Benjamin Constant (1767–1830) |
[Created: 14 Aug. 2022]
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Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri par M. Benjamin Constant (Paris: Chez P. Dufort, Librairie, Quai Voltaire, no. 19, M. DCCCXXII (1822); M. DCCCXXIV (1824)). Vol. 1. Vol. 2.http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Constant/1822-CommentaireFilangieri/index.html
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This book is part of a collection of works by Benjamin Constant (1767–1830).
Editor's Note: I have combined the two volumes into one for the HTML version of the text.
[Tome II, p. 302]
[Tome I. (1822), pp. 1-111.]
Deuxième Partie. [Tome II. (1824), pp. 1-301.]
[I-1]
Lorsque je me suis déterminé à joindre un commentaire à l’ouvrage de Filangieri, j’ai été décidé, par deux considérations. Premièrement, j’ai trouvé du plaisir à rendre hommage à la mémoire d’un écrivain qui a bien mérité de son pays et de son siècle. En second lieu, les défauts mêmes de son ouvrage m’ont fourni l’occasion de rectifier ses idées quand elles étaient fausses ; de les développer, quand elles manquaient d’étendue et de clarté ; de les combattre enfin, lorsqu’elles n’étaient pas complètement d’accord avec les principes de cette liberté politique et surtout individuelle, que je considère comme le seul but des associations humaines, et à, l’établissement de laquelle nous sommes destinés à parvenir, soit par des améliorations progressives et douces, soit par de terribles mais inévitables convulsions.
[I-2]
L’intention de Filangieri n’a jamais été de contrarier ces principes ; mais l’époque de la publication de son livre et son caractère personnel, tout noble et désintéressé qu’il était, l’ont empêché parfois de marcher d’un pas assez ferme dans la route directe de la vérité.
L’on ne peut pas dire de lui comme de Montesquieu, qu’observateur ingénieux et profond de ce qui existait, il a été souvent l’apologiste subtil de ce qu’il avait observé. L’immortel auteur de l’Esprit des lois s’est montré fréquemment le partisan zélé des inégalités et des privilèges. Il regardait ces choses, qu’un temps immémorial avait consacrées, comme des parties constitutives de l’ordre social ; et en sa qualité d’historiographe plus que de réformateur des institutions, il ne demandait pas mieux que de les conserver en les décrivant. Cependant, son génie et l’amertume inhérente au génie lui dictaient quelquefois des mots qui foudroyaient les abus mêmes pour lesquels ses habitudes et sa position sociale lui inspiraient de la partialité et de l’indulgence. Filangieri, au contraire, plus dégagé que Montesquieu des préjugés nobiliaires, ne répugnait point à se déclarer réformateur. De ce qu’une chose existait, il n’en concluait point qu’elle dût être respectée, et tous les abus seraient tombés, si sa volonté eût suffi pour les détruire. Mais Filangieri n’avait pas le génie de Montesquieu. Une sorte de douceur ou de réserve dans le caractère l’entraînait à des concessions contraires à ses principes, tandis que la véhémence inséparable de facultés puissantes [I-3] forçait Montesquieu, malgré sa modération, à prononcer des arrêts incompatibles avec ses concessions en faveur des systèmes établis. Il en résulte que Filangieri, après avoir pris la plume dans un but plus hostile contre les abus que Montesquieu, les a combattus en réalité beaucoup plus faiblement. Ses attaques sont devenues des transactions ; il s’est efforcé plutôt de mitiger ce qui est mal que de l’extirper. Il y a dans son ouvrage une résignation humble et douloureuse, qui tend à fléchir le pouvoir qu’il n’espère pas désarmer. Peut-être avant la formidable révolution qui a ébranlé et menace encore le monde, cette résignation n’était-elle pas sans quelque mérite de prudence. Si les hommes avaient pu obtenir le redressement de leurs griefs par des raisonnements mêlés de prières, au lieu de les conquérir par des secousses qui ont froissé les vainqueurs comme les vaincus, les choses en auraient peut être été beaucoup mieux. Mais aujourd’hui les frais sont faits, les sacrifices consommés de part et d’autre, et le langage de peuples libres, s’adressant à leurs fondés de pouvoir, ne saurait être celui de sujets, ayant recours à la pitié de leurs maîtres.
L’on me trouvera donc fréquemment opposé à Filangieri, non quant au but, mais quant aux moyens. Pour rendre mon idée plus claire, je prends un exemple : Filangieri se montre convaincu à chaque page que les privilèges héréditaires sont oppressifs et funestes : mais c’est aux nobles qu’il propose le sacrifice de leurs prérogatives. C’est en les éclairant par des arguments, en les touchant par des [I-4] supplications, en mettant sous leurs yeux le tableau du mal qu’ils causent et qui rejaillit sur eux, qu’il espère émouvoir leur âme. Il fonde le succès dont il se flatte sur leur générosité. Persuadé comme lui que l’inégalité nobiliaire est un fléau, ce n’est pas de ceux qui en profitent que j’attends la délivrance. Je l’attends des progrès de la raison, non dans une caste, mais dans la masse populaire où réside la force, et du sein de laquelle, par l’organe de ses mandataires, partent les réformes et les institutions conservatrices des réformes.
Cette différence entre la doctrine de Filangieri et la mienne s’applique à tout ce qui concerne le gouvernement en général. Le philosophe napolitain semble toujours vouloir confier à l’autorité le soin de s’imposer des limites. Ce soin appartient, selon moi, aux représentants des nations. Le temps est passé où l’on disait qu’il fallait tout faire pour le peuple et non par le peuple. Le gouvernement représentatif n’est autre chose que l’admission du peuple à la participation des affaires publiques. C’est donc par lui que s’opère maintenant tout ce qui se fait pour lui. Les fonctions de l’autorité sont connues et définies. Ce n’est point d’elle que les améliorations doivent partir, c’est de l’opinion, transmise à la masse populaire par la liberté dont sa manifestation doit être entourée, repasse de cette masse populaire à ceux qu’elle choisit pour organes ; et monte ainsi dans les assemblées représentatives qui prononcent et dans les conseils des ministres qui exécutent
[I-5]
Je crois avoir indiqué suffisamment en quoi le commentaire s’écartera du texte. Ce que Filangieri veut obtenir du pouvoir en faveur de la liberté, je veux qu’une constitution l’impose au pouvoir. Les avantages qu’il sollicite de lui en faveur de l’industrie, l’industrie, à mon avis, doit le conquérir par sa seule indépendance. Il en est de même de la morale, de même des lumières. Là où Filangieri voit une grâce, j’aperçois un droit ; et partout où il implore la protection, c’est la liberté que je réclame.
Quant aux autres défauts qu’on peut reprocher à Filangieri, l’indulgence à cet égard est une justice.
L’on rencontre, il est vrai, dans cet écrivain beaucoup de maximes qui paraissent aujourd’hui triviales. Mais elles avaient en 1780, sinon le mérite d’être neuves, du moins celui d’être très bonnes à répéter ; car l’autorité, qui les dédaignait défia comme des lieux communs, les traitait encore comme des paradoxes.
Filangieri se livre souvent à, l’emphase et à la déclamation ; mais il écrivait en présence des abus, et l’on doit pardonner un peu de prolixité à une indignation consciencieuse. C’était d’ailleurs beaucoup plutôt un citoyen bien intentionné qu’un homme d’un esprit vaste. Révolté des maux de l’espèce humaine, et frappé de l’absurdité de quelques unes des institutions qui causaient ces maux, il paraît avoir pris la plume bien plus en philanthrope qu’en écrivain entraîné par son talent. Il n’a ni la profondeur de Montesquieu, ni la perspicacité de Smith, ni l’originalité de Bentham. Il ne découvre rien par [I-6] lui-même, il consulte ses devanciers, recueille leurs pensées, choisit les plus favorables au bien-être du grand nombre dont il n’établit les droits que d’une manière très mitigée, et range les matériaux réunis de la sorte dans l’ordre qui lui semble le plus convenable. Cet ordre même n’est pas toujours le plus naturel ou le meilleur.
Filangieri consume un temps inutile à démontrer ce dont personne ne doute ; il consacre des pages entières à exciter dans l’âme du lecteur des sentiments d’enthousiasme ou d’indignation que l’auteur de l’Esprit des lois produit en deux lignes. Mais on retrouve même dans les écarts du publiciste de Naples la conscience et l’amour du bien ; et comme, au moment de la publication de son livre, l’opinion se dirigeait du côté des améliorations et reconnaissait la nécessité de limiter le despotisme, c’est toujours en faveur des améliorations et eût l’honneur de la liberté que Filangieri divague ou déclame.
Il résulte de ce caractère de Filangieri (et j’emprunte cette observation de la préface de son traducteur), que sa raison ne s’élève guère au-dessus de la raison publique, telle qu’elle était il y a quarante ans : et certes la raison publique d’alors était fort au-dessous de celle que trente ans de, luttes, de révolutions, et d’expérience ont formée : mais cette médiocrité de raison, si l’expression m’est permise, est selon moi le principal avantage que l’ouvrage de Filangieri puisse avoir pour nous. Nous y trouvons le moyen de nous assurer des progrès de l’espèce humaine en législation et en politique depuis près d’un [I-7] demi-siècle, et de comparer les principes admis autrefois sur ces matières par des hommes fort éclairés, avec ceux qui sont maintenant l’objet de notre examen et de nos contestations quotidiennes. Si cette comparaison nous conduit d’une part à rejeter des exagérations, fruit de l’inexpérience, et qui rendent les meilleures théories inapplicables, et si de l’autre elle nous préserve de retomber, par une impulsion rétrograde, sous le joug de préjugés dont nos prédécesseurs s’étaient affranchis, le travail auquel Filangieri aura servi d’occasion plutôt que de guide, ne sera point, je le pense, sans utilité.
D’après le compte que je viens de rendre du plan de ce commentaire, l’on voit que j’avais le choix ou de suivre le fil de mes propres idées, en rappelant celles de Filangieri, ou de subordonner mon travail au sien, en adoptant l’ordre des matières, tel qu’il se trouve dans son ouvrage.
Ce dernier parti m’a paru préférable, bien qu’il m’ait forcé de morceler souvent ce que j’aurais voulu réunir. Mais le lecteur sera plus à portée de rapprocher le commentaire du texte, et de prononcer, quand il y aura dissentiment entre Filangieri et son commentateur.
[I-8]
« Tous les calculs qui ont si longtemps agité les conseils des princes, n’ont eu pour but que la solution de ce problème : Quelle est la manière de tuer la plus grande quantité d’hommes dans le moins de temps possible ? »
Introduction, p. 1.
Pour peu qu’on lise Filangieri avec quelque attention, l’on remarque en lui plusieurs défauts dont nos écrivains du dix-huitième siècle lui avaient donné l’exemple. L’un des plus frappants était un besoin de faire effet qui les engageait à rechercher des tournures inattendues, pour se donner l’air de la hardiesse et de la nouveauté. La définition du problème que les souverains de l’Europe ont cherché à résoudre, dans leurs perfectionnements de l’art de la guerre, est entachée de ce vice à un haut degré. Certes, il y avait beaucoup de choses à dire, sur la manie guerrière des princes, et sur les garanties à opposer à cette manie. Mais une épigramme qui porte à faux était assurément le plus mauvais début qu’on pût inventer. C’était décréditer d’avance l’examen d’une question importante, en laissant présumer qu’on ne l’aborderait qu’avec de l’exagération, des lieux communs et des plaisanteries.
Voici, ce me semble, la série d’idées que l’auteur italien aurait dû suivre à cet égard.
[I-9]
II y a des époques de la société où la guerre est dans la nature de l’homme, et au nombre des nécessités des peuples. Alors, tout ce qui peut rendre les guerres terribles et par-là même moins prolongées est bon et utile. En conséquence, lorsqu’à une pareille époque, le gouvernement s’occupe à découvrir quelle est la manière de tuer la plus grande quantité d’ennemis dans le moins de temps possible, ce gouvernement se livre à une recherche salutaire, l’état de choses étant donné. Car, dès qu’il est indispensable de tuer des ennemis, il vaut mieux en tuer tout de suite plus que moins, pour n’avoir pas à y revenir, et il serait désirable de trouver un moyen sûr de tuer aujourd’hui ceux que tout de même on sera forcé de tuer demain.
Mais il y a aussi des époques de la société où, la civilisation ayant créé pour l’homme de nouveaux rapports avec ses semblables, et par-là une nouvelle nature, la guerre n’est plus une nécessité des nations. Alors ce n’est point à rendre la guerre moins meurtrière, c’est à mettre obstacle à toute guerre inutile qu’il faut s’appliquer.
Maintenant la question est de savoir à laquelle de ces époques nous sommes. Or, il est évident que nous nous trouvons arrivés à la seconde [1].
Pourquoi les peuples de l’antiquité étaient-ils guerriers ? C’est que, divisés en petites peuplades, ils se disputaient à main armée un territoire resserré : c’est que, poussés par la nécessité les uns contre [I-10] les autres, ils se combattaient ou se menaçaient sans cesse : c’est que ceux mêmes qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient néanmoins déposer le glaive, sous peine d’être conquis. C’est que tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière au prix de la guerre.
Le monde de nos jours est précisément sous ce rapport, l’opposé du monde ancien.
Tandis que chaque peuple autrefois formait une famille isolée, ennemie née des autres familles, une masse d’hommes existe maintenant sous différents noms et sous divers modes d’organisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez forte pour n’avoir rien à craindre des hordes encore barbares ; elle est assez civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix.
Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder.
Ce n’est pas ici le moment de développer toutes les conséquences de ce changement qui, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, a donné à l’homme une nature nouvelle. Je reviendrai plus tard sur ces conséquences. Il me suffit d’avoir posé le principe.
L’époque de la guerre étant passée pour les peuples modernes, il est évident que le devoir des gouvernements est de s’en abstenir.
Mais pour que les gouvernements ne s’écartent pas de ce devoir, ce n’est pas à eux qu’il faut s’en fier.
[I-11]
Dans tous les temps la guerre sera, pour les gouvernements, un moyen d’accroître leur autorité. Elle sera pour les despotes une distraction qu’ils jetteront à leurs esclaves, afin que ceux-ci s’aperçoivent moins de leur esclavage. Elle sera, pour les favoris des despotes, une diversion à laquelle ils auront recours pour empêcher leurs maîtres de pénétrer dans les détails de leur administration vexatoire. Elle sera, pour les démagogues, un mode d’enflammer les passions de la multitude, et de la précipiter dans des extrémités qui favoriseront leurs conseils violents ou leurs vues intéressées.
Il résulte de là que si on laisse les gouvernements, et sous la désignation de gouvernements je comprends tous ceux qui s’emparent du pouvoir, les démagogues comme les ministres, si, dis-je, on laisse les gouvernements libres de commencer ou de prolonger les guerres, le bénéfice que les peuples devraient recueillir des progrès de la civilisation sera perdu pour eux, et les guerres continueront, longtemps après que l’époque de leur nécessité n’existera plus.
C’est donc en sortant la question de la guerre de l’arbitraire des gouvernants que nous parviendrons à en préserver les gouvernés. Or, comment sortir cette question de l’arbitraire des gouvernants ? Par une constitution représentative d’après laquelle les mandataires de la nation aient le droit de refuser à l’autorité les moyens d’entreprendre ou de continuer les guerres inutiles, et celui de soumettre à une grave et inévitable responsabilité les dépositaires [I-12] de la puissance qui se permettraient de telles entreprises.
Ceci ne préjuge rien sur la question proprement dite du droit de paix et de guerre, telle qu’elle a été discutée dans nos assemblées et telle que notre charte actuelle la décide. Que le monarque constitutionnel ait la prérogative, dans des circonstances urgentes, de déclarer la guerre, à la bonne heure ; c’est une pure forme, pourvu que les fonds indispensables pour la soutenir puissent être refusés à ses ministres, et que ces ministres soient responsables de la déclaration qu’ils ont suggérée au roi.
L’on voit que dans cette question déjà (et il en sera de même de beaucoup d’autres) la solution de la difficulté dépend de l’établissement des garanties constitutionnelles. Filangieri ne fait que l’obscurcir par une épigramme déplacée. Si la guerre était nécessaire, le gouvernement aurait raison de vouloir tuer la plus grande quantité d’ennemis dans le moins de temps possible. Dès qu’elle est inutile, il est criminel de l’entreprendre. Le nombre des morts et les instruments de destruction n’y font rien.
[I-13]
« On n’a pas songé à donner une récompense au cultivateur intelligent ».
Introduction, p. 1.
Nous apercevons déjà ici un symptôme du système erroné de Filangieri, relativement à l’influence de la protection des gouvernements. Comme il y revient sans cesse dans son ouvrage, je vais saisir cette première occasion pour le réfuter. Mais je dois remonter à l’origine de son erreur qui a été celle de beaucoup d’hommes éclairés du dix-huitième siècle.
Lorsque les philosophes de cette époque commencèrent à s’occuper des principales questions de l’organisation sociale, ils furent frappés des maux produits par les vexations et les mesures ineptes de l’autorité. Mais novices dans la science, ils pensèrent qu’un usage différent de cette même autorité ferait autant de bien que son usage vicieux avait causé de mal. Ils ne sentirent point que le vice était dans son intervention même, et que, loin de la solliciter d’agir autrement qu’elle n’agissait, fallait la supplier de ne point agir. En conséquence vous les voyez appeler le gouvernement au secours de toutes les réformes qu’ils proposent : agriculture, industrie, commerce, lumières, religion, éducation, morale, [I-14] ils lui soumettent tout, à condition qu’il se conduira d’après leurs vues.
Le siècle dernier compte très peu d’écrivains qui ne soient pas tombés dans cette méprise. Turgot, Mirabeau et Condorcet en France, Dohm et Mauvillon en Allemagne, Thomas Payne et Bentham en Angleterre, Franklin en Amérique, telle est à peu près la liste de ceux qui ont senti que, pour tous les progrès comme pour tous les besoins, pour la prospérité de tous les états comme pour le succès de toutes les spéculations, pour la quotité des productions comme pour leur équilibre, il fallait s’en remettre à la liberté, à l’intérêt individuel, à l’activité qu’inspirent à l’homme L’exercice de ses propres facultés et l’absence de toute entrave. Les autres ont préféré la protection à l’indépendance, les encouragements aux garanties, les bienfaits à la neutralité.
Les économistes eux-mêmes ont eu ce tort, pour la plupart. Ils étaient cependant d’autant plus inexcusables que leur maxime fondamentale semblait devoir les en préserver.
Laisser faire et laisser passer était leur devise : mais ils ne l’appliquèrent guère qu’aux prohibitions. Les encouragements les séduisirent. Ils ne virent pas que les prohibitions et les encouragements ne sont que deux branches d’un même système et que tant qu’on admet les uns, l’on est menacé par les autres.
L’agriculture était de toutes les professions celle que les économistes désiraient le plus tirer de l’état d’avilissement dans lequel elle était plongée. Leur [I-15] axiome favori, celui que la terre est la seule source des richesses, leur faisait attacher une importance extrême au travail qui la féconde : une indignation juste et légitime s’emparait d’eux, lorsqu’ils envisageaient l’oppression qui accablait la classe la plus indispensable à leurs yeux et la plus laborieuse.
De là leurs projets chimériques pour relever cette classe, pour l’entourer de considération, d’illustration même.
L’idée d’accorder des récompenses au cultivateur intelligent qui, par son travail ou par des procédés nouveaux, aurait trouvé le moyen d’accroître la richesse publique, n’appartient donc point à Filangieri. Il a pu l’emprunter des économistes, du marquis de Mirabeau, par exemple, l’auteur de l’Ami des hommes : mais il paraît s’être particulièrement attaché à cette idée. Il y revient, avec plus d’insistance et plus de détails, dans une autre partie de son ouvrage (liv. II, chap. XV), et enchérissant sur sa proposition première, il veut qu’indépendamment des encouragements pécuniaires, l’on institue un ordre qui soit porté par le souverain même et dont les agriculteurs les plus habiles soient décorés.
Si l’on considère à quelle époque Filangieri proposait ces expédients puérils et bizarres, on en concevra l’absurdité.
C’était dans un temps où la classe agricole était soumise à des lois et paraît des impôts qu’aucun représentant nommé par elle n’avait discutés ni consentis : dans un temps où, sans organes pour réel nier, sans moyens pour se défendre, elle subissait [I-16] en silence la partialité de ces lois, l’inégalité de ces impôts : dans un temps où des servitudes de tout genre pesaient sur elle, interrompaient son travail, troublaient son repos : dans un temps enfin où, placée au plus bas échelon de la hiérarchie sociale, elle supportait en dernier ressort le poids des charges sociales : car chacune des autres classes repoussait le fardeau plus bas pour s’en exempter.
Ajoutez à ces malheurs pour ainsi dire légaux, les oppressions accidentelles qui résultaient de l’isolement de cette classe agricole, de sa pauvreté, de sa position désarmée, l’immense intervalle qui la séparait du pouvoir suprême et condamnait ses gémissements à s’évaporer dans les airs, l’insolence des pouvoirs intermédiaires qui interceptaient ses réclamations, la facilité d’opprimer contre les lois ou d’après les lois des hommes également ignorants de leurs protections ou de leurs menaces, la rapacité du fisc qu’épuisaient les riches et qui devait se dédommager aux dépens du pauvre, l’arbitraire d’autant plus effréné qu’il s’exerçait en détail sur des victimes obscures, et qu’il était disséminé entre une foule, d’agents subalternes, vizirs de village, poursuivant dans l’ombre leurs vexations.
Et c’était dans un tel état de choses, et comme remède à un tel état de choses, que Filangieri proposait des encouragements pour l’agriculture et des distinctions pour les agriculteurs. Mais l’agriculture était frappée dans son principe. Les moyens de reproduction lui étaient enlevés. Les agriculteurs étaient des ilotes, frustrés de tous les droits, chargés de tous [I-17] les labeurs, condamnés à toutes les privations. L’autorité même avec des intentions bienfaisantes, ne pouvait guérir cette plaie incurable. La nature est plus forte que l’autorité, et la nature veut que toute cause amène son effet, que tout arbre produise son fruit. Tous les projets philanthropiques sont des chimères, quand une liberté constitutionnelle ne leur sert pas de base. Ces projets peuvent servir de texte aux amplifications oratoires d’honnêtes déclamateurs. Ils peuvent offrir à des ministres adroits le moyen d’occuper d’une manière neuve et piquante les loisirs de leur maître. Ils peuvent, en trompant ce maître, apaiser ses remords, si le spectacle de la misère publique fait naître en lui quelques remords. Mais ni la classe agricole ni l’agriculture ne profitent en rien de tous ces palliatifs impuissants.
L’état de la classe agricole sera déplorable, partout où cette classe n’aura pas en ellemême, c’est-à-dire par des organes que son choix identifie avec elle, une certitude de redressement public et légal. L’état de la classe agricole était déplorable en France avant la révolution. J’en atteste la taille, la corvée, la milice, les vingtièmes, les capitations, les aides, la dîme, la mainmorte, les lods et ventes, le trop bu, et toutes ces charges innombrables, tant pécuniaires que personnelles, dont les noms divers et bizarres rempliraient inutilement des pages entières. J’en atteste les exemptions non moins nombreuses, si scandaleusement réclamées et si facilement obtenues par les classes élevées, comme si leurs devoirs envers la société eussent été en raison [I-18] inverse des avantages que la société leur garantissait. J’en atteste les terres appauvries et mal cultivées, limitrophes des parcs somptueux, et les huttes, couvertes de chaume, qui environnaient des châteaux superbes, protestations silencieuses, mais qui ont fini par n’être que trop énergiques contre un pareil ordre social.
Filangieri et les publicistes qui l’ont suivi auraient dû se pénétrer de ces vérités. Au lieu de rêver des encouragements partiels, des distinctions vaines jetées nécessairement au hasard du haut du trône, et distribuées suivant le caprice d’agents infidèles, ils auraient dû réclamer les garanties que tout pays doit au citoyen qui l’habite, les garanties sans lesquelles tous les gouvernements sont illégitimes.
Avec ces garanties, l’agriculture, aussi-bien que tout autre genre d’industrie, se passera facilement de la protection du pouvoir. Il est fort inutile que l’autorité se mêle d’encourager ce qui est nécessaire. Il lui suffit de ne pas l’entraver. La nécessité sera obéie. Lorsqu’il n’y a point, de la part du gouvernement, une action vicieuse, les productions sont toujours dans une proportion parfaite avec les demandes. J’excepte les cas imprévus, les calamités soudaines, qui, du reste, sont assez rares, quand on laisse faire la nature, mais, que les gouvernements, par leurs fausses mesures, créent plus souvent qu’on ne le pense. J’en parlerai dans une autre partie de ce commentaire. Dans l’ordre habituel des choix, ce n’est pas d’encouragement, c’est de sécurité que l’agriculture a besoin. Or la sécurité ne se trouve que dans [I-19] de bonnes institutions constitutionnelles. Quand la personne de l’agriculteur peut être enlevée, parce qu’il a pour voisin un délateur, ou pour ennemi quelque valet d’un homme puissant ; quand le fruit de son travail peut être grevé d’impositions excessives, parce que tel propriétaire, riche ou noble, se fait exempter ; quand ses enfants, utiles associés de ses opérations journalières, lui sont arrachés pour aller périr dans des guerres lointaines, pensez-vous qu’inquiet sur le présent, alarmé sur l’avenir, il persévère à se consumer en efforts dont le bénéfice peut lui-être ravi ? C’est vous qui portez dans son âme le désespoir et l’abattement, et vous prétendez ensuite l’encourager. Vous vexez, vous opprimez, vous ruinez la classe entière, et vous imaginez qu’une légère aumône, ou, ce qui est plus ridicule, une décoration inventée par vous, et conférée dédaigneusement à quelque individu que vos agents protègent, ranimera cette classe appauvrie et spoliée. Votre ineptie ou votre despotisme ont frappé le sol de stérilité ; et vous croyez que vos faveurs, comme la présence du soleil, lui rendront sa fécondité première. Vous vous montrez, vous souriez, vous distribuez je ne sais quelles distinctions vaines et illusoires, et le travail, à vous entendre, va se tenir honoré pour des siècles ! étrange arrogance ! charlatanisme grossier, auquel se laissaient prendre autrefois quelques rêveurs honnêtes, mais qui, grave au ciel, est chaque jour plus décrédité. L’empereur de la Chine daigne aussi de ses mains impériales conduire une charrue, et tracer un sillon, dans un jour de fête. Cela [I-20] n’empêche pas que la Chine ne soit sans cesse en proie à la famine, et que les parents n’exposent sur les rivières les enfants qu’ils sont hors d’état de nourrir. C’est que la Chine est un état despotique, et que, lorsque les cultivateurs sont soumis au bâton toute l’année, l’honneur qu’on croit leur faire une fois par an ne les dédommage ni ne les console.
Je serai forcé de revenir à plus d’une reprise sur le système des encouragements quand Filangieri traitera de l’industrie. J’ajourne en conséquence d’autres développements qui prouveront que même sous le rapport de la morale ce système est nuisible.
[I-21]
« Le cri de la raison est enfin parvenu jusqu’aux trônes : les princes ont commencé de sentir… que la source véritable de la grandeur n’est pas dans la force et dans les armes. »
Introduction, p. 2.
Est-il bien vrai que ce soit parce que la raison est parvenue jusqu’aux trônes, que les princes ont enfin senti qu’ils devaient plus de respect à la vie des hommes, et que la véritable grandeur n’était pas dans la force et dans les armes ? Je ne demanderais pas mieux que d’adopter cette conviction flatteuse ; mais je ne puis me défendre de certains scrupules. Je me transporte au moment où Filangieri écrivait ces lignes ; et je jette mes yeux sur un espace de quarante années. Je vois la guerre de sept ans finie, mais bientôt commence celle d’Amérique. Pendant la guerre d’Amérique, Joseph II menace la Prusse et attaque les Turcs. La Suède s’élance assez follement contre la Russie. La Pologne est partagée ; et s’il n’en résulte pas de guerre, c’est que les copartageants se mettent trois contre un. Enfin les rois de l’Europe se coalisent contre la France qui veut se donner un gouvernement libre : après dix ans de combats acharnés, ils sont vaincus ; mais alors le gouvernement de la France abjure la modération et [I-22] la justice, et durant dix autres années l’espace qui sépare Lisbonne de Moscou et Hambourg de Naples est derechef inondé de sang. Sont-ce là des preuves bien satisfaisantes de l’empire de la raison ?
Il y a néanmoins, dans l’assertion de Filangieri, un fonds de vérité qu’il défigure par des compliments bien intentionnés, mais peu mérités par la puissance.
Ainsi que je l’ai observé précédemment (ch. II), le système guerrier est en contradiction avec l’état actuel de l’espèce humaine. L’époque du commerce est arrivée ; et plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s’affaiblir.
La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d’arriver au même but, celui de posséder ce que l’on désire. Le commerce n’est autre chose qu’un hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la possession. C’est une tentative pour obtenir de gré à gré ce que l’on n’espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n’aurait jamais l’idée du commerce. C’est l’expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c’est-à-dire l’emploi de sa force contre la force d’autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c’est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr d’engager l’intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt.
La guerre est donc antérieure au commerce : l’une est l’impulsion d’un désir sans expérience, l’autre le calcul d’un désir éclairé. Le commerce doit donc [I-23] remplacer la guerre ; mais en la remplaçant il la décrédite, et la rend odieuse aux nations.
C’est ce qu’on remarque de nos jours.
Le but unique des nations modernes, c’est le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance, l’industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace d’atteindre ce but. Ses chances n’offrent plus, aux individus ni aux peuples, des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible et des échanges réguliers.
Chez les anciens une guerre heureuse ajoutait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière des vainqueurs ; chez les modernes une guerre heureuse coûte infailliblement plus qu’elle ne rapporte.
La situation des peuples modernes les empêche donc d’être belliqueux par intérêt ; et des raisons de détail, mais toujours tirées des progrès de l’espèce humaine, et par conséquent de la différence des époques, viennent se joindre aux causes générales, pour empêcher aussi les nations de nos jours d’être guerrières par inclination.
La nouvelle manière de combattre, le changement des armes, l’artillerie, ont dépouillé la vie militaire de ce qu’elle avait de plus attrayant. Il n’y a plus de lutte contre le péril : il n’y a que de la fatalité. Le cintrage doit s’empreindre de résignation on se composer d’insouciance. On ne goûte plus cette jouissance de volonté, d’action, de développement des forces physiques et des facultés morales, qui faisait aimer aux héros anciens, aux chevaliers [I-24] du moyen âge, les combats corps à corps. La guerre a donc perdu son charme comme son utilité.
Il en résulte qu’un gouvernement qui parlerait aujourd’hui de la gloire militaire, et par conséquent de la guerre comme but, méconnaîtrait l’esprit des nations et celui de l’époque. Le fils de Philippe n’oserait plus proposer à ses sujets l’envahissement de l’univers, et le discours de Pyrrhus à Cynéas semblerait le comble de l’insolence ou de la folie [2].
Les gouvernements, qui reconnaissent les vérités le plus tard qu’ils peuvent, mais qui, malgré tous leurs efforts, ne sauraient s’en préserver éternellement, ont remarqué le changement qui s’est opéré dans la disposition des peuples. Ils lui rendent hommage dans leurs actes publics et dans leurs discours ; ils évitent d’avouer ouvertement l’amour des conquêtes, et ce n’est jamais qu’en soupirant qu’ils prennent les armes. Sous ce rapport, ainsi que Filangieri l’observe, la raison s’est fait jour jusqu’aux trônes : mais en forçant le pouvoir à varier son langage, a-t-elle, comme le philosophe italien se plaît à l’espérer, éclairé l’esprit ou converti le cœur de ceux que le hasard a investis de l’autorité ?
J’ai le regret de ne pas le croire ; car je ne vois point dans leur conduite plus d’amour de la paix : j’aperçois seulement plus d’hypocrisie.
Quand Frédéric attaquait l’Autriche pour s’emparer de la Silésie, il ne voulait, disait-il, que faire [I-25] valoir d’anciens droits pour donner à son royaume une étendue convenable ; quand l’Angleterre s’épuisait d’hommes et de trésors pour subjuguer l’Amérique, elle n’aspirait qu’à ramener sous les lois protectrices de la métropole des enfants égarés ; quand elle porte la dévastation dans l’Inde, elle n’entend que veiller aux intérêts et assurer la prospérité de son commerce ; quand trois puissances coalisées morcelaient la Pologne, elles n’avaient en vue que de rendre aux Polonais agités la tranquillité que troublaient leurs luttes intestines ; quand ces mêmes puissances envahissaient la France devenue libre, c’étaient les trônes ébranlés qu’elles se proposaient de consolider ; quand aujourd’hui elles écrasent l’Italie et menacent l’Espagne, c’est l’ordre social qui réclame leur intervention.
Dans tout cela, le mot de conquêtes n’est pas prononcé. Mais le sang des peuples en est-il moins prêt à couler ? Que leur importe sous quel prétexte on le verse ! Le prétexte même n’est au fond qu’une dérision de plus.
Il ne faut donc point, comme le trop confiant Filangieri nous y invite, nous en remettre à l’influence de la raison sur les trônes et à la sagesse des princes, pour préserver le monde du fléau des guerres injustes ou inutiles. Il faut que la sagesse des nations s’en mêle. J’ai dit dans le chap. II de quelle manière elle doit s’en mêler.
[I-26]
« Une fermentation salutaire va faire éclore le bonheur public ».
Introduction, p 11
Si l’on ne jugeait que sur les apparences, l’on ne pourrait se défendre d’un sentiment de tristesse et de pitié pour l’espèce humaine, en comparant l’avenir que Filangieri lui promet ici avec l’état dans lequel se trouvent aujourd’hui presque tous les peuples de l’Europe. Qu’est devenu ce désir d’amélioration et de réforme qui animait les classes supérieures des sociétés ? Où est cette liberté de la pressé qui honorait à la fois les princes qui ne la redoutaient pas et les écrivains qui en faisaient usage ? Cette superstition dont le publiciste napolitain célèbre la défaite, n’est-elle pas l’objet des regrets de tous les dépositaires du pouvoir ? Inhabiles à là reproduire, telle qu’elle existait autrefois, aveugle et cruelle, mais sincère, ne s’efforcent-ils pas de la remplacer par des démonstrations de commande et une intolérance de calcul, non moins funeste et bien moins excusable ? Ne voyons-nous pas 1’hypocrisie s’appliquant partout à reconstruire ce que les lumières avaient renversé ? Ne pose-t-on pas dans tous les pays des pierres d’attente pour le fanatisme ? [I-27] Qu’importe que les prétentions spirituelles aient plié sous l’autorité politique, si cette autorité se fait de la religion un instrument et agit ainsi contre la liberté avec une double force ? Que nous sert d’avoir dépouillé l’oppression nobiliaire de son ancien nom de féodalité, si elle reparaît aussi exigeante et plus astucieuse sous une dénomination nouvelle ? si la domination échappée aux seigneurs féodaux doit revenir aux grands propriétaires, qui sont pour la plupart les seigneurs féodaux des temps passés ? si la grande propriété, inaliénable par les substitutions, et toujours croissante par cela seul qu’elle est inaliénable, reconstruit l’oligarchie ? Enfin, de même que la féodalité cherche à reparaître sous une appellation moins effrayante, le despotisme que les mœurs avaient adouci n’abjure-t-il pas ses démonstrations philanthropiques ? n’a-t-il pas déjà remplacé l’axiome suranné du droit divin par une terminologie qui n’a que l’avantage d’être plus abstraite, et ne s’en prévaut-il pas également pour interdire aux peuples tout examen des lois et toute résistance à l’arbitraire ?
Toutefois cette affligeante comparaison de ce qui a eu lieu avec ce que nous avions le droit d’espérer, ne doit point nous conduire au découragement. Le désappointement momentané était dans la nature des choses : le succès définitif y est aussi.
Quand les principes de la justice et de la liberté sont proclamés par les philosophes, il arrive souvent que les classes qu’on appelle supérieures s’y rallient, parce que les conséquences de ces principes, [I-28] reléguées encore dans un lointain obscur, n’excitent point d’ombrages. L’on aurait tort d’en conclure que ces classes persévéreront à vouloir le système qu’elles semblent, et je dirai plus, qu’elles croient alors adopter. Il y a dans le cœur de l’homme un besoin d’approbation auquel se laisse entraîner le pouvoir lui-même, quand il se flatte qu’il ne lui en coûtera, pour le satisfaire, aucun sacrifice réel. Il s’ensuit que lorsque l’opinion s’élève avec force contre le despotisme, l’orgueil nobiliaire, ou l’intolérance religieuse, les rois, les nobles et les prêtres cherchent à plaire à cette opinion, et les privilégiés de diverses espèces font ostensiblement cause commune avec la masse des nations contre leurs propres prérogatives. Quelquefois même ils sont sincères dans l’abnégation qu’ils manifestent.
Comme ils conquièrent les applaudissements en répétant des axiomes dont l’application ne s’annonce nullement comme prochaine, l’enivrement de leurs paroles leur cause des émotions désintéressées, et ils s’imaginent que, le cas échéant, toujours avec la conviction qu’il n’échera pas, ils seraient prêts à faire tout ce qu’ils disent.
Mais quand le moment de la réalité arrive, leur intérêt vient demander compte à leur amour-propre, des engagements qu’il a contractés. Cet amour propre les avait rendus faciles pour la théorie, cet intérêt les rend furieux contre la pratique. Ils vantaient les réformes à condition qu’elles ne s’opéreraient point, pareils à des gens qui célébreraient l’astre du jour, pourvu que la nuit durât sans cesse : et en effet l’aurore a paru, et presque tous ceux qui [I-29] l’avaient invoquée se sont déclarés contre elle, et tous les présages d’amélioration dont Filangieri nous offre l’énumération pompeuse ont fui comme de vaines lueurs.
Ce mouvement rétrograde était, comme on voit, inévitable : et ce mouvement rétrograde nous démontre une vérité très importante : c’est que les réformes qui viennent d’en haut sont toujours trompeuses. Si l’intérêt n’est pas le mobile de tous les individus, parce qu’il y a des individus que leur nature plus noble élève au-dessus des conceptions étroites de l’égoïsme, l’intérêt est le mobile de toutes les classes. On ne peut jamais rien attendre d’efficace ou de complet d’une classe qui pare agir contre son intérêt : elle aura beau l’abjurer momentanément, elle y sera toujours ramenée ; et dès que l’instant sera venu de consommer sans retour le sacrifice, elle reculera, faisant valoir des restrictions, des réserves, dont elle ne se doutait pas elle-même au milieu de ses protestations d’abnégation et de dévouement.
C’est ce dont nous sommes aujourd’hui témoins. Monarchie absolue, clergé, noblesse, chacun veut ressaisir les prérogatives abdiquées, accusant le peuple d’usurpation pour avoir accepté ce qui lui était offert, et criant à l’injustice et à la surprise avec une naïveté précieuse, uniquement parce qu’on l’a pris au mot.
Mais inférerons-nous de ces efforts tardifs que nos espérances sont pour jamais trompées et la cause de l’humanité perdue sans appel ? Bien au contraire.
[I-30]
Nous devons rendre grâce à l’enthousiasme éphémère ou aux imprudences vaniteuses des diverses classes de privilégiés. Elles ont popularisé les principes contre lesquels maintenant elles conspirent. Pour déclarer la guerre aux institutions qui les oppriment, les nations ont souvent besoin de chefs pris dans les classes qui profitent de ces institutions. Trop d’abaissement ôte le courage, et ceux qui gagnent aux abus sont quelquefois les seuls capables de les attaquer. Ces chefs réunissent l’armée populaire ; ils la disciplinent ; ils l’éclairent. Heureux quand ils lui restent fidèles ! Mais s’ils désertent, l’armée n’en est pas moins sur pied. Elle remplace facilement les apostats qui l’abandonnent par des hommes tirés de son sein et plus identifiés à sa cause. La victoire, ajournée peut-être, en devient plus certaine et plus complète, parce qu’il n’y a plus parmi les vainqueurs d’intérêts étrangers qui ralentissent la marche ou qui faussent le but.
Ne craignons donc rien des coalitions momentanées, des déclamations de circonstance, des déploiements de force présentés avec ostentation pour nous frapper d’effroi. On ne se pare pas impunément des couleurs philosophiques ; le despotisme, l’orgueil nobiliaire, le pouvoir sacerdotal, tous ont voulu en avoir l’honneur : il faut qu’ils en supportent les frais. Ces frais peuvent être diminués par une résignation raisonnable : ils peuvent être cruellement accrus par la résistance. Mais le sort de l’espèce humaine est décidé : le règne du privilège est fini.
La tyrannie n’est redoutable, dit un auteur [I-31] anglais, que lorsqu’elle étouffe la raison dans son enfance. Elle peut alors arrêter ses progrès et retenir les hommes dans une longue imbécillité. Mais il n’existe qu’un seul moment pour proscrire avec fruit cette raison toute puissante. Ce moment passé, tous les efforts sont vains ; la lutte est engagée, la vérité se fait jour dans tous les esprits : l’opinion se sépare de la puissance ; et la puissance, repoussée par l’opinion, ressemble à ces corps frappés de la foudre, que le contact de l’air réduit en poussière.
[I-32]
« Il est bien étonnant que, dans ce grand nombre d’écrivains qui se sont consacrés à l’étude des lois… chacun n’ait considéré qu’une partie de cet immense édifice ».
Introduction, p. 12.
Cette phrase de Filangieri contient le germe d’une grande vérité : mais il me paraît ne l’avoir ni suffisamment sentie, ni développée suffisamment. S’il blâme les écrivains qui ont traité la législation à part de la politique, c’est plutôt sous le rapport littéraire, comme n’ayant pas su embrasser l’ensemble de leur sujet, que sous le rapport beaucoup plus sérieux de l’erreur dangereuse qu’ils accréditaient, erreur d’autant plus essentielle à combattre, que les gouvernements aussi l’accréditent de tout leur pouvoir. Ils voudraient persuader aux peuples que de bonnes lois, propres à maintenir l’ordre entre les individus, sont tout ce qu’il faut pour la sûreté et la prospérité générales, sans qu’il soit besoin de recourir à des institutions constitutionnelles qui elles-mêmes protègent ces lois. C’est prétendre que les fondements d’un édifice ne sont pas nécessaires à sa stabilité. La législation séparée de la politique n’offre aux gouvernés aucun abri, et n’oppose aux gouvernants aucune barrière. Il n’existe, hors des garanties politiques, aucun moyen d’empêcher les dépositaires de [I-33] l’autorité de violer les lois qu’ils ont établies. Aussi les despotes les plus jaloux de leur domination absolue ne se sont pas fait faute de donner à leurs esclaves des codes merveilleux, assurés qu’ils étaient que ces codes n’auraient de valeur que celle que tolérerait la volonté du maître. Deux pages d’un livre, deux mots à une tribune, sont de meilleures sauvegardes, non seulement pour la liberté, mais pour la justice, pour cette justice dont chaque individu a besoin tous les jours, que les codes les mieux rédigés, les plus parfaits en apparence. Car un code est une chose morte et inerte, jusqu’au moment où les hommes le mettent à exécution. Or, s’ils peuvent ne s’y conformer que lorsque telle est leur fantaisie, si, quand ils s’en écartent, nul ne peut réclamer, tout le mérite d’un code s’évanouit.
Il en est de la distinction qu’on cherche à introduire entre la législation et la politique, comme de celle que tant de gens veulent établir entre la liberté civile et la liberté constitutionnelle. La meilleure législation est nulle, quand une bonne organisation politique ne la garantit pas, de même qu’il n’y a point de liberté civile, quand la liberté constitutionnelle ne l’entoure pas de son égide. Sans doute, même dans les pays où règne l’arbitraire, toutes les libertés civiles de tous les habitants ne sont pas envahies, comme dans les états du grand seigneur toutes les têtes ne sont pas coupées. Mais il suffit que l’envahissement soit possible, et qu’il n’y ait pas de moyen de répression, pour que la sécurité n’existe point.
[I-34]
Défions-nous donc aujourd’hui plus que jamais de tout effort pour détourner nos regards de la politique et pour les fixer sur la législation. Je dis aujourd’hui plus que jamais, parce qu’aujourd’hui plus que jamais cette ruse sera employée comme dernière ressource pour nous tromper et nous donner le change. Quand les gouvernements offrent aux peuples des améliorations législatives, les peuples doivent leur répondre en leur demandant des institutions constitutionnelles. Sans constitution, les peuples ne sauraient avait nulle certitude que les lois soient observées. C’est dans les constitutions, dans les peines qu’elles prononcent contre les possesseurs infidèles de l’autorité, dans les doits qu’elles assurent aux citoyens, dans la publicité surtout qu’elles doivent consacrer, c’est là que réside la force coercitive nécessaire pour contraindre le pouvoir à respecter les lois.
Quand il n’y a point de constitution ; non seulement le pouvoir fait les lois qu’il veut, mais il les observe comme il veut ; c’est-à-dire qu’il les observe quand elles lui conviennent, et les viole quand il y trouve son avantage. Alors les meilleures lois, comme les plus mauvaises, ne sont qu’une arme dans les mains des gouvernants. Elles deviennent le fléau des gouvernés, qu’elles garrottent sans les défendre, et qu’elles privent du droit de la résistance sans leur donner le bénéfice de la protection.
[I-35]
Le plan raisonné que Filangieri a mis à la tête de son livre n’étant autre chose qu’une analyse abrégée de l’ouvrage entier ; et toutes les idées que renferme cette analyse se retrouvant par conséquent dans l’ouvrage même, j’ai cru devoir m’interdire ici toutes les observations de détail. Mais il en est une qui se rapporte au système général de l’écrivain, et qui, bien qu’indiquée dans les chapitres précédents, a besoin d’être reproduite et développée.
Filangieri, comme je l’ai dit ailleurs, est tombé dans une méprise commune à plusieurs philosophes bien intentionnés. De ce que l’autorité peut faire beaucoup de mal, il en a conclu qu’elle pouvait également faire beaucoup de bien. Il a vu, dans tel pays, les lois prêtant leur force à la superstition, et comprimant l’essor des facultés individuelles : il les a vues dans telle autre contrée, encourageant des modes d’éducation vicieux et absurdes ; dans telle autre encore, imprimant au commerce, à l’industrie, aux spéculations de l’intérêt personnel, une direction fausse. Il a cru que des gouvernements qui marcheraient dans une route contraire seraient aussi favorables au bonheur et aux progrès de l’espèce [I-36] humaine que les premiers lui étaient nuisibles. En conséquence, il considère sans cesse, dans son ouvrage, le législateur comme un être à part, au-dessus du reste des hommes, nécessairement meilleur et plus éclairé qu’eux : et s’enthousiasmant pour ce fantôme créé par son imagination, il lui accorde sur les êtres soumis à ses ordres une autorité qu’il ne songe que par intervalles à contenir ou à limiter. C’est ainsi qu’il nous parle du ton différent que doit prendre la législation chez les différents peuplés en différents temps (page 5) ; de la manière dont, en détruisant des erreurs funestes, elle doit soutenir dune main ce qu’elle abat de l’autre (page 6) ; des lois qui doivent s’adapter à l’enfance des nations, suivre les mouvements de leur puberté, attendre leur maturité et prévenir leur décrépitude (ibid.) ; du soin que doit apporter le législateur à fixer les richesses dans l’état et à les distribuer avec équité (p. 11) ; de la protection qu’il faut accorder à l’agriculture sans négliger les arts (p. 12) ; des moyens de prévenir par les lois l’excès de l’opulence qui entraîne à l’excès de la misère (page 15) ; de la distribution légale de l’honneur et de l’infamie, pour agir puissamment sur l’opinion (page 18) ; des obstacles qu’il est désirable d’opposer à l’éducation domestique, trop indépendante de la législation, et qui ne doit être tolérée que chez un petit nombre de citoyens (page 21) ; de la direction à donner aux talents, du parti que le législateur peut tirer des passions et de la force productive dès vertus (ibid.).
De la sorte, dans cette partie de son système, [I-37] Filangieri confère au législateur un empire presque sans bornes sur l’existence humaine, tandis qu’ailleurs il s’élève avec beaucoup de force contre les empiétements de l’autorité.
Cette contradiction lui est commune avec un grand nombre d’écrivains que la liberté compte cependant parmi ses plus zélés défenseurs.
Pour expliquer cette inconséquence, quelques développements me sont nécessaires, et j’ai besoin d’obtenir de mes lecteurs un peu d’attention.
Tous ceux qui ont écrit sur les gouvernements les ont, sans le savoir, envisagés simultanément sous deux points de vue, et les ont jugés, souvent dans la même phrase, tantôt d’après ce qu’ils sont, tantôt d’après ce qu’ils voudraient qu’ils fussent. En jugeant les gouvernements d’après ce qu’ils sont, ces écrivains les ont traités fort sévèrement. Ils ont exposé à la haine et à l’indignation publique les vices, les erreurs, les faux calculs, les intentions malveillantes, l’ignorance obstinée, les passions envieuses des hommes revêtus de la puissance. Mais quand ils ont jugé les gouvernements d’après ce qu’ils voudraient qu’ils fussent, ils se sont exprimés d’une manière toute différente. Leur imagination leur a présenté les gouvernants comme des abstractions, elle en a fait des êtres d’une autre espèce que les gouvernés, et jouissant d’une supériorité incontestable en vertus, en sagesse, en lumières.
Ce double mouvement s’explique sans peine, lorsqu’une fois on l’a remarqué. Comme chacun désire que son opinion triomphe, nul ne renonce [I-38] complétèrent à lui procurer l’appui de l’autorité : et l’homme que cette autorité contrarie ne voudrait pas la voir anéantie, mais seulement déplacée.
Prenez au hasard quelqu’un de nos philosophes les plus renommés, Mably, par exemple ; il consacre six volumes à retracer, l’histoire de France en main, les malheurs des peuples et les crimes du pouvoir. Les faits qu’il recueille et qu’il commente ne nous offrent certes pas les gouvernants comme meilleurs que les gouvernés : et tout esprit juste serait porté à conclure de ces faits, que l’autorité doit être limitée le plus qu’il est possible, et qu’il faut soustraire à son action malfaisante toute la portion de l’existence humaine dont la nécessité la plus impérieuse n’exige pas l’asservissement.
Mais suivez maintenant Mably dans ses théories. Cette autorité qu’il a trouvée si funeste et si nuisible dans la pratique, il se la figure tout à coup bienfaisante, équitable, éclairée : il lui livre l’homme tout entier comme à un protecteur, un tuteur et un guide. La loi, dit-il (et il oublie que la loi ne se fait pas toute seule et qu’elle est l’œuvre des gouvernements), la loi doit s’emparer de nous dès les premiers moments de notre vie, pour nous entourer d’exemples, de préceptes, de récompenses et de châtiments. Elle doit diriger, améliorer, éclairer cette classe nombreuse et ignorante qui, n’ayant pas le temps de l’examen, est condamnée à recevoir les vérités mêmes sur parole et comme des préjugés. Tout le temps où la loi nous abandonne est un temps qu’elle laisse aux passions pour nous tenter, [I-39] nous séduire et nous subjuguer. La loi doit exciter l’amour du travail, graver dans l’âme de la jeunesse le respect pour la morale, frapper l’imagination par des institutions habilement combinées, pénétrer jusqu’au fond des cœurs pour en arracher les pensées coupables, au lieu de se borner à comprimer les actions nuisibles, prévenir les crimes au lieu de les punir. La loi doit régler nos moindres mouvements, présider à la diffusion des lumières, au développement de l’industrie, au perfectionnement des arts, conduire comme par la main la foule aveugle qu’il faut instruire et la foule corrompue qu’il faut corriger [3].
Qui ne croirait, en lisant tout ce que la loi doit faire, qu’elle descend du ciel pure et infaillible, sans avoir besoin de recourir à des intermédiaires, dont les erreurs la faussent, dont les calculs personnels la défigurent, dont les vices la souillent et la pervertissent. Mais s’il n’en est pas ainsi, si loi est l’ouvrage des hommes, si elle est empreinte de leurs imperfections, de leurs faiblesses et de leur perversité, qui ne sent que l’ouvrage ne mérite pas plus [I-40] de confiance que ses auteurs, et qu’eux-mêmes n’ont pas droit à nous en inspirer davantage sons un titre que sous un autre. Nous les redoutons comme gouvernants, parce qu’ils sont despotes ; nous les redoutons comme peuples, parce qu’ils sont ignorants et aveugles. Un changement de nom ne change point leur nature. Il me semble que voilà d’assez fortes raisons pour nous défier d’eux, lors même qu’ils trouvent convenable de s’intituler législateurs.
Je l’ai dit, il y a longtemps [4], et je le répète : une terminologie abstraite et obscure a fait illusion aux publicistes. L’on dirait qu’ils ont été dupes des verbes impersonnels dont ils se servaient ; ils ont cru dire quelque chose en disant : Il faut diriger l’opinion des hommes ; on ne doit pas abandonner les hommes aux divagations de leur esprit. Il faut influer sur la pensée. Il y a des opinions dont on peut tirer utilement parti pour tromper les hommes. Mais ces mots : Il faut, on doit, on ne doit pas, ne se rapportent-ils pas à des hommes ? On croirait qu’il s’agit d’une espèce différente. Cependant toutes ces phrases qui nous en imposent se réduisent à dire : Les hommes doivent diriger les opinions des hommes ; les hommes ne doivent pas abandonner les hommes à leurs propres divagations. Il y a des opinions dont les hommes peuvent tirer parti pour tromper les hommes. Les verbes impersonnels semblent avoir persuadé à nos philosophes qu’il y avait autre chose que des hommes dans les gouvernants.
[I-41]
Il est assurément loin de ma pensée de vouloir affaiblir le respect dû à la loi, quand elle s’applique aux objets qui sont de sa compétence. Je les indiquerai dans quelques instants. Mais prétendre, comme Mably, Filangieri et tant d’autres, étendre sur tous les objets la compétence de la loi, c’est organiser la tyrannie, et revenir, après beaucoup de déclamations oiseuses, à l’état d’esclavage dont on espérait se délivrer ; c’est soumettre de nouveau les hommes à une force illimitée, également dangereuse, soit qu’on l’appelle de son vrai nom, qui est despotisme, soit qu’on la pare d’une appellation plus douce, celle de législation.
Je rejette donc toute cette partie du système de Filangieri, dont, au reste, il s’écarte luimême dès qu’il aborde les détails. La législation comme le gouvernement n’a que deux objets : le premier, de prévenir les désordres intérieurs ; le second, de repousser les invasions étrangères. Tout est usurpation par-delà cette borne. La législation n’a donc point à prendre un ton différent chez les différents peuples ou chez les mêmes peuples en différents temps : car dans tous les temps, les délits réels, c’est-à-dire les actes qui nuisent à autrui, doivent être réprimés, et ceux qui ne nuisent à personne ne doivent pas l’être. La législation ne doit point s’occuper à détruire les erreurs, ni, quand elle détruit les erreurs, à soutenir dune main ce qu’elle abat de l’autre. Car les erreurs ne doivent se détruire que d’elles-mêmes, et c’est ainsi seulement qu’elles se détruisent par l’examen et par l’expérience ; la législation [I-42] n’a rien à y voir. Il ne saurait être question de lois qui s’adaptent à l’enfance des nations, à leur puberté, à leur maturité, à leur décrépitude, parce qu’encore une fois, dans l’enfance comme dans la puberté, la maturité on la décrépitude des peuples, les attentats à la vie, à la propriété, à la sûreté, sont des crimes et doivent être punis. Tout le reste doit demeurer libre. D’ailleurs quand une nation est dans l’enfance, ses législateurs sont dans l’enfance. Le titre de législateur ne confère point de privilège intellectuel [5]. La législation ne doit point chercher à fixer les richesses dans l’état et à les distribuer avec équité. [I-43] Les richesses se fixent dans un état quand y a liberté et sécurité ; et pour qu’il y ait ces deux choses, il suffit de la répression des crimes. Les richesses se distribuent et se répartissent d’elles-mêmes dans un parfait équilibre, quand la division des propriétés n’est pas gênée et que l’exercice de l’industrie ne rencontre point d’entraves. Or ce qui peut arriver de plus favorable à l’une et à l’autre, c’est la neutralité, le silence de la loi. La législation (je l’ai dit ailleurs chap. III) n’a point à protéger l’agriculture. L’agriculture est efficacement protégée, quand toutes les classes ont leurs garanties et sont à des vexations. La loi n’a point à prévenir l’excès de l’opulence, parce que cet excès ne s’introduit chez les peuples que lorsque la loi le sollicite et en quelque sorte l’appelle. C’est d’ordinaire à l’aide des lois, des institutions, des privilèges héréditaires, que les fortunes colossales se forment et se maintiennent. Ensuite on fait des lois pour s’opposer à leur accroissement immodéré, et c’est encore un mal. Abrogez les lois qui les favorisent ; vous n’aurez pas besoin de lois qui les répriment. Ce sera un double avantage. Car les premières vexent et avilissent le pauvre, les secondes gênent et corrompent le riche. Les premières arment les diverses classes de citoyens les uns contre les autres : les secondes arment contre les institutions la classe de citoyens qui sert d’exemple au reste. La distribution de l’honneur et de l’infamie est exclusivement du ressort de l’opinion. Quand la loi veut y intervenir, l’opinion se cabre et annule les arrêts législatifs. L’éducation appartient aux [I-44] parents, auxquels par la nature les enfants sont confiés. Si ces parents préfèrent l’éducation domestique, la loi ne peut s’y opposer sans être usurpatrice. Enfin les talents n’ont pas besoin que la loi leur donne une direction. Les passions doivent être réprimées quand elles entraînent des actions contraires à l’ordre public : mais la loi ne doit se mêler ni de les faire naître ni d’en tirer parti : et la force productrice des vertus, ce n’est point la loi, mais la liberté.
Toutes les expressions de Filangieri dans cette analyse de son livre et dans plusieurs parties de ce livre même, sont essentiellement vagues et impropres : c’est là le grand défaut de l’ouvrage. On s’aperçoit clairement que les idées de l’auteur n’étaient pas assez fixées. Il avait entrevu que presque tous les obstacles au bonheur des hommes et au développement de leurs facultés venaient des mesures mêmes que les gouvernements prennent sous prétexte de seconder ce développement et d’assurer ce bonheur ; mais il ne s’était point suffisamment convaincu que ces obstacles ne seraient pas levés par d’autres mesures des gouvernements, mais par l’absence de toutes mesures positives ; et en relevant avec justesse les inconvénients de ce qui existait, il a sans cesse employé des expressions qui impliquent une action directe. Ce vice de rédaction empêche l’ouvrage d’avoir un résultat décidé, et le lecteur d’arriver à ce résultat que tous les faits confirment. Ce résultat, c’est que les fonctions du gouvernement sont purement négatives. Il doit réprimer les désordres, [I-45] écarter les obstacles, empêcher en un mot que le mal n’ait lieu. On peut ensuite s’en fier aux individus pour trouver le bien.
Je reviendrai sur chacun des objets qui sont sommairement indiqués ici, quand les chapitres de Filangieri m’y ramèneront successivement. J’ai dû seulement énoncer la vérité fondamentale : et l’on verra que l’examen de chaque question particulière ne fera qu’entourer cette vérité de plus d’évidence.
[I-46]
« Je me garde bien de supposer un état de nature antérieur à la société… La société est née avec l’homme : mais cette société primitive était bien différente de la société civile… Il fallait, de toutes les forces particulières, composer une force publique, qui fût supérieure à chacune d’elles… et qui eût le pouvoir de placer, d’une manière immuable, dans la main des hommes, instrument de leur conservation et de leur tranquillité. »
Liv. I, chap. I, p. 43.
L’on doit savoir gré à Filangieri d’avoir écarté de ses recherches les questions relatives à l’état primitif de l’homme. Les écrivains du dix-huitième siècle avaient mis ces questions, fort à la mode, mais elles sont à la fois insolubles et oiseuses. Il y a dans l’histoire de toutes les origines des faits primordiaux dont on ne doit pas plus rechercher la cause que celle de l’existence. L’existence est un fait qu’il faut admettre sans vouloir l’expliquer. Toute tentative d’explication nous reporte à cette difficulté triviale et burlesque, mais qui n’en défie pas moins le raisonnement : La poule a-t-elle précédé l’œuf, ou l’œuf a-t-il précédé la poule ? Le seul philosophe qui se soit exprimé sensément sur cette matière est celui qui a dit : Nous suivons ceux qui nous précèdent et nous précédons ceux qui nous suivent. Il en est du [I-47] mode d’existence de chaque espèce d’êtres comme de l’existence elle-même. Ce mode est aussi un fait primordial, une loi de la nature ; les hommes religieux peuvent l’attribuer à la volonté du créateur, les incrédules à la nécessité ; mais ce fait n’est point explicable, comme le sont les autres phénomènes, par la succession des causes et dés effets.
L’homme n’est point sociable parce qu’il est faible : car il y a des animaux plus faibles qui ne sont point sociables. Il ne vit point en société, parce qu’il a calculé les avantages que la société lui procurerait : car pour calculer ces avantages, il eût fallu qu’il connût déjà la société. Il y a dans tout cela cercle vicieux et pétition de principe. L’homme est sociable parce qu’il est homme, comme le loup est insociable parce qu’il est loup. Autant vaudrait rechercher pourquoi le premier marche sur deux jambes et le second sur quatre.
Filangieri a donc eu raison de prendre pour base l’existence de la société, et de partir de ce premier fait pour examiner comment la société doit être constituée, quel est son but, et quels sont ses moyens d’atteindre ce but.
Sa définition du but de la société est assez exacte : c’est la conservation et la tranquillité. Mais ici l’auteur s’arrête et ne tire pas de ce principe les conséquences qui doivent en découler.
Si le but de la société est la conservation et la tranquillité de ses membres, tout ce qui est nécessaire pour que cette conservation soit garantie et que cette tranquillité ne soit pas troublée, est du ressort de la [I-48] législation ; car la législation n’est autre chose que l’effort de la société pour remplir les conditions de son existence. Mais tout ce qui n’est pas nécessaire à la garantie de la conservation et au maintien de la tranquillité est hors de la sphère sociale et législative.
Maintenant deux choses sont indispensables à la conservation et à la tranquillité des sociétés : l’une, que l’association soit à l’abri des désordres intérieurs ; l’autre, qu’elle soit à couvert des invasions étrangères. Il est donc du ressort de la société de réprimer ces désordres et de repousser ces invasions. Ainsi la législation doit punir les crimes, organiser une force armée contre les ennemis extérieurs, et imposer aux individus le sacrifice d’une portion de leur propriété particulière pour subvenir aux dépenses de ces deux objets. Châtiment des délits, résistance aux agressions, telle est la sphère de la législation dans les limites du nécessaire.
Il faut même distinguer deux espèces de délits, les actions nuisibles en elles-mêmes, et les actions qui ne sont nuisibles que comme violations d’engagements contractés. La juridiction de la législation sur les premières est absolue. Elle n’est que relative à l’égard des secondes. Elle dépend et de la nature de l’engagement, et de la réclamation de l’individu lésé. Lors même que la victime d’un assassinat ou d’un vol voudrait pardonner au coupable, la législation devrait le punir, parce que l’action commise est nuisible par son essence. Mais lorsque la rupture d’un engagement est consentie par toutes les parties [I-49] contractantes ou intéressées, la législation n’a pas le droit d’en prolonger de force l’exécution, comme elle n’a pas le droit de la dissoudre sur la demande d’une seule des parties.
Il est évident que la juridiction de la législation ne peut rester en deçà de ces bornes, mais qu’elle peut s’arrêter là. L’on ne saurait concevoir un peuple chez lequel les crimes individuels demeureraient impunis, et qui n’aurait préparé aucun moyen de résister aux attaques qu’entreprendraient contre lui les nations étrangères. Mais on en concevrait facilement un dont le gouvernement n’aurait d’autre mission que de veiller à ces deux objets : l’existence des individus et celle de la société seraient parfaitement assurées. Le nécessaire serait fait.
Dans plusieurs parties de son livre, Filangieri paraît avoir eu l’instinct de cette vérité ; mais il ne l’établit nulle part assez clairement. Il laisse subsister dans toutes ses expressions un vague qui peut être et qui, en effet, a de tout temps été la source de beaucoup d’abus. Pour nous en convaincre relisons le paragraphe entier consacré à expliquer, comme le dit l’auteur, l’origine et le motif de la société civile, l’origine et le motif des lois, et par conséquent l’objet unique et universel de la législation.
« Il fallait, de toutes les forces particulières, composer une force publique qui fût supérieure à chacune d’elles. il fallait donner l’être à une personne morale dont la volonté représentât toutes les volontés : dont la force fût l’assemblage de toutes les forces et qui, dirigée par la raison publique, [I-50] interprétât la loi naturelle, en développât les principes, fixât les droits, réglât les devoirs, prescrivît les obligations de chaque individu envers la société et envers les membres qui la composent ; établît au milieu des citoyens une mesure qui fût tout à la fois et la règle de leurs actions et la base de leur sûreté ; qui sût créer et conserver, pour le maintien de l’ordre, l’équilibre entre les besoins et les moyens de les remplir ; qui eût enfin le pouvoir de placer d’une manière immuable, dans la main des hommes, l’instrument de leur conservation et de leur tranquillité, seuls objets pour lesquels ils avaient fait le sacrifice de l’indépendance primitive. »
Sans doute, en interprétant chaque expression de Filangieri, il est possible de prouver qu’il restreint la compétence de la législation dans ses justes bornes : mais on pourrait aussi par une interprétation différente étendre cette compétence à tous les objets.
Si la législation est une personne morale dont la volonté représente toujours toutes les volontés, il en résulte que toutes les volontés ainsi représentées n’ont plus d’existence particulière qui leur appartienne. Si c’est la législation qui interprète la loi naturelle, ce n’est plus qu’à travers cette législation, qui est pourtant une chose convenue et factice, que l’homme peut connaître la nature. Un silence éternel est imposé au sentiment intérieur que cette nature lui avait donné pour guide. Si c’est la législation qui fixe les droits de chaque individu, les individus [I-51] n’ont plus que les droits que la législation veut bien leur laisser.
Conçu de la sorte, le système de Filangieri ne diffère en rien de celui de Rousseau que j’ai combattu dans un autre ouvrage et dont je crois avoir démontré les terribles conséquences et les incalculables dangers [6].
La législation, suivant Filangieri, comme la société, suivant Jean-Jacques, serait une puissance illimitée, despotique, au profit de laquelle tout l’être individuel se trouverait aliéné.
On ne saurait s’élever avec trop de force et de persistance contre cette doctrine. Je ne reproduirai point ici la série de raisonnements dont j’ai fait usage dans l’ouvrage que j’ai rappelé tout à l’heure. Je me bornerai à en rappeler les conclusions.
Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ou législative. L’autorité de la société et par conséquent de la législation n’existe que d’une manière relative et limitée : au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête l’autorité de la législation ; et si la législation franchit cette ligne, elle est usurpatrice.
Dans la portion de l’existence humaine qui doit rester indépendante de la législation, résident les droits individuels, droits auxquels la législation ne [I-52] doit jamais toucher, droits sur lesquels la société n’a point de juridiction, droits qu’elle ne peut envahir sans se rendre aussi coupable de tyrannie que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur. La légitimité de l’autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source. Lorsque cette autorité s’étend sur des objets qui sont hors de sa sphère, elle devient illégitime. Quand la législation porte une main attentatoire sur la partie de l’existence humaine qui n’est pas de son ressort, peu importe de quelle source elle se dit émanée, peu importe qu’elle soit l’ouvrage d’un seul homme ou d’une nation. Elle proviendrait de la nation entière, moins le citoyen qu’elle vexe, que ses actes n’en seraient pas plus légaux. Il y a des actes que rien ne peut revêtir du caractère de loi.
« L’on a défini » (j’emprunte cette remarque qui est juste et profonde à un écrivain dont le nom m’est échappé) « les lois l’expression de la volonté générale : c’est une définition très fausse. Les lois sont la déclaration des relations des hommes entre eux. Au moment où la société existe, il s’établit entre les hommes de certaines relations. Ces relations sont conformes à leur nature, car si elles n’étaient pas conformes à leur nature elles ne s’établiraient pas. Ces lois ne sont autre chose que ces relations observées et exprimées : elles ne sont pas la cause de ces relations qui au contraire leur sont antérieures. Elles déclarent que ces relations existent. Elles sont la déclaration d’un fait. Elles ne créent, ne déterminent, n’instituent rien, [I-53] sinon des formes pour garantir ce qui existait avant leur institution. Il s’ensuit qu’aucun homme, aucune fraction de la société, ni même la société entière ne peut, à proprement parler et dans un sens absolu, s’attribuer le droit de faire des lois : les lois n’étant que l’expression des relations qui existent entre les hommes, et ces relations précédant les lois, une loi nouvelle n’est autre chose qu’une déclaration qui n’avait pas encore été faite de ce qui existait antérieurement.
« La loi n’est donc point à la disposition du législateur. Elle n’est point une œuvre spontanée. Le législateur est pour l’univers moral ce qu’est le physicien pour l’univers matériel. Newton lui-même n’a pu que l’observer et nous déclarer les lois qu’il reconnaissait ou croyait reconnaître. Il ne s’imaginait pas sans doute qu’il fût le créateur de ces lois. »
Ainsi que je l’ai observé plus haut, Filangieri, dans le cours de son livre, se rapproche fréquemment de ces principes, mais il ne les énonce jamais positivement ; et nous le verrons même, dans plus d’un chapitre, accorder à la législation une étendue de compétence à laquelle il semble n’assigner aucune borne.
Je prouverai dans mes développements ultérieurs, que la doctrine que j’établis n’a nul danger pour le bon ordre ; que le gouvernement, renfermé dans ses limites légitimes, n’en est pas moins fort, et n’en atteint que plus sûrement son but ; qu’en lui permettant de franchir ces limites, on l’affaiblit et le [I-54] compromet ; que les droits individuels, dans toute leur latitude et leur inviolabilité, ne sont jamais en opposition avec les justes droits des associations sur leurs membres ; et que le repos et le bonheur de tous est mieux garanti par l’indépendance de chacun dans tout ce qui ne nuit pas aux autres, que par toutes les tentatives ouvertes ou déguisées, violentes ou équivoques, réitérées sans cesse par l’autorité et consacrées malheureusement par des philosophes à vue courte, pour doter la société, c’est-à-dire, un être abstrait et fictif, aux dépens des individus, est des seuls êtres réels et sensibles.
[I-55]
« Rien n’est plus facile que de commettre une erreur en législation : mais il n’en est point de plus fatale aux peuples ; il n’en est point de plus dangereuse à guérir. La perte d’une province et tous les mauvais succès d’une guerre sont des malheurs de peu de durée. Un seul instant de prospérité, une victoire d’un jour, réparent quelquefois les pertes de plusieurs années ; mais une erreur de politique ou de législation est la source inépuisable d’un siècle de maux, et son influence destructive s’étend jusqu’aux siècles à venir ».
Liv. I, chap. III, p. 53.
De ce qu’il est si facile de commettre des erreurs en législation, et de ce que les erreurs de ce genre sont mille fois plus funestes que toutes les autres calamités, il résulte, ce me semble, qu’il faut diminuer autant qu’il est possible, les chances de ces erreurs. Si, pour diminuer ces chances, les hommes sont réduits à sacrifier une portion des avantages qu’ils espéraient obtenir de l’action des lois, il faut qu’ils se résignent à ce sacrifice, pourvu qu’il n’entraîne pas la destruction de l’état social ; et l’on doit consentir à ce que les lois fassent peut être un peu moins de bien, pour être assuré qu’elles causeront beaucoup moins de mal.
En renfermant leur intervention dans des limites aussi étroites que le comporte la sûreté publique, [I-56] l’on atteint ce but : moins le législateur aura l’occasion d’agir, moins il sera exposé à se tromper.
Le marquis de Mirabeau, dans le premier chapitre de l’Ami des hommes, établit une distinction très juste entre les lois positives et les lois spéculatives. Les lois positives, dit-il, se bornent au maintien ; les lois spéculatives embrassent la direction. Il ne tire point de cette distinction des conséquences étendues. Son objet n’était point de fixer les limites de la législation, et bien que, dans le reste de son livre, il soit conduit sans cesse, par la force des choses, à restreindre de fait les fonctions spéculatives des législateurs et des gouvernants, il admet néanmoins qu’elles sont de droit, et s’efforce seulement d’indiquer comment elles peuvent être utilement et avantageusement exercées.
Mon but est différent ; mais j’adopterai la même distinction pour la suivre jusqu’au terme de ses résultats incontestables.
Lorsque le gouvernement ou la législation punissent une action nuisible ; lorsqu’ils répriment la violation d’un engagement contracté, ils remplissent une fonction positive ; lorsqu’ils sévissent contre une action qui n’est pas nuisible, sous prétexte qu’elle pourrait mener indirectement à une action qui le serait ; lorsqu’ils imposent aux individus de certaines obligations ou règles de conduite, qui ne font point partie nécessaire des engagements contractés par ces individus ; lorsqu’ils gênent la disposition de la propriété ou l’exercice de l’industrie ; lorsqu’ils cherchent à dominer l’opinion, soit par des châtiments [I-57] ou des récompenses, soit en s’emparant de l’éducation, ils s’arrogent une fonction spéculative.
Le législateur, dans ses fonctions positives, n’agit point d’une manière spontanée. Il réagit contre des faits, contre des actions antécédentes, qui ont eu lieu indépendamment de sa volonté. Mais dans ses fonctions spéculatives, il n’a point à réagir contre des faits, contre des actions commises, mais à prévoir des actions futures. Il agit donc spontanément, son action est le produit de sa volonté.
Les fonctions positives du législateur sont d’une nature infiniment simple ; et dans leur exercice, l’action du pouvoir n’est ni équivoque ni compliquée.
Ses fonctions spéculatives sont d’une autre nature ; elles n’ont point de bases fixes, de limites certaines ; elles ne s’exercent point sur des faits ; elles se fondent sur des espérances ou des craintes, sur des probabilités, des hypothèses, des spéculations, en un mot. Par là même elles peuvent varier, s’étendre, se compliquer à l’infini.
Les fonctions positives permettent souvent à l’autorité de demeurer immobile. Les fonctions spéculatives ne lui permettent jamais l’immobilité. Sa main qui, tantôt contient, tantôt dirige, tantôt crée et tantôt répare, peut quelque fois être invisible ; elle ne peut jamais rester inactive. Vous voyez alors le législateur tour à tour poser en deçà du crime des barrières de son propre choix, pour établir ensuite des peines contre le renversement de ces barrières, ou recourir à des mesures prohibitives contre des actions indifférentes en elles-mêmes, mais dont les [I-58] conséquences indirectes lui semblent dangereuses, ou accumuler les lois coercitives, pour forcer les hommes à faire ce qui lui pare le plus utile. D’autres fois il étend son autorité sur l’opinion ; d’autres fois encore, il modifie ou limite la jouissance de la propriété, en règle arbitrairement les formes, en détermine, en ordonne on en prohibe la transmission. Il assujettit à des entraves nombreuses l’exercice de l’industrie, l’encourage d’un côté, la restreint de l’autre : actions, discours, écrits, erreurs, vérités, idées religieuses, systèmes philosophiques, affections morales, sentiments intimes, usages, habitudes, mœurs, institutions, ce qu’il y a de plus vague dans l’imagination de l’homme, de plus indépendant dans sa nature, tout devient ainsi du domaine du législateur ; son autorité enlace notre existence de toutes parts, consacre ou combat nos conjectures les plus incertaines, modifie ou dirige nos impressions les plus fugitives.
Il y a donc cette différence entre les fonctions spéculatives et les fonctions positives, que ces dernières ont des bornes fixes ; au lieu que les premières, dès qu’elles sont admises, n’ont aucune borne. La loi qui enverrait les citoyens aux frontières, pour défendre ces frontières attaquées, serait une loi positive ; car son but serait de repousser une agression commise, et d’empêcher que le sol ne fût envahi. La loi qui autoriserait le gouvernement à porter la guerre chez tous les peuples soupçonnés de méditer une attaque, serait une loi spéculative ; car il n’y aurait point de fait antérieur, point d’action [I-59] commise : il y aurait action présumée, spéculation, conjecture. Aussi remarquez combien, dans le premier cas, la fonction du législateur et celle de l’exécuteur des lois seraient limitées. L’un n’aurait prononcé que contre un fait ; l’autre ne pourrait agir, si le fait n’existait pas. Mais dans la seconde hypothèse, l’autorité serait sans limites ; car la conjecture serait toujours à la discrétion du dépositaire de l’autorité.
De cette différence entre les lois positives et les lois spéculatives, suit évidemment que, lorsque le législateur se restreint aux premières, il ne peut guère se tromper. En s’aventurant dans les secondes, il s’expose an contraire à tous les genres d’erreurs. Une loi contre l’assassinat et le vol, punissant des actions déterminées, peut être plus ou moins bien faite ; elle peut être ou trop indulgente ou trop sévère : mais elle ne saurait aller en sens opposé de son but. Une loi, pour empêcher la décadence du commerce ou remédier à la stagnation de l’industrie, court risque de prendre pour des moyens d’encouragement ce qui n’en est pas.
En croyant encourager le commerce, elle peut détruire le commerce ; en croyant favoriser l’industrie, elle peut la contrarier.
Si donc les inconvénients graves, multiformes, prolongés, des erreurs de législation et de politique doivent nous engager à réduire au moindre nombre qu’il nous sera possible les chances de ces erreurs, il est évident que tout ce qui tient aux fonctions spéculatives doit être exclu du domaine de la [I-60] législation. Nous arrivons ainsi, par cette route, comme par toutes les autres, à ce résultat unique, éternel, seul raisonnable et seul salutaire : répression, défense, tel est le but légitime, c’est-à-dire nécessaire de la loi. Le reste est du luxe et du luxe funeste.
Sans doute, en renfermant l’action de la loi dans cette étroite enceinte, l’on renonce à voir se réaliser bien des rêves brillants, et l’on met un terme à mille espérances gigantesques. L’imagination peut concevoir un emploi singulièrement utile de la législation, dans son extension indéfinie, en la supposant toujours exercée en faveur de la raison, de l’intérêt de tous et de la justice, choisissant toujours des moyens d’une noble nature et d’un succès assuré, parvenant à s’assujettir les facultés de l’homme sans les dégrader, agissant, en un mot, comme la Providence, telle que les dévots la conçoivent, par la réunion, de la force qui commande et de la conviction qui pénètre au fond des cœurs.
Mais pour adopter cette supposition séduisante, il faut admettre un principe que les faits sont loin de nous présenter comme démontré, c’est que ceux qui font les lois sont nécessairement plus éclairés que ceux qui leur obéissent.
Il peut en être ainsi chez des hordes sauvages que des colonies viennent policer ; mais il n’en est pas de même chez les peuples civilisés.
Lorsqu’une peuplade, qui ne possède encore que les notions grossières indispensables à l’existence physique, reçoit par la conquête ou de toute autre manière des lois qui lui font connaître les premiers [I-61] éléments, et qui la soumettent aux premières règles de l’état social, les auteurs de ces lois sont certainement plus éclairés que ceux qu’ils instruisent. Ainsi l’on peut croire que Cécrops, s’il a existé, avait plus de lumières que les Athéniens, Numa que les Romains, Mahomet que les Arabes.
Mais appliquer ce raisonnement à une association déjà policée, c’est à mon avis une erreur grossière. Dans une pareille association, une portion nombreuse ne s’éclaire, il est vrai, que très difficilement, vouée qu’elle est par la nature des choses à des occupations mécaniques ; et les hommes chargés de la confection des lois sont incontestablement supérieurs à cette portion. Mais il y a aussi une classe éclairée, dont ces hommes font partie et ne font qu’une très petite partie ; ce n’est pas entre eux et la classe ignorante, c’est entre eux et la classe instruite que doit s’établir la comparaison. La question réduite à ces termes ne peut tourner à l’avantage du législateur.
« Si vous supposez, dit Condorcet, la puissance publique plus éclairée que la masse du peuple, vous devez la supposer moins éclairée que beaucoup d’individus [7]. »
S’il en est ainsi, si le législateur n’a pas le privilège de distinguer mieux que les individus soumis à son pouvoir ce qui est avantageux et ce qui est nuisible, que gagnons-nous pour le bonheur, l’ordre ou la morale, à étendre ses attributions ? Nous créons une force aveugle, dont la disposition est [I-62] abandonnée au hasard ; nous tirons au sort entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité, et le sort décide qui sera revêtu de la puissance [8].
Ce n’est pas à dire que les lois ne soient très respectables quand elles se renferment dans leur sphère : Les chances d’erreurs de la législation ne sont point un argument qui l’emporte sur la chance, ou plutôt la certitude de la dissolution de toute société, dissolution qui résulterait de l’absence complète des lois. Restreintes d’ailleurs au strict nécessaire, leur intervention, en même temps qu’elle est plus indispensable, a moins de dangers. Quand les lois se bornent au maintien de la sûreté extérieure et intérieure, elles n’exigent pour être bien faites qu’une intelligence et des lumières communes : cela même est un très grand avantage. La nature, en destinant à la médiocrité la multitude, a voulu que la médiocrité fût en état de concevoir les règlements propres à conserver dans la société le bon ordre et la paix. Comme, dans les jugements, les hommes se trouvent suffisamment bien d’être jugés par leurs pairs, en fait de législation, ils se trouveront suffisamment bien des lois que leurs pairs auront faites. Mais de même que les questions soumises aux jurés doivent être simples et précises, de même il faut que l’objet des lois soit précis et simple.
Je prévois que l’opinion que j’émets ici est de nature à exciter beaucoup de clameurs.
[I-63]
L’un des artifices de la puissance consiste à représenter toujours la législation, le gouvernement, le maniement des affaires, comme une tâche très difficile ; et la foule le croit, parce qu’elle croit assez docilement ce qu’on lui répète ; les dépositaires de l’autorité y gagnent de s’ériger en profonds génies, par cela seul qu’ils sont chargés de fonctions si ardues. Mais il y a dans leur charlatanisme à cet égard ceci de remarquable : en même temps qu’ils posent le principe, ils combattent de toute leur force sa conséquence la plus rigoureuse. Si le pouvoir requiert, pour être exercé, tant de capacité, n’est-il pas clair qu’il ne devrait êtreconfié qu’an plus capable [9]? Les maîtres du monde sont bien loin d’y consentir. Quand il leur plaît de se faire admirer, ils parlent des obstacles qu’ils ont à vaincre, des écueils qu’ils évitent, de la perspicacité, de la sagesse, des lumières supérieures dont ils doivent être doués. Mais quand on est conduit à conclure qu’il faudrait rechercher si en effet ils possèdent ces hautes lumières, cette perspicacité, cette sagesse, ils se placent aussitôt sur un autre terrain : ils affirment que le gouvernement [I-64] leur appartient, quelles que soient les bornes de leurs facultés ; que c’est leur propriété, leur droit, leur privilège ; et de la sorte il résulte de leur système à la fois que l’art de régir les hommes exige une intelligence plus qu’humaine, et qu’on peut s’en remettre au plus aveugle de tous les hasards, celui de la naissance, pour confier la pratique de cet art au premier venu.
Je crois être plus favorable aux véritables intérêts des gouvernants que les gouvernants eux-mêmes, en démontrant que le gouvernement resserré dans ses bornes légitimes n’est nullement chose si difficile. Je pense rendre par cette démonstration un éminent service à la monarchie constitutionnelle héréditaire. Je le fais volontiers, parce qu’à l’époque actuelle de notre espèce en Europe, la monarchie constitutionnelle héréditaire peut être le plus libre et le plus paisible des gouvernements.
Mais étendre sa juridiction sur des objets qui sont hors de sa sphère, c’est dénaturer la question ; c’est confier, à un petit nombre d’hommes, qui ne sont en rien au dessus du reste, des fonctions innombrables et illimitées, des fonctions moins nécessaires à remplir que les fonctions positives, puisque la société subsisterait lors même qu’elles ne seraient pas remplies ; presque impossibles à remplir bien, puisque des lumières supérieures sont requises, plus dangereuses à remplir mal, puisqu’elles atteignent les parties les plus délicates de notre existence et peuvent tarir toutes les sources de prospérité. Tout confirme donc mon principe. Ayez [I-65] des lois positives, en donnant à cette expression le sens dans lequel le marquis de Mirabeau l’employait vous ne pouvez exister sans ces lois. N’ayez point de lois spéculatives ; vous pouvez vous en passer.
Repoussez surtout avec un soin extrême le prétexte banal de toutes les lois de cette dernière espèce, l’allégation de l’utilité, Cette allégation une fois admise ; vous serez reportés malgré vos efforts vers tous les inconvénients inséparables de la force aveugle et colossale créée sous le nom de législation.
L’on peut trouver des motifs d’utilité pour tons les commandements et pour toutes les prohibitions. Défendre aux citoyens de sortir de leurs maisons serait utile ; car on empêcherait ainsi tous les délits qui se commettent sur les grandes routes. Obliger chacun de se présenter tous les matins devant les magistrats serait utile ; car on découvrirait plus facilement les vagabonds et les brigands qui sèchent pour attendre les occasions de faire le mal. C’est avec cette logique qu’on avait, il y a vingt années transformé la France en un vaste cachot.
L’utilité n’est pas susceptible d’une démonstration précise. C’est un objet d’opinion individuelle et par conséquent de discussion, de contestation indéfinie. Rien dans la nature n’est indifférent : tout a sa cause tout a ses effets ; tout a des résultats ou réels ou possibles ; tout peut être utile, tout peut être dangereux. La législation, une fois autorisée à juger de ces possibilités, n’a point de limites et ne peut en avoir.
« Vous n’avez, dit un Italien de beaucoup [I-66] d’esprit [10], vous n’avez jamais lié de votre vie quelque chose que ce soit, avec de la ficelle ou du fil, sans donner un tour de trop ou sans faire un nœud de plus. Il est dans notre instinct, en petit comme en grand, de dépasser la mesure naturelle. »
Entraîné par cette disposition inhérente à l’homme, le législateur agit en tout sens, et commet ces erreurs sans nombre que Filangieri décrit. Il doit les commettre, car, ainsi que je l’ai prouvé, il n’est pas plus infaillible que les individus. Je dis qu’il n’est pas plus infaillible, et si je voulais, je démontrerais qu’il l’est moins.
Il y a dans le pouvoir quelque chose qui fausse le jugement. Les chances d’erreurs de la force sont plus multipliées que celles de la faiblesse. La force trouve ses ressources en ellemême : la faiblesse a besoin de la raison. Supposez deux hommes également éclairés, l’un revêtu d’une puissance quelconque, l’autre simple citoyen : ne sentez-vous pas que le premier, placé en évidence, pressé dans les décisions qu’il doit adopter à un instant donné, engagé par ces décisions devenues publiques, a moins de temps pour la réflexion, plus d’intérêt à la persistance et par conséquent plus de chances d’erreurs que le second, qui examine à loisir, ne prend d’engagement envers aucune opinion, n’a nul motif de défendre une idée fausse, n’a compromis ni son autorité ni son amour-propre, et qui enfin, s’il se [I-67] passionne pour cette idée fausse, n’a nul moyen de la faire triompher [11]?
Et ne croyez pas trouver un remède dans telle ou telle forme de gouvernement. Parce que dans une organisation représentative le peuple choisit ceux qui lui imposent des lois, vous pensez qu’ils ne sauraient se tromper. Vous vous trompez vous-même. En supposant un système parfait et la liberté d’élection la mieux garantie, il s’en suivra que les opinions des élus seront conformes à celles des électeurs. Ils seront donc au niveau de la nation : ils ne seront pas plus infaillibles qu’elle.
J’ajouterai que les qualités qui obtiennent le choix du peuple, sont souvent exclusives de la supériorité des lumières. Il faut, pour conquérir et surtout pour conserver la confiance de la multitude, de la ténacité dans les idées, de la partialité dans les jugements, de la déférence pour les préjugés encore en faveur, plus de force que de finesse, plus de promptitude à saisir l’ensemble que de délicatesse à discerner les détails, Ces qualités suffisent pour ce qu’il y a de fixe, de déterminé, de précis, dans la législation. Mais transportées dans le domaine de l’intelligence et de l’opinion, elles ont quelque chose de rude, de grossier, d’inflexible, qui va contre le but d’amélioration ou de perfectionnement qu’on se propose [12].
[I-68]
Un Anglais très spirituel me disait un jour : Dans la chambre des communes, l’opposition est plus éclairée que le ministère. Hors de la chambre des communes, la partie instruite du peuple anglais est plus éclairée que l’opposition.
En tolérant les lois spéculatives, c’est-à-dire, en sortant la législation de la sphère où il faut de nécessité l’admettre, vous soumettez donc le genre humain aux méprises inévitables d’hommes sujets à l’erreur, non seulement par la faiblesse inhérente à la nature de tous, mais par l’effet additionnel de leur position spéciale.
Que de réflexions je pourrais ajouter, si je voulais parler ici de la détérioration inséparable de toutes les décisions collectives qui ne sont que des transactions forcées entre les préjugés et la vérité, les intérêts et les principes ! si je voulais examiner les moyens auxquels la législation est contrainte de recourir pour être obéie, décrire l’influence des lois coercitives ou prohibitives sur la morale des citoyens, et la corruption que la multiplicité de ces lois introduit dans les agents du pouvoir ! Mais j’ai déjà effleuré ce sujet dans un autre ouvrage [13] et j’y serai d’ailleurs ramené dans la suite de ce commentaire.
Je me résume. Les erreurs en législation ont des inconvénients multipliés. Indépendamment des maux directs qu’elles causent, comme elles obligent les hommes à s’y résigner et à y conformer leurs habitudes et leurs calculs, elles sont, ainsi que [I-69] Filangieri l’observe, aussi dangereuses à guérir qu’à respecter.
Les particuliers peuvent se tromper sans doute ; mais s’ils s’égarent, les lois sont là pour les réprimer. Les erreurs de la législation au contraire se fortifient de la force des lois mêmes. Ces erreurs sont générales et condamnent l’homme à l’obéissance. Les méprises de l’intérêt privé sont individuelles : l’erreur de l’un n’influe en rien sur la conduite de l’autre. Lorsque la loi reste neutre, toute erreur étant préjudiciable à celui qui la commet est bientôt reconnue et abjurée. La nature a donné à l’homme deux guides, l’intérêt et l’expérience : il s’éclaire par ses propres pertes. Quel motif de persistance aurait-il ? tout se passe de lui à lui-même. Il peut, sans que nul le remarque, reculer, avancer, changer de route, se corriger enfin librement. La situation du législateur est en tout l’inverse. Plus éloigné des conséquences de ses mesures, et n’en éprouvant pas les effets d’une manière aussi immédiate, il découvre plus tard ses méprises, et quand il les découvre, il se trouve en présence d’observateurs ennemis. Il a raison de craindre de se déconsidérer en se corrigeant. Entre le moment où la législation dévie de la bonne route, et le moment où le législateur s’en aperçoit, beaucoup de temps s’écoule ; mais entre ce dernier moment et celui où le législateur se détermine à revenir sur ses pas, il s’écoule plus de temps encore : et l’action même de revenir sur ses pas n’est sans danger ni pour le législateur ni pour la société.
[I-70]
Toutes les fois donc qu’il n’y a pas nécessité absolue, toutes les fois que la législation peut ne pas intervenir, sans que la société soit bouleversée, toutes les fois enfin qu’il n’est question que d’un mieux hypothétique, il faut que la loi s’abstienne, laisse faire, et se taise.
[I-71]
« L’Espagne doit non seulement à l’expulsion des Maures… mais aux faux principes d’administration…. l’état déplorable de l’agriculture, de l’industrie, de la population et du commerce ».
Liv. I, Chap.III, p. 54.
C’est avec beaucoup de raison sans doute que Filangieri place au nombre des causes de la décadence de l’Espagne l’expulsion des Maures et l’absurdité de plusieurs des lois commerciales qui régissaient ce royaume. Nous aurons plus d’une fois l’occasion de revenir sur l’influence désastreuse de ces lois prohibitives, dont tous les gouvernements de l’Europe ont fait jadis un si ample usage ; que tous les flatteurs de ces gouvernements, tous les faiseurs de projets, tous les spéculateurs ignorants, tous les négociants cupides, leur recommandaient à l’envi ; qui ont séduit fréquemment Montesquieu lui-même, et que les enseignements de l’expérience et les efforts de tous les hommes sensés ne peuvent extirper encore, tant le pouvoir éprouve de répugnance à croire aux bons effets de la liberté ! Quant à l’expulsion des Maures, elle est heureusement placée aujourd’hui à côté de la Saint-Barthélemy et de la révocation de l’édit de Nantes, et quelle que soit l’impudeur des écrivains vendus à l’autorité, les progrès du siècle ont gagné [I-72] ceci, que de telles mesures qui, renouvelées, trouveraient peutêtre des complices, ne sauraient à distance rencontrer d’approbateurs.
Néanmoins, ces causes que Filangieri assigne au dépérissement d’un empire, favorisé de tout temps par sa position et son climat, et durant plusieurs siècles par une réunion unique de circonstances, ne sont que secondaires et accidentelles ; ou plutôt elles sont elles-mêmes les effets d’une cause générale et permanente, je veux dire l’établissement graduel du despotisme et l’abolition de toute institution constitutionnelle.
L’Espagne n’est pas tombée tout à coup dans l’état de faiblesse et d’abaissement dans lequel cette monarchie était plongée, lorsque l’invasion de Bonaparte vint réveiller de sa stupeur un peuple généreux. Sa décadence date de la destruction de sa liberté politique et de la suppression des Cortes. Peuplée autrefois de trente millions d’habitants, elle a vu sa population tomber successivement jusqu’à neuf millions. Souveraine des mers, et maîtresse d’innombrables colonies, elle a vu sa marine déchoir au point d’être inférieure à celle de l’Angleterre, de la Hollande et de la France. L’arbitre de l’Europe sous Charles Quint, la terreur de l’Europe sous Philippe II, elle s’est vue rayée du catalogue des puissances qui, pendant les trois derniers siècles ont disposé des destins du monde. Tout cela ne s’est pas fait en un jour. Cela s’est fait par le travail opiniâtre et la pression sourde d’un gouvernement qui pesait sur l’intelligence humaine, et qui, [I-73] pour n’avoir point à redouter ses sujets, paralysait leurs facultés et les retenait dans l’apathie.
La preuve en est que si nous tournons nos regards vers l’Angleterre, nous apercevrons chez les Anglais des lois commerciales non moins absurdes, non moins vexatoires, non moins injustes : nous verrons dans les massacres des catholiques surtout en Irlande, et dans les règlements exécrables qui réduisent toute cette portion du peuple irlandais à la condition d’ilotes, le pendant de la persécution et jusqu’à un certain point du bannissement des Maures ; et pourtant l’Angleterre est restée au premier rang des nations.
C’est que les institutions politiques, les discussions parlementaires, la liberté de la presse dont elle jouit sans interruption depuis cent vingt six années, ont contrebalancé les vices de ses lois et de son gouvernement. L’énergie du caractère de ses habitants, s’est maintenue, parce qu’ils n’ont point été déshérités de leur participation à l’administration des affaires publiques ; cette participation, bien qu’elle soit presque imaginaire, donne aux citoyens un sentiment de leur importance qui entretient leur activité et l’Angleterre régie, à bien peu d’exception près, depuis sir Robert Walpole jusqu’à nous, par des ministères machiavéliques et représentée par un parlement assez corrompu, n’en a pas moins conservé le langage, les habitudes et plusieurs des avantages de la liberté.
Que si l’on m’objectait que déjà la constitution de l’Espagne n’existait plus sous Philippe II, et que sa puissance était encore formidable, je répondrais [I-74] que l’effet du despotisme n’est pas immédiat ; une nation qui a été libre et qui a dû à sa liberté le développement de ses facultés morales et industrielles, vit, quelque temps après la perte de ses droits, sur ses capitaux anciens, pour ainsi dire, sur ses richesses acquises. Mais le principe reproducteur étant desséché, la génération active, éclairée, industrieuse, disparaît successivement, et la génération qui la remplace tombe dans l’inertie et l’abâtardissement.
Si l’on m’oppose l’exemple d’autres états de l’Europe non moins étrangers que l’Espagne à toute institution constitutionnelle, et qui cependant n’avaient pas subi la même décadence, j’expliquerai facilement cette différence, en prouvant que ces états avaient conservé une sorte de liberté incertaine et sans garantie, mais réelle dans ses résultats, bien que précaire dans sa durée, et je trouverai l’occasion de produire relativement à un effet politique de la découverte de l’imprimerie, des considérations que je crois importantes et que je crois avoir été le premier à développer [14].
Il y avait autrefois en Europe dans tous les pays des institutions mêlées de beaucoup d’abus, mais qui, donnant à de certaines classes des privilèges à défendre et des droits à exercer, entretenaient dans ces classes une activité qui les préservait du découragement et de l’apathie ; c’est à cette cause qu’il faut attribuer l’énergie des caractères jusqu’au seizième siècle, énergie dont nous ne trouvions plus [I-75] aucun vestige, avant la révolution qui a ébranlé les trônes et retrempé les âmes. Ces institutions ont été partout détruites ou tellement modifiées qu’elles ont perdu presque entièrement leur influence. Mais vers le même temps où elles se sont écroulées, la découverte de l’imprimerie a fourni aux hommes un moyen nouveau de s’intéresser à leur patrie ; elle a fait jaillir une source nouvelle de mouvement intellectuel.
Dans les pays où le peuple ne participe point au gouvernement d’une manière active, c’està-dire partout où il n’y a pas une représentation nationale librement élue et revêtue de prérogatives imposantes, la liberté de la presse remplace en quelque sorte les droits politiques. La partie éclairée de la nation s’intéresse à l’administration des affaires, lorsqu’elle peut exprimer son opinion, sinon directement, au moins sur les principes généraux du gouvernement. Mais lorsqu’il n’y a dans un pays ni liberté de la presse ni droits politiques, le peuple se détache entièrement des affaires publiques ; toute communication est rompue entre les gouvernants et les gouvernés. L’autorité, pendant quelque temps, et les partisans de l’autorité peuvent regarde cela comme un avantage. Le gouvernement ne rencontre point d’obstacles : rien ne le contrarie ; mais c’est que lui seul est vivant, la nation est morte. L’opinion publique est la vie des états ; quand l’opinion publique est frappée dans son principe, les états dépérissent et tombent en dissolution. En conséquence, remarquez-le bien, depuis la découverte de l’imprimerie, certains gouvernements ont favorisé la manifestation [I-76] des opinions par le moyen de la presse. D’autres ont toléré cette manifestation : d’autres l’ont étouffée. Les nations chez lesquelles cette occupation de l’esprit a été encouragée ou permise, ont seules conservé de la force et de la vie. Celles dont les gouvernements ont imposé silence à toute opinion ont perdu graduellement tout caractère et toute vigueur.
Tel avait été le sort de l’Espagne, soumise, plus qu’aucune autre contrée de l’Europe, au despotisme politique et religieux. Au moment où la liberté constitutionnelle fut ravie aux Espagnols, aucune carrière nouvelle ne s’étant offerte à l’activité de leur pensée, ils se résignèrent et s’assoupirent. L’état en porta la peine. L’arrêt de son dépérissement fut prononce.
Il ne faut pas croire que les gains du commerce, les profits de l’industrie, la nécessité même de l’agriculture soient un mobile d’activité suffisant pour les hommes. L’on s’exagère souvent l’influence de l’intérêt personnel. L’intérêt est borné dans ses besoins et grossier dans ses jouissances ; il travaille pour le présent sans jeter ses regards au loin dans l’avenir. L’homme dont l’opinion languit étouffée n’est pas longtemps excité même par son intérêt ; une sorte de stupeur s’empare de lui, et comme la paralysie s’étend d’une portion du corps, à l’autre, elle s’étend aussi de l’une à l’autre de nos facultés.
Les dépositaires du pouvoir voudraient que leurs sujets fussent passifs pour la servitude et actifs pour le travail, insensibles à l’esclavage et ardents à toute les entreprises qui ne tiennent point à la politique, [I-77] serfs résignés et instruments habiles. Cette réunion de qualités contraires ne saurait durer ; il n’est pas donné à l’autorité d’endormir ou de réveiller les peuples suivant ses convenances, ou ses fantaisies momentanées. La vie n’est pas une chose qu’on ôte et qu’on rende tour à tour ; les facultés de l’homme se tiennent : les lumières s’appliquent à tout ; elles font faire des progrès à l’industrie, à tous les arts, à toutes les sciences, puis analysant ces progrès, elles étendent leur propre horizon. Mais elles ont pour principe la pensée ; si vous la découragez sur elle-même, elle ne s’exercera plus sur aucun objet qu’avec langueur : l’on dirait qu’indignée de se voir repoussée de la sphère qui lui est propre, elle veut se venger par un noble suicide de l’humiliation qui lui est infligée. L’existence humaine attaquée dans son centre sent bientôt le poison s’étendre jusqu’aux parties les plus éloignées. Vous croyez n’avoir fait que la borner dans quelque liberté superflue, ou lui retrancher quelque pompe inutile ; votre arme empoisonnée l’a blessée au cœur. L’intelligence de l’homme ne saurait être stationnaire ; si vous ne l’arrêtez pas, elle avance : si vous l’arrêtez, elle recule ; elle ne peut demeurer au même point. Il arrive donc que les gouvernements, qui veulent tuer l’opinion et croient encourager l’intérêt, se trouvent, à leur grand regret, par une opération double et maladroite, les avoir tués tous les deux, et le mouvement s’affaiblit bientôt dans l’autorité même. La léthargie d’une nation où il n’y a point d’opinion publique se communique à son gouvernement ; n’ayant pu la [I-78] tenir éveillée, il finit par s’endormir avec elle. Ainsi tout se tait, tout s’affaisse, tout dégénère et dépérit.
Tel fut, je le répète, le sort de l’Espagne ; et ni la beauté du climat, ni la fertilité du sol, ni la domination de deux mers, ni les richesses du Nouveau Monde, ni, ce qui était bien plus encore, les facultés éminentes de cette nation maintenant admirable, ne purent l’en sauver.
Il est si vrai que c’était le gouvernement qui pesait de la sorte sur ce peuple, qu’aussitôt qu’une invasion étrangère eut suspendu l’action de ce gouvernement, l’énergie de la nation reparut tout entière. Ce que n’avaient pu les cabinets coalisés de l’Europe, ce qu’avaient essayé vainement l’habileté routinière de l’Autriche, l’ardeur belliqueuse de la Prusse, les Espagnols le firent, sans rois, sans généraux, sans trésors, sans armées, abandonnés, désavoués de tous les souverains, ayant à repousser non seulement Bonaparte et la valeur française, mais la coopération docile et zélée des princes qu’il avait réduits ou admis au rang de ses vassaux.
Des écrivains de parti ont attribué tant d’héroïsme à la religion, aux mœurs antiques, aux doctrines transmises scrupuleusement d’un siècle à l’autre, et surtout à l’absence des idées qu’ils appelaient révolutionnaires : mais la religion, les mœurs antiques, les doctrines héréditaires, n’avaient pas empêché la puissance espagnole de déchoir, l’industrie de languir, la gloire de s’éclipser. C’est que chaque Espagnol, courbé sous le joug, s’était détaché de sa propre destinée sur laquelle sa volonté [I-79] ne pouvait influer. Remis en possession par une révolution imprévue de sa part naturelle d’influence, investi du droit de défendre sa patrie et de se défendre, chaque Espagnol a senti sa force renaître et son enthousiasme s’allumer. L’absence du gouvernement rendant à tous les individus la plénitude de leurs facultés, la plénitude de ces facultés s’est aussitôt retrouvée. Aucune vertu, aucun talent n’a manqué à l’appel : tant la lutte la plus inégale est préférable à l’asservissement !
Voulez-vous une preuve additionnelle de cette importante vérité ? Une fatalité déplorable a fait succéder à cette lutte animée, à ces victoires patriotiques, une administration oppressive. Des délateurs et des courtisans, race ennemie des rois et des peuples, ont trompé un monarque qu’égarait l’inexpérience et que les préjugés dominaient. Soudain l’apathie, l’affaissement, le dégoût du travail, la stagnation de l’industrie, l’interruption du commerce, la chute du crédit, tous les symptômes de décadence et de ruine qui avaient signalé le déclin de l’ancienne Espagne ont reparu dans l’Espagne délivrée de l’étranger. Cependant les causes auxquelles on prétendait rapporter ses triomphes n’avaient rien perdu de leur intensité. L’Espagne possédait et son culte exclusif, et son attachement aux mœurs de ses ancêtres. Mais la liberté l’avait quittée : elle y est revenue, et déjà se rouvrent par elle toutes les sources de prospérité.
Tandis que j’écris ainsi sur l’Espagne, une réflexion se présente à moi : pourquoi la tairaisje ?
[I-80]
Au moment où une nation magnanime qui vient de briser ses fers associe à sa délivrance le roi qui la gouverne ; au moment où ce roi lui-même par des serments solennels consacre le nouveau pacte social, d’où vient qu’en d’autres lieux de l’Europe quelques hommes semblent avoir pris à tâche d’étouffer les germes du bien, d’éterniser les haines et de ressusciter les soupçons ? Comment se fait-il qu’en France, organes de je ne sais quelle faction, ambassadeurs créés par eux-mêmes, ou missionnaires de je ne sais quel pouvoir occulte, ils osent offrir au prince qu’ils compromettent de coupables secours, et poursuivre un monarque constitutionnel d’une insolente et hypocrite pitié ? Ignorent-ils que c’est ainsi que les étrangers ont causa la perte du malheureux Louis XVI ? Ont-ils oublié que leurs folles menaces, leurs intelligences prétendues, leurs pamphlets incendiaires, ont favorisé les ennemis plus directs, mais non plus dangereux de la royauté? [15] Assis en sûreté loin du théâtre des agitations et des périls, peu leur importe quels abîmes ils creusent sous les pas des nations et autour des trônes.
Espagnols éclairés et généreux, ces hommes vous ont déjà causé bien des maux. Dès I814 ils ont prêché perpétuellement à vos princes et la légitimité du pouvoir absolu et la justice des moyens affreux nécessaires pour le conserver. Leur opinion semblait [I-81] désintéressée. Qui peut déterminer l’autorité qu’elle a dû avoir ? leur voix venait de loin : on l’eût dit impartiale, comme celle d’une postérité équitable. Qui peut savoir jusqu’à quel point elle n’a pas influé sur vos malheurs ?
De tous vos ennemis ces hommes sont les plus inexcusables, les seuls inexcusables peutêtre. C’est sans passion, sans intérêt immédiat, c’est froidement qu’ils applaudissaient aux persécutions, aux tortures, aux supplices de vos défenseurs. Que sur eux retombe le sang des victimes !
Vous suivrez en paix, malgré ces adversaires méprisables et perfides, votre noble carrière. Vous savez que la liberté a pour base la justice ; que, pour fonder une monarchie constitutionnelle, il faut respecter son premier principe, l’inviolabilité du monarque ; que la volonté de la majorité n’est légitime que lorsqu’elle ne blesse la minorité dans aucun de ses droits. Vous savez aussi, par une immortelle et glorieuse expérience, que votre volonté suffit contre l’Europe liguée. Vous avez résisté à Bonaparte : le ciel ne créera pas un second
Bonaparte. Les généraux vaincus par Napoléon qui n’a pu vaincre l’Espagne, ne seraient pas plus heureux contre elle que celui devant lequel ils ont succombé. S’il en est un dont le succès ait accompagné ces étendards, c’est qu’il défendait une cause sainte ; abjurant cette cause, il perdrait sa force, et Salamanque et Ciudad Rodrigo ne seraient plus témoins que de sa honte et de ses revers.
[I-82]
« Si nous passons de l’Espagne à la France, nous verrons encore une nation qui, après avoir dominé en Europe… a trouvé… dans l’ignorance de ses législateurs le principe de sa décadence ».
Liv. I, chap. III, p. 56.
Filangieri commet à l’égard de la France une faute analogue à celle que j’ai déjà fait apercevoir dans ses réflexions sur l’Espagne. De même qu’il attribue la décadence de ce dernier royaume à l’expulsion des Maures, et à de mauvaises lois commerciales, il assigne pour cause au dépérissement du premier la révocation de l’édit de Nantes, et les encouragements exclusifs donnés par Colbert à l’industrie, sans égards et sans ménagements pour l’agriculture.
Colbert est incontestablement tombé dans beaucoup d’erreurs, et l’on se doute bien, d’après mes principes sur la neutralité que les gouvernements doivent observer dans tout ce qui regarde l’industrie, le commerce et les spéculations individuelles que je ne me constituerai pas l’apologiste de ce ministre jadis si vanté. La révocation de l’édit de Nantes fut aussi un grand crime et un acte de délire. Mais ni Colbert n’aurait pu se livrer sans réserve à ses théories trompeuses, sur la nécessité de donner [I-83] aux manufactures une activité factice et forcée, ni Louis XIV n’aurait pu bannir les protestants d’une patrie qu’ils enrichissaient, si la France eût été garantie par une constitution libre et contre le despotisme des rois et contre les conceptions fantastiques des ministres.
Plusieurs différences néanmoins existent entre la France et l’Espagne et méritent d’être remarquées.
L’oppression intellectuelle n’a jamais pesé sur nous au même degré que sur nos voisins audelà des Pyrénées. La totalité des Français n’a été complètement privée des droits politiques que sous Richelieu : et j’ai déjà dit, dans le chapitre précédent, que des institutions défectueuses, mais investissant des classes puissantes de certains privilèges qu’elles sont sans cesse occupées à défendre, ont, au milieu de beaucoup d’inconvénients, cet avantage qu’elles ne laissent pas la nation entière se dégrader et s’abâtardir. Le commencement du règne de Louis XIV fut agité par la guerre de la Fronde, guerre puérile à la vérité, mais qui était le reste d’un esprit de résistance accoutumé à l’action, et continuant à agir presque sans but. Le despotisme s’accrut beaucoup vers la fin de ce règne. Cependant l’opposition se maintint toujours, se réfugiant dans les querelles religieuses, tantôt des calvinistes contre le catholicisme, tantôt des catholiques entre eux. La mort de Louis XIV fut l’époque du relâchement de l’autorité. La liberté des opinions gagna chaque jour du terrain.
Je ne veux point dire que cette liberté s’exerça de [I-84] la manière la plus décente et la plus utile : je veux dire seulement qu’elle s’exerça, et que de la sorte on ne peut mettre les Français à aucune époque, jusqu’à la révolution de 1789, parmi les peuples condamnés à un asservissement complet et à une léthargie morale.
Cependant il est certain que, dans le temps où écrivait Filangieri, la France était tombée de son rang ; déchue de sa puissance, et que son caractère national était altéré.
Mais d’où provenait ce dépérissement, cette altération, cette décadence ?
Il est facile et commode d’attribuer des effets généraux à des causes partielles. Les ennemis de la liberté se plaisent beaucoup dans cette manière de résoudre les difficultés, parce que, toutes les fois qu’on remonte aux principes, la nécessité de la liberté apparaît soudain, tandis que si l’on prend, pour solution du problème, tel détail, tel individu, tel accident, cela ne tire point à conséquence.
Les uns vous diront donc que l’affaiblissement de la France dans le dernier siècle a tenu aux guerres malheureuses dans lesquelles, vers la fin du siècle précédent, Louis XIV s’était engagé.
Les autres accuseront de cet affaiblissement la corruption que la régence introduisit dans toutes les classes, et le peu de résistance opposée aux progrès de cette corruption par les successeurs de Louis XIV, qui, voluptueux, indolents ou faibles, se montrèrent incapables d’exercer dans sa plénitude l’autorité royale.
[I-85]
Mais il en est de ces explications comme de toutes celles qui ne s’élèvent pas assez haut.
Les guerres de la vieillesse de Louis XIV furent la cause la plus prochaine des maux de la France. Mais si ce pays avait possédé des institutions constitutionnelles, Louis XIV n’aurait pu ni entreprendre ces guerres inutiles, ni persister dans ces agressions téméraires qui devaient attirer sur lui les forces réunies de toute l’Europe. Il n’aurait pas dépendu d’un de ses ministres de l’entraîner dans de semblables expéditions, pour le distraire de ses mécontentements les plus passagers et les plus frivoles.
Quant à la corruption dont on accuse les successeurs de Louis XIV d’avoir donné l’exemple et favorisé ou toléré les progrès ; cette corruption fut la suite nécessaire de l’oppression morale que Louis XIV, dans sa décrépitude avait exercée sur une nation déjà trop éclairée pour la supporter : la réaction fut proportionnée à l’action. Même avant la mort de Louis XIV cette réaction s’annonçait. Les mémoires du temps nous parlent de lettres interceptées, offensantes également à Dieu et au Roi [16]: ces lettres étaient écrites par des courtisans qui vivaient sous sa férule ; mais le vieux prince pesait sur sa vieille cour qui, ellemême, imposait la dissimulation et la fraude à la génération naissante. Le roi mourut : le torrent auquel son despotisme opposait des digues les renversa toutes. Le raisonnement se dédommagea par la divagation et l’audace de la [I-86] contrainte qu’il avait impatiemment subie. L’on peut affirmer, et ce devrait être une instructive leçon pour les gouvernants, que, toutes les fois que le mensonge a régné, la vérité se venge avec usure. A peine Louis XIV avait-il disparu que l’on vit apparaître la régence ; madame de Prie remplaça madame de Maintenon, et la dépravation s’assit sur le tombeau de l’hypocrisie.
Donnez au contraire à la France une constitution libre. La superstition d’un monarque sera sans influence sur un peuple en droit de ne pas singer l’opinion du maître : et il n’y aura point de réaction vers la licence, parce qu’il n’y aura pas eu pression en faveur du faux zèle et de la bigoterie.
On peut en dire autant de la faiblesse des princes qui remplacèrent Louis XIV. Les mœurs relâchées de Louis XV et l’indécision de Louis XVI auraient en Angleterre été des choses fort peu importantes, parce que le caractère personnel du roi n’est rien dans un régime constitutionnel.
Je dirai plus. Il est heureux que les successeurs de Louis XIV aient eu ce relâchement de mœurs et cette faiblesse ; car c’est à cette cause que tient la différence que j’ai remarquée entre la France et l’Espagne, et qui est toute à l’avantage de la première. Si Louis XIV avait comme Charles Quint été remplacé par un prince sévère, ombrageux, assez habile pour opprimer la nation sans, la soulever, il est probable que la France serait tombée dans la stupeur et dans l’apathie. Sous ce rapport, nous devons nous féliciter peut-être des, orgies de la régence et [I-87] de l’immoralité de la cour de Louis XV. La licence des grands vint au secours et tourna au profit de la liberté du peuple.
L’Espagne, sous un gouvernement sérieux, oppressif, et secondé par une inquisition implacable, perdit toute activité et tout intérêt à la chose publique ; la France, sous un régime arbitraire, mais inconséquent, frivole et contrarié par une opinion qui trouvait mille issues pour s’échapper, conserva de l’intérêt à la chose publique, en conservant sinon le droit, du moins la faculté de s’en occuper ; et si les deux monarchies dépérirent, ce fut d’une manière diverse, chacune conformément à la cause de son dépérissement.
L’Espagne paralysée n’a été durant les deux siècles de sa léthargie d’aucune ressource, ni pour elle-même ni pour l’Europe, malgré les qualités sublimes qui étaient comme enfouies dans le caractère de ses habitants. La France, dans son abaissement le plus profond, a répandu autour d’elle les lumières, entretenu dans les écrits la vie intellectuelle, et donné enfin la première le noble signal de la liberté.
[I-88]
« L’Angleterre est aujourd’hui sur le bord de sa ruine, et sa décadence subite a sa source dans les erreurs de ses lois ».
Liv. I, chap. III, p. 57.
Toutes les observations de Filangieri sur les vices des anglaises, sur l’absurdité et la cruauté des prohibitions commerciales en vigueur dans la patrie d’Adam Smith, sur l’inégalité et l’injustice des relations que l’Angleterre avait établies, et qu’elle a voulu perpétuer entre elle et ses colonies, sont d’une vérité évidente. La législation de cette île célèbre, dans tout ce qui a rapport à l’industrie, aux manufactures, à la fixation du prix des journées, en un mot à l’existence de l’homme réduit à vivre de son travail, ressemble à une conspiration permanente de la classe puissante et riche contre la classe pauvre et laborieuse. Des preuves sans nombre seraient faciles à rassembler. On ne saurait ouvrir les statuts d’Angleterre, même en laissantde côté les temps barbares, et en ne consultant ces statuts que depuis le règne d’Élisabeth jusqu’à nos jours, sans voir les rigueurs, les supplices et la mort, prodiguées à des actions qu’il est impossible de considérer comme des crimes. L’exportation d’un bélier ou d’un agneau emporte la confiscation des biens, la perte de la [I-89] main gauche, et pour la récidive celle de la vie. Quiconque approche de la côte avec de la laine brute est atteint d’une peine non moins sévère, comme soupçonné d’avoir voulu faire passer à l’étranger une matière non encore ouvrée. Si des ouvriers qui expirent de misère avec leurs familles, se concertent pour obtenir des salaires proportionnés au prix des denrées, ils sont châtiés comme des rebelles. Dans ce pays que chacun de ses habitants se vante de pouvoir parcourir en liberté, l’indigent pour passer d’une paroisse à l’autre, a besoin du consentement de celle où il veut s’établir, de peur que, dépourvu de moyens de subsistance, il ne tombe à la charge de ses nouveaux concitoyens. La femme enceinte, le vieillard, l’orphelin, rencontrent ainsi à chaque pas, dans leur propre patrie, des barrières factices qui la transforment pour eux en une contrée inhospitalière, où la pauvreté se voit proscrite, parce que la propriété a conservé la férocité primitive de l’usurpation.
Il n’est pas étonnant qu’indigné de ce spectacle, Filangieri ait cru reconnaître des causes de ruines, là où se déployaient tant d’iniquités. Il y a néanmoins plus de quarante ans qu’il prédisait à l’Angleterre une décadence prochaine et inévitable. Ses prédictions ont été répétées chaque année par des écrivains d’opinion diverse, les uns de bonne foi, les autres attaquant l’Angleterre dans ce qu’elle a de mauvais pour discréditer ce qu’elle a de bon.
Ces prophéties lugubres ne s’étant point réalisées, nous tombons aujourd’hui, je le pense, dans un [I-90] autre extrême, et nous imaginons que, parce que l’Angleterre a été longtemps menacée sans être atteinte, elle est pour jamais à l’abri des conséquences de ses vicieuses institutions.
Ce sujet est d’une extrême importance, non seulement sous le point de vue de la doctrine, mais sous le rapport des destinées futures de la république européenne. Deux puissances se disputent l’Europe comme une proie. Ces deux puissances sont l’Angleterre et la Russie.
Je n’ai point à m’occuper ici de ce que deviendrait l’Europe sous l’influence russe. Dépendre de la Russie, c’est dépendre d’un individu. Tout ce qui repose sur une tête n’est que viager. Gouvernée par des princes absolus, la Russie ne saurait avoir sous deux générations impériales un système identique. Ce qu’un prince absolu a commencé, son successeur l’abandonne : ce que le premier a menacé, le second l’épargne ou le protège. Les faits nous prouvent cette vérité. Vers la fin de la guerre de sept ans, la mort d’une impératrice sauva la Prusse ; et au commencement de ce siècle, la versatilité d’un empereur aurait sauvé la France, si une ambition déréglée n’avait été provoqué la Russie jusqu’au milieu de ses frimas. Ainsi l’influence russe aurait pour l’Europe cet inconvénient particulier, que les rois, vassaux de ce géant, à peine civilisé, seraient les jouets d’incalculables caprices. S’ils achetaient par leur soumission son assistance contre leurs peuples, ils se verraient bientôt les victimes et les dupes de ce honteux traité. Mais, encore une fois, cette [I-91] question est étrangère à celle qui m’occupe. C’est de l’influence anglaise que je dois traiter maintenant.
L’Angleterre est dans une position tout à fait différente de celle de la Russie. Ses institutions constitutionnelles lui donnent tous les avantages d’un gouvernement aristocratique. Le roi est dans la constitution britannique ce que doit être le pouvoir suprême, un modérateur élevé au-dessus de la sphère des agitations, et apaisant, désarmant, ou départageant les autres pouvoirs. La véritable action journalière est dans le ministère, réunion d’hommes toujours plus ou moins distingués par le talent ou par l’expérience, à l’abri, comme corps collectif des vicissitudes de l’hérédité qui amène tour à tour l’enfance et la vieillesse, la faiblesse et la violence, la pusillanimité et la présomption ; forgeant, en un mot, une espèce de sénat, constant dans ses vues, uniforme dans sa marche, et préservé par sa composition de la versatilité et des caprices, inséparables d’une succession d’individus qui se remplacent par droit de naissance.
Quelles qu’aient toujours été les divisions des partis, le gouvernement anglais, en passant des mains d’un de ces partis dans celles de l’autre, n’a jamais en réalité dévié de son principe aristocratique. Le ministère whig de Chatham n’était pas il y a cinquante ans plus cosmopolite, ou moins jaloux de la prospérité et des droits du continent, que ne l’est aujourd’hui le ministère tory de lord Castelreagh. Il y avait certainement dans le premier quelque chose de noble, de large, de généreux, qu’on ne [I-92] remarque point dans le second. Les doctrines de la liberté, restreintes même à l’intérieur, donnent toujours cette couleur à qui les professe. Mais quand, rentré dans les rangs des opposants, le père de M. Pitt réclamait pour l’Amérique opprimée, il s’écriait encore : Paix avec l’Amérique et guerre avec l’Europe ! c’est que le continent de l’Europe est pour les Anglais de toutes les opinions, non point une réunion de pays alliés, peuplés d’êtres de la même nature, mais un objet continuel de spéculations plus ou moins machiavéliques ; et s’ils ne le traitent pas comme celui de l’Inde, c’est que nous sommes des Indiens trop habiles et trop aguerris pour eux.
La question de savoir si la décadence de l’Angleterre n’est qu’une chimère, ou si le moment approche où cette décadence se réalisera, est donc, je le répète, d’une importance extrême. C’est la question de l’indépendance commerciale, industrielle, et même politique de l’Europe. Mais je dois remarquer que je n’entends pas seulement par décadence un affaiblissement momentané, centre lequel les institutions constitutionnelles de l’Angleterre réagiraient toujours ; j’entends une destruction de ces institutions et de l’ordre social qui repose sur elles, et par là même un coup mortel porté à sa prospérité au dedans et à son influence au dehors.
Les causes que les écrivains, qui prédisent la chute de l’Angleterre, allèguent d’ordinaire comme devant produire ce résultat sont au nombre de deux : 1° la misère de la classe laborieuse ; 2° l’énormité de la dette publique.
[I-93]
La misère de la classe laborieuse ne peut être niée, et les lois de l’Angleterre sont à cet égard aussi absurdes qu’atroces : elles pèsent sur l’indigence ; elles lui disputent l’usage légitime de ses facultés et de ses forces ; elles éternisent sa souffrance, car elles lui enlèvent tout moyen de parvenir à une position plus heureuse. En conséquence, dans un moment où d’autres causes amèneraient une grande crise, l’effet de ces lois désastreuses serait incontestablement d’ajouter aux désordres et aux calamités de cette crise. Mais les vices de ces lois, quelque grands qu’ils soient, ne produiront point à eux seuls la convulsion qu’ils aggraveront, si elle vient d’ailleurs.
La classe pauvre est toujours divisée. Poursuivie par des besoins qui renaissent à toutes les heures, elle cède au premier espoir qu’on lui donne de satisfaire, ne fût-ce qu’à moitié, ses pressants besoins. La faim, qui est le motif de ses soulèvements, la force en même temps à se rendre à toutes les tentations qu’on lui présente. Livrée à elle-même, cette classe infortunée, contre laquelle toutes les autres conspirent, peut agiter ses fers, mais non les briser ; elle les reprend, après en avoir frappé ses maîtres, et n’est redoutable que lorsque des rangs plus élevés lui fournissent des chefs.
Or, en Angleterre, ces rangs plus élevés sont tous ligués contre cette classe malheureuse. Dans un pays où la liberté politique existe, et où les personnes et les propriétés n’ont rien à craindre de l’arbitraire, tous ceux qui possèdent quelque chose se coalisent en faveur de l’ordre établi, dès que l’anarchie se [I-94] présente. De la sorte, les institutions constitutionnelles des Anglais les préservent des suites de leurs erreurs industrielles et commerciales, ce qui rend d’autant plus étrange la folie de ces publicistes qui nous proposent à la fois d’emprunter les lois prohibitives de ce peuple, et nous invitent à nous préserver de sen système constitutionnel.
D’ailleurs, parmi les mesures et les précautions prises pour contenir la classe inférieure, s’il y en a plusieurs qui sont hostiles et rigoureuses, il y en a aussi qui consistent en adoucissements et en palliatifs, d’une efficacité au moins passagère.
Ainsi la taxe des pauvres ; taxe si fâcheuse à beaucoup d’égards, et dont l’Angleterre s’affranchirait soudain par un retour aux principes de la liberté industrielle, est une espèce de restitution consentie par le monopole en faveur de ceux qu’il dépouille de leurs droits : c’est une amende au prix de laquelle les prohibitions achètent la prolongation de leur existence. Cette taxe, bien qu’insuffisante, entretient l’espérance du pauvre, et par là calme son irritation.
J’ajouterai que, malgré son attachement à ses règlements vexatoires, l’Angleterre s’est un peu relâchée depuis un siècle de ses anciennes entraves contre l’industrie. Ses lois les plus barbares sont rarement exécutées, et les tribunaux accueillent avec faveur les distinctions subtiles tendant à soustraire aux statuts prohibitifs le plus de métiers qu’il leur est possible.Les apprentissages, par exemple, établis par Élisabeth, ont été restreints aux professions [I-95] qui existaient sous son règne [17]. Ainsi la liberté, sous ce rapport, gagne du terrain, et les lois industrielles, adoucies ou éludées, ne doivent pas être regardées comme une cause directe et immédiate de révolution.
Il en est de même de l’énormité de la dette publique, énormité dans laquelle Filangieri et tous les écrivains qui ont parcouru après lui la carrière de l’économie politique ont vu le germe d’un bouleversement.
Cette dette est sans doute un grand fléau ; son accroissement progressif doit finir par le rendre insupportable. Mais jusqu’à ce jour, la dette publique de l’Angleterre, rendant les fortunes privées solidaires en quelque sorte de celle de l’état, donne à l’ordre existant des soutiens plutôt que des ennemis. Il en sera ainsi, aussi longtemps que le gouvernement anglais aura le bon esprit de sentir que, lorsqu’une dette est considérable, il faut s’occuper de la payer bien plus encore que de la réduire, et que la réduction la plus forte n’est jamais d’un profit équivalent au moindre échec donné au crédit par les moyens employés pour espérer cette réduction. Avec ce principe, un pays peut longtemps défier tous les calculs et braver toutes les probabilités humaines. L’Angleterre, moins endettée, verrait peut être accourir autour du pouvoir responsable et garant de sa dette bien moins de défenseurs, ou des défenseurs bien moins zélés. Mais la crainte de perdre des capitaux [I-96] lutte dans l’esprit de tous les créanciers de l’état contre le désir de reconquérir des droits, et la réforme invoquée en théorie, est repoussée en pratique, parce qu’une réforme réelle et complète aurait peut-être pour préliminaire ou pour conséquence une banqueroute.
Ce n’est donc ni dans la misère de la classe laborieuse ni dans l’énormité de la dette que réside le danger de l’Angleterre ; c’est dans l’anéantissement, que je crois désormais inévitable, de son principe aristocratique. Ceci a besoin de développements.
L’Angleterre n’est au fond, comme je l’ai dit, qu’une vaste, opulente et vigoureuse aristocratie ; d’immenses propriétés réunies dans les mêmes mains, des richesses colossales accumulées sur les mêmes têtes, une clientèle nombreuse et fidèle, groupée autour de chaque grand propriétaire, et lui consacrant l’usage des droits politiques qu’elle semble n’avoir reçus constitutionnellement que pour en faire le sacrifice ; enfin, pour résultat de cette combinaison, une représentation nationale composée, d’une part, des salariés du gouvernement, et de l’autre, des élus de l’aristocratie : telle a été l’organisation de l’Angleterre jusqu’à ce jour.
Cette organisation qui paraît fort imparfaite, et même fort oppressive en théorie, était adoucie en pratique, tant par les bons effets de la liberté conquise en 1688, que par plusieurs circonstances particulières à l’Angleterre, et qu’on n’a pas, je pense, assez remarquées, quand on a voulu transporter ailleurs certaines institutions tenant aux privilèges, et [I-97] empruntées, dans leurs modifications, de la constitution britannique. Je conviendrai même de bonne foi que je ne me suis pas toujours suffisamment préservé de cette erreur [18].
L’aristocratie anglaise n’avait jamais été, comme celle de plusieurs autres pays, l’ennemie du peuple. Appelée dans les siècles les plus reculés à revendiquer contre la couronne ce qu’elle nommait ses droits, elle n’avait pu faire valoir ses prétentions qu’en établissant certains principes utiles à la masse des citoyens.
La grande charte bien que rédigée au sein de la féodalité, et empreinte de beaucoup de vestiges du système féodal, consacre la liberté individuelle et le jugement par jurés, sans distinction de rangs ni de personnes.
En 1688, une grande partie de la pairie anglaise avait concouru à la révolution qui a fondé en Angleterre un gouvernement constitutionnel ; et depuis cette époque, au lieu de se vouer à la domesticité et aux antichambres, cette portion de nobles était restée à la tête d’un parti d’opposition, qu’elle servait de sa considération et de sa fortune, en même temps qu’elle, en recevait de la force.
Faisant ainsi collectivement de son aristocratie une des bases de la liberté, elle se conciliait en détail l’affection.de la classe dépendante, par un patronage que sa durée et la fidélité avec laquelle elle en accomplissait les devoirs avaient rendu presque [I-98] héréditaire. Les grandes propriétés des seigneurs anglais étaient en partie tenues à bail par de riches fermiers, qui les cultivaient de père en fils à des conditions restées depuis très longtemps les mêmes. Leurs maisons étaient remplies de nombreux domestiques que le maître payait chèrement, et qui lui paraissaient une charge inséparable de son état. Chacun de ces grands seigneurs était en quelque sorte le chef d’un petit peuple, dont la fortune dépendait de lui, et qui le servait de son zèle et des moyens divers que chaque individu de ce peuple se trouvait posséder [19].
Il était résulté de cette organisation qu’en Angleterre l’aristocratie n’était nullement odieuse à la masse de la nation. Les lois même qui sont émanées du parti populaire aux époques où il a tenu le pouvoir en main n’ont jamais été dirigées contre [I-99] la noblesse. Il ne faut pas m’opposer l’abolition de la chambre des pairs durant les guerres civiles ; cette mesure de révolution n’était point en harmonie avec le sens vraiment national. Les privilèges de la noblesse, modifiés par l’usage plus que par la loi, s’étaient conservés dans la Grande-Bretagne, sans exciter l’irritation qu’ils causent ailleurs.
La guerre de la révolution française a dérangé subitement cette combinaison de liberté et d’aristocratie, de clientèle et de patronage. Cette guerre, en ajoutant beaucoup au fardeau des taxes, a introduit, entre la fortune des grands et les besoins de la population qui dépendait d’eux, une disproportion qui a rompu tout équilibre. Impatients d’une gêne à laquelle ils n’étaient point habitués, les grands et les riches ont voulu s’en affranchir. Les propriétaires ont haussé leurs baux ou changé leurs fermiers ; les maîtres ont renvoyé leurs nombreux domestiques. Ils n’ont vu, dans cette manière d’agir, qu’une mesure d’économie : elle a été le germe d’un changement dans les bases de l’ordre social ; et les symptômes de ce changement sont déjà visibles, bien que la cause en soit ignorée.
Partout où la masse des nations n’est pas comprimée par une force majeure, elle ne consent à ce qu’il y ait des classes qui la dominent, que parce qu’elle croit voir dans la suprématie de ces classes de l’utilité pour elle. L’habitude, le préjugé, une espèce de superstition, et le penchant de l’homme à considérer ce qui existe comme devant exister, prolongent l’ascendant de ces classes même après que [I-100] leur utilité a cessé. Mais leur existence est alors précaire, et la durée de leurs prérogatives devient incertaine. Ainsi le clergé a vu diminuer sa puissance dès qu’il n’a plus été le seul dépositaire des connaissances nécessaires à la vie sociale : les peuples n’ont plus voulu obéir implicitement à une classe dont ils pouvaient se passer. L’empire des seigneurs a commencé à déchoir lorsqu’ils, n’ont plus offert à leurs vassaux, en compensation des privilèges que ceux-ci consentaient à respecter, une protection suffisante pour les dédommager de leur soumission à ces privilèges. Les grands seigneurs anglais n’avaient ni le monopole des sciences, comme les ecclésiastiques, ni celui de la protection, comme les barons du moyen âge ; mais ils avaient celui du patronage, et ils rendaient ce monopole tolérable pour les classes inférieures, en s’attachant et se conciliant une vaste clientèle. Ils l’ont licenciée ; ils ont cru, et c’est une erreur dans laquelle l’aristocratie tombe toujours, ils ont cru qu’ils pouvaient s’affranchir des charges et garder le bénéfice. Mais les clients ; repoussés par leurs patrons, se sont par là même sentis replacés sur un terrain d’égalité. Ils en ont été avertis par un instinct sourd et rapide ; et toute la disposition morale de l’Angleterre a été changée. Les anciens fermiers qui paient plus cher, ou les nouveaux fermiers qui ont remplacé les anciens, ne sont plus les dépendants des propriétaires : ce sont des hommes qui, ayant traité avec eux d’après les lois, ne reconnaissent pour intermédiaires que ces lois au nom desquelles on leur a imposé récemment [I-101] des conditions plus onéreuses. Les serviteurs renvoyés ont renforcé la classe qui n’a rien à perdre, classe déjà très nombreuse en Angleterre, à cause de ses détestables lois prohibitives, et de ses parish laws ( lois de paroisse) si horribles contre les pauvres, De la sorte, une grande portion du peuple, qui était autrefois le soutien de l’aristocratie, en est devenue l’adversaire.
Ce premier résultat du licenciement de la classe dépendante en a produit un second, et ces deux effets se sont accrus l’un par l’autre.
Jusqu’à ce jour une portion de l’aristocratie défendait franchement la liberté. Se sentant à l’abri des orages populaires, il lui était agréable de limiter à son profit la puissance du trône. Les nobles de l’opposition étaient flattés de se montrer les tribuns d’un peuple qu’ils dirigeaient. Aujourd’hui cette portion même de l’aristocratie britannique s’aperçoit que le gouvernail lui a échappé, et s’effraie des principes démocratiques qui font des progrès. En conséquence sa marche est incertaine. Elle ne demande plus tout ce qu’elle demandait, et elle ne désire pas tout ce qu’elle demande. Par exemple, de tous les anciens whigs qui avaient débuté par réclamer la réforme parlementaire, il y en a bien peu qui en parlent encore, et il n’y en a pas un, j’ose le dire, qui l’effectuât, s’il le pouvait par un acte de sa volonté. Aussi l’opposition, proprement dite, a-t-elle perdu la confiance de la masse. C’est un inconvénient : ceux qui veulent conduire le peuple au-delà des bornes, profitent de ce qu’il n’a qu’eux pour chefs.
[I-102]
Pour faire concevoir toute l’étendue et toute l’importance d’un tel changement, une seule observation suffira.
Le moment de la plus grande détresse de l’Angleterre a été celui de la cessation de la guerre à laquelle la paix de 1814 a mis un terme. La guerre avait été la cause de cette détresse ; mais la paix en a été le signal.
Durant la guerre, l’activité anglaise s’était dirigée vers des genres d’industrie et vers des spéculations qui avaient pour base une lutte gigantesque contre Bonaparte et les rois ses vassaux. Une population d’entrepreneurs, de manufacturiers, d’armateurs, de contrebandiers même, population militaire en quelque sorte, s’était formée : elle avait remplacé la population manufacturière et industrieuse des époques paisibles, et était aussi venue au secours de la partie de cette population qui restait sans emploi direct, en l’associant, par des voies détournées, à ses entreprises et à ses profits. Sa prodigieuse activité, nécessitée et favorisée par les circonstances, non seulement faisait illusion, mais en réalité réparait au jour le jour les inconvénients d’une position pareille. De là cette espèce de prodige qui a fait que plus l’Angleterre a eu d’ennemis, plus elle a semblé croître en force et en puissance.
La paix est venue. L’activité a dû cesser momentanément avec la guerre qui l’avait créée et qui seule l’alimentait ; elle a dû cesser avant d’être remplacée par d’autres spéculations et une autre industrie, parce que les canaux depuis longtemps négligés [I-103] ne pouvaient se rouvrir immédiatement, ni la direction des capitaux changer aussi vite qu’on signait un traité. Par là même les taxes sont devenues intolérables. Ce qui avait aidé à les supporter, c’était la circulation rapide des capitaux employés dans les entreprises de la guerre, et les profits non moins rapides de ces capitaux. Ces ressorts n’agissant plus, non seulement les taxes devaient écraser ceux qui les payaient ; mais ces derniers n’ayant plus de quoi occuper la classe laborieuse, il devait en résulter aussi pour cette classe une misère affreuse : c’est ce qui est arrivé.
A cette époque, des attroupements, réduits aux extrémités les plus désastreuses, ont eu lieu dans diverses provinces et jusque dans le voisinage de Londres. Ces attroupements, vu la vigueur qu’une longue liberté donne toujours à une constitution, n’ont point mis l’état en péril ; mais dans tout autre pays ils auraient fait craindre une anarchie complète. Les paysans entraient par bandes dans la capitale pour demander du pain ; les charbonniers, s’attelant euxmêmes à leurs chariots, partaient de divers comtés pour implorer le prince régent. Toutefois, dans une pareille crise, lorsque les ouvriers étaient sans ouvrage, les manufacturiers sans consommateurs, les propriétaires sans revenu, les pauvres sans aliments ; lorsque des rassemblements, poussés par la faim à des pillages partiels et mal concertés, bravaient des peines égales à celles qu’auraient attirées sur eux des délits politiques, aucune parole de rébellion n’a été prononcée, aucun signe [I-104] de sédition arboré : le peuple, au désespoir, entraîné par la misère à beaucoup d’actes irréguliers, a paru néanmoins complètement étranger à toute intention de se soulever contre l’autorité et de porter la moindre atteinte à la constitution de l’état.
L’année suivante, au contraire, bien que la détresse eût diminué, que le peuple eût retrouvé des ressources, le pauvre du travail, des conspirations ont éclaté, des associations dangereuses ont été signalées, et l’on a découvert qu’un assez grand nombre d’hommes de la classe inférieure nourrissait des désirs et des projets de bouleversement, et voulait courir les hasards d’une révolution sans direction, sans but fixe et sans terme.
J’admets qu’on ait exagéré la gravité des symptômes. L’affreux expédient d’envoyer des espions agiter des esprits ignorants et proposer la révolte pour la dénoncer, a concouru à ces mouvements désordonnés. Des misérables ont séduit ceux qui ont eu le malheur de les écouter, et probablement aussi ils ont accusé ceux qu’ils n’avaient pu séduire. Comme on avait pris des mesures extraordinaires, il a fallu donner le plus de vraisemblance qu’on a pu à des hypothèses alarmantes ; mais il y a eu pourtant un fond de réalité dans ces hypothèses.
C’est que l’état moral de l’Angleterre a changé. Le licenciement de la clientèle, l’abdication du patronage (car c’est abdiquer le patronage que n’en plus vouloir remplir les obligations), ont amené une modification dans l’ordre social. L’aristocratie anglaise a fait contre elle-même ce que la puissance [I-105] royale avait fait dans d’autres pays contre l’aristocratie.
Voilà la cause d’une révolution possible et peut être prochaine. Cette cause n’existait pas lorsque Filangieri écrivait. Malgré les vices de son système prohibitif, malgré l’énormité de sa dette, l’Angleterre était encore inexpugnable dans ses institutions, parce que ses institutions étaient d’accord avec les intérêts et les opinions qui se forment toujours d’après les intérêts de la masse.
Aujourd’hui ces institutions sont en opposition directe avec ces intérêts ; il est difficile qu’elles leur résistent.
Ce qui les sauve encore, c’est le droit que, malgré des lois souvent oppressives, l’opposition a conservé de se manifester dans toute sa violence. Elle s’évapore par cette manifestation. Comprimée, elle produirait une explosion terrible, et le gouvernement, qui s’afflige de n’avoir pas contre elle des moyens suffisamment répressifs, doit son salut à l’impuissance même qu’il déplore,
En comparant ces observations, à celles de Filangieri, on trouvera, je pense, que ces dernières, déjà inexactes et superficielles au moment où l’auteur italien les rédigeait, sont totalement inapplicables à l’état présent des choses.
Le danger qui menace l’Angleterre ne prend sa principale source ni dans la misère d’une portion nombreuse de sa population, ni dans l’accroissement de sa dette. Ce danger provient de ce que, la base de ses institutions étant l’aristocratie, du [I-106] moment que cette base est ébranlée, ces institutions doivent chanceler. En conclura-t-on qu’il faut raffermir l’aristocratie ? on l’essaierait en vain. On ne remonte pas le torrent ; il faut le suivre en dirigeant le navire de manière à n’être pas brisé contre les écueils. Il faut que l’Angleterre conserve ce qui est bon dans son organisation actuelle, une représentation nationale, la liberté dés discussions, celle de la presse, les garanties judiciaires. Il faut qu’elle renonce à sa concentration des propriétés qui crée des millions de prolétaires, et à son aristocratie qui n’a plus de clientèle, ni par conséquent d’utilité.
P. S. Pendant l’impression de cet ouvrage, plusieurs faits se sont réunis pour corroborer mes assertions.
Des associations agricoles, composées de riches propriétaires, ont pris, sur divers points du royaume, des résolutions qui, toutes, sous des formes différentes, et d’une manière plus ou moins directe, aboutissent à une proposition de banqueroute.
Parmi ces résolutions, celles de l’association agricole du comté de Worcester, présidée par sir Thomas Winnington, méritent une attention sérieuse.
Il a été résolu unanimement dans cette assemblée :
1° Que la détresse de l’agriculture et la souffrance des intérêts agricoles ont été pleinement prouvés ;
2° Que le comité de la chambre des communes s’oppose à tout remède efficace, en posant pour principe que la cause de cette détresse a été l’élévation [I-107] des prix occasionnée par le cours forcé du papier-monnaie, et en supposant qu’aujourd’hui ces prix redescendront naturellement au niveau que ce concours du papier-monnaie avait dérangé ;
3° Que l’opinion de l’association est que les prix de tous les objets, production, travail et rentes, ont doublé depuis l’existence du papier-monnaie ; que l’accroissement des taxes est fondé sur ces prix doubles, et que la masse de la dette nationale et des dettes et obligations particulières a été contractée d’après le doublement de ces prix ;
4° Que l’association ne saurait comprendre comment il serait compatible avec la bonne foi que les prix de la production et du travail, c’est-à-dire les revenus du propriétaire foncier et du cultivateur, fussent réduits au taux antérieur à l’introduction du papier-monnaie forcé, tandis que les intérêts de la dette et le salaire des places et des sinécures, c’est-à-dire les revenus du créancier de l’état et des salariés du gouvernement, seraient exempts de cette réduction.
Si l’on traduit ces résolutions en style vulgaire, on trouvera qu’elles signifient que le rétablissement des paiements en numéraire faisant baisser le prix des denrées, et par conséquent le revenu de ceux qui les produisent et les vendent, il faut, en bonne justice, faire baisser, suivant une égale proportion, l’intérêt des fonds publics et les salaires des fonctionnaires.
Quant à la réduction des salaires, c’est une mesure évidemment juste. Personne n’étant forcé [I-108] d’accepter des fonctions salariées, nul n’a droit de se plaindre de la modicité de leur rétribution, puisque chacun est libre de les refuser.
Mais la réduction de la dette ou des intérêts de cette dette est une question d’un tout autre genre. Ce n’est point à démontrer l’iniquité d’une telle violation de la foi jurée que je m’arrêterai ; je n’insisterai pas même sur ce qu’elle aurait d’impolitique. Tout homme qui n’est pas étranger aux premières notions du crédit public sait qu’il y a des atteintes dont il ne saurait se relever ; ou du moins il ne s’en relève que lorsqu’un bouleversement complet ayant frappé de mort le gouvernement coupable de ces atteintes, un gouvernement nouveau se présente et semble offrir plus de garanties. Ainsi, après la chute du directoire, qui avait fait banqueroute en 1797, le crédit de la France a pu renaître sous Bonaparte, qui avait renversé le directoire, parce qu’il n’était pas responsable des infidélités directoriales, et qu’on pouvait lui attribuer l’intention de réparer les fautes d’un gouvernement dont il était à la fois l’héritier et le vainqueur. Mais le gouvernement anglais, manquant à ses engagements, ne regagnerait jamais la confiance. Il faudrait d’autres hommes, d’autres choses, d’autres institutions, d’autres formes ; il faudrait, en un mot, une révolution. Si cette révolution ne s’opérait pas, que serait en Europe le gouvernement anglais privé de crédit ? Sa population ne lui permet point d’intervenir par lui même dans les querelles continentales : il n’y figure que par ses alliés. Or il n’a d’alliés que ceux qu’il soudoie ; il ne [I-109] les soudoie que par des emprunts. La source des emprunts tarie, que deviendrait-il ? L’Angleterre n’occuperait pas alors une place plus importante que la Sardaigne dans la politique européenne.
Je ne dis rien du bouleversement intérieur qu’entraînerait la réduction de la dette. Un mot échappé aux auteurs des résolutions que je viens de transcrire l’indique suffisamment. Les dettes et obligations particulières, disent-ils, ont, aussi bien que la dette nationale, été contractées d’après le doublement du prix des denrées et du travail. Ils n’ajoutent point, il est vrai, que les dettes particulières devraient être réduites comme la dette publique ; mais la conséquence découle de leurs principes.
L’injustice a sa logique, aussi, péremptoire que la logique de la loyauté ; et ceux qui veulent aujourd’hui dépouiller les créanciers de l’état pour diminuer les taxes qui servent à les payer, appliqueront d’autant plus volontiers la régie qu’ils invoquent à leurs propres créanciers, qu’ils seront fondés dans l’application.
Sans doute, entre les résolutions de quelques associations de province et les déterminations du parlement, dominé par des ministres qui connaissent assez bien leur position, l’intervalle est considérable : toutefois remarquez le progrès des idées depuis quatre ans.
En 1817, une pétition reposant sur, la doctrine adoptée maintenant par l’association agricole de Worcester, fut signée en plein air par quatre mille individus de classes très inférieures : personne n’y fit [I-110] la moindre attention. En 1818, une autre pétition dans le même sens fut adressée à la chambre des communes : on en écarta la lecture, en disant qu’elle était beaucoup trop longue. En 1819, un ministre traita toute demande de réduction de la dette de projet coupable et de crime de haute trahison. En 1820, on mit en accusation des réformateurs, pour avoir dit que les créanciers de l’état étaient des créatures rapaces (rapacious creatures): voilà pour la résistance. Voici pour les progrès : dans la dernière session, M. Littleton, grand propriétaire, a dit que ces mêmes créanciers de l’état étaient des monstres dévorants (monsters of consumption) ; et pour cette expression, plus forte que celle de créatures rapaces, il n’a pas même été rappelé à l’ordre. Enfin, en 1821, voilà que le même langage est tenu, non par des réformateurs ou par un homme isolé imbu de leurs doctrines, mais par des possesseurs de vastes propriétés territoriales, par des hommes en grand nombre et faisant partie des classes les plus élevées.
Que si maintenant on me demande ce qu’il y aurait à faire pour ne pas se briser contre l’écueil vers lequel on est poussé par une force presque irrésistible, je répondrai que j’aperçois les causes, que je prévois les effets, mais que, lorsque les remèdes sont de nature à blesser tous les intérêts actifs, et à rencontrer des obstacles dans toutes les forces organisées, il y aurait une présomption inexcusable à les indiquer. Je dirai cependant que l’Angleterre étant ébranlée jusque dans ses bases, changer ses bases par de violentes et subites innovations serait hasardeux. [I-111] Qu’elle emploie les débris de ses ressources artificielles, pendant qu’elles lui restent encore, à gagner du temps, et qu’elle se crée, durant ce temps, des ressources moins factices : qu’elle soulage le pauvre en abolissant ses lois prohibitives ; l’industrie libre lui vaudra mieux que des taxes qui perpétuent sa misère, en la secourant au jour le jour : qu’elle permette à l’aisance de naître d’elle-même, en n’interdisant plus la division des propriétés : qu’elle renonce à sa concentration aristocratique des richesses comme du pouvoir. Peut être de la sorte, avant le terme inévitable de sa vie artificielle, parviendra-t-elle à se procurer les germes d’une vie politique plus en harmonie avec la tendance impérieuse et invincible des sociétés européennes. Je dis peut-être, car je ne sais s’il n’est pas trop tard.
[II-1]
C’est avec un mélange de contentement et de regrets que je quitte le champ de la politique.
D’une part, il est possible qu’en me prescrivant un silence complet sur ce qui regarde les questions les plus élevées de l’organisation sociale, je renonce à développer quelque idée utile, qui aurait à une époque quelconque trouvé son application : car le triomphe des idées utiles n’est jamais qu’une question de date ; mais le retard est fâcheux parfois pour les individus et même les générations contemporaines.
D’un autre côté, depuis que les hommes d’Etat de l’Europe ont adopté pour maxime que toute amélioration doit venir du pouvoir seul, être accordée exclusivement par lui, et n’être accordée que lorsque [2] les peuples n’ont fait aucune tentative pour imposer des conditions ou tracer des limites à l’autorité, personne, ce me semble, ne doit intervenir dans ce qui touche au gouvernement ; personne ne le peut sans affronter des périls inutiles, et, ce qui est plus grave, sans appeler sur sa tête une responsabilité morale qui me paraît un trop lourd fardeau.
En effet, n’est-il pas incontestable qu’en démontrant l’existence d’un abus, la nécessité d’une réforme, on s’expose à en faire naître le désir dans l’esprit d’une multitude qui souffre de cet abus ou qui gagnerait à cette réforme ? et qui peut prévoir le résultat d’un désir né de la conviction et devenu plus ardent par les obstacles mêmes ? Mais si ce désir entraîne les nations à des réclamations trop hardies, ou à des actes irréguliers, il s’ensuivra qu’elles seront privées pour un temps beaucoup plus long des biens qu’elles sollicitent. C’est à ce triste résultat que je ne veux contribuer d’aucune manière.
Je ne m’exagère point l’influence qu’exercent les écrivains : je ne la crois point aussi étendue que les gouvernements la supposent ; mais cette influence existe pourtant. C’est à elle qu’on a dû l’abolition des rigueurs religieuses, la suppression des entraves du commerce, l’interdiction de la traite des noirs, et beaucoup d’améliorations de divers genres.
Dans tout autre temps cette conviction eût ajouté au courage, elle arrête maintenant la conscience. Il est établi que d’en haut seulement doit venir la lumière. Les vœux que celle qui viendrait d’en bas suggérerait aux peuples seraient une raison pour [II-3] que l’accomplissement de ces vœux fût indéfiniment ajourné, pour peu que leur manifestation fût imprudente.
Je me tairai donc sur la politique. Le pouvoir a réclamé pour lui seul la totalité de nos destinées.
Ces réflexions, il est vrai, s’appliqueraient peut-être, si on les prenait dans toute leur rigueur, aux objets qui m’occuperont dans cette seconde partie, aussi bien qu’à ceux que je crois devoir m’interdire. Il me sera difficile de relever une erreur même financière ou commerciale, sans avoir l’air de donner un conseil, d’indiquer un redressement. Toutefois ces sujets tiennent de moins près à ceux qui causent de l’ombrage, et j’espère pouvoir, avec des précautions convenables, parler sans péril de la population, du commerce, et des impôts.
[II-4]
« Les bords affreux du Sénégal ne seraient pas devenus le marché où les Européen vont trafiquer à vil prix des droits inviolables de l’humanité… La seule Pennsylvanie n’a plus d’esclaves. Le progrès des lumières nous fait espérer que cet exemple sera bientôt suivi par le reste des nations ».
Liv. I, chap. IV, p. 70-71.
Quand on considère les mesures prises par les divers gouvernements de l’Europe contre l’abominable trafic que Filangieri signalait il y a quarante ans à l’indignation publique ; quand on lit les discours des ministres dans toutes les assemblées, les ordonnances des rois dans tous les pays, on est tenté de croire que les vœux du publiciste italien sont accomplis, au moins en partie. Mais en comparant les faits aux théories, et ce qui se passe à ce qui est promis, on voit que le résultat des lois obtenues et promulguées a été d’aggraver le sort de la race infortunée qu’on a voulu protéger.
Une conséquence triste et naturelle, des prohibitions [II-5] mal exécutées, c’est que les précautions nécessaires pour les éluder introduisent dans les opérations auxquelles la cupidité se livre au mépris des lois, un mystère, une précipitation qui les rendent doublement irrégulières, et quand elles portent sur des êtres sensibles, doublement cruelles.
La traite des noirs est devenue beaucoup plus atroce depuis qu’elle est entravée par des prohibitions inefficaces. Lorsqu’elle était permise, l’autorité qui la tolérait exerçait au moins quelque surveillance, et sur les bâtiments négriers, et sur le nombre des nègres entassés dans ces funestes demeures, et sur la salubrité des aliments destinés à prolonger leur triste existence, et sur les punitions qui leur étaient infligées par leurs bourreaux. Depuis que la traite est défendue, les vaisseaux qui servent à ce commerce, construits de manière à échapper plus facilement à toute poursuite, resserrent dans un plus étroit espace des captifs qui néanmoins sont en plus grand nombre. La crainte de visites imprévues porte les capitaines de ces bâtiments à renfermer leur proie dans des caisses fermées, où l’œil des employés ne puisse les découvrir ; et quand la découverte est inévitable, ces caisses et les victimes qu’elles dérobent aux regards sont jetées à la mer.
Ces horreurs sont constatées par des documents authentiques. On peut consulter les débats du parlement d’Angleterre, les discussions des chambres françaises, et les Mémoires de la Société africaine de Londres. J’écarte ici tous les détails ; ils seraient déplacés dans cet ouvrage.
[II-6]
Il résulte de là que l’abolition de la traite, telle qu’elle a été exécutée jusqu’à présent, a fait plus de mal que de bien. L’avidité des commerçants qui spéculent sur le sang humain ne s’est point ralentie ; et leur barbarie s’est accrue par les obstacles qu’ils ont rencontrés.
Cette persistance dans l’attentat le plus exécrable qu’aient jamais commis, je ne dirai pas les peuples civilisés, mais les hordes les plus féroces, tient à, deux causes qui réagissent l’une sur l’autre.
La première est l’immensité des bénéfices, combinée avec l’indulgence des lois.
La seconde est l’état de l’opinion sur cette question dans plusieurs contrées de l’Europe.
De toutes les contrebandes, la plus lucrative est, certainement la traite des noirs ; elle rapporte de treize à cinq capitaux pour un [21].
Le seul moyen de contrebalancer l’appât qu’offrent à l’avidité des gains si énormes, serait une législation rigoureuse. Mais les peines prononcées contre la traite sont presque partout beaucoup plus douces que celles qui sont dirigées contre des crimes infiniment moins odieux. Tandis que la mort est prodiguée dans nos codes à des délits causés par la misère, le désespoir, l’entraînement des passions, la traite, qui est la combinaison du rapt, de l’incendie, [II-7] du vol et du meurtre, accompagnés de la préméditation la plus froide et la plus réfléchie, n’est punie en France, par exemple, que de la confiscation, à laquelle le coupable se soustrait par les assurances et de la privation d’état, qu’il élude en naviguant ostensiblement sous les ordres d’un autre.
On objecte que des peines plus sévères seraient appliquées avec répugnance par les tribunaux, et que leur indulgence laisserait impunis des accusés qu’ils ne voudraient pas livrer à des rigueurs qu’ils croiraient excessives ; et les mêmes hommes qui ne craignent point que, dans les délits politiques, l’impunité ne résulte de la sensibilité des juges, déclarent qu’il est impossible d’obtenir de ces juges la même obéissance, la même exécution de la loi, quand il s’agit de l’attentat le plus révoltant contre tous les principes conservateurs de la justice et de la dignité de l’espèce humaine.
Je dirai tout à l’heure ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette objection : mais je ne la crois pas suffisante pour excuser la douceur des lois actuelles. Il y a, j’ose l’espérer, beaucoup d’hommes parmi ceux qui seraient jurés, auxquels un instant de réflexion rendrait évidents l’abus et le crime d’une pareille indulgence.
Quant à moi je le déclare, frapper d’un arrêt de mort le citoyen qui, égaré par ses opinions ou même par des vues ambitieuses, a conspiré contre la liberté, ou troublé le repos de sa patrie, peut quelque fois être nécessaire ; mais je déplorerai toujours cette nécessité, parce que les délits politiques n’impliquent [II-8] point la perversité des intentions ou la corruption du cœur ; tandis que, si j’étais juré, et que les lois m’offrissent un moyen de délivrer la société du tigre qui aurait enlevé ou acheté ses semblables, les aurait entassés dans un cachot infect au fond d’un navire, en aurait laissé périr une partie dans les tourments de la contagion, de la faim, de la soif, ou d’une lente agonie, et aurait peut-être jeté à la mer les infirmes et les malades, ne voyant en eux que des marchandises avariées, certes, je n’hésiterais pas un moment à faire tomber sur lui le glaive de la justice, et je ne pense pas que le moindre sentiment de pitié s’élevât dans mon âme contre l’arrêt que j’aurais prononcé.
Il y a toutefois, au fond du sophisme que je viens de rapporter, une portion de vérité qui sert à donner du poids à ce qu’il contient de faux ; et ceci me ramène à la seconde cause qui perpétue parmi nous la traite des nègres.
On ne peut nier que dans plusieurs états de l’Europe, et particulièrement en France, l’abolition de la traite n’ait devancé l’époque où l’opinion éclairée se serait montrée unanime sur ce point. Cette abolition s’est présentée sur le continent sous la forme d’un décret importé d’Angleterre, et dont en conséquence on a toujours cherché les motifs dans la politique et l’intérêt plus que dans la justice. De la sorte elle a précédé la conviction morale qui rend les réformes efficaces ; elle a été imposée d’autorité, et l’opinion seconde moins activement les mesures légales, quand ces mesures prennent [II-9] une initiative qu’elle croit lui appartenir. Les négociants, dont la cupidité enfreint les lois, ne sont pas frappés par la réprobation générale. On les considère plutôt comme les victimes d’un traité prescrit par la jalousie d’un peuple rival, que comme des coupables punis pour un crime odieux et infâme.
Ainsi il arrive, pour ce qui concerne la traite des noirs, ce qui arrive dans toutes les choses humaines. Les réformes qui précédent l’opinion, quelque évidente que soit leur justice, ne sont jamais ni efficaces ni complètes dans leurs effets. Les ennemis de ces réformes trouvent des auxiliaires dans les habitudes et les préjugés non encore détruits ; et ce n’est que lorsque les lumières sont suffisamment répandues que le but peut s’atteindre et que les lois sont exécutées.
Cela est si vrai, que les deux pays où cet abominable commerce est réprouvé le plus hautement et réprimé avec le plus d’activité et de bonne foi, sont l’Amérique et l’Angleterre.
Quant à l’Amérique, les intentions de son gouvernement ne me sont point suspectes. Il est placé dans des circonstances tellement heureuses, que les vices de la vieille politique européenne ne sauraient s’y introduire. Un territoire immense, une population qui peut s’étendre à son gré, et une entière sécurité sous le rapport de toute invasion, préservent l’Amérique de la plupart des embarras qui entravent et corrompent nos gouvernements. Mais il n’en est pas de même du gouvernement ou du ministère anglais : [II-10] c’est son intérêt, nous diton, c’est l’intérêt de son commerce ; et cette prétendue humanité pour les noirs n’est qu’une habile conspiration contre la prospérité des autres peuples.
J’emprunterai pour réfuter cette objection qu’une défiance nationale, très naturelle, est disposée à croire très forte, les paroles d’un homme qui a fait de longues et opiniâtres recherches sur les faits relatifs à l’abolition de la traite, et qui, pair de France, ne peut être soupçonné de pencher vers les intérêts commerciaux de l’Angleterre.
« Le commerce anglais, dit-il, n’a jamais sollicité l’abolition de la traite ; il ne s’en est jamais montré le fauteur ni l’appui. Tout au contraire, c’est contre lui qu’elle a été prononcée. Il a livré, pendant vingt ans, les plus rudes combats pour la maintenir ; il ne s’en est laissé dépouiller qu’après avoir lutté sans relâche, après s’être épuisé en efforts et en imprécations. Aujourd’hui même encore, si quelques négociants anglais osaient élever la voix, peut-être ne demanderaient-ils pas qu’on rendît la traite impossible sous pavillon étranger ; peut-être regretteraient-ils qu’on enlevât à leurs détestables spéculations leur dernier déguisement et leur dernier refuge… Les ministres actuels de l’Angleterre n’ont point regardé l’abolition de la traite comme un avantage. Ils ont figuré pendant vingt ans parmi les adversaires de cette sainte cause. Ils ont voté les derniers dans les dernières minorités, qui ont persisté jusqu’au bout dans leur opposition. Ils ont prédit, comme une conséquence [II-11] inévitable de cette mesure, et la désolation des colonies et la banqueroute universelle… Ce n’est pas leur politique qui triomphe, ce n’est pas leur ouvrage dont ils assurent le succès. En travaillant à la destruction définitive du commerce des noirs, ils font, pour ainsi dire, amende honorable de, leurs erreurs passées. Ils ont été vaincus par l’ascendant de l’opinion publique, par, la force de la raison et de la vérité. C’est encore aujourd’hui la force de la raison et de la vérité qui les pousse et qui les domine [22]. »
La force de ces raisonnements me paraît évidente. Si le gouvernement anglais est aujourd’hui de bonne foi pour mettre obstacle à la traite, c’est que l’opinion à cet égard a été préparée en Angleterre par de longues discussions et par la persévérance infatigable des hommes les plus respectés.
On méconnaît trop en général la puissance des vérités démontrées. Quelque jugement défavorable que puisse mériter l’espèce humaine, il y a un degré d’évidence auquel les intérêts ne résistent pas.
Les anciens, bien moins avancés que nous sous le rapport des lumières, possédaient toutes les notions naturelles qui servent de base à la morale. Ils toléraient pourtant l’esclavage dans ses excès les plus odieux. C’est que la pratique les ayant réconciliés avec une chose exécrable en elle-même, leur conscience ne s’éveillait, pas au nom d’esclave. De nos jours, l’idée de disposer en Europe, sans rétribution [II-12] du travail, et sans jugement de la vie d’un homme innocent, révolterait le moins éclairé et le moins scrupuleux d’entre nous.
Mais on n’en est pas encore arrivé à ce point quand il s’agit des nègres. Il y a malheureusement une portion du public européen qui ne les considère pas comme appartenant à la race humaine. Cette portion du public, qui rougirait d’assassiner et de voler sur la grande route, prend part sans scrupule à un commerce qui la séduit par ses bénéfices ; et elle s’étourdit par des sophismes pour se déguiser qu’entre elle et le meurtrier ou l’incendiaire il y a au moins parité. Quand cette vérité sera bien reconnue ; quand les lois ne mettront point de différence entre des crimes au moins égaux ; quand, indépendamment des lois, l’opinion indignée poursuivra dans les rues et sur les places publiques le négociant qui aura pris part à la traite, la presque totalité de la population commerçante refusera d’y tremper. Il n’y aura que des misérables, sans ressources comme saur aveu, qui, pour un profit incertain, se placeront au rang des bandits et des pirates, en dehors de la société qui les punira.
C’est donc à produire cette conviction morale qu’il faut travailler sans relâche. Il ne faut plus simplement, comme Filangieri, se borner à poser des principes, à prouver qu’en théorie la traite est une violation de tous les droits : il faut démontrer par des faits qu’elle est en pratique l’accumulation de tous les crimes. Il faut reproduire tous les traits de cruauté dont elle souille encore aujourd’hui les [II-13] annales maritimes de toutes les nations. Il faut consigner partout et répéter sans cesse que trente-neuf nègres devenus aveugles, parce qu’ils étaient entassés à fond de cale, ont été jetés à la mer [23]; que [II-14] douze esclaves, renfermés dans des caisses afin de les dérober aux perquisitions d’un navire anglais ont de même probablement été précipités dans les flots, lorsque ces perquisitions sont devenues telles, que le capitaine négrier n’a phis espéré de s’y soustraire [24].
[II-15]
Il faut ajouter que les crimes de la traite ne se bornent pas à ces atrocités incroyables. Au nombre de ces crimes, et parmi les actes qui pèsent sur la tête des marchands d’esclaves, doit être rangé l’état dans lequel ils précipitent les peuplades qu’ils séduisent par leurs propositions et leurs transactions infâmes ; ils exaltent tous les vices et toutes les passions de ces nations barbares ; ils pervertissent leurs institutions grossières ; ils empoisonnent leurs relations domestiques. Les petits tyrans de ces contrées condamnent pêle-mêle des familles entières pour des délits légers ou imaginaires, postent en embuscade leurs soldats qui se jettent sur le voyageur désarmé, fondent la nuit sur des villages plongés dans le sommeil, traînent en esclavage les hommes, les femmes, les jeunes gens en âge de servir, massacrent les vieillards et les enfants. La famine, les dévastations, les guerres entreprises pour se procurer des prisonniers, sont l’effet immédiat de la présence des Européens, qui, spéculateurs, ou plutôt complices de ce spectacle de désolation, fournissent des armes, alimentent les haines, entretiennent les di visions.
Et si l’on essaie, comme on le fait sans cesse, d’affaiblir l’impression que ces horreurs doivent produire, en nous rappelant les barbaries exercées par les nègres révoltés à Saint-Domingue, il faut répondre : Oui, les nègres qui ont brisé leurs fers ont été féroces ; ils ont puni des cruautés épouvantables par d’épouvantables cruautés. Mais à qui la faute ? étaient-ils venus sur les côtes habitées par les [II-16] Européens pour y porter la flamme et le massacre ? qui les avait traînés sur ces côtes ? comment les y avait-on transportés ? de quel droit les y gardaiton ? quels étaient leurs devoirs envers des étrangers coupables contre eux de rapt et de meurtre ? quel était le traité entre ces deux races d’hommes, sinon d’un côté le traité des fers et du fouet, et de l’autre celui de la torche ?
Pour juger la question avec justice, voici comment il faut la poser.
Il y a aussi sur les côtes de la Barbarie des peuplades de forbans qui enlèvent les Européens qu’ils peuvent surprendre. Si l’un de ces Européens, renfermé dans le bagne de Tunis ou d’Alger, chargé de chaînes, couvert de haillons, nourri d’aliments fétides, épuisé de travail, accablé de coups, s’était affranchi de ce joug affreux, et avait retrouvé le chemin de sa famille et de sa patrie, et qu’en vous racontant sa délivrance il vous dit : J’ai mis le feu au cachot qui me renfermait ; j’ai tué le brigand qui m’avait enlevé, je l’ai tué lui et sa famille, condamneriez-vous cet Européen ? Si c’était votre ami, votre fils, votre frère, le repousseriezvous comme criminel ?
Les gouvernements qui considèrent comme un mal la publicité des crimes auxquels la traite donne naissance, et qui par orgueil national veulent en épargner la honte à ceux de leurs sujets qui s’y livrent, ou à ceux de leurs agents qui la souffrent, font dans leur intérêt même un mauvais calcul.
La traite ne serait pas le plus atroce des crimes, [II-17] que par cela seul qu’elle est prohibée, il est de l’intérêt des gouvernements que la prohibition soit exécutée. Il est toujours de l’intérêt des gouvernements que les lois soient obéies. La désobéissance est contagieuse, et le spectacle d’une loi existante et méprisée est corrupteur pour les peuples et dangereux pour l’autorité.
La traite est contraire encore aux intérêts des gouvernements, en ce que ceux qui se livrent à cet affreux commerce se trouvent, par l’effet des prohibitions qu’ils bravent et des poursuites qui les menacent, dans un état d’hostilité et de lutte contre la société. Rebelles envers la loi, criminels envers la nature, trafiquant de chair et de sang humain, contrebandiers à main armée, ils sont lancés dans.une route où ils ne peuvent que devenir chaque jour des ennemis publics plus déterminés et plus féroces.
« Par une bienveillante dispensation de la Providence, disait, il y a vingt-cinq ans, M. Wilberforce dans le parlement d’Angleterre, d’ordinaire, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, quelque bien surgit à côté du mal. Les ouragans purifient l’air ; la persécution échauffe l’enthousiasme pour la vérité ; l’orgueil, la vanité, la profusion contribuent souvent indirectement au bonheur de l’espèce humaine. Rien de si odieux qui n’ait un palliatif. Le sauvage est hospitalier, le brigand est intrépide : la violence est en général exempte de perfidie ; l’arrogance, de bassesse. Mais ici rien de semblable. C’est le privilège de ce détestable trafic de dépraver également le bien et le [II-18] mal, et de souiller même le crime ; c’est un état de guerre que le courage n’ennoblit point ; c’est un état de paix qui ne préserve ni de la dévastation ni du massacre ; ce sont les vices des sociétés policées sans la délicatesse des mœurs qui les tempèrent ; c’est la barbarie primitive de l’homme dépourvue de toute innocence ; c’est une perversité pure et complète, parfaitement dégagée de tout sentiment honorable, et de tout avantage qu’on puisse contempler sans indignation ou confesser sans opprobre. »
Enfin la traite est contraire aux intérêts des gouvernements, en ce qu’elle ne corrompt pas seulement ceux qui la font, mais ceux qui en profitent. L’espoir de remplacer par la traite les misérables esclaves dont un travail excessif et des traitements atroces abrègent les jours, empêche les colons de soigner au moins cette race malheureuse. Cet espoir les accoutume à voir d’un œil indifférent les êtres soumis à leur joug expirer de misère ou par la souffrance, ou dans d’épouvantables supplices. Et tel est le déplorable effet de l’habitude, que plus d’un colon qui, dans ses relations sociales avec ses égaux, est un homme probe, intègre, et digne d’estime, a peut-être, sans y réfléchir, ordonné ou toléré sur son habitation plus de crimes que le coupable que la loi condamne à périr sur l’échafaud.
Cette dernière réflexion, à la vérité, n’est pas seulement applicable à la traite, elle flétrit avec une force presque égale l’esclavage même. L’esclavage corrompt le maître comme l’esclave, et, le bourreau [II-19] comme la victime. Cependant les amis de l’humanité se résignent à ce que l’esclavage continue, pourvu que la traite soit efficacement prohibée. Mais élevons au moins une barrière qui, pour l’avenir, soit efficace et puissante ; et par une conséquence heureuse d’un premier acte de justice (car le bien s’enchaîne comme le mal), l’abolition de la traite adoucira l’esclavage que nous n’osons pas abolir. Les colons seront forcés par leur intérêt à mieux traiter leurs esclaves, à leur donner des habitations et une nourriture plus saine, à les préserver de la débauche, à favoriser entre eux les mariages, à soigner et à ménager leurs femmes dans leurs grossesses, à les assister dans l’éducation de leurs enfants, à préparer enfin, par une gradation insensible et volontaire, les nouveaux rapports qui doivent exister quelque jour, dans les colonies comme ailleurs, entre la classe qui se borne à consommer et celle qui est destinée à produire.
Au reste, quelque imparfait, quelque affligeant même que soit encore l’état actuel des choses, ne désespérons pas d’une amélioration infaillible. La prédiction de Filangieri s’accomplira ; l’abolition de la traite, bien qu’elle n’existe encore qu’en théorie, est une démonstration éclatante de la toute puissance de la vérité.
« Moins de quarante ans se sont écoulés, dit le duc de Broglie, depuis qu’un jeune ecclésiastique, inconnu, sans amis, sans fortune, a le premier dénoncé le commerce des noirs, dans une dissertation latine adressée à l’université de Cambridge. Sept ans plus tard, tous les hommes de [II-20] génie de l’Europe étoffent ligués dans cette cause ; il y a déjà quinze ans qu’elle a triomphé dans les deux mondes [25]. »
[II-21]
« Je vais exposer rapidement tons les moyens que les anciens législateurs, et surtout ceux de la Grèce et de Rome, ont imaginés pour la multiplication de l’espèce humaine ».
Liv. II, chap. I, p. 203.
Les idées de Filangieri sur la population doivent paraître aujourd’hui extrêmement communes ; elles l’étaient de son temps. Le marquis de Mirabeau, adoptant le même côté de la question que l’auteur napolitain, se place fort au-dessus de lui par le bonheur des expressions et la finesse des aperçus ; et M. de Montesquieu, bien que sur cette matière il se trompe comme beaucoup d’autres, en dit plus néanmoins dans une de ses phrases que Filangieri dans ses huit chapitres.
Mais ce n’est pas seulement d’être usées et triviales que l’on peut accuser les idées qu’il nous présente, c’est encore d’être les unes fausses, les autres très problématiques.
Elles se réduisent dans le fait à deux.
Filangieri croit que l’exemple des anciens dans leurs lois sur la population peut être utile aux nations modernes, et 2° que l’accroissement de la population est toujours un bien.
La première de ces idées est en administration, [II-22] comme en politique, comme en religion, comme en toutes choses, d’un extrême danger.
J’ai essayé de prouver dans mon Essai sur l’esprit de conquête, que l’état du genre humain dans l’antiquité était tellement différent de ce qu’il est de nos jours, que rien de ce qui est applicable à l’un de ces états n’est admissible dans l’autre.
Pour ne pas sortir de mon sujet, je passerai rapidement en revue les citations de Filangieri.
Je laisse de côté les Hébreux, nation à part, dont la population est un article de foi plutôt qu’une donnée statistique.
Quant aux Perses, nous ne savons rien de positif sur la population de ce vaste empire. Il est vraisemblable que les historiens grecs, pour rehausser les victoires de leurs concitoyens, ont exagéré le nombre des soldats que Xerxès et Darius traînaient à leur suite ; mais en accordant aux récits de ces historiens une confiance plus que raisonnable, il serait encore très hasardé de conclure du nombre de ses combattants à celui des habitants de la Perse.
L’invasion de la Grèce ne fut point l’effet d’une population surabondante comme celle de l’empire romain par les peuples du Nord. Ce fut l’œuvre d’un despote irrité qui versa sur le petit pays qu’il voulait dévaster ses esclaves et ses nomades, sans proportion, sans règle et sans mesure ; et ce qui prouve que cette invasion n’avait pour cause ni un besoin ni un penchant naturel, c’est que deux victoires à des époques assez rapprochées firent justice de cette entreprise, tellement que rien de pareil ne se [II-23] renouvela dans la suite. Les rois de Perse corrigés attendirent qu’Alexandre vînt les attaquer et les détruire.
Si nous réfléchissons que l’empire des Perses se composait en grande partie de pâturages, où des tribus vagabondes vivaient avec leurs troupeaux, nous reconnaîtrons que cet empire devait être beaucoup moins peuplé que si ses habitants se fussent adonnés exclusivement à l’agriculture et à l’industrie. Citer comme exemple, dans un chapitre sur la population, un peuple dont une moitié se consacrait à la vie pastorale ou au pillage, est une idée malheureuse.
Tous les préceptes religieux ne changent rien à la nature des choses ; et les dogmes du Sadder que Filangieri vante ne pouvaient faire, ni que des hordes de pasteurs et de brigands trouvassent des moyens de subsistance suffisants pour favoriser la population, ni que la population s’accrût au-delà des moyens de subsistance.
Mais on voit que le publiciste italien n’avait été frappé que d’une seule pensée. Il avait trouvé dans les extraits du Zendavesta des exhortations à la multiplication de l’espèce ; et sans examiner leurs effets réels, il s’était mis en admiration du moyen en lui-même.
Cela même était une grande erreur. En supposant que dans la Bactriane, où probablement le Zendavesta fut compilé, les exhortations religieuses eussent produit le résultat qui était dans l’intention du législateur ; transporter ce moyen d’action dans nos [II-24] temps modernes, industrieux, éclairés, serait, une tentative chimérique.
Je suis loin de penser que les progrès des lumières enlèvent à la religion toute espèce d’influence ; mais alors l’influence de la religion n’est plus une influence directe qu’on pourrait appeler législative. Elle adoucit les mœurs, elle élève l’âme, elle donne à l’ensemble de la vie humaine une tendance plus pure et plus morale ; mais elle ne saurait se mettre en lutte contre la puissance de l’intérêt ni contre l’évidence du calcul. L’évangile aurait beau recommander le mariage avec autant et plus d’instance que le Zendavesta, il n’y aurait pas un mariage de plus chez un peuple arrivé à l’état de raffinement dans lequel nous sommes, et la raison en est simple.
Cet état de raffinement fait que le mariage est pour celui qui le contracte, sans avoir assuré les moyens de subsistance des enfants qu’il s’expose à procréer, le plus grand des fléaux ; et comme les règlements qui protègent la propriété, condamneraient la famille à laquelle cet imprudent aurait donné naissance à une misère sans remède, les préceptes religieux, en contradiction avec cet état de choses, seraient certainement enfreints ou éludés.
Si le pauvre brave ce danger, et peuple sans mesure, c’est qu’un penchant irrésistible, impérieux, qui veut se satisfaire à tout prix, l’aveugle et l’en traîne. Un précepte religieux qui transformerait le plaisir en devoir, et presqu’en pénitence, aurait plutôt l’effet opposé ; parce que ce précepte laissant la société telle qu’elle est pourrait, en d’autres termes, [II-25] se traduire ainsi : Mettez au monde le plus d’enfants qu’il vous sera, possible, pour que la faim que vous ne pourrez satisfaire, les maladies que vous ne pourrez soigner, vous en enlèvent la plus grande partie en bas âge ; et pour que les autres, luttant contre les privations et le dénuement, et cédant enfin à la tentation du crime, remplissent les prisons et meurent sur l’échafaud.
Quand Filangieri passe de la Perse aux républiques de la Grèce et de Rome, il marche sur un terrain plus solide. Il trouve des institutions fixes, des lois écrites, des peines et des récompenses établies ; il les énumère avec complaisance ; il les loue avec effusion de cœur. Mais ces énumérations et ces éloges se terminent par une conclusion assez singulière : c’est que toutes les fois que les circonstances, les vices des gouvernements, la corruption des mœurs privées, en un mot, des obstacles quelconques se sont opposés à la population, les institutions, les lois, l’espoir des récompenses, la crainte des peines, tout a été inutile. N’aurait-il pas dû aussi en conclure que, lorsque de pareils obstacles n’existent pas, l’intervention des lois devient superflue ? Laissez l’homme à lui-même, au moins dans ce qui dépend d’un penchant naturel qu’il vous est difficile de restreindre, et qu’il vous serait impossible d’ordonner. L’absence des vexations, la division plus égale des propriétés, et par là même l’augmentation des moyens de subsistance ; voilà les vrais encouragements, à la population, et non pas les discours d’un vieux tyran, comme Auguste, voulant repeupler, pour sa [II-26] commodité, l’empire qu’il avait dévasté, pour fonder sa puissance ; et s’élevant dans des harangues d’apparat contre la corruption, base de son règne, et sans laquelle ce règne n’aurait pu ni s’établir ni se prolonger.
Je dis tout ceci dans l’hypothèse vulgaire que le plus haut degré de population soit toujours désirable : j’examinerai cette question tout à l’heure. En attendant j’ai cru devoir réfuter cette niaise admiration pour des lois inefficaces même de leur temps, et qui seraient aujourd’hui bien plus intolérables ; admiration dont Filangieri n’est assurément pas le seul coupable, puisque les écrivains les plus distingués du dix-huitième siècle lui en avaient à l’envi donné l’exemple.
[II-27]
« Heureux siècle heureuse république, où la paternité est le premier devoir du citoyen ! »
Liv. II, chap. I, p. 209.
Cette exclamation philanthropique de Filangieri nous conduit à examiner la véritable question sur cette matière ; question dont nos économistes du siècle dernier n’avaient aucune idée.
Est-il favorable au bonheur, au perfectionnement physique et moral de l’espèce humaine que la population s’augmente indéfiniment ?
Pour résoudre cette question, il faut partir de quelques données devenues incontestables.
Il est certain que la population tend à s’augmenter ; son accroissement peut être retardé ou favorisé par les circonstances ; mais lorsque des calamités extraordinaires, ou une administration tout à fait insensée, ne dépeuplent pas un pays, l’accroissement de la population a toujours lieu dans un temps quelconque. Ce temps est assez court. En Amérique, où les hommes ne sont pas refoulés les uns contre les autres par les limites étroites du sol qu’ils occupent, mais peuvent encore s’étendre en liberté dans des déserts immenses, ce temps est de dix à quinze ans ; ce temps est ailleurs de vingt ; en France de vingt-cinq ; et si nous prenons ce dernier taux pour régle [II-28] commune, nous serons assurés de ne pas établir un terme trop resserré.
Maintenant est-il possible d’espérer que les moyens de subsistance augmentent toujours en raison de cet accroissement de population ?
Ici nous devons écarter une réponse qui paraît plausible, et qui cependant n’est que spécieuse, parce qu’elle ne fait qu’ajourner la véritable difficulté.
Il y a sur notre globe beaucoup de terres incultes ; les pays les plus cultivés ne le sont pas au point où ils pourraient l’être. La population peut donc s’accroître sans inconvénient jusqu’à ce que tout le sol possédé par l’espèce humaine, et tout celui dont elle peut encore s’emparer, soit rendu fertile.
Mais, en premier lieu, l’homme défriche des terres moins rapidement qu’il ne multiplie. Ce n’est pas dans le voisinage des terres incultes que la plus grande multiplication de l’espèce a lieu. Il est impossible de vaincre les obstacles et de franchir les distances de manière à maintenir une proportion exacte entre l’accroissement de la population et la quantité des terres cultivées.
Secondement, la ressource que semble nous promettre la mise en valeur des terrains incultes, n’est qu’un remède momentané. Le temps doit venir, et si la multiplication de notre espèce a lieu dans une progression toujours accélérée, le temps viendra bientôt où le produit du sol qui fournit à la subsistance de la race humaine sera porté au plus haut degré que notre imagination puisse concevoir. L’homme ne cessant pas de multiplier, cette époque, [II-29] le bel idéal de la civilisation et de l’agriculture, sera suivi immédiatement d’une disproportion toujours croissante entre la population et les moyens de subsistance.
Mes lecteurs s’apercevront facilement, que, dans cet exposé d’une difficulté très réelle et très grave, jetée inopinément à travers tous les systèmes de population en faveur desquels nos philosophes ont déclamé à perte de vue, je n’ai fait que réunir les idées fondamentales d’un Anglais célèbre ; idées dont l’évidence est irrésistible dans son livre, parce qu’elles y sont accompagnées de tous les développements et de tous les faits que les bornes de ce commentaire m’ont forcé de supprimer.
En rendant compte ainsi fort à la hâte des observations de M. Malthus, et des conséquences qu’il en tire, je n’ai pu être mu par aucun sentiment de partialité ; on verra plus loin que d’accord avec lui sur le principe, parce qu’il est impossible de le contester, j’ai peu de confiance dans les remèdes qu’il propose. Ceux de ces remèdes qui sont doux me semblent peu efficaces ; ceux qui promettent plus d’efficacité sont d’une exécution difficile et surtout vexatoire, et je n’aime pas que les hommes arrivent au bien à travers le mal. C’est une opération compliquée dont la Providence doit se charger seule.
Mais s’il est démontré que l’accroissement indéfini de la population doit amener une disproportion fâcheuse entre les moyens de subsistance et cette population, que deviennent les vœux et les exhortations de nos philosophes ? Qu’arriverait-il-si ces vœux [II-30] accomplissaient ? si l’espèce humaine, se montrait sensible à ces exhortations ? Que nous atteindrions un peu plus tôt une époque où. l’équilibre entre les besoins et les demandes ne se rétablirait que par la lente agonie et la mort douloureuse du superflu des demandeurs ; une époque où toutes les terres étant cultivées et produisant tout ce qu’elles peuvent produire, l’excédent de la population solliciterait en vain leur fécondité ; une époque où tous les pays étant également surchargés de population, l’émigration et la colonisation seraient des palliatifs illusoires ; une époque enfin, où le dénuement et la famine armant les non propriétaires devenus innombrables contre les propriétaires en minorité imperceptible, les lois en faveur de la propriété se verraient frappées d’impuissance, et où la société périrait sous le poids même de la population dévorante dont elle aurait encouragé l’imprudente multiplication.
Lorsque Filangieri par une suite de cette habitude où l’on était, il y a soixante ans, d’admirer les pays les plus misérables et les gouvernements les plus tyranniques, pourvu qu’on en fût séparé par le temps ou la distance, loue les Chinois de ce que chez eux la terre est employée toute entière à pourvoir à leur subsistance ; de ce que le riz couvre toute la surface de l’empire ; de ce que les fleuves portent les habitations flottantes des hommes, pour que la portion du sol qu’occuperaient les maisons soit vouée à la culture ; il ne réfléchit pas que dans un état où la terre serait employée toute, entière, à pourvoir à [II-31] la subsistance de l’homme, et où par conséquent on ne pourrait augmenter en rien son produit, une seule naissance au-delà du nombre pour lequel la mort laisse une place vacante dérangerait toute l’économie de la société. L’enfant qui naîtrait alors serait condamné à mourir de faim ; et le célibataire qui aurait en se mariant rempli l’un des premiers devoirs du citoyen verrait, pour prix del’accomplissement de ce devoir, expirer sa famille de misère. Étrange aveuglement de l’esprit de système ! étrange effet des axiomes adoptés sur parole ! C’est la Chine que Filangieri nous cite pour modèle dans ce qui regarde la population ; la Chine qui, par les résultats journaliers, de sa population surabondante, serait bien plutôt propre à nous éclairer sur les dangers d’une population excessive ! C’est là, que des famines affreuses enlèvent des milliers de malheureux ; c’est là que les pauvres sont réduits à précipiter dans les fleuves les enfants qu’ils ne peuvent nourrir ; et s’ils ont établi sur ces fleuves leurs habitations flottantes, on dirait que c’est pour être plus près de l’abîme qui doit engloutir des êtres misérables, auxquels ils n’ont donné la vie que pour leur donner aussitôt la mort.
Mais Filangieri écrivit dans un moment où nos philosophes, pressés du besoin de fronder les institutions européennes, que certes je suis loin de justifier, trouvaient plus commode et plus sûr de les attaquer par des comparaisons indirectes ; et pour rendre ces comparaisons plus frappantes et plus concluantes, ils cherchaient au loin des sujets [II-32] d’éloges. Peu importait à Filangieri que la Chine, gouvernée par le bambou, offrît plus qu’aucun autre pays le honteux spectacle de la dégradation de l’espèce humaine ; comme il importait peu à Mably que Sparte fût précisément l’opposé d’un état libre, tel que les modernes le conçoivent ; comme, il importait peu à Voltaire que les brames exerçassent sur l’Indostan une influence théocratique, qui frappait d’immobilité toutes les facultés de l’homme. L’un vantait la Chine, l’autre Lacédémone, le troisième l’Inde, comme Tacite, indigné contre ses compatriotes avilis, écrivit son roman sur la Germanie.
L’équité réclame une exception en faveur de Montesquieu. Le génie ne saurait jamais se plier longtemps ou complètement aux préjugés et aux vues d’un parti ; et dans une de ses phrases concises et énergiques, l’auteur de l’Esprit des Lois a flétri la Chine d’une sévère et juste réprobation.
Je reconnaîtrai toutefois que la conclusion du chapitre de Filangieri est plus raisonnable que son point de départ ne permettait de l’espérer. Otez les obstacles ; dit-il, sans vous embarrasser des amorces et des encouragements ; que l’autorité ne donne rien, mais qu’elle ne retranche rien ; et, comme disait Pline, qu’elle ne nourrisse point, mais qu’elle ne tue pas, et partout naîtront des enfants. C’est en effet cette vérité qui doit servir de règle aux gouvernements dans tout ce qui concerne la population ; elle atteindra bientôt le plus haut point qu’elle doive atteindre, veulent respecter les moyens que la nature a donnés à l’homme pour faire vivre sa famille. Les [II-33] injures contre les célibataires seront inutiles, quand la liberté d’industrie étant assurée, et chacun pouvant employer sans gêne ses facultés à son plus grand avantage, le mariage n’offrira plus à la classe laborieuse avec la chance de voir croître ses charges la perspective de voir ses moyens diminuer et sa position devenir sans remède.
[II-34]
« Quelles sont les entraves qui arrêtent les progrès de la population, et quels sont les moyens qu’ou doit employer pour les écarter ou les détruire ».
Liv. II, chap. II, p. 224.
J’ai dit dans le chapitre précédent qu’en exposant le système de M. Malthus sur la population, je n’étais mu par aucun sentiment de partialité. Ce système me répugne plutôt qu’il ne me plaît ; et lorsque je me suis déterminé à l’examiner avec soin, pour le juger avec connaissance de cause, je m’en suis approché avec un effort pénible, tel qu’il en faut un pour subir une opération douloureuse, ou pour fixer longtemps son regard sur un objet désagréable.
Mais il n’est pas donné de résister à l’évidence, et je suis resté convaincu de la vérité du principe proclamé par l’auteur anglais.
La subsistance suit la population d’une manière inégale, et la famine arriverait avant la subsistance, si la population était ce qu’elle peut être.
Cédant ainsi à une vérité démontrée, je me suis demandé si j’adopterais les conséquences que M. Malthus en tire.
Je commencerai par déclarer que ces [II-35] conséquences ne sont point telles qu’on nous les a présentées dans plusieurs ouvrages destinés à combattre ce système. Il y a dans la plupart des réfutations françaises un mélange de mauvaise foi et de plaisanterie qui ne sert qu’à fausser toutes les questions en défigurant les opinions qu’on attaque. La manie de faire de l’esprit n’abandonne pas nos écrivains dans leur manière de traiter les objets les plus graves. Ils se sont dit une fois pour toutes que le ridicule est l’arme la plus puissante, et les plus gauches comme les plus adroits veulent manier cette arme. Il en résulte dans presque toutes les critiques qu’on publie en France sur les découvertes importantes ou les idées neuves, une exagération, une infidélité, une prétention à la légèreté et à la gaieté qui mettent obstacle à toute investigation candide et impartiale. De là les absurdes jugements prononcés sur les observations profondes et ingénieuses du docteur Gall, sur les théories littéraires de plusieurs critiques allemands, sur le système de la perfectibilité de madame de Staël ; enfin sur l’ouvrage dans lequel M. Malthus a le premier approfondi la grande question de la population de l’espèce humaine.
Cet écrivain n’a point prétendu qu’il fallait employer contre l’accroissement excessif des naissances des règlements coercitifs et barbares. Il n’a point fait l’apologie de l’infanticide ; il n’a point indiqué le vice et la corruption comme des remèdes praticables contre la multiplication de notre race.
Mais il a pensé qu’on pouvait imposer à la classe [II-36] pauvre par des mesures indirectes une privation de plus que celles auxquelles sa position déshéritée la condamne, et qui sont déjà suffisamment nombreuses. Il a attribué à un principe qu’il a nommé contrainte morale une influence plus étendue que, selon moi, ce principe n’en peut avoir. Il a cru qu’on pouvait ajouter à l’action de ce principe par le retranchement des secours publics ; et plusieurs de ses idées sur ces divers sujets me paraissent manquer, sinon d’une justesse logique qu’un esprit distingué parvient facilement à établir sur le papier, mais d’une possibilité pratique assez incontestable, et surtout, je l’avoue à regret, elles me semblent s’éloigner un peu, contre l’intention de l’auteur sans doute, des sentiments de sympathie et de pitié, portion essentielle d’une vertu que pourtant il professe, je veux dire l’humanité.
Il y a certainement quelque chose de dur et de sévère dans les raisonnements que M. Malthus entasse pour profiter que les pauvres n’ont aucun droit à être secourus par la société. Je ne suis pas en général plus partisan que lui des secours publics qui sont communément mal administrés, mal répartis, et qui ôtent à l’homme, en le leurrant par une fausse espérance, le sentiment le plus salutaire, celui qui lui apprend que chacun ne doit compter que sur sa propre industrie, et n’attendre sa subsistance que de ses propres efforts. Mais faire prononcer du haut de la chaire évangélique, que désormais l’assistance des paroisses sera refusée aux enfants dont les parents ne pourraient les nourrir, est une déclaration par [II-37] trop franche d’un état d’hostilité permanente entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. La chose peut être, mais elle ne me paraît ni bonne ni prudente à proclamer ; et lorsqu’en parlant du malheureux qui aura cédé à l’attrait le plus impérieux, au penchant le plus irrésistible, l’auteur anglais s’écrie :
« Livrons cet homme coupable à la peine prononcée par la nature ; il a agi contre la raison qui lui a été clairement manifestée ; il ne peut accuser personne, et doit s’en prendre à lui-même si l’action qu’il a commise a pour lui de fâcheuses suites : l’accès à l’assistance des paroisses doit lui être fermé ; et si la bienfaisance privée lui tend quelques secours, l’intérêt de l’humanité requiert impérieusement que ces secours ne soient pas trop abondants. II faut qu’il sache que les lois de la nature, c’est-à-dire les lois de Dieu, l’ont condamné à vivre péniblement pour le punir de les avoir violées ; qu’il ne peut exercer contre la société aucune espèce de droit pour obtenir d’elle la moindre portion de nourriture au-delà de ce que peut en acheter son travail ; que, si lui-même et sa famille sont mis à l’abri des tourments de la faim, ils en sont redevables à la pitié de quelques âmes bienfaisantes qui ont droit par-là même à toute sa reconnaissance. »
Lors, dis-je, qu’on lit de pareilles phrases on est tenté de s’écrier :
Je rends grâces aux dieux de n’être pas Romain, pour conserver encor quelque chose d’humain.
Et si l’on pèse toutes les expressions de ce terrible [II-38] anathème, on trouvera peut-être que plusieurs sont hasardées, et supposent à de certains dogmes fondamentaux un assentiment que le cœur leur refuse et que l’esprit même peut leur contester.
Est-il bien vrai que les lois de la nature, c’est-à-dire les lois de Dieu, aient attaché un châtiment si sévère à la multiplication imprudente, si l’on veut, de notre espèce ? Est-il bien juste pour délivrer la société, non d’une attaque directe qui en troublerait l’ordre, mais d’une surcharge incommode pour ceux qui sont les possesseurs exclusifs de ce qui, après tout, pouvait ne pas être un monopole ; est-il bien juste nous le demandons, d’appeler au secours de cette société, en qui est la force, et pour qui sont les lois et les armes, la malédiction de ce Dieu que la religion nous montre au contraire ouvrant ses bras au pauvre et au faible, et les recevant dans son sein ? Nos institutions sont là ; il les faut défendre, il leur faut obéir : mais laissons au moins, pour consolation à la classe que ces institutions ont déshéritée, l’espoir du ciel et la bonté divine.
Je ne sais si je me trompe ; mais toutes les fois qu’une réprobation involontaire s’élève dans tous les cœurs, je crois qu’il y a dans le principe qui appelle cette réprobation quelque chose de défectueux et de révoltant.
Or, j’ai remarqué toujours que lorsqu’on reprochait à une mère qui demandait l’aumône pour ses enfants affamés le nombre de ces malheureuses créatures, un sentiment d’indignation se manifestait dans ceux qui étaient témoins d’un pareil reproche.
[II-39]
Ici je ne puis me refuser à une observation qui doit donner lieu, ce me semble, à des réflexions sérieuses. Je ne sais à quel période de l’état social nous sommes arrivés ; mais quand la population est un danger parce qu’il n’y a pas subsistance suffisante, et qu’en même temps l’abondance des denrées de première nécessité est proclamée un fléau, ne doit-il pas y avoir quelque chose de vicieux dans cet état social ?
Cependant, je le répète, c’est plutôt dans les expressions que dans les actes qu’il recommande, que M. Malthus s’est laissé entraîner par son système ; et ces aberrations partielles ne changent rien à la vérité du principe sur lequel ce système est appuyé. Seulement l’auteur, tout éclairé qu’il est, ne s’est pas aperçu qu’en considérant ce qu’il appelle la contrainte morale comme un remède aux maux qu’il indique, il a donné dans un excès pareil à celui qu’il reproche aux Condorcet et aux Godwin.
Prévoir une époque où la perfectibilité indéfinie aura fait disparaître la propriété, rendu le travail inutile, et doué les hommes d’une vie sans terme, est sans doute chimérique ; mais espérer que le genre humain, et dans le genre humain la classe peu éclairée parviendrait à dompter l’attrait des sexes par la considération des maux qu’entraîne une population excessive, et que cet attrait des sexes sera subjugué sans que des vices honteux le remplacent, c’est se bercer volontairement d’illusions e de rêves.
On peut se délecter dans le tableau d’une société dont chaque membre s’efforcerait de parvenir au [II-40] bonheur en remplissant exactement ses devoirs, où toute action sollicitée par le désir d’un plaisir immédiat, mais qui entraîne après elle une plus grande mesure de peine, serait considérée comme la violation d’une loi morale ; où un homme qui gagne de quoi nourrir deux enfants ne se mettrait jamais dans une situation qui le forcerait à en nourrir quatre on cinq, quelles que fussent à cet égard les suggestions d’une passion aveugle ; où le temps passé en privations serait employé à des épargnes, et où en même temps l’intervalle entre l’âge de puberté et le mariage serait un exercice perpétuel de continence et de chasteté [26]. Mais, de bonne foi, croit-on vaincre ainsi la nature ? Et le penchant qui donné du courage aux plus timides, qui jette dans la frénésie les plus paresseux ; le penchant qui a été créé le plus invincible, parce que sur lui repose la perpétuité des espèces ; ce penchant qui brave la mort, la douleur, toutes les considérations, toutes les craintes, cédera-t-il à quelques raisonnements métaphysiques, à des calculs d’une probabilité éloignée, qui peuvent ne point se réaliser, et qui auront d’autant moins de force qu’aucune loi pénale ne les appuiera de son autorité ?
Et ici le vice des arguments que nous réfutons apparaît en entier.
« Le plus irrésistible et le plus universel de nos besoins, dit M. Malthus, est celui d’être nourri et d’avoir des vêtements et un domicile… Il n’est personne qui ne sente combien le [II-41] désir de satisfaire de tels besoins a d’avantages lorsqu’il est bien dirigé ; mais, dans le cas contraire, on sait aussi qu’il devient une source de maux. La société s’est vue contrainte de punir elle-même directement, et avec sévérité, ceux qui, pour contenter ce désir pressant, emploient des moyens illégitimes. »
L’auteur conclut de là que, puisqu’on a pu empêcher l’homme de pourvoir illégitimement à sa subsistance, on pourra de même l’empêcher de multiplier imprudemment.
Mais, de l’aveu de M. Malthus, on n’a pu atteindre ce premier but que par des lois pénales et des lois très sévères. Or il est loin, je lui rends cette justice, de proposer de telles mesures. Il s’ensuit qu’il n’y a nulle parité entre les deux cas. Seulement son système a ce danger qu’il peut conduire des écrivains moins sages que lui à invoquer l’action de la loi contre l’attrait des sexes revêtu de la sanction du mariage comme contre la faim ; et nous tombons alors dans une succession de vexations absurdes et toujours croissantes : On en verra la preuve dans un instant.
Avant toutefois de fournir cette preuve, considérons encore la question sous son dernier point de vue. Mesurons l’étendue de la privation que, du fond de nos cabinets d’étude, bien chauffés, bien nourris, ayant auprès de nous nos femmes, ou quelquefois des femmes qui ne sont pas les nôtres, nous prescrivons à des êtres semblables à nous au physique et au moral.
[II-42]
Ce n’est pas seulement à une continence contre nature, aux douleurs, aux maladies même que cette continence produit tout aussi bien que l’excès contraire ; ce n’est pas seulement, disje, à ces maux que nous condamnons la portion laborieuse et malheureuse de notre espèce, c’est à un malheur plus durable, plus amer, et qui attend cette portion cruellement traitée précisément à la fin de sa triste carrière.
Car j’admets toutes les suppositions nécessaires pour rendre possible l’Utopie de l’auteur anglais. Les ouvriers s’abstiendront dans leur jeunesse et du mariage et des plaisirs illégitimes qui consolent aujourd’hui les célibataires. La majorité de l’espèce humaine remportera journellement sur ses sens une victoire que les saints les plus austères du christianisme regardent comme la plus difficile, une victoire pour laquelle le salut éternel ne semblait pas à l’église primitive une récompense trop élevée : la jeunesse de nos jours déploiera au milieu des tentations une impassibilité que les solitaires de la Thébaïde atteignaient à peine par des macérations, des jeûnes, et des pénitences qui nous font frémir. Le jeune cultivateur, l’artisan, parvenu à l’âge où l’image d’une femme fait bouillonner le sang, demeurera en présence de la séduction aussi calme que saint Siméon Stylite au haut de sa colonne ; j’accorde plus encore, il ne se jettera pour se dédommager dans aucune autre jouissance dispendieuse. Il vivra chaste, sans s’étourdir par le vin, sans se distraire par l’amusement, sans se permettre de détourner pour se [II-43] procurer un moment de relâche la moindre parcelle de ses économies. Est-il bien certain que ses efforts le conduiront au but qu’il espère ? On conviendra que la chose n’est pas assurée. L’ouvrier, malgré son stoïcisme pratique, peut arriver à la vieillesse sans que ses économies ne se soient jamais trouvées suffisantes pour l’autoriser à se marier. Dans quelle position sera-t-il alors ? Isolé, sans secours, sans famille, sans affections, sans un bras qui le soutienne s’il est infirme, ou qui le guide s’il est aveugle, il aura consumé sa vie dans des abstinences douloureuses, pour se trouver au terme de sa carrière dans un déplorable abandon. J’aime bien l’économie politique ; j’applaudis aux calculs qui nous éclairent sur les résultats et sur les chances de notre triste et douteuse destinée : mais je voudrais qu’on n’oubliât pas que l’homme n’est pas uniquement un signe arithmétique, et qu’il y a du sang dans ses veines et un besoin d’attachement dans son cœur. Les mariages des pauvres ont beaucoup d’inconvénients matériels sans doute ; mais n’est-ce rien que d’ouvrir à ces êtres, dépouillés de tout, des trésors d’affection qui remplacent pont eux les trésors de la fortune, que nous avons tellement peur qu’ils ne nous enlèvent ? Malgré tous les inconvénients de la multiplication des enfants dont la subsistance est incertaine, c’est surtout pour le pauvre que le mariage est désirable et indispensable ; le riche pourrait s’en passer. Il a toujours de quoi faire qu’on singe auprès de lui l’affection conjugale, fraternelle on filiale. Il est sûr de pouvoir s’entourer de l’apparence [II-44] de toutes les affections ; et telle est la misère de notre nature, que je dirai presque que la fortune donne aux affections qu’elle commande une espèce de réalité. Il y a autour des grands et des riches une atmosphère d’attendrissement qui n’est pas toujours entièrement factice. Mais le pauvre, où trouvera-t-il ces soins, ces secours, cette sympathie ? Il ne saurait les acheter comme nous, pour se faire ensuite comme nous illusion sur leur source, leur profondeur, et leur étendue. Le mariage seul lui donne un être qui s’identifie avec lui, qui supporte avec lui les fardeaux que notre ordre social jette sur lui sans miséricorde, qui travaille avec lui, souffre avec lui, mendie avec lui :
Tout le monde connaît la réponse de cet aveugle à qui l’on reprochait de nourrir son chien. Et qui m’aimera ? dit-il. Ce peu de mots me parce une réfutation éloquente du système froid et compassé qui, pour la plus grande commodité des classes riches, veut priver les classes pauvres, non seulement de la plus vive des jouissances physiques, mais de toutes les consolations qui résultent du lien conjugal et de la paternité.
On dirait qu’aujourd’hui nous en sommes venus à ce point que la naissance d’un enfant qui n’a pas sa subsistance assurée nous alarme comme l’approche d’un voleur prêt à nous prendre ce que nous avons. C’est aussi pousser trop loin, je le pense, les privilèges de la propriété.
En disant tout ceci, je ne repousse que les conséquences qu’on a tirées d’un principe vrai. J’adopte [II-45] tout ce qu’on allègue contre les encouragements donnés à la population. Ces encouragements directs entraînent nécessairement, comme dit M. Malthus, un accroissement de mortalité ; aussi n’encouragez pas le mariage par des moyens factices : ne l’imposez pus comme un devoir, mais ne le proscrivez pas comme un crime. Puisque vous croyez, ce que je crois aussi, que la Providence a fait de cette terre un monde d’épreuves permettez que ces épreuves portent en partie sur la classe favorisée par le sort. Ne choisissez pas toujours le pauvre pour lui prescrire des privations ; si la classe pauvre multiplie, que la classe aisée se serre et se gêne. Il faut, de votre aveu, plusieurs siècles pour que la population devienne telle, qu’avec la culture de tout notre globe mis soigneusement en valeur, là où il est susceptible de produire, la subsistance soit insuffisante. Alors comme alors. En attendant laissez aller les choses. La nature par ses rigueurs, l’intérêt personnel par ses calculs mettront des bornes à la population, et la bienfaisance la soulagera, surtout si vous n’érigez pas aussi en délit la bienfaisance.
[II-46]
« Tout ce qui tend à rendre la subsistance difficile tend à diminuer la population ».
Liv. II, chap. II, p 224.
J’ai promis de prouver que le système de M. Malthus, présenté comme il l’est par son auteur, a ce grand danger, que des écrivains moins sages s’en autoriseront pour invoquer l’action de la loi contre le mariage des classes indigentes et pour exercer ainsi sur elles la plus douloureuse et la plus injuste de toutes les vexations.
Ce n’est pas sans regret que je vois au nombre des partisans d’une prohibition, qui serait à mon avis aussi oppressive qu’immorale, l’un de nos meilleurs économistes, un homme qui, sous beaucoup de rapports, possède et mérite l’estime de l’Europe éclairée ; un historien distingué par son érudition, ses recherches infatigables, et ses aperçus nouveaux ; un philosophe enfin, qui défend avec zèle et talent la cause de la véritable liberté je veux parler de M. Sismonde Sismondi, auteur d’une excellente histoire des républiques italiennes, et qui a entrepris une histoire de France, fort au-dessus, dans ce qui en a été publié jusqu’à ce jour, de toutes celles qui l’ont précédée. Mais non moins actif dans le champ de [II-47] l’économie politique, il a fait paraître en 1819 de nouveaux principes de cette science ; et c’est dans cet ouvrage, rempli d’ailleurs d’idées justes et ingénieuses et de vues philanthropiques, qu’il a écrit les phrases suivantes, que je cite textuellement, pour ne pas être accusé de défigurer ce que je réfute.
« C’est un devoir, dit-il, de ne point se marier quand on ne peut point assurer à ses enfants le moyen de vivre ; c’est un devoir non point envers soi, mais envers les autres, envers ces enfants qui ne peuvent se défendre, qui n’ont point d’autre protecteur. Le magistrat est appelé à faire respecter tous les devoirs réciproques : il n’y a point d’abus d’autorité à ce qu’il empêche le mariage de ceux qui sont le plus exposés à oublier ce devoir. Le mariage est un acte public, un acte légal ; il a été pris sous la protection des lois, justement par ce qu’il est aussi sous leur inspection. Le mariage des mendiants ne devrait jamais être permis ; c’est une odieuse connivence de l’autorité au sacrifice qu’ils comptent faire de leurs enfants. Le mariage de tous ceux qui n’ont aucune propriété devrait être soumis à une inspection sévère. On aurait droit de demander des garanties pour les enfants à naître ; on pourrait exiger celle du maître qui fait travailler, requérir de lui un engagement de conserver à ses gages, pendant un certain nombre d’années, l’homme qui se marie ; combiner enfin, avec l’industrie propre à chaque canton ; les moyens de faire monter le père de famille d’un degré dans l’échelle sociale, en même temps qu’on ne permettrait [II-48] jamais le mariage à ceux qui demeureraient dans le dernier degré [27] . »
Je ne m’étendrai pas sur la conséquence immédiate de ce célibat imposé de force à toute la classe pauvre ; cette conséquence serait évidemment un libertinage porté beaucoup plus loin qu’il ne l’est maintenant. L’auteur avoue cet inconvénient ; mais comme il ne le considère que sous un point de vue partiel et étroit, il n’y attache que peu d’importance. Il existe cependant d’autres rapports, sous lesquels il eût été bon de l’envisager, et quelque réflexion aurait prouvé qu’il deviendrait très grave.
D’abord le blâme, la réprobation, le mépris qui s’attachent à la débauche cesseraient aussitôt que la débauche serait, pour ainsi dire, prescrite à ceux qu’on repousserait du lien conjugal. On aura beau faire des chiffres tant qu’en voudra, les hommes resteront des hommes, et de vingt à quarante ans le besoin de la reproduction les dominera de manière à ne pouvoir être réprimé. Or il y a dans tous les [II-49] esprits une justice innée, qui n’attache de culpabilité aux actions que lorsqu’elles sont vraiment criminelles, et lorsqu’il n’est pas audessus des forces humaines de s’en abstenir.
Dans les classes élevées, on n’a jamais pu faire du duel une chose, déshonorante, parce que chacun sentait au fond de son cœur que le préjugé ayant uni au refus de se battre, ou de tirer vengeance d’un affront, une honte sociale, nul ne pouvait être tenu d’affronter cette honte et de s’y soumettre.
Chacun sentirait de même que des ouvriers de vingt-cinq ans ne peuvent pas vivre dans la chasteté, et si, même aujourd’hui, on ne juge pas très sévèrement ceux qui s’en écartent, on regarderait le commerce illégitime des sexes comme une nécessité créée par la loi, et comme parfaitement innocent de la part de ceux qui s’y livreraient.
Si je voulais entrer dans tous les détails repoussants et difficiles de cette matière, je rappellerais que cette nécessité a été si bien reconnue dans plusieurs pays [28], que les magistrats même se sont crus forcés de permettre aux détenus des maisons de force des plaisirs périodiques pour ne pas encourager des vices beaucoup plus honteux. On n’a pas la même indulgence en France ; aussi les mœurs des prisons où l’on retient les hommes de la classe inférieure, sont-elles un sujet de réclamations et de regret pour tous les bons citoyens.
Mais comme cependant le libertinage, en n’étant [II-50] plus un sujet de blâme, en deviendrait plus qu’aujourd’hui un de répression (car je suppose qu’on ne veut pas favoriser les naissances illégitimes en proscrivant le mariage), il en résulterait que la lutte entre la loi et la nature, cette lutte toujours si fatale, aurait lieu dans les portions pauvres de la société à tous les instants de la nuit et du jour. Or il n’est pas bon que l’homme s’accoutume à violer les lois. Il passe rapidement d’une violation à l’autre ; le grand secret social, c’est de fournir aux individus le moyen de se satisfaire légitimement. Mettre des obstacles légaux à une chose qu’on ne peut empêcher, c’est discréditer sa législation aux yeux des peuples ; et discréditée dans ceux de ses commandements qui imposent des devoirs factices, elle l’est bientôt dans ceux qui prescrivent des devoirs réels.
Mais ce n’est pas tout. Passons à l’exécution de ce projet. Nous ne tarderons pas à nous apercevoir que la difficulté en devient beaucoup plus grande.
En effet, lorsque l’on compare le besoin de la reproduction à celui d’être nourri ou d’être vêtu, et lorsqu’on veut conclure de ce que la crainte des peines empêche l’homme affamé ou nu de voler de la nourriture ou des vêtements, que cette même crainte des peines empêcherait l’action par laquelle l’espèce se multiplie, on oublie plusieurs différences qui font des deux hypothèses des cas très dissemblables. Quand un malheureux dérobe un pain, ou s’empare d’un habit, il fait au propriétaire de l’habit qu’il revêt, ou du pain qu’il dévore, un mal immédiat, direct, positif. Il y a donc quelqu’un qui a [II-51] intérêt à se plaindre. La justice est incontinent avertie. La moitié de son opération, la surveillance, lui est épargnée ; et c’est la partie la plus difficile. Mais quand il s’agit de l’union des sexes, c’est tout autre chose : d’ordinaire le coupable, au lieu de faire à quelqu’un le mal positif qui l’engagerait à le dénoncer, lui fait un plaisir qui a sans doute à la longue de tristes conséquences, mais qui, certes, dans le moment même ne provoque pas l’accusation. Dans le cas du vol, il y a une partie lésée ; dans celui de l’union des sexes, il n’y a qu’un complice. Ainsi la loi pénale qui peut atteindre le voleur n’atteindra pas celui qui, dans son imprudence, court la chance de devenir père. On punit le rapt, la séduction, l’adultère, parce qu’il y a des plaignants dans la personne des parents ou de l’époux offensé ! Mais dans l’union simple de deux individus qui frauderaient la loi qu’on propose, il n’y a personne qui ait intérêt à se plaindre ; il y a au contraire deux êtres intéressés à se taire et à se cacher.
Aussi n’est-ce pas l’union des sexes, union fortuite et secrète, qu’on prétend punir ; c’est la sanction donnée à cette union qu’on veut refuser. Les mendiants ne doivent pas pouvoir se marier ; les ouvriers doivent y être autorisés par une licence spéciale.
Quant aux mendiants, je crois qu’il arrive rarement que deux personnes n’ayant d’état que la mendicité, se présentent pour contracter mariage devant l’autorité compétente. Cela me paraît d’autant plus difficile que presque partout aujourd’hui la [II-52] mendicité est interdite ; et je ne vois pas comment des hommes qu’on poursuit pour les arrêter, et qu’on saisit quand on les rencontre, s’offriraient aux magistrats ; ils seraient conduits au dépôt préparé pour eux avant d’arriver à l’autel…
C’est donc bien plutôt les hommes exposés à devenir mendiants, c’est-à-dire les ouvriers qui n’ont de capital que, leurs bras, qu’on veut tenir dans un célibat forcé. On leur demandera des garanties pour les enfants à naître ; on exigera celle du maître qui les fait travailler, c’està-dire qu’on crée une espèce de servage, qu’on fait des ouvriers une caste réduite à la plus déplorable dépendance, et qu’au nom de l’économie politique on reconstitue de fait la plus oppressive féodalité.
Qui sera juge entre l’ouvrier et le maître, si celui-ci refuse l’autorisation qui lui est demandée ? Qui ne voit quelle porte on ouvre à l’arbitraire, au caprice, aux haines personnelles ? Quel maître voudra s’engager, comme l’auteur le propose, à garder à ses gages pendant un nombre d’années un homme qui, par cela môme qu’il ne craindra plus d’être renvoyé, deviendra ou plus négligent, ou plus paresseux ou plus insubordonné ? Et si, fatigué de travailler pour un maître qui se croira des droits dont il s’exagérera l’étendue, et qui voudra peut-être abuser de ces droits, l’ouvrier quitte, le maître auquel, pour prix de son mariage, la, loi l’aura pour ainsi dire enchaîné, que ferez-vous ? Voulez-vous qu’on le poursuive comme on poursuivait un serf fugitif ? Autant vaudrait faire des ouvriers un corps de Parias ; autant vaudrait [II-53] ressusciter en Europe, dans cette Europe où l’industrie promettait d’établir le plus haut degré de libertéindividuelle, les institutions tyranniques et absurdes de l’Inde et de l’Égypte.
Encore un mot, et je finirai cette réfutation d’une idée qui ne soutient pas d’examen ; si vous attachez à la propriété le droit exclusif de goûter le plaisir le plus vif et le plus doux que nous ait accordé la nature, ne craignez-vous pas d’accroître au-delà de toute borne et au-delà de toute prudence les prérogatives de la propriété ? Il ne vous suffit pas que le prolétaire se résigne à n’avoir part à aucun des biens dont vous possédez le monopole ; il ne vous suffit pas qu’il renonce eu feu, à la terre, à l’eau, à l’air même ; car sa condition l’oblige, tantôt à descendre au fond des abîmes, tantôt à s’enterrer, dans des ateliers où il respire à peine, et toujours à se priver de ce qu’il produit pour vous et de ce dont il vous voit jouir au prix de ses fatigues et de ses sueurs : une consolation lui restait, une consolation que la Providence touchée de pitié a répartie entre tous les êtres ; vous la lui disputez ! vous voulez que cette faculté donnée à tous, dont les animaux même ne sont pas privés, soit interdite à votre semblable parce qu’il est pauvre. Je le répète, il y a là au moins autant d’imprudence que d’iniquité.
On pense bien qu’en m’exprimant de la sorte, je n’attaque pas les intentions d’un auteur que j’estime, et auquel m’attachent à la fois et la conformité d’opinions sur beaucoup de points et le souvenir d’une amitié ancienne et durable ; mais je crois que [II-54] l’enthousiasme avec lequel il a adopté le système de M. Malthus ; et le désir de rendre ce système plus applicable en pratique que ne l’avait essayé l’auteur anglais, l’ont entraîné dans des erreurs graves. Il a voulu faire par la loi ce qu’il est impossible de faire par la loi ; et comme il arrive aux meilleurs esprit, trop fortement préoccupés d’une idée, ne voyant point d’efficacité dans les moyens que M. Malthus avoir proposés, il a cru résoudre le problème en invoquant l’intervention à laquelle on recourt toujours en désespoir de cause, et qui, lorsqu’elle sort de sa sphère, fait habituellement plus de mal que de bien, je veux dire l’intervention directe et menaçante de l’autorité.
[II-55]
« Au lieu d’engager ses sujets à abandonner leur patrie, elle (l’Angleterre) devrait par des réglements sages mettre obstacle à leur fréquente émigration ».
Liv. I, chap. III, p. 57.
Ce que nous venons de dire sur les inconvénients et les avantages de la population, nous oblige à retourner en arrière pour indiquer une étrange inconséquence de notre auteur italien. D’après le principe qu’il a reconnu lui-même, et qui est en effet d’une vérité incontestable, je veux dire le rapport nécessaire et constant qui existe entre la population et les moyens de subsistance ; il est clair que l’émigration est ce qui favorise le plus la multiplication de l’espèce humaine. Partout où il y a une place vide, une naissance la remplit ; et cependant le même écrivain qui voudrait voir la population s’accroître sans bornes, exhortait l’Angleterre, quelques pages plus haut, à empêcher que ses sujets n’émigrassent. Mais il arrive sans cesse que les hommes oublient une moitié de leurs opinions, quand ils veulent faire prévaloir l’autre moitié. Ils les prennent chacune en particulier comme autant de dogmes ; et quand ils ont rassemblé tout ce qu’ils croient avoir à dire sur un sujet, ils pensent s’être acquittés de leur tâche, et recommencent le même travail sur une question [II-56] nouvelle, sans trop se mettre en peine ni s’apercevoir des contradictions dans lesquelles ils peuvent tomber. Il est vrai de dire que l’inattention des lecteurs vient au secours de celle des écrivains, et qu’au milieu des distractions qui se croisent et des intérêts qui nous entraînent chaque idée nous sert comme un amusement ou comme une arme, sans que nous éprouvions le besoin d’en former un ensemble, satisfaits que nous sommes d’avoir atteint le but ou pourvu à la conversation du moment.
On ne met point obstacle à l’émigration par des règlements ; et le conseil que Filangieri adresse ici au gouvernement anglais décèle encore l’erreur d’un philosophe qui considère l’homme comme un agent passif entre les mains de l’autorité. Filangieri sans doute, en parlant de règlements sages, les concevait doux et modérés ; mais par cela même que les peines trop sévères seraient écartées de ces règlements, ils se verraient plus facilement enfreints. Leur infraction forcerait le pouvoir à accroître la rigueur des peines, et de la sorte, avec quelque réserve que l’autorité fût entrée dans cette route, elle serait amenée au dernier terme de la violence et de la sévérité. Les seuls règlements à faire pour mettre obstacle à l’émigration, ce sont les constitutions libres, les lois équitables, les garanties solides. Assurez ces biens à un peuple, et vous pouvez être certain que ses citoyens n’émigreront pas. Refusez ces biens à un peuple, tous vos règlements n’empêcheront point qu’il ne quitte un pays où son existence sera précaire, ses droits menacés, son industrie entravée. Je le [II-57] demande à tout homme de bon sens et de bonne foi ; par quelle mesure retiendra-t-on sur le sol anglais ces prolétaires affamés, auxquels les lois ne permettent pas de gagner leur subsistance et celle de leur famille ? Et si, par impossible on parvenait à leur fermer toute issue, qu’en résulterait-il pour la prospérité de la paix publique ? En détail, des brigandages ; en masse, des séditions.
Je ne considère ici là question que sous le point de vue politique. Que n’aurais-je point à dire ; si je me livrais à des considérations morales ?
La société, telle qu’elle existe, a consacré le droit de propriété, c’est-à-dire elle a voulu que le sol appartînt sans contestation à celui qui l’occupe de temps immémorial, ou d’après une transmission dont elle a prescrit les formes ; elle a voulu de plus que les productions, fruit du travail, appartinssent, soit au producteur, soit à ceux qui, par des conventions légales, lui fournissent les matériaux et les moyens de produire.
La nécessité excuse ce qu’a fait à cet égard la société ; mais la condition néanmoins est dure et sévère. Les trois quarts de l’espèce humaine naissent déshérités ; les biens, communs à tous dans l’ordre naturel, deviennent dans l’ordre social le monopole de, quelques uns ; et ces derniers pour les conquérir ne se donnent, comme on l’a dit énergiquement, que la peine de naître.
Enfin la chose est ainsi. Deux compensations restent, et consoleraient la classe dépouillée ; l’une est le travail, l’autre l’émigration.
[II-58]
Par la première, le pauvre trouve dans ses bras, dans son industrie, un équivalent à la propriété dont les détenteurs oisifs sont forcés de lui abandonner une portion, pour qu’à leur profit il fasse valoir le reste. Par la seconde, si, dans un pays, ses efforts sont inutiles, il peut chercher ailleurs un ciel plus propice et des circonstances plus favorables.
Qui le croirait ? l’autorité lui a fréquemment disputé ces deux ressources. Des lois prohibitives ont gêné son industrie au-dedans, et des décrets contre l’émigration lui ont défendu de porter cette industrie au-dehors. Avec une législation pareille, je le déclare, il n’y a aucun excès qu’on ne doive attendre, il n’y a pas de désordre qui nous puisse étonner.
Dira-t-on que nous exigeons des gouvernements une indifférence et une apathie qui blessent leurs intérêts ? qu’ils ne sauraient se résigner à voir leur pays se dépeupler, leurs terres rester en friche, leur industrie dépérir faute de biens, toutes les fois que ce qu’ils appellent la magie de l’émigration s’empare de l’esprit d’une classe ignorante et crédule, que séduisent des écrits mensongers et de trompeuses promesses ? Nous répondrons que la manie de l’émigration ne s’emparera d’aucun peuple ni d’aucune classe, si le gouvernement, par ses vexations, par les entraves qu’il oppose au développement des facultés humaines ; en un mot, par ce qu’on pourrait nommer, à plus juste titre, la manie réglementaire et législative, ne contraint pas cette classe ou ce peuple à émigrer.
[II-59]
Et, remarquez-le bien, la tendance à l’émigration n’est le résultat d’aucun des inconvénients physiques que la nature a répartis entre les diverses contrées de la terre. Le Lapon ne quitte point son climat glacé, et les nations exposées aux ardeurs du soleil supportent les chaleurs qui les accablent. L’habitude, les liens de famille, les souvenirs de l’enfance, enchaînent l’homme aux lieux où il est né ; et même lorsque le besoin le chasse, ou que la jeunesse aventureuse l’entraîne au-dehors, l’esprit de retour, pour me servir d’une expression que la loi n’a consacrée que parce qu’elle l’a trouvée au fond de nos cœurs ; l’esprit de retour accompagne le voyageur dans ses pèlerinages lointains, et le ramène tôt ou tard sous le toit de ses pères, qu’il aime à léguer à ses enfants. Il n’y a d’insupportable pour l’homme que le tort qui lui vient de ses semblables ; les rigueurs de la nature sont des nécessités ; les rigueurs des gouvernements sont des injustices. On se soumet aux unes ; les autres révoltent.
En conséquence, tandis qu’on voit des peuples se résigner aux intempéries des saisons, à l’âpreté du climat, à la stérilité du sol, des montagnards porter sur leur dos la terre, végétale pour fertiliser le sommet des rochers, le ciel le plus doux, les plaines les plus fertiles ne sauraient retenir les hommes qui gémissent sous une autorité oppressive. Ce ne sont ni les brouillards des Hébrides, ni la bruyère dont leurs coteaux sont couverts, qui engagent lepaysan d’Écosse à quitter son pays natal ; ses pères avaient durant des siècles respiré les brouillards et tiré parti [II-60] de l’aride bruyère. Aujourd’hui l’avidité des seigneurs, avidité d’autant, plus intolérable que l’excès de la civilisation, en précipitant ces seigneurs dans les villes, ne laisse pas à la classe qui dépend d’eux dans leurs terres les dédommagements résultant jadis de la vie patriarcale de ces paysans du Nord.
On a beaucoup parlé de l’orgueil national anglais ; et cet orgueil en effet a longtemps élevé entre l’Angleterre et toutes les nations continentales des barrières qui semblaient insurmontables. Maintenant, malgré cet orgueil, la France est inondée d’Anglais devenus propriétaires ou fabricants sur le sol étranger. Des artisans, des agriculteurs, nous portent leur expérience et leurs précieuses découvertes, et la Grande-Bretagne trouve dans ses propres enfants les, plus dangereux fléaux de son industrie. D’où vient ce changement ? de ce que pour le pauvre les lois prohibitives, et poser le riche les taxes énormes, sont devenues en Angleterre des fléaux dont à tous prix il veut s’affranchir ; et contre la pression continuelle de ces deux fléaux, il n’y a ni orgueil national, ni patriotisme, ni habitudes, ni souvenir d’enfance qui puissent l’emporter.
Il ne faut pas s’exagérer l’influence de l’amour de la patrie dans nos temps modernes ; j’ai reconnu plus haut le poids que ce sentiment met dans la balance, et il peut compenser jusqu’à un certain point l’ineptie ou l’injustice des gouvernements ; mais ceux-ci ne doivent pourtant se reposer sur cette force morale qu’avec défiance et discrétion. L’amour de la patrie ne saurait exister chez nous comme il [II-61] existait chez les anciens. Le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des mœurs à peu près pareilles. L’expatriation, qui était une difficulté et presqu’un supplice pour les peuples de l’antiquité, nous est devenue facile et souvent agréable. Quand Cicéron disait, « Pro qua patria mod, et cui nos totos dedere et in quâ nostra omnia ponere, et quasi conseerare, debemus », la patrie contenait tout ce qu’un homme avait de, plus cher : perdre sa patrie, c’était perdre ses enfants, ses amis, tous les objets de ses affections ; c’était affronter l’ignorance et la grossièreté de peuplades inconnues et demibarbares ; c’était renoncer à toute communication intellectuelle, à toute jouissance sociale. Maintenant, environnés de nations policées et hospitalières, nous emmenons ce qui nous est cher, et nous retrouvons, à quelques nuances près, tout ce que nous n’emmenons pas. Ce que nous aimons dans la patrie, c’est la propriété de nos biens, la sûreté de nos personnes et de nos proches, la carrière de nos enfants, le développement de notre industrie, la possibilité, suivant notre position individuelle, du travail ou du repos, de la spéculation ou de la gloire ; en un mot, de mille genres de bonheur adaptés à nos intérêts ou à nos goûts. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l’idée géographique de tel ou tel pays en particulier ; lorsqu’on nous les a enlevés chez nous, nous allons les chercher audehors, et les gouvernements n’ont ni le droit ni le pouvoir de nous contester cette faculté.
[II-62]
« Le petit nombre de propriétaires et le nombre infini de non propriétaires doit nécessairement produire l’effet de rendre la subsistance plus difficile, et par conséquent de diminuer la population ».
Liv. II, chap. III, p.226.
Un ami de l’humanité ne pouvait pas ne pas être frappé des inconvénients énormes de la concentration des propriétés. Aussi longtemps que Filangieri ne s’occupe qu’à démontrer ces inconvénients, ce qu’il dit n’est pas très neuf, mais est fort raisonnable.
La concentration des propriétés produit deux effets, le défaut de subsistance et la diminution de la population. A ces conséquences immédiates, d’autres moins directes et plus lentes viennent nécessairement se joindre : la culture dépérit, non seulement à défaut de bras, mais encore par le découragement et le dégoût de mercenaires misérables ; de vastes domaines sont laissés en friche par la nonchalance du riche, ou employés par son orgueil à accroître un luxe inutile ; le nombre des prolétaires est doublé ; enfin la société renferme une cause de fermentation et de désordre qui devrait alarmer les amis du pouvoir, et pourtant ce sont eux qui s’affligent quand les propriétés se divisent, tant leur intérêt [II-63] particulier l’emporte sur leur attachement aux principes qu’ils professent. Ces principes leur sont bons comme une arme offensive ; mais ils les abjurent dès qu’il est question de les appliquer.
N’est-il pas évident toutefois que plus le nombre de ceux qui ont intérêt à soutenir un gouvernement est grand, plus le gouvernement est défendu avec zèle ? Lors donc qu’on répète que les propriétaires sont amis de l’ordre, n’en doit-on pas, conclure que pour conserver l’ordre il faut augmenter le nombre de ses amis ? De plus, il est facile de démontrer que, même individuellement, le petit propriétaire est plus intéressé que le grand à prévenir le désordre.
En effet, tel événement qui dérange à peine le riche détruit complètement l’existence du pauvre. Cherchez dans l’histoire les époques qui suivent les calamités publiques, les invasions et les guerres civiles, vous verrez le petit propriétaire réussir à peine par plusieurs années d’un travail opiniâtre à rassembler quelques débris, et à se créer une existence tolérable ; tandis que le riche gêné un instant pendant quelques jours, ou quelques mois, n’a pas vu troubler son existence, mais seulement interrompre quelques unes de ses jouissances. Une chaumière incendiée, un champ dévasté, la perte de quelques animaux domestiques, ou de quelques meubles grossiers, réduisent l’un à la mendicité ; la dévastation d’un château magnifique, la perte d’une riche et abondante récolte, ne diminuent pas même l’opulence de l’autre.
Or, comment penser que les risques soient égaux [II-64] entre ces deux hommes, ou, ce qui est plus absurde, que l’un hasardera tout son avoir pour un bouleversement dont les chances ne peuvent jamais tourner à son profit ; tandis que l’autre ne risquera pas même une faible partie de sa fortune pour un changement dont sa position sociale lui permet de tout espérer ?
Et si l’on objecte, que l’homme se fait illusion sur ses espérances et ses dangers, nous répondrons par un seul mot à cette objection ; elle peut s’appliquer aux, calculs et aux projets de l’un comme aux passions de l’autre ; elle vient même à l’appui de nos réflexions, car il existe un instinct sûr qui conduit l’homme dans tout ce qui touche à son intérêt immédiat. Cet instinct guide toujours le petit propriétaire exposé à la misère par une seule imprudence ; tandis que le riche plus adonné en tout genre aux idées spéculatives, cherchant souvent ses intérêts plus loin de lui, est aussi souvent exposé à s’égarer sur ce qui en est l’objet.
Quelquefois, il est vrai, les instruments des révolutions se trouvent dans les rangs de la petite propriété ; mais les chefs des factions sortent toujours de ceux de la grande.
Détruisez les chefs, le désordre par cela seul devient impossible, les instruments sont mis hors d’état d’agir. Conservez les chefs, vous ne détruirez pas pour cela les instruments, vous ne les détruirez même jamais. ; car si les factieux peuvent en trouver parmi les petits propriétaires, à plus forte raison les prolétaires seront-ils propres à cet emploi, ayant [II-65] moins de chances de perte, un intérêt plus immédiat à agir, un espoir égal dans le succès.
En effet, on propose un étrange moyen de diminuer la force de ceux à qui un bouleversement peut être utile en voulant en augmenter le nombre ; on veut diminuer celui de leurs adversaires, et accumuler dans la main de ceux-ci les objets que l’on suppose devoir tenter la cupidité.
Une autre raison plus forte peut-être vient encore appuyer celles que nous avons développées en faveur de la division des propriétés.
L’industrie fait chaque jour des progrès immenses, élève de nouvelles fortunes, et place de nouveaux riches à côté de ceux que la propriété a créés. Ils brillent du même éclat, la même clientèle les entoure, ou plutôt, comme ils ont besoin de plus de bras pour commencer et perpétuer leur fortune que le propriétaire foncier, une clientèle bien plus nombreuse que la sienne se presse chaque jour autour d’eux.
Aujourd’hui que les signes d’échange sont la richesse des individus, ceux qui vivent des travaux manuels doivent préférer l’industrie aux travaux champêtres, puisqu’une plus grande aisance en est le fruit. D’ailleurs, il y a une sorte d’égalité, ou plutôt une sorte d’homogénéité, entre le riche industriel et le simple manœuvre qui n’existe pas entre le propriétaire et les mercenaires qu’il emploie : de là résulte une différence qui tourne encore au profit du premier.
L’ouvrier voit dans la fortune de son chef le [II-66] résultat du travail et de l’industrie ; il espère par le même chemin arriver au même but : aussi il est prêt à défendre une position sociale qui peut être la sienne un jour. Mais le mercenaire, condamné pour toujours à des travaux qui enrichissent un autre homme, sans pouvoir jamais changer sa position, aperçoit bien davantage la barrière qui le sépare du propriétaire. Est-il probable qu’il fasse de grands efforts pour la défendre ? Le riche propriétaire n’est-il pas beaucoup plus exposé que le riche industriel ?
L’armée de l’industrie s’accroît chaque jour ; quelques unes des fortunes qu’elle crée égalent celles des plus grands propriétaires. Des classes intermédiaires plus ou moins opulentes, toutes dans l’aisance, viennent prendre place entre les riches et les simples ouvriers ; une chaîne se prolonge sans interruption depuis le plus pauvre journalier jusqu’au manufacturier millionnaire, et ses chaînons inégaux se lient par l’intérêt du jour, le souvenir de la veille, l’espoir du lendemain ; corps puissant, l’industrie étend sur tout ses vastes ramifications ; corps homogène, toutes ses parties se soutiennent et entraident, parce que toutes, dans des classes différentes, ont quelque chose à défendre, et que la fortune du plus modeste marchand ne serait pas hors de danger, si l’on ébranlait celle de l’opulent banquier, acquise par les mêmes moyens. Ainsi l’intérêt de la masse, seul garant de celui du riche, vient de lui-même chez les industriels l’étayer et le garantir.
Comment donc, dans un siècle où l’industrie a [II-67] conquis une telle, influence, la propriété foncière pourrait-elle conserver la sienne concentrée entre peu de mains ?
Toute l’influence de cette propriété, aussi longtemps que ses détenteurs seront en petit nombre, se bornera nécessairement à balancer celle de la haute industrie, avec cette différence néanmoins, toute en faveur de cette dernière, que la nombreuse clientèle appelée à la protéger n’existera point pour sa rivale.
Il n’y a qu’un moyen de conserver encore de l’influence à la propriété foncière, c’est de la diviser, et de créer un grand nombre de petits propriétaires qui s’interposent entre le prolétaire et l’homme opulent. Alors l’on peut établir quelques rapports entre le pauvre et le riche ; donner à celui-ci l’intérêt, et par conséquent le désir de défendre l’autre, et balancer efficacement l’influence de la classe moyenne des industriels.
L’industrie aura toujours, il est vrai, cet avantage, que le dernier mercenaire voit dans ses moyens d’avancement ceux qui ont élevé son chef ; tandis que la propriété foncière pose une barrière matérielle entre le possesseur et celui qui ne l’étant pas cultive pour les autres, et crée chaque jour une source de richesses dont il ne doit pas profiter.
Mais cet avantage de l’industrie sur la propriété disparaît quand celle-ci est très divisée. Les petits propriétaires sortant de la classe des prolétaires, et vivant familièrement avec eux, ceux-ci aperçoivent moins une différence qui doit les frapper à [II-68] chaque instant, lorsque leurs chefs appartiennent à, une autre classe, parlent un autre langage, n’ont avec eux aucun rapport, ni aucune cause naturelle de rapprochement.
Lorsque le pauvre même peut acquérir un champ, il n’existe plus de classe ; tout prolétaire espère par ses travaux arriver au même point, et la richesse devient dans la propriété comme dans l’industrie une question de travail et d’assiduité. Dans l’autre hypothèse, la propriété foncière est une barrière qu’on ne peut franchir.
Presque tous les gouvernements semblent avoir ignoré ces vérités ; car ils ont cherché à maintenir la propriété dans un petit nombre de familles. Ces efforts bizarres et malentendus ont toujours tourné contre l’autorité elle-même, cela devait être ; le but était dangereux, et les moyens employés pour l’atteindre, les substitutions, le droit d’aînesse, en aggravaient les inconvénients.
Par les substitutions, vous empêchez l’un de vendre ce qui lui est inutile, vous ôtez à l’autre la faculté d’acheter ce dont il tirerait avantage, vous diminuez le produit réel de la propriété en la reléguant dans les mains d’un propriétaire qui ne sait pas la faire valoir, et vous défendez à celui qui saurait l’employer utilement d’acquérir ce qui est stérile dans les mains d’un autre.
Le droit d’aînesse a des suites bien plus désastreuses : il relâche les liens des familles, introduit la division dans leur sein, affaiblit chez les enfants les sentiments naturels ; et en établissant entre les [II-69] frères la jalousie d’un côté, la méfiance de l’autre, la haine de toutes parts, il détruit les plus douces affections de l’âme, la tendresse réciproque des frères, et la piété filiale.
Prenons pour exemple l’Angleterre, où le droit d’aînesse règne dans toute sa force. L’indifférence des enfants pour leurs parents, la haine des cadets contre les aînés, sont des choses tellement reconnues, qu’elles ne choquent plus même sur le théâtre. L’opinion libre de toute passion ne souffrirait jamais certaines plaisanteries habituelles à ce théâtre ; elle ne tolérerait ni qu’on lui montrât des cadets désirant la mort de leurs aînés, ni surtout, des fils s’entre-félicitant gaiement sur celle de leur père.
C’est un destin commun à toutes les lois qui établissent un privilège en faveur de quelques uns, de voir l’opinion contrarier leur vœu, et par une réaction de tous les instants rendre en haine ou en mépris à la classe privilégiée le tort fait en sa faveur aux autres classes.
La tendance de notre siècle à la division des propriétés est tellement forte, que nos raisonnements, qui seront peut-être accusés aujourd’hui de n’être que des paradoxes, paraîtront dans dix ans des lieux communs qu’il sera inutile de prouver ; et si l’on doutait de la vérité de notre assertion, nous citerions une brochure qui indique combien ces idées sont déjà répandues en Prusse.
« Le 14 septembre 1811, M. de Hardenberg soumit au roi de Prusse un projet de loi pour le rachat des corvées. Les paysans, astreints en certains cas à rendre aux nobles la moitié, et [II-70] dans d’autres cas le tiers des terres qu’ils avaient possédées à cette condition, devinrent les propriétaires réels et indépendants du reste.
« Ainsi fut créée dans la monarchie prussienne la classe la plus respectable et la plus indispensable à la prospérité d’un pays, celle des cultivateurs, qui fertilisent un héritage affranchi de toute servitude, et ne relèvent que du trône et de la loi. Jusqu’alors il existait bien dans les provinces orientales quelques paysans propriétaires ; mais ils étaient en très petit nombre, et la majorité de la classe agricole appartenait à des terres seigneuriales, et faisait partie de la propriété du seigneur.
« Les nobles gagnaient à la législation nouvelle ; car elle ajoutait à la valeur vénale, et au produit annuel de leurs propriétés. Aussitôt que la terre devient libre, et que l’agriculture est dégagée de toutes les entraves, la conséquence nécessaire de ce double affranchissement est l’augmentation de la population et de l’aisance. L’effet de cette augmentation est la hausse de la valeur des terres, et par conséquent une plus grande richesse pour ceux qui possèdent les propriétés les plus considérables.
« Les bourgeois et les paysans y gagnaient plus encore que la noblesse. Par la nouvelle législation, ces deux classes seront, dans le cours d’un siècle, les propriétaires du sol dans la Prusse comme elles le sont sur les bords du Rhin [29]. Partout où il y [II-71] a des acheteurs il y a des vendeurs ; mais les meilleurs acheteurs sont incontestablement ceux qui peuvent donner le plus pour un objet, ceux par [II-72] conséquent pour qui cet objet a le plus de valeur et rapporte davantage. Or, c’est pour le paysan que l’agriculture est surtout productive, pour le paysan qui visite son champ le premier le matin, et qui le quitte le dernier le soir. La sueur du cultivateur est le meilleur engrais des terres. Il est dans la nature de l’homme d’aimer la propriété, et aussitôt que l’on permet à la classe agricole d’acquérir elle en trouve les moyens de reste. Cette [II-73] classe alors se marie de bonne heure, parce qu’elle n’a pas d’inquiétude sur sa subsistance ; elle sait que son travail est sa richesse et que ses bras sont ses capitaux. Le berceau ne tarde pas à se placer près du lit conjugal, et la population augmente dans un tel pays presque aussi vite que sur le sol encore vierge de l’Amérique septentrionale. Ses cultivateurs achètent arpents par arpents : d’abord fermiers, et ensuite propriétaires, ils supplantent bientôt cette race d’agriculteurs, héritière et imitatrice de la féodalité et de la noblesse, et qui a un précepteur pour ses enfants, une femme de chambre pour sa femme, un cocher pour ses chevaux, un chasseur pour ses chiens, un maître valet pour ses ouvriers, et une femme de charge pour ses servantes. Chez le vrai paysan, le maître et la maîtresse de la maison remplissent toutes ces fonctions en une seule et même personne.
« Il est indifférent à l’état de savoir entre quelles mains la terre se trouve, pourvu qu’elle soit confiée à des mains actives et laborieuses ; que ces mains laborieuses aient pour ancêtres des privilégiés est une chose de peu d’importance. La propriété et la liberté, voilà ce qu’il faut. Partout où ces deux choses existent, l’homme est actif et l’agriculture florissante, comme le prouvent les marais de la Hollande. Là où ces choses n’existent pas, l’agriculture tombe, et avec elle la population, comme le démontre l’Espagne, où les quatre cinquièmes du territoire étant entre les mains du clergé et de la noblesse, une population de vingt [II-74] millions a été réduite à dix. La Prusse, qui a dans ce moment onze millions d’habitants, doit en avoir seize dans l’an 1850, par le seul effet de la nouvelle législation sur l’agriculture et de la division des propriétés. »
Tandis qu’un auteur prussien démontrait ces vérités au fond de l’Allemagne, tous les bonsesprits les reconnaissaient en France. Écoutons à cet égard un homme que nous n’avons jamais réfuté qu’à regret, et que nous approuvons toujours avec joie.
« La plus forte garantie que puisse recevoir l’ordre établi, dit M. de Sismondi dans ses Nouveaux Principes d’économie politique, consisté dans une classe nombreuse de paysans propriétaires. Quelque avantageuse que soit à la société la garantie de la propriété, c’est une idée abstraite que conçoivent difficilement ceux pour lesquels elle semble ne garantir que des privations. Lorsque la propriété des terres est enlevée aux cultivateurs, et celle des manufactures aux ouvriers, tous ceux qui créent la richesse, et qui la voient sans cesse passer par leurs mains, sont étrangers à toutes les jouissances. Ils forment de beaucoup la plus nombreuse portion de la nation ; ils se disent les plus utiles, et se sentent déshérités. Une jalousie constante les excite contre les riches : à peine ose-t-on discuter devant eux les droits politiques, parce qu’on craint sans cesse qu’ils ne passent de cette discussion à celle des droits de propriété, et qu’ils ne demandent le partage des biens et des terres.
« Une révolution dans un tel pays est effroyable ; [II-75] l’ordre entier de la société est subverti ; le pouvoir passe aux mains de la multitude qui a la force physique, et cette multitude qui a beaucoup souffert, que le besoin a retenue dans l’ignorance, est hostile pour toute espèce de loi, pour toute espèce de distinction, pour toute espèce de propriété. La France a éprouvé une révolution semblable, dans a un temps où la grande masse de la population était étrangère à la propriété, et par conséquent aux bienfaits de la civilisation. Mais cette révolution, au milieu d’un déluge de maux, a laissé après elle plusieurs bienfaits ; et l’un des plus grands peut-être, c’est la garantie qu’un fléau semblable ne pourra plus revenir. La révolution a prodigieusement multiplié la classe des paysans propriétaires. On compte aujourd’hui plus de trois millions de familles en France, qui sont maîtresses absolues du sol quelles habitent ; ce qui suppose plus de quinze millions d’individus. Ainsi plus de la moitié de la nation est intéressée pour son propre compte à la garantie de tous les droits. La multitude et la force physique sont du, même côté que l’ordre ; et le gouvernement croulerait, que la foule ellemême s’empresserait d’en rétablir un qui protégeât la sûreté et la propriété. Telle est la grande cause de la différence entre les révolutions de 1813 et 1814, et celle de 1789. »
Filangieri, frappé de ces inconvénients graves, donc employé toute la force de sa dialectique, et appelé à son aide toutes les ressources de la déclamation, pour recommander la division des propriétés.
[II-76]
Mais par une, suite de l’erreur qui lui est habituelle, il a cru que les lois pouvaient porter remède au mal que les lois avaient causé. Il s’est livré à l’admiration la moins réfléchie pour toutes les institutions par lesquelles les républiques ont voulu limiter l’accumulation des propriétés. Il n’y a pas jusqu’aux lois agraires dont il vante la sagesse ; les lois agraires qui furent toujours des causes de convulsions populaires, et qui, remuant toutes les passions, agitant toutes les âmes, armant tous les bras, excitant les citoyens contre les citoyens, ne purent jamais, souillées qu’elles furent du sang de leurs plus illustres et de leurs plus généreux défenseurs, atteindre le but que le législateur s’était proposé, et maintenir durant un petit nombre d’années les bienfaits illusoires qu’on s’était promis de leur établissement.
Chez les modernes, l’appât de pareilles lois serait peut-être encore un sujet de trouble ; mais elles n’auraient pas même pour résultat un bien-être momentané. Si quelques factieux peuvent encore invoquer leur nom pour exciter le désordre, d’honnêtes gens en rêveraient en vain l’établissement ; toutes les passions, tous les intérêts, même ceux de la masse, s’y opposent. Il ne suffirait pas de donner un champ égal à tous pour que tous fussent heureux ; il faudrait encore leur faire perdre tous les souvenirs d’une civilisation raffinée. On aurait arraché aux riches leur fortune sans donner l’aisance aux pauvres : une sorte de mollesse s’est glissée dans les classes les plus misérables ; d’autres travaux ont éloigné des travaux champêtres un grand nombre [II-77] d’individus que l’appât d’une existence médiocre ne pourrait jamais y ramener. Loin de chercher à gagner un tel sort eu prix de son sang, le prolétaire recevrait plutôt le salaire de ses ennemis pour combattre ses défenseurs, et les Gracques périraient victimes de leur dévouement par les mains de leurs protégés aussi bien que sous les coups de leurs adversaires.
Filangieri tombe dans une autre erreur qu’il est peu nécessaire de réfuter, parce que aucune nation moderne ne sera tentée de s’y laisser entraîner. Il approuve les Germains, chez lesquels la nation était le seul propriétaire perpétuel, des portions de terre étant distribuées chaque année aux pères de famille. Si l’on ne sentait pas le danger de détruire le plus grand mobile de nos travaux, le désir d’améliorer la possession acquise, on verrait du moins l’impossibilité d’établir un pareil système de nos jours, et nos réfutations, comme les arguments de Filangieri, deviendraient superflues.
Il n’en est pas ainsi d’une autre erreur, sinon plus grave en elle-même, du moins plus dangereuse dans ses effets, en ce qu’elle a eu la sanction d’une assemblée généralement respectée, et d’un des plus grands orateurs des temps modernes, nous voulons parler de l’abolition du droit de tester.
Cette abolition fut dictée par des motifs de circonstance ; et dans l’hypothèse même des circonstances pour lesquelles elle fut décrétée, elle ne pouvait être que nuisible. Mais le législateur était dominé par la crainte d’une classe dont le joug avait pesé [II-78] récemment sur toutes les têtes. Il voulait empêcher surtout que les biens de cette classe se perpétuassent dans ses mains. L’abolition des droits injustes que nous avons signalés lui semblait ne pouvoir remplir ce but, si on laissait à l’orgueil aristocratique des pères le droit d’accumuler par testament sur la tête d’un aîné, les biens dont la loi investissait naguère cet aîné aux dépens de ses frères.
Tel est l’inconvénient de toutes les révolutions. A leur naissance, certaines classes existent, maintenues par l’habitude, mais que le premier orage politique doit détruire. Dérangées par les secousses révolutionnaires, ces classes s’agitent, les individus qui les composent se trouvent en état d’hostilité réelle ou présumée contre les nouveaux gouvernants et les nouvelles formes de gouvernement. Mais surtout ces individus sont soupçonnés de vues hostiles par les auteurs des changements politiques, hommes souvent ardents, enthousiastes, pleins de haine pour les entraves qui les ont longtemps arrêtés, certains du mal qu’ils ont éprouvé de la part de quelques classes, prêtant à chacun de leurs membres les idées de la classe entière, et leur attribuant d’autant plus d’ardeur à reconquérir leurs privilèges qu’ils en ont mis eux-mêmes davantage à les détruire.
Ainsi dans ce moment de commotion où l’on veut poser des bases à une société nouvelle, et créer des institutions durables, l’animosité de la circonstance vient se mêler aux idées générales, les institutions sont dénaturées, et des hommes forts par eux-mêmes et forts de l’assentiment du peuple dirigent contre [II-79] les fantômes du passé la législation qui doit régler l’avenir.
Malgré les meilleures intentions, un tel résultat est presque inévitable, et un tel résultat est pourtant un grand vice ; car il doit nécessairement exister une grande différence entre les institutions offertes à un peuple libre par des législateurs éclairés, et les barrières opposées par un parti vainqueur à une faction vaincue ; on porte atteinte à la liberté de tous pour comprimer la malveillance de quelques uns.
Mieux vaudrait laisser le temps faire son effet : qu’est-il besoin de peines et de menaces pour abolir un abus fondé sur des habitudes ou des préjugés ? Le temps a créé cet abus, des lois l’ont corroboré ; détruisez ces lois, et laissez le temps reprendre son empire. Soyez sûr qu’il détruira son propre ouvrage, s’il n’est plus en harmonie avec les besoins du siècle.
Pour appliquer cette vérité à l’objet dont nous nous occupons, si les habitudes passées ; l’esprit de résistance, l’orgueil et l’approbation d’un parti avaient influé quelque temps sur des chefs de famille de la classe indirectement attaquée, que de causes naturelles auraient nappé leurs préjugés ! que d’intérêts, que d’affections auraient combattu avec force contre une ténacité inutile ! L’intérêt présent, les besoins imprévus auraient souvent fait sacrifier les déterminations de l’orgueil, et amené le morcellement de la propriété ; les affections individuelles renaissant peu à peu dans les cœurs endurcis par un ordre de chose désormais impossible auraient graduellement triomphé [II-80] d’habitudes qu’aucune force extérieure ne venait plus soutenir.
Quand la disposition de la propriété est libre, elle tend au morcellement ; les lois seules pourraient l’arrêter : souvent encore pourraient-elles l’essayer en vain.
La prodigalité bornant l’existence des individus à l’intérêt du moment, l’esprit d’entreprise laissant échapper la réalité pour l’espérance l’amour du gain effaçant les souvenirs, mille autres amies de même nature, doivent produire tôt ou tard la division des propriétés. Laissezles agir : qu’est-il besoin de venir à leur aide ? Dans notre siècle, l’aristocratie de la richesse a remplacé toute autre aristocratie ; maîtresse des plus immenses fortunes, elle possède par cela seul la véritable source de la considération et de la puissance. Qui ne sent qu’un tel état de chose double la force des causes de morcellement que nous avons signalées, les rend irrésistibles aussitôt que les lois ne les contrarient pas, et leur fait même surmonter tôt ou tard l’obstacle des lois quand elles essaient de les contrarier.
L’abolition du droit de tester présente en elle-même un triple inconvénient ; elle est à la fois inutile, inefficace, et immorale.
Cette abolition est inutile. Est-il besoin de faire des lois pour que les pères ne livrent pas une partie de leurs enfants à la misère ?
Les préjugés l’ont emporté sur le penchant de la nature, il est vrai ; mais ces préjugés étaient le fruit d’institutions vieillies. Corrigez cet ensemble bizarre [II-81] et cruel : en détruisant la cause qui a fait naître une vanité contre nature, vous détruirez en même temps son déplorable effet ; quelques exceptions à l’ordre général ne sauraient motiver des lois qui engagent la totalité des citoyens.
Cette interdiction est inefficace ; car rien n’est plus facile que d’éluder une pareille loi, et nous ne connaissons point de mesures qui puissent empêcher un propriétaire de disposer de sa fortune. Des donations à des tiers, des dettes simulées, peuvent-elles être prévenues et surtout réprimées ?
Enfin, cette interdiction est immorale ; elle donne aux hommes l’intérêt d’éluder la loi, intérêt aussi corrupteur par son effet sur les hommes que fatal par rapport aux institutions.
En effet, lorsque vous donnez aux hommes l’intérêt d’éluder la loi, vous faites naître en eux l’habitude de la fraude ; de plus, vous détruisez le respect qu’ils portent à la généralité des lois, en leur prouvant l’impuissance de quelques unes d’entre elles : cette habitude de la fraude que vous leur faites ainsi contracter pour échapper à une seule vexation, leur devient familière ; ils la conservent dans toutes leurs relations, et les lois les plus justes et les plus bienfaisantes sont enfreintes, dès qu’ils ont franchi la barrière opposée à leurs intérêts par des institutions vexatoires.
Cette interdiction est encore immorale, en ce qu’elle encourage la délation que la fraude provoque. La délation se trouve transportée dans les familles. Les fils se croient autorisés à exercer sur ceux qui [II-82] doivent être l’objet de leur respect une inquisition, tantôt clandestine, tantôt insolente. Le sanctuaire des affections domestiques est souillé, et de peur d’une inégalité passagère et peu dangereuse, car la force des choses y apporte un remède, vous détruisez la seule inégalité salutaire que la nature ait consacrée, celle qui place les pères audessus de leurs enfants
Une considération nous frappe.
A l’époque de notre civilisation excessive, les relations des pères et des enfants-ne sont déjà que trop difficiles.
Les uns vivent dans le passé ; l’avenir est le domaine des autres. Le présent n’est pour eux qu’un terrain neutre en quelque sorte, théâtre du grand combat, dans lequel les uns hâtent sans cesse de leurs efforts la chute de ce que les autres voudraient retenir chaque jour enfin le torrent des affaires, des plaisirs, des espérances, entraîne la génération qui prend possession de la vie loin de celle que la vie délaisse.
[Coppet version:Cette lutte tourne toujours contre la vieillesse. Le résultat est pour elle l’isolement. Emportée loin d’elle, la génération nouvelle cherche à se créer un avenir, rêve un état, une famille, une position, des plaisirs nouveaux ; la vieillesse est arrivée au but, ou elle l’a manqué mais dans tous les cas elle ne peut plus jouir que de ce qu’elle a créé. L’avenir lui est fermé, et chaque instant lui démontre qu’il faut se hâter de profiter du présent. Ses désirs ne peuvent tendre qu’à conserver, à rester stationnaire ; car désormais toute activité tournerait contre elle l’état de tristesse est l’état habituel de la vieillesse. Toute peine lui est grande ; la perte d’un moment de bonheur lui semble d’autant plus cruelle que ces moments sont plusrares et plus courts. À cette période de son existence, l’homme ne peut plus supporter la solitude ; car l’illusion seule l’embellit, et l’illusion lui est devenue étrangère. L’entourage, les soins de l’amitié, et au défaut de la réalité l’apparence, tout devient précieux pour des êtres que la nature sévère se plaît à dépouiller chaque jour.
[1824 version in two paras with new first entence in 2nd:Cette lutte tourne toujours contre la vieillesse. Le résultat est pour elle l’isolement. Emportée loin d’elle, la génération nouvelle cherche à se créer un avenir, rêve un état, une famille, une position, des plaisirs nouveaux ; la vieillesse est arrivée au but, ou elle l’a manqué : mais dans tous les cas elle ne peut plus jouir que de ce qu’elle a créé. L’avenir lui est fermé, et chaque instant lui démontre qu’il faut se hâter de profiter du présent. Ses désirs ne peuvent tendre qu’à conserver, à rester stationnaire ; car désormais toute activité tournerait contre elle.
[II-83]
Aussia l’état de tristesse est l’état habituel de la vieillesse. Toute peine lui est grande ; la perte d’un moment de bonheur lui semble d’autant plus cruelle que ces moments sont plusrares et plus courts. À cette période de son existence, l’homme ne peut plus supporter la solitude ; car l’illusion seule l’embellit, et l’illusion lui est devenue étrangère. L’entourage, les soins de l’amitié, et au défaut de la réalité l’apparence, tout devient précieux pour des êtres que la nature sévère se plaît à dépouiller chaque jour.
Sans doute, rien ne peut remplacer Les sentiments désintéressés, et il est triste de penser que de tendres consolations et des soins dictés par les sentiments les plus délicats puissent dépendre de causes peu nobles. Mais il ne faut pas nous faire illusion ; il est bon d’appeler l’intérêt au secours des affections. Quelques heureuses exceptions se rencontrent peut-être ; mais, en bien comme en mal, une exception ne doit jamais motiver une loi.
Or, il reste, bien peu de moyens, dans l’état actuel de nos mœurs, pour venir au secours de la puissance paternelle. On la reconnaît en principe ; mais elle n’est point, elle ne saurait être fondée comme chez les anciens sur des lois positives. Nos mœurs repousseraient bien les essais que l’on se permettrait en ce sens. Le droit de vie et de mort que les anciens accordaient aux pères nous révolterait, et ceux qu’on voudrait investir de ce terrible droit, effrayés comme ceux qu’il pourrait atteindre, reculeraient devant une loi faite dans leur intérêt, mais dont l’usage [II-84] serait impossible. Tout autre pouvoir despotique confié aux chefs de famille leur échapperait également.
Laissez-leur donc le seul moyen qui leur reste de conserver quelque pouvoir dans leur famille. Si l’intérêt peut encore être un frein, laissez-leur l’intérêt comme moyen de récompense et de punition. Donnez leur la disposition d’une portion de leur fortune, et que cette portion soit assez grande pour remplir le but que nous indiquons.
Nous disons une portion ; car nous verrions avec peine établir l’abus contraire, la liberté illimitée et sans restriction du droit de tester. Cette liberté ouvrirait la porte à la séduction des vieillards, arracherait souvent leur héritage de leurs mains contre leur vœu réel, et introduirait des étrangers dans les familles aux dépens de l’intérêt des légitimes héritiers.
Chose remarquable ! on a détruit le droit de tester en haine du droit d’aînesse, et le droit d’aînesse est exactement l’opposé du droit de tester.
Le droit d’aînesse est une entrave ; le droit de tester est une liberté. Ainsi la passion fixant ses regards sur le but se trompe dans la route, et s’éloigne en croyant se rapprocher.
Enfin, nous avons pour nous l’expérience aussi bien que le raisonnement. Nous voyons de nos jours que le droit de tester ne renferme pas les dangers que ses adversaires ont cru y découvrir. Les pères de famille ont la faculté de disposer d’une partie de leurs biens, très peu en abusent ; la grande majorité n’en fait pas usage, ou n’en fait qu’un usage [II-85] modéré et légitime. L’égalité des partages n’est pas détruite par cette faculté ; c’est que l’égalité des partages est dans le cœur de l’homme ; c’est qu’il n’y a pas besoin de lois pour que le penchant de la nature triomphe ; c’est qu’enfin, lorsqu’un préjugé existe et semble étouffer le penchant naturel, il suffit de détruire l’institution dont ce préjugé tire son existence pour le voir disparaître.
[II-86]
« Une erreur, née d’une supposition fausse, a fait croire aux gouvernements que le mouvement naturel du commerce pourrait faire sortir d’un état une partie même de ce qui était nécessaire à sa consommation intérieure ».
Liv. II, chap. XI, p. 7.
L’erreur que Filangieri relève ici est, par ses conséquences funestes, l’une des plus dangereuses qui aient tourmenté les peuples et égaré les gouvernements ; elle est pourtant aussi l’une des plus communes.
Les gouvernements qui ont fait des lois prohibitives sur le commerce des grains en ont fait de deux espèces. Par les unes, ils ont voulu que les productions de l’agriculture ne pussent être exportées ; de là les peines sévères attachées dans plusieurs pays à l’exportation des grains. Par les autres, ils ont voulu que le commerce de cette denrée se fit directement du producteur au consommateur, sans qu’il pût intervenir entre eux une classe, qui achetât les productions du premier pour les revendre au second ; de là les règlements contre les accapareurs.
Le motif des lois de la première espèce a, été la crainte qu’une exportation poussée à l’excès n’entraînât la famine.
Le motif des lois de la seconde espèce était probablement qu’une classe intermédiaire entre le [II-87] consommateur et le producteur, devant trouver un bénéfice dans le commerce qu’elle entreprenait, tendait à faire hausser le prix de la denrée, et que cette classe, pouvant profiter habilement de la difficulté des circonstances, avait la faculté dangereuse de porter cette hausse jusqu’au renchérissement le plus désastreux.
Dans les deux cas, l’intention des gouvernements était louable ; mais, dans les deux cas, ils ont pris de mauvais moyens, et dans les deux cas, ils ont manqué leur but.
La question de l’exportation des grains est aussi délicate qu’importante. Rien, de plus facile que de tracer un tableau touchant du malheur du pauvre, de la dureté du riche, d’un peuple entier mourant de faim, pendant que d’avides spéculateurs exportent les grains, fruits de ses sueurs et de ses travaux. Il y a un petit inconvénient à cette manière de considérer les choses ; c’est que tout ce que l’on dit sur le danger de la libre exportation, qui n’est que l’un des usages de la propriété, pourrait se dire avec tout autant de force, et non moins de fondement, contre la propriété elle-même. Certes, les non-propriétaires sont, sous tous les rapports, à la merci des propriétaires, et si l’on veut supposer que ces derniers ont un intérêt puissant d’accabler, d’opprimer, d’affamer les autres, les peintures les plus pathétiques résulteront abondamment de cette supposition.
Cela est tellement vrai, que les ennemis de la liberté d’exportation ont toujours été forcés de dire en passant quelques injures aux propriétaires. Linguet [II-88] les appelait des monstres, auxquels il fallait arracher leur proie sans être ému de leurs hurlements ; et le plus éclairé, le plus vertueux, le plus respectable des défenseurs du système prohibitif [30], a fini par comparer les propriétaires et ceux qui parlaient en leur faveur à des crocodiles.
Je voudrais examiner cette matière sous un point de vue qui en écartât toutes les déclamations, et pour cela partir d’un principe qui fût adopté par tous les intérêts. Or voici ce principe, si je ne me trompe.
Pour que le blé soit abondant, il faut qu’il y en ait le plus qu’il est possible ; pour qu’il y en ait le plus qu’il est possible, il faut encourager la production. Tout ce qui encourage la production du blé favorise l’abondance ; tout ce qui décourage cette production appelle directement ou indirectement la famine.
Or, si vous vouliez encourager la production d’une manufacture, que feriez-vous ? Diminueriez-vous le nombre des acheteurs ? Non sans doute ; vous l’augmenteriez. Le fabricant sûr de son débit multiplierait ses productions, autant que cette multiplication serait en son pouvoir. Si, au contraire, vous diminuiez le nombre des acheteurs, le fabricant limiterait ses produits. Il ne voudrait pas qu’ils excédassent la quantité dont il pourrait disposer. Il calculerait donc avec une exactitude scrupuleuse ; et comme il lui serait beaucoup plus fâcheux d’avoir trop peu d’acheteurs que d’en avoir trop, il réduirait sa [II-89] manufacture de manière à ce qu’elle produisit plutôt en deçà qu’au-delà du nécessaire.
Quel est le pays où l’on fabrique le plus de montres ? Celui, je pense, d’où l’on en exporte le plus. Si vous défendiez l’exportation des montres, croyez-vous qu’il en resterait davantage dans le pays ? non, mais il y en aurait moins de fabriquées [31].
Il en est des grains, quant à la production, comme de toute autre chose. L’erreur des apologistes des prohibitions est d’avoir considéré le grain comme objet de consommation seulement, non de production. Ils ont dit, moins on en consommera, plus il en restera : raisonnement faux, en ce que le grain n’est pas une denrée préexistante. Ils auraient dû voir que plus la consommation serait limitée, plus la production serait restreinte, et qu’en conséquence celle-ci ne tarderait pas à devenir insuffisante pour l’autre.
Car la production des grains diffère en ceci des manufactures ordinaires qu’elle ne dépend pas uniquement du manufacturier ; elle dépend des, saisons. Cependant le producteur, forcé de limiter ses produits, ne peut calculer que sur les années moyennes. En limitant sa production au strict nécessaire, il en résulte que, si la récolte trompe ses calculs, le produit de sa culture ainsi limitée est insuffisant. Le grand nombre des agriculteurs sans doute ne limite pas la production de propos délibéré ; mais ceux-là même se découragent par l’idée que leur travail, [II-90] fût-il favorisé par la nature, peut ne pas leur être utile ; que leur denrée peut rester sans acheteurs et leur devenir à charge ; et bien qu’ils ne forment pas un plan suivi d’après cette considération, ils en cultivent plus négligemment. En y gagnant moins, ils ont moins de capitaux pour alimenter leur culture, et de fait la production diminue.
En empêchant l’exportation des blés, vous ne faites donc pas que le superflu de blé nécessaire à l’approvisionnement d’un pays reste dans ce pays ; vous faites que ce superflu ne se produit pas. Or, comme il peut arriver par les intempéries de la nature que ce superflu devienne nécessaire, vous faites que le nécessaire manque.
Défendre d’exporter, c’est défendre de vendre, au moins au-delà d’une certaine mesure ; car, lorsque l’intérieur est pourvu, le surplus de la production reste sans acheteurs. Or, défendre de vendre, c’est défendre de produire ; car c’est ôter au producteur le motif qui le fait agir, Qui croirait que c’est là le moyen qu’on a choisi, pour que la production fût toujours abondante ?
Je ne saurais quitter ce sujet. Les entraves mises à l’exportation sont une atteinte portée à la propriété, tout le monde en convient. Or, n’est-il pas évident que si la propriété est moins respectée, quand il s’agit du grain que lorsqu’il s’agit de toute autre denrée, en aimera mieux avoir en superflu, c’est-à-dire comme objet de vente, toute autre denrée que du grain ?
Que si vous permettez et défendez alternativement [II-91] et à volonté l’exportation, votre permission ne portant jamais que sur la production existante, et pouvant toujours être révoquée, elle ne devient point un motif suffisant pour encourager la production à venir.
Je vais répondre à une objection. Le renchérissement des denrées de première nécessité est funeste au peuple parce que le prix des journées ne hausse pas proportionnellement. L’exportation du blé, dira-t-on, n’opérera-t-elle pas le renchérissement de cette denrée ? Elle empêchera sans doute qu’elle ne tombe à vil prix. Mais si, d’un autre côté, l’exportation prohibée empêche que le grain ne se produise, le renchérissement ne sera-t-il pas bien plus inévitable et plus excessif ?
Croiriez-vous pouvoir forcer la production du grain ? Je veux bien que vous le tentiez. Vous empêcherez les propriétaires d’enlever leurs terres à la culture du blé, voici déjà une surveillance. Mais les surveillerez-vous aussi dans leur manière de cultiver ? les obligerezvous à faire les avances, à donner les façons, à se procurer les engrais nécessaires ? le tout pour produire une denrée qui, si elle est abondante, sera pour eux impossible à vendre et coûteuse même à garder. Quand le Gouvernement veut faire faire une seule chose d’autorité, il se voit bientôt réduit à tout faire.
Je n’ai pas fait valoir d’autres raisonnements pour la libre exportation, parce qu’ils ont été développés mille fois. Si le blé est cher, on ne l’exportera pas ; car, à prix égal, il vaudra mieux le vendre sur les [II-92] lieux que l’exporter. On ne l’exportera donc que lorsqu’il sera bon qu’on l’exporte. Vous pouvez supposer une disette universelle, une famine chez vous, une famine chez vos voisins ; alors il faudra des lois singulières pour un désastre singulier. Un tremblement de terre qui déplacerait toutes les propriétés exigerait un code à part pour un partage nouveau des biens-fonds.
On prend des mesures particulières pour la distribution des vivres dans une ville assiégée ; mais faire une législation habituelle pour une calamité qui n’a pas lieu naturellement une fois dans deux siècles, c’est faire de la législation une calamité habituelle.
La nature n’est pas prodigue de ses rigueurs. Si l’on comparaît le nombre des disettes qui ont été le résultat d’années véritablement mauvaises avec celui des disettes occasionnées par les règlements, on se réjouirait du peu de mal qui nous vient de la nature, et l’on frémirait du mal qui nous vient des hommes.
J’aurais voulu prendre sur cette question un parti mitoyen. Il y a un certain mérite de modération qu’il est agréable de s’attribuer, et qui n’est pas difficile à acquérir, pourvu qu’on ne soit pas de très bonne foi. On se rend témoignage par là, qu’on a bien examiné les deux côtés des questions ; et l’on donne son hésitation pour une découverte : au lieu d’avoir raison contre une seule opinion, l’on paraît avoir raison contre toutes les deux. J’aurais donc mieux, aimé trouver pour résultat de mes recherches qu’on pouvait laisser aux gouvernements le droit de permettre [II-93] ou de prohiber l’exportation ; mais en essayant de déterminer les règles d’après lesquelles ils devraient agir, j’ai senti que je me replongeais dans le chaos des prohibitions. Comment le gouvernement jugera-t-il, pour chaque province, à une vaste distance, à un grand intervalle, des circonstances qui peuvent changer avant que la connaissance lui en soit parvenue ? Comment réprimera-t-il les fraudes de ses agents ? Comment se garantira-t-il du danger de prendre un embarras du moment pour une disette réelle ? une difficulté locale pour un désastre universel ? Et les ordonnances durables et générales, fondées sur des difficultés instantanées ou partielles, produisent le mal qu’on veut prévenir [32]. Les hommes qui recommandent le plus vivement cette législation versatile ne savent comment s’y prendre, quand ils en viennent aux moyens d’exécution [33].
S’il y a des inconvénients à tout, laissez aller les [II-94] choses ; au moins les soupçons du peuple et les injustices de l’autorité ne se joindront pas aux calamités de la nature. Sur trois fléaux, vous en aurez deux de moins, et vous aurez de plus cet avantage que vous accoutumerez les hommes à ne pas regarder la violation de la propriété comme une ressource [34] : ils en chercheront alors, et en trouveront d’autres. Si au contraire ils aperçoivent celle-là, ils y recourront toujours parce qu’elle est la plus courte et la plus commode.
Si vous justifiez par l’intérêt public l’obligation imposée aux propriétaires de vendre en tel lieu, c’est-à-dire de vendre à perte, puisqu’ils pourraient vendre mieux ailleurs, vous arriverez à déterminer le prix de leurs denrées ; l’un ne sera pas plus injuste que l’autre, et pourra facilement être représenté comme aussi nécessaire.
Je n’admets donc que très peu d’exceptions à l’entière liberté du commerce des grains comme de tout autre commerce, et ces exceptions sont purement de circonstance.
La première, c’est la situation d’un petit Etat sans territoire, obligé de maintenir son indépendance contre des voisins puissants. Ce petit Etat pourrait établir des magasins pour qu’on ne cherchât pas à le subjuguer en l’affamant ; et comme l’administration d’un Etat pareil ressemble à celle d’une famille, les abus de ces magasins seraient évités en grande partie.
[II-95]
La seconde exception, c’est une famine soudaine et générale, effet de quelque cause imprévue, naturelle ou politique ; j’en ai déjà parlé ci-dessus.
La troisième est à la fois la plus importante, et celle à laquelle il est le plus difficile de se résigner. Sa nécessité résulte des préjugés populaires nourris et consacrés par l’habitude enracinée de l’erreur. Il est certain que dans un pays où le commerce des grains n’a jamais été libre, sa liberté subite produit une commotion funeste. L’opinion se soulève et par son action aveugle et violente, elle crée les maux qu’elle craint. Il faut donc, j’en conviens, de grands ménagements pour ramener sur ce point les peuples aux principes les plus conformes à la vérité et à la justice. Les secousses sont pernicieuses dans la route du bien comme dans celle du mal ; mais l’autorité, qui ne fait souvent ce bien qu’à regret, ne met pas un grand zèle à prévenir ces secousses, et les hommes éclairés, lorsqu’ils parviennent à la dominer par l’ascendant des lumières, croient trop souvent l’engager davantage dans des mesures précipitées. Ils ne sentent pas que c’est lui fournir de spécieux prétextes pour rétrograder. C’est ce qui est arrivé en France vers le milieu du siècle dernier.
Je passe maintenant aux lois qui ont eu pour but d’empêcher qu’une classe intermédiaire de commerçants ne se plaçât pour le trafic des grains entre le producteur et le consommateur.
Tous les avantages de la division du travail se trouvent dans l’établissement d’une classe pareille ; elle a plus de capitaux quelle producteur ; elle a plus [II-96] de moyens de former des magasins. S’occupant exclusivement de cette industrie, elle étudie mieux les besoins qu’elle se charge de satisfaire ; elle dispense le fermier de se livrer à des spéculations qui absorbent son temps, détournent ses fonds, l’entraînent au milieu des villes où il corrompt ses mœurs, et dissipe ses épargnes, perte quadruple pour l’agriculture. Les soins que cette classe prend doivent lui être payés sans doute ; mais ces mêmes soins, pris par le fermier lui-même avec moins d’habileté, puisqu’ils ne forment point son industrie principale, et par conséquent avec plus de frais, doivent aussi lui être payés, et cet excédant de dépense retombe sur le consommateur que l’on a cru favoriser.
Cette classe intermédiaire qu’on proscrit comme cause de disette et de renchérissement est précisément celle qui met obstacle à ce que le renchérissement ne devienne excessif ; elle achète le blé dans les années trop fécondes ; elle empêche par là qu’il ne tombe à trop bas prix, qu’on ne le prodigue, qu’on ne le dissipe [35] ; elle le retire du marché, lorsque sa trop [II-97] grande affluence, occasionnant une baisse désastreuse pour le producteur, découragerait ce dernier, et lui ferait négliger ou borner imprudemment la production de l’année suivante. Quand le besoin se fait sentir, elle remet en vente ce qu’elle avait amassé. De la sorte elle vient au secours, tantôt du cultivateur, en soutenant à un taux raisonnable la valeur de sa denrée ; tantôt du consommateur en rétablissant l’abondance de cette denrée au moment où sa valeur vénale passe de certaines bornes [36].
Elle produit, en un mot, l’effet qu’on espère de magasins publics formés par l’état, avec cette différence que des magasins dirigés et surveillés par des particuliers qui n’ont aucune autre affaire ne sont point une source d’abus et de dilapidations comme tout ce qui est d’administration publique. Elle fait tout ce bien par intérêt personnel, sans doute ; mais c’est que, sous le régime de la liberté, l’intérêt personnel est l’allié le plus éclairé, le plus constant, le plus utile de l’intérêt général.
On parle d’accaparements, de machinations, de ligues entre les accapareurs. Mais qui ne voit que la liberté à elle seule offre le remède à ces maux ? Ce remède, c’est la concurrence. Il n’y aura plus d’accaparements ; si tout le monde a le droit d’accaparer : [II-98] ceux qui garderaient leurs denrées, pour en tirer un prit excessif, seraient victimes de leur calcul, non moins absurde alors que coupable, puisque d’autres rétabliraient l’abondance en se contentant d’un gain plus modéré. Les lois ne parent à rien, parce qu’on les élude ; la concurrence pare à tout, parce que l’intérêt personnel ne peut arrêter la concurrence, quand l’autorité la permet. Mais comme les lois font parler de leurs auteurs, on veut toujours des lois ; et comme la concurrence est une chose qui va d’elle-même, et dont personne ne fait honneur au gouvernement, les gouvernements méprisent et méconnaissent les avantages de la concurrence.
S’il y a eu des accaparements, s’il y a eu des monopoles, c’est que le commerce des grains a toujours été frappé de prohibitions, environné de craintes ; il n’a par-là même jamais été qu’un commerce suspect, presque toujours un commerce clandestin. Or, en fait de commerce, tout ce qui est suspect, tout ce qui est clandestin, devient vicieux ; tout ce qui est autorisé, tout ce qui est public, redevient honnête. Certes, on n’a guère lieu de s’étonner de ce qu’une industrie proscrite par l’autorité, flétrie par une opinion erronée et violente, menacée de châtiments sévères par des lois injustes, menacée encore de saccagement et de pillage par une populace trompée, n’ait été jusqu’à ce jour qu’un métier fait à la dérobée par des hommes avides et vils, qui, voyant la société armée contre eux, ont fait payer à la société, toutes les fois qu’ils l’ont pu, dans les circonstances critiques, la honte et le péril dont elle les entourait. [II-99] On fermait à tous les négociants attachés à leur sûreté et à leur honneur l’accès d’une industrie naturelle et nécessaire. Comment ne serait-il pas résulté d’une politique aussi mal entendue une prime en faveur des aventuriers et des fripons ? à la première apparence de disette, au premier soupçon de l’autorité, les magasins étaient forcés, les grains enlevés et vendus au-dessous de leur valeur, la confiscation, les amendes, la peine de mort [37] prononcée contre les propriétaires. Ne fallait-il pas que les propriétaires se dédommageassent de ces chaînes, eu poussant à l’excès tous les profits qu’ils pouvaient arracher par la fraude, au milieu des hostilités perpétuellement exercées contre eux ? Il n’y avait rien d’assuré dans leurs profits légitimes ; ils devaient recourir aux gains illégitimes comme indemnités. La société devait porter la peine de ses folies et de ses fureurs [38].
Nous avons combattu longuement peut-être une erreur qui paraît aujourd’hui ne pas exister ; mais les erreurs ont une force de résurrection qui est toujours à craindre : et c’est précisément quand les gouvernements se jettent dans un extrême, qu’il est vraisemblable qu’ils retomberont tôt ou tard dans l’extrême opposé.
Or, depuis quelque temps, l’erreur contraire à celle que nous venons de dévoiler dans les pages précédentes a conquis une grande popularité. Autant on voulait jadis conserver chez soi les grains[II-100] qu’on produisait, autant on a peur maintenant d’être inondé de ceux qui croissent sur le sol étranger.
Une terreur inconcevable a saisi les peuples et les gouvernements ; la grande abondance leur semble un fléau. Par quelle étrange déviation des idées naturelles cette opinion a-t-elle pu s’introduire ?
Nous croyons pouvoir lui assigner deux causes.
La première est sérieuse, c’est la surcharge des impôts. Elle fait réellement de l’abondance un fléau pour les cultivateurs ; car cette surcharge accroît eu même temps ses frais de culture, et diminue ses profits.
La seconde est au fond beaucoup moins importante ; et c’est néanmoins celle qui, contrariant une classe bruyante et puissante, cause toutes les déclamations qui nous étourdissent. L’abondance des denrées nuit au revenu des propriétaires qui ne font pas valoir par eux-mêmes ; ils ne voient pas, comme les cultivateurs, dans leurs terres un moyen de subsistance pour leur famille ; l’abondance ne vient point pour eux, comme pour les autres, ajouter quelque superflu au nécessaire, fruit des récoltes ordinaires ; la vente de leurs denrées, et non la consommation, est ce qu’ils considèrent : les frais de production restant les mêmes dans les années d’abondance, et la concurrence causant une baisse dans le prix de vente, il en résulte inévitablement pour eux une perte.
Le remède au premier de ces inconvénients est facile : diminuez les impôts. La cause détruite, les effets disparaîtront.
[II-101]
Quant à la seconde, je ne vois pas trop la nécessité d’y remédier.
En effet, quand l’agriculture fournit au pays, et principalement au cultivateur, une subsistance abondante, elle a rempli son but : peu importe que ce soit aux dépens, de là richesse des grands propriétaires ; En poussant toutes les conséquences à l’extrême, quelle calamité pouvons-nous craindre de la surabondance ? L’embarras, la gêne momentanée des propriétaires non agriculteurs. Ces propriétaires vendront le superflu de leurs terres, et ce changement de possesseurs tournera au profit de l’agriculture. Les propriétés, plus divisées, passeront tout entières dans les mains laborieuses des agriculteurs ; ceux-ci, travaillant désormais pour leur propriété particulière, tendront nécessairement à l’amélioration de leurs biens, et les terres seront mieux cultivées.
Observons ici combien de formes bizarres revêt l’égoïsme de ceux qui possèdent. L’abondance est un fléau, dit-on, car elle fait baisser le prix des subsistances ; et l’on veut en même temps mettre des bornes à la population, à cause du défaut de subsistance.
Mais si les subsistances sont surabondantes, il n’y a donc pas assez de bouches pour les consommer ? Autrement qu’entendez-vous par ce mot de surabondance ? Laissez donc la population s’accroître, et laissez aussi tomber le produit des terres ; la nature se chargera d’établir l’équilibre. Ceux qui veulent vivre de ce produit sans travail vendront les terres [II-102] à la classe des cultivateurs ; vous aurez bientôt une foule de familles de cultivateurs qui doubleront les produits du sol. L’abondance ne favorisera pas le luxe, mais elle soulagera la misère ; la population se mettra bien vite au niveau des subsistances, et vous atteindrez ce qui semble être le but de vos recherches, une grande population sans disette, et l’abondance des vivres sans encombrement.
[II-103]
« Tout peuple qui renonce aux avantages de l’agriculture, qui, aveuglé par les profits éblouissants des arts et du commerce, néglige le profit réel des productions de son territoire, et qui préfère, en un mot, la forme à la matière, méconnaît ses véritables intérêts… Le cultivateur, animé par l’espoir de jouir un jour d’un honneur que ses bras lui offrent, et qu’il est assuré d’obtenir en le méritant, sentira renaître sou courage ».
Liv. II, chap.X, p. 4 et 53.
En lisant plusieurs écrivains, l’on serait tenté de croire qu’il n’y a rien de plus stupide, de moins éclairé, de plus insouciant, que l’intérêt individuel. Ils nous disent gravement, tantôt que si le gouvernement n’encourage pas l’agriculture, tous les bras se tourneront vers les manufactures, et que les campagnes resteront en friche ; tantôt que si le gouvernement n’encourage pas les manufactures, tous les bras resteront dans les campagnes, que le produit de la terre sera fort au-dessus des besoins, et que le pays languira sans commerce et sans industrie, comme s’il n’était pas clair, d’un côté, que l’agriculture sera toujours en raison des besoins d’un peuple ; car il faut que les artisans et les manufacturiers aient de quoi se nourrir ; de l’autre, que les manufactures s’élèveront aussitôt que les produits de la terre seront en quantité suffisante ; car l’intérêt individuel poussera les hommes à s’appliquer à des travaux plus lucratifs [II-104] que la multiplication des denrées, dont la quantité réduirait le prix. Les gouvernements ne peuvent rien changer aux besoins physiques des hommes ; la multiplication et le taux des produits, de quelque espèce qu’ils soient, se conforment toujours aux demandes de ces besoins. Il est absurde de croire qu’il ne suffit pas, pour rendre un genre de travail commun, qu’il soit utile à ceux qui s’y livrent. S’il y a plus de bras qu’il n’en faut pour exciter la fertilité du sol, les habitants tourneront naturellement leur activité vers d’autres branches d’industrie ; ils sentiront, sans que le gouvernement les en avertisse, que la concurrence, passant une certaine ligne, anéantit l’avantage du travail ; l’intérêt particulier, sans être encouragé par l’autorité, sera suffisamment excité par sa propre nature à chercher un genre d’occupation plus profitable. Si la nature du terrain rend nécessaire un grand nombre de cultivateurs, les artisans et les manufacturiers ne se multiplieront pas ; parce que le premier besoin d’un peuple étant de subsister, un peuple ne néglige jamais sa subsistance. D’ailleurs, l’état d’agriculteur étant plus nécessaire sera par cela seul plus lucratif que tout autre. Lorsqu’il n’y a pas, de privilège abusif qui intervertisse l’ordre naturel, l’avantage d’une profession se compose toujours de son utilité absolue et de sa rareté relative. Le véritable encouragement pour tous les genres de travail, c’est le besoin qu’on en a. La liberté seule est suffisante pour les maintenir tous dans une salutaire et exacte proportion.
Les productions tendent toujours à se mettre au [II-105] niveau des besoins, sans que l’autorité s’en mêle [39]. Quand un genre de production est rare, son prix s’élève. Le prix s’élevant, cette production mieux payée attire à elle l’industrie et les capitaux. Il en résulte que cette production devient plus commune ; cette production étant plus commune, son prix baisse, et le prix baissant, une partie de l’industrie et des capitaux se tourne d’un autre côté.
Alors la production redevenant plus rare, le prix se relève, et l’industrie y revient, jusqu’à ce que la production et son prix aient atteint un équilibre parfait.
Ce qui trompe beaucoup d’écrivains, c’est qu’ils sont frappés de la langueur ou du malaise qu’éprouvent, sous des gouvernements arbitraires, les classes laborieuses de la nation ; ils ne remontent pas à la cause du mal, mais s’imaginent qu’on y pourrait remédier par une action directe de l’autorité en faveur des classes souffrantes. Ainsi, par exemple, pour l’agriculture, lorsque des institutions injustes et oppressives exposent les agriculteurs aux vexations des classes privilégiées, les campagnes sont bientôt en friche, parce qu’elles se dépeuplent.
Les classes agricoles accourent le plus qu’elles peuvent dans les villes, pour se dérober à la servitude et à l’humiliation. Alors des spéculateurs imbéciles conseillent des encouragements positifs et partiels pour les agriculteurs ; ils ne voient pas que tout se tient dans les sociétés humaines. La dépopulation des campagnes est le résultat d’une [II-106] mauvaise organisation politique. Des secours à quelques individus, ou tout autre palliatif artificiel et momentané, n’y remédieront pas. Il n’y aurait de ressource que dans la liberté et dans la justice. Pourquoi la prend-on toujours le plus tard que l’on peut ?
Et remarquons ici que par cela même qu’un peuple serait soumis à une législation arbitraire, il ne serait pas plus commerçant qu’agriculteur. Le commerce lui serait même moins facile. Surchargé d’impôts, il n’aurait pas les capitaux nécessaires à sa prospérité ; vexé par la tyrannie, circonscrit dans ses moyens d’action, tourmenté par les soupçons d’une autorité ombrageuse, et entravé dans sa marche par des fonctionnaires habitués à tout soumettre à leur volontés, il n’aurait pas la liberté qui peut seule faire ses succès.
D’ailleurs, le commerce est utile à l’agriculture ; l’activité qu’il inspire est le meilleur moyen d’encourager toutes les professions laborieuses. Il met en circulation un grand nombre de capitaux ; il ouvre des débouchés aux denrées agricoles comme à toutes les autres denrées ; il sert donc le cultivateur bien loin de lui nuire ; il habitue l’homme à s’occuper constamment, et à découvrir avec rapidité toutes les occasions de bénéfice. Ainsi, dès que le manque de bras se fera sentir pour l’agriculture, ses productions devenant plus lucratives, les commerçants deviendront agriculteurs.
[II-107]
« La Providence, voulant que les nations soient unies comme les hommes, par les liens des besoins réciproques, a donné à chacune d’elles quelque chose qui lui est propre, et qui la rend, pour ainsi dire, nécessaire aux autres ».
Liv. II, chap. XVI, p. 55.
Nous retrouvons toujours la même erreur dans Filangieri ; et quoiqu’elle se déduise naturellement d’un seul principe, principe dont nous avons déjà démontré la fausseté ; elle revêt tant de formes différentes que nous sommes forcés de la suivre sous ces formes diverses, et de la combattre de nouveau.
Cette erreur vient du système que le gouvernement peut se mêler activement de toutes les relations particulières, et faire des lois pour commander et encourager les vertus et les choses utiles, comme pour proscrire et poursuivre les délits et les choses nuisibles.
Appliquée à l’industrie, cette erreur a d’étranges résultats.
Filangieri semble croire que les gouvernements peuvent la faire éclore et la protéger efficacement. Il leur conseille en conséquence de faire des lois et des règlements pour encourager l’industrie, comme s’il y avait de meilleurs encouragements que la liberté, et par conséquent l’absence des lois et des règlements.
[II-108]
Dans la science des lois, tout est relatif, dit avec raison Filangieri ; et il en conclut qu’il faut des lois différentes sur les divers cas qui se présentent relativement à l’industrie. Mais c’est précisément parce que tout est relatif dans les lois sur l’industrie, qu’il ne faut point de lois sur l’industrie. Pour adapter des lois à chaque circonstance, le législateur fera beaucoup de lois ; ou, frappé de quelques grandes considérations, il fera peu de lois et des lois générales. S’il fait un grand nombre de lois, il vexera l’industrie par des détails minutieux ; il gênera le mouvement de tous les rouages en l’obstruant de ses innombrables règlements ; et qu’il ne croie pas pour cela prévoir tous les cas et régler toutes les circonstances. Il aura beau chercher toutes les combinaisons possibles, il en résultera toujours quelqu’une d’imprévue produite par des causes qu’il n’aura pas jugées dignes de son attention. Ainsi, de mesures vexatoires il ne retirera aucun avantage. Si au contraire il fait peu de lois, chaque loi générale devra être appliquée à plusieurs circonstances différentes, et ces différences, inaperçues par le plus sage législateur, peuvent quelquefois influer d’une manière grave sur des opérations importantes. Il froissera donc l’industrie par ses lois générales, et les mesures par lesquelles il aura cru donner des encouragements poseront au contraire des entraves à l’industrie, objet de sa sollicitude inconsidérée.
Mais, si des lois sur l’industrie pouvaient n’être pas, toujours nuisibles, elles seraient du moins toujours inutiles.
[II-109]
« Tous les pays ne sont pas propres à la culture, dit Filangieri… Il y en a dont les productions sont infiniment au-dessous de ce qu’exige la consommation intérieure. »
Puis il conclut « qu’il faut que les lois qui dirigent les arts et les manufactures dans les pays agricoles soient tout à fait différentes de celles qui les dirigent dans les pays stériles. »
Mieux vaudrait laisser faire la nature. Qu’est-il besoin de lois pour appuyer ce qu’elle fixe irrévocablement ? Dans un pays dont le territoire est tellement petit que l’agriculture ne peut pas suffire à la consommation intérieure, vous ne verrez jamais trop de bras se consacrer à l’agriculture. Le nombre des cultivateurs est nécessairement limité par l’étendue du sol, et c’est une crainte bien puérile que celle de voir dépasser cette limite. Filangieri craint aussi que dans, un tel pays l’industrie particulière ne se voue à des manufactures qui demandent trop de matières premières : que ceux qui partagent ses craintes se rassurent. Pour que ces craintes fussent raisonnables, il faudrait d’abord qu’elles reposassent sur un objet possible. Or, se peut-il que dans un pays stérile les manufacturiers emploient trop de matières premières ? D’où tireraient-ils ces matières premières ? Au premier essai ils les feraient renchérir, et le renchérissement seul les détournerait de leurs projets. Qu’est-il besoin de lois pour seconder la marche si simple de la nature dans cette occasion ? On croit toujours bon de créer des lois pour entraver des essais que la nature défend d’une manière absolue. [II-110] La nature est plus forte que vos lois. En vain vous tenteriez d’anéantir une industrie qu’elle seconderait, ou d’établir une industrie qu’elle proscrit.
Filangieri, tombant toujours dans la même erreur, conseille aux gouvernements d’encourager les productions particulières de leurs états. Qu’est-il besoin de cet encouragement ? Si le territoire renferme quelque production que les étrangers n’aient pas ; si cette production convient aux étrangers, leurs demandes se multiplieront, et l’industrie se tournera nécessairement vers cette production, parce que c’est du côté de cette production qu’elle verra les profits les plus assurés. On ne produit jamais que pour vendre ; et comme le fait apprend très vite au producteur s’il vend ou ne vend pas, la loi n’a nul besoin de l’avertir ; la seule chose qui puisse déranger les productions, c’est l’intervention de la loi. En encourageant telle production, elle peut tourner vers elle plus de bras qu’il n’en faut ; elle peut en même temps nuire à telle autre ; elle peut se tromper, et encourager quelque fois une industrie peu avantageuse, aux dépens d’une autre industrie qui le serait davantage. Enfin, comme la demande varie et change d’objet, elle nuira à l’industrie en faisant toujours fabriquer en nombre égal telle production pour laquelle la demande aura considérablement diminué. Le mot même d’encouragement prouve le vice de ce système ; si l’encouragement est nécessaire, c’est qu’il y a perte à la production ; et il est évident qu’il serait nuisible d’encourager une telle [II-111] production. S’il y a gain, l’encouragement est inutile, la production porte son encouragement avec elle : des lois pour y suppléer seraient superflues. Dans l’autre cas, elles seraient pernicieuses. De pareilles lois ne peuvent avoir qu’un seul effet ; c’est de détourner l’attention du producteur par l’appât de la récompense, et de l’empêcher de juger avec impartialité la perte ou le gain de la production.
« Les arts et les métiers ont donc besoin de la direction secrète des lois, » dit Filangieri. Nous ne croyons pas que ses déclamations l’autorisent à conclure ainsi. Nous croyons que les raisonnements que nous lui avons opposés nous autorisent à prendre des conclusions toutes contraires. Non, elles n’ont pas besoin de l’influence secrète des lois, puisque l’influence de la nature leur suffit : non, elles n’ont pas besoin de l’influence secrète des lois ; car, si cette influence veut aider les lois de la nature, elle est superflue ; et, si elle veut les contrarier, elle est désastreuse. Filangieri le reconnaît lui-même bientôt. Il faut d’abord lever tous les obstacles, dit-il ; et il reconnaît qu’au nombre de ces obstacles, il, faut d’abord placer la prodigieuse quantité de lois et de règlements qui tendent à tracer une route à l’industrie. Alors il donne un conseil salutaire ; mais ce conseil rentre dans notre système, et détruit complètement le sien. Cette contradiction est étrange, d’autant plus étrange que bientôt il nous dira que, si l’autorité fait éclore le génie, elle peut bien protéger les arts. L’autorité fait éclore le génie ! Où Filangieri a-t-il puisé cette sentence qu’il nous donne comme un fait certain ? [II-112] Nous citera-t-on, comme ordinaire, le siècle d’Auguste, ou celui de Louis XIV ? Mais les grands hommes du siècle d’Auguste appartenaient tous à la république, ils furent, pour ainsi dire, la dernière lueur qu’elle répandit sur le monde, avant de s’éteindre pour jamais. L’autorité de ses successeurs a en vain tenté de faire éclore le génie. Par cela seul qu’elle osait le tenter, sa source était desséchée et ne pouvait revivre. Le siècle de Louis XIV, précurseur du siècle de la liberté, est dû au besoin de cette noble faculté, qui déjà se faisait sentir ; personne n’attribue plus à l’or de Colbert la gloire des grands hommes, qui, pour la plupart, étaient déjà couverts de gloire avant son ministère [40]. Ces vieilles flatteries ne sont plus de nos temps. Au fond, c’est une justice à rendre à Filangieri. A son époque et dans son pays, il ne pouvait guère parler autrement qu’il ne fait. Il [II-113] sentit sans doute que l’influence des gouvernements était nuisible ; il n’osait pas le dire formellement. Aussi voyons-nous que lorsqu’il parle de la nécessité de l’influence du gouvernement, il ne sort pas du domaine des réflexions générales et des déclamations vagues ; tandis que, lorsqu’il s’agit de détruire les obstacles opposés par les lois à la prospérité de l’industrie, il détaille des faits, combat pour ainsi dire corps à corps chaque règlement inutile, et alors son style emprunte de sa profonde conviction une couleur brillante et une chaleur persuasive qui né lui sont pas habituelles.
[II-114]
« Tel fut le sort des Indes et de la Chine, de la Perse et de l’Égypte ».
Liv. II. chap. XVI, p. 55.
Nous retrouvons toujours dans Filangieri cette admiration pour les peuples anciens et les pays éloignés que déjà nous avons été forcés de combattre. La phrase qui sert de texte à ce chapitre, en est peut-être un des plus inconcevables exemples.
Quel peuple a jamais souffert un despotisme plus avilissant qu’un peuple asservi par des chefs étrangers, à l’aide du honteux supplice de la bastonnade ; un despotisme plus absolu, qu’un peuple gouverné au nom des dieux par des corporations sacerdotales ; enfin, un despotisme plus brutal et plus extravagant, qu’un peuple traîné sur des terres étrangères par un tyran ridicule, et châtiant les éléments par ordre de son maître, comme les seuls obstacles opposés à ses volontés !
Dire que la Chine et l’Égypte ont possédé avec les trésors de la nature les plus brillantes inventions des arts, n’est-ce pas donner un démenti formel, non seulement à toutes traditions historiques, mais encore à nos propres yeux ?
Non, ils n’ont point possédé les plus brillantes [II-115] inventions des arts, ces peuples dont toute l’existence était réglée d’avance par la volonté de leurs prêtres : ils n’avaient pas même le pouvoir de quitter la profession de leurs pères, pour une profession plus analogue à leurs goûts. Comment auraient-ils pu faire de nobles et utiles découvertes ?
Non, ils ne possèdent pas les plus brillantes inventions des arts, ces peuples qui n’ont point d’existence morale ; ils ne connaissent même pas les arts dans la noble acception de ce mot, puisque, bornant leurs désirs à la vie physique, ils sont également incapables d’enthousiasme et de jouissances intellectuelles.
Jamais au contraire les arts, étonnante création de ce qu’il y a de divin dans notre nature ; les arts, non point ceux qui tiennent à la conservation physique de notre existence, mais ceux qui élèvent notre âme à la connaissance du beau, et lui offrent pour jouissance la seule idée de la perfection sans utilité matérielle ; les arts, dont l’impression échappe à l’analyse ; jamais, dis-je, les arts n’ont fait moins de progrès, et ne sont restés dans un état plus imparfait qu’en Égypte et à la Chine.
Les Égyptiens sont parvenus, il est vrai, assez vite à un degré élevé dans les découvertes nécessaires à la conservation ou à l’amélioration de notre vie physique ; ils ont toujours été médiocres et grossiers dans les arts proprement dits. Dans les travaux même d’une utilité commune, ils ont été bientôt arrêtés par le despotisme sacerdotal.
Comment un peuple pourrait-il faire des progrès [II-116] dans les sciences et dans les arts, quand les prêtres s’en emparent comme d’un monopole ? A peine alors on lui permet d’être l’instrument des découvertes du sacerdoce ; toute autre prétention lui est interdite.
On en fait simplement une machine ; et si parfois on lui attribue quelque habileté, c’est encore la perfection d’une machine, puisque cette habileté peut exister avec un défaut complet d’intelligence. L’ouvrier habitué par un travail routinier et continu à polir l’acier, ou à le façonner en chaînes, en crochets, en roues, serait aussi étranger à l’admirable mécanisme de la montre, que les ressorts isolés sortis de ses mains, si l’art qui les rassemble lui était caché, et si on lui faisait une loi sévère de concourir sans cesse à ce travail sans en calculer l’utilité.
Telle était en quelque sorte en Egypte l’organisation des classes laborieuses ; aussi n’ontelles jamais fait de découvertes vraiment importantes. Aujourd’hui l’on reconnaît dans la concurrence une des plus grandes causes de perfectionnement. On combat avec raison les maîtrises, les corporations, et autres faibles entraves apportées à la concurrence ; et pourtant l’on vante avec emphase les insurmontables obstacles que la jalousie sacerdotale avait opposés au génie inventeur des Égyptiens, tant les déclamations acquièrent de force en passant de bouche en bouche à travers les siècles.
Quant à la Chine qu’on nous a si absurdement proposée pour modèle, et que Montesquieu seul a eu le bon esprit de juger au milieu des louanges générales, il est difficile d’expliquer la singularité qui [II-117] en a fait un objet d’admiration. Chose remarquable ! des amis de la liberté ont prodigué leurs éloges à un peuple insensible à la plus odieuse et à la plus dégoûtante oppression. Des hommes pleins d’enthousiasme pour les sciences, et pour les arts, nous ont souhaité, au nom de la raison, le sort d’un peuple chez lequel l’absence de tout sentiment religieux et de toute idée, généreuse, combinée avec le mécanisme que l’on a nommé civilisation, étouffe le germe de ce qu’il y a d’enthousiaste dans notre nature, c’est-à dire le germe de tous les succès dans les arts comme dans, les sciences, comme dans tout ce qui ne tient pas à de vaines formes ; et le philanthrope Filangieri, prend pour texte de ses panégyriques des institutions qui dégradent l’homme, et détruisent ce qui fait son excellence.
Quelles grandes qualités rachètent donc une telle dégradation ? Quelles importantes découvertes de cette nation réclament notre admiration ? Serait-ce une industrie matérielle qui ne tient pas plus à la nature humaine que celle de tel animal, des abeilles ou des castors ? Regarderait-on ce triste avantage comme un dédommagement de la perte de tout ce qu’il y a de moral dans l’homme ? élèverait-on le mécanisme de nos sens au-dessus de la perfection de notre âme ?
La religion de la Chine n’est plus qu’une forme : on l’avoue, et on s’extasie de voir cette forme commander encore quelque respect. On convient qu’elle ne s’appuie plus sur la croyance, et l’on assure qu’elle est, un garant des mœurs. Erreur bizarre ! car si la [II-118] religion n’est plus fondée sur la croyance, l’influence seule de la crainte ou de l’habitude retarde sa chute ; et alors, autant vaudrait s’en remettre à cette influence, et la laisser agir directement sur les mœurs, que de créer encore un intermédiaire inutile. La croyance rend les hommes meilleurs, non par la crainte des supplices, non par l’habitude de rites arbitraires, mais par la noble relation qu’elle établit entre l’homme et des puissances supérieures, plus parfaites aussi bien que plus fortes que lui. Une religion à laquelle on ne croit plus n’est jamais utile ; le respect qu’on lui témoigne est au contraire, sous un certain rapport, un symptôme de dégradation. Il annonce, ou le triomphe de l’habitude sur l’intelligence, ou une hypocrisie dangereuse et coupable. Mais examinons quelles mœurs ont ces peuples, dont on prétend que la religion garantit les mœurs.
Chez eux, les mœurs et les vertus ne sont, comme la religion, que des formes extérieures ; aucune de leurs relations n’a de base morale : ils se contentent de l’apparence, et c’est ce que l’on nomme l’ordre. Si quelqu’un s’écarte de cet ordre, les supplices l’y font rentrer ; on dédaigne de créer une influence plus élevée. Il est vrai que l’uniformité du gouvernement, solidement établie sur l’abrutissement de ce peuple, ressemble à l’ordre, parce qu’elle est privée de mouvement ; il est vrai que tout se meut à un simple signe, émané de la volonté d’un seul ; il est vrai qu’au milieu des révolutions et des conquêtes, ce peuple façonné à cette obéissance passive est prêt [II-119] à la vouer à qui la réclame, et qu’ainsi son caractère ne change pas ; mais c’est parce qu’il ne fait point de progrès. Enfin, il est vrai qu’un tel ordre de choses doit sembler merveilleux aux tyrans qui en profitent ; mais nous ne saurions concevoir comment il a pu s’attirer les éloges de philosophes éclairés et indépendants. Si telle est la perfection que l’on nous propose, mieux vaudrait peut-être la grossièreté des premiers âges, ou même le défaut, absolu de civilisation.
[II-120]
« Les plus grands obstacles qui s’opposent aux progrès des arts, ce sont tons les établissements, tontes les lois qui tendent à diminuer la concurrence des ouvriers. Tels sont surtout les droits de maîtrise et les corporations ».
Liv. II, chap. XVI, p. 61.
Trop d’écrivains avant nous se sont élevés contre les jurandes, les maîtrises, les apprentissages, pour que nous entrions à ce sujet dans de longs détails. Les apprentissages empêchent les individus d’exercer tel ou tel métier ; les maîtrises et jurandes sont des associations qui déterminent le nombre de leurs propres membres, et les conditions pour y être admis. Ces institutions sont des privilèges de l’espèce la plus inique et la plus absurde ; la plus inique, puisque l’on ne permet à l’individu le travail qui le préserve du crime que sous le bon plaisir d’un autre, et qu’une des conditions des apprentissages est de payer pour être reçu dans un métier, de sorte qu’on repousse du travail ceux qui ont le plus besoin de travailler ; la plus absurde, puisque, sous le prétexte du perfectionnement des métiers, on met obstacle à la concurrence, le plus sûr motif de perfectionnement, et qu’en fixant le nombre des hommes exerçant chaque profession, on s’expose à ce que ce nombre ne soit pas proportionné aux besoins des [II-121] consommateurs. En effet, il peut y en avoir trop, ou y en avoir trop peu. S’il y en a trop, les hommes de cette profession ne pouvant pas en embrasser une autre travaillent à perte, ou ne travaillent pas, et tombent dans la misère ; s’il y en a trop peu, le prix du travail hausse suivent l’avidité de ces travailleurs.
L’intérêt des acheteurs est une bien plus sûre garantie de la bonté des productions que des règlements arbitraires, qui, partant d’une autorité qui confond nécessairement tous les objets, ne distingue point les divers métiers, et prescrit un apprentissage aussi long pour les plus aisés que pour les plus difficiles. Il est bizarre d’imaginer que le public est un mauvais juge des ouvriers qu’il emploie, et que le gouvernement, qui a tant d’autres affaires, saura mieux quelles précautions il faut prendre pour apprécier leur mérite. Il ne peut que s’en remettre à des hommes qui, formant un corps dans l’état, ont un intérêt différent de la masse du peuple, et qui, travaillant d’une part à diminuer le nombre de producteurs, et de l’autre à faire hausser le prix des productions, les rendent à la fois plus imparfaites et plus coûteuses. Les apprentissages sont oppressifs pour les consommateurs ; car, en diminuant le nombre des travailleurs, ils renchérissent le prix du travail. Ils vexent donc le pauvre, et coûtent au riche une surcharge de prix.
Nous exceptons toutefois de nos observations sur l’entière liberté du commerce les professions qui intéressent la sûreté publique ; les architectes, parce que le peu de solidité d’une maison menace tous les [II-122] citoyens ; les médecins, les pharmaciens, dont les conseils et les marchandises peuvent menacer la vie des citoyens ; les notaires, etc. Quant aux autres professions, l’expérience a partout prononcé contre cette manie réglementaire. Les villes d’Angleterre où l’industrie est la plus active, qui ont pris dans un temps très court le plus grand accroissement, et où le travail a été porté au plus haut degré de perfection sont celles qui n’ont point de chartes [41], et où il n’existe aucune corporation [42].
L’Angleterre, malgré son système de prohibition a toujours tendu à libérer l’industrie. Lesapprentissages ont été restreints aux métiers existants lors du statut d’Élisabeth qui les a établis, et les tribunaux ont accueilli les distinctions les plus subtiles tendant à soustraire à ces statuts le plus de métiers qu’il était possible. Il faut, par exemple, avoir été en apprentissage [II-123] pour faire des chariots, et non pour faire des carrosses.
Observons ici, comme la liberté, comme la simple absence de la loi mettent ordre à tout. Les associations d’individus exerçant des métiers sont d’ordinaire une ligue contre le public. En conclura-t-on qu’il faut interdire ces associations par des lois prohibitives ? Nullement. En les interdisant, l’autorité se condamnerait à des vexations, à une surveillance, à des châtiments, qui auraient des inconvénients graves ; mais que l’autorité ne sanctionne pas ces associations, qu’elle ne leur reconnaisse pas le droit de limiter le nombre des hommes de telle ou telle profession : par là même ces associations n’auront plus de but. Si vingt individus de tel métier veulent se liguer pour porter à un taux trop élevé le prix de leur travail, d’autres se présenteront pour faire ce travail à. meilleur compte, et l’intérêt des premiers les condamnera à céder.
Je n’ajouterais rien à ces raisonnements, si je ne savais que les motifs allégués publiquement en faveur des abus ne sont d’ordinaire que des tentatives pour tromper et désarmer l’opinion. La réfutation de ces arguments, dont la faiblesse est reconnue de ceux mêmes qui les emploient, n’a donc qu’une utilité très secondaire. Ce sont les calculs secrets qu’il faut attaquer ; ce sont les intérêts occultes qu’il faut rassurer.
Dans le cas actuel, les défenseurs des maîtrises, des jurandes, des apprentissages, sont au fond très indifférents au perfectionnement des métiers ; et [II-124] l’intérêt des consommateurs qu’ils prétendent préserver de fabrications maladroites ou trompeuses les touche fort peu. Ce qui les attache à ces institutions surannées, c’est qu’ils pensent y trouver des moyens de police et de surveillance sur la classe des ouvriers, classe toujours redoutée, parce qu’elle est toujours plus ou moins malheureuse.
Pour leur répondre, en prenant pour base les, craintes mêmes qui forment leur logique, et ferment leur égoïsme à la vérité, je leur citerai un écrivain qui occupe un rang distingué parmi ceux qui ont le mieux approfondi les questions d’économie politique.
« Ne sait-on pas que si les maîtres subordonnés à la police locale peuvent contenir les ouvriers dans le devoir, ils peuvent aussi les exciter au soulèvement et à la sédition, quand cela importe à leur intérêt ou convient à leurs opinions ? Combien de fois n’est-il pas arrivé que les maîtres ont opposé une résistance efficace aux vues des gouvernements les mieux intentionnés et les plus éclairés ! Que de séditions ont dû leur origine à la séduction et à la corruption des maîtres ! Les gouvernements qui connaissent bien leur force et leur puissance ne doivent plus se reposer sur l’intérêt mobile et varié de la classe des ouvriers. L’intérêt général de la nation, toujours certain, toujours immuable, leur offre un point d’appui plus solide et plus inébranlable. » Ganilh, des Systèmes d’économie politique, I, 233-234.
Une vexation plus révoltante encore, parce qu’elle [II-125] est plus directe et moins déguisée, c’est la fixation du prix des journées [43]. Cette fixation dit Smith, est le sacrifice de la majeure partie à la plus petite. Nous ajouterons que c’est le sacrifice de la partie indigente à la partie riche, de la partie laborieuse à la partie aisée, au moins comparativement ; de la partie qui est déjà souffrante par les dures lois de la société à la partie que le sort et les institutions ont favorisée. On ne saurait se représenter sans quelque pitié cette lutte de la misère contre l’avarice, où le pauvre, déjà pressé par ses besoins et ceux de sa famille, n’ayant d’espoir que dans son travail, et ne pouvant attendre un instant sans que sa vie même et la vie des siens ne soit menacée, rencontre le riche, non seulement fort de son opulence et de la faculté qu’il a de réduire son adversaire en lui refusant ce travail qui est son unique ressource, mais encore armé de lois vexatoires qui fixent les salaires, sans égard aux circonstances, à l’habileté, au zèle de l’ouvrier ; et qu’on ne croie pas cette fixation nécessaire pour réprimer les prétentions exorbitantes et le renchérissement des bras : la pauvreté est humble dans ses demandes. L’ouvrier n’a-t-il pas derrière lui la faim qui le presse, qui lui laisse à peine un instant pour discuter ses droits, et qui ne le dispose que trop à vendre son temps et ses forces au-dessous de leur valeur ? La concurrence ne tient-elle pas le [II-126] prix du travail au taux le plus bas qui soit compatible avec la subsistance physique ? Chez les Athéniens, comme parmi nous, le salaire d’un ouvrier était équivalent à la nourriture de quatre personnes ; pourquoi des règlements, lorsque la nature des choses fait la loi, sans vexations ni violence ?
La fixation, du prix des journées, si funeste à l’individu ne tourne point à l’avantage du public. Entre le public et l’ouvrier s’élève une classe impitoyable ; celle des maîtres : elle paie le moins et demande le plus possible, et profite ainsi seule tout à la fois et des besoins de laclasse laborieuse et des besoins de la classe aisée, Étrange complication des institutions sociales ! il existe une cause éternelle d’équilibre entre le prix et la valeur du travail, une cause qui agit sans contrainte, de manière à ce que tous les calculs soient raisonnables et tous les intérêts contents. Cette cause est la concurrence ; mais on la repousse. On met obstacle à la concurrence par des règlements injustes ; et l’on veut ensuite rétablir l’équilibre par d’autres règlements non moins injustes, qu’il faut maintenir par les châtiments et par la rigueur.
[II-127]
« Les malheurs que la compagnie des Indes a essuyés dans ce siècle sont assez connus ».
Liv II, chap. XXI, p. 101.
Qu’est-ce qu’un privilège en fait d’industrie ? C’est l’emploi de la force du corps social, pour tourner au profit de quelques hommes les avantages que le but de la société est de garantir à tous. C’est ce que faisait l’Angleterre lorsqu’avant l’union de l’Irlande à ce royaume, elle interdisait aux Irlandais presque tous les genres de commerce étranger ; c’est ce qu’elle fait aujourd’hui, lorsqu’elle défend à tous les Anglais de faire aux Indes un commerce indépendant de la compagnie qui s’est emparée de ce vaste monopole ; c’est ce que faisaient les bourgeois de Zurich, avant la révolution de la Suisse, en forçant les habitants des campagnes à ne vendre qu’à eux seuls presque toutes leurs denrées et tous les objets qu’ils fabriquaient.
Il y a manifestement injustice en principe. Y a-t-il utilité dans l’application ? Si le privilège est le partage d’un petit nombre, il y a sans doute utilité pour ce petit nombre ; mais cette utilité, est du genre de celle qui accompagne toute spoliation. Ce n’est pas celle qu’on se propose, ou du moins qu’on avoue [II-128] se proposer. Y a-t-il utilité nationale ? Non sans doute ; car, en premier lieu, c’est la grande majorité de la nation qui est exclue du bénéfice. Il y a donc perte sans compensation pour cette majorité. En second lieu, la branche d’industrie ou de commerce qui est l’objet du privilège est exploitée plus négligemment, et d’une manière moins économique par des individus dont les gains sont assurés par l’effet seul du monopole, qu’elle ne le serait, si la concurrence obligeait tous les rivaux à se surpasser à l’envi par l’activité et par l’adresse. Ainsi la richesse nationale ne retire pas de cette industrie tout le parti qu’elle en pourrait tirer. Il y a donc perte relative pour la nation tout entière. Enfin les moyens dont l’autorité doit se servir pour maintenir le privilège, et pour repousser de la concurrence les individus non privilégiés, sont inévitablement oppressifs et vexatoires. Il y a donc encore pour la nation toute entière perte de liberté. Voilà trois pertes réelles que ce genre de prohibition entraîne, et le dédommagement de ces pertes n’est réservé qu’à une poignée de privilégiés.
L’excuse banale des privilèges, c’est l’insuffisance des moyens individuels, et l’utilité d’encourager des associations qui y suppléent. Mais on s’exagère beaucoup cette insuffisance, et l’on ne s’exagère pas moins cette nécessité [44]. Si les moyens individuels sont insuffisants, quelques individus se ruineront [II-129] peut-être, mais un petit nombre d’exemples éclairera tous les citoyens, et quelques malheurs particuliers sont bien préférables à la masse incalculable de malheurs et de corruption publique que les privilèges introduisent.
Si l’état voulait surveiller les individus dans toutes les opérations par lesquelles ils peuvent se nuire, il arriverait à restreindre la liberté de presque toutes les actions ; et s’érigeant une fois en tuteur des citoyens, il ne tarderait pas à devenir leur tyran. Si les associations sont nécessaires pour une branche d’industrie ou de commerce éloigné, les associations se formeront, et les individus ne lutteront pas contre elles, mais chercheront à y entrer pour en partager les avantages ; que si les associations existantes s’y refusent, vous verrez naître de nouvelles associations, et l’industrie rivale en sera plus active ; que le gouvernement n’intervienne que pour maintenir et les associations et les individus dans leurs droits respectifs et dans les bornes de la justice : la liberté se charge du reste et s’en charge avec succès.
On se trompe d’ailleurs, quand on regarde les compagnies de commerce comme une chose avantageuse de leur nature. Toute compagnie puissante, observe un auteur versé dans cette matière, lors même qu’elle ne fait le commerce qu’en concurrence avec les particuliers, les ruine d’abord en baissant les prix des marchandises ; et quand les particuliers sont ruinés, cette compagnie, faisant seule ou presque seule le commerce, ruine la nation en haussant les prix ; ensuite ses gains excessifs portant [II-130] ses agents à la négligence, elle se ruine elle-même. On voit dans Smith, liv. V, chap. I, par des exemples nombreux et incontestables, que plus les compagnies anglaises ont été exclusives, investies de privilèges importants, riches et puissantes, plus elles ont eu d’inconvénients pendant leur durée, et plus elles ont mal fini ; tandis que les seules qui aient réussi ou se soient soutenues, sont les compagnies bornées à un capital modique, composées d’un petit nombre d’individus, n’employant que peu d’agents, c’est-à-dire se rapprochant le plus possible, par leur administration et par leurs moyens, de ce que, pourraient être des associations particulières. L’abbé Morellet comptait en 1780 cinquante-cinq compagnies revêtues de privilèges exclusifs en différents pays de l’Europe, et qui, établies depuis 1600, avaient toutes fini par une banqueroute. Il en est des compagnies trop puissantes comme de toutes les forces trop grandes, comme des trop grands états, qui commencent par dévorer leurs voisins, puis leurs sujets, et qui ensuite se détruisent euxmêmes.
La seule circonstance qui rende une compagnie admissible, c’est lorsque des individus s’associent pour établir à leurs périls et risques une nouvelle branche de commerce avec des peuples lointains et barbares. L’Etat peut alors leur accorder en dédommagement des dangers qu’ils bravent un monopole de quelques années. ; mais le terme expiré le monopole doit être supprimé, et le commerce redevenir libres. [Note: The text differs here slightly].
On peut citer des faits isolés en faveur des [II-131] privilèges; et ces faits paraissent d’autant plus concluants, qu’on ne voit jamais ce qui aurait lieu si ces privilèges n’avaient pas existé. Mais j’affirme, en premier lieu, qu’en admettant au nombre des éléments le temps dont on cherche vainement à se passer, et en ne se livrant pas à une impatience puérile, la liberté finirait toujours par produire, sans mélange d’aucun mal, le même bien qu’on s’efforce d’arracher par les privilèges, au prix de beaucoup de maux ; et je déclare, secondement, que s’il existait une branche d’industrie qui ne pût être exploitée que par l’introduction des privilèges, les inconvénients en sont tels pour la morale et la liberté d’une nation, qu’aucun avantage ne les compense.
[II-132]
« Partout où il existe une société, il doit exister une autorité qui la gouverne au dedans et la défende au-dehors. Cette administration et cette protection exige des dépenses qui doivent être payées par la société à laquelle elles sont utiles ».
Liv. 11, chap. XXVII, p. 140.
L’autorité ayant à pourvoir à la défense intérieure et à la sûreté extérieure de l’Etat, a le droit de demander aux individus le sacrifice d’une portion de leur propriété, pour subvenir aux dépenses que l’accomplissement de ces devoirs nécessite.
Les gouvernés ont droit de leur côté d’exiger de l’autorité, que la somme des impôts n’excède pas ce qui est nécessaire au but qu’elle doit atteindre. Cette condition ne peut être remplie que par une organisation politique qui mette des bornes aux demandes, et par conséquent à la prodigalité et à l’avidité des gouvernants. On trouve des vestiges de cette organisation dans les institutions des monarchies les moins limitées, comme la plupart des principautés de l’Allemagne, ou les états héréditaires de la maison d’Autriche ; et le principe en est solennellement reconnu par la constitution française.
Les détails de cette organisation ne sont pas de notre ressort. Une seule observation nous semble ne devoir pas être omise.
[II-133]
Le droit de consentir les impôts peut être considéré sous deux points de vue : comme limite au pouvoir, et comme moyen d’économie. L’on a dit mille fois qu’un gouvernement ne pouvant faire la guerre, ni même, exister dans l’intérieur, si l’on ne subvenait à ses dépenses nécessaires ; le refus des impôts était dans la main du peuple ou de ses représentants une arme efficace, et qu’en remployant avec courage, ils pouvaient forcer le gouvernement, non seulement à rester en paix avec ses voisins, mais encore à respecter la liberté des gouvernés. L’on oublie en raisonnant ainsi que ce qui paraît au premier coup d’œil décisif dans la théorie est souvent d’une pratique impossible. Lorsqu’un gouvernement a commencé une guerre, fûtelle injuste, lui disputer les moyens de la soutenir ne serait pas, le punir seul, mais punir la nation innocente de ses fautes. Il eu est de même du refus des impôts, pour malversations ou vexations intérieures. Le gouvernement se permet des actes arbitraires ; le corps législatif croit le désarmer en ne votant aucune contribution. Mais en supposant, ce qui est difficile, que dans cette crise extrême tout se passe constitutionnellement, sur qui retombera cette lutte ? Le pouvoir exécutif trouvera des ressources momentanées dans son influence, dans les fonds mis antérieurement à sa disposition, dans les avances de ceux qui, jouissant de ses faveurs ou même de ses injustices, ne voudront point qu’il soit renversé, et de ceux encore qui, croyant à son triomphe, spéculeront sur ses besoins du moment. Les premières victimes seront les employés [II-134] subalternes, les entrepreneurs de toutes les dénominations, les créanciers de l’état, et par contrecoup les créanciers de tons les individus de ces différentes classes. Avant que le gouvernement succombe ou cède, toutes les fortunes particulières seront bouleversées. Il en résultera contre la représentation nationale une haine universelle. Le gouvernement l’accusera de toutes les privations personnelles des citoyens. Ces derniers n’examineront point le motif de la résistance, et, sans se livrer au milieu de leurs souffrances à des questions de droit et de théorie, ils lui reprocheront leurs besoins et leurs malheurs.
Le droit de refuser les impôts n’est donc point à lui seul une garantie suffisante pour réprimer les excès du pouvoir exécutif. On peut considérer ce droit comme un moyen d’administration pour améliorer la nature des impôts, ou comme un moyen d’économie pour en diminuer la masse mais il faut bien d’autres prérogatives pour que les assemblées représentatives puissent protéger la liberté. Une nation peut avoir de prétendus représentants investis de ce droit illusoire, et gémir eu même temps dans l’esclavage le plus complet. Si le corps chargé de cette fonction ne jouit pas d’une grande considération et d’une grande indépendance, il deviendra l’agent du pouvoir exécutif, et son assentiment ne sera qu’une formule vaine et illusoire. Pour que la liberté de voter des impôts soit autre chose qu’une frivole cérémonie, il faut que la liberté politique existe dans son entier, comme il faut dans le corps humain que toutes les parties soient saines et bien constituées [II-135] pour que les fonctions d’une seule se fassent régulièrement et complètement.
Un second droit des gouvernés relativement aux impôts, c’est que leur nature et la manière de les percevoir soient les moins onéreuses qu’il est possible pour les contribuables, ne tendent ni à les vexer ni à les corrompre, et ne donnent pas lieu par des frais inutiles à la création de nouveaux impôts.
Il résulte de ce droit que les gouvernés ont celui d’exiger que les impôts pèsent également sur tous, proportionnellement à leur fortune ; qu’ils ne laissent rien d’incertain ni d’arbitraire dans la quantité, ni dans le mode de perception ; qu’ils ne frappent de stérilité aucune propriété, aucune industrie ; qu’ils n’occasionnent que les frais de levée indispensables ; enfin ; qu’il y ait dans leur assiette une certaine stabilité.
L’établissement d’un nouvel impôt produit toujours un ébranlement qui se communique des branches imposées à celles même qui ne le sont pas. Beaucoup de bras et de capitaux refluent vers ces dernières pour échapper à la contribution qui frappe les autres : le gain des unes diminue par l’impôt ; le gain des secondes par la concurrence. L’équilibre ne se rétablit que lentement. Le changement quel qu’il soit est donc fâcheux pour un temps donné.
C’est en appliquant ces règles aux diverges espèce de contributions, qu’on pourra juger de celles qui sont admissibles et de celles qui ne le sont pas.
Il n’est pas de notre sujet de les examiner toutes. Nous choisirons seulement quelques exemples, pour [II-136] donner une idée de la manière de raisonner qui nous paraît la meilleure.
Des hommes éclairés du siècle dernier ont recommandé l’impôt sur la terre, comme le plus naturel, le plus simple, et le plus juste, Ils ont voulu même en faire l’impôt unique. Imposer la terre est en effet une chose fort séduisante, qui se présente d’elle-même, et qui paraît reposer sur une vérité incontestable. La terre est la source la plus évidente et la plus durable des richesses : pourquoi chercher des voies indirectes, artificielles, et compliquées, au lieu d’aller droit à cette source ?
Si cette doctrine n’a pas été mise en pratique, c’est bien moins parce qu’on a cru remarquer des vices dans l’impôt territorial, que parce qu’on a senti que, même en le portant au taux le plus élevé, on ne pourrait en tirer les sommes qu’on voulait arracher au peuple. On a combiné d’autres contributions avec celle-là ; mais, dans la plupart des pays de l’Europe, elle n’a pas cessé d’être la plus considérable de toutes, et en quelque façon la base du système financier.
De la sorte, en rejetant le principe, on n’en a point rejeté, comme on l’aurait dû, toutes les conséquences ; et, pour concilier la contradiction de cette conduite, on a eu recours à une théorie dont le résultat était à peu près le même que celui des apologistes de l’impôt territorial, Ceux-ci prétendaient qu’en définitif tous les impôts retombaient sur la terre : quelques uns de leurs adversaires ont prétendu qu’en définitif tous étaient payés par le consommateur ; et comme les premiers affirmaient que les impôts [II-137] traversaient ; pour ainsi dire, les consommateurs pour arriver à la terre, ils en concluaient qu’il fallait dès l’origine leur épargner ce détour, et les faire peser sur le sol ; les seconds, imaginant que, par une marche inverse, les impôts assis sur la terre remontaient aux consommateurs, ont pensé qu’il était inutile de décharger la terre d’un fardeau qu’elle ne supportait pas en réalité.
Si nous appliquons à l’impôt territorial les règles que nous avons établies, nous serons conduits à des conclusions très différentes.
Il est faux, d’un côté, que tous les impôts sur les consommations retombent sur la terre. L’impôt sur la poste aux lettres n’est certainement pas supporté par les propriétaires du sol en leur qualité de propriétaires. Un possesseur de terres, qui ne prend ni thé ni tabac, ne paie aucune partie des impôts mis sur ces denrées, au moment de leur introduction, de leur transport, ou de leur vente. Les impôts sur les consommations ne pèsent en rien sur les classes qui ne produisent ni ne consomment la chose imposée.
Il est également faux que l’impôt sur la terre initie sur le prix de la denrée, et retombe sur le consommateur qui l’achète. Ce qui détermine le prix d’une denrée, ce n’est pas toujours ce qu’elle coûte à produire, c’est la demande qu’on en fait. Lorsqu’il y a plus de demandes que de productions, la denrée hausse de prix ; elle baisse, lorsqu’il y a plus de productions que de demandes. Or, l’impôt sur la terre, quand il diminue la production, ruine le producteur ; [II-138] et quand il ne la diminue pas, il n’augmente en rien la demande. En voici la preuve.
Lorsqu’un impôt porte sur les terres, il arrive de deux choses l’une : ou il enlève la totalité du produit net, c’est-à-dire que la production de la denrée coûte plus que sa vente ne rapporte ; alors la culture est nécessairement abandonnée. Mais le producteur qui abandonne sa culture ne profite point de la disproportion que cet abandon peut entraîner entre la quantité des demandes et celle de la denrée qu’il ne produit plus : ou l’impôt n’enlève pas la totalité du produit net, c’est-à-dire que la vente de la denrée rapporte encore après l’impôt plus que sa production ne coûte ; alors le propriétaire continue à cultiver. Mais, dans ce cas, la quantité de la production étant après l’impôt aussi abondante qu’elle l’était auparavant, la proportion entre la production et la demande reste la même, et le prix n’en saurait hausser.
L’impôt territorial pèse en conséquence, quoi qu’on en ait pu dire, et continue toujours à peser sur le propriétaire foncier. Le consommateur n’en paie aucune partie, à moins que, par l’effet de l’appauvrissement graduel du cultivateur, les produits de la terre ne diminuent au point d’occasionner la disette ; mais cette calamité ne peut être un élément de calcul dans un système de contributions.
L’impôt territorial, tel qu’il existe dans beaucoup de pays, n’est donc point conforme à la première règle que nous avons énoncée. Il ne pèse pas également sur tous, mais particulièrement sur une classe.
[II-139]
En second lieu, cet impôt, quelle que soit sa quotité, frappe toujours de stérilité une portion quelconque des terres d’un pays.
Il y a des terres qui, à raison du sol ou de la situation, ne rapportent rien, et par conséquent restent sans culture. Il y en a qui ne rapportent que le plus petit produit imaginable au-dessus de rien. Cette progression continue en s’élevant jusqu’aux terres qui donnent le produit le plus considérable possible. Figurez-vous cette progression comme une série de nombre depuis 1 jusqu’à 100, ou représentant 1 comme une quotité de produit si petite, qu’elle soit indivisible. L’impôt territorial enlève une portion du produit de chacune de ces terres. En concevant qu’il soit aussi bas qu’on peut le concevoir, il ne sera pas au-dessous de 1 ; par conséquent toutes les terres qui ne rapportent que 1, et qui sans l’impôt auraient été cultivées, sont mises par l’impôt au rang des terres non productives, et rentrent dans la classe des terres qu’on laisse incultes. Si l’impôt s’élève à 2, toutes les terres qui ne rapportent que 2 éprouvent le même sort, et ainsi de suite. De manière que si l’impôt s’élevait à 50, toutes les terres du produit de 50 inclusivement resteraient sans culture. Il est donc clair que, lorsque l’impôt hausse, il ôte à la culture une portion de terres proportionnée à sa hausse, et que, lorsqu’il baisse, il lui rend une portion proportionnée à sa baisse. Si l’on répondait que l’impôt sur la terre n’est pas fixe, mais proportionnel, ce ne serait pas résoudre notre objection. L’impôt proportionnel pèse sur le produit brut. Il en résulte toujours que [II-140] si vous fixez l’impôt au huitième du produit brut, les terres qui coûtent 9 à cultiver pour produire 10 deviennent stériles par l’impôt ; si vous fixez l’impôt au quart, celles. qui coûtent 8 pour produire 10, le deviennent de même, et ainsi de suite.
Que l’impôt ait cet effet, cela est prouvé par les précautions même des gouvernements. Les plus éclairés, comme l’Angleterre et la Hollande, ont exempté de tout impôt les terres louées au-dessous d’une certaine valeur [45]. Les plus violents ont déclaré confisqués les terrains laissés incultes par les propriétaires. Mais quel propriétaire laisserait sa terre inculte, s’il avait à gagner en la cultivant ? Aucun ; car le riche même l’affermerait, ou la céderait au pauvre. Les terrains ne restent incultes que pour une des raisons développées ci-dessus, ou parce qu’ils ne sont susceptibles d’aucun produit, ou parce que l’impôt enlève le produit dont ils sont susceptibles. Ainsi les gouvernements punissent les particuliers du mal qu’eux-mêmes leur ont fait. Cette loi de confiscation, odieuse comme injuste, est même absurde comme inutile ; car en quelques mains que le gouvernement transporte les terrains confisqués, si ces terrains rapportent moins que leur culture ne coûtera, quelqu’un pourra bien essayer de les cultiver, mais assurément il ne continuera pas. Sous ce second rapport, l’impôt territorial s’éloigne encore de l’une des conditions nécessaires pour qu’une [II-141] contribution soit admissible ; car il rend la propriété stérile entre les mains des individus.
En troisième lieu, le paiement de l’impôt repose sur la prévoyance du cultivateur, qui, pour être en état de le payer, doit économiser d’avance d’assez fortes sommes. Or la classe laborieuse n’est point douée de cette prévoyance ; elle ne peut lutter sans cesse contre les tentations du moment. Tel qui chaque jour s’acquitterait en détail, et presqu’à son insu, d’une portion de ses contributions, si elle se confondait avec ses consommations habituelles, n’accumulera jamais pendant un certain temps la somme nécessaire pour s’en acquitter en masse. La perception de l’impôt foncier, quoique simple, n’est donc nullement facile ; les moyens de contrainte qu’il faut employer la rendent très dispendieuse. Sous ce dernier point de vue, l’impôt territorial est vicieux ; en ce qu’il occasionne des frais de levée qu’un autre mode de contributions pourrait épargner.
Je ne conclus point de là qu’il faille supprimer l’impôt sur les terres. Comme il y a des impôts sur les consommations auxquels les propriétaires de terres peuvent se dérober, il est juste qu’ils supportent une part des contributions publiques en leur qualité de propriétaires ; mais, comme les autres classes de la société ne supportent point l’impôt territorial, il ne faut pas que cet impôt excède la proportion qui doit retomber sur les propriétaires de terres. Il n’y a donc aucune justice à faire de l’impôt foncier l’impôt unique, ou même l’impôt principal.
[II-142]
Nous venons de dire que l’impôt sur la terre, porté à un certain point, rend la propriété stérile entre les mains de ses possesseurs. L’impôt sûr les patentes frappe de stérilité l’industrie ; il ôte la liberté de travail, et c’est un cercle vicieux assez ridicule. On ne peut rien payer si l’on ne travaille, et l’autorité défend à des individus le travail auquel ils sont propres, si auparavant ils n’ont payé. L’impôt sur les patentes est donc attentatoire aux droits des individus : Il ne leur enlève pas seulement une partie de leurs bénéfices, il en tarit la source, à moins qu’ils ne possèdent des moyens antérieurs d’y satisfaire, supposition que rien n’autorise.
Cet impôt néanmoins peut être toléré, si on le restreint à des professions qui, par ellesmêmes, impliquent une certaine aisance antérieure. C’est alors une avance que l’individu fait an gouvernement et dont il se paie par ses propres mains avec les profits de l’industrie ; comme le marchand, qui paie les impôts sur la denrée dont il trafique, les comprend ensuite dans le prix de cette denrée et les fait supporter aux consommateurs. Mais, dirigé sur des métiers auxquels pourrait se consacrer l’indigence, l’impôt sur les patentes est d’une révoltante iniquité.
Les impôts indirects, ou portant sur les consommations se confondent avec les jouissances. Le consommateur qui les paie en achetant ce dont il a besoin, ou ce qui lui fait plaisir, ne distingue pas au milieu du sentiment de la satisfaction qu’il se procure, la répugnance qu’inspire le paiement de l’impôt. Il le paie quand cela lui convient. Ces impôts [II-143] s’accommodent aux temps, aux circonstances, aux facultés, aux goûts de chacun. Ils se divisent de manière à disparaître ; le même poids que nous supportons sans peine lorsqu’il est réparti sur la totalité de notre corps, deviendrait intolérable s’il portait sur une seule partie. La répartition des impôts indirects se fait, pour ainsi dire, d’elle-même ; car elle se fait pas la consommation qui est volontaire. Considérés sous ce point de vue, les impôts indirects ne contrarient en rien les règles que nous avons établies ; mais ils ont trois graves inconvénients. Le premier, qu’ils sont susceptibles d’être multipliés jusqu’à l’infini d’une manière presque imperceptible ; le second, que leur perception est difficile, vexatoire, souvent corruptrice à plusieurs égards ; le troisième qu’ils créent un crime factice, la contrebande.
Le premier inconvénient trouve son remède dans l’autorité qui vote les impôts. Si vous supposez cette autorité indépendante, elle saura mettre obstacle à leur accroissement inutile ; si vous ne la supposez pas indépendante, quelle que soit la nature de l’impôt, n’espérez pas borner les sacrifices qu’on exigera du peuple. Il sera sans défense sous ce rapport comme sous les autres.
Le second inconvénient est plus difficile à prévenir. Je trouve néanmoins dans le premier même une preuve que le second peut être prévenu ; car si l’un des vices des impôts indirects est de pouvoir être accrus sans mesure d’une manière presque imperceptible, il faut que leur perception puisse être [II-144] tellement organisée qu’ils ne soient pas insupportables.
Quant au troisième, je suis disposé moins que personne à l’atténuer. J’ai dit plus d’une fois que les devoirs factices tendaient à porter les hommes à s’affranchir des devoirs réels. Ceux qui transgressent les lois relativement à la contrebande, les transgressent bientôt relativement au vol et au meurtre ; ils ne courent pas plus de dangers, et leur conscience se familiarise avec la révolte contre le pouvoir social.
Cependant, si l’on y réfléchit bien, l’on verra que la véritable cause de la contrebande est moins dans les impôts indirects que dans le système prohibitif. Les gouvernements déguisent quelquefois leurs prohibitions sous la forme d’impôts.
Les impôts deviennent contraires aux droits des individus, lorsqu’ils autorisent nécessairement des vexations contre les citoyens. Tel est l’alcavala d’Espagne, qui assujettit à des droits la vente de toutes les choses mobilières et immobilières, chaque fois que ces choses passent d’une main à l’autre.
Les impôts deviennent encore contraires aux droits des individus, lorsqu’ils portent sur des objets qu’il est aisé de dérober à la connaissance de l’autorité chargée de la perception. En dirigeant l’impôt contre des objets d’une soustraction facile, vous nécessitez les visites, les inquisitions ; vous êtes conduit à exiger des citoyens un espionnage et des délations réciproques ; vous récompensez ces actions honteuses, et votre impôt retombe dans la classe de ceux qui [II-145] ne sont pas admissibles, parce que leur perception nuit à la morale.
Il en est de même des impôts tellement élevés qu’ils invitent à la fraude. La possibilité plus ou moins grande de la soustraction d’un objet à la connaissance de l’autorité, se compose et de la facilité matérielle qui peut résulter de la nature de cet objet, et de l’intérêt qu’on trouve à le soustraire. Lorsque le profit est considérable, il peut se diviser entre plus de mains, et la coopération d’un plus grand nombre d’agents de la fraude compense la difficulté physique sur laquelle le fisc aurait pu compter. Lorsque l’objet sur lequel porte l’impôt ne permet pas de l’éluder de cette manière, l’impôt anéantit tôt ou tard la branche de commerce ou l’espèce de transaction sur laquelle il pèse. Il faut le rejeter alors comme contraire aux droits de la propriété ou de l’industrie.
Il est évident que les individus ont le droit de limiter leur consommation suivant leurs moyens ou suivant leurs volontés, et de s’abstenir des objets qu’ils ne veulent ou qu’ils ne peuvent pas consommer. En conséquence, les impôts indirects deviennent injustes, lorsqu’au lieu de reposer sur la consommation volontaire, on leur donne pour base la Consommation forcée. Ce qu’avait d’odieux la gabelle, qu’on a si ridiculement voulu confondre avec l’impôt sur le sel, c’est qu’elle ordonnait aux citoyens de consommer une quantité déterminée de cette denrée.
Il ne faut jamais pour établir un impôt sur une [II-146] denrée, interdire à l’industrie ou à la propriété particulière la production de cette denrée, comme on le faisait autrefois dans quelques parties de la France relativement au sel, et comme on le fait dans plusieurs pays de l’Europe relativement au tabac. C’est violer manifestement la propriété ; c’est vexer injustement l’industrie. Pour faire observer ces interdictions, l’on a besoin de peines sévères ; et ces peines sont alors révoltantes à la fois par leur rigueur et par leur iniquité.
Les impôts indirects doivent porter le moins possible sur les denrées de première nécessité, sans quoi tous leurs avantages disparaissent. La consommation de ces denrées n’est pas volontaire ; elle ne se plie plus à la situation, et ne se proportionne plus à l’aisance du consommateur.
Il n’est point vrai, comme on l’a dit trop souvent, que les taxes sur les denrées de première nécessité opérant le renchérissement de ces denrées, produisent la hausse de la main d’œuvre ; au contraire, plus les denrées nécessaires à la subsistance sont chères, plus le besoin de travailler augmente. La concurrence de ceux qui offrent leur travail passe la proportion de ceux qui font travailler, et le travail tombe à plus bas prix, précisément quand il devrait être à un prix plus haut, pour que les travailleurs pussent vivre. Les impôts sur les denrées de première nécessité produisent l’effet des années stériles et de la disette.
Il y a des impôts dont la perception est très facile, et qui cependant doivent être rejetés, parce que leur [II-147] tendance directe est de corrompre et de pervertir les hommes. Aucun impôt, par exemple, ne se paie avec autant de plaisir que les loteries. L’autorité n’a besoin d’aucune force coercitive pour assurer la rentrée de cette contribution : mais les loteries offrant des moyens de fortune qui ne tiennent point à l’industrie, au travail, à la prudence, jettent dans les calculs du peuple le genre de désordre le plus dangereux. La multiplicité des chances fait illusion sur l’improbabilité du succès ; la modicité des mises invite à des tentatives réitérées. Le dérangement, les embarras, la ruine, les crimes en résultent. Les classes inférieures de la société, victimes des rêves séduisants dont on les enivre, attentent à la propriété qui se trouve à leur portée, se flattant qu’un sort favorable leur permettra de cacher leur faute en la réparant. Aucune considération fiscale ne peut justifier des institutions qui entraînent de pareilles conséquences.
De ce que les individus ont le droit d’exiger que la manière de recueillir les impôts soit la moins onéreuse possible pour les contribuables, il résulte que les gouvernements ne doivent pas adopter à cet égard un mode d’administration essentiellement oppressif et tyrannique ; je veux parler de l’usage d’affermer les contributions. C’est mettre les gouvernés à la merci de quelques individus, qui n’ont pas même autant d’intérêt que le gouvernement à les ménager ; c’est créer une classe d’hommes qui, revêtus de la force des lois et favorisés par l’autorité dont ils semblent défendre la cause, inventent chaque jour des [II-148] vexations nouvelles, et réclament les mesures les plus sanguinaires. Les fermiers des impôts, dans tous les pays, sont, pour ainsi dire, les représentants nés de l’injustice et de l’oppression.
De quelque nature que soient les impôts adoptés dans un pays, ils doivent peser sur les revenus, et ne jamais entamer les capitaux, c’est-à-dire, ils doivent n’enlever qu’une partie de la production annuelle, et ne toucher jamais aux valeurs accumulées antérieurement. Ces valeurs sont les seuls moyens de reproduction, les seuls aliments du travail, les seules sources de la fécondité.
Ce principe méconnu par tous les gouvernements et par un grand nombre d’écrivains peut se prouver par l’évidence.
Si les impôts portent sur les capitaux, au lieu de porter uniquement sur les revenus, il en résulte que les capitaux sont diminués chaque année de la somme égale à ce qu’on lève d’impôts. Par là même la reproduction annuelle est frappée d’une diminution proportionnée à la diminution annuelle des capitaux. Cette diminution de la reproduction diminuant les revenus, et l’impôt restant le même, il y a chaque année une plus grande somme de capitaux enlevée, et chaque année, par conséquent, une moins grande somme de revenus reproduite. Cette double progression est toujours croissante.
Supposez un propriétaire de terres qui fait valoir sa propriété. Trois choses lui sont nécessaires : sa terre, son industrie, et son capital. S’il n’avait point de terre, son capital et son industrie seraient [II-149] inutiles [46] ; s’il n’avait point d’industrie ; son capital et sa terre seraient improductifs ; s’il n’avait point de capital, son industrie serait vaine et sa terre stérile, car il ne pourrait fournir les avances indispensables pour sa production ; il n’aurait point d’instruments aratoires, d’engrais, de semences, de bestiaux : ce sont toutes ces choses qui forment son capital. Quel que soit donc celui de ces trois objets que vous frappez, vous appauvrissez également le contribuable. Si, au lieu de lui enlever chaque année une portion de son capital, vous lui enleviez une portion de sa terre équivalente à telle somme déterminée, qu’arriveraitil ? que l’année suivante, en lui enlevant la même portion de terre, vous le priveriez d’une partie relativement plus grande de sa propriété, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il se trouvât entièrement dépouillé. La même chose a lieu quand vous imposez ses capitaux ; l’effet est moins apparent, mais non moins infaillible.
Le capital est pour tout individu, quelle que soit sa profession, ce qu’est pour un agriculteur sa charrue. Or, si vous prenez à l’agriculteur un sac de blé qu’il vient de recueillir, il se remet au travail, et en produit un autre l’année suivante ; mais, si vous lui prenez sa charrue, il ne peut plus produire de blé.
Qu’on ne pense pas que l’économie des individus puisse remédier à cet inconvénient, en créant de [II-150] nouveau des capitaux. En imposant les capitaux, on diminue le revenu des particuliers ; car on leur enlève les moyens reproducteurs de ce revenu. Sur quoi veut-on qu’ils économisent ?
Qu’on ne dise pas non plus que les capitaux se reproduisent. Les capitaux ne sont que des valeurs accumulées, prises graduellement sur le revenu ; mais plus le capital est entamé, plus le revenu diminue : moins l’accumulation peut donc avoir lieu, moins les capitaux peuvent se reproduire.
L’état qui impose les capitaux prépare donc la ruine des individus. Il leur enlève graduellement leur propriété. Or, la garantie de cette propriété étant l’un des devoirs de l’état, il est manifeste que les individus ont le droit de réclamer cette garantie contre un système de contributions dont le résultat serait contraire à ce but.
Prouvons maintenant que l’intérêt de l’état, en fait d’impôts, est d’accord avec les droits des individus ; car malheureusement il ne suffit pas d’indiquer ce qui est juste, il faut encore convaincre la puissance que ce qui est juste n’est pas moins utile.
Nous avons démontré l’iniquité de l’impôt territorial, lorsqu’il dépassait le taux nécessaire pour faire supporter aux propriétaires du sol leur part proportionnelle dans le paiement des contributions. Le même impôt nuit au gouvernement, et par la cherté de sa perception, et par ses mauvais effets sur l’agriculture. Il retient dans la pauvreté la majorité de la classe agricole ; il entretient dans une activité stérile une foule de bras qui ne sont employés qu’à [II-151] le recueillir ; il absorbe des capitaux qui, ne produisant rien, sont enlevés à la richesse particulière, et perdus pour la richesse publique. Nos frais de contrainte, nos innombrables garnisaires, la force armée répartie dans les campagnes pour opérer le recouvrement des taxes arriérées, doivent nous avoir convaincus de ces vérités. Il a été constaté que la levée de 250 millions d’impôts par ce mode entraînait 50 millions de frais de contrainte. En conséquence, la nation la plus célèbre par l’habileté de son administration financière, loin de prendre l’impôt foncier pour la base de son revenu, ne le porte tout au plus qu’à la douzième partie de la totalité des impôts.
Nous avons condamné, comme attentatoire aux droits sacrés du travail, l’impôt sur les patentes, dirigé sur des métiers que le pauvre pourrait exercer ; et cet impôt organisé de la sorte est un des moins faciles à recouvrer, et l’un de ceux qui entraînent le plus de non valeurs, c’est-à-dire le plus de pertes pour le trésor public.
Nous avons dit que les impôts devenaient contraires aux droits des individus, quand ils autorisaient des recherches vexatoires ; nous avons cité l’alcavala d’Espagne, impôt qui assujettissait à un droit chaque vente, de quelque objet que ce fût mobilier ou immobilier. Don Ustaritz le considère comme la cause de la décadence des finances espagnoles.
Nous avons rejeté les contributions qui provoquaient à la fraude. Est-il besoin de prouver combien est funeste cette lutte entre le pouvoir et les citoyens ? Et ne voit-on pas du premier coup d’œil [II-152] qu’elle est ruineuse même sous le rapport financier ? Nous avons ajouté que, lorsque les impôts anéantissaient par leur excès une branche de commerce, c’était un attentat contre l’industrie. L’Espagne a été punie d’un attentat pareil. Plusieurs de ses mines du Pérou restaient sans être exploitées, parce que la taxe due au roi absorbait la totalité du produit des propriétaires : c’était un double dommage, et pour le fisc, et pour les particuliers.
Nous avons réprouvé les loteries, bien que d’une perception facile, parce que leur effet est de corrompre les hommes : mais les gouvernements eux-mêmes portent la peine de cette corruption. D’abord, le mal que les loteries causent à l’industrie diminue la reproduction, et par conséquent la richesse nationale ; en second lieu, les crimes qu’elles font commettre à la classe laborieuse sont, en mettant à part toute considération morale, et en ne les envisageant que fiscalement, une dépense publique ; troisièmement, les agents subalternes se laissent séduire à l’appât des loteries, et c’est aux frais des gouvernements. Il y eut dans une seule année, sous le directoire, pour douze millions de banqueroutes de percepteurs des contributions ; et l’on constata que la loterie avait ruiné les deux tiers de ces percepteurs. Enfin, la perception d’un pareil impôt, pour être facile, n’en est pas moins chère. Pour que les loteries rapportent, il faut multiplier les tentations ; pour multiplier les tentations, il faut multiplier les bureaux : de là de grands frais de perception. Du temps de M. Necker, le revenu des loteries était de 11,500,000 francs, [II-153] et les frais de recouvrement 2,400,000 francs, c’est-àdire de vingt-un pour cent ; de sorte que l’impôt le plus immoral est en même temps le plus coûteux à l’état.
Nous avons établi, en dernier lieu, que les impôts ne devaient porter que sur les revenus. Quand ils entament les capitaux, les individus sont ruinés d’abord, mais le gouvernement l’est ensuite. La raison en est simple.
Tous les hommes qui ont quelques, notions de l’économie politique savent que les consommations se réduisent en deux classes, les productives et les improductives. Les premières sont celles qui créent des valeurs ; les secondes, celles qui ne créent rien. Une forêt qu’on abat pour construire des vaisseaux ou une ville est aussi bien consommée que celle que dévore un incendie ; mais, dans le premier cas, la flotte ou la cité que l’on a construite remplace avec, avantage la forêt qui a disparu ; dans le second, il ne reste que des cendres.
Les consommations improductives peuvent être nécessaires. Chaque individu consacre à sa nourriture une portion de son revenu. C’est une consommation improductive, mais indispensable. Un état en guerre avec ses voisins consomme une portion de la fortune publique, pour subvenir à la subsistance des armées, et leur fournir des munitions de guerre pour l’attaque et la défense ; ce n’est point là une consommation inutile, bien que ce soit une consommation improductive. Mais si les consommations improductives sont nécessaires souvent à l’existence [II-154] ou à la sûreté des individus et des nations, il n’y a cependant que les consommations productives qui puissent ajouter aux richesses des uns et des autres. Ce qui est consommé improductivement est toujours une perte excusable et légitime quand le besoin l’exige, insensée et sans excuse quand le besoin ne l’exige pas.
Le numéraire qui s’est introduit entre les producteurs, comme moyen d’échange, a servi à répandre quelque obscurité sur cette question. Comme le numéraire se consomme sans s’anéantir, on a cru que, de quelque manière qu’il fût employé, la chose revenait au même. On aurait dû penser que le numéraire pouvait être employé à une reproduction, ou qu’il pouvait être employé sans rien produire. Si un gouvernement dépense dix millions à faire marcher une année en différents sens, ou à donner des fêtes magnifiques, des spectacles, des illuminations, des danses, des feux d’artifices, les dix millions ainsi employés ne sont pas détruits. La nation n’est pas appauvrie de ces dix millions ; mais ces dix millions n’ont rien produit : il ne reste à l’état de cet emploi de capitaux, que les dix millions qu’il possédait primitivement. Si, au contraire, ces dix millions avaient été employés à construire des usines, ou des bâtiments propres à un genre quelconque d’industrie, à améliorer les terres, à reproduire, en un mot, n’importe quelle denrée, la nation aurait en, d’un côté, les dix millions consommés de la sorte ; et de l’autre, les valeurs que ces dix millions auraient produites.
[II-155]
Je voudrais m’étendre davantage sur cet important sujet ; car c’est une opinion désastreuse, que celle qui représente tout emploi de capitaux comme indifférent. Cette opinion est favorisée par tous ceux qui profitent de dilapidations des gouvernements, et par tous ceux encore qui répètent sur parole des maximes qu’ils n’entendent pas. Sans doute, le numéraire, signe des richesses, ne fait que passer dans tous les cas d’une main à l’autre ; mais lorsqu’il est employé en consommations reproductives, pour une valeur il y en a deux : lorsque sa consommation est improductive, au lieu de deux valeurs il n’y en a jamais qu’une. De plus, comme pour être dissipé en consommations improductives, il est arraché à la classe qui l’eût employé productivement, la nation, si elle ne s’appauvrit pas de son numéraire, s’appauvrit de toute la production qui n’a pas eu lieu ; elle conserve le signe, mais elle perd la réalité : et l’exemple de l’Espagne nous apprend assez que la possession du signe n’est rien moins qu’une richesse réelle. Il est donc certain que le seul moyen de prospérité pour une nation, c’est l’emploi de ses capitaux en consommations productives.
Or, les gouvernements, même les plus sages, ne peuvent employer les fonds enlevés aux individus qu’en consommations improductives. Le paiement des salaires dus aux fonctionnaires publics de toutes les dénominations, les dépenses de la police, de la justice, de la guerre, de toutes les administrations, sont des dépenses de ce genre. Lorsque l’Etat n’emploie à ces consommations qu’une portion des [II-156] revenus, les capitaux, restant entre les mains des particuliers, servent à la reproduction nécessaire. Mais si l’état détourne les capitaux de leur destination, la reproduction diminue ; et comme il faut alors chaque année, comme nous l’avons démontré plus haut, enlever une portion de capitaux plus considérable, la reproduction finirait par cesser entièrement, et l’état, aussi bien que les particuliers, se trouverait ruiné.
Comme le dissipateur qui dissipe au-delà de son revenu, dit M. Ganilh, dans son Histoire du revenu public, tome II, page 289, diminue sa propriété de tout ce dont il a excédé son revenu, et ne tarde pas à voir disparaître revenu et propriété, l’Etat qui impose les propriétés et consomme leur produit comme revenu, marche à une décadence certaine et rapide. Ainsi donc, en fait d’impôt comme en toute autre chose, les lois de l’équité sont les meilleures à suivre, dût-on ne les considérer que sous le rapport de l’utilité. L’autorité qui viole la justice, dans l’espoir d’un gain misérable, paie chèrement cette violation ; et les droits des individus devraient être respectés par les gouvernements, lors même que ces gouvernements n’auraient que leur propre intérêt en vue.
En indiquant ainsi d’une manière nécessairement très abrégée, quelques unes des règles relatives aux impôts, nous nous sommes proposé plutôt de suggérer au lecteur des idées qu’il pût étendre, que d’en développer aucune. Ce travail nous eût entraînés fort au-delà des bornes dans lesquelles nous nous sommes [II-157] renfermés. Un axiome incontestable, et qu’aucun sophisme ne peut obscurcir, c’est que tout impôt, de quelque nature qu’il soit, a toujours une influence plus ou moins fâcheuse. Si l’impôt produit quelque fois un bien par son emploi, il produit toujours un mal par sa levée. Il peut être un mal nécessaire ; mais, comme tous les maux nécessaires, il faut le rendre le moins grand possible : plus on laisse de moyens à la disposition de l’industrie des particuliers, plus un état prospère. L’impôt, par cela seul, qu’il enlève une portion quelconque de ces moyens, est infailliblement nuisible. Plus on tire d’argent des peuples, dit M. de Vauban dans la Dîme royale, plus on ôte d’argent au commerce. L’argent du royaume le mieux employé est celui qui demeure entre les mains des particuliers, où il n’est jamais inutile ni oisif.
J.J. Rousseau, qui, en finances, n’avait aucune lumière, a répété après beaucoup d’autres, que, dans les pays monarchiques, il fallait consommer par le luxe du prince l’excès du superflu des sujets, parce qu’il valait mieux que cet excédent fût absorbé par le gouvernement que dissipé par les particuliers. On aperçoit dans cette doctrine un mélange absurde de préjugés monarchiques et d’opinions républicaines. Le luxe du prince, loin de décourager celui des individus, lui sert d’encouragement et d’exemple. Il ne faut pas croire qu’en les dépouillant il les réforme. Il peut les précipiter dans la misère, mais il ne peut les ramener à la simplicité. Seulement la misère des uns se combine avec le luxe des autres ; et c’est de toutes les combinaisons la plus déplorable.
[II-158]
Des raisonneurs non moins inconséquents ont conclu, parce que les pays les plus chargés d’impôts, comme l’Angleterre et la Hollande, étaient les plus riches, qu’ils étaient plus riches parce qu’ils payaient plus d’impôts ; ils prenaient l’effet pour la cause. On n’est pas riche, parce que l’on paie ; on paie, parce qu’on est riche.
Tout ce qui excède les besoins réels, dit un écrivain dont on ne contestera pas l’autorité sur cette matière, cesse d’être légitime [47] n’y a d’autre différence entre les usurpations particulières et celles du souverain, si ce n’est que l’injustice des unes tient à des idées simples, et que chacun peut aisément distinguer, tandis que les autres étant liées à des combinaisons dont l’étendue est aussi vaste que compliquée, personne ne peut en juger autrement que par des conjectures.
Partout où la constitution de l’état ne met pas un obstacle à la multiplication arbitraire des impôts ; partout où le gouvernement n’est pas arrêté par des barrières insurmontables dans ses demandes toujours croissantes, quand on ne les conteste jamais, ni la justice, ni la morale, ni la liberté individuelle ne peuvent être respectées. Ni l’autorité qui enlève aux classes laborieuses leur subsistance chèrement acquise, ni ces classes opprimées qui voient cette subsistance arrachée de leurs mains pour enrichir des maîtres avides, ne peuvent rester fidèles aux lois de l’équité, dans cette lutte scandaleuse de la faiblesse [II-159] contre la violence, de la pauvreté contre l’avarice, du besoin contre la spoliation. Tout impôt inutile est un vol que la force qui l’accompagne ne rend pas plus légitime que tout autre attentat de cette nature ; c’est un vol d’autant plus odieux, qu’il s’exécute avec toutes les solennités, de la loi ; c’est un vol d’autant plus coupable, que c’est le riche qui l’exerce contre l’indigent ; c’est un vol d’autant plus lâche, qu’il est commis par l’autorité en armes contre l’individu désarmé. L’autorité ellemême ne tarde pas à en être punie.
Les peuples dans les provinces romaines, dit Hume, étaient si opprimés par les publicains, qu’ils se jetaient avec joie dans les bras des barbares heureux que des maîtres grossiers et sans luxe leur présentassent une domination moins avide et moins spoliatrice que les Romains.
L’on se tromperait encore en supposant que l’inconvénient des impôts excessifs se borne à la misère et aux privations du peuple. Il en résulte un mal plus grand, que l’on ne me paraît pas, jusqu’à ce jour, avoir suffisamment remarqué, et que j’ai développé dans un autre ouvrage.
La possession d’une très grande fortune, y ai-je dit, inspire aux particuliers des désirs, des caprices, des fantaisies désordonnées qu’ils n’auraient point eues dans une situation plus modique et plus restreinte. Il en est de même des gouvernements. Le superflu de leur opulence les enivre comme le superflu de leur force, parce que l’opulence est une force, et de toutes les forces la plus réelle. De là des plans [II-160] chimériques, des ambitions effrénées, des projets gigantesques, qu’un gouvernement qui n’aurait possédé que le nécessaire n’eût jamais conçus. Ainsi le peuple n’est pas misérable seulement parce qu’il paie au-delà de ses moyens ; mais il est misérable encore par l’usage que son gouvernement fait de ce qu’il paie. Ses sacrifices tournent contre lui. Il ne paie plus des impôts pour avoir la paix assurée par un bon système de défense ; il en paie pour avoir la guerre, parce que l’autorité, fière de ses immenses trésors, invente mille prétextes pour les dépenser glorieusement comme elle le dit. Le peuple paie, non pour que le bon ordre soit maintenu dans l’intérieur, mais pour que des favoris, enrichis de ses dépouilles, troublent au contraire l’ordre public par leurs vexations impunies. De la sorte, une nation qui n’a pas de garantie contre l’accroissement des impôts achète par ses privations les malheurs, les troubles, et les dangers : et dans cet état de choses, le gouvernement se corrompt par sa richesse, et le peuple par sa pauvreté.
[II-161]
« Chez un grand nombre de nations… l’intérêt commun que tous les membres d’une société ont à la conservation de l’ordre public, et par conséquent à voir observer les lois, diminuer les crimes, et effrayer les méchants, à fait croire aux législateurs les plus éclairés qu’on ne pouvait refuser à un citoyen le droit d’en accuser un autre ».
Liv, III, chap. II, p. 232.
L’accusation par chaque citoyen est impossible chez les modernes. La douceur de nos mœurs, la complication des relations sociales, le besoin du repos, enfin une certaine délicatesse ou mollesse de mœurs, qui ne permet pas qu’un homme nuise à un autre homme, quand il n’y a pas un intérêt direct, ou quand il n’y est pas obligé par ses fonctions (car chez les modernes les fonctions expliquent et excusent tout), ces diverses causes font que l’accusation confiée au citoyen deviendrait complètement [II-162] illusoire. Si, dans certains cas, une vertu austère, ou, ce qui serait beaucoup plus commun, des haines personnelles se mettaient au-dessus du sentiment général, ces cas seraient si rares qu’ils ne peuvent être mis en ligne de compte, et ils auraient un résultat si fâcheux pour celui qui se serait imposé ce pénible devoir, l’animadversion sociale contre ce qui semblerait une méchanceté désintéressée (car ce qu’on pardonne le moins, dans un temps, d’égoïsme, c’est l’air du désintéressement dans le mal comme dans le bien) le poursuivrait tellement qu’un seul exemple suffirait pour détourner à jamais d’une si périlleuse carrière.
Il faut donc, quoi qu’en dise Filangieri, qui admire toujours tout ce qu’il trouve établi chez les anciens, une personne publique constituée par la loi pour poursuivre les coupables et en requérir la punition.
Ce n’est pas que cette institution n’ait de graves inconvénients.
Donnez à un homme une fonction, vous lui inspirez le désir de l’exercer, parce qu’il prouve seulement ainsi que cette fonction est nécessaire. Les militaires se croient obligés de se battre pour toutes les causes. Tout en convenant qu’une guerre est injuste, ils la font de leur mieux ; cela en dans la nature. Il y a plus : il est bon, en thèse générale, que cela soit dans la nature ; car, sans vouloir contester à l’homme le droit d’examen pour lequel j’ai un grand respect, je conviens que si, dans tous les cas, chacun voulait examiner ce qui lui est ordonné par [II-163] l’autorité supérieure, dans la ligne de ses fonctions, il y aurait confusion et anarchie. Mais de même que les militaires voudront se battre le plus souvent que la chose leur sera possible, les hommes constitués accusateurs voudront accuser dès qu’il y aura prétexte plausible. Si dix ans se passaient sans qu’aucun délit fût commis, que deviendrait l’importance de ceux qui n’ont d’importance que par la poursuite des délits ? En les supposant, ce que je fais, les hommes les plus humains et les plus honnêtes, une secrète affliction s’élèverait dans leur âme, en se voyant réduits à une inaction qui leur ôterait tout moyen de célébrité et de succès.
II en résulte que les magistrats accusateurs multiplieront, peut-être sans s’expliquer leurs propres motifs, les accusations et les poursuites. Les circonstances les plus légères, les indices les moins vraisemblables prendront à leurs yeux une gravité que n’y trouveraient pas des hommes désintéressés dans la question ; et si le système des anciens, transporté parmi nous, tend à ce que personne n’accuse, parce que tout le monde pourvoit accuser, le système moderne doit faire que celui qui est chargé spécialement d’accuser accuse souvent, parce que c’est pour lui un privilège.
Ce danger, qui existerait toujours, jusqu’à un certain point, dans les temps les plus calmes, et lorsqu’il ne s’agirait que de délits ordinaires, devient bien plus imminent, lorsque de violentes agitations ont laissé dans la société des germes de trouble et de dissensions. Lorsqu’un pays est assez malheureux [II-164] pour qu’il puisse y avoir dans ce pays des crimes politiques, on peut être sûr que les accusations pour crimes politiques se multiplieront à l’infini. Les magistrats accusateurs étant dans la dépendance de l’autorité, ne voudront rien dédaigner de ce qui, de près ou de loin, en apparence ou réellement, leur paraîtra menacer l’autorité. En laissant échapper une occasion d’accuser, ils se rendraient suspects de négligence ; en accusant légèrement, ils n’encourront tout au plus que le reproche de trop de zèle ; et c’est une faute qu’on pardonne.
On m’objectera que presque partout le magistrat chargé d’accuser n’est pas investi du droit de mettre en accusation. Il soumet les indices à des juges, moins dépendants que lui, et l’accusation est leur ouvrage : mais il faut réfléchir que les formes tutélaires, en vigueur lorsque l’accusation est admise, sont supprimées quand il ne s’agit que de la convenance de l’accusation. C’est dans l’absence de l’accusé qu’on décide. Ce sont des magistrats vivant dans l’intimité de l’homme qui sollicite la mise en accusation, qui prononcent sur le sort d’un inconnu, sans l’entendre, et avec l’arrière-pensée qu’en définitive, s’il est innocent, il sera absous. Cette arrière-pensée les rend plus faciles. Quand on peut se dire que ce qu’on fait n’est pas irréparable, on est beaucoup plus accessible à la faiblesse, ou pour le moins à la complaisance.
Si néanmoins il est aujourd’hui nécessaire, comme je le pense, de faire de l’accusation un devoir spécial, et en quelque sorte un monopole, il est désirable [II-165] d’écarter ou d’atténuer les inconvénients que ce mode présente.
Quelques personnes voudraient que le ministère chargé d’accuser fût dans l’indépendance de l’autorité. Cette indépendance ne pourrait s’acquérir pour lui que s’il était inamovible. Mais cette inamovibilité serait-elle efficace, et n’aurait-elle pas, outre son inefficacité, d’autres conséquences très fâcheuses ?
En premier lieu, elle ne serait pas efficace. L’inamovibilité, qui paraît au premier coup d’œil une garantie très rassurante, n’est au fond rien moins que cela. La position, les relations personnelles, le commerce habituel, les faveurs secrètes, détruisent ses effets d’une manière d’autant plus funeste qu’elle est inaperçue.
Secondement, en repoussant toute idée d’influence occulte, et de connivence coupable, dès qu’il y a possibilité d’avancement, l’inamovibilité est illusoire.
Enfin, de ce que nous voulons préserver les individus de l’activité indiscrète des magistrats institués pour accuser, il ne s’ensuit pas que nous voulions exposer la société aux tristes résultats de leur négligence ; et si ces magistrats étaient inamovibles, quel recours resterait-il à la société contre leur inertie et leur inaction ?
Le seul moyen de résoudre toutes ces difficultés est, à mon avis, de soumettre à la seule puissance également rassurante pour la sûreté de tous, et pour la tranquillité de chacun, la question de savoir si les citoyens seront accusés. L’accusateur public fera [II-166] alors son devoir, et remplira ses fonctions avec un zèle dont l’exagération même sera sans péril.
L’idée n’est assurément pas nouvelle, puisque c’est ce qui existait en France, ce qui existe en Angleterre, et ce que le despotisme a détruit.
Sans le jury d’accusation, les poursuites sans fondement, ou trop légèrement entreprises, menaceront sans cesse les citoyens. L’accusateur a les juges chargés d’examiner les motifs qu’il allègue, étant tirés d’une autre classe que les accusés, penseront toujours, comme je l’ai déjà dit, qu’un jugement définitif devant avoir lieu, l’innocence sera reconnue. Ils ne réfléchiront pas sur les conséquences qu’une accusation entraîne, même quand elle est suivie d’un acquittement. Les membres d’un jury d’accusation étant dans la même position que celui qui est l’objet des poursuites, et pouvant se trouver exposés au même danger, sentiront que l’accusation seule, entraînant la captivité, l’interruption des affaires, l’ébranlement du crédit, la ruine peut-être, ou au moins un grand bouleversement de fortune, et ces maux n’étant nullement réparés par une tardive absolution, l’accusation est elle-même une peine à laquelle l’imperfection des lumières humaines contraint quelquefois les hommes de condamner un innocent, mais qu’on ne doit infliger à personne sans les plus grandes précautions et les plus grands scrupules.
En général, quand vous voulez qu’une fonction se remplisse avec ardeur et activité, rendez-la spéciale, et confiez-la à un homme dont toute l’existence [II-167] dépende de cette fonction : Mais quand vous voulez qu’une question s’examine avec impartialité, calme, et candeur, chargez de cet examen des hommes dont ce ne soit pas la profession, habituelle, qui ne perdent rien de leur importance, et qui gagnent plutôt en sécurité, s’ils la décident négativement.
Je me résume. Pour rechercher toutes les apparences qui peuvent motiver une investigation sévère et exacte, un magistrat accusateur d’office est utile. Pour écarter celles de ces apparences qui, légères ou trompeuses, entraîneraient des accusations mal fondées, un jury d’accusation est indispensable.
[II-168]
« Cette opération se fait dans le secret… Le citoyen sur lequel tombe, ou l’accusation de la partie, ou l’avis du dénonciateur, ou le soupçon du juge, ignore tout ce qui se trame contre lui ; et, s’il est innocent, il ne peut se défendre de l’orage qui menace sa tête ».
Liv.III, chap. 114.p. 249.
Tout ce chapitre est excellent. Quelques uns des abus que Filangieri relève avec éloquence ont été atténués depuis la publication de son livre. On ne laisse plus, ou du moins on ne devait pas laisser durant des semaines ou des mois des détenus sans les interroger, et sans les instruire du soupçon qui cause leur captivité. Mais plusieurs, et les plus importants des vices contre lesquels l’auteur italien dirige ses réclamations, subsistent encore, et souvent les remèdes apportés aux autres sont éludés, soit par une négligence coupable, soit par des calculs et des considérations plus criminelles encore que la négligence.
Lorsque, pour satisfaire en apparence au nom de la loi, l’on interroge un prisonnier dans l’espace de temps déterminé, et après lequel, si aucun interrogatoire n’avait eu lieu, sa détention deviendrait illégale, et qu’après l’avoir interrogé une fois, on le laisse languir dans les cachots, sans commencer [II-169] aucune poursuite, il est clair que l’accomplissement d’une vaine formalité ne change rien à l’iniquité dont ce détenu ; coupable ou non est victime. La société a le droit de priver, de leur liberté ceux de ses membres qu’elle suppose les auteurs ou les complices d’un crime. C’est un terrible droit que la nécessité nous force à lui confier ; mais ce droit est inséparable d’une condition, évidemment pour le rendre légitime. Cette condition, c’est que la détention ne sera prolongée que durant le temps indispensable pour réunir tout ce qui peut tendre à la découverte de la vérité. Dans les causes qui peuvent influer sur la longueur de ce temps ne doivent être comprises, ni les autres affaires qui empêcheraient les juges de s’occuper de celle dont il s’agit ; ni les convenances de ces juges, ni rien en un mot de ce qui ne tient pas à l’affaire même, rien de ce qui est étranger à l’accusation et à l’accusé. C’est à la société à prendre des mesures pour qu’un homme soit jugé aussitôt que tous les éléments acquis pour la conviction dés juges sont rassemblés. Si elle le retient dans les fers un jour de plus sans le mettre en jugement, elle est coupable envers lui d’injustice et d’arbitraire. C’est à elle à organiser les tribunaux de manière qu’il y ait toujours des juges disponibles ; quand il y a des hommes en détention.
Ce principe paraîtra incontestable surtout, si l’on réfléchit que la société, en s’arrogeant le droit d’arrêter ceux qu’elle soupçonne, ne croit pas avoir l’obligation de dédommager ceux qu’elle a soupçonnés injustement. Certes, en s’affranchissant ainsi de [II-170] ce que tout homme équitable considérerait comme un devoir, c’est bien le moins qu’elle ne prolonge pas les angoisses et les souffrances dont elle ne veut tenir aucun compte à l’innocent que son erreur a frappé.
De ces réflexions dirigées contre un abus que les lois ont reconnu, mais qu’elles n’ont réprimé que d’une manière inefficace, et malheureusement trop facile à éluder, passons aux vices que les lois n’ont pas aperçus, et qu’en conséquence elles consacrent.
Il m’est impossible de concevoir, je l’avoue, de quels raisonnements on peut se prévaloir, pour établir qu’il est juste de laisser prononcer sur la mise en accusation d’un homme, en l’absence de cet homme. Comment ne voit-on pas qu’un mot de lui peut éclaircir une circonstance que toutes les pièces de l’instruction ne sauraient, s’il est absent, placer dans leur véritable jour ? Le juge d’instruction l’interroge. Il répond : mais il ne peut deviner quelles inférences on tirera de ses réponses. Ces réponses peuvent être incomplètes. Il ne prévoit pas les doutes qu’elles font naître, les nouveaux soupçons qu’elles peuvent suggérer. Il lèverait ces doutes, il dissiperait ces soupçons, s’il était admis à connaître le rapport d’après lequel la mise en accusation peut être prononcée ; et c’est précisément dans ce moment le plus important de tous pour lui, qu’on lui défend d’être présent à la détermination qui décide de son sort.
On ne saurait trop le répéter. Être mis en accusation est déjà une peine, mettre un homme en accusation sans l’entendre, et sur le compte rendu de [II-171] ses réponses par celui-là même qui a intérêt à soutenir l’accusation qu’il intentée, c’est prononcer un jugement, sans observer les formes prescrites par la raison de l’espèce humaine et par les principes de justice gravés au fond des cœurs.
Une remarque de Filangieri, pleine de vérité, et dont l’importance est extrême, c’est que, d’après les jurisprudences établies chez presque tous les peuples ; l’état d’un coupable est souvent plus favorable que celui d’un innocent. Le coupable sait ce dont on peut l’accuser ; il connaît toutes les circonstances de son crime ; il calcule tout ce qu’il doit dire pour obscurcir l’évidence que ces circonstances réuniraient contre lui ; il est en quelque sorte au niveau du juge. L’un et l’autre savent de quoi il s’agit. L’innocent, au contraire, se débat dans les ténèbres ; il ne lui est pas donné de prévoir quelle charge la réponse la plus innocente peut accréditer contre lui ; il n’a aucune idée de l’ensemble des faits dont on l’accuse ; il répond au hasard, tandis que le coupable sait ce qui lui est le plus utile de dire, pour parer les coups qu’on vent lui porter.
Prenons un exemple. Un homme est accusé d’un assassinat ; la preuve d’un alibi lui vaudrait son acquittement : mais il y a trois mois que le crime a été commis. On veut qu’il se rappelle où il était le jour de ce crime.
Le coupable, certainement se le rappellera sans peine ce jour est trop important dans sa vie pour que chaque minute et l’emploi de chaque minute ne soient pas empreints dans sa mémoire. Si donc il [II-172] peut prouver, en avançant ou en reculant les heures indiquées, qu’il était alors dans un autre lieu, et il peut avoir pris ses précautions pour se faciliter cette preuve, il se dérobera à la rigueur des lois, et il s’y dérobera précisément parce qu’il est coupable.
L’innocent au contraire, n’ayant aucune prévoyance de l’accusation qui lui rendra si important de rendre compte de sa conduite, et du lieu où il se trouvait, tel jour de tel mois, pourra aisément avoir oublié tout ce qu’il faisait à cette époque. Forcé de répondre avec une sorte de précision aux questions qu’on lui adresse, il est possible, il est probable même qu’il se trompera dans quelques détails. S’il avoue qu’il ne se souvient pas de ce qu’on lui demande ; son oubli lui sera imputé à crime ; s’il fait effort sur lui-même, et qu’il se trompe, son erreur lui sera reprochée comme une preuve évidente de sa culpabilité, il sera condamné précisément à cause de son innocence.
En général, le parti que tire le magistrat accusateur, et les conséquences qu’il fait découler des contradictions des accusés, m’ont toujours paru un vice capital dans nos procédures. Il y a toujours à parier que c’est l’innocent qui se contredit, et le coupable dont les réponses sont toujours d’accord, parce que le dernier sait, tandis que le premier ne sait pas, et qu’entre un homme qui sait et un homme qui ne sait pas, la chance est pour que le premier arrange ses réponses, et leur donné l’air de la cohérence.
Je ne veux pas dire, par tout ce qui précède, que dans mon opinion, les coupables échappent, et qu’il [II-173] n’y ait que les innocents qui, soient condamnés ; mais si ce malheur n’arrive pas sans cesse, ce n’est pas aux lois que nous en sommes redevables, c’est à la nature humaine. La Providence a voulu qu’un trouble invincible accompagnât le crime, et que ce trouble fût d’autant plus irrésistible, que le forfait serait plus odieux. Quiconque lira avec attention les procès criminels verra que ce n’est presque jamais à la vigilance des magistrats ni à la sagesse des lois, mais à l’imprudence des coupables et à l’espèce de délire qui s’empare d’eux, qu’est due la découverte de leurs attentats. Les lois doivent en conséquence prendre bien plus de précaution pour que l’innocence ne soit pas condamnée que pour que le crime ne soit pas absous ; car il est triste de dire que si le trouble est d’ordinaire associé au crime, comme destiné par le ciel à le trahir, c’est un lieu commun de toute fausseté que cette supposition trop légèrement admise, que le calme est le compagnon de l’innocence. L’accusation d’un crime dont on est incapable peut aussi bien causer l’effroi qu’exciter l’indignation. Exiger qu’un infortuné contre lequel la société, sur des apparences trompeuses, se lève dans toute sa puissance et dans son appareil menaçant, demeure impassible, c’est demander ce qui est au-dessus des forces humaines. L’effort est possible, quand il s’agit de délits auxquels une opinion s’associe, et quand la pitié, la sympathie, l’admiration quelquefois, viennent dédommager la victime, et font du supplice une pompe triomphale. Mais quand il s’agit de crimes ignobles ou féroces, contre lesquels tous et chacun se soulèvent, [II-174] dont le simple soupçon place une barrière entre l’accusé et ses concitoyens, et qui n’offre pour perspective que le mépris, la réprobation et l’échafaud, celui qui est accusé d’un tel crime est déjà frappé au cœur par l’idée qu’il a pu être méconnu à un tel point. Sa douleur est naturelle, sa terreur excusable. Loin d’en rien conclure à son désavantage, il faudrait peutêtre en tirer la conséquence opposée ; loin d’accroître son épouvante, il faudrait le rassurer ; loin d’interpréter contre lui ses contradictions, il faudrait rechercher comment il a pu se contredire sans être coupable.
[II-175]
« Pour être persuadé de injustice de la législation à cet égard (le retranchement du droit d’accusation), il suffit d’observer que, dans le même temps où l’on a aboli la liberté d’accuser, on a établi la liberté de dénoncer ».
Liv.III, chap.III, p. 163.
Tout ce que dit ici Filangieri sur les inconvénients de la délation est parfaitement fondé ; cependant il y a, ce me semble, inexactitude dans quelques expressions. Reprocher aux lois d’établir la liberté de dénoncer me paraît absurde ; c’est une liberté qu’on ne saurait interdire. Punirez-vous l’homme qui, instruit d’un crime, va le révéler au magistrat ? vous feriez de tous les citoyens une nation de sourds et d’aveugles volontaires. On redouterait autant le hasard qui ferait connaître un crime que le crime même. Prétendrez-vous que si la dénonciation ne peut être punie, elle doit être repoussée ? C’est-à-dire que vous obligeriez le magistrat chargé de la poursuite de tous les délits à fermer les yeux sur ceux dont il aurait souvent la connaissance la plus exacte et la plus positive. Exigerez-vous que le dénonciateur se porte accusateur ? Les mêmes raisonnements, par lesquels j’ai prouvé que de nos jours le droit d’accuser ne serait pas exercé, démontreront facilement que la nécessité de se porter accusateur après [II-176] avoir dénoncé un crime, imposerait silence à tous les membres d’une société qui n’aspire qu’au repos et à l’exercice paisible de toutes les facultés, et où personne n’est disposé à courir des risques, à subir des interruptions de travail ou de plaisir ; en un mot, à troubler sa vie commodément et doucement, arrangée, pour ce qui ne concerne que l’intérêt public, qui n’est presque plus lié avec l’intérêt particulier, grâce à l’indépendance et aux ressources individuelles, créées, par la civilisation.
Sans doute, la liberté de dénoncer a des inconvénients qui peuvent être infiniment graves. La haine, l’envie, toutes les passions basses ou malveillantes, se prévaudront de cette liberté. L’innocence pourra être calomniée ; les citoyens les plus irréprochables se trouveront à là merci d’un ennemi caché. Mais c’est à la prudence du magistrat auquel la dénonciation s’adresse à diminuer la masse de ces inconvénients ; c’est à lui d’apprécier la valeur des indices soumis à sa sagacité ; c’est à lui de réfléchir que c’est rarement par zèle et par désintéressement que les hommes se portent à des démarches qui ont quelque chose d’odieux, et que, sur cent dénonciations, il est probable qu’à peine une seule aura été dictée par l’amour de la justice ou la haine du crime.
Remarquez de plus que, dans le système moderne qui charge spécialement un magistrat de poursuivre d’office les délits qui se commettent, le devoir de ce magistrat est de recueillir tout ce qui peut le conduire à la connaissance de ces délits. S’il rencontre un cadavre dans sa route ; il conclut qu’il y a [II-177] possibilité d’assassinat ; et il emploie sa vigilance à découvrir si, en effet, l’assassinat a eu lieu, et qui en est coupable. Une dénonciation n’est qu’une rencontre du même genre ; elle ne constate rien, ne prouve rien ; elle avertit seulement qu’il y a quelque chose à examiner. Le magistrat qui, sur une dénonciation secrète, fait jeter dans les fers l’homme dénoncé, commet un acte injuste et inexcusable ; mais celui qui reçoit la dénonciation, et recherche quel peut être son degré de vraisemblance et de vérité, s’acquitte d’une obligation qui lui est imposée.
Filangieri a été trompé par l’aversion qu’inspirent naturellement à toute âme noble les dénonciations et les dénonciateurs. Dans notre état social actuel, un dénonciateur, même quand le fait qu’il révèle est vrai, quand le crime qu’il dévoile est grave, ne mérite ni estime ni approbation morale. La société est suffisamment pourvue d’instruments voués à ce métier rigoureux, pour que les citoyens se reposent sur le zèle de ceux qui s’y sont consacrés. En supposant que le dénonciateur ne soit animé par aucun intérêt de passion, de haine, de jalousie, il y a toujours en lui activité vicieuse, ardeur indiscrète, et peu louable, de se mêler de ce qui ne le regarde pas, besoin de se faire remarquer, espoir peut-être de se créer un jour quelque titre à la faveur de l’autorité, qu’il prétend avoir servie par ses révélations officieuses.
Mais de ce qu’un dénonciateur même désintéressé ; même utile, est toujours plus ou moins mésestimable, il ne s’ensuit pas que les lois eussent pu [II-178] interdire la liberté de dénoncer ; ni mime entourer cette liberté de formes qui l’eussent rendue entièrement illusoire : Ce que Filangieri aurait dû flétrir de la réprobation la plus énergique, ce sont d’une part les récompenses destinées à encourager ; dé l’autre, les menaces employées à commander les dénonciations.
Les récompenses ainsi promises sèment la corruption dans la société entière. L’homme qui dénonce ou livre son semblable, pour obtenir un salaire, commet une action plus vile, et pour le moins aussi odieuse, que le crime quelconque dont on a voulu faciliter la découverte, par cette prime accordée à l’infamie. Aucun intérêt de sûreté publique, aucun péril présent, ne donne à la société le droit de pervertir et de dégrader ses membres. Les individus la paient assez cher ; ils l’investissent de droits assez redoutables pour qu’elle fasse son métier, sans porter atteinte aux sentiments qu’elle doit respecter, à ces sentiments de pitié qui unissent l’homme à l’homme, et qui le font reculer devant l’idée qu’il traînerait volontairement unconcitoyen à l’échafaud : Étouffer cet instinct de notre nature, en armant contre lui le dénuement ou l’avidité, c’est saper la base de toutes les vertus, pour obtenir un moyen de plus de découvrir quelques crimes ; c’est sacrifier l’intérêt premier et permanent de l’espèce humaine à un intérêt passager et secondaire.
C’est encore bien pis, quand le pouvoir social prétend par des menaces, par des châtiments, par des suppositions de complicité, forcer la dénonciation. [II-179] Alors, après avoir essayé de nous corrompre, il nous punit d’avoir résisté à la, corruption ; il nous assimile aux geôliers et aux bourreaux qu’il soudoie, avec cette seule différence qu’il veut obtenir de nous par la peur ce qu’il obtient d’eux par l’argent. Les gouvernements ont des instruments pour surveiller, dénoncer, arrêter, et poursuivre : il ne leur est permis d’imposer aucune de ces fonctions douloureuses à celui qui ne les a pas briguées volontairement. Nul ne peut être contraint justement à participer à des rigueurs dont il ne saurait apprécier la justice. J’ai connaissance d’une action qui me semble un crime : mais suis-je certain que la connaissance que j’en ai soit bien exacte ? Puis-je apprécier une action que je ne connais qu’à demi, dont les circonstances les plus importantes, celles qui décident de son caractère de culpabilité ou d’innocence, sont ignorées de moi ? Et sur de simples apparences, que je suis sans moyen d’approfondir, on m’ordonnera de faire à la justice des révélations imparfaites qui peuvent attirer sur la tête d’un innocent la captivité, la ruine, l’humiliation d’un procès public, et toutes les chances incertaines qui accompagnent toujours l’exercice de la justice des hommes.
Ceci s’applique à toutes les dispositions légales qui ordonnent la dénonciation de n’importe quels délits. Mais ces raisonnements acquièrent bien plus de force, lorsqu’il s’agit de délits en quelque sorte factices, c’est-à-dire de délits qui ne sont considérés comme tels que parce qu’ils contrarient une opinion dominante. Je me suis demandé quelquefois ce que [II-180] je ferais, si je me trouvais enfermé dans une ville où il fût défendu, sous peine de mort, de donner asile à des hommes soupçonnés de crimes politiques, ou ordonné de les dénoncer ; je me suis répondu que, si je voulais mettre ma vie en sûreté, je me constituerais prisonnier aussi longtemps que cette mesure serait en vigueur.
[II-181]
« Le premier objet d’une réforme, dans la procédure criminelle, doit donc être de rendre le droit d’accuser an citoyen en le combinant avec la difficulté d’en abuser ».
Liv. III, chap. IV, p. 266.
Puisque Filangieri insiste toujours sur la nécessité de rendre aux citoyens le droit d’accuser, il faut continuer à examiner ses raisonnements, et à les réfuter.
J’ai dit qu’un des inconvénients de ce droit, transporté dans nos temps modernes, serait que les citoyens répugneraient à en faire usage. Filangieri répond par une phrase de Machiavel.
« Le droit d’accuser, dit cet écrivain (Discours sur la première décade de Tite-Live, liv. I, chap. VII), ouvre une issue aux humeurs qui naissent dans une ville contre chaque citoyen ».
Il est évident qu’en s’exprimant ainsi, Machiavel avait en vue les républiques anciennes, ou les républiques d’Italie, telles qu’elles subsistaient dans le moyen âge. Là, des humeurs pouvaient naître en effet contre les citoyens éminents. Le droit d’accuser, ce recours de la faiblesse contre la puissance, pouvait être une consolation, un moyen de calme, [II-182] un dédommagement pour un peuple envieux de ses supérieurs.
Il est clair de plus que, dans la phrase citée par Filangieri, Machiavel ne pensait nullement au droit d’accuser pour des délits privés ; il songeait uniquement aux accusations politiques. Assurément, dans les questions de vol on d’assassinat, il ne s’agit pas d’humeurs qui naissent contre un citoyen dans une ville. Notre publiciste a donc confondu deux questions qui n’ont entre elles aucun rapport [48].
Les Etats modernes n’étant et ne pouvant être des Etats populaires, car il n’y a rien de moins populaire, c’est-à-dire rien qui mette moins la masse du peuple en action que le gouvernement représentatif, qui n’accorde au peuple qu’un droit d’élection exercé en peu de jours et suivi d’une inaction toujours assez longue, les états modernes n’étant, disons-nous, et ne pouvant être des Etats populaires, les humeurs, dont Machiavel parle, ne sauraient y naître dans la masse nationale.
Il est très rare aujourd’hui dans les temps ordinaires qu’un citoyen prenne assez d’importance pour que le peuple s’occupe longtemps de lui. Cela deviendra tous les jours plus rare. Les progrès de [II-183] l’industrie, offrant à chacun des moyens de bien-être qui dépendent de sa volonté et de son travail, créent pour chacun une sphère dans laquelle tous ses intérêts sont concentrés, et hors de laquelle il ne porte des regards qu’accidentellement.
Il n’y a que les sociétés inoccupées qui prennent pour objet de leur enthousiasme ou de leur haine des individus, quelque marquants qu’ils soient. Les autres les blâment ou les approuvent dans des heures de désœuvrement : mais toute l’énergie sociale étant employée par des entreprises et des spéculations particulières, et en quelque sorte éparpillée, les humeurs pour lesquelles le droit d’accusation serait une issue remit aucun besoin de cette issue, car elles n’existent pas.
Mais si la phrase de Machiavel indique un inconvénient devenu imaginaire, et propose pour cet inconvénient un remède par-là même superflu, cette phrase est propre à nous faire apercevoir un danger qui a échappé à Filangieri, et qui rendrait le droit qu’il voudrait ressusciter singulièrement funeste.
Des humeurs ne naîtraient pas dans le peuple contre les citoyens ; mais ces humeurs pourraient très bien naître contre eux dans les cours. Lorsque la sagesse d’un prince ou les nécessités d’un gouvernement auraient placé à la tête des affaires un ministre sage, ennemi des inégalités et de l’arbitraire, économe surtout, ne voit-on pas quelle nuée d’accusateurs soldés les courtisans pourraient soulever ? Lorsque le choix du peuple aurait porté [II-184] aux fonctions [élections] représentatives un citoyen incorruptible, un orateur éloquent par son talent et par sa conscience, la même nuée d’accusateurs l’environnerait et le réduirait à défendre sans cesse devant les tribunaux sa vie, ou sa réputation, ou sa fortune. Croit-on qu’on ne trouverait pas dans une société corrompue assez d’hommes perdus qui, sûrs sinon de l’impunité, au moins de l’indemnité, intenteraient les accusations les plus injurieuses et les moins fondées ?
Ce que la haine et l’avidité font maintenant par des libelles, on le ferait par des accusations. On ravirait à l’innocent le droit du mépris ; au lieu de pouvoir comme aujourd’hui opposer le silence à des calomnies qui n’ont aucun caractère officiel ou légal, le ministre intègre, le député courageux, seraient contraints à consumer dans leur cause personnelle le temps et les forces qu’ils voudraient consacrer à leur patrie. Qui doute que Turgot et Malesherbes, Necker et Mirabeau, n’eussent été sans cesse arrachés du conseil des ministres ou de la tribune nationale, par des accusations effrontées et des poursuites que le scandale aurait couronnées d’une espèce de succès ?
Ce ne serait pas tout. Dans une association nombreuse, et parvenue à une civilisation excessive, tout devient métier ; si l’accusation était permise à tout citoyen, nul doute qu’il ne se formât bientôt une profession d’accusateurs. A Rome, le début de chaque jeune ambitieux était une accusation publique. Il choisissait pour marchepied de sa gloire future un accusé, dont la perte l’illustrait d’autant plus que la [II-185] victime était plus illustre : c’était en quelque sorte un sacrifice qu’il offrait à sa fortune à l’entrée de sa carrière,
Il en serait de même aujourd’hui par d’autres motifs et sous d’autres formes. Ce ne serait ni l’amour du bien public, ni l’ardeur de se distinguer, ni une ambition qui pourrait avoir quelque chose de noble ; mais un intérêt âpre et vil. Ouvrir l’accusation à tous les citoyens, serait armer d’un pouvoir terrible tous ceux qui n’ont rien à perdre contre quiconque aurait une fortune ou une réputation à conserver.
C’est vainement que Filangieri accumule toutes les précautions contre les accusations injustes. Les peines n’épouvantent et ne contiennent que ceux dont ces peines empireraient la situation. Mais je l’ai déjà dit : aucun homme recommandable, appelé à cultiver d’honorables relations sociales, ne profiterait de la faculté d’accusation.
Il n’y aurait que les hommes déjà rejetés par la société qui s’en empareraient ; les peines ne les effraieraient pas. Qu’importent des amendes pour qui n’a pas de quoi subvenir à sa subsistance de chaque jour ? Qu’importe la prison à celui qui, hors de la prison, n’a pas de domicile ?
Filangieri croit porter un remède efficace à cet inconvénient, en restreignant le droit d’accuser ; il s’appuie de l’exemple des Romains, qui refusèrent ce droit aux femmes, aux affranchis, aux gens infâmes ; mais alors ma première objection reprend toute sa force. Vous voulez que les citoyens [II-186] recommandables puissent seuls accuser ; les citoyens recommandables n’accuseront pas. Vous repoussez les hommes dont le caractère et les intentions vous semblent suspects ; mais ces hommes sont les seuls qui, dans nos temps modernes, puissent consentir à remplir le rôle d’accusateur.
[II-187]
« Dans le nombre des personnes qui étaient privées de cette liberté (de celle d’accuser), on comptait une classe d’hommes qui heureusement n’existe plus aujourd’hui ; c’étaient les esclaves. Nous avons à la vérité une classe d’individus qui a tous les vices de la servitude, quoiqu’elle jouisse des droits de citoyen, qui vend pour un temps indéterminé sa liberté personnelle, en consentant la liberté civile, et qui, par conséquent, n’est pas digne de la confiance de la loi, quoiqu’elle ait droit à sa protection : cette classe est celle de nos serviteurs mercenaires. Ils devraient être privés du droit d’accuser, excepté dans le cas d’une offense personnelle, ou de crimes commis contre la Société ».
Liv. III, chap. IV, p. 268.
L’erreur dans laquelle Filangieri tombé au commencement de ce chapitre est malheureusement presque universelle. Tous les écrivains politiques ont admis à la fois deux propositions que le plus simple bon sens démontre inconciliables. L’une, qu’on devait dans toutes les causes ordinaires et habituelles priver du droit d’accuser, et souvent même de témoignage, une classe d’hommes que son abjection volontaire entoure de mépris ; l’autre, qu’on pourrait admettre ces mêmes hommes comme accusateurs ou témoins, quand il s’agirait du crime le plus facile à imputer et le plus rigoureusement puni.
Cette contradiction singulière prend son origine [II-188] dans une opinion qui, si elle était fondée, ne prouverait guère, il faut l’avouer, en faveur de l’ordre social établi chez toutes les nations modernes. Cette opinion, c’est que la société est menacée sans cesse par des hommes qui n’aspirent qu’à la bouleverser et à la détruire.
Heureusement, rien n’est moins juste, rien n’est plus exagéré que cette supposition. L’espèce humaine est naturellement portée à l’ordre. Ses inclinations, ses intérêts, ses habitudes se groupent autour de ce qui existe. Quand un abus a duré longtemps, il perd aux yeux de ceux qui en souffrent, presque autant qu’aux yeux de ceux qui en jouissent, l’apparence d’un abus. La raison en est simple. Chaque génération et chaque individu de chaque génération entrent dans les institutions existantes comme dans un édifice où il est important de se loger ; et quelque déplorable que soient certaines parties de cet édifice, quelque noirs et malsains que soient les cachots qu’habite une timide portion de ceux qu’il renferme, on s’y abrite, on s’y arrange, on s’y accoutume.
Que de siècles se sont écoulés sous les gouvernements les plus abusifs, sans que ces gouvernements eussent à se plaindre d’une seule tentative de renversement ! Et si l’on examinait avec attention les tentatives de renversement qui ont interrompu cette série de résignation, on verrait que, la plupart du temps, ce sont les gouvernements qui ont donné le signal.
Sans doute, quand ce signal est donné, les [II-189] secousses sont fortes, les calamités quelquefois effroyables ; mais ce sont des exceptions à l’ordre habituel, et ce n’est pas pour des exceptions qu’il faut faire des lois.
Considérons donc, sous ce point de vue, l’assentiment que Filangieri accorde à l’admission, comme accusateurs, dans le cas de crimes commis contre la société, d’hommes qu’il déclare lui-même souillés de tous les vices de la servitude.
Certainement, de toutes les classes de la société, celle de ces mercenaires qui soumettent leur liberté personnelle aux fantaisies d’un maître, est la moins intéressée au maintien de l’ordre établi. Cet ordre est tout entier dirigé contre eux : il pèse sur eux plus que sur aucune autre classe. Le paysan a son champ, le fermier qui vit sur le champ d’un autre est garanti par les lois dans la possession plus ou moins durable qu’une convention lui a assurée ; l’artisan a son industrie, le journalier même ses bras. Les serviteurs mercenaires n’ont à faire valoir que leur docilité à servir ou à devancer les caprices, leur patience à supporter l’insolence d’un maître. On a remarqué souvent, et avec raison, que plus l’homme avait faire avec les choses, plus son caractère moral s’améliorait ; tandis que, lorsqu’il avait à faire principalement avec ses semblables, son caractère éprouvait une détérioration sensible. C’est que, dans les relations avec les choses, tous les vices deviennent inutiles. La ruse, le calcul, la bassesse, ni sauraient être des éléments de succès ; l’agriculteur n’a qu’un moyen, de rendre la terre productive, c’est de la labourer ; [II-190] le courtisan en a mille d’obtenir la faveur du prince, et presque tous sont fondés sur la corruption, la présupposent ou la produisent. Les domestiques sont en petit les courtisans de ceux qui les paient ; et comme leur profession n’est pas entourée de l’éclat qui relève les courtisans à leurs propres yeux, ce qui est toujours une chose salutaire à la morale, la classe condamnée à la domesticité devient de toutes la plus abjecte.
Ajoutez à cela qu’elle est aussi la plus irritée contre l’inégalité sociale qui cause son abjection, en contact perpétuel avec des supérieurs qui la froissent et l’humilient à chaque minute de la journée ; ce qui peut rester de bon dans son âme se tourne en haine. Le spectacle des vices dans la confidence desquels les mettent la nécessité ou l’indiscrétion, l’obligation d’en être l’instrument, la pensée qu’on lui sait bien plus de gré de son zèle en ce genre que de toutes les vertus qu’elle pourrait déployer, toutes les réflexions que ces déplorables relations doivent lui suggérer, mêlent à la haine le mépris.
Filangieri le sent ; car, comme je l’ai dit plus haut, dans les causes ordinaires, il repousse le témoignage de ces mercenaires ; mais quand il s’agit de ce qu’il appelle des crimes politiques, il accueille non seulement leur témoignage, mais il provoque leur délation. Tout à l’heure ils n’étaient pas admissibles à dire ce dont la notoriété publique constatait qu’ils avaient connaissance, et maintenant ils sont appelés à se porter dénonciateurs ou accusateurs, c’est-àdire à raconter ce qu’ils peuvent avoir aussi bien [II-191] inventé que découvert : c’est ainsi que le prestige du mot de sûreté publique aveugle les meilleurs esprits ; ils autorisent les hommes pervers à s’en emparer. Qu’on se rappelle ce qu’étaient les esclaves et les affranchis à Rome admis à dénoncer et à accuser leurs maîtres ; qu’on songe à ce que la même classe, à quelques honorables exceptions près, a été durant la révolution. C’est déjà un tort dans la société que de dégrader de certaines classes ; mais quand elle les a dégradées, elle doit les désarmer : et c’est bien le moins, quand on fait du mal, que de prendre des précautions contre le mal qu’on fait.
[II-192]
« S’il y a dans l’état une seule personne qui puisse me calomnier impunément, ma liberté est en danger : la protection des lois n’est plus suffisante pour la défendre ».
Liv. III, chap. IV, p. 272.
Il n’est personne, je le pense, qui ne sente la justesse de l’observation de Filangieri. Affranchi de toute responsabilité, le ministère accusateur serait une dictature plus redoutable qu’aucune dictature politique ; car elle frapperait en même temps l’honneur et la liberté de ceux qui seraient les objets de sa haine ou de sa vengeance. Plongés dans les cachots, et privés de la faculté de se défendre, ils verraient planer sur eux des soupçons qui coloreraient une captivité injuste ; et cette captivité leur enlèverait tout moyen de dissiper ces soupçons. L’opinion publique, déjà si distraite, si disposée à l’oubli, lorsque les vexations se prolongent, trouverait dans les calomnies de l’oppresseur des prétextes pour se désintéresser de la victime ; l’égoïsme s’intitulerait respect pour la loi ou la chose jugée : et le magistrat prévaricateur lancerait du haut de son tribunal ses foudres inviolables sur l’innocence inculpée et réduite au silence.
[II-193]
Tel est cependant l’état de choses que la législation autorise, sinon de fait, au moins de droit, dans la plupart des pays civilisés. J’aime à croire que les magistrats n’abusent pas fréquemment de ces terribles prérogatives. Mais il suffit que l’abus soit possible pour qu’il soit urgent de le prévenir, et les droits les plus chers du citoyen doivent trouver leur garantie dans les lois, et non les chercher au hasard, dans la probité des hommes, dont les vertus même ne sont que des accidents heureux.
La société, au nom de laquelle le magistrat intente une action contre un innocent, doit à cet innocent une réparation proportionnée au dommage ; et lorsque l’action intentée n’est pas motivée par des indices et des probabilités suffisantes, le magistrat lui-même doit être responsable de la légèreté de l’accusation.
On objectera qu’en soumettant à une responsabilité aussi périlleuse les hommes chargés de poursuivre les crimes au nom de l’état, on découragerait leur zèle. Entourés de dangers, exposés à se voir punir d’une erreur commise avec les intentions les plus pures, ils ne rempliraient qu’en tremblant leur mission sévère, et leur marche incertaine et réservée multiplierait le nombre des coupables, en multipliant les chances d’impunité.
Cette objection n’est pas sans quelque force. Pour la résoudre, il faut distinguer entre la vérité et la légitimité d’une accusation.
Une accusation peut être à la fois fausse et légitime, c’est-à-dire des circonstances malheureuses [II-194] peuvent avoir entouré celui qui est soupçonné d’un délit de probabilités assez grandes pour que la raison commune, d’après laquelle les instruments du pouvoir social doivent se diriger, soit frappée de ces vraisemblances, et réclame une scrupuleuse investigation.
Le magistrat qui procède à cette investigation, en commençant des poursuites et en s’assurant de l’individu suspect, commet une erreur sans doute si l’individu n’est pas coupable ; mais c’est une erreur qu’il lui était impossible de ne pas commettre. La victime de cette erreur a droit à des dédommagements, parce que sa souffrance a été injuste ; mais elle n’a pas le droit d’attaquer le magistrat auteur innocent et irréprochable de l’erreur dont elle a souffert.
Que si, au contraire, l’accusation n’est appuyée d’aucune vraisemblance ; s’il est évident que le magistrat n’avait pour commencer des poursuites aucun de ces motifs que la raison commune reconnaît pour valables ; s’il ne peut alléguer que l’excès de zèle et l’empressement de l’activité, ce n’est plus un simple dédommagement que la société doit à l’inculpé ; elle lui doit la punition exemplaire du magistrat trop léger, trop crédule, ou trop zélé.
Et qu’on ne pense point que le principe que nous établissons ici ne soit pas d’une application pratique. Si on parcourait les registres des cours de justice de toutes les contrées, on verrait d’innombrables exemples d’individus poursuivis, détenus, ruinés, parce qu’il a plu à des magistrats de les accuser de délits [II-195] dont le plus simple bon sens aurait suffi pour les absoudre.
Mais, dira-t-on, comment constater juridiquement la légitimité d’une accusation ? Comment décider si le magistrat qui l’a intentée n’était pas réellement convaincu qu’elle était fondée ? Ici, j’en conviens, la question est purement morale ; il est impossible que la loi fixe des bases. Aussi ne voudrais-je pas la soumettre à un tribunal astreint à prononcer d’après la lettre d’une loi. Toutes les fois qu’une question morale doit être résolue, elle est de la compétence des seuls juges qui puissent n’écouter que leur conscience, et qui n’aient de règle que leur conviction : je veux indiquer par là les jurés. C’est devant eux que seraient portées de pareilles causes ; ils prononceraient si le magistrat traduit à leur barre a eu des motifs suffisants pour commencer une poursuite, et pour exposer un citoyen à la honte, aux dommages, à la détention, à la douleur, résultats inévitables d’une accusation, même écartée par une absolution qui est toujours tardive.
[II-196]
« Jetez les yeux sur ces prisons, où des milliers de vos sujets languissent par le vice de vos lois et la négligence de vos ministres ; considérez ces tristes monuments de la misère des hommes et de la dureté de ceux qui les gouvernent ; approchez-vous de ces murs épouvantables, où la liberté est entourée de fers, et où l’innocence est confondue avec le crime ».
Liv. III, chap. VI, p. 290.
II serait impossible de rien ajouter à cette description pathétique, et malheureusement trop exacte, des souffrances de ceux que les imperfections de notre ordre social, et l’insensibilité des dépositaires du pouvoir, condamnent à languir dans les prisons. Mais en reconnaissant la fidélité effrayante du tableau, il est douloureux d’avoir à se dire que de toutes les améliorations que l’humanité réclame, celles qui concernent le sort des détenus sont les plus difficiles à effectuer. L’homme est frappé d’une singulière imprévoyance, qui semble en quelque sorte attachée à son égoïsme pour lui préparer un châtiment. Tant qu’il jouit de sa liberté, elle lui pare à l’abri des atteintes de la destinée. On croirait que ceux qui gémissent au fond des cachots sont d’une espèce différente de la sienne : ce n’est qu’après l’événement qui le précipite au milieu de la race proscrite que les illusions de son orgueil se dissipent, [II-197] et il est alors trop tard pour réparer ce qu’il a dédaigné de prévenir.
Cependant les progrès de la civilisation ont cet avantage, que l’égalité qui résulte nécessairement de ces progrès soumet à des peines uniformes un plus grand nombre d’individus. Malgré les exceptions qui survivent, grâce aux traditions du privilège, la prison s’ouvre de nos jours devant des classes qui jadis n’en franchissaient jamais le seuil et, soumises à des rigueurs qui les indignent et les étonnent, elles apprennent à compatir à des maux qu’elles ignoraient autrefois, parce qu’elles ne les avaient pas soufferts.
Ainsi quelques principes de justice ou de pitié s’accréditent en théorie. C’est quelque chose ; car, quoi qu’on en dise, la pratique suit toujours la théorie, bien que d’un pas lent et interrompu.
Déjà c’est une vérité reconnue que les détenus pour diverses causes doivent être séparés les uns des autres, et traités diversement. Cette vérité qui semble évidente n’aurait peut-être jamais triomphé, si quelques hommes de bonne compagnie ne s’étaient trouvés confondus avec des criminels dont la grossièreté les scandalisait plus que le crime. L’orgueil de la position sociale a corroboré les impressions du dégoût physique, et l’humanité a gagné aux réclamations de la vanité blessée.
Bientôt on sentira de même que si la prison peut être nécessaire pour s’assurer de la personne des individus prévenus d’un délit, ou violateurs d’un engagement, cette mesure sévère n’étant qu’une précaution (car je ne parle pas ici de la détention [II-198] comme peine légale), elle doit se borner à ce qui est indispensable pour atteindre le but qu’elle se propose. Tout ce qui excède les limites de la nécessité la plus stricte est une injustice ; tout ce qui peut adoucir le sort des détenus sans favoriser leur évasion est un devoir sacré.
Mais lorsqu’on veut qu’un devoir s’accomplisse, il faut attacher des peines à son infraction. Or, dans aucun pays, les geôliers qui excèdent leurs pouvoirs légitimes, ou violent les lois de l’humanité, ne sont menacés de peines suffisantes. La société semble craindre de décourager ces instruments de rigueur ; elle les arme d’une autorité presque discrétionnaire, et met des obstacles de tout genre à ce qu’on leur demande compte de l’usage qu’ils font de cette autorité. Singulière tendance de l’esprit humain à raisonner faux, quand il s’agit de diriger le raisonnement contre la force. Plus un homme est puissant, plus on croit nécessaire de le déclarer inviolable ; et néanmoins il est manifeste que plus il est puissant, plus les abus de sa puissance peuvent s’étendre et se diversifier.
Ceci ne s’applique pas à la royauté, parce qu’un monarque transmet la puissance, et ne l’exerce pas ; mais pour toutes les fonctions subordonnées, depuis le ministre jusqu’au geôlier ou jusqu’au gendarme, la responsabilité doit être d’autant plus sévère qu’il se mêle plus d’arbitraire dans l’exercice de cette fonction.
Or, dans l’intérieur d’une prison, par la force des choses, par la nécessité de maintenir l’ordre entre [II-199] des hommes qui tous sont mécontents de leur captivité, par la disproportion de leur nombre à celui de leurs gardiens, un geôlier se trouve investi d’une autorité presque indéfinie.
Placez donc dans la gravité du châtiment le préservatif que vous ne pouvez introduire dans la limite de l’autorité. Vous êtes forcé de livrer le prisonnier sans armes à un homme dont le caractère est justement suspect d’insensibilité et d’avarice : car qui voudrait être geôlier, s’il n’avait un cœur de bronze et une âme avide ? Jetez-vous donc entre le prisonnier et cet homme. Vous êtes responsable de toutes les injustices qu’il peut éprouver ; car vous l’avez garrotté, vous l’avez mis hors d’état de se défendre contre l’injustice ; vous avez fermé devant sa personne toutes les issues. Ouvrez toutes les issues à ses plaintes et à ses réclamations, et surtout ne vous bornez pas à des formes qui ne sont qu’une dérision cruelle, à des visites d’étiquette qui ne sont que des pièges, puisque ce malheureux captif qui s’est plaint se retrouve sous le joug du maître qu’il vient d’irriter.
Ce n’est pas à l’administration, toujours partiale envers ses agents, à prononcer sur les délits de ces agents qu’elle protège ; elle est toujours partie dans cette nature de causes. Quelque léger que soit le grief d’un prisonnier, c’est aux tribunaux, c’est à des jurés à l’examiner ; et ils doivent l’examiner avec d’autant plus de scrupule, que le plaignant est dans une situation qui lui ôte une portion de ses forces, qu’il est plutôt de son intérêt de se concilier la faveur [II-200] d’un homme dont il dépend à chaque minute, et qui peut le vexer de mille manières en restant en deçà d’un délit formel, et que, s’il brave les inconvénients inséparables d’une lutte tellement inégale, c’est qu’il y est contraint par une irrésistible et douloureuse nécessité. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, toutes les présomptions sont en faveur de l’accusateur et contre l’accusé.
[II-201]
Il est aisé de voir combien est absurde la règle des criminalistes, et combien sont injustes les lois de la plus grande partie de l’Europe, qui dispensent de la rigueur des preuves lorsqu’il s’agit de crimes atroces.
Liv. III, chap. IX, p. 359.
« Le lecteur pensera facilement que sur ce point je suis tout à fait d’accord avec Filangieri. Il y a trente ans que je n’ai cessé de dire et d’imprimer que c’était par la plus étrange pétition de principe que dans certains cas on abrégeait les formes, sous le prétexte de l’atrocité des crimes, ou de la sûreté de l’Etat ».
Assurément les formes n’ont d’autre but que de conduire les juges à la connaissance de la vérité. Si elles n’atteignaient pas ce but, elles seraient inutiles. En ce cas, pourquoi les introduire, pourquoi les conserver dans les procès ordinaires ? En fait de procédures, tout ce qui n’est pas indispensable est nuisible : toute lenteur est un inconvénient, qui n’est excusable que par sa nécessité ; et si les faits pouvaient être constatés, le crime ou l’innocence reconnus avec autant de certitude par la justice sommaire des Turcs que par nos précautions multipliées, la justice sommaire des Turcs serait préférable à la multiplicité de nos précautions.
[II-202]
Mais si la vérité ne peut être découverte que par une adhérence scrupuleuse aux formes, comment se fait-il que là où cette découverte intéresse la vie ou l’honneur vous supprimiez les formes tutélaires ? Une peine infamante ou capitale, qui bouleverse toute l’existence d’un citoyen, le retranche du nombre des vivants, ou ne lui laisse pour partage que les fers, l’isolement, et une honte qui rejaillit sur tout ce qui lui est cher, vous paraît-elle exiger, pour être appliquée, moins d’investigation, moins de scrupule et de lenteur, qu’une légère amende ou quelques jours de prison ? A voir les dispositions de presque tous les codes, et la pratique constante de tous les gouvernements, on dirait que les législateurs ont raisonné de la sorte.
Un homme est accusé d’un vol simple, d’une fraude, de quelque usurpation de la propriété ou des droits d’autrui, ou d’un acte de violence, d’un homicide dicté par la jalousie, la vengeance, le besoin : vous l’entourez de toutes les sauvegardes ; vous lui laissez le bénéfice de ses juges naturels ; vous ne lui enlevez ni la ressource protectrice du jury, ni le ministère secourable d’un défenseur ; vous ne hâtez, n’abrégez, ne précipitez rien. Ce même homme est accusé d’un crime plus grave ; contre lequel la loi est plus sévère, la peine plus rigoureuse ; on met à sa charge la préméditation d’un attentat sur la vie du prince, ou une conspiration menaçante pour la sûreté de l’état : aussitôt vous lui refusez toutes les garanties qui peuvent le protéger, s’il est innocent ; plus de jury, souvent plus de défenseurs, des formes [II-203] écourtées, des tribunaux extraordinaires, des jugements sommaires ! Ne dirait-on pas que plus une accusation est terrible, plus il est superflu de l’examiner attentivement.
Et remarquez bien que cette absurdité de vos procédés n’est que la première. Vous en accumulerez bien d’autres dès que vous vous serez lancés dans cette route, et chaque pas que vous ferez sera une contradiction et une injustice. Vous punissez un homme d’avance, et ce n’est qu’après l’avoir puni que vous recherchez s’il est convaincu.
Car, ou les formes sont des sauvegardes, ou elles ne sont que des superfluités fort oiseuses. Si elles sont des sauvegardes, en priver un prévenu, c’est lui infliger une peine, c’est le placer avant la conviction dans une position plus défavorable que les autres membres de l’état social. Mais si vous êtes certain que ce prévenu mérite une peine, pourquoi le traitez-vous sous d’autres rapports comme si vous admettiez qu’il peut être innocent ?
Me répondrez-vous que la peine, si c’en est une, qui résulte pour lui de l’abréviation de quelques formes, n’est pas comparable à celle qu’il subira s’il est trouvé coupable ? A la bonne heure, je veux en convenir ; mais toujours est-ce une peine. S’il est innocent, il ne l’a pas méritée ; et tant que vous ignorez s’il n’est pas innocent, de quel droit la lui faites-vous subir ?
Ceci tient de la manière dont les hommes se laissent perpétuellement tromper par des rédactions artificieuses.
[II-204]
On dit dans les codes : les coupables de tels ou tels crimes seront jugés suivant tel ou tel mode de procédure ; et, en conséquence, on trouve tout simple que ceux qu’on accuse de ces crimes soient ainsi jugés. C’est cependant comme s’il était dit dans les codes : il dépendra du premier venu d’enlever à quiconque il choisira le bénéfice des formes protectrices, pourvu qu’il choisisse aussi le délit dont il lui plaira de l’inculper ; car un homme peut bien ne pas conspirer, ne pas assassiner ; mais il ne peut pas empêcher un autre de l’accuser d’assassinat ou de conspiration : et telle est la faiblesse de l’esprit humain, que la pétition de principe que cette rédaction fait apercevoir dans tout son odieux passe inaperçue, grâce à un léger changement de rédaction.
Écoutez en effet les orateurs et les écrivains qui prennent sous leur protection les jugements sommaires, les cours spéciales, les commissions, en un mot, la suppression des garanties habituelles dans des cas particuliers. Ils reprochent à ceux qui réclament ces garanties de se déclarer les défenseurs de brigands, de conspirateurs, ou d’assassins. Mais avant de reconnaître que ce sont des assassins, des conspirateurs, ou des brigands, ne faut-il pas constater les faits ? Or que sont les formes, sinon les meilleurs moyens pour parvenir à ce que les faits soient constatés ? Que si vous croyez pouvoir vous en passer, ou y suppléer par des recherches plus rapides et moins minutieuses, j’y consens ; mais alors suivez la même marche pour toutes les causes. N’est-il pas insensé [II-205] de prétendre que pour certains faits, et précisément les moins révoltants et les moins graves, on doit s’astreindre à des lenteurs ; tandis que pour d’autres faits, et précisément les plus graves et les plus odieux, on peut décider avec précipitation ? Soyez par pudeur d’accord avec vous-mêmes. La précipitation est-elle sans inconvénient, supprimez les lenteurs, car elles sont superflues : les lenteurs ne sont-elles pas superflues, abstenez-vous de la précipitation, car elle est, dangereuse.
Si la nature avait voulu qu’on pût distinguer à des signes extérieurs et infaillibles les hommes innocents et les hommes coupables, les sophismes qu’on met sans cesse en avant pour abréger les formes auraient une excuse ou un prétexte ; mais alors ce ne seraient pas seulement les formes qu’il faudrait abréger, ce seraient les jugements eux-mêmes qu’il faudrait supprimer comme inutiles. Contre des criminels reconnus l’exécution suffit. Mais ces signes n’existent pas ; les formes sont l’unique moyen de discerner le crime de l’innocence : les abréger, les restreindre, les modifier dans la plus petite des sauvegardes qu’elles établissent, c’est déclarer qu’on se soucie peu d’arriver à ce discernement, et que, pourvu qu’on frappe, on ne se met guère en peine de ne frapper que le criminel.
J’ai vu cent fois poser en principe que la nature du tribunal était déterminée par la nature du crime. Cette rédaction sentencieuse ne sert qu’à joindre la pédanterie à l’iniquité. Encore une fois, ce n’est pas la nature du crime qu’il faudrait dire, c’est la nature [II-206] de l’accusation. Changer le tribunal en vertu de l’accusation, c’est mettre l’accusé à la merci de l’accusateur, c’est traiter le prévenu comme un condamné, c’est supposer la conviction avant l’examen, et faire précéder la faute par le châtiment ; car, je le répète, priver un citoyen de ses juges naturels, c’est lui infliger une peine, une peine très forte.
[II-207]
« Les témoins qui déposent en faveur de l’accusé seront écoutés comme ceux qui déposent contre lui. L’accusateur et l’accusé seront présents à leurs dépositions. De même que l’accusé a le droit de discuter avec les témoins produits par l’accusateur, celui-ci aura le droit de discuter avec les témoins produits par l’autre. Toutes choses égales d’ailleurs, la preuve testimoniale en faveur de l’accusé détruira la preuve testimoniale contre lui ».
Liv. III, chap. XVI, p. 385.
Toutes les règles que Filangieri établit dans ce chapitre sont parfaitement conformes aux lois de l’humanité et de la justice. Il est seulement fâcheux que dans certains pays elles soient continuellement enfreintes, et que dans d’autres l’ardeur du législateur à procurer des condamnations ait été telle qu’il n’ait pas même songé à ces précautions indispensables. On dirait qu’aux yeux de plus d’un magistrat la position des témoins à décharge est peu différente de celle de l’accusé ; que les uns participent de la défaveur qui entoure l’autre, et que rendre témoignage en faveur d’un homme qui est soupçonné d’un crime est un acte de complicité, ou du moins un quasi-délit.
Tandis qu’on encourage les témoins à charge, qu’on les avertit des contradictions dans lesquelles ils tombent, afin qu’ils les fassent disparaître ou les [II-208] concilient, qu’on leur suggère des explications, qu’on leur donne des éloges, les témoins à décharge sont menacés, interrompus, et même fréquemment accusés d’imposture. Le ministère public ou les présidents prennent au milieu des débats leurs réserves pour faux témoignage, et, de la sorte, l’épée de Damoclès est suspendue sur des hommes assermentés à dire la vérité, et auxquels on montre du geste et de la voix le banc des accusés préparé pour eux, s’ils ne mentent pas à leur conscience.
Je ne connais rien de si scandaleux, de si criminel que cette conduite ; et, entre l’accusé et le magistrat qui se conduit ainsi, la culpabilité la plus grave me semble être du côté du dernier.
Une règle qu’il serait de toute équité de poser comme fondamentale et inviolable serait celle qui obligerait l’accusateur ou le magistrat, s’ils avaient inculpé de faux témoignage un témoin à décharge, à prouver leur assertion pendant les débats, et avant la sentence à rendre contre l’accusé.
L’usage contraire a un inconvénient qui doit frapper tout esprit éclairé.
La déposition d’un témoin inculpé de faux est nécessairement infirmée dans l’esprit du jury ; elle perd de son poids ; elle devient même une nouvelle présomption funeste à l’accusé, qui est soupçonné d’un crime de plus que celui pour lequel il est traîné devant la justice, je veux dire du crime d’avoir suborné des témoins, et de les avoir engagés au parjure : c’est avec cette prévention que le jury prononce. Préoccupé de cette idée, les circonstances qui [II-209] l’auraient déterminé en faveur de l’accusé, il les tourne contre lui. L’alibi attesté par le témoin devenu suspect, cet alibi, qui d’ailleurs serait une preuve d’innocence, se transforme en charge additionnelle, en probabilité de nouveaux délits.
Qu’ensuite, lorsque le jugement principal est prononcé, lorsque le bourreau a saisi la victime, lorsque le sang a rougi l’échafaud, une enquête tardive déclare véridique le témoin qu’un accusateur acharné ou un magistrat implacable avaient environné de soupçon, qu’importe au malheureux que la hache a frappé, et dont les derniers moments ont été aggravés par l’infamie ?
Il est à remarquer que, pour comble d’absurdité et d’iniquité, le mode de procédure actuel, presque dans tous les pays du monde, sépare entièrement la cause du témoin de celle de l’accusé ; et que même, lorsque la véracité du premier est reconnue, on n’en tire aucune conséquence en faveur du second. N’est-il pas clair cependant que, si la déposition du témoin dont on avait infirmé le témoignage est déclarée vraie, la situation de l’accusé est tout à fait changée ? Si, par exemple, un témoin avait attesté la présence de cet accusé dans un lieu éloigné du théâtre du délit, et qu’après avoir révoqué en doute la sincérité de sa narration, on l’eût admise comme incontestable par un jugement solennel, n’en résulterait-il pas que la question de l’alibi serait décidée en faveur de l’accusé ? et ne serait-il pas contraire à toute raison de persister dans la condamnation prononcée contre celui-ci, malgré le jugement qui aurait [II-210] admis comme prouvée une circonstance d’après laquelle l’impossibilité du crime serait démontrée ?
Et c’est pourtant ce qui est arrivé dans un procès fameux. Un homme prévenu de révolte à main armée produit trois témoins qui déposent de son alibi au moment où cette révolte avait eu lieu. Le ministère public interrompt ces témoins, les menace, les accuse de faux témoignage, et fait contre eux ses réserves. En attendant, le procès continue, l’accusé est condamné. Quand la sentence est prononcée, et même, je crois, après qu’elle a reçu son exécution, on instruit le procès en faux témoignage, et les témoins sont acquittés. Leur témoignage n’était donc pas faux : donc l’alibi qu’ils avaient attesté était réel. N’est-il pas manifeste que, si cette dernière question eût été résolue avant la sentence prononcée contre l’accusé principal, la conviction du jury et été autre, et autre aussi leur déclaration ?
[II-211]
« L’examen du fait était (chez les Romains) réservé à quelques juges nommés par le sort, joint au consentement des parties… Quatre cent cinquante citoyens, d’une probité reconnue, étaient nommés chaque année… Le préteur… jetait leurs noms dans une urne… Le juge tirait au sort… la quantité de noms que la loi prescrivait… L’accusateur et l’accusé rejetaient alors ceux qui leur paraissaient suspects… On leur en substituait d’autres tirés de l’urne comme auparavant… Tant qu’il restait des noms dans l’urne…chaque partie avait le droit de chercher par le sort un autre juge… ».
Liv. III, chap. XVI, p. 396.
On voit que Filangieri ne suppose pas que les jurés puissent être nommés autrement que par le sort. Cependant depuis bien des années, c’est au choix de l’autorité, et d’une autorité subalterne, que cette nomination est confiée en France. Cette pratique, subversive de tous les principes, nous a été léguée par un homme de qui nous tenons toutes les mauvaises traditions qui défigurent ou dénaturent notre régime constitutionnel.
Cependant on ne peut se déguiser qu’une autorité, instituée, salariée, et révocable par la portion exécutive du gouvernement, est plus incapable que toute autre de procéder d’une manière rassurante au choix des hommes qui décident en dernier ressort, de l’honneur et de la vie de tous les citoyens. La [II-212] règle de tout fonctionnaire dépendant, c’est l’ordre qu’on lui donne ; son plus grand mérite, c’est son zèle ; la soumission est son premier devoir : au contraire, un juré ne doit prononcer que d’après sa conscience. Il ne reconnaît point de supérieurs ; la soumission serait en lui le plus noir des crimes.
Les jurés nommés par l’autorité sont des commissaires ; et, comme la corruption de ce qui est bon est la pire de toutes, les jurés, ainsi tirés dans un but, sont retenus par moins de freins, ont moins de pudeur, se dérobent plus facilement à toute responsabilité morale, que des juges permanents, qui, du moins, demeurant exposés toujours aux regards publics, peuvent répugner à se charger de l’odieux de jugements iniques et de sentences dictées ; tandis que les jurés rentrant dans la foule s’y mêlent de nouveau, et se flattent, après les prévarications les plus scandaleuses, d’être oubliés ou de vivre inaperçus.
On objecte que tous les hommes ne sont pas doués d’une instruction, ou ne possèdent pas une perspicacité suffisante pour décider des questions souvent compliquées. Je réponds que la plupart du temps ces questions ne sont telles que parce qu’on les complique à dessein. L’intelligence n’est pas répartie aussi inégalement entre les hommes que se plaisent à le supposer ceux qui voudraient établir une oligarchie intellectuelle, pour appuyer et perpétuer l’oligarchie sociale et politique. Il n’y a presque personne qui n’ait un sens assez juste et assez droit, quand la passion ou l’intérêt ne le vicient pas, pour juger sainement et facilement d’un fait clairement [II-213] exposé, attesté ou combattu par des témoignages qui s’éclairent et se balancent, et placé sous tous ses points de vue par les débats respectifs de l’accusateur et de l’accusé.
Mais quand il serait vrai que le défaut d’intelligence entraînerait de temps à autre des inconvénients partiels, ces inconvénients sont-ils comparables, je le demande, à ceux qui accompagnent la dépendance, la servilité, et même en écartant le soupçon fâcheux de motifs plus coupables, cette disposition sévère et hostile que les agents de l’autorité dans tous les pays apportent dans leurs relations avec les citoyens, disposition qui est un effet malheureux, mais naturel et inévitable, d’une position, différente de la position commune à tous ?
Certes, si on me proposait d’être à mon choix jugé par douze artisans, sans connaissance aucune, ne sachant, si l’on veut, ni lire ni écrire, mais tirés au sort, et ne recevant d’ordre que de leur conscience, ou par douze académiciens les mieux façonnés à l’élégance, par douze hommes de lettres les plus exercés dans les finesses du style, mais nommés par l’autorité qui tiendrait suspendus sur leurs têtes les cordons, les titres, et les salaires, je préférerais les douze artisans.
Que si on me disait que ces jurés ignorants et grossiers n’ont que trop montré ce que l’innocence devait attendre d’eux dans les tribunaux révolutionnaires, je répliquerais que sans doute dans ces exécrables tribunaux révolutionnaires il y a eu tous les excès de l’ignorance unis aux excès de la férocité. [II-214] Mais ces hommes vulgaires et atroces n’étaient que les instruments d’une classe plus éclairée ; ils avaient dans leurs rangs comme conseillers et comme guides des membres de ces classes supérieures, et le jury qui a condamné la Gironde était présidé par un marquis de l’ancien régime.
La classe instruite n’est plus d’ailleurs tellement peu nombreuse qu’elle n’offre le moyen de tirer au sort parmi des hommes doués de lumières. Vous avez deux écueils à craindre, lapartialité et l’ignorance. Écartez les prolétaires qui sont ignorants ; écartez les agents de l’autorité qui seraient serviles, et laissez le hasard décider entre les autres, le hasard qui est impartial, parce qu’il est aveugle, qui ne distingue pas entre les causes ordinaires et les causes extraordinaires, entre les procès privés et les procès politiques, qui ne s’émeut pas au mot de conspiration, et qui seul pourra vous donner des jurés véritables et non des créatures du pouvoir.
Il ne m’a point paru nécessaire d’entrer ici dans la question générale du jury. Cependant parmi les accusations auxquelles cette institution salutaire est en butte périodiquement, il en est une qui prouve une telle aberration de logique, et qui néanmoins est revêtue quelquefois de formes tellement captieuses, que je crois utile de la réfuter en passant, ou, pour mieux dire, de reproduire en peu de mots une réfutation déjà publiée.
Si les jurés, a-t-on dit, trouvent une loi trop sévère, ils absoudront l’accusé, et déclareront le fait non constant contre leur conscience. Ainsi, quand [II-215] les peines seront ou leur paraîtront excessives, ils prononceront contre leur conviction ; et l’auteur suppose le cas où un homme serait accusé d’avoir donné asile à son frère, et aurait par cette action encouru la peine de mort.
Qui ne voit qu’ici ce n’est pas le jury, mais la loi dont on fait une satire sévère.
Il y a dans l’homme un certain respect pour la loi écrite ; il lui faut des motifs très puissants pour la surmonter. Quand ces motifs existent, c’est la faute des lois. Si les peines paraissent excessives aux jurés, c’est qu’elles le sont ; ils n’ont aucun intérêt à les trouver telles.
Dans les cas extrêmes, c’est-à-dire quand les jurés sont placés entre un sentiment irrésistible de justice et d’humanité et la lettre de la loi, ce n’est point un mal qu’ils s’en écartent. Il ne faut pas qu’il existe une loi qui révolte l’humanité du commun des hommes, tellement que des jurés, pris dans le sein d’une nation, ne puissent se déterminer à concourir à l’application de cette loi ; et l’institution de juges permanents, que l’habitude réconcilierait avec cette loi barbare, loin d’être un avantage serait un fléau.
L’exemple choisi par l’antagoniste du jury en fait, selon moi, le plus grand éloge. Il prouve que cette institution met obstacle à l’exécution des lois contraires à l’humanité, à la justice, et à la morale. On est homme avant d’être juré ; par conséquent, loin de blâmer le juré qui, dans ce cas, manquerait à son devoir de juré, je le louerais de remplir son devoir d’homme, et de courir, par tous les moyens qui [II-216] seraient en son pouvoir, au secours d’un accusé prêt à être puni d’une action qui, loin d’être un crime, est une vertu. Cet exemple ne prouve point qu’il ne faille pas de jurés ; il prouve qu’il ne faut pas de lois qui prononcent peine de mort contre celui qui donne asile à son frère [49].
[II-217]
« Des principes dont nous avons déduit le droit de punir, dérive le droit de prononcer la peine de mort ».
Liv. III, chap. V, p.16.
Indépendamment des raisonnements métaphysiques de Filangieri, beaucoup de considérations pratiques se réunissent pour nous engager à ne pas rejeter avec trop de précipitation, et sans distinguer la nature des crimes, la peine de mort, contre laquelle se sont élevés dans le dernier siècle les philosophes les plus estimables.
Rien n’est plus horrible assurément que la barbarie avec laquelle nos codes actuels prodiguent cette peine contre une foule de délits, que les lois de la nature et de la justice, les vices de nos organisations sociales, la misère des classes que ces organisations déshéritent, devraient faire considérer par le législateur avec indulgence et avec pitié.
Mon premier soin sera donc d’indiquer soigneusement à combien peu de crimes cette peine doit être appliquée.
La propriété est sans doute une chose sacrée. La société lui doit toutes les garanties qui lui sont nécessaires ; elle lui doit ces garanties par cela même qu’elle l’admet. Puisque l’abolir est impossible ne [II-218] la tolérer qu’imparfaitement serait absurde. Plus l’égalité primitive peut se révolter contre un partage inégal dont l’origine remonte au droit de la force, plus cette inégalité une fois reconnue pour inévitable doit être défendue contre les protestations toujours renaissantes de la portion qu’elle dépouille.
Cependant, il ne s’ensuit pas que la société puisse légitimement diriger contre ce genre de délits tous les genres de peines. Les atteintes portées à des conventions sociales, quelque respectables qu’elles soient, ne sont jamais aussi criminelles que la violation des règles éternelles imprimées dans tous les cœurs. De cela seul que la peine de mort est la plus sévère, il est injuste de l’appliquer indistinctement au vol et au meurtre prémédité. Aucune circonstance n’excuse celui qui arrache de propos délibéré la vie à son semblable. Mille causes peuvent se réunir pour que celui qui s’empare d’une portion de propriété que la loi lui refuse, y soit entraîné par des motifs qui, sans l’absoudre, atténuent sa faute.
Sans doute, plus la civilisation fait de progrès, plus le travail offre de ressources à la classe qui n’a que ce moyen d’existence ; mais nous n’en sommes pas arrivés au point où le travail sera pour toute cette classe une ressource assurée et par une complication déplorable, cette ressource devient d’ordinaire d’autant plus insuffisante que les malheureux en ont plus besoin. Plus il y a d’indigents auxquels le travail serait nécessaire, plus ils rencontrent d’obstacles pour l’obtenir, et plus le salaire qu’ils en retirent est modique. Si maintenant nous nous les [II-219] représentons poursuivis des angoisses et de l’agonie de leurs familles, pouvant ainsi se reprocher comme un crime de laisser périr de misère et de faim des êtres auxquels, en leur donnant la naissance, ils ont implicitement promis secours et protection ; si nous les suivons par la pensée dans les réduits misérables où toutes les souffrances les assiègent ; si nous réfléchissons que cent fois peut-être, avant de se déterminer à braver les lois, ils se sont traînés aux genoux du riche pour lui demander, non pas un don, mais une occupation quelconque ; peut-être jugerons-nous avec moins de rigueur des délits qui, loin de supposer, comme l’homicide, l’absence ou l’oubli des sentiments naturels, peuvent, dans cette situation extrême et terrible, être le résultat de la puissance de ces sentiments eux-mêmes. Il faut les punir ces délits, sans doute ; nous y sommes condamnés par notre état social. Mais faire monter sur le même échafaud l’homme devenu coupable parce qu’il a vu sa femme expirante faute d’aliments, et celui qui aurait égorgé la sienne, est une atrocité tellement stupide, qu’on s’étonne de la trouver encore aujourd’hui dans le code de plus d’une nation policée.
Et ici une réflexion me frappe, qui n’est pas, ce me semble, sans quelque importance. Cette situation misérable d’une grande portion de l’espèce humaine n’est pas le résultat nécessaire de l’établissement de la propriété. Toutes les fois qu’il y a dans un pays paix et liberté, le pauvre laborieux y trouve sa subsistance. Mais lorsqu’un gouvernement [II-220] entreprend des guerres inutiles, ou impose aux citoyens des entraves capricieuses, les ressources de la classe qui travaille disparaissent. Les entreprises agricoles, manufacturières, commerciales, périssent, échouent, ou sont au moins suspendues par les inquiétudes des spéculateurs, et la tentation du crime devient pour le pauvre la conséquence inévitable de l’impossibilité qu’il rencontre à se nourrir innocemment.
Ce n’est donc pas à cet infortuné qui n’est pas consulté sur le sort qu’on lui impose, ce qui ne saurait en avoir la responsabilité, c’est au pouvoir ambitieux ou arbitraire qui pèse sur lui qu’on doit s’en prendre, en bonne justice, si les lois sont violées, la propriété menacée ; et c’est ce pouvoir qui se charge de punir, avec une sévérité impitoyable, les désordres dont il est le véritable et l’unique auteur !
On dirait que plus les besoins sont pressants, les angoisses déchirantes, le malheur sans remède, plus l’autorité se croit en droit de redoubler de rigueur. Voyez quel mécontentement se manifeste dans la classe aisée à la moindre diminution ou interruption de son aisance. Quand les fonds baissent, quand les calculs commerciaux sont dérangés, que de murmures, que de menaces même contre l’autorité, dont les fausses mesures ont amené cet état de crise ! Et toutefois, ceux qui murmurent, ceux qui menacent ne sont atteints que dans une portion de leurs jouissances ! Ils ont le temps d’attendre des circonstances plus favorables ; ils ne périssent pas eux et leurs familles avant que ces circonstances se présentent. Et l’on exige moins d’impatience, plus de résignation, [II-221] plus de scrupule dans le pauvre qui n’a pas un jour devant lui, dans le pauvre que la faim presse, dont elle dévore les chétives ressources, dont elle moissonne les enfants !
Non, jamais la peine de mort ne peut être dirigée avec justice contre les simples violations de la propriété. La loi doit s’armer pour maintenir cette base actuelle des sociétés humaines ; mais elle ne doit pas confondre toutes les gradations dé la culpabilité, frapper du même glaive l’homicide farouche qui s’est montré sans pitié, et le malheureux qu’a peut-être entraîné la pitié pour des êtres souffrants dont les cris déchiraient son âme et bouleversaient sa raison.
J’en dirai autant des délits politiques.
Ces délits, en supposant le gouvernement organisé de manière à ne pas précipiter les peuples dans le désespoir, prouvent une absence de raison qu’il faut mettre hors d’état de nuire, et causent des désordres qu’il faut réprimer ; mais ces délits ne décalent souvent aucune perversité véritable, et quelquefois ils sont compatibles avec de hautes vertus privées ou publiques.
La peine de mort est d’autant plus injuste contre ce genre de délits, lorsqu’ils sont séparés de l’homicide et de l’attaque à main armée, que cette peine a peu d’empire sur les âmes assez exaltées pour concevoir le projet d’établir ce qui leur paraît la liberté, ou assez ambitieuses pour méditer la conquête du pouvoir.
Le prix d’une révolution qui réussit est toujours, [II-222] pour celui qui en est le chef, fort audessus des risques qu’elle entraîne.
Ce ne serait donc que comme sûreté, et pour se délivrer d’adversaires dangereux, que les gouvernements appliquent aux délits politiques la peine capitale.
Mais de nos jours ce calcul est très incertain, et il est inutile.
Il est incertain, parce que dans un pays où l’opinion réprouve la marche de l’autorité assez fortement pour que les conspirations y soient dangereuses, une autorité ainsi réprouvée n’échappe au sort qui la menace que pour un temps nécessairement fort court. On dresse des échafauds, on verse du sang ; l’opinion surnage, trouve d’autres organes, revient à la charge, plus forte qu’auparavant par ses souvenirs, et elle triomphe.
Lorsqu’au contraire, les conspirations ne sont que l’œuvre de quelques ambitions personnelles, il est inutile de frapper de mort les coupables qu’on est parvenu à désarmer. Sans racines dans la masse du peuple, ils cessent d’être redoutables. L’exil ou la prison peuvent en faire justice sans péril pour la société ; l’exil est la peine naturelle, celle que motive le genre même de la faute, et qui, en écartant du coupable toutes les causes d’irritation, le replacent, pour ainsi dire, dans un état d’innocence, et lui rendent la faculté d’y rester.
Un écrivain de nos jours, M. Guizot, a très bien prouvé que l’influence des individus était nulle dans notre siècle ; les masses seules sont à craindre, et, [II-223] comme on ne saurait les condamner à mort, c’est à les satisfaire qu’il faut travailler.
Plusieurs codes punissent de mort l’intention du crime qu’ils assimilent à l’exécution. Cette disposition décèle une grande ignorance de la nature de l’homme. Longtemps après qu’il s’est familiarisé avec la pensée d’une action criminelle, il peut reculer devant cette action. Le besoin qui le tourmente, la passion qui l’agite ; lui ont suggéré l’affreux projet d’un assassinat : mais qui vous répond qu’il n’aurait pas laissé échapper le fer en la présence de sa victime ? le législateur a reconnu cette possibilité, puisqu’il mitige la peine lorsqu’il est prouvé que des circonstances dépendantes de la volonté de l’accusé ont suspendu l’accomplissement de son attentat. Mais lorsque des obstacles imprévus, indépendants de cette volonté, ont produit ce résultat, rien ne constate que, si ces obstacles ne s’étaient point présentés, la conscience ne se fût pas réveillée. Le malheureux qui, dans son exaltation coupable, s’est encouragé au crime, et se croit la force de le commettre, éprouve à travers cette résolution déplorable une agitation, une terreur, un remords, dont on ne peut calculer les effets.
Jusqu’au dernier moment, il peut abjurer un projet qui jette le désordre dans son âme, et le rend à ses propres regards un objet odieux. Méconnaître ce retour possible, c’est augurer trop mal de l’espèce humaine : ne pas y avoir égard, dans les lois, c’est exclure de la rédaction des lois toute considération de justice, et tout sentiment d’équité,
[II-224]
Ces diverses règles établies, la peine de mort me paraît admissible. Disputer à la société le droit de l’infliger, et prétendre qu’elle excéderait par là sa juridiction, serait établir un principe qui nous conduirait plus loin qu’on ne semble le prévoir. Le chagrin, la détention, le travail forcé, la déportation, l’exil même, toutes les souffrances morales ou physiques, abrègent la vie ; et si l’état n’a aucun droit sur celle de ses membres, il n’est pas plus autorisé à l’abréger qu’à y mettre un terme.
De plus, la peine de mort est la seule qui dispense les gouvernements de multiplier à l’infini une classe d’hommes vouée d’office à des fonctions odieuses, qui, remplies volontairement et briguées avec ardeur, sont une preuve de perversité et de corruption. Je l’ai dit ailleurs, j’aime mieux quelques bourreaux que beaucoup de geôliers, de gendarmes, de sbires ; j’aime mieux qu’un petit nombre d’agents infâmes se fassent des machines de mort que l’horreur publique entoure, que si partout on voyait pour un misérable salaire des hommes réduits à la qualité de dogues intelligents, et qui, ennemis soldés de leurs semblables, exercent une surveillance ombrageuse et farouche sur les malheureux livrés à leur merci.
[II-225]
« La condamnation aux travaux publics est une peine qui procure à la société deux sortes d’avantages. Elle offre l’exemple des maux attachés au crime, et elle fait tourner au profit de la société les occupations de celui qui l’a offensée ».
Liv. III, part. II, chap. IX, p. 58.
En combattant l’opinion de Filangieri, relativement aux travaux publics, je ne me déguise pas que je me mets en opposition avec les idées les plus accréditées par beaucoup d’écrivains amis de l’humanité. Cependant des objections graves s’élèvent selon moi, et contre le principe sur lequel ces idées reposent, et contré leur application pratique.
Quel est le droit de la société sur les individus qui violent ses lois, et jettent dans son intérieur le trouble et le désordre ? Celui de les mettre hors d’état de nuire. Ce droit peut s’étendre, comme on l’a vu plus haut, jusqu’à la privation de la vie. Mais de ce que j’ai le droit, dans ma défense légitime, de tuer un homme, ai-je celui de l’obliger au travail, c’est-àdire, de le réduire à la condition d’esclave ? Une maxime qui me semble incontestable, et sans laquelle l’esclavage aboli par la religion et le progrès des lumières serait chaque jour à la veille de renaître, c’est que l’homme ne peut aliéner sa personne [II-226] et ses facultés que pour un temps limité, et par un acte de sa volonté propre. Si l’usage qu’il en fait est nuisible, ôtez-lui en l’usage ; si le mal dont il est l’auteur est tel que la sûreté publique exige qu’il en soit privé pour jamais, condamnez-le à la mort. Mais tourner ses facultés à votre profit, vous servir de lui comme d’une bête de somme, c’est revenir aux époques les plus grossières, c’est consacrer la servitude, c’est dégrader la condition humaine.
Et qu’on ne se laisse pas tromper par de fausses apparences de philanthropie : ou le travail imposé aux condamnés est différent de celui que la nécessité impose aux classes innocentes et laborieuses de la société, ou il n’en diffère ni par son excès ni par sa nature.
Dans le premier cas, c’est la mort plus lente et plus douloureuse. On voit, et on voyait surtout sous Joseph II, des prisonniers demi-nus, le corps à moitié dans l’eau, traînant avec effort des vaisseaux sur le Danube. Certes, le malheureux périssant sur l’échafaud subissait des souffrances moins affreuses et moins prolongées.
Dans le cas opposé, le travail modéré, transformé en châtiment, est à mon avis d’un dangereux exemple. L’organisation de nos sociétés actuelles oblige une classe assez nombreuse à des travaux souvent au-delà des forces humaines. Il y a quelque imprudence à lui montrer la position dans laquelle, sans avoir commis de faute ou même de crime, elle se trouve placée, comme la punition des désordres les plus honteux ou des actions les plus coupables.
[II-227]
Dans plusieurs contrées d’Allemagne et de Suisse, les condamnés aux travaux publics sont traités avec douceur ; leur subsistance est assurée ; on les soigne dans leurs maladies. Ils sont physiquement plus heureux que le pauvre ; et bientôt surmontant le seul mal véritable de leur situation, la honte qui les entoure, ne travaillant pas plus ou travaillant moins qu’ils ne le faisaient en liberté, on les voit à la fois contents et dégradés, avilis et satisfaits, sans inquiétude sur l’avenir, et se consolant par cette sécurité de l’opprobre du présent. Un pareil spectacle ne doit-il pas corrompre la classe laborieuse dont l’innocence ne lui sert qu’à rendre son existence non moins pénible et plus incertaine ?
[II-228]
« Quand l’expérience de toute l’antiquité, et surtout les exemples d’un grand nombre de colonies de la Grèce, ne nous attesteraient pas que le rebut d’une nation peut devenir une excellente société politique ; quand l’histoire de nos temps modernes ne nous offriraient pas un pareil spectacle, la raison seule nous ferait sentir qu’il est possible de faire d’un malhonnête homme un homme de bien, en l’éloignant du théâtre de ses crimes, de son infamie, et de sa condamnation ».
Liv. III, part. II, chap. IX, p. Ca.
Il n’est personne qui, en descendant au fond de son âme, et en reportant ses regards sur toute sa vie n’ait trouvé que la plupart du temps ses fautes, telles surtout qui, commises à l’entrée d’une carrière encore incertaine, influent de la manière la plus décisive sur tout l’avenir, n’ont eu d’origine que l’opposition qui existe entre la nature primitive de l’homme et les institutions que la société lui a imposées. Ceci n’est point dit en blâme ou en haine de ces institutions. Il y en a qui sont nécessaires, et qui cependant ne sont pas gravées dans les cœurs ni indiquées par l’instinct. Ce sont des conventions, devenues sacrées parce que le bon ordre repose sur elles, mais néanmoins factices dans leur essence. Il [II-229] en résulte que l’inexpérience de la jeunesse est exposée souvent à franchir des barrières dont elle se doute à peine, malgré les avertissements qu’on lui prodigue, avertissement qu’elle n’a guère, au milieu des impressions qui l’ébranlent et des passions qui l’entraînent, le loisir d’écouter ; elle pêche tantôt par ignorance, tantôt par impétuosité. Alors excusable aux yeux de la justice morale, elle n’en est pas moins coupable devant les lois positives, ou, si elle ne va pas jusqu’à provoquer leur sévérité, elle est poursuivie par celle de l’opinion, qui, juge avec distraction et flétrit sans examen.
De là résulte, entre ceux qu’atteint cette triste destinée et la société, une opposition, une hostilité, qui s’accroît par le sentiment même qu’elle produit ses formes varient ; mais on la retrouve dans des individus de toutes les classes.
Pour les individus de rangs inférieurs, qu’on ne daigne pas même instruire des lois qui les régissent et qui ne connaissent ces lois que lorsqu’elles les frappent cette opposition, cette hostilité deviennent la source de beaucoup de crimes. Ces crimes punis avec une rigueur qu’accompagne toujours plus ou moins d’infamie, creusent aussitôt derrière le criminel un abîme qui rend impossible tout retour à la vertu, toute vie paisible, toute existence innocente et inoffensive. La conviction que tout est irréparable est un obstacle à toute tentative de réparation ; et de la sorte ; il arrive fréquemment qu’une seule faute précipite un individu ; il lui était destiné [II-230] à un meilleur sort, dans une série de délits toujours plus graves.
Arracher à cet état déplorable ceux que l’ignorance, un instant de passion, les angoisses du besoin, y ont jetés malgré eux, est le plus grand bienfait que la société, qui n’est peut-être pas à leur égard tout à fait sans reproche, puisse leur conférer. En les arrachant à la pression d’institutions désobéies et de relations à jamais viciées, on leur rendrait un calme, une sécurité, une espèce d’innocence anticipée qui rétablirait dans leur être moral l’ordre et l’harmonie. Je le dis avec une conviction profonde : si l’on pouvait par miracle replacer un homme qui vient de se souiller d’un crime, au moment qui a précédé cet acte funeste, à peine en est-il un sur mille qui persistât à le commettre.
La déportation ou la colonisation ont cet avantage. C’est pour ainsi dire une nouvelle naissance, une ère nouvelle, où l’homme affranchi d’importuns souvenirs a de nouveau le choix du bien ou du mal ; l’expérience a prouvé combien cette régénération est salutaire. N’at-on pas vu, dans la colonie de Botany-Bay, des criminels couverts d’opprobre en Europe, recommencer la vie sociale, et ne se croyant plus en guerre avec la société en devenir des membres utiles.
Tout ce que dit Filangieri sur ce point est donc parfaitement juste ; mais il aurait dû ajouter que, pour que les bienfaits de la colonisation soient ce [II-231] qu’ils peuvent être, il faut que d’un côté les criminels, rentrés dans l’état d’innocence, oublient leur honte et leurs délits antérieurs, et que de l’autre la société, autant que le tolère la sûreté publique, couvre du même oubli ce triste passé. Sans doute, des précautions sont permises contre des hommes dont on n’est pas sûr ; mais moins ces précautions seront vexatoires, plus l’amélioration sera facile et rapide. La première condition, pour que l’homme se relève d’une dégradation qui ne servirait qu’à le corrompre de plus en plus, c’est qu’il réapprenne à s’estimer. Or, pour s’y encourager, commencez par lui montrer la possibilité qu’il regagne votre estime. Si dans le nouvel hémisphère où vous l’avez transporté, vous le persécutez du spectre de vos défiances et de votre réprobation, il se lassera bientôt de marcher dans la bonne route, et il deviendra de nouveau coupable aujourd’hui, parce que vous lui aurez trop laissé apercevoir que vous vous rappelez qu’il fut coupable autrefois.
Les gouvernements européens s’écartent trop souvent de cette maxime. L’arbitraire exercé sur les déportés, les mépris qu’on leur prodigue, les entraves inutiles qui les vexent, les châtiments humiliants qu’on leur inflige, la conviction qu’on leur montre qu’on les croit capables de tout ce dont le hasard les fait soupçonner, sont des commémorations d’infamie que la prudence autant que l’humanité devraient interdire.
Vous avez rendu à ces malheureux un nouveau [II-232] ciel, une nouvelle terre ; laissez-les contempler ce ciel, cultiver cette terre, en leur montrant que l’océan qui les sépare de leur ancienne patrie les sépare aussi de leurs fautes, et que c’est vraiment un avenir nouveau qui se présente à eux.
[II-233]
« Si les oreilles des enfants pouvaient être inaccessibles à l’erreur, les vérités pénétreraient facilement dans leur âme. Il n’y a qu’une éducation réglée par le magistrat et par la loi qui puisse produire cet effet dans le peuple ; et une telle éducation ne peut être qu’une éducation publique ».
Liv. IV, part. I, chap. II, p. 15 et 16.
Tout le livre de Filangieri sur l’éducation est empreint de son admiration pour l’antiquité, et par conséquent atteint du même vice que j’ai eu trop souvent occasion de relever. Je n’en parlerai donc plus ici. Je reconnaîtrai même qu’il ose quelque fois blâmer quelques unes des institutions qu’il rencontre chez les anciens, et que de plus il indique des mesures de détail qui peuvent avoir leur utilité ; mais l’erreur fondamentale n’en existe pas moins. Il n’en [II-234] veut pas moins confier à l’autorité la direction presque exclusive de l’éducation. C’est cette erreur surtout qu’il est important de réfuter.
L’éducation peut être considérée sous deux points de vue. On peut la regarder en premier lieu comme un moyen de transmettre à la génération naissante les connaissances de tout genre acquises par les générations antérieures. Sous ce rapport, elle est de la compétence du gouvernement. La conservation et l’accroissement de toute connaissance est un bien positif ; le gouvernement doit nous en garantir la jouissance.
Mais on peut voir aussi dans l’éducation le moyen de s’emparer de l’opinion des hommes pour les façonner à l’adoption d’une certaine quantité d’idées, soit religieuses, soit morales, soit philosophiques, soit politiques. C’est surtout comme menant à ce but que les écrivains de tous les siècles lui prodiguent leurs éloges.
Nous pourrions d’abord, sans révoquer en doute les faits qui servent de base à cette théorie, nier que ces faits fussent applicables à nos sociétés actuelles. L’empire de l’éducation dans la toute puissance qu’on lui attribue, et en admettant cette toute-puissance comme démontrée chez les anciens, serait encore parmi nous plutôt une réminiscence qu’un fait existant. L’on méconnaît les temps, les nations, et les époques, et l’on applique aux modernes ce qui n’était praticable qu’à une ère différente de l’esprit humain.
Parmi des peuples qui, comme le dit [II-235] Condorcet [50], n’avaient aucune notion de la liberté personnelle, et où les hommes n’étaient que des machines dont la loi réglait les ressorts et, dirigeait tous les mouvements, l’action de l’autorité pouvait influer plus efficacement sur l’éducation parce que cette action uniforme et constante n’était combattue par rien. Mais aujourd’hui la société entière se soulèverait contre la pression de l’autorité, et l’indépendance individuelle que les hommes ont reconquise réagirait avec force sur l’éducation des enfants. La seconde éducation, celle du monde et des circonstances, déferait bien vite l’ouvrage de la première [51].
De plus, il serait possible que nous prissions pour des faits historiques les romans de quelques philosophes, imbus des mêmes préjugés que ceux qui, de nos jours, ont adopté leurs principes ; et alors ce système au lieu d’avoir été, du moins autrefois, une vérité pratique, ne serait qu’une erreur perpétuée d’âge en âge.
Où voyons-nous en effet cette puissance merveilleuse de l’éducation ? Est-ce à Athènes ? Mais l’éducation publique, consacrée par l’autorité, y était renfermée dans les écoles subalternes, qui se bornaient à la simple instruction. Il y avait d’ailleurs liberté complète d’enseignement. Est-ce à Lacédémone ? L’esprit uniforme et monacal des Spartiates tenait à un ensemble d’institutions dont l’éducation [II-236] ne faisait qu’une partie ; et cet ensemble, je le pense, ne serait ni facile ni désirable à renouveler parmi nous. Est-ce en Crète ? Mais les Crétois étaient le peuple le plus féroce, le plus inquiet, le plus corrompu de la Grèce. On sépare les institutions de leurs effets, et on les admire, d’après ce qu’elles étaient destinées à produire, sans considérer ce qu’elles ont produit en réalité.
On nous cite les Perses et les Égyptiens ; mais toutes nos traditions sur les institutions égyptiennes et persanes sont quelquefois démontrées fausses par la seule impossibilité manifeste des faits qu’elles contiennent, et presque toujours rendues très douteuses par des contradictions inconciliables. Ce que nous savons d’une manière certaine, c’est que les Perses et les Égyptiens étaient gouvernés despotiquement, et que la lâcheté, la corruption, l’avilissement, suites éternelles du despotisme, étaient le partage de ces nations misérables. Nos philosophes en conviennent dans les pages mêmes où, ils nous les proposent pour exemples, relativement à l’éducation : bizarre faiblesse de l’esprit humain, qui, n’apercevant les objets qu’en détail, se laisse tellement dominer par une idée favorite, que les effets les plus décisifs ne l’éclairent pas sur l’impuissance des causes dont il lui convient de proclamer le pouvoir. Les preuves historiques ressemblent pour la plupart à. celle que M. de Montesquieu allègue en faveur de la gymnastique. L’exercice de la lutte, dit-il, fit gagner aux Thébains la bataille de Leuctres. Mais sur qui gagnèrent-ils cette bataille ? Sur les Lacédémoniens qui [II-237] s’exerçaient à la gymnastique depuis quatre cents ans.
Le système qui met l’éducation sous la main du gouvernement, repose sur deux ou trois pétitions de principe.
On suppose d’abord que le gouvernement sera tel qu’on le désire. On voit toujours en lui un allié, sans réfléchir qu’il peut devenir un ennemi. L’on ne sent pas que les sacrifices qu’on impose aux individus peuvent ne pas tourner au profit de l’institution que l’on croit parfaite, mais au profit d’une institution quelconque.
Cette considération est d’un poids égal pour les partisans de toutes les opinions. Vous regardez comme le bien suprême le gouvernement absolu, l’ordre qu’il maintient, la paix que, selon vous, il procure ; mais si l’autorité s’arroge le droit de s’emparer de l’éducation, elle ne se l’arrogera pas seulement dans le calme du despotisme ; mais au milieu de la violence et des fureurs des factions. Alors le résultat sera tout différent de ce que vous espérez. L’éducation soumise à l’autorité n’inspirera plus aux générations naissantes ces habitudes paisibles, ces principes d’obéissance, ce respect pour la religion, cette soumission aux puissances visibles et invisibles que vous considérez comme la base du bonheur et du repos social. Les factions feront servir l’éducation, devenue leur instrument, à répandre dans l’âme de la jeunesse dès opinions exagérées, des maximes farouches, le mépris des idées religieuses qui leur paraîtront des doctrines ennemies, l’amour du sang, la haine de la pitié.
[II-238]
Ce raisonnement n’aura pas moins de force, si nous l’adressons aux amis d’une liberté sage et modérée. Vous voulez, leur dirons-nous, que, dans un gouvernement libre, l’autorité domine l’éducation pour former les citoyens dès l’âge le plus tendre à la connaissance et au maintien de leurs droits, pour leur apprendre à braver le despotisme, à résister au pouvoir injuste, à défendre l’innocence contre l’oppression. Mais le despotisme emploiera l’éducation à courber sous le joug ses esclaves dociles, à briser dans les cœurs tout sentiment noble et courageux, à bouleverser toute notion de justice, à jeter de l’obscurité sur les vérités les plus évidentes, à repousser dans les ténèbres ou à flétrir par le ridicule tout ce qui a rapport aux droits les plus sacrés, les plus inviolables de l’espèce humaine.
Dans toutes ces hypothèses, ce que l’on désire que le gouvernement fasse en bien, le gouvernement peut le faire en mal. Ainsi les espérances peuvent être déçues, et l’autorité qu’on étend à l’infini, d’après des suppositions gratuites, peut marcher en sens inverse du but pour le quel on l’a créée.
L’éducation qui vient du gouvernement doit se borner à l’instruction seule. L’autorité peut multiplier les canaux, les moyens de l’instruction, mais elle ne doit pas la diriger. Qu’elle assure aux citoyens des moyens égaux de s’instruire ; qu’elle procure aux professions diverses l’enseignement des connaissances positives qui en facilitent l’exercice ; qu’elle fraie aux individus une route libre pour [II-239] arriver à toutes les vérités de fait constatées [52], et pour parvenir au point d’où leur intelligence peut s’élancer spontanément à des découvertes nouvelles ; qu’elle rassemble pour l’usage de tous les esprits investigateurs les monuments de toutes les opinions, les inventions de tous les siècles, les découvertes de toutes les méthodes ; qu’elle organise enfin l’instruction de manière à ce que chacun puisse y consacrer le temps qui convient à son intérêt ou à son désir, et se perfectionner dans le métier, l’art ou la science auxquels ses goûts ou sa destinée l’appellent ; qu’elle ne nomme point les instituteurs ; qu’elle ne leur accorde qu’un traitement qui, leur assurant le nécessaire, leur rende pourtant désirable l’affluence des élèves ; qu’elle pourvoie à leurs besoins lorsque l’âge ou les infirmités auront mis un terme à leur carrière active ; qu’elle ne puisse point les destituer sans des causes graves, et sans le concours d’hommes indépendants d’elle [53 ;] car les instituteurs soumis au gouvernement seront à la fois négligents et serviles : leur servilité leur fera pardonner leur négligence. Soumis à l’opinion seule, ils seraient à la fois actifs et indépendants [54].
En dirigeant l’éducation, le gouvernement [II-240] s’arroge le droit et s’impose la tâche de maintenir un corps de doctrine. Ce mot seul indique les moyens dont il est obligé de se servir. En admettant qu’il choisisse d’abord les plus doux, il est certain du moins qu’il ne permettra d’enseigner dans ses écoles que les opinions qu’il préfère [55]. Il y aura donc rivalité entre l’éducation publique et l’éducation particulière. L’éducation publique sera salariée : il y aura donc des opinions investies d’un privilège. Mais si ce privilège ne suffit pas pour faire dominer les opinions favorisées, croyez-vous que l’autorité, jalouse de sa nature, ne recoure pas à d’autres moyens ? Né voyez-vous pas, pour dernier résultat, la persécution plus ou moins déguisée, mais compagne constante de toute action superflue de l’autorité ?
Les gouvernements qui paraissent ne gêner en rien l’éducation particulière, favorisent néanmoins toujours les établissements qu’ils ont fondés, en exigeant de tous les candidats aux places relatives à l’éducation publique une sorte d’apprentissage dans ces établissements. Ainsi, le talent qui a suivi la route indépendante, et qui, par un travail solitaire, a réuni peutêtre plus de connaissances, et probablement plus d’originalité qu’il ne l’aurait fait dans la routine des classes, trouve sa carrière naturelle, celle dans laquelle il peut se communiquer et se reproduire, fermée tout à coup devant lui [56].
[II-241]
Ce n’est pas que, toutes choses égales, je ne préfère l’éducation publique à l’éducation privée. La première fait faire à la génération qui s’élève un noviciat de la vie humaine plus utile que toutes les leçons de pure théorie, qui ne suppléent jamais qu’imparfaitement à la réalité et à l’expérience. L’éducation publique est salutaire surtout dans les pays libres. Les hommes rassemblés à quelque âge que ce soit, et surtout dans la jeunesse, contractent, par un effet naturel de leurs relations réciproques, un sentiment de justice et des habitudes d’égalité, qui les préparent à devenir des citoyens courageux et des ennemis de l’arbitraire. On a vu, sous le despotisme même, des écoles dépendantes de l’autorité, reproduire, en dépit d’elle, des germes de liberté qu’elle s’efforçait en vain d’étouffer. Mais je pense que cet avantage peut être obtenu sans contrainte. Ce qui est bon n’a jamais besoin de privilèges, et les privilèges dénaturent toujours ce qui est bon. Il importe d’ailleurs que si le système d’éducation que le gouvernement favorise est ou paraît être vicieux à quelques individus, ils puissent recourir à l’éducation particulière, ou à des instituts sans rapports avec le gouvernement. La société doit respecter les droits individuels, et dans ces droits sont compris les droits des pères sur leurs [II-242] enfants [57]. Si son action les blesse, une résistance s’élèvera qui rendra l’autorité tyrannique, et qui corrompra les individus en les obligeant à l’éluder. On objectera peut-être à ce respect que nous exigeons du gouvernement pour les droits des pères, que les classes inférieures du peuple, réduites par leur misère à tirer parti de leurs enfants, dès que ceux-ci sont capables de les seconder dans leurs travaux, ne les feront point instruire dans les connaissances les plus nécessaires, l’instruction fût elle même gratuite, si le gouvernement n’est autorisé à les y contraindre. Mais cette objection repose sur l’hypothèse d’une telle misère dans le peuple, qu’avec cette misère rien ne peut exister de bon. Ce qu’il faut, c’est que cette misère n’existe pas. Dès que le peuple jouira de l’aisance qui lui est due, loin de retenir ses enfants dans l’ignorance, il s’empressera de leur donner de l’instruction. Il y mettra de la vanité, il en sentira l’intérêt. Le penchant le plus naturel aux pères, c’est d’élever leurs enfants au-dessus de leur état. C’est ce que nous voyons en Angleterre, et ce que nous avons vu en France pendant la révolution. Durant cette époque, bien qu’elle fût agitée, et que le peuple eût beaucoup à souffrir de son gouvernement, cependant, par cela seul qu’il acquit plus d’aisance, l’instruction fit des progrès étonnants dans cette classe. Partout l’instruction du peuple est en proportion de son aisance.
J’ai dit au commencement de ce chapitre que les [II-243] Athéniens n’avaient soumis à l’inspection des magistrats que les écoles subalternes ; celles de philosophie restèrent toujours dans l’indépendance la plus absolue, et ce peuple éclairé nous a transmis à ce sujet un mémorable exemple. Le démagogue Sophocle ayant proposé de subordonner à l’autorité l’enseignement des philosophes, tous ces hommes, qui, malgré leurs erreurs nombreuses, doivent à jamais servir de modèles, et comme amour de la vérité et comme respect pour la tolérance, se démirent de leurs fonctions : Le peuple réuni les déclara solennellement affranchis de toute inspection du magistrat, et condamna leur absurde adversaire à une amende de cinq talents [58].
Mais, dira-t-on, s’il s’élevait un établissement d’éducation reposant sur des principes contraires à la morale, vous disputeriez au gouvernement le droit de réprimer cet abus ? Non sans doute, pas plus que celui de sévir contre tout écrit et toute action qui troubleraient l’ordre public. Mais la répression est autre chose que la direction ; et c’est la direction que j’interdis à l’autorité. D’ailleurs, on oublie que, pour qu’un établissement d’éducation se forme ou subsiste ; il faut des élèves ; que, pour qu’il y ait des élèves, il faut que leurs parents les y placent : et qu’en mettant à part, ce qui néanmoins n’est nullement raisonnable, la moralité des parents, il ne sera jamais dans leur intérêt de laisser égarer le jugement et pervertir le cœur de ceux avec lesquels ils [II-244] ont ; pour toute la durée de leur vie, les relations les plus importantes et les plus intimés. La pratique de l’injustice et de la perversité peut être utile momentanément, et dans une circonstance particulière ; mais la théorie ne peut jamais avoir aucun avantage. La théorie ne sera jamais professée que par des fous, que repousserait incontinent l’opinion générale, sans même que le gouvernement s’en mêlât. Il n’aurait jamais besoin de supprimer les établissements d’éducation où l’on donnerait des leçons de vice et de crime, parce qu’il n’y aurait jamais d’établissements semblables ; et que, s’il y en avait, ils ne seraient guère dangereux, car les instituteurs resteraient tout seuls. Mais, à défaut d’objections plausibles, on s’appuie de suppositions absurdes, et ce calcul n’est pas sans adresse : s’il y a du danger, à laisser les suppositions sans réponse, il paraît avoir, en quelque sorte, de la niaiserie à les réfuter.
J’espère beaucoup plus pour le perfectionnement de l’espèce humaine des établissements particuliers d’éducation, que de l’instruction publique la mieux organisée par l’autorité,
Qui peut limiter le développement de la passion des lumières dans un pays de liberté ? Vous supposez aux gouvernements l’amour des lumières. Sans examiner ici jusqu’à quel point cette tendance est leur intérêt, nous vous demanderons seulement pourquoi, vous ne supposez pas le même amour dans les individus de la classe cultivée, dans les esprits éclairés, dans les âmes généreuses ? Partout où l’autorité ne pèse pas sur les hommes, partout où elle ne [II-245] corrompt pas la richesse, en conspirant avec elle contre la justice ; les lettres, l’étude, les sciences, l’agrandissement, et l’exercice des facultés intellectuelles, sont les jouissances favorites des classes opulentes de la société. Voyez en Angleterre comme elles agissent, se coalisent, s’empressent de toutes parts ; contemplez ces musées, ces bibliothèques, ces associations indépendantes, ces savants voués uniquement à la recherche de la vérité, ces voyageurs bravant tous les dangers pour faire avancer d’un pas les connaissances humaines.
En éducation, comme en tout, que le gouvernement veille et qu’il préserve, mais qu’il reste neutre ; qu’il écarte les obstacles, qu’il aplanisse les chemins : on peut s’en remettre aux individus pour y marcher avec succès.
[II-246]
La partie de l’ouvrage de Filangieri qui va nous occuper est de toutes la plus imparfaite. Ses défectuosités ne tiennent pas uniquement à ce qu’une mort prématurée a empêché l’auteur d’y mettre la dernière main, mais à ce que cet auteur écrivait à une époque moins susceptible qu’aucune autre d’adopter sur la religion des vues impartiales ou des idées justes. Le dogme et l’incrédulité se partageaient les pays civilisés de l’Europe ; le dogme armé des moyens grossiers, vexatoires, et toujours insuffisants de la loi ; l’incrédulité, forte des ressources et de la souplesse de l’esprit, et encouragée par l’indignation que l’oppression intellectuelle produit sur les hommes. Ainsi la portion de la société que le hasard ou la tradition avait investie de la puissance, ne voyait dans le raisonnement que sédition et révolte ; et la masse des gouvernés, trompée par l’usage que l’autorité faisait des croyances, ne voulait reconnaître dans la religion qu’une ennemie de la liberté. En même temps l’intolérance, assez menaçante pour exciter l’irritation, n’était plus assez redoutable pour inspirer la crainte. De là résultait je ne sais quel désordre moral dans toutes les têtes. L’hypocrisie prétendait commander la soumission ; mais elle se [II-247] trahissait elle-même, parce que toutes les fois que l’incrédulité est la pensée générale, les vanités individuelles, même dans ceux qui luttent contre la tendance irréligieuse, aiment à laisser deviner le doute. D’une autre part, l’hostilité philosophique, violente et passionnée, interdisait l’examen comme une faiblesse, et l’impartialité même comme une trahison.
Aucun écrivain du dix-huitième siècle n’a pu marcher d’un pas ferme à travers ce chaos : les uns se sont précipités dans une irréligion dogmatique, aussi absurde que les croyances positives des peuplades les moins éclairées ; les autres n’ont évité cet excès qu’en se jetant tour à tour dans les contradictions les plus évidentes. Voltaire, qui tenait beaucoup à la partie législative et pour ainsi dire pénale de la religion, parce que, devenu membre des classes supérieures de la société, il craignait pour les jouissances du riche l’athéisme du pauvre ; Voltaire n’en, verse pas moins le mépris et l’ironie, non seulement sur tel ou tel culte en particulier, mais sur des idées et des émotions sans lesquelles aucun culte ne peut subsister. Rousseau, dominé par son âme, tandis que Voltaire n’était dominé que par son esprit, détruit avec emportement ce qu’il relève avec enthousiasme. Montesquieu ne se tire de la difficulté qu’en apparence, par sa mesure extrême, sa raillerie fine, son laconisme calculé, et la distance qu’il place à dessein entre des assertions opposées.
Ce qui était impossible aux premiers hommes de cette époque devait l’être plus encore à Filangieri, [II-248] qui se présentait dans la lice avec un cœur pur, les intentions les plus louables, une érudition sans critique, et une intelligence médiocre. Aussi le voyons-nous, ignorant de la portée des principes qu’il proclame, reculer sans cesse devant leurs conséquences. Il emprunte à la philosophie ses hypothèses dégradantes, et qui sont heureusement fausses, sur la première source des idées religieuses ; puis, ayant de la sorte, dès son début, avili la religion, il se réunit au parti des dévots, ou plutôt des hommes d’état, qui voulaient imposer la dévotion aux nations incrédules, pour reproduire des systèmes erronés sur l’application des croyances à la législation positive.
Relever ses incohérences, ses préjugés tour à tour philosophiques et religieux, ses assertions sur parole, ses nombreuses erreurs lorsqu’il traite de l’antiquité, et remplacer la compilation confuse qu’il nous a léguée par une doctrine claire partant de la nature de l’homme, et corroborée par les faits, serait entreprendre un livre plus volumineux que le sien.
Telle n’est pas la tâche d’un commentateur ; je me suis efforcé d’ailleurs de remplir la dernière partie de cette tâche dans un autre ouvrage, dont un premier volume a déjà paru [59]. Ce que je puis essayer ici, c’est de dévoiler en peu de mots chaque erreur de détail, en indiquant la vérité par, laquelle, dans mon opinion, Filangieri aurait dû la remplacer.
« La religion, dit-il, n’est chez l’homme sauvage [II-249] que le culte de la crainte rendu par lui à l’objet de ses vagues terreurs. » L’auteur italien ne fait dans cette phrase que répéter l’axiome trivial sur lequel les incrédules de tous les siècles ont bâti leurs systèmes. Observateurs superficiels et juges prévenus, ils ont vu que le sauvage avait peur de ce qu’il adorait, et ils en ont conclu qu’il n’adorait que ce dont il avait peur. Mais en attribuant ainsi uniquement à la crainte les idées religieuses du sauvage, ils ont négligé précisément la question fondamentale ; ils n’ont point recherché pourquoi l’homme était la seule créature que préoccupât cette terreur des puissances cachées qui agissent sur lui ; ils n’ont point rendu compte du besoin que seul il éprouve de découvrir, d’adorer ces puissances occultes.
Si la religion n’était qu’une conséquence des frayeurs de l’homme, ceux des animaux sur lesquels ces frayeurs exercent encore plus d’empire, devraient n’être pas empiétement étrangers aux notions religieuses ; car remarquez que les philosophes supposent toujours que l’homme diffère des animaux seulement parce qu’il possède à un degré supérieur les facultés dont ils sont aussi doués. Or, si son intelligence est de même nature que la leur, si elle n’est que plus exercée et plus étendue, tout ce qui résulte pour lui de cette intelligence, elle devrait le produire en eux à un degré inférieur sans doute, mais toutefois à un degré quelconque.
De deux choses l’une, ou l’homme a des facultés, des instincts, des sentiments auxquels les animaux ne sauraient atteindre ; alors il faut chercher la cause [II-250] de ce qu’il éprouve dans les facultés, les sentiments, les instincts qui lui sont particuliers ou il n’a sur les animaux qu’une prééminence relative ; alors plus les animaux se rapprocheront de cette prééminence, plus on doit retrouver en eux tout ce qu’on aperçoit dans l’homme. Si la religion n’a d’autre origine que la crainte, comme la crainte est une émotion commune à l’homme et aux animaux, la religion ne devrait pas rester complètement étrangère à ces derniers : si elle leur reste étrangère, c’est qu’elle a sa source dans un sentiment exclusivement réservé à l’homme, et ce sentiment n’est pas la crainte.
Et en effet, examinez les objets que le sauvage adore ; ce ne sont pas uniquement ceux qu’il craint, mais tous ceux qu’il rencontre. Qu’il en ait peur ensuite, parce qu’il les croit remplis d’une nature divine plus forte que lui, rien n’est plus simple : mais sa terreur est une suite de son adoration ; elle en est le résultat et non le principe. Cette adoration a une autre cause : cette cause ne peut être passagère ; extérieure, et accidentelle ; car une cause passagère ; accidentelle, extérieure, ne changerait pas la nature intérieure et permanente de l’homme, ne lui donnerait pas une autre nature.
Cette cause est en lui ; c’est un instinct qui lui est propre. Cet instinct se manifeste dans l’état le plus brut comme dans le plus civilisé, au sein de l’ignorance la plus profonde comme au milieu des lumières les plus étendues. Il se développe suivant le degré de ces lumières, il se proportionne à cette ignorance, mais il ne cesse jamais d’agir ; et aux [II-251] époques mêmes où il paraît le plus étouffé par l’opinion dominante, il surnage encore, il lutte, et il triomphe.
« Chez les sociétés barbares, continue Filangieri, la religion est le principe de cette autorité dont on ne saurait tolérer l’exercice de la part des hommes, mais que l’on dépose avec plus de confiance dans la main des dieux. »
En s’exprimant d’une manière aussi générale, Filangieri semble avoir méconnu les différences essentielles, qui distinguent entre elles les sociétés barbares, dont nous avons conservé quelque souvenir. Parmi ces sociétés, plusieurs sans doute n’ont dû leur civilisation qu’aux prêtres ; mais la plus remarquable, celle que nous connaissons le mieux, celle de qui nous tenons nos doctrines en philosophie, celle qui nous sert de guide et de modèle dans la carrière du génie et des arts (on devine que je veux parler des Grecs), loin de déposer, en sortant de l’état sauvage pour passer à la barbarie, premier échelon de l’état social ; loin de déposer, dis-je, entre les mains des dieux l’autorité qu’elle ne voulait pas confier aux hommes, a toujours accordé au pouvoir temporel une prééminence incontestée sur la puissance sacerdotale. Rien de plus subordonné que les prêtres dans les âges que décrit Homère. Ce n’est qu’en tremblant, et après avoir invoqué la protection d’Achille, que Calchas se hasarde à résister à la volonté d’Agamemnon. « Je ne suis, dit-il, qu’un homme vulgaire, et je ne puis affronter la colère d’un roi. » Ce sont les chefs politiques qui président [II-252] habituellement et de droit aux cérémonies religieuses. Les prêtres n’y prennent souvent aucune part quelconque ; et lorsqu’on les appelle, c’est à cause de quelque terreur subite, de quelque calamité imprévue, qui rejette les peuples dans une superstition inaccoutumée. Aussi Homère place-t-il les prêtres dans la catégorie des mercenaires, vivant des bienfaits et de la libéralité du public, avec les chanteurs, les cuisiniers, et d’autres professions également précaires et subalternes [60].
Voilà déjà par conséquent une société barbare, à laquelle la règle établie par Filangieri ne saurait s’appliquer. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si, antérieurement aux siècles héroïques, les Grecs n’avaient pas été soumis à une domination sacerdotale. Quelques traditions sont favorables à cette hypothèse ; main il n’en est pas moins vrai que la Grèce dans la barbarie n’a point fait de la religion la base du pouvoir social. Ce pouvoir social purement militaire trouvait son appui dans l’attrait qu’avaient pour des hordes belliqueuses les expéditions qui satisfaisaient leur soif de pillage. La religion et le sacerdoce exerçaient sans doute beaucoup d’influence ; mais cette influence était accidentelle et interrompue. La religion grecque a pu accélérer la civilisation, en consacrant des trêves, des asiles, des cérémonies communes ; mais il n’a jamais existé en Grèce rien de pareil à cette théocratie dont l’auteur [II-253] napolitain pose le principe et qu’il indique dans la phrase suivante, comme un passage nécessaire entre l’état sauvage et l’état policé.
« Sous les auspices de cette théocratie, la religion, suivant lui, prépare et effectue par degrés le passage difficile, lent, et progressif de l’état d’indépendance naturelle à la dépendance sociale. »
Rien n’est plus faux. Ce n’est nullement sous les auspices de la théocratie que la transition de l’état sauvage à l’état social est lente et graduelle. Il n’y a au contraire rien de graduel dans cette transition, quand elle s’effectue sous l’empire de la théocratie ; alors elle est subite. Le sauvage entre dans l’état de société comme dominé par une force extérieure ; mais il s’arrête au plus bas échelon. La même force qui lui fait faire les pas indispensables pour assurer sa subsistance physique et sa sécurité matérielle contre les fléaux de la nature, lui interdit tout perfectionnement ultérieur, et le frappe en quelque sorte d’immobilité.
Ce n’est que lorsqu’il arrive à la civilisation par des causes indépendantes de la théocratie, par les progrès naturels de l’intelligence, ou, ce qui est plus fréquent, par la communicationdes peuples entre eux, que sa marche est lente et graduelle. Comparez la Grèce à l’Égypte,vous aurez la preuve de ce que j’affirme ; examinez la constitution du sacerdoce en Égypte et en Grèce, vous aurez l’explication de ce dont les faits vous offrent la preuve.
[II-254]
« L’homme, pénétré de la crainte qu’excitaient en lui les terribles phénomènes de la nature,… a dû supposer une puissance, une force qui les produisait… Il a du lui adresser ses invocations, comme les seules armes qu’il pût employer contre elle. Tel est le premier pas que l’esprit humain, abandonné à lui-même,… a dû faire vers la religion, et qu’il a fait en réalité… C’est… l’époque où la force inconnue, qui agitait la nature et épouvantait les hommes, étais l’unique objet des vœux et du culte dictés par la terreur aux premiers humains… Mais bientôt, les hommes, contemplant l’espèce de guerre que les diverses puissances de la nature paraissaient se livrer entre elles, et ne pouvant l’expliquer que par la supposition de plusieurs intelligences chargées de présider à ces forces et à ces puissances diverses,… personnifièrent les unes et les autres, leur donnèrent une vie et des sens, les invoquèrent, les adorèrent comme plus fortes qu’eux-mêmes ; Telle est, telle fut, et telle sera toujours la première origine du polythéisme… C’est l’époque de ce second culte, dans lequel la force inconnue cessa de recevoir seule les vœux et les hommages des mortels, et dut les partager avec plusieurs puissances de la même nature… L’erreur a une marche progressive comme la vérité… Une fois que l’esprit humain a fait le premier pas dans le polythéisme, il doit nécessairement arriver au dieu Crepitus et au dieu Sternutins ».
Liv. V, chap. IV, p. 62-73.
Il est impossible d’intervertir plus complètement toutes les idées, et d’attribuer à l’intelligence de l’homme une marche plus différente de celle que les raisonnements indiquent, et que les faits démontrent. Quoi ! les hommes auraient commencé par [II-255] adorer exclusivement une seule force, inconnue et générale dans la nature, avant de rendre hommage aux puissances diverses qui semblent se contrarier et se combattre mutuellement ! Et d’où serait donc venue au sauvage la notion de cette unité mystérieuse, quand tout ce qui frappait ses sens et ses regards lui suggérait au contraire celle de la division, de l’opposition, et de la lutte ? C’est bien vainement que notre auteur veut s’appuyer des traditions réunies par Hésiode, dans un ordre entièrement arbitraire, ou plutôt sans aucun ordre quelconque. Je ne puis entrer ici dans les développements qui seraient nécessaires pour expliquer comment il pare que la Théogonie a été compilée, et ce qu’est en réalité ce poème confus et bizarre [61]. Il me suffit de [II-256] dire (ce qui, je crois, ne sera nié par aucun de ceux qui ont étudié la mythologie grecque, ailleurs que dans les ouvrages systématiques de nos écrivains français) que tandis qu’Homère nous offre la peinture exacte de la religion des premiers temps de la Grèce, sortant de l’état sauvage, Hésiode nous présente le recueil très incohérent, et rédigé sans discernement et sans critique, de toutes les traditions apportées par les colonies, empreintes de l’esprit sacerdotal des pays dont ces colonies étaient originaires, et par conséquent sans aucun rapport, soit, avec l’esprit national des Grecs, soit avec leurs croyances indigènes. Des dix parties ou époques dont la Théogonie se compose, neuf sont étrangères à la religion populaire ; et ce n’est qu’à la dernière, au règne de Jupiter, qu’apparaît enfin le polythéisme professé dans les âges héroïques. Cet arrangement très naturel dans un compilateur, plus curieux qu’éclairé, qui rassemblait toutes les réminiscences, toutes les relations des voyageurs, toutes les légendes des prêtres vagabonds, missionnaires des corporations sacerdotales d’Égypte, de Phénicie, et de Thrace, pour chanter à des tribus barbares des doctrines mystérieuses, a trompé la troupe studieuse, mais crédule, du vulgaire de nos érudits. Ils ont pensé, parce que Hésiode plaçait avant les dieux de l’Olympe une sorte d’unité cosmogonique, de la [II-257] mutilation de laquelle ces dieux étaient descendus, qu’en effet cette unité abstraite et obscure avait été le premier objet de l’adoration. Ils n’ont pas vu que cette conception était visiblement empruntée de la Phénicie, et autres contrées soumises aux prêtres, dans le langage desquels les mutilations des dieux servaient d’emblèmes à la cessation des forces créatrices ; que ces dogmes appartenaient aux systèmes scientifiques des grandes corporations de physiciens et d’astronomes, fondues dans le sacerdoce, qui réclamait le monopole de toutes les sciences, et que rien n’avait moins de rapport avec la religion grecque, libre de toute corporation, et propriété commune du peuple en masse, qui sans s’en rendre compte, et sans apercevoir les altérations, la façonnait, la pliait, la modifiait, la perfectionnait, suivant le progrès de ses lumières et l’adoucissement de ses mœurs [62].
[II-258]
Cette méprise fondamentale les a entraînés dans toutes les erreurs qui diminuent, sinon l’utilité de leurs recherches, du moins le mérite de leurs résultats. Il leur a fallu trouver des explications à un phénomène inexplicable, et rendre concevable l’hypothèse du genre humain passant du culte de l’unité au culte des parties, tandis qu’il a toujours passé au contraire du culte des parties à celui de l’unité. Les fétiches, d’abord dieux individuels, et sans nombre fixe comme leurs adorateurs ; ensuite des dieux plus génériques et en moindre nombre ; puis une assemblée de dieux limitée, et qui régulièrement ne pouvait s’accroître ; puis un dieu, chef de cette assemblée, et tous les autres sous son empire ; plus tard ce dieu seul véritablement nature divine, et le reste génies inférieurs : voilà la marche réelle de l’intelligence, marche interrompue et troublée, tantôt par les résistances intérieures de la superstition, tantôt par l’effet des calamités extérieures, mais cependant suivie ou reprise, et conduisant enfin l’homme à la notion du théisme.
Filangieri, comme bien d’autres, a été trompé par une apparence qui pourtant n’aurait dû faire illusion qu’à un observateur très superficiel. Il a vu, lors de la décadence du polythéisme, les dieux se multiplier à l’infini, et il a imaginé que cette progression était un effet de la marche religieuse des idées, tandis qu’elle n’était que le résultat de l’incrédulité. Quand le discrédit des croyances est complet, les poètes se servent et se jouent de ces croyances ; ils inventent des dieux que personne ne conteste, [II-259] parce que chacun sait qu’on ne prétend point lui imposer l’adoration de ces dieux fantastiques. A quelle époque Filangieri trouve-t-il le dieu Percutius, et les déesses Prerna, Pertunda, et Perfica ? A l’époque où le polythéisme allait cesser d’exister. Quand nul n’adorait plus le Jupiter très grand et très bon, il était permis à tous de supposer des dieux ridicules. Si dans un siècle antérieur, dans un siècle encore grave et religieux, sous la république des Cincinnatus et des Camille, quelqu’un eût parlé du dieu Crépitus, il eût excité le scandale. Du temps des empereurs, excitait le rire ; c’est que la religion était vaincue. Les rats et les reptiles se glissent dans les bâtiments en ruines. Il n’en faut pas conclure qu’ils y sont admis, quand ces bâtiments sont debout et habités par les hommes.
Il n’y a presque pas une phrase de Filangieri qui ne soit une erreur.
Il cite Porphyre sur le culte primitif des Grecs. Or, tout le monde sait que Porphyre ne travaillait qu’à réconcilier ses contemporains, non pas avec les dogmes de l’ancien culte, mais avec ses formes, en lui attribuant une pureté qu’il n’avait jamais eue, et en substituant au sens populaire, que la raison ne voulait plus tolérer, des interprétations allégoriques, telles qu’il en apparaît toujours, quand les religions sont déchues, leur promettant un appui trompeur.
Filangieri convient que, suivant Hérodote, les Pélages, premiers habitants de la Grèce, adoraient une multitude de divinités qu’ils ne distinguaient pas les unes des autres, et auxquelles ils ne donnaient [II-260] aucun nom ; mais il demande si plusieurs dieux que rien ne distingue, et qui ne sont désignés par aucun nom particulier, peuvent représenter autre chose que la force inconnue adorée dans le principe, et qu’Hérodote, imbu des notions du polythéisme, n’avait pas su deviner ? Oui, sans doute, les dieux des Pélages représentaient autre chose que cette unité abstraite de la force inconnue. Les nègres aussi adorent des milliers de fétiches ; ils ne les appellent aussi que du nom générique de fétiches : et certes ce n’est point l’unité de la force inconnue que les nègres adorent, mais une foule de forces divisées, ennemies entre elles, qu’ils croient résider dans la pierre, le morceau de bois, ou la peau de bête, devant laquelle ils se prosternent, en offrant des sacrifices, Ou murmurant des prières.
[II-261]
« Lorsque le culte public fut établi… diverses causes obligèrent les pères de famille, d’abord les seuls prêtres,… à se démettre du ministère du culte, et à choisir un certain nombre d’individus, pour leur confier exclusivement les fonctions sacrées. Le sacerdoce forma donc un ordre distinct ».
Liv. V, chap. V, p. 95.
Ce n’est pas toujours conformément au mode que Filangieri indique, c’est-à-dire comme délégation du pouvoir politique, que la puissance sacerdotale parvient à constituer un ordre distinct. Chez plusieurs nations, la marche est précisément inverse ; c’est le sacerdoce qui, se constituant avant tout autre pouvoir ; remet entre des mains subalternes le soin de diriger les affaires du monde visible, en se réservant néanmoins sur ses agents l’inspection suprême au nom de la religion.
Cette différence tient à une distinction que, jusqu’à ce jour, tous les écrivains ont méconnue. Suivant les climats et les circonstances locales ou accidentelles, le pouvoir sacerdotal suit ou précède le pouvoir temporel.
Quand les peuplades sortent du fétichisme par les seuls progrès de l’intelligence, alors les prêtres, qui ont peu d’autorité dans le fétichisme, demeurent longtemps dans une position secondaire.
[II-262]
Ainsi chez les Grecs des temps héroïques, l’armée entière souffre qu’Agamemnon insulte et chasse le père de Chryséis ; ce n’est que lorsque la peste ramène dans les âmes effrayées une superstition plus qu’ordinaire, que le fils d’Atrée se voit forcé à rendre au pontife sa fille captive. Même alors, Calchas tremble de s’expliquer et d’encourir la colère d’un roi ; et dans l’Odyssée, Ulysse tue sans scrupule le prêtre qui assistait aux festins des prétendants.
Il n’est pas de notre sujet de rechercher si, antérieurement aux temps héroïques, les Grecs n’avaient pas été soumis à des corporations sacerdotales comme les Égyptiens, et presque tous les peuples de l’antiquité. Lors même que ce fait, qui est assez probable ; serait démontré, il n’en resterait pas moins certain qu’une révolution, dont les détails sont inconnus et les traces obscures, délivra les Grecs de ce joug, et qu’en le brisant ils retombèrent dans le fétichisme. Leur marche fut dès lors ce qu’elle eût été, s’ils n’eussent jamais eu de grands corps de prêtres.
Quand au contraire par un effet du climat, de la difficulté de se procurer la subsistance physique, du besoin de repousser, à l’aide d’ouvrages qui supposent des calculs plus ou moins scientifiques et qui exigent des travaux assidus et pénibles, les attaques d’une nature toujours menaçante, et surtout par le genre de religion que ces circonstances favorisent, je veux dire l’adoration des astres et des éléments, des corporations sacerdotales se forment à côté du berceau de la société naissante ; les prêtres, d’abord seuls rois, seuls juges, seuls législateurs, délèguent [II-263] à des subordonnés qu’ils choisissent le pouvoir temporel, l’administration de l’état, la conduite de la guerre.
C’est ce qui est arrivé en Égypte, où le règne des dieux précéda celui des rois, et dura dixhuit mille ans, si nous en croyons les annales de cette contrée [63] ; en Éthiopie, où les prêtres envoyaient au prince l’ordre de se tuer, et probablement aux Indes, que toutes les traditions religieuses nous présentent comme longtemps gouvernée par les bramines.
Quand le pouvoir temporel se constitue ainsi, le sacerdoce dont il est l’ouvrage s’applique toujours, et il réussit momentanément à le tenir dans sa dépendance. Mais tôt ou tard les rivalités éclatent, et les délégués deviennent les émules et bientôt les ennemis de leurs maîtres.
L’histoire nous offre partout le spectacle de cette lutte acharnée.
Tantôt les livres hindous racontent que les Cutteries ou guerriers, enfants du soleil, devinrent orgueilleux, secouèrent le joug des bramines, et firent peser sur eux des vexations cruelles. Parasurama, le sixième Avatar de la race de la lune [64], bramine lui-même, mais courageux comme un Cutterie, vengea sa caste opprimée. Il vainquit ses adversaires en vingt et une batailles rangées, remplit de leur sang des lacs entiers, partagea leurs biens, et poussa si loin la sévérité que les bramines mêmes dont il [II-264] rétablit l’empire s’affligèrent de la destruction qu’il avait opérée [65]. Tantôt ces livres rapportent que Bein ou Vena, fils de Ruchnan, parvenu au trône par la fuite de son père, défendit tout culte envers les dieux et toute justice entre les hommes. Il imposa silence aux bramines, et les chassa d’auprès de lui. Il contracta ensuite avec une femme de leur caste une union sacrilège. Il permit que d’autres suivissent cet exemple, et que les enfants des dieux se confondissent avec les enfants des hommes. Quarante-deux castes mêlées naquirent de ces alliances coupables ; alors les bramines le maudirent, et lui ôtèrent la vie. Comme il était sans postérité, ils frottèrent ses mains l’une contre l’autre, et de son sang naquit un fils tout armé, savant dans les saintes sciences, et beau comme un dieu ; de sa main gauche les bramines firent sortir une fille qu’ils lui donnèrent en mariage. Il gouverna avec justice, protégeant ses sujets, maintenant la paix, punissant les désordres, et honorant les bramines [66]. On ne peut méconnaître dans ces traditions le souvenir des combats que se livrèrent aux Indes les deux pouvoirs [67].
[II-265]
L’impiété des rois d’Égypte envers les dieux du pays, dit Diodore, a donné lieu à de fréquentes révoltes [68]. Deux rois que les annales écrites par les prêtres traitent de tyrans et de rebelles, Chéops et Képhren, firent fermer les temples pendant trente années [69]. Le prêtre Sethos, à son tour, s’étant emparé du trône, enleva aux soldats les terres qu’ils possédaient [70 ;] mais après sa mort il y eut contre les prêtres une nouvelle révolution. Douze rois furent institués ; l’un d’eux se replaça sous l’autorité ou la protection sacerdotale pour supplanter sescollègues, et il obtint, par le secours des oracles, le gouvernement de l’Égypte entière [71]. Il est même à croire que, dès le temps de la théocratie, avant l’établissement des rois temporels, de pareilles révolutions avaient agité l’Égypte, et que ces révolutions [II-266] s’étaient opérées, tantôt entre les prêtres, et tantôt contre eux [72].
L’Éthiopie, qui, sous le rapport de la religion, ne doit guère être distinguée de l’Égypte, fut le théâtre de dissensions encore plus meurtrières ; les prêtres de Méroé condamnèrent à mort les rois, et l’un de ces derniers, Ergamenès, contemporain du second Ptolémée, fit massacrer dans leurs temples mêmes tous les prêtres de Méroé [73].
On connaît la fête annuelle célébrée en Perse en commémoration du renversement des mages, et [II-267] pendant laquelle les membres de cette caste, bien qu’elle eût reconquis un grand pouvoir, étaient obligés de se dérober aux regards du peuple [74].
La même lutte s’aperçoit plus obscurément en Étrurie, parce que son histoire nous est moins connue ; mais l’ordre donné aux Rutules par leur roi Mézence de lui présenter les prémices qu’ils avaient coutume de consacrer aux dieux, pourrait bien n’avoir été qu’un effort de la royauté contre le sacerdoce [75].
Si nous voulions passer des peuples de l’antiquité aux nations modernes, ou, pour parler plus exactement, aux nations découvertes dans les temps modernes, nous rappellerions que les Mexicains, après leurs migrations, durant lesquelles ils avaient, comme les Juifs, été conduits par des prêtres, se choisirent, les uns plutôt, les autres plus tard, des chefs temporels [76]. Au Japon, le daïri ou mikado réunissait anciennement au pouvoir spirituel l’autorité politique la plus absolue. Il délégua l’administration des intérêts terrestres à un ministre qui, despote d’abord au nom de son maître, le devint bientôt en son propre nom. Une garde placée auprès du pontife, sous prétexte de lui rendre hommage, le mit hors d’état de rien entreprendre [77] ; et depuis trois siècles, réduit à des titres illusoires, privé de toute [II-268] influence réelle, il n’a conservé que le privilège de créer des dieux qu’il charge du gouvernement de l’univers, et qui, dans des entrevues secrètes, lui soumettent les comptes de leur gestion. Sur la terre, il confère des dignités sacerdotales à ceux que lui indique le koubo (c’est le nom du chef temporel), et il fait l’apothéose de ce dernier quand la mort le frappe [78].
Le grand lama a éprouvé le même sort au Thibet, et tel a été encore celui des califes dépossédés par les Emir-al-omra.
On voit combien la marche du pouvoir sacerdotal est loin d’être dans tous les cas aussi régulière que Filangieri le prétend. Il n’a été dirigé dans ses observations sur cette matière que par une étude assez superficielle du polythéisme grec et romain, les autres polythéismes n’étant que très imparfaitement connus à l’époque à laquelle il écrivait.
Encore, en traitant de la religion romaine, a-t-il tout à fait méconnu l’esprit du sacerdoce, tel qu’il résultait à Rome de la combinaison de deux cultes opposés entre eux. Les suites de cette combinaison demanderaient pour qu’elle fût expliquée (ce qu’elle n’a [II-269] encore été nulle part) des détails qui nous entraîneraient trop loin de notre sujet. Le sacerdoce romain se ressentait des éléments constitutifs d’une religion dans laquelle s’étaient fondues à la fois les fables grecques et les institutions étrusques.
En Grèce, comme je l’ai dit plus haut, le sacerdoce n’était point un corps et n’avait aucuneinfluence politique. En Étrurie comme en Égypte, le sacerdoce était le premier corps de l’état, et le pouvoir politique était dans ses mains en très grande partie. Numa transporta à Rome le sacerdoce étrusque ; les Tarquins y firent triompher les légendes, et surtout l’esprit de la religion grecque. Le sacerdoce survécut à cette révolution, mais fut modifié par elle. Il s’ensuivit que, sans être aussi étranger qu’en Grèce à la constitution du corps social, ni aussiidentifié qu’en Étrurie avec cette constitution, il demeura un pouvoir régulier, qui marcha dans la direction imprimée à tous les pouvoirs par les circonstances.
Lors donc que Filangieri attribue au sacerdoce la disposition belliqueuse du peuple romain, vu l’intérêt que le sacerdoce trouvait, dit-il, dans la guerre, parce que les dieux des peuples vaincus étant adorés dans le Capitole, et les Romains croyant réparer les outrages faits aux nations en adoptant le culte de leurs divinités tutélaires, le sacerdoce voyait se multiplier avec les conquêtes les dieux, les temples, les offrandes, source féconde de richesses [79], il prend [II-270] un effet pour une cause. Le sacerdoce obéissait à la tendance guerrière : il ne la croit pas. La guerre se faisant sans cesse dominait le sacerdoce, comme les autres pouvoirs de l’état. Les grandes dignités de la prêtrise appartenant, non de droit, mais de fait, aux hommes éminents dans l’armée, et ces hommes étant en même temps investis des hautes fonctions civiles, la religion devint un instrument de leur politique conquérante.
Le motif que Filangieri allègue entrait pour si peu dans les déterminations du sacerdoce, que nulle part les dieux étrangers ne furent plus constamment et plus violemment repoussés qu’a Rome. Les ordonnances du sénat à cet égard sont connues, et elles sont innombrables. Les divinités des peuples vaincus ne surmontaient les obstacles que leur opposaient ces ordonnances que de deux manières : quelquefois publiquement, dans les temps de grandes calamités, parce qu’il est dans l’esprit du polythéisme de chercher alors des secours de toutes parts ; et c’est ainsi, par exemple, que s’introduisit à Rome la Cybèle de Pessinunte : d’autres fois secrètement, et par contrebande, parce qu’il est aussi dans l’esprit du polythéisme de persuader à ses sectateurs, en dépit du sacerdoce qui voudrait le monopole, qu’un dieu de plus est un protecteur de plus ; et c’est de la sorte que se glissèrent dans l’empire les dieux égyptiens : mais le sacerdoce romain croyait si peu que ses moyens d’influence et de richesse se multipliassent par l’introduction des dieux étrangers, que ces dieux arrivaient toujours malgré lui avec [II-271] leurs propres prêtres, rivaux et ennemis des anciens. Il n’y a qu’à remarquer combien fréquemment furent chassés les dieux et les prêtres de l’Égypte. L’adoration des divinités étrangères était pour les prêtres romains une diminution de profit et de pouvoir.
Ceci, je l’ai reconnu déjà, ne tient qu’indirectement à l’ouvrage de Filangieri, et je n’ai cru devoir me permettre ces courtes réflexions que pour prouver combien ses méprises sont nombreuses.
Que si quelqu’une de mes assertions choquait sur certains points l’opinion de mes lecteurs ; si, par exemple, ils s’étonnaient de ce que je refuse au sacerdoce grec toute participation au pouvoir politique, et m’objectaient la mort de Socrate, je répondrais que ce n’est pas ma faute si nos philosophes ont, la plupart du temps, voulu assigner aux faits remarquables de l’histoire ancienne des causes qui n’existaient pas, et ont ainsi accrédité des erreurs grossières. La mort de Socrate ne fut point l’ouvrage des prêtres, mais d’une faction politique : les prêtres la servirent, comme des instruments servent la faction qui les soudoie, comme les tribunaux dans tel ou tel pays servent le gouvernement. La religion fut bien le prétexte de la mort de Socrate ; mais le sacerdoce comme corps n’y trempa en rien. Il n’aurait pu y tremper ; les causes même religieuses étaient décidées par des juges civils. Mais je m’arrête. Pour établir une erreur, il ne faut qu’une ligne ; pour la réfuter, il faut des volumes.
[II-272]
« Ce fut… un effet de la prévention de faire croire… que les mystères renfermaient des vérités religieuses, inconnues à la multitude. Cette prévention, combinée avec les lumières de la civilisation naissante, fit imaginer les principes théologiques… fruits des spéculations des adeptes déjà éclairés et civilisés ; et ces principes… finirent en effet par convertir les mystères en une école, en un temple, où l’on enseignait, où l’on professait une religion différente de celle du profane vulgaire ».
Liv. V, chap. VI, p. t39.
Le point de vue sous lequel Filangieri considère les mystères, cette portion importante, si mal connue, si chimériquement expliquée, de presque tous les cultes de l’antiquité, est beaucoup plus juste qu’on ne pouvait l’attendre d’un écrivain dont le défaut principal était de contempler avec un respect superstitieux les doctrines, les institutions, la sagesse en un mot des peuples anciens. Il est surprenant qu’ainsi disposé il ne se soit pas prosterné devant les hypothèses qui font des mystères le dépôt d’une religion épurée et sublime, professée dès l’origine du monde, méconnue par les peuples tombés on ne sait comment dans l’ignorance, et conservée dans un sanctuaire, à travers les extravagances des profanes et les révolutions des siècles, par des philosophes possesseurs, on ne devine pas à quel titre, de lumières supérieures et privilégiées.
[II-273]
Mais si l’auteur italien s’est rapproché de la vérité à cet égard, il s’en est amplement dédommagé dans le roman qu’il s’est complu à tracer deux pages plus loin, sur la coopération de la législation et du sacerdoce pour employer les mystères à détruire l’ancienne religion, et à la remplacer par une nouvelle.
Dans ce roman se trouvent des impossibilités de tous les genres.
Premièrement, l’alliance entre le pouvoir politique et le sacerdoce pour abolir la religion en vigueur ne peut jamais se réaliser.
Elle ne saurait se réaliser du côté du pouvoir politique, parce qu’il voit dans cette religion et sa sanction et son instrument, ni du côté du sacerdoce, parce qu’il y trouve la garantie de son influence.
Si les prêtres de l’antiquité faisaient entrer dans leurs mystères des doctrines ou des rites différents de la religion publique, ce n’était certes point pour préparer dans l’ombre, et loin des regards indiscrets et curieux, l’abandon de cette dernière ; c’était au contraire pour avoir un moyen de plus de la maintenir dans son imperfection et sa grossièreté, tout en déposant dans un lieu sûr leurs découvertes en fait de science, leurs subtilités métaphysiques, et les raisonnements et les faits qui, utiles à conserver comme parties de leur monopole, auraient ébranlé la croyance qui faisait la base de leur pouvoir. Tous les progrès de l’esprit humain sont des ennemis du sacerdoce ; mais il désarme ces ennemis en les adoptant, parce qu’il les adopte sous la condition expresse qu’ils ne franchiront pas l’enceinte impénétrable [II-274] dans laquelle il les renferme. Aussi les adopte-t-il sans distinction d’origine et de tendance. Il fait coexister tous les systèmes et tous les récits, quelque contradictoires qu’ils soient, et leurs contradictions l’embarrassent peu, parce qu’ils sont déposés dans le sanctuaire, à côté l’un de l’autre, sans se toucher, et par conséquent sans se combattre.
C’est pour cette raison que tous ceux qui ont voulu découvrir dans les mystères une doctrine unique, et toujours la même, se sont perpétuellement trompés. Ces mystères étaient en quelque sorte une encyclopédie sacerdotale, se grossissant toujours de tout ce que les prêtres y inséraient successivement.
Ainsi, quand le sacerdoce grec, toujours sans influence légale, et comprimé par l’autorité politique, trouvait dans les anciennes traditions de la Grèce des souvenirs qui, en le présentant comme investi de plus de puissance, lui faisaient honneur de la sortie de l’état sauvage et du premier établissement de la civilisation, il introduisait dans les mystères la commémoration de l’état sauvage, la découverte d’aliments plus sains et plus agréables que la chair crue, la culture de la terre et de la vigne, et l’adoucissement des mœurs.
Quand par un effet naturel et progressif de la communication des peuples entre eux, des prêtres étrangers, membres de corporations bien plus puissantes que le sacerdoce ne l’était en Grèce, apportaient dans cette contrée des hypothèses cosmogoniques et théogoniques, le sacerdoce grec enrichissait [II-275] les mystères de ces théogonies et cosmogonies ténébreuses.
Plus tard, lorsque la philosophie, empruntée aussi des barbares par les premiers philosophes grecs, enfantait des systèmes de théisme, de panthéisme, et même d’athéisme, ces systèmes étaient aussi accueillis dans les mystères.
De là un chaos dont la confusion échappait néanmoins aux initiés, parce qu’on ne leur communiquait qu’isolément et partiellement ce qui s’adaptait le mieux à leurs idées antérieures. Les prêtres se montraient ainsi toujours comme ayant devancé l’intelligence, et dépositaires de tout ce qu’elle avait conçu de plus sublime et de plus abstrait. En confiant comme un secret religieux aux néophytes qu’ils admettaient le résultat de ses méditations et même de ses rêves, ils séparaient ces néophytes du reste de l’espace humaine ; et désormais, loin de les avoir pour ennemis, ils les possédaient comme auxiliaires.
Mais il est évident que ce travail du sacerdoce n’avait pour but que sa propre autorité ; car, en même temps qu’il suivait les progrès de la pensée et de la science, pour s’en emparer et les couvrir d’un voile, il maintenait au dehors, autant que la crédulité individuelle et les institutions qui existaient à côté de lui le rendaient possible, la croyance reçue dans toute son intégrité [80].
[II-276]
Filangieri part donc d’une donnée fausse, en supposant le législateur se coalisant avec le sacerdoce, pour détruire une religion grossière et en établir une plus pure ; mais il ne s’égaie pas moins, en prêtant une intention pareille au législateur lui-même.
Durant l’intervalle de temps assez long pendant lequel les mystères ont subsisté, nous ne rencontrons pas un exemple d’une tentative des législateurs pour épurer la religion [81]. Elle s’épure d’elle-même ; et la législation, comme la société entière, cède à cette action inévitable de la raison qui s’éclaire et de la morale qui devient meilleure. Mais la législation même cède en résistant, et dès qu’elle découvre le terme vers lequel elle est entraînée, sa résistance devient violente et souvent furieuse. Observez les efforts des empereurs pour maintenir le polythéisme, bien que toutes les opinions spéculatives que le christianisme révéla aux hommes fussent enseignées dans les mystères [82].
[II-277]
Enfin, lors même, ce que nous avons démontré être chimérique, lors même, disons-nous, que le pouvoir politique et le sacerdoce, abdiquant leur propre intérêt et saisis d’un philanthropique enthousiasme, voudraient renoncer aux avantages d’une religion déjà fondée, et qu’ils ont façonnée et assouplie, pour lui substituer des dogmes plus purs, et par-là même plus indociles, au moins dans leur nouveauté, ce n’est pas ainsi qu’une religion triomphe.
Il faut autre chose pour que les hommes croient, que les invitations, soit doucereuses, soit menaçantes, qui viennent de ceux qui les gouvernent. Filangieri retombe ici dans son erreur éternelle. Il pose toujours en fait que l’autorité doit vouloir le bien, et qu’elle peut le faire. Il n’est pas toujours sûr malheureusement qu’elle le veuille ; et lorsqu’elle le veut, c’est en laissant faire, c’est par son inaction, c’est par son respect pour l’indépendance sans laquelle aucune amélioration ne saurait s’opérer, qu’elle a quelque chance de voir ses vœux satisfaits et ses intentions remplies.
[II-278]
Je termine ici ce commentaire, imparfait sans doute, mais dans lequel j’ai tâché d’établir une idée principale, qui me paraît s’appliquer à tout, et sans laquelle nous ne parviendrons à rien d’utile, ni à rien de durable. Cette idée, c’est que les fonctions du gouvernement sont négatives ; il doit réprimer le mal, et laisser le bien s’opérer de lui-même.
L’instinct assez juste et assez droit de Filangieri l’a conduit quelquefois à ce résultat ; mais les préjugés qui existaient encore, et l’appel imprudent adressé par beaucoup de philosophes ses contemporains à une autorité dont ils croient parvenir à emparer, l’ont fait sans cesse dévier de la bonne route.
Il passe de la sorte à chaque instant d’une vérité à une erreur. Reconnaît-il que les mœurs d’un siècle n’étant celles ni du siècle qui l’a précédé ni de celui qui le suit, le législateur doit céder à ces modifications nécessaires ? aussitôt il veut placer le législateur en tête de ces modifications, et c’est Lycurgue ou Solon qu’il nous cite.
Je découvre bien, à travers le vague de ses expressions, qu’il ne veut, pas plus que moi, métamorphoser les modernes en Athéniens ni surtout [II-279] en Spartiates ; mais il n’en tombe pas moins dans cette erreur grave, de montrer les mœurs des peuples comme des effets de la volonté des législateurs. On dirait à l’entendre que les Lacédémoniens n’ont repoussé les richesses que parce que Lycurgue les détestait ; qu’ils n’ont renoncé au commerce que parce qu’il l’avait proscrit ; qu’ils n’ont été guerriers que parce qu’il les avait voués à une oisiveté guerrière. De même, il attribue l’esprit industrieux des Athéniens à l’appel fait à l’industrie par leur législateur, ne réfléchissant pas que lorsque l’industrie est indispensable à l’existence d’un peuple, ou lorsqu’un peuple est parvenu à l’époque industrielle de son état social, il n’y a pas besoin d’appel à son industrie par l’autorité et par les lois. Que l’autorité demeure neutre, que les lois se taisent, le nécessaire se fera de reste ; et en fait d’institutions, il n’y a de bon et durable que le nécessaire.
En prenant à la lettre le système de Filangieri, il s’ensuivrait que les gouvernements devraient proportionner les lois à l’esprit des peuples comme des précepteurs proportionnent leurs leçons à l’intelligence de leurs élèves. Les gouvernements ne demandent pas mieux, et ils tirent de ce principe deux conséquences également fausses et funestes.
Le plus souvent ils perpétuent des lois absurdes, sous prétexte qu’il faut attendre pour leur amélioration une plus grande maturité dans les peuples ; et comme il est de l’intérêt des gouvernements exerçant le pouvoir de ne jamais reconnaître cette maturité dans ceux sur qui ils l’exercent, et de la retarder [II-280] quand ils le peuvent, ils se livrent avec délices à cette politique stationnaire et de temporisation. Voyez la France jusqu’en 1789, à quelques exceptions près, qui prouvaient de l’inconséquence plutôt qu’un système ; et c’est ainsi que l’ancienne monarchie a laissé se préparer la révolution. Voyez d’autres empires, dont les ministres ne sont occupés qu’à étouffer dans l’intérieur de l’état, et à poursuivre au dehors, les moindres germes d’améliorations progressives, et dont les autres marchent de promesses en promesses, et de rétractations en rétractations.
D’autres fois, lancés par une commotion imprévue, ou par des intérêts de circonstances et d’individualité, hors de l’immobilité qui leur plaît si fort en thèse générale, les dépositaires du pouvoir franchissent le but au lieu de l’atteindre. Ils se déclarent, juges compétents du degré de maturité auquel les peuples sont parvenus, et se trompent, tantôt sur l’époque, en croyant le peuple préparé à des réformes quand il ne l’est pas, tantôt sur le principe, en adoptant comme des réformes ce qui est le contraire.
Voulez-vous un exemple de cette vérité dans un pays despotique ? consultez l’histoire de la nation portugaise sous le ministère du marquis de Pombal.
« Vous verrez, à la mort de Jean V, le Portugal plongé dans l’ignorance, et courbé sous le joug du sacerdoce. Un homme de génie arrive à la tête de l’état. Il ne calcule pas que, pour briser ce joug et pour dissiper cette ignorance, il faut avoir un point [II-281] d’appui dans la disposition nationale. Il cherche ce point d’appui dans l’autorité. En frappant le rocher, il veut en faire jaillir la source vivifiante. Son imprudente précipitation révolte contre lui les hommes les plus dignes de le seconder. L’influence des prêtres s’accroît de la persécution dont ils sont victimes ; la noblesse se soulève : le ministre est en butte à la haine de toutes les classes. Après vingt ans d’efforts inutiles, la mort du roi lui ravit son protecteur. Il échappe à l’échafaud par l’exil ; et la nation bénit le moment où, délivrée du gouvernement qui prétendait l’éclairer en dépit d’elle-même, elle peut se reposer de nouveau dans la superstition et dans l’apathie [83]. »
J’ai puisé un exemple dans un gouvernement absolu ; je pourrais en prendre un non moins frappant dans une autorité animée d’un esprit de liberté qui, encore aujourd’hui, excuse les fautes qu’elle a commises. Relisez l’histoire de l’assemblée constituante.
« L’opinion semblait réclamer depuis longtemps plusieurs des améliorations que cette assemblée tenta d’opérer. Trop avide de lui complaire, cette réunion d’hommes éclairés, mais impatients, crut a ne pouvoir aller trop loin ni trop vite. L’opinion s’effaroucha de cet empressement de ses interprètes ; elle recula, parce qu’ils voulaient l’entraîner. Délicate jusqu’au caprice, elle s’irrite quand [II-282] on prend ses velléités pour des ordres [84]. De ce qu’elle se plaît à blâmer, il ne s’ensuit pas toujours qu’elle veuille qu’on détruise. Souvent, comme les rois qui seraient fâchés que chaque mot qu’ils prononcent fût converti en acte par le zèle de leurs alentours, elle prétend parler, sans que ses paroles tirent trop à conséquence, afin de pouvoir parler librement. Les décrets les plus populaires de l’assemblée constituante furent quelquefois désapprouvés par une portion du peuple ; et parmi les voix qui s’élevèrent contre ces décrets, il y en avait beaucoup sans doute qui les avaient provoqués jadis [85]. »
Au moment où j’écris, le hasard fait tomber entre mes mains un plaidoyer qui n’est pas sans adresse, contre l’indépendance que je veux qu’on laisse à l’opinion publique, et en faveur de l’action exclusive du pouvoir.
En y répondant, j’achèverai d’entourer ma doctrine d’évidence.
« Lorsque l’esprit public, dit un écrivain moderne, est perverti par la vanité, l’égoïsme, et la manie de l’égalité ; lorsque les opinions dominantes repoussent la supériorité indispensable des vertus et des lumières ; lorsqu’une tourbe d’écoliers rejette toutes les institutions politiques et religieuses ; [II-283] lorsque l’esprit du jour ne demande au législateur que de consacrer des systèmes d’anarchie, que doit faire le législateur ? En appeler de la nation trompée à la nation redevenue maîtresse de ses sens, de l’esprit du jour à l’esprit des siècles ; et loin de flatter les préjugés populaires, les réformer, les comprimer, les extirper. »
Pour juger le sophiste, reprenons et pesons chacune de ses paroles.
L’esprit du jour est perverti par la vanité. Il ne l’est jamais que lorsque les institutions favorisent la vanité. Sans doute, quand un système repose sur des distinctions que la vanité brigue et que le pouvoir accorde ; quand, pour lutter contre le bon sens du siècle qui ne veut plus être vaniteux, et qui repousse ces distinctions, on les accompagne de préférences qui en font des avantages positifs ; quand on force ainsi l’homme dont le caractère serait supérieur à ers puérilités de se rabaisser à leur niveau ; quand la manifestation de la vanité est devenue une espèce d’hommage envers le pouvoir, un moyen de succès, une route de profit : l’esprit public peut être et surtout il peut paraître perverti par la vanité. Mais la faute en est au travail que le pouvoir fait sur lui pour le pervertir.
Au reste, il est possible que nous ne nous entendions pas sur le sens des mots. Appelleraiton par hasard vanité le mépris des distinctions dont jusqu’à présent la vanité se montrait avide ? Nous nous en assurerons tout à l’heure, et nous verrons alors que la vanité ne réside pas dans ceux [II-284] qu’on en accuse, mais dans ceux qui s’en plaignent.
L’esprit public est perverti par l’égoïsme. Laissez l’égoïsme à lui-même ; les égoïsmes privés se combattront entre eux : ils se neutraliseront les uns par les autres. L’égoïsme, comme la vanité, n’est dangereux que lorsque les institutions l’encouragent. L’esprit public n’est perverti par l’égoïsme que lorsqu’un mauvais gouvernement ameute tous les égoïsmes contre toutes les idées de justice : la nature, qui a donné à l’homme l’amour de lui-même pour sa préservation personnelle, lui a donné aussi la sympathie, la générosité, la pitié, pour qu’il ne s’immolât pas ses semblables. L’égoïsme ne devient funeste que lorsque ce contrepoids est détruit. Il l’est, quand l’autorité appelle l’égoïsme autour de ses bannières, et lui promettant l’impunité pourvu qu’il s’enrôle sous ses étendards, transforme de la sorte un instinct nécessaire en une passion féroce et effrénée.
L’esprit public est perverti par la manie de l’égalité. Ce reproche est plus clair que les précédents ; et, comme je l’avais annoncé, nous arrivons à découvrir que ce qu’on veut flétrir sous le nom de vanité et d’égoïsme, c’est l’amour de l’égalité. Maintenant, je le demande, estce à l’amour de l’égalité que la vanité peut être imputée ? n’y aurait-il pas plus de vanité dans la prétention contraire ? vous appelez vains et présomptueux ceux qui veulent être vos égaux ; et vous vous trouvez raisonnables et modestes, vous qui voulez être leurs supérieurs !
Qu’est-ce que l’égalité ? c’est la justice distributive. Ce n’est point l’absence de toute différence dans [II-285] les avantages sociaux. Nul n’a réclamé, nul ne réclame ce genre d’égalité. C’est l’aptitude à conquérir ces avantages suivant les moyens et les facultés dont on est doué ; et ce serait là une vanité qui pervertirait l’esprit public ! Cet esprit public serait bien plutôt perverti par la manie de l’inégalité, par cette manie qui place une poignée d’hommes dans une position nécessairement hostile, et qui, les condamnant à défendre cette position contre les droits de la masse, fausse les idées de cette minorité toujours militante, nuit à ses lumières, empreint ses jugements de partialité.
Aussi comparez les excès qu’ont produit ces deux manies ; je me sers de l’expression consacrée.
La manie de l’égalité cause des bouleversements, j’en conviens. L’homme qui gémit sous un poids énorme ne peut se relever avec assez de scrupule et de délicatesse pour ne.pas déranger le poids qui l’oppresse. Mais voyez le peuple après ces mouvements impétueux : il est étonné de sa victoire, il cherche la justice, il la demande, il y revient dès qu’on la lui montre ; c’est que son intérêt est dans la justice, par ce que la justice est la garantie du plus grand nombre, et que sa suspension ne profite qu’à une minorité qui se crée à ses dépens des privilèges ou des exemptions.
La manie de l’inégalité entraîne, je l’avoue, beaucoup moins de violence. Mais c’est que jusqu’à présent les vices de nos institutions, l’imperfection de nos lumières, avaient donné à l’inégalité l’avantage de la possession. Or, on fait moins de bruit en [II-286] maintenant ce qui existe qu’en établissant ce qui n’existe pas. Pour maintenir, l’immobilité suffit ; pour édifier, il faut d’abord détruire. Aussi ce sont les opprimés qu’on accuse toujours de tous les désordres : aussi longtemps que les nègres demeurent entassés à fond de cale, le vaisseau négrier et son équipage jouissent d’une paix édifiante ; les nègres étouffent, mais l’ordre n’est point troublé. Quand les nègres veulent respirer, le désordre commence, et on leur reproche la manie qui fait qu’ils ne peuvent vivre privés d’air.
Il est si vrai que la modération apparente des partisans de l’inégalité tient à ce qu’ils ont jusqu’à ce jour été d’ordinaire en possession presque incontestée, que lorsque cette possession s’est trouve momentanément interrompue, ils se sont précipités avec autant de fureur et avec bien plus de ténacité dans tous les excès et tous les attentats qu’on nomme populaires. Les patriciens de Rome assommant les tribuns étaient de dignes rivaux de Mazanielle et de Wat-Tyler ; et les Des Adrets et les Tavanes de la Saint-Barthélemy, qui n’était que l’action du privilège contre l’égalité religieuse, valaient sous tous les rapports les assassins du 2 septembre 1792.
Ce n’est donc point la manie de l’égalité qui pervertit l’esprit public. Mais voyez le système d’inégalité travaillant à se conquérir des partisans, soldant le sophisme, semant la corruption, créant pour chaque transfuge un intérêt privé qui l’isole de l’intérêt général ; divisant l’espèce humaine en corps ennemis les uns des autres, pour la gouverner ; la [II-287] parquant, pour ainsi parler, en une foule innombrable de corporations investies chacune d’un privilège, c’est-à-dire enrichies d’une spoliation et gratifiées d’une iniquité ; excitant les passions viles, développant les passions insolentes, récompensant les actions basses ; c’est dans cette atmosphère que l’esprit public se corrompt, et qu’on voit éclore tout ce qu’il y a d’ignoble dans le cœur de l’homme.
Les opinions dominantes aujourd’hui repoussent la supériorité des vertus et des lumières. Jamais l’opinion n’a repoussé la supériorité des vertus. Dans les temps de l’immoralité la plus révoltante, la vertu est toujours respectée en théorie. Quant à la supériorité des lumières, où sont les lumières ? C’est là la question. L’opinion n’est autre chose que l’assentiment donné aux principes qu’on croit vrais ; les lumières ne sont que la connaissance de la vérité. L’opinion doit donc se croire en possession des lumières. Vous venez lui dire que vous en êtes les propriétaires uniques : persuadez-la ; elle ne repoussera plus votre supériorité. Elle la repousse, parce qu’elle ne la reconnaît pas pour la supériorité des lumières. Trancher la question n’est pas la résoudre ; la trancher vous-même en votre faveur, ce n’est pas du raisonnement, c’est de l’impertinence.
On rejette les institutions politiques et religieuses. Ne dirait-on pas qu’on rejette toutes les institutions politiques et toutes les institutions religieuses ? En gouvernement comme en religion, n’y a-t-il pas des institutions de différentes sortes ? Ne peut-on pas rejeter les unes et vouloir les autres ? Les partisans [II-288] de la suprématie intellectuelle et de l’action exclusive du pouvoir ne rejettent-ils pas aussi les institutions qui sont contraires à ce monopole ? La question demeure donc toujours la même. Les deux partis ont des institutions rejettent, et des institutions qu’ils adoptent : reste à savoir lequel a raison. Mais accuser les hommes qui veulent le gouvernement de l’opinion ; accuser cette opinion même de rejeter toutes les institutions politiques et religieuses, c’est avancer précisément l’inverse de la vérité.
Ce qui caractérise les amis du pouvoir, c’est leur confiance en certaines classes et en certains hommes. Ce sont des droits innés et des lumières privilégiées qu’ils leur attribuent. En conséquence, ils se mettent assez peu en peine des institutions, et ils ne les invoquent tout au plus que comme défense, quand ils craignent que l’autorité concentrée dans quelques mains ne leur soit enlevée. Ceux qui, au contraire, pensent que l’opinion doit être obéie, que les gouvernements ne doivent être que ses interprètes, et que leur mission est de marcher avec elle d’améliorations en améliorations, demandent qu’on place derrière chaque amélioration qui s’opère une institution qui la garantisse, en empêchant le pouvoir d’enlever de nouveau à l’espèce humaine ce qu’elle a conquis. Ils ne veulent pas à la vérité que ces institutions soient immuables ; ils veulent que l’opinion, grâce à la force progressive de laquelle elles se sont établies, puisse aussi par une progression ultérieure les améliorer encore. Mais en attendant, et précisément parce qu’ils ne reconnaissent point au [II-289] pouvoir la science infuse et la supériorité des lumières, ils ne s’en fient point à lui, et ils recourent aux institutions pour enregistrer et protéger des progrès faits presque toujours en dépit de ses efforts pour les retarder.
L’opinion pervertie veut substituer à ces institutions des systèmes d’anarchie. Qu’est-ce que l’anarchie ? C’est un état de choses durant lequel la société est livrée à l’action irrégulière de forces opposées et ennemies. Or, l’égalité qui soumet toutes les classes, tous les individus d’un état à des lois uniformes, et qui par-là même écarte toute cause permanente de lutte et d’hostilité entre ces individus et entre ces classes, n’est-elle pas bien mieux calculée pour réprimer l’anarchie que l’inégalité qui arme des minorités, tantôt les unes contre les autres, tantôt contre la majorité ?
Le gouvernement de l’opinion est de tous celui qui met le plus complètement les peuples à l’abri de l’anarchie. L’opinion n’avançant que par degrés, tout ce que l’autorité fait sous son influence est préparé, arrive à propos, trouve des antécédents dans les esprits ; s’enchaîne au passé, se lie à l’avenir, corrige ce qui est vicieux, s’ente sur ce qui est bon. Quand au contraire c’est à l’autorité, déclarée indépendante de l’opinion et au-dessus d’elle, que vous vous abandonnez, vous êtes à la merci des intérêts privés et des conceptions fortuites. Le système de la suprématie de l’autorité, décidant seule d’après des lumières prétendues, n’est qu’une espèce de consécration de l’anarchie du hasard.
[II-290]
Le législateur doit en appeler de la nation trompée à la nation redevenue maîtresse de ses sens. Mais le législateur est-il un être abstrait, impassible ? N’a-t-il pas d’intérêt à s’arroger la plus grande somme de pouvoir que les circonstances placent à sa portée ? Toutes les fois que la nation lui disputera quelque parcelle de ce pouvoir, ne dira-t-il pas qu’elle se trompe et qu’elle s’égare ? J’ai déjà traité ce sujet (1ère partie, ch. VIII, p. 66). J’ai prouvé que les gouvernements, et par le mot de législateur c’est toujours ici du gouvernement qu’on parle, j’ai prouvé, dis-je, que les gouvernements avaient plus de chances d’erreur que les individus, et ils en ont plus surtout que les peuples.
L’opinion d’un peuple est le résultat de chaque opinion individuelle, séparée des intérêts privés qui la faussent dans chacun, et qui, se rencontrant dans ce centre commun, se combattent et se détruisent mutuellement. Le gouvernement ou le législateur a au contraire en lui-même ces intérêts privés dans toute leur intensité. Rien ne l’en garantit ; rien ne dégage les idées générales qu’il peut avoir conçues de cet alliage funeste. Vous le chargez de déclarer quand la nation se trompe : mais qui vous répond, que ce n’est pas lui qui se trompera ? Il déclarera la nation trompée, toutes les fois que les lumières de cette nation devanceront les siennes, toutes les fois que cette nation ne voudra pas se soumettre à ses fantaisies et à ses caprices. Albert d’Autriche disait sûrement que la nation helvétique était trompée, quand elle ne pliait pas le genou devant le chapeau de Gessler. Le sultan dit probablement aujourd’hui que les Grecs sont [II-291] trompés, parce qu’ils résistent au pal, au viol, et au cordon ; et nous avons vu en France, à toutes les époques, des gens qui, lorsque la nation se plaignait de quelqu’une de nos innombrables tyrannies, ont dit qu’elle se trompait.
Le législateur doit opposer à l’esprit du jour l’esprit des siècles. Si le législateur oppose à l’esprit du jour l’esprit des siècles passés, nous sommés rejetés dans cette politique stationnaire qui paralyse toutes les facultés de l’homme repousse toutes les améliorations, éternise toutes les erreurs ; si le législateur oppose à l’esprit du jour l’esprit des siècles futurs, nous sommes exposés à toutes les innovations précipitées, prématurées, fantastiques, dont j’ai peint le danger au commencement de ce chapitre. Pourquoi donc ne pas vouloir laisser à l’esprit du jour son domaine ? l’esprit du jour se compose des opinions du jour ; telles qu’elles se sont formées par l’action des circonstances, à l’aide des antécédents ; car elles ne naissent pas spontanément et isolément dans la tête des hommes : l’esprit du jour naît des intérêts du jour, tels que les habitudes, les spéculations, les progrès de l’industrie les ont faits ; l’esprit du jour est l’expression des besoins du jour. N’essayez donc ni d’évoquer péniblement l’esprit de la veille ; ni d’appeler trop vite et imprudemment celui du lendemain.
Loin de flatter les préjugés populaires, le législateur doit les réformer, les comprimer, les extirper.
Ici, deux questions se présentent. Le législateur a-t-il une certitude ou même une probabilité de [II-292] succès, quand il veut extirper les opinions dominantes ? Et si le succès était certain, serait-il de nature à ce que la société dût s’en féliciter ?
C’est par des faits que j’aime à répondre aux assertions dogmatiques. Je vais donc prendre dans l’histoire l’exemple le plus mémorable qu’elle nous ait transmis de la lutte de l’autorité contre l’opinion ; je le choisis d’autant plus volontiers que, dans ce cas particulier, l’autorité avait raison à beaucoup d’égards. Je veux parler des mesures sévères adoptées par le sénat romain contre l’introduction de la philosophie grecque.
Certes, il y avait beaucoup de vérités, mais il y avait aussi de graves erreurs dans la philosophie apportée à Rome par l’ambassade athénienne, dont Carnéade faisait partie. D’un côté, les progrès des lumières avaient conduit les philosophes grecs à rejeter des fables absurdes, à s’élever à des notions religieuses plus épurées, à séparer la morale du polythéisme vulgaire, et à en placer la base et la garantie dans le cœur et l’intelligence de l’homme ; d’une autre part, l’abus d’une dialectique subtile avait, dans les écoles de plusieurs philosophes, ébranlé les principes naturels et incontestables de la justice, soumis tout à l’intérêt, et de la sorte flétri le motif de toutes les actions, et dépouillé la vertu même de ce qu’elle a de plus noble et de plus pur.
Ainsi le sénat de Rome avait de justes motifs pour désirer qu’une doctrine mêlée de tant d’alliage ne s’emparât point, sans discernement et sans restriction, de l’esprit de la jeunesse romaine. Que fit-il ? [II-293] Il commença par confondre le vrai avec le faux, le bien avec le mal : c’était une première méprise que l’autorité ne pouvait éviter, puisqu’il n’est ni de sa mission ni en sa puissance de se livrer à l’examen approfondi d’aucune opinion ; elle ne peut jamais en saisir que les dehors. Le sénat ayant pris la philosophie en masse, fut beaucoup plus frappé de ses inconvénients que de ses avantages : cela devait être. Les sophismes de Carnéade, qui, se faisant une gloire du talent méprisable d’attaquer indifféremment les opinions les plus opposées, parlait en public, tantôt pour, tantôt contre la justice, devaient inspirer contre une science jusqu’alors inconnue des préventions très défavorables. Le sénat proscrivit donc toute la philosophie grecque.
Ainsi, en premier lieu, il repoussa sur de trompeuses apparences la chose qui, principalement à l’époque où les mœurs se corrompaient, pouvait seule rappeler les Romains à l’amour de la liberté, de la vérité, et de la vertu. Caton l’ancien, qui décida la proscription de la philosophie grecque, ne se doutait pas qu’un siècle après lui, cette même philosophie, mieux approfondie et mieux connue, serait le seul asile de son petit-fils contre les trahisons de la fortune et la clémence insolente de César.
En second lieu, les mesures de rigueur prises par le sénat contre la philosophie grecque ne faisaient que lui préparer un triomphe, qui, retardé, n’en devint que plus complet. Les députés d’Athènes furent renvoyés précipitamment dans leur patrie. Des édits rigoureux contre toute doctrine étrangère furent [II-294] fréquemment renouvelés. Efforts inutiles, l’impulsion était donnée, les moyens de l’autorité ne pouvaient l’arrêter.
Supposons maintenant que le sénat de Rome n’eût voulu ni réformer, ni comprimer, ni extirper par la force, et qu’il ne fût intervenu ni pour ni contre la philosophie, que serait-il arrivé ? Les hommes éclairés de la capitale du monde auraient examiné impartialement la nouvelle doctrine ; ils auraient séparé les vérités qu’elle contenait d’avec les sophismes qui s’étaient introduits à la faveur de ces vérités. Il n’était, certes, pas difficile de prouver que les raisonnements de Carnéade contre la justice n’étaient que de misérables arguties ; il n’était pas difficile de réveiller dans le cœur de la jeunesse romaine les sentiments indélébiles qui sont dans celui de tous les hommes, et de soulever l’indignation de ces âmes encore neuves contre une théorie qui, consistant tout entière en équivoques et en chicanes, devait par la plus simple analyse se voit, bientôt couverte de ridicule et de mépris. Mais cette analyse ne pouvait être l’ouvrage de l’autorité. L’autorité devait seulement la rendre possible en laissant l’examen libre ; car l’examen, lorsqu’il est proscrit, ne s’en fait pas moins, mais se fait imparfaitement, avec trouble, passion, ressentiment, et violence. On veut suppléer à cet examen par des édits et des soldats. Ces moyens sont commodes et paraissent sûrs ; ils ont l’air de tout réunir, brièveté, facilité, dignité ; ils n’ont qu’un seul défaut, celui de ne jamais réussir.
[II-295]
Les jeunes Romains conservèrent d’autant plus obstinément dans leur mémoire les discours des sophistes, qu’on leur semblait avoir injustement éloigné leurs personnes : ils regardèrent la dialectique de Carnéade, moins comme une opinion qu’il fallait examiner que comme un bien qu’il fallait défendre, puisqu’on menaçait de le leur ravir. L’étude de la philosophie grecque ne fut plus une affaire de simple spéculation ; mais, ce qui paraît bien plus précieux encore à l’époque de la vie où l’âme est douée de toutes les forces de résistance, un triomphe sur l’autorité.
Les hommes éclairés d’un âge plus mûr, réduits à choisir entre l’abandon de toute étude philosophique, ou la désobéissance au gouvernement, furent forcés à ce dernier parti par le goût des lettres, passion qui s’accroît chaque jour, parce que sa jouissance est en elle-même. Les uns suivirent la philosophie dans son exil d’Athènes ; d’autres y envoyèrent leurs enfants et la philosophie, revenue ensuite de son bannissement, eut d’autant plus d’influence qu’elle arrivait de plus loin, et qu’on l’avait acquise avec plus de peine.
L’histoire moderne nous fournit un exemple qui vient à l’appui des leçons que nous puisons dans l’histoire ancienne. J’emprunte les réflexions d’un écrivain impartial et modéré.
« La métaphysique d’Aristote fut frappée d’anathème par cette redoutable puissance qui faisait plier sous son joug et les passions et les pensées, et les souverains et les sujets. C’est contre la cendre insensible d’un philosophe mort depuis vingt [II-296] siècles que le concile de Paris, sous Philippe le Bel, dirigea ses foudres, et cette poussière inerte, sortit victorieuse du combat. La métaphysique du précepteur d’Alexandre fut plus que jamais adoptée dans les écoles ; elle devint l’objet d’une vénération religieuse ; elle eut ses apôtres, ses martyrs, ses missionnaires : et les théologiens eux-mêmes courbèrent les dogmes du christianisme pour les concilier avec les maximes des péripatéticiens ; tant l’opinion est irrésistible dans sa marche progressive, tant le pouvoir civil, religieux et politique, est forcé malgré lui de suivre cette marche : heureux, pour sauver les apparences, de sanctionner ce qu’il voulait interdire, et de se mettre en tête du mouvement qu’il prétendait d’abord arrêter. »
Abandonnons maintenant cette question. Renonçons à la victoire que nous croyions avoir remportée. Supposons le succès de l’autorité contre l’opinion probable ou possible : supposons de plus, que l’autorité ait raison, que l’opinion ait tort ; que la première combatte en effet pour la vérité, que la seconde soit du parti de l’erreur ; et voyons, dans cette hypothèse, quelle serait la suite du triomphe de la vérité même imposée par le pouvoir.
Le soutien naturel de la vérité, c’est l’évidence. La route naturelle vers la vérité, c’est le raisonnement, la comparaison, l’examen. Persuader à un homme que l’évidence, ou ce qui lui paraît l’évidence, n’est pas le seul motif qui doive le déterminer dans ses opinions, que le raisonnement n’est pas la seule route qu’il doive suivre, c’est fausser ses [II-297] facultés intellectuelles, c’est établir une relation factice entre l’opinion qu’on lui présente et l’instrument avec lequel il doit la juger. Ce n’est plus d’après la nature intrinsèque de cette opinion qu’il prononce mais d’après des considérations étrangères, et son intelligence est pervertie dès qu’elle suit cette direction. Supposez infaillible le pouvoir qui s’arroge le droit d’enseigner la vérité ; il n’en emploie pas moins des moyens qui ne sont pas homogènes : il n’en dénature pas moins et la vérité qu’il proclame, et l’intelligence à laquelle il ordonne sa propre renonciation.
M. de Montesquieu a dit avec raison [86] qu’un homme condamné à mort par les lois qu’il a consenties est politiquement plus libre que celui qui vit tranquille sous des lois instituées sans le concours de sa volonté. On peut dire avec la même justesse que l’adoption d’une erreur d’après nous-mêmes, et parce qu’elle nous paraît la vérité, est une opération plus favorable au perfectionnement de notre esprit, que l’adoption d’une vérité sur la parole d’une autorité quelconque [87]. Dans le premier cas, nous nous formons à l’examen. Si cet examen, dans telle circonstance particulière, ne nous conduit pas à des résultats heureux, nous sommes toutefois sur la route. En persévérant dans notre investigation [II-298] scrupuleuse et indépendante, nous arriverons et ou tard. Mais dans la seconde supposition, nous ne sommes plus que le jouet de l’autorité devant laquelle nous avons courbé notre propre jugement. Non seulement dans la suite nous adopterons des erreurs, si l’autorité qui domine se trompe, ou trouve utile de se tromper ; mais nous ne saurons pas même tirer des vérités que cette autorité nous aura fait connaître les conséquences qui doivent en résulter. L’abnégation de notre intelligence nous aura rendus des êtres misérablement passifs. Le ressort de notre esprit se trouvera brisé ; ce qui nous restera de force ne servira qu’à nous égarer.
Un écrivain, doué d’une pénétration remarquable, observe à ce sujet qu’un miracle opéré pour démontrer une vérité ne produirait point de conviction réelle dans les spectateurs, mais détériorerait leur jugement [88] ; car il n’existe entre une vérité et un miracle aucune liaison naturelle. Un miracle n’est point la démonstration d’une assertion, mais une preuve de force. Requérir par un miracle l’assentiment à une opinion, c’est exiger qu’on accorde la force ce qu’on ne doit accorder qu’à l’évidence ; c’est renverser l’ordre des idées, et vouloir qu’un effet soit produit par ce qui ne saunait être sa cause.
Je n’applique ce raisonnement qu’aux idées politiques et morales ; mais dans cette sphère il ne saurait être contesté.
[II-299]
La morale ne se compose que de l’enchaînement des causes et des effets. De même, la connaissance de la vérité ne se compose que de l’enchaînement des principes et des conséquences. Toutes les fois que vous interrompez cet enchaînement, vous détruisez la morale et vous dénaturez la vérité.
Tout ce qui est imposé par l’autorité à l’opinion ne peut être utile et devient nuisible, la vérité comme l’erreur. La vérité n’est pas alors nuisible comme vérité ; elle est nuisible comme n’ayant pas pénétré dans l’esprit humain par la route naturelle.
On objecte à une classe dont les opinions ne peuvent être que des préjugés, une classe qui, n’ayant pas le temps de réfléchir, ne peut apprendre que ce qu’on lui enseigne ; une classe qui doit croire ce qu’on lui affirme, et qui, ne pouvant se livrer à l’examen, n’a nul intérêt à l’indépendance intellectuelle. C’est dira-t-on, cette classe ignorante dont le gouvernement doit diriger l’opinion, en laissant à la classe éclairée toute liberté.
Mais un gouvernement qui s’arrogera ce droit exclusif prétendra nécessairement faire respecter son privilège. Il ne voudra pas que des individus, quels qu’ils soient, agissent dans un sens différent du sien. J’accorde que, dans les premiers moments, il couvre cette volonté de formes tolérantes. Dès lors néanmoins il en résultera quelque entrave : ces entraves iront toujours en croissant. De la préférence pour une opinion à la défaveur pour l’opinion contraire, l’intervalle est impossible à ne pas franchir.
[II-300]
Ce premier désavantage est la cause d’un second. Les hommes éclairés ne tardent pas à se séparer d’une autorité qui les blesse. Ceci est dans la nature de l’esprit humain, surtout lorsqu’il est fortifié par la méditation et cultivé par l’étude. L’action de l’autorité, même la mieux intentionnée, a quelque chose de rude et de grossier, et froisse mille fibres délicates qui souffrent et se révoltent.
Il est donc à craindre que, si l’on attribue au gouvernement le droit de diriger, fût-ce vers la vérité, l’opinion des classes ignorantes, en séparant cette, direction de toute action sur la clisse éclairée, cette classe qui sentine l’opinion est de son domaine, ne se mette en lutte contre le gouvernement. Mille maux alors en résultent. La haine d’une autorité qui intervient dans ce qui n’est pas de son ressort peut tellement s’accroître, que, lorsqu’elle agit en faveur des lumières, les amis des lumières se rangent du côté des préjugés. Nous avons, comme je l’ai déjà rappelé, vu ce spectacle bizarre à quelques époques de notre révolution. Un gouvernement fondé sur les principes les plus évidents, et professant les théories les plus saines, mais qui, par la nature des moyens qu’il emploierait, aurait aliéné la classe cultivée, deviendrait infailliblement ou le gouvernement le plus avili, ou le gouvernement le plus oppresseur. Souvent même il réunirait ces deux caractères qui semblent s’exclure.
Rayons donc, pour tout ce qui n’a pas rapport à des crimes positifs, les mots de comprimer, d’extirper, [II-301] et même de diriger, du vocabulaire du pouvoir. Pour la pensée, pour l’éducation, pour l’industrie, la devise des gouvernements doit être : Laissez faire et laissez passer.
[1] J’ai développé ces idées dans mon ouvrage sur l’Esprit de conquête ; je ne fais ici que les rappeler.
[2] De l’Esprit de conquête, chap. I.
[3] Je dois prévenir le lecteur que m’étant proposé il y a quelque temps de publier, en une série d’articles, dans nn ouvrage périodique, un essai sur les limites que la loi ne doit point franchir, j’avais commencé par établir quelques unes des idées que je développe ici. Il m’eût été impossible de me passer de ces idées qui sont la base de toute ma doctrine ; et j’ai cru pouvoir d’autant mieux les reproduire, que j’ai renoncé de très bonne heure au mode de publication que j’avais adopté avant d’entreprendre ce commentaire, de sorte que les morceaux déjà, imprimés sont en très petit nombre, et que leur rédaction a été considérablement modifiée.
[4] Des Constitutions et des Garanties. t 8 t 4.
[5] Je prie le lecteur de remarquer que je ne blâme point le fond de l’idée de Filangieri, dans ce qui a rapport à la proportion qui doit exister entre les lois d’un peuple et l’état de l’opinion, des lumières et de la civilisation chez ce peuple. Cette proportion est certainement indispensable : mais Filangieri dans ses métaphores paraît toujours attribuer au législateur le don de juger et de déterminer cette proportion. Cest là que l’erreur réside : c’est contre l’hypothèse d’une classe douée miraculeusement d’une sagacité surnaturelle, hors de proportion elle-même avec les nations contemporaines, que je m’élève de toutes mes forces. Cette hypothèse sert d’apologie à toutes les oppressions ; elle justifie tantôt le refus des améliorations les plus opportunes, tantôt la tentative d’améliorations ou d’innovations prématurées qui ne sont que des fléaux. Cest sous ce prétexte qu’aujourd’hui les chefs des nations s’opposent à la restitution des droits qu’elles réclament et à la destruction des abus dont elles s’indignent : et il y a cent ans que dans un sens contraire, sous ce même prétexte, Pierre 1er tourmentait les Russes ; il y en a cinquante que le marquis de Pombal conrbait les Portugais sous joug de fer ; il y en a quarante que Joseph il mécontentait la Bohême, la Belgique, l’Autriche et la Hongrie.
Nul doute que la proportion entre les lois et les idées populaires ne soit nécessaire ; mais pour établir cette proportion, c’est à la liberté qu’il faut recourir, et la plupart du temps ce ne sont pas des lois qu’il faut faire, ce ne sont que des lois qu’il faut abroger.
[6] Cours de politique constitutionnelle, tom.I, part.I, p. 173-176.
[7] Premier mémoire sur l’éducation.
[8] Idées sur la souveraineté, l’autorité sociale et les droits individuels, chap. II et III.
[9] « Que de fausses idées ne voit-on pas s’élever sur le mode d’élection, » dit un écrivain très ennemi des gouvernements populaires et fort desireux de renfermer toutes les éligibilités dans les classes aristocratiques. « La capacité d’élire n’est pas plus un droit que la capacité qui rend habile à occuper des places ; c’est une commission déférée par la loi pour le bien de tous : pour faire de bonnes lois, il faut de bons législateurs, et les qualités d’un législateur étant rares, il faut les trouver là où elles se trouvent. » Ce raisonnement ne s’appliquerait-il pas tout aussi bien à la monarchie et ne tendrait-il pas à prouver qu’elle doit être élective ?
[10] Galiani, commerce des grains, page 250.
[11] Idées sur la souveraineté, l’autorité sociale et les droits individuels.
[12] Idem.
[13] Cours de politique constitutionnelle.
[14] De l’Esprit de conquête. 1814.
[15] J’ai développé cette idée, il y a quelques mois, dans un article de la Minerve, intitulé : Des complots des contre-révolutionnaires de France contre la vie et la sûreté du roi d’Espagne.
[16] Lettres de madame de Maintenon.
[17] II faut avoir été en apprentissage pour faire des chariots et non pour faire des carrosses. Blackstone.
[18] Ceci s’applique sur-tout à ce que j’ai dit de la pairie clans mon ouvrage sur les constitutions et les garanties.
[19] La vérité de ce tableau de l’Angleterre jusque vers la fin du siècle dernier a été contestée par quelques écrivains anglais, qui m’ont reproché d’avoir prêté au temps actuel des coutumes et des institutions féodales qui n’existent plus depuis Henri VII. Assurément je ne méconnais point la distance qui sépare l’Angleterre constitutionnelle de l’Angleterre soumise à la féodalité. Mais lorsque les institutions se détruisent graduellement, les relations et les usages survivent. Les fermiers des grands propriétaires anglais n’étaient certainement pas attachés à la glèbe, il y a trente ans : mais les baux et les familles qui en jouissaient demeuraient les mêmes ; et cette stabilité formait entre ces familles et celles des propriétaires un lien de clientèle et de patronage. Dès que les propriétaires ont vu dans la hausse des baux une spéculation, ce lien s’est trouvé rompu. Il n’y a plus eu de patrons et de clients, mais des hommes agissant également suivant leur intérêt, et dépourvus d’affections aussi bien qu’exempts de devoirs les uns envers les autres.
[20] La traite des nègres ayant, à la honte de l’espèce humaine, été considérée longtemps sous un rapport commercial aussi bien que politique, j’ai cru pouvoir, malgré la réserve que je me suis imposée dans ce commentaire, aborder un sujet sur lequel tout le monde est d’accord, au moins en parole, et qui intéresse si essentiellement l’humanité.
[21] Voyez les Mémoires de la Société africaine, l’Exposé du duc de Broglie à la Chambre.des Pairs dans la séance du 28 mars 1822, et sur-tout un Prospectus pour un armement destiné à ce commerce, prospectus publié par des négociants d’une ville maritime avec une incroyable impudeur.
[22] Développemeuts du duc de Broglie.
[23] Ce fait est d’autant plus remarquable, qu’il n’a été connu que par un ouvrage scientifique, dont l’auteur avait si peu l’intention de soulever les esprits contre la traite, qu’il a fort regretté d’avoir inséré dans son récit cet horrible détail, et qu’il s’est hâté de le supprimer dans une édition faite exprès pour remplacer la première. C’est une raison de plus pour lui donner toute la publicité possible, et pour le dénoncer à tous ceux qui conservent quelques sentiments d’humanité.
« Le navire, du port de deux cents tonneaux, partit…… le 24 janvier 1819, pour la côte d’Afrique, et arriva à sa destination le 14 mars suivant. Le navire alla mouiller devant Bouny, dans la rivière de Malabar, pour y a faire la traite des nègres…. Les nègres, qui étaient au nombre de cent soixante, entassés dans la cale et dans l’entrepont, avaient contracté une rougeur assez considérable des yeux, qui se communiquait avec une rapidité singulière des uns aux autres…. On fit monter successivement sur le bord, afin de leur faire respirer a un air plus pur, les nègres qui étaient demeurés jusqu’alors dans a la cale : mais on fut obligé de renoncer à cette mesure, toute salutaire qu’elle était, parce que beaucoup de ces nègres, affectés de nostalgie (le desir de revoir leur pays natal), se jetaient dans la mer en se tenant embrassés. La maladie se développoit parmi les Africains d’une manière effrayante et rapide, et ne tarda pas à devenir contagieuse pour tous, et à donner des craintes pour l’équipage…Les douleurs augmentaient de jour en jour, ainsi que le nombre des aveugles ; en sorte que l’équipage, déja saisi de la crainte d’une révolte parmi les nègres, était frappé de la terreur de ne pouvoir diriger le bâtiment pour se rendre aux Antilles, si le dernier des matelots, qui seul n’avait pas été atteint par la contagion, et sur lequel se fondaient toutes les espérances, venait à cesser de voir comme les autres. Un pareil événement était arrivé a à bord du Léon, bâtiment espagnol qui croisoit devant le…, et dont tout l’équipage, devenu aveugle, avait été obligé de renoncer à diriger le navire, et se recommandait à la charité du…, presque aussi malheureux que lui… Arrivé à la Guadeloupe le 21 juin 1819, l’équipage était dans un état déplorable… Parmi les nègres trente-neuf sont devenus aveugles et ont été jetés à la mer. » Bibliothèque ophtalmologique du D. Guillié.
[24]
« Le 4 mars 1820, les chaloupes du navire anglois le Tartare arrêtèrent la Jeune Estelle… L’agitation et l’alarme qu’on remarquait dans la contenance de tous les gens du navire excitèrent des soupçons, et on procéda à la visite du bâtiment. Pendant cet examen un des hommes de l’équipage du Tartare, ayant frappé sur un baril très soigneusement fermé, on entendit sortir une voix, comme les gémissements d’une personne expirante, et l’on y trouva entassées deux jeunes négresses d’environ douze à quatorze ans, qui étaient dans le dernier état de suffocation, et qui, grâces à cet heureux hasard, furent arrachées à la plus affreuse mort… Il fut reconnu que le capitaine avait embarqué quatorze esclaves à bord de la Jeune Estelle… Une nouvelle visite eut pour résultat d’arracher encore à la mort un noir, qui cependant ne faisait pas partie des douze que l’on cherchait. On avait ménagé sur les tonneaux qui contenaient l’eau du navire une espèce de plateforme, composée d’ais détachés, ayant la forme d’un entrepont, d’environ vingt-trois pouces de hauteur… Sous cette plate-forme le corps couvert de l’un de ces ais, pressé entre deux tonneaux, fut trouvé l’infortuné noir dont on vient de parler. Ce fut pour tous les témoins de cet affreux spectacle un grand sujet d’étonnement que de le trouver vivant encore dans une situation semblable… Cependant on se demande ce que sont devenus les douze autres esclaves… Les officiers du Tartare se rappelèrent avec un sentiment d’horreur, que lorsqu’ils avaient commencé à donner la chasse à la Jeune Estelle, ils avaient aperçu plusieurs barils flottant derrière eux, et ils soupçonnèrent que chacun de ces barils contenait un ou plusieurs de ces malheureux. » Pièces officielles déposées sur le bureau de la Chambre des Communes.
[25] Depuis que ce chapitre est écrit, on a pu voir avec plaisir plusieurs condamnations prononcées contre des navires négriers, et beaucoup de circonstances se réunissent pour fortifier les espérances que M. de Broglie exprimait.
[26] De la Population, t. III, p. 20-22.
[27] Nouveaux Principes d’économie politique, tom. II, p. 308 : Une chose assez curieuse, c’est que M. de Sismondi semble ailleurs oublier entièrement les principes sur lesquels il motive sa sévérité contre les mariages de la classe pauvre, et qui seuls peuvent excuser cette sévérité. Il dit, page 97 de son premier volume, en parlant d’un fermier qui doublerait sa récolte toutes les années : Qui consommera cette augmentation ? on répondra : sa famille, qui se multipliera sans doute ; mais les générations ne croissent pas si vite que les subsistances. Si notre fermier avait des bras pour répéter chaque année l’opération supposée, sa récolte en blé doublerait toutes les années, et sa famille pourrait tout au plus doubler tons les vingt-cinq ans.
[28] En Hollande, par exemple.
[29] Je conçois que cette prophétie, qui s’accomplira en France tout comme en Prusse, ne plaira guère à la classe qui, déchue de ses privilèges d’opinion, voudroit se créer des privilèges de propriété, et rêve les substitutions, les fidéicommis, et les majorats. La féodalité attaquée dans sa suprématie politique quitta ses châteaux et ses seigneuries il y a deux siècles, et se réfugia dans la domesticité des cours sous le nom de noblesse. Maintenant elle sent le terrain des cours s’ébranler sous ses pas, et voudroit se réfugier de nouveau dans ses terres, en les rendant inaliénables sous le nom de grandes propriétés. Mais la grande propriété inaliénable est aussi contraire que la féodalité à l’état présent de la civilisation. L’effet de la civilisation est d’ouvrir une carrière plus vaste et plus libre à la force morale de l’homme, et de mobiliser, si l’on peut s’exprimer ainsi, de rendre disponibles tous les moyens à l’aide desquels il exerce cette force. La propriété foncière n’est aujourd’hui qu’un de ces moyens ; elle tend en conséquence à se diviser pour circuler plus commodément. Tout ce qui contrarierait cette tendance serait sans résultat. Aussitôt qu’une partie de la propriété foncière eut passé dans les mains du tiers-état, elle vainquit la féodalité. Aujourd’hui l’industrie, qui est tont entière dans les mains de ce même tiers-état, vaincra la propriété foncière, c’est-à-dire la rangera à son niveau, la rendra mobile, divisée, circulante à l’infini. Tous les efforts des castes pour l’empêcher de prendre ce nouveau caractère seront impuissants ; elle a changé de nature. Les terres sont devenues en quelque sorte des effets à ordre qu’on négocie dès qu’on peut tirer un meilleur parti du capital qu’elles représentent car ce ne sont plus les capitaux qui représentent les terres, ce sont en quelque sorte les terres qui représentent les capitaux. La raison en est simple. Dans un système d’industrie, la meilleure valeur est celle qui exige le moins de formalités pour devenir disponible, et l’on tend alors à accroitre le plus qu’on peut la disponibilité de toutes les valeurs.
Il doit s’ensuivre que plus l’industrie fait de progrès, plus toutes les classes aisées veulent avoir de capitaux à leur disposition. En accordant ce qu’il faut accorder aux habitudes de la génération contemporaine, on peut affirmer que dans cent ans les classes non agricoles n’auront de propriété foncière que comme jouissance de luxe, et la propriété foncière, divisée et subdivisée, sera presque uniquement dans les mains des classes laborieuses. La grande propriété est à peu près le dernier anneau de la chaîne dont chaque siècle détache et riseles anneaux.
« Résister à cette révolution serait inutile, s’en affliger est insensé. Une difficulté presque insoluble a existé chez tous les peuples anciens, et chez beaucoup de peuples modernes ; elle a tantôt retardé l’établissement, tantôt troublé la jouissance de la liberté. Cette difficulté, c’était le peu de lumières de la classe vouée au travail, et le peu d’intérêt que cette classe, composée de prolétaires, prenait au maintien de l’ordre ; l’antiquité n’avait trouvé de remède à ce fléau que dans l’esclavage. Tous les philosophes de la Grèce décleroient l’esclavage une condition inhérente et indispensable de l’état social. N’est-il pas trop heureux que la division des propriétés délivre de ce péril la société de nos jours, et qu’elle attache le grand nombre à la stabilité des institutions par son intérêt ? Les gens qui déplorent cette division sont précisément ceux qu’elle sauve, en répandant des lumières, de l’aisance, et du calme dans la portion du peuple la plus dangereuse, quand, elle est ignorante, pauvre, et agitée.
« La propriété foncière elle-même y gagne en culture et en valeur. Vous voyez ce que dit de la Prusse un auteur prussien ; contemplez ce qui a eu lieu en France depuis la révolution ; comparez notre agriculture et ses produits à l’agriculture et aux produits du siècle dernier ; méditez enfin sur l’effet de la multiplicité des prolétaires en Angleterre. »
[30] M. Necker dans son ouvrage sur la législation des grains.
[31] Say, Traité d’économie politique.
[32] On peut voir ces difficultés développées dans toute leur étendue par l’abbé Galliani, dans ses dialogues sur le commerce des blés. J’aime à renvoyer le lecteur à cet écrivain, bien qu’il ait écrit d’un ton beaucoup trop léger sur une matière aussi importante ; mais comme il est le premier et l’un des plus redoutables adversaires du système de liberté, ses aveux sur l’inconvénient de l’intervention administrative à cet égard doivent avoir un grand poids.
[33] Voyez l’ouvrage de M. Necker sur la législation et le commerce des grains. Il a examiné avec une sagacité remarquable toutes les restrictions, tous les règlements, toutes les mesures qui composent ou peuvent composer une législation des grains ; et quoique son but fût de démontrer que l’action constante du gouvernement était nécessaire, il a été forcé de condamner tous les moyens qu’on a essayés.
[34] Voyez les lettres de M. Turgot à l’abbé Terray.
[35] Un laboureur qui ne peut vendre son blé à profit cherche à le faire consommer, pour éviter les frais et les déchets qu’il essuierait en le gardant. On donne d’autant plus de grain aux volailles et aux animaux de toute espèce que le prix en est moindre ; or, c’est autant de perdu pour la subsistance des hommes. Ce n’est pas dans l’année où se fait ce gaspillage que les consommateurs ont à le regretter ; mais ce grain aurait rempli un vide dans quelques provinces disetteuses, ou dans une année stérile. Il aurait sauvé la vie à des familles entières, et prévenu des chertés excessives, si l’activité d’un commerce libre, en lui présentant un débouché toujours ouvert, eût donné dans le temps aux propriétaires un grand intérêt à le conserver, et à ne pas le prodiguer à des usages auxquels on peul employer des grains moins.précieux. (VIIe lettre de M. Turgot à l’abbé Terray, p. 62-63.)
[36] Smith a démontré d’une manière admirable que l’intérêt du marchand qui commerce sur les blés dans l’intérieur, et l’intérêt de la masse du peuple, opposés en apparence, sont précisément le même dans les années de la plus grande cherté. Liv. IV, ch. 5.
[37] Arrêt du parlement de Paris dut11 décembre 1626.
[38] Voyez, pour des développements ultérieurs, Smith, liv. IV, eh. 5 ; Morellet, Représentation aux magistrats, 1769.
[39] Voyez Smith, liv.1, ch. 7. et Say, Économie politique.
[40] J’ai souvent éprouvé la tentation d’écrire un ouvrage intitulé Des obligations qu’a le génie à l’autorité. Je n’y parlerais point de la politique, sujet éternel de rivalité et de combat entre la puissance et la raison. Je me bornerais aux faits particuliers, indépendants de toute opposition de principes, et résultant simplement de la relation naturelle et constante qui existe entre la pensée et la force, entre le talent et le pouvoir. Je montrerais Callisthène ayant le nez et les oreilles coupées, et renfermé dans une cage de fer par l’ordre d’Alexandre ; Platon, appelé, puis chassé par le capricieux Denys ; Auguste, exilant Ovide ; plus tard, Le Tasse emprisonné à Ferrare ; Richelieu, persécutant le Cid à Paris ; Milton, pauvre, et sans cesse en danger sous Charles II ; Louis XIV, faisant mourir de chagrin Racine, et importuné de Fénelon ; enfin, de nos jours, M. de Châteaubriand menacé et madame de Staël proscrite par Bonaparte. Ces exemples contre-balancent un peu, ce me semble, les faveurs accordées à des poètes adulateurs et à des historiens infidèles.
[41] Birmingham, Manchester, V. Baert.
[42] La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés est celle de sa propre industrie, parcequ’elle est la source ordinaire de toutes les autres propriétés. Le patrimoine du pauvre est dans la force et l’adresse de ses mains ; et l’empêcher d’employer cette force et cette adresse de la manière qu’il juge la plus convenable, tant qu’il ne porte de dommage à personne, est une violation manifeste de cette propriété primitive. C’est une usurpation criante de la liberté légitime, tant de l’ouvrier que de ceux qui seroient disposés à lui donner du travail ; c’est empêcher à la fois l’un de travailler à ce qu’il juge à propos, et l’autre d’employer qui bon lui semble. On peut bien en toute sûreté s’en fier à la prudence de celui qui occupe un ouvrier, pour juger si cet ouvrier mérite de l’emploi, puisqu’il y va de son intérêt. Cette sollicitude qu’affecte le législateur pour prévenir qu’on n’emploie des personnes incapables est évidemment aussi absurde qu’oppressive. Voyez Adam Smith. Voyez aussi Bentham, Principes du Code civil, part. III, ch. 1.
[43] Voyez sur les efforts des maîtres pour faire baisser, et sur ceux des ouvriers pour faire hausser le prix des journées, et sur l’inutilité de l’intervention de l’autorité à cet égard, Smith, 1, 132-159, traduct. de Garnier.
[44] On a dit sans cesse que le commerce de l’Inde ne pouvoit être fait que par une compagnie ; mais, pendant plus d’un siècle, les Portugais ont fait ce commerce sans compagnie avec plus de succès qu’aucun autre peuple. Say, liv. I, chap. XXVII, p. 183.
[45] En Hollande, 30 s. ; en Angleterre, 20 s. sterl.
[46] Je suppose pour la facilité de l’exemple qu’il ne puisse employer son capital et son industrie ailleurs. S’il le peut, le raisonnement’se portera sur la matière première, sur laquelle il emploiera sun capital et son industrie.
[47] M. Necker.
[48] Filangieri, à la vérité, dans un autre endroit, distingue, ou plutôt promet de distinguer entre les délits publics pour lesquels chaque citoyen peut devenir accusateur, et les délits privés, que la partie offensée a seule droit de poursuivre. Mais il règne tant d’incohérence dans ses idées, qu’il loue ici les Égyptiens d’avoir obligé tout témoin d’un homicide de se porter accusateur, et les Francs d’avoir imposé le même devoir à quiconque avait connaissance d’un larcin.
[49] Cours de politique constitutionnelle, tom. I, p. 114-115.
[50] Mémoires sur l’instruction publique.
[51] Helvétius, de l’Homme.
[52] On peut enseigner les faits sur parole, mais jamais les raisonnements.
[53] Pour les détails de l’organisation de l’instruction publique, qui ne sont pas du ressort de cet ouvrage, je renvoie le lecteur aux Mémoires de Condorcet, où toutes les questions qui se rapportent à cette matière sont examinées.
[54] Smith, Richesse des nations.
[55] Condorcet, premier Mémoire, p. 55.
[56] Tout ce qui oblige ou engage un certain nombre d’étudiants à rester à un collège ou à une université, indépendamment du mérite ou de la réputation des maîtres, comme d’une part, la nécessité de prendre certains degrés qui ne peuvent être conférés qu’en certains lieux, et de l’autre, les bourses et assistances accordées à l’indigence studieuse, ont l’effet de ralentir le zèle, et de rendre moins nécessaires les connaissances des maîtres, ainsi privilégiés sous une forme quelconque. Smith, V, 1.
[57] Condorcet, premier Mémoire. p. 44.
[58] Diogène Laërce, Vie de Théophraste.
[59] De la Religion, de sa source, de ses formes, et de ses développements, tome I.
[60] Je développerai cette vérité avec plus d’étendue dans le second volume de mon ouvrage sur la religion.
[61] Dans la troisième partie de mon ouvrage sur la religion, j’aurai à traiter de la formation du polythéisme grec. Je montrerai que les habitants de la Grèce, préservés par d’heureuses circonstances, ou affranchis par quelque révolution maintenant oubliée, de toute influence sacerdotale, ont passé du fétichisme au polythéisme homérique, par le seul effet de la proportion toujours existante entre ce polythéisme et leurs progrès politiques et moraux ; qu’Hésiode, postérieur, quoi qu’on en a dit, à l’auteur ou aux auteurs de l’Iliade et de l’Odyssée, n’a fait que rassembler des traditions et des dogmes, pour la plupart étrangers ; que ces dogmes et ces traditions n’ont jamais fait partie de la croyance publique, et que, si on en retrouve beaucoup de traces dans les mystères, c’est que les mystères étaient en quelque sorte le dépôt de tout ce que les émigrants égyptiens, phéniciens et thraces n’avaient pu introduire dans le culte national. On doit en conséquence considérer Homère seul comme le poète de la religion populaire, et regarder Hésiode comme celui de la religion occulte, que le génie grec a toujours repoussée. Mais tout ceci m’entrainerait trop loin dans ce commentaire. Aussi ne saurais-je trop recommander à mes lecteurs de ne voir dans mes assertions actuelles que des fragments d’un grand ensemble, fragments qui perdent nécessairement beaucoup de leur vraisemblance, en n’étant pas appuyés de toutes les preuves, et accompagnés de tous les éclaircissements indispensables pour les entourer de l’évidence qui leur appartient.
[62] Tout ceci, je le sens, demanderait bien des explications, et les lacunes, que je laisse malgré moi sans les remplir, fourniront des prétextes à des objections plus on moins plausibles. On alléguera, par exemple, en faveur de l’existence de corporations sacerdotales en Grèce, les Eumolpides, les Branchides, et tant d’autres familles, dans lesquelles la prêtrise se transmettait comme un héritage, et qui présidaient, seules, soit aux mystères, soit même à des cérémonies du culte public. On croira prouver l’influence redoutable du sacerdoce grec par les persécutions qu’il a exercées, et les noms de Socrate, de Prodicus, de Diagoras, accourront se ranger sous la plume de mes adversaires. J’en suis fâché ; mais je ne puis tout dire à la fois, ni surtout dans ce livre. Ceux qui me combattraient pour le seul plaisir de me combattre sont les maîtres de profiter de l’avantage que je leur donne ; ceux qui recherchent la vérité sont invités à parcourir, avant de me juger, l’ouvrage que j’ai indiqué dans la première note annexée à ce chapitre.
[63] Diod., I, 2,3.
[64] Schlegel, Sagesse des Indiens, p. 184.
[65] Mythologie des Indous, I, 280-290.
[66] Rech. asiat., V, 252.
[67] Nous pourrions multiplier les citations. Souvent les livres indiens attribuent la destruction du monde à la diminution du respect pour l’ordre sacerdotal. Lors de cette catastrophe, dans le second âge, disent-ils, il y eut un petit nombre d’individus de la caste des bramines, de celle des commerçants, et de celle des artisans qui furent épargnés ; mais il n’y en eut aucun de la caste des guerriers ou princes, parcequ’ils avaient tous abusé de leur force et de leur autorité. Au renouvellement du monde, une nouvelle caste de gouvernants fut créée ; mais pour qu’elle ne fût plus aussi disposée à s’égarer, elle fut tirée de la caste des bramines, et Rama, le premier de cette nouvelle caste, fut le protecteur des prêtres, et ne se dirigea que par leurs conseils. Voyez Mayer, Dictionnaire mythologique, art. Yog, pag : 482-484. Les lois de Menou font mention de plusieurs races de guerriers devenues sauvages et barbares, c’est-à-dire s’étant affranchies du pouvoir sacerdotal et de la division en castes. Schlegel, op. cit., p. 184-185 ; Lois de Menou, X, 43-45. Les livres indous parlent encore d’un bramine de Magadha qui fit périr Nanda, roi du pays, et plaça sur le trône une dynastie nouvelle. As. Res., II, 139.
[68] Diodore, I, 2, 3.
[69] Hérodote, II, 124-127. M. Denon remarque que ce fut durant cette lutte religieuse que futconstruit le seul palais qui ait appartenu auz rois d’Égypte. Voyage en Égypte, II, 115.
[70] Hérod., II,
[71] Hérod., Il, i41-152. Heeren Africa, 687.
[72] Tel est le sens le plus naturel du récit d’Hérodote sur le règne des huit anciens dieux, des douze dieux postérieurs, et des divinités subséquentes qui naquirent de ces douze dieux. « Dans les temps anciens, dit-il, les dieux avaient régné en Égypte ; ils avaient habité avec les hommes, et il y en avait toujours un qui exerçait la souveraineté ; » c’est-à-dire que, dans ces temps, l’Égypte avait été gouvernée par les prêtres, et que ce gouvernement théocratique aura été appelé du nom du dieu auquel était attaché le grand prêtre qui jouissait de l’autorité souveraine. Larcher, Essai de chronol., chap. I, §.10. Vraisemblablement ces grands prêtres se disputèrent et s’arrachèrent l’autorité suprême. La caste des guerriers, la secondé de l’état, parois aussi s’être soulevée contre la première ; mais celle-ci remporta la victoire. Hérodote, II, 41. Voyez Larcher, Notes, II, 460, qui mentionne une inscription destinée à conserver la mémoire de cet évènement. Malgré le mauvais succès de cette tentative, le gouvernement sacerdotal devenant chaque jour plus oppressif, le peuple chercha un refuge dans l’autorité royale. Le premier roi de l’Égypte fut Menès. Ses lois sur la religion limitaient l’empire du sacerdoce. Diodore, I. Elles lui attirèrent le courroux de cet ordre, qui, ayant regagné son influence sous ses successeurs, autorisa ou obligea Technatis à faire graver sur une colonne des malédictions contre Menès. Plut., De Is. et Osir ; Larcher, Chronol. d’Hérod., VI, 180- 207. Depuis ce temps, la lutte entre les deux pouvoirs fut constante et acharnée.
[73] Diodore, III, 6.
[74] Hérodote, III, 79.
[75] Macrobe, Saturn., III, 5.
[76] C’est ainsi qu’Acamapitzin fut choisi par les Tenochkan, l’an 1352 de J. C.
[77] Mayer, Dictionn. mythol., art. Dairi ou Coubo.
[78] La chronologie de cette révolution se trouve très clairement exposé dans le Dictionnaire mythologique, article Japon. La puissance du dairi commença à décliner sous le soixante-seizième dairi, nommé dans les annales de cet empire Koujac. Il régnait l’an 1142 après J.C. Le quatre-vingt-unième dairi nomma un koubo ou général temporel ; et le cent septième, l’an 1585 de notre ère, céda la puissance à l’un des successeurs de ce koubo. Ce nouveau monarque se fit appeler maître absolu, régna despotiquement, soumit le clergé même à des prêtres institués par lui, et réunit toutes les principautés auparavant indépendantes.
[79] Voyez liv I chap.7 p 78 parts [Note: this section was added later: "; et c’est ainsi, par exemple, que s’introduisit à Rome la Cybèle de Pessinunte : d’autres fois secrètement, et par contrebande, parce qu’il est aussi dans l’esprit du polythéisme de persuader à ses sectateurs, en dépit du sacerdoce qui voudrait le monopole, qu’un dieu de plus est un protecteur de plus ; et c’est de la sorte que se glissèrent dans l’empire les dieux égyptiens : mais le sacerdoce romain croyait si peu que ses moyens d’influence et de richesse se multipliassent par l’introduction des dieux étrangers, que ces dieux arrivaient toujours malgré lui avec leurs propres prêtres, rivaux et ennemis des anciens. Il n’y a qu’à remarquer combien fréquemment furent chassés les dieux et les prêtres de l’Égypte. L’adoration des divinités étrangères était pour les prêtres romains une diminution de profit et de pouvoir.]
[80] Je n’ai pu ici qu’indiquer très rapidement, et par-là même très imparfaitement, le point de vue sous lequel les mystères de l’antiquité doivent être étudiés. J’entrerai dans l’examen des faits, et je rapporterai les preuves qui me semblent appuyer cette ma nière de les concevoir, lorsque, dans mon ouvrage sur la religion, je serai appelé à traiter de la décadence du polythéisme.
[81] On m’objecterait à tort Julien et les philosophes de l’école d’Alexandrie, qui, étant sur la défensive, expliquaient de leur mieux par des subtilités et des allégories le polythéisme déchu. Le christianisme, apparaissant dans toute sa pureté, contraignit ses adversaires à cet infructueux et difficile travail. Il est tout simple qu’une religion naissante réduise un culte vieilli à se modifier ; mais cette espèce de réforme involontaire et forcée ne ressemble en rien au projet que Filangieri, dans son utopie, prète au gouvernement et au sacerdoce.
[82] En réfutant Filangieri, je ne prétends pas nier que les mystères n’aient contribué à la chute de la religion publique en Grèce et à Rome ; mais ce fut contre la volonté et du sacerdoce et du gouvernement. Le peuple apprit qu’on enseignait dans les mystères antre chose que ce qu’on lui ordonnait de croire. Or, dès que le peuple se doute que ses chefs n’ont pas la même croyance que lui, il la repousse comme une absurdité et comme une insulte.
[83] De l’Esprit de conquête, 4e édit., pag. 200
[84] Quand l’autorité dit à l’opinion, comme Séide à Mahomet, J’ai devancé ton ordre, l’opinion lui répond comme Mahomet à Séide, Il eut fallu l’attendre ; et si l’autorité refuse ce délai, ropinion se venge.
[85] De l’Esprit de conquête, pag. 202.
[86] Esprit des lois, liv. XII, chap. 12.
[87] C’est dans ce sens que je disois une fois à la tribune : l'erreur libre vaut mieux que la vérité imposée. Ceux que cette phrase a fait murmurer ne m’ont pas compris ; j’aurois été étonné qu’ils me comprissent.
[88] Godwin, Political justice.