins dangereux dans la monarchie d’armer les esclaves, que dans les républiques. Là un peuple guerrier, un corps de noblesse, contiendront assez ces esclaves armés. Dans la république des hommes uniquement citoyens ne pourront guere contenir des gens, qui ayant les armes à la main, se trouveront égaux aux citoyens.
Les Goths qui conquirent l’Espagne, se répandirent dans le pays, & bientôt se trouverent très-foibles. Ils firent trois réglemens considérables : ils abolirent l’ancienne coutume qui leur défendoit de [1] s’allier par mariage avec les Romains ; ils établirent que tous les affranchis [2] du fisc iroient à la guerre, sous peine d’être réduits en servitude ; ils ordonnerent que chaque Goth meneroit à la guerre & armeroit la dixieme [3] partie de ses esclaves. Ce nombre étoit peu [II-114] considérable en comparaison de ceux qui restoient. De plus, ces esclaves menés à la guerre par leur maître ne faisoient pas un corps séparé ; ils étoient dans l’armée, & restoient, pour ainsi dire, dans la famille.
[↑] Loi des Wisigoths, liv. III. tit. 1. §. 1.
[↑] Ibid. liv. V. tit. 7. §. 20.
[↑] Ibid. liv. IX. tit. 1. §. 9.
[II-114]
Quand toute la nation est guerriere, les esclaves armés sont encore moins à craindre.
Par la loi des Allemands, un esclave qui voloit [1] une chose qui avoit été déposée, étoit soumis à la peine qu’ont auroit infligée à un homme libre : mais s’il l’enlevoit par [2] violence, il n’étoit obligé qu’à la restitution de la chose enlevée. Chez les Allemands, les actions qui avoient pour principe le courage & la force, n’étoient point odieuses. Ils se servoient de leurs esclaves dans leurs guerres. Dans la plupart des républiques, on a toujours cherché à abattre le courage des esclaves : le peuple [II-115] Allemand, sûr de lui-même, songeoit à augmenter l’audace des siens ; toujours armé, il ne craignoit rien d’eux ; c’étoient des instrumens de ses brigandages ou de sa gloire.
[II-115]
L’humanité que l’on aura pour les esclaves, pourra prévenir dans l’état modéré les dangers que l’on pourroit craindre de leur trop grand nombre. Les hommes s’accoutument à tout, & à la servitude même, pourvu que le maître ne soit pas plus dur que la servitude. Les Athéniens traitoient leurs esclaves avec une grande douceur : on ne voit point qu’ils ayent troublé l’état à Athenes, comme ils ébranlerent celui de Lacédémone.
On ne voit point que les premiers Romains ayent eu des inquiétudes à l’occasion de leurs esclaves. Ce fut lorsqu’ils eurent perdu pour eux tous les sentimens de l’humanité, que l’on vit [II-116] naître ces guerres civiles, qu’on a comparées aux guerres Puniques [1] .
Les nations simples, & qui s’attachent elles-mêmes au travail, ont ordinairement plus de douceur pour leurs esclaves, que celles qui y ont renoncé. Les premiers Romains vivoient, travailloient & mangeoient avec leurs esclaves : ils avoient pour eux beaucoup de douceur & d’équité : la plus grande peine qu’ils leur infligeassent, étoit de les faire passer devant leurs voisins avec un morceau de bois fourchu sur le dos. Les mœurs suffisoient pour maintenir la fidélité des esclaves ; il ne falloit point de lois.
Mais lorsque les Romains se furent agrandis, que leurs esclaves ne furent plus les compagnons de leur travail, mais les instruments de leur luxe & de leur orgueil ; comme il n’y avoit point de mœurs, on eut besoin de lois. Il en fallut même de terribles, pour établir la sureté de ces maîtres cruels, qui vivoient au milieu de leurs esclaves, comme au milieu de leurs ennemis.
[II-117]
On fit le sénatus-consulte Sillanien, & d’autres lois [2] qui établirent que, lorsqu’un maître seroit tué, tous les esclaves qui étoient sous le même toit, ou dans un lieu assez près de la maison pour qu’on put entendre la voix d’un homme, seroient sans distinction condamnés à la mort. Ceux qui dans ce cas réfugioient un esclave pour le sauver, étoient punis comme meurtriers [3] . Celui-la même à qui son maître auroit ordonné [4] de le tuer, & qui lui auroit obéi, auroit été coupable : celui qui ne l’auroit point empêché de se tuer lui-même, auroit été puni [5] . Si un maître avoit été tué dans un voyage, on faisoit mourir [6] ceux qui étoient restés avec lui & ceux qui s’étoient enfuis. Toutes ces lois avoient lieu contre ceux mêmes dont l’innocence étoit prouvée ; elles avoient pour objet de donner aux esclaves pour [II-118] leur maître un respect prodigieux. Elles n’étoient pas dépendantes du gouvernement civil, mais d’un vice ou d’une imperfection du gouvernement civil. Elles ne dérivoient point de l’équité des lois civiles, puisqu’elles étoient contraires aux principes des lois civiles. Elles étoient proprement fondées sur le principe de la guerre, à cela près que c’étoit dans le sein de l’état qu’étoient les ennemis. Le sénatus-consulte Sillanien dérivoit du droit des gens, qui veut qu’une société, même imparfaite, se conserve.
C’est un malheur du gouvernement, lorsque la magistrature se voit contrainte de faire ainsi des lois cruelles. C’est parce qu’on a rendu l’obéissance difficile, que l’on est obligé d’aggraver la peine de la désobéissance, ou de soupçonner la fidélité. Un législateur prudent prévient le malheur de devenir un législateur terrible. C’est parce que les esclaves ne purent avoir chez les Romains de confiance dans la loi, que la loi ne put avoir de confiance en eux.
[↑] « La Sicile, dit Florus, plus cruellement dévastée par la guerre civile, que par la guerre Punique », Liv. III.
[↑] Voyez tout le titre de senat. consult. Sillan. au ff.
[↑] Leg. si quis, §. 12. au ff. de senat. consult. Sillan.
[↑] Quand Antoine commanda à Etos de le tuer, c’étoit point lui commander de le tuer, mais de se tuer lui-même, puisque s’il lui eût obéi, il auroit été puni comme meurtrier de son maître.
[↑] Leg. 1. §. 22. ff. de senat. consult. Sillan.
[↑] Leg. 1. §. 31. ff. ibid.
[II-119]
Le magistrat doit veiller à ce que l’esclave ait sa nourriture & son vêtement : cela doit être réglé par la loi.
Les lois doivent avoir attention qu’ils soient soignés dans leurs maladies & dans leur vieillesse. Claude [1] ordonna que les esclaves qui auroient été abandonnés par leurs maîtres étant malades, seroient libres s’ils échappoient. Cette loi assuroit leur liberté ; il auroit encore fallu assurer leur vie.
Quand la loi permet au maître d’ôter la vie à son esclave, c’est un droit qu’il doit exercer comme juge, & non pas comme maître : il faut que la loi ordonne des formalités qui ôtent le soupçon d’une action violente.
Lorsqu’à Rome, il ne fut plus permis aux peres de faire mourir leurs enfans, les magistrats infligerent [2] la peine que le pere vouloit prescrire. Un usage [II-120] pareil entre le maître & les esclaves seroit raisonnable dans les pays où les maîtres ont droit de vie & de mort.
La loi de Moïse étoit bien rude. « Si quelqu’un frappe son esclave, & qu’il meure sous sa main, il sera puni : mais s’il survit un jour ou deux, il ne le sera pas, parce que c’est son argent ». Quel peuple, que celui où il falloit que la loi civile se relâchat de la loi naturelle !
Par une loi des Grecs [3] , les esclaves trop rudement traités par leurs maîtres, pouvoient demander d’être vendus à un autre. Dans les derniers temps, il y eut à Rome une pareille loi [4] . Un maître irrité contre son esclave, & un esclave irrité contre son maître, doivent être séparés.
Quand un citoyen maltraite l’esclave d’un autre, il faut que celui-ci puisse aller devant le juge. Les [5] lois de Platon & de la plupart des peuples, ôtent aux esclaves la défense naturelle : il faut donc leur donner la défense civile.
À Lacédémone, les esclaves ne pouvoient avoir aucune justice contre les insultes ni contre les injures. L’excès de [II-121] leur malheur étoit tel, qu’ils n’étoient pas seulement esclaves d’un citoyen, mais encore du public ; ils appartenoient à tous & à un seul. À Rome, dans le tort fait à un esclave, on ne considéroit que [6] l’intérêt du maître. On confondoit sous l’action de la loi Aquilienne la blessure faite à une bête, & celle faite à un esclave ; on n’avoit attention qu’à la diminution de leur prix. À Athenes [7] , on punissoit sévérement, quelquefois même de mort, celui qui avoit maltraité l’esclave d’un autre. La loi d’Athenes, avec raison, ne vouloit point ajouter la perte de la sureté à celle de la liberté.
[↑] Xiphilin, in Claudio.
[↑] Voyez la loi III. au code de patriâ potestate, qui est de l’empereur Alexandre.
[↑] Plutarque, de la superstition.
[↑] Voyez la constitution d’Antonin Pie, Institus, Liv. I. tit. 7.
[↑] Livre IX.
[↑] Ce fut encore souvent l’esprit des lois des peuples qui sortirent de la Germanie comme on le peut voir dans leurs codes.
[↑] Demosthenes, orat. contra Mediam, page 610. édition de Francfort, de l’an 1634.
[II-121]
On sent bien que quand, dans le gouvernement républicain, on a beaucoup d’esclaves, il faut en affranchir beaucoup. Le mal est que, si on a [II-122] trop d’esclaves, ils ne peuvent être contenus ; si l’on a trop d’affranchis, ils ne peuvent pas vivre, & ils deviennent à charge à la république ; outre que celle-ci peut être également en danger de la part d’un très-grand nombre d’affranchis & de la part d’un trop grand nombre d’esclaves. Il faut donc que les lois aient l’œil sur ces deux inconvéniens.
Les diverses lois & les sénatus-consultes qu’on fit à Rome pour & contre les esclaves, tantôt pour gêner, tantôt pour faciliter les affranchissemens, font bien voir l’embarras où l’on se trouva à cet égard. Il y eut même des temps où l’on n’osa pas faire des lois. Lorsque sous Néron [1] on demanda au sénat qu’il fût permis aux patrons de remettre en servitude les affranchis ingrats, l’empereur écrivit qu’il falloit juger les affaires particulieres, & ne rien statuer de général.
Je ne saurois guere dire quels sont les réglemens qu’une bonne république doit faire là-dessus ; cela dépend trop des circonstances. Voici quelques réflexions.
Il ne faut pas faire tout-à-coup & par une loi générale un nombre [II-123] considérable d’affranchissemens. On sait que chez les Voltiniens [2] , les affranchis devenus maîtres des suffrages, firent une abominable loi, qui leur donnoit le droit de coucher les premiers avec les filles qui se marioient à des ingénus.
Il y a diverses manieres d’introduire insensiblement de nouveaux citoyens dans la république. Les lois peuvent favoriser le pécule, & mettre les esclaves en état d’acheter leur liberté ; elles peuvent donner un terme à la servitude, comme celles de Moïse, qui avoient borné à six ans celle des esclaves Hébreux [3] . Il est aisé d’affranchir toutes les années un certain nombre d’esclaves, parmi ceux qui, par leur âge, leur santé, leur industrie, auront le moyen de vivre. On peut même guérir le mal dans sa racine : comme le grand nombre d’esclaves est lié aux divers emplois qu’on leur donne ; transporter aux ingénus une partie de ces emplois, par exemple, le commerce ou la navigation, c’est diminuer le nombre des esclaves.
[II-124]
Lorsqu’il y a beaucoup d’affranchis, il faut que les lois civiles fixent ce qu’ils doivent à leur patron, ou que le contrat d’affranchissement fixe ces devoirs pour elles.
On sent que leur condition doit être plus favorisée dans l’état civil que dans l’état politique ; parce que dans le gouvernement même populaire, la puissance ne doit point tomber entre les mains du bas peuple.
À Rome, où il y avoit tant d’affranchis, les lois politiques furent admirables à leur égard. On leur donna peu, & on ne les exclut presque de rien ; ils eurent bien quelque part à la législation, mais ils n’influoient presque point dans les résolutions qu’on pouvoit prendre. Ils pouvoient avoir part aux charges & au sacerdoce même [4] ; mais ce privilege étoit en quelque façon rendu vain par les désavantages qu’ils avoient dans les élections. Ils avoient droit d’entrer dans la milice ; mais pour être soldat, il falloit un certain cens. Rien n’empêchoit les affranchis [5] de s’unir par mariage avec les familles ingénues ; mais il [II-125] ne leur étoit pas permis de s’allier avec celles des sénateurs. Enfin leurs enfans étoient ingénus, quoiqu’ils ne le fussent pas eux-mêmes.
[↑] Tacite, annal. liv. XIII.
[↑] Supplément de Freinshemius ; deuxieme décade, liv. V.
[↑] Exod. chap. xxi.
[↑] Tacite, annal. liv. III.
[↑] Harangue d’Auguste, dans Dion, liv. LVI.
[II-125]
Ainsi, dans le gouvernement de plusieurs, il est souvent utile que la condition des affranchis soit peu au-dessous de celle des ingénus, & que les lois travaillent à leur ôter le dégoût de leur condition. Mais dans le gouvernement d’un seul, lorsque le luxe & le pouvoir arbitraire regnent, on n’a rien à faire à cet égard. Les affranchis se trouvent presque toujours au-dessus des hommes libres. Ils dominent à la cour du prince & dans les palais des grands : & comme ils ont étudié les foiblesses de leur maître, & non pas ses vertus, ils le font régner, non pas par ses vertus, mais par ses foiblesses. Tels étoient à Rome les affranchis du temps des empereurs.
Lorsque les principaux esclaves sont eunuques, quelque privilege qu’on leur [II-126] accorde, on ne peut guere les regarder comme des affranchis. Car comme ils ne peuvent avoir de famille, ils sont par leur nature attachés à une famille, & ce n’est que par une espece de fiction qu’on peut les considérer comme citoyens.
Cependant il y a des pays où on leur donne toutes les magistratures : « Au Tonquin [1] , dit Dampierre [2] , tous les mandarins civils & militaires sont eunuques ». Ils n’ont point de famille ; & quoiqu’ils soient naturellement avares, le maître ou le prince profitent à la fin de leur avarice même.
Le même Dampierre [3] nous dit que, dans ce pays, les eunuques ne peuvent se passer de femmes, & qu’ils se marient. La loi qui leur permet le mariage, ne peut être fondée, d’un côté, que sur la considération que l’on y a pour de pareilles gens ; & de l’autre, sur le mépris qu’on y a pour les femmes.
Ainsi l’on confie à ces gens-là les magistratures, parce qu’ils n’ont point de [II-127] famille : & d’un autre côté, on leur permet de se marier, parce qu’ils ont les magistratures.
C’est pour lorsque les sens qui restent, veulent obstinément suppléer à ceux que l’on a perdus ; & que les entreprises du désespoir sont une espece de jouissance. Ainsi, dans Milton, cet esprit à qui il ne reste que des désirs, pénétré de sa dégradation, veut faire usage de son impuissance même.
On voit dans l’histoire de la Chine un grand nombre de lois pour ôter aux eunuques tous les emplois civils & militaires ; mais ils reviennent toujours. Il semble que les eunuques, en Orient, soient un mal nécessaire.
[↑] C’étoit autrefois de même à la Chine. Les deux Arabes Mahométans qui y voyagerent au neuvieme siecle, disent l’eunuque, quand ils veulent parler du gouverneur d’une ville.
[↑] Tome III. page 91.
[↑] Ibid. pag. 94.
[II-128]
Les esclaves sont plutôt établis pour la famille, qu’ils ne sont dans la famille. Ainsi je distinguerai leur servitude de celle où sont les femmes dans quelques pays, & que j’appellerai proprement la servitude domestique.
[II-128]
Les femmes sont nubiles [1] dans les climats chauds à huit, neuf & dix ans : ainsi l’enfance & le mariage y [II-129] vont presque toujours ensemble. Elles sont vieilles à vingt : la raison ne se trouve donc jamais chez elles avec la beauté. Quand la beauté demande l’empire, la raison le fait refuser ; quand la raison pourroit l’obtenir, la beauté n’est plus. Les femmes doivent être dans la dépendance : car la raison ne peut leur procurer dans leur vieillesse un empire que la beauté ne leur avoit pas donné dans la jeunesse même. Il est donc très-simple qu’un homme, lorsque la religion ne s’y oppose pas, quitte sa femme pour en prendre une autre, & que la polygamie s’introduise.
Dans les pays tempérés, où les agrémens des femmes se conservent mieux, où elles sont plus tard nubiles, & où elles ont des enfans dans un âge plus avancé, la vieillesse de leur mari suit en quelque façon la leur : & comme elles y ont plus de raison & de connoissances quand elles se marient, ne fût-ce que parce qu’elles ont plus long-temps vécu, il a dû naturellement s’introduire une espece [II-130] d’égalité dans les deux sexes, & par conséquent la loi d’une seule femme.
Dans les pays froids, l’usage presque nécessaire des boissons fortes établit l’intempérance parmi les hommes. Les femmes, qui ont à cet égard une retenue naturelle, parce qu’elles ont toujours à se défendre, ont donc encore l’avantage de la raison sur eux.
La nature, qui a distingué les hommes par la force & par la raison, n’a mis à leur pouvoir de terme que celui de cette force & de cette raison. Elle a donné aux femmes les agrémens, & a voulu que leur ascendant finît avec ces agrémens : mais, dans les pays chauds, ils ne se trouvent que dans les commencemens, & jamais dans le cours de leur vie.
Ainsi la loi qui ne permet qu’une femme, se rapporte plus au physique du climat de l’Europe, qu’au physique du climat de l’Asie. C’est une des raisons qui a fait que le Mahométisme a trouvé tant de facilité à s’établir en Asie, & tant de difficulté à s’étendre en Europe ; que le Christianisme s’est maintenu en Europe, & a été détruit en Asie ; & qu’enfin les Mahométans font tant de progrès à la Chine, & les Chrétiens si peu. Les [II-131] raisons humaines sont toujours subordonnées à cette cause suprême, qui fait tout ce qu’elle veut, & se sert de tout ce qu’elle veut.
Quelques raisons, particulieres à Valentinien [2] , lui firent permettre la polygamie dans l’empire. Cette loi, violente pour nos climats, fut ôtée [3] , par Théodose, Arcadius & Honorius.
[↑] Mahomet épousa Cadhisja à cinq ans, coucha avec elle à huit. Dans les pays chauds d’Arabie & des Indes, les filles y sont nubiles à huit ans, & accouchent l’année d’après, Prideaux, vie de Mahomet. On voit des femmes dans les royaumes d’Alger, enfanter à neuf, dix & onze ans. Laugier de Tassy, histoire du royaume d’Alger, pag. 61.
[↑] Voyez Jornandès de regno & tempor. succes. & les historiens ecclésiastiques.
[↑] Voyez la loi VII, au code de Judœis & cœlicolis ; & la novelle 18, chap. V.
[II-131]
Quoique, dans les pays où la polygamie est une fois établie, le grand nombre des femmes dépende beaucoup des richesses du mari ; cependant on ne peut pas dire que ce soient les richesses qui fassent établir dans un état la polygamie : la pauvreté peut faire le même effet, comme je le dirai en parlant des Sauvages.
La polygamie est moins un luxe, que l’occasion d’un grand luxe chez des [II-132] nations puissantes. Dans les climats chauds, on a moins de besoins [1] : il en coûte moins pour entretenir une femme & des enfans. On y peut donc avoir un plus grand nombre de femmes.
[↑] À Ceylan, un homme vit pour dix sous par mois ; on n’y mange que du riz & du poisson. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. II. part. I.
[II-132]
Suivant les calculs que l’on fait en divers endroits de l’Europe, il y naît plus de garçons que de filles [1] : au contraire, les relations de l’Asie [2] & de l’Afrique [3] nous disent qu’il y nait beaucoup plus de filles que de garçons. La loi seule d’une femme en Europe, & celle qui en permet plusieurs en Asie [II-133] & en Afrique, ont donc un certain rapport au climat.
Dans les climats froids de l’Asie, il naît, comme en Europe, plus de garçons que de filles. C’est, disent les Lamas [4] la raison de la loi qui chez eux permet à une femme d’avoir plusieurs maris [5] .
Mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande, pour qu’elle exige qu’on y introduise la loi de plusieurs femmes ou la loi de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes, s’éloigne moins de la nature dans de certains pays que dans d’autres.
J’avoue que si ce que les relations nous disent étoit vrai, qu’à Bantam [6] il y a dix femmes pour un homme, ce seroit un cas bien particulier de la polygamie.
Dans tout ceci, je ne justifie pas les usages ; mais j’en rends les raisons.
[↑] M. Arbutnot trouve qu’en Angleterre le nombre des garçons excede celui des filles : on a eu tort d’en conclure que ce fût la meme chose dans tous les climats.
[↑] Voyez Kempfer, qui nous rapporte un dénombrement de Meaco, où l’on trouve 182072 mâles, & 223573 femelles.
[↑] Voyez le voyage de Guinée de M. Smith, partie seconde, sur le pays d’Anté.
[↑] Du Halde, Mém. de la Chine, tom. IV, p. 46.
[↑] Albuzeïr-el-hassen, un des deux mahométans Arabes qui allerent aux Indes & à la Chine au neuvieme siecle, prend cet usage pour une prostitution. C’est que rien ne choquoit tant les idées Mahométanes.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, tom. 1.
[II-134]
Sur la côte du Malabar, dans la caste des Naïres [1] , les hommes ne peuvent avoir qu’une femme, & une femme au contraire peut avoir plusieurs maris. Je crois qu’on peut découvrir l’origine de cette coutume. Les Naïres sont la caste des nobles, qui sont les soldats de toutes ces nations. En Europe, on empêche les soldats de se marier : dans le Malabar, où le climat exige davantage, on s’est contenté de leur rendre le mariage aussi peu embarrassant qu’il est possible : on a donné une femme à plusieurs hommes ; ce qui diminue d’autant l’attachement pour une famille & les soins du ménage, & laisse à ces gens l’esprit militaire.
[↑] Voyage de François Pyrard, ch. xxvii. Lettres édifiantes, troisieme & dixieme recueil sur le Malléami dans la côte du Malabar. Cela est regardé comme un abus de la protection militaire : & comme dit Pyrard, une femme de la caste des Bramines n’épouseroit jamais plusieurs maris.
[II-135]
À regarder la polygamie en général, indépendamment des circonstances qui peuvent la faire un peu tolérer, elle n’est point utile au genre humain, ni à aucun des deux sexes, soit à celui qui abuse, soit à celui dont on abuse. Elle n’est pas non plus utile aux enfans ; & un de ses grands inconvéniens, est que le pere & la mere ne peuvent avoir la même affection pour leurs enfans ; un pere ne peut pas aimer vingt enfans, comme une mere en aime deux. C’est bien pis, quand une femme a plusieurs maris ; car pour lors, l’amour paternel ne tient plus qu’à cette opinion, qu’un pere peut croire, s’il veut, ou que les autres peuvent croire, que de certains enfans lui appartiennent.
On dit que le roi de Maroc a dans son sérail des femmes blanches, des femmes noires, des femmes jaunes. Le malheureux ! à peine a-t-il besoin d’une couleur.
[II-136]
La possession de beaucoup de femmes ne prévient pas toujours les désirs [1] pour celle d’un autre ; il en est de la luxure comme de l’avarice, elle augmente sa soif par l’acquisition des trésors.
Du temps de Justinien, plusieurs Philosophes gênés par le Christianisme, se retirerent en Perse auprès de Cosroës. Ce qui les frappa le plus, dit Agathias [2] , ce fut que la polygamie étoit permise à des gens qui ne s’abstenoient pas même de l’adultere.
La pluralité des femmes, qui le diroit ! même à cet amour que la nature désavoue : c’est qu’une dissolution en entraîne toujours une autre. À la révolution qui arriva à Constantinople, lorsqu’on déposa le sultan Achmet, les relations disoient que le peuple ayant pillé la maison du chiaya, on n’y avoit pas trouvé une seule femme. On dit qu’à Alger [3] on est parvenu à ce point, qu’on n’en a pas dans la plupart des sérails.
[↑] C’est ce qui fait que l’on cache avec tant de soin les femmes en orient.
[↑] De la vie & des actions de Justinien, pag. 403.
[↑] Laugier de Tassy, Histoire d’Alger.
[II-137]
De la loi de la pluralité des femmes, suit celle de l’égalité du traitement. Mahomet qui en permet quatre, veut que tout soit égal entr’elles ; nourriture, habits, devoir conjugal. Cette loi est aussi établie aux Maldives [1] , où on peut épouser trois femmes.
La loi de Moïse [2] veut même que si quelqu’un a marié son fils à une esclave, & qu’ensuite il épouse une femme libre, il ne lui ôte rien des vêtemens, de la nourriture & des devoirs. On pouvoit donner plus à la nouvelle épouse ; mais il falloit que la premiere n’eût pas moins.
[II-138]
C’est une conséquence de la polygamie, que, dans les nations voluptueuses & riches, on ait un très-grand nombre de femmes. Leur séparation d’avec les hommes, & leur clôture, suivent naturellement de ce grand nombre. L’ordre domestique le demande ainsi ; un débiteur insolvable cherche à se mettre à couvert des poursuites de ses créanciers. Il y a de tels climats où le physique a une telle force, que la morale n’y peut presque rien. Laissez un homme avec une femme ; les tentations seront des chutes, l’attaque sure, la résistance nulle. Dans ces pays, au lieu de préceptes, il faut des verroux.
Un livre classique [1] de la Chine [II-139] regarde comme un prodige de vertu, de se trouver seul dans un appartement reculé avec une femme, sans lui faire violence.
[↑] « Trouver à l’écart un trésor dont on soit le maître ; ou une belle femme seule dans un appartement reculé ; entendre la voix de son ennemi qui va périr, si on ne le secourt, admirable pierre de touche ». Traduction d’un ouvrage Chinois sur la morale, dans le Pere du Halde, tom. III. pag. 151.
[II-139]
Dans une république, la condition des citoyens est bornée, égale, douce, modérée ; tout s’y ressent de la liberté publique. L’empire sur les femmes n’y pourroit pas être si bien exercé ; & lorsque le climat a demandé cet empire, le gouvernement d’un seul a été le plus convenable. Voilà une des raisons qui a fait que le gouvernement populaire a toujours été difficile à établir en orient.
Au contraire, la servitude des femmes est très-conforme au génie du gouvernement despotique, qui aime à abuser de tout. Aussi a-t-on vu dans tous les temps, en Asie, marcher d’un pas égal la servitude domestique & le gouvernement despotique.
Dans un gouvernement où l’on [II-140] demande sur-tout la tranquillité, & où la subordination extrême s’appelle la paix, il faut enfermer les femmes ; leurs intrigues seroient fatales au mari. Un gouvernement qui n’a pas le temps d’examiner la conduite des sujets, la tient pour suspecte, par cela seul qu’elle paroit & qu’elle le fait sentir.
Supposons un moment que la légéreté d’esprit & les indiscrétions, les goûts & les dégoûts de nos femmes, leurs passions grandes & petites, se trouvassent transportées dans un gouvernement d’orient, dans l’activité & dans cette liberté où elles sont parmi nous ; quel est le pere de famille qui pourroit être un moment tranquille ? Par-tout des gens suspects, par-tout des ennemis ; l’état seroit ébranlé, on verroit couler des flots de sang.
[II-140]
Dans le cas de la multiplicité des femmes, plus la famille cesse d’être une, plus les lois doivent réunir à un centre ces parties détachées ; & plus les [II-141] intérêts sont divers, plus il est bon que les lois les ramenent à un intérêt.
Cela se fait sur-tout par la clôture. Les femmes ne doivent pas seulement être séparées des hommes par la clôture de la maison ; mais elles en doivent encore être séparées dans cette même clôture, en sorte qu’elles y fassent comme une famille particuliere dans la famille. De là dérive pour les femmes toute la pratique de la morale, la pudeur, la chasteté, la retenue, le silence, la paix, la dépendance, le respect, l’amour ; enfin une direction générale de sentimens à la chose du monde la meilleure par sa nature, qui est l’attachement unique à sa famille.
Les femmes ont naturellement à remplir tant de devoirs qui leur sont propres, qu’on ne peut assez les séparer de tout ce qui pourroit leur donner d’autres idées, de tout ce qu’on traite d’amusemens, & de tout ce qu’on appelle des affaires.
On trouve des mœurs plus pures dans les divers états d’orient, à proportion que la clôture des femmes y est plus exacte. Dans les grands états, il y a nécessairement de grands seigneurs. Plus [II-142] ils ont de grands moyens, plus ils sont en état de tenir les femmes dans une exacte clôture, & de les empêcher de rentrer dans la société. C’est pour cela que, dans les empires du Turc, de Perse, du Mogol, de la Chine & du Japon, les mœurs des femmes sont admirables.
On ne peut pas dire la même chose des Indes, que le nombre infini d’îles, & la situation du terrain, ont divisées en une infinité de petits états, que le grand nombre des causes que je n’ai pas le temps de rapporter ici rendent despotiques.
Là, il n’y a que des misérables qui pillent, & des misérables qui sont pillés. Ceux qu’on appelle des grands, n’ont que de très-petits moyens ; ceux que l’on appelle des gens riches, n’ont guere que leur subsistance. La clôture des femmes n’y peut être aussi exacte, l’on n’y peut pas prendre d’aussi grandes précautions pour les contenir, la corruption de leurs mœurs y est inconcevable.
C’est là qu’on voit jusqu’à quel point les vices du climat, laissés dans une grande liberté, peuvent porter le [II-143] désordre. C’est là que la nature a une force, & la pudeur une foiblesse qu’on ne peut comprendre. À Patane [1] , la lubricité [2] des femmes est si grande, que les hommes sont contraints de se faire de certaines garnitures pour se mettre à l’abri de leurs entreprises. Selon M. Smith [3] , les choses ne vont pas mieux dans les petits royaumes de Guinée. Il semble que dans ces pays-là, les deux sexes perdent jusqu’à leurs propres lois.
[↑] Recueil des voyages qui ont servi à l’établissementde la compagnie des Indes, tom. II, partie II, pag. 196.
[↑] Aux Maldives, les peres marient leurs filles à dix & onze ans, parce que c’est un grand péché, disent-ils, de leur laisser endurer nécessité d’hommes. Voyages de François Pyrard, chap. xii. À Bantam, si-tôt qu’une fille à treize ou quatorze ans, il faut la marier, si l’on ne veut qu’elle mene une vie débordée. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, pag. 348.
[↑] Voyage de Guinée, seconde partie, pag. 192, de la traduction. « Quand les femmes, dit-il, rencontrent un homme, elles le saisissent, & le menacent de le dénoncer à leur mari, s’il les méprise, Elles se glissent dans le lit d’un homme, elles le réveillent ; & s’il les refuse, elle le menacent de se laisser prendre sur le fait. »
[II-144]
Ce n’est pas seulement la pluralité des femmes qui exige leur clôture dans de certains lieux d’orient ; c’est le climat. Ceux qui liront les horreurs, les crimes, les perfidies, les noirceurs, les poisons, les assassinats, que la liberté des femmes fait faire à Goa, & dans les établissemens des Portugais dans les Indes où la religion ne permet qu’une femme, & qui les compareront à l’innocence & à la pureté des mœurs des femmes de Turquie, de Perse, du Mogol, de la Chine & du Japon, verront bien qu’il est souvent aussi nécessaire de les séparer des hommes, lorsqu’on n’en a qu’une, que quand on en a plusieurs.
C’est le climat qui doit décider de ces choses. Que serviroit d’enfermer les femmes dans nos pays du nord, où leurs mœurs sont naturellement bonnes ; où toutes leurs passions sont calmes, peu actives, peu rafinées ; où l’amour a sur [II-145] le cœur un empire si réglé, que la moindre police suffit pour les conduire ?
Il est heureux de vivre dans ces climats qui permettent qu’on se communique ; où le sexe qui a le plus d’agrémens, semble parer la société ; & où les femmes se réservant aux plaisirs d’un seul, servent encore à l’amusement de tous.
[II-145]
Toutes les nations se sont également accordées à attacher du mépris à l’incontinence des femmes : c’est que la nature a parlé à toutes les nations. Elle a établi la défense, elle a établi l’attaque ; & ayant mis des deux côtés des désirs, elle a placé dans l’un la témérité, & dans l’autre la honte. Elle a donné aux individus pour se conserver de longs espaces de temps, & ne leur a donné pour se perpétuer que des momens.
Il n’est donc pas vrai que l’incontinence suive les lois de la nature ; elle [II-146] les viole au contraire. C’est la modestie & la retenue qui suivent ces lois.
D’ailleurs il est de la nature des êtres intelligens de sentir leurs imperfections : la nature a donc mis en nous la pudeur, c’est-à-dire la honte de nos imperfections.
Quand donc la puissance physique de certains climats viole la loi naturelle des deux sexes & celle des êtres intelligens, c’est au législateur à faire des lois civiles qui forcent la nature du climat & rétablissent les lois primitives.
[II-146]
Il faut bien distinguer chez les peuples la jalousie de passion d’avec la jalousie de coutume, de mœurs, de lois. L’une est une fievre ardente qui dévore ; l’autre froide, mais quelquefois terrible, peut s’allier avec l’indifférence & le mépris.
L’une, qui est un abus de l’amour, tire sa naissance de l’amour même. L’autre tient uniquement aux mœurs, aux manieres de la nation, aux lois du pays, [II-147] à la morale, & quelquefois même à la religion [1] .
Elle est presque toujours l’effet de la force physique du climat, & elle est le remede de cette force physique.
[↑] Mahomet recommanda à ses sectateurs, de garder leurs femmes : un certain iman dit en mourant la même chose ; & Confucius n’a pas moins prêché cette doctrine.
[II-147]
On change si souvent de femmes en orient, qu’elles ne peuvent avoir le gouvernement domestique. On en charge donc les eunuques, on leur remet toutes les clefs, & ils ont la disposition des affaires de la maison. « En Perse, dit M. Chardin, on donne aux femmes leurs habits, comme on feroit à des enfans ». Ainsi ce soin qui semble leur convenir si bien, ce soin qui par-tout ailleurs est le premier de leurs soins, ne les regarde pas.
[II-148]
Il y a cette différence entre le divorce & la répudiation, que le divorce se fait par un consentement mutuel à l’occasion d’une incompatibilité mutuelle ; au lieu que la répudiation se fait par la volonté & pour l’avantage d’une des deux parties, indépendamment de la volonté & de l’avantage de l’autre.
Il est quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier, & il leur est toujours si fâcheux de le faire, que la loi est dure, qui donne ce droit aux hommes, sans le donner aux femmes. Un mari est le maître de la maison ; il a mille moyens de tenir ou de remettre ses femmes dans le devoir, & il semble que, dans ses mains, la répudiation ne soit qu’un nouvel abus de sa puissance. Mais une femme qui répudie, n’exerce qu’un triste remede. C’est toujours un grand malheur pour elle d’être contrainte d’aller chercher un second mari, lorsqu’elle a perdu la plupart de ses agrémens chez un autre. C’est un des avantages des [II-149] charmes de la jeunesse dans les femmes que, dans un âge avancé, un mari se porte à la bienveillance par le souvenir de ses plaisirs.
C’est donc une regle générale, que dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi l’accorder aux femmes. Il y a plus : dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation, & aux maris seulement le divorce.
Lorsque les femmes sont dans un sérail, le mari ne peut répudier pour cause d’incompatibilité de mœurs : c’est la faute du mari, si les mœurs sont incompatibles.
La répudiation pour raison de la stérilité de la femme, ne sauroit avoir lieu que dans le cas d’une femme unique [1] : lorsque l’on a plusieurs femmes, cette raison n’est pour le mari d’aucune importance.
La loi des Maldives [2] permet de [II-150] reprendre une femme qu’on a répudiée. La loi du Mexique [3] défendoit de se réunir, sous peine de la vie. La loi du Mexique étoit plus sensée que celle des Maldives ; dans le temps même de la dissolution, elle songeoit à l’éternité du mariage : au lieu que la loi des Maldives semble se jouer également du mariage & de la répudiation.
La loi du Mexique n’accordoit que le divorce. C’étoit une nouvelle raison pour ne point permettre à des gens qui s’étoient volontairement séparés, de se réunir. La répudiation semble plutôt tenir à la promptitude de l’esprit, & à quelque passion de l’ame ; le divorce semble être une affaire de conseil.
Le divorce a ordinairement une grande utilité politique ; & quant à l’utilité civile, il est établi pour le mari & pour la femme, & n’est pas toujours favorable aux enfans.
[↑] Cela ne signifie pas que la répudiation pour raison de la stérilité, soit permise dans le christianisme.
[↑] Voyage de François Pycard. On la reprend plutôt qu’une autre ; parce que, dans ce cas, il faut moins de dépenses.
[↑] Histoire de sa conquête, par Solis, p. 499.
[II-151]
Romulus permit au mari de répudier sa femme, si elle avoit commis un adultere, préparé du poison, ou falsifié les clefs. Il ne donna point aux femmes le droit de répudier leur mari. Plutarque [1] appelle cette loi, une loi très-dure.
Comme la loi d’Athenes [2] donnoit à la femme, aussi-bien qu’au mari, la faculté de répudier ; & que l’on voit que les femmes obtinrent ce droit chez les premiers Romains nonobstant la loi de Romulus ; il est clair que cette institution fut une de celles que les députés de Rome rapporterent d’Athenes, & qu’elle fut mise dans les lois des douze tables.
Cicéron [3] dit que les causes de répudiation venoient de la loi des douze tables. On ne peut donc pas douter que [II-152] cette loi n’eût augmenté le nombre des causes de répudiation établies par Romulus.
La faculté du divorce fut encore une disposition, ou du moins une conséquence de la loi des douze tables. Car, dès le moment que la femme ou le mari avoit séparément le droit de répudier, à plus forte raison pouvoient-ils se quitter de concert, & par une volonté mutuelle.
La loi ne demandoit point qu’on donnât des causes pour le divorce [4] . C’est que, par la nature de la chose, il faut des causes pour la répudiation, & qu’il n’en faut point pour le divorce ; parce que là où la loi établit des causes qui peuvent rompre le mariage, l’incompatibilité mutuelle est la plus forte de toutes.
Denys d’Halicarnasse [5] , Valere-Maxime [6] , & Aulugelle [7] , rapportent un fait qui ne me paroît pas vraisemblable : ils disent que, quoiqu’on eût à Rome la faculté de répudier sa femme, on eut tant de respect pour les auspices, que personne, pendant cinq cents vingt [II-153] ans [8] , n’usa de ce droit jusqu’à Carvilius Ruga, qui répudia la sienne pour cause de stérilité. Mais il suffit de connoître la nature de l’esprit humain, pour sentir quel prodige ce seroit, que la loi donnant à tout un peuple un droit pareil, personne n’en usât. Coriolan partant pour son exil, conseilla [9] à sa femme de se marier à un homme plus heureux que lui. Nous venons de voir que la loi des douze tables, & les mœurs des Romains, étendirent beaucoup la loi de Romulus. Pourquoi ces extensions, si on n’avoit jamais fait usage de la faculté de répudier ? De plus, si les citoyens eurent un tel respect pour les auspices, qu’ils ne répudierent jamais, pourquoi les législateurs de Rome en eurent-ils moins ? Comment la loi corrompit-elle sans cesse les mœurs ?
En rapprochant deux passages de Plutarque, on verra disparoître le merveilleux du fait en question. La loi royale [10] permettoit au mari de répudier dans les [II-154] trois cas dont nous avons parlé. « Et elle vouloit, dit Plutarque [11] , que celui qui répudiroit dans d’autres cas, fût obligé de donner la moitié de ses biens à sa femme, & que l’autre moitié fût consacrée à Cerès ». On pouvoit donc répudier dans tous les cas, en se soumettant à la peine. Personne ne le fit devant Carvilius Ruga [12] ; « qui, comme dit encore Plutarque [13] , répudia sa femme pour cause de stérilité, deux cents trente ans après Romulus » : c’est-à-dire, qu’il la répudia soixante & onze ans avant la loi des douze tables, qui étendit le pouvoir de répudier, & les causes de répudiation.
Les auteurs que j’ai cités, disent que Carvilius Ruga aimoit sa femme ; mais qu’à cause de sa stérilité, les censeurs lui firent faire serment qu’il la répudieroit, afin qu’il pût donner des enfans à la république ; & que cela le rendit odieux au peuple. Il faut connoître le génie du peuple Romain, pour découvrir la vraie [II-155] cause de la haine qu’il conçut pour Carvilius. Ce n’est point parce que Carvilius répudia la femme, qu’il tomba dans la disgrace du peuple : c’est une chose dont le peuple ne s’embarrassoit pas. Mais Carvilius avoit fait un serment aux censeurs, qu’attendu la stérilité de sa femme, il la répudieroit pour donner des enfans à la république. C’étoit un joug que le peuple voyoit que les censeurs alloient mettre sur lui. Je ferai voir dans la suite [14] de cet ouvrage les répugnances qu’il eut toujours pour les réglemens pareils. Mais d’où peut venir une telle contradiction entre ces auteurs ? Le voici : Plutarque a examiné un fait, & les autres ont raconté une merveille.
[↑] Vie de Romulus.
[↑] C’étoit une loi de Solon.
[↑] Mimam res suas sibi habere jussit, ex duodecim tabulis caussam addidit, Philip. II.
[↑] Justinien changea cela, novel. 117, ch. x.
[↑] Liv. II.
[↑] Liv. II. chap. iv.
[↑] Liv. IV. chap. iii.
[↑] Selon Denys d’Halicarnasse & Valere-Maxime ; & 523, selon Aulugelle. Aussi ne mettent-ils pas les mêmes consuls.
[↑] Voyez le discours de Véturie, dans Denys, d’Halicarnasse, liv. VIII.
[↑] Plutarque, vie de Romulus.
[↑] Plutarque, vie de Romulus.
[↑] Effectivement, la cause de stérilité n’est point portée par la loi de Romulus. Il y a apparence qu’il ne fut point sujet à la confiscation, puisqu’il suivoit l’ordre des censeurs.
[↑] Dans la comparaison de Thésée & de Romulus.
[↑] Au liv. XXIII. chap. xxi.
[II-156]
La servitude politique ne dépend pas moins de la nature du climat, que la civile & la domestique, comme on va le faire voir.
[II-156]
Nous avons déjà dit que la grande chaleur énervoit la force & le courage des hommes ; & qu’il y avoit dans les climats froids une certaine force de corps & d’esprit, qui rendoit les hommes capables des actions longues, [II-157] pénibles, grandes & hardies. Cela se remarque non-seulement de nation à nation, mais encore dans le même pays d’une partie à une autre. Les peuples du nord de la Chine [1] sont plus courageux que ceux du midi ; les peuples du midi de la Corée [2] ne le sont pas tant que ceux du nord.
Il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendu esclaves, & que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C’est un effet qui dérive de sa cause naturelle.
Ceci s’est encore trouvé vrai dans l’Amérique ; les empires despotiques du Mexique & du Pérou étoient vers la ligne, & presque tous les petits peuples libres étoient & sont encore vers les pôles.
[↑] Le P. du Halde, tome I. page 112.
[↑] Les livres Chinois le disent ainsi. Ibid. tome IV, page 448.
[II-158]
Les relations nous disent [1] que « le nord de l’Asie, ce vaste continent qui va du quarantieme degré ou environ jusques au pôle, & des frontieres de la Moscovie jusqu’à la mer orientale, est dans un climat très-froid : que ce terrain immense est divisé de l’ouest à l’est par une chaine de montagnes, qui laissent au nord la Sibérie, & au midi la grande Tartarie : que le climat de la Sibérie est si froid, qu’à la réserve de quelques endroits, elle ne peut être cultivée ; & que, quoique les Russes aient des établissemens tout le long de l’Irtis, ils n’y cultivent rien ; qu’il ne vient dans ce pays que quelques petits lapins & arbrisseaux ; que les naturels du pays sont divisés en de misérables peuplades, qui sont comme celles du Canada : que la raison de cette froidure vient d’un côté de la hauteur du terrain; & de l’autre, de ce qu’à [II-159] mesure que l’on va du midi au nord, les montagnes s’applanissent ; de sorte que le vent du nord souffle par-tout sans trouver d’obstacles : que ce vent qui rend la nouvelle Zemble inhabitable, soufflant dans la Sibérie, la rend inculte. Qu’en Europe, au contraire, les montagnes de Norwege & de Laponie sont des boulevards admirables, qui couvrent de ce vent les pays du nord : que cela fait qu’à Stockholm, qui est à cinquante-neuf degrés de latitude ou environ, le terrain produit des fruits, des grains, des plantes ; & qu’autour d’Abo, qui est au soixante-unieme degré, de même que vers les soixante-trois & soixante-quatre, il y a des mines d’argent, & que le terrain est assez fertile ».
Nous voyons encore dans les relations que « la grande Tartarie, qui est au midi de la Sibérie, est aussi très-froide ; que le pays ne se cultive point, qu’on n’y trouve que des pâturages pour les troupeaux ; qu’il n’y croît point d’arbres, mais quelques broussailles, comme en Islande : qu’il y a auprès de la Chine & du Mogol quelques pays où il croît une espece de [II-160] millet, mais que le blé ni le riz n’y peuvent mûrir : qu’il n’y a guere d’endroits dans la Tartarie Chinoise, aux 43, 44 & 45me degrés, où il ne gele sept ou huit mois de l’année ; de sorte qu’elle est aussi froide que l’Islande, quoiqu’elle dût être plus chaude que le midi de la France : qu’il n’y a point de villes, excepté quatre ou cinq vers la mer orientale, & quelques-unes que les Chinois, par des raisons de politique, ont bâties près de la Chine ; que dans le reste de la grande Tartarie, il n’y en a que quelques-unes placées dans les Boucharies, Turkestan & Charisme : que la raison de cette extrême froidure vient de la nature du terrain nitreux, plein de salpêtre & sablonneux, & de plus, de la hauteur du terrain. Le P. Verbiest avoit trouvé qu’un certain endroit, à 80 lieues au nord de la grande muraille, vers la source de Kavamhuram, excédoit la hauteur du rivage de la mer près de Pekin de 3000 pas géométriques ; que cette hauteur [2] est cause que, quoique quasi toutes les grandes rivieres [II-161] de l’Asie ayent leur source dans le pays, il manque cependant d’eau, de façon qu’il ne peut être habité qu’auprès des rivieres & des lacs ».
Ces faits posés, je raisonne ainsi : L’Asie n’y a point proprement de zone tempérée ; & les lieux situés dans un climat très-froid, y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très-chaud, c’est-à-dire, la Turquie, la Perse, le Mogol, la Chine, la Corée & le Japon.
En Europe, au contraire, la zone tempérée est très-étendue, quoiqu’elle soit située dans des climats très-différens entr’eux, n’y ayant point de rapport entre les climats d’Espagne & d’Italie, & ceux de Norwege & de Suede. Mais comme le climat y devient insensiblement froid en allant du midi au nord, à peu près à proportion de la latitude de chaque pays ; il y arrive que chaque pays est à peu près semblable à celui qui en est voisin ; qu’il n’y a pas une notable différence ; & que, comme je viens de le dire, la zone tempérée y est très-étendue. De-là il suit qu’en Asie, les nations sont opposées aux nations du fort au foible ; les peuples guerriers, braves, & actifs y touchent immédiatement des [II-162] peuples efféminés, paresseux, timides : il faut donc que l’un soit conquis, & l’autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort ; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C’est la grande raison de la foiblesse de l’Asie & de la force de l’Europe, de la liberté de l’Europe & de la servitude de l’Asie ; cause que je ne sache pas que l’on ait encore remarquée. C’est ce qui fait qu’en Asie, il n’arrive jamais que la liberté augmente ; au lieu qu’en Europe elle augmente ou diminue, selon les circonstances.
Que la noblesse Moscovite ait été réduite en servitude par un de ses princes, on y verra toujours des traits d’impatience que les climats du midi ne donnent point. N’y avons-nous pas vu le gouvernement aristocratique établi pendant quelques jours ? Qu’un autre royaume du nord ait perdu ses lois, on peut s’en fier au climat, il ne les a pas perdues d’une maniere irrévocable.
[↑] Voyez les voyages du Nord, tome VIII ; l’histoire des Tartares ; & le quatrieme volume de la Chine du P. du Halde.
[↑] La Tartarie est donc, comme une espece de montagne platte.
[II-163]
Ce que nous venons de dire, s’accorde avec les événemens de l’histoire. L’Asie a été subjuguée treize fois ; onze fois par les peuples du nord, deux fois par ceux du midi. Dans les temps reculés, les Scythes la conquirent trois fois ; ensuite les Medes & les Perses chacun une ; les Grecs, les Arabes, les Mogols, les Turcs, les Tartares, les Persans & les Aguans. Je ne parle que de la haute Asie, & je ne dis rien des invasions faites dans le reste du midi de cette partie du monde, qui a continuellement souffert de très-grandes révolutions.
En Europe, au contraire, nous ne connoissons, depuis l’établissement des colonies Grecques & Phéniciennes, que quatre grands changemens ; le premier, causé par les conquêtes des Romains ; le second, par les inondations des Barbares qui détruisirent ces mêmes Romains ; le troisieme, par les victoires de Charlemagne ; & le dernier, par les invasions des Normands. Et si l’on examine bien ceci, on trouvera dans ces [II-164] changemens même une force générale répandue dans toutes les parties de l’Europe. On sait la difficulté que les Romains trouverent à conquérir en Europe, & la facilité qu’ils eurent à envahir l’Asie. On connoît les peines que les peuples du nord eurent à renverser l’empire Romain, les guerres & les travaux de Charlemagne, les diverses entreprises des Normands. Les destructeurs étoient sans cesse détruits.
[II-164]
Les peuples du nord de l’Europe l’ont conquise en hommes libres ; les peuples du nord de l’Asie l’ont conquise en esclaves, & n’ont vaincu que pour un maître.
La raison en est, que le peuple Tartare, conquérant naturel de l’Asie, est devenu esclave lui-même. Il conquiert sans cesse dans le midi de l’Asie, il forme des empires ; mais la partie de la nation [II-165] qui reste dans le pays, se trouve soumise à un grand maître, qui, despotique dans le midi, veut encore l’être dans le nord ; & avec un pouvoir arbitraire sur les sujets conquis, le prétend encore sur les sujets conquérans. Cela se voit bien aujourd’hui dans ce vaste pays, qu’on appelle la Tartarie Chinoise, que l’empereur gouverne presqu’aussi despotiquement que la Chine même, & qu’il étend tous les jours par ses conquêtes.
On peut voir encore dans l’histoire de la Chine, que les empereurs [1] ont envoyé des colonies Chinoises dans la Tartarie. Ces Chinois sont devenus Tartares, & mortels ennemis de la Chine ; mais cela n’empêche pas qu’ils n’ayent porté dans la Tartarie l’esprit du gouvernement Chinois.
Souvent une partie de la nation Tartare qui a conquis est chassée elle-même ; & elle rapporte dans ses déserts un esprit de servitude qu’elle a acquis dans le climat de l’esclavage. L’histoire de la Chine nous en fournit de grands exemples, & notre histoire ancienne aussi [2] .
[II-166]
C’est ce qui a fait que le génie de la nation Tartare ou Gétique, a toujours été semblable à celui des empires de l’Asie. Les peuples dans ceux-ci sont gouvernés par le bâton ; les peuples Tartares, par les longs fouets. L’esprit de l’Europe a toujours été contraire à ces mœurs ; & dans tous les temps, ce que les peuples d’Asie ont appellé punition, les peuples d’Europe l’ont appellé outrage [3] .
Les Tartares détruisant l’empire Grec, établirent dans les pays conquis la servitude & le despotisme : les Goths conquérant l’empire Romain, fonderent par-tout la monarchie & la liberté.
Je ne sais si le fameux Rudbeck, qui dans son Atlantique a tant loué la Scandinavie, a parlé de cette grande prérogative qui doit mettre les nations qui l’habitent au-dessus de tous les peuples du monde ; c’est qu’elles ont été la source de la liberté de l’Europe, c’est-à-dire, de presque toute celle qui est aujourd’hui parmi les hommes.
[II-167]
Le Goth Jornandez a appellé le nord de l’Europe la fabrique du genre humain [4] . Je l’appellerai plutôt la fabrique des instrumens qui brisent les fers forgés au midi. C’est là que se forment ces nations vaillantes, qui sortent de leur pays pour détruire les tyrans & les esclaves, & apprendre aux hommes que la nature les ayant fait égaux, la raison n’a pu les rendre dépendans que pour leur bonheur.
[↑] Comme Ven-ti, cinquieme empereur de la cinquieme dynastie.
[↑] Les Scythes conquirent trois fois l’Afie, & en furent trois fois chassés, Justin, liv. II.
[↑] Ceci n’est point contraire à ce que je dirai au liv. XXVIII. ch. xx. sur la maniere de penser des peuples Germains sur le bâton : quelqu’instrument que ce fût, ils regarderent toujours comme un affront, le pouvoir ou l’action arbitraire de battre.
[↑] Humani generis officinam.
[II-167]
En Asie, on a toujours vu de grands empires : en Europe, ils n’ont jamais pu subsister. C’est que l’Asie que nous connoissons, a de plus grandes plaines ; elle est coupée en plus grands morceaux par les mers ; & comme elle est plus au midi, les sources y sont plus aisément taries, les montagnes y sont moins couvertes de neiges, & les fleuves [1] [II-168] moins grossis y forment de moindre barrieres.
La puissance doit donc être toujours despotique en Asie. Car si la servitude n’y étoit pas extrême, il se feroit d’abord un partage que la nature du pays ne peut pas souffrir.
En Europe, le partage naturel forme plusieurs états d’une étendue médiocre, dans lesquels le gouvernement des lois n’est pas incompatible avec le maintien de l’état : au contraire, il y est favorable, que sans elles, cet état tombe dans la décadence, & devient inférieur à tous les autres.
C’est ce qui y a formé un génie de liberté, qui rend chaque partie très-difficile à être subjuguée & soumise à une force étrangere, autrement que par les lois & l’utilité de son commerce.
Au contraire, il regne en Asie un esprit de servitude qui ne l’a jamais quittée, & dans toutes les histoires de ce pays, il n’est pas possible de trouver un seul trait qui marque une ame libre : on n’y verra jamais que l’héroïsme de la servitude.
[↑] Les eaux se perdent ou s’évaporent avant de se ramasser, ou après s’être ramassées.
[II-169]
Voila ce que je puis dire sur l’Asie & sur l’Europe. L’Afrique est dans un climat pareil à celui du midi de l’Asie, & elle est dans une même servitude. L’Amerique [1] détruite & nouvellement repeuplée par les nations de l’Europe & de l’Afrique, ne peut guere aujourd’hui montrer son propre génie : mais ce que nous savons de son ancienne histoire est très-conforme à nos principes.
[↑] Les petits peuples barbares de l’Amerique sont appellés Indios braves, par les Espagnols : bien plus difficiles à soumettre que les grands empires du Mexique & du Pérou.
[II-169]
Une des conséquences de ce que nous venons de dire, c’est qu’il est important à un très-grand prince de bien choisir le siege de son empire. Celui qui [II-170] le placera au midi courra risque de perdre le nord ; & celui qui le placera au nord, conservera aisément le midi. Je ne parle pas des cas particuliers : la mécanique a bien ses frottemens, qui souvent changent ou arrêtent les effets de la théorie ; la politique a aussi les siens.
[II-171]
La bonté des terres d’un pays y établit naturellement la dépendance. Les gens de la campagne qui y font la principale partie du peuple, ne sont pas si jaloux de leur liberté : ils sont trop occupés & trop pleins de leurs affaires particulieres. Une campagne qui regorge de biens, craint le pillage, elle craint une armée. Qui est-ce qui forme le bon parti, disoit Cicéron à Atticus [1] ? « Seront-ce les gens de commerce & de la campagne ? à moins que nous n’imaginions qu’ils sont opposés à la monarchie, eux, à qui tous les gouvernemens sont égaux, dès-lors qu’ils sont tranquilles ».
[II-172]
Ainsi le gouvernement d’un seul se trouve plus souvent dans les pays fertiles, & le gouvernement de plusieurs dans les pays qui ne le sont pas, ce qui est quelquefois un dédommagement.
La stérilité du terrain de l’Attique y établit le gouvernement populaire ; & la fertilité de celui de Lacédémone, le gouvernement aristocratique. Car, dans ces temps-là, on ne vouloit point dans la Grece du gouvernement d’un seul : or le gouvernement aristocratique a plus de rapport avec le gouvernement d’un seul.
Plutarque [2] nous dit que la sédition Cilonienne ayant été appaisée à Athenes, la ville retomba dans ses anciennes dissentions, & se divisa en autant de partis qu’il y avoit de sortes de territoires dans les pays de l’Attique. Les gens de la montagne vouloient à toute force le gouvernement populaire ; ceux de la plaine demandoient le gouvernement des principaux ; ceux qui étoient près de la mer, étoient pour un gouvernement mêlé des deux.
[II-173]
Ces pays fertiles sont des plaines, où l’on ne peut rien disputer au plus fort : on se soumet donc à lui ; & quand on lui est soumis, l’esprit de liberté n’y sauroit revenir ; les biens de la campagne sont un gage de la fidélité. Mais dans les pays de montagnes, on peut conserver ce que l’on a, & l’on a peu à conserver. La liberté, c’est-à-dire le gouvernement dont on jouit, est le seul bien qui mérite qu’on le défende. Elle regne donc plus dans les pays montagneux & difficiles, que dans ceux que la nature sembloit avoir plus favorisés.
Les montagnards conservent un gouvernement plus modéré, parce qu’ils ne sont pas si fort exposés à la conquête. Ils se défendent aisément, ils sont attaqués difficilement ; les munitions de guerre & de bouche sont assemblées & portées contr’eux avec beaucoup de dépense, le pays n’en fournit point. Il est donc plus difficile de leur faire la guerre, plus dangereux de l’entreprendre ; & [II-174] toutes les lois que l’on fait pour la sureté du peuple y ont moins de lieu.
[II-174]
Les pays ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté ; & si l’on divise la terre par la pensée, on sera étonné de voir la plupart du temps des déserts dans ses parties les plus fertiles, & de grands peuples dans celles où le terrain semble refuser tout.
Il est naturel qu’un peuple quitte un mauvais pays pour en chercher un meilleur, & non pas qu’il quitte un bon pays pour en chercher un pire. La plupart des invasions se font donc dans les pays que la nature avoit faits pour être heureux : & comme rien n’est plus près de la dévastation que l’invasion, les meilleurs pays sont le plus souvent dépeuplés, tandis que l’affreux pays du nord reste toujours habité, par la raison qu’il est presqu’inhabitable.
On voit, par ce que les historiens nous disent du passage des peuples de [II-175] la Scandinavie sur les bords du Danube, que ce n’étoit point une conquête, mais seulement une transmigration dans des terres désertes.
Ces climats heureux avoient donc été dépeuplés par d’autres transmigrations, & nous ne savons pas les choses tragiques qui s’y sont passées.
« Il paroît par plusieurs monumens, dit Aristote [1] , que la Sardaigne est une colonie Grecque. Elle étoit autrefois très-riche ; & Aristée, dont on a tant vanté l’amour pour l’agriculture, lui donna des lois. Mais elle a bien déchu depuis ; car les Carthaginois s’en étant rendus les maîtres, ils y détruisirent tout ce qui pouvoit la rendre propre à la nourriture des hommes, & défendirent, sous peine de la vie, d’y cultiver la terre ». La Sardaigne n’étoit point rétablie du temps d’Aristote ; elle ne l’est point encore aujourd’hui.
Les parties les plus tempérées de la Perse, de la Turquie, de la Moscovie & de la Pologne, n’ont pu se rétablir des dévastations des grand & des petits Tartares.
[↑] Ou celui qui a écrit le livre de mirabilibus.
[II-176]
La stérilité des terres rend les hommes industrieux, sobres, endurcis au travail, courageux, propres à la guerre ; il faut bien qu’ils se procurent ce que le terrain leur refuse. La fertilité d’un pays donne, avec l’aisance, la mollesse, & un certain amour pour la conservation de la vie.
On a remarqué que les troupes d’Allemagne levées dans des lieux où les paysans sont riches, comme en Saxe, ne sont pas si bonnes que les autres. Les lois militaires pourront pourvoir à cet inconvénient par une plus sévere discipline.
[II-176]
Les peuples des îles sont plus portés à la liberté que les peuples du continent. Les îles sont ordinairement d’une [II-177] petite étendue [1] ; une partie du peuple ne peut pas être si bien employée à opprimer l’autre ; la mer les sépare des grands empires, & la tyrannie ne peut pas s’y prêter la main, les conquérans sont arrêtés par la mer ; les insulaires ne sont pas enveloppés dans la conquête, & ils conservent plus aisément leurs lois.
[↑] Le Japon déroge à ceci par sa grandeur & par sa servitude.
[II-177]
Les pays que l’industrie des hommes a rendus habitables, & qui ont besoin pour exister de la même industrie, appellent à eux le gouvernement modéré. Il y en a principalement trois de cette espece ; les deux belles provinces de Kiang-nan & Tche-kiang à la Chine, l’Égypte & la Hollande.
Les anciens empereurs de la Chine n’étoient point conquérans. La premiere chose qu’ils firent pour s’agrandir, fut celle qui prouva le plus leur sagesse. On vit sortir de dessous les eaux les deux [II-178] plus belles provinces de l’empire ; elles furent faites par les hommes. C’est la fertilité inexprimable de ces deux provinces, qui a donné à l’Europe les idées de la félicité de cette vaste contrée. Mais un soin continuel & nécessaire pour garantir de la destruction une partie si considérable de l’empire, demandoit plutôt les mœurs d’un peuple sage, que celles d’un peuple voluptueux ; plutôt le pouvoir légitime d’un monarque, que la puissance tyrannique d’un despote. Il falloit que le pouvoir y fût modéré, comme il l’étoit autrefois en Égypte. Il falloit que le pouvoir y fût modéré, comme il l’est en Hollande, que la nature a faite pour avoir attention sur elle-même, & non pas pour être abandonnée à la nonchalance ou au caprice.
Ainsi, malgré le climat de la Chine, où l’on est naturellement porté à l’obéissance servile, malgré les horreurs qui suivent la trop grande étendue d’un empire, les premiers législateurs de la Chine furent obligés de faire de très-bonnes lois, & le gouvernement fut souvent obligé de les suivre.
[II-179]
Les hommes, par leurs soins & par de bonnes lois, ont rendu la terre plus propre à être leur demeure. Nous voyons couler des rivieres là où étoient des lacs & des marais : c’est un bien que la nature n’a point fait, mais qui est entretenu par la nature. Lorsque les Perses [1] étoient les maîtres de l’Asie, ils permettoient à ceux qui ameneroient de l’eau de fontaine en quelque lieu qui n’auroit point été encore arrosé, d’en jouir pendant cinq générations ; & comme il sort quantité de ruisseaux du mont Taurus, ils n’épargnerent aucune dépense pour en faire venir de l’eau. Aujourd’hui, sans savoir d’où elle peut venir, on la trouve dans les champs & dans ses jardins.
Ainsi, comme les nations destructrices font des maux qui durent plus qu’elles, il y a des nations industrieuses qui font des biens qui ne finissent pas même avec elles.
[↑] Polybe, liv. X.
[II-180]
Les lois ont un très-grand rapport avec la façon dont les divers peuples se procurent la subsistance. Il faut un code de lois plus étendu pour un peuple qui s’attache au commerce & à la mer, que pour un peuple qui se contente de cultiver ses terres. Il en faut un plus grand pour celui-ci, que pour un peuple qui vit de ses troupeaux. Il en faut un plus grand pour ce dernier, que pour un peuple qui vit de sa chasse.
[II-180]
Ce qui fait qu’il y a tant de nations sauvages en Amérique, c’est que la terre y produit d’elle-même beaucoup de fruits dont on peut se nourrir. Si les femmes y cultivent autour de la cabane un morceau de terre, le maïs y vient d’abord. La chasse & la pêche achevent de mettre les hommes dans l’abondance, De plus, les animaux qui paissent, [II-181] comme les bœufs, les buffles, &c. y réussissent mieux que les bêtes carnassieres. Celles-ci ont eu de tout temps l’empire de l’Afrique.
Je crois qu’on n’auroit point tous ces avantages en Europe, si l’on y laissoit la terre inculte ; il n’y viendroit guere que des forêts, des chênes & autres arbres stériles.
[II-181]
Quand les nations ne cultivent pas les terres, voici dans quelle proportion le nombre des hommes s’y trouve. Comme le produit d’un terrain inculte est au produit d’un terrain cultivé ; de même le nombre des sauvages dans un pays, est au nombre des laboureurs dans un autre : & quand le peuple qui cultive les terres, cultive aussi les arts, cela suit des proportions qui demanderoient bien des détails.
Ils ne peuvent guere former une grande nation. S’ils sont pasteurs, ils [II-182] ont besoin d’un grand pays, pour qu’ils puissent subsister en certain nombre : s’ils sont chasseurs, ils sont encore en plus petit nombre ; & forment, pour vivre, une plus petite nation.
Leur pays est ordinairement plein de forêts ; & comme les hommes n’y ont point donné de cours aux eaux, il est rempli de marécages, où chaque troupe se cantonne & forme une petite nation.
[II-182]
Il y a cette différence entre les peuples sauvages & les peuples barbares, que les premiers sont de petites nations dispersées, qui, par quelques raisons particulieres, ne peuvent pas se réunir ; au lieu que les barbares sont ordinairement de petites nations qui se peuvent réunir. Les premiers sont ordinairement des peuples chasseurs ; les seconds, des peuples pasteurs. Cela se voit bien dans le nord de l’Asie. Les peuples de la Sibérie ne sauroient vivre en corps, parce qu’ils ne pourroient se nourrir ; les [II-183] Tartares peuvent vivre en corps pendant quelque temps, parce que leurs troupeaux peuvent être rassemblés pendant quelque temps. Toutes les hordes peuvent donc se réunir ; & cela se fait lorsqu’un chef en a soumis beaucoup d’autres, après quoi, il faut qu’elles fassent de deux choses l’une, qu’elles se séparent, ou qu’elles aillent faire quelque grande conquête dans quelque empire du midi.
[II-183]
Ces peuples ne vivant pas dans un terrain limité & circonscrit, auront entr’eux bien des sujets de querelle ; ils se disputeront la terre inculte, comme parmi nous les citoyens se disputent les héritages. Ainsi ils trouveront de fréquentes occasions de guerre pour leurs chasses, pour leurs pêches, pour la nourriture de leurs bestiaux, pour l’enlévement de leurs esclaves ; & n’ayant point de territoire, ils auront autant de choses à régler par le droit des gens, qu’ils en auront peu à décider par le droit civil.
[II-184]
C’est le partage des terres qui grossit principalement le code civil. Chez les nations où l’on n’aura pas fait ce partage, il y aura très-peu de lois civiles.
On peut appeller les institutions de ces peuples, des mœurs plutôt que des lois.
Chez de pareilles nations, les vieillards, qui se souviennent des choses passées, ont une grande autorité ; on n’y peut être distingué par les biens, mais par la main & par les conseils.
Ces peuples errent & se dispersent dans les pâturages ou dans les forêts. Le mariage n’y sera pas aussi assuré que parmi nous, où il est fixé par la demeure, & où la femme tient à une maison ; ils peuvent donc plus aisément changer de femmes, en avoir plusieurs, & quelquefois se mêler indifféremment comme les bêtes.
Les peuples pasteurs ne peuvent se séparer de leurs troupeaux qui sont leur [II-185] subsistance ; ils ne sauroient non plus se séparer de leurs femmes qui en ont soin. Tout cela doit donc marcher ensemble ; d’autant plus que vivant ordinairement dans de grandes plaines, où il y a peu de lieux forts d’assiette, leurs femmes, leurs enfans, leurs troupeaux deviendroient la proie de leurs ennemis.
Leurs lois régleront le partage du butin ; & auront, comme nos lois saliques, une attention particuliere sur les vols.
[II-185]
Ces peuples jouissent d’une grande liberté : car, comme ils ne cultivent point les terres, ils n’y sont point attachés ; ils sont errans, vagabonds ; & si un chef vouloit leur ôter leur liberté, ils l’iroient d’abord chercher chez un autre, ou se retireroient dans les bois pour y vivre avec leur famille. Chez ces peuples, la liberté de l’homme est si grande, qu’elle entraîne nécessairement la liberté du citoyen.
[II-186]
Aristipe ayant fait naufrage, nagea & aborda au rivage prochain ; il vit qu’on avoit tracé sur le sable des figures de géométrie : il se sentit ému de joie, jugeant qu’il étoit arrivé chez un peuple Grec, & non pas chez un peuple barbare.
Soyez seul, & arrivez par quelque accident chez un peuple inconnu ; si vous voyez une piece de monnoie, comptez que vous êtes arrivé chez une nation policée.
La culture des terres demande l’usage de la monnoie. Cette culture suppose beaucoup d’arts & de connoissances ; & l’on voit toujours marcher d’un pas égal les arts, les connoissances & les besoins. Tout cela conduit à l’établissement d’un signe de valeurs.
Les torrens & les incendies [1] nous [II-187] ont fait découvrir que les terres contenoient des métaux. Quand ils en ont été une fois séparés, il a été aisé de les employer.
[↑] C’est ainsi que Diodore nous dit que des bergers trouverent l’or des Pyrénées.
[II-187]
Quand un peuple n’a pas l’usage de la monnoie, on ne connoît guere chez lui que les injustices qui viennent de la violence ; & les gens foibles, en s’unissant, se défendent contre la violence. Il n’y a guere là que des arrangemens politiques. Mais chez un peuple ou la monnoie est établie, on est sujet aux injustices qui viennent de la ruse ; & ces injustices peuvent être exercées de mille façons. On y est donc forcé d’avoir de bonnes lois civiles ; elles naissent avec les nouveaux moyens & les diverses manieres d’être méchant.
Dans les pays où il n’y a point de monnoie, le ravisseur n’enleve que des choses ; & les choses ne se ressemblent jamais. Dans les pays où il y a de la monnoie, le ravisseur enleve des signes ; [II-188] & les signes se ressemblent toujours. Dans les premiers pays, rien ne peut être caché, parce que le ravisseur porte toujours avec lui des preuves de sa conviction : cela n’est pas de même dans les autres.
[II-188]
Ce qui assure le plus la liberté des peuples qui ne cultivent point les terres, c’est que la monnoie leur est inconnue. Les fruits de la chasse, de la pêche, ou des troupeaux, ne peuvent s’assembler en assez grande quantité, ni se garder assez, pour qu’un homme se trouve en état de corrompre tous les autres : au lieu que, lorsque l’on a des signes de richesses, on peut faire un amas de ces signes, & les distribuer à qui l’on veut.
Chez les peuples qui n’ont point de monnoie, chacun a peu de besoins, & les satisfait aisément & également. L’égalité est donc forcée ; aussi leurs chefs ne sont-ils point despotiques.
[II-189]
Si ce que les relations nous disent est vrai, la constitution d’un peuple de la Louisianne, nommé les Natchés, déroge à ceci. Leur chef [1] dispose des biens de tous ses sujets, & les fait travailler à sa fantaisie ; ils ne peuvent lui refuser leur tête ; il est comme le grand-seigneur. Lorsque l’héritier présomptif vient à naître, on lui donne tous les enfans à la mamelle, pour le servir pendant sa vie. Vous diriez que c’est le grand Sésostris. Ce chef est traité dans sa cabane avec les cérémonies qu’on feroit à un empereur du Japon ou de la Chine.
Les préjugés de la superstition sont supérieurs à tous les autres préjugés, & ses raisons à toutes les autres raisons. Ainsi, quoique les peuples sauvages ne connoissent point naturellement le despotisme, ce peuple-ci le connoît. Ils adorent le soleil : & si leur chef n’avoit pas imaginé qu’il étoit le frere du soleil, ils n’auroient trouvé en lui qu’un misérable comme eux.
[↑] Lettres édif. vingtieme recueil.
[II-190]
Les Arabes & les Tartares sont des peuples pasteurs. Les Arabes se trouvent dans les cas généraux dont nous avons parlé, & sont libres ; au lieu que les Tartares (peuple le plus singulier de la terre) se trouvent dans l’esclavage politique [1] . J’ai déjà [2] donné quelques raisons de ce dernier fait : en voici de nouvelles.
Ils n’ont point de villes, ils n’ont point de forêts, ils ont peu de marais ; leurs rivieres sont presque toujours glacées, ils habitent une immense plaine, ils ont des pâturages & des troupeaux, & par conséquent des biens : mais ils n’ont aucune espece de retraite ni de défense. Si-tôt qu’un kan est vaincu, on lui coupe la tête [3] ; on traite de la [II-191] même maniere ses enfans ; & tous ses sujets appartiennent au vainqueur. On ne les condamne pas à un esclavage civil ; ils seroient à charge à une nation simple, qui n’a point de terres à cultiver, & n’a besoin d’aucun service domestique. Ils augmentent donc la nation. Mais au lieu de l’esclavage civil, on conçoit que l’esclavage politique a dû s’introduire.
En effet, dans un pays où les diverses hordes se font continuellement la guerre & se conquierent sans cesse les unes les autres ; dans un pays où, par la mort du chef, le corps politique de chaque horde vaincue est toujours détruit, la nation en général ne peut guere être libre : car il n’y en a pas une seule partie qui ne doive avoir été un très-grand nombre de fois subjuguée.
Les peuples vaincus peuvent conserver quelque liberté, lorsque, par la force de leur situation, ils sont en état de faire des traités après leur défaite. Mais les Tartares toujours sans défense, vaincus une fois, n’ont jamais pu faire des conditions.
J’ai dit, au chapitre II, que les habitans des plaines cultivées n’étoient guere [II-192] libres : des circonstances font que les Tartares, habitant une terre inculte, sont dans le même cas.
[↑] Lorsqu’on proclame un kan, tout le peuple s’écrie : Que sa parole lui serve de glaive.
[↑] Liv. XVII. chap. V.
[↑] Ainsi il ne faut pas être étonné si Mirivéis, s’étant rendu maître d’Ispahan, fit tuer tous les princes du sang.
[II-192]
Les Tartares paroissent entr’eux doux & humains ; & ils sont des conquérans très-cruels : ils passent au fil de l’épée les habitans des villes qu’ils prennent ; ils croient leur faire grace lorsqu’ils les vendent ou les distribuent à leurs soldats. Ils ont détruit l’Asie depuis les Indes jusqu’à la Méditerranée ; tout le pays qui forme l’orient de la Perse en est resté désert.
Voici ce qui me paroît avoir produit un pareil droit des gens. Ces peuples n’avoient point de villes ; toutes leurs guerres se faisoient avec promptitude & avec impétuosité. Quand ils espéroient de vaincre, ils combattoient ; ils augmentoient l’armée des plus forts, quand ils ne l’espéroient pas. Avec de pareilles coutumes, ils trouvoient qu’il étoit contre leur droit des gens, qu’une ville qui ne pouvoit leur résister les arrêtât.
[II-193] Ils ne regardoient pas les villes comme une assemblée d’habitans, mais comme des lieux propres à se soustraire à leur puissance. Ils n’avoient aucun art pour les assiéger, & ils s’exposoient beaucoup en les assiégeant ; ils vengeoient par le sang tout celui qu’ils venoient de répandre.
[II-193]
Le pere du Halde dit, que chez les Tartares, c’est toujours le dernier des mâles qui est l’héritier : par la raison qu’à mesure que les aînés sont en état de mener la vie pastorale, ils sortent de la maison avec une certaine quantité de bétail que le pere leur donne, & vont former une nouvelle habitation. Le dernier des mâles, qui reste dans la maison avec son pere, est donc son héritier naturel.
J’ai ouï dire qu’une pareille coutume étoit observée dans quelques petits districts d’Angleterre : & on la trouve encore en Bretagne, dans le duché de Rohan, où elle a lieu pour les rotures.
[II-194] C’est sans doute une loi pastorale venue de quelque petit peuple Breton, ou portée par quelque peuple Germain. On sait, par César & Tacite, que ces derniers cultivoient peu les terres.
[II-194]
J’expliquerai ici comment ce texte particulier de la loi salique que l’on appelle ordinairement la loi salique, tient aux institutions d’un peuple qui ne cultivoit point les terres, ou du moins qui les cultivoit peu.
La loi salique [1] veut que, lorsqu’un homme laisse des enfans, les mâles succedent à la terre salique au préjudice des filles.
Pour savoir ce que c’étoit que les terres saliques, il faut chercher ce que c’étoit que les propriétés ou l’usage des terres chez les Francs, avant qu’ils fussent sortis de la Germanie.
M. Echard a très bien prouvé que le mot salique vient du mot sala, qui signifie maison ; & qu’ainsi la terre salique [II-195] étoit la terre de la maison. J’irai plus loin ; & j’examinerai ce que c’étoit que la maison, & la terre de la maison, chez les Germains.
« Ils n’habitent point de villes, dit Tacite [2] , & ils ne peuvent souffrir que leurs maisons se touchent les unes les autres ; chacun laisse autour de sa maison un petit terrain ou espace, qui est clos & fermé ». Tacite parloit exactement. Car plusieurs lois des codes [3] barbares ont des dispositions différentes contre ceux qui renversoient cette enceinte, & ceux qui pénétroient dans la maison même.
Nous savons, par Tacite & César, que les terres que les Germains cultivoient ne leur étoient données que pour un an ; après quoi elles redevenoient publiques. Ils n’avoient de patrimoine que la maison, & un morceau de terre dans l’enceinte autour de la maison [4] .
[II-196] C’est ce patrimoine particulier qui appartenoit aux mâles. En effet, pourquoi auroit-il appartenu aux filles ? Elles passoient dans une autre maison.
La terre salique étoit donc cette enceinte qui dépendait de la maison du Germain ; c’étoit la seule propriété qu’il eût. Les Francs, après la conquête, acquirent de nouvelles propriétés, & on continua à les appeler des terres saliques.
Lorsque les Francs vivoient dans la Germaine, leurs biens étoient des esclaves, des troupeaux, des chevaux, des armes, etc. La maison & la petite portion de terre qui y étoit jointe, étoient naturellement données aux enfans mâles qui devoient y habiter. Mais lorsqu’après la conquête, les Francs eurent acquis de grandes terres, on trouva dur que les filles & leurs enfans ne pussent y avoir de part. Il s’introduisit un usage, qui permettoit au pere de rappeler sa fille & les enfans de sa fille. On fit taire la loi ; & il falloit bien que ces sortes de rappels fussent communs, puisqu’on en fit des formules [5] .
[II-197]
Parmi toutes ces formules, j’en trouve une singuliere [6] . Un aïeul rappelle ses petits-enfans pour succéder avec ses fils & avec ses filles. Que devenoit donc la loi salique ? Il falloit que, dans ces temps-là même, elle ne fût plus observée ; ou que l’usage continuel de rappeller les filles eût fait regarder leur capacité de succéder comme le cas le plus ordinaire.
La loi salique n’ayant point pour objet une certaine préférence d’un sexe sur un autre, elle avoit encore moins celui d’une perpétuité de famille, de nom, ou de transmission de terre : tout cela n’entroit point dans la tête des Germains. C’étoit une loi purement économique, qui donnoit la maison, & la terre dépendante de la maison, aux mâles qui devoient l’habiter, & à qui par conséquent elle convenoit le mieux.
Il n’y a qu’à transcrire ici le titre des alleus de la loi salique, ce texte si fameux, dont tant de gens ont parlé, & que si peu de gens ont lu.
1.o « Si un homme meurt sans enfans, son pere ou sa mere lui succéderont. 2.o S’il n’a ni pere ni mere, son frere ou sa sœur lui succéderont.
[II-198] 3o. S’il n’a ni frere ni sœur, la sœur de sa mere lui succédera. 4o. Si sa mere n’a point de sœur, la sœur de son pere lui succédera. 5o. Si son pere n’a point de sœur, le plus proche parent par mâle lui succédera. 6o. Aucune portion [7] de la terre salique ne passera aux femelles ; mais elle appartiendra aux mâles, c’est-à-dire que les enfans mâles succéderont à leur pere ».
Il est clair que les cinq premiers articles concernent la succession de celui qui meurt sans enfans ; & le sixieme, la succession de celui qui a des enfans.
Lorsqu’un homme mouroit sans enfans, la loi vouloit qu’un des deux sexes n’eût de préférence sur l’autre que dans de certains cas. Dans les deux premiers degrés de succession, les avantages des mâles & des femelles étoient les mêmes ; dans le troisieme & le quatrieme, les femmes avoient la préférence ; & les mâles l’avoient dans le cinquieme.
Je trouve les semences de ces bizarreries dans Tacite. « Les enfans [8] des [II-199] sœurs, dit-il, sont chéris de leur oncle comme de leur propre pere. Il y a des gens qui regardent ce lien comme plus étroit & même plus saint ; ils le préferent, quand ils reçoivent des otages ». C’est pour cela que nos premiers historiens [9] nous parlent tant de l’amour des rois Francs pour leur sœur & pour les enfans de leur sœur. Que si les enfans des sœurs étoient regardés dans la maison comme les enfans même, il étoit naturel que les enfans regardassent leur tante comme leur propre mere.
La sœur de la mere étoit préférée à la sœur du pere ; cela s’explique par d’autres textes de la loi salique : Lorsqu’une femme étoit veuve [10] , elle tomboit sous la tutelle des parens de son mari ; la loi préféroit pour cette tutelle les parens par femmes aux parens par mâles. En effet, une femme qui entroit dans une famille, s’unissant avec les [II-200] personnes de son sexe, elle étoit plus liée avec les parens par femmes, qu’avec les parens par mâle. De plus, quand un [11] homme en avoit tué un autre, & qu’il n’avoit pas de quoi satisfaire à la peine pécuniaire qu’il avoit encourue, la loi lui permettoit de céder ses biens, & les parens devoient suppléer à ce qui manquoit. Après le pere, la mere & le frere, c’étoit la sœur de la mere qui payoit, comme si ce lien avoit quelque chose de plus tendre : or la parente, qui donne les charges, devoit de même donner les avantages.
La loi salique vouloit qu’après la sœur du pere, le plus proche parent par mâle eût la succession : mais s’il étoit parent au-delà du cinquieme degré, il ne succédoit pas. Ainsi une femme au cinquieme degré auroit succédé au préjudice d’un mâle du sixieme : & cela se voit dans la loi [12] des Francs Ripuaires, fidelle interprete de la loi salique dans le titre des alleus, où elle suit pas à pas le même titre de la loi salique.
Si le pere laissoit des enfans, la loi [II-201] salique vouloit que les filles fussent exclues de la succession à la terre salique, & qu’elle appartînt aux enfans mâles.
Il me sera aisé de prouver que la loi salique n’exclut pas indistinctement les filles de la terre salique, mais dans le cas seulement où des freres les excluroient. Cela se voit dans la loi salique même, qui, après avoir dit que les femmes ne posséderoient rien de la terre salique, mais seulement les mâles, s’interprete & se restreint elle-même : « c’est-à-dire, dit-elle, que le fils succédera à l’hérédité du pere ».
2.o Le texte de la loi salique est éclairci par la loi des Francs Ripuaires, qui a aussi un titre [13] des alleus très-conforme à celui de la loi salique.
3.o Les lois de ces peuples barbares, tous originaires de la Germanie, s’interpretent les unes les autres, d’autant plus qu’elles ont toutes à peu près le même esprit. La loi des Saxons [14] veut que le pere & la mere laissent leur hérédité à leur fils, & non pas à leur fille ; mais [II-202] que s’il n’y a que des filles, elles ayent toute l’hérédité.
4.o Nous avons deux anciennes formules [15] qui posent le cas où, suivant la loi salique, les filles sont exclues par les mâles ; c’est lorsqu’elles concourent avec leur frere.
5.o Une autre formule [16] prouve que la fille succédoit au préjudice du petit-fils ; elle n’étoit donc exclue que par le fils.
6.o Si les filles, par la loi salique, avoient été généralement exclues de la succession des terres, il seroit impossible d’expliquer les histoires, les formules & les chartres, qui parlent continuellement des terres & des biens des femmes dans la premiere race.
On a eu tort de dire [17] que les terres saliques étoient des fiefs. 1.o Ce titre est intitulé des alleus. 2.o Dans les commencemens, les fiefs n’étoient point héréditaires. 3.o Si les terres saliques avoient été des fiefs, comment Marculfe auroit-il traité d’impie la coutume qui excluoit les femmes d’y succéder, [II-203] puisque les mâles même ne succédoient pas aux fiefs ? 4.o Les chartres que l’on cite pour prouver que les terres saliques étoient des fiefs, prouvent seulement qu’elles étoient des terres franches. 5.o Les fiefs ne furent établis qu’après la conquête ; & les usages saliques existoient avant que les Francs partissent de la Germanie. 6.o Ce ne fut point la loi salique qui, en bornant la succession des femmes, forma l’établissement des fiefs ; mais ce fut l’établissement des fiefs qui mit des limites à la succession des femmes & aux dispositions de la loi salique.
Après ce que nous venons de dire, on ne croiroit pas que la succession perpétuelle des mâles à la couronne de France put venir de la loi salique. Il est pourtant indubitable qu’elle en vient. Je le prouve par les divers codes des peuples barbares. La loi salique [18] & la loi des Bourguignons [19] ne donnerent point aux filles le droit de succéder à la terre avec leurs freres ; elles ne succéderent pas non plus à la couronne. La loi des Wisigoths [20] au contraire [II-204] admit les filles [21] à succéder aux terres avec leurs freres ; les femmes furrent capables de succéder à la couronne. Chez ces peuples, la disposition de la loi civile força [22] la loi politique.
Ce ne fut pas le seul cas où la loi politique chez les Francs céda à la loi civile. Par la disposition de la loi salique, tous les freres succédoient également à la terre ; & c’étoit aussi la disposition de la loi des Bourguignons. Aussi, dans la monarchie des Francs & dans celle des Bourguignons, tous les freres succéderent-ils à la couronne, à quelques violences, meurtres & usurpations près, chez les Bourguignons.
[↑] Tit. 62.
[↑] Nullas Germanorum populis urbes habitari sotis notum est, ne pati quidem inter se junctas sedes ; colunt discreti, ut nemus placuit. Vicos locant, non in nostrum morem connexis & cohærentibus ædificiis : suam quisque domum spatio circumdat. De morib. Germ.
[↑] La loi des Allemands, ch. X ; & la loi des Bavarois, tit. 10. §. 1 & 2.
[↑] Cette enceinte s’appelle curtis dans les chartres.
[↑] Voyez Marculfe, liv. II. form. 10 & 12 ; l’appendice de Marculfe, form. 49 ; & les formules anciennes, appellées de Sirmond, form. 22.
[↑] Form. 55, dans le recueil de Lindembroch.
[↑] De terrâ verò salicâ in mulierem nulla portis hæreditatis transit, sed hoc virilis sexus acquirit, hoc est filii in ipsâ hæreditate succedunt. Tit. 62. §. 6.
[↑] Sororum filiis idem apud avunculum quam apud patrem honor. Quidam sanctiorem arctioremque hunc nexum sanguinis arbitrantur, & in accipiendis obsidibus magis exigunt, tanquàm ii & animum firmiùs & donum latius teneant. De morib. Germ.
[↑] Voyez dans Grégoire de Tours, liv. VIII. ch. XVIII & XX ; liv. IX. ch. XVI & XX, les fureurs de Gontran sur les mêmes traitemens faits à Ingunde sa niece par Leuvigilde : & comme Childebert, son frere, fit la guerre pour la venger.
[↑] Loi salique, tit. 47.
[↑] Ibid. tit. 61. §. 1.
[↑] Et deinceps usque ad quintum genuculum qui proximus fuerit in hæreditatem succedat. Tit. 56. § 6.
[↑] Tit. 56.
[↑] Tit. 7. §. 1. Pater aut mater defuncti, filio non filiæ hæreditatem relinquant. §. 4. Qui defunctus, non filios, sed filias reliquerit, ad eas omnis hæreditas pertineat.
[↑] Dans Marculfe, liv. II. form. 12 ; & dans l’appendice de Marculfe, form. 49.
[↑] Dans le recueil de Lindembroch, form. 55.
[↑] Du Cange, Pithou, etc.
[↑] Tit. 62.
[↑] Tit. i. §. 3. tit. 14. §. 1. & tit. 51.
[↑] Liv. IV. tit. 2. §. 1.
[↑] Les nations Germaines dit Tacite, avoient des usages communs ; elles en avoient aussi de particuliers.
[↑] La couronne, chez les Ostrogoths, passa deux fois par les femmes aux mâles ; l’une par Amalasunthe, dans la personne d’Athalarie ; & l’autre, par Amalafrede, dans la personne de Théodat. Ce n’est pas que, chez eux, les femmes ne pussent régner par elles-mêmes : Amalasunthe, après la mort d’Athalarie, régna, & régna même après l’élection de Théodat & concurremment avec lui. Voyez les lettres d’Amalasunthe & de Théodat, dans Cassiodore, liv. X.
[II-205]
Les peuples qui ne cultivent point les terres, n’ont pas même l’idée du luxe. Il faut voir dans Tacite l’admirable simplicité des peuples Germains ; les arts ne travailloient point à leurs ornemens, ils les trouvoient dans la nature. Si la famille de leur chef devoit être remarquée par quelque signe, c’étoit dans cette même nature qu’ils devoient le chercher : les rois des Francs, des Bourguignons & des Wisigoths, avoient pour diadême leur longue chevelure.
[II-205]
J’ai dit ci-dessus que chez les peuples qui ne cultivent point les terres, les mariages étoient beaucoup moins fixes, & qu’on y prenoit ordinairement plusieurs femmes. « Les Germains étoient presque les seuls [1] de tous les [II-206] barbares qui se contentassent d’une seule femme, si l’on en excepte [2] , dit Tacite, quelques personnes qui, non par dissolution, mais à cause de leur noblesse, en avoient plusieurs. »
Cela explique comment les rois de la premiere race eurent un si grand nombre de femmes. Ces mariages étoient moins un témoignage d’incontinence, qu’un attribut de dignité : c’eût été les blesser dans un endroit bien tendre, que de leur faire perdre une telle prérogative [3] . Cela explique comment l’exemple des rois ne fut pas suivi par les sujets.
[↑] Propè soli barbarorum singulis uxoribus contenti sunt. De morib. Germ.
[↑] Exceptis admodum paucis qui, non libidine, sed ob nobilitatem, plurimis nuptiis ambiuntur. Ibid.
[↑] Voyez la chronique de Frédégaire, sur l’an 628.
[II-206]
« Les mariages chez les Germains sont séveres [1] , dit Tacite : les vices n’y sont point un sujet de ridicule : corrompre, ou être corrompu, [II-207] ne s’appelle point un usage ou une maniere de vivre : il y a peu d’exemples [2] dans une nation si nombreuse de la violation de la foi conjugale ».
Cela explique l’expulsion de Childéric : il choquoit des mœurs rigides, que la conquête n’avoit pas eu le temps de changer.
[↑] Severa matrimonia… Nemo illic vitia ridet ; nec corrumpere & corrumpi sæculum vocatur. De Moribus Germ.
[↑] Paucissima in tam numerosâ gente adulteria. Ibid.
[II-207]
Les peuples barbares qui ne cultivent point les terres, n’ont point proprement de territoire ; & sont, comme nous avons dit, plutôt gouvernés par le droit des gens que par le droit civil. Ils sont donc presque toujours armés. Aussi Tacite dit-il « que les Germains [1] ne faisoient aucune affaire publique ni particuliere sans être armés ». Ils donnoient leur avis [2] par un signe qu’ils faisoient avec leurs [II-208] armes [3] . Si-tôt qu’ils pouvoient les porter, ils étoient présentés à l’assemblée ; on leur mettoit dans les mains un javelot [4] : dès ce moment, ils sortoient de l’enfance [5] ; ils étoient une part de la famille, ils en devenoient une de la république.
« Les aigles, disoit [6] le roi des Ostrogoths, cessent de donner la nourriture à leurs petits, si-tôt que leurs plumes & leurs ongles sont formés ; ceux-ci n’ont plus besoin du secours d’autrui, quand ils vont eux-mêmes chercher une proie. Il seroit indigne que nos jeunes gens qui sont dans nos armées fussent censés être dans un âge trop foible pour régir leur bien, & pour régler la conduite de leur vie. C’est la vertu qui fait la majorité chez les Goths ».
Childebert II. avoit quinze [7] ans, [II-209] lorsque Gontran son oncle le déclara majeur, & capable de gouverner par lui-même. On voit dans la loi des Ripuaires cet âge de quinze ans, la capacité de porter les armes, & la majorité marcher ensemble. « Si un Ripuaire est mort, ou a été tué, y est-il dit [8] , & qu’il ait laissé un fils, il ne pourra poursuivre, ni être poursuivi en jugement, qu’il n’ait quinze ans complets ; pour lors il répondra lui-même, ou choisira un champion ». Il falloit que l’esprit fût assez formé pour se défendre dans le jugement, & que le corps le fût assez pour se défendre dans le combat. Chez les Bourguignons [9] , qui avoient aussi l’usage du combat dans les actions judiciaires, la majorité étoit encore a quinze ans.
Agathias nous dit que les armes des Francs étoient légeres ; ils pouvoient donc être majeurs à quinze ans. Dans la suite, les armes devinrent pesantes ; & elles l’étoient déjà beaucoup du temps de Charlemagne, comme il paroît par nos capitulaires & par nos romans. Ceux qui [10] avoient des fiefs, & qui par [II-210] conséquent devoient faire le service militaire, ne furent plus majeurs qu’à vingt-un ans [11] .
[↑] Nihil neque publicæ, neque privatæ rei, nisi armati agunt. Tacite, de morib. Germ.
[↑] Si displicuit sententia, aspernantur ; sin placuit, frameas concutiunt. Ibid.
[↑] Sed arma sumere non ante cuiquam moris quàm civitas suffecturum probaverit.
[↑] Tam in ipso concilia, vel principum aliquis, vel pater, vel propinquas, scuto, frameáque juvenem ornant.
[↑] Hæc apud illos toga, hic primus juventæ honos ; ante hoc domni pars videntur, mox reipublicæ.
[↑] Théodoric, dans Cassiodorus, liv. I. lett. 38.
[↑] Il avoit à peine cinq ans, dit Grégoire de Tours, liv. V. ch. I. lorsqu’il succéda à son pere, en l’an 575 ; c’est-à-dire, qu’il avoit cinq ans. Gontrand le déclara majeur en l’an 585 : il avoit donc quinze ans.
[↑] Tit. 81.
[↑] Tit. 87.
[↑] Il n’y eut point de changement pour les roturiers.
[↑] Saint Louis ne fut majeur qu’à cet âge. Cela changea par un édit de Charles V. de l’an 1374.
[II-210]
On a vu que, chez les Germains, on n’alloit point à l’assemblée avant la majorité ; on étoit partie de la famille, & non pas de la république. Cela fit que les enfans de Clodomir, roi d’Orléans & conquérant de la Bourgogne, ne furent point déclarés rois ; parce que, dans l’âge tendre où ils étoient, ils ne pouvoient pas être présentés à l’assemblée. Ils n’étoient pas rois encore, mais ils devoient l’être lorsqu’ils seroient capables de porter les armes ; & cependant Clotilde leur aïeule gouvernoit l’état [1] . Leurs oncles Clotaire & Childebert les égorgerent, & partagerent leur royaume. Cet exemple [II-211] fut cause que dans la suite les princes pupilles furent déclarés rois, d’abord après la mort de leurs peres. Ainsi le duc Gondovalde sauva Childebert II. de la cruauté de Chilpéric, & le fit déclarer roi [2] à l’âge de cinq ans.
Mais dans ce changement même, on suivit le premier esprit de la nation ; de sorte que les actes ne se passoient pas même au nom des rois pupilles. Aussi y eut-il chez les Francs une double administration ; l’une, qui regardoit la personne du roi pupille ; & l’autre, qui regardoit le royaume ; & dans les fiefs, il y eut une différence entre la tutelle & la baillie.
[↑] Il paroît par Grégoire de Tours, liv. III. qu’elle choisit deux hommes de Bourgogne, qui étoit une conquête de Clodomir, pour les élever au siege de Tours, qui étoit aussi du royaume de Clodomir.
[↑] Grégoire de Tours, liv. V. chap. I. Vix lustro ætatis uno jam peracto qui die dominicæ Natalis regnare cœpit.
[II-211]
Comme chez les Germains on devenoit majeur en recevant les armes, on étoit adopté par le même signe. Ainsi Gontran voulant déclarer majeur son neveu Childebert, & de plus [II-212] l’adopter, il lui dit : « J’ai mis [1] ce javelot dans tes mains, comme un signe que je t’ai donné mon royaume. » Et se tournant vers l’assemblée : « Vous voyez que mon fils Childebert est devenu un homme ; obéissez-lui. » Théodoric, roi des Ostrogoths, voulant adopter le roi des Hérules, lui écrivit [2] : « C’est une belle chose parmi nous, de pouvoir être adopté par les armes : car les hommes courageux sont les seuls qui méritent de devenir nos enfans. Il y a une telle force dans cet acte, que celui qui en est l’objet, aimera toujours mieux mourir, que de souffrir quelque chose de honteux. Ainsi, par la coutume des nations, & parce que vous êtes un homme, nous vous adoptons par ces boucliers, ces épées, ces chevaux, que nous vous envoyons. »
[II-213]
Clovis n’avoit pas été le seul des princes chez les Francs, qui eût entrepris des expéditions dans les Gaules ; plusieurs de ses parens y avoient mené des tribus particulieres : & comme il y eut de plus grands succès, & qu’il put donner des établissemens considérables à ceux qui l’avoient suivi, les Francs accoururent à lui de toutes les tribus, & les autres chefs se trouverent trop foibles pour lui résister. Il forma le dessein d’exterminer toute sa maison, & il y réussit [1] . Il craignoit, dit Grégoire de Tours [2] , que les Francs ne prissent un autre chef. Ses enfans & ses successeurs suivirent cette pratique autant qu’ils purent : on vit sans cesse le frere, l’oncle, le neveu, que dis-je ? le fils, le pere, conspirer contre toute sa famille. La loi séparoit sans cesse la monarchie ; la crainte, l’ambition & la cruauté vouloient la réunir.
[II-214]
On a dit ci-dessus, que les peuples qui ne cultivent point les terres, jouissoient d’une grande liberté. Les Germains furent dans ce cas. Tacite dit qu’ils ne donnoient à leurs rois ou chefs qu’un pouvoir très-modéré [1] ; & César [2] , qu’ils n’avoient pas de magistrat commun pendant la paix, mais que dans chaque village les princes rendoient la justice entre les leurs. Aussi les Francs dans la Germanie n’avoient-ils point de roi, comme Grégoire de Tours [3] le prouve très-bien.
« Les princes [4] , dit Tacite, déliberent sur les petites choses, toute la [II-215] nation sur les grandes ; de sorte pourtant que les affaires dont le peuple prend connoissance, sont portées de même devant les princes. » Cet usage se conserva après la conquête, comme [5] on le voit dans tous les monumens.
Tacite [6] dit que les crimes capitaux pouvoient être portés devant l’assemblée. Il en fut de même après la conquête, & les grands vassaux y furent jugés.
[↑] Nec Regibus libera aut infinita potestas. Ceterùm neque animadvertere, neque vincire, neque verberare, &c. De Morib. Germ.
[↑] In pace nullus est communis magistratus ; sed principes regionum atque pagorum inter suos jus dicunt. De bello Gall. lib. VI.
[↑] Liv. II.
[↑] De minoribus principes consultant, de majoribus omnes ; ità tamen ut ea quorum penes plebem arbitrium est, apud principes pertractentur. De morib. Germ.
[↑] Lex consensu populi fit & constitutione regis. Capitulaires de Charles le Chauve, an 864. art 6.
[↑] Licet apud concilium accusare & discrimen capitis intendere. De morib. Germ.
[II-215]
Chez les peuples barbares, les prêtres ont ordinairement du pouvoir, parce qu’ils ont & l’autorité qu’ils doivent tenir de la religion, & la puissance que chez des peuples pareils donne la superstition. Aussi voyons-nous, dans Tacite, que les prêtres étoient fort accrédités chez les Germains, qu’ils [II-216] mettoient la police [1] dans l’assemblée du peuple. Il n’étoit permis qu’à [2] eux de châtier, de lier, de frapper : ce qu’ils faisoient, non pas par un ordre du prince, ni pour infliger une peine, mais comme par une inspiration de la divinité, toujours présente à ceux qui font la guerre,
Il ne faut pas être étonné si, dès le commencement de la premiere race, on voit les évêques arbitres [3] des jugemens, si on les voit paroître dans les assemblées de la nation, s’ils influent si fort dans les résolutions des rois, & si on leur donne tant de biens.
[↑] Silentium per Sacerdotes, quibus & coercendi jus est, imperatur. De morib. Germ.
[↑] Nec regibus libera aut infinita potestas. Ceterùm neque animadvertere, neque vincire, neque verberare, nisi sacerdotibus est permissum ; non quasi in pœnam, nec ducis jussu, sed velut Deo imperante, quem adesse bellatoribus credunt. Ibid.
[↑] Voyez la constitution de Clotaire de l’an 560, article 6.
[II-217]
Cette maniere est d’une grande étendue. Dans cette foule d’idées qui se présentent à mon esprit, je serai plus attentif à l’ordre des choses, qu’aux choses mêmes. Il faut que j’écarte à droite & à gauche, que je perce, & que je me fasse jour.
[II-218]
Rien ne parut plus insupportable aux Germains [1] que le tribunal de Varus. Celui que Justinien érigea [2] chez les Laziens, pour faire le procès au meurtrier de leur Roi, leur parut une chose horrible & barbare. Mithridate [3] haranguant contre les Romains, leur reproche sur-tout les formalités [4] de leur justice. Les Parthes ne purent supporter ce Roi, qui ayant été élevé à Rome, se rendit affable [5] & accessible à tout le monde. La liberté même a paru insupportable à des peuples qui n’étoient pas accoutumés à en jouir. C’est ainsi qu’un air pur est quelquefois nuisible à ceux qui ont vécu dans des pays marécageux.
Un Vénitien nommé Baldi, étant [II-219] au [6] Pégu, fut introduit chez le roi. Quand celui-ci apprit qu’il n’y avoit point de roi à Venise, il fit un si grand éclat de rire, qu’une toux le prit, & qu’il eut beaucoup de peine à parler à ses courtisans. Quel est le législateur qui pourroit proposer le gouvernement populaire à des peuples pareils ?
[↑] Ils coupoient la langue aux avocats, & disoient : Vipere, cesse de siffler. Tacite.
[↑] Agathias, liv. IV.
[↑] Justin, liv. XXXVIII.
[↑] Columnias litium. Ibid.
[↑] Prompti aditus, nova comitas, ingnotæ Parthis virtutes, nova vitia. Tacite.
[↑] Il en a fait la description en 1596. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, Tom. III. part. I. p. 33.
[II-219]
Il y a deux sortes de tyrannie ; une réelle, qui consiste dans la violence du gouvernement ; & une d’opinion, qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la maniere de penser d’une nation.
Dion dit qu’Auguste voulut se faire appeler Romulus ; mais qu’ayant appris que le peuple craignoit qu’il ne voulût se faire roi, il changea de dessein. Les premiers Romains ne voulurent point de roi, parce qu’ils n’en pouvoient [II-220] souffrir la puissance : les Romains d’alors ne vouloient point de roi, pour n’en point souffrir les manieres. Car, quoique César, les Triumvirs, Auguste, fussent de véritables rois, ils avoient gardé tout l’extérieur de l’égalité, & leur vie privée contenoit une espece d’opposition avec le faste des rois d’alors : & quand ils ne vouloient point de roi, cela signifioit qu’ils vouloient garder leurs manieres, & ne pas prendre celles des peuples d’Afrique & d’Orient.
Dion [1] nous dit que le peuple Romain étoit indigné contre Auguste, à cause de certaines lois trop dures qu’il avoit faites : mais que si-tôt qu’il eut fait revenir le comédien Pylade que les factions avoient chassé de la ville, le mécontentement cessa. Un peuple pareil sentoit plus vivement la tyrannie lorsqu’on chassoit un baladin, que lorsqu’on lui ôtoit toutes ses lois.
[↑] Liv. LIV. pag. 532.
[II-221]
Plusieurs choses gouvernent les hommes, le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manieres ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte.
À mesure que dans chaque nation une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cedent d’autant. La nature & le climat dominent presque seul sur les sauvages ; les manieres gouvernent les Chinois ; les lois tyrannisent le Japon ; les mœurs donnoient autrefois le ton dans Lacédémone ; les maximes du gouvernement & les mœurs anciennes le donnoient dans Rome.
[II-222]
S’il y avoit dans le monde une nation qui est une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées, qui fut vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrete ; & qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d’honneur ; il ne faudroit point chercher à gêner par les lois ses manieres, pour ne point gêner ses vertus. Si en général le caractere est bon, qu’importe de quelques défauts qui s’y trouvent ?
On y pourroit contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs & borner leur luxe : mais qui sait si on n’y perdroit pas un certain goût, qui seroit la source des richesses de la nation, & une politesse qui attire chez elle les étrangers ?
C’est au législateur à suivre l’esprit de la nation, lorsqu’il n’est pas contraire [II-223] aux principes du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, & en suivant notre génie naturel.
Qu’on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l’état n’y gagnera rien, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, & gaiement les choses sérieuses.
[II-223]
Qu’on nous laisse comme nous sommes, disoit un gentilhomme d’une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d’offenser, & propre à nous faire manquer à tous les égards ; cette même vivacité est corrigée par la politesse qu’elle nous procure, en nous inspirant du goût pour le monde, & sur-tout pour le commerce des femmes.
Qu’on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrettes, jointes à [II-224] notre peu de malice, sont que les lois qui gêneroient l’humeur sociable parmi nous, ne seroient point convenables.
[II-224]
Les Athéniens, continuoit ce gentilhomme, étoient un peuple qui avoit quelque rapport avec le nôtre. Il mettoit de la gaieté dans les affaires ; un trait de raillerie lui plaisoit sur la tribune comme sur le théâtre. Cette vivacité qu’il mettoit dans les conseils, il la portoit dans l’exécution. Le caractere des Lacédémoniens étoit grave, sérieux, sec, taciturne. On n’auroit pas plus tiré parti d’un Athénien en l’ennuyant, que d’un Lacédémonien en le divertissant.
[II-224]
Plus les peuples se communiquent, plus ils changent aisément de manieres, parce que chacun est plus un spectacle pour un autre ; on voit mieux [II-225] les singularités des individus. Le climat qui fait qu’une nation aime à se communiquer, fait aussi qu’elle aime à changer ; & ce qui fait qu’une nation aime à changer, fait aussi qu’elle se forme le goût.
La société des femmes gâte les mœurs, & forme le goût : l’envie de plaire plus que les autres, établit les parures ; & l’envie de plaire plus que soi-même, établit les modes. Les modes sont un objet important : à force de se rendre l’esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce [1] .
[↑] Voyez la fable des abeilles.
[II-225]
La vanité est un aussi bon ressort pour un gouvernement, que l’orgueil en est un dangereux. Il n’y a pour cela qu’à se représenter, d’un côté, les biens sans nombre qui résultent de la vanité ; de là le luxe, l’industrie, les arts, les modes, la politesse, le goût : & d’un autre côté, les maux infinis qui naissent de l’orgueil de certaines nations ; [II-226] la paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, la destruction des nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains, & de la leur même. La paresse [1] est l’effet de l’orgueil ; le travail est une fuite de la vanité : L’orgueil d’un Espagnol le portera à ne pas travailler ; la vanité d’un François le portera à savoir travailler mieux que les autres.
Toute nation paresseuse est grave ; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent.
Examinez toutes les nations ; & vous verrez que, dans la plupart, la gravité, l’orgueil & la paresse marchent du même pas.
Les peuples d’Achim [2] sont fiers & paresseux : ceux qui n’ont point d’esclaves en louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas, & porter deux pintes de riz ; ils se croiroient déshonorés s’ils les portoient eux-mêmes.
[II-227]
Il y a plusieurs endroits de la terre où l’on se laisse croître les ongles, pour marquer que l’on ne travaille point.
Les femmes des Indes [3] croient qu’il est honteux pour elles d’apprendre à lire : c’est l’affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des cantiques dans les pagodes. Dans une caste, elles ne filent point ; dans une autre, elles ne font que des paniers & des nattes, elles ne doivent pas même piler le riz ; dans d’autres, il ne faut pas qu’elles aillent querir de l’eau. L’orgueil y a établi ses regles, & il les fait suivre. Il n’est pas nécessaire de dire que les qualités morales ont des effets différens, selon qu’elles sont unies à d’autres : ainsi l’orgueil, joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, etc. produisit chez les Romains les effets que l’on sait.
[↑] Les peuples qui suivent le Kan de Malacamber, ceux de Carnataca & de Coromandel, sont des peuples orgueilleux & paresseux ; ils consomment peu, parce qu’ils sont misérables : au lieu que les Mogols & les peuples de l’Indostan s’occupent & jouissent des commodités de la vie, comme les Européens. Recueil des voyages qui ont servi a l’établissement de la compagnie des Indes, tom. I. pag. 54.
[↑] Voyez Dampierre, tome III.
[↑] Lettres édif. douzieme recueil, p. 80.
[II-228]
Les divers caracteres des nations sont mêlés de vertus & de vices, de bonnes & de mauvaises qualités. Les heureux mélanges sont ceux dont il résulte de grands biens, & souvent on ne les soupçonneroit pas ; il y en a dont il résulte de grands maux, & qu’on ne soupçonneroit pas non plus.
La bonne foi des Espagnols a été fameuse dans tous les temps. Justin [1] nous parle de leur fidélité à garder les dépôts ; ils ont souvent souffert la mort pour les tenir secrets. Cette fidélité qu’ils avoient autrefois, ils l’ont encore aujourd’hui. Toutes les nations qui commercent à Cadix, confient leur fortune aux Espagnols, elles ne s’en sont jamais repenties. Mais cette qualité admirable, jointe à leur paresse, forme un mélange dont il résulte des effets qui leur sont pernicieux : les peuples de l’Europe font sous leurs yeux tout le commerce de leur monarchie.
[II-229]
Le caractere des Chinois forme un autre mélange, qui est en contraste avec le caractere des Espagnols. Leur vie précaire [2] fait qu’ils ont une activité prodigieuse, & un désir si excessif du gain, qu’aucune nation commerçante ne peut se fier à eux [3] . Cette infidélité reconnue leur a conservé le commerce du Japon ; aucun négociant d’Europe n’a osé entreprendre de le faire sous leur nom, quelque facilité qu’il y eût à l’entreprendre par leurs provinces maritimes du nord.
[II-229]
Je n’ai point dit ceci pour diminuer rien de la distance infinie qu’il y a entre les vices & les vertus : à Dieu ne plaise ! J’ai seulement voulu faire comprendre que tous les vices politiques ne sont pas des vices moraux, & que tous les vices moraux ne sont pas des vices politiques ; & c’est ce que ne doivent point ignorer ceux qui font des lois qui choquent l’esprit général.
[II-230]
C’est une maxime capitale, qu’il ne faut jamais changer les mœurs & les manieres dans l’état despotique ; rien ne seroit plus promptement suivi d’une révolution. C’est que dans ces états il n’y a point de lois, pour ainsi dire : il n’y a que des mœurs & des manieres : & si vous renversez cela, vous renversez tout.
Les lois sont établies, les mœurs sont inspirées ; celles-ci tiennent plus à l’esprit général, celles-là tiennent plus à une institution particuliere : or il est aussi dangereux, & plus, de renverser l’esprit général, que de changer une institution particuliere.
On se communique moins dans les pays où chacun, & comme supérieur & comme inférieur, exerce & souffre un pouvoir arbitraire, que dans ceux où la liberté regne dans toutes les conditions. On y change donc moins de manieres & de mœurs ; les manieres plus fixes [II-231] approchent plus des lois : ainsi il faut qu’un prince ou un législateur y choque moins les mœurs & les manieres que dans aucun pays du monde.
Les femmes y sont ordinairement enfermées, & n’ont point de ton à donner. Dans les autres pays où elles vivent avec les hommes, l’envie qu’elles ont de plaire, & le désir que l’on a de leur plaire aussi, font que l’on change continuellement de manieres. Les deux sexes se gâtent, ils perdent l’un & l’autre leur qualité distinctive & essentielle ; il se met un arbitraire dans ce qui étoit absolu, & les manieres changent tous les jours.
[II-231]
Mais c’est à la Chine que les manieres sont indestructibles. Outre que les femmes y sont absolument séparées des hommes, on enseigne dans les écoles les manieres comme les mœurs. On connoît un lettré [1] à la façon aisée dont il fait la révérence. Ces choses une [II-232] fois données en préceptes & par de graves docteurs, s’y fixent comme des principes de morale, & ne changent plus.
[↑] dit le Pere du Halde.
[II-232]
Nous avons dit que les lois étoient des institutions particulieres & précises du législateur, & les mœurs & les manieres des institutions de la nation en général. De là il suit que, lorsque l’on veut changer les mœurs & les manieres, il ne faut pas les changer par les lois ; cela paroîtroit trop tyrannique : il vaut mieux les changer par d’autres mœurs & d’autres manieres.
Ainsi, lorsqu’un prince veut faire de grands changemens dans sa nation, il faut qu’il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, & qu’il change par les manieres ce qui est établi par les manieres : & c’est une très-mauvaise politique, de changer par les lois ce qui doit être changé par les manieres.
La loi qui obligeoit les Moscovites à se faire couper la barbe & les habits, & [II-233] la violence de Pierre I, qui faisoit tailler jusqu’aux genoux les longues robes de ceux qui entroient dans les villes, étoient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes, ce sont les peines : il y en a pour faire changer les manieres, ce sont les exemples.
La facilité & la promptitude avec laquelle cette nation s’est policée, a bien montré que ce prince avoit trop mauvaise opinion d’elle ; & que ces peuples n’étoient pas des bêtes, comme il le disoit. Les moyens violens qu’il employa étoient inutiles ; il seroit arrivé tout de même à son but par la douceur.
Il éprouva lui-même la facilité de ces changemens. Les femmes étoient renfermées, & en quelques façons esclaves ; il les appella à la cour, il les fit habiller à l’Allemande, il leur envoyoit des étoffes. Ce sexe goûta d’abord une façon de vivre qui flattoit si fort son goût, sa vanité & ses passions, & la fit goûter aux hommes.
Ce qui rendit le changement plus aisé, c’est que les mœurs d’alors étoient étrangeres au climat, & y avoient été apportées par le mélange des nations & par les conquêtes. Pierre I, donnant les [II-234] mœurs & les manieres de l’Europe à une nation d’Europe, trouva des facilités qu’il n’attendoit pas lui-même. L’empire du climat est le premier de tous les empires. Il n’avoit donc pas besoin de lois pour changer les mœurs & les manieres de sa nation ; il lui eût suffi d’inspirer d’autres mœurs & d’autres manieres.
En général, les peuples sont très-attachés à leurs coutumes ; les leur ôter violemment ; c’est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes.
Toute peine qui ne dérive pas de la nécessite est tyrannique. La loi n’est pas un pur acte de puissance ; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas son ressort.
[II-234]
Ce changement des mœurs des femmes influera sans doute beaucoup dans le gouvernement de Moscovie.
[II-235] Tout est extrêmement lié : le despotisme du prince s’unit naturellement avec la servitude des femmes ; la liberté des femmes avec l’esprit de la monarchie.
[II-235]
Les mœurs & les manieres sont des usages que les lois n’ont point établis, ou n’ont pas pu, ou n’ont pas voulu établir.
Il y a cette différence entre les lois & les mœurs, que les lois reglent plus les actions du citoyen, & que les mœurs reglent plus les actions de l’homme. Il y a cette différence entre les mœurs & les manieres, que les premieres regardent plus la conduite intérieure, les autres l’extérieure.
Quelquefois, dans un état, ces choses [1] se confondent. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs & [II-236] les manieres ; & les législateurs de la Chine en firent de même.
Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone & de la Chine confondirent les lois, les mœurs & les manieres : c’est que les mœurs représentent les lois, & les manieres représentent les mœurs.
Les législateurs de la Chine avoient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes le respectassent beaucoup ; que chacun sentît à tous les instans qu’il devoit beaucoup aux autres, qu’il n’y avoit point de citoyen qui ne dépendît à quelqu’égard d’un autre citoyen : Ils donnerent donc aux regles de la civilité la plus grande étendue.
Ainsi, chez les peuples Chinois on vit les gens [2] de village observer entr’eux des cérémonies comme les gens d’une condition relevée : moyen très-propre à inspirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix & le bon ordre, & à ôter tous les vices qui viennent d’un esprit dur. En effet, s’affranchir des regles de la civilité, n’est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l’aise ? [II-237]
La civilité vaut mieux à cet égard que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, & la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barriere que les hommes mettent entr’eux pour s’empêcher de se corrompre.
Lycurgue, dont les institutions étoient dures, n’eut point la civilité pour objet lorsqu’il forma les manieres ; il eut en vue cet esprit belliqueux qu’il vouloit donner à son peuple. Des gens toujours corrigeans, ou toujours corrigés, qui instruisoient toujours, & étoient toujours instruits, également simples & rigides, exerçoient plutôt entr’eux des vertus qu’ils n’avoient des égards.
[↑] Moïse fit un même code pour les lois & la religion. Les premiers Romains confondirent les coutumes anciennes avec les lois.
[↑] Voyez le Pere du Halde
[II-237]
Les législateurs de la Chine firent plus [1] : ils confondirent la religion, les lois, les mœurs & les manieres ; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardoient [II-238] ces quatre points, furent ce que l’on appela les rites. Ce fut dans l’observation exacte de ces rites, que le gouvernement Chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettres les enseignerent, les magistrats les prêcherent. Et comme ils enveloppoient toutes les petites actions de la vie, lorsqu’on trouva le moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée.
Deux choses ont pu aisément graver les rites dans le cœur & l’esprit des Chinois ; l’une, leur maniere d’écrire extrêmement composée, qui a fait que, pendant une très-grande partie de la vie, l’esprit a été uniquement [2] occupé de ces rites, parce qu’il a fallu apprendre à lire dans les livres, & pour les livres qui les contenoient ; l’autre, que les préceptes des rites n’ayant rien de spirituel, mais simplement des regles d’une pratique commune, il est plus aisé d’en convaincre & d’en frapper les esprits, que d’une chose intellectuelle.
Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites, gouvernerent par la [II-239] force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui n’est pas dans leur pouvoir, qui est de donner des mœurs. Les supplices retrancheront bien de la société un citoyen qui, ayant perdu ses mœurs, viole les lois : mais si tout le monde a perdu les mœurs, les rétabliront-ils ? Les supplices arrêteront bien plusieurs conséquences du mal général, mais ils ne corrigeront pas ce mal. Aussi quand on abandonna les principes du gouvernement Chinois, quand la morale y fut perdue, l’état tomba-t-il dans l’anarchie, & on vit des révolutions.
[↑] Voyez les livres classiques, dont le P. du Halde nous a donné de si beaux morceaux.
[↑] C’est ce qui a établi l’émulation, la fuite de l’oisiveté & l’estime pour le savoir.
[II-239]
Il résulte de là que la Chine ne perd point ses lois par la conquête. Les manieres, les mœurs, les lois, la religion y étant la même chose, on ne peut changer tout cela à la fois. Et comme il faut que le vainqueur ou le vaincu changent, il a toujours fallu à la Chine que ce fût le vainqueur : car ses mœurs n’étant point ses manieres, ses manieres ses lois, ses lois sa religion, il a été plus [II-240] aisé qu’il se pliât peu à peu au peuple vaincu, que le peuple vaincu à lui.
Il suit encore de là une chose bien triste : c’est qu’il n’est presque pas possible que le Christianisme s’établisse jamais à la Chine [1] . Les vœux de virginité, les assemblées des femmes dans les églises, leur communication nécessaire avec les ministres de la religion, leur participation aux sacremens, la confession auriculaire, l’extrême-onction, le mariage d’une seule femme ; tout cela renverse les mœurs & les manieres du pays, & frappe encore du même coup sur la religion & sur les lois.
La religion chrétienne, par l’établissement de la charité, par un culte public, par la participation aux mêmes sacremens, semble demander que tout s’unisse : les rites des Chinois semblent ordonner que tout se sépare.
Et comme on a vu que cette séparation [2] tient en général à l’esprit du despotisme, on trouvera dans ceci une des raisons qui font que le [II-241] gouvernement monarchique & tout gouvernement modéré s’allient mieux [3] avec la religion chrétienne.
[↑] Voyez les raisons données par les magistrats Chinois, dans les décrets par lesquels ils proscrivent la religion Chrétienne. Let. édif. dix-septieme recueil.
[↑] Voyez le liv. IV. chap. iii ; & le liv. XIX. chap. xii.
[↑] Voyez ci-après le liv. XXIV. ch. III
[II-241]
Les législateurs de la Chine eurent pour principal objet du gouvernement la tranquillité de l’empire. La subordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée, ils crurent devoir inspirer le respect pour les peres, & ils rassemblerent toutes leurs forces pour cela. Ils établirent une infinité de rites & de cérémonies, pour les honorer pendant leur vie & après leur mort. Il étoit impossible de tant honorer les peres morts, sans être porté à les honorer vivans. Les cérémonies pour les peres morts avoient plus de rapport à la religion ; celles pour les peres vivans avoient plus de rapport aux lois, aux mœurs & aux manieres ; mais ce n’étoit que les parties d’un [II-242] même code, & ce code étoit très-étendu.
Le respect pour les peres étoit nécessairement lié avec tout ce qui représentoit les peres, les vieillards, les maîtres, les magistrats, l’empereur. Ce respect pour les peres supposoit un retour d’amour pour les enfans ; & par conséquent le même retour des vieillards aux jeunes gens, des magistrats à ceux qui leur étoient soumis, de l’empereur à ses sujets. Tout cela formoit les rites, & ces rites l’esprit général de la nation.
On va sentir le rapport que peuvent avoir, avec la constitution fondamentale de la Chine, les choses qui paroissent les plus indifférentes. Cet empire est formé sur l’idée du gouvernement d’une famille. Si vous diminuez l’autorité paternelle, ou même si vous retranchez les cérémonies qui expriment le respect que l’on a pour elle, vous affoiblissez le respect pour les magistrats que l’on regarde comme des peres ; les magistrats n’auront plus le même soin pour les peuples qu’ils doivent considérer comme des enfans ; ce rapport d’amour qui est entre le prince & les sujets, se perdra aussi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, & vous ébranlez l’état.
[II-243] Il est fort indifférent en soi, que tous les matins une belle-fille se leve pour aller rendre tels & tels devoirs à sa belle-mere : mais si l’on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent sans cesse à un sentiment qu’il est nécessaire d’imprimer dans tous les cœurs, & qui va de tous les cœurs former l’esprit qui gouverne l’empire, l’on verra qu’il est nécessaire qu’une telle ou une telle action particuliere se fasse.
[II-243]
Ce qu’il y a de singulier, c’est que les Chinois, dont la vie est entiérement dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paroît sur-tout dans le commerce, qui n’a jamais pu leur inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui achete doit porter [1] sa propre balance ; chaque marchand en ayant trois, une sorte pour acheter, une légere pour [II-244] vendre, & une juste pour ceux qui sont sur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction.
Les législateurs le la Chine ont eu deux objets : ils ont voulu que le peuple fût soumis & tranquille ; & qu’il fût laborieux & industrieux. Par la nature du climat & du terrain, il a une vie précaire ; on n’y est assuré de sa vie qu’à force d’industrie & de travail.
Quand tout le monde obéit, & que tout le monde travaille, l’état est dans une heureuse situation. C’est la nécessité, & peut-être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain ; & les lois n’ont pas songé à l’arrêter. Tout a été défendu, quand il a été question d’acquérir par violence ; tout a été permis, quand il s’est agi d’obtenir par artifice ou par industrie. Ne comparons donc pas la morale des Chinois avec celle de l’Europe. Chacun à la Chine a dû être attentif à ce qui lui étoit utile : si le fripon a veillé à ses intérêts, celui qui est dupe devoit penser aux siens. À Lacédémone, il étoit permis de voler ; à la Chine, il est permis de tromper.
[↑] Journal de Lange en 1721 & 1722, tom. VIII, des voyages du nord, p. 363.
[II-245]
Il n’y a que des institutions singulieres qui confondent ainsi des choses naturellement séparées, les lois, les mœurs & les manieres : mais quoiqu’elles soient séparées, elles ne laissent pas d’avoir entr’elles de grands rapports.
On demanda à Solon si les lois qu’il avoit données aux Athéniens, étoient les meilleures. « Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu’ils pouvoient souffrir » : belle parole, qui devroit être entendue de tous les législateurs. Quand la sagesse divine dit au peuple Juif : « Je vous ai donné des préceptes qui ne sont pas bons », cela signifie qu’ils n’avoient qu’une bonté relative ; ce qui est l’éponge de toutes Les difficultés que l’on peut faire sur les lois de Moïse.
[II-246]
Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples. Platon [1] dit que Radamante, qui gouvernoit un peuple extrêmement religieux, expédioit tous les procès avec célérité, déférant seulement le serment sur chaque chef. Mais, dit le même Platon [2] , quand un peuple n’est pas religieux, on ne peut faire usage du serment que dans les occasions où celui qui jure est sans intérêt, comme un juge & des témoins.
[II-246]
Dans le temps que les mœurs des Romains étoient pures, il n’y avoit point de loi particuliere contre le péculat. Quand ce crime commença à paroître, il fut trouvé si infame, que [II-247] d’être condamné à restituer [1] ce que l’on avoit pris, fut regardé comme une grande peine ; témoin le jugement de L. Scipion [2] .
[II-247]
Les lois qui donnent la tutelle à la mere, ont plus d’attention à la conservation de la personne du pupille ; celles qui la donnent au plus proche héritier, ont plus d’attention à la conservation des biens. Chez les peuples dont les mœurs sont corrompues, il vaut mieux donner la tutelle à la mere. Chez ceux où les lois doivent avoir de la confiance dans les mœurs des citoyens, on donne la tutelle à l’héritier des biens, ou à la mere, & quelquefois à tous les deux.
Si l’on réfléchit sur les lois Romaines, on trouvera que leur esprit est conforme à ce que je dis. Dans le temps où l’on fit la loi des douze tables, les mœurs à Rome étoient admirables. On déféra la [II-248] tutelle au plus proche parent du pupille, pensant que celui-là devoit avoir la charge de la tutelle, qui pouvoit avoir l’avantage de la succession. On ne crut point la vie du pupille en danger, quoiqu’elle fût mise entre les mains de celui à qui sa mort devoit être utile. Mais lorsque les mœurs changerent à Rome, on vit les législateurs changer aussi de façon de penser. Si dans la substitution pupillaire, disent Caius [1] & Justinen [2] , le testateur craint que le substitué ne dresse des embuches au pupille, il peut laisser à découvert la substitution vulgaire [3] , & mettre la pupillaire dans une partie du testament qu’on ne pourra ouvrir qu’après un certain temps. Voilà des craintes & des précautions inconnues aux premiers Romains.
[↑] Inst. liv. II, tit. 6, §. 2 ; la compilation d’Ozel, à Leyde, 1658.
[↑] Institut. liv. II, de pupil. substit. §. 3.
[↑] La substitution vulgaire est : Si un tel ne prend par l’hérédité, je lui substitue, etc. La pupillaire est : Si un tel meurt avant sa puberté, je lui substitue, &c.
[II-249]
La loi Romaine donnoit la liberté de se faire des dons avant le mariage ; après le mariage elle ne le permettoit plus. Cela étoit fondé sur les mœurs des Romains, qui n’étoient portés au mariage que par la frugalité, la simplicité & la modestie, mais qui pouvoient se laisser séduire par les soins domestiques, les complaisances & le bonheur de toute une vie.
La loi des Wisigoths [1] vouloit que l’époux ne put donner à celle qu’il devoit épouser, au-delà du dixieme de ses biens ; & qu’il ne pût lui rien donner la premiere année de son mariage. Cela venoit encore des mœurs du pays. Les législateurs vouloient arrêter cette jactance Espagnole, uniquement portée à faire des libéralités excessives dans une action d’éclat.
Les Romains, par leurs lois, arrêterent quelques inconvéniens de l’empire du monde le plus durable, qui est celui [II-250] de la vertu : les Espagnols, par les leurs, vouloient empêcher les mauvais effets de la tyrannie du monde la plus fragile, qui est celle de la beauté.
[↑] Liv. III. tit. 1. §. 5.
[II-250]
La loi [1] de Théodose & de Valentinien tira les causes de répudiation des anciennes mœurs [2] & des manieres des Romains. Elle mit au nombre de ces causes, l’action d’un mari [3] qui châtieroit sa femme d’une maniere indigne d’une personne ingénue. Cette cause fut omise dans les lois suivantes [4] : c’est que les mœurs avoient changé à cet égard, les usages d’orient avoient pris la place de ceux d’Europe. Le premier eunuque de l’impératrice, femme de Justinien II, la menaça, dit l’histoire, de ce châtiment dont on punit les [II-251] enfans dans les écoles. Il n’y a que des mœurs établies, ou des mœurs qui cherchent à s’établir, qui puissent faire imaginer une pareille chose.
Nous avons vu comment les lois suivent les mœurs : voyons à présent comment les mœurs suivent les lois.
[↑] Leg. VIII. cod. de repudiis.
[↑] Et de la loi des douze tables. Voyez Cicéron, seconde Philippique.
[↑] Si verberibus, quæ ingenuis aliena sunt, afficientem probaverit.
[↑] Dans la novelle 117, ch. xiv.
[II-251]
Les coutumes d’un peuple esclave sont une partie de sa servitude : celles d’un peuple libre sont une partie de sa liberté.
J’ai parlé au livre XI [1] d’un peuple libre ; j’ai donné les principes de sa constitution : voyons les effets qui ont dû suivre, le caractere qui a pu s’en former, & les manieres qui en résultent.
Je ne dis point que le climat n’ait produit en grande partie les lois, les mœurs & les manieres dans cette nation ; mais je dis que les mœurs & les manieres de [II-252] cette nation devroient avoir un grand rapport à ses lois.
Comme il y auroit dans cet état deux pouvoirs visibles, la puissance législative & l’exécutrice ; & que tout citoyen y auroit sa volonté propre, & feroit valoir à son gré son indépendance ; la plupart des gens auroient plus d’affection pour une de ces puissances que pour l’autre, le grand nombre n’ayant pas ordinairement assez d’équité ni de sens pour les affectionner également toutes les deux.
Et comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourroit donner de grandes espérances & jamais des craintes : tous ceux qui obtiendroient d’elle seroient portés à se tourner de son côté, & elle pourroit être attaquée par tous ceux qui n’en espéreroient rien.
Toutes les passions y étant libres, la haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir & de se distinguer, paroîtroient dans toute leur étendue ; & si cela étoit autrement, l’état seroit comme un homme abattu par la maladie, qui n’a point de passions, parce qu’il n’a point de forces.
[II-253]
La haine qui seroit entre les deux partis dureroit, parce qu’elle seroit toujours impuissante.
Ces partis étant composés d’hommes libres, si l’un prenoit trop le dessus, l’effet de la liberté seroit que celui-ci seroit abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendroient relever l’autre.
Comme chaque particulier, toujours indépendant suivroit beaucoup ses caprices & ses fantaisies, on changeroit souvent de parti : on en abandonneroit un où l’on laisseroit tous ses amis, pour se lier à un autre dans lequel on trouveroit tous ses ennemis ; & souvent, dans cette nation, on pourroit oublier les lots de l’amitié & celles de la haine.
Le monarque seroit dans le cas des particuliers ; & contre les maximes ordinaires de la prudence, il seroit souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l’auroient le plus choqué, & de disgracier ceux qui l’auroient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix.
On craint de voir échapper un bien que l’on sent, que l’on ne connoît guere, & qu’on peut nous déguiser ; & la [II-254] crainte grossit toujours les objets. Le peuple seroit inquiet sur sa situation, & croiroit être en danger dans les momens même les plus surs.
D’autant mieux que ceux qui s’opposeroient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne pouvant avouer les motifs intéressés de leur opposition, ils augmenteroient les terreurs du peuple, qui ne sauroit jamais au juste s’il seroit en danger ou non. Mais cela même contribueroit à lui faire éviter les vrais périls où il pourroit dans la suite être exposé.
Mais le corps législatif ayant la confiance du peuple, & étant plus éclairé que lui ; il pourroit le faire revenir des mauvaises impressions qu’on lui auroit données, & calmer ses mouvemens.
C’est le grand avantage qu’auroit ce gouvernement sur les démocraties anciennes, dans lesquelles le peuple avoit une puissance immédiate ; car lorsque des orateurs l’agitoient, ces agitations avoient toujours leur effet.
Ainsi quand les terreurs imprimées n’auroient point d’objet certain, elles ne produiroient que de vaines clameurs & des injures ; & elles auroient même [II-255] ce bon effet, qu’elles tendroient tous les ressorts du gouvernement, & rendroient tous les citoyens attentifs. Mais si elles naissoient à l’occasion du renversement des lois fondamentales, elles seroient sourdes, funestes, atroces, & produiroient des catastrophes.
Bientôt on verroit un calme affreux, pendant lequel tout se réuniroit contre la puissance violatrice des lois.
Si, dans le cas où les inquiétudes n’ont pas d’objet certain, quelque puissance étrangere menaçoit l’état, & le mettoit en danger de sa fortune ou de sa gloire ; pour lors, les petits intérêts cédant aux plus grands, tout se réuniroit en faveur de la puissance exécutrice.
Que si les disputes étoient formées à l’occasion de la violation des lois fondamentales, & qu’une puissance étrangere parut ; il y auroit une révolution qui ne changeroit pas la forme du gouvernement, ni sa constitution : car les revolutions que forme la liberté ne sont qu’une confirmation de la liberté.
Une nation libre peut avoir un libérateur ; une nation subjuguée ne peut avoir qu’un autre oppresseur.
[II-256]
Car tout homme qui a assez de force pour chasser celui qui est déjà le maître absolu dans un état, en a assez pour le devenir lui-même.
Comme, pour jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire ce qu’il pense ; & que, pour la conserver, il faut encore que chacun puisse dire ce qu’il pense ; un citoyen, dans cet état, diroit & écriroit tout ce que les lois ne lui ont pas défendu expressément de dire, ou d’écrire.
Cette nation, toujours échauffée, pourroit plus aisément être conduite par ses passions que par la raison, qui ne produit jamais de grands effets sur l’esprit des hommes ; & il seroit facile à ceux qui la gouverneroient, de lui faire faire des entreprises contre ses véritables intérêts.
Cette nation aimeroit prodigieusement sa liberté, parce que cette liberté seroit vraie : & il pourroit arriver que, pour la défendre, elle sacrifieroit son bien, son aisance, ses intérêts ; qu’elle se chargeroit des impôts les plus durs, & tels que le prince le plus absolu n’oseroit les faire supporter à ses sujets.
Mais comme elle auroit une [II-257] connoissance certaine de la nécessité de s’y soumettre, qu’elle payeroit dans l’espérance bien fondée de ne payer plus ; les charges y seroient plus pesantes que le sentiment de ces charges : au lieu qu’il y a des états où le sentiment est infiniment au dessus du mal.
Elle auroit un crédit sûr, parce qu’elle emprunteroit à elle-même, & se payeroit elle-même. Il pourroit arriver qu’elle entreprendroit au dessus de ses forces naturelles, & feroit valoir contre ses ennemis d’immenses richesses de fiction, que la confiance & la nature de son gouvernement rendroient réelles.
Pour conserver la liberté, elle emprunteroit de ses sujets ; & ses sujets, qui verroient que son crédit seroit perdu si elle étoit conquise, auroient un nouveau motif de faire des efforts pour défendre sa liberté.
Si cette nation habitoit une île, elle ne seroit point conquérante, parce que des conquêtes séparées l’affoibliroient. Si le terrain de cette île étoit bon, elle le seroit encore moins, parce qu’elle n’auroit pas besoin de la guerre pour s’enrichir. Et comme aucun citoyen ne dépendroit d’un autre citoyen, chacun [II-258] feroit plus de cas de sa liberté, que de la gloire de quelques citoyens, ou d’un seul.
Là on regarderoit les hommes de guerre comme des gens d’un métier qui peut être utile & souvent dangereux, comme des gens dont les services sont laborieux pour la nation même ; & les qualités civiles y seroient plus considérées.
Cette nation, que la paix & la liberté rendroient aisée, affranchie des préjugés destructeurs, seroit portée à devenir commerçante. Si elle avoit quelqu’une de ces marchandises primitives qui servent à faire de ces choses auxquelles la main de l’ouvrier donne un grand prix, elle pourroit faire des établissemens propres à se procurer la jouissance de ce don du ciel dans toute son étendue.
Si cette nation étoit située vers le nord, & qu’elle eût un grand nombre de denrées superflues ; comme elle manqueroit ainsi d’un grand nombre de marchandises que son climat lui refuseroit, elle feroit un commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du midi : & choisissant les états qu’elle favoriseroit d’un commerce avantageux, elle feroit [II-259] des traités réciproquement utiles avec la nation qu’elle auroit choisie.
Dans un état où d’un côté l’opulence seroit extrême, & de l’autre les impôts excessifs, on ne pourroit guere vivre sans industrie avec une fortune bornée. Bien des gens, sous prétexte de voyages ou de santé, s’exileroient de chez eux, & iroient chercher l’abondance dans les pays de la servitude même.
Une nation commerçante a un nombre prodigieux de petis intérêts particuliers ; elle peut donc choquer & être choquée d’une infinité de manieres. Celle-ci deviendroit souverainement jalouse ; & elle s’affligeroit plus de la prospérité des autres, qu’elle ne jouiroit de la sienne.
Et ses lois d’ailleurs douces & faciles, pourroient être si rigides à l’égard du commerce & de la navigation qu’on feroit chez elle, qu’elle sembleroit ne négocier qu’avec des ennemis.
Si cette nation envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus pour étendre son commerce que sa domination.
Comme on aime à établir ailleurs ce qu’on trouve établi chez soi, elle donneroit aux peuples de ses colonies la [II-260] forme de son gouvernement propre ; & ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu’elle enverroit habiter.
Il pourroit être qu’elle auroit autrefois subjugué une nation voisine, qui, par sa situation, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donneroit de la jalousie : ainsi, quoiqu’elle lui eût donné ses propres lois, elle la tiendroit dans une grande dépendance, de façon que les citoyens-y seroient libres, & que l’état lui-même seroit esclave.
L’état conquis auroit un très-bon gouvernement civil ; mais il seroit accablé par le droit des gens ; & on lui imposeroit des lois de nation à nation, qui seroient telles, que sa prospérité ne seroit que précaire & seulement en dépôt pour un maître.
La nation dominante habitant une grande île, & étant en possession d’un grand commerce, auroit toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer : & comme la conservation de sa liberté demanderoit qu’elle n’eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle auroit besoin d’une armée de mer [II-261] qui la garantît des invasions ; & sa marine seroit supérieure à celle de toutes les autres puissances ; qui, ayant besoin d’employer leurs finances pour la guerre de terre, n’en auroient plus assez pour la guerre de mer.
L’empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l’ont possédé, une fierté naturelle ; parce que, se sentant capables d’insulter par-tout, ils croient que leur pouvoir n’a pas plus de bornes que l’océan.
Cette nation pourroit avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car, comme elle n’emploieroit pas sa puissance à conquérir, on rechercheroit plus son amitié, & l’on craindroit plus sa haine, que l’inconstance de son gouvernement & son agitation intérieure ne sembleroit le promettre.
Ainsi ce seroit le destin de la puissance exécutrice, d’être presque toujours inquiétée au-dedans, & respectée au-dehors.
S’il arrivoit que cette nation devînt en quelques occasions le centre des négociations de l’Europe, elle y porteroit un peu plus de probité & de bonne foi que les autres, parce que ses ministres [II-262] étant souvent obligés de justifier leur conduite devant un conseil populaire, leurs négociations ne pourrroient être secrettes, & ils seroient forcés d’être à cet égard un peu plus honnêtes gens.
De plus, comme ils seroient en quelque façon garans des événemens qu’une conduite détournée pourroit faire naître, le plus sûr pour eux seroit de prendre le plus droit chemin.
Si les nobles avoient eu dans de certains temps un pouvoir immodéré dans la nation, & que le monarque eût trouvé le moyen de les abaisser en élevant le peuple ; le point de l’extrême servitude auroit été entre le moment de l’abaissement des grands, & celui où le peuple auroit commencé à sentir son pouvoir.
Il pourroit être que cette nation ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en auroit en plusieurs occasions conservé le style ; de maniere que, sur le fond d’un gouvernement libre, on verroit souvent la forme d’un gouvernement absolu.
À l’égard de la religion, comme dans cet état chaque citoyen auroit sa volonté propre, & seroit par conséquent conduit [II-263] par ses propres lumieres, ou ses fantaisies ; il arriveroit, ou que chacun auroit beaucoup d’indifférence pour toutes sortes de religions de quelqu’espece qu’elles fussent, moyennant quoi tout le monde seroit porté à embrasser la religion dominante ; ou que l’on seroit zélé pour la religion en général, moyennant quoi les sectes se multiplieroient.
Il ne seroit pas impossible qu’il y eût dans cette nation des gens qui n’auroient point de religion, & qui ne voudroient pas cependant souffrir qu’on les obligeât à changer celle qu’ils auroient s’ils en avoient une : car ils sentiroient d’abord, que la vie & les biens ne sont pas plus à eux que leur maniere de penser ; & que qui veut ravir l’un peut encore mieux ôter l’autre.
Si parmi les différentes religions il y en avoit une à l’établissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l’esclavage, elle y seroit odieuse ; parce que, comme nous jugeons des choses par les liaisons & les accessoires que nous y mettons, celle-ci ne se présenteroit jamais à l’esprit avec l’idée de liberté.
Les lois contre ceux qui professeroient cette religion, ne seroient point [II-264] sanguinaires ; car la liberté n’imagine point ces sortes de peines : mais elles seroient si réprimantes, qu’elles feroient tout le mal qui peut se faire de sang-froid.
Il pourroit arriver de mille manieres, que le clergé auroit si peu de crédit, que les autres citoyens en auroient davantage. Ainsi, au lieu de se séparer, il aimeroit mieux supporter les mêmes charges que les laïques, & ne faire à cet égard qu’un même corps : mais comme il chercheroit toujours à s’attirer le respect du peuple, il se distingueroit par une vie plus retirée, une conduite plus réservée, & des mœurs plus pures.
Ce clergé ne pouvant protéger la religion ni être protégé par elle, sans force pour contraindre, chercheroit à persuader : on verroit sortir de la plume de très-bons ouvrages, pour prouver la révélation & la providence du grand Être.
Il pourroit arriver qu’on éluderoit ses assemblées, & qu’on ne voudroit pas lui permettre de corriger ses abus mêmes ; & que, par un délire de la liberté, on aimeroit mieux laisser sa reforme imparfaite, que de souffrir qu’il fût réformateur.
Les dignités faisant partie de la constitution fondamentale, seroient plus fixes [II-265] qu’ailleurs : mais d’un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s’approcheroient plus du peuple ; les rangs seroient donc plus séparés, & les personnes plus confondues.
Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, & se refait tous les jours, auroient plus d’égards pour ceux qui leur sont utiles, que pour ceux qui les divertissent : ainsi on y verroit peu de courtisans, de flatteurs, de complaisans, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit.
On n’y estimeroit guere les hommes par des talens ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles ; & de ce genre il n’y en a que deux, les richesses & le mérite personnel.
Il y auroit un luxe solide, fondé, non pas sur le rafinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels ; & l’on ne chercheroit guere dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis.
On y jouiroit d’un grand superflu, & cependant les choses frivoles y seroient proscrites : ainsi plusieurs ayant plus de bien que d’occasions de dépense, l’emploieroient d’une maniere bizarre : & [II-266] dans cette nation, il y auroit plus d’esprit que de goût.
Comme on seroit toujours occupé de ses intérêts, on n’auroit point cette politesse qui est fondée sur l’oisiveté ; & réellement on n’en auroit pas le temps.
L’époque de la politesse des Romains est la même que celle de l’établissement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement absolu produit l’oisiveté ; & l’oisiveté fait naître la politesse.
Plus il y a de gens dans une nation qui ont besoin d’avoir des ménagemens entr’eux & de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c’est plus la politesse des mœurs que celle des manieres, qui doit nous distinguer des peuples barbares.
Dans une nation où tout homme à sa maniere prendroit part à l’administration de l’état, les femmes ne devroient guere vivre avec les hommes. Elles seroient donc modestes, c’est-à-dire, timides : cette timidité seroit leur vertu, tandis que les hommes sans galanterie se jetteroient dans une débauche qui leur laisseroit toute leur liberté & leur loisir.
Les lois n’y étant pas faites pour un particulier plus que pour un autre, chacun se regarderoit comme monarque ; & [II-267] les hommes, dans cette nation, seroient plutôt des confédérés, que des concitoyens.
Si le climat avoit donné à bien des gens un esprit inquiet & des vues étendues, dans un pays où la constitution donneroit à tout le monde une part au gouvernement & des intérêts politiques, on parleroit beaucoup de politique ; on verroit des gens qui passeroient leur vie à calculer des événemens, qui, vu la nature des choses & le caprice de la fortune, c’est-à-dire des hommes, ne sont guere soumis au calcul.
Dans une nation libre, il est très-souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal ; il suffit qu’ils raisonnent : de là sort la liberté qui garantit des effets de ces mêmes raisonnemens.
De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu’on raisonne bien ou mal ; il suffit qu’on raisonne, pour que le principe du gouvernement soit choqué.
Bien des gens qui ne se soucieroient de plaire à personne, s’abandonneroient à leur humeur ; la plupart, avec de l’esprit, seroient tourmentés par leur esprit même : dans le dédain ou le dégoût de [II-268] toutes choses, ils seroient malheureux avec tant de sujets de ne l’être pas.
Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation seroit fiere ; car la fierté des rois n’est fondée que sur leur indépendance.
Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines.
Mais ces hommes si fiers vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveroient souvent au milieu de gens inconnus ; ils seroient timides, & l’on verroit en eux la plupart du temps un mélange bizarre de mauvaise honte & de fierté.
Le caractere de la nation paroîtroit sur-tout dans leurs ouvrages d’esprit, dans lesquels on verroit des gens recueillis, & qui auroient pensé tout seuls.
La société nous apprend à sentir les ridicules ; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Leurs écrits satiriques seroient sanglans ; & l’on verroit bien des Juvenals chez eux, avant d’avoir trouvé un Horace.
Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu’ils n’ont pas la liberté de la dire : dans les états extrêmement [II-269] libres, ils trahissent la vérité à cause de leur liberté même, qui produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction, qu’il le seroit d’un despote.
Leurs poëtes auroient plus souvent cette rudesse originale de l’invention, qu’une certaine délicatesse que donne le goût ; on y trouveroit quelque chose qui approcheroit plus de la force de Michel-Ange, que de la grace de Raphaël.
[↑] Chapitre VI.
[II-270]
Docuit quæ miximus Atlas.
Virgil. Æneid.
Les matieres qui suivent demanderoient d’être traitées avec plus d’étendue ; mais la nature de cet ouvrage ne le permet pas. Je voudrois couler sur une riviere tranquille, je suis entraîné par un torrent.
Le commerce guérit des préjugés destructeurs : & c’est presque une regle générale, que par-tout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; & que par-tout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces.
Qu’on ne s’étonne donc point si nos [II-271] mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étoient autrefois. Le commerce a fait que la connoissance des mœurs de toutes les nations a pénétré par-tout : on les a comparées entr’elles, & il en a résulté de grands biens.
On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs ; par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures [1] ; c’étoit le sujet des plaintes de Platon : il polit & adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours.
[↑] César dit des Gaulois, que le voisinage & le commerce de Marseille les avoit gâtés de façon qu’eux, qui autrefois avoient toujours vaincu les Germains, leur étoient devenus inférieurs. Guerre des Gaules, liv. VI.
[II-271]
L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble, se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de [II-272] vendre ; & toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.
Mais si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays [1] où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, & de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent.
L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, & de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, & qu’on peut les négliger pour ceux des autres.
La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu’Aristote met au nombre des manieres d’acquérir. L’esprit n’en est point opposé à de certaines vertus morales : par exemple, l’hospitalité, très-rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands.
C’est un sacrilege chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison a [II-273] quelqu’homme que ce soit, connu ou inconnu. Celui qui a exercé [2] l’hospitalité envers un étranger, va lui montrer une autre maison où on l’exerce encore, & il y est reçu avec la même humanité. Mais lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l’hospitalité leur devint à charge. Cela paroît par deux lois du code [3] des Bourguignons, dont l’une inflige une peine à tout barbare qui iroit montrer à un étranger la maison d’un Romain ; & l’autre regle que celui qui recevra un étranger, sera dédommagé par les habitans, chacun pour sa quote-part.
[↑] La Hollande.
[↑] Et qui modò hospes suerat, moastrator hospitti. De morib. Germ. Voyez aussi César, Guerres des Gaules, liv. VI.
[↑] Tit. 38.
[II-273]
Il y a deux sortes de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendu tels ; & ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait une partie de leur servitude : les autres ne sont pauvres que [II-274] parce qu’ils ont dédaigné, ou parce qu’ils n’ont pas connu les commodités de la vie ; & ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté.
[II-274]
Le commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d’un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe ; & quoiqu’il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait, tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices & à ses fantaisies. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l’économie. Les négocians ayant l’œil sur toutes les nations de la terre, portent à l’une ce qu’ils tirent de l’autre. C’est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d’Athenes, de Marseille, de Florence, de Venise & de Hollande ont fait le commerce.
Cette espece de trafic regarde le [II-275] gouvernement de plusieurs par sa nature, & le monarchique par occasion. Car, comme il n’est fondé que sur la pratique de gagner peu, & même de gagner moins qu’aucune autre nation, & de ne se dédommager qu’en gagnant continuellement, il n’est guere possible qu’il puisse être fait par un seul peuple chez qui le luxe est établi, qui dépense beaucoup, & qui ne voit que de grands objets.
C’est dans ces idées que Cicéron [1] disoit si bien : « Je n’aime point qu’un même peuple soit en même temps le dominateur & le facteur de l’univers ». En effet, il faudroit supposer que chaque particulier dans cet état, & tout l’état même, eussent toujours la tête pleine de grands projets, & cette même tête remplie de petits : ce qui est contradictoire.
Ce n’est pas que, dans ces états qui subsistent par le commerce d’économie, on ne fasse aussi les plus grandes entreprises, & que l’on n’y ait une hardiesse qui ne se trouve pas dans les monarchies : en voici la raison.
[II-276]
Un commerce mene à l’autre, le petit au médiocre, le médiocre au grand ; & celui qui a eu tant d’envie de gagner peu, se met dans une situation où il n’en a pas moins de gagner beaucoup.
De plus, les grandes entreprises des négocians sont toujours nécessairement mêlées avec les affaires publiques. Mais dans les monarchies, les affaires publiques sont la plupart du temps aussi suspectes aux marchands, qu’elles leur paroissent sûres dans les états républicains. Les grandes entreprises de commerce ne sont donc pas pour les monarchies, mais pour le gouvernement de plusieurs.
En un mot, une plus grande certitude de la prospérité, que l’on croit avoir dans ces états, fait tout entreprendre ; & parce qu’on croit être sûr de ce que l’on a acquis, on ose l’exposer pour acquérir davantage ; on ne court de risque que sur les moyens d’acquérir : or les hommes esperent beaucoup de leur fortune.
Je ne veux pas dire qu’il y ait aucune monarchie qui soit totalement exclue du commerce d’économie ; mais elle y est moins portée par sa nature. Je ne [II-277] veux pas dire que les républiques que nous connoissons soient entiérement privées du commerce de luxe ; mais il a moins de rapport à leur constitution.
Quant à l’état despotique, il est inutile d’en parler. Regle générale : dans une nation qui est dans la servitude, on travaille plus à conserver qu’à acquérir : dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu’à conserver.
[↑] Nolo cumdem populum, imperatorem & portitorem esse terrarum.
[II-277]
Marseille, retraite nécessaire au milieu d’une mer orageuse ; Marseille, ce lieu où tous les vents, les bancs de la mer, la disposition des côtes ordonnent de toucher, fut fréquentée par les gens de mer. La stérilité [1] de son territoire détermina ses citoyens au commerce d’économie. Il fallut qu’ils fussent laborieux, pour suppléer à la nature qui se refusoit ; qu’ils fussent justes, pour vivre parmi les nations barbares qui devoient faire leur prospérité ; qu’ils fussent [II-278] modérés, pour que leur gouvernement fût toujours tranquille ; enfin qu’ils eussent des mœurs frugales, pour qu’ils pussent toujours vivre d’un commerce qu’ils conserveroient plus surement lorsqu’il seroit moins avantageux.
On a vu par-tout la violence & la vexation donner naissance au commerce d’économie, lorsque les hommes sont contraints de se réfugier dans les marais, dans les îles, les bas fonds de la mer & ses écueils mêmes. C’est ainsi que Tyr, Venise & les villes de Hollande furent fondées, les fugitifs y trouverent leur surete. Il fallut subsister ; ils tirerent leur subsistance de tout l’univers.
[↑] Justin, liv. XLIII. ch. III.
[II-278]
Il arrive quelquefois qu’une nation qui fait le commerce d’économie, ayant besoin d’une marchandise d’un pays qui lui serve de fonds pour se procurer les marchandises d’un autre, se contente de gagner très-peu, & quelquefois rien, sur les unes, dans l’espérance ou la certitude de gagner [II-279] beaucoup sur les autres. Ainsi, lorsque la Hollande faisoit presque seule le commerce du midi au nord de l’Europe, les vins de France, qu’elle portoit au nord, ne lui servoient en quelque maniere que de fonds pour faire son commerce dans le nord.
On sait que souvent en Hollande, de certains genres de marchandise venue de loin, ne s’y vendent pas plus cher qu’ils n’ont coûté sur les lieux mêmes. Voici la raison qu’on en donne : Un capitaine, qui a besoin de lester son vaisseau, prendra du marbre ; il a besoin de bois pour l’arrimage, il en achetera : & pourvu qu’il n’y perde rien, il croira avoir beaucoup fait. C’est ainsi que la Hollande a aussi ses carrieres & ses forêts.
Non-seulement un commerce qui ne donne rien peut être utile ; un commerce même désavantageux peut l’être. J’ai oui dire en Hollande, que la pêche de la baleine, en général, ne rend presque jamais ce qu’elle coûte : mais ceux qui ont été employés à la construction du vaisseau, ceux qui ont fourni les agrès, les apparaux, les vivres, sont aussi ceux qui prennent le principal intérêt à cette pêche. Perdissent-ils sur la [II-280] pêche, ils ont gagné sur les fournitures. Ce commerce est une espece de loterie, & chacun est séduit par l’espérance d’un billet noir. Tout le monde aime à jouer ; & les gens les plus sages jouent volontiers, lorsqu’ils ne voient point les apparences du jeu, ses égaremens, ses violences, ses dissipations, la perte du temps, & même de toute la vie.
[II-280]
L’Angleterre n’a guere de tarif réglé avec les autres nations ; son tarif change, pour ainsi dire, à chaque parlement, par les droits particuliers qu’elle ôte, ou qu’elle impose. Elle a voulu encore conserver sur cela son indépendance. Souverainement jalouse du commerce qu’on fait chez elle, elle se lie peu par des traités, & ne dépend que de ses lois.
D’autres nations ont fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques : celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politiques aux intérêts de son commerce.
[II-281]
C’est le peuple du monde qui a le mieux su se prévaloir à la fois de ces trois grandes choses, la religion, le commerce & la liberté.
[II-281]
On a fait dans certaines monarchies des lois très-propres à abaisser les états qui font le commerce d’économie. On leur a défendu d’apporter d’autres marchandises, que celles du crû de leur pays : on ne leur a permis de venir trafiquer, qu’avec des navires de la fabrique du pays où ils viennent.
Il faut que l’état qui impose ces lois puisse aisément faire lui-même le commerce : sans cela, il se fera pour le moins un tort égal. Il vaut mieux avoir affaire à une nation qui exige peu, & que les besoins du commerce rendent en quelque façon dépendante ; à une nation qui, par l’étendue de ses vues ou de ses affaires, sait où placer toutes les marchandises superflues ; qui est riche, & peut se charger de beaucoup de [II-282] denrées ; qui les payera promptement ; qui a, pour ainsi dire, des nécessités d’être fidelle ; qui est pacifique par principe ; qui cherche à gagner, & non pas à conquérir : il vaut mieux, dis-je, avoir affaire à cette nation, qu’à d’autres toujours rivales, & qui ne donneroient pas tous ces avantages.
[II-282]
La vraie maxime est de n’exclure aucune nation de son commerce sans de grandes raisons. Les Japonois ne commercent qu’avec deux nations, la Chinoise & la Hollandoise. Les Chinois [1] gagnent mille pour cent sur le sucre, & quelquefois autant sur les retours. Les Hollandois font des profits à peu près pareils. Toute nation qui se conduira sur les maximes Japonoises, sera nécessairement trompée. C’est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises, & qui établit les vrais rapport entr’elles.
Encore moins un état doit-il [II-283] s’assujettir à ne vendre ses marchandises qu’à une seule nation, sous prétexte qu’elle les prendra toutes à un certain prix. Les Polonois ont fait pour leur blé ce marché avec la ville de Dantzik ; plusieurs rois des Indes ont de pareils contrats pour les épiceries avec les [2] Hollandois. Ces conventions ne sont propres qu’à une nation pauvre, qui veut bien perdre l’espérance de s’enrichir, pourvu qu’elle ait une subsistance assurée ; ou à des nations, dont la servitude consiste à renoncer à l’usage des choses que la nature leur avoit données, ou à faire sur ces choses un commerce désavantageux.
[↑] Le Pere du Halde, tom. II. p. 170.
[↑] Cela fut premièrement établi par les Portugais. Voyages de Francois Pyrard, chap. xv, part. II.
[II-283]
Dans les états qui font le commerce d’économie, on a heureusement établi des banques, qui par leur crédit ont formé de nouveaux signes des valeurs. Mais on auroit tort de les transporter dans les états qui font le commerce [II-284] de luxe. Les mettre dans des pays gouvernés par un seul, c’est supposer l’argent d’un côté, & de l’autre la puissance : c’est-à-dire d’un côté, la faculté de tout avoir sans aucun pouvoir ; & de l’autre, le pouvoir avec la faculté de rien du tout. Dans un gouvernement pareil, il n’y a jamais eu que le prince qui ait eu, ou qui ait pu avoir un trésor ; & par-tout où il y en a un, dès qu’il est excessif, il devient d’abord le trésor du prince.
Par la même raison, les compagnies de négocians qui s’associent pour un certain commerce, conviennent rarement au gouvernement d’un seul. La nature de ces compagnies est de donner aux richesses particulieres la force des richesses publiques. Mais dans ces états, cette force ne peut se trouver que dans les mains du prince. Je dis plus : elles ne conviennent pas toujours dans les états où l’on fait le commerce d’économie ; & si les affaires ne sont si grandes qu’elles soient au dessus de la portée des particuliers, on fera encore mieux de ne point gêner par des privileges exclusifs la liberté du commerce.
[II-285]
Dans les états qui font le commerce d’économie, on peut établir un port franc. L’économie de l’état, qui suit toujours la frugalité des particuliers, donne, pour ainsi dire, l’ame à son commerce d’économie. Ce qu’il perd de tributs par l’établissement dont nous parlons, est compensé par ce qu’il peut tirer de la richesse industrieuse de la république. Mais dans le gouvernement monarchique, de pareils établissemens seroient contre la raison ; ils n’auroient d’autre effet que de soulager le luxe du poids des impôts. On se priveroit de l’unique bien que ce luxe peut procurer, & du seul frein que dans une constitution pareille il puisse recevoir.
[II-285]
La liberté du commerce n’est pas une faculté accordée aux negocians de faire ce qu’ils veulent ; ce seroit bien [II-286] plutôt sa servitude. Ce qui gêne le commerçant, ne gêne pas pour cela le commerce. C’est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre ; & il n’est jamais moins croisé par les lois, que dans les pays de la servitude.
L’Angleterre défend de faire sortir ses laines ; elle veut que le charbon soit transporté par mer dans la capitale ; elle ne permet point la sortie de ses chevaux, s’ils ne sont coupés ; les vaisseaux [1] de ses colonies qui commercent en Europe, doivent mouiller en Angleterre. Elle gêne le négociant ; mais c’est en faveur du commerce.
[↑] Acte de navigation de 1660. Ce n’a été qu’en temps de guerre que ceux de Boston & de Philadelphie ont envoyé leurs vaisseaux en droiture jusques dans la Méditerranée porter leurs denrées.
[II-286]
Là où il y a du commerce, il y a des douanes. L’objet du commerce est l’exportation & l’importation des marchandises en faveur de l’état ; & l’objet des douanes est un certain droit sur cette [II-287] même exportation & importation, aussi en faveur de l’état. Il faut donc que l’état soit neutre entre sa douane & son commerce, & qu’il fasse ensorte que ces deux choses ne se croisent point ; & alors on y jouit de la liberté du commerce.
La finance détruit le commerce par ses injustices, par ses vexations, par l’excès de ce qu’elle impose : mais elle le détruit encore indépendamment de cela par les difficultés qu’elle fait naître, & les formalités qu’elle exige. En Angleterre, où les douanes sont en régie, il y a une facilité de négocier singuliere : un mot d’écriture fait les plus grandes affaires ; il ne faut point que le marchand perde un temps infini, & qu’il ait des commis exprès, pour faire cesser toutes les difficultés des fermiers, ou pour s’y soumettre.
[II-288]
La grande chartre des Anglois défend de saisir & de confisquer, en cas de guerre, les marchandises des négocians étrangers, à moins que ce ne soit par représailles. Il est beau que la nation Angloise ait fait de cela un des articles de sa liberté.
Dans la guerre que l’Espagne eut contre les Anglois en 1740, elle fit une [1] loi qui punissoit de mort ceux qui introduiroient dans les états d’Espagne des marchandises d’Angleterre ; elle infligeoit la même peine à ceux qui porteroient dans les états d’Angleterre des marchandises d’Espagne. Une ordonnance pareille ne peut, je crois, trouver de modele que dans les lois du Japon. Elle choque nos mœurs, l’esprit du commerce, & l’harmonie qui doit être dans la proportion des peines ; elle confond toutes les idées, faisant un crime d’état de ce qui n’est que violation de police.
[↑] Publiée à Cadix au mois de mars 1740.
[II-289]
Solon [1] ordonna à Athenes qu’on n’obligeroit plus le corps pour dettes civiles. Il tira [2] cette loi d’Égypte ; Boccoris l’avoit faite, & Sésostris l’avoit renouvellée.
Cette loi est très-bonne pour les affaires [3] civiles ordinaires ; mais nous avons raison de ne point l’observer dans celles du commerce. Car les négocians étant obligés de confier de grandes sommes pour des temps souvent fort courts, de les donner & de les reprendre, il faut que le débiteur remplisse toujours au temps fixé ses engagemens ; ce qui suppose la contrainte par corps.
Dans les affaires qui dérivent des contrats civils ordinaires, la loi ne doit point donner la contrainte par corps, parce qu’elle fait plus de cas de la liberté [II-290] d’un citoyen, que de l’aisance d’un autre. Mais dans les conventions qui dérivent du commerce, la loi doit faire plus de cas de l’aisance publique, que de la liberté d’un citoyen ; ce qui n’empêche pas les restrictions & les limitations que peuvent demander l’humanité & la bonne police.
[↑] Plutarque, au traité : qu’il ne faut point emprunter à usure.
[↑] Diodore, liv. I. part. II. ch. III.
[↑] Les législateurs Grecs étoient blâmables, qui avoient défendu de prendre en gage les armes & la charrue d’un homme, & permettoient de prendre l’homme même, Diodore, liv. I. part. II. ch. III.
[II-290]
La loi de Geneve qui exclut des magistratures, & même de l’entrée dans le grand conseil, les enfans de ceux qui ont vécu ou qui sont morts insolvables, à moins qu’ils n’acquittent les dettes de leur pere, est très-bonne. Elle a cet effet, qu’elle donne de la confiance pour les négocians ; elle en donne pour les magistrats ; elle en donne pour la cité même. La foi particuliere y a encore la force de la loi publique.
[II-291]
Les Rhodiens allerent plus loin. Sextus Empiricus [1] dit que chez eux un fils ne pouvoit se dispenser de payer les dettes de son pere, en renonçant à sa succession. La loi de Rhodes étoit donnée à une république fondée sur le commerce : Or, je crois que la raison du commerce même y devoit mettre cette limitation, que des dettes contractées par le pere depuis que le fils avoit commence à faire le commerce, n’affecteroient point les biens acquis par celui-ci. Un négociant doit toujours connoître ses obligations, & se conduire à chaque instant suivant l’état de sa fortune.
[↑] Hippotiposes, liv. I. chap. xiv.
[II-291]
Xenophon, au livre des revenus, voudroit qu’on donnât des récompenses à ceux des préfets du commerce qui expédient le plus vîte les procès. Il [II-292] sentoit le besoin de notre juridiction consulaire.
Les affaires du commerce sont très-peu susceptibles de formalités. Ce sont des actions de chaque jour, que d’autres de même nature doivent suivre chaque jour. Il faut donc qu’elles puissent être décidées chaque jour. Il en est autrement des actions de la vie qui influent beaucoup sur l’avenir, mais qui arrivent rarement. On ne se marie guere qu’une fois ; on ne fait pas tous les jours des donations ou des testamens ; on n’est majeur qu’une fois.
Platon [1] dit que dans une ville où il n’y a point de commerce maritime, il faut la moitié moins de lois civiles ; & cela est très-vrai. Le commerce introduit dans le même pays différentes sortes de peuples, un grand nombre de conventions, d’especes de biens, & de manieres d’acquérir,
Ainsi dans une ville commerçante, il y a moins de juges, & plus de lois.
[↑] Des lois, liv. VIII.
[II-293]
Théophile [1] voyant un vaisseau où il y avoit des marchandises pour sa femme Théodora, le fit brûler. « Je suis empereur, lui dit-il, & vous me faites patron de galere. En quoi les pauvres gens pourront-ils gagner leur vie, si nous faisons encore leur métier ? » Il auroit pu ajouter : Qui pourra nous réprimer, si nous faisons des monopoles ? Qui nous obligera de remplir nos engagemens ? Ce commerce que nous faisons, les courtisans voudront le faire ; ils seront plus avides & plus injustes que nous. Le peuple a de la confiance en notre justice ; il n’en a point en notre opulence : tant d’impôts, qui font sa misere, sont des preuves certaines de la nôtre.
[↑] Zonare.
[II-294]
Lorsque les Portugais & les Castillans dominoient dans les Indes orientales, le commerce avoit des branches si riches, que leurs princes ne manquerent pas de s’en saisir. Cela ruina leurs établissemens dans ces parties-là.
Le vice-roi de Goa accordoit à des particuliers des privileges exclusifs. On n’a point de confiance en de pareilles gens ; le commerce est discontinué par le changement perpétuel de ceux à qui on le confie ; personne ne ménage ce commerce, & ne se soucie de le laisser perdu à son successeur ; le profit reste dans des mains particulieres, & ne s’étend pas assez.
[II-294]
Il est contre l’'esprit du commerce, que la noblesse le fasse dans la monarchie. « Cela seroit pernicieux aux villes, [II-295] disent [1] les empereurs Honorius & Théodose, & ôteroit entre les marchands & les plébéiens la facilité d’acheter & de vendre. »
Il est contre l’esprit de la monarchie que la noblesse y fasse le commerce. L’usage qui a permis en Angleterre le commerce à la noblesse, est une des choses qui ont le plus contribué à y affoiblir le gouvernement monarchique.
[↑] Leg. nobilioris, cod. de commerc. & leg. iles de rescind. vendit.
[II-295]
Des gens frappés de ce qui se pratique dans quelques états, pensent qu’il faudroit qu’en France il y eût des lois qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce seroit le moyen d’y détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce. La pratique de ce pays est très-sage : Les négocians n’y sont pas nobles ; mais ils peuvent le devenir ; ils ont l’espérance d’obtenir la noblesse, sans en avoir [II-296] l’inconvénient actuel ; ils n’ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec honneur, chose qui est ordinairement attachée à la suffisance.
Les lois qui ordonnent que chacun reste dans la profession, & la fasse passer à ses enfans, ne sont & ne peuvent être utiles que dans les états [1] despotiques, où personne ne peut, ni ne doit avoir d’émulation.
Qu’on ne dise pas que chacun fera mieux sa profession lorsqu’on ne pourra pas la quitter pour une autre. Je dis qu’on fera mieux sa profession, lorsque ceux qui y auront excellé espéreront de parvenir à une autre.
L’acquisition qu’on peut faire de la noblesse à prix d’argent, encourage beaucoup les négocians à se mettre en état d’y parvenir. Je n’examine pas si l’on fait bien de donner ainsi aux richesses le prix de la vertu : il y a tel gouvernement où cela peut être très-utile.
En France, cet état de la robe qui se trouve entre la grande noblesse & le peuple ; qui sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privileges ; cet état [II-297] qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des lois est dans la gloire ; cet état encore dans lequel on n’a de moyen de se distinguer que par la suffisance & par la vertu ; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir une plus distinguée : cette noblesse toute guerriere, qui pense qu’en quelque degré de richesses que l’on soit, il faut faire sa fortune ; mais qu’il est honteux d’augmenter son bien, si on ne commence par dissiper ; cette partie de la nation, qui sert toujours avec le capital de son bien ; qui, quand elle est ruinée, donne sa place à un autre qui servira avec son capital encore ; qui va à la guerre pour que personne n’ose dire qu’elle n’y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espere les honneurs ; & lorsqu’elle ne les obtient pas, se console, parce qu’elle a acquis de l’honneur : toutes ces choses ont nécessairement contribué à la grandeur de ce royaume. Et si depuis deux ou trois siecles, il a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses lois, non pas à la fortune, qui n’a pas ces sortes de constance.
[↑] Effectivement cela y est souvent ainsi établi.
[II-298]
Les richesses consistent en fonds de terre, ou en effets mobiliers : les fonds de terre de chaque pays sont ordinairement possédés par ses habitans. La plupart des états ont des lois qui dégoûtent les étrangers de l’acquisition de leurs terres ; il n’y a même que la présence du maître qui les fasse valoir : ce genre de richesses appartient donc à chaque état en particulier. Mais les effets mobiliers, comme l’argent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui dans ce rapport ne compose qu’un seul état, dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple qui possede le plus de ces effets mobiliers de l’univers, est le plus riche. Quelques états en ont une immense quantité ; ils les acquierent chacun par leurs denrées, par le travail de leurs ouvriers, par leur industrie, par leurs découvertes, par le [II-299] hasard même. L’avarice des nations se dispute les meubles de tout l’univers. Il peut se trouver un état si malheureux, qu’il sera privé des effets des autres pays, & même encore de presque tous les siens : les propriétaires des fonds de terre n’y seront que les colons des étrangers. Cet état manquera de tout, & ne pourra rien acquérir ; il vaudroit bien mieux qu’il n’eût de commerce avec aucune nation du monde : c’est le commerce qui, dans les circonstances où il se trouvoit, l’a conduit à la pauvreté.
Un pays qui envoie toujours moins de marchandises ou de denrées qu’il n’en reçoit, se met lui-même en équilibre en s’appauvrissant : il recevra toujours moins, jusqu’à ce que, dans une pauvreté extrême, il ne reçoive plus rien.
Dans les pays de commerce, l’argent qui s’est tout-à-coup évanoui revient, parce que les états qui l’ont reçu le doivent : dans les états dont nous parlons, l’argent ne revient jamais, parce que ceux qui l’ont pris ne doivent rien.
La Pologne servira ici d’exemple. Elle n’a presqu’aucune des choses que nous appellons les effets mobiliers de l’univers, si ce n’est le blé de ses terres.
[II-300] Quelques seigneurs possedent des provinces entieres ; ils pressent le laboureur pour avoir une plus grande quantité de blé qu’ils puissent envoyer aux étrangers, & se procurer les choses que demande leur luxe. Si la Pologne ne commerçoit avec aucune nation, ses peuples seroient plus heureux. Ses grands qui n’auroient que leur blé, le donneroient à leurs paysans pour vivre ; de trop grands domaines leur seroient à charge, ils les partageroient à leurs paysans ; tout le monde, trouvant des peaux ou des laines dans ses troupeaux, il n’y auroit plus une dépense immense à faire pour les habits ; les grands qui aiment toujours le luxe, & qui ne le pourroient trouver que dans leur pays, encourageroient les pauvres au travail. Je dis que cette nation seroit plus florissante, à moins qu’elle ne devint barbare ; chose que les lois pourroient prévenir.
Considérons à présent le Japon. La quantité excessive de ce qu’il peut recevoir, produit la quantité excessive de ce qu’il peut envoyer : les choses seront en équilibre, comme si l’importation & l’exportation étoient modérées ; & d’ailleurs [II-301] cette espece d’enflure produira à l’état mille avantages : il y aura plus de consommation, plus de choses sur lesquelles les arts peuvent s’exercer, plus d’hommes employés, plus de moyens d’acquérir de la puissance : il peut arriver des cas où l’on ait besoin d’un secours prompt, qu’un état si plein peut donner plutôt qu’un autre. Il est difficile qu’un pays n’ait des choses superflues ; mais c’est la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles, & les utiles nécessaires. L’état pourra donc donner les choses nécessaires à un plus grand nombre de sujets.
Disons donc que ce ne sont point les nations qui n’ont besoin de rien, qui perdent à faire le commerce, ce sont celles qui ont besoin de tout. Ce ne sont point les peuples qui se suffisent à eux-mêmes, mais ceux qui n’ont rien chez eux, qui trouvent de l’avantage à ne trafiquer avec personne.
[II-302]
Quoique le commerce soit sujet à de grandes révolutions, il peut arriver que de certaines causes physiques, la qualité du terrain ou du climat, fixent pour jamais sa nature.
Nous ne faisons aujourd’hui le commerce des Indes, que par l’argent que nous y envoyons. Les Romains [1] y portoient toutes les années environ cinquante millions de sesterces. Cet argent, comme le nôtre aujourd’hui, étoit converti en marchandises qu’ils [II-303] rapportoient en Occident. Tous les peuples qui ont négocié aux Indes, y ont toujours porté des métaux, & en ont rapporté des marchandises.
C’est la nature même qui produit cet effet. Les Indiens ont leurs arts, qui sont adaptés à leur maniere de vivre. Notre luxe ne sauroit être le leur, ni nos besoins être leurs besoins. Leur climat ne leur demande ni ne leur permet presque rien de ce qui vient chez nous. Ils vont en grande partie nuds, les vêtemens qu’ils ont, le pays les leur fournit convenables ; & leur religion, qui a sur eux tant d’empire, leur donne de la répugnance pour les choses qui nous servent de nourriture. Ils n’ont donc besoin que de nos métaux qui sont les signes des valeurs, & pour lesquels ils donnent des marchandises, que leur frugalité & la nature de leur pays leur procure en grande abondance. Les auteurs anciens qui nous ont parlé des Indes, nous les dépeignent [2] telles que nous les voyons aujourd’hui, quant à la police, aux manieres & aux mœurs. Les Indes ont été, les Indes seront ce [II-304] qu’elles sont à présent ; & dans tous les temps, ceux qui négocieront aux Indes, y porteront de l’argent, & n’en rapporteront pas.
[II-304]
La plupart des peuples des côtes de l’Afrique sont sauvages ou barbares. Je crois que cela vient beaucoup de ce que des pays presqu’inhabitables séparent de petits pays qui peuvent être habités. Ils sont sans industrie ; ils n’ont point d’arts ; ils ont en abondance des métaux précieux qu’ils tiennent immédiatement des mains de la nature. Tous les peuples policés sont donc en état de négocier avec eux avec avantage ; ils peuvent leur faire estimer beaucoup des choses de nulle valeur, & en recevoir un très-grand prix.
[II-305]
Il y a dans l’Europe une espece de balancement entre les nations du midi & celles du nord. Les premieres ont toutes sortes de commodités pour la vie, & peu de besoins ; les secondes ont beaucoup de besoins, & peu de commodités pour la vie. Aux unes, la nature a donné beaucoup, & elles ne lui demandent que peu ; aux autres, la nature donne peu, & elles lui demandent beaucoup. L’équilibre se maintient par la paresse qu’elle a donnée aux nations du midi, & par l’industrie & l’activité qu’elle a données à celles du nord. Ces dernieres sont obligées de travailler beaucoup, sans quoi elles manqueroient de tout & deviendroient barbares. C’est ce qui a naturalisé la servitude chez les peuples du midi : comme ils peuvent aisément se passer de richesses, ils peuvent encore mieux se passer de liberté. Mais les peuples du nord ont besoin de la liberté, qui leur procure plus de [II-306] moyens de satisfaire tous les besoins que la nature leur a donnés. Les peuples du nord sont donc dans un état forcé, s’ils ne sont libres ou barbares : presque tous les peuples du midi sont en quelque façon dans un état violent, s’ils ne sont esclaves.
[II-306]
Le monde se met de temps en temps dans des situations qui changent le commerce. Aujourd’hui le commerce de l’Europe se fait principalement du nord au midi. Pour lors la différence des climats fait que les peuples ont un grand besoin des marchandises les uns des autres. Par exemple, les boissons du midi portées au nord, forment une espece de commerce que les anciens n’avoient guere. Aussi la capacité des vaisseaux, qui se mesuroit autrefois par muids de blé, se mesure-t-elle aujourd’hui par tonneaux de liqueurs.
Le commerce ancien que nous connoissons, se faisant d’un port de la [II-307] Méditerranée à l’autre, étoit presque tout dans le midi. Or les peuples du même climat ayant chez eux à peu près les mêmes choses, n’ont pas tant de besoin de commercer entr’eux, que ceux d’un climat différent. Le commerce en Europe étoit donc autrefois moins étendu qu’il ne l’est à présent.
Ceci n’est point contradictoire avec ce que j’ai dit de notre commerce des Indes : la différence excessive du climat fait que les besoins relatifs sont nuls.
[II-307]
Le commerce, tantôt détruit par les conquérans, tantôt gêné par les monarques, parcourt la terre, fuit d’où il est opprimé, se repose où on le laisse respirer : il regne aujourd’hui où l’on ne voyoit que des déserts, des mers & des rochers ; là où il régnoit, il n’y a que des déserts.
À voir aujourd’hui la Colchide, qui n’est plus qu’une vaste forêt, où le peuple, qui diminue tous les jours, ne défend sa liberté que pour se vendre en [II-308] détail aux Turcs & aux Persans ; on ne diroit jamais que cette contrée eût été du temps des Romains pleine de villes, où le commerce appelloit toutes les nations du monde. On n’en trouve aucun monument dans le pays ; il n’y en a de traces que dans Pline [1] & Strabon [2] .
L’histoire du commerce est celle de la communication des peuples. Leurs destructions diverses, & de certains flux & reflux de populations & de dévastations, en forment les plus grands événemens.
[II-308]
Les trésors immenses [1] de Sémiramis, qui ne pouvoient avoir été acquis en un jour, nous font penser que les Assyriens avoient eux-mêmes pillé d’autres nations riches, comme les autres nations les pillerent après.
L’effet du commerce sont les richesses, la suite des richesses le luxe, celle du luxe la perfection des arts. Les arts [II-309] portés au point où on les trouve du temps de Sémiramis [2] , nous marquent un grand commerce déjà établi.
Il y avoit un grand commerce de luxe dans les empires d’Asie. Ce seroit une belle partie de l’histoire du commerce que l’histoire du luxe : le luxe des Perses étoit celui des Medes, comme celui des Medes étoit celui des Assyriens.
Il est arrivé de grands changemens en Asie. La partie de la Perse qui est au nord-est, l’Hyrcanïe, la Margiane, la Bactriane, &c. étoient autrefois pleines de villes florissantes [3] qui ne sont plus ; & le nord [4] de cet empire, c’est-à-dire, l’isthme qui sépare la mer Caspienne du Pont-Euxin, étoit couvert de villes & de nations, qui ne sont plus encore.
Eratosthene [5] & Aristobule tenoient de Patrocle [6] , que les marchandises des Indes passoient par l’Oxus dans la mer du Pont. Marc Varron [7] nous dit [II-310] que l’on apprit, du temps de Pompée dans la guerre contre Mithridate, que l’on alloit en sept jours de l’Inde dans le pays des Bactriens, & au fleuve Icarus qui se jette dans l’Oxus ; que par-là les marchandises de l’Inde pouvoient traverser la mer Caspienne, entrer de-là dans l’embouchure du Cyrus ; que de ce fleuve il ne falloit qu’un trajet par terre de cinq jours pour aller au Phase qui conduisoit dans le Pont-Euxin. C’est sans doute par les nations qui peuploient ces divers pays, que les grands empires des Assyriens, des Medes & des Perses, avoient une communication avec les parties de l’orient & de l’occident les plus reculées.
Cette communication n’est plus. Tous ces pays ont été dévastés par les Tartares [8] , & cette nation destructrice les habite encore pour les infester. L’Oxus ne va plus à la mer Caspienne ; les Tartares l’ont détourné pour des [II-311] raisons particulieres [9] ; il se perd dans des sables arides.
Le Jaxarte, qui formoit autrefois une barriere entre les nations policées & les nations barbares, a été tout de même détourné [10] par les Tartares, & ne va plus jusqu’à la mer.
Séleucus Nicator forma le projet [11] de joindre le Pont-Euxin à la mer Caspienne. Ce dessein qui eût donné bien des facilités au commerce qui se faisoit dans ce temps-là, s’évanouit à sa [12] mort. On ne sait s’il auroit pu l’exécuter dans l’isthme qui sépare les deux mers. Ce pays est aujourd’hui très-peu connu ; il est dépeuplé & plein de forêts ; les eaux n’y manquent pas, car une infinité de rivieres y descendent du Mont Caucase ; mais ce Caucase, qui forme le nord de l’isthme, & qui étend des especes de bras [13] au midi, auroit été un grand obstacle, sur-tout dans ce temps-là, où l’on n’avoit point l’art de faire des écluses.
[II-312]
On pourroit croire que Séleucus vouloit faire la jonction des deux mers dans le lieu même où le czar Pierre I. l’a faite depuis, c’est-à-dire, dans cette langue de terre où le Tanaïs s’approche du Volga : mais le nord de la mer Caspienne n’étoit pas encore découvert.
Pendant que dans les empires d’Asie il y avoit un commerce de luxe, les Tyriens faisoient par toute la terre un commerce d’économie. Bochard a employé le premier livre de son Chanaan à faire l’énumération des colonies qu’ils envoyerent dans tous les pays qui sont près de la mer ; ils passerent les colonnes d’Hercule, & tirent des établissemens [14] sur les côtes de l’océan.
Dans ces temps-là, les navigateurs étoient obligés de suivre les côtes, qui étoient, pour ainsi dire, leur boussole. Les voyages étoient longs & pénibles. Les travaux de la navigation d’Ulysse ont été un sujet fertile pour le plus beau poëme du monde, après celui qui est le premier de tous.
Le peu de connoissance que la plupart des peuples avoient de ceux qui étoient éloignés d’eux, favorisoit les nations [II-313] qui faisoient le commerce d’économie. Elles mettoient dans leur négoce les obscurités qu’elles vouloient : elles avoient tous les avantages que les nations intelligentes prennent sur les peuples ignorans.
L’Égypte éloignée par la religion & par les mœurs, de toute communication avec les étrangers, ne faisoit guere de commerce au dehors : elle jouissoit d’un terrain fertile & d’une extrême abondance. C’étoit le Japon de ces temps-là : elle se suffisoit à elle-même.
Les Égyptiens furent si peu jaloux du commerce du dehors, qu’ils laisserent celui de la mer rouge à toutes les petites nations qui y eurent quelque port. Ils souffrirent que les Iduméens, les Juifs & les Syriens y eussent des flottes. Salomon [15] employa à cette navigation des Tyriens qui connoissoient ces mers.
Josephe [16] dit que sa nation, uniquement occupée de l’agriculture, connoissoit peu la mer : aussi ne fut-ce que par occasion que les Juifs négocierent dans la mer rouge. Ils conquirent sur les [II-314] Iduméens Elath & Asiongaber, qui leur donnerent ce commerce : ils perdirent ces deux villes, & perdirent ce commerce aussi.
Il n’en fut pas de même des Phéniciens : ils ne faisoient pas un commerce de luxe, ils ne négocioient point par la conquête ; leur frugalité, leur habileté, leur industrie, leurs périls, leurs fatigues, les rendoient nécessaires à toutes les nations du monde.
Les nations voisines de la mer rouge ne négocioient que dans cette mer & celle d’Afrique. L’étonnement de l’univers à la découverte de la mer des Indes, faite sous Alexandre, le prouve assez. Nous avons [17] dit qu’on porte toujours aux Indes des métaux précieux, & que l’on n’en rapporte [18] point : les flottes Juives qui rapportoient par la mer rouge de l’or & de l’argent, revenoient d’Afrique, & non pas des Indes.
Je dis plus ; cette navigation se faisoit sur la côte orientale de l’Afrique ; & l’état où la étoit la marine pour lors, prouve [II-315] assez qu’on n’alloit pas dans des lieux bien reculés.
Je sais que les flottes de Salomon & de Jozaphat ne revenoient que la troisieme année ; mais je ne vois pas que la longueur du voyage prouve la grandeur de l’éloignement.
Pline & Strabon nous disent que le chemin qu’un navire des Indes & de la mer rouge, fabriqué de joncs, faisoit en vingt jours, un navire Grec ou Romain le faisoit en sept [19] . Dans cette proportion, un voyage d’un an pour les flottes Grecques & Romaines, étoit à peu près de trois pour celles de Salomon.
Deux navires d’une vîtesse inégale ne font pas leur voyage dans un temps proportionné à leur vîtesse : la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s’agit de suivre les côtes, & qu’on se trouve sans cesse dans une différente position ; qu’il faut attendre un bon vent pour sortir d’un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables, tandis que l’autre [II-316] reste dans un endroit difficile, & attend plusieurs jours un autre changement.
Cette lenteur des navires des Indes qui dans un temps égal ne pouvoient faire que le tiers du chemin que faisoient les vaisseaux Grecs & Romains, peut s’expliquer par ce que nous voyons aujourd’hui dans notre marine. Les navires des Indes qui étoient de jonc, tiroient moins d’eau que les vaisseaux Grecs & Romains qui étoient de bois, & joints avec du fer.
On peut comparer ces navires des Indes à ceux de quelques nations d’aujourd’hui dont les ports ont peu de fond : tels sont ceux de Venise, & même en général de l’Italie [20] , de la mer Baltique & de la province de Hollande [21] . Leurs navires qui doivent en sortir & y rentrer, sont d’une fabrique ronde & large de fond ; au lieu que les navires d’autres nations qui ont de bons ports, sont par le bas d’une forme qui les fait entrer profondément dans l’eau. Cette mécanique fait que ces derniers navires [II-317] naviguent plus près du vent, & que les premiers ne navigent presque que quand ils ont le vent en poupe. Un navire qui entre beaucoup dans l’eau, navige vers le même côté à presque tous les vents ; ce qui vient de la résistance que trouve dans l’eau le vaisseau poussé par le vent, qui fait un point d’appui, & de la forme longue du vaisseau qui est présenté au vent par son côté, pendant que par l’effet de la figure du gouvernail on tourne la proue vers le côté que l’on se propose ; ensorte qu’on peut aller très-près du vent, c’est-à-dire, très-près du côté d’où vient le vent. Mais quand le navire est d’une figure ronde & large du fond, & que par conséquent il enfonce peu dans l’eau, il n’y a plus de point d’appui ; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut résister, ni guere aller que du côté opposé au vent. D’où il suit que les vaisseaux d’une construction ronde de fond, sont plus lents dans leurs voyages : 1.o ils perdent beaucoup de temps à attendre le vent, sur-tout s’ils sont obligés de changer souvent de direction : 2.o ils vont plus lentement, parce que n’ayant pas de point d’appui, ils ne sauroient porter autant de voiles que les autres. Que si [II-318] dans un temps où la marine s’est si fort perfectionnée ; dans un temps où les arts se communiquent ; dans un temps où l’on corrige par l’art & les défauts de la nature & les défauts de l’art même ; on sent ces différences, que devoit-ce être dans la marine des anciens ?
Je ne saurois quitter ce sujet. Les navires des Indes étoient petits, & ceux des Grecs & des Romains, si l’on en excepte ces machines que l’ostentation fit faire, étoient moins grands que les nôtres. Or, plus un navire est petit, plus il est en danger dans les gros temps. Telle tempête submerge un navire, qui ne feroit que le tourmenter s’il étoit plus grand. Plus un corps en surpasse un autre en grandeur, plus la surface est relativement petite ; d’où il suit que dans un petit navire il y a une moindre raison, c’est-à-dire, une plus grande différence de la surface du navire au poids ou à la charge qu’il peut porter, que dans un grand. On sait que, par une pratique à peu près générale, on met dans un navire une charge d’un poids égal à celui de la moitié de l’eau qu’il pourroit contenir. Supposons qu’un navire tînt huit cents tonneaux d’eau ; sa charge seroit de [II-319] quatre cents tonneaux ; celle d’un navire qui ne tiendroit que quatre cents tonneaux d’eau, seroit de deux cents tonneaux. Ainsi la grandeur du premier navire seroit, au poids qu’ils porteroit, comme 8 est à 4 ; & celle du second, comme 4 est à 2. Supposons que la surface du grand soit, à la surface du petit, comme 8 est à 6 ; la surface [22] de celui-ci sera, à son poids, comme 6 est à 2 ; tandis que la surface de celui-là ne sera, à son poids, que comme 8 est à 4 ; & les vents & les flots n’agissant que sur la surface, le grand vaisseau résistera plus par son poids à leur impétuosité, que le petit.
[↑] Diodore, Liv. II.
[↑] Diodore, liv II.
[↑] Voyez Pline, liv. VI. chap. xvi ; & Strabon, livre XI.
[↑] Strabon, livre XI.
[↑] Ibid.
[↑] L’autorité de Patrocle est considérable, comme il paroît par un récit de Strabon, liv. II.
[↑] Dans Pline, liv. VI. chap. xvii. Voyez aussi Strabon, liv. XI. sur le trajet des marchandises du Phase au Cyrus.
[↑] Il faut que depuis le temps de Ptolomée, qui nous décrit tant de rivieres qui se jettent dans la partie orientale de la mer Caspienne, il y ait eu de grands changemens dans ce pays. La carte du czar ne met de ce côté-là que la riviere d’Astrabat ; & celle de M. Bathalsi, rien du tout.
[↑] Voyez la relation de Genkinson, dans le recueil des voyages du nord, tome IV.
[↑] Je crois que de-là s’est formé le lac Aral.
[↑] Claude César, dans Pline, liv. VI. chap, ii.
[↑] Il fut tué par Ptolomée Ceranus.
[↑] Voyez Strabon, liv. XI.
[↑] Ils fonderent Tartèse, & s’établirent à Cadix.
[↑] Livre III. des Rois, chap. ix ; Paralip. liv. II. chap. viii.
[↑] Contre Appion.
[↑] Au chapitre I. de ce Livre.
[↑] La proportion établie en Europe entre l’or & l’argent, peut quelquefois faire trouver du profit à prendre dans les Indes de l’or pour de l’argent ; mais c’est peu de chose.
[↑] Voyez Pline, liv. VI. chap. xxii ; & Strabon, liv. XV.
[↑] Elle n’a presque que des rades ; mais la Sicile a de très-bons ports.
[↑] Je dis de la province de Hollande ; car les ports de celle de Zélande sont assez profonds.
[↑] C’est-à-dire, pour comparer les grandeurs de même genre : l’action ou la prise du fluide sur le navire, sera à la résistance du même navire, comme, &c.
[II-319]
Les premiers Grecs étoient tous pirates. Minos, qui avoit eu l’empire de la mer, n’avoit eu peut-être que de plus grands succès dans les brigandages : son empire étoit borné aux environs de son île. Mais lorsque les Grecs devinrent [II-320] un grand peuple, les Athéniens obtinrent le véritable empire de la mer, parce que cette nation commerçante & victorieuse donna la loi au monarque [1] le plus puissant d’alors, & abattit les forces maritimes de la Syrie, de l’île de Chypre & de la Phénicie.
Il faut que je parle de cet empire de la mer qu’eut Athenes. « Athenes, dit Xénophon [2] , a l’empire de la mer : mais comme l’Attique tient à la terre, les ennemis la ravagent, tandis qu’elle fait les expéditions au loin. Les principaux laissent détruire leurs terres, & mettent leurs biens en sureté dans quelqu’île : la populace qui n’a point de terres, vit sans aucune inquiétude. Mais si les Athéniens habitoient une île, & avoient outre cela l’empire de la mer, ils auroient le pouvoir de nuire aux autres sans qu’on pût leur nuire, tandis qu’ils seroient les maîtres de la mer ». Vous diriez que Xénophon a voulu parler de l’Angleterre.
Athenes remplie de projets de gloire ; Athenes qui augmentoit la jalousie, au lieu d’augmenter l’influence ; plus [II-321] attentive à étendre son empire maritime, qu’à en jouir ; avec un tel gouvernement politique, que le bas peuple se distribuoit les revenus publics, tandis que les riches étoient dans l’oppression ; ne fit point ce grand commerce que lui promettoient le travail de ses mines, la multitude de ses esclaves, le nombre de ses gens de mer, son autorité sur les villes Grecques, & plus que tout cela, les belles institutions de Solon. Son négoce fut presque borné à la Grece & au Pont-Euxin, d’où elle tira sa subsistance.
Corinthe fut admirablement bien située : elle sépara deux mers, ouvrit & ferma le Péloponese, & ouvrit & ferma la Grece. Elle fut une ville de la plus grande importance, dans un temps où le peuple Grec étoit un monde, & les villes Grecques des nations : elle fit un plus grand commerce qu’Athenes. Elle avoit un port pour recevoir les marchandises d’Asie ; elle en avoit un autre pour recevoir celles d’Italie ; car, comme il y avoit de grandes difficultés à tourner le promontoire Malée, où des vents [3] opposés se rencontrent & causent des naufrages, on aimoit mieux [II-322] aller à Corinthe, & l’on pouvoit même faire passer par terre ses vaisseaux d’une mer à l’autre. Dans aucune ville on ne porta si loin les ouvrages de l’art. La religion acheva de corrompre ce que son opulence lui avoit laissé de mœurs. Elle érigea un temple à Venus, où plus de mille courtisanes furent consacrées. C’est de ce séminaire que sortirent la plupart de ces beautés célebres dont Athénée a osé écrire l’histoire.
Il paroît que, du temps d’Homere, l’opulence de la Grece étoit à Rhodes, à Corinthe & à Orcomene. « Jupiter, dit-il [4] , aima les Rhodiens, & leur donna de grandes richesses ». Il donna à Corinthe [5] l’épithete de riche. De même, quand il veut parler des villes qui ont beaucoup d’or, il cite Orcomene [6] , qu’il joint à Thebes d’Égypte. Rhodes & Corinthe conserverent leur puissance, & Orcomene la perdit. La position d’Orcomene, près de l’Hellespont, de la Propontide & du Pont-Euxin, fait naturellement penser qu’elle tiroit ses richesses d’un commerce sur les [II-323] côtes de ces mers, qui avoit donné lieu à la fable de la toison d’or : Et effectivement le nom de Miniares est donné à Orcomene [7] & encore aux Argonautes. Mais comme dans la suite ces mers devinrent plus connues ; que les Grecs y établirent un très-grand nombre de colonies ; que ces colonies négocierent avec les peuples barbares ; qu’elles communiquerent avec leur métropole ; Orcomene commença à déchoir, & elle rentra dans la foule des autres villes Grecques.
Les Grecs, avant Homere, n’avoient guere négocié qu’entr’eux, & chez quelque peuple barbare ; mais ils étendirent leur domination, à mesure qu’ils formerent de nouveaux peuples. La Grece étoit une grande péninsule dont les caps sembloient avoir fait reculer les mers & les golfes s’ouvrir de tous côtés, comme pour les recevoir encore. Si l’on jette les yeux sur la Grece, on verra, dans un pays assez resserré, une vaste étendue de côtes. Ses colonies innombrables faisoient une immense circonférence autour d’elle ; & elle y voyoit, pour ainsi dire, tout le monde [II-324] qui n’étoit pas barbare. Pénétra-t-elle en Sicile & en Italie ? elle y forma des nations. Navigua-t-elle vers les mers du Pont, vers les côtes de l’Asie mineure, vers celle d’Afrique ? elle en fit de même. Ses villes acquirent de la prospérité, à mesure qu’elles se trouverent près de nouveaux peuples. Et ce qu’il y avoit d’admirable, des îles sans nombre, situées comme en premiere ligne, l’entouroient encore.
Quelle cause de prospérité pour la Grece, que des jeux qu’elle donnoit pour ainsi dire, à l’univers ; des temples, où tous les rois envoyoient des offrandes ; des fêtes, où l’on s’assembloit de toutes parts ; des oracles, qui faisoient l’attention de toute la curiosité humaine ; enfin, le goût & les arts portés à un point, que de croire les surpasser sera toujours ne les pas connoître ?
[↑] Le roi de Perse.
[↑] De republ. Athen.
[↑] Voyez Strabon, liv. VIII.
[↑] Iliade, liv. II.
[↑] Ibid.
[↑] Ibid. liv. I. v. 381. Voyez Stabon, liv. IX. p. 414, édition de 1620.
[↑] Strabon, liv. IX, p.414.
[II-324]
Quatre événemens arrivés sous Alexandre firent dans le commerce une grande révolution ; la prise de [II-325] Tyr, la conquête de l’Égypte, celle des Indes, & la découverte de la mer qui est au midi de ce pays.
L’empire des Perses s’étendoit jusqu’à l’Indus [1] . Long-temps avant Alexandre, Darius [2] avoit envoyé des navigateurs qui descendirent ce fleuve, & allerent jusqu’à la mer rouge. Comment donc les Grecs furent-ils les premiers qui firent par le midi le commerce des Indes ? Comment les Perses ne l’avoient-ils pas fait auparavant ? Que leur servoient des mers qui étoient si proche d’eux, des mers qui baignoient leur empire ? Il est vrai qu’Alexandre conquit les Indes : mais faut-il conquérir un pays pour y négocier ? J’éxaminerai ceci.
L’Ariane [3] qui s’étendoit depuis le golfe Persique jusqu’à l’Indus, & de la mer du midi jusqu’aux montagnes des Paropamisades, dépendoit bien en quelque façon de l’empire des Perses : mais dans la partie méridionale elle étoit aride, brûlée, inculte & barbare. La tradition [4] portoit que les armées [II-326] de Sémiramis & de Cyrus avoient péri dans ces déserts ; & Alexandre, qui se fit suivre par sa flotte, ne laissa pas d’y perdre une grande partie de son armée. Les Perses laissoient toute la côte au pouvoir des Icthyophages [5] , des Orittes & autres peuples barbares. D’ailleurs les Perses [6] n’étoient pas navigateurs, & leur religion même leur ôtoit toute idée de commerce maritime. La navigation que Darius fit faire sur l’Indus & la mer des Indes, fut plutôt une fantaisie d’un prince qui veut montrer sa puissance, que le projet réglé d’un monarque qui veut l’employer. Elle n’eut de suite, ni pour le commerce, ni pour la marine ; & si l’on sortit de l’ignorance, ce fut pour y retomber.
Il y a plus : il étoit reçu [7] avant l’expédition d’Alexandre, que la partie méridionale des Indes étoit inhabitable [8] : ce qui suivoit de la tradition [II-327] que Sémiramis [9] , n’en avoit ramené que vingt hommes, & Cyrus que sept.
Alexandre entra par le nord. Son dessein étoit de marcher vers l’orient : mais ayant trouvé la partie du midi pleine de grandes nations, de villes & de rivieres, il en tenta la conquête, & la fit.
Pour lors, il forma le dessein d’unir les Indes avec l’occident par un commerce maritime, comme il les avoit unies par des colonies qu’il avoit établies dans les terres.
Il fit construire une flotte sur l’Hydaspe, descendit cette riviere, entra dans l’Indus, & navigua jusqu’à son embouchure. Il laissa son armée & sa flotte à Patale, alla lui-même avec quelques vaisseaux reconnoître la mer, marqua les lieux où il voulut que l’on construisit des ports, des havres, des arsenaux. De retour à Patale, il se sépara de sa flotte, & prit la route de terre, pour lui donner du secours, & en recevoir. La flotte suivit la côte depuis l’embouchure de l’Indus, le long du rivage des pays des Orittes, des Icthyophages, de la Caramanie & de la Perse. Il fit [II-328] creuser des puits, bâtir des villes ; il défendit aux Icthyophages [10] de vivre de poisson : il vouloit que les bords de cette mer fussent habités par des nations civilisées. Néarque & Onésicrite ont fait le journal de cette navigation, qui fut de dix mois. Ils arriverent à Suze ; ils y trouverent Alexandre qui donnoit des fêtes à son armée.
Ce conquérant avoit fondé Alexandrie, dans la vue de s’assurer de l’Égypte ; c’étoit une clef pour l’ouvrir, dans le lieu même [11] où les rois ses prédécesseurs avoient une clef pour la fermer ; & il ne songeoit point à un commerce dont la découverte de la mer des Indes pouvoit seule lui faire naître la pensée.
Il paroît même qu’après cette [II-329] découverte, il n’eut aucune vue nouvelle sur Alexandrie. Il avoit bien, en général, le projet d’établir un commerce entre les Indes & les parties occidentales de son empire : mais, pour le projet de faire ce commerce par l’Égypte, il lui manquoit trop de connoissances pour pouvoir le former. Il avoit vu l’Indus, il avoit vu le Nil ; mais il ne connoissoit pas les mers d’Arabie, qui sont entre deux. À peine fut-il arrivé des Indes, qu’il fit construire de nouvelles flottes, & navigua [12] sur l’Euleus, le Tigre, l’Euphrate & la mer : il ôta les cataractes que les Perses avoient mises sur ces fleuves : il découvrit que le sein Persique étoit un golfe de l’océan. Comme il alla reconnoître [13] cette mer, ainsi qu’il avoit reconnu celle des Indes ; comme il fit construire un port à Babylone pour mille vaisseaux, & des arsenaux ; comme il envoya cinq cents talens en Phénicie & en Syrie, pour en faire venir des nautoniers, qu’il vouloit placer dans les colonies qu’il répandoit sur les côtes ; comme enfin il fit des travaux immenses sur l’Euphrate & les [II-330] autres fleuves de l’Assyrie, on ne peut douter que son dessein ne fût de faire le commerce des Indes par Babylone & le golfe Persique.
Quelques gens, sous prétexte qu’Alexandre vouloit conquérir l’Arabie [14] , ont dit qu’il avoit formé le dessein d’y mettre le siege de son empire : mais comment auroit-il choisi un lieu qu’il ne connoissoit pas [15] ? D’ailleurs c’étoit le pays du monde le plus incommode : il se seroit séparé de son empire. Les califes, qui conquirent au loin, quitterent d’abord l’Arabie, pour s’établir ailleurs.
[↑] Strabon, liv. XV.
[↑] Hérodote, in Melpomene.
[↑] Strabon, liv. XV.
[↑] Ibid.
[↑] Pline, liv. VI, ch XXIII. Strabon, liv. XV.
[↑] Pour ne point souiller les élémens, ils ne naviguoient pas sur les fleuves. M. Hidde, religion des Perses. Encore aujourd’hui ils n’ont point de commerce maritime, & ils traitent d’athées ceux qui vont sur mer.
[↑] Strabon, liv. XV.
[↑] Hérodote, in Melpomene, dit que Darius, conquit les Indes. Cela ne peut-être entendu que de l’Ariane : encore fut-ce qu’une conquête en idée.
[↑] Srabon, liv. XV.
[↑] Ceci ne sauroit s’entendre de tous les Icthyophages qui habitoient une côte de dix mille stades. Comment Alexandre auroit-il pu leur donner la subsistance ? Comment se seroit-il fait obéir ? Il ne peut être ici question que de quelques peuples particuliers. Néarque, dans le livre rerum Indicarum, dit, qu’à l’extrémité de cette côte, du côté de la Perse, il avoit trouvé des peuples moins icthyophages. Je croirois que l’ordre d’Alexandre regardoit cette contrée, ou quelqu’autre encore plus voisine de la Perse.
[↑] Alexandrie fut fondée dans une plage appelée Recotis. Les anciens rois y tenoient une garnison, pour défendre l’entrée du pays aux étrangers, & sur-tout aux Grecs qui étoient, comme on sait, de grands pirates. Vovez Pline, liv. VI, chap. x, & Strabon, liv. XVIII.
[↑] Arrien, de exped. Aleandri, lib. VII.
[↑] Ibid.
[↑] Strabon, liv. XVI, à la fin.
[↑] Voyant la Babylonie inondée, il regardoit l’Arabie, qui en est proche, comme une île. Aristobule, dans Strabon, liv. XVI.
[II-330]
Lorsqu’Alexandre conquit l’Égypte, on connoissoit très-peu la mer rouge, & rien de cette partie de l’océan qui se joint à cette mer, & qui baigne d’un côté la côte d’Afrique, & de l’autre celle de l’Arabie ; on crut même depuis qu’il étoit impossible de [II-331] faire le tour de la presqu’île d’Arabie. Ceux qui l’avoient tenté de chaque côté, avoient abandonné leur entreprise. On disoit [1] : « Comment seroit-il possible de naviguer au midi des côtes de l’Arabie, puisque l’armée de Cambyse, qui la traversa du côté du nord, périt presque toute ; & que celle que Ptolomée, fils de Lagus, envoya au secours de Séleucus Nicator, à Babylone, souffrit des maux incroyables, & à cause de la chaleur ne put marcher que la nuit ».
Les Perses n’avoient aucune sorte de navigation. Quand ils conquirent l’Égypte, ils y apporterent le même esprit qu’ils avoient eu chez eux ; & la négligence fut si extraordinaire, que les rois Grecs trouverent que non-seulement les navigations des Tyriens, des Iduméens & des Juifs dans l’océan, étoient ignorées ; mais que celles même de la mer rouge l’étoient. Je crois que la destruction de la premiere Tyr par Nabuchodonosor, & celle de plusieurs petites nations & villes voisines de la mer rouge, firent perdre les connoissances que l’on avoit acquises.
[II-332]
L’Égypte, du temps des Perses, ne confrontoit point à la mer rouge : elle ne contenoit [2] que cette lisiere de terre longue & étroite que le Nil couvre par ses inondations, & qui est resserrée des deux côtés par des chaînes de montagnes. Il fallut donc découvrir la mer rouge une seconde fois, & l’océan une seconde fois ; & cette découverte appartint à la curiosité des rois Grecs.
On remonta le Nil, on fit la chasse des éléphans dans les pays qui sont entre le Nil & la mer ; on découvrit les bords de cette mer par les terres : Et comme cette découverte se fit sous les Grecs, les noms en sont Grecs, & les temples sont consacrés [3] à des divinités Grecques.
Les Grecs d’Égypte purent faire un commerce très-étendu ; ils étoient maîtres des ports de la mer rouge ; Tyr, rivale de toute nation commerçante, n’étoit plus : ils n’étoient point gênés par les anciennes [4] superstitions du pays ; l’Égypte étoit devenue le centre de l’univers.
[II-333]
Les rois de Syrie laisserent à ceux d’Égypte le commerce méridional des Indes, & ne s’attacherent qu’à ce commerce septentrional qui se faisoit par l’Oxus & la mer Caspienne. On croyoit dans ces temps-là que cette mer étoit une partie de l’océan septentrional [5] : & Alexandre, quelque temps avant sa mort, avoit fait construire [6] une flotte, pour decouvrir si elle communiquoit à l’océan par le Pont-Euxin, ou par quelqu’autre mer orientale vers les Indes. Après lui Séleucus & Antiochus eurent une attention particuliere à la reconnoître : ils y entretinrent [7] des flottes. Ce que Séleucus reconnut fut appelé mer Séleucide : ce qu’Antiochus découvrit fut appelé mer Antiochide. Attentifs aux projets qu’ils pouvoient avoir de ce côté-là, ils négligerent les mers du midi ; soit que les Ptolomés, par leurs flottes sur la mer rouge, s’en fussent déjà procuré l’empire ; soit qu’ils eussent découvert dans les Perses un éloignement invincible pour la marine. La côte [II-334] du midi de la Perse ne fournissoit point de matelots ; on n’y en avoit vu que dans les derniers momens de la vie d’Alexandre, mais les rois d’Égypte, maîtres de l’île de Chypre, de la Phénicie, & d’un grand nombre de places sur les côtes de l’Asie mineure, avoient toutes sortes de moyens pour faire des entreprises de mer. Ils n’avoient point à contraindre le génie de leurs sujets ; ils n’avoient qu’à le suivre.
On a de la peine à comprendre l’obstination des anciens à croire que la mer Caspienne étoit une partie de l’océan. Les expéditions d’Alexandre, des rois de Syrie, des Parthes & des Romains, ne purent leur faire changer de pensée : c’est qu’on revient de ses erreurs le plus tard qu’on peut. D’abord on ne connut que le midi de la mer Caspienne, on la prit pour l’océan ; à mesure que l’on avança le long de ses bords du côté du nord, on crut encore que c’étoit l’océan qui entroit dans les terres : En suivant les côtes, on n’avoit reconnu du côté de l’est que jusqu’au Jaxarte, & du côté de l’ouest que jusqu’aux extrémités de l’Albanie. La mer, du côté du nord, étoit [II-335] vaseuse [8] , & par conséquent très-peu propre à la navigation. Tout cela fit que l’on ne vit jamais que l’océan.
L’armée d’Alexandre n’avoit été, du côté de l’orient, que jusqu’à l’Hypanis, qui est la derniere des rivieres qui se jettent dans l’Indus. Ainsi le premier commerce que les Grecs eurent aux Indes se fit dans une très-petite partie du pays. Séleucus Nicator pénetra jusqu’au Gange [9] : & par-là on découvrit la mer où ce fleuve se jette, c’est-à-dire, le golfe de Bengale. Aujourd’hui l’on découvre les terres par les voyages de mer ; autrefois on découvroit les mers par la conquête des terres.
Strabon [10] , malgré le témoignage d’Appollodore, paroît douter que les rois [11] Grecs de Bactriane soient allés plus loin que Séleucus & Alexandre. Quand il seroit vrai qu’ils n’auroient pas été plus loin vers l’orient que Séleucus, ils allerent plus loin vers le midi : ils découvrirent [12] Siger & des ports dans [II-336] le Malabar, qui donnerent lieu à la navigation dont je vais parler.
Pline [13] nous apprend qu’on prit successivement trois routes pour faire la navigation des Indes. D’abord on alla du promontoire de Siagre à l’île de Patalene, qui est à l’embouchure de l’Indus : on voit que c’étoit la route qu’avoit tenue la flotte d’Alexandre. On prit ensuite un chemin plus court [14] & plus sûr ; & on alla du même promontoire à Siger. Ce Siger ne peut être que le royaume de Siger dont parle Strabon [15] , que les rois Grecs de Bactriane découvrirent. Pline ne peut dire que ce chemin fût plus court, que parce qu’on le faisoit en moins de temps ; car Siger devoit être plus reculé que l’Indus, puisque les rois de Bactriane le découvrirent. Il falloit donc que l’on évitât par-là le détour de certaines côtes, & que l’on profitât de certains vents. Enfin, les marchands prirent une troisieme route : ils se rendoient à Canes ou à Océlis, ports situés à l’embouchure de la mer rouge, d’où par un vent d’ouest, [II-337] on arrivoit à Muziris, premiere étape des Indes, & de là à d’autres ports. On voit qu’au lieu d’aller de l’embouchure de la mer rouge jusqu’à Siagre en remontant la côte de l’Arabie heureuse au nord-est, on alla directement de l’ouest à l’est, d’un côté à l’autre, par le moyen des mouçons, dont on découvrit les changemens en naviguant dans ces parages. Les anciens ne quitterent les côtes, que quand ils se servirent des mouçons [16] & des vents alisés, qui étoient une espece de boussole pour eux.
Pline [17] dit, qu’on partoit pour les Indes au milieu de l’été, & qu’on en revenoit vers la fin de décembre & au commencement de janvier. Ceci est entiérement conforme aux journaux de nos navigateurs. Dans cette partie de la mer des Indes qui est entre la presqu’île d’Afrique & celle de deçà le Gange, il y a deux mouçons : la premiere, pendant laquelle les vents vont de l’ouest à l’est, commence au mois d’août & de septembre ; la deuxieme, pendant laquelle les vents vont de l’est à l’ouest, [II-338] commence en janvier. Ainsi nous partons d’Afrique pour le Malabar dans le temps que partoient les flottes de Ptolomée, & nous en revenons dans le même temps.
La flotte d’Alexandre mit sept mois pour aller de Patale à Suze. Elle partit dans le mois de juillet, c’est-à-dire, dans un temps où aujourd’hui aucun navire n’ose se mettre en mer pour revenir des Indes. Entre l’une & l’autre mouçon, il y a un intervalle de temps pendant lequel les vents varient ; & où un vent de nord se mêlant avec les vents ordinaires, cause sur-tout auprès des côtes, d’horribles tempêtes. Cela dure les mois de juin, de juillet, & d’août. La flotte d’Alexandre partant de Patale au mois de juillet, essuya bien des tempêtes, & le voyage fut long, parce qu’elle navigua dans une mouçon contraire.
Pline dit qu’on partoit pour les Indes à la fin de l’été : ainsi on employoit le temps de la variation de la mouçon à faire le trajet d’Alexandrie à la mer rouge.
Voyez, je vous prie, comment on se perfectionna peu à peu dans la [II-339] navigation. Celle que Darius fit faire, pour descendre l’Indus & aller à la mer rouge, fut de deux ans & demi [18] . La flotte d’Alexandre [19] descendant l’Indus, arriva à Suze dix mois après, ayant navigué trois mois sur l’Indus & sept sur la mer des Indes ; dans la suite, le trajet de la côte de Malabar à la mer rouge se fit en quarante jours [20] .
Strabon, qui rend raison de l’ignorance où l’on étoit des pays qui sont entre l’Hypanis & le Gange, dit que parmi les navigateurs qui vont de l’Égypte aux Indes, il y en a peu qui aillent jusqu’au Gange. Effectivement, on voit que les flottes n’y alloient pas ; elles alloient par les mouçons de l’ouest à l’est, de l’embouchure de la mer rouge à la cote de Malabar. Elles s’arrêtoient dans les étapes qui y étoient, & n’alloient point faire le tour de la presqu’île deçà le Gange par le cap de Comorin & la côte de Coromandel : le plan de la navigation des rois d’Égypte & des Romains, étoit de revenir la même année [21] .
[II-340]
Ainsi il s’en faut bien que le commerce des Grecs & des Romains aux Indes ait été aussi étendu que le nôtre ; nous qui connoissons des pays immenses qu’ils ne connoissoient pas ; nous qui faisons notre commerce avec toutes les nations Indiennes, & qui commerçons même pour elles & naviguons pour elles.
Mais ils faisoient ce commerce avec plus de facilité que nous : & si l’on ne négocioit aujourd’hui que sur la côte du Guzarat & du Malabar, & que sans aller chercher les îles du Midi, on se contentât des marchandises que les insulaires viendroient apporter, il faudroit préférer la route de l’Égypte à celle du cap de Bonne-Espérance. Strabon [22] dit que l’on négocioit ainsi avec les peuples de la Taprobane.
[↑] Voyez le livre rerum Indicarum.
[↑] Strabon, liv. XVI.
[↑] Ibid.
[↑] Elles leur donnoient de l’horreur pour les étrangers.
[↑] Pline, liv. II, ch. lxviii, & liv. VI, ch. ix & xii. Strabon, liv. XI. Arrien, de l’expéd. d’Alex, liv. III, p. 74, & liv. V. p. 104
[↑] Arrien, de l’expéd. d’Alex, liv. VII.
[↑] Pline, liv. II, ch. lxiv.
[↑] Voyez la carte du czar.
[↑] Pline, liv. VI, ch. XVII.
[↑] Liv. XV.
[↑] Les Macédoniens de la Bactriane, des Indes & de l’Ariane s’étant séparés du royaume de Syrie, formerent un grand état.
[↑] Apollonius Adramittin, dans Strabon, liv. XI.
[↑] Liv. VI, ch. xxiii.
[↑] Pline, liv. VI, ch. xxiii.
[↑] Liv. XI, Sigertidis regnum.
[↑] Les mouçons soufflent une partie de l’année d’un côté, & une partie de l’année de l’autre ; & les vents alisés soufflent du même côté toute l’année.
[↑] Liv. VI, ch. xxiii.
[↑] Hérodote, in Melpomene.
[↑] Pline, liv. VI, ch. xxiii.
[↑] Ibid.
[↑] Ibid.
[↑] Liv. XV.
[II-341]
On trouve dans l’histoire, qu’avant la découverte de la boussole on tenta quatre fois de faire le tour de l’Afrique. Des Phéniciens envoyés par Nécho [1] , & Eudoxe [2] , fuyant la colere de Ptolomée-Lature, partirent de la mer rouge & réussirent. Sataspe [3] sous Xerxès, & Hannon qui fut envoyé par les Carthaginois, sortirent des colonnes d’Hercule, & ne réussirent pas.
Le point capital pour faire le tour de l’Afrique étoit de découvrir & de doubler le cap de Bonne-Espérance. Mais si l’on partoit de la mer rouge, on trouvoit ce cap de la moitié du chemin plus près qu’en partant de la méditerranée. La côte qui va de la mer rouge au cap est plus saine que [4] celle qui va du cap aux colonnes d’Hercule. Pour que [II-342] ceux qui partoient des colonnes d’Hercule ayent pu découvrir le cap, il a fallu l’invention de la boussole, qui a fait que l’on a quitté la côte d’Afrique & qu’on a navigué dans le vaste océan [5] pour aller vers l’île de Sainte-Hélene ou vers la côte du Brésil. Il étoit donc très-possible qu’on fût allé de la mer rouge dans la méditerranée, sans qu’on fût revenu de la méditerranée à la mer rouge.
Ainsi sans faire ce grand circuit, après lequel on ne pouvoit plus revenir, il étoit plus naturel de faire le commerce de l’Afrique orientale par la mer rouge, & celui de la côte occidentale par les colonnes d’Hercule.
Les rois Grecs d’Égypte découvrirent d’abord, dans la mer rouge, la partie de la côte d’Afrique qui va depuis le fond du golfe où est la cité d’Heroum, jusqu’à Dira, c’est-à-dire, jusqu’au détroit appelé aujourd’hui de Babelmandel. De là jusqu’au [II-343] promontoire des Aromates situé à l’entrée de la mer rouge [6] , la côte n’avoit point été reconnue par les navigateurs : & cela est clair par ce que nous dit Artémidore [7] , que l’on connoissoit les lieux de cette côte, mais qu’on en ignoroit les distances ; ce qui venoit de ce qu’on avoit successivement connu ces ports par les terres, & sans aller de l’un à l’autre.
Au-delà de ce promontoire où commence la côte de l’océan, on ne connoissoit rien, comme nous [8] l’apprenons d’Eratosthene & d’Artémidore.
Telles étoient les connoissances que l’on avoit des côtes d’Afrique du temps de Strabon, c’est-à-dire, du temps d’Auguste. Mais depuis Auguste, les Romains découvrirent le promontoire Raptum, & le promontoire Prassum, dont Strabon ne parle pas, parce qu’ils n’étoient pas encore connus. On voit que ces deux noms sont Romains.
[II-344]
Ptolomée le géographe vivoit sous Adrien & Antonin Pie ; & l’auteur du Périple de la mer Erythrée, quel qu’il soit, vécut peu de temps après. Cependant le premier borne l’Afrique [9] connue au promontoire Prassum, qui est environ au quatorzieme degré de latitude sud : & l’auteur du Périple [10] au promontoire Raptum, qui est à peu près au dixieme degré de cette latitude. Il y a apparence que celui-ci prenoit pour limite un lieu où l’on alloit, & Ptolomée un lieu où l’on n’alloit plus.
Ce qui me confirme dans cette idée, c’est que les peuples autour du Prassum étoient antropophages [11] . Ptolomée, qui [12] nous parle d’un grand nombre de lieux entre le port des Aromates & le promontoire Raptum, laisse un vide total depuis le Raptum jusqu’au Prassum. Les grands profits de la navigation des Indes durent faire négliger celle d’Afrique. Enfin les Romains n’eurent jamais sur cette côte de navigation réglée : ils avoient découvert ces ports [II-345] par les terres, & par des navires jetés par la tempête : Et comme aujourd’hui on connoît assez bien les côtes de l’Afrique, & très-mal l’intérieur [13] , les anciens connoissoient assez bien l’intérieur, & très-mal les côtes.
J’ai dit que des Phéniciens, envoyés par Nécho & Eudoxe sous Ptolomée Lature, avoient fait le tour de l’Afrique : il faut bien, que du temps de Ptolomée le géographe, ces deux navigations fussent regardées comme fabuleuses, puisqu’il place [14] , depuis le sinus magnus, qui est, je crois, le golfe de Siam, une terre inconnue, qui va d’Asie en Afrique, aboutir au promontoire Prassum ; de sorte que la mer des Indes n’auroit été qu’un lac. Les anciens qui reconnurent les Indes par le nord, s’étant avancés vers l’orient, placerent vers le midi cette terre inconnue.
[↑] Hérodote, liv. IV. Il vouloit conquérir.
[↑] Pline, liv. II, ch. lxvii. Pomponius Mela, liv. III, ch. ix.
[↑] Hérodote, in Melpomene.
[↑] Joignez à ceci ce que je dis au chap. xi de ce livre, sur la navigation d’Hannon.
[↑] On trouve dans l’océan Atlantique, aux mois d’octobre, novembre, décembre & janvier, un vent de nord-est. On passe la ligne ; & pour éluder le vent général d’est, on dirige sa route vers le sud : ou bien on entre dans la zone torride, dans les lieux où le vent souffle de l’ouest à l’est.
[↑] Ce golfe, auquel nous donnons aujourd’hui ce nom, étoit appelé par les anciens le sein Arabique ; ils appeloient mer rouge sa partie de l’océan voisine de ce golfe.
[↑] Strabon, liv. XVI.
[↑] Ibid. Artémidore bornoit la côte connue au lieu appelé Austricornu ; & Erastosthene ad Cinnamomiseram.
[↑] Liv. I, ch vii, liv. IV, ch. ix. table IV, de l’Afrique.
[↑] On a attribué ce Périple à Arrien.
[↑] Ptolomée, liv. IV, ix.
[↑] Liv. IV, ch. vii & viii.
[↑] Voyez avec quelle exactitude Strabon & Ptolomée nous décrivent les diverses parties de l’Afrique. Ces connoissances venoient des diverses guerres que les deux plus puissantes nations du monde, les Carthaginois & les Romains, avoient eues avec les peuples d’Afrique, des alliances qu’ils avoient contractées, du commerce qu’ils avoient fait dans les terres.
[↑] Liv. VII. ch. III.
[II-346]
Carthage avoit un singulier droit des gens ; elle faisoit noyer [1] tous les étrangers qui trafiquoient en Sardaigne & vers les colonnes d’Hercule : Son droit politique n’étoit pas moins extraordinaire ; elle défendit aux Sardes de cultiver la terre, sous peine de la vie. Elle accrut sa puissance par ses richesses, & ensuite ses richesses par sa puissance. Maîtresse des côtes d’Afrique que baigne la Méditerranée, elle s’étendit le long de celles de l’Océan. Hannon, par ordre du sénat de Carthage, répandit trente mille Carthaginois depuis les colonnes d’Hercule jusqu’à Cerné. Il dit que ce lieu est aussi éloigné des colonnes d’Hercule, que les colonnes d’Hercule le sont de Carthage. Cette position est très-remarquable ; elle fait voir qu’Hannon borna ses établissemens au vingt-cinquieme degré de latitude nord, c’est-à-dire, deux ou trois degrés au-delà des îles Canaries, vers le sud.
Hannon étant à Cerné, fit une autre [II-347] navigation, dont l’objet étoit de faire des découvertes plus avant vers le midi. Il ne prit presque aucune connoissance du continent. L’étendue des côtes qu’il suivit, fut de vingt-six jours de navigation, & il fut obligé de revenir faute de vivres. Il paroît que les Carthaginois ne firent aucun usage de cette entreprise d’Hannon. Scylax [2] dit qu’au-delà de Cerné, la mer n’est pas navigable [3] , parce qu’elle y est basse, pleine de limon & d’herbes marines : effectivement il y en a beaucoup dans ces parages [4] . Les marchands Carthaginois dont parle Scylax, pouvoient trouver des obstacles qu’Hannon qui avoit soixante navires de cinquante rames chacun, avoit vaincus. Les difficultés sont relatives ; & de plus, on ne doit pas confondre une entreprise qui a la hardiesse & la témérité pour objet, avec ce qui est l’effet d’une conduite ordinaire.
[II-348]
C’est un beau morceau de l’antiquité que la relation d’Hannon : le même homme qui a exécuté, a écrit, il ne met aucune orientation dans ses récits. Les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, parce qu’ils sont plus glorieux de ce qu’ils ont fait, que de ce qu’ils ont dit.
Les choses sont comme le style. Il ne donne point dans le merveilleux ; tout ce qu’il dit du climat, du terrain, des mœurs, des manieres des habitans, se rapporte à ce qu’on voit aujourd’hui dans cette côte d’Afrique ; il semble que c’est le journal d’un de nos navigateurs.
Hannon remarqua [5] sur sa flotte, que le jour il régnoit dans le continent un vaste silence ; que la nuit on entendoit les sons de divers instrumens de musique ; & qu’on voyoit par-tout des feux, les uns plus grands, les autres moindres. Nos relations confirment ceci : on y trouve que le jour ces sauvages, pour éviter l’ardeur du soleil, se retirent dans les forêts ; que la nuit ils [II-349] font de grands feux pour écarter les bêtes féroces ; & qu’ils aiment passionnément la danse & les instrumens de musique.
Hannon nous décrit un volcan avec tous les phénomenes que fait voir aujourd’hui le Vésuve ; & le récit qu’il fait de ces deux femmes velues, qui se laisserent plutôt tuer que de suivre les Carthaginois, & dont il fit porter les peaux à Carthage, n’est pas, comme on l’a dit, hors de vraisemblance.
Cette relation est d’autant plus précieuse, qu’elle est un monument Punique ; & c’est parce qu’elle est un monument Punique, qu’elle a été regardée comme fabuleuse. Car les Romains conserverent leur haine contre les Carthaginois, même après les avoir détruits. Mais ce ne fut que la victoire qui décida s’il falloit dire, la foi Punique, ou la foi Romaine.
Des modernes [6] ont suivi ce préjugé. Que sont devenues, disent-ils, les villes qu’Hannon nous décrit, & dont, même du temps de Pline, il ne restoit pas le moindre vestige ? Le merveilleux [II-350] seroit qu’il en fût resté. Étoit-ce Corinthe ou Athenes qu’Hannon alloit bâtir sur ces côtes ? Il laissoit, dans les endroits propres au commerce, des familles Carthaginoises ; & à la hâte, il les mettoit en sureté contre les hommes sauvages & les bêtes féroces. Les calamités des Carthaginois firent cesser la navigation d’Afrique ; il fallut bien que ces familles périssent, ou devinssent sauvages. Je dis plus : quand les ruines de ces villes subsisteroient encore, qui est-ce qui auroit été en faire la découverte dans les bois & dans les marais ? On trouve pourtant dans Scylax & dans Polybe, que les Carthaginois avoient de grands établissemens sur ces côtes. Voilà les vestiges des villes d’Hannon ; il n’y en a point d’autres, parce qu’à peine y en a-t-il d’autres de Carthage même.
Les Carthaginois étoient sur le chemin des richesses : Et s’ils avoient été jusqu’au quatrieme degré de latitude nord, & au quinzieme de longitude, ils auroient découvert la côte d’Or & les côtes voisines. Ils y auroient fait un commerce de toute autre importance que celui qu’on y fait aujourd’hui, que l’Amérique semble avoir avili les [II-351] richesses de tous les autres pays : ils y auroient trouvé des trésors qui ne pouvoient être enlevés par les Romains.
On a dit des choses bien surprenantes des richesses de l’Espagne. Si l’on en croit Aristote [7] , les Phéniciens, qui aborderent à Tartese, y trouverent tant d’argent que leurs navires ne pouvoient le contenir, & ils firent faire de ce métal leurs plus vils ustensiles. Les Carthaginois, au rapport de Diodore [8] , trouverent tant d’or & d’argent dans les Pyrénées, qu’ils en mirent aux ancres de leurs navires. Il ne faut point faire de fond sur ces récits populaires : voici des faits précis.
On voit, dans un fragment de Polybe cité par Strabon [9] , que les mines d’argent qui étoient à la source du Bétis, où quarante mille hommes étoient employés, donnoient au peuple Romain vingt-cinq mille drachmes par jour : cela peut faire environ cinq millions de livres par an, à cinquante francs le marc. On appelloit les montagnes où étoient ces mines, les montagnes d’argent [10] ; ce [II-352] qui fait voir que c’étoit le Potosi de ces temps-là. Aujourd’hui les mines d’Hannover n’ont pas le quart des ouvriers qu’on employoit dans celles d’Espagne, & elles donnent plus : mais les Romains n’ayant guere que des mines de cuivre, & peu de mines d’argent, & les Grecs ne connoissant que les mines d’Attique très-peu riches, ils durent être étonnés de l’abondance de celles-là.
Dans la guerre pour la succession d’Espagne, un homme appellé le marquis de Rhodes, de qui on disoit qu’il s’étoit ruinée dans les mines d’or, & enrichi dans les hôpitaux [11] proposa à la cour de France d’ouvrir les mines des Pyrénées. Il cita les Tyriens, les Carthaginois & les Romains : on lui permit de chercher, il chercha, il fouilla par-tout ; il citoit toujours, & ne trouvoit rien.
Les Carthaginois, maîtres du commerce de l’or & de l’argent, voulurent l’être encore de celui du plomb & de l’étain. Ces métaux étoient voiturés par terre depuis les ports de la Gaule sur l’océan, jusqu’à ceux de la méditerranée. Les Carthaginois voulurent les recevoir de la premiere main ; ils envoyerent [II-353] Himilcon, pour former [12] des établissemens dans les îles Cassitérides, qu’on croit être celles de Silley.
Ces voyages de la Bétique en Angleterre, ont fait penser à quelques gens que les Carthaginois avoient la boussole : mais il est clair qu’ils suivoient les côtes. Je n’en veux d’autre preuve que ce que dit Himilcon, qui demeura quatre mois à aller de l’embouchure du Bétis en Angleterre : outre que la fameuse [13] histoire de ce pilote Carthaginois, qui voyant venir un vaisseau Romain, se fit échouer pour ne lui pas apprendre la route d’Angleterre [14] , fait voir que ces vaisseaux étoient très-près des côtes lorsqu’ils se rencontrerent.
Les anciens pourroient avoir fait des voyages de mer qui feroient penser qu’ils avoient la boussole, quoiqu’ils ne l’eussent pas. Si un pilote s’étoit éloigné des côtes, & que pendant son voyage il eût eu un temps serein, que la nuit il eût toujours vu une étoile polaire, & le jour le lever & le coucher du soleil ; il est clair qu’il auroit pu se conduire [II-354] comme on fait aujourd’hui par la boussole : mais ce seroit un cas fortuit, & non pas une navigation réglée.
On voit dans le traité qui finit la premiere guerre Punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l’empire de la mer, & Rome à garder celui de la terre. Hannon [15] , dans la négociation avec les Romains, déclara qu’il ne souffriroit pas seulement qu’ils se lavassent les mains dans les mers de Sicile ; il ne leur fut pas permis de naviguer au-delà du beau Promontoire ; il leur fut défendu [16] de trafiquer en Sicile [17] , en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage : exception qui fait voir qu’on ne leur y préparoit pas un commerce avantageux.
Il y eut dans les premiers temps de grandes guerres entre Carthage & Marseille [18] au sujet de la pêche. Après la paix, ils firent concurremment le commerce d’économie. Marseille fut d’autant plus jalouse, qu’égalant sa rivale en industrie, elle lui étoit devenue inférieure [II-355] en puissance : voilà la raison de cette grande fidélité pour les Romains. La guerre que ceux-ci firent contre les Carthaginois en Espagne, fut une source de richesses pour Marseille qui servoit d’entrepôt. La mine de Carthage & de Corinthe augmenta encore la gloire de Marseille ; & sans les guerres civiles où il falloit fermer les yeux, & prendre un parti, elle auroit été heureuse sous la protection des Romains, qui n’avoient aucune jalousie de son commerce.
[↑] Erastosthene, dans Stabon, liv. XVII. p. 802.
[↑] Voyez son Périple, article de Carthage.
[↑] Voyez Hérodote, in Melpomene, sur les obstacles que Sataspe trouva.
[↑] Voyez les cartes & les relations, le premier volume des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, part. I. pag. 201. Cette herbe couvre tellement la surface de la mer, qu’on a de la peine à voir l’eau ; & les vaisseaux ne peuvent passer au travers que par un vent frais.
[↑] Pline nous dit la même chose en parlant du mont Alias : Noctibus micare crebris ignibus, tibiarum cantu timpanorumque sonitu strepere, neminem interdiù cerni.
[↑] M. Dodwel : voyez sa dissertation sur le Périple d’Hannon.
[↑] Des choses merveilleuses.
[↑] Liv. VI.
[↑] Liv. III.
[↑] Mons argentarius.
[↑] Il en avoit eu quelque part la direction.
[↑] Voyez Festus Avienus.
[↑] Strabon, liv. III. sur la fin.
[↑] Il en fut récompensé par le sénat de Carthage.
[↑] Tite-Live, supplément de Frenshemius, seconde décade, liv. VI.
[↑] Polybe, liv. III.
[↑] Dans la partie sujette aux Carthaginois.
[↑] Justin, liv. XLIII. ch. V.
[II-355]
Corinthe ayant été détruite par les Romains, les marchands se retirerent à Délos : la religion & la vénération des peuples faisoit regarder cette île comme un lieu de sureté [1] : de plus, elle étoit très-bien située pour le commerce de l’Italie & de l’Asie, qui, depuis l’anéantissement de l’Afrique & l’affoiblissement de la Grece, étoit devenu plus important.
Dès les premiers temps les Grecs [II-356] envoyerent, comme nous avons dit, des colonies sur la Propontide & le Pont-Euxin : elles conserverent, sans les Perses, leurs lois & leur liberté. Alexandre, qui n’étoit parti que contre les barbares, ne les attaqua pas [2] . Il ne paroît pas même que les rois de Pont, qui en occuperent plusieurs, leur eussent [3] ôté leur gouvernement politique.
La puissance [4] de ces rois augmenta, si-tôt qu’ils les eurent soumises. Mithridate se trouva en état d’acheter par-tout des troupes ; de réparer [5] continuellement ses pertes ; d’avoir des ouvriers, des vaisseaux, des machines de guerre ; de se procurer des alliés ; de corrompre ceux des Romains, & les Romains mêmes ; de soudoyer [6] les barbares de l’Asie & de l’Europe ; de faire la [II-357] guerre long-temps, & par conséquent de discipliner les troupes : il put les armer, & les instruire dans l’art militaire [7] des Romains, & former des corps considérables de leurs transfuges, enfin il put faire de grandes pertes, & souffrir de grands échecs, sans périr : & il n’auroit point péri, si, dans les prospérités, le roi voluptueux & barbare n’avoit pas détruit ce que, dans la mauvaise fortune, avoit fait le grand prince.
C’est ainsi que, dans le temps que les Romains étoient au comble de la grandeur, & qu’ils sembloient n’avoir à craindre qu’eux-mêmes, Mithridate remit en question ce que la prise de Carthage, les défaites de Philippe, d’Antiochus & de Persée, avoient décidé. Jamais guerre ne fut plus funeste : & les deux partis ayant une grande puissance & des avantages mutuels, les peuples de la Grece & de l’Asie furent détruits, ou comme amis de Mithridate, ou comme ses ennemis. Délos fut enveloppée dans le malheur commun. Le commerce tomba de toutes parts ; il falloit bien qu’il fût détruit, les peuples mêmes l’étoient.
[II-358]
Les Romains, suivant un systême dont j’ai parlé ailleurs [8] , destructeurs pour ne pas paroître conquérans, ruinerent Carthage & Corinthe : &, par une telle pratique, ils se seroient peut-être perdus, s’ils n’avoient pas conquis toute la terre. Quand les rois de Pont se rendirent maîtres des colonies Grecques du Pont-Euxin, ils n’eurent garde de détruire ce qui devoit être la cause de leur grandeur.
[↑] Voyez Strabon, liv. X.
[↑] Il confirma la liberté de la ville d’Amise, colonie Athénienne, qui avoit joui de l’état populaire, même sous les rois de Perse. Lucullus qui prit Synope & Amise, leur rendit la liberté, & rappella les habitans qui s’étoient enfuis sur leurs vaisseaux.
[↑] Voyez ce qu’écrit Appien sur les Phanagoréens, les Amisiens, les Synopiens, dans son livre de la guerre contre Mithridate.
[↑] Voyez Appien, sur les trésors immenses que Mithridate employa dans ses guerres, ceux qu’il avoit cachés, ceux qu’il perdit si souvent par la trahison des siens, ceux qu’on trouva après sa mort.
[↑] Il perdit une fois 170000 hommes, & de nouvelles armées reparurent d’abord.
[↑] Voyez Appien, de la guerre contre Mithridate.
[↑] Voyez Appien, de la guerre contre Mithridate.
[↑] Dans les considérations sur les causes de la grandeur des Romains.
[II-358]
Les Romains ne faisoient cas que des troupes de terre, dont l’esprit étoit de rester toujours ferme, de combattre au même lieu & d’y mourir. Ils ne pouvoient estimer la pratique des gens de mer qui se présentent au combat, fuient, reviennent, évitent toujours le danger, emploient la ruse, rarement la force. Tout cela n’étoit point du [II-359] génie des Grecs [1] , & étoit encore moins de celui des Romains.
Ils ne destinoient donc à la marine que ceux qui n’étoient pas des citoyens assez considérables [2] pour avoir place dans les légions : les gens de mer étoient ordinairement des affranchis.
Nous n’avons aujourd’hui ni la même estime pour les troupes de terre, ni le même mépris pour celles de mer. Chez les premieres [3] l’art est diminué ; chez les secondes [4] il est augmenté : or on estime les choses à proportion du degré de suffisance qui est requis pour le bien faire.
[↑] Comme l’a remarqué Platon, liv. IV. des lois.
[↑] Polybe, liv. V.
[↑] Voyez les considérations sur les causes de la grandeur des Romains, &c.
[↑] Ibid.
[II-359]
On n’a jamais remarqué aux Romains de jalousie sur le commerce. Ce fut comme nation rivale, & non comme nation commerçante, qu’ils attaquerent Carthage. Ils favoriserent les [II-360] villes qui faisoient le commerce, quoiqu’elles ne fussent pas sujettes ; ainsi ils augmenterent par la cession de plusieurs pays la puissance de Marseille. Ils craignoient tout des barbares, & rien d’un peuple négociant. D’ailleurs leur génie, leur gloire, leur éducation militaire, la forme de leur gouvernement, les éloignoient du commerce.
Dans la ville, on n’étoit occupé que de guerres, d’élections, de brigues & de procès ; à la campagne, que d’agriculture ; & dans les provinces un gouvernement dur & tyrannique étoit incompatible avec le commerce.
Que si leur constitution politique y étoit opposée, leur droit des gens n’y répugnoit pas moins. « Les peuples, dit le jurisconsulte Pomponius [1] , avec lesquels nous n’avons ni amitié, ni hospitalité, ni alliance, ne sont point nos ennemis : cependant si une chose qui nous appartient, tombe entre leurs mains, ils en sont propriétaires, les hommes libres deviennent leurs esclaves ; & ils sont dans les mêmes termes à notre égard ».
[II-361]
Leur droit civil n’étoit pas moins accablant. La loi de Constantin, après avoir déclaré bâtards les enfans des personnes viles qui se sont mariées avec celles d’une condition relevée, confond les femmes qui ont une boutique [2] de marchandises, avec les esclaves, les cabaretieres, les femmes de théâtre, les filles d’un homme qui tient un lieu de prostitution, ou qui a été condamné à combattre sur l’arene : ceci descendoit des anciennes institutions des Romains.
Je sais bien que des gens pleins de ces deux idées ; l’une que le commerce est la chose du monde la plus utile à un état ; & l’autre, que les Romains avoient la meilleure police du monde, ont cru qu’ils avoient beaucoup encouragé & honoré le commerce : mais la vérité est qu’ils y ont rarement pensé.
[↑] Leg. V. §. 2. ff. de captivis.
[↑] Quæ mercimoniis publicè prœsuit. Leg. I. cod. de natural. liberis.
[II-362]
Les Romains avoient fait de l’Europe, de l’Asie & de l’Afrique, un vaste empire : la foiblesse des peuples & la tyrannie du commandement unirent toutes les parties de ce corps immense. Pour lors la politique Romaine fut de se séparer de toutes les nations qui n’avoient pas été assujetties : la crainte de leur porter l’art de vaincre, fit négliger l’art de s’enrichir. Ils firent des lois pour empêcher tout commerce avec les barbares. « Que personne, disent [1] Valens & Gratien, n’envoie du vin, de l’huile ou d’autres liqueurs aux barbares, même pour en goûter ; qu’on ne leur porte point de l’or [2] , ajoutent Gratien, Valentinien & Théodose, & que même ce qu’ils en ont, on le leur ôte avec finesse ». Le transport du fer fut défendu sous peine de la vie.
[II-363]
Domitien, prince timide, fit arracher les vignes [3] dans la Gaule, de crainte sans doute que cette liqueur n’y attirât les barbares, comme elle les avoit autrefois attirés en Italie. Probus & Julien, qui ne les redouterent jamais, en rétablirent la plantation.
Je sais bien que dans la foiblesse de l’empire, les barbares obligerent les Romains d’établir des étapes [4] & de commercer avec eux. Mais cela même prouve que l’esprit des Romains étoit de ne pas commercer.
[↑] Leg. ad Barbarium, cod. quæ res exportari non debeant.
[↑] Led. II. cod. de commerc. & mercator.
[↑] Leg. II. quæ res exporti non debeant ; & Procope, guerre des Perses, liv. I.
[↑] Voyez les considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence. Paris, 1755.
[II-363]
Le négoce de l’Arabie heureuse & celui des Indes furent les deux branches, & presque les seules, du commerce extérieur. Les Arabes avoient de grandes richesses : ils les tiroient de leurs mers & de leurs forêts ; & comme [II-364] ils achetoient peu, & vendoient beaucoup, ils attiroient [1] à eux l’or & l’argent de leurs voisins. Auguste [2] connut leur opulence, & il résolut de les avoir pour amis, ou pour ennemis. Il fit passer Elius Gallus d’Égypte en Arabie. Celui-ci trouva des peuples oisifs, tranquilles & peu aguerris. Il donna des batailles, fit des sieges, & ne perdit que sept soldats : mais la perfidie de ses guides, les marches, le climat, la faim, la soif, les maladies, des mesures mal prises, lui firent perdre son armée.
Il fallut donc se contenter de négocier avec les Arabes comme les autres peuples avoient fait, c’est-à-dire, de leur porter de l’or & de l’argent pour leurs marchandises. On commerce encore avec eux de la même maniere ; la caravane d’Alep & le vaisseau royal de Suez y portent des sommes immenses [3] .
La nature avoit destiné les Arabes au commerce ; elle ne les avoit pas destinés [II-365] à la guerre : mais lorsque ces peuples tranquilles se trouverent sur les frontieres des Parthes & des Romains, ils devinrent auxiliaires des uns & des autres. Elius Gallus les avoit trouvés commerçans ; Mahomet les trouva guerriers : il leur donna de l’enthousiasme, & les voilà conquérans.
Le commerce des Romains aux Indes étoit considérable. Strabon [4] avoit appris en Égypte qu’ils y employoient cent vingt navires : ce commerce ne se soutenoit encore que par leur argent. Ils y envoyoient tous les ans cinquante millions de sesterces. Pline [5] dit que les marchandises qu’on en rapportoit, se vendoient à Rome le centuple. Je crois qu’il parle trop généralement : ce profit fait une fois, tout le monde aura voulu le faire, & dès ce moment personne ne l’aura fait.
On peut mettre en question s’il fut avantageux aux Romains de faire le commerce de l’Arabie & des Indes. Il falloit qu’ils y envoyassent leur argent ; & ils n’avoient pas comme nous, la ressource de l’Amérique, qui supplée à [II-366] ce que nous envoyons. Je suis persuadé qu’une des raisons qui fit augmenter chez eux la valeur numéraire des monnoies, c’est-à-dire, établir le billon, fut la rareté de l’argent, causée par le transport continuel qui s’en faisoit aux Indes. Que si les marchandises de ce pays se vendoient à Rome le centuple, ce profit des Romains se faisoit sur les Romains mêmes, & n’enrichissoit point l’empire.
On pourra dire, d’un autre côté, que ce commerce procuroit aux Romains une grande navigation, c’est-à-dire, une grande puissance ; que des marchandises nouvelles augmentoient le commerce intérieur, favorisoient les arts, entretenoient l’industrie ; que le nombre des citoyens se multiplioit à proportion des nouveaux moyens qu’on avoit de vivre ; que ce nouveau commerce produisoit le luxe que nous avons prouvé être aussi favorable au gouvernement d’un seul, que fatal à celui de plusieurs ; que cet établissement fut de même date que la chute de leur république ; que le luxe à Rome étoit nécessaire ; & qu’il falloit bien qu’une ville qui attiroit à elle toutes les richesses de l’univers, les rendit par son luxe.
[II-367]
Strabon [6] dit que le commerce des Romains aux Indes étoit beaucoup plus considérable que celui des rois d’Égypte : & il est singulier que les Romains, qui connoissoient peu le commerce, ayent eu pour celui des Indes plus d’attention que n’en eurent les rois d’Égypte, qui l’avoient, pour ainsi dire, sous les yeux. Il faut expliquer ceci.
Après la mort d’Alexandre, les rois d’Égypte établirent aux Indes un commerce maritime, & les rois de Syrie, qui eurent les provinces les plus orientales de l’empire, & par conséquent les Indes, maintinrent ce commerce dont nous avons parlé au chapitre VI, qui se faisoit par les terres & par les fleuves, & qui avoit reçu de nouvelles facilités par l’établissement des colonies Macédoniennes : de sorte que l’Europe communiquoit avec les Indes, & par l’Égypte, & par le royaume de Syrie. Le démembrement qui se fit du royaume de Syrie, d’où se forma celui de Bactriane, ne fit aucun tort à ce commerce. Marin Tyrien, cité par Ptolomée [7] , parle [II-368] des découvertes faites aux Indes par le moyen de quelques marchands Macédoniens. Celles que les expéditions des rois n’avoient pas faites, les marchands les firent. Nous voyons dans Ptolomée [8] , qu’ils allerent depuis la tour de Pierre [9] jusqu’à Sera : & la découverte faite par les marchands d’une étape si reculée, située dans la partie orientale & septentrionale de la Chine, fut une espece de prodige. Ainsi, sous les rois de Syrie & de Bactriane, les marchandises du midi de l’Inde passoient, par l’Indus, l’Oxus & la mer Caspienne, en Occident ; & celles des contrées plus orientales & plus septentrionales étoient portées depuis Sera, la tour de Pierre, & autres étapes, jusqu’à l’Euphrate. Ces marchands faisoient leur route, tenant, à peu près, le quarantieme degré de latitude nord, par des pays qui sont au couchant de la Chine, plus policés qu’ils ne sont aujourd’hui, parce que les Tartares ne les avoient pas encore infectés.
Or, pendant que l’empire de Syrie [II-369] étendoit si fort son commerce du côté des terres, l’Égypte n’augmenta pas beaucoup son commerce maritime.
Les Parthes parurent, & fonderent leur empire : & lorsque l’Égypte tomba sous la puissance des Romains, cet empire étoit dans sa force, & avoit reçu son extension.
Les Romains & les Parthes furent deux puissances rivales, qui combattirent, non pas pour savoir qui devoit regner, mais exister. Entre les deux empires, il se forma des déserts ; entre les deux empires, on fut toujours sous les armes : bien loin qu’il y eût de commerce, il n’y eut pas même de communication. L’ambition, la jalousie, la religion, la haine, les mœurs, séparerent tout. Ainsi le commerce entre l’occident & l’orient, qui avoit eu plusieurs routes, n’en eut plus qu’une ; & Alexandrie étant devenue la seule étape, cette étape grossit.
Je ne dirai qu’un mot du commerce intérieur. Sa branche principale fut celle des blés qu’on faisoit venir pour la subsistance du peuple de Rome : ce qui étoit une matiere de police, plutôt qu’un objet de commerce. À cette [II-370] occasion, les nautoniers reçurent quelques privileges [10] , parce que le salut de l’empire dépendoit de leur vigilance.
[↑] Pline, liv. VII. chapitre xxviii ; & Strabon, liv. XVI.
[↑] Ibid.
[↑] Les caravanes d’Alep & de Suez y portent deux millions de notre monnoie, & il en passe autant en fraude ; le vaisseau royal de Suez y porte aussi deux millions.
[↑] Liv. II. pag 81.
[↑] Liv. VI. ch. xxiii.
[↑] Il dit, au liv. XII, que les Romains y employoient cent vingt navires ; & au liv. XVII, que les rois Grecs y en envoyoient à peine vingt.
[↑] Liv. I. ch. II.
[↑] Liv. VI. ch. xiii
[↑] Nos meilleures cartes placent la tour de Pierre au centieme degré de longitude, & environ le quarantieme de latitude.
[↑] Suet. in Claudio. Leg. VII, cod. Théodos. de naviculariis.
[II-370]
L’empire Romain fut envahi ; & l’un des effets de la calamité générale, fut la destruction du commerce. Les barbares ne le regarderent d’abord que comme un objet de leurs brigandages; & quand ils furent établis, ils ne l’honorerent pas plus que l’agriculture & les autres professions du peuple vaincu.
Bientôt il n’y eut presque plus de commerce en Europe ; la noblesse qui régnoit par-tout, ne s’en mettoit point en peine.
La loi [1] des Wisigoths permettoit aux particuliers d’occuper la moitié du lit des grands fleuves, pourvu que l’autre restât libre pour les filets & pour les bateaux ; il falloit qu’il y eût bien [II-371] peu de commerce dans les pays qu’ils avoient conquis.
Dans ce temps-là s’établirent les droits insensés d’aubaine & de naufrage : les hommes penserent que les étrangers ne leur étant unis par aucune communication du droit civil, ils ne leur devoient d’un côté aucune sorte de justice, & de l’autre aucune sorte de pitié.
Dans les bornes étroites où se trouvoient les peuples du nord, tout leur étoit étranger : dans leur pauvreté, tout étoit pour eux un objet de richesses. Établis avant leurs conquêtes sur les côtes d’une mer resserrée & pleine d’écueils, ils avoient tiré parti de ces écueils mêmes.
Mais les Romains qui faisoient des lois pour tout l’univers, en avoient fait de très-humaines [2] sur les naufrages : ils réprimerent à cet égard les brigandages de ceux qui habitoient les côtes, & ce qui étoit plus encore, la rapacité de leur fisc [3] .
[↑] Liv. VIII, tit. 4. §. 9.
[↑] Toto titulo, ff. de incend. ruin. naufrag. & cod. de naufragiis ; & leg. III, ff. de leg. Comel. de sicariis.
[↑] Leg. I, cod. de naufragiis.
[II-372]
La loi des Wisigoths [1] fit pourtant une disposition favorable au commerce ; elle ordonna que les marchands qui venoient de delà la mer, seroient jugés dans les différens qui naissoient entr’eux, par les lois & par des juges de leur nation. Ceci étoit fondé sur l’usage établi chez tous ces peuples mêlés, que chaque homme vécut sous sa propre loi ; chose dont je parlerai beaucoup dans la suite.
[↑] Liv. XI, tit. 3, §. 2.
[II-372]
Les Mahométans parurent, conquirent, & le diviserent. L’Égypte eut ses souverains particuliers. Elle continua de faire le commerce des Indes. Maîtresse des marchandises de ce pays, elle attira les richesses de tous les autres.
[II-373] Ses Soudans furent les plus puissans princes de ces temps-là : on peut voir dans l’histoire comment, avec une force constante & bien ménagée, ils arrêterent l’ardeur, la fougue & l’impétuosité des croisés.
[II-373]
La philosophie d’Aristote ayant été portée en Occident, elle plut beaucoup aux esprits subtils, qui dans les temps d’ignorance, sont les beaux esprits. Des scholastiques s’en infatuerent, & prirent de ce philosophe [1] bien des explications sur le prêt à intérêt, au lieu que la source en étoit si naturelle dans l’évangile ; ils le condamnerent indistinctement & dans tous les cas. Par là le commerce, qui n’étoit que la profession des gens vils, devint encore celle des mal-honnêtes gens : car toutes les fois que l’on défend une chose naturellement permise ou nécessaire, on ne fait que rendre mal-honnêtes gens ceux qui la font.
[II-374]
Le commerce passa à une nation pour lors couverte d’infamie ; & bientôt il ne fut plus distingué des usures les plus affreuses, des monopoles, de la levée des subsides, & de tous les moyens mal-honnêtes d’acquérir de l’argent.
Les Juifs [2] enrichis par leurs exactions, étoient pillés par les princes avec la même tyrannie ; chose qui consoloit les peuples, & ne les soulageoit pas.
Ce qui se passa en Angleterre donnera une idée de ce qu’on fit dans les autres pays. Le roi Jean [3] ayant fait emprisonner les Juifs pour avoir leur bien, il y en eut peu qui n’eussent au moins quelqu’œil crevé : ce roi faisoit ainsi sa chambre de justice. Un d’eux, à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna dix mille marcs d’argent à la huitieme. Henri III tira d’Aaron, Juif d’York, quatorze mille marcs d’argent, & dix mille pour la Reine. Dans ces temps-là on faisoit violemment ce qu’on fait aujourd’hui en Pologne avec quelque mesure. Les rois ne pouvant [II-375] fouiller dans la bourse de leurs sujets, à cause de leurs privileges, mettoient à la torture les Juifs, qu’on ne regardoit pas comme citoyens.
Enfin il s’introduisit une coutume, qui confisqua tous les biens des Juifs qui embrassoient le christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi [4] qui l’abroge. On en a donné des raisons bien vaines ; on a dit qu’on vouloit les éprouver, & faire en sorte qu’il ne restât rien de l’esclavage du démon. Mais il est visible que cette confiscation étoit une espece de droit [5] d’amortissement pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu’ils levoient sur les Juifs, & dont ils étoient frustrés lorsque ceux-ci embrassoient le christianisme. Dans ces temps-là on regardoit les hommes comme des terres. Et je remarquerai en passant, combien on s’est joué de cette nation d’un siecle à l’autre. On confisquoit leurs biens [II-376] lorsqu’ils vouloient être chrétiens, & bientôt après on les fit brûler lorsqu’ils ne voulurent pas l’être.
Cependant on vit le commerce sortir du sein de la vexation & du désespoir. Les Juifs, proscrits tour-à-tour de chaque pays, trouverent le moyen de sauver leurs effets. Par-là ils rendirent pour jamais leurs retraites fixes ; car tel prince qui voudroit bien se défaire d’eux, ne seroit pas pour cela d’humeur à se défaire de leur argent.
Ils inventerent les lettres [6] de change ; & par ce moyen, le commerce put éluder la violence & se maintenir par-tout ; le négociant le plus riche n’ayant que des biens invisibles, qui pouvoient être envoyés par-tout, & ne laissoient de trace nulle part.
Les théologiens furent obligés de restreindre leurs principes ; & le commerce qu’on avoit violemment lié avec la mauvaise, foi, rentra pour ainsi dire dans le sein de la probité.
[II-377]
Ainsi nous devons aux spéculations des scholastiques tous les malheurs [7] qui ont accompagné la destruction du commerce ; & à l’avarice des princes l’établissement d’une chose qui le met en quelque façon hors de leur pouvoir.
Il a fallu depuis ce temps que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu’ils n’auroient eux-mêmes pensé : car, par l’événement, les grands coups d’autorité se sont trouvés si maladroits, que c’est une expérience reconnue, qu’il n’y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité.
On a commencé à se guérir du Machiavélisme, & on s’en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils. Ce qu’on appelloit autrefois des coups d’état, ne seroit aujourd’hui, indépendamment de l’horreur, que des imprudences.
Et il est heureux pour les hommes d’être dans une situation, où pendant que leurs passions leur inspirent la [II-378] pensée d’être méchant ils ont pourtant intérêt de ne pas l’être.
[↑] Voyez Aristote, polit. liv. I, chap ix & x.
[↑] Voyez dans Morca Hispanica, les constitutions d’Arragon des années 1228 & 1231 ; & dans Brussel, l’accord de l’année 1206, passé entre le Roi, la comtesse de Champagne & Gui de Dampierre.
[↑] Slowe, in his survey of London, liv. III, p. 54.
[↑] Édit donné à Baville le 4 avril 1392.
[↑] En France, les Juifs étoient serfs, main-mortables ; & les seigneurs leur succédoient. M. Brusset rapporte un accord de l’an 1206, entre le Roi & Thibaut, comte de Campagne, par lequel il étoit convenu que les Juifs de l’un ne prêteroient point dans les terres de l’autre.
[↑] On sait que sous Philippe-Auguste & sous Philippe-le-long, les Juifs, chassés de France, se réfugierent en Lombardie ; & que là ils donnerent aux negocians étrangers & aux voyageurs des lettres secrettes sur ceux à qui ils avoient confié leurs effets en France, qui furent acquittées.
[↑] Voyez dans le corps du droit la quatre vingt-troisieme Novelle de Léon, qui révoque la loi de Basile son pere. Cette loi de Basile est dans Herménopule, sous le nom de Léon, livre III, tit. 7. §. 27
[II-378]
La boussole ouvrit pour ainsi dire l’univers. On trouva l’Asie et l’Afrique dont on ne connoissoit que quelques bords, & l’Amérique dont on ne connoissoit rien du tout.
Les Portugais naviguant sur l’océan Atlantique, découvrirent la pointe la plus méridionale de l’Afrique ; ils virent une vaste mer ; elle les porta aux Indes orientales. Leurs périls sur cette mer, & la découverte de Mozambique, de Mélinde & de Calicut, ont été chantés par le Camoëns, dont le poëme fait sentir quelque chose des charmes de l’Odyssée & de la magnificence de l’Enéide.
Les Vénitiens avoient fait jusques-là le commerce des Indes par les pays des Turcs, & l’avoient poursuivi au milieu des avanies & des outrages. Par la découverte du cap de Bonne-Espérance, [II-379] & celles qu’on fit quelque temps après, l’Italie ne fut plus au centre du monde commerçant ; elle fut pour ainsi dire, dans un coin de l’univers, & elle y est encore. Le commerce même du Levant dépendant aujourd’hui de celui que les grandes nations font aux deux Indes, l’Italie ne le fait plus qu’accessoirement.
Les Portugais trafiquerent aux Indes en conquérans. Les lois gênantes [1] que les Hollandois imposent aujourd’hui aux petits princes Indiens sur le commerce, les Portugais les avoient établies avant eux.
La fortune de la maison d’Autriche fut prodigieuse. Charles-Quint recueillit la succession de Bourgogne, de Castille & d’Arragon ; il parvint à l’empire ; & pour lui procurer un nouveau genre de grandeur, l’univers s’étendit, & l’on vit paroître un monde nouveau sous son obéissance.
Christophe Colomb découvrit l’Amérique ; & quoique l’Espagne n’y envoyât point de forces qu’un petit prince de l’Europe n’eût pu y envoyer tout [II-380] de même, elle soumit deux grands empires, & d’autres grands états.
Pendant que les Espagnols découvroient & conquéroient du côté de l’Occident, les Portugais poussoient leurs conquêtes & leurs découvertes du côté de l’Orient : ces deux nations se recontrerent ; elles eurent recours au Pape Alexandre VI, qui fit la célebre ligne de démarquation, & jugea un grand procès.
Mais les autres nations de l’Europe ne les laisserent pas jouir tranquillement de leur partage : les Hollandois chasserent les Portugais de presque toutes les Indes orientales, & diverses nations firent en Amérique des établissemens.
Les Espagnols regarderent d’abord les terres découvertes comme des objets de conquête : des peuples plus rafinés qu’eux trouverent qu’elles étoient des objets de commerce, & c’est là-dessus qu’ils dirigerent leurs vues. Plusieurs peuples se sont conduits avec tant de sagesse, qu’ils ont donné l’empire à des compagnies de négocians, qui, gouvernant ces états éloignés uniquement pour le négoce, ont fait une grande puissance accessoire, sans embarrasser l’état principal.
[II-381]
Les colonies qu’on y a formées, sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d’exemples dans les colonies anciennes, soit que celles d’aujourd’hui relevent de l’état même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet état.
L’objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourroit négocier dans la colonie ; & cela avec grande raison, parce que le but de l’établissement a été l’extension du commerce, non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire.
Ainsi c’est encore une loi fondamentale de l’Europe, que tout commerce avec une colonie étrangere est regardé comme un pur monopole punissable par les lois du pays : & il ne faut pas juger de cela par les lois & les exemples des anciens peuples [2] qui n’y sont guere applicables.
Il est encore reçu que le commerce établi entre les métropoles, n’entraîne [II-382] point une permission pour les colonies, qui restent toujours en état de prohibition.
Le désavantage des colonies qui perdent la liberté du commerce, est visiblement compensé par la protection de la métropole [3] , qui la défend par ses armes, ou la maintient par ses lois.
De-là suit une troisieme loi de l’Europe, que quand le commerce étranger est défendu avec la colonie, on ne peut naviguer dans ses mers, que dans les cas établis par les traités.
Les nations qui sont à l’égard de tout l’univers ce que les particuliers sont dans un état, se gouvernent comme eux par le droit naturel & par les lois qu’elles se sont faites. Un peuple peut céder à un autre la mer, comme il peut céder la terre. Les Carthaginois exigerent [4] des Romains qu’ils ne navigueroient pas au-delà de certaines limites, comme les Grecs avoient exigé du roi de Perse qu’il se tiendroit toujours éloigné des côtes de la mer [5] de la carriere d’un cheval.
[II-383]
L’extrême éloignement de nos colonies n’est point un inconvénient pour leur sureté ; car si la métropole est éloignée pour les défendre, les nations rivales de la métropole ne sont pas moins éloignées pour les conquérir.
De plus, cet éloignement fait que ceux qui vont s’y établir ne peuvent prendre la maniere de vivre d’un climat si différent ; ils sont obligés de tirer toutes les commodités de la vie du pays d’où ils sont venus. Les Carthaginois [6] , pour rendre les Sardes & les Corses plus dépendans, leur avoient défendu, sous peine de la vie, de planter, de semer & de faire rien de semblable ; ils leur envoyoient d’Afrique des vivres. Nous sommes parvenus au même point, sans faire des lois si dures. Nos colonies des îles Antilles sont admirables ; elles ont des objets de commerce que nous n’avons ni ne pouvons avoir ; elles manquent de ce qui fait l’objet du nôtre.
[II-384]
L’effet de la découverte de l’Amérique fut de lier à l’Europe l’Asie & l’Afrique ; l’Amérique fournit à l’Europe la matiere de son commerce avec cette vaste partie de l’Asie, qu’on appela les Indes Orientales. L’argent, ce métal si utile au commerce, comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l’univers, comme marchandise. Enfin la navigation d’Afrique devint nécessaire ; elle fournissoit des hommes pour le travail des mines & des terres de l’Amérique.
L’Europe est parvenue à un si haut degré de puissance, que l’histoire n’a rien à comparer là-dessus ; si l’on considere l’immensité des dépenses, la grandeur des engagemens, le nombre des troupes, & la continuité de leur entretien, même lorsqu’elles sont le plus inutiles, & qu’on ne les a que pour l’ostentation.
Le P. du Halde [7] dit que le commerce intérieur de la Chine est plus grand que celui de toute l’Europe. Cela pourroit être, si notre commerce extérieur n’augmentoit pas l’intérieur. L’Europe fait le commerce & la navigation [II-385] des trois autres parties du monde ; comme la France, l’Angleterre & la Hollande font à peu près la navigation & le commerce de l’Europe.
[↑] Voyez la relation de François Pyrard, deuxieme partie, chap. xv.
[↑] Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui termina la premiere guerre Punique.
[↑] Métropole est, dans le langage des anciens, l’état qui a fondé la colonie.
[↑] Polybe, liv. III.
[↑] Le Roi de Perse s’obligea, par un traité, de ne naviguer avec aucun vaisseau de guerre au-delà des roches Scyanées & des îles Chelidoniennes. Plutarque, vie de Cimon.
[↑] Aristote, des choses merveilleuses, Tite-Live, liv. VII, de la seconde décade.
[↑] Tome II, pag. 170.
[II-385]
Si l’Europe [1] a trouvé tant d’avantage dans le commerce de l’Amérique, il seroit naturel de croire que l’Espagne en auroit reçu de plus grands. Elle tira du monde nouvellement découvert une quantité d’or & d’argent si prodigieuse, que ce que l’on en avoit eu jusqu’alors ne pouvoir y être comparé.
Mais (ce qu’on n’auroit jamais soupçonné) la misere la fit échouer presque par-tout. Philippe II qui succéda à Charles-Quint, fut obligé de faire la célebre banqueroute que tout le monde fait ; & il n’y a guere jamais eu de prince qui ait plus souffert que lui des [II-386] murmures, de l’insolence & de la révolte de ses troupes toujours mal payées.
Depuis ce temps la monarchie d’Espagne déclina sans cesse. C’est qu’il y avoit un vice intérieur & physique dans la nature de ces richesses qui les rendoit vaines ; & ce vice augmenta tous les jours.
L’or & l’argent sont une richesse de fiction ou de signe. Ces signes sont très-durables & se détruisent peu, comme il convient à leur nature. Plus ils se multiplient, plus ils perdent de leur prix, parce qu’ils représentent moins de choses.
Lors de la conquête du Mexique & du Pérou, les Espagnols abandonnerent les richesses naturelles pour avoir des richesses de signes qui s’avilissoient par elles-mêmes. L’or et l’argent étoient très-rares en Europe ; & l’Espagne maîtresse tout-à-coup d’une très-grande quantité de ces métaux, conçut des espérances qu’elle n’avoit jamais eues. Les richesses que l’on trouva dans les pays conquis, n’étoient pourtant pas proportionnées à celles de leurs mines. Les Indiens en cacherent une partie ; [II-387] & de plus, ces peuples, qui ne faisoient servir l’or & l’argent qu’à la magnificence des temples des dieux & des palais des rois, ne le cherchoient pas avec la même avarice que nous : enfin ils n’avoient pas le secret de tirer les métaux de toutes les mines; mais seulement de celles dans lesquelles la séparation se fait par le feu, ne connoissant pas la maniere d’employer le mercure, ni peut-être le mercure même.
Cependant l’argent ne laissa pas de doubler bientôt en Europe ; ce qui parut en ce que le prix de tout ce qui s’acheta fut environ du double.
Les Espagnols fouillerent les mines, creuserent les montagnes, inventerent des machines pour tirer les eaux, briser le minérai & le séparer ; & comme ils se jouoient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement. L’argent doubla bientôt en Europe, & le profit diminua toujours de moitié pour l’Espagne, qui n’avoit chaque année que la même quantité d’un métal qui étoit devenu la moitié moins précieux.
Dans le double du temps, l’argent [II-388] doubla encore, & le profit diminua encore de la moitié.
Il diminua même plus de la moitié : voici comment.
Pour tirer l’or des mines, pour lui donner les préparations requises, & le transporter en Europe, il falloit une dépense quelconque ; je suppose qu’elle fût comme 1 est à 64 : quand l’argent fut doublé une fois, & par conséquent la moitié moins précieux, la dépense fut comme 2 sont à 64. Ainsi les flottes qui porterent en Espagne la même quantité d’or, porterent une chose qui réellement valoit la moitié moins, & coûtoit la moitié plus.
Si l’on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera la progression de la cause de l’impuissance des richesses de l’Espagne.
Il y a environ deux cents ans que l’on travaille les mines des Indes. Je suppose que la quantité d’argent qui est à présent dans le monde qui commerce, soit à celle qui étoit avant la découverte, comme 32 est à 1, c’est-à-dire, qu’elle ait doublé cinq fois : dans deux cents ans encore la même quantité sera à celle qui étoit avant la [II-389] découverte, comme 64 est à 1, c’est-à-dire, qu’elle doublera encore. Or à présent cinquante [2] quintaux de minérai pour l’or, donne quatre, cinq & six onces d’or ; & quand il n’y en a que deux, le mineur ne retire que ses frais. Dans deux cents ans, lorsqu’il n’y en aura que quatre, le mineur ne tirera aussi que ses frais. Il y aura donc peu de profit à tirer sur l’or. Même raisonnement sur l’argent, excepté que le travail des mines d’argent est un peu plus avantageux que celui des mines d’or.
Que si l’on découvre des mines si abondantes qu’elles donnent plus de profit ; plus elles seront abondantes, plutôt le profit finira.
Les Portugais ont trouvé tant d’or [3] dans le Brésil, qu’il faudra nécessairement que le profit des Espagnols diminue bientôt considérablement, & le leur aussi.
J’ai oui plusieurs fois déplorer [II-390] l’aveuglement du conseil de François I, qui rebuta Christophe Colomb, qui lui proposoit les Indes. En vérité, on fit peut-être par imprudence une chose bien sage. L’Espagne a fait comme ce roi insensé qui demanda que tout ce qu’il toucheroit se convertît en or, & qui fut obligé de revenir aux dieux pour les prier de finir sa misere.
Les compagnies & les banques que plusieurs nations établirent, acheverent d’avilir l’or & l’argent dans leur qualité de signe : car, par de nouvelles fictions, ils multiplierent tellement les signes des denrées, que l’or & l’argent ne firent plus cet office qu’en partie, & en devinrent moins précieux.
Ainsi le crédit public leur tint lieu de mines, & diminua encore le profit que les Espagnols tiroient des leurs.
Il est vrai que, par le commerce que les Hollandois firent dans les Indes Orientales, ils donnerent quelque prix à la marchandise des Espagnols ; car comme ils porterent de l’argent pour troquer contre les marchandises de l’Orient, ils soulagerent en Europe les Espagnols d’une partie de leurs denrées qui y abondoient trop.
[II-391]
Et ce commerce, qui ne semble regarder qu’indirectement l’Espagne, lui est avantageux comme aux nations mêmes qui le font.
Par tout ce qui vient d’être dit, on peut juger des ordonnances du conseil d’Espagne, qui défendent d’employer l’or & l’argent en dorures & autres superfluités ; décret pareil à celui que feroient les États de Hollande, s’ils défendoient la consommation de la cannelle.
Mon raisonnement ne porte pas sur toutes les mines ; celles d’Allemagne & de Hongrie, d’où l’on ne retire que peu de chose au-delà des frais, sont très-utiles. Elles se trouvent dans l’état principal, elles y occupent plusieurs milliers d’hommes qui y consomment les denrées surabondantes ; elles sont proprement une manufacture du pays.
Les mines d’Allemagne & de Hongrie font valoir la culture des terres ; & le travail de celles du Mexique & du Pérou la détruit.
Les Indes & l’Espagne sont deux puissances sous un même maître : mais les Indes sont le principal, l’Espagne n’est que l’accessoire. C’est en vain que [II-392] la politique veut ramener le principal à l’accessoire ; les Indes attirent toujours l’Espagne à elles.
D’environ cinquante millions de marchandises qui vont toutes les années aux Indes, l’Espagne ne fournit que deux millions & demi : les Indes sont donc un commerce de cinquante millions, & l’Espagne de deux millions & demi.
C’est une mauvaise espece de richesses qu’un tribut d’accident & qui ne dépend pas de l’industrie de la nation, du nombre de ses habitans, ni de la culture de ses terres. Le roi d’Espagne, qui reçoit de grandes sommes de sa douane de Cadix, n’est à cet égard qu’un particulier très-riche dans un état très-pauvre. Tout se passe des étrangers à lui, sans que ses sujets y prennent presque de part : ce commerce est indépendant de la bonne & de la mauvaise fortune de son royaume.
Si quelques provinces dans le Castille lui donnoient une somme pareille à celle de la douane de Cadix, sa puissance seroit bien plus grande : ses richesses ne pourroient être que l’effet de celles du pays ; ces provinces [II-393] animeroient toutes les autres, & elles seroient toutes ensemble plus en état de soutenir les charges respectives ; au lieu d’un grand trésor, on auroit un grand peuple.
[↑] Ceci parut il y a plus de vingt ans, dans un petit ouvrage manuscrit de l’Auteur, qui a été presque tout fondu dans celui-ci.
[↑] Voyez les voyages de Frezier.
[↑] Suivant Milord Anson, l’Europe reçoit du Brésil tous les ans pour deux millions sterling en or, que l’on trouve dans le sable au pied des montagnes, ou dans le lit des rivieres. Lorsque je fis le petit ouvrage dont j’ai parlé dans la premiere note de ce chapitre, il s’en falloit bien que les retours du Brésil fussent un objet aussi important qu’il l’est aujourd’hui.
[II-393]
Ce n’est point à moi à prononcer sur la question, si l’Espagne ne pouvant faire le commerce des Indes par elle-même, il ne vaudroit pas mieux qu’elle le rendît libre aux étrangers. Je dirai seulement qu’il lui convient de mettre à ce commerce le moins d’obstacles que sa politique pourra lui permettre. Quand les marchandises que les diverses nations portent aux Indes y sont cheres, les Indes donnent beaucoup de leur marchandise, qui est l’or & l’argent, pour peu de marchandises étrangeres : le contraire arrive lorsque celles-ci sont à vil prix. Il seroit peut-être utile que ces nations se nuisissent les unes les autres, afin que les marchandises qu’elles portent aux Indes y fussent toujours à bon marché. Voilà des [II-394] principes qu’il faut examiner, sans les séparer pourtant des autres considération ; la sureté des Indes ; l’utilité d’une douane unique ; les dangers d’un grand changement ; les inconvéniens qu’on prévoit, & qui souvent sont moins dangereux que ceux qu’on ne peut pas prévoir.
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