CHARLES COMTE,
Traité de législation, ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaire (1st ed. 1826-27)
Tome troisième.

François-Louis-Charles Comte (1782-1837)  
[Created: 21 November, 2021]
[Updated: 3 September, 2023 ]
The Guillaumin Collection
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Charles Comte, Traité de législation, ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaire, 4 vols. (Paris: A. Sautelet et Cie, 1826-27). Tome troisième.http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Comte/TraiteLegislation/1stEdition-1826-27/Comte_1827TdL3.html

Charles Comte, Traité de législation, ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaire, 4 vols. (Paris: A. Sautelet et Cie, 1826-27). Tome troisième.

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Editor's Note

Charles Comte, Traité de législation, ou exposition des lois générales suivant lesquelles les peuples prospèrent, dépérissent ou restent stationnaire, 4 vols. (Paris: A. Sautelet et Cie, 1826-27). On the title page it has the quotation attributed to Galileo “E pur si muove!” (And yet it moves!). My HTML version of this book has been greatly assisted by the work of Benoît Malbranque of the Institute Coppet, Paris.

Since the third edition of 1837, perhaps being edited while Comte was still alive, had all four volumes in one volume, I thought it would not be inappropriate to do the same here with the first edtion - The Complete Traité de législation, 4 vols. in 1 [HTML].

Other Editions

A second revised edition was published in 1835 by Chamerot, Ducollet of Paris in 4 vols. to coincide with the publication of its sequel, the Traité de la propriété. It also contains a useful 64 page “Analytical Table of Contents”.

A revised and corrected third edition in one volume (with 2 columns of text per page) was published in 1837 by Hauman, Cattoir et Cie of Brussells. It contains Comte’s Foreword for April 1835 and the Analytical Table of Contents.

 


 

[III-490]

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TROISIÈME VOLUME

SUITE DU LIVRE TROISIÈME.

  • [Chap. XXVIII. Des rapports observés entre les moyens d'existence et l'état social des peuples d'espèce mongole de l'Orient et du centre de l'Asie.— Parallèle entre les mœurs des peuples de cette espèce qui vivent sous un climat froid, et les mœurs de ceux qui vivent sous un climat tempéré ou sous un climat chaud. 1
  • [Chap. XXIX. Des rapports observés entre les moyens d'existence et l'état social des peuples d'espèce mongole, de l'occident et du centre de l'Asie. — Parallèle entre les mœurs des peuples de cette espèce qui vivent sous un climat froid, et les mœurs de ceux qui vivent sous un climat tempéré ou sous un climat chaud. 33
  • [Chap. XXX. Des rapports observés entre les moyens d'existence et l'état social des peuples d'espèce caucasienne du sud-est de l'Asie. —Constitution d'un peuple nomade.—Parallèle entre les mœurs de ces peuples et les mœurs de peuples de même espèce, qui sont plus rapprochés du Nord. 49
  • [Chap. XXXI. Des rapports entre les moyens d'existence et l'organisation sociale de quelques peuples d'espèce caucasienne, de la partie orientale de l'Afrique. — Du genre d'inégalité qui existe chez ces peuples. — Des mœurs qui déterminent leur état social , et de celles qui en sont des conséquences. — Des mœurs de quelques peuples nègres. 70
  • [Chap. XXXII. Des rapports observés entre les moyens d'existence et l'organisation sociale de quelques peuples d'espèce caucasienne du nord-ouest d'Afrique. — Du genre d'inégalité quia existé ou qui existe encore chez ces peuples.— Constitution d't ne aristocratie militaire. 95
  • [Chap. XXXIII. Des relations observees entre îl'aristocratie militaire et la classe industrieuse, chez les peuples d'espèce caucasienne du nord-ouest de l'Afrique. — De l'influence de ces relations sur la prospérité du pays et sur le nombre de lapopulation. 127
  • [Chap. XXXIV. Parallèle entre la portion de richesses qui est laissée à la classe laborieuse, et la portion de richesses que s'approprie l'aristocratie militaire, chez les peuples d'espèce caucasienne du nord-ouest de l'Afrique. —Des mœurs qui résultent de la domination militaire.—Etat des femmes. — Progrès de la barbarie. —Influence de la sécurité sur les mœurs et sur l'industrie. 155
  • [Chap. XXXV. Des rapports observés entre les moyens d'existence et l'organisation sociale de quelques peuples d'espèce caucasienne de la côte septentrionale d'Afrique. — Des mœurs qui résultent des relations des diverses classes de la population. — Parallèle entre ces peuples et ceux de même espèce situés sous un climat plus chaud, sur le même continent. 195
  • [Chap. XXXVI. Esquisse des mœurs de quelques peuples d'Europe. — Parallèle entre les mœurs de ceux qui habitent sous un climat froid, et les mœurs de ceux qui habitent sous un climat tempéré ou sous un climat chaud. 206
  • [Chap. XXXVII. Conclusion de ce livre. 227

LIVRE QUATRIÈME.

Des premiers objets sur lesquels se développent les facultés humaines. — Des rapports qui existent entre la distribution des diverses espèces d'hommes, sur la surface du globe, et la distribution de leurs moyens d'existence. — De la division naturelle des peuples. — De l'influence qu'exercent, sur la civilisation, la nature et la position du sol, la direction des eaux et la température de l'atmosphère. — Parallèle entre les peuples de diverses espèces, et entre les peuples barbares et les peuples civilisés. — Du développement de quelques facultés particulières chez diverses espèces d'hommes. — Des causes de ce développement. — De l'origine de l'esclavage.

  • Chap. I. Des premiers objets sur lesquels les facultés humaines se développent. —Des rapports qui existent entre la distribution de ces objets et la distribution des peuples sur la surface du globe. —Delà division naturelle des nations, suivant la formation des montagnes et la division des eaux. — De l'influence qu'exercent sur les progrès des peuples la nature et la position du sol, le cours des eaux et la température de l'atmosphère. 241
  • Chap. II. De l'influence exercée sur les peuples d'Afrique, d'Asie, de la terre de Van-Diemen, et de la NouvelleHollande, par les circonstances locales au milieu desquelles ces peuples ont été placés. 267
  • Chap. III. De l'influence exercée sur les peuples indigènes de l'Amérique, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés; ou des causes physiques de la civilisation des uns et de la barbarie des autres. 296
  • Chap. IV. De l'influence exercée sur les peuples d'espèce malaiedu grand Océan, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés — Des causes physiques de civilisation et de barbarie. 315
  • Chap. V. De l'influence exercée sur quelques-uns des peuples d'Europe, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés. —Des rapports qui existent entre ces circonstances et le genre de progrès qu'ils ont faits. 322
  • Chap. VI. Du développement de quelques facultés particulières, chez les peuples des diverses espèces. 344
  • Chap. VII. Des circonstances locales sous lesquelles quelques facultés particulières se développent, chez les peuples de diverses espèces. 368
  • Chap. VIII. Des effets qui résultent du développement de quelques facultés particulières, chez les peuples des diverses pè ces. — Origine de l'esclavage. 390
  • Chap. IX. Parallèle entre l'homme sauvage et l'homme civilisé. — Système de J.-J. Rousseau. 408
  • Chap. X. Parallèle entre les diverses espèces d'hommes. — De la supériorité des unes à l'égard des autres. —, Des causes de cette supériorité. — De la difficulté de constater l'existence de ces causes. 421
  • Chap. XI. De la supériorité des peuples d'espèce caucasienne sur les peuples des autres espèces. — Des causes auxquelles cette supériorité a été attribuée. — Suite du chapitre précédent. 447
  • Chap. XII. Du penchant à la servitude et de quelques autres vices attribués aux peuples d'espèces colorées. — De la supériorité attribuée à cet égard aux peuples d'espèce caucasienne. — Suite du chapitre précédent. 466
  • Chap. XIII. De quelques causes particulières des progrés des Europeens dans les diverses parties du monde. — Du perfectionnement moral des races dont les facultés intellectuelles sont supposées peu susceptibles d'être développées. — Conclusion. 479
  • NOTES

 


 

TRAITÉ DE LÉGISLATION,

OU EXPOSITION DES LOIS GÉNÉRALES SUIVANT LESQUELLES LES PEUPLES PROSPÈRENT, DÉPÉRISSENT OU RESTENT STATIONNAIRES

PAR CHARLES COMTE

Avocat à la Cour royale de Paris,

Professeur honoraire de droit à l’Académie de Lausanne,
Auteur du Censeur Européen.

E pur si muove !

 


 

[III-1]

TRAITÉ DE LÉGISLATION.
SUITE DU LIVRE TROISIÈME.

CHAPITRE XXVIII.

Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce mongole, de l’Orient et du centre de l’Asie. — Parallèle entre les mœurs des peuples de cette espèce qui vivent sous un climat froid, et les mœurs de ceux qui vivent sous un climat tempéré ou sous un climat chaud.

L’Asie renferme des nations des trois principales divisions qu’on a faites du genre humain : elle renferme des peuples d’espèce mongole, des peuples d’espèce caucasienne, et des peuples d’espèce malaie. Les peuples de ces trois espèces se sont quelquefois mélangés entre eux sur divers points ; cependant, le continent asiatique est resté divisé de manière que chaque espèce en a toujours exclusivement occupé une fraction plus ou moins considérable.

[III-2]

Dans la partie la plus occidentale, la masse de la population se compose d’individus classés sous le nom d’espèce caucasienne. À l’extrémité australe et dans les îles qui en sont voisines, on trouve des peuples classés sous le nom d’espèce malaie. Dans les autres parties, la masse de la population appartient presque tout entière à l’espèce mongole, ou à des variétés de cette espèce. C’est uniquement des mœurs de celle-ci que nous avons à nous occuper dans ce moment [1].

En examinant quelles sont les parties de l’Asie sur lesquelles les facultés physiques et intellectuelles des nations d’espèce mongole sont le plus développées, nous avons trouvé les peuples les plus faibles, les moins intelligents et les moins nombreux, sous les climats les plus froids de ce vaste continent ; et nous avons observé qu’à mesure qu’on approchait de la ligne équinoxiale, les hommes de cette espèce étaient plus grands, plus forts, plus intelligents, ou plus industrieux. Il s’agit de savoir maintenant si la même gradation que nous avons observée relativement au développement physique et au développement intellectuel, existe relativement au développement moral ; si, en partant des climats les plus froids et en nous approchant de l’équateur, nous trouverons que les passions bienveillantes se développent, et que les passions contraires s’affaiblissent ou s’éteignent ; s’il existe chez les peuples des climats chauds, moins d’activité, d’énergie ou de courage que chez les peuples des climats froids.

Les peuples qui habitent à l’extrémité septentrionale de l’Amérique, ceux des îles Aléoutiennes placées entre le nord de l’Amérique et de l’Asie, et ceux qui habitent au nord-est de ce dernier continent, appartiennent tous à la même espèce d’hommes. J’ai fait connaître les mœurs grossières et barbares des premiers, en parlant des peuples de l’Amérique septentrionale [2]. On va voir que les mœurs des peuplades du nord-est de l’Asie et des îles qui semblent lier ce continent à celui d’Amérique, ne sont ni plus douces ni plus pures [3].

Les habitants du Kamtchatka et ceux des îles Aléoutiennes ne se sont jamais élevés au-dessus de l’état de peuples chasseurs et pêcheurs. La terre, les rivières et la mer ont donc toujours été parmi eux des propriétés communes. Il n’a pu exister d’autres propriétés privées que leurs habitations, leurs instruments de chasse ou de pêche, et leurs provisions. Ils n’ont donc presque pas eu besoin de gouvernement ; en temps de paix et en temps de guerre, il leur a suffi d’un chef pour les diriger dans leurs expéditions. Leurs principales relations ont dû être, par conséquent, des relations d’individu à individu, ou de horde à horde.

À l’arrivée des Russes dans ce pays, les femmes étaient traitées en esclaves. Un homme en avait quelquefois cinq ou six, et comme il ne pouvait maintenir l’ordre parmi elles au moyen de ses eunuques, il faisait habiter chacune d’elles dans une jourte séparée. Les femmes étant considérées comme la propriété de celui qui les possédait, un mari qui recevait une visite, n’avait rien de plus pressé que d’offrir une des siennes à son hôte ; s’il n’en avait qu’une, il lui offrait sa fille. Les femmes étaient échangées, louées, vendues au gré de leur possesseur ; en temps de disette, un mari donnait la sienne pour une vessie remplie de graisse, et il croyait faire un excellent marché. Il n’est pas besoin de dire les maux auxquels les femmes étaient assujetties : on peut en avoir une idée, par ce qu’on a vu chez des peuples placés dans des circonstances semblables. Le mépris pour les femmes entraînait les hommes dans un vice qu’on a cru longtemps particulier aux peuples des climats chauds : ce vice était si commun et inspirait si peu de honte, que plusieurs individus avaient un amant déguisé en femme.

[III-5]

Les rapports qui existaient entre les parents et les enfants, étaient analogues à ceux qui existaient entre les deux sexes. Un père traitait ses enfants comme il traitait ses femmes : il les prêtait, les louait ou les vendait ; et pour en céder la propriété il se contentait quelquefois de choses de la plus petite valeur. De leur côté, les enfants, lorsqu’ils étaient arrivés à un certain âge, n’avaient aucun respect pour les vieillards, et les traitaient comme ils avaient eux-mêmes été traités dans leur bas âge. Ces peuples n’avaient aucune idée de propreté ni de pudeur.

Dans leurs relations d’individu à individu, les insulaires étaient sans cesse en querelle, et ils commettaient le meurtre sans remords. Dans leurs relations de horde à horde, ils étaient toujours en guerre les uns contre les autres : les femmes étaient le butin qu’ils se proposaient dans leurs expéditions. À l’égard des étrangers qui les visitaient, ils étaient grossiers et inhospitaliers [4].

Ces mœurs ont probablement été modifiées par le séjour et par la domination des Russes : il est difficile de croire cependant qu’elles aient beaucoup gagné, lorsqu’on voit que la population, loin d’augmenter depuis qu’ils sont établis au milieu d’elle, a beaucoup diminué. On aurait d’ailleurs quelque peine à déterminer quel est le genre de vertu qui a pu naître de la servitude. Ces peuples paraissent, au reste, avoir été facilement subjugués : au jugement des Russes, il n’y a nulle part des hommes plus dociles et plus disposés à se soumettre au joug, que les habitants du Kamtchatka. On ne peut cependant attribuer leurs faiblesses ou leurs vices à la chaleur du climat, puisque l’hiver dure chez eux neuf ou dix mois, et que, pendant la plus grande partie de cette saison, le pays se couvre de neuf ou dix pieds de neige.

Les îles Kurilles, qui unissent en quelque sorte le Kamtchatka aux îles du Japon, et qui appartiennent évidemment à la même chaîne de montagnes, sont situées sous une latitude moins froide que les îles Aléoutiennes. Les peuples qui les habitent sont étrangers cependant à la vie agricole : la chasse et la pêche leur fournissent leurs principaux moyens d’existence. Ces peuples, si on les juge par ceux de l’île Saghalien, avec lesquels ils ont plusieurs rapports, paraissent avoir des mœurs beaucoup moins barbares que ceux des îles plus rapprochées du nord ; mais ils ne sont pas assez connus pour qu’il soit possible de décrire leur état social.

Les îles du Japon, qui embrassent environ quinze degrés de latitude, ont un climat très variable pendant tout le cours de l’année. Les hivers y sont froids ; la neige reste plusieurs jours sur la terre, même dans la partie méridionale. Les chaleurs de l’été y sont souvent modérées par les vents qui soufflent de la mer. Cependant, les peuples de ces îles ont été cités comme des exemples de l’influence corruptrice qu’exerce la chaleur du climat sur le caractère moral des nations. Montesquieu parle des mœurs atroces des Japonais, comme si en effet ce peuple était le plus corrompu et le plus féroce de la terre ; mais, outre qu’il se trompe quant à la température du climat, les autorités sur lesquelles il se fonde, méritent en général assez peu de confiance. Des missionnaires qui, après avoir été accueillis, honorés, respectés par une nation qui ne les avait pas appelés, tentent de la livrer à une puissance étrangère et se font bannir comme conspirateurs, peuvent être suspects de quelque partialité quand ils parlent d’elle.

Depuis qu’une conspiration formée par les Portugais dans ces îles, en 1737, en a fait exclure tous les Européens, à l’exception des Hollandais, les navigateurs ont eu peu de relations avec les habitants ; cependant, il est aisé de se convaincre, par le peu qu’ils en rapportent et surtout par le voyage de Thumberg, qui a pénétré dans le pays avec les Hollandais, que le caractère moral des Japonais est, sous beaucoup de rapports, supérieur au caractère moral des insulaires plus élevés vers le nord.

Les Japonais ont fait des progrès très grands dans tous les arts. La terre, divisée en propriétés privées, est chez eux bien cultivée ; ils ont donc un gouvernement plus ou moins compliqué. Suivant les voyageurs, ce gouvernement est théocratique et absolu. Thumberg assure cependant que le prince se conduit avec beaucoup de circonspection, selon les lois du pays et le conseil des grands. Il dit que les fonctions des administrateurs ne durent que cinq ans ; qu’au bout de ce terme, ils rentrent dans la vie privée, et sont obligés de rendre compte de leur gestion ; enfin, que chacun peut aisément obtenir justice des torts qu’il a éprouvés [5]. Rien ne démontre que ces agents de l’autorité se laissent aisément corrompre, et l’impossibilité dans laquelle ont été les Russes de rien faire accepter à un officier du gouvernement japonais, même à l’extrémité de l’empire, fait présumer le contraire [6]. Enfin, il est sans exemple, que les Japonais aient tenté de faire des conquêtes, et ils ont toujours repoussé les atteintes qu’on a voulu porter à leur indépendance ; caractères de modération et de courage dont peu de nations puissent se vanter [7].

Les Japonais n’ayant jamais été ni conquérants, ni conquis, ne connaissent ni l’esclavage domestique, ni l’esclavage de la glèbe, et le trafic des esclaves leur fait horreur. Chez eux, chacun exerce le métier qu’il lui plaît de choisir, et s’établit dans tel lieu de l’empire que bon lui semble. Leur gouvernement leur paie sur-le-champ tout ce qu’il leur achète ; il fait entretenir les grandes routes avec un soin extrême, et la prospérité du pays est telle que, suivant Thumberg, aucun autre ne peut l’égaler.

Les femmes du Japon jouissent d’une grande liberté, et par conséquent la polygamie est hors d’usage chez ce peuple, quoiqu’elle ne soit pas formellement prohibée. Les enfants sont élevés avec douceur ; jamais on ne les maltraite ; on s’abstient même de leur parler d’une manière dure. La douceur est si naturelle aux hommes de ce pays, qu’ils étaient révoltés de la manière brutale dont les Hollandais traitaient leurs domestiques. Ayant de la frugalité et de la prévoyance, on rencontre rarement chez eux la crapule ou l’ivrognerie ; la famine leur est inconnue, et ils ne paraissent pas même sujets à éprouver des disettes ; les vices qu’engendrent ces deux calamités leur sont donc étrangers. Ayant été trompés par les Européens, ils sont devenus circonspects à leur égard ; mais ils sont naturellement bons et confiants [8].

Les Japonais ont sans doute leurs vices comme tous les peuples ; ils paraissent ne pas mettre à la chasteté des femmes non mariées la même importance que nous ; ils donnent à leur souverain et à ses officiers des marques de respect que nos mœurs réprouvent ; leur orgueil national est très exalté, quoiqu’il ne diffère peut-être de celui des autres peuples que parce qu’il est moins dissimulé ; mais, à tout prendre, ils jouissent d’une somme de liberté civile infiniment plus grande et ils ont des mœurs moins vicieuses qu’aucun des peuples du nord de l’Asie et même du nord de l’Europe [9].

Les habitants des îles Lieu-Kieu ; qui paraissent être de la même race que les Japonais, qui ont adopté la même police relativement aux étrangers, et qui sont beaucoup plus rapprochés de la ligne équinoxiale, ne se sont fait connaître aux navigateurs européens que par une politesse et par une générosité qu’on ne trouverait peut-être chez aucun autre peuple. Non seulement ils ont accueilli avec douceur les voyageurs qui manquaient de secours, et leur ont témoigné la part qu’ils prenaient à leurs souffrances ; mais ils leur ont donné gratuitement et en aussi grande quantité qu’ils pouvaient le désirer, tous les vivres dont ils avaient besoin. Ils ne les ont pas admis à visiter l’intérieur de leurs îles, puisqu’il paraît que leurs lois s’y opposent ; mais ils leur ont refusé cette faveur avec douceur et en témoignant le regret de ne pouvoir la leur accorder [10]. Ces peuples, aussi industrieux et aussi anciennement civilisés que les Chinois, sont cependant plus rapprochés de l’équateur que les habitants des îles du Japon d’environ dix degrés, et ils devraient, par conséquent, avoir deux ou trois fois plus de vices, et être soumis à un gouvernement beaucoup plus tyrannique. Ils paraissent être les peuples les plus heureux de l’Asie.

Les peuples de la Chine appartiennent tous à l’espèce mongole ; mais ils se divisent, comme les peuples du centre de l’Amérique, en deux classes bien distinctes, ayant chacune des mœurs particulières : la classe des conquérants et celle des conquis. Les Tatars, qui forment la première, qui sont les moins nombreux, et qui craignent toujours d’être repoussés dans le nord d’où ils sont venus, ont cherché à prendre les mœurs des vaincus. Ils ont pris leur langue, leurs formes de gouvernement, leur costume ; mais, malgré eux et malgré l’influence des climats, ils ont conservé leurs mœurs primitives [11]. Ils sont grossiers, et orgueilleux, et ne sauraient faire d’autre métier que celui de soldat, si on ne les obligeait à concourir aux travaux de l’agriculture. Leur principale occupation consiste à maintenir la domination de leur chef, et à vivre comme lui sur la multitude qui travaille [12]. L’oisiveté, l’orgueil, l’ignorance, et le mépris pour les classes laborieuses, sont les caractères des descendants des conquérants, dans l’empire de la Chine, comme dans tous les pays du monde, sous quelque latitude qu’ils soient situés. Les honneurs qu’ils sont forcés de rendre à l’agriculture ne prouvent que l’empire qu’exerce un peuple civilisé sur les barbares mêmes qui l’ont conquis.

Quoique le chef tatare qui est à la tête de l’empire, ait pris la langue, les lois et le costume de la nation vaincue, quoiqu’il soit né dans le pays et que plusieurs générations se soient écoulées depuis la conquête, il conserve pour tous les descendants des conquérants la partialité que ses ancêtres avaient naturellement pour leurs pères ; il se considère toujours et est considéré par ses sujets comme Tatar ; c’est parmi les Tatars qu’il prend ses soldats, ses officiers, ses ministres, ses serviteurs de confiance, ses femmes, ses concubines, ses domestiques et jusqu’à ses eunuques [13].

La même partialité que montre le chef de l’empire pour les hommes d’origine tatare, se manifeste dans ses ministres. Dans toutes les difficultés qui ont lieu entre les Tatars et les Chinois, dit Macartney, la partialité a occasion de se manifester ; et l’on ne doit guère s’attendre que la balance de la justice soit tenue d’une main ferme entre le conquérant et le vaincu. Ce mal se fait cependant peu sentir dans les provinces méridionales, où l’on ne trouve d’autres Tatares que ceux qui sont élevés aux premiers emplois [14]. L’orgueil et la supériorité qu’affectent les hommes de cette race sont encore tels, qu’ils épouvantent les descendants des vaincus, et qu’un Chinois, quelle que soit sa dignité, ose à peine s’asseoir devant un Tatar de même rang [15]. Cela nous étonnera peu, si nous faisons attention qu’un peuple industrieux, agriculteur et ami de la paix, est soumis à une armée d’un million de fantassins et de neuf cent mille hommes de cavalerie [16].

Une secrète antipathie règne entre ces deux peuples. Les Chinois considèrent leurs conquérants comme des barbares, ignorants, fourbes, grossiers et méchants ; ils font des vices des Tatars les sujets habituels de leurs conversations ; ils désignent la trahison et la méchanceté par le nom même de leur nation [17]. De leur côté, les Tatars, convaincus de la haine que l’oppression engendre, ressentent pour les Chinois la même antipathie qu’ils leur inspirent, et savent mal s’en cacher ; quelque nombreuse que soit leur armée, ils n’ont aucune confiance dans la durée de leur domination ; ils semblent convaincus qu’un peuple asservi ne peut mettre un terme à ses humiliations et à ses souffrances que par l’expulsion ou la ruine de la race de ses vainqueurs ; et, comme ils ne veulent pas laisser les restes de leurs ancêtres chez un peuple ennemi, ils les font porter dans la terre qui fut le berceau de leur puissance [18].

Les Chinois ne connaissent pas l’emprisonnement ; ils paraissent ne pas connaître non plus les peines que nous nommons purement infamantes ; ils ne punissent, par conséquent, les délits que par des châtiments corporels : le bambou et l’exil pour les petits délits, et pour les grands la strangulation. La première de ces peines peut être graduée, depuis la simple menace, jusqu’au supplice le plus cruel ; elle laisse donc une latitude immense à l’arbitraire ; elle atteint indistinctement tout le monde, depuis le premier ministre jusqu’au dernier des manouvriers ; elle tombe sur l’individu d’origine tatare avec autant de rigueur que sur le Chinois ; pour la faire infliger, il ne faut qu’une plainte et l’ordre d’un officier civil ; elle est souvent infligée par la colère, et d’une manière cruelle [19]. Voilà assurément du despotisme ; mais il est remarquable que ce despotisme est exactement de la même nature que celui qui s’exerce dans le nord de l’Europe et de l’Asie ; la seule différence qu’on observe entre l’un et l’autre, c’est que celui qui existe dans les pays froids est le plus violent [20].

Une partie de la population de la Chine est soumise accidentellement à certaines corvées envers le gouvernement, et elle ne reçoit alors qu’un très faible salaire [21]. Dans les occasions où la multitude se rassemble, les officiers de police sont armés de fouets dont ils frappent la terre [22]. Des lois somptuaires mettent des bornes aux dépenses privées, et gênent ainsi la disposition de la propriété [23]. Enfin, en cas d’insolvabilité, on peut réduire en esclavage un débiteur et les membres de sa famille [24]. Ces lois et quelques autres analogues ne peuvent appartenir qu’à des nations qui ne sont pas entièrement libres ; et les peuples d’Europe peuvent avoir raison de préférer à la police des Chinois une police faite avec des baïonnettes qui ne frappent point la terre [25].

Il ne faut pas cependant que ces usages ou ces lois nous fassent oublier que les Chinois ne sont point esclaves de la glèbe ; qu’il n’y a d’esclaves parmi eux que les individus qui se vendent ou que les débiteurs insolvables [26] ; que ceux-là même peuvent, au bout d’un certain temps, réclamer leur liberté ; qu’ils ne sont soumis qu’à un impôt invariable sur les produits des terres, et que cet impôt ne leur enlève que le dixième de leurs revenus ; qu’ils ignorent cette multitude de contributions sous lesquelles gémissent tous les peuples libres de l’Europe ; que leur empereur ne peut condamner personne à mort de son autorité privée ; que, s’il veut perdre ou opprimer un ennemi, il est obligé de corrompre ou d’intimider les juges, ce qui n’est pas toujours nécessaire chez les peuples du nord ; que le gouvernement soumet les fonctionnaires qui sont à sa nomination, à des épreuves inconnues dans les États qui se prétendent les plus libres ; que, dans un empire qui surpasse de plus de 117 millions d’âmes, toute la population de l’Europe, le nombre des condamnés à une peine capitale s’élève rarement au-dessus de 200 dans un espace de temps assez long ; que tous leurs procès sont révisés dans la capitale de l’empire ; enfin, qu’il n’existe dans le pays aucune classe privilégiée, et que si le trône est héréditaire dans la famille régnante, le prince peut toujours choisir pour son successeur celui de ses enfants qui lui paraît le plus digne de gouverner [27].

[III-18]

La liberté des cultes est plus entière en Chine que dans aucun lieu du monde, sans en excepter les États-Unis d’Amérique : on n’y connaît nulle religion dominante ; le gouvernement ne paie, ni n’encourage aucun prêtre ; nul impôt n’est établi en faveur d’aucun clergé. Chacun travaille ou se repose les jours qu’il lui plaît, sans avoir à cet égard d’autres règles que ses besoins et ses opinions personnelles : les temples sont ouverts chaque jour, et l’on prie quand on le juge utile. On ne professe pas une opinion religieuse pour faire si cour à la puissance ; l’empereur a sa religion ; les mandarins ont la leur ; la majorité du peuple a la sienne. Chacun paie ses prêtres, s’il le trouve bon, les chrétiens comme les autres. Les prêtres ne sont point fanatiques ; ils ont des mœurs pures et régulières, et ne jouissent que de la considération qui s’attache au mérite personnel [28].

Les Chinois ont connu, comme tous les peuples de la terre, les persécutions religieuses : toutes les fois que le gouvernement a cru devoir accorder une protection particulière à une religion, il s’est trouvé dans cette religion des hypocrites ou des fanatiques qui lui ont persuadé qu’il était de son intérêt et de son devoir de proscrire toutes les autres. On a vu alors des disputes, des querelles, des massacres : les prêtres du parti dominant ont égorgé leurs adversaires, renversé leurs temples ; mais, depuis que la dynastie des Tatars s’est établie, aucune religion n’ayant reçu de marques particulières de sa faveur, elles ont toutes vécu d’accord [29].

Lorsque, chez un peuple, il règne une liberté complète d’opinions religieuses, on peut raisonnablement croire que la liberté de penser est fort peu gênée, sur toutes les matières du moins qui ne touchent pas le gouvernement. Aussi n’existe-t-il en Chine aucune restriction à la liberté de la presse : nulle précaution, nulle mesure antérieure à la publication, n’y prévient l’émission de la pensée. Chacun peut, à ses risques et périls, publier ce qu’il juge utile, et la profession d’imprimeur y est plus libre que ne l’est ailleurs le plus commun des métiers [30]. Il est bien probable que la crainte des châtiments est suffisante pour réprimer la licence et restreindre la liberté ; mais cette crainte, dont ne se contenteraient pas tous les gouvernements, gêne bien moins les hommes que les mesures avilissantes auxquelles se soumettent, sans murmure, des peuples qui prétendent que c’est en Asie que le despotisme est relégué [31].

La polygamie et la réclusion des femmes, qui en est la suite ordinaire, sont admises en Chine ; et il ne faut pas douter qu’il n’en résulte plusieurs genres de vices. Les femmes sont livrées à des hommes qu’elles n’ont jamais vus ; on pourrait dire que les termes sont égaux entre les époux, puisque les hommes acceptent des femmes qu’ils ne connaissent pas ; mais en cas d’erreur de part ou d’autre, il est clair que le désavantage est toujours du côté de la faiblesse [32]. Il est probable cependant qu’en Chine comme en Perse, avant de conclure un mariage, les deux parties savent quelle est la personne qu’ils doivent épouser. Suivant Chardin, les rapporteurs ou rapporteuses ont à cet égard tant d’exactitude, qu’on est plus instruit après les avoir entendus, que si on avait vu soi-même la personne. Et comme les facultés intellectuelles des femmes sont comptées pour rien, comme la réclusion est une garantie suffisante de leur vertu, enfin comme les qualités physiques sont les seules qu’on apprécie, il est bien probable que les inconvénients qui résultent de cette manière de procéder ne sont pas aussi graves qu’ils nous le paraissent. Il est beaucoup de pays où l’on ne fait pas plus de cas de l’intelligence des femmes qu’en Chine, où l’on est moins assuré de leur chasteté, et où l’on ne les connaît pas mieux, quoiqu’on soit admis à les voir. À tout prendre, il y a peut-être autant d’époux trompés, dans les pays où les sexes jouissent de la fréquentation la plus libre, que dans les États asiatiques [33].

Montesquieu attribue à la chaleur du climat la polygamie et la réclusion des femmes en Asie ; mais, outre que la plus grande partie du territoire de la Chine est sous un climat très tempéré, les femmes sont plus esclaves à mesure qu’on approche davantage des climats froids. L'empereur de la Chine ne peuple son sérail qu’au moyen des femmes qui lui sont volontairement livrées par leurs propres parents ; tandis que le Khan des Tatars choisit celles qui lui conviennent, et que, suivant le rapport fait à l’ambassadeur anglais, nulle fille ne peut se marier avant qu’il n’ait été examiné par des eunuques si elle est digne du sérail [34]. En Asie, la polygamie, la servitude des femmes et la castration existent donc sous les climats les plus froids comme dans les pays les plus chauds, et partout elles sont suivies des mêmes conséquences. Dans l’empire chinois, comme en Perse et dans tous les pays où la pluralité des femmes a lieu, elle n’est au reste qu’un luxe que se permettent un petit nombre de personnes riches et puissantes, mais que ne connaît pas la masse de la population. Dans les rangs inférieurs de la société, les femmes ne sont point recluses, et elles se livrent à de fort rudes travaux [35].

Suivant Barrow, les Chinois sont le peuple le plus timide et le plus lâche qui soit sur la surface de la terre ; ils remercient le magistrat qui les châtie, et baisent le bambou qui les frappe ; le seul acte de tirer une épée ou de présenter un pistolet suffit pour les faire tomber en convulsion. Il est bien possible, en effet, qu’un peuple auquel tous les arts et toutes les habitudes de la guerre sont étrangers, ne soit pas doué de ce genre de courage si commun parmi les peuples de l’Europe. Nous voyons parmi nous des multitudes d’hommes que l’aspect d’un officier de police, ou la menace d’un magistrat civil, font trembler de tous leurs membres, et qui n’oseraient dire leur pensée en présence de deux témoins. Ces hommes, jugés par les habitants d’un pays libre, seraient les plus lâches et les plus vils des mortels ; mais qu’on les place devant une batterie et que leur chef leur ordonne d’aller se faire tuer, ils y iront. Ces divers genres de lâcheté et de courage, ne sauraient être des productions du climat ; puisqu’on les trouve à la fois sur le même sol. Les Tatars qui gouvernent ne sont pas moins exposés à l’influence du climat que les Chinois qui sont gouvernés ; comment seraient-ils donc moins craintifs ?

Il est difficile d’ailleurs de se persuader que cette lâcheté reprochée à la population de la Chine, soit bien réelle, ou que du moins elle soit générale, lorsque les mêmes voyageurs qui nous en parlent, nous disent qu’on ne doit guère s’attendre que la dynastie tatare se maintienne assez longtemps sur le trône pour se confondre avec les Chinois [36] ; que, malgré les nombreuses armées du gouvernement, il se forme de troupes de voleurs si formidables, qu’ils menacent les villes les plus populeuses [37] ; que, sans raisonner sur le droit de changer leur gouvernement, plusieurs d’entre eux se plaisent à regarder un pareil changement comme propre à améliorer leur condition ; qu’ils sont enclins à prendre part aux révoltes qui se manifestent fréquemment tantôt dans une province et tantôt dans une autre [38] ; que la simple déclaration des droits de l’homme pourrait produire chez eux de la fermentation, parce qu’ils sont susceptibles d’impressions fortes et disposés aux entreprises ; qu’il existe parmi eux des hommes dont les principes ont pour base la haine de la monarchie, et qui ont l’espérance de la renverser [39] ; enfin, lorsque nous voyons que quelques pirates de la même nation, inspirent la terreur dans toutes les provinces méridionales, et y font craindre une insurrection générale [40].

L’inactivité et la paresse étant considérées comme particulières aux climats chauds, on ne sera point étonné que les Chinois, qui habitent pour la plupart un climat tempéré et variable, soient actifs et laborieux [41] ; mais ce qui étonnera sans doute, c’est que l’activité paraît s’accroître à mesure qu’on avance vers la ligne équinoxiale. À Ting-Hai, à moins de trente degrés de l’équateur, l’industrie et l’activité règnent dans toute la ville ; les hommes passent d’un air occupé dans les rues ; personne ne demande l’aumône ; tout le monde, sans exception, paraît se livrer au travail [42]. L’activité des Chinois est la même entre les tropiques : à Macao leur industrie est sans cesse agissante. Il est vrai que les Portugais, qui possèdent cette île à titre de conquérants, y ont apporté cette antipathie du travail commune à tous les possesseurs d’hommes. Quand ils ne peuvent vivre d’impôts, ils vont dans les rues, la tête haute et l’épée au côté, demander noblement l’aumône ; mais c’est la conquête, et non la chaleur du climat, qui a fait d’eux des gentilshommes [43] ; à Manille, où l’on voit des Portugais par milliers, ils sont sans cesse agissants, à côté des paresseux Espagnols [44].

Les colonies hollandaises placées presque sous l’équateur offrent un contraste plus frappant encore. Là, sous la même latitude et sur le même sol, on trouve trois populations différentes : les Hollandais, conquérants et maîtres ; les indigènes, esclaves conquis ou achetés, et des Chinois qui sont venus librement s’y établir, et qui ont la liberté d’abandonner le pays. Les Hollandais, si actifs, si industrieux, si économes dans leur pays natal, ont, dans l’île de Java, toutes les habitudes et tous les vices des conquérants : ils en ont l’oisiveté, l’orgueil, l’insolence, la prodigalité, le luxe et surtout la cruauté. Il n’existe de différence entre eux et une armée de soldats qu’en ce qu’ils ont joint le calcul et l’avidité du commerce aux vices propres à tous les conquérants. Les esclaves et la population asservie sont lâches, indolents, paresseux ; il en faut une multitude pour exécuter ce que ferait une seule personne libre avec facilité [45]. Enfin, cent mille Chinois, qui ne sont ni des vainqueurs, ni des vaincus, et qui n’ont ni l’orgueil des premiers, ni la bassesse des seconds, exécutent tous les travaux. Ces peuples industrieux, suivant Barrow, exercent seuls toutes les professions. Ils cultivent la terre, fournissent les marchés de végétaux, de volaille et de viande ; ils recueillent le riz, le poivre, le café et le sucre nécessaires à la consommation et à l’exportation. Ils font le commerce dans l’intérieur et sur les côtes ; ils servent de courtiers, de facteurs et d’interprètes aux Hollandais et aux naturels. Ils afferment et perçoivent les impôts et les revenus les uns des autres ; en un mot, ils ont le monopole de l’île entière [46]. Le même voyageur dit ailleurs qu’à Batavia les Chinois sont maçons, charpentiers, tailleurs, cordonniers, marchands en détail et courtiers ; qu’ils font tout ce qui exige des soins et de la peine, et que, sans eux, les Hollandais courraient risque de mourir de faim. Ces mêmes Chinois qui se distinguent par leur activité et par leur amour pour le travail, se font remarquer par leurs mœurs paisibles et par leur honnêteté [47].

Les habitants des Célébes, qui vivent sous l’équateur, sont agiles, robustes, industrieux, et ont beaucoup de courage. D’autres peuples situés sous la même latitude et dans les mêmes parages, tels que les Papous, les habitants de Céram et des îles de Mindanao, se distinguent, sinon par leur civilisation, au moins par leur énergie et leur audace [48]. Enfin, les peuples de l’Asie qui habitent le plus près de l’équateur, ceux de la presqu’île de Malaca, en sont aussi les plus courageux et les plus énergiques.

« Ces barbares, dit Raynal, enchérissent sur leurs anciennes mœurs, où le fort se faisait honneur d’attaquer le faible : animés aujourd’hui par une fureur inexplicable de périr ou de tuer, ils vont avec un bateau de trente hommes aborder nos vaisseaux, et quelquefois ils les enlèvent. Sont-ils repoussés, ce n’est pas du moins sans emporter avec eux la consolation de s’être abreuvés de sang. Un peuple à qui la nature a donné cette inflexibilité de courage, peut bien être exterminé, mais non soumis par la force [49]. »

Il est juste d’observer que ces derniers peuples sont classés au nombre de ceux qui appartiennent à l’espèce malaie.

Les voyageurs qui parlent des mœurs domestiques des Chinois, en rendent un compte peu favorable ; mais on ne voit pas bien comment des hommes qui ont été tenus en charte privée, ont pu en juger ; et ils ne sont pas toujours d’accord avec eux-mêmes [50]. On accuse les Chinois de manquer de bonne foi dans leur commerce avec les Européens ; et à cet égard les témoignages sont loin d’être d’accord. Il semble que, dans beaucoup de cas, les voyageurs ont ajouté plus de foi aux rapports qui leur ont été faits, qu’à leur propre expérience.

« Nous eûmes, dit Barrow, des preuves convaincantes et répétées de la sobriété, de l’honnêteté, de l’attention et de la délicatesse de nos équipages et de tous les Chinois qui nous approchaient [51]. » Est-il beaucoup d’étrangers qui puissent faire un tel éloge de la population de Paris ou de Londres ?

Macartney a observé que les Chinois pouvaient se livrer à un travail modéré pendant une plus longue durée de temps que la plupart des Européens des classes inférieures. Il a cherché la cause de ce phénomène, et il a cru la voir dans la supériorité d’éducation et de mœurs des premiers. On leur donne de bonne heure, dit-il, de meilleures et de plus saines habitudes ; ils restent plus longtemps sous la direction de leurs parents. Ils sont pour la plupart sobres ; ils se marient jeunes ; ils sont moins exposés aux tentations du libertinage, et moins sujets à contracter des maladies qui corrompent les sources de la vie [52].

En même temps qu’on accuse la classe générale des marchands de manquer de bonne foi et de probité, on dit qu’il ne faut pas les confondre avec ceux qui traitent avec les Européens à Canton, sous la sanction immédiate du gouvernement, et qui se sont toujours fait remarquer par leur loyauté et leur scrupuleuse exactitude [53].

« Nous avons, à plusieurs égards, dit Georges Dixon, des preuves incontestables de la supériorité de leur police sur tous les pays du monde ; car les subrécargues anglais laissent souvent à Canton, lorsqu’ils en partent pour se rendre à Macao, une somme de cent mille livres sterling au moins, et n’ont d’autre sûreté que le cachet des membres du hong et des mandarins [54].

Cependant, les plaintes que font les négociants européens qui fréquentent le port de Canton, sont trop générales pour qu’elles soient dénuées de fondement : mais est-il bien sûr que, si des négociants chinois venaient traiter dans les principales villes de l’Europe, sans entendre un seul mot de nos langues, et sans connaître aucune de nos habitudes, ils n’auraient pas à former les mêmes plaintes ? Pense-t-on qu’un vaisseau chinois qui viendrait dans les ports de Londres, aurait moins à craindre l’avidité, les ruses, les politesses des individus qui iraient lui offrir leurs services, qu’un vaisseau européen dans les ports de la Chine ? Croit-on, enfin, que le tableau qu’il aurait à faire de la populace qui l’aurait environné pendant son séjour, serait une représentation exacte de la population qu’il n’aurait pas vue ?

Quoi qu’il en soit, il n’est pas ici question de comparer des peuples d’espèce mongole à des peuples d’espèce caucasienne ; il ne s’agit que d’exposer quelles sont les circonstances sous les quelles des peuples qui appartiennent à la même espèce prospèrent le mieux, et quelles sont les positions dans lesquelles certaines passions se développent de préférence à d’autres.

Nous avons vu qu’à mesure qu’on avance du nord vers la ligne équinoxiale, la population de la Chine devient plus active et plus laborieuse ; qu’à Ting-Hai tout le monde, sans exception, paraît se livrer au travail, et que personne n’y demande l’aumône. Nous avons vu également que, dans les îles de l’Asie situées entre les tropiques, les Chinois se distinguent entre toutes les autres nations par leur probité et par la pureté de leurs mœurs, tandis qu’on fait de graves reproches à ceux qui sont plus élevés vers le nord. La raison de ces phénomènes se trouve dans la manière dont les conquérants se sont répandus dans le pays. Le plus grand nombre se trouvent autour de leur chef ; là, par conséquent, l’activité, l’industrie, le respect pour la propriété, sont peu en honneur. Dans les provinces méridionales de la Chine, au contraire, on ne trouve de Tatars que ceux qui remplissent les premiers emplois : ce sont donc les mœurs des hommes du pays qui y dominent : les vices et les préjugés importés du centre de l’Asie peuvent à peine s’y faire sentir.

Les peuples d’espèce mongole, du nord et du nord-est de l’Asie, ont-ils des mœurs plus douces et plus pures que les peuples de même espèce du sud-est ou du sud ? Ont-ils plus de générosité, de franchise et surtout de liberté ? La plus grande partie du nord de l’Asie et de l’Europe, depuis la mer du Kamtchatka jusqu’à la mer Baltique, fait partie de l’empire russe. L’on a déjà vu à quoi se réduisent les vertus et la somme de liberté qui appartiennent à quelques-uns des peuples répandus sur cet immense territoire ; on verra plus loin quelles sont les vertus et la liberté qui existent dans les autres parties de l’empire de Russie. Il resterait à savoir si les Tatars qui ne sont pas encore indépendants sont plus libres et plus vertueux que les Chinois.

« La vie militaire, dit Macartney, est plus faite pour un Tatar que pour un Chinois. L’éducation dure, les mœurs grossières, l’esprit actif, les inclinations vagabondes, les principes relâchés et la conduite irrégulière du Tatar sont plus propres à la guerre que les habitudes calmes, réglées, et les goûts domestiques, moraux et philosophiques des Chinois. La Tatarie semble faite pour produire des guerriers, et la Chine des lettrés [55]. »

 


 

[III-33]

CHAPITRE XXIX.

Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social de quelques peuples d’espèce mongole, de l’occident et du centre de l’Asie. — Parallèle entre les mœurs des peuples de cette espèce qui vivent sous un climat froid et les mœurs de ceux qui vivent sous un climat chaud.

La Perse nous présente un phénomène analogue à celui que nous avons observé en Chine : ce sont deux classes d’hommes qui appartiennent originairement à la même espèce, mais qui se sont trouvées dans des positions différentes. D’un côté sont les descendants des hommes qui, les premiers, s’approprièrent le sol en le cultivant ; de l’autre, les descendants des Barbares qui descendirent des montagnes et les subjuguèrent. Les premiers exercent les arts et cultivent la terre ; ceux-là forment la masse de la population. Les seconds, devenus par la conquête possesseurs de la meilleure partie du sol, en absorbent en grande partie les produits. Ceux-ci remplissent les emplois publics, commandent les armées, ou composent la cour du monarque : ce sont les grands. Les caractères physiques de cette partie de la population ont changé par des alliances avec des femmes d’espèce caucasienne ; mais les caractères moraux n’ont pas subi la même altération. Il faut ajouter que les armées auxquelles les grands commandent, sont sans cesse recrutées dans les montagnes du centre de l’Asie, et qu’ainsi la population industrieuse est constamment soumise à des hommes dont le caractère moral ne se forme que dans des contrées froides et stériles. Cette distinction était nécessaire pour faire comprendre la différence qui existe entre les mœurs des diverses classes de la population.

La Perse n’a pas été toujours ce qu’elle est aujourd’hui : plusieurs parties des déserts, qui sont maintenant inhabités, étaient jadis cultivées et renfermaient une population industrieuse. Les guerres que les habitants ont eues à soutenir contre des étrangers ont commencé la ruine de ce pays, et ce sont les soldats d’un lieutenant d’Omar et la religion de Mahomet qui l’ont complétée.

Le gouvernement de la Perse, comme celui de la Turquie, n’a pour principe que la conquête : tous les pouvoirs se trouvent donc concentrés dans les mains du chef de l’armée. Mais comme toute force peut être détruite par une force contraire, les conquérants ont fait intervenir un second pouvoir pour consolider leur possession : ils se sont dits les délégués et les ministres de l’Être suprême. Les Perses n’ont point créé de fictions sur les effets que produit la puissance de leurs princes : loin de supposer que leurs rois ne peuvent faire mal, ils disent, au contraire, qu’ils sont naturellement violents et injustes, et qu’il faut les considérer comme tels. Dans leur langage, se rendre coupable d’injustice et de violence, ou faire le roi, c’est exactement la même chose. S’ils se plaignent devant un magistrat d’un outrage excessif, et s’ils veulent exprimer le plus haut degré d’aggravation, ils disent : Il a fait le roi avec moi [56]. Mais, en même temps qu’ils jugent leurs rois par les faits qui se passent sous leurs yeux, ils admettent, comme point de religion, qu’ils leur doivent une obéissance pleine et entière, et qu’il ne leur est permis de résister que lorsque c’est la religion elle-même qui leur en fait un devoir. À leurs yeux, les ordres du roi sont au-dessus de toutes les lois humaines.

« Ainsi, dit Chardin, le fils doit être le bourreau de son père, ou le père de son fils, lorsque le roi lui commande de le faire mourir ; mais ils tiennent, d’une autre part, que ses ordres sont au-dessous du droit divin [57]. »

Ces maximes ne sont pas des doctrines de convention qu’on récite sans y croire ; elles sont le résultat d’une conviction profonde que les prêtres impriment dans les esprits, parce qu’elles forment la base de leur puissance, et qu’ils n’ont pas à craindre qu’elles soient tournées contre eux. Ayant déclaré les ordres des rois inférieurs à leurs doctrines, ils peuvent, sans aucun danger, les déclarer supérieurs à tout le reste. Parmi les grands, les sages eux-mêmes regardent les rois, non seulement comme les ministres de la justice, mais comme les oracles de la justice divine elle-même. C’est le principe de la fatalité, porté aussi loin qu’il peut s’étendre : ce principe leur donne cette inconcevable résignation aux volontés royales, qu’ils manifestent dans toutes les circonstances. S’il arrive que leur roi les condamne à périr, ils attendent sans murmurer l’arrêt de leur mort ; et quand on le leur apporte, ils aident souvent eux-mêmes à l’exécution [58].

Ayant appris, de la bouche de leurs prêtres, que leurs rois leur ont été donnés par la Divinité, et que la volonté royale n’a rien au-dessus d’elle si ce n’est la volonté divine dont les prêtres sont les interprètes, on ne doit pas être étonné si les grands de Perse s’honorent du titre d’esclaves du roi ; aussi c’est un titre qu’on ne donne qu’aux troupes qu’on veut honorer, et aux gens élevés à la cour ou nés dans les emplois [59]. Le titre de sujet, indiquant un homme conquis, est une qualification ignoble qu’on ne donne qu’aux paysans ou à des gens qui sont même au-dessous d’eux. Mais on dit, un esclave du roi, comme on disait jadis en France, un marquis [60]. Ce titre désigne que celui qui le porte est l’instrument ou l’allié du conquérant. S’ils parlent des bijoux ou des vêtements les plus précieux, ils disent qu’ils sont dignes de la garde-robe des esclaves du roi. S’ils parlent d’un ambassadeur qui a été admis à faire la révérence au monarque, ils disent qu’il a baisé les pieds des esclaves du roi. Enfin, s’ils parlent d’un fait héroïque exécuté par le roi lui-même, ils disent : Les esclaves du roi ont fait une grande action [61]. Rien n’est assez grand pour être digne du roi, et tout est attribué à ses esclaves, c’est-à-dire aux soldats ou aux officiers de son armée [62].

L’éducation des princes correspond aux idées que les prêtres donnent d’eux au reste de la nation. Enfermés avec des femmes et des eunuques, on leur apprend d’abord à lire, à écrire, à tirer de l’arc et à faire quelques ouvrages de la main ; mais ils ne reçoivent d’autre développement intellectuel que celui que leur donnent les prêtres ; et les prêtres ne leur enseignent que ce qui a rapport à la religion ; lire le Coran et savoir l’interpréter dans le sens que les prêtres désirent, c’est à quoi se réduit la science d’un prince. Il peut donc avoir, sur la divinité de sa personne, les mêmes idées que ses sujets, sans qu’il en résulte aucun danger pour le sacerdoce. Ce sont les idées de ses précepteurs qui règnent en lui, et ces idées n’ont rien de commun avec la morale ou avec l’humanité. Les prêtres ne se rendent pas seulement maîtres des princes en formant leur entendement ; ils se rendent maîtres des princesses en devenant leurs maris. Ce sont eux qui les épousent, et les enfants qu’ils ont d’elles ne sont pas moins capables de succéder au trône que les enfants des princes eux-mêmes [63].

On conçoit que, dans un pays où les prêtres sont parvenus à propager de telles maximes, et où les princes reçoivent d’eux une telle éducation, les rois ne sauraient avoir beaucoup de respect ni pour les personnes, ni pour les propriétés [64]. Aussi, le moindre désir du monarque est-il exécuté à l’instant où il se manifeste, sans que nul se permette ni d’en examiner la justice, ni d’en prévoir les conséquences. Si, dans un moment de dépit ou d’impatience, le roi dit, en parlant d’un grand de sa cour, qu’on lui arrache les yeux, l’individu le plus voisin les lui arrache, sans se le faire répéter. S’il dit, en parlant d’un vieillard qui a osé implorer pour un ami la clémence royale, qu’on écorche ce chien, à l’instant ses courtisans l’écorchent ; car en Perse, comme en Russie jusqu’au dernier siècle, il n’y a pas d’autres bourreaux, pour l’exécution des sentences royales, que le monarque et ses courtisans. Faire couper sept ou huit grands en pièces en sa présence ; envoyer leurs femmes et leurs filles dans des maisons de prostitution, après les avoir fait promener sur des ânes dans les rues ; faire arracher les yeux à ses enfants, à ceux de ses sœurs et de ses frères, excepté celui qui doit lui succéder ; confisquer les richesses qui le tentent, sont pour un roi de Perse des actions si familières et si habituelles qu’elles n’excitent pas même la surprise de ses sujets, et ses courtisans n’en sont pas moins avides de grandeur et de pouvoir, que ceux des gouvernements les plus modérés de l’Europe ; ce qui prouve, ce me semble, qu’un peuple peut être assez mal gouverné, même quand les ministres ne sont pas inviolables [65].

En Perse, les femmes des grands ne sont que leurs esclaves ; et comme la polygamie est parmi eux en usage, ils les tiennent dans la réclusion la plus sévère. Les femmes de cette classe de la population sont dépouillées de toute espèce d’autorité, et ne se mêlent pas même des affaires du ménage. Elles ne sont estimées ni pour leur esprit, ni pour leur adresse, ni pour aucun genre d’ouvrage ; elles ne sont considérées, en un mot, qu’en ce qu’elles servent aux plaisirs de leurs maîtres, et à la propagation de l’espèce. Cet abus de la force d’un sexe sur l’autre, et le mépris dont les faibles sont l’objet dans tous les pays où il n’y a point de justice, entraînent les grands à des habitudes et à des actions qu’on peut aisément deviner : des vices contre nature, des violences, des meurtres, des empoisonnements, des avortements, des infanticides [66].

Les grands exercent sur le peuple un pouvoir fort étendu ; mais ils ne peuvent pas cependant exercer sur lui un pouvoir égal à celui qui est exercé sur eux. L’usage des présents qui vont toujours des pauvres aux riches, la vénalité des fonctionnaires et les corvées auxquelles les paysans sont soumis, sont pour la population des charges fort pesantes auxquelles chacun cherche autant qu’il peut à se soustraire.

Lorsqu’un pays a été soumis à un tel régime par une armée conquérante, et que le pouvoir sacerdotal est venu prêter son autorité au pouvoir militaire, il est aisé de prévoir les mœurs qui doivent en être la conséquence. Faut-il attendre que les grands auront de la franchise et de l’élévation de caractère, devant un prince qui n’a qu’à faire un signe pour leur faire arracher les yeux ou pour les faire écorcher vivants ? Faut-il penser qu’en se voyant à tout instant à la veille d’être dépouillés de leur fortune, ils en seront fort économes, et s’imposeront des privations pour la transmettre à leurs enfants ? Faut-il penser qu’étant sans cesse exposés à l’injustice et à l’oppression, ils ne seront pas à leur tour injustes et oppresseurs, quand ils croiront pouvoir l’être impunément ? Faut-il espérer, enfin, que des femmes exposées continuellement au mépris et à la violence, et n’ayant aucun moyen de défense honorable, n’auront pas recours à la ruse, à la perfidie, pour adoucir leur captivité ou pour s’en venger ?

Si des hautes classes de la société on passe aux classes inférieures, pense-t-on que les mêmes causes n’y produiront pas les mêmes effets ? Que des hommes seront très confiants, s’ils n’ont aucune voie légale de se faire rendre justice quand ils sont trompés ? Qu’ils seront très laborieux, s’ils n’ont aucune certitude d’être payés de leurs peines, ou s’ils sont sans cessé exposés à s’en voir ravir le fruit ? Qu’ils seront très véridiques, si la vérité les expose à des châtiments arbitraires ? Qu’ils n’auront jamais recours à la ruse, s’ils n’ont que ce moyen d’échapper à la violence ? En Perse, les grands, suivant Chardin, sont flatteurs, fourbes, rampants, avides, imprévoyants, prodigués, paresseux. Il serait bien étonnant que cela ne fût pas ; ils ont cela de commun avec tous les esclaves ; et ceux des pays froids ne sont pas différents de ceux des pays chauds.

Cependant, quel que soit l’état actuel de la population de la Perse, il ne faut pas croire qu’elle soit plus esclave et plus vicieuse que celle de l’Asie septentrionale, ou même que celle de quelques pays du nord de l’Europe. Les paysans ne sont point attachés à la glèbe ; s’ils cultivent, comme ailleurs, un sol dont ils n’ont pas la propriété, ils ne le cultivent du moins qu’en vertu de conventions qu’ils ont librement faites ; quelquefois, ils ont la moitié des produits, souvent même les trois quarts, selon la nature du sol. Les terres du roi sont également cultivées par des fermiers qui les ont prises volontairement, qui ont une part plus ou moins considérable des fruits, et qui peuvent les abandonner quand le terme de leur bail est expiré. On ne voit point en Perse, comme dans le nord de l’Asie et même de l’Europe, un prince donner des milliers de paysans à ses courtisans, comme il leur donnerait des troupeaux. Quoique soumis à certaines corvées, semblables à celles qui ont existé dans toutes les contrées de l’Europe, les paysans de Perse vivent assez à leur aise.

« Je puis assurer, dit Chardin, qu’il y en a d’incomparablement plus misérables dans les plus fertiles pays de l’Europe. J’ai vu partout des paysannes persanes avec des carcans d’argent, et de gros anneaux d’argent aux mains et aux pieds, avec des chaînes qui leur pendent du cou sur le nombril, où sont passées tout le long des pièces d’argent, et quelquefois des pièces d’or. On voit de même des enfants parés avec des colliers de corail au cou. Ils sont bien fournis de vaisselle et de meubles ; mais, en échange de ces aises, ils sont exposés aux injures et quelquefois à des coups de bâton de la part des gens du roi et des vizirs, quand on ne leur donne pas assez tôt ce qu’ils demandent, ce qui s’entend des hommes seulement ; car, pour les femmes et les filles, on a des égards pour elles partout dans l’Orient, et il n’arrive jamais qu’on mette la main dessus [67]. »

Les domestiques qui servent dans les maisons des grands ne sont point esclaves comme ils le sont dans le nord de l’Asie et de l’Europe, et ils reçoivent des gages très élevés [68]. Les artisans ne sont pas non plus des esclaves ; ils travaillent ou se reposent quand cela leur convient, et mettent à leur travail le prix qu’il leur plaît [69].

Les Perses ne sont intolérants, ni envers les étrangers, ni envers ceux qui ne professent pas leur religion ; ils sont, au contraire, très hospitaliers ; ils accueillent et protègent les étrangers ; ils tolèrent même les religions qui leur paraissent abominables [70]. Enfin, ils ne se sont jamais avisés de mettre des entraves à la liberté de changer de lieu ; chez eux, chacun peut aller où bon lui semble, sortir du royaume ou y rentrer, sans que personne s’avise de lui demander un passeport [71]. Ils ne croient pas que leur gouvernement puisse leur demander compte de chacun de leurs mouvements, marquer chaque personne d’un signe particulier, et dénoncer, comme suspect ou même comme malfaiteur, tout individu qui ne sera pas revêtu du signe. Il n’y a que les hommes libres des climats froids et des climats tempérés de l’Europe, qui portent sur eux cette marque irrécusable de leur liberté.

[III-45]

Les mœurs générales de la masse de la population, sont de beaucoup supérieures à celles qui existaient au dix-septième siècle dans les États les plus civilisés de l’Europe.

« J’attribue la police que l’on tient dans les exécutions en Europe, dit Chardin, à la grande quantité de scélérats qui s’y trouvent ; comme, au contraire, le peu de régularité qu’on observe en Orient dans le jugement et dans l’exécution des criminels, aux mœurs de ce pays-là, qu’on peut dire humaines. En effet, l’on est si dépravé chez nous, que si l’on ne traitait pas les coupables plus rudement qu’en Perse, les villes et la campagne deviendraient autant de coupe-gorges où, comme en Mingrelie, chacun, par la crainte qu’il a de son voisin, serait obligé de coucher demi-vêtu, et son épée entre ses bras. On n’entend parler presque jamais en Perse, d’enfoncer les maisons, d’y entrer à vive force, et d’y égorger le monde. On ne sait ce que c’est qu’assassinat, que duel, que rencontre, que poison. Dans tout le temps que j’ai été en Perse, où j’ai fait tout mon séjour à la ville capitale, ou à la suite de la cour, ou bien en d’autres grandes villes, je n’ai vu exécuter qu’un seul homme, de manière qu’à celui-là près, tout ce que je puis rapporter des supplices de ce pays-là n’est que par ouï dire [72].

Il est vrai que la polygamie n’est prohibée à aucune classe de la société, et elle est pour les individus des deux sexes qui la pratiquent ou qui y sont soumis, une source de vices, de crimes et de malheurs ; mais les hommes qui appartiennent à la grande masse de la population n’ont en général qu’une femme ; les uns par raison, les autres, par nécessité. Dans les rangs ordinaires de la société, et chez les paysans, les femmes sont traitées avec douceur et ne sont exposées à aucun mauvais traitement, même de la part des grands et des employés du gouvernement ; ainsi, la partie la plus considérable de la population est exempte des vices qu’engendre la pluralité des femmes.

Au nord de la Perse existent des peuples qui, par l’élévation du sol encore plus que par le degré de latitude sous lequel ils se trouvent placés, vivent sous un climat comparativement froid. Or, ces peuples ont-ils plus d’activité, de courage, d’industrie, de mœurs que les peuples placés sous une latitude moins élevée ? Tout au contraire : ce sont les peuples les plus paresseux, les plus pauvres, les plus sales et les plus vicieux de ces pays. Chardin vit en Perse une ambassade de ces peuples ; et on lui raconta, dit-il, des choses prodigieuses de la disette de leur pays, et de leurs vilaines mœurs. L’ambassadeur et sa suite étaient des gens de mauvaise mine, mal vêtus et ayant l’air de brigands. Ils se tenaient si salement dans le palais où on les avait mis, ajoute-t-il, que cela n’est pas croyable ; à la réserve de la chambre de l’ambassadeur, tout était plein d’ordures et faisait mal au cœur [73].

Chardin, frappé du contraste que lui offrait la Perse antique, et la Perse sous le règne des soldats et des prêtres musulmans, a cherché à se rendre compte des causes de cette différence.

« J’ai fait cent fois réflexion, dit-il, sur un si étrange changement, et il m’est venu en pensée que cela venait premièrement de ce que les anciens habitants de la Perse étaient robustes, laborieux, et appliqués ; au lieu que les nouveaux habitants sont fainéants, voluptueux et spéculatifs ; secondement, de ce que les premiers se faisaient une religion de l’agriculture, et qu’ils croyaient que c’était servir Dieu que de labourer ; au lieu que les derniers ont des principes qui les portent au mépris de l’activité, qui les jettent dans la volupté, et qui les éloignent du travail [74]. »

Mais comment ce changement s’est-il opéré ? Pourquoi les Persans ont-ils cessé d’être robustes, laborieux, appliqués ? Pourquoi ont-ils cessé de se faire une religion de l’agriculture, et de croire qu’ils servaient Dieu en labourant la terre ? Pourquoi sont-ils devenus fainéants, spéculatifs, voluptueux ? Pourquoi ont-ils adopté des principes qui les portent au mépris de l’activité, qui les éloignent du travail et les jettent dans la volupté ? C’est parce que des peuples barbares ont importé chez eux leurs préjugés et leurs vices, et que les populations les plus actives et les plus laborieuses deviennent oisives et paresseuses, quand elles perdent la certitude de jouir du fruit de leurs travaux.

Il faut mettre au nombre des principales causes de la ruine de la Perse, les ravages commis par ses propres armées pour prévenir ou pour arrêter les invasions des armées étrangères. Montesquieu a attribué ces ravages à un esprit de système commun à tous les gouvernements despotiques ; on pourrait peut-être donner de ce phénomène une explication plus naturelle. Les armées de ce pays sont composées en grande partie des Tatars qui habitent au nord de la Perse, et l’on connaît l’horreur qu’ont ces peuples pour la culture et pour les villes. En transformant le pays cultivé en désert, les uns peuvent s’imaginer qu’ils accroissent l’étendue de leurs possessions ; les autres peuvent croire qu’ils retournent à leur état primitif. Comment les descendants des Tatars qui dominaient en Perse, ne seraient-ils pas flattés à l’idée de voir des pays fertiles se convertir en déserts, quand chez des peuples moins barbares, il se trouve des hommes qui éprouvent le désir de voir les campagnes se convertir en forêts et se couvrir de bêtes fauves ? Chaque race d’hommes semble avoir une tendance irrésistible à retourner à l’état d’où elle est partie ; et tout ce qui tend à l’en éloigner est pour elle un objet d’antipathie.

 


 

[III-49]

CHAPITRE XXX.

Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’état social des peuples d’espèce caucasienne du sud-est de l’Asie. — Constitution d’un peuple nomade. — Parallèle entre les mœurs de ces peuples et les mœurs de peuples de même espèce, qui sont plus rapprochés du Nord.

En comparant les peuples d’espèce mongole qui habitent les contrées les plus élevées ou les plus froides de l’Asie, aux peuples de même espèce qui habitent les contrées tempérées ou chaudes, nous n’avons trouvé chez les premiers ni plus de vertus, ni moins de vices que chez les seconds. Nous avons vu, au contraire, que, suivant le rapport des voyageurs, les peuples des pays chauds ou tempérés sont moins vicieux, moins esclaves et moins barbares que les peuples des pays froids. De là on peut conclure, sans doute, que l’influence des climats sur les peuples de race mongole n’est pas telle que de savants philosophes l’ont pensé. Mais les faits relatifs aux peuples de cette espèce, pourraient ne rien prouver pour des peuples d’une espèce différente. Si plusieurs personnes ont pensé que la chaleur des tropiques produisait sur les Européens des effets qu’elle ne produit pas sur les noirs, et si elles se sont même fondées sur cela pour justifier la traite et l’esclavage, ne pourrait-on pas dire aussi [III-50] que la chaleur du climat produit sur les peuples d’espèce caucasienne des effets contraires à ceux qu’elle produit sur les peuples d’espèce mongole ? On pourrait même, pour établir ce système, se fonder sur les faits précédemment rapportés relativement aux Européens établis au sud de l’Asie ; là, nous avons vu, en effet, les peuples d’origine européenne perdre toute leur activité et la plupart de leurs qualités morales, à côté des actifs et honnêtes Chinois.

Les Arabes appartiennent à la même espèce que nous, et ils vivent sous un climat que nous pouvons dire brûlant, si nous le comparons à celui sous lequel vivent les peuples du nord de l’Europe. Plusieurs circonstances concourent à rendre très chaud le climat de l’Arabie : la latitude sous laquelle ce pays est situé, le peu d’élévation à laquelle il est placé au-dessus du niveau de la mer, un sol presque entièrement privé d’eau et dépouillé d’arbres, et surtout la position qu’il occupe entre les parties les plus ardentes de l’Asie et de l'Afrique. Si la chaleur du climat produit les effets physiques et moraux qu’on lui attribue, dans aucun pays ces effets ne doivent se montrer d’une manière plus évidente que chez les Arabes.

Les Perses, les Indous, les Chinois, ont plusieurs fois passé sous le joug des conquérants, et leurs mœurs se sont plus ou moins altérées. Les mœurs des Européens qui se sont établis dans les îles du sud de l’Asie, ont également été altérées par l’esprit de conquête et par l’asservissement et les mœurs des indigènes. Mais les Arabes, qui ne sont pas sortis de leur pays, ne se sont jamais mêlés à d’autres peuples ; jamais jusqu’à ces derniers temps les Bédouins n’ont été subjugués. Les voyageurs qui, les derniers, les ont visités, les ont trouvés tels que furent leurs ancêtres dans les temps les plus reculés. Rien, chez eux, n’avait troublé l’influence des lieux et du climat ; ils avaient les mêmes usages, les mêmes mœurs, le même langage et les mêmes préjugés qui existaient il y a près de trois mille ans [75].

Pour juger des mœurs des peuples arabes, il faut diviser ces peuples en trois classes, et les considérer séparément : ceux qui se sont adonnés à la culture et qui, étant voisins de l’empire des Turcs, ont été anciennement asservis par eux ; ceux qui sont restés errants dans les déserts, qui n’ont jamais abandonné la vie pastorale, et qu’on désigne sous le nom de Bédouins ; et ceux qui ont adopté la vie agricole, et qui habitent au centre et à l’extrémité australe de l’Arabie [76].

Les premiers, qui occupent une partie du sol de l’Afrique, et qui depuis longtemps sont soumis au gouvernement turc, ont pris les mœurs de tous les peuples asservis à la puissance ottomane ; ils ont perdu, dit Savary, la bonne foi et la droiture qui caractérisent leur nation ; ils ont pris tous les vices qui sont propres aux esclaves [77]. Ce n’est pas d’eux qu’il est ici question : j’exposerai leurs mœurs en parlant des peuples qui habitent la partie septentrionale de l’Afrique.

Les Bédouins se divisent en plusieurs tribus, et chaque tribu est composée de deux classes de personnes : les unes sont nobles, les autres ne le sont point. Les premières se désignent toutes sous le nom schecks ; ce ne sont, à proprement parler, que des chefs dont les familles se sont extrêmement multipliées. La noblesse arabe est héréditaire, et ne peut se transmettre autrement que par le sang : les califes eux-mêmes n’ont jamais eu la puissance de transformer en scheck un homme né dans les rangs inférieurs [78].

Chaque scheck est le gouverneur de sa famille et de ses domestiques ; s’il se juge trop faible, il s’unit à d’autres schecks, et ils nomment entre eux un chef commun qui dirige la tribu. Ce chef est toujours pris dans la même famille, dont tous les membres sont également éligibles, à quelque degré qu’ils soient les uns des autres. Les chefs des tribus se réunissent à leur tour pour nommer un chef général : c’est le grand scheck, ou scheck des schecks [79]. Ce chef général est également pris dans la même famille ; mais comme les familles se composent d’un grand nombre de membres, les électeurs ont beaucoup de latitude dans les élections [80]. Les schecks sont tellement nombreux, et exercent une telle influence, qu’ils paraissent former exclusivement la nation [81].

Suivant Volney, le gouvernement de cette société est tout à la fois républicain, aristocratique et même despotique, sans être décidément aucun de ces états. Il est républicain, puisque le peuple y a une influence première dans toutes les affaires, et que rien ne se fait sans un consentement de la majorité. Il est aristocratique, puisque la famille des schecks a quelques-unes des prérogatives que la force donne partout. Enfin, il est despotique, puisque le scheck principal a un pouvoir indéfini et presque absolu [82].

Dans chaque tribu l’autorité du chef est limitée par les mœurs ou les coutumes, par l’usage des élections, et surtout par la faculté qu’a chaque scheck d’abandonner avec sa famille la tribu à laquelle il est lié, et d’aller se joindre à une tribu différente. Cette faculté suffit quelquefois pour réduire à une extrême faiblesse ou même pour dissoudre entièrement une tribu puissante dont le chef a mécontenté les membres, et pour élever à une grande puissance une tribu faible dont le chef se conduit avec sagesse et modération. Il résulte de là que, dans chaque tribu, le scheck qui commande est plutôt le compagnon que le supérieur des schecks qui l’ont élu ; que les chefs des tribus se considèrent comme les égaux du grand scheck, et que tous sont également animés d’un esprit de liberté et d’indépendance. On ne paie au grand scheck qu’une contribution très légère ; souvent même on ne lui paie rien [83].

Les nobles arabes sont pasteurs et militaires, et ils ne dédaignent aucune fonction domestique : tel scheck qui commande à cinq cents chevaux, selle et bride lui-même le sien ; il lui donne l’orge et la paille hachée. Dans sa tente, c’est sa femme qui fait le café, qui bat la pâte, qui fait cuire la viande ; ses filles et ses parentes lavent le linge, et vont, la cruche sur la tête et le voile sur le visage, puiser l’eau à la fontaine. C’est précisément, dit Volney, l’état dépeint par Homère, et par la Genèse dans l’histoire d’Abraham ; mais il faut avouer qu’on a de la peine à s’en faire une juste idée, quand on ne l’a pas vu de ses propres yeux [84]. J’exposerai, dans le livre suivant, les causes de cette invariabilité de mœurs.

Les femmes ne sont esclaves dans aucune partie de l’Arabie, à moins qu’elles ne soient achetées de nations étrangères, et même, dans ce cas, elles sont traitées avec beaucoup de douceur. La polygamie n’y est cependant pas hors d’usage ; mais elle y est très rarement pratiquée, et seulement par quelques riches voluptueux [85]. Les individus les plus pauvres qui ont des filles d’une grande beauté, les donnent quelquefois à des hommes riches pour recevoir d’eux des présents considérables ; mais les hommes qui possèdent quelque fortune assurent au contraire une dot aux leurs [86]. Les femmes, en se mariant, conservent souvent l’administration de leurs biens ; et si elles sont riches, elles tiennent quelquefois, par ce moyen, leurs maris sous leur dépendance. Un mari peut répudier sa femme ; mais il ne le peut sans se déshonorer, à moins qu’il n’en ait de justes causes ; il est très rare que les hommes fassent usage de cette faculté. De son côté, une femme peut répudier son mari, si elle a des raisons de se plaindre de lui [87]. Les femmes occupent la partie écartée de la maison ; mais leurs appartements sont plus ornés et plus recherchés que ceux des hommes. Elles ont paru à Niebuhr aussi libres et aussi heureuses que peuvent l’être les Européennes, et il n’a pas jugé que leurs mœurs fussent moins pures [88].

Les Arabes achètent des esclaves des nations étrangères ; mais le sort de ces esclaves n’est pas différent de celui des domestiques chez les autres nations ; souvent même il est préférable, puisque ceux qui montrent de l’intelligence sont traités et élevés comme les enfants de la famille [89]. Les Bédouins qui ont subjugué des Arabes cultivateurs les ont soumis à un tribut : très pauvres eux-mêmes, ils ne laissent pas à ceux qu’ils ont subjugués le moyen de s’enrichir ; mais ils ne les traitent pas non plus en esclaves. Les paysans arabes assujettis aux schecks ne sont pas serfs de la glèbe comme les paysans russes ; s’ils trouvent leurs maîtres trop exigeants, ils ont la liberté de se retirer dans le lieu qu’ils jugent convenable, et d’adopter un autre genre d’industrie [90].

Les schecks qui ont conservé leur indépendance, sont très fiers de leur naissance : l’orgueil de famille est chez eux très exalté, surtout parmi ceux dont la famille a toujours fourni des chefs à leur tribu. Mais cet orgueil ne se manifeste qu’à l’égard des Arabes qui n’ont pas su défendre leur indépendance ; à leurs yeux, tout homme tributaire, cultivateur ou autre, est un homme avili, avec lequel ils ne voudraient pas s’allier [91]. Dans les relations que les personnes de la même tribu ont les unes avec les autres, il règne, dit Volney, une bonne foi, un désintéressement, une générosité qui feraient honneur aux hommes les plus civilisés [92].

Les Bédouins paraissent n’avoir jamais établi de magistrats pour la répression des injures individuelles ; chacun est donc obligé de pourvoir à sa propre sûreté et à celle des membres de sa famille. Il est résulté de là, chez les nobles, une délicatesse excessive sur le point d’honneur, et un esprit de vengeance qui est toujours porté à l’excès. Le meurtre est généralement puni par la mort du meurtrier ou de quelqu’un des principaux membres de sa famille ; c’est au plus proche parent du mort qu’est dévolu le devoir de le venger. Dans quelques tribus, les parents du défunt acceptent quelquefois une compensation en argent ; dans d’autres, toute composition est considérée comme honteuse. Cet esprit de vengeance se transmet souvent de père en fils, et ne finit que par l’extinction de l’une des deux familles. Il est le même chez les peuples cultivateurs que chez les pasteurs [93].

Les Bédouins ont deux espèces de propriétés : ils ont leurs troupeaux, leurs tentes, leurs meubles ; ce sont les propriétés privées. Ils ont de plus des pâturages, qui sont la propriété commune de chaque tribu. Quoique nomades, les Arabes ne sont pas étrangers à la propriété des terres : les pâturages ne sont pas divisés par individus ou par familles, mais ils le sont par tribus. Chacune d’elles possède une partie du désert qu’elle parcourt successivement, mais dont elle ne peut dépasser les limites sans empiéter sur le territoire d’une autre et sans s’exposer par conséquent à la guerre. Chaque tribu se considère comme souveraine sur son territoire, et ne se croit pas moins fondée à percevoir un droit de passage sur les voyageurs et les marchandises qui le traversent, que les princes d’Europe qui établissent sur les frontières de leurs États des lignes de douanes [94].

Il n’existe peut-être aucun peuple qui soit plus sobre que les Bédouins et qui vive de si peu. Six ou sept dattes trempées dans du beurre fondu, quelque peu de lait doux ou caillé, suffisent à la journée d’un homme. Il se croit heureux, s’il y joint quelques pincées de farine grossière ou une boulette de riz. Cependant quelle que soit leur sobriété, ils manquent souvent du nécessaire : ils mangent alors des rats, des lézards, des serpents grillés sur des broussailles, et surtout, des sauterelles. C’est à cette abstinence continuelle qu’il faut attribuer leur constitution délicate et leur corps petit et maigre, plutôt agile que vigoureux. La chair est réservée aux plus grands jours de fête ; ce n’est que pour un mariage ou une mort que l’on tue un chevreau ; les schecks riches et généreux peuvent seuls se permettre d’égorger de jeunes chameaux et de manger du riz cuit avec de la viande [95].

[III-60]

La vie vagabonde de ces Arabes, leur état habituel de détresse, et la nature de leurs propriétés, ont en grande partie déterminé leurs relations avec les étrangers. Accoutumés à vivre de fruits et de laitage, ils n’ont rien de ces mœurs cruelles que l’habitude de verser le sang donne aux peuples chasseurs. Leurs mains ne se sont point accoutumées au meurtre, ni leurs oreilles à la douleur ; ils ont conservé un cœur humain et sensible [96]. Ils ne sont donc pas ennemis des étrangers ; ils sont au contraire très hospitaliers à leur égard ; leur hospitalité ne se borne pas aux personnes qui partagent leurs croyances ou qui parlent leur langage ; elle est la même pour les chrétiens que pour les musulmans ; elle est une vertu commune à toutes les classes, depuis les plus pauvres jusqu’aux plus riches [97].

« Quand les Arabes sont à leur table, dit Niebuhr, ils invitent à manger avec eux ceux qui surviennent, qu’ils soient chrétiens ou mahométans, grands ou petits. Dans les caravanes, j’ai souvent vu avec plaisir qu’un muletier pressait les passants de partager son repas avec lui, et quoique la plupart s’en excusassent poliment, il donnait d’un air content de son peu de pain et des dattes qu’il avait à ceux qui voulaient les accepter ; et je ne fus pas peu surpris lorsque je vis en Turquie que de riches Turcs se retiraient dans un coin, pour n’être pas obligés d’inviter ceux qui pourraient les trouver à table [98]. »

Les Bédouins ne se bornent pas à partager le peu qu’ils ont d’aliments avec l’étranger qui leur demande l’hospitalité : ils le protègent contre toute insulte, quelque dangereuse que la protection puisse être pour eux. La tente d’un Bédouin est pour tout étranger qui y cherche un refuge, un asile inviolable, cet étranger fût-il son ennemi ; ce serait une lâcheté, une honte éternelle de satisfaire même une juste vengeance aux dépens de l’hospitalité. La puissance du Sultan, dit Volney, ne serait pas capable de retirer un réfugié d’une tribu, à moins de l’exterminer tout entière ; ce Bédouin, si avide hors de son camp, n’y a pas remis le pied, qu’il devient libéral et généreux [99].

Les Arabes, partageant avec les étrangers qui se présentent chez eux, ce qu’ils ont de subsistances, usent, chez les personnes qui les reçoivent, de la même liberté qu’ils donnent chez eux : ils s’attendent naturellement à être traités comme ils traitent eux-mêmes les autres : ce qui a fait dire qu’il faut les éviter comme amis et comme ennemis [100].

[III-62]

Il y a parmi les Bédouins des hommes qui rançonnent les étrangers qu’ils surprennent sur leur territoire ; mais, suivant Niebuhr, ces hommes sont les voleurs les plus civilisés du monde ; ils maltraitent rarement les personnes qu’ils pillent, à moins qu’elles ne fassent résistance ; ils se montrent hospitaliers même à leur égard ; ils leur rendent souvent une partie de ce qu’ils leur ont pris ; ils les accompagnent dans leur voyage, de peur qu’elles ne périssent dans le désert ; ils prennent soin d’elles, si, dans l’attaque, ils les ont blessées, ou s’ils les voient atteintes de quelque maladie. Souvent, les officiers turcs sont la cause des attaques des Arabes ; s’inquiétant peu de ce qui arrivera à ceux qui viendront après eux, ils mettent leur gloire à faire passer les caravanes sans payer ; et celles qui suivent, sont ensuite traitées en ennemies [101]. Les Bédouins pillent, quand ils le peuvent, les peuples avec lesquels ils sont en guerre ; mais ils ne sont ni si avides, ni si cruels que les corsaires européens ; la principale différence qui existe entre les uns et les autres, c’est que les premiers vont en course sur les mers, et les autres dans le désert.

[III-63]

Les Arabes cultivateurs, sur lesquels le joug des Turcs ne s’est point appesanti, ressemblent, sous beaucoup de rapports, aux Bédouins : comme ceux-ci, ils sont divisés en deux classes ; mais celle des schecks paraît renfermer une partie de la population encore plus considérable. On donne ce titre aux professeurs d’une académie, à certaines personnes employées dans les mosquées ou même dans les écoles inférieures, aux descendants des individus considérés comme des saints, aux magistrats des villes, à ceux des villages, et même aux chefs des Juifs [102].

Les hommes qui cultivent la terre ne sont point esclaves : le gouvernement perçoit sur les produits un impôt qui paraît peu considérable, lorsqu’on le compare à ceux que paient les Européens, et qu’on observe qu’il est le seul qui existe. Cet impôt est de dix pour cent du produit, pour les terres qui sont naturellement arrosées, et de cinq pour cent seulement du produit de celles qui ont besoin d’un arrosement artificiel. Les marchandises ne sont soumises à aucun droit de fabrication d’entrée ou de sortie [103].

Dans chaque ville et même dans chaque village, il y a un magistrat chargé de rendre la justice ; il est élu par les schecks ou principaux habitants ; il est payé par le gouvernement et ne peut rien recevoir des parties [104].

Les femmes sont entièrement libres ; on ne les marie que de leur consentement, et quoique la polygamie ne soit pas interdite, une femme, en se mariant, peut stipuler que son mari ne pourra ni en épouser une seconde, ni fréquenter ses esclaves. Les filles succèdent à leurs parents comme les garçons, mais elles ont une part un peu moins considérable. Une femme prend le quart des biens que son mari laisse en mourant, s’il n’a point d’enfants, et le huitième s’il a des enfants. Les femmes ne sont point recluses ; elles se couvrent seulement d’un voile, lorsqu’elles sortent [105].

Les étrangers, même lorsqu’ils ne professent pas la religion musulmane, sont traités par les Arabes cultivateurs avec autant de politesse que le seraient des musulmans dans les pays les plus civilisés de l’Europe ; ils sont même reçus par eux avec beaucoup moins de méfiance. Toute personne peut librement voyager dans leurs pays sans passeports, sans permission, et sans qu’aucun officier de police vienne s’enquérir ni d’où il vient, ni où il va, ni ce qu’il se propose. Nul ne s’avise de visiter son bagage ou de lui faire payer un droit d’entrée. Un étranger voyage, en un mot, dans ce pays beaucoup plus librement et avec autant de sûreté que dans aucun pays de l’Europe [106].

Dans aucune partie de l’Arabie, aucun voyageur n’a observé ces mœurs atroces, ni cette multitude de vices honteux que nous avons remarqués chez les grands de Perse ou chez les peuples qui habitent au nord de l’Asie, et que nous retrouverons chez des peuples de même race établis au nord de l’Afrique. C’est, au contraire, en parlant des cultivateurs indépendants que Savary a dit :

« Ces Arabes sont les meilleurs peuples de la terre ; ils ignorent les vices des nations policées : incapables de déguisement, ils ne connaissent ni la fourbe, ni le mensonge. Fiers et généreux, ils repoussent une insulte à main armée, et ne se vengent point par la trahison. L’hospitalité est sacrée parmi eux ; leurs maisons et leurs tentes sont ouvertes à tous les voyageurs, de quelque religion qu’ils soient [107]. »

La culture coûte en Arabie beaucoup de peines et de soins : les terres ont besoin d’être arrosées avec exactitude ; dans la partie montueuse de l’Yémen, les champs sont souvent en terrasses, et, dans la saison pluvieuse, on y conduit l’eau par des canaux du haut des montagnes ; dans la plaine, les habitants entourent leurs champs de digues pour y faire séjourner les eaux pendant quelque temps ; ils retiennent aussi par des digues celles qui descendent des montagnes, afin de s’en servir au besoin ; ainsi, quelle que soit la chaleur du climat, les habitants sont actifs et laborieux. Les arts ont cependant fait peu de progrès dans les villes ; j’en exposerai ailleurs les principales causes [108].

Les nombreuses hordes qui habitent sur les montagnes ou dans les gorges du Caucase appartiennent à la même espèce d’hommes que les Arabes ; mais le climat sous lequel la plupart d’entre elles sont placées, est très froid, surtout si on le compare à celui sous lequel vivent les Arabes. Celles même d’entre ces hordes qui occupent les gorges les plus profondes des montagnes, sont loin d’éprouver une chaleur égale à celle qui se fait sentir sur les côtes du sud de l’Arabie, puisque entre les deux pays il y a une différence de plus de trente degrés de latitude. Il n’existe cependant aucune supériorité morale, en faveur des hommes qui habitent le climat le plus froid ou le plus tempéré, sur ceux qui habitent sous un climat brûlant.

[III-67]

Chez la plupart des tribus du Caucase, la population se divise en deux classes : l’une de maîtres ou de nobles, l’autre de serfs qui cultivent le sol. Les premiers traitent les seconds comme du bétail : ils s’emparent du fruit de leurs travaux ; ils les vendent où les échangent, selon qu’ils jugent que cela convient à leurs intérêts. Le commerce de créatures humaines qui se fait dans ces contrées n’est pas moins actif que celui qui existe sur les côtes de Guinée. Souvent un noble, au lieu de vendre le cultivateur, lui enlève ses enfants, et les livre à des marchands d’esclaves, qui vont les revendre ailleurs.

Les relations qui ont lieu entre le mari et la femme, entre les parents et leurs enfants, sont analogues à celles qui existent entre un maître et ses esclaves. Un père vend son fils ou sa fille, un frère vend sa sœur, quand ils trouvent des marchands qui leur en donnent un bon prix. Les plus forts ou les plus subtils s’emparent des plus faibles, de leurs femmes ou de leurs enfants, et vont les vendre à des marchands de Constantinople. Ce genre de commerce occupe sur la mer Noire une partie de la marine turque.

Chacun étant le juge et le vengeur de ses propres injures, les offenses donnent naissance à des vengeances qui ne s’apaisent que par le sang, et qui exigent quelquefois l’extermination de la famille de l’offenseur. Ces hommes sont donc méfiants et craintifs : ils ne marchent qu’armés, et ne s’endorment qu’après avoir placé leur poignard sous leur oreiller. Le vol ou le brigandage est leur métier favori. Leurs femmes ont toutes les vices compatibles avec leur sexe.

En voyant le nom de nobles ou même de prince donné à la classe dominante de la population, il ne faut pas se figurer que cette classe possède de grandes richesses ; qu’elle porte des vêtements somptueux et habite dans des palais. Chez quelques-unes de ces hordes, les grands vont les pieds nus ou enveloppés de peaux, portent un grand bonnet de feutre, des habits et une chemise sales, mangent avec leurs doigts, et logent dans des huttes qui sont à moitié formées sous terre et qui ne reçoivent la lumière que par une porte, laquelle sert, en même temps, de passage aux habitants et à la fumée. Cet excès de misère n’exclut point l’orgueil aristocratique.

Ces hordes sont continuellement en guerre les unes contre les autres, et elles la font avec la même animosité que tous les peuples sauvages : elles pillent, brûlent ou massacrent tout ce qu’elles rencontrent sur leur passage. De tous les peuples de cette espèce qui habitent l’Asie, ce sont incontestablement les plus barbares.

Il y a quelques variations dans les mœurs des différentes hordes qui habitent le Caucase ; mais on observe qu’à mesure qu’on s'élève dans les montagnes, les habitants sont plus grossiers ou plus barbares. Quelques-uns errent dans les forêts, et joignent les vices que nous avons observés chez les sauvages, aux vices des brigands qui existent quelquefois chez des peuples civilisés [109].

 


 

[III-70]

CHAPITRE XXXI.

Des rapports entre les moyens d’existence et l’organisation sociale de quelques peuples d’espèce caucasienne de la partie orientale de l’Afrique. — Du genre d’inégalité qui existe chez ces peuples. — Des mœurs qui déterminent leur état social, et de celles qui en sont des conséquences. — Des mœurs de quelques peuples nègres.

Les peuples qui habitent sur les côtes orientales et septentrionales de l’Afrique, ou pour mieux dire, sur la lisière de ce continent, depuis les montagnes où le Nil prend sa source, entre le huitième et le dixième degré de latitude nord, jusqu’à l’extrémité du royaume du Maroc ou au commencement du désert de Sahara, sont généralement classés parmi les peuples qui appartiennent à l’espèce caucasienne, ou sont considérés comme en étant des variétés. Ces peuples ne nous sont pas tous également bien connus ; il en est quelques-uns qui ont à peine été visités ; mais le peu que nous savons de ceux-ci suffit pour nous faire juger qu’ils diffèrent peu des peuples que nous connaissons mieux, et qui sont placés dans des circonstances analogues.

J’ai fait observer précédemment que, pour juger de la température moyenne d’un pays, il ne suffit pas de connaître le degré de latitude sous lequel il est situé, mais qu’il faut connaître de plus le degré d’élévation au-dessus du niveau de la mer auquel il est placé, et la position dans laquelle il se trouve relativement à d’autres contrées. En Amérique, par exemple, on peut, en restant entre les tropiques, avoir les avantages et les inconvénients de tous les climats, depuis ceux qu’offre la zone torride, jusqu’à ceux que présente la zone glaciale. Le climat est plus froid sur les montagnes qui sont sous l’équateur qu’il ne l’est dans les plaines qui sont à l’embouchure du Mississipi, sous le trentième degré de latitude nord. Au centre de l’Europe, on peut également passer d’un climat tempéré sous un climat froid en allant du nord au sud et en s’élevant dans les montagnes. La température moyenne des Alpes dans la vallée de Chamonix, sous le quarante-sixième degré de latitude nord, est plus froide que la température moyenne de la Hollande à l’embouchure du Rhin, près du cinquante-deuxième. Le climat est également plus froid sur le sommet des montagnes du centre de l’Asie que sur les bords de l’océan Arctique, où se rendent les eaux qui coulent de ces montagnes. Nous trouvons en Afrique des phénomènes semblables à ceux que présentent les autres parties du monde ; le Nil, comme le Rhin, court du sud au nord, et la température moyenne du point où il se décharge, sous le trente-et-unième degré de latitude nord, est plus élevée que celle des montagnes où il prend sa source, entre le huitième et le dixième de la même latitude. Ces montagnes, suivant un voyageur, sont aussi élevées que les Alpes, et il paraît que le sommet en est couvert de neiges éternelles, quoiqu’elles soient presque sous la ligne équinoxiale. Il faut ajouter que les peuples qui en habitent le revers septentrional, sont bornés au nord et à l’ouest par des déserts de sable, et à l’est par une mer inabordable, et qu’ils se trouvent, par conséquent, sans communications avec aucune nation civilisée. Ce sont des phénomènes qu’il faut ne pas perdre de vue quand on recherche quelle est l’influence des lieux et des climats : si, dans ces recherches, l’on n’avait aucun égard à l’élévation et à la position du sol, on tomberait dans de grandes et nombreuses erreurs.

Les Gallas habitent dans les montagnes qui courent de l’est à l’ouest de l’Afrique, et qui partagent ce continent en deux parties presque égales. Ils sont situés sous un climat froid, comparativement aux peuples du même continent, qui habitent sur les bords de la mer Rouge ou même de la Méditerranée. Ils n’ont pas été observés dans l’intérieur de leur pays ; mais Bruce a vu leur roi et leur armée au service du roi d’Abyssinie ; et ce qu’il nous dit de la constitution physique, de l’intelligence et des mœurs des principaux chefs de cette nation, qu’il a successivement observés, est suffisant pour nous faire juger de ceux qu’il n’a pas visités. Si l’on jugeait d’un peuple nombreux et civilisé par quelques individus que le hasard aurait fait rencontrer, on s’exposerait à ne pas porter toujours de lui un jugement très équitable ; mais en jugeant, par leurs chefs et par leurs armées, des peuples qui ne sont pas sortis de l’état de barbarie, on les juge presque toujours par l’élite de leur population [110].

Bruce, en sa qualité de vassal du roi d’Abyssinie et de soldat de son armée, jugea qu’il lui convenait de rendre visite au commandant en chef de l’armée de Gallas, qu’il nomme le sauteur, et qui se trouvait alors dans le pays. C’était un homme, fort grand et fort mince ; il avait le visage pointu, le nez long, les yeux petits, et les oreilles excessivement grandes. Il ne regardait jamais en face, ne fixait ses regards sur rien, mais portait continuellement ses yeux d’un objet sur un autre comme les hyènes. Cet homme avait la réputation du voleur le plus cruel et le plus impitoyable. Il s’occupait des soins de sa toilette au moment où il reçut la visite de Bruce.

« Il me parut, dit ce voyageur, très embarrassé de ma visite. Je le trouvai presque nu, car il n’avait qu’une espèce de torchon autour des reins. Il venait de se baigner dans le Kelti, et en vérité je ne sais trop pourquoi, puisqu’il se frottait les bras et le corps avec du suif fondu. Il avait déjà mis beaucoup de suif dans ses cheveux, et un homme était occupé à les lui tresser avec des boyaux de bœuf, qui, je crois, n’avaient jamais été nettoyés. Le sauteur avait, en outre, au cou deux tours de ces boyaux, dont un bout pendait sur la poitrine, comme ces colliers que nous appelons solitaires. Notre conversation ne fut ni longue, ni intéressante. J’étais suffoqué par une horrible odeur de sang et de charogne [111]. »

Le moment où Bruce observa le roi des Gallas, nommé Gangoul, fut celui auquel ce prince se montra dans sa plus grande magnificence : ce fut dans une audience solennelle de réception, que lui donna le roi d’Abyssinie. Gangoul était petit, maigre, tout de travers, et ne paraissait ni vigoureux, ni agile ; il avait la tête grosse, les jambes et les cuisses fort minces, proportionnellement à son corps, et un teint jaune ou livide qui semblait annoncer une mauvaise santé ; il paraissait âgé d’environ cinquante ans. Ce monarque se présenta armé d’une mauvaise pique et d’un plus mauvais bouclier ; il était monté sur une vache d’une grosseur moyenne, mais dont les cornes étaient énormes, et qui n’avait ni selle, ni harnais. Son costume royal répondait à son équipage.

« Ses cheveux, dit Bruce, étaient fort longs et entrelacés avec des boyaux de bœuf, de manière à ne pouvoir distinguer les cheveux des boyaux ; et ces singulières tresses tombaient la moitié sur les épaules et la moitié sur son estomac. Le chef Galla avait en outre un boyau autour du cou, et plusieurs autres qui lui ceignaient les reins et lui servaient de ceinture. Le visage et le corps de Gangoul étaient également bien oints de beurre, qui dégouttait de tous côtés. Une extrême confiance, une insolente supériorité se peignaient sur la figure de ce prince ; et, comme le temps était extrêmement chaud, avant qu’on le vît paraître, une odeur de charogne annonça son approche [112]. »

Bruce ne nous donne pas la description de l’armée : il se borne à la représenter comme une troupe de sauvages qui ne savent faire aucune distinction entre les amis et les ennemis ; qui pillent, démolissent ou brûlent les maisons des uns et des autres avec la même férocité [113] ; qui, lorsqu’ils se rendent maîtres d’un village, égorgent les femmes, les vieillards, les enfants, ne réservant, parmi les femmes, que celles dont ils peuvent espérer d’avoir des enfants, et qu’ils emmènent comme esclaves [114]. Mais la description qu’il nous donne des chefs et de leur magnificence, nous laisse peu de chose à désirer sur le développement intellectuel et sur le perfectionnement moral du peuple. On se ferait souvent une idée exagérée du bonheur d’une nation, si on le jugeait par les richesses de ses princes ou de ses grands ; mais on s’expose peu à rabaisser son industrie, en la jugeant par le genre de luxe qui est particulier à son roi ou à ses généraux.

Les peuples de l’Abyssinie, qui vivent dans les plaines, sont beaucoup moins barbares que ceux qui vivent dans les montagnes ; leurs facultés intellectuelles sont plus développées, et ils sont généralement moins féroces. Cependant, il faut ici, comme sur la côte occidentale du même continent, diviser la population en deux classes, ayant chacune des mœurs particulières : celle des hommes qui cultivent la terre à laquelle ils sont attachés, et celle des hommes qui en consomment les produits ; car les Abyssiniens sont soumis au même régime que les nègres qui vivent sous la même latitude, mais sur la côte opposée : ils sont assujettis au régime féodal.

Tout le pays, en comprenant sous ce mot les terres et les hommes qui les cultivent, est considéré par les grands comme leur propriété ; et la part de chacun est en raison de l’élévation de son grade. Le roi, comme chef des nobles, en a la meilleure part ; les princesses ont, après lui, les terres les plus fertiles, et probablement aussi les meilleurs cultivateurs [115]. La distribution des terres appartient au chef ; si donc il arrive qu’un grand perde les siennes, par suite de quelque crime ou autrement, elles retournent au roi, qui en dispose comme il lui plaît [116]. Un grand peut donner lui-même ses terres ou ses villages à un autre individu, et alors celui-ci est tenu envers lui aux mêmes obligations dont il est tenu lui-même envers le roi [117]. Ces obligations consistent principalement à rendre foi et hommage à son suzerain, à l’accompagner à la guerre lorsqu’il le requiert, et à se faire suivre de plus par un certain nombre d’hommes [118]. Si le roi ou un grand ont à exercer l’hospitalité envers un personnage qu’ils considèrent, ils lui donnent plusieurs villages, chacun desquels est tenu de lui fournir une partie des choses dont il a besoin [119].

La personne du roi est inviolable ; en conséquence, la responsabilité de ses actes tombe sur ses ministres ou sur ses conseillers. Comme chef de l’administration, il a un conseil formé de six grands du royaume, tous officiers de sa maison : ce sont les colonels de ses troupes, le grand échanson, le garde de la maison du lion (nom d’un appartement du palais), et le garde de l’appartement des banquets royaux. Chacun de ces conseillers est tenu de dire son avis ; mais c’est sous condition qu’il sera toujours de l’avis du prince ; car, s’il lui arrive d’être d’une opinion contraire, il est envoyé en prison. Afin de laisser aux délibérations la plus grande liberté, le roi n’y paraît point ; il se tient dans une espèce de loge fermée, au bout de la table du conseil : si la majorité fait connaître un avis qui ne soit pas le sien, c’est l’avis de la minorité qui l’emporte [120].

Le roi est le chef de la justice ; mais, comme il veut qu’elle soit indépendante, il ne l’administre par lui-même que lorsqu’il désire que l’accusé soit absous. Dans ses expéditions, il se fait toujours suivre de six juges de son choix, dont les jugements sont exécutés à l’instant même où ils sont rendus. Près du tribunal où ces juges siègent, il y a une petite fenêtre que cache un rideau de taffetas vert ; c’est derrière ce rideau que se place le roi. Un officier qu’on nomme la parole du roi, se place près de ce rideau pendant que les magistrats délibèrent, et, quand chacun d’eux a fait connaître son opinion, il s’avance et leur communique la volonté de l’invisible monarque. S’il dit, L’accusé est coupable, et il mourra, les juges prononcent sur-le-champ la sentence, et les bourreaux l’exécutent [121]. Les juges ne sont là que pour prendre sur eux la haine qui résulte de l’iniquité des jugements du prince, et pour donner à la justice un air d’indépendance.

Les rois de l’Abyssinie ne pensent pas que leurs ministres soient toujours justes ou infaillibles : ils supposent, au contraire, qu’ils sont injustes, et qu’ils se trompent souvent ; et comme il est de leur devoir de réparer l’injustice ou l’erreur, ils admettent le droit de pétition dans sa plus grande latitude ; il n’est pas un seul individu qui ne puisse faire entendre par lui-même ses plaintes au monarque.

« Il y a, dit Bruce, un usage bien singulier en Abyssinie ; c’est qu’il faut que les portes et les fenêtres du roi soient incessamment assaillies de gens qui pleurent, se lamentent et demandent justice à grands cris, dans tous les différents idiomes de l’empire, pour être admis en présence du monarque et faire cesser les torts prétendus dont ils se plaignent. Dans un pays aussi mal gouverné et exposé constamment à tous les malheurs de la guerre, on peut bien imaginer qu’il ne manque pas de gens qui ont de justes raisons de se plaindre ; mais si, par hasard, il ne s’en trouve pas assez, comme, par exemple, dans le fort de la saison des pluies, où l’on a peine à approcher de la capitale et à se tenir dehors, il y a une bande de misérables qu’on paie pour crier et se lamenter, comme s’ils avaient été véritablement opprimés [122]. »

Le roi laissant le soin de l’administration à ses conseillers, faisant rendre la justice par des magistrats, ne se réservant que la distribution des grâces et des faveurs, ne repoussant les réclamations de personne, appelant, au contraire, autour de lui tous les individus qui ont ou croient avoir des plaintes à former, il ne peut être responsable d’aucune injustice ou d’aucun acte d’oppression. Aussi, de toutes les maximes, la plus incontestable et la plus incontestée est l’inviolabilité de sa personne ; cette maxime est si profondément établie dans les esprits que, dans les nombreuses guerres civiles qui ont lieu dans ce pays, le roi est respecté au milieu des combats ; et que les chefs de ses sujets révoltés le font prier respectueusement de ne pas s’exposer dans les batailles, ou du moins de se distinguer par la couleur de son cheval ou de ses vêtements, afin qu’on ne soit pas exposé à le frapper, faute de le connaître [123].

Ce n’est pas seulement en vertu d’une maxime d’État que la personne du roi est inviolable, elle l’est aussi par l’effet d’une cérémonie religieuse ; à son avènement, dit Bruce, on lui verse sur la tête de l’huile d’olive, et, pour la faire pénétrer dans ses longs cheveux, il se frotte avec ses deux mains assez indécemment, et à peu près de la même manière que ses soldats se frottent la tête avec du beurre [124].

Pour donner à son autorité une plus grande force, et pour vaincre plus aisément la résistance que pourraient lui opposer ses propres sujets, le roi a, près de lui, un corps de soldats étrangers qu’il commande en personne, et qui est plus ou moins nombreux, selon qu’il croit avoir à vaincre une résistance plus ou moins forte. Quelques-uns des soldats sont quelquefois pris parmi les nationaux ; mais les officiers sont pris invariablement chez des nations étrangères [125].

À la mort du roi, son pouvoir passe à un de ses enfants. Aucune loi ou aucun usage ne transmet ce pouvoir à un d’eux de préférence aux autres. Celui d’entre eux qui se trouve ou le plus fort, ou le mieux protégé, ou le moins à craindre pour les hommes les plus puissants, est celui auquel la royauté demeure. Il semble que, jadis, le choix appartenait aux grands, puisque aujourd’hui l’élection est réputée faite par eux, lorsqu’en réalité c’est le premier ministre qui choisit.

Les maximes de l’État et les cérémonies de la religion faisant considérer la personne du monarque comme sacrée, les actes iniques ou oppressifs dont il est l’auteur, paraissant faits tantôt par ses conseillers, tantôt par les magistrats dont il dicte les jugements, les actes de grâce ou de faveur paraissant faits, au contraire, exclusivement par lui, le peuple le considère comme une espèce de divinité ou d’idole dont il adore les volontés ; et les grands, qui entretiennent avec soin cette espèce d’idolâtrie, se le disputent comme un instrument à l’aide duquel ils peuvent impunément opprimer ses adorateurs.

Le roi a plusieurs femmes, et par conséquent il peut avoir un grand nombre d’enfants. Pour prévenir les troubles que ces enfants pourraient causer, on les relègue dans un château situé au sommet d’une montagne. Là, on leur apprend à lire et à écrire ; mais, sur tout le reste, on les maintient dans la plus profonde ignorance ; car c’est l’intérêt des grands qui doivent régner au nom de quelqu’un d’entre eux [126]. À la mort de leur père, le ministre le plus influent se hâte de proclamer roi le plus jeune ou le plus imbécile : créateur de l’idole, il est, sous son nom, le maître de l’État [127].

L’inviolabilité du prince et le respect superstitieux dont les grands l’environnent pour commander plus aisément sous son nom, sont utiles à ceux qui peuvent s’emparer de lui, comme le respect qu’a un peuple pour une fausse divinité est utile aux prêtres qui font semblant de la servir ; mais cette inviolabilité et ce respect ne profitent pas plus au prince qui en est l’objet, que ne profitaient à Apollon les offrandes que recevaient ses prêtres. Le ministre qui s’est rendu maître de l’idole est au-dessus des superstitions vulgaires ; il ne voit en elle qu’un utile instrument de son ambition, et la traite en conséquence. Possesseur de tous les jeunes princes, il façonne leur intelligence de la manière la plus convenable à ses propres intérêts ; il détourne les choses consacrées à leur entretien, et les réduit quelquefois à une telle misère que plusieurs meurent de soif ou de faim ; s’il a quelque raison de les craindre, il les fait mettre secrètement à mort [128].

Le ministre n’a pas plus d’égards pour le monarque lui-même : il détourne à son profit les tributs que les peuples lui paient ; il lui fournit seulement ce qui lui est nécessaire pour sa subsistance journalière, ne le traitant pas mieux que le moindre particulier ne traiterait ses domestiques [129] ; les femmes du monarque sont quelquefois traitées d’une manière plus dure encore ; mais, quels que soient les sentiments qu’inspirent au prince les traitements dont ses enfants et ses femmes sont l’objet, il n’ose se permettre de les manifester [130]. Le roi, dans son palais, adoré par ses sujets comme une divinité, n’est, en un mot, que le prisonnier ou l’esclave des grands ; il n’est que l’instrument qu’ils emploient à l’oppression de ses stupides adorateurs [131].

Si, profitant du mécontentement que produit partout la tyrannie, un ambitieux parvient à insurger une partie de la population, il se garde bien de porter atteinte à des opinions qui doivent servir de base à sa puissance ; il manifeste, au contraire, pour la personne royale, le même respect que le vulgaire, sûr que, s’il parvient à s’en rendre maître, ce respect fera la plus grande partie de sa force contre ses ennemis [132].

Les habitants de ce pays, dans la vue peut-être de prévenir les troubles que causerait l’élection d’un chef, ont rendu la couronne héréditaire ; les ambitieux n’y fomentent donc pas de troubles pour se la disputer ; mais ils en fomentent sans cesse pour se disputer la possession de celui qui la porte. Si le ministre qui en est possesseur, soupçonne une province de vouloir s’insurger, il ordonne qu’à l’instant tout y soit mis à feu et à sang. On brûle tout ce que les flammes peuvent atteindre ; on extermine jusqu’au dernier des habitants [133]. De son côté, l’ambitieux qui aspire à devenir ministre, use de représailles contre les provinces fidèles au possesseur de la personne royale. Il fait mettre le feu à toutes les habitations ; il fait massacrer tous les habitants sans distinction de sexe ni d’âge. Si, de part ou d’autre, on épargne quelques individus, ce ne sont que les femmes qui ont assez de fraîcheur ou de jeunesse pour allumer les passions des vainqueurs, et elles deviennent leurs esclaves [134].

Lorsque le ministre possesseur de l’idole, reste vainqueur, il fait périr les vaincus dans les supplices, comme coupables de trahison et de révolte envers la majesté royale. Lorsque c’est, au contraire, le ministre prétendant à qui reste la victoire, il fait mettre à mort les partisans du ministre vaincu, comme coupables d’avoir soutenu l’oppresseur de leur roi. Les supplices en usage, dans de pareilles circonstances, sont de trois espèces : ils consistent à crucifier les condamnés, à les écorcher vivants, ou à leur crever les yeux et à les abandonner ensuite dans les champs, où ils sont dévorés par des bêtes féroces [135]. Les cadavres des condamnés sont ordinairement exposés sur les places publiques de la capitale, et rarement enterrés.

« Les rues de Gondar, dit Bruce, sont pavées des membres de ces malheureux, qui y attirent tant d’animaux féroces pendant la nuit qu’il est très dangereux de sortir. Les chiens s’emparent souvent de quelques membres qu’ils charrient aussitôt dans les cours et dans les appartements pour pouvoir les dévorer avec plus de sécurité, ce qui ne manquait pas de me révolter ; mais ils y revenaient si souvent que j’étais enfin obligé de leur laisser le champ libre [136]. »

Les hyènes et d’autres animaux carnassiers restent maîtres de la ville jusqu’au moment où le jour commence à paraître ; mais alors un officier du roi, ou plutôt du ministre, s’arme d’un grand fouet, se place devant la porte du palais, et le fait claquer avec tant de force qu’il met en fuite les bêtes féroces : c’est le signal qui annonce aux habitants que la personne royale va se lever et rendre la justice [137], c’est-à-dire préparer pour les bêtes féroces qu’on vient de chasser la proie de la nuit prochaine.

La première prérogative d’un ministre ou des grands, possesseurs du roi, c’est d’exiger des peuples restés fidèles ou subjugués tous les impôts qu’il leur est possible de payer ; ils partagent le produit de ces impôts entre eux selon le degré de leur influence. La charge en est si pesante, qu’il reste à peine aux hommes qui travaillent le plus, le moyen de soutenir leur existence. Dans quelques provinces, on voit les femmes, le visage crispé, ridé par le hâle, errer dans les champs aux ardeurs du soleil avec un ou deux enfants attachés sur le dos, et ramasser les graines de joncs sauvages pour en faire une espèce de pain [138].

Si les impôts établis d’une manière générale n’enlèvent pas à tous individus toutes les ressources qu’ils possèdent, on les atteint par des extorsions particulières. Bruce ayant visité la maison d’un premier ministre qui passait pour sévère, mais non pour injuste, la trouva remplie de victimes de son avidité.

« Je crus en y arrivant, dit-il, entrer dans la plus horrible prison ; car on y voyait chargés de fer, tant dans la maison que tout autour, plus de trois cents malheureux dont quelques-uns y étaient depuis vingt ans et à qui on ne voulait qu’extorquer de l’argent. Ce qu’il y avait de plus déplorable, c’est qu’après que ces infortunés avaient fait compter l’argent qu’on leur demandait, on ne leur rendait point la liberté. La plupart étaient même renfermés dans des cages de fer, et traités comme des bêtes féroces [139]. »

Quelles que soient les violences et les cruautés auxquelles les ministres et les grands se portent, le roi en est peu touché, même quand il en est témoin. Abruti par le genre d’éducation que lui donnent les grands qui l’environnent, habitué à se considérer comme un être d’une espèce supérieure, et à l’abri, par son inviolabilité, des calamités qui pèsent sur ses sujets, il regarde avec la plus profonde indifférence des maux qui ne peuvent pas l’atteindre. Bruce, témoin des cruautés qui se commettaient tous les jours, pendant son séjour en Abyssinie, en fut vivement affecté ; le roi lui ayant demandé s’il était malade, il répondit qu’il ne pouvait supporter les odieux spectacles dont il était le témoin.

« Quoique le monarque, continue le voyageur, s'efforçât de conserver un air de gravité, il ne pouvait presque s’empêcher de rire au récit d’un malheur qu’il regardait comme fort peu de chose [140]. »

Ce prince était un bon roi en Abyssinie [141].

Ne jouissant d’aucune protection légale, les peuples de ce pays sont très vindicatifs, et portent toujours la vengeance jusqu’à l’excès ; une de leurs maximes est de tuer toujours l’individu qu’ils offensent, de peur qu’il ne trouve le moyen de se venger [142]. Il existe des haines de village à village comme d’individu à individu : les cultivateurs ne sèment et ne labourent que les armes à la main ; quand le temps de la récolte arrive, ils ne la font qu’après l’avoir disputée et être restés maîtres du champ de bataille [143]. Les cruautés exercées sur ces peuples les habituent à en exercer eux-mêmes de semblables, et ils les font porter sur les animaux. Ils les dévorent en quelque sorte vivants : dans leurs expéditions, ils emmènent des bœufs avec eux, et en mangent des tranches crues, en évitant d’attaquer les parties essentielles à la vie [144]. Il paraît que le peuple juif était dans le même usage [145].

Les punitions étant arbitraires, chacun est obligé d’affecter les sentiments et les opinions qui conviennent aux plus forts ; la dissimulation et la perfidie sont des vices qu’on rencontre dans toutes les classes : ces vices, dit Bruce, leur sont aussi naturels que le souffle qu’ils respirent [146].

Le roi peut prendre autant de femmes qu’il juge convenable ; et lorsqu’une femme lui plaît, son ministre la lui livre, sans prendre même la peine de la consulter. La polygamie n’est pas en usage seulement pour le prince ; elle l’est pour tous ceux qui ont le désir et le pouvoir de posséder plusieurs femmes, et par conséquent pour tous les grands. Les femmes ne sont point recluses, et leurs mœurs sont tellement dissolues, que, suivant Bruce, chaque femme paraît commune à tous les hommes. Le sentiment de la jalousie paraît aussi étranger à ce peuple qu’à la plupart des insulaires du grand Océan [147].

Dans une des villes frontières, les habitants font, sous la protection du premier ministre, un commerce qui consiste à vendre ou à acheter des enfants. Les individus qui veulent vendre leurs propres enfants ou ceux qu’ils ont volés ou achetés à d’autres, les amènent à Dixan, et là ils trouvent des Maures qui les reçoivent et vont les vendre dans des pays plus éloignés. On y vend aussi des hommes ou des femmes qu’on y attire par surprise. Les individus qui se livrent le plus activement à ce commerce, sont les prêtres de la province de Tigré, et ceux du voisinage de la montagne de Damo [148]. Les Abyssiniens prétendent professer la religion chrétienne.

Les dévastations qui sont des conséquences des guerres suscitées par l’avidité, la tyrannie et l’ambition des grands ; l’épuisement que produisent des impôts immodérés et des extorsions sans cesse renaissantes ; enfin, les guerres qui existent entre les villages, font abandonner la culture de la terre, et produisent de fréquentes famines. Des populations entières sont alors emportées, et elles ne laissent après elles d’autres traces de leurs misères et de leurs souffrances, que les ossements qui blanchissent la terre [149]. Ainsi, des provinces se convertissent insensiblement en déserts ; les terres, restées sans culture, ne produisent que des herbes sauvages ; on ne rencontre plus d’autres habitations que quelques misérables huttes cachées dans des lieux écartés, et placées à de grandes distances les unes des autres ; enfin, l’on voit errer çà et là un petit nombre d’individus semblables à des squelettes, recueillant des graines d’herbes destinées à faire le pain qui doit soutenir leur misérable existence [150].

Entre les Gallas et les Abyssiniens, qui occupent la partie australe du bassin du Nil, et les Égyptiens, qui en occupent la partie septentrionale, il existe des peuples d’une espèce différente, qui paraissent s’être avancés du centre de l’Afrique. Ces peuples appartiennent à l’espèce éthiopienne, et professent la religion musulmane ; ce sont les peuples de Sennar, de Kordofan et de Darfour ; ils sont un peu plus éloignés de l’équateur, mais habitent pour la plupart un pays moins élevé que celui des Gallas et que celui des Abyssiniens. Ces peuples sont tous soumis à un gouvernement semblable, et paraissent, par leurs usages, s’être rendus maîtres du pays par la conquête. Leurs gouvernements sont militaires : les rois sont les distributeurs des terres, et la part que chacun en obtient est en raison du grade qu’il a dans l’armée. Les officiers supérieurs font cultiver leurs domaines par des esclaves, ou les donnent à des vassaux qui leur en paient une redevance. Les rois exigent le dixième des revenus des terres qu’ils distribuent, et ils ont des ministres pour en prendre soin. Leur autorité est héréditaire [151]. Dans le Sennar, quand le fils aîné du roi parvient au trône, tous ses frères sont mis à mort, à moins qu’ils ne se sauvent par la fuite [152].

Les femmes de Sennâr ne sont considérées que comme des esclaves ; leurs maris les vendent, même quand elles sont mères de famille, et celles du roi ne sont pas mieux traitées que celles des derniers de ses sujets [153]. Les deux sexes mènent une vie très licencieuse, et l’ivrognerie amène de graves désordres. Le vol et la vente des enfants sont très communs dans cet État, et contribuent à le dépeupler. L’industrie est si peu avancée, que les habitants ne savent passer le fleuve qu’à la nage ou sur le dos des bœufs [154]. Leur principal commerce, avant leur asservissement aux Turcs, consistait dans la vente des esclaves qu’ils prenaient à la guerre. Les mœurs de ces peuples ont, au reste, été peu observées. Ils ne conçoivent pas d’autres plaisirs que de posséder des femmes et de manger selon leur appétit [155].

Les Égyptiens sont de tous les peuples d’Afrique celui qui a excité la plus vive curiosité. Comme ce peuple est un des plus anciens dans les annales de la civilisation, il n’en est point qui ait éprouvé plus de vicissitudes, et qui, dans le même espace de temps, offre aux sciences morales un plus grand nombre d’expériences. Dans aucun pays, le despotisme n’a pris des formes plus variées ; dans aucun, il n’a été aussi facile d’en observer la nature et les résultats.

 


 

[III-95]

CHAPITRE XXXII.

Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’organisation sociale de quelques peuples d’espèce caucasienne du nord-ouest d’Afrique. — Du genre d’inégalité qui a existé ou qui existe encore chez ces peuples. — Constitution d’une aristocratie militaire.

Les peuples dont j’ai maintenant à décrire l’état social sont mieux connus que la plupart de ceux dont j’ai parlé dans les chapitres précédents. Nous savons mieux quelle est la manière dont les diverses fractions de la population se sont organisées pour s’assurer des moyens d’existence, et quels sont les effets qui sont résultés de l’emploi de ces moyens. Ici, nous trouvons encore des hommes organisés pour l’exploitation d’un peuple conquis : nous voyons, d’un côté, une aristocratie militaire vivant dans l’opulence, et suppléant au défaut du nombre par la force de son organisation ; et, d’un autre côté, une population nombreuse placée sur un sol fertile, mais vivant dans une misère profonde, et incapable de résister, parce qu’elle est désunie. C’est en observant l’organisation des dominateurs et les effets qui sont résultés de l’exercice de leur puissance, que nous apprendrons à connaître les conditions essentielles à la liberté d’un peuple : si nous voulons savoir quelles sont les conséquences du despotisme, nous devons étudier d’abord les éléments qui le constituent.

[III-96]

Lorsque des faits historiques remontent à des temps qui nous sont inconnus, c’est une entreprise vaine que de prétendre exposer les causes particulières qui les ont amenés. Quelque pénible que soit, en pareil cas, l’état de doute et d’ignorance, il est impossible d’en sortir sans abandonner la seule route qui soit propre à nous conduire dans la recherche de la vérité. Je ne tenterai donc pas d’expliquer quelles furent les causes qui produisirent l’ordre social observé en Égypte, dans les temps les plus reculés ; car je ne pourrais former, à cet égard, que de vagues conjectures ; il me suffira d’en exposer les traits principaux, ceux qui paraissent en même temps les mieux constatés et les plus féconds en conséquences.

L’Égypte, aux temps les plus anciens dont nous ayons connaissance, semblait n’être soumise qu’à un chef unique, auquel les Égyptiens donnaient le nom de pharaon, et que nous désignons sous le nom de roi. Ce roi transmettait son pouvoir à un de ses enfants, et sa personne n’était ni moins inviolable ni moins sacrée que celle des rois d’Abyssinie. Ce chef fut-il dans l’origine le général d’une armée conquérante ? S’empara-t-il de l’autorité publique par la conquête du pays et des habitants ? Fut-il d’abord un magistrat électif, et parvint-il à perpétuer son pouvoir dans sa famille par une usurpation ? Les Égyptiens se donnèrent-ils un magistrat unique pour se garantir des dangers des délibérations ? Rendirent-ils son pouvoir héréditaire pour prévenir les troubles des élections ? Nous l’ignorons ; mais il est probable que là, comme ailleurs, les faits précédèrent de longtemps les doctrines, et que, lorsqu’un certain ordre de choses eut été établi sur les ruines d’un ordre différent, on ne manqua pas de raisons pour prouver les avantages de l’un et les inconvénients de l’autre.

Les Égyptiens n’avaient en apparence qu’un chef héréditaire ; mais, en réalité, ils étaient gouvernés, ou, pour mieux dire, possédés par une caste de prêtres ; ils étaient soumis à l’aristocratie la plus énergique qui ait peut-être jamais existé. Le roi était élevé, nourri, servi, conseillé par des prêtres ; il n’avait d’autres pensées que celles qu’ils avaient gravées dans son esprit ; il n’exécutait d’actions que celles qu’ils lui conseillaient. Il se trouvait dans leurs mains depuis son enfance jusqu’à sa mort ; car il était toujours environné de six conseillers, et ces conseillers étaient choisis parmi eux. Si la dynastie régnante venait à s’éteindre, les prêtres en élisaient une nouvelle dans leur caste ; le roi n’était donc qu’un premier pontife ; c’était une espèce d’idole que les prêtres présentaient à l’adoration du peuple, idole qui, n’ayant à elle aucune idée, était douée de la faculté de manifester, en son propre nom, les volontés des hommes qui la possédaient.

Les prêtres transmettaient leur pouvoir à leurs enfants, et ne le communiquaient jamais à des individus qui n’étaient pas nés dans leur caste ; ils avaient, de plus, le monopole des connaissances, et ne parlaient entre eux qu’un langage inintelligible au reste de la population ; ils ne pouvaient donc être convaincus d’erreurs, de contradictions, d’incapacité ; rien ne pouvait affaiblir le respect superstitieux qu’ils inspiraient à la multitude pour leurs personnes, ni faire sortir leurs sujets de l’état d’abrutissement et de dépendance où ils les avaient placés.

Les prêtres formaient la première classe dans l’État ; la seconde se composait de militaires qui avaient le roi pour chef, et qui, par conséquent, n’obéissaient qu’aux prêtres.

Les terres étaient divisées en trois parts : la première appartenait aux prêtres ; la seconde appartenait au roi, et les revenus en étaient employés à payer ses conseillers et ses ministres qui étaient des prêtres ; la troisième appartenait aux soldats, c’est-à-dire aux gardiens et aux défenseurs des prêtres [156].

Tous les avantages de l’ordre social étant, suivant les historiens, possédés par une caste, la jouissance perpétuelle lui en était garantie par la nécessité dans laquelle chacun se trouvait, depuis le prince jusqu’au laboureur, de suivre la profession et de conserver le rang de son père. Cet ordre, quelque étranger qu’il soit à nos mœurs actuelles, n’a cependant rien d’extraordinaire ; c’est celui vers lequel tendent, dans tous les pays, les hommes qui, par ruse ou par violence, sont parvenus à se rendre maîtres de leurs semblables.

L’histoire ne nous a point appris quelle fut l’époque à laquelle les Égyptiens furent ainsi divisés en diverses castes, et où chaque individu se trouva circonscrit, en naissant, dans un cercle dont il lui fut défendu de sortir ; mais on peut croire sans témérité que, lorsqu’une partie de la population s’avisa de poser des bornes insurmontables à l’intelligence, à l’industrie et par conséquent aux richesses de toutes les autres, la société avait fait de grands progrès. Si les premiers hommes qui cultivèrent la terre ou qui construisirent des cabanes, n’avaient jamais pu faire autre chose ; si aucun de leurs descendants n’avait pu exercer d’autre profession que celle de leurs ancêtres, jamais l’Égypte n’eût eu ni prêtres ni rois ; jamais elle n’eût eu ni mathématiciens, ni architectes, ni astronomes. Quoique les historiens ne nous aient pas fait connaître l’ordre dans lequel se formèrent les arts et les institutions de ce peuple, il est permis du moins de mettre en doute si les monuments dont les ruines excitent encore l’admiration des voyageurs, furent l’ouvrage d’architectes par droit de naissance [157].

[III-100]

La possession exclusive des terres par les soldats et par les prêtres, et la nécessité imposée à chacun de suivre la profession de son père, peuvent faire penser que, dans un temps dont l’histoire ne nous a pas conservé le souvenir, le sol et les cultivateurs de l’Égypte furent la proie d’une armée conquérante ; car il serait difficile de voir à quel autre titre les terres seraient échues à deux classes qui, dans aucun pays, ne se font remarquer par leur amour pour le travail.

Possesseurs de la partie la plus considérable des terres, les prêtres possédaient aussi les seules habitations qui annonçassent de la richesse et de la puissance. Un voyageur, en visitant les lieux où furent les villes les plus célèbres, a été étonné de trouver partout des ruines de même nature. « Toujours des temples ! dit-il, pas un édifice public ; pas une maison qui eût eu assez de consistance pour résister au temps [158]. » Si les temples étaient si magnifiques, s’ils étaient si multipliées, c’est qu’ils étaient la demeure des prêtres ; ils étaient sans doute élevés en l’honneur des divinités du pays, comme on immolait à Rome des bœufs en l’honneur de Jupiter ; mais les dieux d’Égypte ne tenaient pas plus de place dans leurs temples, que n’en tenait le dieu du Capitole à la table de ses ministres. Les temples de l’ancienne Égypte, en les considérant sous leur vrai point de vue, n’étaient que les palais des grands ; des palais qu’une aristocratie à la fois territoriale et sacerdotale s’était fait construire sous des noms sacrés, par la partie industrieuse de la population [159].

Lorsqu’une armée conquérante trouve dans un pays qu’elle envahit, une aristocratie puissante, et une populace misérable qui la nourrit, la première est ordinairement condamnée à périr. Si elle n’est pas exterminée au moment de la conquête, ou si elle ne meurt pas dans la défense de ses possessions, elle est condamnée à s’éteindre dans le mépris et la misère. Elle est incapable de se livrer aux travaux qui pourraient la faire subsister, ou elle les dédaigne, parce que l’habitude de la domination les a rendus vils à ses yeux. Les nouveaux dominateurs l’emploient quelquefois partiellement comme moyen d’action sur les esclaves ; mais bientôt ils se débarrassent d’elle, parce que ses prétentions leur inspirent de la méfiance, et qu’ils ne peuvent trouver une sécurité complète que dans sa destruction. La partie asservie de la population est conservée, au contraire, parce qu’elle seule sait cultiver la terre ou exercer les arts ; qu’elle produit plus qu’elle ne consomme, et que ses nouveaux possesseurs ne peuvent exister que par elle.

Le sol de l’Égypte, enlevé à la partie industrieuse de la population par ses rois, ses soldats et ses prêtres, a passé successivement sous la domination des Assyriens, des Persans, des Grecs, des Romains, des Arabes, des Mamlouks et des Turcs. Sous Cambyse et ses successeurs, l’Égypte vit disparaître la race de ses premiers maîtres ; ses soldats héréditaires furent exterminés, ses prêtres avilis et dépouillés, ses rois expulsés. Les Grecs détruisirent ou expulsèrent à leur tour les dominateurs assyriens, et se mirent à leur place. Les conquérants romains détruisirent ou chassèrent les maîtres grecs, et furent détruits par des conquérants arabes. Les Arabes furent asservis ou dépossédés par des soldats qu’ils avaient achetés comme esclaves. Ceux-ci ont été ensuite subjugués par les Turcs, qui ont fini par en éteindre la race.

Si des historiens étrangers à l’Égypte ne nous avaient pas fait connaître qu’elle eût des rois, des soldats et des prêtres dont le pouvoir fut héréditaire, nous ignorerions qu’ils ont existé, ou nous ne pourrions former à cet égard que des conjectures. Cette première race de maîtres s’est si complètement éteinte, qu’il ne reste, pour en rappeler le souvenir, que quelques débris de monuments et le témoignage des historiens étrangers ; avec eux ont péri leur langage, leurs connaissances, leur religion et leurs croyances. La destruction de la plupart des autres races de dominateurs n’a pas été moins complète ; on chercherait vainement sur le sol de l’Égypte, des descendants des conquérants assyriens, grecs ou romains ; s’il reste encore quelques Arabes, ce ne sont, s’il est permis de s’exprimer ainsi, que des instruments de culture.

Mais la race des hommes primitivement asservis n’a pas également disparu ; elle s’est en grande partie conservée à travers toutes les révolutions ; ses mœurs et ses usages ont résisté aux violences des conquérants. Ses premiers possesseurs lui avaient enlevé la propriété du sol sur lequel elle vivait ; ils l’avaient condamnée à des travaux et à un abrutissement sans terme. Elle n’a pu sortir de l’avilissement dans lequel ses ancêtres furent plongés ; elle n’a pu reprendre les propriétés qui leur furent ravies, ni acquérir des lumières dont ses premiers possesseurs la privèrent ; mais elle est toujours restée neutre dans les querelles qui se sont élevées entre les conquérants. Elle les a vu détruire les uns après les autres, tandis qu’elle s’est en partie perpétuée et se conserve encore telle qu’elle existait il y a plus de deux mille ans.

« Je ne puis apprécier, dit Savary, que la partie (de l’histoire d’Hérodote) qui traite de l’Égypte, et c’est avec la plus grande satisfaction que j’ai retrouvé dans ce pays les mœurs, les usages qu’il a décrits avec quelques légères modifications que le changement de dominations et de religion y ont introduits [160]. »

Pour tracer le tableau des mœurs des habitants de l’Égypte, il faut diviser la population en deux classes : celle des dominateurs ou des maîtres qui, à diverses époques, ont formé l’aristocratie, et celle des sujets ou des esclaves qui composaient la masse de la population. Les mœurs des maîtres n’ont pas toujours été les mêmes : les conquérants qui ont successivement envahi ce pays, y ont porté les mœurs ou les usages qui étaient propres à leur nation. Ils ont été plus ou moins oppresseurs, plus ou moins vicieux, selon que le peuple auquel ils ont appartenu a été plus ou moins barbare [161].

[III-105]

Nous ne connaissons que d’une manière très imparfaite les mœurs des premiers possesseurs, celles de la triple aristocratie territoriale, sacerdotale et militaire, qui la première se rendit maîtresse des hommes et du sol. Cette aristocratie, comme celle des Malais dans les îles du grand Océan, semble n’avoir attaché de l’estime qu’aux qualités essentielles qui la constituaient, et avoir avili toute qualité qui aurait pu être acquise par la race assujettie. La pudeur, la chasteté n’étaient point des vertus ; car, si elles avaient été estimées, les femmes des sujets auraient pu avoir des droits à l’estime aussi bien que les femmes des maîtres.

Lorsque, vers le milieu du sixième siècle, les Arabes enlevèrent l’Égypte aux empereurs grecs de Constantinople, ce pays avait déjà beaucoup souffert de la domination des maîtres divers qui l’avaient possédé. Cependant, il était encore très florissant, si l’on en juge par l’enthousiasme qu’inspira à ces nouveaux conquérants la prise d’Alexandrie, et par la description qu’ils nous ont eux-mêmes donnée de cette ville [162]. L’Égypte, quoique souvent déchirée par les querelles des Arabes qui se disputaient le pouvoir, ne tomba point dans la barbarie. La géométrie, l’astronomie, la grammaire, la poésie furent cultivées, et les arts ne furent point négligés. L’agriculture fit même quelques progrès sous les califes, puisque c’est sous leur domination que la culture du riz fut introduite [163].

Un des chefs arabes auxquels l’Égypte était soumise, se proposant sans doute d’accroître son pouvoir, institue une milice qui soit étrangère tout à la fois aux Égyptiens et à sa propre nation. Salah-Nuginmeddin achète des Tatars les esclaves qu’ils viennent vendre au Caire ; il les fait dresser selon qu’il convient à ses vues, et en forme un corps militaire. Ces soldats sont désignés sous le nom de Mamlouks, terme qui signifie esclaves. Lorsque ces esclaves sont devenus assez nombreux et assez puissants pour vaincre les résistances que voulait surmonter leur maître, ils le massacrent, et mettent à sa place un homme pris parmi eux. Ils prouvent ainsi qu’un prince qui craint la force de sa nation et qui veut la surmonter, est obligé de créer une force plus grande qui a aussi une volonté et des intérêts que tôt ou tard elle sait faire triompher [164].

Une aristocratie purement militaire succède au gouvernement des Arabes, également militaire. Le pouvoir souverain se trouve entre les mains des principaux officiers des esclaves, appelés sangiaks, et que nous désignons sous le titre de beys. Ces grands choisissent parmi eux un chef, chargé de gouverner sous leur direction ; c’est leur président, ou pour mieux dire le général en chef de l’armée ; il est désigné sous le nom de sultan. Le pays est, au reste, divisé en vingt-quatre fractions, une pour chacun des principaux officiers ou beys. L’armée étrangère, créée par les chefs arabes, continue de se recruter de la même manière qu’elle avait commencé. Chacun des beys fait acheter au Caire ou à Constantinople de jeunes esclaves qui y sont amenés de Géorgie, de Circassie, de Natolie et quelquefois même de Nubie. Ces esclaves, dont la plupart sont nés de parents chrétiens, sont, en arrivant dans la maison de leur maître, circoncis, et instruits dans la religion de Mahomet. Ils sont, en même temps, dressés à manier un cheval, à lancer le javelot, à se servir du sabre et des armes à feu. Ils remplissent dans l’intérieur de la maison les divers offices auxquels leur éducation et leurs dispositions naturelles les rendent propres. Ils sont obligés de se raser et de vivre dans le célibat jusqu’à ce qu’ils soient élevés à quelque dignité ; alors ils laissent croître leur barbe et peuvent se marier. Arrivés au grade de cachef, ils sont chargés de l’exploitation des villes placées sous la dépendance de leur patron ; ils achètent pour leur propre compte des esclaves qui deviennent leurs gardes, et ils les dressent comme eux-mêmes ont été dressés. Ils n’ont plus qu’un pas à faire pour arriver à la dignité de bey [165].

L’influence de chaque bey ou sangiak, étant en raison du nombre, des talents et de la force de ses esclaves, chacun a le plus grand intérêt à multiplier les siens et à les rendre redoutables : ils sont pour lui le seul moyen de puissance et de sécurité. Un sangiak, dans l’étendue des pays soumis à son exploitation, n’a jamais pour subordonnés que des hommes choisis par lui parmi ses propres esclaves. Chaque province, chaque district a son gouverneur, chaque village son lieutenant, partout des maires qui veillent aux mouvements de la multitude. « Le système d’oppression, dit Volney en exposant cette organisation, est méthodique ; on dirait que partout les tyrans ont la science infuse [166]. »

Le pouvoir et les propriétés d’un bey ne passent point à ses enfants ; lui mort, les autres beys les accordent à l’esclave ou à l’affranchi qu’ils en jugent le plus digne, ou, pour mieux dire, à celui qui se montre le plus dévoué aux intérêts de la majorité des électeurs ; l’intérêt de famille est sacrifié à l’intérêt de l’occupation militaire. Si un fils succédait au pouvoir de son père, l’aristocratie militaire pourrait tomber dans des mains incapables de la conserver, et la population asservie pourrait tôt ou tard s’affranchir ; mais en faisant passer l’autorité dans les mains des affranchis les plus audacieux et les plus habiles, les liens de la servitude ne se relâchent jamais ; la subordination militaire conserve d’ailleurs toute sa puissance, et l’ambition de tous est constamment stimulée par l’espoir de l’avancement. L’usage des beys de faire passer leur autorité et leur fortune à des hommes qui ont été achetés comme esclaves, est si respecté, qu’il est sans exemple que quelqu’un d’entre eux ait tenté de le violer en faveur de quelqu’un de ses enfants [167].

Dans presque tous les pays où des conquérants s’établissent, ils finissent par se confondre plus ou moins avec la population conquise ; ils prennent, au moins en partie, ses mœurs, son langage, sa religion et même ses lois. Si leurs descendants conservent une partie des avantages que leur donna la force, ils se considèrent du moins comme une fraction du même peuple ; les uns et les autres ont une dénomination commune [168].

[III-111]

Les Mamlouks, depuis l’établissement de leur puissance jusqu’à leur destruction, sont tous d’origine étrangère ; ils sont presque tous amenés dans le pays en qualité d’esclaves, et achetés comme tels pour concourir à l’exploitation de la population conquise. Mais que deviennent leurs enfants ? Tombent-ils dans les rangs des hommes possédés, ou forment-ils une classe distincte ? Les Mamlouks, tant qu’ils ne sont parvenus à aucun emploi, sont entièrement esclaves et ne peuvent se marier : la plupart restent donc toujours célibataires. Ceux qui se marient, n’épousent pas des femmes qui appartiennent à la population exploitée, des femmes coptes ou arabes ; ils épousent de jeunes esclaves qui ont la même origine qu’eux, ou qui sont achetées chez des peuples de même race. Or, les individus qui appartenaient à ces peuples, lorsqu’ils ne s’unissent pas à des indigènes, ne peuvent pas se reproduire au-delà de la seconde génération. La race des esclaves affranchis refusant, par orgueil ou pour d’autres causes, de s’allier à la population exploitée, est ainsi condamnée, par la nature, à s’éteindre ou à se recruter sans cesse à l’étranger [169].

[III-112]

Mais, quoique étrangers par la naissance, les Mamlouks ne considèrent pas moins l’Égypte comme leur propre pays ; l’habitude et l’éducation font perdre à chacun le souvenir de ses parents et du lieu où il a reçu la vie ; amenés de pays différents, ils n’ont aucun intérêt commun par leur origine ; ils ne sont liés entre eux que par l’intérêt d’une exploitation commune [170].

Au commencement du seizième siècle, le sultan des Turcs, Sélim, envahit l’Égypte et détrône le sultan des Mamlouks. Après l’avoir mis en fuite, il le rappelle, lui rend le gouvernement ; mais, bientôt après, il le fait pendre à la porte du Caire. Soit que, par cet acte de rigueur, il ait compromis son autorité, soit qu’il veuille se montrer généreux envers les vaincus, il consent à traiter avec eux : il leur octroie une charte. Dans le préambule de cette charte, il admet l’existence du gouvernement républicain des vingt-quatre beys, mais sous les conditions suivantes : qu’ils reconnaîtront eux-mêmes la souveraineté du sultan de Constantinople et celle de ses successeurs ; qu’ils recevront, comme son représentant, le lieutenant qu’il lui plaira de leur envoyer ; qu’ils lui paieront un tribut en argent et en denrées ; que, pendant la guerre, ils lui fourniront douze mille hommes dont ils auront eux-mêmes le commandement, et que, pendant la paix, ils ne pourront entretenir plus de quatorze mille soldats ou janissaires. Les beys sont autorisés à suspendre le lieutenant du sultan, dans le cas où il attenterait à leurs privilèges, c’est-à-dire à leur pouvoir absolu sur la population asservie [171].

L’occupation militaire qui avait remplacé la domination des Arabes continue donc d’exister après la conquête des Turcs. Le pacha envoyé en Égypte a d’abord toute l’autorité que produit le souvenir d’une victoire récente ; mais, arrivant dans le pays sans aucune force qui lui soit propre, son autorité se réduit insensiblement à celle que peut lui donner l’intrigue. Dans les derniers temps, ce n’est plus qu’un fantôme que l’on renverse d’un souffle : les beys, à la tête des armées et des provinces, jouissent réellement de tout le pouvoir ; ils ne laissent un pacha en place qu’aussi longtemps qu’il favorise leurs desseins. Si ce représentant du sultan ose élever la voix pour défendre les intérêts de son maître, le divan ou conseil des sangiaks s’assemble à l’instant et le renvoie. Quelquefois, les sangiaks ne lui laissent même pas le temps d’entrer en fonctions ; ils l’obligent à quitter l’Égypte aussitôt qu’il y a mis le pied ; s’il est reçu, il n’a pas la liberté de sortir de son palais, sans la permission du chef des beys ; c’est un prisonnier d’État qui, au milieu de la splendeur dont il est environné, sent durement le poids de ses fers ; aussi, le poste qu’il occupe n’est-il considéré que comme une sorte d’exil [172].

Les sangiaks, ayant pour chef un d’entre eux auquel ils donnent le titre de scheik el balad (le vieux du pays), se partagent donc, comme avant la victoire des Turcs, l’exploitation de l’Égypte. Chacun d’eux place, sur tous les points du pays soumis à son commandement, depuis les villes les plus considérables jusqu’aux plus petits villages, un homme choisi parmi ses esclaves et chargé d’exploiter sa part du territoire. Pour seconder les beys et leurs agents, il existe de plus une armée subordonnée également composée d’étrangers : ce sont des janissaires, ayant la même origine, les mêmes privilèges et la même organisation que ceux qui existent dans les villes soumises à l’empire turc.

Ces janissaires sont ordinairement des hommes que leurs désordres ou leurs crimes ont obligés de se bannir de leur pays natal [173] : quelques-uns succèdent au pouvoir militaire de leurs pères [174] ; plusieurs, même parmi ceux que leurs crimes ont fait chasser de Constantinople, se livrent au commerce [175] ; mais presque tous vivent dans le désordre, se dispensent du service militaire, et parcourent les villes pour y saisir l’occasion de se livrer au vol et au pillage [176].

Les janissaires, quoique soumis d’ailleurs aux beys, ont le privilège de ne pouvoir être arrêtés et punis que par des hommes de leur propre corps, quels que soient les crimes dont ils se sont rendus coupables. Ainsi, il n’y a, en général, de crimes punis que ceux qui blessent les intérêts militaires ; les actions qui n’offensent que les hommes de la classe asservie, ne sont pas mises au rang des délits et restent sans punition, quand ce sont les maîtres ou leurs agents qui en sont les auteurs [177].

Les beys, ayant un pouvoir sans limites dans les terres de leur domination, transmettent à chacun de leurs officiers un pouvoir également illimité. Dans les moments où l’harmonie règne entre eux et où ils se considèrent comme égaux, il existe, dans la seule ville du Caire, plus de quatre cents personnes qui s’arrogent un pouvoir sans bornes, et qui exercent selon leurs caprices ce qu’il leur plaît d’appeler la justice [178].

Dans les villages et dans les villes peu populeuses, il suffit d’un délégué du bey et de quelques janissaires pour maintenir dans l’obéissance la population conquise ; mais dans les grandes villes, ces moyens pourraient ne pas être toujours suffisants : on en établit donc quelques autres. Tous les hommes exerçant la même profession ou faisant le même métier, sont réduits en corporations ; ils ont un chef chargé de surveiller les actions ou les opinions des membres, et d’en rendre compte aux possesseurs du pays ; la prévoyance est portée si loin à cet égard, que les filles publiques et les voleurs eux-mêmes sont formés en corps [179]. Les fonctions du prévôt des voleurs consistent sans doute à veiller d’une manière spéciale à la sûreté des propriétés des dominateurs.

Un moyen plus efficace encore que le précédent de maintenir dans l’asservissement la population conquise est adopté : c’est l’interruption de toute communication entre les habitants d’un même lieu. Dans toute ville un peu considérable, il existe aux deux extrémités de chaque rue, une porte confiée à la garde des janissaires. Si quelque acte de violence excite, sur un point, le soulèvement de la multitude, à l’instant les portes de la rue sont fermées, et l’insurrection ne s’étend pas plus loin ; ces portes sont fermées d’ailleurs tous les soirs et ne s’ouvrent qu’au jour. Chaque fraction de la population subjuguée se trouve ainsi renfermée dans une sorte de prison ; et si, dans le silence et les ténèbres de la nuit, les tyrans jugent à propos de faire des exécutions militaires, ils n’ont pas à craindre que les victimes se sauvent par la fuite ou qu’elles soient secourues [180].

La manière dont la justice s’administre entre les particuliers, est celle qui est en usage dans tout l’empire turc. Il existe à Constantinople un premier magistrat qui porte le titre de quâdi el uskar (juge de l’armée), titre convenable au magistrat d’une nation de conquérants. Ce grand cadi nomme les juges des villes capitales, et ceux-ci nomment les juges des villes de leur dépendance. Les fonctions de juge, comme toutes les autres, ne sont données qu’à ceux qui en offrent le plus d’argent, et ne le sont jamais pour plus d’un an : il faut donc que le cadi, dans le cours de cette année, rentre dans ses déboursés et fasse tous les bénéfices pour lesquels il a acheté sa place. On voit aisément quel doit être l’effet de ces dispositions dans des hommes qui ont en main la balance où les sujets viennent déposer leurs biens [181].

Les Égyptiens ayant été abrutis, et dépouillés de leurs propriétés par leurs antiques possesseurs ; ayant passé, après la ruine de ces premiers maîtres, sous le joug des armées assyriennes, persanes, grecques, romaines et arabes, on conçoit qu’une armée de barbares qui crée ou conserve l’usage des moyens d’oppression que je viens d’exposer, doit rencontrer peu de résistance : on conçoit que, quoiqu’elle ne soit composée que d’environ huit mille hommes, il doit lui être facile de maintenir près de quatre millions d’individus dans l’obéissance [182].

Si maintenant nous considérons la population d’Égypte dans son ensemble, nous verrons que, depuis les temps les plus reculés, elle s’est divisée en deux fractions : l’une, celle des peuples vainqueurs dont les individus ont tour à tour occupé tous les emplois de la puissance civile et militaire ; l’autre celle du peuple vaincu, qui a rempli toutes les classes subalternes de la société [183]. L’oppression qui a toujours été la conséquence nécessaire d’un tel régime, n’a laissé subsister chez les vaincus que les individus dont l’existence a été absolument nécessaire pour faire vivre les vainqueurs. L’Égypte n’a point de classe intermédiaire composée de négociants, de propriétaires, ou d’hommes exerçant les professions de médecin, d’avocat, ou autres analogues. Dans ce pays, tout est militaire, c’est-à-dire agent d’exploitation, ou tout est artisan, laboureur ou petit marchand, c’est-à-dire population exploitée [184]. S’il existe dans les villes populeuses quelques familles qui, par leur aisance, appartiendraient ailleurs à la classe moyenne, elles cachent leur fortune, et cherchent à se confondre, par les apparences de la pauvreté, avec les classes les plus misérables [185].

[III-120]

Les Mamlouks, en recevant un pacha turc, qui arrivait chez eux sans aucune force apparente, avaient cru ne rien perdre de leur puissance ; et, en effet, pendant longtemps, leur pouvoir semble n’avoir rien perdu. Le sultan Sélim avait confirmé, par sa charte, le pouvoir absolu de la république des beys sur la population conquise ; il les avait seulement obligés à prendre, dans les affaires de religion, l’avis du mollah ou grand-prêtre soumis à son autorité ; et il ne paraît pas que le gouvernement de Constantinople ait jamais manqué à ses engagements, en protégeant la population vaincue contre l’oppression de ses conquérants. Mais le seul fait d’avoir admis parmi eux l’agent d’une puissance étrangère, et d’avoir reconnu la souveraineté de cette puissance, donne à la Porte le moyen de les dominer les uns par les autres et de les détruire ensuite.

L’occupation des Turcs s'étant d’abord confondue avec celle des Mamlouks et l’ayant ensuite remplacée, qu’il me soit permis de rappeler ici l’origine de ce peuple et la nature de son gouvernement. On verra que la révolution qu’ils ont opérée en Égypte, s’est réduite à une mutation de personnes, mais que le système est resté à peu près le même.

Les Turcs ont aujourd’hui tous les traits physiques de la plupart des peuples d’Europe. Leurs ancêtres étaient cependant une race de Tatars ; ils appartenaient à ces hordes qui, du centre de l’Asie, ont porté la barbarie dans le monde entier. On se fatigue à rechercher leur origine ; leurs antiquités, suivant Voltaire, ne méritent guère mieux une histoire suivie que celles des loups et des tigres de leur pays. Un calife des Arabes de la dynastie des Abbassides, fit venir, pour sa garde, une troupe de cinq ou six cents de ces barbares ; ceux-là en appelèrent d’autres. Ils prirent parti dans les querelles qui s’élevèrent entre les Arabes, et finirent par subjuguer les hommes qui les avaient appelés ou reçus. Telle est l’origine de la puissance ottomane qui a tout englouti, de l’Euphrate jusqu’à la Grèce. Cette origine a été la même que celle des Mamlouks.

Les Turcs ont modifié leur constitution physique par leurs alliances et par leurs affiliations : ils ont toujours, comme les grands de Perse, tiré la plupart de leurs femmes de la Géorgie ou de la Circassie, et ils en ont pris l’élite ; longtemps aussi, ils ont exigé des Grecs le dixième de leurs enfants ; et ces enfants, élevés dans la religion musulmane et confondus avec les conquérants, ont fini par en faire partie [186]. Mais, s’ils sont parvenus à modifier leurs traits physiques, ils n’ont rien changé à leur caractère moral : ceux qui existent aujourd’hui sont aussi ignorants et aussi féroces que ceux qui, pour la première fois, abandonnèrent la Tartarie.

Suivant les usages des peuples barbares, le vaincu est entièrement à la discrétion du vainqueur ; il devient son esclave ; sa vie, ses biens lui appartiennent : le vainqueur est un maître qui peut disposer de tout, qui ne doit rien, et qui fait grâce de tout ce qu’il laisse.

« Tel, de tout temps, dit Volney, fut le droit des Tatars dont les Turcs tirent leur origine. C’est sur ces principes que fut formé même leur état social. Dans les plaines de la Tartarie, les hordes, divisées d’intérêt, n’étaient que des troupes de brigands armés pour attaquer ou pour se défendre, pour piller, à titre de butin, tous les objets de leur avidité.

« Déjà tous les éléments de l’état présent étaient formés. Sans cesse errants et campés, les pasteurs étaient des soldats ; la horde était une armée : or, dans une armée, les lois ne sont que les ordres des chefs ; ces ordres sont absolus, ne souffrent pas de délai ; ils doivent être unanimes, partir d’une même volonté, d’une seule tête : de là une autorité suprême dans celui qui commande ; de là une soumission passive dans celui qui obéit. Mais dans la transmission de ces ordres, l’instrument devient agent à son tour ; il en résulte un esprit impérieux et servile, qui est précisément celui qu’ont porté chez eux les Turcs conquérants : fier, après la victoire, d’être un des membres du peuple vainqueur, le dernier des Ottomans regardait le premier des vaincus avec l’orgueil d’un maître ; cet esprit croissant de grade en grade, que l’on juge de la distance qu’a dû voir le chef suprême de lui à la foule des esclaves. Le sentiment qu’il en a conçu ne peut mieux se peindre que par la formule des titres que se donnent les sultans dans les actes publics.

« Moi, disent-ils dans les traités avec le roi de France, moi qui suis, par les grâces infinies du grand, juste et tout-puissant Créateur, et par l’abondance des miracles du chef de ses prophètes, empereur des puissants empereurs, refuge des souverains, distributeur des couronnes aux rois de la terre, serviteur des deux sacrées villes (la Mecque et Médine), gouverneur de la sainte cité de Jérusalem, maître de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, conquises avec notre épée victorieuse et notre épouvantable lance, seigneur des deux mers (Blanche et Noire), de Damas odeur du paradis, de Bagdad siège des califes, des forteresses de Bellegrad, d’Ario, et d’une multitude de pays, d’îles, de détroits, de peuples, de générations et de tant d’armées victorieuses qui reposent auprès de notre porte sublime ; moi, enfin, qui suis l’ombre de Dieu sur la terre, etc. [187] »

[III-124]

Du faîte de tant de grandeurs, le sultan ne considère la terre qu’il possède et qu’il distribue, que comme un domaine dont il est le maître absolu ; il ne considère les peuples qu’il a conquis que comme des esclaves dévoués à le servir, et les soldats qu’il commande, comme des valets avec lesquels il maintient ces esclaves dans l’obéissance. Volney compare l’empire turc à une habitation de nos îles à sucre, où une foule d’esclaves travaillent pour le luxe d’un seul grand propriétaire, sous l’inspection de quelques serviteurs qui en profitent ; il n’y voit d’autre différence, sinon que le domaine du sultan étant trop vaste pour une seule régie, il a fallu le diviser en sous-habitations, sur le plan de la première : telles sont les provinces sous le gouvernement des pachas. Ces provinces se trouvant encore trop vastes, les pachas y ont appliqué d’autres divisions, et de là cette hiérarchie de préposés qui, de grade en grade, atteignent aux derniers détails.

« Dans cette série d’emplois, ajoute Volney, l’objet de la commission étant toujours le même, les moyens d’exécution ne changent pas de nature. Ainsi, le pouvoir étant, dans le premier moteur, absolu et arbitraire, il se transmet arbitraire et absolu à tous ses agents ; chacun d’eux est l’image de son commettant ; c’est toujours le sultan qui commande sous les noms divers de pacha, de motsallam, de qûïem-maqam, d’aga ; il n’y a pas jusqu’au délibache qui ne le représente. Il faut entendre avec quel orgueil le dernier de ces soldats, donnant des ordres dans un village, prononce : C’est la volonté du sultan ; c’est le bon plaisir du sultan. La raison de cet orgueil est simple ; c’est que, devenant porteur de la parole et ministre de la parole du sultan, il devient le sultan même... Sans doute, comme disent les Turcs, le sabre du sultan ne descend pas jusqu’à la poussière ; mais, ce sabre, il le dépose dans les mains de son vizir, qui le remet au pacha, d’où il passe au motsallam, à l’aga, et jusqu’au dernier délibache, en sorte qu’il se trouve entre les mains de tout le monde, et frappe jusqu’aux plus viles têtes [188]. »

Dans chaque gouvernement, le pacha représentant le sultan, qui est l’ombre de Dieu sur la terre, possède donc une autorité absolue ; il réunit dans sa personne tous les pouvoirs, à l’exception de celui qui consiste à rendre la justice dans les affaires où le gouvernement n’est point intéressé ; il est chef et du militaire et des finances, et de la police et de la justice criminelle ; il a pouvoir de vie et de mort ; il peut faire à son gré la paix et la guerre : en un mot, son autorité n’a pas d’autres limites que les forces dont il dispose. Le principal objet de sa mission est de faire payer le tribut, c’est-à-dire de faire passer le revenu au grand propriétaire, à ce maître qui a conquis et qui possède la terre par le droit de son épouvantable lance. Quel que soit le moyen qu’il emploie pour arriver au but de sa mission, on ne lui en demande jamais compte ; on ne regarde que le résultat, c’est-à-dire le paiement. L’emploi de pacha étant vendu, le vizir les change de place aussi souvent qu’il peut, afin d’avoir des occasions de renouveler les ventes [189].

 


 

[III-127]

CHAPITRE XXXIII.

Des relations observées entre l’aristocratie militaire et la classe industrieuse, chez les peuples d’espèce caucasienne du nord-ouest de l’Afrique. — De l’influence de ces relations sur la prospérité du pays et sur le nombre de la population.

Nous voyons, dans le chapitre précédent, que l’aristocratie militaire qui succède au gouvernement des Arabes, ne se compose, à aucune époque, d’individus nés en Égypte : cette aristocratie, depuis son origine jusqu’à son extinction, se recrute chez les barbares du centre de l’Asie, ou chez des peuples non moins barbares du Caucase. En admettant dans son sein des enfants venus de l’un ou de l’autre de ces deux pays, elle ne donne à leurs facultés intellectuelles et à leurs facultés physiques que le développement le plus propre à rendre plus terribles leurs dispositions morales. Manier avec adresse des chevaux indomptés, savoir exécuter ou commander des évolutions militaires, se servir avec une rare habileté des armes les plus terribles, parler la langue du pays avec assez de facilité pour intimer les ordres de la puissance, et considérer les infidèles comme une proie livrée aux croyants, tels sont les talents ou les opinions requis pour parvenir aux premiers emplois [190]. Étant nés, et ayant reçu leurs premières impressions morales, dans des contrées où la civilisation n’a jamais pénétré, on peut les considérer comme des bêtes féroces que des maîtres habiles dressent au combat. Leurs vices ne sont pas le produit du sol ou du climat de l’Égypte ; ils sont le résultat de leur barbarie primitive, et passent des uns aux autres par tradition [191].

Nous voyons la population placée sur le sol de l’Égypte, divisée en deux grandes fractions : l’une peu nombreuse, mais fortement organisée, forme une aristocratie militaire ; l’autre très nombreuse, mais dépourvue de toute organisation, forme la masse de la population et n’a point de puissance. Dans une telle position, les Turcs arrivent et viennent prendre part aux profits de l’exploitation : leur intervention ne change rien à la division primitive ; ce sont de nouveaux maîtres qui viennent pour entrer en partage avec les anciens, jusqu’à ce qu’ils trouvent le moyen de les exterminer et de rester ainsi possesseurs exclusifs du sol et du peuple qui le cultive. Les relations des diverses fractions de la population étant connues, il reste à exposer l’action des unes à l'égard des autres, et l’influence de cette action soit sur les mœurs, soit sur les richesses.

Les étrangers qui se présentent en Égypte, peuvent distinguer, au premier aspect, les hommes qui appartiennent à l’aristocratie militaire, de ceux qui appartiennent à la population conquise : l’éclat et la prodigalité du luxe contrastent avec les lambeaux et la nudité de la misère, l’excès de l’opulence de quelques-uns avec le hideux dénuement de la classe la plus nombreuse. Si le commerce verse des richesses dans quelques familles, elles sont enfouies ou soigneusement déguisées ; les hommes qui les ont acquises n’en font qu’un usage clandestin, dans la crainte d’exciter la cupidité de la puissance, et d’être exposés aux extorsions que les gouvernants ont consacrées, sous le nom d’avanies ; de sorte que tous les individus qui appartiennent à la race conquise, présentent à peu près le même aspect [192].

Mais, quoique les hommes de la classe aristocratique ne se montrent que sous les dehors les plus brillants, quoiqu’ils soient couverts des vêtements les plus riches et montés sur des chevaux de prix, ils ne sont ni moins grossiers ni moins brutaux que les hommes des derniers rangs. La parure du luxe est l’enveloppe de la barbarie la plus complète, et si cette barbarie paraît plus hideuse et plus féroce encore dans la populace, c’est qu’elle y est à nu, et que les yeux ne sont pas trompés par le vernis de la magnificence. Si quelques arts sont cultivés, ils le sont par des étrangers. Les deux extrêmes de la population ont plus de rapport entre eux ; le bey et l’homme grossier de la lie du peuple, sont également ignorants, également fanatiques [193].

Les Égyptiens furent jadis dépouillés de leurs terres par une aristocratie sacerdotale et militaire. Nous ignorons par qui elles furent possédées sous les conquérants qui se succédèrent depuis les Assyriens jusqu’aux Arabes. Il est probable qu’elles changèrent de maîtres à chaque changement de domination.

Les Arabes, pour rester maîtres des terres, n’eurent donc qu’à prendre la place des derniers conquérants. Sous leurs successeurs, nous voyons que les terres se trouvent dans les mains de trois classes de personnes. La première partie, qui est la plus considérable, est dans les mains des beys et de leurs esclaves ; elle est possédée par l’aristocratie militaire. La seconde partie est possédée par les ulémas, ou prêtres musulmans. La troisième partie est possédée par des individus qui n’appartiennent à aucune de ces deux classes [194] ; mais les produits en sont absorbés par le tribut, payé au sultan. Ainsi, dans le dernier temps de la domination des Mamlouks, comme au temps des Pharaons, toutes les terres sont dans les mains des prêtres, des soldats, et de leur chef commun. Cependant, elles continuent d’être cultivées par les vaincus. On verra plus loin quelle est la part des produits que s’attribuent les maîtres, et quelle est celle qu’ils laissent aux cultivateurs.

Une république composée de vingt-quatre officiers militaires également ignorants, ambitieux et fanatiques, ne saurait rester en paix, surtout lorsqu’elle a dans son sein le délégué d’une puissance dont tous les efforts tendent à la mettre en état de guerre et à la détruire. La dignité de chef et les avantages qui y sont attachés, sont en effet, pour eux, des causes de dissensions continuelles ; chaque bey prend parti pour le candidat qu’il favorise, et le pays tout entier se transforme en champ de bataille [195]. Les Mamlouks, pour gagner les faveurs des beys leurs maîtres, se livrent aux mêmes vices et aux mêmes crimes que ceux-ci pour devenir chefs de l’aristocratie. Ces soldats dévorés d’ambition se prêtent à toutes les complaisances et aux passions les plus honteuses ; l’intrigue, la perfidie, la trahison, l’assassinat, sont leurs moyens ; le plus près du pouvoir en égorge le possesseur pour prendre sa place [196] ; le parti qui succombe dans les guerres, est dépouillé de ses propriétés en même temps que de son pouvoir [197].

Le délégué du sultan fomente les dissensions entre les beys ; il excite entre eux la jalousie, par les faveurs qu’il distribue à quelques-uns au nom de son maître ; et lorsqu’il s’est formé parmi eux un parti assez fort pour le soutenir, il fait égorger par ses esclaves les opposants en plein conseil. Un sultan, de son côté, ne compte sur la fidélité de son délégué qu’autant qu’il le voit disposé à travailler à la destruction des beys ; il suffit qu’un pacha soit soupçonné par son maître, pour qu’il soit obligé de se justifier par le meurtre de quelques-uns d’entre eux [198].

Si tels sont les rapports des grands entre eux, qu’on juge de ceux qui doivent exister entre les membres de cette aristocratie et la masse de la population. Les beys ne transmettent à leurs enfants, ni leurs propriétés, ni leur puissance ; soit qu’ils suivent par habitude une loi qui leur fut imposée par les Arabes leurs premiers maîtres, soit que l’instinct de la tyrannie leur ait appris que leur domination serait compromise par la dégénération de leur race et la transmission héréditaire du pouvoir, ils préfèrent des enfants adoptifs, choisis parmi leurs esclaves, aux enfants auxquels ils ont eux-mêmes donné le jour. Leurs enfants étant exclus de leur succession, il serait difficile qu’ils admissent à succéder à leurs propres pères les enfants nés dans les rangs inférieurs : aussi toute succession est-elle dévolue au gouvernement, c’est-à-dire aux membres de l’aristocratie. Un fils ne peut prendre possession de l’héritage de son père qu’après l’avoir acheté des chefs, et il n’est pas toujours sûr de l’obtenir : le plus offrant ou l’individu qui a le plus de crédit en obtient l’investiture [199].

Un enfant qui est parvenu à acheter des chefs les propriétés immobilières de son père, ne les conserve que sous les conditions les plus dures ; c’est à chaque instant une contribution à payer, un dommage à réparer. Maintenus par la charte du sultan Selim dans le pouvoir de lever des tributs arbitraires, les cachefs et les sangiaks continuent de commettre des vexations inouïes. Souvent, le malheureux agriculteur, au milieu de l’abondance qui l’entoure, manque du nécessaire et vend les instruments du labourage pour payer les impositions ; des extorsions multipliées le mettent dans l’impuissance de cultiver les terres les plus fertiles [200]. Dans les guerres qui ont lieu entre les membres de l’aristocratie, chacun d’eux se hâte d’exiger le tribut des cultivateurs sur le sol desquels il se trouve ; et si, après l’avoir perçu, il est vaincu, les cultivateurs sont obligés de payer le nouveau maître. Cette crainte de payer deux fois détermine les paysans à se révolter aussitôt que le pays est menacé de quelque trouble, et à attendre, pour se libérer, qu’une victoire décisive ait fait connaître celui des deux concurrents qui a le droit de percevoir le tribut ; mais ils sont durement châtiés de leur révolte, si celui auquel ils ont refusé de le payer reste vainqueur [201].

Les tributs ne se lèvent qu’à main armée ; chaque grand va camper, avec une troupe de brigands qui se sont faits soldats pour éviter le châtiment dû à leurs crimes, auprès des villages de sa domination ; lorsque, par crainte ou par violence, il a arraché aux cultivateurs les fruits de leurs travaux et épuisé leurs moyens d’existence, il se porte sur un autre point du pays et y commet les mêmes exactions. Si l’impossibilité de satisfaire son avidité pousse les paysans à la révolte, le pays présente des désordres d’un autre genre : les champs sont abandonnés ou ravagés ; les cultivateurs les quittent pour courir aux armes ; les troupeaux sont enlevés ou massacrés ; toutes les denrées deviennent la proie des ennemis et des brigands ; les routes, fermées par des bandes de voleurs, se refusent à toute espèce de communication et de rapports ; enfin, la désolation règne sur un sol que la fertilité dispute à la barbarie [202].

Les propriétés mobilières n’excitent pas moins l’avidité de la soldatesque gouvernante que les propriétés immobilières. Souvent, sans autre motif que l’avidité d’un homme puissant et la délation d’un ennemi, on cite devant un membre de l’aristocratie, un homme soupçonné d’avoir de l’argent ; on exige de lui une somme ; s’il la refuse, on le renverse sur le dos, on lui donne deux ou trois cents coups de bâton sur la plante des pieds, et quelquefois on l’assomme. Cent espions sont toujours prêts à dénoncer tout homme soupçonné d’avoir de l’aisance ; ce n’est que par les dehors de la pauvreté qu’il peut échapper aux rapines de la puissance. La fraction gouvernante s’attribuant, en un mot, à titre de conquête, le droit exclusif de toute propriété, ne traite la fraction gouvernée que comme un instrument passif de ses jouissances.

« On ne parle, dit Volney, que de troubles civils, que de misère publique, que d’extorsions d’argent, que de bastonnades et de meurtres. Nulle sûreté pour la vie et la propriété. On verse le sang d’un homme comme celui d’un bœuf [203]. »

Comme il n’existe pas de règle qui fixe les peines qui doivent être appliquées à chaque délit, tout individu chargé de maintenir l’ordre, détermine lui-même, pour chaque cas particulier, la peine qu’il lui plaît d’y attacher. Dans les villes populeuses, telles que le Caire, un officier de police, suivi d’une multitude de bourreaux, parcourt les rues de jour et de nuit ; il surveille les poids et mesures, et les marchandises portées au marché ; il fait enlever les personnes suspectes, arrête les voleurs, prévient ou réprime les séditions ; s’il surprend un marchand vendant à faux poids ou à fausse mesure, il lui fait sur-le-champ donner cinq cents coups de bâton, ou même lui fait trancher la tête. Cet officier juge sans examen et sans appel : au premier ordre, la tête d’un malheureux tombe dans un sac de cuir, où on la reçoit de peur de souiller la place. Les pachas font quelquefois eux-mêmes la police, et ne dédaignent pas de remplir les fonctions de bourreau. La terreur qu’inspirent ces officiers et les nombreux exécuteurs qui les accompagnent, est telle que tout le monde se cache ou prend la fuite du plus loin qu’on les aperçoit : un seul suffit quelquefois pour porter l’épouvante parmi le peuple [204].

L’administration de la justice entre les particuliers s’exerce d’une manière moins violente. Les officiers qui la rendent ne sont pas sous la dépendance des pachas ; mais, comme leur juridiction est fondée sur les mêmes principes, elle a les mêmes inconvénients. Dans un appartement nu, en dégât, et ouvert à tout le monde, le cadi s’assied sur une natte ou sur un mauvais tapis ; à ses côtés, sont des scribes et des domestiques. Les parties comparaissent et exposent elles-mêmes leurs raisons ; si elles se laissent emporter par la chaleur de la discussion, les cris des scribes et le bâton du cadi rétablissent l’ordre et le silence. Ce juge prononce enfin son arrêt, fondé sur l’infaillibilité du Coran, et si aucune des deux parties n’est l’objet d’une faveur particulière, elles sont mises à la porte à grands coups de bâton. La justice s’attribue le dixième de la valeur de la chose qui est en litige [205].

Mais, quoique les cadis soient indépendants des grands du pays, quoiqu’ils administrent publiquement la justice, ils sont loin d’être impartiaux ; ils ont les mœurs et les vices du pouvoir par lequel ils sont élus.

« L’expérience journalière constate, dit Volney, qu’il n’est point de pays où la justice soit plus corrompue qu’en Égypte, en Syrie, et sans doute dans le reste de la Turquie. La vénalité n’est nulle part plus hardie, plus impudente ; on peut marchander son procès avec le cadi, comme l’on marchande une denrée. Dans la foule, il se trouve des exemples d’équité, de sagacité ; mais ils sont rares par cela même qu’ils sont cités. La corruption est habituelle, générale ; et comment ne le serait-elle pas, quand l’intégrité peut devenir onéreuse et l’improbité lucrative ; quand chaque cadi, arbitre, en dernier ressort, ne craint ni révision ni châtiment ; quand, enfin, ce défaut de lois claires et précises offre aux passions mille moyens d’éviter la honte d’une injustice évidente [206].

[III-139]

La vénalité n’est pas un vice particulier aux hommes auxquels l’administration de la justice est confiée ; c’est un vice commun à tous les agents de la puissance, depuis les plus petits jusqu’aux plus élevés ; chez eux, c’est une coutume, un usage reçu ; il est convenu qu’avec de l’argent on parvient aux choses les plus difficiles ; il n’en faut même pas beaucoup pour arriver à son but [207].

Dans le temps où les membres de l’aristocratie étaient indépendants du gouvernement turc, eux seuls pouvaient se considérer comme chargés de veiller aux intérêts du pays. Le défaut de transmission de leurs propriétés à leurs enfants, et les dissensions qui s’élevaient entre eux, leur faisaient sans doute souvent négliger ces intérêts ; cependant, comme leur pouvoir durait, en général, autant que leur vie, et comme il est dans la nature de l’homme de se flatter sur son avenir, ils prenaient garde de ne pas laisser tarir, par une trop grande négligence, la source de leurs richesses. Mais aussitôt que l’autorité du sultan est reconnue, aussitôt que les beys se sont engagés à lui payer un tribut et ont admis la présence d’un pacha, les affaires changent de face. Les obligations relatives à la conservation des intérêts généraux, celles, par exemple, de pourvoir à l’entretien des canaux et de prévenir les invasions des Arabes bédouins, sont considérées comme étant à la charge du sultan. Les pachas ou les beys retiennent, pour cet objet, une partie des tributs qu’ils doivent leur payer ; mais, au lieu de les appliquer aux objets pour lesquels ils les retiennent, ils les détournent à leur profit. Ayant appris, par expérience, que leurs fonctions dans le pays n’auront qu’une courte durée, les pachas se hâtent d’en profiter, pour faire fortune et pour acquérir le moyen d’acheter la faveur des ministres du sultan ; ils tirent du pays ou des habitants tout ce qu’ils peuvent en arracher, mais ne font aucune dépense, soit pour veiller à la sûreté publique, soit pour la conservation des ouvrages nécessaires à la prospérité du pays [208].

La crainte des extorsions et l’absence de toute autorité qui veille à la conservation des propriétés publiques, produisent les effets qu’on doit naturellement en attendre. Personne n’ose se permettre de bâtir, de planter, ou de faire exécuter aucun genre d’ouvrage qui annoncerait qu’il a cumulé quelques économies. S’il se rencontre quelque imprudent qui veuille planter ou bâtir, il en est promptement puni par des avanies. Les hommes du pouvoir disent : Cet homme a de l’argent ; ils le font venir et lui en demandent ; s’il nie, il a la bastonnade ; s’il accorde, on la lui donne encore pour en obtenir davantage. S’il arrive que des hommes apportent quelques perfectionnements dans l’agriculture, ils sont obligés d’y renoncer presque sur-le-champ, parce que les contributions dont ces perfectionnements sont la cause, font plus qu’en absorber les produits. Chacun est donc obligé de donner à l’or ou à l’argent la préférence sur toute autre richesse, parce que c’est la plus facile à cacher. On laisse dépérir les maisons et les capitaux engagés dans l’agriculture ou dans d’autres branches d’industrie [209].

[III-142]

« Ils bâtissent le moins qu’ils peuvent, dit Denon en parlant des Égyptiens ; ils ne réparent jamais rien : un mur menace ruine, ils l’étayent ; il s’éboule, ce sont quelques chambres de moins dans la maison ; ils s’arrangent à côté des décombres : l’édifice tombe enfin, ils en abandonnent le sol, ou, s’ils sont obligés d’en déblayer l’emplacement, ils n’emportent les plâtras que le moins qu’ils peuvent ; c’est ce qui a élevé autour de presque toutes les villes d’Égypte et particulièrement du Caire, non pas des monticules, mais des montagnes dont l’œil du voyageur est étonné, et dont il ne peut tout d’abord se rendre compte [210]. »

Cependant, comme les hommes ne peuvent vivre privés d’habitations, les cultivateurs égyptiens élèvent de mauvaises huttes, soit avec des briques cuites au soleil, soit avec de la terre mêlée avec de la paille hachée. Dans les campagnes, ces huttes ont en général la forme d’une ruche ; elles se composent de deux pièces : l’une, au rez-de-chaussée, pour le propriétaire, sa famille, ses poules et ses poulets ; l’autre, au premier étage, pour ses pigeons. Dans quelques villages, ces huttes, à l’exception de la porte, n’ont d’autre ouverture qu’un trou pour donner passage à la fumée, et les habitants couchent sur la terre comme les sauvages. Là, couverts d’insectes dévorants, enveloppés par la fumée et suffoqués par la chaleur, ils sont assiégés par les maladies qu’engendrent la malpropreté, l’humidité et les mauvais aliments [211].

La plupart des habitants des villes ne sont pas mieux logés que ceux des campagnes. Les cités les plus populeuses et les plus florissantes ont entièrement péri, sous la domination des Mamlouks et des Turcs. Alexandrie, qui excita une si vive admiration parmi les Arabes, et qui était encore si brillante au quinzième siècle, ne présente plus, dans un espace de deux lieues, que colonnes de marbre, que débris de pilastres, de chapiteaux, d’obélisques, que des montagnes de ruines entassées les unes sur les autres [212]. Kous, si opulente du temps des Arabes, a également péri, sous la domination des Mamlouks et des Turcs : il ne reste, sur la place où elle exista, que quelques misérables chaumières [213]. Thèbes, Canope, Latopolis et d’autres villes moins célèbres, n’offrent plus que des ruines autour desquelles un petit nombre d’hommes retombés dans l’état sauvage, ont élevé quelques cabanes de terre [214]. Les restes des monuments que les barbares n’ont pu détruire, sont devenus les refuges de leurs troupeaux, et les colonnes de marbre des palais ont été sciées, et transformées en meules de moulin [215].

À mesure que le temps détruit les maisons des villes qui ne sont pas encore désertes, les habitants les remplacent par des constructions si frêles, que, si elles n’étaient pas épargnées par le climat, elles seraient détruites aussitôt que formées ; ce sont comme dans les villages, des huttes de terre ou de briques durcies au soleil [216]. Aucune maison n’étant réparée, on ne marche dans les rues qu’à travers les décombres ; les villes même qui de loin ont un certain air de grandeur, comme Damiette, présentent de près l’aspect de la destruction et de la misère. En voyant cet assemblage de trous, de grosses pierres, de canaux empestés, et de maisons ruinées, on croirait, dit un voyageur, que la ville vient d’essuyer un long siège suivi d’un assaut meurtrier [217]. La destruction des habitations étant quelquefois plus rapide encore que celle de la population, le peuple se resserre dans le plus petit espace possible : au Caire, deux cents individus occupent, selon Savary, moins de place que trente à Paris [218].

Si la crainte de paraître riche entraîne la destruction des propriétés privées, la soustraction des contributions et l’instabilité dans les emplois entraînent la ruine des propriétés publiques. Tous les édifices publics ou religieux qu’on trouve en Égypte, kans, fontaines, mosquées, n’offrent que des ruines, et ne sont propres qu’à servir de refuge aux chacals. Les monuments les plus admirables de la piété des califes et du goût exquis des architectes arabes, sont menacés d’une destruction prochaine ; ils s’écroulent comme les palais enchantés des beys, et suivent dans la poussière un tiers de la ville du Caire [219]. Les fontaines ruinées arrosent des jardins abandonnés, et les transforment en marais infects et impraticables [220]. Enfin, les forteresses et les châteaux qui appartiennent aux sultans, ne présentent que des ruines dans toute l’étendue de l’empire turc [221].

Les hommes qui sont chargés de la police, n’ont aucun soin, ni de la propreté, ni de la salubrité des villes. Les rues, étroites et tortueuses, ne sont ni pavées, ni balayées, ni arrosées, et sont presque toujours embarrassées de décombres, d’immondices et de cadavres d’animaux. Une multitude de chiens errants, maigres, décharnés, et rongés par une gale qui souvent dégénère en une espèce de lèpre, y forment une république indépendante, cantonnée par familles et par quartiers. Ces hideux animaux, qui n’ont point de maîtres et dont la multiplication n’est arrêtée que par le défaut de subsistances, se nourrissent de charognes, et les disputent aux dégoûtants vautours et à une foule de chacals cachés par centaines dans les jardins et parmi les décombres et les tombeaux. C’est à l’excessive multiplication de ces animaux immondes que les Égyptiens doivent d’être débarrassés des cadavres d’ânes et de chameaux jetés sans cesse dans l’intérieur ou dans les environs de leurs villes [222]. Dans la capitale, toutes les immondices se rendent dans un canal qu’on ouvre une fois l’année, dans les plus grandes chaleurs, pour le nettoyer, et qui infecte l’air par les matières putrides qu’il renferme [223].

Dans le temps où l’Égypte n’était encore soumise qu’au joug des Arabes, des lacs artificiels et des canaux nombreux portaient la fraîcheur dans les villes, en même temps qu’ils fertilisaient les campagnes ; mais, sous la domination des Mamlouks et des Turcs, ces ouvrages ont presque entièrement péri ; les canaux se sont fermés, les lacs se sont transformés en marais ou desséchés, et des contrées, jadis fertiles et florissantes, se sont changées en déserts de sable où le voyageur attristé ne trouve ni arbrisseaux, ni plantes, ni verdure [224]. L’industrie ayant en même temps cessé de mettre obstacle aux empiétements du Désert, les sables se sont avancés sur les terres cultivées et sur les villages.

« L’embouchure de la vallée du Nil (vis-à-vis de Benésouef) dit Denon, n’offre qu’une triste plaine, dont une bande étroite sur le bord du fleuve est seule cultivée : au-delà de cette bande, on aperçoit encore quelques restes de villages dévorés par le sable ; ils offrent le spectacle affligeant d’une dévastation journalière produite par l’empiétement continuel du Désert sur le sol inondé. Rien n’est triste comme de marcher sur ces villages, de fouler aux pieds leurs toits, de rencontrer les sommités de leurs minarets, de penser que là étaient des champs cultivés, qu’ici croissaient des arbres, qu’ici encore habitaient des hommes, et que tout a disparu [225]. »

Un voyageur a évalué au tiers du territoire de l’Égypte, la partie convertie en désert par la destruction des lacs et des canaux, ou par l’envahissement des sables [226] ; mais il est difficile de déterminer quelle fut, dans ce pays, l’étendue du terrain cultivé, quand on voit que les voyageurs ont trouvé, jusqu’au sein même du Désert, des vallées, et des bois pétrifiés [227]. N’est-ce pas une preuve que là il exista jadis des forêts et des rivières ? Et cette circonstance ne doit-elle pas nous autoriser à croire que la population s’étendait plus loin qu’on ne l’a cru communément [228] ?

Une partie des terres qui sont encore susceptibles de culture, restent souvent improductives, soit parce que les moyens de les ensemencer ont été enlevés aux laboureurs, soit parce que la nécessité de payer les impôts les a obligés de vendre leurs instruments de labourage, soit enfin parce que l’état de trouble et d’oppression dans lequel ils vivent habituellement, leur a fait craindre de voir détruire ou enlever leurs moissons. On rencontre ainsi, aux environs des villages, des terrains étendus et fertiles qui attendent vainement que la main du laboureur y répande la semence : dans les cantons ouverts aux Arabes, tels que les environs du couvent des Coptes, le terrain reste toujours en friche, ou le laboureur sème les armes à la main [229].

Enfin, les terres qui sont cultivées ne le sont que d’une manière grossière.

« L’art de la culture, dit Volney, est dans un état déplorable : faute d’aisance, le laboureur manque d’instruments, ou n’en a que de mauvais ; la charrue n’est souvent [III-150] qu’une branche d’arbre coupée sous une bifurcation et conduite sans roues. On laboure avec des ânes, des vaches, et rarement avec des bœufs ; ils annoncent trop d’aisance ; aussi, la viande de cet animal est très rare en Syrie et en Égypte [230].

Il est difficile de déterminer d’une manière bien exacte quel a été le décroissement de la population, depuis l’époque à laquelle l’Égypte se trouva dans l’état le plus florissant, jusqu’au temps où nous vivons. Dans les pays orientaux, on ne tient aucun registre des décès ni des naissances, et il n’est pas aisé aux voyageurs de pénétrer dans l’intérieur des familles. Si l’on veut s’informer, chez ces peuples, de la population des villes, ils parlent toujours de quelques centaines de milliers ; mais les évaluations qu’ils donnent ne reposent sur aucune base et sont en général fort exagérées [231] ; d’un autre côté, les évaluations des historiens, sur la population de l’ancienne Égypte, offrent beaucoup d’incertitude et ne paraissent pas exemptes d’exagération. Quand même on admettrait qu’il existait vingt mille villes du temps des pharaons, ainsi que le prétendent Pline et Hérodote, on n’aurait qu’une donnée fort incertaine, puisqu’il resterait à déterminer quelle était la population de chacune de ces villes [232].

Cependant, quoiqu’il nous soit impossible de savoir d’une manière exacte quel a été le décroissement de la population, il est aisé de voir que la destruction a été immense : plusieurs des villes les plus populeuses sont devenues désertes ; tous les habitants ont péri ; l’ancienne Alexandrie contenait environ trois cent mille personnes libres et plus du double d’esclaves ; la nouvelle n’est plus qu’une bourgade dont la population n’excède pas cinq à six mille individus [233] ; Faoué, qui, au quinzième siècle, était la ville la plus populeuse après le Caire, ne renfermait, au dernier siècle, que quelques pauvres habitants [234] ; la population de Cous, qui, à la même époque, n’était guère moins considérable, ne consistait plus, deux siècles plus tard, qu’en dix misérables pêcheurs. Je ne parle point de la nombreuse population de Thèbes remplacée par un petit nombre de sauvages qui vivent dans les cavernes des rochers comme des bêtes féroces, ni de celle de tant d’autres villes dont il ne reste que quelques vestiges, ou dont les savants ne peuvent qu’à peine déterminer l’emplacement [235] : la plupart de ces villes avaient été détruites longtemps avant que l’Égypte eût été envahie par les Arabes [236].

Savary, jugeant d’après les ruines qui couvrent encore le sol de l’Égypte, et considérant comme exagérés les rapports des historiens, a pensé que la population des villes était trois fois plus nombreuse dans l’antiquité qu’elle ne l’était de son temps [237]. À l’époque où il écrivait (en 1777, 1778 et 1779), il l’évaluait à quatre millions [238] ; et cependant, cette dernière évaluation paraît excéder de beaucoup la vérité, puisque Félix Mengin n’estime la population égyptienne, en 1823, qu’à 2 514 400 habitants [239]. Ainsi, la population d’Égypte a été réduite, sous la domination militaire qui a succédé au pouvoir des Arabes, à peu près au tiers de ce qu’elle était du temps des Romains, lorsqu’elle fournissait des subsistances à l’Italie et aux provinces voisines [240].

 


 

[III-155]

CHAPITRE XXXIV.

Parallèle entre la portion de richesses qui est laissée à la classe laborieuse, et la portion de richesses que s’approprie l’aristocratie militaire, chez les peuples d’espèce caucasienne du nord-ouest de l’Afrique. — Des mœurs qui résultent de la domination militaire. — État des femmes. — Progrès de la barbarie. — Influence de la sécurité sur les mœurs et sur l’industrie.

J’ai exposé, dans le chapitre précédent, les rapports qui ont été observés entre l’aristocratie militaire de l’Égypte et la classe laborieuse de la population : on a déjà vu une partie des effets que produit la servitude sur l’une et l’autre de ces deux classes. Il me reste à faire voir maintenant quelle est la manière dont les produits annuels des pays se distribuent entre les diverses classes de la population ; quelle est la portion de richesses que laissent à la classe industrieuse les chefs militaires qui dominent sur elle, et quelle est la portion qu’ils s’en attribuent eux-mêmes. J’exposerai ensuite quelles sont les mœurs qui résultent des relations qui ont lieu entre ces deux classes, et quelle est l’influence de ces mœurs sur l’état des femmes de tous les rangs. Je terminerai ce chapitre par l’exposition de quelques effets produits par la sécurité sur l’industrie et sur les mœurs.

Au Caire, la ville la plus considérable de l’Égypte, l’étranger qui arrive est frappé d’un aspect général de ruine et de misère ; la foule qui se presse dans les rues n’offre à ses regards que des haillons hideux et des nudités dégoûtantes ; une chemise de grosse toile bleue, ceinte d’un cuir ou d’un mouchoir rouge, un manteau noir d’un tissu clair et grossier, et une espèce de toque sur laquelle est roulé un grand mouchoir de laine rouge, tel est le costume de presque tous les habitants ; ils ont la poitrine, les bras, les jambes et les pieds nus, et la plupart ne portent pas de caleçons [241].

La population se présente sous un aspect plus misérable encore dans les villes moins populeuses, et par conséquent plus opprimées. À Saint-Jean-d’Acre, dit M. de Forbin, tous les sens sont désagréablement affectés par les difformités les plus hideuses ; des êtres qui semblent sortir du sépulcre, se traînent à demi nus, enveloppés dans de grandes couvertures d’un blanc sale, bariolées de noir ; leur tête est affublée de haillons qui leur servent de turban ; et l’on rencontre à chaque pas, à côté des victimes de l’ophtalmie, les victimes de la férocité de Gezzar-Pacha [242], des aveugles ou des malheureux sans nez et sans oreilles. Cette masse d’hommes, inerte, misérable et dégoûtante, demeure sans cesse couchée au soleil sous les murs des jardins du sérail [243].

[III-157]

Les habitants des campagnes ne se montrent nulle part qu’à demi couverts de haillons : parmi les hommes, les mieux vêtus ne portent qu’une mauvaise chemise bleue et une pagne de laine ; les autres n’ont pour tout vêtement qu’une partie de manteau brun qui tombe en lambeaux. Les femmes portent presque toutes l’empreinte et la livrée de la misère ; elles n’ont pas d’autre vêtement qu’une ample tunique à manches, leur servant de robe et de chemise, et ouverte de chaque côté depuis les aisselles jusqu’aux genoux : elles s’inquiètent peu que leurs moindres mouvements exposent leurs corps à la vue, pourvu que leur visage ne soit jamais à découvert. Les enfants sont entièrement nus [244].

Tous les individus qui appartiennent à la population asservie, ne sont pas sans doute également misérables ; mais, comme ils sont tous également exposés aux extorsions, le petit nombre de personnes qui auraient le moyen de se procurer de bons vêtements, s’en abstiennent, ainsi qu’on l’a déjà vu, de peur d’éveiller la cupidité des membres de l’aristocratie [245].

[III-158]

Les aliments réservés à la classe nombreuse du peuple, se composent de pain d’orge ou de doura, sans levain et sans saveur, d’ognons crus, de lentilles et de figues de sycomore ; ceux qui peuvent y ajouter, de temps en temps, du miel, du fromage, du lait aigre et des dattes, croient vivre dans l’abondance [246]. Lorsque les vents amènent des nuages de sauterelles, les hommes qui appartiennent à la masse du peuple, les ramassent, les salent, en font des provisions, les mangent, ou les échangent contre d’autres denrées [247]. Dans les temps de disette, ils se répandent par troupes dans les champs, et broutent de la luzerne [248] ; enfin, si la faim les presse, ils vont s’asseoir sur les cadavres des chameaux, et en disputent aux chiens les lambeaux putrides [249].

La disette continuelle dans laquelle ils vivent, les mauvais aliments dont ils se nourrissent, et l’air infecté qui les environne, donnent à la population des villes une foule de maladies. La population du Caire, la moins sujette à manquer d’aliments, est maigre et noirâtre ; les mendiants y ont une forme hideuse ; les enfants y ont l’air misérable et avorté. Ces petites créatures, dit Volney, n’offrent nulle part ailleurs un extérieur si affligeant ; l’œil creux, le teint hâve et bouffi, le ventre gonflé d’obstructions, les extrémités maigres et la peau jaunâtre, ils ont l’air de lutter sans cesse contre la mort [250].

Une multitude de personnes ont la vue perdue ou gâtée ; la quantité en est au point, dit le même voyageur, que, marchant dans les rues du Caire, j’ai souvent rencontré, sur cent personnes, vingt aveugles, dix borgnes, et vingt autres dont les yeux étaient rouges, purulents ou tachés ; presque tout le monde porte des bandeaux, indices d’une ophtalmie naissante ou convalescente [251]. Dans la haute Égypte, la mauvaise qualité des aliments engendre d’autres maladies, dont presque tous les habitants sont atteints [252].

Le sol de l’Égypte n’est point changé cependant, il produit toujours en abondance le riz, le froment, l’orge, le lin, les fèves, la canne à sucre, et une multitude d’autres végétaux ; toutes les plantes y sont vigoureuses, tous les arbres s’y couvrent de fruits ; on y élève une multitude de volailles ; un soleil toujours pur et brillant y éclaire une végétation admirable ; le sol, au moyen d’arrosements artificiels, peut y donner plusieurs récoltes dans l’espace de quelques mois [253]. Comment, au milieu de tant de richesses, peut-il exister une misère si générale ?

On voit dans les villes une population nombreuse, malsaine et couverte de haillons ; mais, au milieu de cette population, on voit aussi quelques hommes robustes, richement vêtus, et montés sur de magnifiques chevaux : ce sont les hommes de cette classe qui absorbent les moyens d’existence de toutes les autres. Tout ce que le sol, aidé du travail de l’homme, peut produire de mieux est réservé pour leurs tables ; tout ce qu’ils ne peuvent pas consommer en nature, est exporté à leur profit, et ils en emploient la valeur à acheter de riches étoffes, des ameublements somptueux ou les plus belles esclaves. Au milieu d’une populace affamée, les maîtres vivent dans l’abondance ; et, à côté de huttes de terre ou de maisons qui tombent en ruine, ils possèdent de riches palais et des jardins magnifiques [254].

Les palais des grands sont entourés de murs et ont un extérieur peu agréable ; mais, lorsqu’on a pénétré dans l’intérieur de ces espèces de forteresses, on y trouve des recherches de luxe et d’agrément ; de jolis bains en marbre, des étuves voluptueuses, des salons en mosaïques au milieu desquels sont des bassins et des jets d’eau, de grands divans composés de tapis pluchés, de larges estrades matelassées, couvertes de belles étoffes, entourées de riches coussins ; le parfum des orangers est apporté dans ces salons par un zéphir rafraîchi sous des berceaux d’arbres touffus. C’est là que, couché sur de moelleux et immenses tapis couverts de riches carreaux, tenant d’une main une pipe de la vapeur de laquelle il s’enivre, et de l’autre un chapelet dont il passe les grains dans ses doigts, et servi par de jeunes esclaves, le riche Musulman rêve sans objet, fait sans goût chaque jour la même chose, et finit par avoir vécu sans avoir cherché à varier la monotonie de son existence [255].

Les dominateurs différant des hommes conquis, par leur origine, par leur éducation, par leur puissance, par leurs richesses, et par leur religion, doivent nécessairement différer d’eux par leurs habitudes morales. Les Mamlouks et les Turcs, comme toutes les races de conquérants, ont toujours eu les vices qui sont des conséquences d’un abus continuel de la force. Une passion effrénée pour toutes les jouissances physiques, et une avidité extrême pour les richesses au moyen desquelles on peut se les procurer, ont été de tout temps les traits les plus saillants de leur caractère : de là, les extorsions, les avanies, et la vénalité dont on a vu tant de preuves. Le mépris et la cruauté envers les faibles, sont des vices qu’engendre également l’habitude de la violence : ces vices ont toujours été ceux des dominateurs de l’Égypte ; de là, la facilité avec laquelle ils versent le sang humain pour les fautes les plus légères [256].

La domination des maîtres n’ayant pour but que leurs jouissances, et ce but n’étant atteint que par la spoliation des sujets, il ne peut exister de justice pour personne, et la sécurité de chacun ne repose que sur la crainte qu’il inspire ; aussi nulle part la passion de la vengeance n’est portée plus loin que dans les pays soumis aux Turcs :

« Si la vengeance a des autels, dit Sonnini, c’est sans doute en Égypte ; elle y est la déesse, ou, pour mieux dire, le tyran des cours : et elle y est implacable. Non seulement la plupart des hommes dont le mélange forme la masse des habitants, ne pardonnent jamais, mais quelque éclatante que soit la réparation qu’on leur donne, ils ne se jugent satisfaits que quand ils ont eux-mêmes trempé leurs mains dans le sang de celui qu’ils ont déclaré leur ennemi. Quoiqu’ils conservent longtemps leur haine, et qu’ils la dissimulent jusqu’à ce qu’ils trouvent l’occasion favorable pour l’assouvir, les effets n’en sont pas moins terribles : ils n’en sont pas mieux raisonnés. Si un Européen, ou, comme ils parlent, un Franc, a provoqué leur animosité, ils la font retomber indistinctement sur un Européen, sans s’embarrasser si celui-ci est parent, ami, ou seulement de la même nation que celui dont ils ont reçu l’offense : ils ôtent ainsi à leur ressentiment ce qu’il peut avoir d’excusable, et leur vengeance n’est qu’une atrocité [257]. »

L’objet principal de la conquête est de s’emparer des produits du travail du peuple vaincu, et de se dispenser soi-même de toute occupation laborieuse. De toutes les races d’hommes, il n’en est aucune qui ait plus d’aversion pour le travail, et un penchant plus prononcé pour l’oisiveté que les Musulmans ; pour eux, changer de place est une fatigue, un homme qui se promène est un insensé ; chez eux, le meuble le plus recherché d’un appartement est le divan, où l’on est plutôt couché qu’assis ; leurs jardins ont des ombrages charmants, des sièges commodes, mais pas une allée où l’on puisse se promener [258] ; la forme même de leurs vêtements exclut tout genre d’activité : leurs hauts-de-chausses sont des jupons où les jambes sont engagées ; leurs grandes manches couvrent huit pouces au-delà du bout des doigts ; leur turban ne leur permet pas de baisser la tête ; toutes leurs coutumes enfin tendent vers le repos [259].

Habitués à ne voir dans les peuples conquis que des instruments de leurs jouissances, ils ne considèrent pas les femmes sous un point de vue différent : ils les achètent au marché comme les plus vils animaux ; ils les enferment ensuite dans les harems comme des esclaves, et les font élever de la manière qu’il convient à leurs passions. Une espèce de prostituées, auxquelles ils donnent le nom d’almé, viennent enseigner à ces esclaves des danses propres à réveiller les sens émoussés de leurs maîtres, et les instruire dans l’art de la débauche [260]. La polygamie est en usage en Égypte ; mais elle ne l’est que chez la race des maîtres.

Les mœurs de la classe dominante concourent dans tous les pays à former les mœurs de la population asservie ; il ne faut donc pas être surpris si la population d’Égypte a ses almés comme les grands : ce sont des prostituées qui parcourent à demi nues les lieux publics, et qui exécutent des danses que la décence ne permet pas de décrire. Les Égyptiens faisant leurs délices de ces sortes de spectacles, les places et les promenades en sont remplies [261] ; les jeunes filles ou les femmes auxquelles il n’est pas permis de sortir, en repaissent leurs regards à travers les jalousies de leurs fenêtres comme la populace des rues [262].

À aucune époque de leur vie, les femmes ne sont maîtresses d’elles-mêmes ; elles ne cessent d’être soumises à la puissance de leur père que pour passer sous la puissance d’un frère, d’un parent ou d’un mari. Elles n’ont la disposition de rien, ne peuvent posséder aucune propriété foncière, et sont continuellement recluses. Lorsqu’elles se marient, le mari est obligé de leur assurer des moyens d’existence pour le cas où elles seraient répudiées ; mais elles n’en sont pas beaucoup plus heureuses, puisqu’en sortant de la puissance de leur mari, elles retombent sous la puissance d’un parent [263]. Elles peuvent cependant échapper à la puissance maritale si elles sont violemment outragées ; mais, lorsqu’elles demandent le divorce, elles perdent non seulement les avantages qui leur ont été promis, mais les biens mêmes qu’elles ont apportés en se mariant [264]. En un mot, les femmes en Égypte ne se montrent que chargées des fers de l’esclavage ; elles ont des maîtres, et n’ont point d’époux [265].

[III-167]

Des femmes qui ne peuvent avoir aucune volonté, et qui, par conséquent, n’ont rien à donner ou à refuser, inspirent bientôt la satiété, le dégoût et la méfiance. Chez les hommes qui en ont plusieurs et qui, de plus, possèdent de jeunes esclaves, elles sont d’abord en rivalité les unes avec les autres et se voient toujours préférer les dernières venues [266]. Mais bientôt le dégoût suit la possession ; leurs maîtres les dédaignent et cherchent ailleurs de moins faciles plaisirs. La dépravation, qui partout est la conséquence de l’esclavage des femmes, est si générale, surtout chez les hommes puissants, qu’ils ne prennent pas la peine de s’en cacher.

« Les grands donnent l’exemple, dit M. de Forbin, et sont imités sur ce point d’une manière aussi dégoûtante que générale. Le second personnage du gouvernement cache si peu ses goûts infâmes, que l’on reconnaît ceux qui en sont l’objet, à la beauté de leurs chevaux, à la recherche de leur costume. Les femmes sont négligées au point que la vente des plus belles esclaves est souvent difficile. Les bains publics sont spécialement le théâtre de ces débauches hideuses [267]. »

La dépravation va plus loin encore ; mais ici la plume s’arrête et ne peut reproduire les hideux tableaux que nous ont présentés les voyageurs [268].

[III-168]

La servitude, le mépris et le délaissement des femmes leur donnent naturellement de l’antipathie pour leurs maîtres, et inspirent par conséquent à ceux-ci de la jalousie et de la méfiance : nulle part ces deux sentiments ne se manifestent avec plus de violence. L'entrée du lieu que les femmes habitent est interdite à tout autre qu’à leur maître : une mort assurée est réservée à tout homme qui tenterait de s’introduire parmi elles, ou seulement de leur adresser quelques paroles en les rencontrant hors de leur maison [269].

Les femmes du peuple conquis, même quand elles sont catholiques, sont soumises en Égypte à la même réclusion que les femmes des maîtres ; elles ne sont visibles que pour les prêtres et les moines ; dans leurs maladies, elles ne peuvent être vues de leur médecin [270].

Les fureurs qu’inspire la jalousie portent les hommes aux excès les plus horribles contre leurs femmes : il n’existe pas de magistrature qui puisse y mettre des bornes.

[III-169]

Dans le temps où l’Égypte fut occupée par l’armée française, quelques soldats de cette armée, à leur départ d’Alexandrie, rencontrèrent près de Béda, dans le Désert, une jeune femme, le visage ensanglanté ; elle tenait d’une main un enfant en bas âge, et l’autre main, égarée, allait à la rencontre de l’objet qui pouvait la frapper ou la guider. Leur curiosité, dit Denon, est excitée ; ils appellent leur guide, qui leur servait en même temps d’interprète ; ils approchent, ils entendent les soupirs d’un être auquel on a arraché l’organe des larmes ; une jeune femme, un enfant au milieu d’un désert ! Étonnés, curieux, ils questionnent ; ils apprennent que le spectacle affreux qu’ils ont sous les yeux est la suite et l’effet d’une fureur jalouse : ce ne sont pas des murmures que la victime ose exprimer, mais des prières pour l’innocent qui partage son malheur, et qui va périr de misère et de faim. Nos soldats, mus de pitié, lui donnent aussitôt une part de leur ration, oubliant leur besoin près d’un besoin plus pressant ; ils se privent d’une eau rare dont ils vont manquer tout à fait, lorsqu’ils voient arriver un furieux qui, de loin repaissant ses regards du spectacle de sa vengeance, suivait de l’œil ces victimes ; il accourt arracher des mains de cette femme ce pain, cette eau, cette dernière ressource de vie que la compassion vient d’accorder au malheur. Arrêtez, s’écrie-t-il ; elle a manqué à son honneur, elle a flétri le mien ; cet enfant est mon opprobre, il est le fils du crime. Nos soldats veulent s’opposer à ce qu’il la prive du secours qu’ils viennent de lui donner ; sa jalousie s’irrite de ce que l’objet de sa fureur devient encore celui de l’attendrissement ; il tire un poignard, frappe la femme d’un coup mortel, saisit l’enfant, l’enlève, et l’écrase sur le sol ; puis, stupidement farouche, il reste immobile, regarde fixement ceux qui l’environnent, et brave leur vengeance.

Je me suis informé, continue Denon, s’il y avait des lois répressives contre un abus d’autorité aussi atroce ; on m’a dit qu’il avait mal fait de la poignarder, parce que, si Dieu n’avait pas voulu qu’elle mourût, au bout de quarante jours on aurait pu recevoir la malheureuse dans une maison, et la nourrir par charité [271].

Si les femmes ne jouissent d’aucune protection lorsqu’elles se trouvent placées dans les derniers rangs de l’ordre social, on conçoit qu’elles ne doivent pas être mieux protégées lorsqu’elles appartiennent aux hommes puissants. Les magistrats, chargés de la police, peuvent faire sentir leur autorité aux hommes faibles ; mais comment réprimeraient-ils les désordres des grands ?

En considérant, d’une manière générale, les mœurs de la classe conquérante, on trouve que le caractère des hommes de cette classe se compose des vices suivants : l’avidité, la vénalité, la perfidie, la vengeance, la cruauté, l’oisiveté, le mépris du travail, et la passion de toutes jouissances physiques les plus brutales. Bruce a donc pu écrire sans exagération :

« Il n’y a peut-être pas au monde des hommes aussi brutaux, aussi injustes, aussi tyranniques, aussi oppressifs, aussi avares que la race infernale qui tient en ses mains le gouvernement du Caire [272] ».

Il faut ajouter à ce tableau des mœurs de l’aristocratie un orgueil immodéré. C’est là, selon Savary, que le Musulman, rongé d’ignorance, se croit l’être le plus sublime de l’univers, et s’attribue avec une certaine complaisance ces paroles du Coran : Vous êtes le peuple le plus excellent de l’univers ; vous commandez l’équité, vous défendez le crime [273].

Les mœurs des races conquises, celles des Arabes cultivateurs et celles des Cophtes, portent l’empreinte que leurs possesseurs leur ont donnée. Les Arabes qui ont renoncé à la vie pastorale, étant livrés sans défense à la race des conquérants, étant sans cesse exposés à se voir enlever les produits de leurs travaux, et leur destinée dépendant moins d’eux-mêmes que de leurs maîtres, sont défiants, sombres, avares, sans soins et sans prévoyance [274]. Les mêmes vices se rencontrent chez les Cophtes ; ils sont, de plus, nonchalants et portés à l’oisiveté : sachant qu’ils ne peuvent rien conserver au-delà de ce qui leur est rigoureusement nécessaire pour soutenir leur existence, il est rare qu’ils fassent des efforts pour obtenir davantage. Ils n’inventent rien pour mieux faire, et ne cherchent pas à profiter des inventions des autres. Ils repoussent les procédés qui les obligeraient à travailler debout : le menuisier, le serrurier, le charpentier, le maréchal, le maçon même travaillent assis [275].

Les hommes asservis ont tout à la fois les vices qui sont la conséquence de la servitude, et ceux que leurs maîtres leur communiquent ; mais ils sont cependant beaucoup moins vicieux que les dominateurs. Les Cophtes paraissent faibles et sans énergie à l’égard de leurs oppresseurs : sans armes, sans liaisons entre eux, sans chef pour les diriger, ils se laissent dépouiller sans résistance, et ne savent que difficilement se révolter [276] ; mais les extorsions, les violences, les meurtres, restent l’apanage des étrangers qui ont envahi leur pays, et qui y commandent en maîtres [277].

S’il est des vices qui sont particuliers à la classe des conquérants, et d’autres qui sont propres à la classe des vaincus [278], il en est aussi qui sont communs à l’une et à l’autre, et de ce nombre sont le mépris et la haine pour les étrangers. Lorsqu’une race d’hommes a établi sa domination sur une autre, et qu’elle est parvenue à la transformer en un instrument de culture, son premier soin est de lui inspirer de l’horreur pour le changement, de l’élever dans le mépris des hommes ou des choses qui pourraient lui donner l’idée d’un état moins misérable et lui inspirer le désir d’être mieux. De là, cet article du code sunnite, qui fait dire à Mahomet que toute innovation est une erreur, et que toute erreur conduit au feu. De là aussi, le mépris et la haine que tous les possesseurs d’hommes, à quelque titre que ce soit, ont attaché aux mots d’infidèles, d’hérétiques, de novateurs, et autres analogues [279].

Les Musulmans, et particulièrement les Turcs, étant de tous les conquérants les plus oppressifs, ont été ceux aussi qui ont inspiré à leurs sujets la haine et le mépris les plus forts contre les hommes qui n’ont adopté ni leurs croyances, ni leurs pratiques. Un des soins principaux des gouvernants et des prêtres musulmans en Égypte, a été, en conséquence, d’inspirer ces deux sentiments pour tous les hommes qui sont étrangers à leur domination [280]. Le moyen le plus efficace employé par les prêtres a été de persuader à leurs prosélytes que c’est à eux que les faveurs du ciel sont exclusivement dévolues, et qu’ils sont les seuls auxquels des jouissances éternelles soient réservées. En méprisant ou en insultant un homme qui ne partage pas leurs opinions et qui ne se livre pas à leurs pratiques, les Turcs s’imaginent donc qu’ils le traitent dans ce monde moins sévèrement que la Divinité ne le traitera dans l’autre ; ils croient qu’ils ne sauraient faire mieux que de partager les sentiments qu’ils attribuent à la Divinité, et pensent être humains et généreux, quand ils se bornent à être haineux et méprisants.

Les chefs des conquérants ont eu recours à un moyen qui n’a pas été moins puissant ; ils ont soumis aux conditions les plus humiliantes, ils ont désigné par les noms les plus avilissants les étrangers auxquels ils ont permis de vivre sur la terre conquise. Un Arabe, un Maure, un Égyptien, peuvent paraître dans les villes d’Égypte montés sur des mules [281] ; mais un Européen ne peut pas avoir d’autre monture qu’un âne ; il ne faut pas même que cette monture soit en trop bon état ; car, si elle était bien soignée, celui qui en serait le possesseur courrait le risque d’être soumis à une forte avanie [282]. L’usage des chevaux est exclusivement réservé aux conquérants ; c’est un des signes de la conquête, comme aller à pied est une des marques de l’asservissement [283].

Les Européens, ou les Francs, comme les Turcs les appellent, ne peuvent paraître avec leur costume national dans les villes d’Égypte, sans courir le danger d’être assommés par la populace ; il faut qu’ils soient vêtus de longs habits en usage en Orient ; mais il faut, en même temps, qu’une partie de ce vêtement, telle que la coiffure, indique qu’ils sont étrangers, et les désigne ainsi au mépris et en quelque sorte à la proscription [284]. S’ils veulent sortir du quartier qui leur est réservé, ils sont obligés, pour se garantir des insultes de la populace, de se faire accompagner de janissaires armés de bâtons ou de piques [285]. Si, dans leurs courses, ils passent devant la maison d’un grand, ou s’ils rencontrent quelque homme puissant, un prêtre, un homme en place, ils sont obligés de mettre aussitôt pied à terre, de se ranger pour laisser le passage libre, et de mettre la main sur la poitrine en signe de respect ; et, tandis qu’ils s’humilient ainsi devant la force ou l’imposture, les janissaires qui les accompagnent ou même leurs valets, s’ils sont Musulmans, restent fièrement assis sur leurs ânes [286]. L’ordre de mettre pied à terre est donné par les valets ou les janissaires qui précèdent les grands, et si, par inattention ou pour toute autre cause, il n’est pas exécuté au premier signe, il est accompagné de coups de bâton assez violents pour briser les membres du malheureux qui les reçoit [287]. Les Européens ne sont désignés que sous le nom de chien ; ce mot et celui de chrétien sont deux synonymes si fort en usage, que l’on n’y fait plus attention [288]. Enfin, le mépris attaché à la qualité d’étranger est tel, que, suivant Hasselquist, ceux qui ont commis quelque crime ne sauraient mieux l’expier qu’en allant au Caire pour y faire quelque séjour [289].

Depuis que l’Égypte est devenue la proie des barbares, elle est tombée de l’état le plus florissant dans la dégradation la plus profonde : ses villes les plus célèbres ont été renversées ; ses canaux se sont comblés, ses campagnes se sont en partie converties en désert ou sont restées sans culture ; la portion la plus éclairée de sa population s’est éteinte ; les sciences se sont éclipsées ; les arts ont disparu avec elles ; les mœurs se sont dépravées ; la pauvreté a succédé à la richesse. Mais, quoique la décadence ait été générale, quoique la tyrannie se soit appesantie sur le territoire tout entier, la barbarie ne s’est pas répandue sur le pays d’une manière égale. En partant d’un des points où le Nil se jette dans la mer, et en s’élevant jusqu’aux premières cataractes, on observe que les hommes deviennent plus vicieux et plus misérables. À l’extrémité de la haute Égypte, près de Syène, on ne rencontre plus que des sauvages. Nous chercherons ailleurs les causes de ce phénomène, qui n’est point particulier à l’Égypte ; je me bornerai ici à le constater.

La partie la plus cultivée de l’Égypte est le Delta, c’est-à-dire la partie du territoire qui se trouve comprise entre la mer et les deux branches que forme le Nil au-dessous du Caire. Au-dessous d’Atrib, dit Savary, les villages sont si rapprochés les uns des autres, que les bords du Nil semblent une longue ville qui n’est interrompue que par des jardins, et des bois odoriférants. Les arbres y sont variés, les troupeaux nombreux, la richesse du sol inépuisable [290]. Les cultivateurs y sont réduits, sans doute, au strict nécessaire ; leurs habitations y sont en mauvais état ; leurs vêtements les couvrent à peine, leurs aliments ne sont que de mauvaise qualité. Il existe cependant, dans toute la partie du territoire qu’on désigne sous le nom de basse Égypte, un nombre de familles plus ou moins grand qui jouissent d’une certaine aisance ; ce nombre est même plus considérable qu’il ne le paraît, chacun se croyant dans la nécessité de cacher ses moyens d’existence par la crainte des extorsions.

Mais à mesure qu’on s’élève dans la haute Égypte, les habitations deviennent plus rares, on y voit plus de terres incultes, les habitations sont plus mauvaises, les hommes y sont plus pauvres, plus misérables. À Syène, on trouve à peine quelques traces de culture ; on n’y voit plus qu’une nature pauvre, livrée à elle-même, et, sur des rochers, quelques habitations qui ressemblent à des huttes de sauvages [291].

Sonnini, conduit par un cheick à Gournoy, un des villages de la Thébaïde, se trouva, dit-il, dans le lieu le plus chétif, le plus affreux par son aspect de misère qu’il eût encore rencontré. Les huttes qui le composaient, mal construites en boue, n’étaient que de la hauteur d’un homme et n’étaient couvertes que de branches de palmiers [292]. Une partie des habitants de cette contrée ne vivaient que dans les cavernes ou dans les creux des rochers, et n’avaient pas plus d’industrie que les sauvages les plus stupides [293].

L’aspect des hommes était en harmonie avec celui des lieux.

« Jamais, dit Sonnini, je n’en avais vu d’aussi mauvaise mine : à demi noirs, le corps presque entièrement nu, de misérables haillons en couvrant seulement une partie ; la physionomie sombre et hagarde de la férocité ; n’ayant ni métier, ni goût pour l’agriculture, et, comme les animaux farouches des montagnes arides auprès desquelles ils vivent, ne paraissant s’occuper que de rapines : leur abord avait quelque chose d’effrayant. Mes compagnons, dont l’imagination avait été frappée de tout ce qu’ils avaient entendu débiter sur cet endroit vraiment détestable, paraissaient fort inquiets ; l’interprète syrien, aussi lâche que scélérat, versait des larmes de frayeur ; tous me blâmaient hautement et ne doutaient pas de notre perte, lorsqu’ils me virent assis sur le sable au milieu d’une douzaine de ces vilains fellahs [294]. »

Le sort des femmes est, chez ces peuples, comme chez tous les sauvages, plus misérable encore que celui des hommes. Sonnini n’eut pas le moyen de les voir, car la jalousie des maris les déroba probablement à sa vue. Mais, dans l’invasion de ce pays par les Français, Denon eut occasion d’en observer plusieurs, et voici la description qu’il en donne :

« Leur extrême laideur, dit-il, ne peut être comparée qu’à l’atroce jalousie de leurs maris ; j’en vis quelques-unes : comme j’inspirais au mari moins de peur que les soldats, ils en mirent un certain nombre sous ma sauvegarde, dans une cabane devant la porte de laquelle je m’étais établi pour passer la nuit. Surprises par la marche détournée des Français à la chute du jour, elles n’avaient pas eu le temps de fuir et de se cacher dans les rochers, ou de passer le fleuve à la nage ; elles avaient absolument la farouche stupidité des sauvages : un sol âpre, la fatigue, et une nourriture insuffisante, altèrent en elles tous les charmes de la nature, et donnent même à la jeunesse l’empreinte et la dégradation de la décrépitude [295]. »

On observe dans les mœurs la même dégradation progressive que dans l’agriculture et dans les autres arts industriels. Dans la basse Égypte, l’ambition et les vices des grands excitent souvent des troubles et des guerres ; mais, pendant que les chefs et leurs soldats cherchent à se détruire mutuellement, la masse de la population reste quelquefois paisible, et continue à se livrer à ses travaux [296]. Dans la haute Égypte, au contraire, les villages sont en guerre les uns contre les autres, les familles contre les familles ; une première goutte de sang versée devient la cause de haines inextinguibles ; la vengeance provoque la vengeance, et de représailles en représailles toutes les hordes tendent à leur extermination mutuelle : c’est un état pareil à celui qu’on a vu chez les sauvages de la Nouvelle-Zélande [297].

Mais de tous les vices, celui dont la gradation est la plus marquée est la haine pour les étrangers. À l’une des embouchures du Nil, à Rosette, ce sentiment se manifeste déjà d’une manière très sensible ; ce vice, de même que tous les autres, y est cependant moins prononcé que dans aucune autre partie du pays [298]. Au Caire, la haine et la mépris pour les étrangers se manifestent d’une manière plus forte, plus insultante [299]. Dans le Saïd, les sentiments de malveillance sont plus prononcés encore ; les Européens, dit Sonnini, y sont en horreur [300]. Enfin, dans la Thébaïde et à Syène, la plus haute partie de l’Égypte, les habitants rendent toute communication avec eux presque impossible ; s’ils se croient les plus forts, ils attaquent les étrangers qui se présentent chez eux ; s’ils se croient les plus faibles, ils se réfugient dans les creux des rochers comme des bêtes sauvages, ou se sauvent en passant le fleuve à la nage. La terreur ou la haine que leur inspirent les étrangers sont telles, que si, dans leur fuite, ils ne peuvent emporter leurs enfants, ils les jettent dans le fleuve ou les mutilent [301].

Le penchant que ces peuples ont pour le vol, et l’adresse avec laquelle ils s’y livrent, égalent ou surpassent même l’adresse et le penchant des peuples les plus sauvages observés par La Pérouse sur les côtes du nord-ouest de l’Amérique [302] ; ils ont, comme tous les autres Égyptiens, les vices qu’engendrent l’oppression et le mépris des femmes ; mais, chez eux, ces vices se montrent sous une forme encore plus hideuse [303].

Tel est l’état de dégradation auquel la domination combinée des Mamlouks et des Turcs avait réduit les peuples de l’Égypte à la fin du dix-huitième siècle. Mais depuis cette époque, ce pays a éprouvé une révolution nouvelle : les Mamlouks, longtemps divisés par les Turcs, ont été massacrés par eux ; et c’est ainsi qu’a fini leur république, et la charte par laquelle le sultan Sélim leur en avait garanti l'éternelle durée [304]. Dès ce moment, l’autorité ou la puissance du délégué du sultan n’a plus rencontré d’obstacles, et le gouvernement d’Égypte a eu toute la simplicité du gouvernement de Constantinople.

Les Égyptiens, loin d’avoir gagné à ce changement, sont, au contraire, tombés plus bas encore qu’ils n’étaient. Les propriétés territoriales manquaient de garantie ; le pacha s’en est entièrement emparé et les fait exploiter à son profit [305]. Ainsi, l’Égypte n’est plus, sous ce rapport, qu’un vaste domaine appartenant à un seul individu ; et la population agricole ne se compose que d’une immense multitude d’ouvriers dont le maître fixe arbitrairement le salaire, qui n’ont pas la faculté de travailler pour d’autres que lui, et qui, par conséquent, sont dans la même position que des esclaves.

Du temps des Mamlouks, il existait quelques arts grossiers au moyen desquels une partie de la population pouvait se procurer des moyens d’existence ; depuis que les Turcs sont devenus maîtres exclusifs du pays, le pacha s’est attribué l’exploitation exclusive de toutes les branches de manufacture [306] ; les petits fabricants qui jouissaient d’une sorte d’indépendance, ont été ainsi transformés en simples ouvriers : leurs salaires ont été arbitrairement fixés par le grand entrepreneur d’industrie ; et il n’a été en la puissance d’aucun d’eux de changer de maître.

Il existait dans les villes, avant le massacre des Mamlouks, un nombre assez considérable de marchands faisant le commerce au moyen de leurs capitaux, et ayant en conséquence autant d’indépendance que pouvait en comporter la nature de leur gouvernement ; le pacha s’est emparé de la vente exclusive des marchandises et même des denrées de première nécessité ; les marchands n’ont plus été que ses commis comptables ; il a fixé leurs salaires, il a pu les renvoyer comme tout maître peut congédier ses domestiques [307].

En même temps que le pacha s’est emparé du monopole de la culture des terres, de la fabrication, et de la vente des marchandises, et qu’il s’est ainsi rendu maître des moyens d’existence de tous les habitants, il a cherché à accroître la quantité des produits, soit en faisant creuser des canaux, soit en adoptant des procédés et des machines inventés chez les peuples civilisés de l’Europe ; mais ce progrès apparent n’est en réalité qu’une calamité nouvelle.

Quand même les produits du sol de l’Égypte seraient doublés, la population agricole ne serait ni mieux nourrie ni mieux vêtue, puisque le pacha peut ne lui laisser que ce qui est rigoureusement nécessaire pour ne pas mourir de faim : les cultivateurs égyptiens sont aujourd’hui dans une position semblable à celle des esclaves des colonies européennes : quelque riche que soit le produit de ces colonies, les esclaves ne s’en trouvent pas mieux ; ce qui excède les besoins du maître et de sa cour est exporté.

Les progrès des manufactures ne profiteront pas davantage à la population du pays : l’abondance des produits n’aura pas plus d’influence sur le sort des ouvriers que l’abondance des produits agricoles sur le sort des cultivateurs. Le pacha ne peut voir en eux qu’une autre classe d’esclaves ; fixant, d’une part, le taux de leurs salaires, et, de l’autre, le prix des objets nécessaires à leur existence, il simplifierait ses procédés sans aggraver leur sort, s’il les traitait comme un planteur traite ses nègres. Enfin, les profits du commerce ne resteront pas plus dans les mains des marchands, que les profits de l’agriculture ne resteront dans les mains des cultivateurs.

Mais, si un accroissement de produits ne rend pas plus heureux le sort de la population, il augmente de beaucoup la puissance du pacha ; il lui donne le moyen d’avoir une armée plus nombreuse et une marine plus redoutable. L’accroissement de ses richesses le met à même d’étendre la domination des Turcs, de mettre ainsi des barrières à la civilisation dans les pays où elle pouvait pénétrer, et de l’éteindre dans les lieux où il en existe déjà quelques étincelles [308].

En s’emparant du monopole de tous les genres d’industrie, le pacha a mis ses intérêts dans les mains des Arméniens et des Grecs les plus avides. Aussi, dit M. de Forbin, jamais le peuple égyptien n’a été pressuré, vexé et ruiné autant qu’à l’époque actuelle. La terreur impose silence aux murmures ; mais ce silence est celui de la mort [309].

Si l’impossibilité de satisfaire à l’avidité des agents du pacha, oblige les cultivateurs à chercher un refuge dans le Désert, leurs enfants sont enlevés, et c’est sur eux que s’appesantit la verge des Turcs.

« Une douzaine d’enfants, dit le même voyageur, nus, liés deux à deux avec des cordes, étendus sur le pavé de la cour du cachef (à Mankié) mouraient de faim et de soif. C’étaient des otages. Ces innocentes et faibles créatures connaissaient déjà les douleurs de la captivité, parce que leurs parents, dans l’impossibilité de payer le miry, s’étaient enfuis dans le Désert [310]. »

Dans les villes, et surtout dans la capitale, le peuple et spécialement les négociants étrangers regrettent le gouvernement des Mamlouks, qui ne se mêlaient en aucune manière du commerce [311]. Enfin, telle est la tyrannie qui pèse sur les habitants de toutes les classes, que chacun désire une révolution ; on appelle même à son secours les fléaux les plus cruels. Le peuple qui gémit sous l’oppression, est, comme un malade, persuadé qu’il éprouverait du soulagement si son mal changeait de nature [312].

La domination exclusive des Turcs a rendu plus dure la condition des habitants sous le rapport de leurs moyens d’existence ; mais elle n’a rien changé à la manière de faire la police ou de rendre la justice : ce sont toujours les mêmes agents, les mêmes principes, la même manière de procéder [313] ; il serait par conséquent superflu de rechercher si les mœurs se sont perfectionnées [314].

[III-189]

Nous avons trouvé chez les peuples d’Égypte tous les vices que des philosophes ont attribués à l’influence de la chaleur : la paresse, la méfiance, la jalousie, la vengeance, la cruauté et d’autres. Mais l’on se tromperait, si l’on pensait que ces vices sont inhérents à la nature du sol et du climat ; dans les temps où ce pays fit des progrès immenses dans les arts, il était ce qu’il est aujourd’hui. La véritable cause de la décadence et des vices de ce peuple est dans la domination à laquelle il est soumis : il suffit que cette cause cesse pour que les vices qu’elle engendre disparaissent avec elle.

La nonchalance qu’on observe parmi les hommes de la classe laborieuse disparaît, en effet, aussitôt qu’ils se croient assurés d’un salaire. Des voyageurs ont vu avec surprise que, lorsque ce peuple se met en action, il s’y porte avec une vivacité et une passion presque inconnues dans nos climats ; c’est ce qu’on observe surtout dans les ports et les villes de commerce. Un Européen ne peut s’empêcher d’admirer avec quelle activité les matelots, les bras et les jambes nus, manient les rames, tendent les voiles et font toute la manœuvre ; avec quelle ardeur les porte-faix déchargent un bateau et transportent les couffes les plus pesantes [315] ; toujours chantant et répondant par versets à l’un d’eux qui commande, ils exécutent tous les mouvements en cadence et doublent leur force en les réunissant par la mesure [316].

Les paysans, si méprisés sous le nom de fellahs, supportent des fatigues qui excèderaient les forces de la plupart des Européens ; ils passent des journées entières à tirer l’eau du Nil, exposés nus à un soleil que nous ne saurions supporter. Ceux d’entre eux qui servent de valets aux maîtres du pays suivent à pied tous les mouvements des cavaliers : à la ville, à la campagne, à la guerre, partout ils les suivent sans cesse et passent des journées entières à courir devant ou derrière les chevaux ; quand ils sont las, ils s’attachent à leur queue plutôt que de rester en arrière [317].

La patience avec laquelle ils supportent l’oppression tient au sentiment de leur impuissance et non à la faiblesse de leur caractère. L’opiniâtreté qu’ils montrent dans leurs haines et leur vengeance ; l’acharnement qu’ils portent dans les combats qu’ils se livrent quelquefois de village à village ; le point d’honneur qu’ils mettent à souffrir la bastonnade sans déceler leur secret ; la barbarie même avec laquelle ils punissent, dans leurs femmes et leurs filles, le moindre échec à la pudeur, tout prouve que, s’ils ont de l’énergie sur certains points, cette énergie n’a besoin que d’être éclairée pour devenir un courage redoutable [318].

Les Égyptiens ne manquent ni d’activité ni d’adresse ; privés d’instruments comme les sauvages, on est étonné du parti qu’ils savent tirer de leurs doigts et même de leurs pieds ; ils ont, comme ouvriers, une qualité précieuse, celle d’être patients, sans présomption, et de recommencer jusqu’à ce qu’ils aient fait à peu près ce qu’on exige d’eux ; ils possèdent toutes les qualités qui pourraient faire d’excellents soldats : ils sont éminemment sobres, piétons comme des coureurs, écuyers comme des centaures, nageurs comme des tritons [319] ; ils conservent leurs forces et leur activité jusqu’à l’âge le plus avancé. Dans le Saïd, la partie la plus brûlante de l’Égypte, on voit un grand nombre de vieillards, et plusieurs montent à cheval à l’âge de quatre-vingts ans [320].

Les artisans arabes, si inactifs et, en apparence, si stupides sous les yeux de leurs oppresseurs, montrent de l’activité et de l’intelligence, aussitôt qu’ils ont l’espérance d’en recueillir le fruit. On les a vus, dans la haute Égypte, à l’époque où ce pays était possédé par l’armée française, aller chercher nos soldats manufacturiers, leur offrir leurs services, travailler avec eux, et, sûrs d’un salaire proportionné à leur travail, s’efforcer de les satisfaire, recommencer leurs travaux pour y parvenir, regarder avec enthousiasme les effets du moulin à vent, et voir battre le mouton avec des saisissements d’admiration [321].

L’activité qu’on observe chez les matelots et chez les porte-faix qui sont au service des Européens, se manifesta chez les habitants des campagnes aussitôt que la présence de l’armée française leur fit concevoir l’espérance de recueillir leurs moissons ; les champs se couvrirent de cultivateurs ; les canaux furent creusés ; les paysans ne se détournèrent de leurs occupations que pour apporter de l’eau et des pastèques à nos soldats, dont la contenance pacifique ne les effraya plus [322].

Le même sentiment de confiance qui rendait l’activité aux classes laborieuses, détermina les hommes qui possédaient quelques richesses, mais qui n’osaient en faire usage, et en jouir publiquement.

« Un autre bonheur pour les habitants aisés, continue Denon, fut de pouvoir impunément se parer de leurs richesses, de venir chez nous, tous les jours, mieux vêtus, manger ensemble, sans essuyer une avanie ou un surcroît d’impositions. Nous fûmes nous-mêmes invités, traités avec magnificence par des gens bien vêtus que nous n’avions jamais aperçus, qui, pleins de sens et d’esprit, parlaient avec sagacité de nos intérêts et des leurs, de nos erreurs, de leurs besoins, parlaient de Desaix avec respect et confiance [323]. »

Un résultat non moins prompt, mais peut-être plus extraordinaire de l’établissement de la sécurité et de l’administration d’une justice impartiale, fut la cessation des vengeances.

« Une autre circonstance consolante pour le pays et pour nous, dit le même écrivain, c’est que les villages avaient arrêté entre eux que le rachat du sang était aboli, et la punition des nouveaux crimes renvoyée à notre équité. Le rachat du sang est un de ces fléaux, fils du préjugé et de la barbarie, qui élevaient des barrières entre chaque pays, et en interceptaient la communication : si une querelle particulière, un accident, avait causé la mort de quelqu’un, le défaut de justice, la vengeance, un honneur mal entendu, accumulaient représailles sur représailles, et dès lors une guerre éternelle ; on ne marchait plus qu’en nombre et armés : les visites d’affaires étaient des expéditions ; les chemins cessaient d’être pratiqués ; on n’y rencontrait plus que les piétons de la classe la plus abjecte, ce qui ne pouvait qu’ajouter au peu de sûreté des routes. L’oubli des erreurs passées fut donc la première influence heureuse de notre gouvernement [324]. »

 


 

[III-195]

CHAPITRE XXXV.

Des rapports observés entre les moyens d’existence et l’organisation sociale des peuples d’espèce caucasienne de la côte septentrionale d’Afrique. — Des mœurs qui résultent des relations des diverses classes de la population. — Parallèle entre ces peuples et ceux de même espèce situés sous un climat plus chaud, sur le même continent.

De toutes les parties de l’Afrique sur lesquelles le gouvernement turc et la religion musulmane ont étendu leur empire, l’Égypte est celle qui est en même temps et la plus rapprochée de l’équateur et la moins élevée au-dessus du niveau de la mer. Si l’influence de la chaleur était telle que Montesquieu et d’autres écrivains l’ont supposé, ce pays devrait donc être le plus corrompu, le plus abruti, le plus misérable. En est-il, en effet, ainsi ? Tout le contraire : quoique l’Égypte ne soit plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle fut jadis, elle est de tous les pays qui ont subi le joug ottoman celui qui paraît le moins dégradé [325].

Les côtes septentrionales de l’Afrique sont tellement au-dessous de l’Égypte, que, suivant Norden, pour réduire ce dernier pays au même niveau, il faudrait encore près d’un siècle de la domination du gouvernement turc et une cessation de travail presque complète pendant la même durée de temps [326].

Les côtes septentrionales de l’Afrique, qu’on désigne sous le nom de Barbarie, sont habitées par deux races d’hommes comme l’Égypte, celle des vainqueurs et celle des vaincus ; les Maures et les Arabes ont été subjugués par une armée de Turcs qui se sont établis dans le pays. Pendant longtemps, les conquérants se sont reconnus les sujets du sultan de Constantinople ; ils ont reçu de lui leurs chefs et lui ont payé un tribut ; mais, enfin, ces chefs se sont rendus indépendants, en conservant toutefois les mœurs, les formes et la religion du gouvernement turc [327].

Peindre les mœurs et les procédés des gouvernements barbaresques, ce ne serait donc que reproduire, avec des couleurs plus sombres, le tableau que j’ai déjà tracé. On trouve en Barbarie les mêmes vices et les mêmes crimes que nous avons observés sous le ciel plus ardent de l’Égypte ; mais on les y trouve plus énergiques et plus horribles. L’arbitraire y est le même, mais les meurtres et les assassinats y sont plus communs ; ils sont accompagnés de circonstances plus atroces. On ne s’y borne pas, comme en Égypte, à donner la mort à son ennemi ; on y prolonge son agonie aussi longtemps qu’il est possible. En Égypte, on verse le sang par crainte, par vengeance, ou par le désir de dépouiller celui dont on convoite la fortune ; en Barbarie, les conquérants versent le sang, comme les tigres, pour le plaisir de le voir couler [328]. Dans le premier de ces deux pays, c’est un rival ou un concurrent étranger qu’on immole à sa sûreté ; dans le second, c’est son frère, son parent, ses enfants ou sa femme [329].

En Barbarie, comme en Égypte, les hommes qui vivent dans les villes, sont moins opprimés et moins misérables que ceux qui vivent dans les campagnes ; cependant, on y distingue, au premier aspect, les descendants des vainqueurs, des descendants des vaincus, ou les hommes du pouvoir, de ceux sur lequel le pouvoir est exercé. Les uns se font remarquer par un luxe barbare, les autres par une profonde misère ; c’est en parlant de ces peuples qu’un voyageur dit :

« Leurs longues robes flottantes de satin, de velours et de fourrures précieuses se déployaient au milieu de la foule d’êtres misérables qui n’avaient pour tout vêtement qu’un morceau de toile de coton brune, d’un tissu plus léger, mais ressemblant du reste à une couverture sale, et qui, par un contraste malheureux, servaient à relever l’éclat de ceux qui passaient au milieu d’eux pour se rendre auprès de nous [330]. »

Les extorsions dont la population est sans cesse menacée, sont cause qu’elle est aussi mal logée que mal vêtue, nul n’osant ni bâtir, ni réparer. Aussi, dans les villes, on ne marche que sur des décombres ; si l’on ne peut se dispenser de se former une habitation, on ne se donne jamais la peine de déblayer le sol : on bâtit sur des ruines. Les décombres que le temps à cumulés sur les mêmes lieux, sont si considérables, que les seuils des portes de quelques maisons se trouvent de niveau avec les terrasses ou le comble des maisons voisines [331].

Les campagnes sont presque entièrement désertes ; quelquefois, on parcourt trois ou quatre lieues de terres incultes sans rencontrer une habitation, ou, si l’on en rencontre quelques-unes, ce sont quelques misérables huttes remplies d’ordures et de vermine, et dont les habitants sont aussi sauvages que les bêtes féroces au milieu desquelles ils passent leur vie. Plusieurs, pour se soustraire aux violences des maîtres du pays, ont cherché un refuge dans les montagnes, et vivent dispersés au milieu des forêts, dans les creux des rochers, ou dans des cavernes creusées au sein de la terre ; ils n’ont ni moissons ni troupeaux. Ils se nourrissent de racines ou de fruits sauvages, ou de ce qu’ils ravissent à des hordes un peu moins barbares ; ils portent sur leur figure le caractère de la férocité et de la plus affreuse indigence ; ils sont presque nus, ont le teint olivâtre et le visage maigre et décharné [332].

Plus le despotisme rapproche les peuples de l’état sauvage, et plus le sort des êtres les plus faibles devient misérable : aussi, nulle part en Afrique les femmes ne sont traitées avec plus de mépris et de cruauté que sur les côtes septentrionales ; elles sont vendues par leurs parents aux hommes qui leur en offrent le plus haut prix ; et ceux qui les achètent les mettent au-dessous des derniers de leurs esclaves. Celles qui sont le partage des grands, sont mises à mort sur le moindre soupçon ; l’esclavage et la polygamie engendrent contre elles des complots toujours renaissants : elles vivent dans des transes continuelles, même quand leur conduite est exempte de blâme. Celles qui n’appartiennent point aux grands, et particulièrement celles qui habitent dans les campagnes, ne sont, à proprement parler, que des bêtes de somme qui exécutent les plus rudes travaux, ou qui, transportent les effets du ménage quand le mari décide qu’il faut de changer de lieu. [III-200] Si un homme juge à propos de se transporter au loin, il monte sur son cheval sans autre fardeau que ses armes ; il fait marcher devant lui et à pied sa femme chargée du bagage et même de la tente qui doit les mettre à l’abri, et il la frappe de sa lance, si elle retarde les pas du cheval. Si aucun travail n’appelle la femme à l’extérieur, elle est recluse dans une tente ou dans une cabane, où elle vit au milieu des ordures [333].

N’ayant que des aliments malsains et peu abondants, couvertes de haillons, accablées de travaux et de mauvais traitements, les femmes passent en un instant de l’enfance à la vieillesse.

« À peine sont-elles sorties de l’enfance, dit Poiret, que les signes d’une vieillesse prématurée s’annoncent sur leur visage ; les rides le sillonnent de bonne heure ; mais il est aisé de voir qu’elles ne sont que l’effet des travaux forcés et du malheur, et non le ravage des années. Il est impossible de les envisager sans se sentir ému de compassion. Les grâces touchantes du jeune âge n’ont pas le temps de se développer : de l’enfance à la vieillesse, il n’y a presque aucune gradation. Des yeux éteints, un air abattu et consterné, des joues enfoncées, le dos courbé par le poids du travail, dans tout leur extérieur les signes de la plus affreuse misère, l’abattement, l’ennui, une noire et sombre mélancolie, tel est le portrait de la plupart des Arabes montagnardes : elles se marient très jeunes, font peu d’enfants, et terminent de bonne heure leur malheureuse carrière [334]. »

Les hommes sont un peu moins misérables, par la raison qu’ils sont moins faibles ; mais les maux auxquels ils sont assujettis sont cependant fort nombreux. Sans cesse en guerre les uns contre les autres, obligés de défendre leur propre subsistance ou de disputer celle d’autrui pour ne pas périr de faim, ils vivent dans des alarmes continuelles, et sont assiégés de besoins toujours renaissants. La malpropreté dans laquelle ils vivent, les mauvais aliments dont ils se nourrissent, l’air malsain qui les environne, et leurs excès avec les femmes, donnent à ces peuples une multitude de maladies. Ce sont, dit Poiret, des maladies cutanées, des fièvres intermittentes ou putrides, des rhumatismes, l’épuisement des humeurs et du sang ; presque toutes les femmes ont la gale, et répandent au loin une odeur infecte [335].

L’esclavage et l’abus des femmes produit dans cette partie de l’Afrique les mêmes vices que nous avons observés dans les parties les plus méridionales. Ces vices se présentent sous des apparences si hideuses, que les voyageurs se sont bornés à les indiquer, et n’ont osé en tracer le tableau [336]. Le mépris des femmes, loin d’éteindre le sentiment de la jalousie, semble, au contraire, en accroître l’énergie ; ce sentiment pousse les hommes aux vengeances les plus cruelles. La femme supposée infidèle est enfermée dans un sac et jetée à la mer ; celui qu’on croit être son complice est brûlé, ou coupé en morceaux. Ces rigueurs ne rendent pas les femmes plus chastes [337].

Enfin, ces peuples ont pour la vengeance et pour le vol le même penchant et la même ardeur que les sauvages.

Dans tous les pays où les Turcs ont établi leur empire, ils ont porté leurs mœurs, leurs maximes, leurs manières de procéder ; cependant, les ravages qu’ils ont causés n’ont pas été les mêmes dans tous les pays et sous tous les degrés de latitude. La dégradation du peuple vaincu a été moins profonde dans la basse Égypte, qu’elle ne l’a été dans Saïd et dans la Thébaïde ; et les Maures ou les Arabes de la côte septentrionale de l’Afrique sont devenus plus barbares que les Égyptiens. Il s’est donc trouvé, ou dans la nature des peuples vaincus, ou dans la nature des lieux ou des climats, des circonstances qui ont plus ou moins résisté à l’influence du despotisme. Nous verrons ailleurs quelles ont été ces circonstances : je ne me suis proposé ici de faire voir quelle est l’influence de la servitude sur le sort des nations, et d’examiner si c’est à un peu plus ou à un peu moins de chaleur qu’il faut attribuer les mœurs de ces peuples ou la nature de leur gouvernement.

Les côtes d’Afrique, depuis l’extrémité septentrionale de l’Égypte jusqu’à l’extrémité du royaume de Maroc, sous le trentième degré de latitude nord, ont été occupées, pendant des siècles, par deux races d’hommes : l’une, qui est établie dans le pays depuis des temps antérieurs aux monuments historiques les plus anciens ; l’autre, dont l’arrivée dans le pays ne remonte qu’à quelques siècles. Cette dernière, originaire de climats comparativement froids, était barbare à l’époque de l’invasion ; non seulement elle n’est jamais sortie de la barbarie, mais elle y a plongé les populations conquises. L’introduction de la population conquérante en Égypte doit d’autant plus être considérée comme récente, que les conquérants n’ont jamais pu s’y multiplier par génération ; ils ne s’y sont maintenus qu’en se recrutant dans les lieux mêmes où leurs prédécesseurs avaient pris naissance.

Les races conquises ont donc été soumises, pendant une longue suite de siècles, à l’action d’un climat chaud ; les races conquérantes, au contraire, n’y ont jamais été soumises pendant le cours de deux générations. Il a dû résulter de là que les vices attribués à l’influence de la chaleur, tels que la mollesse, l’oisiveté, l’orgueil, la perfidie, la cruauté, ont dû devenir excessifs dans les races conquises ; tandis que les vertus attribuées aux climats froids, telles que la bonne foi, la générosité, l’amour du travail, ont dû se conserver au moins quelque temps chez les conquérants. Mais est-ce là ce que l’expérience a constaté ? N’a-t-on pas vu en Égypte les vices des races conquises s’affaiblir et disparaître avec l’oppression qui les a produits ? Les vices des conquérants n’ont-ils pas eu toujours la même énergie ? Ont-ils été plus faibles à Alger et à Tunis sous le trente-septième degré de latitude septentrionale qu’ils ne l’ont été en Égypte sous le vingt-cinquième ? Trouve-t-on à Constantinople et sur les bords de la mer Noire, entre le quarantième et le quarante-cinquième de latitude nord, des peuples plus vertueux et plus libres que ceux qu’on trouve à l’extrémité de l’Arabie, vingt-six degrés plus près de l’équateur [338] ?

L’Égypte et une partie des côtes septentrionales de l’Afrique ont été occupées par des peuples très avancés dans la civilisation ; pour prouver que c’est à la chaleur du climat qu’il faut attribuer leur dégradation actuelle, il faudrait commencer par établir que, lorsque ce pays se civilisa, le climat était froid ou tempéré ; autrement, il serait difficile d’expliquer comment une cause qui aurait plongé et qui retiendrait ces peuples dans la barbarie, ne les aurait pas empêchés d’en sortir.

 


 

[III-206]

CHAPITRE XXXVI.

Esquisse des mœurs de quelques peuples d’Europe. — Parallèle entre les mœurs de ceux qui habitent sous un climat froid, et les mœurs de ceux qui habitent sous un climat tempéré ou sous un climat chaud.

Lorsqu’on veut comparer les mœurs des nations placées sous différentes latitudes, on rencontre des difficultés qui sont presque insurmontables, et la première qui se présente, est de déterminer l’époque à laquelle on doit prendre les faits qui doivent servir de termes de comparaison. Il n’est, en Europe, aucun peuple dont les mœurs n’aient changé dans le cours des siècles ; les habitants de la Germanie, de l’Helvétie et des Gaules n’avaient pas, au temps de César et de Tacite, les mœurs qu’ils ont eues au quinzième siècle, et ils n’ont pas maintenant les mœurs qu’ils avaient à cette dernière époque. On trouve aujourd’hui, chez eux, plus d’humanité, plus de bonne foi, plus d’égards pour les êtres faibles, et surtout plus de respect pour les propriétés, sans y trouver moins de courage. Le climat a-t-il changé avec les mœurs ? Quand les légions romaines envahirent les Gaules, et portèrent leur domination jusqu’à la Vistule, le soleil s’était-il éloigné d’Italie pour se rapprocher de ces contrées ? S’avança-t-il vers le sud quand les Barbares du nord renversèrent l’empire romain ? Et s’est-il éloigné de nouveau, lorsque après des siècles de servitude, d’ignorance et de corruption, la liberté civile s’est établie, les esprits se sont éclairés et les mœurs se sont épurées ?

Mais en prenant les peuples de l’Europe moderne à un instant donné, quelles sont les différences morales que nous observons entre les uns et les autres ? Est-il vrai qu’en partant de l’extrémité septentrionale de notre continent, et en nous avançant jusqu’au cap Saint-Vincent, nous trouvons des peuples qui deviennent de plus en plus esclaves et vicieux ? Pour répondre à ces questions, il suffit de jeter un coup d’œil rapide sur quelques-unes des nations de l’Europe, et particulièrement sur celles qui habitent sous les climats les plus froids.

Les Lapons, quoique errants comme tous les sauvages, sont tributaires des Russes, des Danois et des Suédois. Ils sont si peu nombreux et si faibles, qu’ils ne peuvent être malfaisants. Dans leurs mœurs privées, ils ressemblent à la plupart des sauvages. Ils sont d’une paresse extrême, ne se livrant au travail que quand ils y sont forcés par la nécessité la plus rigoureuse. Ils supportent la faim avec facilité, et consomment une petite quantité d’aliments, parce qu’ils éprouvent souvent la disette ; mais, dans les moments d’abondance, ils montrent la même voracité que les bêtes de proie : deux d’entre eux peuvent, sans désemparer, manger la moitié d’un des plus gros cerfs. Les femmes ne paraissent être pour eux qu’une marchandise ; les pères livrent leurs filles à ceux qui leur en offrent le plus haut prix ; les maris offrent leurs femmes à tous ceux à qui ils veulent faire politesse. Dans leurs cabanes, ils n’ont qu’un seul lit pour toute la famille, et ce lit est formé de la peau de quelques animaux qu’ils ont tués à la chasse. Il n’est pas nécessaire d’exposer les mœurs qui résultent de ce mélange ; mais on peut dire que les idées de décence et de pudeur leur sont aussi étrangères qu’aux bêtes. Nous trouvons ici des mœurs analogues à celles que nous avons observées au nord-est de l’Asie, au Kamtchatka ou dans les îles Aléoutiennes [339].

Les Lapons sont pour la plupart esclaves des Russes ; mais les Russes eux-mêmes sont loin d’être libres. Quelle est donc la partie de leur population dans laquelle nous chercherons des mœurs pures, et toutes ces vertus dont on a fait l’apanage exclusif des climats froids ? Est-ce dans la classe des maîtres ou dans celle des esclaves ? Mais les maîtres eux-mêmes sont esclaves, puisqu’il n’en est pas un dont le prince ne puisse disposer comme bon lui semble. C’est donc chez un peuple d’esclaves qu’il faut aller chercher des sentiments généreux, le courage, l’activité, l’amour du travail, la sincérité, la franchise ? C’est chez des peuples qui jouissent, sinon de la liberté politique, au moins d’une grande somme de liberté civile, qu’il faut chercher la paresse, la ruse, la fausseté, la cruauté, la vengeance, et enfin tous les vices imaginables ? Il y a quelque chose de si extraordinaire dans ces propositions, qu’on se sentirait porté à l’incrédulité, même quand on n’aurait pas vérifié les faits.

Il n’est aucun peuple dont l’histoire n’ait constaté les vices et les crimes : au même degré de civilisation, ils se sont tous montrés à peu près les mêmes. Mais, s’il est en Europe des nations qui aient à cet égard surpassé les autres, ce sont celles qui en occupent la partie la plus septentrionale. Dans les guerres civiles ou religieuses qui ont déchiré les autres États européens, le fanatisme a souvent poussé les vainqueurs à des excès de barbarie dignes des peuples sauvages ; mais ces excès ont été passagers, et les sentiments d’humanité ont reparu avec le calme de la paix. En Russie, depuis le commencement du dixième siècle, c’est-à-dire depuis l’époque où l’histoire de ce pays nous est connue, jusque vers la fin du siècle dernier, les mœurs n’ont presque pas varié, et ces mœurs égalent, par leur grossièreté et par leur barbarie, celles des peuples les plus stupides et les plus féroces de l’Asie. Les vices de la population russe, couverts aujourd’hui d’un vernis de civilisation, mais présentés à nu par les historiens, surpassent tellement l’idée qu’on peut s’en former, qu’on ne peut essayer d’en tracer le tableau sans éprouver une répugnance invincible, et sans craindre que l’esquisse la plus faible ne soit prise pour de l’exagération.

Depuis un peu plus d’un siècle, les communications qui ont eu lieu entre les peuples du midi de l’Europe et les possesseurs d’esclaves de la Russie, ont donné à quelques-uns de ceux-ci des idées et des manières étrangères à leur patrie. Quelques familles riches de ce pays ont tiré des précepteurs, des artistes et des ouvrages des climats tempérés de l’Europe, pour former leur entendement, ou pour adoucir leurs mœurs, comme les grands de Perse ont fait venir des femmes du Caucase, pour réformer la laideur de leur constitution physique ; l’influence qu’ils ont ainsi reçue des peuples du midi, a pu s’étendre sur quelques autres individus. Mais ce n’est point par un petit nombre de familles privilégiées, qu’il faut juger une nation nombreuse ; c’est par les hommes qui sont les plus soumis à l’influence des lieux et des climats, c’est-à-dire par la masse de la population. Si l’on juge ainsi la nation russe, non seulement on ne lui trouvera aucune supériorité morale sur les peuples placés sous un climat chaud ou sous un climat tempéré, mais on trouvera qu’elle leur est de beaucoup inférieure.

En considérant la nation russe dans ses relations avec les nations étrangères, on trouve que, dans la victoire, elle a habituellement poussé la vengeance et la cruauté aussi loin que les peuples les plus sauvages ; que, dans les défaites, elle a porté la soumission et la bassesse plus loin qu’aucun autre peuple, et que dans les traités elle n’a montré que de la perfidie [340]. Depuis la prise de Constantinople, au commencement du dixième siècle, jusqu’à la guerre qui a eu pour résultat le partage de la Pologne inclusivement, la conduite des Russes à l’égard des vaincus n’a presque jamais varié. Préludant, par la violence et la débauche, au massacre des femmes, des enfants, des vieillards ; joignant l’ironie et l’insulte à la cruauté, et portant le raffinement dans l’invention des supplices, ils auraient pu donner des leçons aux despotes asiatiques les plus cruels. L’histoire des tigres, dit leur historien, serait moins révoltante que celle des hommes dans ces siècles de barbarie [341].

Dans la guerre qui a précédé le partage de la Pologne, les officiers et les soldats russes ont montré la même perfidie, la même cruauté et la même vengeance que nous avons observées chez les indigènes du nord de l’Amérique.

Tous les usages par lesquels les nations les plus barbares ont adouci le fléau de la guerre, ont été violés à l’égard des vaincus ; toutes les capitulations sont devenues des pièges ; la foi donnée aux prisonniers a toujours été trahie. Des gentilshommes qui s’étaient rendus prisonniers de guerre ont été massacrés de sang-froid : les chefs ont péri dans les supplices inventés pour les esclaves ; plusieurs ont été liés à des arbres, et exposés comme un but à l’adresse des soldats ; d’autres ont été enchaînés, pour que leurs têtes, enlevées avec dextérité au bout des piques, représentassent tous les jeux d’un carrousel. On a vu ainsi le carnage, qui n’a pour excuse que la nécessité des combats, devenu, par ces horribles variétés, l’amusement des vainqueurs. La barbarie a été poussée encore plus loin : on a laissé errer dans les campagnes des troupes entières après leur avoir fait couper les deux mains ; d’autres fois, par une inconcevable férocité, joignant l’ironie et l’insulte à la cruauté la plus inouïe, on a fait écorcher ces malheureux tout vivants, de manière que leur peau représentât l’habillement polonais [342].

Ce tableau, tracé de la main d’un grand historien, est exactement semblable à ceux qu’ont tracés d’autres historiens des usages des Russes dans presque toutes les guerres. On les voit, au dixième et au seizième siècle, se livrer à tous les plaisirs qu’ils se donnent à la fin du dix-huitième, et que Rulhière vient de nous faire connaître.

La cruauté n’est ordinairement qu’une conséquence de la lâcheté et de la crainte. Les hommes qui tremblent sans cesse, tels que les tyrans et les esclaves, se montrent terribles dans leurs victoires, soit qu’ils veuillent se venger des longs tourments que la peur leur a fait souffrir, soit qu’ils espèrent d’effrayer et de contenir leurs ennemis. Aussi, ces mêmes Russes, si féroces dans leur triomphe, se sont montrés les esclaves les plus soumis, aussi longtemps que le joug des Tatars s’est appesanti sur eux. Non seulement leurs chefs, dans leurs querelles, se soumettaient toujours aux décisions du khan ; mais aucun d’eux n’osait se mettre en possession de son apanage avant que d’être allé rendre hommage, en qualité de vassal, à ce chef de barbares. Les princes russes escortaient les collecteurs des taxes des Tatars et leur servaient en quelque sorte d’huissiers [343].

« Lorsque les envoyés du khan arrivaient à Moscou pour chercher le tribut, dit Rulhière, le grand-duc sortait de sa ville à leur rencontre, la tête nue, tenant en main un vase rempli de lait de jument, boisson la plus agréable à toutes les nations tatares ; et pendant que l’envoyé buvait, si quelque goutte tombait sur la crinière du cheval, le prince russe était obligé de l’essuyer avec la langue [344]. »

[III-216]

Les Russes, dans leurs rapports mutuels, n’ont jamais montré ni plus d’humanité ni plus d’élévation de caractère qu’ils n’en ont montré, dans leurs victoires ou dans leurs revers, à l’égard des vaincus ou des vainqueurs. Lorsque nous voyons dans notre histoire le chef de la horde des Francs abattre de sa propre main la tête d’un soldat qui l’a offensé, nous nous figurons un chef de sauvages à qui toute notion de justice est étrangère ; mais, lorsque nous voyons les souverains russes faire habituellement l’office de bourreaux jusqu’au dix-huitième siècle ; lorsque nous les voyons torturer, égorger de leurs mains impériales, non pas une victime, mais cinquante ou soixante ; lorsque nous voyons leurs nombreux courtisans se disputer l’honneur de partager leurs infâmes plaisirs ; lorsque nous voyons les victimes porter elles-mêmes l’instrument de leur supplice et adorer la main qui les égorge, il est impossible de ne pas reconnaître dans les uns une férocité, et dans les autres une bassesse inconnue dans toutes les autres parties de l’Europe [345]. Cette férocité et cette bassesse ne sont point particulières à une classe de la population ; elles se trouvent dans toutes. Si les sénateurs russes qu’un prince vient déclarer libres s’avancent immédiatement pour s’atteler à sa voiture, et s’ils reculent aussitôt, effrayés d’avoir montré tant d’audace, les paysans ne se montrent pas moins serviles envers leurs maîtres, ni moins cruels envers leurs ennemis [346].

Dans un pays où les personnes sont si peu respectées, les propriétés doivent être peu en sûreté ; aussi, les annales russes, comme celles de l’empire romain, nous présentent-elles la délation, la vengeance, la cruauté, comme des conséquences de l’avidité. À Moscou, de même qu’à Rome sous les empereurs, on voyait naguère les esclaves dénoncer leurs maîtres, se coalisant avec les grands pour perdre, par de fausses accusations, les hommes dont ils convoitaient les richesses, et des princes les encourageant pour avoir la meilleure part des dépouilles. Il n’est aucun pays en Europe où les Juifs n’aient été persécutés et où ils n’aient été rançonnés par les gouvernements ; mais ce n’est, je crois, qu’en Russie où on les a fait presque tous périr dans un massacre général, pour s’emparer de leurs biens [347].

Les Russes, dans les rapports des sexes entre eux, ont été plus corrompus qu’aucune autre nation européenne. Jusqu’au règne de Pierre Ier, les femmes ont été recluses chez eux comme elles le sont dans la plupart des pays de l’Asie. Elles étaient unies ou plutôt livrées, sans avoir été consultées, à des hommes qu’elles n’avaient jamais vus, et cela se nommait un mariage. Épouses et mères, elles n’étaient comptées pour rien, même dans l’intérieur de leur famille ; elles n’avaient aucune autorité domestique. Comme l’usage des eunuques n’était pas établi, il était résulté, dit Rulhière, de cette captivité des femmes au milieu d’esclaves, le dérèglement total des mœurs ; et quand Pierre Ier y fit naître la société, il n’eut à réformer qu’une austérité apparente de mœurs déjà dissolues [348]. Partout où les femmes sont esclaves, elles sont l’objet du mépris et des outrages des hommes ; celles des Russes étaient et sont encore plus outragées que celles d’aucune autre nation ; leur meurtre même n’était pas puni [349] ; mais si elles tuaient leurs maris, elles étaient soumises aux plus horribles supplices [350]. Ce mépris des femmes entraînait les hommes dans un vice commun chez les peuples esclaves, mais fort rare dans presque tous les autres États de l’Europe [351].

Ne connaissant pas d’autre manière de rendre la justice, en matière criminelle, que de soumettre à la bastonnade l’accusé, jusqu’à ce qu’il ait avoué son crime, et, s’il ne l’avoue pas, de soumettre l’accusateur à la même épreuve, jusqu’à ce qu’il ait rétracté son accusation [352] ; soumis, dans leurs procès civils, à des magistrats sans lumières et sans conscience, qui ne connaissent d’autres règles de justice que le crédit des plaideurs et l’argent qu’ils reçoivent d’eux [353], il serait insensé de chercher chez eux de la probité, de la sincérité, de la franchise. Qu’on ajoute à cela une ignorance profonde et un excessif orgueil, et on aura une faible idée de leurs mœurs nationales [354].

Voltaire, qui n’a jugé ce pays que sur les mémoires qu’il en a reçus, mais qui n’ignorait pas la barbarie et la corruption qui y régnaient avant Pierre Ier, a prétendu que ce prince y avait avancé la civilisation de trente siècles. Rulhière, qui l’a vu de plus près, en a jugé autrement. Ce qui restait de ce règne célèbre, dit-il, ce n’était pas un empire policé, comme les panégyristes de Pierre ne cessaient de le répéter ; c’était un peuple féroce armé de tous les arts de la guerre [355].

« À peine arrivé en Russie, dit ailleurs le même historien, tout ce que Tacite a peint prit à mes yeux un nouveau caractère de ressemblance. Les Russes, dans les progrès de leur civilisation, me donnèrent une faible idée de ce que Rome était devenue dans sa ruine ; cette triste conformité me frappa les yeux de toutes parts [356] ».

Les travaux législatifs de Catherine n’ont en rien avancé les mœurs ; tout cet ouvrage de faste et d’ambition se réduisit à conserver le despotisme en Russie et l’anarchie en Pologne. Le czar, dit le même écrivain, est cent fois plus despote que le grand-seigneur, puisqu’il est despote, en vivant avec ses sujets, sans qu’un muphti, l’Alcoran à la main, ait le droit de balancer ses volontés, sans avoir à garder le respect des anciennes coutumes, ni à ménager les mœurs d’une nation à qui la verge et la hache ont appris, depuis quatre-vingts ans, qu’elle en doit changer [357].

Je terminerai ces observations par le tableau que fait Rulhière des mœurs et des arts de ce pays, un demi-siècle après la mort de Pierre-le-Grand.

« Leur antique pauvreté et le faste asiatique ; les superstitions judaïques et la licence la plus effrénée ; la stupide ignorance et la manie des arts ; l’insociabilité dans une cour galante ; la fierté d’un peuple conquérant et la fourberie des esclaves ; des académies chez un peuple ignorant ; des ordres de chevalerie dans un pays où le nom même de l’honneur est inconnu ; des arcs de triomphe, des trophées et des monuments de bois ; l’image de tout et rien en réalité ; un sentiment secret de leur faiblesse, et la persuasion qu’ils ont atteint, dans tous les genres, la gloire des peuples les plus fameux ; voilà ce qui résulte, après un demi-siècle, de ces étonnants travaux de Pierre Ier, parce qu’il ne songea point à donner des lois, qu’il laissa subsister tous les vices, et qu’il se pressa d’appeler tous les arts avant que d’avoir réformé les mœurs [358]. »

Nous pouvons quitter le vaste territoire de Russie, et nous approcher des pays du Midi, sans craindre de nous éloigner de la morale même. Trouverons-nous chez les Polonais, qui ne vivent pas non plus sous un climat chaud, des mœurs beaucoup plus pures ? Bien des personnes ne peuvent entendre parler de la Pologne sans qu’aussitôt des idées de liberté et d’indépendance, se présentent à leur esprit. Elles ne songent pas que, sur ce territoire comme sur le territoire russe, il existe, depuis un temps immémorial, deux peuples : l’un nombreux, servile, pauvre et muet, comme tous les peuples esclaves ; l’autre peu nombreux, orgueilleux et bruyant, comme tous les dominateurs. Le premier travaille, souffre et se tait ; le second est paresseux, oppresseur et guerrier. Celui-ci a étourdi le monde du bruit de ses querelles, jusqu’à ce qu’il ait été asservi à son tour ; celui-là ne l’a jamais occupé de lui. L’existence de ces deux peuples sur le même sol est fort ancienne ; et, s’ils ne sont pas l’un et l’autre originaires du pays, ou s’ils n’y sont pas arrivés en même temps, il est probable que là, comme ailleurs, les esclaves sont les premiers occupants. La chaleur ou le froid du climat a donc agi sur eux aussi longtemps et avec plus de force que sur leurs possesseurs, puisqu’ils n’avaient pas, comme ceux-ci, le moyen de s’y soustraire. Comment est-il donc arrivé qu’étant bien plus nombreux que leurs maîtres, ils n’ont pas fait, pour secouer leur joug, les efforts qu’a faits une partie de la noblesse pour repousser la domination des Autrichiens, des Prussiens et des Russes ? Auraient-ils été échauffés par un soleil plus ardent que celui qui échauffait les gentilshommes ? Leurs fibres auraient-elles été relâchées par la chaleur ?

La plus grande partie de la population polonaise est esclave comme la population russe qui habite un climat plus froid ; mais il y a cependant entre l’une et l’autre une différence remarquable. Les esclaves russes, suivant Rulhière, font la force des armées de cet empire ; abrutis et féroces, ils regardent leur esclavage comme l’état naturel des hommes ; ils bénissent Dieu de leur état, et croient gagner le ciel, en subissant la mort pour obéir au czar [359]. Les esclaves polonais, au contraire, sont impatiens du joug auquel ils sont soumis ; dans les guerres que la noblesse polonaise a eues à soutenir, ils ont cherché à profiter de la présence des ennemis de leurs maîtres, pour conquérir leur liberté individuelle. Il est vrai que, dans les révoltes auxquelles les appelait la Russie, ils se sont vengés d’une manière cruelle de la longue oppression sous laquelle ils avaient gémi ; mais, en s’abandonnant à la férocité de leur naturel, ils ont laissé voir du moins qu’ils mettaient quelque prix à leur liberté, genre de vertu qui était encore inconnu chez les esclaves russes. La cruauté et l’esprit de vengeance des esclaves de Pologne n’ont été que trop bien constatés ; mais je n’ai rencontré nulle part l’éloge de leur sincérité, de leur franchise, et des autres vertus que Montesquieu attribue aux peuples des climats froids [360].

Les mœurs des nobles polonais ne peuvent être mises sur la même ligne que les mœurs des nobles russes ; il y a, dans un grand nombre des premiers, une fierté, et une élévation de caractère qu’on chercherait vainement chez les seconds. L’histoire est loin cependant de rendre un témoignage honorable des mœurs de cette partie de la population polonaise ; l’abrutissement, la misère, et la haine des esclaves, sont, dans tous les pays, des témoins irrécusables de l’ignorance, de l’orgueil, de l’avidité, de la cruauté des maîtres. Lorsqu’une population asservie acquiert ou conserve pendant des siècles la stupidité et la férocité des sauvages, il n’est pas possible de croire à la douceur de la domination. L’avidité de la plus grande partie de la noblesse polonaise n’est pas prouvée seulement par la misère de ses esclaves ; elle l’est surtout par la facilité avec laquelle les rois achetaient les suffrages. Cette facilité était telle, que, dans leurs diètes, les plus vertueux des Polonais ne voyaient pas d’autres ressources contre la corruption, que la nécessité de l’unanimité dans les délibérations : enfin, l’or de la Russie a eu plus de part que ses armes à l’asservissement de la Pologne [361].

On trouve dans d’autres parties du nord de l’Europe deux populations sur le même sol, comme en Russie et en Pologne ; mais, en général, les historiens observent peu les mœurs des peuples asservis ; ils ne s’occupent même de celles des maîtres que dans ce qui se rapporte aux divisions qui s’élèvent entre eux. Ce n’est pas l’histoire de l’espèce qu’ils décrivent, c’est celle des rois, de leurs cours, et tout au plus de leurs armées. Les populations qui cultivent le sol semblent en faire partie ; on ne s’occupe d’elles que pour faire connaître les ressources qu’elles ont fournies à leurs possesseurs [362]. On voit, cependant, qu’à mesure qu’on s’approche des climats tempérés, les hommes sont moins esclaves ; ceux qui cultivent la terre ont une part plus considérable dans les produits ; leurs personnes et leurs propriétés sont moins soumises à l’arbitraire ; ils ont par conséquent des mœurs plus douces, et ont moins besoin de recourir à la ruse et à la fourberie des esclaves ; il y a, à cet égard, quelques exceptions ; mais ces exceptions, ainsi que nous le verrons ailleurs, ne sont pas le produit de la fraîcheur du climat.

On trouve dans quelques parties de l’Allemagne, des peuples qui ont de meilleures mœurs et qui sont plus civilisés que des peuples plus rapprochés du midi. Mais le degré de froid ou de chaleur d’un pays ne s’estime pas seulement par le degré de latitude sous lequel il est placé, il s’évalue aussi par le degré d’élévation du sol au-dessus du niveau de la mer. Une partie des peuples qui sont placés sur les bords du Rhin, par exemple, jouissent d’un climat beaucoup plus chaud que celui sous lequel vivent les habitants de certaines montagnes de France, d’Italie ou d’Espagne. On ne peut tirer des uns ou des autres aucune conséquence en faveur du système de Montesquieu.

Quelques-unes des contrées les plus méridionales de l’Europe, l’Espagne, l’Italie et la Turquie, ont moins de liberté que la France et qu’une partie de l’Allemagne ; mais les deux premiers pays en ont plus, et le troisième n’en a pas moins que la Russie. Lorsque les Espagnols ont eu à combattre pour des intérêts auxquels ils tenaient réellement, ils n’ont montré ni moins d’activité ni moins de courage que les autres peuples de l’Europe. S’ils sont esclaves, c’est par la nature de leurs idées et de leurs préjugés ou par d’autres circonstances que je n’ai point à exposer dans ce chapitre, et non par la faiblesse de leur constitution physique ou par un manque de courage. Les Italiens, si facilement soumis par les armées d’Autriche, ne se sont pas montrés moins courageux que les peuples du nord, aussi longtemps qu’ils ont été commandés par des hommes qui leur inspiraient de la confiance. On peut voir, par les relations des campagnes de 1812, qu’une armée de dix-huit ou vingt mille Italiens ne craignait pas la rencontre d’une armée de quarante mille Russes, même sous un climat auquel ils n’étaient pas habitués, et dans des positions qui ne leur étaient pas favorables. Enfin, si les peuples situés dans les parties les plus méridionales de l’Europe ne jouissent d’aucune liberté politique, n’est-ce pas parce que les populations du Nord sont asservies ? N’est-ce pas le Nord qui pèse sur le Midi de tout le poids de son ignorance, de sa barbarie, de ses esclaves et de ses vices ?

 


 

[III-227]

CHAPITRE XXXVII.

Conclusion de ce livre.

En comparant entre eux les peuples qui appartiennent à la même espèce, il nous est impossible de découvrir chez ceux qui se rapprochent des pôles, aucune supériorité physique, intellectuelle ou morale, sur ceux qui se rapprochent de l’équateur ou qui vivent entre les tropiques ; nous voyons, au contraire, que plus on s’élève vers l’une ou l’autre des deux extrémités du globe, et plus les hommes sont rares, vicieux, stupides ; les mêmes phénomènes existent pour toutes les espèces : les individus d’espèce américaine sont soumis aux mêmes lois que ceux d’espèce mongole, ou que ceux d’espèce africaine. Faut-il conclure des faits nombreux que nous avons observés, que le froid et la chaleur produisent des effets contraires à ceux que Montesquieu et d’autres écrivains leur ont assignés ? Devons-nous penser qu’une température froide est un obstacle au perfectionnement des hommes, et que la chaleur, au contraire, tend à développer leurs facultés ?

Cette opinion se rapprocherait beaucoup plus de la vérité que l’opinion contraire : l’homme ne vit que par la chaleur ; les aliments dont il se nourrit ne croissent et ne se multiplient que par la chaleur. À mesure qu’on s’élève vers les climats froids, les espèces de végétaux qui sont propres à sa subsistance diminuent ; chaque espèce a une zone qui lui est propre, au-delà de laquelle elle ne peut plus croître ; mais les espèces qui peuvent se multiplier sous les climats chauds, sont plus nombreuses et fournissent une plus grande quantité de subsistances que celles qui peuvent se multiplier sous les climats froids ; même entre les tropiques, la plante qui fournit la principale nourriture des habitants, ne croît plus au-dessus de quinze cents cinquante mètres d’élévation, et le froment d’Europe ne dépasse pas trois mille mètres. Or, il n’est pas besoin de raisonnement pour prouver que moins la terre produit de subsistances propres à l’homme, et moins un peuple peut se développer. Des contrées qui ne produisent aucune plante dont les hommes puissent immédiatement se nourrir, ne peuvent être habitées que par des peuples chasseurs ou pasteurs.

Cependant, quoiqu’il soit vrai de dire qu’un climat sous lequel tout ce qui est nécessaire aux besoins des hommes peut croître en abondance, est, par cela même, favorable au développement et au perfectionnement du genre humain ; quoiqu’il soit prouvé par des faits nombreux et incontestables, qu’à mesure qu’on avance des pôles vers l’équateur, on trouve des peuples qui sont généralement plus éclairés, plus actifs, plus industrieux et plus moraux, il ne faut pas se hâter de conclure que l’effet immédiat d’une grande chaleur est de rendre les hommes intelligents et vertueux, et que l’effet immédiat de ce qu’on nomme un climat froid, est, au contraire, de rendre les hommes vicieux et stupides : un tel raisonnement serait aussi faux que le système contraire.

Si l’on avait à exposer quelle est l’influence de la température du climat sur le développement du genre humain, il y aurait plusieurs ordres de faits à vérifier ; et, au nombre des premiers, il faudrait mettre les différents degrés de température de l’atmosphère, sur chacun des points du globe ; il faudrait constater, par des observations multipliées, quelle est la chaleur moyenne qu’on éprouve, sinon sur tous les points de la terre, au moins sur les points où l’on trouve des associations d’hommes. Ces faits n’avaient point été constatés, lorsque le système qui place les vertus et la liberté dans les climats froids, et les vices et la servitude sous les climats chauds, a été adopté ; aujourd’hui même on n’a fait des observations que sur un très petit nombre de points. On a suppléé au défaut d’observations de ce genre par des observations d’une autre nature : on a remarqué le degré de latitude sous lequel chaque peuple se trouve placé. Cette base de raisonnement est tellement fausse qu’on ne peut l’adopter sans être conduit à soutenir que les hommes qui habitent près du sommet glacé des Alpes, vivent sous un climat plus chaud que ceux qui vivent dans les plaines de Provence où croissent la vigne et l’olivier.

Si, au lieu de prendre la latitude pour mesure de la température de l’atmosphère, on eût pris le degré d’élévation du sol au-dessus du niveau de la mer, on se serait encore trompé ; mais l’erreur eût été moins grande. Sur le niveau de la mer, lorsque l’atmosphère ne reçoit aucune influence très considérable de la terre, la température ne change, pour ainsi dire, que d’une manière insensible ; il faut parcourir un espace immense, pour passer d’une température moyenne à une température glaciale. Le navigateur qui part de l’équateur et qui s’élève vers l’un ou l’autre pôle, doit parcourir près de douze cents lieues avant que de trouver de l’eau à la température de la glace. Mais si, au lieu de suivre un plan horizontal, on suit un plan perpendiculaire, on passe, en fort peu de temps et en parcourant un espace de quelques mille toises, de la zone torride dans une zone glaciale. Il résulte de là qu’il suffit quelquefois d’une légère élévation du sol, pour placer un peuple sous le climat que Montesquieu considère comme froid ; tandis qu’au contraire une distance qui est considérable par la latitude, ne produit qu’une différence très légère dans la température.

Les philosophes qui ont jugé de la température moyenne d’un pays par le degré de latitude sous lequel ce pays est situé, devaient tomber et sont tombés en effet dans les erreurs les plus graves. Montesquieu, par exemple, a considéré l’Angleterre comme étant située sous un climat froid, et c’est à cette circonstance qu’il a attribué, soit l’insensibilité aux charmes de la musique, qu’il dit avoir observée parmi les Anglais, soit la liberté dont ils jouissent. Il a aussi considéré comme vivant sous un climat froid les peuples qui habitent sur la rive droite du Rhin ; et il a attribué à la froideur de ce climat, la sagesse de ces peuples et la résistance qu’ils opposèrent aux invasions des Romains. Cependant, la température moyenne de l’Angleterre est aussi douce que celle de la plus grande partie de la France, et celle d’une partie des bords du Rhin l’est davantage. La différence dans l’élévation ou la position des lieux, fait plus que compenser la différence de latitude. Montesquieu est tombé, à l’égard de l’Asie, dans des erreurs semblables à celles qu’il a commises sur quelques parties de l’Europe. Il a considéré le vaste empire de la Chine, comme étant placé sous un climat chaud, non seulement sans en connaître la température moyenne, mais même sans savoir quelle est l’élévation du sol et l’influence des montagnes ; je pourrais dire, sans bien regarder la latitude sous laquelle la plus grande partie de ce pays se trouve située.

Les erreurs dans lesquelles on est tombé à l’égard du continent américain, ne sont pas moins graves. La température de ce continent, soit à cause de l’élévation des montagnes, soit à cause de toute autre circonstance qu’il n’est pas de mon sujet de rechercher, est beaucoup plus froide que la température de l’ancien continent, à des degrés égaux d’élévation et de latitude. La différence d’un continent à l’autre est, suivant quelques savants, de quatorze ou quinze degrés de latitude, et suivant d’autres, de dix-huit [363]. La température de la France, sous le quarante-cinquième degré, doit donc être égale à la température qu’on trouve en Amérique sous le trentième ou sous le vingt-septième, toutes choses égales d’ailleurs. La Floride et une grande partie du Mexique se trouvent ainsi sous un climat que nous considérons comme tempéré. Il faut même remarquer qu’à mesure qu’on avance des deux extrémités de l’Amérique vers le centre, une partie du sol s’élève graduellement ; de sorte que les plus hautes montagnes se trouvent entre les tropiques. Ainsi, une partie de la chaleur qu’on devrait éprouver par une plus grande proximité de l’équateur, est perdue par l’effet d’une plus grande élévation du sol [364].

Robertson a tenu compte de ces faits, tant qu’il n’a eu qu’à décrire le climat et le sol de l’Amérique ; mais il les a perdus de vue aussitôt qu’il a voulu expliquer les causes du despotisme des caciques et des incas. Alors, il a vu dans la chaleur d’un climat sous lequel, suivant lui, mûrissent à peine des fruits que produit aisément le cap de Bonne-Espérance, la cause de l’asservissement des indigènes à leurs nobles ou à leurs princes, comme il a vu la cause de la prétendue liberté des sauvages dans le climat froid sous lequel ils vivent [365]. Pour juger de la température de l’atmosphère, il n’a plus tenu compte de rien que de la latitude ; il ne l’a même pas toujours bien consultée, puisqu’il a considéré comme libres des peuples tels que ceux des bouches de l’Orénoque, tandis qu’il a considéré les Mexicains et les indigènes des Florides comme des esclaves énervés par la chaleur [366].

Parmi les nombreux systèmes qu’on a imaginés, soit sur la formation des peuples et des gouvernements, soit sur leurs vices et sur leurs vertus, il n’en est aucun dont les conséquences soient plus étendues, que celui qui a été adopté sur l’influence du froid et de la chaleur. Dans ce système, la force et la faiblesse, les vertus et les vices, les bonnes et les mauvaises lois, la liberté et la servitude, la richesse et la pauvreté, en un mot, la prospérité ou la misère, sont des conséquences inévitables du degré de température sous lequel un peuple se trouve placé. Je dis que ces phénomènes sont des conséquences inévitables des causes auxquelles on les attribue, quoique Montesquieu conseille souvent de combattre l’influence du climat par les lois ; car, pour avoir des lois, il faut avoir des hommes, et des hommes ne peuvent penser et agir que d’une manière conforme à leur propre nature, qui est elle-même déterminée par le climat.

Cependant, quelque étendues que puissent être les conséquences de ce système, quelque imposants que soient les noms des hommes qui l’ont adopté, il aurait suffi peut-être que les faits qui auraient dû en faire la base, n’eussent pas été constatés, pour se dispenser d’en faire un examen approfondi. Mais je n’avais pas seulement en vue de détruire une erreur funeste, dont l’influence se fait sentir dans toutes les branches de la législation ; j’avais de plus à exposer quelle est la marche générale que la civilisation a suivie sur la surface du globe ; j’avais à exposer quelles sont les causes qui poussent les peuples vers leur prospérité, à leur insu et en quelque sorte sans leur participation, et quelles sont les causes qui les retiennent ou les repoussent vers la barbarie. Parmi les êtres animés, il n’en est aucun qui puisse exercer une plus grande influence sur sa propre destinée que l’homme ; il n’en est aucun qui ait plus de moyens de paralyser les causes qui tendent à lui nuire, ou de seconder celles qui lui sont favorables. Mais, pour agir dans l’un ou l’autre sens, il a besoin de voir distinctement quelles sont ces causes : s’il ne les connaît pas, il reste inactif ; s’il les juge mal, il agit en sens contraire de ses intérêts.

En considérant les diverses nations répandues sur la surface du globe, nous observons quelques phénomènes très remarquables ; nous voyons la civilisation se former autour de la terre ; se répandre de là graduellement vers les pôles, et s’arrêter à un certain degré d’élévation ; nous voyons les populations non civilisées des extrémités, tendre continuellement vers le centre, asservir les peuples qui ont déjà fait plus de progrès, et y porter leurs préjugés et leurs vices ; nous voyons des gouvernements analogues s’établir chez toutes les populations conquises ; nous voyons les conquérants perdre parmi les vaincus une partie de leur ignorance et de leur férocité, tandis que les peuples de même espèce qui restent dans leur pays originaire, conservent leurs mœurs primitives ; enfin, nous voyons, dans tous les pays, les vices inséparables de la barbarie, et la même dégradation morale presque partout où nous observons le même défaut de développement intellectuel.

Si nous n’observions ces phénomènes que sur quelques points du globe ou chez une seule espèce d’hommes, nous pourrions les attribuer à quelques circonstances fortuites, à l’apparition d’un génie extraordinaire qui aurait réuni des hommes épars, qui leur aurait enseigné les arts et donné des lois. Mais ces phénomènes sont généraux, ils ont existé sur tous les continents et chez des nations de toutes les espèces ; chacun des peuples les plus anciennement civilisés a attribué à quelques grands hommes les progrès qu’il avait faits : les Chinois, les Indous, les Perses, les Arabes, les Juifs, les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Péruviens, les Mexicains, ont eu leurs sages, leurs législateurs ; mais pourquoi les Kamchadales, les habitants des îles Aléoutiennes, les Esquimaux, les Groenlandais, les Iroquois, les Polonais, les Russes et les habitants de la Sibérie, n’ont-ils pas eu aussi les leurs ? Pourquoi trouvons-nous Bacchus dans l’Inde, en Égypte et en Grèce, et pourquoi ne le trouvons-nous pas dans la Sibérie, dans la Nouvelle-Zélande ou dans les îles des Renards ?

Mais, en même temps que nous voyons la civilisation se former sous des climats chauds et se répandre de là vers les climats tempérés, nous voyons les peuples encore à demi barbares, chasseurs ou pasteurs, se précipiter sur ceux qui, les premiers, ont cultivé la terre ; se les partager comme une proie, et ne les considérer que comme des instruments de culture, jusqu’à ce que la civilisation ait adouci les mœurs des conquérants, et rendu la liberté aux vaincus. Des écrivains célèbres et qu’on a dits philosophes, ont été en quelque sorte saisis d’admiration en voyant le régime féodal se former en Europe après les invasions des barbares, et s’établir, dans presque tous les États, d’une manière uniforme. S’ils avaient porté leurs vues plus loin, leur admiration eût été plus grande encore ; ils eussent trouvé le même régime, et, en grande partie, les mêmes lois, chez les nègres du centre de l’Afrique, chez les peuples non moins barbares de l’Abyssinie, chez les Malais qui ont envahi la plus grande partie des archipels des tropiques, et chez les peuples de race cuivrée qui avaient envahi le centre de l’Amérique avant l’arrivée des Européens.

Lorsque nous considérons les peuples avant la conquête, nous les voyons divisés en petites tribus indépendantes ou confédérées, ayant chacune des chefs élus par elle, se dirigeant d’après les volontés qu’elle manifeste, et reconnaissant que leur pouvoir n’a pas d’autre source que les vœux de leurs concitoyens. Nous observons le même ordre social dans toutes les parties de l’Europe : avant les conquêtes des Romains, l’Italie, les Gaules, l’Helvétie, la Germanie, la Grande-Bretagne se divisaient en une immense multitude de petites républiques. Nous observons le même ordre dans toutes les parties de l’Amérique : à l’exception du Mexique, du Pérou et des Florides, toutes les autres parties de ce continent étaient divisées en une si grande multitude de républiques, que des voyageurs ont porté au-delà de mille le nombre des langues qui y étaient parlées. Enfin, un tel ordre social a existé ou existe encore dans la plus grande partie de l’Afrique, en Arabie, dans une partie des montagnes du Caucase et dans le nord de l’Asie.

Mais, si nous considérons les peuples après la conquête, ou, pour mieux dire, après leur asservissement à des races étrangères, nous trouvons un ordre tout différent : nous voyons partout des maîtres plus ou moins nombreux, mais presque toujours héréditaires. Et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les maîtres, sans rapporter à la force la source de leur pouvoir, lui donnent tous une origine divine. Les rois malais se considèrent comme les égaux de leurs dieux, et portent les mêmes noms ; leurs grands ne sont pas seulement les maîtres de la terre, ils sont aussi les seigneurs du soleil et du firmament. Les conquérants de race américaine s’attribuaient également une origine divine ; ils étaient les fils des astres, et les enfants du soleil. Les conquérants de race tatare donnent à leurs sujets les mêmes idées ; les sha de Perse, les sultans des Turcs se disent les lieutenants de Dieu sur la terre. Nous trouvons, dans les maximes politiques de tous les gouvernements qui ont une origine semblable, la même analogie que nous observons dans les titres qu’ils s’attribuent.

L’identité de mœurs, chez les peuples dont les facultés intellectuelles ont été peu développées, n’est pas moins frappante que l’identité de gouvernements. Si l’on compare entre eux les peuples qui sont placés aux extrémités polaires de chacune des principales parties du globe, on sera frappé de la ressemblance qui existe entre les uns et les autres. On ne le sera pas moins, si l’on compare l’intelligence et les mœurs des populations que des conquérants barbares ont longtemps opprimées, aux mœurs et à l’intelligence des peuplades qui n’ont jamais été civilisées. On trouvera chez les uns et chez les autres les mêmes calamités et les mêmes vices ; et les hommes qui se sont imaginé qu’on ne trouve de véritable liberté que chez les sauvages, ne seront pas peu surpris de voir que, s’il existe quelque différence entre ces peuples et ceux que l’esclavage civil et politique ont abrutis, cette différence est encore en faveur des derniers.

Dans l’observation de ces grands phénomènes, toutes différences d’espèces ou de races disparaissent : les Mongols au teint jaune, les Malais basanés, les Américains couleur de cuivre, les Nègres, les Caucasiens, tous portent la même physionomie morale, toutes les fois qu’ils se trouvent placés dans des circonstances analogues ; et, tandis que leurs caractères physiques restent invariables dans toutes les positions et sous toutes les latitudes, leurs mœurs portent l’empreinte des diverses circonstances locales au milieu desquelles ils sont placés.

Ayant observé la marche générale que la civilisation a suivie sur les principales parties du globe, et les points où elle s’est arrêtée, il me reste à exposer quelles ont été les principales causes de ses progrès, et quelles sont celles qui l’ont arrêtée ou qui l’ont fait rétrograder. Ce sera l’objet du livre suivant.

 




 

[III-241]

LIVRE QUATRIÈME.

Des premiers objets sur lesquels se développent les facultés humaines. — Des rapports qui existent entre la distribution des diverses espèces d’hommes, sur la surface du globe, et la distribution de leurs moyens d’existence. — De la division naturelle des peuples. — De l’influence qu’exercent, sur la civilisation, la nature et la position du sol, la direction des eaux et la température de l’atmosphère. — Parallèle entre les peuples de diverses espèces, et entre les peuples barbares et les peuples civilisés. — Du développement de quelques facultés particulières chez diverses espèces d’hommes. — Des causes de ce développement. — De l’origine de l’esclavage.

CHAPITRE PREMIER.

Des premiers objets sur lesquels les facultés humaines se développent. — Des rapports qui existent entre la distribution de ces objets et la distribution des peuples sur la surface du globe. — De la division naturelle des nations, suivant la formation des montagnes et la division des eaux. — De l’influence qu’exercent sur les progrès des peuples la nature et la position du sol, le cours des eaux et la température de l’atmosphère.

Une multitude de causes influent sur le sort des nations, et contribuent soit à les retenir dans la barbarie, soit à leur faire faire des progrès, soit à les faire rétrograder. Pour connaître ces causes, on ne peut les chercher que dans les hommes eux-mêmes, ou dans les choses qui les environnent. Les causes qui sont en eux-mêmes, tiennent à leur organisation physique, à la manière dont ils peuvent être affectés, au développement dont leurs facultés intellectuelles et morales sont susceptibles. Celles qui sont dans les choses, se trouvent dans la nature, la configuration et l’exposition du sol, dans la latitude sous laquelle il est situé, dans l’élévation à laquelle il est placé au-dessus du niveau de la mer, dans les eaux qui l’arrosent ou le traversent, dans la direction quelles prennent, dans la température de l’atmosphère, dans la division des saisons et dans d’autres circonstances analogues. Nous avons vu d’abord quelques-unes des causes qui tiennent à la nature de l’homme ou à ses facultés intellectuelles et morales. En recherchant ensuite comment la civilisation s’est répandue sur la surface du globe, nous avons trouvé qu’elle s’est développée entre les tropiques ou dans les pays qui en sont les plus rapprochés ; qu’elle s’est répandue de là vers les zones tempérées, et que les peuplades les moins éloignées des pôles ou les plus isolées ont toujours été les plus barbares.

Si ce phénomène ne s’était manifesté que sur un seul continent ou chez une seule espèce d’hommes, on pourrait l’attribuer à des causes accidentelles et passagères ; mais il s’est montré, ainsi qu’on l’a déjà vu, sur tous les continents et chez toutes les espèces ; de toutes les peuplades de race cuivrée, on n’en a point rencontré de plus barbares que celles qui habitent aux deux extrémités du continent américain, au-delà du quarante-septième degré de latitude australe et de latitude boréale. Dans l’océan Pacifique, les peuplades les plus faibles et les plus barbares sont celles de la terre de Van-Diemen, de la Nouvelle-Hollande, de la Nouvelle-Zélande, des îles Aléoutiennes, ou des îles des Renards. En Asie, les nations barbares habitent sur les bords des fleuves qui se dirigent vers le pôle boréal, au-delà du cinquantième degré de latitude, ou sur l’immense plateau qui est au centre de ce continent. En Afrique, les peuplades les plus stupides ou les moins avancées qu’on ait découvertes, sont celles qui vivent au cap de Bonne-Espérance. Enfin, en Europe, la civilisation a commencé à se développer en Grèce et en Italie, elle s’est répandue de là sur les côtes méridionales de l’Espagne et de la France. Elle s’est avancée ensuite par degrés vers les régions les plus tempérées ; mais elle n’est pas encore arrivée et elle n’arrivera peut-être jamais jusqu’à l’extrémité boréale de l’empire russe [367].

[III-244]

Pour déterminer les principales causes qui, sous certaines latitudes ou dans certains lieux, ont arrêté les peuples dans leur développement, il est nécessaire de rappeler en quoi ce développement consiste, quelles sont les causes qui le produisent, et quelles sont les choses sur lesquelles il peut s’exercer. Un peuple peut se développer physiquement de deux manières : par la multiplication des individus dont il se compose, ou par l’accroissement des forces physiques de chacun de ces individus. La cause immédiate la plus active de cette multiplication ou de cet accroissement, est ou une augmentation de subsistances, ou une meilleure distribution ou un emploi mieux entendu de celles qui existent. Toutes les fois qu’une population se trouve réduite à ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour vivre, et qu’il n’est pas en sa puissance de se procurer une plus grande quantité d’aliments, ou de mieux distribuer ceux qu’il possède, elle a atteint le dernier terme d’accroissement auquel il lui est possible d’arriver. Un peuple ne peut acquérir une plus grande quantité de subsistances, que par une de ces quatre manières : en multipliant les produits de son propre sol ; en acquérant, par des échanges, les produits d’un sol étranger ; en ravissant, par la force, les richesses des autres nations ; en apprenant à faire un meilleur emploi des produits qu’il possède. Si aucun de ces moyens n’est possible, aucun nouveau développement physique ne peut avoir lieu pour lui.

En considérant quels sont les principaux objets sur lesquels se développent les facultés intellectuelles des hommes, nous trouvons que ces objets sont relatifs ou à leurs aliments, ou à leurs vêtements, ou à leurs habitations. Multiplier, varier, perfectionner les produits de leur sol, les conserver le plus longtemps possible, les préparer de manière à les rendre agréables et sains, telles sont les premières opérations sur lesquelles ils exercent leur intelligence. Le premier besoin, après ceux de la faim et de la soif, est celui de se mettre à l’abri des injures du temps ; donner à leurs vêtements, avec le moins de peine et de temps possible, les qualités propres à les mettre à l’abri de l’intempérie des saisons, les varier de manière à les rendre légers ou chauds, selon le temps, sont encore des occupations qui absorbent une grande partie de leur intelligence. Enfin, les soins qu’exige l’architecture, depuis ceux qu’exige la simple construction d’une cabane jusqu’à ceux qui sont nécessaires pour construire et orner un palais, absorbent une autre partie de leurs facultés intellectuelles.

Il est une multitude d’autres connaissances qui semblent d’abord étrangères à la satisfaction d’un de ces besoins ; telles sont les mathématiques, l’astronomie, la géographie, la minéralogie, et d’autres ; mais si l’on veut se donner la peine d’examiner quel est le résultat définitif de ces connaissances, on verra qu’elles ne sont utiles que par les secours qu’elles fournissent aux arts ; et que les arts, à l’exception d’un très petit nombre de ceux qu’on nomme arts d’agrément, n’ont pas d’autre objet que d’augmenter, de varier ou de perfectionner nos aliments, de nous procurer des vêtements ou des demeures plus commodes et plus agréables, ou de défendre ces divers objets lorsque nous les possédons. Les recherches même qui portent sur la constitution physique de l’homme, n’ont pas d’autre but que d’accroître, de conserver ou de rétablir ses forces. Si donc il arrive qu’une peuplade soit parvenue au point de ne pouvoir se procurer de meilleurs vêtements ou des demeures plus commodes, tous les arts et toutes les sciences dont le résultat est de mieux nous vêtir ou de mieux nous loger, sont pour elle sans objet.

Il existe, sans doute, chez les peuples qui ont fait de grands progrès dans les sciences et dans les arts, d’autres jouissances que celles qui résultent immédiatement de la satisfaction de leurs besoins physiques ; mais, en général, ces jouissances sont étrangères aux personnes qui sont obligées de lutter sans cesse contre la nature ou contre leurs semblables, soit pour ne pas périr de froid ou de faim, soit pour ne pas être la victime d’un ennemi ; il y a peu de jouissances intellectuelles ou morales pour des individus qui n’ont ni loisir, ni sécurité, et qui sont continuellement occupés à se garantir de maux physiques. Les mêmes causes qui réduisent un peuple à ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour se nourrir, se vêtir ou se loger, préviennent donc chez lui tout développement intellectuel ou moral, qui n’aurait pas pour objet de satisfaire immédiatement un de ces besoins.

Il est un genre de développement intellectuel qui paraît convenir à toutes les positions ; c’est celui qui se rapporte à la connaissance des mœurs. Il semble qu’un homme, quelle que soit la position dans laquelle il se trouve, peut observer les conséquences de ses actions ; qu’il peut prévoir quels seront les effets de la paresse, de l’intempérance, de la perfidie, de la vengeance, de la cruauté et d’autres passions malfaisantes, et qu’il peut par conséquent corriger ses mauvaises habitudes et celles de ses enfants. Il n’en est cependant pas ainsi ; les connaissances de ce genre sont, au contraire, les dernières que les hommes acquièrent. Diverses causes concourent à arrêter, à cet égard, leur développement intellectuel ; mais il en est une qui seule peut suffire pour expliquer leur ignorance. Les mœurs des nations sont presque toujours des conséquences d’une position donnée ; et lorsque cette position tient elle-même à des causes insurmontables, c’est en vain qu’on chercherait à détruire les vices qui en sont les effets [368].

Ayant indiqué quel est, en général, l’objet des connaissances humaines, et quelles sont les causes les plus influentes sur les mœurs, il sera facile de comprendre comment, dans certaines positions, il est des peuplades qui ont toujours été stationnaires et barbares, tandis qu’il en est d’autres qui, dans des positions différentes, ont fait d’immenses progrès, et sont devenues des nations florissantes. Pour expliquer ce phénomène, nous n’avons qu’à nous demander quelles sont les parties du globe sur lesquelles les peuples ont pu multiplier et varier leurs subsistances avec le plus de facilité ; quelles sont celles sur lesquelles il leur a été le plus facile de communiquer avec d’autres peuples, de profiter de leurs découvertes, d’échanger les produits de leur sol ou de leur industrie contre d’autres produits, de s’éclairer, en un mot, des lumières des autres, et de s’enrichir de leurs richesses ; quelles sont les parties sur lesquelles la végétation éprouve les interruptions les plus courtes, et celles où les saisons interrompent, pendant le moins de temps, les occupations de l’homme. Il n’est pas besoin, en effet, de raisonnements pour prouver que les parties du globe sur lesquelles l’industrie humaine a pu faire suivre aux choses nécessaires aux hommes un accroissement proportionné à l’accroissement de la population, ont été les plus favorables tout à la fois au développement de l’intelligence et à la multiplication de l’espèce ; et, que dans les parties, au contraire, sur lesquelles les hommes ont été en quelque sorte sans influence sur la nature, ils n’ont pu ni s’éclairer, ni se multiplier.

Nous ignorons dans quel ordre les végétaux et les animaux se sont répandus sur la surface de la terre ; mais nous pouvons affirmer, sans crainte d’être accusés de témérité, que, lorsque entre deux choses l’une peut exister sans l’autre, et que celle-ci ne peut pas exister sans celle-là, c’est la première qui a précédé la seconde dans l’ordre de la génération ; il a nécessairement existé des matières propres à nourrir la végétation, avant qu’il existât des végétaux, et les végétaux ont précédé les animaux qui ne peuvent vivre que par leur moyen. Ainsi, quoique nous ignorions quelle est la marche que le genre humain a suivie, en se répandant sur les diverses parties du globe ; quoiqu’à toutes les époques dont l’histoire nous a conservé le souvenir, il ait existé des [III-250] hommes dans les lieux où il en existe aujourd’hui, nous pouvons affirmer que chaque pays produisait déjà des végétaux ou des animaux, lorsqu’il a commencé à se peupler. Mais, si nous jugeons de ces productions par celles qu’on a trouvées dans les lieux que l’industrie humaine n’avait point changés, elles étaient très peu variées, et très peu propres à satisfaire immédiatement les besoins de l’homme.

Tous les lieux ne sont pas également favorables à toutes les productions, et toutes les productions, même dans les lieux qui sont propres à en favoriser le développement, n’ont pas une égale force. Il est des plantes qui ne croissent que sous la zone torride, d’autres que sous une zone tempérée, d’autres qui peuvent croître sous une zone presque glaciale ; dans telle région, on ne trouve que des mousses, des lichens et quelques saules ou quelques bouleaux rabougris ; dans telle autre, on trouve des sapins, des peupliers, des saules, des bouleaux ; dans telle autre, des chênes, des érables, des céréales ; dans telle autre, divers genres d’arbres à fruit et des matières sucrées. En général, les plantes qui renferment une grande quantité de matières nutritives propres à l’homme, ne se développent que sous une température douce, et ne croissent que lentement ; d’où il suit que, dans les lieux qui ne jouissent que de quelques mois d’été, les plantes nutritives périssent avant que le développement en soit complet, et que par conséquent elles ne peuvent jamais s’y propager sans l’emploi de moyens artificiels ; si le hasard ou l’industrie humaine y en apportent quelques germes, ils ne se développent pas ou restent improductifs. D’un autre côté, toutes les plantes qui croissent sur le même sol, n’ayant pas une égale force, les plus vivaces étouffent les plus faibles ou les rendent improductives ; de là il résulte que, lorsque la terre est abandonnée à sa fertilité naturelle, les productions changent avec les zones, mais que, sous chaque zone, on ne trouve qu’un petit nombre d’espèces qui se disputent, pour ainsi dire, le terrain, et se rendent mutuellement improductives. Il reste à voir maintenant comment ces diverses circonstances ont influé sur le développement de chaque peuple

En jetant un coup d’œil rapide sur la sphère terrestre, on s’aperçoit à l’instant que les parties qui sont situées sous la température la plus douce et la plus égale, qui sont les mieux arrosées, et qui possèdent avec d’autres les communications les plus faciles et les plus multipliées, sont aussi les plus peuplées et les plus anciennement civilisées. Dans les contrées les moins avancées, comme dans celles qui ont fait le plus de progrès, c’est dans les golfes, aux embouchures ou sur les bords des fleuves que nous trouvons les populations les plus nombreuses. Les peuples, dans leurs migrations et dans leur accroissement, sont assujettis à des lois aussi invariables que celles aux quelles sont soumis les animaux : ils se répandent dans tous les lieux qui leur offrent des moyens de vivre, et s’arrêtent là où ils ne trouvent plus de subsistances. En recherchant quel est l’ordre qu’ils suivent dans leurs migrations, on trouve qu’ils se distribuent par familles de la manière que les eaux se partagent ; si, dans chaque pays, on part du point où un fleuve se décharge dans la mer, et si l’on remonte jusqu’à sa source, en parcourant toutes les branches ou toutes les rivières qui y portent leurs eaux, on trouve, en général, sur l’une et l’autre rive, des peuples appartenant à la même famille, parlant la même langue ou des dialectes de la même langue, et ayant des mœurs analogues.

Ce phénomène, qui semble exister dans tous les pays, est surtout facile à observer en Europe. Plusieurs fleuves prennent leur source dans les montagnes des Alpes, à peu de distance les unes des autres ; mais ils ne suivent pas la même direction : un se dirige vers l’Océan ; un autre vers la Méditerranée, et plusieurs vers la mer Adriatique. Si l’on remonte de l’embouchure de ceux-ci jusqu’au point d’où ils partent, on trouve sur toutes leurs rives des peuples de race italienne. Si l’on remonte du point où le Rhin se décharge dans l’Océan, jusqu’au sommet des montagnes qui lui portent leurs eaux, on ne trouve des deux côtés que des peuples de race allemande ou germanique. Enfin, si l’on remonte des Bouches-du-Rhône jusqu’à sa source, on ne rencontre que des populations qui parlent la langue française ; il n’y a qu’un seul point sur lequel on trouve quelques familles germaniques. Dans les montagnes d’où ces fleuves partent, on trouve une confédération de peuples divers, et cette confédération se compose de Français, d’Italiens et d’Allemands.

Ces divisions existent indépendamment de toute combinaison politique et des gouvernements auxquels ces diverses populations sont soumises. Ainsi, les populations qui habitent sur les deux rives du Rhône et sur les terres qui portent leurs eaux dans ce fleuve, parlent toutes une même langue, quoiqu’elles soient partagées entre cinq gouvernements indépendants les uns des autres : celui de France, celui du Piémont, celui du Valais, celui du canton de Vaud et celui de Genève. Les populations qui vivent sur les terres dont les eaux coulent dans le Rhin, sont toutes également de race germanique, quoiqu’elles soient divisées entre les gouvernements de France, de Suisse, de Prusse, de Hollande, et d’autres. De même, les populations qui vivent sur les fleuves dont les eaux coulent vers l’Adriatique ou sur les terres inclinées de ce côté, appartiennent à la race italienne, quoique les unes fassent partie de la confédération suisse formée en majorité de peuples allemands, quoique les autres soient soumis à divers gouvernements italiens, et d’autres au gouvernement d’Autriche. Les combinaisons diplomatiques et les violences des gouvernements peuvent troubler l’ordre dans lequel les peuples se sont naturellement divisés ; mais cet ordre, quoique souvent troublé, n’a jamais pu être effacé.

La différence ou la diversité de gouvernements n’a donc pu détruire l’unité de population que la configuration du sol et le cours des eaux avaient produite ; l’unité de gouvernement a été également impuissante pour ramener à l’unité des populations que le cours des eaux et la configuration du sol avaient divisées. Le Piémont et la Savoie ont été longtemps soumis à la même autorité ; et cependant les mœurs, le langage et les intérêts des deux populations sont aussi distincts qu’ils l’étaient avant qu’elles fussent réunies. Les peuples qui habitent dans le bassin du Pô, ont fait partie de la famille italienne, même quand ils ont été soumis à la domination française. Les peuples qui habitent dans le bassin du Rhône, ont continué de faire partie de la famille française, même quand ils ont été assujettis à un gouvernement italien. La Suisse réunit, sous le même gouvernement fédéral, des Allemands, des Italiens, des Français ; et chaque population conserve sa langue, ses mœurs, ses intérêts et ses lois. Les divers gouvernements de France ont employé tous les moyens possibles pour donner de l’unité aux populations diverses qui leur étaient soumises : ils ont découpé le territoire en lambeaux ; ils ont porté l’uniformité dans la législation, dans l’administration, dans l’éducation ; ils ont, en quelque sorte, passé le niveau sur la surface du sol, et cependant ils ne sont point parvenus à y établir cette unité tant désirée. L’étranger qui y pénètre par un des fleuves qui se déchargent dans la Méditerranée ou dans l’Océan, trouve presque partout deux idiomes, celui du pays, et celui du lieu où siège le gouvernement. Le premier est parlé par la masse de la population, et borné seulement par le sommet des montagnes ; le second n’est parlé, hors du pays où il est naturel, que par les agents de l’autorité, par les académies qu’elle protège ou qu’elle paie, par ceux qui aspirent à la servir et par ceux qui se destinent à être intermédiaires entre elle et le peuple. On verra, lorsque j’aurai à parler des divisions territoriales, que les intérêts ne sont pas moins distincts que les langues [369].

En considérant le genre humain sous un point de vue plus étendu, nous le voyons se diviser en grandes masses, et suivre les grandes divisions du globe, comme nous l’avons vu se diviser en grandes familles, selon la configuration du sol et la direction des montagnes et des fleuves. Ainsi, les peuples qui habitent au centre de l’Asie et sur cette multitude de rivières ou de fleuves qui se dirigent vers l’est ou vers le sud, appartiennent, presque sans exception, à l’espèce mongole. Ceux qui habitent dans les îles de l’océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’aux îles Sandwich, et de l’île de Pâques jusqu’à la presqu’île de Malaca, appartiennent presque tous à l’espèce malaie. Ceux qui habitaient sur le continent américain, avant l’arrivée des Européens, depuis la Terre de Feu jusqu’au détroit d’Hudson, appartenaient à l’espèce cuivrée. Une espèce toute différente était répandue sur le continent d’Afrique, à l’exception d’une partie du territoire arrosé par le Nil et des côtes septentrionales occupées par des peuples de race européenne. Les peuples se sont donc propagés d’une manière encore plus régulière que les plantes : les espèces ont occupé des continents entiers ; les familles particulières à chaque espèce se sont portées aux embouchures des fleuves, et en remontant les vallées, ont suivi la direction des eaux. Il est même remarquable que les points par lesquels les continents se touchent ou se rapprochent, sont souvent peuplés d’espèces appartenant tantôt à l’un et tantôt à l’autre. Nous voyons, par exemple, à l’extrémité boréale de l’Amérique, des peuples d’espèce mongole ; sur les côtes de l’Afrique et sur les parties de l’Asie les plus voisines de l’Europe, des peuples de même espèce que les Européens.

Il ne nous est pas possible de savoir quels sont les premiers points du globe qui ont été peuplés, et comment les peuples se sont répandus sur tous les points habitables ; mais, en supposant que tous ont eu un commencement semblable, en supposant pour tous, ce qui, à l’égard de quelques-uns, est prouvé par l’histoire, qu’ils ont commencé par être aussi barbares que ceux qui existaient dans le nord de l’Amérique, à l’époque où ce continent fut découvert, rien ne me semble plus facile que de déterminer les causes du développement successif des uns dans les mêmes vallées ou sur le cours des mêmes eaux, et de l’état stationnaire des autres.

En étudiant les parties du globe sur lesquelles la civilisation a fait le moins de progrès, on trouve que moins les peuplades sont avancées, et plus elles se concentrent dans des baies, sur les bords de la mer, à l’embouchure ou sur les bords des fleuves. Si elles s’écartent dans l’intérieur du pays, ce n’est qu’accidentellement et pour se livrer à la chasse ; même dans leurs excursions, elles suivent généralement le cours des eaux, soit qu’elles remontent, soit qu’elles descendent. Ce phénomène s’observe au nord de l’Asie, dans toute l’étendue de l’Amérique, dans la Nouvelle Hollande et dans toutes les îles où la culture n’a fait que peu de progrès. Lorsqu’une côte, quelque fertile qu’elle paraisse d’ailleurs, n’est coupée par aucun cours d’eau considérable, elle est généralement déserte ; ou, si elle est visitée par quelques peuplades, ce n’est que momentanément. Ainsi, une grande partie des côtes nord-est de l’Asie, une partie plus considérable encore des côtes de l’ouest de l’Amérique, et presque toutes les côtes de l’Arabie, de l’Afrique et de la Nouvelle-Hollande sont désertes ou n’ont qu’une population extrêmement faible. S’il se trouve des peuplades à demi barbares, dans l’intérieur non cultivé du pays, ce n’est que lorsqu’elles sont déjà parvenues à l’état de peuples pasteurs, comme les Arabes bédouins, les Tatars et les Mongols du centre de l’Asie, et quelques peuplades de l’Amérique méridionale.

Les causes qui, dans les pays non civilisés, portent ainsi les peuplades sur les bords ou à l’embouchure des fleuves, sont faciles à apercevoir. La quantité d’aliments que fournit à l’homme la terre abandonnée à elle-même, est presque entièrement nulle. Sous chaque zone, ainsi que je l’ai dit, la terre ne produit qu’un très petit nombre d’espèces de plantes ; celles dont la végétation est la plus vigoureuse, s’emparent du sol et étouffent toutes les autres, ou les frappent de stérilité. La plupart ne peuvent, par leur propre nature, produire aucune espèce de fruits ; celles qui seraient susceptibles d’en produire, sont presque toujours stériles, soit parce qu’elles se nuisent mutuellement, soit parce qu’elles sont gênées par des plantes parasites. Enfin, lors même qu’il se trouve des arbres ou des arbustes qui produisent quelques fruits, c’est une ressource qui ne peut durer que quelques jours ; d’abord, parce que ces fruits sont disputés à l’homme par les animaux, et, en second lieu, parce qu’ils périssent aussitôt qu’ils sont parvenus à leur maturité. Sous une zone tempérée, la terre abandonnée à elle-même ne fournit à l’homme des substances alimentaires végétales, ni pendant l’hiver, ni au printemps, ni pendant une grande partie de l’été. La zone torride, où la végétation n’a point de repos, où les arbres se couvrent de fleurs pendant qu’ils sont encore chargés de fruits, offre pendant plus de temps, et avec une certaine abondance, des substances nourrissantes ; mais elle est loin cependant d’en offrir durant tout le cours de l’année. Quant aux terres situées sous une zone glaciale, elles ne peuvent en fournir dans aucune saison ; le temps de la végétation y a si peu de durée qu’aucun fruit ne peut y mûrir ; les hommes ne peuvent y vivre que de gibier ou de poisson [370].

[III-260]

Les hommes qui n’ont adopté ni la vie pastorale, ni la vie agricole, sont donc attirés, sous toutes les zones, vers les lacs, les fleuves, les golfes, par le besoin de subsistances. Ils y jouissent des avantages de la pêche, en même temps que de ceux de la chasse. Les animaux y sont attirés par la facilité qu’ils y trouvent à vivre, et il est plus aisé de les y surprendre. Les plantes alimentaires, les racines, les baies, les fruits y viennent beaucoup mieux : le sol y est couvert de plus de terre végétale ; il est sous une température plus douce ; il est plus arrosé et moins ombragé ; l’air y circule plus librement ; les espèces y sont plus variées. Les eaux et les vents tendent sans cesse à transporter dans les vallées les diverses espèces de végétaux qui croissent dans les lieux plus élevés ; mais il est plus difficile que les plantes qui croissent dans les lieux bas, soient transportées dans les montagnes. Enfin, les vallées que parcourent les fleuves, représentent généralement un triangle dont le sommet est formé par la jonction de deux montagnes, et la base par les rivages de la mer : d’où il suit que plus on se rapproche de l’embouchure d’un fleuve ou du confluent de deux rivières, et plus l’espace de terre végétale qu’on rencontre est étendu.

En même temps que les eaux recèlent dans leur sein une partie considérable des subsistances de l’homme, qu’elles multiplient dans certains lieux les espèces de végétaux, et qu’elles attirent les animaux, elles offrent des routes plus ou moins faciles, à travers des forêts impraticables. Les terres abandonnées à elles-mêmes se couvrent presque toujours d’immenses forêts ; mais ces forêts ne ressemblent point à celles que nous voyons chez les nations civilisées. Dans celles-ci, les arbustes ou les broussailles sont détruits et enlevés, les arbres ne tombent jamais de vétusté ; les eaux des pluies, des ruisseaux, des rivières, ont des issues entretenues avec soin. Mais, dans les forêts qui appartiennent à des sauvages, rien de ce que la terre produit n’est enlevé ; les arbustes, les ronces, les broussailles couvrent le sol, et en rendent souvent l’accès impossible au chasseur ou au voyageur. Les arbres, ne pouvant être détruits que par le temps, tombent de vieillesse, et contribuent à rendre le pays impraticable. Enfin, les feuillages, les débris de végétaux, les terres entraînées par les pluies, arrêtent l’écoulement des eaux, en détournent le cours naturel, et transforment en marais des plaines immenses. Le pays se couvre alors d’insectes et de reptiles, et si les animaux peuvent encore y pénétrer, l’homme ne peut les y poursuivre qu’avec peine et à travers mille dangers. Les forêts que l’homme civilisé n’a pas soumises à son empire, sont tellement impraticables que les animaux eux-mêmes sont obligés d’y tracer des sentiers, et que ces sentiers sont souvent les seuls chemins par lesquels les hommes puissent les parcourir.

Les fleuves, chez les peuples sauvages qui habitent un sol couvert de forêts, ne présentent pas à la navigation les mêmes facilités que chez les peuples civilisés ; des arbres immenses tombés de vétusté ou déracinés par les eaux, en entravent souvent le cours, et en rendent la navigation dangereuse. Cependant, quelle que soit la difficulté de les parcourir, les peuples qui en habitent les bords et qui possèdent l’art de construire des canots, ont, dans les eaux, des moyens de transport très grands, comparativement à ceux que leur offre la terre. Il leur suffit de s’abandonner au courant pour parcourir des espaces immenses ; la facilité qu’ils ont à descendre, et la difficulté qu’ils ont à remonter, contribuent encore à les fixer aux embouchures des fleuves ou dans les golfes [371].

Toutes les causes qui contribuent à déterminer la demeure d’une peuplade de sauvages, contribuent à l’accroissement de la population et du développement des facultés humaines. Une tribu de sauvages, pour se livrer à la pêche avec succès et sûreté, ont besoin de trouver un lieu où le poisson soit attiré par le calme des eaux et par la facilité des subsistances, et où eux-mêmes soient à l’abri des orages. Ils choisissent la baie la plus calme et la plus profonde, ou se placent à l’embouchure d’un fleuve : ils bâtissent leurs cabanes sur les bords et y établissent leurs familles : là, ils commencent à perfectionner la navigation ; ils peuvent, selon le besoin, ou s’avancer dans la mer pour se livrer à la pêche, ou s’enfoncer dans les bois pour y poursuivre le gibier. La température y étant plus douce, la végétation y est plus continue ; il leur est plus facile d’en observer les progrès : l’idée de cultiver des plantes s’y présente donc plus naturellement à leur esprit. En même temps, la culture y est plus aisée pour eux : la terre qu’ils doivent défricher est celle qui est la moins éloignée du lieu où ils trouvent leurs subsistances habituelles. Il leur est plus facile de la surveiller, ils ont moins de temps à perdre pour s’y rendre ; il leur est plus facile d’en transporter les produits d’un lieu dans un autre. Enfin, la terre y est ordinairement plus fertile, par la raison qu’elle est sous un climat plus doux, étant moins élevée au-dessus du niveau de la mer. De là, la culture et la population s’étendent graduellement dans les vallées ; des villages se forment au confluent des rivières, parce que c’est là que la terre susceptible de culture a le plus d’étendue, que c’est le point de communication le plus facile entre deux populations, et que les subsistances peuvent y arriver de plusieurs côtés en même temps [372].

[III-265]

Les eaux ont donc sur la distribution et sur la civilisation des peuples une influence immense ; mais la configuration et l’étendue des diverses parties du globe, la nature du sol et la température de l’atmosphère ont sur le cours, sur la distribution, sur le volume et sur l’utilité des eaux, une influence non moins grande. Des fleuves qui, par un effet de la configuration du sol, se dirigeraient vers des mers sans issue, comme ceux qui portent leurs eaux dans la mer Caspienne, le lac d’Aral ou le lac du Soudan ; qui traverseraient des terres froides et stériles, comme quelques-uns de ceux du nord-ouest des montagnes d’Oural, ou qui seraient couverts de glaces pendant une grande partie de l’année, comme les fleuves placés à l’extrémité boréale de l’Asie et de l’Amérique, n’offriraient aux hommes que de faibles ressources. De même, des fleuves qui, par le volume de leurs eaux, couvriraient et rendraient inhabitable une espace immense de pays, ou qui n’arroseraient que des terres peu susceptibles de culture, comme les savanes de l’Amérique, seraient, pendant longtemps au moins, des obstacles à la civilisation, bien plus que des causes de progrès. En parlant de l’influence des eaux, il ne faut donc pas perdre de vue qu’elles ne sont que des moyens, et que ces moyens peuvent être rendus inutiles ou funestes, par une multitude de circonstances.

Ayant vu, d’une manière générale, quelles sont les causes qui déterminent les peuples dans la préférence qu’ils donnent à certains lieux sur d’autres, et quelles sont celles qui contribuent à hâter, à ralentir ou à arrêter leurs progrès, il ne me reste qu’à exposer les causes spéciales qui, sur chacune des principales parties du globe, ont retenu les peuples dans la barbarie, ou les ont fait avancer dans la civilisation.

 


 

[III-267]

CHAPITRE II.

De l’influence exercée sur les peuples d’Afrique, d’Asie, de la terre de Van-Diemen, et de la Nouvelle-Hollande, par les circonstances locales au milieu desquelles ces peuples ont été placés.

Les indigènes du cap de Bonne-Espérance étaient les peuples les moins avancés de l’Afrique, lorsque les Portugais en firent la découverte ; plusieurs causes avaient pu contribuer à les maintenir dans un état de barbarie ; mais nous devons mettre au nombre des principales, les circonstances locales au milieu desquelles ils se trouvaient placés.

Les Hollandais, en s’établissant dans ce pays, n’y trouvèrent qu’un sol dont la plus grande partie était complètement stérile, et dont les autres n’étaient couvertes que de quelques arbustes et d’immenses bruyères. Dans les vallées où les torrents avaient entraîné un peu de terre végétale, on trouvait une espèce d’ognon, qui, étant cuit, avait le goût de la châtaigne ; c’était le seul aliment que le règne végétal offrît à la population [373]. Non seulement le pays ne possédait ni fleuves ni rivières, mais rien n’était plus rare que d’y trouver un ruisseau : la possession d’un simple filet d’eau y fut et y est encore considérée comme une richesse [374]. La sécheresse y dévorait toutes les plantes, et la force des vents y est telle que nul arbre un peu considérable n’avait pu y croître. Les indigènes possédaient des troupeaux, sans qu’on sache comment ils les avaient acquis ; mais ils ne pouvaient en multiplier le nombre, puisqu’il n’était pas en leur puissance d’augmenter la quantité des fourrages.

Ces peuples n’avaient donc aucun moyen, soit d’accroître, soit de varier leurs subsistances ; ils ne pouvaient pas se livrer à l’agriculture, puisqu’ils manquaient d’eau, que leur sol ne produisait aucune plante qu’il leur fût utile de multiplier, et qu’ils se trouvaient isolés du reste du monde. Ne pouvant pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique que par un désert, n’ayant aucun moyen de se livrer à la navigation, puisque leur pays ne produit point d’arbres, et nul peuple n’étant jamais parvenu jusqu’à eux, ils se trouvaient réduits aux seules ressources de leur sol et de leur propre génie. Il fallait, pour qu’ils eussent les moyens d’avancer de quelques pas, que d’autres peuples, placés dans une position moins défavorable, eussent fait des progrès dans l’art de la navigation et dans toutes les connaissances que cet art suppose ; il fallait que ces peuples se trouvassent intéressés à enrichir le Cap des productions qui existaient dans d’autres pays, et qu’ils eussent des capitaux suffisants pour les y naturaliser. Si les courants y avaient apporté quelques-unes des plantes que nous cultivons, elles ne s’y seraient point multipliées, parce qu’elles y dégénèrent en peu de temps : on ne peut les y cultiver qu’en en renouvelant sans cesse les graines [375].

Les sommes que les Hollandais dépensèrent pour s’établir au cap de Bonne-Espérance, pour y amener l’eau des montagnes et y naturaliser des végétaux et des animaux propres à leur subsistance, s’élevèrent, en vingt années, à quarante-six millions de francs ; et, après avoir fait ces dépenses, la plus grande partie du pays présentait encore l’aspect d’un désert [376]. La proportion des terres cultivées à celles qui ne sont pas susceptibles de culture est, suivant Cook, de un à mille. Les vallées, qui sont les seuls lieux où l’on trouve de la terre végétale, sont à une distance immense les unes des autres. Un colon qui veut apporter ses denrées au marché, a quelquefois neuf cents milles à parcourir (un peu plus de trois cents lieues), et il lui faut cinq jours de marche pour visiter le cultivateur le moins éloigné de son exploitation. Les espaces cultivés, pareils aux oasis des déserts de sable, semblent autant d’îles verdoyantes au milieu d’une mer sans bornes. On parcourt des espaces immenses sans rencontrer un brin d’herbe ; et les obstacles que la force des vents oppose à la multiplication des arbres, sont tels qu’à l’exception des plantations établies près de la ville, on n’en voit point, même dans les lieux cultivés, ayant plus de six pieds de haut et plus d’un pouce de grosseur, tandis que les racines sont de la grosseur du bras [377].

[III-271]

Les Européens ont multiplié au cap la vigne et diverses espèces de grains et de légumes ; ils ont, au moyen des ressources qu’ils ont trouvées dans leur propre pays, fertilisé des terres jadis stériles ; mais si, à la suite d’un naufrage, ils avaient été jetés nus dans ce pays et réduits aux ressources qu’il présentait aux indigènes, ils eussent été tout aussi incapables que ces peuples de faire le moindre progrès dans la civilisation [378].

L'Afrique est la partie du monde qui renferme le moins de fleuves et de rivières. Les embouchures des fleuves sont situées à des distances immenses les unes des autres, et les peuples qui en habitent les bords, ne peuvent presque point avoir de communication entre eux. Ces fleuves offrent, en général, peu de moyens à la navigation, soit parce qu’à leurs embouchures ils sont embarrassés de barres dangereuses, soit parce que dans leur cours ils offrent des obstacles insurmontables. Les rivières, qui sont également très peu nombreuses, ne parcourent point de plaines plus ou moins unies comme celles des autres continents ; elles tombent de cascade en cascade, et ne peuvent ainsi être navigables. Non seulement les peuples d’espèce nègre manquent de communications entre eux, mais ils ne peuvent recevoir les flottes des nations européennes.

Depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au désert de Sahara, ces peuples sont isolés les uns à l’égard des autres, par la nature du sol et par l’Océan ; ils sont isolés des peuples civilisés, du côté de la Méditerranée, par des déserts de sable sans bornes ; du côté de l’océan Indien et de l’océan Atlantique, par l’absence de golfes, de havres et de fleuves navigables ; et du côté de la mer Rouge, par les mêmes causes, par une absence complète d’eau douce, et de plus par les dangers de la navigation. Si, à toutes ces causes, on ajoute l’isolement qui résulte de la différence des espèces et le genre de commerce que les Européens ont établi avec ces peuples, depuis la découverte de l’Amérique, on comprendra facilement comment ils ont fait moins de progrès que d’autres dans la civilisation. Cependant, si on les compare entre eux, on trouvera que ceux dont le territoire est le mieux arrosé ou le moins privé d’eau, sont aussi les moins retardés. Les Cafres, dont le pays est coupé par de petites rivières, sont moins reculés que les Hottentots, et les habitants du Congo le sont moins que les Cafres. Les côtes septentrionales de l’Afrique, depuis Tanger jusqu’à Alexandrie, ne sont coupées par aucun fleuve ; mais, outre qu’une grande partie est arrosée par plusieurs rivières, la Méditerranée les met en communication avec les peuples de l’Asie mineure et avec les peuples les plus anciennement civilisés de l’Europe : c’est à cette circonstance qu’il faut principalement attribuer les progrès auxquels parvinrent jadis quelques peuples de ces côtes. Les rivières qui se dirigent et vont se perdre au centre de ce continent, favorisent sans doute les progrès des peuples qui en habitent les bords ; mais les communications qu’elles offrent sont resserrées dans un cercle fort étroit, si on les compare à celles qui ont lieu par le moyen des mers. Ajoutons que ces peuples, placés sous un ciel brûlant, n’ont pas eu à exercer leur génie pour se former des vêtements ou des demeures, et que si nous supprimions de nos connaissances tout ce qui se rapporte à ces deux objets de nos besoins, nous réduirions dans un cercle fort étroit nos arts et nos sciences.

L’Égypte est la seule partie de l’Afrique qui soit traversée par un grand fleuve, qui puisse être abondamment arrosée, et qui, par le moyen des eaux, ait des communications nombreuses. Avant la découverte du cap de Bonne-Espérance, il n’existait aucun peuple qui eût des communications plus faciles et plus multipliées que celles dont jouissaient les Égyptiens. Ils communiquaient entre eux, par le Nil ou par des canaux, des extrémités les plus éloignées de leur territoire ; par la mer Rouge, ils communiquaient avec les Indes, la Perse et l’Arabie ; par la Méditerranée, ils communiquaient avec l’Asie Mineure, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, la France, les côtes septentrionales de l’Afrique ; ils pouvaient même communiquer avec des peuples du nord par la mer Noire. Non seulement les Égyptiens pouvaient aisément communiquer avec tous les peuples civilisés ; mais le territoire qu’ils occupaient, était le seul point de communication entre les parties civilisées de l’Europe et du sud de l’Asie. Ils jouissaient ainsi du commerce du monde ; ils pouvaient s’enrichir de toutes les découvertes, et transporter sur un sol inépuisable toutes les productions connues. Aussi n’est-il point de pays, en Europe, qui ait surpassé la prospérité à laquelle l’Égypte parvint, et dont la civilisation remonte à une époque aussi reculée.

Ce pays est déchu de son ancienne grandeur, et sans doute une grande partie de sa décadence doit être attribuée aux peuples barbares qui l’ont successivement ravagé, et surtout à ceux qui ont fini par en rester les maîtres. Il ne faut pas croire toutefois que tous les maux aient été les produits de l’esclavage : Alexandrie serait peut-être encore aujourd’hui aussi florissante qu’elle l’était lorsqu’elle fut conquise par les Arabes, si elle avait continué d’être le centre du commerce entre l’Europe et l’Asie ; les Européens eussent été forcés de conserver ou de reporter la civilisation dans ce pays. Mais la découverte d’un passage au cap de Bonne-Espérance, et la colonisation de l’Amérique, ont fait prendre aux richesses du monde une route nouvelle : les ports de l’Égypte ont alors été désertés ; sa population, cessant de s’enrichir par le commerce, et étant sans cesse exposée aux extorsions de ses conquérants, s’est insensiblement éteinte, et ses villes n’ont plus présenté que des monceaux de ruines. Cependant, on aperçoit, jusque dans sa décadence, l’influence qu’exercent sur elle les eaux qui traversent son territoire et la facilité des communications. À mesure qu’on remonte le Nil, on s’aperçoit que les richesses diminuent, et que les habitants sont plus stupides et plus barbares ; au point où le fleuve cesse d’être navigable, on ne trouve plus que des sables arides, et quelques farouches sauvages qui vivent dans les creux des rochers.

Les indigènes de la terre de Van-Diemen, ceux de la Nouvelle-Zélande et ceux de la terre de Feu, qui appartiennent à trois espèces différentes, sont, ainsi qu’on l’a vu précédemment, les moins intelligents des espèces auxquelles ils appartiennent ; mais aussi ils habitent aux extrémités des terres australes, et il leur a été impossible de communiquer avec des peuples moins barbares qu’eux, jusqu’au moment où les Européens ont été assez avancés dans les sciences et dans les arts pour faire le tour du globe ; alors même ils n’ont eu que des communications extrêmement rares et en quelque sorte fugitives. Ils ne pouvaient donc faire aucun progrès physique, intellectuel ou moral, qu’en perfectionnant les productions naturelles de leur sol, au moyen de leur propre génie. Tous les progrès, toutes les découvertes des autres peuples ne pouvaient avoir d’influence sur eux ; ils les ignoraient et n’avaient aucun moyen de s’en instruire. Mais leur sol ne leur offrait aucune production dont la multiplication ou le perfectionnement pût leur être profitable ; leur barbarie ou leur stupidité avait donc, ainsi qu’on va le voir, une liaison intime avec les circonstances locales au milieu desquelles ils étaient placés.

La terre de Van-Diemen, arrosée de quelques petites rivières, annonçait la fertilité, avant que des Européens s’y fussent établis. Une partie était couverte d’une forêt impénétrable [379] ; dans quelques lieux, les indigènes, au moyen du feu, avaient détruit les plantes qui embarrassaient le sol [380] ; dans quelques autres, le pays ne présentait que de vastes marais [381]. Mais, quelque fertile que fût la terre, elle ne nourrissait qu’un très petit nombre d’espèces de végétaux ; parmi ces espèces, aucune ne présentait des aliments aux indigènes ; un seul arbre était susceptible de produire du fruit, et ce fruit était un poison [382]. Les productions végétales auraient pu être employées à la multiplication des animaux, et fournir ainsi des subsistances aux hommes ; mais les espèces d’animaux étaient encore moins nombreuses que celles des végétaux. Il n’existait sur cette terre aucun animal propre à la vie domestique ; ceux qu’on y trouvait ne pouvaient être presque d’aucune ressource, et il n’y avait aucun moyen de les multiplier [383]. Ne pouvant exercer leur intelligence ni sur le règne végétal, ni sur le règne animal, les indigènes auraient pu diriger leurs recherches sur le règne minéral, puisque le pays paraît contenir du fer ; mais les minéraux ne sont utiles que comme instruments, et à quoi des instruments peuvent-ils servir à un peuple qui ne possède ni végétaux, ni animaux utiles, et qui ne peut avoir avec d’autres peuples aucune communication ? Tirant toutes leurs subsistances de la mer, il n’était pas en leur pouvoir d’en rendre la source plus abondante : tout ce qu’ils auraient pu faire eût été de se perfectionner dans l’art de la pêche ; mais, pour se perfectionner dans cet art, ils auraient eu besoin d’avoir des moyens de navigation, et le seul bois que leur sol leur offrait était si pesant et présentait aux outils une telle résistance, qu’il ne leur était pas possible d’en faire usage [384].

La Nouvelle-Hollande, dont les indigènes ne sont guère moins barbares que ceux de la terre de Van-Diemen, ressemble, sous beaucoup de rapports, à l’Afrique. Ce continent, qui embrasse plus de cent mille lieues carrées de surface solide, ne présente presque de toutes parts que des côtes unies, formées de bancs de sable et privées d’eau douce. Les côtes australes, qui ont environ trente-cinq degrés de développement, paraissent presque entièrement privées d’eau douce ; les voyageurs n’ont pu y en découvrir assez pour en faire leur provision. Vancouver fut obligé de les abandonner, après en avoir visité une étendue de soixante et dix myriamètres ; Dentrecasteaux fut réduit à la même nécessité, après en avoir en vain parcouru cent soixante myriamètres (trois cent vingt lieues) [385]. Le manque d’eau douce y est tel que les indigènes, qui doivent bien connaître l’état du pays, sont obligés de creuser des puits pour en trouver [386].

L’intérieur du pays, dans cette partie du continent, ne paraît pas plus habitable que les côtes : il est parsemé de dunes couvertes de sable, qui offrent le spectacle de la plus grande aridité. L’intervalle qui sépare ces monticules du rivage, présente quelques arbustes dont le feuillage, d’une teinte noirâtre, indique l’état de souffrance. Les montagnes qu’on aperçoit dans l’éloignement, offrent elles-mêmes de grands espaces dénués de végétaux. Les parties les moins stériles n’ont que quelques arbustes clairsemés, au milieu desquels on voit, de distance en distance, un petit nombre d’arbres d’une hauteur médiocre [387]. Là où la pente et la nature du terrain sont propres à former quelques filets d’eau, les sables que les vents poussent et amoncèlent sur les rivages, en arrêtent l’écoulement, et transforment le pays en marais [388].

[III-280]

L’aridité observée sur les côtes du sud, est la même sur les côtes occidentales et en grande partie sur les côtes orientales. Sur celles-ci, on trouve des ruisseaux à de grandes distances les uns des autres, mais aucune rivière. Les indigènes du nord sont souvent obligés de creuser des puits, comme ceux des côtes du sud ; les Anglais eux-mêmes, après avoir choisi le lieu le plus convenable à un établissement, ont été obligés, comme les sauvages, d’employer le même procédé pour avoir une quantité suffisante d’eau douce [389]. Les parties basses du pays sont également, de ce côté, couvertes de marécages formés quelquefois par les eaux de source, mais plus souvent encore par les eaux de la mer [390]. Les grands arbres, dans les parties les plus rapprochées du rivage, sont placés à une telle distance les uns des autres, qu’ils ne gêneraient pas la culture, si le terrain était cultivé ; mais, à mesure qu’on avance dans les terres, le bois devient impénétrable [391]. Enfin, non seulement la côte orientale, qui est la plus susceptible de culture, n’est coupée par aucune rivière propre à la navigation ; mais, dans une étendue de vingt-deux degrés de latitude, elle cache partout des bas-fonds qui se projettent brusquement du pied de la côte, et des rochers qui s’élèvent tout à coup du fond en forme de pyramide [392].

« C’est un phénomène vraiment surprenant, dit Dentrecasteaux, que le vaste continent de la Nouvelle-Hollande, qui s’étend dans un espace de trente degrés de latitude et de quarante degrés de longitude, n’offre, dans presque toutes ses faces, qu’une terre sablonneuse et aride, et qui, sous des latitudes très différentes, conserve le même aspect et la même stérilité. L’on y découvre, il est vrai, quelques filets d’eau douce placés à de grandes distances les uns des autres ; mais ils ne peuvent être aperçus que par un effet du hasard. Les récits des voyageurs m’avaient fait connaître que les côtes orientales et occidentales étaient presque entièrement dépourvues d’eau ; et je me croyais d’autant mieux fondé à espérer d’en trouver à la côte méridionale, que je pensais y rencontrer les embouchures des grandes rivières ; mes espérances ont été entièrement frustrées [393]. »

Cependant, les côtes présentent quelquefois les apparences de l’embouchure d’un fleuve ; mais ces apparences sont toujours trompeuses.

« Vainement, dit Péron, le navigateur qui prolonge les côtes de cette terre immense, croit pouvoir découvrir à chaque instant l’embouchure d’un nouveau fleuve ; vainement il peut remonter au loin dans l’intérieur du continent avec les plus fortes embarcations ou même avec de gros navires ; la salure de ce prétendu fleuve ne diminue pas : on reconnaît bientôt qu’il n’a pas d’autres mouvements que ceux qui lui sont imprimés par le flux et le reflux de la mer. Cependant, la profondeur de ses eaux est si considérable, sa largeur est si grande, il s’enfonce tellement dans le pays, que l’illusion doit se soutenir encore.... La navigation est poursuivie plus avant ; des criques multipliées se laissent apercevoir ; elles paraissent comme autant de grands ruisseaux ; on s’y enfonce, et nulle part on ne trouve d’eau douce.... L’espérance affaiblie est pourtant soutenue par l’aspect imposant du bras principal, qui continue d’offrir tous les caractères apparents d’un grand fleuve. Déjà l’on a remonté l’espace de soixante ou quatre-vingts milles, on croit pouvoir s’avancer à une distance beaucoup plus considérable... Vain espoir ! Ce fleuve majestueux se termine tout à coup en un misérable ruisseau d’eau douce, incapable de porter les plus faibles embarcations, et où coulent à peine, à diverses époques de l’année, quelques pouces d’eau... Le voyageur étonné s’arrête, et lorsqu’il vient à s’apercevoir que le flux et le reflux sont presque aussi sensibles au terme de sa course que vers les côtes qu’il vient de quitter, il ne peut concevoir comment, dans un si grand espace, la pente du terrain peut rester si faible [394]. »

Les vents exercent sur les productions de la Nouvelle-Hollande une influence analogue à celle qu’exercent la nature et la configuration du sol : ceux qui soufflent du nord, de l’est et du nord-ouest, lorsqu’ils ont traversé ce continent, sont secs et brûlants ; ils sont quelquefois si enflammés, quoiqu’ils passent sur des montagnes immenses, qu’ils sont comparables à tout ce que l’Afrique peut offrir de plus redoutable en ce genre : leur souffle dévorant détruit tout ce qui se trouve exposé à leur action ; rien ne résiste à l’ardeur de ce campsin austral ; devant lui, la végétation la plus active se flétrit, les fontaines et les ruisseaux se dessèchent, les animaux périssent par milliers [395].

Les espèces de végétaux qui croissent sur ce continent sont peu nombreuses, celles auxquelles le sol et le climat conviennent le mieux étouffant les autres [396]. Les espèces d’arbres propres à la charpente ne sont qu’au nombre de deux ou trois du genre de l’eucalyptus. Ce bois dur et pesant, comme celui qui croit sur la terre de Van-Diemen, ne flotte jamais sur l’eau [397]. Lorsqu’il est scié et exposé pendant quelque temps au soleil, la résine qu’il renferme se fond, et il acquiert alors un tel degré de frangibilité, que les planches s’éclatent et se subdivisent en petites esquilles, comme si toutes les parties qui les composaient eussent été liées entre elles au moyen de cette résine [398]. Avec du bois de cette espèce, il était difficile que les indigènes formassent des bateaux propres à affronter les vagues des mers, et que leur intelligence s’étendît sur les arts et sur les connaissances que la navigation suppose ou qu’elle développe.

Parmi les arbres que produisait la Nouvelle-Hollande, avant l’arrivée des Européens, aucun ne portait de fruits propres à être la base de la subsistance des indigènes. Les voyageurs ont trouvé sur un seul point quelques choux palmistes ; mais, dans les autres parties, ils n’ont vu aucun arbre fruitier qui mérite d’être cultivé ; ils n’ont rencontré aucune plante céréale, aucun genre de légume, à l’exception de quelques pieds de céleri sauvage, et d’une espèce de bruyère dont les indigènes mangent les racines. Aucune de ces plantes ne se rencontre même sur les côtes du sud ; la partie la plus fertile de ce continent, celle qui est occupée par les Anglais, ne produisait naturellement que quelques framboises, des groseilles, et un fruit qui n’est pas de la grosseur d’une cerise [399]. La rareté des plantes alimentaires est telle, que, lorsqu’il est arrivé que des Européens se sont égarés, ils n’ont rien trouvé qui fût propre à soutenir leur existence, et que la plupart y sont morts de faim [400].

Les espèces d’animaux sont aussi peu variées à la Nouvelle-Hollande que celles des végétaux ; et, parmi ces espèces, on n’en a observé aucune de celles que nous avons réduites à l’état de domesticité, à l’exception du chien [401]. Le quadrupède qui fournit le plus d’aliments aux indigènes est le kangourou, dont la chair, quand il n’est plus jeune, ressemble à celle du renard. On y trouve aussi quelques animaux du genre de l’oppossum, et un petit nombre d’espèces d’oiseaux. L’absence de fruits et de plantes céréales contribue beaucoup à en restreindre les espèces [402]. On croit avoir reconnu les traces et avoir entendu les hurlements de quelques bêtes féroces ; mais les animaux de ce genre ne peuvent être considérés comme une ressource [403]. Les reptiles y sont très multipliés ; quelques-uns sont inconnus ; mais il en est plusieurs qui sont très dangereux. Les insectes y poursuivent l’homme avec tant d’acharnement, que, pour s’en garantir, les indigènes sont obligés de s’envelopper de fumée dans le temps des plus grandes chaleurs, et que cette précaution ne leur suffit même pas pour les en mettre à l’abri [404]. Enfin, les poissons, qui sont leur principale ressource, ne leur offrent pas de subsistance assurée : comme certains animaux terrestres, ils sont sujets à des migrations, et il y a des saisons où il n’est presque plus possible d’en trouver [405].

Les diverses peuplades de ce continent ne peuvent communiquer les unes avec les autres au moyen des courants d’eau, puisque le pays ne possède ni fleuves ni rivières navigables arrivant jusqu’à la mer. Les communications par terre leur sont très difficiles, parce que la stérilité du sol et le besoin des subsistances les placent à une grande distance les unes des autres, et qu’à mesure qu’on avance dans l’intérieur du pays, on le trouve couvert de bois et de marais impénétrables. Les rapprochements entre les peuples ne peuvent d’ailleurs être des causes de progrès qu’autant que les uns possèdent des ressources qui manquent aux autres, et qu’ils peuvent faire des échanges. Lorsque aucun d’eux ne possède rien qu’il soit utile ou possible de perfectionner ou de multiplier, il ne peut pas, à proprement parler, exister de communication entre eux [406].

Ainsi, le sol de la Nouvelle-Hollande, et la nature des produits qu’on y trouvait, suffisaient pour arrêter tout développement dans la population. Avant l’arrivée des Européens sur ce continent, les peuplades y étaient aussi nombreuses que le permettait l’état des subsistances ; elles ne pouvaient se livrer ni à l’agriculture ni à la vie pastorale, puisqu’elles ne possédaient ni végétaux ni animaux ; et il était encore moins en leur puissance de multiplier les poissons ou les animaux sauvages ; elles avaient porté l’art de la pêche aussi loin qu’il pouvait aller avec les faibles ressources qu’elles possédaient. Ces peuplades étaient bien plus reculées dans la civilisation, que les peuplades d’Afrique ; mais aussi elles étaient dans une position bien plus défavorable encore. Les Africains possédaient plusieurs de nos animaux domestiques et quelques plantes céréales ; les indigènes de la Nouvelle-Hollande n’en possédaient point. Les premiers pouvaient avoir eu, depuis des siècles, quelques communications, soit avec les Asiatiques, soit avec les peuples d’Europe ; les seconds, avant l’arrivée des navigateurs européens, ne pouvaient en avoir eu avec aucun peuple de la terre ; ils étaient dans un isolement aussi complet que les habitants de la terre de Feu.

Le sol de la Nouvelle-Hollande est, sous le seizième degré de latitude australe, le même que sous le trente-sixième ; il est aussi privé, d’un côté que de l’autre, de communications, d’eau douce, de productions végétales et d’animaux domestiques. Aussi, quelle que soit la différence de température entre les diverses parties de ce continent, il n’en existe aucune dans la population. Les hommes qui habitent à l’extrémité septentrionale, sont aussi faibles, aussi stupides, aussi peu nombreux, aussi misérables, en un mot, que ceux qui habitent à l’extrémité méridionale.

L’influence qu’exercent sur les progrès de la civilisation, la nature, l’exposition et la configuration du sol, la température de l’atmosphère, et le volume, la distribution et la direction des eaux ne se manifestent nulle part avec plus d’évidence que sur le vaste continent de l’Asie. Ce continent est divisé, par la configuration du sol et par le cours des eaux, en trois grandes parties. À l’extrémité méridionale, se trouvent la Chine, l’empire de Birman, l’Hindoustan, la Perse, l’Arabie et la Syrie ; au centre, la grande et la petite Bucharie, les déserts de Gobi et de Shamo et le pays des Mongols. À l’extrémité septentrionale, se trouve l’empire russe, depuis le cinquantième degré de latitude jusqu’à l’océan arctique, et depuis le Kamtchatka jusqu’aux montagnes d’Oural. Les fleuves de la partie septentrionale ne débouchent dans la mer qu’au-delà du soixante-dixième degré de latitude, à un point où elle a cessé d’être navigable.

Les eaux de la partie du centre se dirigent dans le lac d’Aral et dans la mer Caspienne, qui n’ont aucune communication avec l’Océan, ou dans la mer d’Ochotsk. Enfin, les eaux de la partie méridionale coulent dans la mer de la Chine, dans l’océan Indien, dans le golfe Persique et dans la mer Méditerranée.

L’Arabie, par sa position géographique, semble, au premier aspect, le pays le mieux situé pour communiquer avec tous les peuples du globe : par la Méditerranée, elle pourrait se trouver en relation avec toutes les nations de l’Europe ; par la mer Rouge, elle touche aux côtes orientales d’Égypte, de Nubie, de Sannâr ; enfin, par le golfe Persique et par l’océan indien, elle pourrait aisément communiquer avec la Perse, l’Hindoustan et la Chine. Elle se trouve donc placée de manière à pouvoir aisément s’approprier les productions, les connaissances, les procédés des nations les plus anciennement civilisées du globe. Cependant, depuis les temps les plus reculés, elle n’a fait aucun progrès. Les Arabes ont aujourd’hui le même développement intellectuel, les mêmes mœurs, le même genre de vie, et la même population qu’ils avaient il y a deux mille ans. Après avoir fait quelques progrès dans le Moyen-âge, ils sont retombés dans leur premier état, si même ils ne sont pas descendus plus bas encore. La nature et la configuration de leur sol rendent, en grande partie, raison de ce phénomène.

L’Arabie, suivant Niebuhr, ne peut être considérée que comme un amas de montagnes, entouré de tous côtés par une bande de terre aride et sablonneuse ; elle n’a ni fleuves ni rivières. Sur toute la côte occidentale, dans une étendue d’environ vingt-huit degrés, il n’existe que quelques torrents formés par les eaux de pluie, et qui sont à sec dans la plus grande partie de l’année. La côte orientale et la côte méridionale, depuis l’embouchure de l’Euphrate jusqu’au détroit de Babel-Mandeb, ne sont pas moins dépourvues d’eau douce ; la rivière d’Astan, la plus considérable de la côte orientale, ne coule que pendant la saison des pluies. La plus grande partie de l’Arabie n’est donc pas susceptible de culture ; elle ne présente que des déserts parsemés de rochers nus et de plaines basses, où l’action du soleil brûle tous les végétaux et réduit les terres en sable. La sécheresse y est si grande qu’il n’y pleut pas pendant des années entières, et que les rivières qui descendent des montagnes, se perdent dans les sables sans pouvoir arriver jusqu’à la mer [407]. Les terres qui sont situées au pied de quelques montagnes et qui sont susceptibles d’être arrosées artificiellement, sont cultivées, et la culture en est aussi soignée et aussi variée que le sol le permet [408]. Mais, sans le secours des eaux de ces rivières grossies dans la saison des pluies et qu’on détourne sur les terres, le cultivateur serait privé même du mince produit de ses moissons [409].

Le sol de l’Arabie se divise en deux fractions. L’une, qui est la plus considérable, est complètement privée d’eau courante ; elle ne possède d’eau douce que celle des puits, et n’est susceptible de produire que quelques plantes propres à nourrir des troupeaux. L’autre, qui possède quelques faibles rivières, est susceptible d’être arrosée et de produire diverses plantes alimentaires propres à l’homme. La population se divise de la même manière que le sol : une partie a adopté la vie pastorale depuis une époque plus reculée que les plus anciens monuments historiques ; l’autre partie a adopté la vie agricole et a fait dans l’agriculture les progrès que sa position et la nature du sol lui ont permis. La première s’est montrée dans ses mœurs aussi immuable que le Désert ; la seconde paraît avoir éprouvé des révolutions analogues à celles qu’a subies le commerce du monde. Celle-ci a perdu de son importance à mesure que les autres nations ont découvert des terres plus fertiles, des communications plus nombreuses, plus rapides et moins dangereuses.

Les peuples de l’Hindoustan et de la Chine, que l’on suppose les plus anciennement civilisés du globe, et qui sont, encore aujourd’hui, les plus nombreux, sont placés sur un territoire traversé presque d’une extrémité à l’autre par une multitude de rivières ou de fleuves. Ils jouissent d’une température assez douce et en même temps assez variée pour cultiver un grand nombre d’espèces de végétaux propres à leur servir immédiatement de subsistance. Ils possèdent le sol le plus fertile qui soit au monde, et ils peuvent aisément communiquer entre eux, par la mer, sur une étendue de côtes d’environ cinquante-cinq degrés. La Perse, qui peut avoir des communications maritimes avec tous les peuples du sud de l’Asie, manque de rivières et de fleuves, et par conséquent de communications intérieures ; une grande partie n’offre qu’un désert. Cependant, comme elle est plus susceptible d’être arrosée que l’Arabie, elle a jadis fait d’immenses progrès ; mais elle est redevenue stérile et dépeuplée, depuis que les barbares qui l’ont envahie, ont laissé périr les canaux qui en entretenaient la fertilité.

Au centre de l’Asie, entre le Tibet et les montagnes de Sibérie, est un vaste plateau qui, par la nature du sol, par l’élévation à laquelle il se trouve au-dessus du niveau de la mer, et par le défaut de fleuves ou de rivières, n’est susceptible de produire que quelques graminées et quelques plantes dures et articulées, propres seulement à servir de nourriture aux animaux. C’est du sein de cet immense désert que sortirent jadis, suivant une ancienne tradition, ces hordes de barbares qui se répandirent jusqu’à l’extrémité méridionale de l’Europe, et qui ne marquèrent leur passage que par des destructions et des ruines. Les hommes qui parcourent ces déserts sont aujourd’hui tels que furent leurs ancêtres dans les temps les plus reculés : placés sur un sol immuable, ils sont restés immuables comme lui.

Les peuples qui habitent au nord des montagnes du centre de l’Asie, au-delà du cinquantième degré de latitude boréale, sont placés sur un sol encore plus ingrat et plus isolé. Ils possèdent quelques troupeaux comme les hordes du désert de Gobi ; mais, la terre étant encore plus stérile, ils forment des peuplades moins nombreuses, et ont besoin, pour subsister, d’une plus grande étendue de pays. Ils sont toujours errants à la suite de leurs troupeaux ; lorsqu’ils ont planté leurs tentes, il est rare qu’ils passent plus de cinq ou six jours sans les lever, pour aller chercher ailleurs de nouveaux pâturages. Ayant adopté le même genre de vie que les Hottentots, ils en ont aussi les mœurs et la stupidité ; mais comme ils sont situés sous un climat beaucoup plus rigoureux, comme leur sol n’est presque susceptible d’aucune culture, et que d’ailleurs ils ne peuvent avoir aucune communication facile avec des nations civilisées, il est probable qu’ils ne sortiront jamais de l’état où ils se trouvent, à moins qu’il n’arrive une révolution dans le globe : ils sont condamnés par la nature même des lieux qu’ils habitent, à rester chasseurs ou pasteurs, et à errer éternellement de déserts en déserts. Les établissements que les Russes ont formés sur quelques points, ne sauraient vaincre les obstacles que la nature y oppose aux efforts de l’homme [410].

 


 

[III-296]

CHAPITRE III.

De l’influence exercée sur les peuples indigènes de l’Amérique, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés ; ou des causes physiques de la civilisation des uns et de la barbarie des autres.

Il n’est aucune partie du globe qui ait éprouvé, dans un espace de temps aussi court, des révolutions aussi grandes que celles dont le continent américain a été le théâtre. Dans un très petit nombre de siècles, l’ancienne population a été en grande partie détruite ou asservie ; des peuples d’origine, de mœurs et de religions différentes s’y sont établis, et ont changé les mœurs et la religion de la plupart des anciens habitants, et jusqu’à la surface d’une grande partie du sol. Les végétaux et les animaux qui existaient dans les autres parties du monde, y ont été naturalisés, et s’y sont multipliés d’une manière prodigieuse. La température même de l’atmosphère a changé. Cette dernière révolution a été si rapide et si considérable que la vie d’un homme a suffi pour en marquer les progrès, et que les naturalistes n’ont pas pu croire qu’un effet aussi grand ait pu être produit par les modifications que l’industrie humaine avait fait subir au sol [411]. Ces révolutions et l’incertitude qui règne sur l’état auquel étaient parvenus les peuples américains au moment où leur pays fut envahi par les peuples d’Europe, rendent fort difficile l’observation des causes de la civilisation de quelques-uns et de la barbarie du plus grand nombre. Aussi me bornerai-je à exposer celles de ces causes qui ont été les plus influentes, sans contester la puissance de causes secondaires qui peuvent nous être inconnues.

On a beaucoup discuté sur la question de savoir de quelle manière l’Amérique avait été peuplée. La solution de cette question est étrangère à l’objet que je me propose. Que les Américains soient originaires du sol américain, ou qu’ils soient venus du nord de l’Asie ou du nord de l’Europe, peu importe ; il nous suffit de savoir que, dans leur migration vraie ou supposée, ils n’ont porté sur le nouveau continent rien qui appartient à l’ancien, et qu’au moment où les Espagnols sont arrivés parmi eux pour la première fois, ils n’ont trouvé ni dans leurs langues, ni dans leurs arts, ni dans leurs mœurs, rien qui annonçât une communication ancienne ou nouvelle avec aucun autre peuple du globe [412].

[III-298]

Ces peuples ne possédaient ni les animaux que les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Europe ont réduits à l’état de domesticité, ni la plupart des végétaux dont ces peuples font la base de leur subsistance. Ils ne possédaient pas même les animaux les plus communs chez les peuples de l’océan Pacifique. Ils n’avaient donc, comme les indigènes de la Nouvelle-Hollande, de communications qu’entre eux, et ils étaient réduits, comme ceux-ci, aux ressources de leur propre sol. Ils pouvaient multiplier ou perfectionner les produits que leur pays natal leur présentait ; mais, sur tous les points, il ne leur offrait pas les mêmes facilités.

Le climat de l’Amérique, à égalité de latitude et d’élévation, est beaucoup plus rigoureux que celui des autres continents. On a vu précédemment que la différence avait été évaluée de quinze à dix-huit degrés du thermomètre de Réaumur ; le quarante-cinquième degré de latitude nord répond ainsi au soixantième en Europe. Dans le dix-septième siècle, les lacs et les petites rivières du Canada commençaient à geler au mois d’octobre, sous le quarante-septième degré de latitude, et la terre était couverte de trois ou quatre pieds de neige jusqu’au mois d’avril [413]. À la fin du dernier siècle, le climat était déjà beaucoup adouci : cependant, sous le soixantième, la terre ne dégelait jamais assez pour qu’il fût possible d’ensevelir les morts ; sous le soixante-neuvième degré, elle ne dégelait, dans le mois de juillet, qui est l’époque des plus grandes chaleurs, que de quatre ou cinq pouces [414]. La durée de l’hiver était donc ici plus longue que dans le Kamtchatka, où elle est cependant de huit ou neuf mois, puisque dans ce dernier pays on peut cultiver au moins quelques légumes et quelques céréales, ce qui n’est pas possible sur une terre éternellement glacée. Le climat d’Amérique n’est pas seulement plus rigoureux que celui de l’ancien continent ; il est aussi plus variable [415].

[III-3]

Depuis le quarante-septième degré jusqu’à l’embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, près du soixante-dixième, les productions sont analogues à la rigueur de la température qu’on y éprouve ; ce sont des sapins, des peupliers, des bouleaux, des saules, des spruces, des larix et des pâturages. Les espèces diminuent à mesure qu’on avance vers le pôle ; celles même qui peuvent résister à la rigueur du froid diminuent de force. Lorsqu’on arrive sous le soixante-neuvième, on ne voit plus qu’un petit nombre de saules rabougris, situés sur les bords des fleuves ; les plus grands ne s’élèvent pas au-dessus de trois pieds [416]. Les habitants de cette partie de l’Amérique ne pouvaient donc pas multiplier les productions végétales propres à la subsistance de l’homme, qui croissaient dans les autres parties moins froides de ce continent.

Cet immense pays est couvert de forêts, de pâturages, de lacs, de rivières, de marais, et peuplé d’animaux sauvages ; mais toutes les eaux qui coulent à l’est des montagnes pierreuses, ou au nord du lac supérieur, se dirigent vers une mer de glace inaccessible aux navigateurs, ou dans la baie d’Hudson, espèce de mer intérieure dont on ne peut sortir qu’avec difficulté, et en s’élevant jusqu’au soixante-troisième degré de latitude boréale [417]. Ainsi, en même temps que les indigènes étaient privés de productions végétales par la nature de leur sol et par la rigueur du climat, ils étaient sans communication avec des peuples placés dans une situation plus heureuse. Il fallait qu’ils tirassent leur subsistance de la pêche et de la chasse, et, s’il était en leur puissance de perfectionner l’art de prendre le gibier ou le poisson, il n’était pas du moins en leur pouvoir d’accroître la quantité qui en existait dans leur pays. Ces peuples étaient les moins civilisés de ceux qui occupaient la partie orientale de l’Amérique du nord, et cela devait être, puisqu’ils étaient ceux à qui il était le plus difficile de faire des progrès [418].

[III-302]

Les peuples situés à l’autre extrémité de l’Amérique septentrionale, les Mexicains et ceux qui habitaient à l’embouchure des rivières qui se déchargent dans le golfe du Mexique, étaient les plus civilisés de cette partie du continent américain. C’est chez eux que les produits de l’agriculture étaient les plus variés, et que le sol était le mieux cultivé ; mais aussi nulle part on ne trouvait un sol plus fertile, nulle part on ne jouissait d’une température plus douce, nulle part les communications des peuplades entre elles n’étaient ni plus nombreuses ni plus faciles [419]. Le maïs, qui faisait la base de la subsistance de ces peuples, était cultivé avec soin, et la culture s’en était répandue jusque dans le Canada ; mais il existait de plus sur leur sol, des fruits et d’autres plantes alimentaires qui n’avaient pu se propager dans le nord, par la raison qu’elles ne pouvaient croître que sous un climat chaud ou tempéré [420].

[III-303]

Dans l’Amérique méridionale, le peuple le plus avancé était celui du Pérou. Les indigènes du Paraguay, et une partie de ceux du Brésil, avaient fait aussi des progrès considérables, puisque chez eux la terre était déjà divisée en propriétés particulières. Mais les indigènes des bords et des bouches de l’Orénoque, ceux de la Guyane, ceux des bords du fleuve de l’Amazone, et ceux qui habitent au sud de Buenos-Aires, étaient encore dans l’état sauvage ; tous tiraient leurs principaux moyens d’existence de la pêche ou de la chasse. Ce sont là des phénomènes qui sont contraires, en apparence, à ceux que nous avons observés dans les autres parties du globe ; c’est sous des climats tempérés ou froids, sur les lieux élevés, sur les plateaux des montagnes, que nous trouvons des peuples marchant vers la civilisation ; et c’est sous un ciel brûlant, dans les lieux bas, à l’embouchure et sur les bords des grands fleuves, ou sur les rivages des mers, que nous trouvons des peuples barbares. Plusieurs causes physiques expliquent ces phénomènes.

Entre les tropiques, la saison des pluies commence avec le mois d’avril et ne finit que vers le mois d’août ; la quantité d’eau qui tombe alors est immense, et lorsqu’elle est reçue dans des bassins aussi vastes que ceux de l’Orénoque et de l’Amazone, elle couvre, pendant près de la moitié de l’année, les vallées les plus basses. Dans cette partie de l’Amérique, qui s’étend depuis le dixième degré de latitude septentrionale jusque vers le treizième de latitude méridionale, aussitôt que les pluies commencent, les moindres ravins se transforment en torrents, les rivières sortent de leurs limites et se répandent au loin ; les fleuves se débordent et ressemblent à des bras de mer : l’élévation à laquelle les eaux parviennent est telle, que les arbres les plus élevés, même lorsqu’ils sont très éloignés des rivages, ne laissent voir que leurs cimes, et servent de guides aux bateliers. L’Orénoque, sur une ligne de près des deux cents lieues, se répand sur l’une et l’autre rive à une distance de vingt ou trente lieues ; et cependant il s’élève aujourd’hui à une hauteur moindre que celle où il s’élevait jadis, puisque les marques d’inondation, qui restent sur les rochers, se trouvent à cent trente pieds au-dessus des plus hautes eaux actuelles [421].

[III-305]

« Cette rivière de l’Orénoque, qui nous paraît si imposante et si majestueuse, dit M. de Humboldt, ne serait donc qu’un faible reste de ces immenses courants d’eau douce qui, gonflés par des neiges alpines ou par des pluies plus abondantes, partout ombragés d’épaisses forêts, dépourvus de ces plages qui favorisent l’évaporation, traversaient jadis le pays à l’est des Andes, comme des bras de mers intérieures ? Quel doit donc avoir été l’état de ces basses contrées de la Guyane, qui éprouvent aujourd’hui les effets des inondations annuelles ? Quel nombre prodigieux de crocodiles, de lamentins et de boas doivent avoir habité ces vastes terrains convertis tour à tour en mares d’eaux stagnantes ou en plaines arides et crevassées.

« Le monde paisible que nous habitons, a succédé à un monde tumultueux. Des ossements de mastodontes et de véritables éléphants américains se trouvent dispersés sur les plateaux des Andes. Le mégathère habitait les plaines de l’Uruguay. En fouillant plus profondément la terre, dans les hautes vallées qui ne peuvent nourrir aujourd’hui des palmiers ou des fougères en arbres, on découvre des couches de houille enchâssant les débris gigantesques de plantes monocotylédones. Il fut donc une époque reculée où les classes de végétaux étaient autrement distribuées, où les animaux étaient plus grands, les rivières plus larges et plus profondes [422]. »

Mais, quoique le volume des eaux qui, dans la saison des pluies, coulent à l’est des Andes soit moins considérable qu’il ne l’a été jadis, il est encore assez grand pour expliquer comment les peuples qui vivent sur les bords ou à l’embouchure des rivières, n’ont pas fait dans l’agriculture et dans les autres arts de la vie civile, les mêmes progrès que les peuples de même espèce qui habitaient sur un sol moins sujet à ces grandes révolutions. Au moment où les pluies commencent, le débordement des eaux est si rapide et s’étend à une si grande distance, que les chevaux qui n’ont pas eu le temps d’atteindre les plateaux ou parties bombées des llanos, périssent par centaines. On voit alors les juments, suivies de leurs poulains, nager une partie de la journée pour se nourrir d’herbes dont les pointes seules se balancent au-dessus des eaux ; et, tandis que ces animaux vont ainsi chercher quelques brins d’herbes sur la surface des eaux, ils sont poursuivis par les crocodiles ; il n’est pas rare d’en rencontrer qui portent sur eux l’empreinte des dents de ces reptiles carnassiers [423].

Lorsque les pluies cessent et que les grandes chaleurs arrivent, les terres basses et couvertes d’arbres comme étaient celles de la Guyane à l’arrivée des Européens, ne présentent que des marais dangereux, et se couvrent d’insectes et de reptiles. Les débris de végétaux qui y tombent et la chaleur excessive du climat, forment sur la surface une croûte qui est quelquefois assez forte pour supporter les voyageurs ou les chasseurs ; mais, si elle s’entr’ouvre sous leurs pas, ils sont engloutis dans un abîme [424]. Sur toutes les côtes qui se prolongent des bouches de l’Orénoque jusqu’à l’embouchure de l’Amazone, on ne rencontre sur une ligne de quatre cents lieues qu’un rideau de palétuviers, alternativement détruit et renouvelé par la vase et par le sable. Derrière ce rideau, ce sont des savanes noyées par les eaux pluviales qui n’ont point d’écoulement ; et ces savanes se prolongent toujours latéralement au rivage, dans une profondeur plus ou moins considérable, suivant l’éloignement ou le rapprochement des montagnes [425]. Les terres plus élevées qui laissent aux eaux un écoulement libre, et où il n’existe point d’arbres capables d’intercepter les rayons du soleil, présentent un aspect différent ; c’est une steppe immense qui s’étend depuis la chaîne entière des montagnes de Caracas jusqu’aux forêts de la Guyane, et depuis les monts de Mérida, où des sources sulfureuses et bouillantes sortent de dessous des neiges éternelles, jusqu’au grand delta que l’Orénoque forme à son embouchure ; elle se prolonge au sud-ouest comme un bras de mer au-delà des rives du Méta [426]. Ici, l’herbe se réduit en poudre ; le sol se crevasse, comme s’il avait été ébranlé par des tremblements ; le crocodile et les grands serpents restent ensevelis dans la fange desséchée, jusqu’à ce que les premières ondées du printemps les réveillent d’un long assoupissement [427]. La terre est alors si aride, que les mulets rongent jusqu’au mélocactus hérissé d’épines, pour en boire le suc rafraîchissant, et pour y puiser comme à une source végétale [428].

Les mêmes causes qui rendent, dans cette partie de l’Amérique, la culture des terres si difficile, et nous pouvons même dire impossible à des peuples qui n’ont fait aucun progrès dans les autres arts, leur rendent la pêche plus aisée. À mesure que les fleuves et les rivières rentrent dans leurs limites, ils laissent dans les lieux enfoncés une quantité considérable de poissons. Les eaux de ces bassins naturels diminuent peu à peu par l’évaporation, et la pêche devient de plus en plus facile. Lorsque le terrain est complètement à sec, la quantité de poisson qui reste sur la surface est quelquefois si considérable qu’elle suffit pour infecter l’air [429]. La pêche, dans les fleuves, est d’ailleurs si facile, et les produits en sont si abondants, qu’il ne peut venir à la pensée des indigènes de s’adonner à un autre genre d’industrie [430].

Les lacs situés dans la partie la plus élevée du Pérou ne renferment de poisson d’aucune espèce ; et comme, à cette élévation, la terre n’est pas susceptible de culture, le pays est inhabité. Les poissons qu’on trouve dans les rivières les plus hautes ne sont que de deux espèces ; ceux qui appartiennent à l’une n’ont qu’un pouce et demi de longueur ; ceux qui appartiennent à l’autre n’ont pas plus d’un tiers de vara : les eaux de Quito sont encore moins poissonneuses [431]. Les peuples de ces montagnes ne pouvaient donc pas tirer leurs subsistances des rivières, comme ceux des bords de l’Amazone ou de l’Orénoque ; mais aussi, ils étaient à l’abri de ces inondations longues et périodiques, qui couvrent pendant près de six mois les terres les plus basses, et par conséquent la culture de la terre ne leur présentait pas les mêmes obstacles.

Une partie considérable de l’Amérique méridionale ne produit que du gazon dans la saison des pluies, et elle est presque entièrement stérile dans les temps de sécheresse. Depuis la rivière de la Plata jusqu’au détroit de Magellan, sur une étendue d’environ dix-huit degrés de latitude, la terre est si dépourvue d’arbres qu’à peine il est possible d’y rencontrer un buisson. Les plaines de Calaboze, qui ne sont également couvertes que de gazon, se prolongent, suivant quelques-uns, jusqu’aux steppes ou pampas de Buenos-Aires, dans une longueur de huit cents lieues. Cette immense étendue du continent américain est peu susceptible de culture, soit parce que le sol n’est couvert que de quelques pouces de terre végétale, soit parce qu’il est couvert de sel, comme le centre de l’Asie et de l’Afrique. Tout ce pays était désert à l’arrivée des Européens ; mais depuis que les animaux domestiques qu’ils y apportèrent s’y sont multipliés, les indigènes ont adopté le genre de vie et les mœurs des Tatars. Leur physionomie sociale a été ainsi déterminée, d’une manière peut-être irrévocable, par la nature de leur sol et des animaux qui y ont été introduits [432].

Les habitants de la terre de Feu, qui, de tous les peuples d’espèce cuivrée, sont incontestablement les plus mal constitués et les plus stupides, sont aussi les peuples les plus isolés et ceux à qui le sol offre le moins de ressources. Séparés de l’extrémité australe de l’Amérique par le détroit de Magellan, ne pouvant tirer d’ailleurs aucun secours de cette partie du continent, qui n’est qu’un désert parcouru par quelques peuplades de chasseurs, ils ne peuvent sortir de leur île, puisqu’elle est située sous une latitude trop élevée pour produire des arbres propres à la navigation. Dans la saison la moins rigoureuse, et lorsque le soleil demeure dix-huit heures sur l’horizon, le froid y est tel que le pays se couvre de neige, et qu’il peut même tuer en peu de temps des hommes qui n’y sont point accoutumés. Cette terre est située sous un climat beaucoup plus froid que celui de Norvège ou de la Laponie, quoique placée sous une latitude moins élevée [433]. Elle ne produit donc ni fruits, ni légumes propres à la subsistance de l’homme ; et quand même les indigènes parviendraient à s’en procurer des graines, ils ne sauraient les y multiplier. Les seuls animaux terrestres qu’on y ait aperçus, sont des faucons, des aigles, des vautours, des grives et quelques petits oiseaux. Le poisson même y est extrêmement rare, et celui qu’on y prend n’est pas bon à manger ; les coquillages et les moules s’y trouvent en abondance, et semblent être les seuls objets dont il soit possible de se nourrir [434]. Les habitants sont donc condamnés par leur position à être barbares, aussi longtemps qu’ils resteront isolés, et qu’ils seront dans l’impuissance de rien ajouter aux moyens d’existence qui leur sont offerts par leur sol ou par les eaux de la mer.

Il est facile de voir maintenant comment la nature et la configuration du sol, la température de l’atmosphère, le volume et la direction des eaux, ont déterminé les mœurs des peuples placés à l’est de la chaîne des montagnes qui courent du nord au sud de l’Amérique. Ceux qui habitent à l’extrémité boréale de ce continent, sont restés chasseurs et pêcheurs, parce que leur sol, peu susceptible de produire des substances alimentaires propres à l’homme, abondait en gibier, et que leurs lacs et leurs rivières abondaient en poisson. Ceux qui vivaient sous une latitude moins élevée, étaient devenus agriculteurs sans renoncer à la chasse ni à la pêche, parce que le maïs que leur sol était susceptible de produire, et qu’ils possédaient, pouvait se conserver longtemps ; que les lacs, les rivières et les forêts dont ils étaient environnés, leur présentaient encore de nombreuses ressources, et que la rigueur et la longueur des hivers ne leur permettaient pas d’autres occupations que la chasse et la pêche, pendant une grande partie de l’année. Ceux qui vivaient sur les bords ou à l’embouchure des fleuves de l’Amérique méridionale, étaient restés errants ou avaient établi leurs demeures sur le sommet des arbres, parce que le terrain tourbeux sur lequel ils étaient placés, était alternativement couvert par le débordement des eaux, ou desséché par les ardeurs du soleil, et que la pêche et la chasse leur offraient des ressources plus faciles que la culture du sol. Enfin, ceux qui vivaient sur les bords du golfe ou sur les plateaux du Mexique, ou dans le Pérou, s’étaient adonnés presque exclusivement à l’agriculture, parce que leur sol pouvait produire diverses espèces de végétaux propres à leur servir d’aliments ; qu’il pouvait être travaillé pendant une grande partie de l’année ; qu’il n’était pas sujet aux inondations ; que les rigueurs de l’hiver y étaient peu à craindre, et que la pêche et la chasse n’y présentaient que de faibles moyens d’existence [435].

Les peuples placés à l’ouest des mêmes montagnes ont été soumis à des influences locales non moins puissantes ; il serait facile de faire voir qu’ils ont été plus ou moins avancés selon que le sol sur lequel ils se sont trouvés a été plus ou moins arrosé, qu’il a été plus ou moins riche en terre végétale, qu’il a joui d’une température plus ou moins variable ; selon que la pêche ou la chasse ont été plus ou moins productives ; selon que les communications ont été plus ou moins faciles ; mais cette exposition nous conduirait trop loin et ne ferait que confirmer les observations que j’ai déjà faites [436].

 


 

[III-315]

CHAPITRE IV.

De l’influence exercée sur les peuples d’espèce malaie du grand Océan, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés. — Des causes physiques de civilisation et de barbarie.

Parmi les peuples d’espèce malaie que nous avons observés, il n’en est point de plus barbares que ceux de la Nouvelle-Zélande ; mais aussi nous n’en avons point trouvé qui fussent placés sous un climat aussi froid, et qui fussent plus isolés de tous les autres peuples. La Nouvelle-Zélande, du côté du sud, de l’est et de l’ouest, est aussi isolée que la terre de Feu et que la terre de Van-Diemen ; mais elle l’est moins du côté du nord. Si elle est trop éloignée des nombreux archipels qui sont situés entre les tropiques, pour communiquer aisément avec eux par la navigation, les courants des mers ont pu du moins porter sur son sol les productions végétales dont jouissent toutes les autres îles occupées par les peuples de même espèce. Aussi les voyageurs qui l’ont visitée ont-ils trouvé que la culture y avait déjà fait des progrès, et qu’elle produisait les mêmes végétaux que les îles plus rapprochées de l’équateur, à l’exception de celles qui ne peuvent croître qu’entre les tropiques. Cependant, soit, comme il est probable, qu’elle ait été peuplée plus tard que les îles plus rapprochées de l’équateur, soit que la distance à laquelle elle se trouve des autres, n’ait pas permis aux habitants de s’approprier leurs procédés, soit qu’une température moins douce ait été un obstacle au développement des moyens d’existence, et par conséquent de la population, la civilisation y est plus reculée qu’elle ne l’est dans les îles moins isolées, qui sont occupées par des hommes de même espèce. Dans la partie de la Nouvelle-Zélande la plus rapprochée des tropiques, on trouve des terres bien cultivées ; mais les parties situées vers le pôle austral sont couvertes de forêts impénétrables ; et, quoique les espèces d’arbres y soient variées, il n’en est aucune qui produise des substances alimentaires [437].

L’île de Pâques et les îles Sandwich, qui, après la Nouvelle-Hollande, renferment les populations les moins avancées de l’espèce malaie, sont aussi les plus éloignées des archipels des tropiques. Les indigènes y cultivent cependant une partie de tous les végétaux utiles que leur sol produit, et ils élèvent les mêmes animaux que les habitants des autres îles. Les îles du grand Océan, lorsque les navigateurs européens les ont visitées pour la première fois, étaient déjà toutes habitées. Cook dit n’en avoir rencontré qu’une seule qui fût déserte, et elle était tellement inabordable qu’elle n’était propre qu’à servir de refuge aux oiseaux. Il n’est donc pas possible de savoir dans quel ordre ces îles se sont peuplées, quel était le développement intellectuel des premiers hommes qui y abordèrent, quelles étaient les productions que le sol produisait naturellement, et quelles furent celles qui y furent importées. Mais, si l’on considère que, dans toutes, les habitants parlent la même langue, cultivent les mêmes végétaux et élèvent les mêmes animaux, on ne pourra s’empêcher de croire qu’au moment de leur dispersion sur l’océan, ils étaient à peu près aussi avancés qu’ils l’étaient au temps où ils furent découverts par les Européens.

Ces peuples entreprennent sur de simples bateaux des voyages fort éloignés ; et comme ils amènent souvent leurs femmes et leurs enfants avec eux, il est probable que quelques-uns se sont établis dans des îles qu’ils ont trouvées inhabitées, et que d’autres ont été portés par les courants ou jetés par les vents dans des îles désertes. Les événements de ce dernier genre n’ont pas dû être rares, puisque les navigateurs ont rencontré, dans les mers ou dans les îles, des hommes qui avaient été ainsi éloignés de leur pays, et qui n’avaient plus le moyen d’y revenir [438]. Ceux qui étaient rapprochés les uns des autres ont dû acquérir en peu de temps les végétaux et les animaux que possédaient leurs voisins ; ils ont pu se les procurer par des échanges, ou même par des guerres ; il leur a été également plus facile d’observer la manière dont on pouvait les multiplier ; les vents ou les courants pouvaient d’ailleurs pousser plus souvent vers leurs côtes les végétaux que la mer avait enlevés sur d’autres terres. Mais les îles isolées ou placées à une grande distance des archipels situés au sud de l’équateur, comme les îles Sandwich, l’île de Pâques et la Nouvelle-Zélande, ont dû être peuplées beaucoup plus tard, et il a dû s’écouler un temps considérable avant que les vents ou les courants portassent sur leurs rivages les végétaux qui pouvaient y prospérer.

Les espèces de végétaux qui fournissent des aliments à l’homme, et qui peuvent être arrosées, soit avec de l’eau douce, soit avec de l’eau de mer, sont peu nombreuses. M. de Humboldt n’en compte que cinq : le cocotier, la canne à sucre, le bananier, le mammei et l’avocater [439]. Cette faculté qu’ont ces plantes de croître au moyen de l’eau de mer, en favorise la migration de deux manières ; d’abord, parce que celles qui sont entraînées par les courants se multiplient naturellement sur les rivages où elles sont portées, et en second lieu parce que l’homme peut les cultiver sur des terres où il n’existe pas assez d’eau douce pour arroser les champs. En même temps que ces plantes peuvent être arrosées avec de l’eau de mer, elles ont besoin, pour se développer, d’une température douce et toujours égale ; de sorte que, si la tendance des vents et des courants est de les étendre sur les points les plus éloignés, la tendance de la température de l’atmosphère est d’en restreindre la multiplication entre les tropiques ou dans les lieux qui en sont à une petite distance. Or, le cocotier et la canne à sucre sont précisément les plantes qui sont les plus multipliées dans les archipels du grand Océan, situés entre l’équateur et le tropique du capricorne. Ainsi, les mêmes forces qui ont porté des hommes sur ces terres, y ont porté des plantes propres à les nourrir. L’artocarpus, ou arbre à pain, qui est chargé de fruits pendant huit mois de l’année, et dont trois pieds suffisent pour fournir des aliments à un individu adulte [440], est également cultivé dans ces îles ; mais il ne peut se multiplier et produire des fruits que dans la zone torride. Il a donc existé, pour les insulaires des tropiques, des causes de développement qui n’existent pas pour les indigènes de la Nouvelle-Zélande, et il en a existé pour ceux-ci qui ont été étrangères aux habitants de la terre de Feu.

La position insulaire des Malais a contribué à diriger leurs efforts vers la culture des plantes qu’ils ont trouvées sur leur sol, ou que les courants y ont apportées. Aucun des animaux qui peuplent les forêts de l’Asie et de l’Amérique ne pouvait passer et se multiplier sur leurs îles ; et si, par quelque circonstance qu’il est impossible de connaître, il s’y en était trouvé quelques-uns, ils auraient été promptement détruits. Aucune des îles peuplées par les hommes de cette espèce, à l’exception de la Nouvelle-Zélande, ne présente, en effet, une surface assez étendue pour offrir un refuge à des animaux contre les poursuites d’un peuple chasseur. Il n’était donc pas possible que la chasse présentât à ces peuples des moyens d’existence suffisants pour qu’ils en fissent leur unique occupation [441]. Ils ne pouvaient pas non plus s’adonner à la vie pastorale, puisque leur pays n’était point propre au pâturage, et qu’ils ne possédaient aucun animal qui pût vivre par ce moyen. D’un autre côté, les îles n’ont pas assez d’étendue pour que chacune d’elles pût renfermer plusieurs peuplades ennemies ; et tant que la navigation n’avait fait que peu de progrès, nul n’avait à craindre de voir ravager ses champs par des étrangers. Enfin, la végétation étant continuelle et rapide, rien n’était plus facile que d’en observer les progrès, et de discerner les plantes qu’il était utile de multiplier ou de détruire.

Il existe cependant, au milieu des archipels des tropiques, quelques peuplades qui sont très peu avancées ; mais deux circonstances peuvent, en grande partie, rendre raison du peu de progrès qu’elles ont fait. En premier lieu, elles appartiennent à une espèce différente des Malais ; et chez des peuples qui sont peu civilisés, la différence d’espèce est une cause d’antipathie si puissante, que la proximité, loin d’être favorable à leurs progrès, n’est propre qu’à les retarder. En second lieu, les terres occupées par ces peuplades sont celles qui ont le moins d’eau douce, et qui sont les plus stériles. C’est probablement à cette dernière circonstance qu’elles doivent de n’avoir point été envahies par des peuples d’espèce malaie.

 


 

[III-322]

CHAPITRE V.

De l’influence exercée sur quelques-uns des peuples d’Europe, par les circonstances locales au milieu desquelles ils ont été placés. — Des rapports qui existent entre ces circonstances et le genre de progrès qu’ils ont faits.

S’il fallait déterminer l’influence qu’ont exercée, sur tous les peuples de l’Europe, les diverses circonstances locales au milieu desquelles chacun d’eux a été placé, il serait nécessaire d’écrire un ouvrage en plusieurs volumes, et encore serait-on obligé de le laisser incomplet. Je me bornerai donc à indiquer les principales ; cette indication suffira à l’objet que je me propose. Chacun pourra d’ailleurs suppléer aisément à ce que j’aurai omis sur quelques peuples, en examinant la marche que d’autres ont suivie dans leurs progrès.

Les peuples de l’Europe ont fait dans la civilisation des progrès immenses depuis quelques siècles ; dans tous les États entre lesquels cette partie du monde se divise, les produits de l’agriculture et des manufactures sont plus variés, plus considérables, plus propres à satisfaire nos besoins qu’ils ne l’étaient à la fin de la république romaine ; mais la température de l’atmosphère a éprouvé une révolution non moins heureuse ; elle est aujourd’hui beaucoup plus douce qu’elle ne l’était à l'époque où les Romains commencèrent à porter leurs conquêtes au-delà de l’Italie. Au temps où Horace et Juvénal écrivaient, le Tibre se couvrait annuellement de glaces, et c’est un phénomène qu’on ne voit plus ; le bosphore de Thrace nous est représenté par Ovide, sous des traits qu’il n’est plus possible de reconnaître ; la Dacie, la Pannonie, la Crimée, la Macédoine même nous sont décrites comme des pays de frimas égaux à Moscou, et ces pays nourrissent maintenant des oliviers et produisent d’excellents vins ; enfin, notre Gaule, du temps de César et de Julien, voyait, chaque hiver, tous ses fleuves glacés de manière à servir de ponts et de chemins pendant plusieurs mois, et ces cas sont devenus rares et de courte durée. Cette révolution dans la température de l’atmosphère, est incontestablement une des causes qui ont le plus favorisé la migration de quelques-unes des plantes qui nous sont les plus utiles, et qui ont exercé sur l’agriculture, et sur les arts qu’elle exige ou qu’elle favorise, l’influence la plus heureuse.

Les parties de la terre qui ont été les plus anciennement civilisées, sont la Chine, l’Hindoustan, la Perse, une partie de l’Arabie, l’Égypte et l’Asie Mineure. La civilisation a passé de là dans les parties de l’Europe qui bordent la Méditerranée ; et elle n’est arrivée que beaucoup plus tard, sur les côtes et dans les îles de l’Océan. Lorsque les armées romaines envahirent l’île de la Grande-Bretagne, elles en trouvèrent les habitants nus et tatoués comme les sauvages de la mer du Sud [442]. Or, il suffit de la simple inspection de la sphère terrestre, pour être convaincu qu’avant la découverte d’un passage au cap de Bonne-Espérance, aucune partie du monde n’était mieux située que les îles de la Grèce et que les côtes qui bordent la Méditerranée, pour s’enrichir des productions et des découvertes des peuples de l’Égypte, et du sud de l’Asie. On peut suivre, en Europe, la marche des connaissances humaines, en partant de l’Égypte et en se dirigeant vers les îles et les côtes d’Europe qui en sont les plus rapprochées, vers celles qui sont les mieux arrosées et qui jouissent du climat le plus doux, si l’on a égard surtout au changement qu’a éprouvé la température de l’atmosphère, depuis la décadence de l’empire romain [443].

Les progrès que les sciences ont fait faire à la navigation, ont, il est vrai, fait subir au commerce une grande révolution ; les peuples qui, avant la découverte d’un passage au cap de Bonne-Espérance, se trouvaient les plus éloignés des contrées les plus civilisées et les plus riches de la terre, et qui ne pouvaient avoir avec elles aucune communication directe, comme quelques-uns des peuples du nord de l’Allemagne et ceux des îles Britanniques, ont eu des communications plus faciles peut-être que les peuples de l’Égypte, de la Grèce et de l’Italie ; mais ces communications n’ont commencé à exister que lorsque ces derniers peuples ont eu fait d’immenses progrès. Ce ne sont ni des Hollandais, ni des Anglais, ni même des Français qui ont ouvert à tous les autres peuples de l’Europe des communications faciles avec la plupart des nations du globe ; ce sont des Italiens, des Espagnols, des Portugais. Ceux-ci n’auraient probablement pas fait de longtemps ces grandes découvertes, si les Égyptiens n’avaient pas transmis aux Grecs, et, par ceux-ci, aux peuples d’Italie, leurs connaissances et celles des peuples civilisés de l’Asie.

Il serait fort difficile, peut-être même est-il impossible d’exposer, d’une manière spéciale, comment et dans quel ordre les végétaux, les animaux, les procédés et les découvertes utiles aux hommes, se sont répandus dans les diverses parties de l’Europe ; mais, si nous ne possédons pas les connaissances nécessaires pour marquer chacun des progrès de la civilisation européenne, nous pouvons indiquer du moins quelques phénomènes généraux propres à faire concevoir comment elle s’est répandue, et quelles sont les causes qui y ont mis obstacle ou qui l’ont favorisée.

En Europe comme en Asie, il est des pays qui ne sont susceptibles de produire aucun genre de végétaux propres à la subsistance de l’homme, telles sont les terres de l’extrémité boréale de l’empire russe. Dans ces contrées, il n’y a pas de progrès possible pour l’agriculture ; cet art ne peut même pas y exister, ni par conséquent aucun de ceux qui en dépendent. Il y a d’autres parties de l’Europe qui sont susceptibles de produire presque tous les genres de végétaux propres à nous servir de subsistances ; telles sont les terres qui sont baignées par la Méditerranée. Mais, entre un pays qui ne produit rien, et celui où presque toutes les productions de la terre peuvent croître, il y a un grand nombre d’intermédiaires ; on ne passe pas immédiatement de l’un à l’autre. On conçoit donc que les connaissances relatives à l’agriculture, et aux arts nombreux qui s’y rattachent, s’étendent à mesure qu’on passe d’un terrain qui n’est pas susceptible d’être cultivé, comme la Laponie, sur un terrain sur lequel peuvent croître les productions les plus variées et les plus utiles.

Ce progrès peut avoir lieu de deux manières : par le passage d’un sol stérile sur un sol qui ne l’est point ; ou bien par une révolution dans la température de l’atmosphère, qui rende le sol susceptible de produire des plantes qui en étaient exclues par la rigueur du climat. Si la France, par exemple, au temps où elle fut conquise par les Romains, était un pays aussi froid que le Canada, on ne pouvait y cultiver ni la vigne, ni l’olivier, ni le mûrier, ni beaucoup d’autres plantes utiles qu’on y cultive aujourd’hui. Il fallait, pour que la migration de ces plantes eût lieu, que le climat devînt assez doux pour qu’elles pussent s’y multiplier. Il fallait, de plus, qu’elles existassent dans un pays avec lequel on eût des communications faciles, et qu’on eût le moyen de s’instruire dans l’art de les propager, et dans l’art souvent plus difficile d’en employer les produits. L’absence d’une seule de ces circonstances suffisait pour que la population restât stationnaire pendant des siècles ; mais aussi la simple transportation d’une plante comme la vigne, d’un insecte comme le ver à soie, d’un animal comme le bœuf, ou d’un simple procédé agricole, était suffisante pour changer le sort d’une grande partie de la population.

Les peuples les premiers civilisés en Europe ont donc été ceux qui ont eu les communications les plus aisées et les plus nombreuses, et dont le sol a été susceptible de la meilleure culture. Ceux, au contraire, qui ont été le plus longtemps barbares, sont ceux qui ont eu le moins de communications, ou qui ont habité sur une terre peu propre à une culture variée ; ce sont les habitants de la Russie, de la Pologne, de la Courlande, de la Hongrie. Les Russes, avec un territoire européen qui excède en étendue tous les autres États de l’Europe pris ensemble, n’ont pas plus de points de communication que le royaume des Pays-Bas, et ces communications sont moins libres et moins aisées. Les eaux qui se dirigent du côté de l’est coulent dans la mer Caspienne qui n’a point d’issues, et qui est en grande partie environnée d’un désert. Celles qui se dirigent vers le sud arrivent à l’extrémité de la mer d’Azof ou au fond de la mer Noire, dont les Turcs peuvent arbitrairement fermer l’issue, et qui ne présente, du côté de l’Asie, que des côtes désertes. Les eaux qui coulent au nord, arrivent dans une mer de glace, et ne peuvent servir à la navigation. À l’ouest, les Russes n’ont que deux ports : celui de Saint-Pétersbourg, qui est couvert de glace une grande partie de l’année, et qui ne reçoit aucun fleuve propre à la navigation intérieure, et celui de Riga. Les communications par la mer Noire étaient nulles dans le temps ou les Phéniciens, les Grecs et les Romains avaient porté les produits de leur sol sur toutes les côtes du midi de l’Europe ; puisqu’à la fin de la république romaine, les côtes septentrionales de cette mer étaient considérées comme nous considérons aujourd’hui la Sibérie. On peut faire, sur les communications de la Pologne, de la Hongrie et d’une partie de l’Autriche, des observations analogues à celles que je viens de faire sur la Russie. Ces pays n’étaient pas seulement privés de communications avec toutes les parties civilisées du monde, ils étaient aussi privés, par la nature de leur sol et la température de leur climat, de la faculté de s’approprier la plupart des productions des contrées méridionales.

La révolution qui s’est opérée dans la température de l’atmosphère, et les progrès que la navigation a faits depuis la découverte de la boussole et d’un passage au cap de Bonne-Espérance, ont fait avancer d’un pas rapide, dans la carrière de la civilisation, plusieurs des peuples qui occupent les bassins du Rhin et de l’Elbe ; mais les progrès de ces peuples sont cependant postérieurs de beaucoup à ceux qu’avaient faits les peuples d’Italie ou de France, situés dans des positions également favorables.

La France est un des pays de l’Europe les mieux situés sous le rapport de la température de l’atmosphère et de la facilité des communications : par la Gironde, la Loire et la Seine, elle arrive dans l’Océan, et peut communiquer avec tous les peuples du nord, avec l’Espagne et le Portugal ; par le Rhône, elle peut communiquer avec tous les peuples du sud et de l’est ; intermédiaire entre l’Italie et l’Angleterre, elle peut aisément profiter des avantages de l’une et de l’autre ; en même temps qu’elle est située de manière à avoir des relations de commerce avec toutes les nations, elle jouit, sur un grand nombre de points, d’une température assez douce pour multiplier chez elle toutes les productions qui peuvent croître sous des climats tempérés ; cependant les bassins de ses fleuves ne sont pas assez vastes, ni ses côtes assez bien découpées pour offrir à la navigation intérieure et extérieure les moyens que possèdent d’autres pays : il ne faut pas douter que ce ne soit là un des obstacles qui s’opposent à sa prospérité.

L’Espagne paraît d’abord être un des pays les plus favorablement situés sous le rapport de la facilité des communications et de la température de l’atmosphère ; mais ce n’est là qu’une apparence. Les chaînes de montagnes qui traversent la péninsule, courent toutes de l’est à l’ouest ; les principaux fleuves prennent presque tous la même direction, et suivent des lignes qui ne divergent que de fort peu. Les points auxquels ils se déchargent, ne sont point soumis à la domination espagnole ; la partie inférieure des bassins est soumise au Portugal, ou, pour mieux dire, à l’influence de l’Angleterre. Il résulte de là que les Espagnols ne possèdent que la partie supérieure des grands bassins, et que, par conséquent, ils sont resserrés entre plusieurs montagnes sans qu’il leur soit possible d’arriver à la mer. Il ne faut excepter que les populations de l’est et celle du bassin du Guadalquivir ; car, du côté du nord, il n’y a point de cours d’eau qui communiquent avec l’intérieur. Les peuples qui habitent au centre de la péninsule sont dans une position analogue à celle des peuples qui habitent la partie supérieure du bassin du Nil. Il faut ajouter qu’une grande partie de l’Espagne est très élevée au-dessus du niveau de la mer, et qu’elle se trouve ainsi sous un climat beaucoup plus froid que les peuples qui habitent sur les bords du Rhin.

Les communications entre les individus et entre les nations, soit par le moyen des rivières, des fleuves, des mers, soit par tous autres moyens, ont donc été, sur toutes les parties de la terre, les agents les plus actifs de la civilisation. Si l’on recherche en effet quels ont été les événements qui ont exercé sur le sort des nations l’influence la plus étendue, on trouvera que c’est, ou la découverte de quelque grand moyen de communication, ou la destruction de quelque puissance qui tenait les peuples ou les individus dans l’isolement : ce sont l’astronomie et la boussole qui ont montré aux navigateurs la route qu’ils avaient à suivre pour se rendre, avec certitude, d’un lieu à un autre ; c’est la découverte de l’Amérique qui a porté dans ce nouveau continent toutes les productions et toutes les connaissances de l’ancien, et qui a porté dans l’ancien toutes les productions du nouveau ; c’est la découverte d’un passage aux Indes, par le cap de Bonne-Espérance, qui a fourni aux peuples les plus civilisés de l’Europe une communication sûre et facile avec tous les peuples les plus civilisés de l’Asie, et qui a donné aux uns et aux autres le moyen de faire un échange de leurs connaissances et de leurs richesses ; c’est l’imprimerie qui a donné à chacun le moyen de communiquer à tous ses idées, ses procédés, ses découvertes ; enfin, c’est la réformation qui a brisé, dans une grande partie du monde, les obstacles qui s’opposaient à la libre communication des pensées entre les hommes.

La nature du sol et la température de l’atmosphère ont, sur toutes les productions agricoles, une influence qu’il n’est pas nécessaire de démontrer ; mais, à leur tour, les produits de l’agriculture exercent sur presque tous les arts une influence non moins étendue. Il est évident qu’une nation dont le territoire nourrirait de nombreux troupeaux, ou produirait du coton, du lin, de la soie, aurait, pour se livrer à divers genres d’industrie, des avantages très grands sur celle dont le sol ne serait propre qu’à produire des vignes, toutes choses étant égales d’ailleurs. Mais il n’est pas moins évident qu’une nation qui trouverait dans la nature de son sol et dans le cours de ses eaux, les moyens de transporter et de travailler le coton, la laine, le lin, la soie, avec le moins de frais possible, pourrait donner à certaines branches d’industrie et de commerce un développement que ne saurait leur donner une nation qui ne possèderait pas les mêmes moyens de transport et de fabrication, quand même son sol produirait toutes les matières propres à être fabriquées.

[III-333]

Nous comprendrons mieux l’influence qu’exercent, sur la prospérité d’un peuple et sur les divers genres d’industrie auxquels il se livre, la nature de son sol, le cours de ses eaux et la température de l’atmosphère, si nous sortons des généralités, et si nous prenons un exemple particulier. Je choisirai de préférence l’Angleterre, comme étant, de tous les pays, celui qui, comparativement à l’étendue de son territoire, est, sans aucun doute, le plus industrieux, le plus riche et le plus puissant qui ait jamais existé.

L’Angleterre se distingue aujourd’hui de tous les autres peuples, par quatre caractères particuliers : par le perfectionnement de son agriculture, et surtout par celui des bestiaux ; par le nombre et l’activité de ses manufactures ; par l’étendue de son commerce et la force de sa marine, et par l’égalité avec laquelle la civilisation est répandue dans tout le pays. Il est des écrivains qui, s’imaginant qu’il n’est rien qu’on ne puisse faire avec des livres et des décrets, ne doutent pas que la nation anglaise ne doive ces divers genres de supériorité à la forme de son gouvernement, à la liberté de ses journaux, à ses juges, à son jury et à quelques autres institutions. Sans doute, tout cela y est pour beaucoup ; on ne peut pas contester que des législateurs par droit de naissance, ou choisis en majorité par les favoris du prince, une chancellerie qui ne rend jamais la justice avec précipitation, des sociétés bibliques nombreuses, un clergé puissant et richement payé, ne contribuent grandement à faire prospérer une nation. Cependant, quelque bienfaisantes que soient ces institutions, il est impossible de croire qu’elles suffisent pour engraisser et multiplier les troupeaux, pour fertiliser les terres, pour donner le mouvement à des machines, pour transporter, par la navigation, dans toutes les parties du pays, les richesses qu’il produit ou qu’il obtient par des échanges. Il existe donc d’autres causes de prospérité qu’il faut rechercher.

L’Angleterre, dans le temps des plus grandes chaleurs, n’est jamais échauffée par un soleil assez ardent pour dessécher le sol, et réduire les plantes en poussière, comme cela arrive dans les contrées méridionales de l’Europe. Elle n’éprouve jamais qu’une chaleur fort modérée, et sa position insulaire l’expose à des pluies douces et fréquentes. Si les étés sont moins chauds et moins secs qu’en France, les hivers sont beaucoup plus doux : la terre y reste rarement couverte de neige, et les gelées y sont peu fortes ; on trouve, dans les champs, des plantes que, dans le midi de la France, on ne pourrait conserver que dans des serres [444]. Il résulte de la nature du sol, de la température et de l’humidité de l’atmosphère, que la végétation des plantes les plus propres à la nourriture des bestiaux, n’est presque jamais interrompue, ni par un excès de sécheresse et de chaleur, ni par un excès de froid. Ainsi, en même temps que le sol produit une très grande quantité de fourrages excellents pour nourrir les animaux dans l’intérieur des bâtiments, le temps pendant lequel on est obligé de les renfermer, est beaucoup plus court que dans la plupart des autres pays. Il n’est pas nécessaire de faire voir comment ces diverses circonstances ont contribué à diriger l’industrie vers la multiplication et le perfectionnement des troupeaux, et comment ce perfectionnement et cette multiplication ont fourni à d’autres branches de l’agriculture, des moyens de travail et de production [445]. Il n’est pas nécessaire de faire voir non plus comment certaines branches de l’industrie agricole tendent plus que d’autres à exciter l’industrie manufacturière, soit en lui offrant des substances et des matières premières, soit en lui ouvrant des débouchés [446].

[III-336]

Le sol de l’Angleterre renferme des mines inépuisables de charbon. L’existence de ces mines agit de deux manières sur toutes les branches d’industrie. On n’a nul besoin de consacrer une partie de la surface du sol à la production du bois nécessaire au chauffage. La terre qui, en France et dans d’autres pays, est destinée à la production du bois, est employée en Angleterre à produire des fourrages ou des grains. Dans ce dernier pays, la valeur de la terre est en profondeur, au lieu d’être en superficie comme dans d’autres : les forêts, si je puis m’exprimer ainsi, se trouvent au-dessous du sol. Les mines de charbon ne servent pas seulement au chauffage des familles et à la préparation de leurs aliments, elles donnent, en outre, à la plupart des branches d’industrie une puissance que rien ne saurait remplacer. J’ai cherché à savoir quel serait, en Angleterre, le nombre de chevaux nécessaire pour mettre en mouvement les machines qui sont mues par la force que donne à la vapeur le feu de charbon, et quelle serait la quantité de fourrages nécessaire pour nourrir ces chevaux. Je n’ai pu acquérir à cet égard des informations telles que je les aurais désirées ; mais des Anglais qui connaissent bien leur pays et qui, par profession, s’occupent des objets que j’aurais voulu connaître en détail, m’ont assuré que, quand même un territoire aussi étendu que l’Angleterre et la France serait employé tout entier à produire des fourrages, ils le croiraient insuffisant pour nourrir un si grand nombre de chevaux. Une telle affirmation est sans doute exagérée ; cependant, lorsque l’on considère que les chevaux employés à mettre des machines en mouvement, ne travaillent que six heures sur vingt-quatre ; que, par conséquent, une machine de la force de dix chevaux en exigerait quarante toujours en état de travailler ; que, pour remplacer les vieux et les malades, et pour entretenir la race, il en faudrait un nombre à peu près égal ; enfin, qu’il existe un nombre incalculable de machines, parmi lesquelles il en est plusieurs de la force de quatre cents chevaux, j’ai été convaincu qu’en effet il faudrait convertir en pâturages un immense territoire pour remplacer les mines de charbon. Le sol de l’Angleterre recèle donc dans son sein une force d’industrie qu’aucune nation n’a encore trouvée chez elle ; il a, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la vertu de produire des marchandises fabriquées, comme le sol d’une partie de la France a la vertu de produire des vins, de la soie et des huiles [447].

[III-338]

Le sol de l’Angleterre, en même temps qu’il renferme la matière qui doit donner le mouvement à ses machines, renferme tous les métaux dont elle a besoin pour les fabriquer ; de sorte qu’elle obtient, presque sans déplacement, les matières les plus lourdes et les plus encombrantes qui sont nécessaires à un peuple de fabricants.

Les côtes de l’Angleterre sont découpées de toutes parts de manière à offrir à sa marine des ports nombreux, et à permettre aux navires d’arriver, en quelque sorte, jusqu’au centre de son territoire. La Tamise, qui, par elle-même, n’a qu’un volume d’eau peu considérable, a si peu de pente de Richemont jusqu’à son embouchure, que, par l’effet de la marée, elle remplit l’office de deux grands fleuves qui courraient parallèlement l’un à l’autre, mais en sens contraires. Quand la marée monte, non seulement elle a assez de force pour arrêter les eaux de la Tamise et les gonfler de manière à la rendre navigable pour les plus gros navires, elle en a même assez pour établir un courant capable de porter jusqu’à Londres toutes les marchandises que le commerce du monde a amenées à l’embouchure du fleuve. Lorsque la marée descend, les eaux refoulées dans l’intérieur reprennent leur cours, et portent jusqu’à la mer les marchandises que la navigation intérieure a réunies sur le même point. L’intérieur du pays est coupé par de si nombreuses rivières et tellement disposé, qu’on a trouvé le moyen d’établir des canaux dans presque toutes les directions. Il est résulté de ces diverses circonstances et de l’état insulaire du pays, non seulement que l’industrie manufacturière et le commerce, ont eu des moyens de transport sûrs et peu coûteux, mais encore que l’industrie agricole a pu transporter, à peu de frais, ses produits des lieux où ils abondaient, dans les lieux où ils étaient moins communs, et qu’ainsi, sur toutes les parties du territoire, on a pu faire des progrès à peu près égaux [448].

[III-340]

J’ai négligé quelques-unes des circonstances physiques qui ont contribué à porter la prospérité de l’Angleterre au point où elle est parvenue ; mais celles que j’ai indiquées suffisent pour faire concevoir comment des causes qui existent dans la nature des choses, agissent sur les nations et contribuent à leur développement [449].

Si nous faisons maintenant le résumé des circonstances extérieures ou locales qui contribuent le plus au développement d’un peuple, nous trouverons que la position la plus favorable est celle où la terre, coupée par de nombreux courants d’eau douce, peut produire, dans un espace donné, la plus grande quantité et la plus grande variété de subsistances ; celle où la température de l’atmosphère et la division des saisons suspendent, pendant le moins de temps possible, les travaux de la végétation et ceux de l’industrie humaine ; celle où l’intérieur du sol renferme les richesses les plus considérables et les plus faciles à extraire ; celle où les communications extérieures et intérieures donnent aux échanges la plus grande facilité possible ; celle où les invasions sont le moins à craindre ; celle où la force et la nature des vents entretiennent la salubrité dans l’atmosphère, sans être un obstacle à la culture des terres, ni à la santé des habitants [450].

La position qui est, au contraire, la plus défavorable au développement et à la civilisation d’un peuple, est celle où le sol qu’il habite résiste le plus à la culture ; celle où la terre, privée de courants d’eau douce, est ou brûlée par l’ardeur du soleil, ou rendue stérile par la rigueur du temps ; celle où les travaux de la végétation et ceux de l’industrie éprouvent, par un effet de la température de l’atmosphère et de la division des saisons, les interruptions les plus longues et les plus irrégulières ; celle où le sol ne recèle que des substances minérales de peu de valeur, ou d’une extraction difficile ; celle où la configuration du sol et la position géographique rendent les communications et les échanges difficiles ou impossibles ; celle où la force, la direction ou la nature des vents s’opposent à la culture des terres, ou affectent, d’une manière pénible, les facultés physiques et morales de l’homme.

Il est une circonstance qui exerce sur la civilisation ou sur la barbarie de certains peuples une influence immense : c’est la position dans laquelle ils se trouvent relativement à d’autres peuples. Une nation qui serait placée au milieu d’une multitude de circonstances favorables à son développement, mais qui serait en même temps exposée aux invasions de peuples condamnés, par leur position, à une éternelle barbarie, ne pourrait faire des progrès que difficilement. C’est là un des obstacles les plus puissants qu’ont trouvés à leur avancement les peuples de la Perse, de la Chine, de l’Hindoustan, et, je pourrais dire, de presque toutes les parties du globe. L’action des peuples les uns sur les autres se fait sentir quelquefois à des distances immenses : pour trouver les causes de la barbarie de nations placées près des tropiques ou sur les rivages des mers, il faut aller les chercher près des pôles ou sur les plateaux des montagnes.

En parlant de l’influence qu’exercent sur les nations les circonstances qui les environnent, je suis donc bien loin de prétendre que cette influence ne puisse pas être paralysée, au moins en partie, par des causes plus puissantes. Les hommes ne sont pas soumis seulement à l’action des choses au milieu desquelles ils sont placés ; ils exercent les uns sur les autres une action qui n’est pas moins puissante. Cette action, qu’ils reçoivent et qu’ils impriment alternativement, a pour résultat, tantôt de les faire avancer, tantôt de les rendre stationnaires, tantôt de les faire rétrograder. J’exposerai, dans les chapitres suivants, les causes, la nature et les conséquences de cette action ; on en verra les causes dans la nature de leurs besoins, dans la diversité de leurs habitudes sociales, et dans le plus ou moins de développement de certaines de leurs facultés ; on en verra la nature dans les divers rapports qui existent entre eux, dans leurs systèmes religieux et politiques, et dans d’autres circonstances analogues ; on en verra les effets dans leurs vertus ou dans leurs vices, dans leurs erreurs ou dans leurs lumières, dans leurs richesses ou dans leur pauvreté, dans leur bonheur ou dans leur misère.

 


 

[III-344]

CHAPITRE VI.

Du développement de quelques facultés particulières, chez les peuples des diverses espèces.

J’ai exposé, dans les chapitres précédents, quelles sont les principales causes qui concourent à retenir un peuple dans la barbarie, ou à lui faire faire des progrès ; j’ai fait voir les circonstances diverses sous lesquelles toutes les facultés humaines se développent presque en même temps, et les circonstances sous lesquelles elles ne peuvent se développer que d’une manière imparfaite. Je me propose d’exposer maintenant sous quelles influences ou par quelles causes quelques-unes de ces facultés se développent de préférence à d’autres. J’exposerai ensuite comment ce développement partiel de l’homme, dans certaines positions, détermine l’action que les nations exercent les unes sur les autres, et comment cette action influe sur les mœurs, les lois ou les institutions de la plupart d’entre elles. En faisant cette exposition, je continuerai de considérer les hommes dans leur constitution physique, dans leurs facultés intellectuelles et dans leurs facultés morales.

Le perfectionnement des organes physiques de l’homme peut avoir lieu de deux manières, ainsi qu’on l’a déjà vu : il peut consister dans la bonne constitution de chacune des parties matérielles dont l’individu se compose, ou bien dans la puissance que l’exercice a donnée à chacune de ces parties, de remplir certaines fonctions ou d’exécuter certaines opérations. Ces deux genres de perfectionnement influent plus ou moins l’un sur l’autre ; cependant il n’est pas rare de les voir exister séparément. On voit souvent un homme médiocrement constitué, qui est doué d’une grande habileté, et un homme qui est doué d’une organisation physique excellente, ne savoir faire presque aucun usage de ses membres. La facilité avec laquelle un homme exécute certaines opérations, ne prouve donc pas qu’il ait reçu, en venant au monde, une meilleure constitution que tel autre qui se montre moins habile.

Il serait fort difficile, peut-être même est-il impossible, dans l’état actuel des sciences, de déterminer toutes les causes qui contribuent à donner à l’homme une bonne organisation physique. Parmi celles qui nous sont connues, les principales et les plus immédiates sont des aliments sains et abondants, la satisfaction de nos besoins dans une juste mesure, l’exercice modéré de chacune de nos facultés, la tranquillité d’esprit ou le sentiment de la sécurité, et la modération dans toutes les jouissances. Il faut placer également au nombre des causes qui influent sur le développement de nos facultés physiques, quoiqu’elles n’agissent pas d’une manière immédiate, celles qui exercent quelque influence sur la qualité et sur l’abondance des subsistances, comme sont la nature du sol, la chaleur de l’atmosphère, et d’autres analogues ; celles qui déterminent la direction ou la force de nos passions, et celles surtout qui tendent à développer ou à restreindre nos facultés intellectuelles.

D’autres causes influent d’une manière immédiate sur la constitution physique de l’homme : telles sont les eaux, l’air atmosphérique, et d’autres circonstances locales dont on voit les effets, mais qu’on ne peut cependant pas toujours déterminer d’une manière exacte. En partant, par exemple, de la vallée que parcourt le Rhône avant que de se jeter dans le lac Léman, et en s’élevant dans les Alpes, on observe que la population change à mesure qu’on s’éloigne des terres qu’arrose le fleuve. Les hommes qui vivent dans les lieux élevés sont, en général, plus grands, plus forts et surtout moins sujets à certaines infirmités que ceux qui habitent dans la vallée, quoiqu’ils n’aient ni de meilleurs aliments, ni une manière plus régulière de vivre. Dans les vallées de la Tartarie, analogues à celles des Alpes, on trouve des peuples qui sont atteints des mêmes infirmités qu’une partie des habitants du Valais, quoiqu’ils n’appartiennent pas à la même race [451]. On trouve également au sud et au nord de l’Amérique, même dans les parties les plus fertiles, diverses contrées qui s’opposent au développement physique de l’homme [452]. Enfin, en Égypte, les hommes de race caucasienne ne se propagent pas après la seconde génération, à moins qu’ils ne s’allient aux indigènes [453]. Des causes qui tendent au développement physique d’un peuple, telles que l’abondance et la bonne qualité des subsistances, peuvent donc être paralysées par des causes plus puissantes quoique moins faciles à déterminer. Cela peut servir à expliquer comment, dans des positions qui paraissent semblables, on trouve des hommes si différents [454].

Le perfectionnement physique, qui consiste dans la puissance qu’ont quelques-uns de nos organes d’exécuter certaines opérations de préférence à d’autres, résulte surtout de l’étude et de l’habitude. On ne sait bien exécuter que ce qu’on a appris, et l’on n’exécute avec facilité et promptitude que les opérations auxquelles on s’est longtemps exercé. Il est vrai qu’un long exercice accroît la force de nos organes, et que cette force influe plus ou moins sur celle des générations qui viennent après nous. Un homme qui a fait depuis son enfance le métier de manier la rame, finit par avoir dans les bras plus de force que celui qui n’a jamais manié qu’une plume ; et celui qui a fait longtemps le métier de coureur, a plus de force dans les muscles des jambes que celui qui a toujours été sédentaire. L’un et l’autre peuvent transmettre à leurs descendants une constitution physique plus robuste que celle que transmet ordinairement aux siens un homme qui n’a développé que son intelligence. Mais ici, comme dans le cas précédent, des causes de développement physique peuvent être paralysées par des causes contraires ; l’effet que l’exercice produit sur nos organes, peut être paralysé par le défaut d’aliments ou par toute autre cause également puissante.

Le perfectionnement de nos facultés intellectuelles, comme le perfectionnement physique, s’entend de deux manières : il consiste dans la bonne constitution de l’entendement, ou dans la faculté que l’étude a donnée à l’esprit d’exécuter certaines opérations, de suivre l’enchaînement d’un certain ordre de faits ou d’idées. Il serait difficile de dire si toutes les causes qui concourent au développement physique de l’homme, concourent à lui donner un entendement sain, ou s’il est des causes qui tendent à développer certaines parties matérielles de l’individu, sans affecter les autres parties, ou même en les dégradant. Mais ce qui paraît hors de doute, c’est qu’il existe plusieurs causes qui agissent simultanément et dans le même sens, sur les organes physiques et sur les facultés intellectuelles. Les mêmes causes qui, dans quelques-unes des vallées des Alpes, et dans certaines parties de l’Asie et de l’Amérique, détériorent la constitution physique de l’homme, affaiblissent son intelligence ; et, en raisonnant par analogie, il est permis de penser que plusieurs des causes qui tendent à lui donner une bonne constitution, contribuent aussi à lui donner un bon entendement. On peut croire également et par la même raison, qu’en général, et lorsque aucune autre cause ne trouble l’ordre naturel, l’entendement des enfants participe de celui de leurs parents.

Le perfectionnement intellectuel, qui consiste dans la puissance de concevoir la nature et l’ordre de certains faits, de suivre l’enchaînement de certaines idées, résulte presque tout entier de l’étude [III-350] et de l’exercice. Mais l’exercice donne-t-il de la force aux organes intellectuels comme il en donne aux organes physiques ? L’homme qui consacre sa vie à méditer, accroît-il la force et les dimensions de son cerveau, comme celui qui se voue à l’exécution de certaines opérations mécaniques accroît la force et les dimensions de ses os et de ses muscles ? Le premier transmet-il à sa postérité, comme le second, une partie des qualités qu’il a acquises, lorsque aucune cause étrangère ne détruit l’influence qui résulte du fait de la génération ? Pour résoudre ces questions d’une manière satisfaisante, il faudrait peut-être des observations plus nombreuses et mieux suivies que celles qu’on a déjà faites ; aussi, quoique l’analogie nous porte à donner une solution affirmative, je me bornerai à faire remarquer que, si la force des organes intellectuels acquise par l’exercice, se transmettait en partie par la génération, lorsque aucun obstacle accidentel ne s’y oppose, les raisonnements qu’on a faits pour prouver la supériorité des espèces prouveraient tout au plus l’influence d’une longue et lente civilisation : dans cette hypothèse, la supériorité d’organisation intellectuelle devrait être considérée tour à tour comme résultat et comme cause [455].

[III-351]

Le perfectionnement moral des nations a des relations si intimes avec les causes qui influent sur leur développement physique et intellectuel, qu’il est impossible de les séparer : nous trouverons donc les causes de la nature, de la direction et de la force de leurs passions, dans les causes même qui déterminent leur genre de vie, et qui les obligent à exercer quelques-unes de leurs facultés, au préjudice de quelques autres.

On a longtemps agité la question de savoir quel est l’état le plus propre à favoriser le développement physique de l’homme. J.-J. Rousseau et d’autres écrivains moins célèbres, ont cru que l’état sauvage, qu’ils ont nommé l’état de nature, était le plus favorable. D’autres ont pensé, au contraire, que l’état de civilisation donnait à l’homme plus de forces physiques que l’état sauvage. On compte, au nombre de ceux-ci, de savants philosophes, des voyageurs admirés pour la profondeur et la justesse de leurs observations. Des deux côtés on a cité des faits nombreux, et ces faits ont paru également décisifs à ceux qui les ont invoqués. Une simple distinction entre les forces qui résultent seulement d’une bonne organisation primitive, et les forces qui sont le résultat d’un certain genre d’exercices, eût concilié des faits en apparence contradictoires.

On a vu précédemment comment la nature et la position du sol, le cours et le volume des eaux, la température de l’atmosphère, la division des saisons et d’autres circonstances analogues influent sur les productions végétales ou animales qui peuvent servir d’aliments aux hommes. La nature des productions que le sol peut donner étant déterminée, c’est une nécessité, pour les hommes qui doivent en faire leur subsistance, de développer celles de leurs facultés qui peuvent les mettre à même d’en obtenir la plus grande quantité possible, et de les appliquer à leur usage. Des hommes placés sur un lieu où leurs principaux moyens d’existence doivent être tirés de la pèche, sont obligés, par la nature des choses, de donner à chacune de leurs facultés le genre de développement qu’exige la profession de pêcheur. Ceux qui, par la nature des lieux, ne peuvent exister qu’au moyen des animaux sauvages qu’ils prennent, sont également obligés, sous peine de périr, de donner à leurs facultés physiques et intellectuelles le genre de développement que le métier de chasseur exige. Il en est de même de ceux que la nature de leur sol condamne à être pasteurs, comme les Arabes bédouins et les peuples qui habitent le plateau central de l’Asie ; il faut que ces peuples sachent faire tout ce que leur position demande d’eux, ou qu’ils périssent. Enfin, on peut dire la même chose de tous les hommes, en général, qu’ils soient civilisés ou qu’ils soient barbares : chaque individu, quelle que soit sa position, est obligé de développer quelques-unes des parties de lui-même de préférence à d’autres, et le genre de développement qu’il leur donne est déterminé presque toujours par les circonstances dans lesquelles il se trouve placé.

Si nous examinons maintenant quels sont les divers genres de supériorité que possèdent certains individus ou certains peuples, sur d’autres individus ou sur d’autres peuples, nous trouverons que ces supériorités consistent généralement à exécuter ce qui est indispensable à ceux qui les possèdent, et ce qui serait de peu d’utilité pour ceux qui en sont privés. La plupart des voyageurs, en voyant des peuples sauvages se soutenir légèrement au-dessus des vagues des mers ou les fendre avec rapidité, parcourir avec facilité des distances immenses, reconnaître à des indices imperceptibles pour eux-mêmes, le chemin qu’a suivi le gibier, se diriger avec sûreté à travers des forêts sans bornes, apercevoir leur proie à de grandes distances, distinguer les sons les plus légers, juger par l’odorat des plus faibles odeurs, n’ont pu s’empêcher d’admirer l’étendue de leurs forces et la finesse exquise de leurs sens ; ils n’ont pas balancé à dire que la civilisation énerve les forces physiques et enlève aux sens la plus grande partie de leur finesse. Le merveilleux de ces phénomènes disparaîtra si nous examinons en quoi ils consistent, quelles sont les causes qui les produisent, et les effets qui en résultent.

Le sens de la vue, chez les peuples barbares, est celui dont la finesse a le plus surpris les voyageurs. Parmi ceux qui ont visité le cap de Bonne-Espérance, il n’en est aucun qui n’ait admiré, chez les indigènes, la finesse de ce sens. Thumberg leur a trouvé une supériorité marquée sur les Européens [456]. Levaillant a été saisi d’étonnement en voyant les mêmes peuples discerner, au premier aspect, des choses qu’il ne pouvait lui-même apercevoir :

« Que la vue, dit-il, est un sens subtil chez le Hottentot ! Qu’il la seconde par une attention difficile et bien merveilleuse ! Sur un terrain sec, où, malgré sa pesanteur, l’éléphant ne laisse aucune trace au milieu des feuilles mortes, éparses et roulées par le vent, l’Africain reconnaît le pas de l’animal ; il voit le chemin qu’il a pris et celui qu’il faut suivre pour l’atteindre ; une feuille verte retournée ou détachée, un bourgeon, la façon dont une petite branche est rompue, tout cela et mille autres circonstances sont pour lui des indices qui ne le trompent jamais. Le chasseur européen le plus expert y perdrait toutes ses ressources ; moi-même je n’y pouvais rien comprendre [457]. »

Le même voyageur dit, en parlant des hommes d’une tribu de cette race, qu’il leur suffit de la vue pour découvrir les eaux souterraines ; ils se couchent le ventre contre terre, regardent au loin ; et, si l’espace qu’ils ont parcouru de l’œil recèle quelque source, ils se relèvent et indiquent du doigt le lieu où elle est. Il leur suffit, pour la découvrir, de cette exhalaison éthérée et subtile que laisse évaporer au dehors tout courant d’eau, quand il n’est pas enfoui à une trop grande profondeur [458]. Péron, moins admirateur des peuples barbares que Levaillant, dit cependant en parlant d’une tribu de Hottentots, qu’ils tirent de l’arc avec une rare justesse, et qu’ils ont l’organe de la vue exercé au-delà même de ce qu’on pourrait croire [459].

Des observations semblables ont été faites sur les indigènes d’Amérique. Les sauvages du Canada ont, suivant Weld, le regard vif et perçant ; la vue ne leur manque à aucun âge ; ils ne connaissent aucune maladie des yeux ; jamais on n’y aperçoit aucune tache, à moins qu’elle ne soit la suite de quelque accident [460]. Ils suivent, sur l’herbe ou sur les feuilles, la piste des animaux et des hommes, aussi bien que des peuples civilisés pourraient la suivre sur la neige ou sur le sable mouillé [461]. Les Américains du sud paraissent surpasser même ceux du nord : suivant un voyageur espagnol, ils ont la vue du double plus
502.longue et meilleure que les peuples d’Europe [462]. Ils découvrent les vaisseaux et toute sorte d’objets à une distance à laquelle il ne nous est pas possible de les apercevoir [463]. Cette faculté paraît commune à tous ceux qui ne sont pas civilisés.

Un voyageur anglais a fait une observation analogue sur les peuples d’espèce malaie.

« Les sens des peuples qui ne sont pas très policés, dit-il, sont infiniment meilleurs que les nôtres affaiblis par mille accidents. Nous fûmes surtout bien convaincus de cette vérité à Tahiti : les naturels nous montraient très souvent de petits oiseaux dans l’épaisseur des arbres, ou des canards au fond des roseaux ; et aucun de nous ne pouvait les apercevoir [464]. »

Les Arabes bédouins ont paru également avoir le sens de la vue d’une finesse remarquable ; ils peuvent suivre à la piste un chameau qui s’est égaré, sans se laisser tromper par les traces des autres chameaux qui ont passé par le même chemin ; ils savent découvrir par la vue, la profondeur où les eaux sont cachées ; il leur suffit d’examiner la nature du terroir et des plantes qu’il produit [465].

Enfin, les animaux eux-mêmes ont paru perdre la finesse de leurs organes, en vivant avec l’homme.

« Dans la plupart des animaux, comme dans l’homme, dit M. de Humboldt, la finesse des sens diminue par un long assujettissement, par les habitudes qui naissent de la stabilité des demeures et des progrès de la culture [466]. »

Les mêmes voyageurs qui ont admiré la finesse du sens de la vue, chez les peuples non civilisés, ont admiré aussi, chez les mêmes peuples, la finesse de l’ouïe et de l’odorat. Les Bédouins détestent les villes à cause des mauvaises odeurs qu’elles exhalent ; ils ne comprennent pas comment des gens qui se piquent d’aimer la propreté, peuvent vivre au milieu d’un air si impur [467]. Les indigènes du Canada ont l’odorat d’une telle finesse, suivant Weld, qu’ils peuvent indiquer l’approche d’un feu, bien longtemps avant que d’en sentir la chaleur et de l’apercevoir ; ils ont le sens de l’ouïe doué d’une finesse non moins grande [468]. Ils découvrent, autant par l’organe de l’odorat que par celui de la vue, les vestiges que des hommes ont laissé à leur passage, sur l’herbe la plus courte, sur la terre sèche et dure ; ils connaissent non seulement que ces traces ont été laissées par des hommes, mais encore quelle est la nation à laquelle ces hommes appartiennent [469]. Les mêmes peuplades qui, suivant Azara, ont la vue deux fois plus longue que les Européens, ont aussi l’ouïe bien supérieure à la nôtre [470]. Enfin Thumberg, qui a admiré la finesse de la vue des Hottentots, a trouvé que ces peuples avaient l’odorat d’une finesse non moins admirable [471].

La plupart des peuples sauvages ont, sur les peuples civilisés, un autre avantage physique ; celui de parcourir, en peu de temps et sans se reposer, de très grandes distances ; cette faculté cependant n’est pas développée chez tous au même degré. Plusieurs des indigènes du Canada, lorsqu’il s’agit de sauter ou de parcourir un petit espace, sont moins agiles que les Européens : ceux d’entre eux qui ont mesuré leurs forces à cet égard avec celles des Français ou des Anglais, ont toujours été vaincus ; mais ils ont montré une supériorité immense toutes les fois qu’il s’est agi de faire de longues marches, ou de supporter de longues fatigues [472]. Quelques-uns d’entre eux cependant courent avec une grande vitesse ; dans leurs chasses, ils poursuivent le gibier avec une ardeur extrême et parviennent souvent à l’atteindre [473]. Ces peuples font, suivant Weld, plusieurs centaines de milles dans des forêts à travers desquelles aucune route n’est tracée, sans se détourner de la ligne droite, et ils arrivent au lieu de leur destination, à l’instant même qu’ils ont fixé en partant. Ils traversent de grands lacs avec la même adresse, et, quoique le rivage se soit dérobé à leur vue pendant plusieurs jours, ils prennent terre, sans se tromper, à l’endroit qu’ils ont indiqué [474].

La plupart des indigènes du cap de Bonne-Espérance sont également remarquables par la rapidité et par la durée de leurs courses ; plusieurs d’entre eux suivent, pendant des heures entières, des chevaux allant au trot ou au galop ; même les plus âgés parcourent quelquefois l’espace de vingt milles dans une durée de trois ou quatre heures, et ne paraissent pas très fatigués ; quelques-uns courent pendant des journées entières après les élans qu’ils ont blessés ; ils parviennent ainsi à les lasser et à les atteindre [475].

[III-361]

Les peuples, dans l’état sauvage, se montrent, en général, aussi habiles à nager qu’à courir. Les indigènes de la Floride nagent avec une extrême vitesse ; les femmes passent les grandes rivières à la nage, en portant leurs enfants dans leurs bras [476]. Les Indiens qui habitent sur le golfe de Coriaco et surtout au nord de la péninsule d’Araga, sont si habiles nageurs, que, si une pirogue chargée de cocos chavire en gouvernant trop près du vent, droit contre la lame, le pêcheur qui la conduit la redresse et commence à en faire sortir l’eau, tandis que son fils rassemble les cocos en nageant à l’entour [477]. Les Guaranis se montrent plus habiles encore : leur adresse est telle que les missionnaires s’imaginent qu’ils nagent naturellement et sans l’avoir appris, comme certains animaux. Azara, témoin de la facilité avec laquelle ces peuples se soutiennent sur l’eau, n’a pu expliquer ce phénomène qu’en supposant qu’à égalité de volume, leurs corps sont plus légers que ceux des Européens. Tous les indigènes d’Amérique n’ont cependant pas la même adresse ; plusieurs n’osent se hasarder à passer les grandes rivières à la nage [478].

Les Malais répandus dans les îles de l’océan Pacifique ne sont pas moins habiles, pour la plupart, dans l’art de la natation. Ceux de l’île de Pâques nagent si parfaitement qu’avec la plus grosse mer, ils vont à deux lieues de large, et cherchent par plaisir, en retournant à terre, l’endroit où la lame brise avec le plus de force [479]. Les habitants des îles Marquises se livrent, dans leurs jeux, aux mêmes exercices ; ils ont une telle adresse et une telle agilité que, suivant Krusenstern, ils ne peuvent être égalés que par les requins [480]. Les habitants des îles Sandwich ne sont ni moins adroits ni moins forts ; ils plongent ou nagent avec tant de vélocité qu’en jetant en même temps deux pièces de monnaie dans la mer, l’une vers la proue et l’autre vers la poupe d’un vaisseau, un homme, en se précipitant dans les flots, s’empare de toutes les deux, avant qu’elles aient eu le temps de descendre à une profondeur trop grande pour être atteintes [481]. On a vu précédemment que c’est également en plongeant dans la mer, que les femmes des indigènes de la terre de Van-Diemen procurent des subsistances à leurs enfants et même à leurs maris [482].

Ce n’est pas seulement par les longs voyages qu’ils exécutent sans prendre aucun repos, ou par l’agilité avec laquelle ils fendent les vagues des mers, que les peuples non civilisés manifestent leurs forces ; c’est aussi par les fardeaux qu’ils portent ou qu’ils traînent. Un indigène du Canada regarde comme un jeu de faire, plusieurs jours de suite, dix lieues par jour chargé d’un poids de cent vingt livres : il marche avec son fardeau une journée entière, sans se reposer une seule fois [483]. Les femmes, qui ont l’habitude de suivre leurs maris à la chasse, et qui sont obligées de porter la provision ou le gibier, sont plus fortes encore. Celles de la Louisiane ont une telle vigueur, que, suivant Hennepin, elles font des voyages de deux cents lieues avec des fardeaux que trois Européens d’une force ordinaire auraient de la peine à soulever [484]. Nous avons vu que, d’après le témoignage de M. de Humboldt, un Caribe peut ramer contre le courant d’un fleuve pendant douze heures de suite, ce qui n’est assurément pas un signe de faiblesse.

Dans les îles des Amis, les matelots de l’équipage de Cook voulurent mesurer leurs forces dans le pugilat et dans la lutte avec les indigènes ; mais, dit ce voyageur, ils furent toujours battus, si j’excepte un petit nombre de cas où les champions du pays n’usèrent pas de leurs avantages, de peur de nous offenser [485]. Les matelots anglais, surtout ceux qui appartiennent à la marine royale et qui sont destinés à faire une longue et périlleuse navigation, sont cependant choisis parmi les hommes les plus robustes du pays, et ils sont généralement exercés dans l’art du pugilat. Les habitants des îles des Amis, qui les ont vaincus, sont loin, au contraire, d’être les plus forts de leur race ; ils sont de beaucoup inférieurs, soit aux habitants des îles des Navigateurs, soit à ceux de quelques-unes des îles Marquises [486]. La Pérouse a jugé que, dans leur constitution physique, ils n’avaient aucune supériorité sur ses matelots [487].

Si, sous plusieurs rapports, les hommes non civilisés ont des forces supérieures à celles des hommes civilisés, ils n’ont pas besoin de les réparer d’une manière aussi régulière pour les soutenir. Un indigène du Canada, du nord de l’Asie ou du cap de Bonne-Espérance, peut rester trois ou quatre jours sans aliments, sans être moins actif et même sans que sa gaieté en soit diminuée. Quand les Canadiens n’ont rien rencontré après plusieurs jours de chasse, et qu’ils sont réduits à vivre d’eau de neige, ils se livrent à des plaisanteries, s’interrogent mutuellement sur leurs dispositions amoureuses, et attendent patiemment que la fortune leur fasse rencontrer du gibier [488].

Cependant, des écrivains, entraînés par l’esprit de système, ou n’ayant observé qu’un petit nombre de faits, sans en rechercher les causes, ont affirmé, d’une manière absolue, que les forces physiques de l’homme, dans l’état sauvage ou barbare, sont inférieures aux forces physiques de l’homme dans l’état de civilisation ; ils ont ainsi créé un système qui est exactement le contraire de celui de J-J. Rousseau, mais qui ne repose pas sur des bases beaucoup plus solides. Rousseau, en voyant que, suivant les relations de quelques voyageurs, certains sauvages courent avec une grande vitesse, que d’autres fendent les vagues des mers avec une facilité extraordinaire, et que d’autres voient certaines choses, distinguent certains sons ou sentent certaines odeurs que les voyageurs n’aperçoivent pas ou ne distinguent pas eux-mêmes, s’est hâté d’en conclure que la civilisation énerve les forces physiques et émousse les sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat. D’autres écrivains, voyant, au contraire, des hommes civilisés exécuter des opérations inexécutables pour des hommes sauvages, se sont hâtés d’en tirer la conséquence qu’à mesure que les peuples se civilisent, ils accroissent leurs forces physiques. On verra, lorsque j’aurai rapporté les faits qui ont servi de fondement à ce dernier système, comment des deux côtés on est tombé dans l’erreur, pour avoir tiré des conclusions trop générales de quelques faits particuliers, et surtout pour n’avoir pas distingué le genre de perfectionnement qui consiste dans la bonne formation des organes, de celui qui est le résultat d’un certain genre d’exercices.

Lahontan a observé que les Canadiens, si infatigables à la course, avaient cependant moins de force que les Français toutes les fois qu’il s’agissait de porter un fardeau ou de le soulever, à l’aide des bras, et de le charger sur le dos [489]. La Pérouse a vu lutter quelques-uns de ses matelots avec les indigènes du nord-ouest de l’Amérique : les plus faibles, parmi les premiers, ont toujours vaincu les plus forts parmi les seconds [490]. Rolin, médecin qui accompagnait La Pérouse dans son expédition, dit qu’il n’a pas remarqué qu’aucun peuple sauvage eût une plus grande vitesse à la course, ni plus de perfection dans les organes des sens que les Européens ; s’il existe une différence dans la perfection de ces facultés, elle est, suivant lui, à l’avantage des nations policées [491]. Enfin, Péron a fait des expériences sur les indigènes de la Nouvelle-Hollande, sur les habitants de Timor, sur les matelots de son équipage et sur les colons anglais ; il a mesuré, au moyen du dynamomètre, la force des poignets et des reins des uns et des autres, et il a trouvé que les plus sauvages étaient ceux qui avaient fait avancer le moins l’aiguille de l’instrument destinée à marquer les degrés de force : il a conclu de là que le développement des forces physiques n’est pas toujours en raison directe du défaut de civilisation [492].

 


 

[III-368]

CHAPITRE VII.

Des circonstances locales sous lesquelles quelques facultés particulières se développent, chez les peuples des diverses espèces.

On peut faire plusieurs questions sur les divers genres de supériorité ou d’infériorité qui ont été observés entre des hommes civilisés, et ceux qui ne sont pas encore sortis de l’état de barbarie : les différences qui existent entre les uns et les autres tiennent-elles à une différence d’espèces ? Sont-elles le résultat d’une meilleure constitution primitive, et cette constitution est-elle une conséquence nécessaire de l’état de civilisation ou de barbarie ? Sont-elles le résultat d’un exercice particulier, ou, en d’autres termes, les peuples barbares voient-ils mieux que nous certaines choses, parce qu’ils ont appris à les regarder, ou parce qu’ils ont les yeux constitués pour les mieux voir ?

Si les différences qu’on a observées tenaient à une différence d’espèce, les faits qu’on a rapportés ne prouveraient rien en faveur de la civilisation ou de la barbarie, puisque, dans presque tous les cas, on a comparé entre eux des hommes qui appartenaient à des espèces différentes : on a comparé aux hommes d’espèce caucasienne, tantôt des individus d’espèce cuivrée, tantôt des Malais, et tantôt des hommes d’espèce africaine. Les observations faites avec le plus de soin, comme celles de Péron, seraient aussi peu concluantes que les autres, puisque ce voyageur n’a comparé à des Européens que des hommes qu’il a crus d’espèce éthiopienne et des Malais [493]. Mais on verra tout à l’heure qu’il n’est pas possible de croire que les différences d’espèces aient produit celles qu’on a observées sur les divers degrés de force ou de finesse de nos organes. Il faut donc en chercher les causes dans une organisation plus parfaite, ou dans des exercices différents.

En observant ce qui se passe journellement autour de nous, nous voyons que les hommes doués de l’organisation physique la plus parfaite ne savent voir, ouïr, sentir, exécuter que ce qu’ils ont appris à regarder, à écouter, à sentir, à faire. Qu’on présente quelques pages d’écriture à l’homme doué de la vue la plus fine, mais qui n’a jamais appris à lire ; qu’on le prie de déterminer sur-le-champ les différences qui existent entre les lettres, et d’indiquer celles qui ont la même ressemblance ; il répondra probablement qu’il ne voit entre elles presque aucune différence, et qu’il ne peut pas savoir où chacune d’elles commence et où elle finit, ou quelles sont les parties qui appartiennent à chacune. Les personnes qui distinguent le mieux les caractères qui appartiennent à leur propre langue, peuvent se convaincre de cette vérité, en jetant les yeux sur les caractères propres à une langue qui leur est étrangère, sur des caractères hébreux, grecs ou chinois. Il n’est presque point de profession où l’on n’apprenne à voir des choses que ne voient pas, du moins avec la même facilité et la même promptitude, des personnes à qui cette profession est étrangère : un peintre voit, au premier coup d’œil, dans un tableau, ce que ne saurait y apercevoir la multitude qui le regarde ; un mécanicien habile aperçoit, en un instant, chacune des parties de la machine la plus compliquée, tandis qu’un ignorant n’y voit que de la confusion, et ne peut rien y comprendre.

On apprend à entendre de la même manière qu’on apprend à voir. Un homme qui écoute un discours prononcé dans sa propre langue, distingue, non seulement chacun des mots dont le discours se compose, mais chacune des syllabes dont chaque mot est formé : il peut s’apercevoir des répétitions des mêmes sons et des moindres défauts de prononciation. Mais celui qui écoute un langage auquel il est complètement étranger, ne peut distinguer ni les syllabes, ni les mots, ni les phrases ; il lui est impossible de s’apercevoir si la personne qui parle se répète ou ne se répète pas, si les mêmes sons reviennent à chaque phrase, ou si ce sont des mots différents. Les nuances qui distinguent les mots les uns des autres sont souvent si légères, qu’il lui est impossible de les saisir ; pour lui, ce n’est qu’une suite de sons qui ne paraissent pas plus différer les uns des autres, que ne diffèrent les sons des chants des oiseaux. Un homme qui s’est longtemps exercé à étudier la musique, discerne, dans un orchestre, non seulement le son que donne chaque instrument, mais chacune des fautes qui échappent aux musiciens. Celui qui est étranger à la musique, n’est pas seulement incapable de discerner chacun des sons d’un concert ; pour lui, ce n’est souvent que du bruit. Il n’est personne qui ne puisse avoir observé qu’en vivant habituellement au milieu d’un grand bruit, on finit par ne plus l’entendre, à moins qu’on n’y fasse attention ; tandis qu’on distingue un bruit moins fort auquel on n’est pas accoutumé, ou auquel on est attentif : un matelot, au milieu d’une tempête, distingue tous les commandements de son officier ; un passager n’entend que le bruit des vagues.

Le sens de l’odorat est soumis aux mêmes lois que les autres ; on ne distingue, par son moyen, que ce qu’on étudie ; on finit par ne plus apercevoir les odeurs dont on est continuellement frappé, et sur lesquelles on a cessé de porter son attention. Les hommes qui visitent les lieux consacrés à certaines fabrications, sont souvent affectés par des odeurs qui leur semblent insupportables, tandis que les individus qui en sont continuellement frappés finissent par ne plus les apercevoir.

La rapidité et la régularité de nos mouvements dépendent également des habitudes que nous avons fait prendre à quelques-uns de nos muscles, et de la régularité des exercices auxquels nous nous sommes livrés, bien plus que de la bonté de notre organisation physique. Un habile musicien meut ses doigts avec une rapidité et une régularité que ne saurait donner aux siens l’homme qui aurait la main la mieux faite, mais qui ne se serait pas livré à l’exercice du même art. Un maître d’armes a, dans ses mouvements, une vitesse, une justesse et une force que ne peut avoir dans les siens un homme resté étranger au métier des armes, quelque bien constitué et quelque fort qu’on le suppose.

Les individus auxquels la perte de la vue a rendu la finesse du tact nécessaire, finissent par donner à ce dernier sens une si grande perfection, qu’il remplace en quelque sorte le premier. Nous pouvons voir, tous les jours, des aveugles qui, par le seul moyen du toucher, distinguent toutes les inégalités produites sur un jeu de cartes par les diverses couleurs qui y sont appliquées. Les princes de Perse, que la politique ombrageuse de leur père ou de leur frère a privés de l’usage des yeux, finissent par donner au tact une finesse plus grande encore ; ils taillent en bois des figures d’hommes, de chevaux, d’oiseaux, de fleurs ; ils copient toutes sortes de figures en bosse, imitant le modèle au toucher comme on ferait à la vue ; ils peuvent juger même de la bonté du mouvement d’une montre [494].

Un homme habitué à porter des fardeaux, par l’habitude qu’il donne à ses muscles, et surtout par l’art avec lequel il sait conserver l’équilibre ou maintenir son aplomb, a, à cet égard, une supériorité immense sur celui qui n’a pas contracté les mêmes habitudes ; il peut porter un poids plus considérable et pendant une plus longue durée de temps. Enfin, celui qui exerce les muscles de ses jambes ou de ses bras à exécuter certains mouvements, comme les coureurs ou les rameurs, peut continuer les mêmes mouvements pendant une plus longue durée de temps, que celui qui n’a pas pris les mêmes habitudes. J’ai quelquefois observé des jeunes gens qui conduisaient des bateaux pour leur amusement, et qui luttaient dans cet exercice avec des bateliers de profession. D’abord, les premiers surpassaient les seconds par la rapidité ou par la force de leurs mouvements ; mais leurs forces étaient épuisées avant que celles des bateliers eussent éprouvé une diminution sensible ; il y avait, entre les uns et les autres, exactement les mêmes différences qu’on a observées entre quelques Européens et les indigènes du Canada, lorsqu’ils se sont mesurés à la course [495].

Pour observer les phénomènes dont je viens de parler, ou pour reconnaître l’influence de l’étude et de l’habitude sur chacun de nos organes, il n’est donc pas nécessaire de traverser les mers, d’aller suivre les sauvages dans les forêts, ou de comparer les diverses races d’hommes les unes aux autres ; il suffit de regarder ce qui se passe au milieu d’une ville, et quelquefois autour de soi, et sans sortir de sa maison. On va voir, en effet, que les phénomènes qui ont étonné tant de voyageurs, fait l’admiration de tant de philosophes, et donné naissance à tant de faux systèmes, ne diffèrent en rien, quant aux causes qui les produisent, des phénomènes dont nous sommes tous les jours les témoins.

Plusieurs des peuples indigènes du cap de Bonne-Espérance se distinguent, dit-on, par la finesse des sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat, et par la vitesse avec laquelle ils parcourent de grandes distances. Mais quelles sont les choses qu’ils voient ou qu’ils entendent mieux que les peuples civilisés ? Ils voient mieux les traces des bêtes sauvages qui leur servent d’aliments, ou les traces de celles dont ils peuvent eux-mêmes devenir la proie ; ils entendent mieux les bruits qui peuvent leur indiquer la présence d’une victime ou celle d’un ennemi ; ils sentent mieux les odeurs qui peuvent leur donner les mêmes indications. Placés dans un pays qui manque d’eau, ils savent discerner les vapeurs légères qui leur indiquent des sources souterraines ; c’est une étude dont la soif leur a fait une nécessité, mais à laquelle ils ne se seraient jamais livrés si leur pays eût été coupé par de nombreuses rivières. Obligés, pour ne pas périr de faim, de surprendre ou de poursuivre les animaux les plus légers à la course, dans un pays découvert, ils sont devenus d’excellents coureurs ; mais jamais ils n’auraient appris à courir, si, renfermés dans une île étroite, ils n’avaient pu vivre que de poisson. Ces peuples savent donc, mieux que nous, voir, entendre, sentir ce qu’ils ont appris à voir, à sentir et à entendre pendant tous les instants de leur vie, et ce qui n’a jamais fait l’objet de nos occupations : ils savent bien ce qu’ils ont bien étudié ; il n’y a rien là de merveilleux ; nous sommes tous dans le même cas.

Il ne faut pas s’imaginer que, pour acquérir ce genre de perspicacité, il soit nécessaire de posséder des qualités physiques extraordinaires, ou de faire des études plus longues que celles auxquelles sont obligés de se livrer les hommes qui veulent apprendre les plus communs des métiers. Levaillant, qui admirait, comme tant d’autres, l’homme de la nature, qui ne parlait qu’avec enthousiasme de la finesse de sens que le Créateur lui a donnée et que la société détruit, finit par acquérir lui-même cette sagacité, cette finesse qu’il admirait. Il connaissait, à des signes sûrs, les lieux où il pouvait trouver de l’eau, et ceux par où avait passé le gibier ; et pour posséder ces connaissances il ne lui fallut que l’étude et l’expérience de six mois [496].

Les objets que les indigènes du nord de l’Amérique voient, entendent ou sentent mieux que les hommes civilisés, sont ceux également sur lesquels se portent leurs études, et que nous n’avons presque aucun intérêt à observer : ils possèdent les connaissances ou les arts sans lesquels la chasse et la pêche leur seraient impossibles, et sans lesquels ils ne sauraient vivre. Obligés de parcourir des forêts immenses qui n’ont point de route, et ne possédant aucun moyen artificiel de se diriger, ils ont eu recours à des indications naturelles ; l’écorce des arbres est plus blanche et les branches sont ordinairement plus longues et plus vigoureuses du côté du sud que du côté du nord ; elles ont aussi plus de feuilles, et par conséquent les couches de végétaux sont plus profondes ; du côté du nord-ouest, l’écorce est plus épaisse et plus dure qu’elle ne l’est des autres côtés : c’est à des faits, à des observations de cet ordre ou à d’autres également simples que les indigènes doivent la faculté de se diriger sans guides, ou de reconnaître les lieux par où a passé le gibier ou l’ennemi [497] ; mais, comme ils ne sont jamais exposés à manquer d’eau, ils sont aussi incapables que nous de voir les vapeurs légères qui indiquent aux Hottentots des sources souterraines.

[III-378]

Le gibier changeant de lieu selon les saisons, et parcourant quelquefois des distances immenses, les indigènes du Canada sont obligés de le suivre, et passent quelquefois plusieurs jours sans en rencontrer. Dans cet exercice, ils sont forcés d’observer constamment la disposition des lieux, de discerner de loin si les objets qui frappent leurs regards sont les animaux qu’ils poursuivent ou les ennemis qu’ils doivent éviter. Ainsi, en même temps qu’ils exercent l’organe de la vue à discerner certains objets, ils donnent aux muscles de leurs jambes toute la force qu’ils sont susceptibles d’acquérir. Mais, s’ils donnent une grande puissance à une partie de leurs muscles, ils ne donnent aux autres que peu d’exercice ; un sauvage n’emploie ordinairement ses bras qu’à lancer des flèches, ou tout au plus qu’à porter ses armes. C’est sa femme qui est chargée de porter ou de traîner le gibier ; c’est elle qui dresse les tentes, qui coupe ou transporte le bois nécessaire à la préparation des aliments, ou même qui travaille à la terre, lorsqu’en effet il existe quelques commencements d’agriculture [498]. Aussi, les mêmes individus qui se montrent supérieurs aux peuples civilisés, quand il s’agit de faire de longues courses, leur sont généralement inférieurs toutes les fois qu’il s’agit de faire usage de leurs bras. La raison de cela est facile à voir : chacun se montre supérieur dans la partie qu’il a exercée.

Les qualités que possèdent les indigènes d’Amérique sont tellement le résultat d’un certain genre d’études ou d’exercices, que les colons qui se sont livrés aux mêmes occupations, les ont acquises et portées même plus loin qu’eux.

« Aujourd’hui, dit Volney, que l’on a, aux États-Unis, des exemples innombrables de colons des frontières, irlandais, écossais, kentokais, qui sont devenus en peu d’années des hommes des bois aussi habiles et aussi rusés, des guerriers plus vigoureux et plus infatigables que les hommes rouges, l’on ne croit plus à la prétendue excellence ni du corps, ni de l’esprit, ni du genre de vie de l’homme sauvage [499]. »

Les bergers espagnols de l’Amérique du sud ont le coup d’œil plus prompt et plus juste que les peuplades barbares du nord. Ils jugent, au premier aspect, quel est l’endroit le meilleur pour passer une rivière qu’on découvre à deux lieues de distance, quoiqu’ils ne l’aient jamais vue auparavant. Ils arrivent, de nuit et sans boussole, à un lieu marqué, quoique le pays soit horizontal, et qu’il n’existe, pour se conduire, ni arbres, ni chemins. Ils distinguent, à une distance immense, et avec une rapidité et une justesse inconcevables, les animaux qu’ils sont habitués à garder.

« Je n’avais qu’à dire à un de ces hommes, dit Azara : Tiens, voilà deux cents chevaux (et même davantage) qui sont à moi ; aies-en soin, et tu en répondras. Il les regardait un instant avec attention, quoiqu’ils fussent à paître quelquefois à la distance d’une demi-lieue ; cela suffisait pour les lui faire tous reconnaître, et pour qu’il ne s’en perdît pas un seul, quoiqu’il se contentât de les regarder de loin [500]. »

Ces mêmes hommes qui distinguent, à des distances immenses, les signes particuliers de chaque individu dont une nombreuse troupe de chevaux se compose, sont devenus, par l’exercice, les cavaliers les plus habiles. Ils montent, sans crainte, des chevaux fougueux et indomptés ; ils s’élancent quelquefois sur des chevaux sauvages, et savent les maîtriser ; ils montent jusqu’à des taureaux. Ils sont si habiles dans ce genre d’exercice, qu’ils soutiennent, sans fatigue, les courses les plus longues et les plus rapides [501].

Un naturaliste a attribué aux peuples d’espèce malaie la même finesse de sens, et particulièrement du sens de la vue, que d’autres ont attribuée aux Hottentots et aux Américains. Forster a cru que les habitants de Tahiti avaient la vue plus fine que les Européens, et la raison qu’il en donne, est que les premiers voyaient, dans le feuillage des arbres, de petits oiseaux, et au fond des marais, des canards que les marins de l’équipage de Cook ne pouvaient pas apercevoir. Il n’était pas nécessaire de faire le tour du monde pour faire une observation pareille ; si Forster, sans sortir de l’Angleterre, était allé quelquefois à la chasse avec quelques-uns de ses compatriotes, il se serait convaincu que les chasseurs expérimentés voient très distinctement et de fort loin, des objets que des chasseurs novices sont incapables d’apercevoir ; et cela ne prouve en aucune manière que les premiers sont doués d’une meilleure organisation physique que les seconds.

Plusieurs des insulaires de l’océan Pacifique se sont montrés supérieurs à la lutte aux matelots anglais ; mais ces peuples, outre les avantages qu’ils ont de jouir d’un air extrêmement pur et de vivre dans l’abondance [502], se livrent habituellement à tous les exercices gymnastiques qui étaient jadis en usage parmi les Grecs, et particulièrement aux exercices de la lutte et du pugilat [503] ; faut-il s’étonner que, dans ces exercices, ils aient montré de la supériorité sur des hommes qui y étaient étrangers, ou qui du moins ne s’y livrent que très rarement ? Lorsque des matelots anglais ont eu à combattre des hommes de même espèce, qui ne s’étaient pas également exercés, et qu’ils ont employé la méthode usitée dans leur pays, ils ont montré, sur leurs adversaires, la même supériorité que ceux-ci avaient montrée sur eux dans d’autres occasions [504].

Péron a trouvé que les indigènes de la Nouvelle-Hollande avaient, dans les poignets et dans les reins, moins de force que les Français, pour faire avancer l’aiguille du dynamomètre ; et la description qu’il donne de la constitution physique de ces hommes ne permet pas de supposer qu’ils soient doués d’une organisation très parfaite. Cependant, s’ils avaient eux-mêmes choisi la nature des expériences, s’ils avaient engagé les compagnons du naturaliste français à faire une course dans les forêts ou à travers des marais, ou à aller prendre des coquillages au fond de la mer, pense-t-on que le résultat aurait été le même ? Les hommes les plus forts de l’équipage n’eussent-ils pas été vaincus par les plus faibles des femmes de ce pays ?

Des peuples barbares se montrent habiles dans la natation, par la même raison que d’autres se montrent agiles et infatigables dans la course ; c’est une condition de leur existence. Mais, soit qu’il s’agisse de parcourir un grand espace, soit qu’il s’agisse de vaincre la résistance des vagues, on n’exécute pas l’une ou l’autre de ces deux opérations sans être doué d’une grande force musculaire ; seulement, de ce que certains muscles sont doués d’une grande puissance lorsqu’on les a habitués à se mouvoir dans un certain sens, il ne faut pas conclure que d’autres auraient une puissance égale, quand même on ne les aurait pas exercés.

On peut croire, avec M. de Humboldt, que les animaux que l’homme a privés de la liberté et qu’il a délivrés du soin, soit de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance, soit de se garantir des dangers dont ils auraient été environnés s’ils étaient restés libres, ont moins de sagacité, sous certains rapports, que ceux qui ont conservé leur indépendance ; mais il ne faut pas s’imaginer que ce soit parce que leur organisation s’est affaiblie ou viciée ; c’est parce qu’ils n’ont point appris à discerner ou à entendre les mêmes choses. Un oiseau de proie qu’on aura tenu dès sa naissance dans une cage et auquel on rendra longtemps après la liberté, ne sera pas aussi rusé, ni aussi méfiant, et ne discernera pas d’abord aussi bien et à une aussi grande distance, les animaux dont il doit se nourrir, que celui que la faim et le danger auront continuellement instruit ; la raison en est que l’expérience profite aux bêtes comme aux hommes, quoique à un moindre degré [505].

J’ai dit que la prétendue finesse des sens des sauvages ne tient pas à une différence d’espèce. Deux faits incontestables en sont la preuve. Le premier, c’est que cette prétendue finesse a été observée chez des hommes de toutes les espèces, au même degré de civilisation. On a vu, chez les Arabes bédouins, à peu près les mêmes genres de supériorité que chez les Hottentots, les Malais et les indigènes d’Amérique. Le second fait, c’est que les Européens qui ont vécu parmi des peuples non civilisés appartenant à des espèces différentes, ont fini par acquérir, et même en peu de temps, les qualités qu’on avait crues propres à ces peuples ; quelques-uns les ont même portées plus loin qu’eux.

Quelles sont d’ailleurs les causes qui pourraient donner cette finesse aux sens des peuples sauvages, ou qui pourraient la détruire, quand elle existe, à mesure qu’ils se civilisent ? Si l’esprit de système n’avait pas, à cet égard comme à beaucoup d’autres, rendu les hommes aveugles ; si l’on avait voulu seulement se donner la peine de rechercher les causes des phénomènes dont on affirmait l’existence, on serait arrivé à des résultats opposés à ceux qu’on croyait avoir observés ; on aurait trouvé que les mêmes causes qui peuvent diminuer la finesse des sens dans l’état de civilisation, existent avec plus de puissance dans l’état de barbarie.

De tous les organes, le plus facile à offenser est celui de la vue ; il peut être blessé par un passage trop rapide de l’obscurité à la lumière, par la réverbération du soleil quand il frappe sur un sol couvert de neige ou de sable, par la poussière qu’emporte le vent, et surtout par une atmosphère chargée de matières acides ou salines. Or, toutes ces causes agissent dans l’état de barbarie comme dans l’état de civilisation ; mais, dans le premier, elles ont infiniment plus de force que dans le second. Un Hottentot, dans sa hutte, est environné d’une atmosphère moins pure que celle qui nous environne dans l’intérieur de nos maisons ; resserré avec sa famille dans un espace de quelques pieds, ne recevant de l’air que par une porte où lui-même ne peut entrer qu’en rampant, enveloppé d’une épaisse fumée pour se garantir du froid ou des insectes qui le poursuivent, et couché sur un sol couvert d’ordures dont les exhalaisons se font sentir au loin, on ne voit pas comment le contact d’une telle atmosphère avec l’organe de la vue, pourrait produire la perfection qu’on lui suppose. Les barbares de l’Asie et de l’Amérique, tant qu’ils restent dans leurs cabanes, ne vivent pas dans une atmosphère plus pure ou plus favorable aux yeux que celle dans laquelle vivent les Hottentots. On a vu, dans les descriptions que j’ai précédemment données, des habitations des indigènes du Canada, du Kamtchatka, de la Nouvelle-Hollande et de presque tous les pays non civilisés, qu’ils ne sont pas plus avancés à cet égard les uns que les autres. Il est vrai que les peuples qui habitent ces contrées, passent une partie considérable de leur temps au grand air ; mais tous les habitants de nos campagnes y passent une partie au moins aussi considérable du leur ; ils ont des habitations mieux aérées, moins enfumées et plus saines ; et l’air qu’on respire dans les pays cultivés, est au moins aussi pur que celui qu’on respire dans les forêts ou dans les terres marécageuses de la plupart des contrées sauvages.

S’il existe d’ailleurs des peuplades chez lesquelles les voyageurs n’ont observé aucun défaut dans l’organe de la vue, il en est d’autres chez lesquelles on a trouvé un grand nombre d’individus qui avaient les yeux malades ou gâtés, et celles-ci étaient toujours les plus sauvages. Les indigènes du nord de la Nouvelle-Hollande sont si loin de posséder cette finesse de vue que quelques philosophes ont attribuée aux sauvages, et que d’autres ont attribuée aux races colorées, qu’ils peuvent à peine apercevoir ce qui se passe autour d’eux.

« Leurs paupières, dit un voyageur en parlant des peuples qui habitent au nord de ce continent, sont toujours demi-fermées, pour empêcher que les mouches ne leur donnent dans les yeux : aussi, sont-elles si incommodes, que, quelque chose qu’on fasse avec son éventail, on ne peut les empêcher de donner au visage ; et, sans le secours des deux mains, elles entreraient jusque dans les narines, et même dans la bouche si les lèvres n’étaient pas bien fermées. De là vient qu’étant incommodés de ces insectes dès leur enfance, ils n’ouvrent jamais les yeux comme les autres peuples : aussi, ne sauraient-ils voir de loin, à moins qu’ils ne lèvent la tête comme s’ils voulaient voir quelque chose qui fût au-dessous d’eux... Ces mêmes habitants s’enfuyaient toujours de nous ; cependant, nous en primes plusieurs ; car, comme je l’ai déjà remarqué, ils ont les yeux si mauvais, qu’ils ne nous voyaient que quand nous étions près d’eux [506]. »

On peut faire, sur le sens de l’odorat, des observations analogues à celles que j’ai faites sur le sens de la vue. Si quelque chose peut en accroître la finesse, c’est l’habitude de respirer un air pur et dégagé de toutes sortes d’exhalaisons ; mais on a vu précédemment que rien n’égale la saleté des huttes des sauvages et la mauvaise odeur qu’elles exhalent. La malpropreté de leurs vêtements et de leurs personnes est la même que celle de leurs habitations ; elle a révolté tous les voyageurs qui les ont visités ; la puanteur qu’ils répandent est telle, que souvent on les sent longtemps avant que de les voir : or, il est difficile de concilier cette saleté et cette puanteur avec la délicatesse d’odorat qu’on leur suppose. Des hommes qui mangent la viande et le poisson pourris, et qui vivent habituellement dans l’ordure, ne sauraient être très frappés par une mauvaise odeur quand elle est légère. Ils peuvent sans doute s’apercevoir plus facilement que nous des odeurs qui leur sont étrangères, et auxquelles nous sommes habitués ; mais aussi nous pouvons nous apercevoir plus facilement qu’eux des odeurs qu’ils répandent, et que nous trouvons offensives.

Les peuples barbares ayant toujours des ennemis à surprendre, ou craignant sans cesse d’être surpris, doivent être plus attentifs que nous ne le sommes à toute espèce de bruits. Lorsque les sons qui nous frappent ne peuvent réveiller ni nos craintes, ni nos espérances, et qu’ils ne nous causent immédiatement aucun plaisir, nous n’y faisons plus attention, et nous cessons même de les entendre toutes les fois que quelque autre chose excite fortement notre attention ; mais ce n’est pas parce que le sens de l’ouïe a moins de finesse, c’est parce que nous sommes moins attentifs ; nous saisissons le son le plus léger auquel nous nous attendons ; il suffit, pour s’en convaincre, d’assister à quelque concert. Si donc l’on fait abstraction de l’intérêt qu’on a à écouter ou à ne point écouter certains bruits, il sera impossible de trouver, dans la position d’un sauvage, des causes qui puissent accroître chez lui la finesse de l’ouïe.

Ne pouvant découvrir, dans la position des peuples non civilisés, aucune cause qui soit propre à accroître immédiatement la finesse de leurs sens, il resterait à savoir s’il n’existe pas des causes qui tendent à produire le même effet d’une manière indirecte ; si, par exemple, il ne suffirait pas de manger de la viande ou du poisson crus ou pourris, pour accroître la finesse de l’odorat ; si l’on ne pourrait pas accroître la finesse de la vue, en se gorgeant d’aliments et en supportant la famine alternativement, ou en respirant un air chargé d’exhalaisons méphitiques ; si l’on n’accroîtrait pas la finesse de l’ouïe, en passant fréquemment d’un exercice violent à une oisiveté absolue. C’est aux admirateurs de l’état de nature et des systèmes de Rousseau, qu’il appartient de résoudre ces questions.

 


 

[III-390]

CHAPITRE VIII.

Des effets qui résultent du développement de quelques facultés particulières, chez les peuples des diverses espèces. — Origine de l’esclavage.

Mais, si les progrès de la civilisation ne détruisent ni la finesse de nos sens, ni la bonne constitution de nos organes, ils en dirigent l’application vers d’autres objets ; cette différence de direction mérite d’être observée, car elle a eu et elle a encore une influence immense sur presque toutes les nations du globe : ce n’est que par elle que nous pouvons expliquer l’action des peuples les uns sur les autres, et comment les nations les plus barbares ont presque toujours déterminé les mœurs, les préjugés, les institutions des peuples qui avaient fait les premiers progrès.

Un peuple ne peut passer de l’état de chasseur ou de pasteur, à l’état d’agriculteur, sans perdre, par cela même, les facultés et les habitudes qu’il devait à son premier état, et sans en prendre de nouvelles. Comme chasseur, il exerçait les muscles de ses jambes, afin de suivre le gibier dans ses migrations, ou pour l’atteindre après l’avoir blessé ; comme agriculteur, il est obligé d’exercer les muscles de ses bras, pour couper ou déraciner des arbres, cultiver la terre, recueillir ses récoltes. Comme chasseur, il exerçait sa vue à distinguer, sur la surface du sol, les traces les plus légères que les animaux y avaient imprimées, à connaître les signes qui devaient le diriger à travers les forêts, ou lui montrer les gués des rivières, à juger de l’ensemble des pays, à observer les lieux propres à servir au gibier de retraite ou de passage, à diriger ses flèches ou sa lance ; comme agriculteur, il l’exerce à discerner les plantes qu’il lui est utile de multiplier, et celles qu’il lui importe de détruire, à juger du cours des saisons, des variations de l’atmosphère, ou d’autres phénomènes analogues. Dans son premier métier, l’incertitude de la chasse ou de la pêche, et la difficulté de conserver longtemps ses provisions, l’habituaient à supporter de longues abstinences ou à consommer, en un seul repas, une énorme quantité d’aliments ; dans le second, il faut qu’il distribue, de manière à les faire durer pendant le cours d’une année, les produits d’une seule récolte, et qu’il contracte, par conséquent, des habitudes d’ordre et d’économie. Enfin, en sa qualité de chasseur, il était errant comme les animaux ; il pouvait, sans suspendre l’exercice de son industrie, aller au loin surprendre son ennemi, ou fuir dans des lieux éloignés s’il craignait d’être surpris par lui : en sa qualité de cultivateur, il ne peut pas s’éloigner de son champ sans suspendre ses travaux ou sans abandonner ses récoltes et les exposer au pillage.

Si maintenant on met en présence deux peuples, l’un qui est resté nomade ou chasseur, l’autre qui est devenu agriculteur, et si l’on compare le genre de développement que celui-là a donné à ses facultés, au genre de développement que celui-ci a donné aux siennes, on trouvera que le premier possède toutes les qualités et tous les vices qui peuvent faire de lui un peuple conquérant, et que le second est privé de toutes les qualités qui seraient nécessaires pour se garantir de la destruction et de l’esclavage. Avoir une connaissance parfaite des lieux qui doivent être le théâtre de ses exploits ; savoir quelles sont les positions les plus propres à surprendre sa proie ou son ennemi ; connaître les défilés par lesquels il peut s’échapper ; être agile et infatigable à la course ; changer rapidement de positions ; supporter la faim et la soif pendant plusieurs jours ; se glisser, comme des serpents, à travers les forêts sans être aperçu, ou arriver sur des chevaux indomptés avec la rapidité des oiseaux de proie ; frapper son ennemi de surprise et d’effroi, et lui donner la mort d’une main sûre, voilà quelles sont les facultés qui distinguent une horde de chasseurs sauvages, et qui peuvent faire d’elle l’armée la plus redoutable. Ajoutons qu’une horde de chasseurs ou de nomades, quoiqu’elle ait toujours un territoire qui lui est propre, contracte nécessairement l’habitude d’envahir le territoire des tribus voisines, soit pour ne pas abandonner la poursuite du gibier qu’elle a découvert sur son propre sol, soit pour y chercher des subsistances lorsque la faim la presse et qu’elle n’en trouve pas ailleurs. Une peuplade qui s’est adonnée à l’agriculture et aux arts paisibles qu’elle nécessite ou qu’elle favorise, ne possède, au contraire, aucune de ces facultés : elle ne connaît de lieux que ceux qu’elle cultive, et ne les connaît que sous les rapports des produits qu’ils donnent ; elle ne sait ni éviter, ni poursuivre un ennemi. Les habitudes régulières qu’elle qu’elle a contractées la rendent incapable de supporter le genre de fatigue qu’exige le métier de soldat : elle n’en a ni les connaissances, ni les passions [507].

Que l’on se rappelle maintenant les causes qui ont développé la civilisation sur les diverses parties du globe ; comment elle a pris naissance sous les climats les plus doux, sous ceux où, pendant le cours d’une année, la végétation éprouve l’interruption la plus courte ; comment elle s’est répandue par degrés sous les climats tempérés ; enfin, comment et pour quelles causes les peuples placés sous des climats froids sont restés barbares, et l’on concevra les nombreuses irruptions que les peuples du nord ont faites sur les peuples du midi, et l’impossibilité dans laquelle ceux-ci se sont trouvés de se défendre ; on concevra comment les peuples de la Chine, de la Perse, de l’Hindoustan, adonnés à l’agriculture, ont dû subir, quoique supérieurs en nombre, le joug des barbares descendus des montagnes centrales de l’Asie, et comment nous trouvons des phénomènes semblables presque sur toutes les parties du globe.

Mais cet asservissement ne doit pas être attribué à la faiblesse, à la lâcheté ou aux vices des nations qui, les premières, ont été policées : la supériorité qu’ont obtenue les peuples du nord, n’a pas été le résultat d’une supériorité dans leur organisation physique, dans leur développement intellectuel, ou dans leurs qualités morales ; car j’ai fait voir dans le livre précédent, qu’en général, et en admettant quelques exceptions, les peuples qui vivent entre les tropiques ou qui en sont le moins éloignés, ont une meilleure constitution, sont plus développés dans leur intelligence, et ont moins de vices que les peuples de même race qui se rapprochent des pôles, ou qui vivent sous ce qu’on nomme des climats froids : ce n’est pas non plus à la supériorité du nombre, car, entre un pays abandonné à sa fertilité naturelle, et un pays bien cultivé, la population est à peu près comme un est à deux mille, à égalité d’étendue ; c’est donc ailleurs qu’il faut chercher les causes du genre de supériorité qu’ont montré jadis les peuples barbares sur les nations civilisées.

Des agriculteurs ou des artisans, quelle que soit leur profession, sont mieux nourris, et exercent leurs organes physiques avec plus de constance et de régularité que des hommes qui vivent de chasse. Il faut un emploi de forces physiques plus considérable et plus soutenu pour déraciner un arbre, labourer et ensemencer un champ, que pour manier une pique ou lancer une flèche. Il faut plus d’intelligence pour réduire un animal sauvage à la vie domestique, pour faire une charrue, cultiver un champ ou soigner un troupeau, qu’il n’en faut pour fabriquer un arc ou un casse-tête, ou pour donner la mort à un daim. Il faut plus de prévoyance, d’économie, de tempérance, et, en un mot, de bonnes habitudes, pour vivre des produits de la terre cultivée, qu’il n’en faut pour vivre des produits de la pêche, de la chasse, ou même du laitage de ses troupeaux. Il faut plus de constance et de vrai courage pour mettre en culture une terre couverte d’arbres improductifs, de broussailles ou de marais, qu’il n’en faut pour aller affronter les armes d’un ennemi, lorsqu’on y est poussé par la famine ou par la crainte de quelque châtiment. Et cependant, quoiqu’il y ait une somme plus grande de forces physiques, d’intelligence, de bonnes mœurs et même de vrai courage du côté de l’agriculteur que du côté du chasseur ou du soldat, il ne faut pas douter que le premier ne soit vaincu par le second, s’ils en viennent aux prises. La raison en est dans la nature même de leurs occupations : le premier n’a appris à lutter que contre les choses privées de vie ou de sensibilité ; il a mis sa science, non à détruire, mais à diriger les forces productives de la nature ; pour vaincre, il n’a eu besoin ni artifices, ni de ruses, ni de fourberies ; le second n’a appris à lutter que contre des êtres pleins de vie ; il a mis sa science à surprendre, à tromper, à blesser, à donner la mort.

Lorsque des hordes de chasseurs ou de nomades sont dans un état de repos, il n’existe généralement entre eux aucune espèce de subordination sociale ; mais, lorsqu’ils vont dans une expédition de guerre ou de chasse, ils se mettent tous sous la direction du chasseur ou du guerrier le plus habile ; au moment où ils approchent du danger, leur subordination est telle, qu’elle égale celle de l’armée la mieux disciplinée ; cette soumission aveugle à un chef finit ordinairement avec le danger qui l’a fait naître. Mais, si, au lieu d’exterminer complètement le peuple conquis, la horde conquérante en conserve une partie pour l’exploiter à son profit, il faut qu’elle reste organisée, et qu’elle continue d’être soumise à son chef ; car ce n’est que par leur coalition et par leur soumission à un chef commun, que des maîtres peuvent se mettre en sûreté contre leurs esclaves. Voilà comment l’anarchie que nous avons observé chez tous les peuples barbares, se transforme en despotisme militaire, ou comment le pouvoir que s’arrogeait chaque individu avant l’expédition, se concentre dans un seul après la conquête. Mais les vaincus ne sont pas plus les fondateurs de ce despotisme, que le voyageur, dépouillé par des brigands, n’est l’auteur de la coalition que ces brigands ont formée pour se rendre maîtres de sa fortune. Ce n’est pas non plus de la chaleur du climat qu’est sorti le pouvoir arbitraire et la multitude de vices qui l’accompagnent : ce sont des hordes barbares qui ont enfanté l’un et apporté la plupart des autres ; et l’on sait de quels pays ces hordes sont descendues [508].

[III-398]

Les historiens qui ont étudié les mœurs et les institutions des peuples, et qui en ont recherché l’origine, ont trouvé chez les nations les plus éclairées du continent européen, une partie des institutions et des mœurs observées par Tacite chez les sauvages de la Germanie. Les nations les plus civilisées de l’Europe moderne, dit Gibbon, sortirent des forêts de la Germanie, et dans les institutions grossières de ces barbares nous pouvons distinguer encore les premiers principes de nos lois et de nos mœurs actuelles [509]. Le phénomène que fait observer ici cet historien, et que d’autres avaient observé avant lui, se retrouve chez tous les peuples que des barbares ont subjugués. Les conquérants ont traîné partout avec eux leurs préjugés, et les vices qui sont des conséquences naturelles de la barbarie et de l’esclavage, Presque partout, ils se sont organisés d’une manière analogue, pour perpétuer leur domination et la durée de la servitude. On verra, lorsque je traiterai de l’esclavage, que, dans tous les pays, il a été engendré par les mêmes causes, et a produit les mêmes effets,

Voyant, sur tous les continents, les peuples barbares, chasseurs ou pasteurs, se précipiter continuellement sur les peuples agricoles et les asservir, et ne voyant presque jamais ceux-ci se précipiter sur ceux-là et en faire des esclaves, on a dû penser naturellement que les premiers, placés ordinairement sous un climat rigoureux, étaient doués d’un grand courage, et que les seconds, placés au contraire sous un climat plus doux, étaient essentiellement lâches. Si l’on avait seulement fait attention au genre de vie des uns et des autres, et aux mœurs qui en sont la conséquence, on aurait vu que le plus ou moins de courage était une circonstance étrangère à ces deux phénomènes. Une horde de barbares, qui abandonne la poursuite d’un troupeau de buffles ou de daims, pour se précipiter sur une peuplade d’agriculteurs, ne change pas de métier ; ce n’est jamais qu’une partie de chasse ; la seule différence qu’elle aperçoive entre les deux cas, c’est que la proie est moins riche dans le premier que dans le second. Mais une peuplade d’agriculteurs ne [III-400] pourrait pas, avec le même profit et la même facilité, aller à la poursuite d’une horde de sauvages ; les hommes qui vivent de proie ont besoin, comme les bêtes féroces, d’une vaste étendue de terrain pour subsister ; il n’est guère moins difficile d’asservir une troupe de chasseurs sauvages que de soumettre une bande de loups ; on peut en tuer quelques-uns, quand on les surprend ; mais, s’ils se dispersent, il n’est plus possible d’aller à leur poursuite ; enfin, s’il était possible de les subjuguer, à quoi seraient-ils bons pour ceux qui les auraient pris ? Y aurait-il compensation entre les dangers et les avantages ?

Mais, si, aux premiers âges de la civilisation, les barbares ont, dans la lutte, un grand avantage sur les peuples qui ont renoncé à la vie sauvage, les peuples très civilisés, ceux qui ont donné à leurs facultés un développement très considérable, ont, sur les barbares, un avantage plus grand encore. Si un chef de horde, comme Clovis, se présentait sur les frontières de France, suivi de quatre ou cinq mille sauvages, pense-t-on qu’il irait bien loin, et qu’il lui suffirait d’avoir l’appui secret des évêques pour se rendre maître du pays ? Si quelques bandes de pêcheurs et de chasseurs saxons se présentaient aujourd’hui dans leurs nacelles, sur les côtes d’Angleterre, pour faire la conquête de l’île et en réduire les habitants en esclavage, croit-on que les Anglais en seraient fort effrayés ?

[III-401]

Ayant exposé les faits tels que l’expérience les a constatés, qu’il me soit permis de les réduire à leur expression la plus simple, ou de les transformer en propositions générales ; il sera beaucoup plus facile d’en suivre l’enchaînement.

La puissance de nos organes résulte de deux choses : de la bonté de leur constitution, et de l’exercice qu’on leur a donné. La bonté de leur constitution résulte généralement de la bonne qualité et de l’abondance de nos aliments, de la satisfaction modérée et régulière de nos besoins, de l’absence de toute inquiétude d’esprit, de la pureté de l’air atmosphérique, de la salubrité des eaux, et d’autres circonstances physiques analogues.

Dans l’état de civilisation, les hommes possèdent des aliments plus sains et plus abondants que dans l’état de barbarie ; ils satisfont leurs besoins d’une manière plus régulière ; ils sont menacés de moins de dangers et sont agités de moins de craintes ; l’air qui les environne, dans leurs habitations, est infiniment plus pur qu’il ne l’est dans la hutte des sauvages, et l’air qui les environne à l’extérieur ne l’est pas moins que celui qu’on respire dans des forêts ou dans des terres incultes et souvent marécageuses ; les eaux dont ils s’abreuvent sont aussi salubres. Dans l’état de civilisation, il existe donc pour l’homme, des causes propres à lui donner une bonne constitution, qui n’existent pas dans l’état de barbarie.

[III-402]

 On n’observe, dans les circonstances qui environnent l’homme sauvage ou barbare, aucune cause physique qui soit propre à accroître la finesse ou la force de ses organes, et particulièrement de ceux de la vue, de l’ouïe et de l’odorat. Aucune observation, aucune expérience ne constatent que cette prétendue finesse soit le résultat de la nature des aliments dont il se nourrit, des eaux qu’il boit, de l’air atmosphérique qu’il respire, et d’autres causes analogues ; de sorte que ceux qui veulent nous persuader que l’organisation de l’homme est meilleure dans l’état de barbarie que dans l’état de civilisation, sont réduits à affirmer des effets dont ils ne voient pas les causes.

Un individu d’une constitution faible ou médiocre, qui s’habitue à exécuter certaines opérations, parvient à donner aux organes qu’il exerce, une puissance que n’a point l’individu le mieux constitué qui ne s’est pas livré aux mêmes exercices ; un individu faiblement constitué qui, par sa position, est dans la nécessité, par exemple, de faire des courses longues et fréquentes, parvient à courir plus vite et plus longtemps que l’individu le mieux constitué qui n’a pas contracté la même habitude.

De même, celui qui exerce l’organe de la vue à voir ou à discerner certains objets, l’organe de l’ouïe à entendre ou à distinguer certains sons, l’organe de l’odorat à sentir certaines odeurs, parvient, quoique doué d’une organisation faible, à mieux voir ces objets, à mieux entendre ces sons, à mieux sentir ces odeurs, que l’homme le mieux organisé qui ne s’est point livré aux mêmes exercices.

Ainsi, de ce que des hommes barbares courent plus vite ou plus longtemps que des hommes civilisés, de ce qu’ils nagent avec plus de facilité ou de vitesse, de ce qu’ils voient mieux certaines choses, entendent mieux certains sons, ou sentent mieux certaines odeurs, on ne peut pas tirer la conséquence qu’ils ont une meilleure constitution physique, et qu’ils ont plus de finesse dans les sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat.

De deux individus qui seraient également constitués et qui se livreraient aux mêmes exercices, celui qui possèderait sur l’autre certains avantages, tels que de meilleurs aliments, de meilleurs vêtements et une habitation plus propre et plus salubre, deviendrait supérieur à celui qui serait privé des mêmes avantages : d’où il suit que des hommes civilisés qui se livrent aux mêmes exercices que des sauvages, sans renoncer aux avantages des peuples civilisés, doivent se rendre et se sont rendus en effet supérieurs à eux.

Dans toutes les positions, le genre d’exercice que les peuples donnent, de préférence, à leurs facultés ou à leurs organes, est celui qui est le plus propre à leur procurer des subsistances ; et comme la nature et l’abondance des subsistances sont déterminées par la nature et l’élévation du sol, par le cours des eaux, par la facilité des communications et par d’autres circonstances analogues, il s’ensuit que les mêmes circonstances physiques qui déterminent la nature des moyens d’existence d’un peuple, déterminent aussi le genre d’exercices que ce peuple donne à ses facultés, et le genre de supériorité qu’il acquiert sur d’autres peuples.

Les terres placées sous une température rigoureuse et celles qui manquent d’eau douce, offrent à diverses espèces d’animaux des substances alimentaires, tandis que souvent elles n’en offrent point aux hommes ; des peuples ne peuvent donc se répandre sur des terres de cette nature, qu’en devenant chasseurs ou pasteurs, en adoptant la vie nomade ; et ils ne peuvent adopter ce genre de vie, sans donner à leurs organes le genre d’exercice qui est le plus favorable à la vie militaire et qui peut faire d’eux des conquérants ; les mêmes qualités qui les rendent propres à poursuivre, à surprendre, à tuer ou à subjuguer des animaux, les rendent propres à poursuivre, à surprendre à tuer ou à subjuguer des hommes.

Les hommes qui, par les avantages que leur sol et leur position géographique leur présentent, se livrent à l’agriculture, aux arts paisibles ou au commerce, donnent à leurs facultés un exercice plus constant et plus régulier que les nomades ; ils acquièrent une somme de forces physiques plus considérable ; ils donnent à leurs facultés intellectuelles plus d’étendue, et à leurs mœurs plus de pureté ; mais ils perdent en même temps les qualités et les vices qui sont propres à la vie militaire.

Par le genre de leurs exercices et par la nature de leurs passions, les premiers de ces peuples tendent donc sans cesse à détruire ou à subjuguer les seconds ; et ceux-ci manquent des qualités propres à la résistance, aussi longtemps que les arts et les sciences n’ont pas fait de grands progrès ; de là sont résultés l’asservissement de la plupart des peuples civilisés aux peuples barbares, et la tendance qu’on a toujours observée chez les tribus du nord, à se précipiter sur les peuples placés sous des climats moins rigoureux.

Enfin, les peuples barbares qui abandonnent leur propre pays, emportent, dans leurs migrations, leurs vices, leurs préjugés, leurs passions et le genre d’institutions, le plus propre à maintenir leur empire ; en établissant l’esclavage, ils font naître tous les vices qui sont des conséquences naturelles d’un tel état ; et, comme il n’est presque point de peuples civilisés qui, à une époque plus ou moins éloignée, n’aient été subjugués par des barbares, il faut chercher le principe des préjugés, des vices et des mauvaises institutions qui dominent chez eux, dans les contrées qui sont encore le domaine de la barbarie et dans celles où l’esclavage est établi.

Il est vrai que ces institutions, ces vices et ces préjugés sont modifiés par le mélange des peuples et par l’asservissement des uns aux autres : aussi attendrai-je, pour en faire l’exposition et pour en examiner les conséquences, d’avoir traité de l’esclavage.

Dans l’état de barbarie, tous les individus de la même horde qui appartiennent au même sexe donnent à leurs organes le même genre de développement ; d’où il suit qu’il ne peut exister entre les uns et les autres que de petites différences, et que, par conséquent, il y a peu d’inégalités entre ceux qui sont du même sexe et du même âge ; il suit encore de là qu’il peut bien se commettre parmi eux beaucoup de violences individuelles, mais qu’il est presque impossible qu’il s’y établisse une oppression méthodique, et en quelque sorte régulière.

Dans l’état de civilisation, on trouve que tous les organes, toutes les facultés de l’homme se développent, lorsque l’on considère les populations en masse ; mais lorsque l’on considère les hommes individuellement, on trouve que chacun ne développe jamais qu’une partie de lui-même. Non seulement un individu n’exerce, en général, qu’une partie de ses organes, mais il ne donne à cette partie qu’un certain genre d’exercice. L’homme qui a appris à ses bras à diriger l’instrument qui lui sert à gagner sa vie, ne saurait s’en servir à manier une arme, s’il avait à se défendre ; et celui qui s’est habitué à manier des armes ne saurait souvent faire usage de ses bras pour se livrer au plus aisé des métiers. La division des occupations, qui a donné à chaque homme le moyen d’exécuter certaines opérations dans le moins de temps possible, l’a rendu souvent incapable de faire autre chose.

En opposant l’un à l’autre deux peuples qui ont donné à leurs organes deux genres de développement différents, j’ai fait voir comment celui qui possède le plus d’intelligence, de bonnes habitudes, de forces physiques et même de véritable courage, peut être détruit ou subjugué par celui qui en possède le moins. Il y aurait maintenant à examiner ce qui arrive lorsque, dans le sein du même peuple, il se forme des classes qui se développent ainsi d’une manière partielle et analogue à celle que nous avons observée. En recherchant quelle est l’influence que ces classes exercent les unes sur les autres, peut-être trouverions-nous qu’elle est exactement de la même nature que celle qui a lieu entre deux peuples différents ; mais cette recherche serait ici anticipée : elle sera plus facile lorsque nous aurons suivi les conséquences du phénomène que j’ai exposé dans ce chapitre.

 


 

[III-408]

CHAPITRE IX.

Parallèle entre l’homme sauvage et l’homme civilisé. — Système de J.-J. Rousseau.

Si, pour détruire une erreur, il suffisait d’avoir clairement établi la vérité contraire, je ne m’occuperais pas ici du système de Rousseau, sur l’homme de la nature ; mais rien n’est plus commun que de rencontrer des personnes qui, de très bonne foi, donnent leur assentiment à deux assertions opposées. Les habitudes de l’esprit ne sont pas plus faciles à détruire que celles du corps ; peut-être même le sont-elles moins ; lorsqu’on a contracté l’habitude de porter certains jugements, on la conserve, même lorsque, sous une autre forme ou sous d’autres noms, on adopte plus tard une opinion contraire. Les impressions de la jeunesse sont toujours les plus fortes et les plus ineffaçables ; celles qu’on reçoit dans un âge mur sont, en général, peu durables ; si donc il arrive qu’on rectifie tard les fausses idées qu’on a reçues dès l’enfance, peu à peu la rectification s’efface, et les anciennes erreurs reprennent leur empire ; de là vient sans doute qu’il n’y a d’instruction profitable que celle qu’on donne à des jeunes gens. Ce n’est donc que pour ceux qui se seraient déjà livrés à l’étude des ouvrages de Rousseau, et qui auraient formé leurs opinions sur les siennes, que j’écris ceci ; les autres peuvent passer ces observations sans les lire ; car ils n’y trouveront, sous une forme nouvelle, que ce qu’ils savent déjà.

Rousseau, en recherchant quelle a été l’origine de l’inégalité parmi les hommes, a voulu démontrer que, dans l’état qu’il a nommé de nature, les hommes sont mieux constitués, possèdent une somme plus grande de forces physiques, sont plus nombreux et moins vicieux, et jouissent par conséquent de plus de bonheur que dans l’état de civilisation : il suffira d’un petit nombre de faits incontestables pour renverser ce système.

Trois causes, suivant Rousseau, concourent à donner à l’homme de la nature une bonne constitution physique et une grande force : l’abondance d’aliments, l’exercice continuel de ses membres, l’absence de toute passion violente ou la tranquillité d’esprit. Il s’agit de démontrer comment ces causes existent dans l’état sauvage.

Buffon a prétendu que la terre abandonnée à elle-même est plus fertile que la terre cultivée ; de ce fait, Rousseau tire la conséquence que la terre, lorsqu’elle est inculte, offre à l’homme plus d’aliments que lorsque c’est l’homme lui-même qui en dirige les productions. La terre couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, dit-il, offre à l’homme des magasins à chaque pas.

[III-410]

L’assertion de Buffon peut être vraie dans quelques cas ; mais elle ne l’est pas toujours : il est beaucoup de terres qui ne sont fertiles que parce que l’industrie humaine les a rendues telles ; l’Égypte, l’Arabie, la Perse, le cap de Bonne-Espérance, produiraient fort peu de chose, si les hommes n’avaient pas su y conduire de l’eau ; la Hollande et d’autres terres continuellement couvertes d’eau, seraient également très peu productives, si les hommes n’avaient pas su les dessécher.

Mais, en admettant la proposition de Buffon, on ne peut pas admettre la conséquence que Rousseau en a tirée, sans reconnaître, premièrement, que les hommes peuvent se nourrir de toutes les plantes que la terre leur présente, ou que, quand elle est inculte, elle produit de préférence les substances qui sont les plus propres à leur nourriture ; et, en second lieu, que ces substances se conservent mieux et plus longtemps lorsqu’elles sont abandonnées sur le sol, que lorsqu’elles sont enfermées dans des magasins ; mais parmi ces propositions, il n’en est pas une qui ne soit une évidente absurdité ; non seulement cette prétendue abondance d’aliments produite par la terre quand elle est inculte, n’est prouvée par aucun fait, mais elle est démentie par tous les faits qui ont été constatés sur toutes les parties du globe non soumises à la culture : à cet égard je ne connais pas d’exception.

La première condition requise pour donner à l’homme une constitution robuste n’existe donc pas. La seconde, celle qui consiste dans un exercice constant, mais modéré, des forces musculaires, est mieux remplie dans l’état de civilisation que dans l’état de barbarie. L’homme, dans l’état sauvage, a, suivant Rousseau, plus de forces physiques que l’homme civilisé, par la raison que le premier est obligé de tout exécuter avec le seul secours de ses mains, tandis que le second n’exécute rien qu’au moyen de machines : nous ne savons pas courir, parce que nous avons des chevaux pour nous porter ; nous ne savons pas grimper sur les arbres, parce que nous avons des échelles pour y monter ; nos poignets sont incapables de rompre de fortes branches d’arbres, parce que nous possédons des scies et des haches ; les sauvages exécutent parfaitement chacune de ces opérations, par la seule force de leurs muscles, précisément parce qu’ils ne possèdent aucune de ces machines qui nous énervent.

Ici, Rousseau paraît avoir fort mal saisi la liaison des effets et des causes. Nous voyons parmi nous une multitude de gens qui sont peu légers à la course, tels que maçons, charpentiers, cordonniers, tailleurs et d’autres encore ; mais, si ces diverses classes d’hommes ont les jambes engourdies, est-ce parce qu’ils ont fait un usage trop fréquent de chevaux ? Nous voyons aussi beaucoup de personnes très peu habiles à grimper sur les arbres ; je crois les médecins, les avocats, les magistrats, les membres de nos académies, fort mauvais grimpeurs ; mais est-il bien sûr que, s’ils n’avaient pas eu d’échelles, ils grimperaient beaucoup mieux ? Enfin, il est des hommes qui n’ont pas, dans les bras, une grande force musculaire ; en général, les dessinateurs, les peintres, les graveurs, les écrivains et une multitude d’autres ont les mains peu faites à rompre de fortes branches d’arbres ; est-il bien juste cependant, d’en faire un reproche au mécanicien qui inventa la hache ou la scie ?

L’homme, dans l’état de barbarie, exerce, ainsi que je l’ai déjà fait observer, la partie de lui-même au moyen de laquelle il peut le plus facilement s’emparer des aliments qui lui sont offerts par la nature inculte ; il devient coureur, s’il a besoin de poursuivre le gibier, nageur et plongeur si c’est dans les eaux qu’il doit poursuivre sa proie. Mais c’est une erreur de croire qu’il donne une force égale à chacune des parties de lui-même par l’exercice : comment un sauvage prendrait-il l’habitude de grimper ou de rompre de fortes branches, dans des pays qui seraient dénués d’arbres comme les savanes de l’Amérique, les steppes du centre de l’Asie, les déserts de l’Arabie et une grande partie de l’Afrique ? Pourquoi, dans les pays qui sont couverts de forêts, se livreraient-ils à des exercices de ce genre, si les arbres ne produisent point de fruits, ou si, dans le cours d’une année, ceux qui en produisent, n’en donnent que pendant quelques jours ? Les sauvages sont si peu habiles à grimper sur les arbres, que ceux de la Nouvelle-Hollande ne peuvent s’élever jusqu’aux branches qu’en faisant sur le tronc des entrailles avec une pierre [510], et que dans toutes les relations des voyageurs on ne trouve pas l’exemple d’une seule horde dont les individus soient habiles à grimper. Rousseau suppose que le sauvage exercera ses forces en luttant contre les bêtes féroces ; mais, si un tel exercice est fréquent, il sera fort dangereux, et s’il ne l’est pas, il sera peu utile pour le développement des forces. On ne peut éviter l’un et l’autre de ces deux inconvénients, qu’en supposant qu’il se trouvera quelques ours complaisants, qui viendront, tous les matins, donner gratuitement à l’homme de la nature une leçon de gymnastique.

Si Rousseau n’avait pas vu le monde entier dans les membres de quelques académies, il se serait facilement aperçu que, dans un pays civilisé, il se fait un déploiement de forces musculaires bien plus considérable que celui qui se fait dans un état barbare. Le sauvage applique immédiatement ses mains sur la branche qu’il veut rompre, et les effets qu’il produit ne peuvent jamais être fort considérables ; l’homme civilisé applique les siennes sur le manche d’une cognée, et, en quelques instants, il abat un chêne. Le premier applique ses mains sur la pierre qui le gêne et qu’il veut déplacer ; le second applique les siennes au bout d’un levier, et produit un effet décuple. De part et d’autre, il y a également exercice des forces musculaires ; mais la même force qui ne produit qu’un d’un côté, produit cent ou mille de l’autre. Il est une multitude d’arts mécaniques dans lesquels les hommes qui les exercent, sont obligés de faire un usage constant de leurs forces : laboureurs, menuisiers, mineurs, maçons, forgerons, matelots, tous font usage de leurs membres ; et, en les appliquant à des instruments ou à des machines, ils multiplient leurs forces au lieu de les affaiblir. Il est vrai que des hommes civilisés donnent généralement plus de forces aux muscles des bras qu’aux muscles des jambes, et que c’est le contraire qui arrive chez la plupart des peuples sauvages ; mais existe-t-il quelque bonne raison qui puisse nous faire apprécier la force par la place qu’elle occupe, plutôt que par les résultats qu’elle produit ?

La sécurité ou la tranquillité d’esprit, qui est la troisième condition dont Rousseau fait dépendre la bonne constitution et la force physique de son homme de la nature, n’existe pas même suivant lui, puisqu’il le décrit toujours voisin du danger ou luttant contre les bêtes féroces. Il est vrai que, chez les peuples qui sont dans un état complet de barbarie, on ne trouve pas un gouvernement qui donne à un individu et à ceux qu’il emploie comme ses agents, un pouvoir sans bornes sur tous les autres ; mais ce pouvoir se trouve dans les mains de chacun à l’égard de tous.

Dans un pays civilisé, il existe des biens et des maux particuliers à chaque état ou à chaque position ; dans l’état sauvage, tous les individus exerçant le même métier, sont tous exposés aux mêmes maux, et peuvent jouir des mêmes biens. Or, pour prouver la supériorité de la vie sauvage sur la vie civilisée, Rousseau a rassemblé toutes les calamités auxquelles on est exposé dans toutes les positions, et il les a présentées comme étant le lot réservé à chaque individu ; mais il ne faut pas être doué d’une grande sagacité, pour s’apercevoir que ce n’est là qu’un sophisme. Le soldat qui ne quitte pas la terre n’est pas exposé aux naufrages ; le laboureur ne court pas les risques du matelot, ni le matelot les risques du mineur. Il faudrait, pour que la comparaison fût juste, que les maux propres à chaque état excédassent ceux qui accompagnent la vie sauvage.

Il est un autre genre de sophismes qu’on rencontre souvent dans le discours de Rousseau. Le but qu’il se propose étant de prouver que les maux attachés à la vie sauvage sont inférieurs à ceux qui sont attachés à l’état de civilisation, il ne répond aux objections qu’il prévoit, qu’en changeant l’état de la question. Si on lui objecte, par exemple, que l’adresse de l’homme de la nature ne peut égaler la force de certaines bêtes féroces, il en convient ; mais, dit-il, l’homme est vis-à-vis de ces animaux dans le cas des autres espèces plus faibles qui ne laissent pas de subsister. L’espèce humaine a subsisté sous Commode et sous Néron, et cela ne prouve pas qu’elle ait été bien. Il n’était pas question de prouver d’ailleurs que l’homme de la nature est aussi heureux que certaines bêtes sauvages ; mais qu’il est plus heureux que l’homme civilisé.

Rousseau prévoit une autre objection : si la femme vient à périr, l’enfant risque fort de périr avec elle. Sans doute, dit-il ; mais ce danger est commun à cent autres espèces. Était-ce là la question ? S’agissait-il de prouver qu’il y a cent espèces de bêtes qui ne sont pas plus heureuses qu’un sauvage ? On objecte que l’homme de la nature aura des maladies, qu’il lui arrivera des accidents. Rousseau fait sa réponse ordinaire : l’espèce humaine n’est pas, à cet égard, de pire condition que toutes les autres.

Une objection plus grave s’est présentée : Que deviendra l’homme de la nature dans sa vieillesse ? Chez les vieillards qui agissent et transpirent peu, dit Rousseau, le besoin d’aliments diminue avec la faculté d’y pourvoir, et ils s’éteignent sans qu’on s’aperçoive qu’ils cessent d’être. Les vieillards agissent peu, il est vrai, dans les États civilisés, parce qu’on pourvoit à leurs besoins, et qu’ils n’ont point d’efforts à faire pour repousser le danger. Mais, dans l’état de nature, seront-ils moins obligés que les jeunes gens de s’exercer à la fatigue, de défendre, nus et sans armes, leur vie et leur proie contre les autres bêtes féroces, et de leur échapper à la course ? Seront-ils moins obligés de sauter, de courir, de grimper ? Trouveront-ils les lions et les tigres moins féroces ? Si, au lieu de dévorer un daim dans un repas, ils se contentent d’un lièvre, faudra-t-il qu’ils en soient moins légers à la course ?

Un des principaux caractères que Rousseau reconnaît dans l’homme sauvage, c’est l’imprévoyance ; c’est la facilité qu’il a de céder aux premières impressions que les choses font sur lui ; et, en même temps, il indique l’absence de vices comme la principale cause de son bonheur. Mais n’est-ce pas là une contradiction manifeste ? Un vice est-il autre chose que l’habitude de se livrer à une action qui produit un plaisir immédiat, et dont le mal est ordinairement éloigné ? Aussi, l’absence de vices chez les sauvages n’est-elle pas moins démentie par les faits que toutes les autres assertions que j’ai déjà réfutées.

L’attachement que des sauvages ont montré pour leur genre de vie, a été considéré comme une preuve de la supériorité de l’état de barbarie sur l’état de civilisation. En raisonnant ainsi, il n’y a point d’habitude vicieuse dont on ne puisse prouver la bonté ; car, quel est l’individu qui ne tient pas aux vices dont il est atteint ? Il s’est trouvé des hommes qui ont renoncé à la vie civile pour vivre parmi des sauvages ; et c’est encore un fait qui a servi d’argument contre la civilisation. Nous n’avons aucun moyen de connaître toutes les causes qui ont déterminé la conduite de certains individus ; mais, si nous nous en rapportons au témoignage de plusieurs voyageurs, nous considérerons difficilement ces faits comme propres à justifier le système de Rousseau. Suivant Charlevoix, les Européens qui se sont déterminés à vivre parmi les sauvages, n’y ont été généralement portés que par les appâts que leur offrait une vie licencieuse. L’attestation de ce missionnaire se trouve d’ailleurs confirmée par celle d’un voyageur philosophe [511]. Enfin nous avons vu précédemment des déportés anglais, après s’être réfugiés dans les forêts parmi les sauvages, revenir reprendre leurs fers et leurs travaux, malgré les craintes qu’ils avaient d’être sévèrement punis de leur fuite. Leur retour ne prouve pas en faveur de la vie sauvage.

Je ne pousserai pas plus loin l’examen de ce système : si je n’en ai pas assez dit pour convaincre ceux qui en sont les admirateurs, j’en ai dit beaucoup trop pour ceux qui ne s’en laissent pas imposer par l’éclat du style, et qui jugent des pensées, non par l’harmonie des mots dans lesquels elles sont rendues, mais par les vérités utiles qu’elles renferment. Qu’il me soit seulement permis de consigner ici le témoignage de deux voyageurs célèbres, qui, après avoir admiré le système que j’ai combattu, ont été désabusés par une longue expérience.

« Les philosophes, dit La Pérouse, se récrieront en vain contre ce tableau (de l’état des sauvages). Ils font leurs livres au coin de leur feu, et je voyage depuis trente ans ; je suis témoin des injustices et de la barbarie de ces peuples qu’on nous peint si bons, parce qu’ils sont très près de la nature ; mais cette nature n’est sublime que dans ses masses ; elle néglige tous les détails. Il est impossible de pénétrer dans les bois que la main des hommes civilisés n’a point élagués ; de traverser les plaines remplies de pierres, de rochers, et inondées de marais impraticables ; de faire société enfin avec l’homme de la nature, parce qu’il est barbare, méchant et fourbe [512]. »

Dentrecasteaux qui, en commençant son voyage, était imbu de toutes les opinions de Rousseau, et qui fut saisi d’admiration à l’aspect des premiers sauvages qu’il aperçut, et de la magnificence de la terre abandonnée à sa fertilité naturelle, termine ainsi sa relation :

« Autant nous avions eu de plaisir, au commencement de la campagne, à contempler dans des pays nouveaux les beautés de la nature sauvage, autant nous en eûmes à retrouver une terre cultivée et des hommes civilisés. Les mêmes beautés de la nature brute, qui nous avaient d’abord transportés, ne nous frappaient plus que par leur triste monotonie : nous n’éprouvions que du dégoût à rencontrer des déserts pareils à ceux de la Nouvelle-Hollande. Le sentiment de curiosité qui avait excité en nous le désir de visiter les peuples sauvages et de connaître leurs mœurs, était entièrement éteint. Ces hommes, si voisins de l’état de nature, et sur la simplicité desquels nous avions eu des idées exagérées, ne nous inspiraient que des sentiments pénibles : nous avions vu plusieurs d’entre eux se livrer aux excès de barbarie les plus révoltants ; et tous étaient encore plus corrompus que les peuples civilisés. Nos yeux, fatigués depuis longtemps du spectacle de côtes arides et désertes, se reposaient avec une douce satisfaction sur un pays fertile, qui nous rappelait nos anciennes habitudes ; et notre âme, jadis accablée du poids de ses réflexions sur le sort de ces peuples féroces, s’épanouissait à l’aspect du bourg de Cajeli, de ses mosquées, de ses maisons, assez nombreuses pour former une espèce de cité. Nous ne faisions plus de veux que pour nous rapprocher de notre patrie ; à cet éloignement de notre terre natale, tout Européen devenait un compatriote ; tout Français eût été de notre famille [513]. »

 


 

[III-421]

CHAPITRE X.

Parallèle entre les diverses espèces d’hommes. — De la supériorité des unes à l’égard des autres. — Des causes de cette supériorité. — De la difficulté de constater l’existence de ces causes.

Parmi les recherches auxquelles je me suis livré dans le cours de cet ouvrage, il n’en est point dans lesquelles je suis entré avec plus d’hésitation et de méfiance que celles dans lesquelles je m’engage maintenant. Les différences intellectuelles et morales qui existent entre les diverses espèces d’hommes, ont été si négligemment observées, et les causes qui agissent sur les nations sont si nombreuses et souvent si imperceptibles, qu’il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer quel est le degré de développement dont chaque espèce est susceptible. On a vu, dans les chapitres précédents, combien sont nombreuses les circonstances physiques qui contribuent à rendre un peuple stationnaire ou progressif ; l’influence que ces diverses circonstances exercent est telle, que lorsqu’on les considère attentivement il faut un certain effort d’esprit pour ne pas se laisser entraîner à l’opinion que les peuples sont faits ce qu’ils sont, par l’action qu’exercent sur eux les choses qui les environnent, et par les modifications diverses que les mêmes choses sont susceptibles d’éprouver. Si, à l’influence de ces circonstances physiques et matérielles, on ajoute l’influence, qui n’est guère moins puissante, de quelques circonstances morales, telles que la diversité des religions, l’action des nations les unes sur les autres, la différence des langues, et d’autres analogues, on comprendra combien il faut de circonspection, lorsqu’il s’agit d’assigner la cause spéciale qui a produit tel ou tel degré de développement. Pour avoir la certitude qu’une différence intellectuelle ou morale qu’on observe entre deux peuples, tient uniquement à une différence d’espèce, il faudrait qu’ils fussent tous les deux dans une position semblable sous tous les autres rapports ; car s’il existe pour l’un des causes de supériorité qui n’existent pas pour l’autre, et si ces causes ne sont pas inhérentes à la nature même de l’homme, la différence des espèces n’explique plus rien.

Mais, en même temps que ces recherches sur les différences caractéristiques des races sont très difficiles, elles sont d’une haute importance : une multitude de causes, qui se trouvent tantôt dans les hommes eux-mêmes et tantôt dans les choses au milieu desquelles ils sont placés, contribuent à rendre les peuples progressifs ou stationnaires ; et il ne peut exister de sciences morales ou politiques, si l’on ne connaît pas les liaisons qui existent entre chacune de ces causes et les effets qu’elle produit ; mais ces causes agissent-elles dans le même sens, sur les hommes de toutes les espèces ? Agissent-elles sur tous avec une égale force ? Si la simple exposition des bons et des mauvais effets d’une action et d’une habitude, par exemple, contribue au perfectionnement des mœurs d’une nation d’espèce caucasienne, contribuera-t-elle également, et dans la même proportion, au perfectionnement d’un peuple d’espèce mongole ? Si les sophismes et les erreurs, dans les sciences morales, ont pour effet de dépraver les hommes d’espèce mongole, auront-ils un effet semblable sur des peuples d’espèce américaine ou d’espèce malaie ? La faculté que nous avons de rechercher ou de saisir la liaison qui existe entre telle cause et l’effet qu’elle produit, a-t-elle été donnée aux hommes de toutes les espèces ? Les vérités que les uns peuvent discerner, peuvent-elles être discernées aussi par les autres ? Les passions, qui, dans une position donnée, agitent les hommes de telle espèce, agitent-elles les hommes de telle autre dans une position semblable ? Les impressions qui déterminent l’action de quelques-uns, peuvent-elles déterminer l’action de tous ?

Si les causes qui agissent sur une espèce ne produisaient pas sur une autre les mêmes effets, il faudrait traiter séparément de chacune d’elles ; il faudrait que chacune eût une science et des maximes qui lui fussent propres ; car les faits qu’on aurait observés relativement à une, et les raisonnements auxquels ces faits auraient servi de base, ne prouveraient rien pour aucune des autres. Mais, comme on peut observer entre des nations qui appartiennent à la même espèce, des différences aussi grandes que celles qu’on dit exister entre des peuples appartenant à des espèces différentes, on serait obligé de faire à l’égard des premiers, les mêmes raisonnements qu’on aurait faits à l’égard des seconds. Chaque peuple aurait alors des règles qui lui seraient propres ; et il n’y aurait presque plus de science possible, puisque les faits particuliers ne pourraient jamais donner lieu à une proposition générale. Un philosophe a observé qu’il y a plus loin de l’intelligence de tel homme à l’intelligence de tel autre, que de l’intelligence de telle bête à l’intelligence de tel homme. On peut dire aussi qu’il y a plus loin de l’intelligence et des mœurs de tel peuple à l’intelligence et aux mœurs de tel autre de même espèce, qu’il n’y a loin entre tel peuple d’espèce caucasienne et tel peuple d’espèce mongole. Nous trouverions plus d’analogie entre les paysans de la Chine ou même de la Perse et les paysans de quelques parties de France ou d’Italie qu’entre les serfs russes ou polonais et les cultivateurs du nord de l’Amérique. On pourrait donc appliquer à des peuples de même espèce les raisonnements qu’on fait quand on compare entre elles des nations d’espèces différentes.

L’idée qu’une même cause ne produit pas des effets semblables, quand elle agit sur des peuples qui n’appartiennent pas à la même espèce, n’est pas, au reste, aussi nouvelle qu’elle peut le paraître d’abord ; elle a servi et sert encore d’excuse aux Européens qui ont réduit en servitude des hommes d’espèce éthiopienne ou d’espèce américaine. Les mêmes individus qui pensent que l’esclavage des blancs n’est propre qu’à les démoraliser et à éteindre chez eux tout principe d’activité et d’industrie, ne mettent pas en doute que l’esclavage des noirs ou des cuivrés ne soit le moyen le plus propre à les rendre moraux, actifs, industrieux. Ils considéreraient la servitude des paysans de leur propre pays comme la calamité la plus terrible qui pût tomber sur eux ; mais ils pensent ou du moins ils publient que les noirs qui cultivent les terres de leurs colonies, sont au moins aussi heureux que ces mêmes paysans ; et la raison qu’ils en donnent est qu’ils sont esclaves. Il faut donc que, d’après leurs observations, les mêmes causes produisent des effets opposés, quand elles agissent sur des hommes d’espèces différentes.

Si les peuples de chaque espèce étaient restés sur le sol que la division du globe et la direction des eaux ou des montagnes semblaient leur avoir assigné, les questions sur les différences des espèces n’eussent pas eu l’importance qu’elles ont aujourd’hui. Mais, depuis que les Européens ont envahi le continent américain, et se sont mêlés avec des nations de race cuivrée, sans cependant se confondre avec elle ; depuis qu’ils ont peuplé les îles qu’ils ont conquises, d’individus de race éthiopienne, en leur refusant toutes les prérogatives qui nous paraissent inhérentes à la nature de l’homme ; depuis que les Américains du sud se sont partagés en nations indépendantes, composées d’hommes de plusieurs espèces ; depuis que des peuples d’Europe ont porté leur domination dans une partie de l’Afrique, dans les îles placées à l’extrémité australe de l’Asie, dans l’Hindoustan, et même chez quelques nations du grand Océan ; enfin, depuis que les hommes les plus éclairés de l’Europe et de l’Amérique tendent vers l’abolition graduelle de l’esclavage partout où il existe, il est devenu du plus grand intérêt de rechercher quelles sont les différences qui peuvent exister entre les diverses espèces, et quelles conséquences morales et politiques peuvent résulter de leur mélange, soit pour les nations d’Europe, soit pour les nations des autres continents.

Les recherches auxquelles je me suis livré dans les chapitres précédents, nous ayant fait découvrir d’ailleurs quelques-unes des principales causes qui ont amené l’asservissement des peuples industrieux à des peuples barbares, et le but que je me suis proposé dans cet ouvrage m’obligeant à rechercher quels sont la nature et les effets de l’esclavage, il est nécessaire d’examiner comment ces effets sont modifiés par la différence des espèces. Nous pouvons nous apercevoir, au premier aspect, que, lorsque des hommes en asservissent d’autres qui appartiennent à la même espèce, l’esclavage ne produit pas tous les effets qu’il engendre, quand le maître et l’esclave appartiennent à des espèces différentes. Dans le premier cas, aucune marque extérieure ne distingue les hommes asservis des hommes libres ; les esclaves n’ont aucun moyen de connaître leurs forces et de les comparer à celles de leurs maîtres. Dans le second cas, au contraire, chacun porte sur lui-même, chacun transmet à ses descendants les marques indélébiles de la classe à laquelle il appartient. Chaque individu qui en rencontre un autre, peut juger, au premier aspect, s’il doit le compter parmi ses amis ou parmi ses ennemis.

« Gardons-nous, disait un sénateur romain, à qui l’on proposait de distinguer, par un costume particulier, les hommes asservis des hommes libres, gardons-nous de leur donner le moyen de se compter et de nous compter. »

Une différence plus prononcée que celle que craignait le sénat romain, et qui eût été une cause si énergique d’affranchissement chez les anciens peuples d’Europe, existe partout où des hommes d’une espèce ont asservi des hommes appartenant à une espèce différente, et c’est la nature elle-même qui l’a établie.

Dans les pays même où l’esclavage domestique est à peu près aboli, mais où il existe sur le même sol des hommes qui n’appartiennent pas tous à la même espèce, il est impossible que ce mélange ou cette confusion n’ait point de conséquences en morale et en politique, surtout s’il est vrai, comme le pensent quelques écrivains, que les hommes de toutes les espèces ne sont pas susceptibles du même développement intellectuel et du même perfectionnement moral. Une différence de capacité et de morale ne peut qu’en produire d’autres dans la création et la distribution des richesses, dans l’accroissement des diverses parties de la population, dans la division et la distribution des pouvoirs politiques, et par conséquent dans la législation, dans la nature et les effets du gouvernement. Si aux différences physiques, si propres à perpétuer les antipathies nées de la conquête, viennent se joindre des différences d’intelligence, de mœurs, de richesses, comment sera-t-il possible, par exemple, d’établir cette égalité vers laquelle tendent tous les peuples d’Europe, et qui existe entre les blancs des républiques américaines ? S’il n’y a point d’égalité entre les espèces, comment éviter les jalousies, les antipathies, les haines qui doivent être la conséquence naturelle de la domination des unes sur les autres ? Comment ces diverses passions n’engendreront-elles pas tôt ou tard l’oppression et les vices qu’elle produit ? Comment, enfin, l’habitude d’opprimer des hommes d’une espèce différente, ne produira-t-elle pas l’habitude d’opprimer les hommes de sa propre espèce ?

Ces questions n’intéressent pas seulement les nouvelles républiques de l’Amérique du Sud ; elles intéressent aussi les peuples du Canada où l’on trouve également confondus ensemble des hommes de diverses espèces ; elles intéressent les États-Unis où l’esclavage a introduit une population de noirs au milieu d’une population de blancs ; elles intéressent toutes les colonies que les Européens ont établies dans les îles d’Amérique ou d’Asie ; elles intéressent l’immense population de l’Hindoustan ; enfin, elles intéressent même les peuples de l’Europe, car de l’habitude que prennent les plus puissants d’opprimer au loin des nations d’espèces différentes, naît l’habitude d’opprimer des peuples voisins de même espèce, ou même d’opprimer ses propres concitoyens. J’exposerai ailleurs comment ces vices, ou ces maux peuvent naître les uns des autres ; je n’ai qu’à examiner ici les causes qui peuvent y donner naissance.

Un savant Anglais qui s’est livré à de profondes recherches sur la nature des diverses espèces d’hommes, a pensé que les peuples d’espèce caucasienne sont supérieurs aux peuples de toutes les autres espèces, par leur constitution physique, par leurs facultés intellectuelles et par leurs facultés morales. Il a vu les causes de leur supériorité acquise, non dans des circonstances locales, telles que la nature ou l’exposition du sol, le cours et la qualité des eaux, la température de l’atmosphère, la salubrité de l’air et autres analogues, mais dans la nature même des individus. Toutes les circonstances physiques dont l’influence nous a paru immense, semblent même n’avoir pas attiré son attention, car il ne les a comptées pour rien. Cette négligence l’a fait tomber, au reste, dans des erreurs que j’aurai occasion de faire remarquer, et qui lui font perdre un moment le caractère d’un savant qui recherche la vérité, pour lui donner les apparences d’un avocat qui défend une cause à laquelle il est lui-même intéressé [514].

Pour établir que les peuples de toutes les espèces ne sont pas susceptibles du même développement intellectuel et du même perfectionnement moral, on a fait deux genres de raisonnements : on a comparé d’abord quelques-uns des organes physiques des peuples d’espèce caucasienne, aux organes physiques correspondants des peuples des autres espèces ; on a cru apercevoir que l’organisation des premiers était supérieure à celle des seconds, et de là on a tiré la conséquence que l’intelligence et les mœurs de ceux-là étaient supérieures à l’intelligence et aux mœurs de ceux-ci : on a ensuite comparé les mœurs et les ouvrages des nations d’espèce caucasienne, aux mœurs et aux ouvrages des nations des autres espèces ; on a trouvé que les premières surpassaient les secondes, et de ce fait on a conclu que celles-ci étaient inférieures par leur propre nature, et n’étaient pas, par conséquent, susceptibles d’arriver au même degré de perfectionnement que celles-là.

Il y a, dans ces raisonnements, deux ordres de faits qu’il importe de distinguer : ceux qui sont relatifs à l’organisation physique des peuples de chaque espèce ; ceux qui sont relatifs aux progrès moraux et intellectuels des uns et des autres. Les faits du premier ordre, ceux qui sont relatifs à l’organisation physique, sont considérés tout à la fois comme causes et comme signes du plus ou moins de capacité qui appartient à chaque espèce. Les faits du second ordre, ceux qui se rapportent au développement intellectuel déjà acquis, sont considérés comme effets et comme signes de cette même capacité. Il y a, sur ces deux ordres de faits, deux questions à faire : la première est celle de savoir s’ils ont été bien observés, et si l’on a tenu compte de tous ; la seconde est celle de savoir si, en les supposant tous bien observés, on peut les considérer comme les causes ou comme les effets du phénomène dont on veut constater l’existence, c’est-à-dire du plus ou moins d’aptitude à la civilisation.

Avant que de nous engager dans cette discussion, je dois faire observer que je ne me propose, ni de prouver que les peuples de toutes les espèces sont susceptibles des mêmes degrés de développement, ni de constater quelles sont les différences essentielles qui existent entre les hommes de chaque espèce. J’ai de la peine à croire que l’une ou l’autre de ces deux questions puisse être résolue d’une manière satisfaisante ; mais, en les supposant susceptibles d’une bonne solution, je suis très convaincu qu’on est encore loin de posséder tous les éléments qui seraient nécessaires pour les résoudre. Le seul objet que je me propose, dans ce moment, est d’examiner s’il est prouvé, comme on le suppose, que les différences intellectuelles et morales observées entre certaines nations, tiennent uniquement à une différence d’espèces. J’examinerai ensuite quelles conséquences peuvent avoir sur leurs mœurs et sur leur développement intellectuel, les différences physiques qu’on observe entre les unes et les autres, lorsque, par suite de la conquête ou de l’esclavage, ces nations se mêlent entre elles.

Nous avons observé précédemment que nos organes physiques sont les premiers instruments que la nature met au service de notre intelligence ; et de ce fait nous avons conclu que l’individu qui est doué des meilleurs organes, est aussi celui qui peut faire le plus de progrès, si toutes choses sont égales d’ailleurs. Il s’agit donc de savoir quelle est la race qui est douée de la meilleure organisation physique ; quelle est celle qui a la meilleure ouïe, la meilleure vue, le meilleur odorat, les mains les plus souples, le tact le plus fin, les jambes les plus agiles, les muscles les plus forts ?

[III-433]

On trouve, dans les relations de plusieurs voyageurs, que les peuples d’espèce malaie, d’espèce mongole, d’espèce éthiopienne et d’espèce américaine voient, entendent et sentent mieux que les peuples d’espèce caucasienne ; on y trouve aussi que les Malais, les Mongols et les indigènes d’Amérique ont les extrémités formées de la même manière que nous, mais avec plus de délicatesse. Mais on ne rencontre, dans aucun ouvrage, pas même chez les écrivains qui considèrent l’espèce caucasienne comme étant naturellement supérieure à toutes les autres, aucune observation de laquelle on puisse induire que les organes externes des Européens sont au-dessus de ceux des peuples des autres espèces. La supériorité des organes de la vue, de l’ouïe et de l’odorat qu’on croit avoir observée chez les peuples d’espèces colorées, est, à mon avis, plus apparente que réelle ; mais il est sûr du moins que nul n’a observé que les peuples d’espèce caucasienne eussent, à cet égard, aucune supériorité sur les autres.

Si, au lieu de considérer séparément chacun des organes externes de l’homme, on considère l’individu physique dans tout son ensemble, on trouve que toutes les espèces varient à peu près de la même manière. Il existe cependant quelques différences entre les unes et les autres : les peuples d’espèce mongole sont les plus petits ; ceux d’entre eux qui ont la taille la plus élevée, ne sont pas plus grands que les plus petits des Malais, et que les hommes de taille moyenne chez les autres espèces. Les peuples d’espèce malaie sont au contraire les plus grands et les mieux constitués. On pourrait trouver, chez d’autres espèces, quelques individus aussi bien constitués et aussi grands qu’aucun d’entre eux ; mais on ne saurait y trouver des populations entières qu’il fût possible de comparer à des Hercule, à des Antinoüs, à des Ganimède. L’étonnement que la vue de quelques-uns de ces peuples a produit chez tous les voyageurs qui les ont visités, prouve assez qu’ils excèdent par la hauteur de leur taille et par la beauté de leurs proportions, les hommes les mieux faits chez les Européens. Les hommes de cette espèce qui sont placés sur les terres les moins fertiles, et sous le climat le plus rigoureux, sont encore de beaux hommes même comparativement aux Européens. Les habitants de la Nouvelle-Zélande, les plus misérables des peuples malais, sont, par la taille et la force, beaucoup au-dessus des peuples les plus misérables de l’Europe [515].

La taille moyenne des peuples d’espèce américaine est égale à la taille moyenne des Européens et des nègres ; on trouve parmi eux des peuplades qui paraissent excéder les proportions communes parmi nous ; il serait peut-être difficile de trouver, en Europe, des populations entières chez lesquelles la taille ordinaire fût au-dessus de six pieds ; mais il est vrai aussi qu’on trouverait difficilement chez les Européens des peuples aussi petits ou aussi mal faits que ceux qui habitent la terre de Feu. Faut-il conclure du dernier de ces phénomènes que les peuples d’espèce américaine sont beaucoup plus susceptibles de dégénération physique que les peuples d’espèce caucasienne ? Je ne saurais le penser ; il faudrait au moins trois conditions pour que la conclusion fût juste : la première, qu’on eût trouvé un peuple d’espèce européenne dans une position aussi défavorable à son développement, que la terre de Feu est défavorable au développement des peuples qui s’y trouvent ; la seconde, qu’il fût prouvé que les deux peuples étaient de forces et de dimensions semblables, en arrivant sur la terre où on les aurait observés ; la troisième, que les mêmes causes eussent agi sur l’un et sur l’autre pendant la même durée de temps. Mais c’est raisonner d’une manière peu juste, que de prétendre que les peuples d’espèce américaine sont plus susceptibles de dégénération que les peuples d’espèce caucasienne, par la raison que les premiers, quand ils sont plus misérables que les seconds, tombent dans une dégradation plus profonde. La seule conclusion raisonnable qu’on puisse tirer de ces faits, c’est que des causes semblables produisent sur les hommes des deux espèces des effets qui se ressemblent.

On trouve, parmi les hommes d’espèce éthiopienne, des peuplades qui ont la taille aussi élevée que ceux qui appartiennent à l’espèce européenne ; mais on en trouve aussi qui sont plus petites. Les causes de la grandeur des unes et de la petitesse des autres sont-elles dans la nature des individus, ou dans la nature du sol sur lequel ils vivent ? Les Boschismans sont-ils au-dessous des hommes les plus petits de l’espèce caucasienne, par la raison que leur race est plus susceptible de dégénération, ou par la raison que leur sol leur offre moins de subsistances ? Par la raison qu’ils forment une espèce particulière, ou par d’autres raisons qui nous sont inconnues ? Plusieurs causes ont probablement contribué à leur donner les dimensions que les voyageurs leur assignent ; mais il est difficile de croire que la nature de leur sol, leur position géographique, et leur manière de vivre, n’y aient en rien contribué, lorsqu’on voit que, s’ils sont les plus petits des hommes de leur espèce, ils en sont aussi les plus misérables.

Ainsi, en considérant l’organisation extérieure des hommes de chaque espèce, nous voyons que les instruments physiques dont peut disposer l’intelligence de chacune d’elles, ont à peu près la même perfection ou la même puissance. L’espèce caucasienne, que l’on considère comme la plus susceptible de développement, ne montre aucune supériorité sur les autres, ni dans l’organe de la vue, ni dans celui de l’ouïe, ni dans celui de l’odorat, ni dans celui du tact. Si l’on trouve, chez quelques-unes, des individus, ou même des peuplades entières, qui soient, par leurs dimensions, au-dessous ou au-dessus des individus ou des peuplades qu’on observe chez d’autres, il ne paraît pas qu’on puisse tirer de ces différences aucune conclusion relative à l’intelligence et aux mœurs d’aucune d’elles. On n’a point observé que l’intelligence des animaux soit en raison de leur masse ; et en comparant entre eux des hommes de même espèce, nous ne voyons pas qu’un individu qui a six pieds de haut, soit plus susceptible de perfectionnement intellectuel ou moral qu’un individu qui n’en a que cinq et demi ; nous ne voyons même pas que le premier soit plus susceptible que le second de donner à ses organes physiques ce genre de perfectionnement qui consiste à exécuter certaines opérations.

Si l’intelligence de tous les peuples, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent, est pourvue des mêmes instruments physiques, quelles sont les parties d’eux-mêmes où il faut chercher les causes des différences de mœurs et de développement intellectuel qu’on croit exister entre eux ? Ces causes ne peuvent se trouver que dans la nature même de leurs facultés intellectuelles, ou dans la capacité de sentir plus ou moins vivement, plus ou moins longtemps certaines impressions. Il s’agit donc de savoir si l’on a observé, entre les peuples des diverses espèces, des différences essentielles dans la nature, la force ou l’étendue de leurs organes intellectuels, dans leur sensibilité, dans la manière dont ils peuvent être affectés, dans la nature, la force ou la direction de leurs passions.

On s’accorde généralement à considérer le cerveau comme le siège de toutes les facultés intellectuelles, et selon que cet organe se montre plus ou moins développé, on juge qu’un individu est plus ou moins susceptible de perfectionnement ; on est arrivé à cette conséquence en comparant entre eux, non seulement des individus de la même espèce, mais des animaux d’espèces ou même de genres différents. On a donc mis en parallèle des individus de diverses espèces, et l’on a cru voir que ceux qui appartiennent à l’espèce caucasienne avaient le cerveau plus développé que les individus des autres espèces ; de là on a tiré la conséquence que les premiers sont plus perfectibles que les seconds. Pour que ce raisonnement fût juste, il aurait fallu faire un nombre de comparaisons fort grand ; il aurait fallu surtout prendre les termes moyens dans chaque espèce, ou ne comparer du moins les extrêmes d’une espèce qu’aux extrêmes correspondants des autres. Mais ce n’est pas ainsi qu’on a procédé ; les comparaisons qu’on a faites sont fort peu nombreuses, au moins à l’égard de quelques espèces ; et il suffit de jeter les yeux sur les planches que quelques zoologistes ont jointes à leurs ouvrages, pour être convaincu qu’ils ont mis en parallèle l’extrême d’une espèce, avec l’extrême opposé d’une autre. Ils ont décrit, par exemple, un cerveau très développé de l’espèce caucasienne, à côté d’un cerveau très comprimé de l’espèce éthiopienne [516]. En suivant une méthode contraire, je ne doute pas qu’on ne pût prouver aisément que les nègres sont mieux organisés que les peuples de toutes les autres espèces.

Les caractères que des physiologistes attribuent aux peuples d’espèce nègre sont : un crâne comprimé latéralement et aplati sur le devant ; un front bas, étroit et projeté en arrière ; des mâchoires étroites et projetées en avant ; les dents de devant de la mâchoire supérieure placées obliquement ; un menton retiré et des yeux proéminents. Il n’est pas douteux qu’on ne puisse trouver des individus et peut-être aussi des peuplades de cette espèce à qui ces caractères ne conviennent ; mais est-il possible de reconnaître à ces traits ces Cafres, au front élevé, que des voyageurs ont considérés comme étant de la même famille que les Arabes, et dont les femmes seraient belles à côté des Européennes ? Peut-on y reconnaître ces Mandingues, ces Koromantins, ces Mozambigues, qui, au jugement d’un voyageur, ont la tête et le reste du corps aussi bien formé que les peuples d’Europe, et dont l’angle facial de quelques-uns dépasse quatre-vingts degrés [517] ? Il serait peu juste, sans doute, de caractériser l’espèce entière par les traits particuliers à ces tribus ; mais il n’est pas plus juste de la caractériser par les traits des peuplades qui s’éloignent le plus d’elles. Pour ne tomber dans aucun excès, il faudrait prendre le terme moyen ; mais, pour trouver ce terme, il faudrait qu’on eût des données positives sur chacune des variétés dont l’espèce entière se compose ; et c’est un résultat auquel les savants sont encore loin d’être parvenus.

Les peuples d’espèce malaie ont, suivant Blumenbach et Lawrence, la tête un peu étroite ; mais ce fait a-t-il été bien constaté ? N’aurait-on pas jugé de l’espèce entière par un nombre extrêmement petit d’individus, et n’aurait-on pas comparé ces individus pris au hasard, aux individus les mieux organisés de la race caucasienne ? J’ai lu, avec beaucoup d’attention, tout ce que les voyageurs reconnus pour les meilleurs observateurs, ont écrit sur les peuples nombreux qui appartiennent à cette espèce, et je n’ai trouvé chez eux aucune observation de laquelle on puisse induire que leurs organes intellectuels sont moins bien formés que ceux des peuples d’Europe. J’ai vu, au contraire, que tous ont été frappés de la beauté de leurs proportions ; qu’ils ont observé parmi eux des formes que nous sommes habitués à considérer comme idéales, parce que l’espèce à laquelle nous appartenons ne nous en offre pas d’aussi belles ; dans un grand nombre d’individus, la régularité des traits et la belle forme des têtes ont été l’objet de leur admiration [518]. Il est vrai que, quoique la beauté des proportions soit un des caractères des peuples de cette espèce, cette beauté n’existe pas chez tous au même degré : les habitants des îles Sandwich et quelques-uns de ceux de la Nouvelle-Zélande, sont de beaucoup inférieurs à ceux des autres îles ; mais il n’est pas impossible que ce soit par un petit nombre d’individus pris au hasard parmi les premiers, qu’on ait fixé les caractères propres à les distinguer tous [519].

[III-442]

Les peuples qui appartiennent à l’espèce mongole, sont décrits comme ayant la tête grosse et carrée ; mais on ne trouve, chez les voyageurs qui les ont visités, presque aucun renseignement sur la grandeur comparative de leur organe cérébral ; quelques-uns disent que des peuplades qu’ils ont visitées ont le front petit et bas, mais sans indiquer si les autres parties sont plus ou moins développées ; d’autres les disent extrêmement laids, mais ne donnent aucune indication qui soit propre à faire juger s’ils possèdent une intelligence susceptible d’un grand développement [520].

Les peuples d’espèce américaine sont ceux qui semblent réellement avoir le cerveau moins développé que les peuples des autres espèces : ce sont ceux du moins sur lesquels les voyageurs s’accordent le mieux. Cependant, si l’on compare le nombre des voyageurs qui n’ont point observé chez les indigènes d’Amérique, cette compression de cerveau, que l’on considère comme un de leurs caractères distinctifs, au nombre de ceux qui en ont été frappés, on trouvera que le second est extrêmement petit comparativement au premier. On serait peut-être même fondé à croire que ceux qui ont considéré le défaut de développement du cerveau comme un des caractères distinctifs de l’espèce américaine, ont appliqué aux nombreuses peuplades qu’ils ne connaissaient pas, les traits qu’ils avaient observés sur le petit nombre de celles qu’ils avaient visitées, si, parmi eux, il ne se rencontrait des savants dont le témoignage commande la confiance [521].

Si maintenant on considère que, dans toutes les espèces, à l’exception peut-être de la dernière, on trouve des peuples qui ont les organes du cerveau également développés ; que dans toutes, sans exception, les organes de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du tact ont la même finesse ou la même souplesse, et que l’on rencontre chez les espèces qu’on croit les plus susceptibles de perfectionnement, des nations aussi barbares, aussi vicieuses ou aussi esclaves, que chez les espèces qu’on a jugées les moins perfectibles, on concevra que, dans l’état actuel de nos connaissances, il est fort difficile et peut-être même impossible de déterminer quel est le degré de civilisation auquel il est donné à chaque espèce de parvenir. Et s’il est impossible de marquer le point auquel telle ou telle espèce doit s’arrêter par l’effet même de sa propre nature, comment serait-il possible de déterminer le degré de perfectibilité qui appartient à chacune ? Quel est l’ordre de vérités qui, intelligibles pour les peuples de certaines espèces, ne sauraient jamais être comprises par des peuples d’espèces différentes ? Quel est l’ordre d’opérations qui, exécutables par les organes de tels peuples, ne sauraient être exécutées par les organes de tels autres ? Quels sont les vices, quelles sont les vertus qui sont réservés à tels ou tels peuples et qui sont les suites naturelles de telle ou telle organisation ? C’est ce que personne ne saurait déterminer.

Les peuples des diverses espèces pourraient, il est vrai, être doués d’une organisation semblable, au moins en apparence, et ne pas être doués du même degré de sensibilité ; ils pourraient ne pas avoir la même énergie, ou ne pas être affectés des mêmes passions. Mais a-t-on jamais fait des observations propres à confirmer une pareille conjecture ? N’avons-nous pas vu, au contraire, les peuples de toutes les espèces, manifester les mêmes passions dans des circonstances semblables ? N’avons-nous pas trouvé chez elles la même énergie, quand elles ont été mues par un même intérêt ? On verra, lorsque je comparerai les mœurs, les lois et l’intelligence des peuples aux diverses époques de leur civilisation, que tous paraissent susceptibles des mêmes passions et de la même énergie, et que, si les différences physiques qu’on observe entre les espèces, en produisent dans les affections, il n’a pas encore été possible de les apprécier [522].

Ainsi, en partant des comparaisons qu’on a faites entre la constitution physique, la sensibilité, et les affections morales de chaque espèce, à la constitution physique, à la sensibilité, et aux affections morales des autres, il est impossible de constater si toutes sont susceptibles du même degré de perfectionnement, ou si, par leur propre nature, quelques-unes sont condamnées à rester éternellement inférieures aux autres ; il est impossible surtout de déterminer le point de civilisation ou de perfectionnement auquel les peuples de telle espèce doivent s’arrêter, et le point auquel les peuples de telle autre espèce doivent parvenir ; les faits qu’on a observés sur la constitution physique et sur les facultés intellectuelles et morales des peuples des diverses espèces, sont encore trop peu nombreux, trop individuels, trop incertains, pour qu’il soit possible d’en tirer des conclusions générales, surtout quand il est question de condamner des populations entières à une éternelle barbarie [523].

 


 

[III-447]

CHAPITRE XI.

De la supériorité des peuples d’espèce caucasienne sur les peuples des autres espèces. — Des causes auxquelles cette supériorité a été attribuée. — Suite du chapitre précédent.

Mais il est un second ordre de faits au moyen desquels on veut prouver que, par leur nature, les peuples des espèces colorées sont moins susceptibles de perfectionnement que les peuples d’espèce caucasienne : ce sont, d’un côté, les progrès que ceux-ci ont réellement faits ; et, de l’autre, les vices et la barbarie qu’on croit particuliers à ceux-là. S’il n’avait pas été dans la nature des peuples d’espèce caucasienne d’être plus perfectibles que les autres, comment, dit-on, se seraient-ils constamment montrés supérieurs à eux ? Comment, au milieu des révolutions qui ont agité le monde, ne serait-il jamais arrivé à une des espèces colorées de se montrer supérieure aux autres ? Comment tous les ouvrages de génie se trouveraient-ils du côté d’une seule espèce, tandis qu’il ne se trouverait rien du côté des quatre autres ? A-t-il jamais existé chez aucune autre espèce que la nôtre, rien qui soit comparable aux républiques de la Grèce, de Rome, ou même aux gouvernements monarchiques de la plupart des peuples de l’Europe ? Dans nos colonies, ne suffit-il pas d’un très petit nombre de blancs pour tenir dans la servitude une immense multitude de noirs ? Et suffirait-il d’un petit nombre de noirs pour tenir également dans la servitude des multitudes de blancs ? N’a-t-il pas suffi d’une poignée d’aventuriers européens pour renverser les empires fondés par des peuples d’espèce américaine, et pour subjuguer des nations entières ? Les peuples d’Europe établis en Amérique à côté des indigènes, n’ont-ils pas fait des progrès immenses, tandis que ceux-ci, loin de les imiter, non seulement n’ont pas fait un seul pas, mais sont tombés dans une dégradation plus profonde ? Les Chinois, qui sont les peuples les plus avancés de l’espèce mongole, ne sont-ils pas stationnaires depuis plus de quatre mille ans ? Enfin, a-t-on jamais vu des peuples d’espèce caucasienne, même dans leur état le plus barbare, dans une dégradation aussi profonde, dans un abrutissement aussi complet que les peuples les plus dégradés des autres espèces [524] ?

Si, au lieu de traiter la question qui nous occupe comme une question de parti, on l’avait traitée d’une manière scientifique ; si l’on avait recherché en quoi les espèces différent entre elles et en quoi elles se ressemblent, au lieu de s’attacher exclusivement à prouver la supériorité d’une seule sur toutes les autres, je ne doute pas qu’on n’eût évité la plus grande partie des erreurs dans lesquelles on est tombé ; on eût compris du moins que la plupart des faits qu’on a considérés comme décisifs, non seulement ne prouvaient rien en faveur de la thèse qu’on soutenait, mais pouvaient servir au besoin pour prouver la thèse contraire ; on eût senti surtout que, lorsqu’on veut établir une vérité, il ne faut pas faire usage de raisonnements qui se détruisent naturellement.

Pour prouver que tel effet est la conséquence de telle cause, il ne suffit pas de prouver l’existence de l’une et de l’autre ; il faut de plus démontrer la liaison qui existe entre les deux, ou établir qu’il n’a pas existé d’autres causes. Ainsi, pour établir que les peuples d’espèce caucasienne sont, par leur nature, plus susceptibles de perfectionnement que les autres, il ne suffit pas de prouver que tels peuples appartiennent à telle espèce et qu’ils ont fait tels progrès ; il faut prouver, en outre, qu’ils ont fait tels progrès, parce qu’ils appartiennent à telle espèce, ou bien que la seule cause de leurs progrès a été dans leur propre nature, et qu’ils n’ont été soumis à aucun autre genre d’influence : mais aucune de ces deux propositions n’a jamais été établie.

[III-450]

Les progrès de quelques peuples européens et l’état stationnaire ou la marche rétrograde de quelques peuples des autres espèces, sont assurément des phénomènes fort surprenants ; mais ils ne le sont pas davantage que la manière dont les diverses espèces d’hommes se sont réparties sur la surface du globe, et que tant d’autres phénomènes que ne peut pas expliquer la différence des espèces. Si l’on demandait pourquoi les peuples d’espèce nègre occupent l’Afrique et la Nouvelle-Hollande, et non pas l’Europe ; pourquoi les peuples d’espèce cuivrée se sont trouvés en Amérique plutôt qu’en Asie ; pourquoi les peuples d’espèce caucasienne ont été placés en Europe plutôt qu’en Afrique ou dans la Nouvelle-Hollande ; pourquoi ce sont des peuples cuivrés qui se sont trouvés sur la terre de Feu, plutôt que des peuples blancs ou noirs ; enfin, pourquoi on n’a pas trouvé des peuples de toutes les espèces également répandus sur tous les continents, on serait fort embarrassé de répondre, et la différence des espèces ne résoudrait probablement pas la question. Il est à remarquer d’ailleurs que le même raisonnement dont on se sert pour prouver que les Européens sont d’une nature plus perfectible que les peuples des autres espèces, prouverait que dans la même espèce il y a des peuples plus perfectibles que d’autres. Si l’on comparait ce qu’a produit le génie des peuples d’Italie à ce qu’a produit le génie des peuples de la Hongrie, de la Pologne, de la Courlande ou de la Russie, on trouverait une différence aussi grande que celle qui existe entre les Européens et les Asiatiques. Si l’on comparait les progrès que la petite ville de Genève a fait faire aux sciences et aux arts, aux progrès que nous devons à la capitale de l’empire autrichien, la différence serait plus grande encore. Faudrait-il conclure de cette différence que, par sa propre nature, un des deux peuples est plus susceptible de perfectionnement que l’autre ?

On veut prouver, par deux ordres de faits, que les peuples d’espèce caucasienne sont plus susceptibles de perfectionnement que les autres : on veut le prouver d’abord par l’organisation, ou, pour mieux dire, par le développement du cerveau ; on veut le prouver ensuite par les progrès que les peuples de cette espèce ont réellement faits. Mais, si ces faits sont des preuves pour l’espèce caucasienne, ils doivent également faire preuve pour toutes les autres ; laissons donc de côté, pour un moment, les Européens et les colonies qu’ils ont formées ; comparons entre eux les peuples des autres espèces, et voyons si les deux ordres de faits à l’aide desquels nous prouvons la supériorité de notre nature, pourraient également servir de preuve chez les peuples qui sont différents de nous-mêmes.

Suivant le rapport de tous les voyageurs, les peuples d’espèce malaie sont ceux qui ont l’organe du cerveau le plus développé ; ce sont ceux aussi qui sont les plus grands, les plus forts, les mieux faits, en un mot, les plus beaux. Les peuples d’espèce mongole sont, au contraire, au nombre de ceux qui ont, à ce qu’on assure, le cerveau le moins développé ; ils sont gros, petits, laids et mal proportionnés. Les organes de l’intelligence sont ceux qui dominent dans la tête des Malais ; ceux de l’animalité dominent, dit-on, dans la tête du Mongol. Ainsi, voilà un premier ordre de faits qui prouvent évidemment que les peuples malais sont, par leur propre nature, plus susceptibles de perfectionnement physique, moral et intellectuel que les peuples d’espèce mongole.

Mais, dans les siècles les plus reculés, les Indiens, les Chinois, les Japonais, les Perses et d’autres peuples d’espèce mongole avaient déjà fait d’immenses progrès dans la civilisation ; ils cultivaient la plupart des arts que nous connaissons ; ils possédaient les éléments des sciences ; ils avaient des mœurs douces et des lois sages, comparativement à ce que nous avons vu plus tard, même chez des peuples d’espèce caucasienne. Les peuples malais semblent, au contraire, ne jamais être sortis de la barbarie ; l’agriculture, le seul art qu’ils connaissent, se réduit, chez eux, à la culture de trois ou quatre plantes ; ils sont entre eux dans des guerres perpétuelles, et la plupart dévorent encore leurs prisonniers. Voilà un second ordre de faits qui prouve, non moins clairement que le premier, que les peuples d’espèce malaie sont moins susceptibles de perfectionnement moral et intellectuel que les peuples d’espèce mongole.

Dans ce parallèle, ce n’est pas une peuplade qui est opposée à une autre ; c’est une espèce tout entière qui est opposée à une autre espèce ; car, si l’on compare les classes qui se correspondent dans les deux, c’est-à-dire les plus civilisés de l’une aux plus civilisés de l’autre, et les plus barbares de celle-ci aux plus barbares de celle-là, on trouvera que la supériorité intellectuelle et morale est presque toujours du côté de l’espèce mongole. De ces deux ordres de faits, quel est donc celui qui fera preuve ? car, ici on ne saurait les invoquer tous les deux en même temps.

Si, au lieu de comparer les Malais aux Mongols, nous les comparons aux Éthiopiens ou aux indigènes d’Amérique, nous arriverons à des résultats semblables : nous trouverons souvent le développement des organes de l’intelligence d’un côté, et le perfectionnement intellectuel et moral de l’autre. Les peuples d’espèce cuivrée ont, d’après les témoignages des voyageurs, le cerveau moins développé que les Malais et même que la plupart des nègres. Cependant, à l’époque de l’invasion de l’Amérique, les peuples de cette espèce les plus civilisés étaient au moins aussi avancés qu’aucune peuplade malaie ou éthiopienne. On n’a trouvé, dans aucune des îles du grand Océan, des peuplades aussi civilisées que l’étaient les Mexicains et les Péruviens, à l’époque où ils furent asservis par les Espagnols. Enfin, les nègres, que quelques écrivains semblent placer au dernier rang sous le rapport des organes intellectuels, ne semblent avoir jamais eu des mœurs aussi barbares que la plupart des peuples malais qu’on place immédiatement après les peuples d’espèce caucasienne.

Il est difficile de croire à la justesse d’un raisonnement auquel il ne manque, pour prouver le contraire de ce qu’on veut établir, que d’avoir été fait dans un autre temps ; tel est cependant celui qu’on fait lorsqu’on veut prouver la supériorité de l’espèce à laquelle nous appartenons. On dit, en effet, que les peuples blancs sont plus susceptibles de perfectionnement que les peuples des autres espèces ; et la raison qu’on en donne, c’est qu’ils ont réellement fait plus de progrès, et qu’ils comptent un plus grand nombre d’hommes de génie. Mais ont-ils été toujours les plus avancés ? À toutes les époques, ont-ils compté le plus grand nombre d’hommes distingués dans les arts ou dans les sciences ? Tous les peuples qui appartiennent à cette espèce, n’étaient-ils pas au contraire plongés dans la barbarie la plus profonde, quand les Chinois, les Indous, et probablement aussi les Perses, avaient déjà fait d’immenses progrès [525] ? On considère l’état stationnaire des Chinois comme une preuve de l’infériorité de leur espèce : depuis quatre mille ans, dit-on, ils n’ont pas avancé d’un pas ; mais que conclure de là, si ce n’est qu’ils étaient déjà fort loin dans la civilisation, avant que le premier pas eût été fait par les peuples d’espèce caucasienne, et qu’ils étaient civilisés depuis plus de mille ans, avant que les peuples d’Europe eussent produit un seul homme de génie ? Si, quelque temps avant l’apparition d’Homère, les Chinois eussent fait des systèmes sur les différences des espèces, avec quelle facilité ils eussent prouvé la supériorité de la leur sur la nôtre ! De leur côté, quelle antiquité de civilisation ! et du nôtre, quelle antiquité de la barbarie ! quelle pauvreté d’hommes de génie ! Ils se sont arrêtés, dit-on. Cela peut être : mais, est-il bien sûr qu’il leur faudrait plus de génie pour arriver du point où ils sont parvenus, au point où se trouvent quelques peuples d’Europe, qu’il n’en fallut jadis à leurs ancêtres pour arriver de l’état où nous voyons les habitants des îles des Renards, au point où nous supposons que les Chinois se sont arrêtés ? Est-il d’ailleurs sans exemple de voir des peuples de notre espèce stationnaires ou même rétrogrades ? Les peuples qui habitent le sol de l’ancienne Grèce, de l’Asie mineure, des côtes septentrionales d’Afrique et de l’Égypte, depuis l’époque où ils furent asservis par les Romains, ont-ils marché dans la carrière de la civilisation d’un pas plus rapide que les Chinois, depuis le jour où un de leurs empereurs les décréta parfaits et immuables ? Les Calmoucks, à la face large et au front écrasé, ne se sont pas élevés, dit-on, au-dessus de la vie nomade. Soit : mais les Bédouins, à la face ovale et au front élevé, sont-ils montés beaucoup plus haut ? Si les premiers existent en plus grande proportion dans l’espèce mongole que les seconds dans l’espèce caucasienne, faut-il l’attribuer à la différence des espèces ou à la différence qui existe entre l’étendue des steppes du centre de l'Asie, et l’étendue des déserts de l’Arabie ? Si le sol de l’Europe eût été semblable en tout au sol du désert de Gobi, et si les Calmoucks eussent été placés sur un sol semblable au nôtre, est-il bien sûr qu’ils ne feraient pas aujourd’hui sur nous, les raisonnements que nous faisons sur eux [526] ?

[III-457]

On considère, comme une preuve de l’infériorité naturelle des autres espèces, la facilité avec laquelle elles se soumettent à des maîtres : la servitude paraît être, dit-on, leur état naturel ; quelques aventuriers espagnols ont soumis des millions d’Américains ; un petit nombre de colons tiennent en servitude des multitudes de nègres ; les Asiatiques ne conçoivent pas qu’ils puissent exister sans maîtres ; aucune de ces espèces n’a jamais eu rien de comparable à la république romaine, aux républiques de la Grèce, aux monarchies les plus civilisées de l’Europe ; jamais un petit nombre de nègres ne parviendraient à maintenir, sous leur domination, des multitudes de blancs pour leur faire cultiver leurs terres.

Ces faits, que l’on considère comme décisifs, prouvent en effet bien peu de chose. Du temps de la république romaine, la nature des peuples d’Europe n’était pas différente de ce qu’elle est aujourd’hui, les hommes qui habitaient sur les bords du Tibre, n’étaient pas d’une espèce supérieure à celle des hommes qui habitaient sur les bords du Rhône, de la Loire, du Rhin et de tous les fleuves qui arrosent toute la partie alors connue de l’Europe ; et cependant toute cette multitude de peuples furent vaincus, détruits, ou asservis par une population qui n’occupait qu’un point de l’Italie. Les Romains asservirent, non seulement tous les peuples d’espèce caucasienne qui existaient depuis les bords du Danube jusqu’aux bords du Tage, mais ceux même qui existaient sur les côtes septentrionales de l’Afrique, et ceux même de l’Asie qu’ils purent atteindre. Les soldats romains, pour asservir, presque sans exception, toutes les nations de cette espèce, n’arrivèrent pas chez elles, comme les Espagnols en Amérique, portés par des maisons ailées et flottantes, montés sur des animaux inconnus et terribles, armés d’un fer qu’ils possédaient seuls, et lançant un feu plus redoutable que celui du ciel ; ils ne parurent pas comme des dieux dont des oracles avaient prédit l’arrivée et les succès ; ils arrivèrent chez elles comme des hommes de même espèce, revêtus des mêmes armes, pourvus des mêmes moyens, et cependant rien ne leur résista. Comment est-il donc possible de présenter l’existence et l’agrandissement de la république romaine comme une preuve de la supériorité de l’espèce caucasienne sur les autres ? À quelle espèce appartenaient ces multitudes de nations vaincues, enchaînées, vendues comme de vils troupeaux par les légions romaines ? Quelle est, chez les autres espèces, celle d’entre elles où l’on ait vu les nombreuses nations dont elle était composée, asservies et presque détruites par un petit peuple sorti de son sein [527] ?

Un petit nombre de colons d’espèce caucasienne suffit, dit-on, pour tenir en servitude un nombre considérable d’individus d’espèce éthiopienne ; et si l’ordre actuel était renversé, si un petit nombre de nègres étaient maîtres d’un nombre vingt fois plus considérable de blancs, ils seraient incapables d’assurer la durée de leur empire. Ce n’est pas en comparant le nombre des esclaves noirs au nombre des colons, qu’on peut connaître la proportion qui existe entre les hommes asservis et leurs dominateurs. Les colons ne sont pas réduits à leurs seules forces ; ils sont soutenus par la puissance même des États dont ils font partie, et ils en tirent autant de force qu’il leur en faut pour assurer leur domination. Il faut donc, pour que la comparaison soit juste, mettre d’un côté les esclaves, et de l’autre les colons et les habitants de la mère-patrie, qui les appuient de leur puissance. Or, en procédant ainsi, on trouve que le nombre et les ressources des maîtres excèdent, dans une proportion immense, le nombre et les ressources des hommes asservis. Ici, la différence des espèces est sans influence ; car, si des hommes d’espèce caucasienne étaient possédés par des nègres, et si les derniers avaient sur les premiers la supériorité de nombre et de forces, l’esclavage ne serait pas moins solide qu’il l’est dans l’état actuel.

Mais si l’on veut faire une comparaison plus juste que celle qu’on a faite lorsqu’on a mis en parallèle le nombre des colons blancs et le nombre des noirs asservis, il faut comparer, dans l’antiquité, le nombre des citoyens au nombre de leurs esclaves ; et, chez les modernes, le nombre des seigneurs au nombre des serfs attachés à la glèbe. Dans la république d’Athènes, il existait, à ce qu’on assure, vingt mille citoyens et quatre cent mille esclaves : c’était vingt esclaves pour un homme libre, à peu près la même proportion qu’on observe dans les colonies entre les blancs et les noirs [528]. Nous ignorons quelle était, dans l’empire romain, la proportion entre les hommes libres et les hommes asservis ; mais, si l’on considère que tous les travaux se faisaient par des esclaves ; que les grands en avaient jusqu’à cinq cents, et quelquefois même jusqu’à mille, dans l’intérieur de la capitale, et qu’ils en avaient une multitude dans leurs domaines, on concevra que la proportion des hommes asservis aux hommes libres était au moins aussi grande dans l’empire romain qu’elle l’était en Grèce. Il suffisait donc d’un vingtième des hommes d’espèce caucasienne pour maintenir les autres dix-neuf vingtièmes dans une servitude plus dure que celle à laquelle les noirs sont assujettis ; et cette servitude se maintenait, non par le secours d’une force extérieure comme celle des noirs des colonies, mais par la seule puissance des maîtres. Cet asservissement des hommes d’espèce caucasienne, à un petit nombre de leurs semblables, est un phénomène qui n’a point d’analogues dans aucune autre espèce ; et ce phénomène exista depuis le moment où les Romains furent parvenus à leur plus haut degré de puissance, jusqu’à l’époque où leur empire fut renversé par les peuples barbares.

Après la chute de l’empire romain, un nouveau genre d’esclavage succéda à celui auquel l’invasion des Barbares avait mis un terme : ce fut la servitude de la glèbe. Le nombre des esclaves fut plus grand ici, comparativement au nombre des maîtres, qu’il ne l’avait été dans les républiques de l’antiquité. Cet esclavage s’est étendu sur la plupart des peuples de l’Europe, et a par conséquent atteint presque tous les hommes d’espèce caucasienne. Il s’est maintenu, comme chez les anciens, par le seul effet de la force et de l’organisation des maîtres. L’époque à laquelle la destruction de ce genre de servitude a commencé, dans quelques États, n’est pas bien loin de nous, et un système d’esclavage non moins dur, existe encore dans toute sa force en Russie, en Pologne, en Courlande, en Bohême, et dans presque tout le nord de l’Europe ; il se maintient pour ainsi dire de lui-même, et par le seul effet de l’abrutissement et de la stupidité des esclaves. Si, dans quelques lieux de cette partie de l’Europe, on rencontre des affranchis, ce ne sont pas des hommes qui ont brisé leurs fers par haine pour l’esclavage, comme les noirs de Saint-Domingue ; ce sont des esclaves auxquels leurs maîtres ont fait présent de la liberté. On a trouvé sur divers points du globe, chez des peuples de diverses espèces, un régime analogue au régime féodal qui a existé parmi nous ; mais chez aucune autre on n’a vu, ni cette multitude d’esclaves qui ont existé en Europe, depuis le commencement de la république romaine jusqu’à l’invasion des barbares, ni cette multitude de serfs de la glèbe qui leur ont succédé.

Mais il n’est pas nécessaire de se reporter au Moyen-âge ou à l’époque de la domination des Romains, pour se convaincre que, si le penchant à la tyrannie ou à la servitude est une preuve d’infériorité, les peuples de notre espèce n’ont rien, à cet égard, au-dessus des autres. En considérant, même dans leur état actuel, les diverses espèces entre lesquelles on a divisé le genre humain, on n’en trouve aucune chez laquelle l’esclavage domestique ou civil soit aussi répandu et mis en pratique d’une manière plus systématique et plus cruelle que chez les peuples d’espèce caucasienne. En Europe, près de la moitié de la population est encore esclave de la glèbe ; les Turcs n’admettent pas ce genre de servitude, mais ils admettent l’esclavage domestique à l’égard de ceux qui ne partagent pas leurs croyances. En Afrique, les peuples chez lesquels l’esclavage est le plus dur et le plus généralement établi, sont les colons du cap de Bonne-Espérance, les peuples d’Alger, de Tunis, du Maroc, et ceux des montagnes de l’Abyssinie, tous d’espèce caucasienne. En Asie, les peuples qui sont esclaves, ou qui en soumettent d’autres à l’esclavage, appartiennent à la même espèce. Les Japonais non seulement ne l’admettent pas, mais ils en ont horreur ; les Chinois le tolèrent pour un si petit nombre de cas, que les exceptions méritent à peine d’être comptées ; chez les Perses, les paysans, les ouvriers, les domestiques sont tous des hommes libres : l’esclavage civil ou domestique est donc presque inconnu chez les nations d’espèce mongole. Dans les îles du grand Océan, des peuples d’espèce malaie ont établi l’esclavage de la glèbe ; mais aucun n’a admis l’esclavage purement personnel. Enfin, en Amérique, l’esclavage domestique n’existe et ne se maintient que par la force des peuples de notre espèce. Avant l’arrivée des Européens sur ce continent, ce genre d’esclavage, le plus cruel et le plus immoral de tous, n’y était pas connu. Si le nombre des esclaves s’y multiplie encore, ce n’est que par les vices et par la force des peuples d’Europe. Et ce qu’il y a de plus étrange dans ces phénomènes, c’est qu’en même temps que nous citons les esclaves que nous avons faits sur d’autres races, comme preuves de la supériorité de notre esprit, nous disons que nous n’admettons pas l’esclavage, pour prouver la supériorité de nos mœurs.

Des hommes d’espèce caucasienne ont produit, ajoute-t-on, des ouvrages remarquables, même dans l’esclavage : les esclaves romains comptèrent parmi eux Épictète, Phèdre, Térence ; et quels sont les hommes de génie que les esclaves nègres de la Jamaïque ou de Sainte-Lucie ont vus naître parmi eux ? Cette absence de grands philosophes ou de grands poètes chez les esclaves nègres, n’est-elle pas une preuve infaillible de l’infériorité de leur espèce et de la supériorité de la nôtre [529] ? Il a été une époque à laquelle on pensait que le climat d’Amérique faisait dégénérer les hommes ; et l’on prouvait ce phénomène en disant que cette partie du monde n’avait jamais produit aucun savant ou aucun artiste remarquable. Ces deux manières de raisonner ont entre elles une grande analogie : prouver que les nègres forment une espèce inférieure, par la raison que les esclaves noirs employés à la culture du sucre, n’ont rien produit de comparable aux comédies de Térence ; ou prouver que les citoyens des États-Unis sont une race dégénérée, par la raison qu’ils n’ont produit aucun orateur comme Cicéron, ou aucun poète comme Virgile, n’est-ce pas, en effet, exactement la même chose ? Je doute, au reste, que le génie des esclaves russes, polonais ou courlandais, ait jamais été beaucoup plus fertile en poètes ou en philosophes que le génie des esclaves noirs, quoique les premiers soient infiniment plus nombreux que les seconds, et que leur sort soit moins misérable.

 


 

[III-466]

CHAPITRE XII.

Du penchant à la servitude et de quelques autres vices attribués aux peuples d’espèces colorées. — De la supériorité attribuée à cet égard aux peuples d’espèce caucasienne. — Suite du chapitre précédent.

Les raisonnements que l’on fait lorsque l’on compare les peuples d’une espèce à ceux d’une autre, ne prouvent plus rien lorsqu’il s’agit de comparer entre eux des peuples de même espèce. Ici, les proportions sont exactement les mêmes entre les hommes qui commandent et ceux qui servent, que lorsque l’on compare entre eux des hommes qui appartiennent tous à l’espèce caucasienne. Si donc il est dans la nature de ceux-ci d’être libres, on ne voit pas pourquoi il ne serait pas dans la nature de ceux-là de l’être également, toutes les fois qu’ils ne seraient pas asservis par des hommes d’une autre espèce. On peut bien prétendre que les nègres sont les esclaves des blancs par la raison que les premiers sont d’une nature inférieure aux seconds ; mais par quel enchaînement d’idées peut-on arriver de la supériorité prétendue des blancs à l’asservissement de peuples d’espèce mongole par des peuples de même espèce, ou à l’asservissement des noirs par d’autres noirs ? En supposant la supériorité des blancs sur les autres espèces aussi étendue qu’on voudra, on n’arrivera jamais à tirer de ce fait la conséquence que les peuples d’espèce mongole, par exemple, sont faits pour être les esclaves les uns des autres. Les hommes, de quelque espèce qu’ils soient, sont assurément supérieurs aux animaux qu’ils ont asservis ; s’ensuit-il que, si les moutons étaient abandonnés à eux-mêmes, ils se diviseraient immédiatement en deux classes, une de maîtres et l’autre d’esclaves ?

S’il avait été dans la nature des Mongols, des Américains, des Éthiopiens, des Malais, d’être esclaves, ils seraient restés libres, jusqu’à ce que des peuples d’une autre espèce fussent venus les asservir ; car quels sont ceux d’entre eux qui auraient voulu résister à leur penchant naturel et se dévouer à être maîtres ? S’il avait été dans la nature des Mongols d’être esclaves, ceux du centre de l’Asie n’auraient-ils pas envahi la Chine pour se mettre de force au service des Chinois, et les contraindre, les armes à la main, de consommer dans l’oisiveté les fruits de leurs travaux ? On dit que l’esclavage est le résultat de l’ignorance et du vice, et que, par leur propre nature, les peuples étrangers à la race caucasienne n’étant pas susceptibles d’acquérir notre intelligence et nos mœurs, ne sont pas susceptibles de parvenir au même degré de liberté ; mais on ne fait ici que reculer la difficulté ; si tel genre de vices et tel degré d’ignorance sont propres à une espèce, tous les individus dont elle se compose doivent également en être atteints, et les effets doivent en être les mêmes sur tous ; tous, par conséquent, doivent tendre avec une égale force à être esclaves, et alors ils resteront libres faute de maîtres ; ou bien ils doivent tous tendre avec une force égale à être maîtres, et alors ils resteront libres faute d’esclaves.

Le penchant à la servitude ou à la domination n’est pas le seul vice que l’on croit inhérent à la nature des espèces colorées : la polygamie est aussi un trait à l’aide duquel on les caractérise. Il est vrai que nous avons trouvé cet usage établi chez les plus barbares des espèces mongole, malaie, américaine et éthiopienne ; mais cet usage n’existe, en général, que pour les chefs des nations où il est admis, et toutes les nations ne l’admettent pas. Ainsi, la polygamie n’est pratiquée ni au Japon, ni à la Chine, ni même en Perse, si ce n’est par l’empereur et par un petit nombre de grands. Les indigènes du Pérou, ceux du Mexique, et quelques autres peuples de même espèce, laissaient également l’usage de la pluralité des femmes à leurs chefs.

Mais les peuples d’espèce caucasienne se sont-ils montrés supérieurs sous ce rapport aux autres peuples ? Je laisse à ceux qui ont lu l’histoire des Juifs, à décider si leurs rois et leurs patriarches ont montré plus de délicatesse et de retenue dans leurs passions que les chefs des tribus américaines ou mongoles ; je me contenterai de citer des faits qui sont moins éloignés de nous. Il est évident, pour ceux qui connaissent l’histoire des peuples d’Europe, que la polygamie était jadis pratiquée par les chefs des tribus germaines et gauloises ; c’est un fait incontestable que les rois européens épousaient jadis plusieurs femmes [530]. Les Romains n’admettaient pas qu’on pût en épouser plusieurs ; mais chez eux le mariage n’excluait pas le concubinage. L’état de concubine était un état légal, et le nombre de femmes esclaves qu’un homme pouvait posséder était illimité. Les Russes ont admis longtemps la pluralité des femmes, et ce n’est que fort tard qu’ils ont semblé y renoncer ; je dis qu’ils ont semblé y renoncer, car la pluralité des femmes existe de fait partout où l’esclavage domestique est établi. De nos jours, les Turcs, les Arabes et tous les peuples des côtes septentrionales d’Afrique admettent la polygamie, et ces peuples n’appartiennent, sans doute, ni à l’espèce éthiopienne, ni à l’espèce cuivrée. Enfin, chez les Perses, on admet la pluralité des femmes ; mais cet usage est étranger à la masse de la population, qui est d’espèce mongole, tandis qu’il est fort pratiqué par les grands, qui, presque tous, appartiennent par une longue suite d’alliances à l’espèce caucasienne. De toutes les espèces de peuples, il n’en est peut-être aucune qui ait plus abusé et qui abuse encore plus que la nôtre de la pluralité des femmes ; comme il n’en est peut-être pas qui en ait moins fait usage que les peuples de race éthiopienne [531].

L’infanticide, que l’on considère aussi comme propre à caractériser les mœurs des espèces colorées, n’a jamais fait partie des mœurs générales d’aucune espèce. À une certaine époque, tous les peuples sans distinction ont été abandonnés au penchant naturel qui porte tous les êtres à la conservation de leur espèce. Les chefs n’ont pas cru qu’il fût plus nécessaire de faire un devoir aux parents de nourrir et d’élever leurs enfants, que de leur faire un devoir de se nourrir et de se conserver eux-mêmes ; ils n’ont pas plus songé à réprimer l’infanticide qu’à réprimer le suicide. Il a dû même se passer des événements bien extraordinaires et s’écouler bien du temps, avant qu’il soit venu à l’esprit des gouvernements, qu’ils pouvaient, pour la conservation des enfants, instituer des magistrats plus attentifs, plus surveillants et plus tendres que les pères et les mères. Quand les législateurs romains reconnurent aux pères un pouvoir absolu sur leurs enfants, ce ne fut pas un fait nouveau qu’ils introduisirent ; ce fut un fait aussi ancien que le genre humain, dont ils reconnurent l’existence et qu’ils constatèrent. Je dis que ce fait était aussi ancien que le genre humain, parce qu’il est dans la nature même des choses que l’être faible qui n’a par lui-même aucun moyen de conservation ni de défense, soit sous la puissance de l’être fort qui lui donne la vie, et qui peut ou le conserver ou le laisser périr. Le pouvoir de disposer de ses enfants d’une manière absolue, et par conséquent de leur donner la mort ou de les exposer, n’a donc pas été particulier aux Romains ; il a existé chez les peuples de toutes les espèces, et particulièrement chez tous les peuples de l’Europe. Il est évident même que ce pouvoir n’a pu être modifié, tant que les délits n’ont été que des offenses privées, et que la peine du meurtre s’est bornée à payer une indemnité aux parents du défunt [532].

[III-472]

Il est remarquable que les limites mises en Europe à la puissance des parents sur leurs enfants, datent à peu près de la même époque que l’établissement du despotisme. C’est quand la licence qu’entraîne l’esclavage domestique eut fait du mariage une charge insupportable, ou quand les guerres civiles et le despotisme des empereurs eurent brisé les liens de famille, qu’il fallut faire des lois pour contraindre les hommes à se conserver ou à se reproduire.

Les attraits du mariage n’ayant plus assez de force pour produire la conservation des familles, ils y suppléèrent par la crainte des amendes, et ils remplacèrent l’amour paternel par la peur des supplices. Ils punirent les pères qui ne conserveraient pas leurs enfants, par suite du même principe qui porterait un maître à châtier ceux de ses esclaves qui, par des sentiments de pitié, feraient périr les siens. Ils considérèrent la mort comme un refuge contre la tyrannie, et l’infanticide, de même que plus tard le suicide, fut puni comme une atteinte aux propriétés impériales. Ainsi, loin de considérer les actes des gouvernements, qui ont pour objet de contraindre les parents par la crainte des peines légales, à prendre soin de leurs enfants et à les élever, comme une preuve de la supériorité de nos mœurs, il faudrait les considérer comme des preuves d’une immoralité profonde, s’ils n’étaient pas une preuve des maux que produit une tyrannie effrénée [533].

Mais ces lois dont nous nous vantons, n’ont pas toujours existé chez les peuples de notre espèce, et il en est encore plusieurs chez lesquels elles sont inconnues. Les magistrats se mêlent en général fort peu de ce qui se passe dans l’intérieur des familles, chez les nations qui ont adopté la religion musulmane. Les Arabes, les Turcs, les Maures et plusieurs autres n’ont mis, si je ne me trompe, aucune restriction au pouvoir paternel. Les grands de Perse et de Turquie ne peuplent leurs harems que de femmes d’espèce caucasienne qui leur sont vendues par leurs parents ; naguère les beys d’Égypte recrutaient leurs Mamlouks d’hommes de la même espèce, qui leur étaient également vendus par les auteurs de leurs jours. Les hordes qui peuplent les montagnes du Caucase font un commerce d’hommes, de femmes et d’enfants aussi actif que celui qui a lieu sur les côtes d’Afrique. Comment donc les hommes de cette espèce se sont-ils montrés supérieurs aux autres à cet égard ?

Les Chinois ne répriment pas l’exposition des enfants ; mais les Européens, avec leurs lois pénales, et leurs maximes de morale, la répriment-ils beaucoup mieux ? N’est-il pas, au contraire, prouvé jusqu’à l’évidence, que les peuples de l’Europe, qui se disent les plus civilisés et les plus moraux, font périr, par suite de l’exposition, presque autant d’enfants que les Chinois ? En quel sens est-il donc vrai de dire que, par leur nature, les peuples d’espèce caucasienne sont plus moraux que les autres ? Quels sont les vices dont ils puissent se dire exempts ? Quelles sont les vertus qui leur sont particulières [534] ?

Macartney, comparant les mœurs des classes ouvrières de la Chine aux mœurs des mêmes classes chez les nations les plus civilisées de l’Europe, a trouvé que les premières étaient de beaucoup supérieures aux secondes ; et, sans doute, il aurait trouvé la différence bien plus grande, s’il avait fait entrer en comparaison toute cette partie de la population qui est encore attachée à la glèbe. Chardin a aussi comparé la masse de la population de la Perse, à la masse de la population des États d’Europe qui étaient alors les plus civilisés, et il est arrivé à un résultat semblable. Il est vrai que le même voyageur rapporte des cruautés effroyables commises par les rois, ou par les hommes de la cour ; mais ces hommes sont précisément ceux qui, en s’alliant continuellement à des femmes d’espèce caucasienne, ont perdu tous les traits qui caractérisent l’espèce mongole. Thumberg a fait au Japon des observations analogues à celles que Chardin avait faites en Perse ; il a vu les Japonais indignés de la manière brutale dont les Hollandais traitaient leurs domestiques ; un voyageur russe a tenté de faire accepter quelques présents à des officiers de ce pays, et il n’a pu en venir à bout. La Pérouse, dans les Philippines, a eu occasion d’en comparer les habitants aux peuples d’Europe, et il ne les a trouvés ni moins intelligents, ni moins industrieux, ni moins moraux. Malgré les vexations du gouvernement espagnol auquel ils sont soumis, les paysans ont un air de bonheur qu’on ne rencontre pas dans nos villages européens ; leurs maisons sont d’une propreté admirable [535]. Et ce ne sont pas ici de petits peuples d’espèce mongole que je compare à de grandes nations d’espèce européenne : car la Chine à elle seule égale, par sa population, toutes les nations qui appartiennent à cette dernière espèce.

Dans les pays où l’on trouve des hommes de diverses espèces mêlés ensemble et également libres, la supériorité des mœurs appartient rarement à l’espèce caucasienne. Dans les îles de l’Asie soumises aux Hollandais, on trouve parmi les colons européens une multitude de Chinois : des vices de tous les genres sont l’apanage des premiers ; tandis que les seconds, appartenant à l’espèce mongole, possèdent, au contraire, toutes les vertus sociales. Au cap de Bonne-Espérance, les colons hollandais sont, par leurs mœurs, de beaucoup inférieurs aux Hottentots qui vivent parmi eux, ainsi que je le ferai voir ailleurs en parlant de l’esclavage. Dans l’île Sainte-Hélène, on trouve, parmi les colons anglais, une multitude de nègres libres dont les ancêtres ont été autrefois apportés dans le pays en qualité d’esclaves, et ces nègres sont les hommes les plus laborieux et les plus moraux de l’île ; les colons blancs, dans leur orgueil, ont voulu les faire bannir du pays ; mais, après un mûr examen, on a trouvé que, depuis plusieurs années, il n’y en avait pas un seul qui eût jamais été accusé d’un crime, pas un seul qui, en âge de travailler, fût à charge à sa paroisse [536]. On a observé un phénomène analogue dans l’état de Massachussetts, lorsque les noirs y ont été affranchis : on n’a vu croître à l’époque de leur affranchissement, ni le nombre des meurtres, ni le nombre des vols [537]. Dans la Caroline, le nombre des blancs qui sont traduits en justice, comme coupables de délits ou de crimes, excède toujours de beaucoup le nombre des noirs qui sont mis en jugement, toute proportion gardée entre les deux classes de la population [538]. À Philadelphie, on a cru d’abord en visitant les prisons, que la population noire fournissait un nombre plus considérable de condamnés que la population blanche ; mais un examen approfondi a fait renoncer à cette opinion [539]. Les domestiques noirs sont souvent préférés aux blancs, parce qu’ils travaillent aussi bien, et qu’ils n’ont pas moins de bonne foi [540].

Les noirs conservent quelquefois, jusque dans l’esclavage, des qualités morales qui semblent incompatibles avec un tel état. À la Louisiane, ils ont les uns pour les autres une affection touchante. On ne les voit jamais se séparer sans se donner des marques d’intérêt ou d’amitié, ou se rencontrer sans se demander des nouvelles de leurs parents, de leurs amis, de leurs connaissances : ils se rendent réciproquement tous les bons offices qui dépendent d’eux. Ils sont tous d’une discrétion parfaite, surtout à l’égard des blancs ; si l’un d’eux est surpris en faute, il est rare qu’il dénonce ses complices : les châtiments les plus sévères ne peuvent que rarement lui en arracher l’aveu. Lorsqu’ils appartiennent à de bons maîtres qui leur laissent amasser un pécule, on voit des enfants qui restent esclaves, et qui emploient leurs petites économies à racheter leurs vieux parents. À l’époque de l’insurrection de Saint-Domingue, il s’est trouvé des esclaves qui, par pitié pour leurs maîtres, ont renoncé à la liberté qu’ils pouvaient acquérir, et les ont accompagnés dans leur fuite aux États-Unis. Les maîtres les en ont récompensés en les vendant aux premiers marchands d’esclaves qui se sont présentés [541].

 


 

[III-479]

CHAPITRE XIII.

De quelques causes particulières des progrès des Européens dans les diverses parties du monde. — Du perfectionnement moral des races dont les facultés intellectuelles sont supposées peu susceptibles d’être développées. — Conclusion.

Mais il est des faits plus remarquables que les précédents à l’aide desquels on prouve que toutes les espèces colorées sont, par leur nature, inférieures aux peuples d’espèce caucasienne : ce sont les progrès immenses que ces peuples ont faits sur les mêmes lieux où les autres étaient toujours restés barbares. Les colons anglais sont devenus une nation florissante dans l’Amérique septentrionale, à la place même qu’occupaient des peuplades d’espèce cuivrée qui n’étaient jamais sorties de l’état sauvage, et ces peuplades n’ont pas avancé d’un pas à côté des Européens. Les colons hollandais ont prospéré au cap de Bonne-Espérance sur le lieu même où les Hottentots et les Cafres n’avaient pu s’élever qu’à la vie nomade. Dans la Nouvelle-Hollande et sur la terre de Van-Diemen, des hommes d’espèce nègre étaient toujours restés dans la barbarie la plus profonde ; depuis que les Anglais s’y sont établis, ce pays marche vers la prospérité du pas le plus rapide. Ne sont-ce pas là des preuves manifestes que, par leur nature, les espèces colorées sont inférieures à la nôtre ?

[III-480]

En général, les progrès que fait un peuple ne sont qu’en raison des progrès qu’il fait faire à certaines choses : là où la nature est immuable, l’homme ne saurait lui-même changer beaucoup. Or, je demanderai quels sont les progrès que les Anglais ont fait faire aux choses qu’ils ont trouvées sur la terre de Van-Diemen et de la Nouvelle-Hollande, et par quels moyens leur ont-ils fait faire ces progrès ? Quels sont les végétaux qu’ils y ont multipliés ou perfectionnés ; les animaux qu’ils ont domptés et façonnés à la vie domestique ? Si, avec les secours de tous les genres qu’ils ont tirés d’Europe, rien de ce que le pays produit de végétaux ou d’animaux n’a été perfectionné, faut-il attribuer à la nature des indigènes l’état stationnaire dans lequel ils étaient restés ? Et ce que je dis des indigènes de la Nouvelle-Hollande, je puis le dire de ceux du cap de Bonne-Espérance et de ceux même du continent américain. Pour qu’une espèce d’hommes eût quelques motifs de se croire d’une nature supérieure à une autre, il faudrait qu’elle eût fait plus de progrès avec les mêmes moyens ; ce qui n’est pas arrivé dans les faits qu’on veut faire servir de preuves. Quant à l’état stationnaire ou la décadence des indigènes d’Amérique, à côté des colons européens, ce sont des faits dont les causes sont trop nombreuses et trop compliquées pour les exposer ici.

Il est deux phénomènes dont je crois avoir précédemment porté la démonstration jusqu’à l’évidence : l’un, que le développement de nos organes physiques, intellectuels et moraux dépend, en grande partie, des circonstances qui nous environnent ou de la position dans laquelle nous sommes placés ; l’autre, que des organes d’une constitution primitive médiocre, que l’on a longtemps exercés, possèdent une puissance supérieure à celle des organes les mieux constitués qui sont toujours restés dans l’inaction. Il résulte de là qu’en admettant qu’il existe des espèces qui, par leur propre nature, sont inférieures à d’autres, la différence qui existerait à cet égard pourrait être plus que compensée par une différence de position. Il est clair, par exemple, que des Européens qui auraient été placés dans le désert de Gobi, n’auraient pas pu acquérir le même développement auquel seraient parvenus des peuples d’espèce mongole, qui auraient été jetés sur les côtes ou dans les îles de la Grèce. Une multitude de circonstances pourraient donc rendre égaux des peuples qui seraient inégaux par leur nature, ou donner même une supériorité réelle à ceux qui seraient réellement inférieurs par leur organisation.

Il ne pourrait pas en être ainsi cependant, s’il était vrai qu’il est un certain nombre d’habitudes vicieuses qui sont inhérentes à la nature de certaines espèces, ou des habitudes vertueuses que ces mêmes espèces sont incapables de contracter. Mais en étudiant avec le plus de soin les descriptions des mœurs des peuples des diverses espèces, que les voyageurs ou les historiens nous ont données, il est impossible de rien découvrir qui puisse faire supposer qu’il existe de telles différences entre les peuples. W. Lawrence lui-même n’en a fait observer aucune ; il s’est borné à énoncer de vagues généralités, sans les appuyer sur aucun fait positif. Loin de trouver, chez quelques espèces, des vertus ou des vices inhérents à leur nature et étrangers aux hommes des autres espèces, nous voyons qu’au même degré de civilisation, ou dans une position semblable, tous les peuples se ressemblent par les mœurs et par le développement intellectuel. On a pu se convaincre de cette vérité en comparant entre eux les peuples dont j’ai précédemment décrit les mœurs ; mais elle deviendra plus frappante, lorsque j’aurai traité de l’esclavage domestique.

Le développement des facultés intellectuelles exerce sur les mœurs une influence très étendue : c’est un fait que je crois avoir précédemment établi. Il ne faut pas croire cependant que, pour posséder un certain nombre de bonnes habitudes, ou pour être exempt de certains vices, il soit nécessaire d’avoir donné à son intelligence un développement très considérable. Si, en prenant dans son ensemble la population du pays le plus civilisé, du pays où les mœurs sont les plus pures et les intelligences les plus éclairées, on compare le développement intellectuel que chaque individu a reçu, au développement dont il était susceptible, on trouvera que la plus grande partie des forces intellectuelles dont chaque homme a été doué, périssent sans qu’on en ait fait ni pu faire aucun usage. Il est peu d’ouvriers, de paysans, ou d’autres hommes, qui ne soient susceptibles d’acquérir les connaissances que possèdent la plupart des membres de nos académies, et qui cependant meurent dans l’ignorance la plus profonde : le développement intellectuel que chacun reçoit, n’est peut-être pas la centième partie de celui dont il est susceptible. Il est impossible qu’il en soit autrement, puisque chacun est obligé, pour vivre, de consacrer son temps à exécuter un certain nombre d’opérations mécaniques auxquelles peut suffire l’intelligence la plus bornée. Or, pour savoir en quoi diffèrent réellement deux peuples qui n’appartiennent pas à la même espèce, il ne suffit pas de comparer le développement intellectuel que chaque individu pourrait acquérir, s’il consacrait tout son temps et toutes ses forces à son instruction ; il faut comparer surtout le développement que chacun a le moyen d’acquérir réellement, en se livrant aux travaux que sa position exige. Je me ferai mieux comprendre en employant des expressions moins générales.

Supposons que le développement intellectuel que chaque individu de telle espèce est susceptible de recevoir, soit égal à dix, et que, par la nécessité de se livrer à une multitude d’opérations mécaniques, le développement effectif que chacun reçoit ne puisse jamais excéder un, il faudra calculer le degré de civilisation sur un et non sur dix ; car les neuf dixièmes qui, faute de temps ou de richesses, resteront sans développement, seront une force perdue. S’il était question de connaître les richesses d’une mine, on ne prendrait pas pour base de calcul la quantité d’or qui serait renfermée dans les entrailles de la terre ; on prendrait la quantité qu’il serait possible d’en extraire par des moyens donnés. Il en est exactement de même des richesses de l’intelligence ; la quantité qu’il n’est pas possible de développer peut être comptée pour rien.

Supposons, d’un autre côté, que le développement intellectuel que chaque individu de telle autre espèce est susceptible de recevoir, ne soit égal qu’à six, et que le développement effectif que les besoins de la société permettent à chacun d’acquérir, soit aussi de un ; il est évident que les deux peuples pourront parvenir au même degré de civilisation, quoique, par leur nature, il existe entre eux une grande inégalité. Il n’est pas moins évident que les peuples de cette dernière race pourraient parvenir à une civilisation double de celle du premier, si, au lieu de ne donner à leur intelligence qu’un sixième de la force qu’elle est susceptible d’acquérir, ils parvenaient à lui en donner deux sixièmes.

[III-485]

Ce raisonnement ne peut être applicable, il est vrai, qu’à la masse de la population de chaque espèce ; car, lorsqu’un peuple a déjà fait certains progrès dans la civilisation, il se trouve toujours un certain nombre d’individus plus ou moins grand qui donnent à leurs facultés tout le développement dont elles sont susceptibles. Il existerait donc toujours une différence en faveur de l’espèce douée de la meilleure organisation intellectuelle ; mais cette différence ne se trouverait que dans le très petit nombre d’hommes éclairés qui existerait dans chaque espèce, et n’en produirait aucune sur l’ensemble de la population. L’espèce la mieux organisée pourrait avoir la gloire des découvertes ; mais toutes en partageraient les profits. En effet, s’il faut des hommes doués d’un grand génie pour découvrir certaines vérités, pour inventer les procédés des arts les plus compliqués, il ne faut pas une capacité également étendue pour comprendre ces découvertes, ou pour exécuter ces procédés. Les hommes les plus ordinaires comprennent ou pratiquent ce que les hommes les plus extraordinaires ne sont parvenus à découvrir qu’après de longues veilles et de pénibles travaux. Ainsi, quand même il serait vrai que la race caucasienne a une intelligence plus susceptible d’être développée que celle des autres, on pourrait profiter chez toutes des découvertes qui seraient faites chez elle seule.

Enfin, quels que soient les progrès qu’ont faits quelques nations d’espèce caucasienne, dans les mœurs, les lois, les arts ou les sciences, il faut bien se garder de croire qu’en tout genre elles ont atteint la perfection. Cette vanité ne serait guère moins ridicule que celle qu’on a reprochée aux Chinois ; elle le serait d’autant plus que les mêmes nations qui se diraient parfaites, en se comparant aux peuples des autres espèces, sont celles qui se plaignent le plus haut des vices de leur ordre social. Cependant, si l’on admet que les peuples les plus civilisés sont encore susceptibles de faire d’immenses progrès, sur quoi pourrait-on se fonder, pour prétendre que les nations des autres espèces ne peuvent plus avancer ? S’il est possible qu’elles avancent, pourquoi n’arriveraient-elles pas au point où nous sommes ? Et si elles peuvent y arriver, quels sont les motifs de notre orgueil actuel ?

Quelles sont les conséquences qu’il faut tirer de ce qui précède ? Faut-il en conclure que toutes les espèces d’hommes sont égales par leur propre nature ? Non, assurément. Les seules conclusions raisonnables qu’on puisse en tirer, sont que, dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de déterminer les différences essentielles qui existent entre les diverses espèces d’hommes, relativement à leurs facultés intellectuelles et morales ; qu’un système qui explique toutes les différences qu’on observe entre les nations, par une différence d’organisation dans les facultés intellectuelles, n’est pas plus conforme à la vérité que celui qui explique tous les phénomènes physiques, moraux et intellectuels par la température de l’atmosphère ; que, s’il existe quelques différences dans la nature des diverses espèces, ces différences peuvent être compensées par une multitude d’autres circonstances, de sorte que le peuple qui, par sa nature, est le moins susceptible de développement, peut cependant être plus développé que celui qui est le mieux organisé, mais qui est placé dans des circonstances moins favorables ; que la civilisation d’un peuple dépend, non du degré de développement dont il est susceptible par sa propre nature, mais de celui que sa position géographique lui permet de recevoir ; que les mœurs et l’industrie d’un peuple peuvent atteindre un haut degré de perfectionnement, quoique chaque individu ne donne pas à ses facultés intellectuelles tout le développement dont elles sont susceptibles par leur nature ; enfin, qu’on n’est pas plus fondé à fixer le point de civilisation auquel les espèces colorées doivent s’arrêter, qu’on ne serait fondé à déterminer le point auquel s’arrêteront les peuples d’espèce caucasienne.

Mais s’il est encore impossible de déterminer quelles sont les différences morales et intellectuelles qui existent entre les diverses espèces, et qui sont des conséquences de la nature de chacune d’elles, il ne l’est pas également de déterminer les conséquences qui résultent de leur position, de leur séparation ou de leur mélange, de leur esclavage ou de leur liberté. J’ai déjà exposé quelle est l’influence qu’exercent sur les nations, quelle que soit l’espèce à laquelle elles appartiennent, les choses qui les environnent ; on a vu comment le genre de développement qu’elles reçoivent, est déterminé par la position où elles se trouvent, et comment ce développement détermine le genre d’action que les nations exercent les unes sur les autres. Il me reste maintenant à dire quelle est la nature de cette action, et quelles sont les conséquences qui en résultent sur l’intelligence, sur les mœurs et sur les lois des peuples qui l’exercent, et de ceux qui la subissent. Nous verrons en même temps comment cette action et les effets qu’elle produit se modifient, selon que les peuples qui se trouvent ainsi en contact, sont de la même espèce ou appartiennent à des espèces différentes.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

 


 

Notes

[1] Il est bien évident que je ne m’occupe ici que des grandes masses : je n’ai nul besoin, pour l’objet que je me propose, ni de m’occuper des exceptions, ni de discuter l’origine de ces diverses populations.

[2] Liv. III, ch. XIV.

[3] Depuis près d’un siècle que les Russes se sont emparés de ces contrées, les indigènes ont été presque entièrement détruits : leurs gouvernements, leurs mœurs, leur religion ont été presque complètement effacés. Le petit nombre d’individus qui existent encore dans les îles Aléoutiennes ou dans la presqu’île du Kamtchatka ne sont plus en quelque sorte que des instruments de chasse, dont les Russes se servent pour se procurer des fourrures.

[4] Coxe, Nouvelles découvertes des Russes, ch. X, XI, XIII et XV.

[5] Thumberg, ch. XIII.

[6] Krusenstern, Voyage autour du Monde.

[7] Thumberg, ibid.

[8] Thumberg, ch. XI, XII et XIII.

[9] Les lois pénales d’un peuple sont quelquefois un moyen assez juste d’apprécier ses mœurs et surtout celles des hommes qui les gouvernent. Ce moyen n’est cependant pas infaillible ; et quand même il serait vrai que les lois pénales du Japon sont aussi sévères que l’a prétendu un voyageur, il ne s’ensuivrait pas que les mœurs de la masse de la population sont cruelles. Ces lois d’ailleurs sont sur quelques points moins sévères que celles d’aucun peuple de l’Europe. L’assassinat du prince, qui est en même temps le chef de leur religion, est puni de la mort simple ; quand le coupable est convaincu, il reçoit une épée du magistrat et se frappe lui-même. Que l’on compare ce procédé au supplice de Damiens et qu’on nous parle ensuite des mœurs atroces des Japonais.

[10] Broughton, Voyage de découvertes, tome II, liv. II, ch. II, page 52.

[11] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VII, p. 214 et 217.

[12] « En Chine, tout male d’origine tatare reçoit une paie depuis le moment de sa naissance, et est inscrit parmi les serviteurs du prince. Ces Tatars forment la garde à laquelle il confie la sûreté de sa personne. » Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. II, p. 132 et 133 ; tome V, ch. II, p. 235, 236 et 243.

[13] Macartney, tome III, ch. II, p. 132.

[14] Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. I, p. 49.

[15] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VIII, p. 217. — Macartney, tome III, ch. II, p. 43.

[16] Macartney, tome IV, ch. II, p. 122.

[17] Macartney, tome III, ch. II, p. 133 et 134, et ch. III, p. 338. — Les Chinois se rappellent encore que, lorsque les Tatars s’emparèrent de Pékin, pour la première fois, ils plantèrent des tentes pour eux, et logèrent leurs chevaux dans les palais des empereurs chinois. Ibid.

[18] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome V, ch. III, page 339.

[19] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 270, 271 et 301, et tome II, ch. VII, p. 157 et 163. — Macartney, tome IV, ch. I, pages 39 et 40.

[20] « Non seulement le peuple (dans le dernier siècle) était attaché à la servitude de la glèbe ; mais les grands, les princes mêmes dont les ancêtres avaient été des souverains, étaient, au moindre signe du despote, déchirés par les fouets ou meurtris par les baguettes.

« Si, ce qui n’était pas rare, une dame de la cour, dans un état d’ivresse, manquait à quelqu’un de ses devoirs, elle était publiquement fouettée. » Leveque, Histoire de Russie, tome IV, p. 134 et 135.

[21] Barrow, tome I, ch. IV, pag. 272. — Macartney, tome III, ch. IV, p. 273 et 274.

[22] Macartney, tome II, ch. IV, p. 332.

[23] Barrow, tome I, ch. IV, p. 250.

[24] Macartney.

[25] J’ai souvent entendu vanter, sur le continent, la manière dont les constables anglais font la police. Armés, dit-on, d’une légère baguette, il leur suffit de faire un signe pour se faire obéir par le peuple. J’ai vu faire cette police, particulièrement les jours où il y a grande réception à la cour. La légère baguette des constables est un bâton bariolé de diverses couleurs, court, et gros par un des deux bouts, à la manière des casse-têtes des sauvages ; un seul coup bien appliqué suffirait pour assommer un homme. Les constables qui en sont armés, et qui n’ont pas d’autres signes de leur autorité, sont si nombreux qu’on peut les croire redoutables. Cette police m’a rappelé la description que donne le capitaine Cook de la police en usage dans les îles de l’océan Pacifique. L’une et l’autre ont probablement la même origine : à tout prendre, les petits fouets des Chinois sont encore préférables.

[26] Un homme peut se vendre pour assister son père dans la détresse et pour le faire enterrer convenablement.

[27] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome II, ch. XXIV, p. 450. — Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VIII, pag. 193 et 196. — Macartney, tome IV, ch. I, p. 31, 32, 41, 44, 45, 60 et 61 ; tome II, ch. IV, p. 377, et tome III, ch. II, p. 134 et 135. — Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 252.

[28] Macartney, Voyage en Chine, tome III, ch. IV, pag. 266 et 263 ; tome II, ch. IV, p. 307 ; tome IV, ch. II, p. 173. — Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. VI, pag. 185 ; ch. X, pag. 320, et 331. — Mac-Leod, ch. VI, p. 194 et 195.

[29] Barrow, Voyage en Chine, tome II, ch. X, p. 320.

[30] Ibid. ch. VIII, p. 181 et 182.

[31] « En Chine, dit Barrow, la presse est aussi libre qu’en Angleterre, et chacun peut exercer la profession d’imprimeur ; ce qui est une chose singulière, et unique peut-être dans un gouvernement despotique. » Voyage en Chine, tome II, ch. VI, p 180.

Je suis loin de refuser le titre de gouvernement despotique au gouvernement chinois ; cependant, lorsque c’est par opposition à leur propres gouvernements que des Européens lui donnent cette qualification, il est impossible de ne pas se rappeler le mot de ce gentilhomme canadien qui, à demi nu, n’ayant ni propriété, ni industrie, et ne sachant vivre que de chasse, disait, en parlant d’un Indien, bon cultivateur et propriétaire d’une bonne ferme : Je vais dîner chez Thomas ; c’est le meilleur de tous les sauvages.

[32] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 243 et 246.

[33] « Il semble, dit Chardin, que cette façon d’épouser une femme sans l’avoir vue auparavant, ne devrait produire que des mariages malheureux ; mais cela n’est point, et même l’on peut dire, en général, que les mariages sont plus heureux dans les pays où l’on épouse les femmes avant que de les avoir vues, que dans ceux où elles sont vues et fréquentées. » Tome II, p. 238.

[34] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome V, ch. II, pages 341 et 342.

[35] Barrow, tome I, ch. IV, p. 248 et 250.

[36] Macartney, tome III, ch. II, p. 134.

[37] Barrow, tome III, ch. XII, p. 76.

[38] Macartney, tome III, ch. III, p. 173.

[39] Ibid., tome III, ch. III, p. 171.

[40] Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome II, ch. XXIII, p. 370 et 371. — La maxime générale d’obéir au prince, dit Macartney, pourrait bien ne pas tenir dans toutes les âmes contre la nouvelle doctrine du droit sacré et du devoir de résister à l’oppression. » Tome III, ch. III, p. 174.

[41] Barrow, Voyage en Chine, tome III, ch. XII, p. 68 et 79.

[42] Macartney, tome II, ch. I, p. 50.

[43] « Il n’est pas très rare, pour un Anglais qui se trouve à Macao, d’être accosté par un Portugais portant un habit râpé, une bourse à cheveux, une épée, et demandant l’aumône. » Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. II, p. 174 et 175.

[44] Mac-Leod, Voyage de l’Alceste, ch. VII, p. 223.

[45] Thumberg, Voyage en Afrique, en Asie et au Japon, ch. VIII, p. 222 et 228. — Cook, premier Voyage, tome IV, liv. III, ch. XII, p. 345 et 346. — Dentrecasteaux, Voyage à la recherche de La Pérouse, tome I, ch. VII, p. 155 et 159, et ch. XXI, pag. 471. — Labillardière, tome II, ch. XV, p. 312 et 313. — Mac-Leod, ch. IX, p. 305 et 323. — Raynal, tome I, liv. II, p. 419, 432 et 446.

[46] Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique et aux Indes, tome I, p. 36 de l’introduction.

[47] Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 297.

[48] Raynal, Hist. philosoph., tome I, liv. II, p. 350.

[49] Histoire philosophique des deux Indes, tome I, livre I, pages 176 et 177.

[50] Ils disent, par exemple, que la propriété y est mal garantie, et ils assurent en même temps que sur un territoire qui a huit fois l’étendue de la France, on ne voit pas un coin de verre en friche (Macartney, tome II, ch. III, p. 202, et tome IV, ch. II, p. 117), et que « les Chinois sont tellement accoutumés à regarder une ferme comme leur propriété, tant qu’ils continuent à en payer la rente, qu’un particulier de Macao a couru risque de perdre la vie, pour avoir voulu augmenter la rente de ses fermiers chinois. » (Barrow, tome II, ch. VII, p. 189.) — Ils disent que leurs lois sont très bonnes en théorie ; qu’ils ont des maximes remplies de sagesse, mais que leurs mœurs sont vicieuses ; et ils assurent, en même temps, que là tout ancien proverbe a autant de force qu’une loi. (Barrow, t. I, ch. IV, p. 269.) — Comment donc les lois sont-elles sans force ? Comment la conduite est-elle en contradiction avec les maximes ?

[51] Barrow, tome I, ch. II, p. 134 et 135.

[52] Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. IV, p. 267.

[53] Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. IV, p. 303.

[54] Voyage autour du Monde, tome II, p. 179.

[55] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. II, p. 124. — Les Tongouths abandonnent leurs pères infirmes ou accablés de vieillesse, comme quelques-uns des peuples du nord de l’Amérique. Barrow, Voyage en Chine, tome III, pag. 188.

[56] Voyage en Perse, tome V, ch. I, p. 219 et 220.

[57] Si le roi ordonne à un homme de tuer son père ou son fils, cet homme doit obéir, car il n’est pas contraire au droit divin de tuer son père quand le roi le commande ; mais s’il ordonne à un prêtre de rendre un bien usurpé, il ne doit pas être obéi, car le droit divin défend à l’Église de rendre au propriétaire le bien qu’elle possède, même quand elle l’a reçu d’un usurpateur : telle est la morale religieuse des prêtres de Perse. Chardin, tome V, ch. I et V, p. 219 et 381.

[58] Chardin, Voyage en Perse, tome IX, p. 97 et 98.

[59] Ibid., tome III, ch. XII, p. 435.

[60] Chardin, tome V, ch. IV, p. 308.

[61] Ibid., tome II, p. 110.

[62] On voit que les Perses, en attribuant aux ministres tous les actes du prince, ne sont pas dans une ligne moins constitutionnelle que Delolme et que la plupart de nos écrivains. Ils sont également fort constitutionnels sous le rapport de la responsabilité ministérielle : il est peu de ministres dont tous les biens ne soient tôt ou tard confisqués, ou qui ne soient étranglés ou même écorchés. Enfin, les Perses sont plus constitutionnels qu’aucun peuple de l’Europe sous le rapport du droit de pétition ; le palais de leur roi est habituellement environné de huit ou dix mille plaignants ou pétitionnaires, arrivés de tous les points de l’empire. Chardin, tome V, ch. II, p. 280... Le respect pour ces maximes n’est cependant ni un obstacle pour les mauvais ministres, ni une protection pour le public. Il ne faut pas conclure de là, sans doute, que ces maximes sont funestes ; la seule conséquence que je veuille en tirer c’est que la sécurité dont jouit un peuple est en raison des mœurs, des lumières et de l’organisation des diverses classes dont il se compose, et non en raison d’un certain nombre de maximes qu’on adopte ou qu’on rejette selon les circonstances.

[63] Chardin, Voyage en Perse, tome V, ch. III, p. 241 et 247, et ch. IV, p. 295. — On verra ailleurs quelle est en Perse et dans d’autres pays l’influence qu’exercent les prêtres sur la morale, les lois et la nature du gouvernement.

[64] Chardin peint en quatre mots le caractère des prêtres de Perse : ils sont, dit-il, faux et envieux, avides et perfides. Tome IX, page 198.

[65] Chardin, Voyage en Perse, tome III, p. 121 et 122 ; tome IV, ch. ix, p. 318 et 319 ; tome V, ch. u, p. 232, 241 et 242 ; tome IX, p. 212, 213 et 226.

[66] Chardin, tome II, p. 224, 228 et 241 ; tome III, p. 271 et 272 ; tome VI, ch. XII, p. 8, 19, 26 et 30.

[67] Chardin, tome V, ch. VI, p. 391 et 392.

[68] Chardin, tome IV, ch. XIV, p. 22.

[69] Ibid., tome III, ch. XI, p. 431 et 432 ; tome IV, ch. XVII, p. 91 et 93.

[70] Chardin, tome III, ch. XI, p. 408.

[71] Ibid., tome III, p. 272.

[72] Voyage en Perse, tome VI, ch. XVII, p. 99 et 100.

[73] Chardin, tome VIII, p. 176 et 177.

[74] Voyage en Perse, tome VIII, pag. 360.

[75] Savary, tome III, lett. II, p. 31, 33 et 37. — Volney, tome I, ch. XXIII, p. 338 et 339. — Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 327 et 329. — Bruce, tome II, liv. I, ch. VI.

[76] Les Turcs avaient déjà pénétré dans les provinces les plus riches de l’Arabie ; mais le pacha d’Égypte, Mohammed-Aly, vient de soumettre à l’empire du sultan l’Arabie tout entière. Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous Mohammed Aly.

[77] Savary, Lettres sur l’Égypte, tome III, lett. II, p. 22 et 23.

[78] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXV, chap. V, p. 219. — Description de l’Arabie, p. 9.

[79] Niebuhr, Voyage en Arabie, sect. XXIV, ch. II, p. 175 et 179. — Description de l’Arabie, p. 328 et 329.

[80] Le chef qui gouvernait les tribus arabes au temps où Niebuhr les visita, comptait dans sa famille cent cinquante individus ayant tous le titre de scheck. Description de l’Arabie, p. 334.

[81] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, chap. I, p. 170 et 171.

[82] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XXII, p. 367 et 368.

[83] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XVI, ch. IV, et sect. XXIV, ch. II, p. 18, 19 et 175.

[84] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XXIII, page 371.

[85] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXVI, chap. I, pages 227 et 228.

[86] Ibid., p. 228 et 229.

[87] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 228, 229 et 330.

[88] Ibid., p. 227 et 236. — Description de l’Arabie, p. 31 et 32.

[89] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXVII, chap. II, page 279.

[90] Niebuhr, Description de l’Arabie, pag. 334. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, II et III, p. 170, 171, 176 et 182.

[91] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 14 et 15. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXV, ch. V, p. 217, 218 et 219.

[92] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXV, chap. IV, p. 210, 211 et suivantes. — Description de l’Arabie, p. 26 et 27. — Volney, tome I, ch. XXI, p. 362 et 363.

[93] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. VI et XXIII, p.71, 361, 362 et 378.

[94] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 330.

[95] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XXI, pages 359 et 360. — Niebhur, Description de l’Arabie, tome II, sect. XVI, ch. IV, p. 21 et 22. — Hasselquist, Voyage dans le Levant, deuxième partie, p. 56 et 57. — Mollien, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, tome I, ch. I, pag. 14. — De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 96 et 153.

Les Juifs, établis en Arabie, mangent des sauterelles comme les Arabes, et ils croient que ces insectes dont on voit en Orient de si fréquents nuages, furent l’aliment dont leurs ancêtres se nourrirent dans le désert. Ils se moquent des traducteurs européens de la Bible, qui, suivant eux, ont pris des sauterelles pour des oiseaux, et ont fait un miracle d’un phénomène tout naturel. Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 152. — Job Ludolphe, dans le Traité des sauterelles, mis à la fin du supplément de sa Description d’Abyssinie, a adopté l’opinion des Juifs arabes. Voyez aussi la remarque, page 421, dans la traduction allemande de l’Histoire universelle, deuxième partie.

[96] Volney, tome I, ch. XXII, p. 376.

[97] Il n’existe chez les Bédouins aucune corporation de prêtres qui leur inspire de l’antipathie contre les personnes qui ne partagent pas leurs croyances, comme il en existe chez les Turcs. V. Denon, tome I, p. 94.

[98] Description de l’Arabie, p. 41 et 42.

[99] Voyage en Syrie et en Égypte, t. I, ch. XXII, p. 277 et 278.

[100] Volney, tome II, ch. XXXVII, p : 376.

[101] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 330, 331 et 332. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, p.171. — C’est à peu près de la même manière que les choses se passent en Europe. Si un individu, étranger ou non étranger, cherche à faire passer des marchandises sur le territoire d’un gouvernement sans payer les droits d’entrée, ce gouvernement s’en empare s’il les découvre ; personne ne s’avise pour cela de dire que les officiers des douanes sont des voleurs.

[102] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 13.

[103] Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome II, p. 173, 174 et 175.

[104] Félix Mengin, p. 176.

[105] Ibid., p. 181, 182 et 183.

[106] Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 36 et 40. — Voyage en Arabie, tome I, p. 256, 264 et 275.

[107] Lettres sur l’Égypte, tome III, lett. II, p. 26 et 27.

[108] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXVIII, ch. II, p. 315 et 316.

Les Turcs, après avoir longtemps semé la division parmi les tribus arabes, en distribuant des queues de cheval tantôt à un scheck et tantôt à un autre (Niebuhr, Description de l’Arabie, p. 337.), sont parvenus enfin à les asservir. S’ils peuvent établir leur domination parmi eux, il ne faut pas douter qu’ils n’achèvent de corrompre leur caractère moral, qu’ils avaient déjà beaucoup altéré.

[109] Chardin a décrit les mœurs de quelques-unes de ces peuplades dans le premier et le second volume de son Voyage. Voyez aussi les auteurs cités par Malte-Brun, Précis de la Géographie universelle, tome III, liv. XLVII.

[110] Les peuples qui vivent sur le revers des montagnes ou dans les vallées qui portent leurs eaux dans le Nil, présentent un phénomène qui mérite d’être observé. Ceux qui sont situés à la source de ce fleuve et dans toute l’étendue de l’Abyssinie appartiennent, suivant la description que Bruce en a donnée, à l’espèce caucasienne, et professent le christianisme. Ceux que l’on rencontre ensuite, soit qu’on suive le cours du fleuve, soit qu’on se dirige vers l’ouest, tels que les habitants de Sennar, de Kordofan et de Darfour, appartiennent à l’espèce éthiopienne et professent la religion musulmane. Enfin, les Coptes, qui sont les plus anciens habitants d’Égypte, sont classés dans les peuples de race caucasienne, et professent le christianisme. En général, toutes les terres qui portent leurs eaux dans le même fleuve, sont habitées par des peuples qui appartiennent à la même espèce et qui parlent la même langue ou du moins des dialectes de la même langue. Nous rencontrons ici une exception qui mérite d’être remarquée.

[111] J. Bruce, tome IX, liv. VI, ch. X, p. 80.

[112] J. Bruce, tome X, liv. VII, ch. IV, p. 167, 168 et 169.

[113] Ibid., tome IX, liv. VI, ch. X, p. 75, 76, 78 et 79.

[114] J. Bruce, tome XI, liv. VII, ch. XI, p. 44.

[115] J. Bruce, tome X, liv. VII, ch. I, p. 47.

[116] Ibid., ch. III, p. 132 et 133, et ch. VIII, p. 311 ; tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 56.

[117] Ibid., tome VIII, liv. VI, ch. VII, pag. 358, et tome IX, liv. VI, ch. IX, p. 59.

[118] Ibid., tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 62, et tome X, livre VII, ch. V, p. 193, et ch. VII, p. 291.

[119] Ibid., tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 62.

[120] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 32, 33, 34, 48 et 56. — Les rois d’Abyssinie peuvent dire à leurs conseillers, comme Xerxés aux siens : « Je vous ai fait venir ici, afin qu’on ne pense pas que j’agis d’après ma seule opinion ; mais je suis bien aise de vous dire en même temps que votre devoir est de vous conformer à mes volontés, plutôt que de chercher à me donner des conseils et à me faire des remontrances. » Hérodote, liv. VI.

[121] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 32, 59, 60 et 61, et tome X, liv. VII, ch. III, p. 128, 129 et 130.

[122] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 44, 45 et 46. — Pendant le séjour de Bruce en Abyssinie, le roi s’amusait à lui envoyer de ces pétitionnaires qui allaient gémir et se lamenter à sa porte, et qui, lorsqu’ils étaient fatigués, lui demandaient à boire afin de pouvoir continuer.

[123] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 55 et 36 ; tome X, liv. VII, ch. II, VI et VII, p. 133, 242, 250 et 309. — Depuis que les jésuites ont pénétré dans ce pays, les rois ont cessé d’être inviolables dans les cas où le ciel est intéressé, et plusieurs ont été assassinés. Bruce, tome VIII, p. 35.

[124] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 30 et 31. — Les ministres ne sont pas inviolables par les maximes de l’État, mais ils le sont plus que le roi, par la raison qu’il n’existe aucune puissance au-dessus de la leur.

[125] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 106.

[126] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 100 et 101.

[127] Ibid., p. 28 et 29.

[128] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 100 et 101.

[129] Ibid., tome X, liv. VII, ch. IV, p. 150.

[130] Ibid., tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 100 et 101, et tome XI, liv. VII, ch. X, p. 26.

[131] Ibid., tome XI, liv. VII, ch. XI, p. 50.

[132] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 35 et 36, et tome X, liv. VII, ch. III, VI et VIII, p. 133, 242, 250 et 309.

[133] Ibid., tome VIII, liv. VI, ch. III, p. 243.

[134] J. Bruce, tome XI, liv. VII, ch. XI, p. 44. — Les étrangers qui veulent se rendre maîtres de ces peuples emploient le même moyen que les ministres et les grands du pays : ils s’emparent de l’individu dont on a fait pour le public un objet d’adoration ; ils l’environnent de gens dévoués à leurs intérêts, et ils se trouvent ainsi maîtres de la terre et des habitants. Ce moyen d’asservir une nation en s’emparant d’un chef héréditaire, est pratiqué même par les peuples les plus stupides : « Cette politique, dit Bruce, est très remarquable chez cette nation barbare des Funges, et il faut qu’elle leur ait bien réussi, car ils y sont constamment attachés. Dès qu’ils soumettent un pays, ils choisissent le prince qui y règne pour leur lieutenant, et le laissent jouir sous leurs ordres de leur autorité première. » Bruce, tome XII, liv. vin, ch. ix, p. 40. — Voyez des exemples dans le chapitre X du même livre. C’est par un moyen semblable que les Espagnols se rendirent maîtres de l’Amérique, et que les Anglais se sont rendus maîtres de l’Hindoustan. Les Romains en firent jadis un fréquent usage.

[135] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. VIII, pag. 326, 327, 351, 352 et 356.

[136] J. Bruce, tome VIII, liv. V, ch. XI, p. 68 et 69.

[137] Ibid., p. 39.

[138] J. Bruce, tome IX, liv. VI, ch. XIX, p. 394 et 395.

[139] Ibid., tome VII, liv. V, ch. V, p. 190 et 191.

[140] J. Bruce, tome X, liv. VII, ch. III, p. 140.

[141] Ibid., ch. II, p. 85.

[142] Ibid., ch. I, p. 33.

[143] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. IV, p. 163.

[144] Ibid., tome VII, liv. V, ch. V, p. 232, et tome VIII, liv. V, ch. IX, p. 96 et 97.

[145] Samuel, ch. XIV, vers. XXXI et XXXII.

[146] J. Bruce, tome VIII, liv. VI, ch. IV, p. 251.

[147] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. XI, p. 75, 76, 96 et 101.

[148] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. II, p. 143, 144 et suivantes.

[149] J. Bruce, tome XI, liv. VIII, ch. IV, p. 190.

[150] J. Bruce, tome VII, liv. V, ch. IV, p. 163 et 185 ; tome XI, liv. VIII, ch. I, p. 93, et tome XII, liv. VIII, ch. X, p. 90 et 91.

[151] J. Bruce, tome XII, liv. VIII, ch. IX, p. 18. — Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome II, p. 225, 232 et 233.

[152] J. Bruce, tome XII, liv. VIII, ch. IX, p. 18.

[153] Ibid. ch. IX, p. 22.

[154] Félix Mengin, tome II, p. 218 à 222.

[155] Sonnini, Voyage dans la haute et basse Égypte, tome III, ch. V, p. 87 et 88.

[156] Cette division des terres, attestée par les historiens, n’a pas cependant paru très claire à d’Anville. Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, p. 28.

[157] Il est bien prouvé, aux yeux de la plupart des Européens, que des hommes, en vertu de leur naissance et sans avoir fait aucune étude, peuvent posséder les lumières, les vertus et l’indépendance nécessaires à des magistrats et à des législateurs ; mais il n’est pas encore prouvé que le droit de la naissance fasse seul des médecins, des architectes, des peintres, ni même des cordonniers.

[158] V. Denon, Voyage dans la haute et la basse Égypte, tome II, pages 114 et 115.

[159] Sous un gouvernement théocratique, on ne distingue pas la maison du Dieu de la maison du prêtre. Dans Athalie, Racine fait dire au jeune Éliacin :

Ce temple est mon pays, je n’en connais point d’autre.

Et il est évident que le grand-prêtre, sa femme et ses enfants, et même les simples lévites, n’ont pas d’autre habitation. M. Denon a conjecturé que le roi d’Égypte avait sa demeure dans le temple même où il était élevé, servi et conseillé par des prêtres. « J’ajouterai aux diverses descriptions que j’ai faites de ce gigantesque monument, dit-il en parlant d’un temple de Karnak, qu’à la partie sud de la première cour, il y a un édifice particulier, compris dans la circonvallation générale, composé d’un mur d’enceinte... Est-ce là enfin les palais des rois, ou plutôt leur noble prison ? Ce qui pourrait le faire croire, ce sont les figures sculptées sur les parties latérales de la porte, représentant des héros tenant pas les cheveux des figures subjuguées ; des divinités leur montrent de nouvelles armes, comme pour leur promettre de nouvelles victoires tant qu’ils auront recours à elles pour les obtenir. » V. Denon, Voyage dans la basse et la haute Égypte, tome II, p. 255 et 256.

[160] Savary, Lettres sur l’Égypte, lett. X, tome I, p. 106.

[161] Voltaire reproche aux Égyptiens d’avoir été le peuple le plus lâche de la terre, et de s’être laissé vaincre par tous les peuples qui ont tenté de le conquérir. Ce peuple fut lâche, ignorant ou crédule, quand, pour la première fois, il fut soumis par une aristocratie militaire et sacerdotale ; mais ses descendants ne se montrèrent pas lâches lorsqu’ils laissèrent exterminer leurs dominateurs nationaux ou étrangers ; ils ne se montrèrent pas lâches quand ils laissèrent détruire les rois, les soldats et les prêtres qui les avaient dépouillés, par les Assyriens, les Assyriens par les Grecs, les Grecs par les Romains, les Romains par des Arabes, les Arabes par des Mamlouks, les Mamlouks par les Turcs. Quand des hommes se laissent rendre esclaves, ils condamnent leurs descendants à être la proie de tous ceux qui auront assez de force pour détruire ou déposséder leurs maîtres.

[162] Gibbon’s History of the decline and fall of the roman empire, vol. IX, ch. II, p. 437.

[163] Hasselquist, Voyage dans le Levant, première partie, p. 163. — Savary, Lettres sur l’Égypte, lett. II, tome I, p. 26.

[164] Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, tome XXI, p. 551. — Sonnini, Voyage dans la haute et la basse Égypte, tome II, ch. XXXIII, pag. 312 et 313. — Savary, tome II, lett. XV, p. 191.

Ce ne fut qu’après plusieurs révolutions que la domination des Arabes s’éteignit, et que le pouvoir des Mamlouks s’établit. Les races qui succédèrent aux califes, venues d’un climat comparativement froid, furent beaucoup plus barbares qu’eux. On peut voir d’Herbelot, Bibliothèque orientale ; et Deguignes. James Wilson’s History of Egypt, vol. II, b. VII, ch. II, p. 191 and 192, ch. III, p. 234 and 235, b. VIII, ch. I, p. 371 and 372.

[165] Savary, Lettres sur l’Égypte, tome II, lett. XV, p. 192 et suivantes. — Denon, tome II, p. 159.

L’état des Mamlouks peut nous expliquer un phénomène que nous avons observé en Perse : c’est l’honneur attaché au titre d’esclave, et l’avilissement attaché au titre qui correspond à celui de sujet ou de subjugué (subjectus). Il est évident que l’individu qui est acheté pour prendre part à l’exploitation d’une population conquise, doit se croire moins avili, quoique esclave, que les individus qui sont exploités. Il peut s’enorgueillir d’un titre qui le fait participer aux privilèges des maîtres.

[166] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, pages 181 et 182.

[167] J. Bruce, Voyage aux sources du Nil, tome I, liv. I, ch. I, p. 161 et 162. — Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 309 et 310.

[168] Le mépris que manifestent tous les conquérants pour les peuples vaincus et pour leurs usages, et l’adoption de leur langage et de leurs mœurs, sont deux phénomènes qui paraissent contradictoires, mais qui sont cependant universels. De profonds publicistes, sans se mettre en peine de rechercher si leurs explications n’étaient pas démenties par les faits, ont attribué le triomphe de la langue et des mœurs des peuples asservis, à la politique ou à la condescendance des conquérants. Il est de ce phénomène une raison plus puissante : les vainqueurs mettent ordinairement au rang de leurs privilèges, de s’emparer des filles ou des femmes des vaincus, si elles leur plaisent ; c’est aussi parmi les vaincus qu’ils prennent leurs esclaves ou leurs domestiques. Or, les enfants parlent la langue de leur mère et des personnes qui prennent soin d’eux, de préférence à celle de leur père ; il n’est pas nécessaire d’en indiquer la raison. L’adoption de la langue entraîne nécessairement l’adoption des idées, des préjugés et d’une partie des mœurs. Cela explique comment les peuples du nord, qui s’emparèrent des Gaules et de quelques autres parties du midi de l’Europe, ne purent y établir la langue germanique, et comment l’idiome normand a été en grande partie étouffé en Angleterre par la langue des peuples conquis. Cela peut aussi nous faire réduire à sa juste valeur la sagesse et la modération si vantées des conquérants de la Chine. Quand deux peuples se confondent, c’est celui qui a le plus d’idées qui fournit naturellement à la langue le plus de termes.

[169] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. VII, p. 98, 99 et 100. — Raynal, Hist. philosophique des deux Indes, tome VI, liv. XI, p. 10 et 11. — Wilson’s History of Egypt, vol. III, b. IX, ch. I, p. 55 et 56. — Les Ottomans sont dans le même cas que les Mamlouks ; ils ne peuvent perpétuer leur race qu’en épousant des indigènes. C’est ici un des exemples les plus remarquables de l’influence des climats et des lieux sur la nature d’un gouvernement, si, en effet, l’impuissance de se reproduire est causée par la nature des lieux ou du climat.

[170] Tous les beys d’Égypte ne descendaient pas cependant de parents chrétiens et n’avaient pas été achetés ; quelques-uns, quoique en petit nombre, étaient nés de parents mahométans et n’avaient jamais été esclaves. Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 109.

[171] Le sultan Selim dit, dans le préambule de sa charte, qu’il accorde aux vingt-quatre sangiaks (ou beys ) un gouvernement républicain ; mais il résulte évidemment des dispositions de cette charte ou traité, qu’il se borne à confirmer l’ordre de choses précédemment établi, remplaçant seulement le sultan choisi par les beys, par un pacha, c’est-à-dire par un officier de son choix. La charte accordée aux Mamlouks est rapportée par Savary, tome II, lett. xv, p. 196, 197 et suivantes.

[172] Savary, tome I, lett. VIII, p. 90, et tome II, lett. XV, p. 201 202, 205 et 206.

[173] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 177. — Savary, tome II, lett. IV, p. 52 et 53.

[174] Bruce, tome II, liv. I, ch. IV, p. 167.

[175] Hasselquist, première partie, p. 168 et 169.

[176] Ibid., p. 152 et 159.

[177] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 177.

[178] J. Bruce, tome I, liv. I, ch. II, p. 160 et 161.

[179] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 112. — La réduction en corporations des diverses parties dont un peuple se compose, est un moyen si puissant d’établir ou de maintenir la servitude, que les barbaresques eux-mêmes ont jugé utile d’en faire usage pour mieux s’assurer la possession de leurs esclaves : « J’apprends, dit Niebuhr, qu’à Tripoli en Barbarie, les esclaves noirs choisissent entre eux un principal, et qui se fait connaître comme tel à la régence. On a expérimenté que ces sortes de gens y étaient quelquefois d’une grande utilité. Ils connaissent exactement tous leurs compatriotes, et ont l’œil sur ceux que chacun d’eux fréquente. Or, s’il arrive qu’un esclave noir déserte, le maître ne fait qu’en avertir le principal, et celui-ci ne tarde ordinairement guère à savoir quel chemin a pris le fugitif. » Niebuhr, ibid.

[180] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 112 et 113, et tome II, p. 239. — Il ne paraît pas qu’aucun de ces moyens de police ait été changé après le massacre des Mamlouks.

[181] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIV, p. 356 et 357.

[182] Savary, tome III, lett. II, p. 19.

[183] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, page 179.

[184] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, pages 180 et 181.

[185] Lorsqu’une aristocratie, quels qu’en soient la nature et les éléments, est parvenue à se rendre maîtresse absolue d’un pays, tous ses efforts tendent à l’anéantissement des classes intermédiaires. Elle y est poussée par deux motifs : le premier est le désir de les dépouiller ; le second est le besoin d’assurer sa domination. Ce n’est jamais que dans son propre sein ou dans la classe moyenne que l’aristocratie trouve des hommes qui puissent lui opposer de la résistance. Les hommes des classes inférieures sont trop peu éclairés et trop occupés du soin de pourvoir à leur existence de chaque jour, pour opposer une résistance efficace quelque nombreux qu’ils soient d’ailleurs.

[186] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne.

[187] Volney, Voyage en Syrie, tome II, ch. XXXIII, p. 340, 341 et suivantes.

On voit que les Turcs ont placé dans le ciel la source de leur puissance ; ce moyen de mettre le principe de leur autorité hors de la portée de l’intelligence humaine a été employé par tous les conquérants, même par les plus barbares.

Le sultan, tenant son pouvoir de la Divinité même, ne peut pas être déposé, selon la doctrine des prêtres musulmans, quelques crimes qu’il ait commis contre son peuple ; mais il peut être déposé s’il viole les lois de l’Église, c’est-à-dire les prérogatives des prêtres. Les crimes qui ne tombent que sur les nations, ne sont pas des offenses faites à Dieu ; car, selon la théologie turque, Dieu a livré les peuples en proie à leurs despotes. Félix Mengin, Hist. d’Égypte, tome I, p. 166.

[188] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, chap. XLIV, pag. 344 et 345.

[189] Volney, p. 346 et 347. — On a cité, en faveur du despotisme turc, les soins que le sultan se donne pour le peuple de Constantinople ; mais ces soins qu’il rend à sa sûreté personnelle, n’existent pas pour le reste de l’empire ; l’on peut dire même qu’ils y ont de fâcheux effets ; car, si Constantinople manque de vivres, l’on affame dix provinces pour lui en fournir. Ibid., p. 345.

[190] Savary, tome II, lett. XV, p. 194, 195 et 196.

[191] Ceux qui pensent que les vices se développent de préférence sous les climats chauds, et les vertus sous les climats froids, n’ont qu’à comparer ce qu’était l’Égypte sous la domination des Arabes, à ce qu’elle est devenue sous les hommes venus de la Tartarie ou du Caucase.

[192] Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 302.

[193] Sonnini, ibid., p. 303. Sonnini assure qu’aucun des beys ne savaient ni lire ni écrire ; Savary a dit le contraire ; mais dans un pays où l’on ne lit que le Coran et où aucun livre ne s’imprime, un homme peut savoir lire et écrire sans avoir une idée ou un sentiment plus juste.

[194] Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, tome I, chap. XII, p. 172, 179 et 180. — Savary, tome II, lett. VII, p. 280. — Raynal Histoire philosophique des deux Indes, tome VI, liv. XI, p. 8.

[195] Sonnini, tome I, ch. XIV, p. 238 ; tome II, ch. XXIV, p. 79 et 80, ch. XXXIII, p. 316. — Savary, tome II, lett. XVIII, p. 280 et 281. — Hasselquist, première partie, p. 159.

[196] Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 314 et 315.

[197] Savary, tome II, lett. III, p. 48. — « Régner quelques jours, dit Savary en parlant des beys, se livrer sans mesure à leurs passions, s’enivrer de tous les plaisirs, se détruire mutuellement, font toute leur ambition. J’en ai vu onze dans l’espace de trois ans, passer ainsi du sein des voluptés à la mort. Ils ont péri par le fer de leurs collègues, qu’un sort semblable attend. Un plus grand nombre s’est sauvé par la fuite. » Tome II, lett. VIII, p. 114.

[198] Savary, tome I, lett. VIII, p. 90, et tome II, lett. XV et XVI, p. 205, 206, 210, 211 et 212.

[199] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 280. — Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, ch. XII, p.172.

[200] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 280.

[201] Sonnini, tome III, ch. LII, p. 304 et 312.

[202] Sonnini, tome III, ch. III, pag. 312. — Savary, tome II, lett. I, p. 48.

[203] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome I, chap. XII, p. 174, 175, 179 et 180.

[204] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, pag. 112. — Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, troisième partie, tome I, p. 99. — Savary, tome II, lett. XIV, p. 184. — Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIII, p. 353, 354 et 355. — Les actes de rigueur contre les marchands qui vendaient à faux poids ou à fausse mesure n’ont jamais été capables d’introduire la bonne foi dans le commerce : « Il n’est pas de pays, dit Volney en parlant de l’empire turc, où l’on vende plus à faux poids ; les marchands en sont quittes pour veiller au passage de l’ouâli ou du mohteseb (inspecteur du marché). Sitôt qu’ils paraissent à cheval, tout s’esquive et se cache, ou produit un autre poids : souvent les débitants font des traités avec les valets qui marchent devant les deux officiers : et moyennant une rétribution, ils sont sûrs de l’impunité. » Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIII, p. 354 et 355.

[205] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXIV, p. 356, 357 et 359. — De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 247.

[206] Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXIV, pag. 358 et 359

[207] Sonnini, tome III, ch. LII, p. 337 et 338.

[208] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 277 et 278. — Hasselquist, première partie, p. 251 et 252. — Savary, tome II, lett. XVIII, p. 281. — Volney, tome II, ch. XXXIII, p. 346 et 347. — De Forbin, pages 76 et 77.

Les motifs qui agissent sur l’esprit des pachas agissent sur l’esprit de leurs subordonnés : « Cette ville, dit Volney en parlant de Ramlé, est presque aussi ruinée que Loudd même. On ne marche dans son enceinte qu’à travers des décombres : l’aga de Gaze y fait sa résidence dans un seraï dont les planchers s’écroulent avec les murailles. « Pourquoi, disais-je un jour à un de ses sous-aga, ne répare-t-il pas au moins sa chambre ? Et s’il est supplanté l’année prochaine, répondit-il, qui lui rendra sa dépense ? » Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXI, p. 307.

[209] Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXVIII et XXXI, p. 158, 159 et 311.

Il est un genre de propriétés qui ne sont pas exposées aux mêmes dangers que les autres : ce sont celles qui appartiennent aux prêtres. Si un homme veut mettre ses propriétés à l’abri de la violence, il lui suffit de faire ce que l’on appelle un ouaqf, c’est-à-dire une attribution ou une fondation d’un bien à une mosquée. Dès ce moment, il devient le concierge inamovible de son fonds ; et, au lieu d’en voir les produits enlevés par la puissance militaire, il les voit dévorés par les humbles desservants des mosquées. Volney, tome II, ch. XXXVI, p. 369 et 370. — Raynal, tome VI, liv. XI, p. 8. — Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome I, p. 401 et 402.

[210] Denon, Voyage dans la basse et la haute Égypte.

[211] Hasselquist, première partie, pag. 160 et 224. — Norden, tome II, cinquième partie, p. 32. — Savary, tome II, lett. III et IV, p. 47 et 52. — Sonnini, tome III, ch. XXXIX et XLVIII, p. 32, 33, 227 et 228. — Volney, tome I, ch. XII, p. 173. — Denon, tome I, p. 222, 223, 281 et 282. — De Forbin, p. 203.

[212] Savary, tome I, lett. II, p. 26 et 27. — Le canton sur lequel fut bâtie Alexandrie était stérile et dépourvu d’eau douce ; mais c’était le seul port de mer de l’Égypte. D’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, § VII, p. 52.

[213] Savary, tome II, lett. VIII, p. 106.

[214] Sonnini, tome I, ch. XX, p. 395. — Savary, tome II, lett. IX et XI, p. 129 et 148. — Denon, tome II, p. 43 et 44.

[215] Savary, tome II, lett. VI, IX et XI, p. 81, 84, 129 et 148. Les villes les plus célèbres de l’Asie Mineure ont subi le même sort que celles de l’Égypte. Tyr, dont aucune ville semble n’avoir encore égalé la splendeur et les richesses, est ensevelie sous ses ruines : dix cabanes de pêcheurs remplacent cette cité célèbre. Hasselquist, première partie, p. 236 et 238.

[216] Savary, tome II, lett. III et IV, p. 47, 51 et 52. — Sonnini, tome III, ch. XL, p. 41 et 42. — Denon, tome I, p. 88 et 89.

[217] Savary, lett. XXII, p. 256. — De Forbin, p. 192, 193, 194 et 195. — Dans l’empire turc, il n’y a point d’auberge pour loger les voyageurs ; mais ils trouvent dans les villes des bâtiments qu’on appelle kans ou kervan-serâï et qui leur servent d’asile. Ces hospices, toujours placés hors de l’enceinte des villes, sont composés de quatre ailes régnant autour d’une cour carrée qui sert de parc. Les logements sont des cellules où l’on ne trouve que les quatre murs, de la poussière, et quelquefois des scorpions. Le gardien de ce kan est chargé de donner la clef et une natte ; le voyageur a dû se fournir du reste. Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, t. II, ch. XXXVII, pages 383 et 384.

[218] Savary, tome III, lett. I, p. 15, 16 et suivantes.

[219] De Forbin, p. 208, 209 et 249. En 1823, le Caire avait 31 000 maisons ; sur ce nombre, 25 000 seulement étaient soumises à l’impôt, parce qu’il y en avait 6 000 qui étaient ou ruinées ou abandonnées. (Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous Mohammed-Aly, tome II, p. 317.) — Même dans les plus grandes villes les maisons sont basses, et n’ont que des jours rares, et marqués par des treillages : leur seul aspect annonce la présence du despotisme. Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, tome I, ch. I, p. 4.

[220] De Forbin, p. 76 et 77.

[221] Hasselquist, première partie, p. 182, 251 et 252. — Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXIX et XXXVII, p. 216 et 376. Denon, tome I, p. 193.

[222] Hasselquist, deuxième partie, p. 17 et 18. — Sonnini, tome I, ch. XVII, p. 312 et 313 ; tome II, ch. III et XXII, pag. 20, 21, 301 et 302, et tome III, ch. XI, p. 61 et 62. — Volney, tome II, ch. III, p. 355 et 356. — Denon, tome I, p. 50.

[223] Hasselquist, deuxième partie, p. 116.

[224] Savary, tome I, lett. II et V, pag. 28, 29 et 58, et tome II, lett. II et XVII, p. 38, 276, 277 et suivantes. — Sonnini, tome I, ch. X et XX, p. 143, 144, 145 et 395 ; tome II, ch. XXII, p. 20 et 21, et tome III, ch. LII, p. 302 et 303.

[225] Denon, tome I, p. 246.

[226] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 278 et 279.

[227] Denon, tome I, p. 271 et 272.

[228] Il paraît cependant que du temps même de Strabon, il n’y avait en Égypte de terres susceptibles de culture que celles qui pouvaient être arrosées par le Nil ; ce qui prouve que, si la culture s’est jadis étendue plus loin, la décadence est fort ancienne. Il faut bien admettre, en effet, qu’elle remonte à une époque très reculée, puisque du temps même de Pline il n’existait déjà plus de traces du lac Mœris. D’Anville, Mémoires sur l’Égypte, p. 22 et 153.

[229] J. Bruce, tome I, liv. I, ch. IV, p. 224 et 246. — Volney, tome II, ch. XXXVII, p. 379. — Denon, tome II, p. 24.

[230] Volney, tome II, ch. XXXVII, p. 378.

La Syrie offre le même spectacle que l’Égypte ; les villes n’y présentent plus que des ruines ; des terres jadis fertiles, y sont converties en déserts ; les laboureurs ne sèment, les artisans ne travaillent que pour se procurer ce qui leur est absolument nécessaire pour vivre ; ils cachent avec le plus grand soin leurs faibles produits ; ils n’ont pour habitations que de misérables huttes, pour vêtement qu’une chemise de toile bleue et une pagne de laine, pour aliment que de mauvais pain noir et des ognons. Le paysan vit dans la détresse, dit Volney, mais du moins il n’enrichit pas ses tyrans. Il n’y a d’exception à cet état habituel de détresse que pour les habitants des montagnes, que les Turcs n’ont pas pu atteindre.

[231] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, p. 179.

[232] Si, dans les temps les plus reculés, l’Égypte renfermait dix-huit ou vingt mille villes, comme l’attestent Diodore et Hérodote sur la foi des anciens Egyptiens, il fallait que chaque lieue carrée de terrain en renfermât neuf ou dix ; et comme, dans le nombre, il en était de très populeuses, la plupart ne pouvaient être que des hameaux ou tout au plus de très petits villages. Voyez d’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, p. 28 et 29.

[233] Savary, tome I, lett. II, pag. 28 et 29. — Sonnini, tome I, ch. VII, p. 114. — Félix Mengin porte les habitants d’Alexandrie, en 1823, à 12 528.

[234] Savary, tome I, lett. V, p. 58.

[235] D’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne.

[236] C’est sous l’aristocratie et le despotisme militaire des Romains que les arts, et nous pouvons même dire la civilisation, reçurent les coups les plus funestes, en Europe, en Afrique et dans l’Asie Mineure. Ce peuple, du temps de ses conquêtes, avait détruit de fond en comble les villes les plus florissantes et éteint dans presque tous les États la partie la plus éclairée de la population. Lorsque ses empereurs furent devenus chrétiens, Théodose, sollicité par les prêtres, ordonna le renversement de tous les temples consacrés aux anciens cultes, et le monde civilisé ne présenta plus que des monceaux de ruines. Les Égyptiens se révoltèrent contre l’exécution de cet ordre ; mais ils furent vaincus. James Wilson’s History of Egypt, vol. II, b. VI, ch. II, p. 90, 91 et 92.

[237] Savary, tome II, lett. XVIII, p. 279.

[238] Savary. Ibid.

[239] Histoire de l’Égypte sous Mohammed-Ali, tome II, p. 317. Il est difficile de croire que de 1779 à 1823, c’est-à-dire dans un espace de 44 ans, une population de quatre millions ait diminué de près de 150 000 individus. Ce qui me détermine surtout à croire que Savary a évalué trop haut la population totale de l’Égypte, c’est l’évaluation qu’il donne de la population de quelques villes particulières : suivant lui, le Caire avait de son temps 900 000 habitants ; suivant M. Mengin elle n’en a que 200 000 ; suivant Savary, Damiette avait 80 000 âmes ; suivant Mengin, elle n’en a que 13 600 ; une différence à peu près égale se trouve dans l’évaluation de la population de Rosette. — Savary, tome I, lett. XXII, p. 281 et 282, et tome III, lett. I, p. 15 et 16. — M. Mengin a évalué la population par le dénombrement des maisons fait par les soins du gouvernement. Histoire d’Égypte, tome II, p. 315 et 316.

[240] Savary, tome II, lett. XVII, pag. 279. — D’Anville n’évalue l’étendue de la terre cultivable de l’Égypte qu’à deux mille cent lieues carrées de vingt-cinq au degré, en comprenant dans cette étendue le terrain occupé par plusieurs lacs ; il croit même que ce nombre doit être réduit à deux mille. Mémoires sur l’Égypte, p. 25 et 26. Si, dans le temps de la plus grande prospérité de ce pays, la population s’éleva à huit millions d’habitants, chaque lieu carrée en renfermait quatre mille. Cette population est près de quatre fois plus forte que celle de la France ; mais on ne la trouvera pas cependant exagérée, si l’on fait attention que le pays très fertile ne renfermait ni montagnes, ni bois, ni pâturages, ni terres incultes, que les habitants des pays chauds consomment une quantité d’aliments bien moins considérable que celle que nous consommons, et que le sol peut fournir plusieurs récoltes dans le cours de la même année. En portant à huit millions la population de l’Égypte, le bassin du Nil, depuis la mer jusqu’aux premières cataractes, était peuplé dans la même proportion que l’est aujourd’hui le bassin de la Tamise.

[241] Volney, tome I, ch. XII, p. 4, 173 et 174.

[242] El Gezzar, le boucher.

[243] De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 70 et 71.

[244] Sonnini, tome I, ch. XVI, pag. 288 et 289, et tome III, ch. XXXIX, p. 27 et 28. — Savary, tome II, lett. III et V, p. 46, 65 et 66. — Volney, tome I, ch. I, p. 4, et tome II, ch. XXXVII, p. 379. — De Forbin, p. 246.

[245] Savary, tome I, lett. XIII, p. 127 et 128. — Les cultivateurs ne pouvant pas se perdre dans la foule, comme les habitants des grandes villes, craignent encore plus d’attirer les regards des hommes puissants ; c’est surtout chez l’Arabe cultivateur que cette crainte se manifeste. « L’argent qu’il peut cacher, et qui représente toutes les jouissances dont il se prive, est tout ce qu’il peut croire véritablement à lui ; aussi, l’art de l’enfouir est-il sa principale étude : les entrailles de la terre ne le rassurent pas ; des décombres, des haillons, toute la livrée de la misère, c’est en ne représentant que ces tristes objets aux regards de ses maîtres qu’il espère soustraire ce métal à leur avidité ; il lui importe d’inspirer la pitié : ne pas le plaindre ce serait le dénoncer ; inquiet en amassant ce dangereux argent, troublé quand il le possède, sa vie se passe entre le malheur de n’en point avoir, ou la terreur de se le voir ravir. » Denon, tome I, p. 90 et 91.

[246] Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, tome I, troisième partie, p. 86. — Sonnini, tome II, ch. XXIV, p. 66 et 67. — Volney, tome I, ch. XII, pag. 172 et 173, et tome II, ch. XXXVII, p. 397 et 398.

[247] Voyage à Tripoli, ou relation d’un séjour de dix années en Afrique, traduit de l’anglais par Mac-Carthy, tome I, pag. 234 et 235.

[248] Denon, tome I, p. 282 et 283.

[249] Volney, tome I, ch, XII, p. 177. — Dans les montagnes du Liban et de Nablous, les paysans, lorsqu’il y a disette, recueillent les glands de chêne, et, après les avoir fait bouillir ou cuire sous la cendre, ils les mangent. Ibid., tome II, ch. XXXVII, p. 379.

[250] Ibid., tome I, ch. XVII, p. 223.

[251] Ibid., p. 217 et 218.

[252] Sonnini, tome III, ch. III, p. 314 et 315. — La nature du sol et du climat contribue à produire quelques-unes de ces maladies ; mais la misère et le défaut de propreté sont les principales causes : les classes les plus misérables y sont les plus sujettes.

[253] Savary, tome I, lett. IV, pag. 50 et 51, et tome II, lett. V, p. 65 et 66. — De Forbin, p. 192, 193 et 246.

[254] Savary, tome I, lett. XII, p. 18, 19 et suivantes. — Denon, tome I, p. 176, 177 et suivantes.

[255] Denon, tome I, p. 176, 177 et suivantes.

[256] Comme la confiscation est toujours une conséquence de la peine de mort, les moindres délits commis par les personnes riches ou aisées sont punis du dernier supplice ; les individus qui n’ont aucune propriété et qui, par conséquent, éprouvent des tentations plus fortes de porter atteinte à la sûreté d’autrui, sont traités beaucoup moins sévèrement.

[257] Sonnini, tome I, ch. VII, p. 118, 119 et 120. — Savary, tome III, lett. II, p. 22 et 23. — Cet esprit de vengeance porté à l’excès rend les Turcs attentifs à ne pas s’offenser mutuellement, et leur donne une sorte de politesse. Hasselquist, première partie, page 115.

[258] Savary, tome I, lett. XII, p. 118, 119 et 120.

[259] Denon, tome I, p. 189, 190 et 191.

[260] Savary a fait un tableau séduisant des danses et du chant de ces institutrices, qui, dit-il, se font payer fort cher et ne vont que chez les grands seigneurs et les gens riches. (Tome I, lett. XIV, p. 131, 132, 133 et suivantes.) Mais des voyageurs moins amis du merveilleux, ou, pour parler avec plus d’exactitude, plus amis de la vérité, n’ont vu dans les danses et les chants de ces femmes que des leçons de la plus grossière licence et de la plus dégoûtante obscénité. Hasselquist, première partie, p. 88 et 89. — Sonnini, tome III, ch. LIV, p. 145 et 146. — Volney, tome II, ch. XXXVIII et XL, p. 404, 447 et 448. — Denon, tome I, p. 153, 154 et suivantes.

[261] Savary, tome I, lett. XIV, p. 136 et 137.

[262] Sonnini, tome II, ch. XXXV, p. 373 et 374. — Volney, tome II, ch. XXXVIII, p, 404.

[263] Volney, tome II, ch. XL, p. 41 et 42.

[264] Savary, tome III, lett. III, p. 46 et 47.

[265] Sonnini, tome II, ch. XXII, p. 23 et 24. — Savary, tome I, lett. XV, p. 138 et 139. — Denon, tome II, p. 198, 199 et 200. Les femmes sont esclaves partout où leurs parents, au lieu de leur assurer une dot en les mariant, en reçoivent une valeur des hommes auxquelles ils les livrent ; et c’est ce qui se passe en Égypte. (Sonnini, tome II, ch. XXXV, p. 377 et 378.) Il est clair qu’alors un père livre sa fille, non à l’homme qu’elle désire prendre pour époux, mais à celui qui en paie le plus haut prix ; de son côté l’individu qui a payé pour obtenir une femme, la considère comme l’équivalent de ce qu’il a donné, et la traite comme une propriété acquise.

[266] Volney, tome II, ch. XL, p. 446 et 447.

[267] De Forbin, p. 291.

[268] Sonnini, t. I, ch. XV, p. 277, 278 et 279 ; t. III, ch. II, p. 297.

[269] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 280.

[270] S’il s’agit de leur toucher le pouls elles présentent un poignet et une main bien enveloppés d’un linge, et ne laissent que la place pour appliquer les doigts sur l’artère ; s’il s’agit de les saigner, elles veulent ne laisser voir que le pli du bras, et il faut que le médecin use presque de violence pour obtenir que l’avant-bras reste libre ; si elles ont mal aux yeux, on exige que le médecin les guérisse sans les voir. « Je sortais presque toujours de ces retraites de la stupidité, dit Sonnini, l’âme remplie d’indignation contre des prêtres qui, loin de chercher à développer les germes de la raison, en faisaient disparaître la plus faible lueur. » Tome III, ch. XLIX, p. 233 et 234.

[271] Denon, tome I, p. et 72.

[272] J. Bruce, Voyage aux sources du Nil, tome I, ch. II, p. 159.

[273] Savary, lett. VI, tome I, p. 67. — Le Coran, tome I, p. 66.

[274] Denon, tome I, p. 90 et 91.

[275] Denon, tome I, p. 191 et 192.

[276] Savary, tome III, lett. II, p. 21.

[277] « J’ai habité le Caire, dit Félix Mengin, pendant vingt-deux ans ; je n’ai jamais eu connaissance qu’un Égyptien eût commis un de ces crimes de vol avec effraction, d’empoisonnement, d’assassinat prémédité. Ils semblaient réservés aux Mamlouks, comme ils le sont maintenant aux Turcs. » Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome II, note de la page 299.

[278] Volney, tome II, ch. XL, p. 448 et 449.

[279] Ce sont toujours les classes qui profitent de la tyrannie ou qui vivent d’impostures, qui redoutent le plus toute communication d’idées avec des étrangers. Dans une insurrection qui eut lieu au Caire, pendant l’occupation de cette ville par les Français, les prêtres et les grands excitèrent du haut des minarets la populace au carnage ; mais le petit nombre de personnes qui appartenaient à la classe moyenne, se montrèrent humaines et généreuses envers les étrangers et en sauvèrent un grand nombre, quelles que fussent d’ailleurs les différences de mœurs, de religion et de langue. Denon, tome I, p. 205 et 206.

[280] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 266 et 267.

[281] Hasselquist, première partie, p. 80. — Volney, tome I, ch. XV, page 209.

[282] Sonnini, tome II, ch. XXXV, p. 360 et 361.

[283] Volney, tome I, ch. XI, p. 153.

[284] Sonnini, tome II., ch. XXXIII, p. 305 et 306.

[285] Hasselquist, deuxième partie, p. 153 et 154, lettre à Linnæus.

[286] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 113 et 114, et Description de l’Arabie, p. 39. — Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 305 et 306. —Volney, tome I, ch. XV, p. 209.

[287] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, pag. 113. — Sonnini, tome II, ch. XXXIII, pag. 3o6 et 307. — En Angleterre, le dernier pays de l’Europe où des conquérants se sont établis, et où l’on est plus attaché qu’ailleurs aux anciens usages, les grands se font souvent précéder ou suivre, même quand ils vont à pied, par des valets armés de gros et longs bâtons comme ceux des valets turcs : cet usage fut sans doute établi par les Normands pour écarter de leur personne la canaille conquise, trop curieuse de les voir.

[288] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 266 et 267. — Pour sentir l’étendue du mépris attaché à cette désignation, il faut se rappeler la manière dont les chiens sont considérés en Égypte. Les consuls des puissances européennes sont parvenus à obtenir l’autorisation d’aller à cheval le jour où le pacha daigne leur donner audience ; dans les autres occasions ils sont montés sur des ânes, et assujettis aux mêmes humiliations que tous les chrétiens. Niebuhr, Voyage en Arabie, tome I, p. 114.

[289] Hasselquist, deuxième partie, p. 153 et 154. — Dans une mascarade faite à Rosette, pendant le ramadan, en 1978, le chef des vidangeurs parut déguisé en Européen : la multitude, en le voyant paraître sous ce déguisement, le reçut avec des cris d’admiration et de joie. (Sonnini, tome III, ch. LIV, pag. 367.) Lorsque l’armée française se fut rendue maîtresse du Caire, les chefs demandèrent aux cheicks de leur faire amener les almés, qu’ils désiraient voir danser. « Le gouvernement du pays, dit Denon, des revenus duquel elles faisaient peut-être partie, mettait quelque difficulté à leur permettre de venir ; souillées par les regards des infidèles, elles pouvaient diminuer de réputation, perdre même leur état : ceci peut donner la mesure de l’abjection d’un Franc dans l’esprit d’un Musulman, puisque ce qu’il y a de plus dissolu chez eux, peut être encore profané par nos regards. » Tome I, p. 153, 154 et 155.

[290] Savary, lett. XXII, tome I, p. 254 et 255.

[291] Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, troisième partie, tome I, p. 93. — Denon, tome II, p. 81, 82 et 246.

[292] Sonnini, tome III, ch. L, p. 274 et 275.

[293] Sonnini, tome III, ch. XL, p. 53. — Denon, tome II, p. 271 et 272.

[294] Sonnini, tome III, ch. L, p. 274 et 275.

[295] Denon, tome II, p. 82 et 83. — Au Caire, si la multitude est misérable, il existe au moins un certain nombre de familles qui vivent dans l’aisance, et les chefs possèdent des richesses considérables ; mais il n’en est pas de même dans la haute Égypte. Voici la description que donne Sonnini, d’un prince arabe qui visitait ses possessions sur les ruines de Thèbes : « C’était un vieillard, petit, très laid, et tout perclus. Je le trouvai sous sa tente, enveloppé d’une méchante mandille de laine, toute déchirée et fort sale, qu’il entrouvrait à chaque instant pour cracher sur ses habits. Cet homme dégoûtant avait encore la coquetterie de teindre sa barbe en rouge. » Tome III, ch. XLVII, p. 209 et 210.

[296] Sonnini, tome II, ch. XXXIII, p. 316.

[297] Sonnini, tome III, ch. L, p. 277 et 281. — Denon, tome II, p. 267 et 268.

[298] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 207 et 278.

[299] Sonnini, tome I, ch. XV, p. 266 et 267. — Norden, tome I, page 40.

[300] Sonnini, tome III, ch. XLIX, p. 243.

[301] Denon, tome II, p. 88.

[302] Sonnini, tome III, ch. XL et L, p. 53, 27 et 272. — Denon, tome II, p. 82 et 83. — Félix Mengin, Histoire de l’Égypte, tome I, p. 151. — « L’adresse des voleurs arabes, dit M. Jomard, était passée en proverbe parmi les troupes de l’expédition française : on ne peut lui comparer que l’audace de ces mêmes hommes. Ils dérobaient les armes, les équipages, les chevaux au milieu de nos campements ; les épées même au côté des officiers ; puis ils cachaient leur butin et eux-mêmes dans des moules de fourrage, au risque d’y étouffer. On a vu de ces gens, dans la haute Égypte, démolir le derrière des maisons pour dépouiller les soldats endormis, et cela avec une promptitude et une dextérité qui ne permettaient de s’en apercevoir que quand le voleur était déjà loin. Voici un trait dont j’ai été témoin sur le Nil. Un Arabe qui nageait derrière notre barque, parut subitement sur le tillac et enleva le turban du räys (pilote), puis se jeta dans le fleuve, qu’il traversa tout entier, nageant entre deux eaux ; il reparut ensuite sur la rive opposée, à quatre cents toises de nous. » Félix Mengin, Histoire de l’Égypte, tome I, note de la page 441.

[303] Sonnini, tome III, ch. XLVIII et LI, p. 231 et 297.

[304] Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, tome I, p. 361, 362 et suivantes.

[305] Félix Mengin, tome I, p. 530 et 345 ; tome II, p. 337. — De Forbin, p. 243 et 244.

[306] De Forbin, p. 243 et 244. — Félix Mengin, tome II, p. 375.

[307] De Forbin, p. 309. — Félix Mengin, tome II, p. 394.

[308] Il a déjà porté, en effet, sa domination au centre de l’Arabie, où elle n’avait jamais été connue ; il est l’instrument le plus terrible dont le sultan se sert pour opprimer les Grecs, et il ne faut pas douter que, s’il vit assez longtemps, il ne détruise le peu d’indépendance qu’avaient toujours conservée les habitants des montagnes de la Syrie.

[309] Voyage dans le Levant, en 1817 et 1818, p. 250.

[310] De Forbin, Voyage dans le Levant, p. 247 et 248.

[311] Ibid., p. 309.

[312] Ibid., p. 209 et 210.

[313] Ibid., p. 249 et 300.

[314] Des personnes qui admirent ce pacha, ont trouvé entre lui et Napoléon Bonaparte une grande analogie : « On ne peut s’empêcher, dit M. Jomard, d’être frappé de la présence d’esprit et de la fermeté qui éclatent dans les paroles du vice-roi ; il semble qu’on y reconnaît le langage d’un conquérant trop fameux qui a exercé sur ses contemporains une si grande influence, par le seul ascendant de son caractère et de sa politique. On remarquera encore entre eux d’autres traits de ressemblance. Le vice-roi est d’une taille plus que médiocre ; ses déterminations sont subites ; ses marches promptes, inopinées. Ajoutez à ces traits communs une humeur violente et emportée. » Histoire de l’Égypte par Félix Mengin, tome I, note de la page 447.

M. Jomard aurait pu pousser beaucoup plus loin le parallèle : il eût pu comparer l’art avec lequel le pacha a trompé et détruit les Mamlouks, à l’art avec lequel Bonaparte trompa et perdit les amis de la liberté ; l’art que celui-ci mettait à faire fleurir les arts et à avilir les hommes, à étendre l’industrie et à en attirer les produits à lui par des impôts ; à l’art avec lequel celui-là exécuta les mêmes desseins ; enfin, il eût pu comparer la guerre que le pacha fait aux Grecs pour les soumettre au despotisme turc, aux guerres que Bonaparte fit aux républiques qu’il trouva établies, pour les soumettre au despotisme impérial.

[315] Les couffes sont des sacs de paille très usités en Asie.

[316] Volney, tome II, ch. XL, p. 438.

[317] Ibid., tome I, ch. XII, p. 184 et 185.

[318] Volney, tome I, ch. XII, p. 185 et 186.

[319] Denon, tome I, p. 322.

[320] Savary, tome III, lett. I, p. 2.

[321] Denon, tome I, p. 192 et 193.

[322] Ibid., tome II, p. 267 et 268.

[323] Denon, tome II, p. 267 et 268.

[324] Denon, tome II, p. 26 et 278. — Les changements de mœurs produits par l’établissement ou par la destruction du despotisme sont quelquefois très rapides. « Le gouvernement du Brésil, dit un voyageur, paraît tout à fait despotique, et il est pénible de voir que, sous une telle domination, les Anglais mêmes perdent cette franche liberté qui les caractérise. » Mac-Leod, Voyage de l’Alceste, ch. I, p. 9.

[325] D’Anville, Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, page 30.

[326] Norden, Voyage d’Égypte et de Nubie, troisième partie, tome I, p. 93.

[327] Poiret, Voyage en Barbarie, ou Lettres écrites de l’ancienne Numidie, pendant les années 1785 et 1786, tome I, lett. XXIX, p. 210, 211 et 212. — Voyage à Tripoli, ou Relation d’un séjour de dix années en Afrique, traduit de l’anglais par Mac-Carthy, tome I, page 10.

[328] Poiret, tome I, lett. XV, p. 92, 93 et 94.

[329] Voyage à Tripoli, ou Relation d’un séjour de dix années en Afrique, tome I, p. 93, et tome II, p. 72 et 109.

[330] Voyage à Tripoli, tome I, p. 5.

[331] Voyage à Tripoli, tome I, pag. 11 et 14. — Poiret, tome I, lett. XV, p. 94, 95 et 96.

[332] Poiret, tome I, lett. XXII, p. 157. — Voyage à Tripoli, tome II, page 206.

[333] Poiret, tome I, lett. XXI, p. 140, 141 et 142. — Voyage à Tripoli, tome I, p. 258.

[334] Poiret, tome I, lett. XXI, p. 143 et 144.

[335] Poiret, lett. X, XVIII et XXI, p. 62, 115, 142 et 143.

[336] Poiret, tome I, lett. XV, p. 92 et 93.

[337] Poiret, tome I, lett. XXII.

[338] La police se fait à Constantinople exactement de la même manière qu’au Caire. J’ai exposé précédemment les mœurs des peuples de l’Arabie. Si le lecteur désirait connaître celles des peuples du bord de la mer Noire, il peut consulter les deux premiers volumes des Voyages de Chardin.

[339] Regnard, Voyage en Laponie, p. 101, 103, 109, 112, 157, 193 et 206.

[340] Autrefois les Russes, dans leurs négociations, tâchaient toujours de faire signer, par supercherie, une copie falsifiée des traités qu’ils signaient, et ils juraient sur cette fausse copie, croyant éluder par là la foi du serment. Rulhière, Hist. de l’anarchie de Pologne, tome II, liv. VIII, p. 552.

[341] Levesque, Histoire de Russie, tome I, pages 76, 77 et 85 ; tome III, p. 87 et 88.

[342] Rulhière, Hist. de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, p. 138 et 140.

[343] Levesque, Histoire de Russie, tome II, p. 59 à 77.

[344] Hist. de l’anarchie de Pologne, tome IV, liv. XII, p. 13 et 14.

[345] Levesque, Histoire de Russie, tome III, p. 71, 72, 73, 150 et 153 ; tome IV, p. 217, 220 et 222.

[346] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome II, liv. V, p. 76, et tome III, liv. IX, p. 67.

Voici quels étaient les amusements d’un prince russe à la fin du seizième siècle : « Quelquefois, lorsque le czar voyait une foule de peuple rassemblée, il faisait lâcher les ours les plus vigoureux et les plus voraces de sa ménagerie. Il riait avec son fils de l’effroi des malheureux poursuivis par ces animaux féroces, de la douleur des époux dont ils enlevaient les femmes, des cris des faibles mères qui voyaient étouffer et déchirer leurs enfants sans pouvoir les secourir. Si les parents des victimes de ce barbare venaient se plaindre, on croyait leur faire grâce en leur donnant quelque argent, et en les assurant que le prince et son fils s’étaient bien divertis. » Levesque, Histoire de Russie, tome III, p. 149 et 150.

[347] Levesque, Histoire de Russie, tome I, pag. 398 et 199, et tome III, p. 145, 157, 158, 222 et 225.

[348] Histoire de l’anarchie de Pologne, tome IV, pag. 318. — Levesque, tome IV, p. 120.

[349] Levesque, Histoire de Russie, tome III, p. 162 et 165, et tome IV, p. 119 et 131.

[350] Levesque, tome III, p. 164 et 165.

[351] Le tableau que Rulhière a tracé de la cour de la célèbre Catherine, peut nous donner une idée des mœurs d’une nation où la conduite des grands sert d’exemple à tout le reste : « Quoique la douceur de ce dernier règne, dit cet historien, eût donné quelque politesse aux esprits et quelque décence aux mœurs, le temps n’était pas éloigné où cette cour barbare avait célébré par une fête la noce d’un bouffon avec une chèvre. La nouvelle cour prit donc aisément l’air et le ton d’un corps-de-garde en joie. »

Mais quelle était cette décence que le dernier règne avait donnée aux mœurs ? Le même historien va nous l’apprendre ; il nous dit, en parlant du grand-duc, mari de l’illustre Catherine, « Il avait pris l’envoyé de ce prince (du roi de Prusse, Frédéric II) dans une singulière faveur. Il voulait que cet envoyé, avant le départ pour la guerre, eût toutes les jeunes femmes de la cour. Il l’enfermait avec elles, se mettait, l’épée nue, en faction à la porte ; et dans un pareil moment, le grand chancelier de l’empire étant arrivé pour un travail, il lui dit : Allez rendre compte au prince Georges ; vous voyez bien que je suis soldat. » Histoire de l’anarchie de Pologne, tome IV, p. 318 et 345.

[352] Rulhière, tome IV, p. 341 et 342.

[353] Levesque, tome III, p. 179

[354] Raynal, Hist. philosoph., tome X, liv. XIX, p. 47 et 48. — Levesque, tome IV, p. 215.

[355] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, page 145.

[356] Ibid., tome IV, p. 300. — Ibid., tome II, liv. VIII, p. 553.

[357] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. X, p. 316. — Volney, qui a fait un tableau si terrible de la servitude des sujets des sultans de Constantinople, en Syrie et en Égypte, a pensé cependant qu’ils étaient moins esclaves que les Russes. « Dans la Syrie et même dans tout l’empire turc, dit-il, les paysans sont, comme tous les autres habitants, censés esclaves du sultan ; mais ce terme n’emporte que notre sens de sujets. Quoique maître des biens et de la vie, le sultan ne vend point les hommes, il ne les lie point à un lieu fixe. S’il donne un apanage à quelque grand, l’on ne dit point, comme en Pologne et en Russie, qu’il donne cinq cents paysans ; en un mot, les paysans sont opprimés par la tyrannie du gouvernement, mais non dégradés par le servage de la féodalité. » Voyage en Syrie et en Égypte, tome II, ch. XXXVII, p. 372.

[358] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, pages 144 et 145.

[359] Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, liv. IX, p. 67.

[360] Rulhière, tome III, liv. IX, p. 93 et 94.

[361] Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, tome I, liv. III, p. 220, et tome II, liv. VIII, p. 556 et 557.  — Le tableau que fait Raynal de la Pologne, avant son asservissement, donne une idée bien peu favorable des mœurs de ses habitants :

« Parcourez ces vastes régions, dit-il, qu’y trouverez-vous ? La dignité royale avec le nom de république ; le faste du trône avec l’impuissance de se faire obéir ; l’amour outré de l’indépendance avec toutes les bassesses de la servitude ; la liberté avec la cupidité ; les lois avec l’anarchie ; le luxe le plus outré avec la plus grande indigence ; un sol fertile avec des campagnes en friche ; le goût pour les arts sans aucun art. » Histoire philosoph., tome X, liv. IX, pages 50 et 60.

[362] M. Al. de Humboldt a trouvé l’état des Indiens asservis par les Espagnols moins misérable que l’état des paysans de la Courlande, de la Russie et d’une partie de l’Allemagne septentrionale. Essai politique, tome II, liv. II, ch. VI, p. 421.

[363] Robertson, vol. II, b. IV, p. 23 et 24 ; p. 365, note XI.

[364] La même observation a été faite en Afrique : le colonel Gordon a constaté que depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’au vingt-et-unième degré de latitude australe le sol s’élève à deux mille mètres (mille toises) de hauteur. Labillardière, tome I, p. 89.

[365] Vol. II, b. IV, p. 23 et 24.

[366] Vol. II, b. IV, p. 338 et 139.

[367] Nous trouvons à peu près la même physionomie sociale à tous les peuples placés dans des circonstances analogues, quelle que soit d’ailleurs la race à laquelle ils appartiennent. La même analogie se trouve dans les animaux, et jusque dans les végétaux, même lorsqu’ils appartiennent à des espèces différentes. « Lors même que la nature ne produit pas les mêmes espèces sous des climats analogues, soit dans les plaines sur des parallèles isothernes, soit sur des plateaux dont la température approche de celle des lieux plus voisins des pôles, on observe cependant une ressemblance frappante de port et de physionomie dans la végétation des régions les plus éloignées. — Ce phénomène est un des plus curieux que présente l’histoire des formes organiques. » De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, t. IV, liv. IV, ch. XII, p. 228.

[368] Cela explique comment des hommes éclairés, placés dans une fausse position, ont des vices malgré leurs lumières ; et comment des hommes ignorants, placés dans une position plus heureuse, ont souvent de bonnes habitudes malgré leur ignorance. Cela explique aussi le peu de succès qu’ont obtenu les missionnaires qui se sont imaginé que, pour corriger les sauvages de leurs vices, il suffisait de les prêcher, et de leur enseigner des dogmes.

[369] Toutes les eaux que la France verse dans la Méditerranée ou dans l’Océan, y arrivent par quatre fleuves, et par quelques rivières peu considérables, et la langue française n’est parlée que par un sixième de la population.

[370] Montesquieu, ayant observé que les populations les plus nombreuses se trouvent souvent dans les ports de mer, a cherché les causes de ce phénomène : il a bien aperçu que la facilité de s’y procurer des subsistances y contribuait ; mais il a soupçonné qu’il existait une cause encore plus puissante : « Peut-être, dit-il, que les parties huileuses du poisson sont plus propres à fournir cette matière qui sert à la génération. Ce serait une des causes de ce nombre infini de peuple qui est au Japon et à la Chine, où l’on ne vit presque que de poisson. Si cela était, de certaines règles monastiques, qui obligent de vivre de poisson, seraient contraires à l’esprit du législateur même. » Esprit des Lois, liv. XXIII, ch. XIII. — Il paraît qu’aux yeux de ce célèbre philosophe, les obstacles à l’accroissement de la population étaient moins dans la difficulté de nourrir et d’élever des enfants, que dans la difficulté de les engendrer. On ne conçoit pas comment il a pu entrer dans l’esprit d’un homme aussi judicieux que Montesquieu, qu’un peuple qui est aussi nombreux que celui de la Chine, qui habite un territoire immense très fertile, et qui le cultive tout entier avec le même soin que nous cultivons nos jardins, ne vit presque que de poisson. Les Esquimaux, les Groenlandais, les indigènes de la Nouvelle-Hollande, les habitants de la terre de Feu, ceux des côtes nord-ouest de l’Amérique et ceux du Kamtchatka ne vivent que de poisson ; pourquoi ne sont-ils pas aussi nombreux que les Chinois ?

[371] Les gouvernements ont tenté quelquefois de fixer eux-mêmes les places où les villes seraient bâties ; mais leurs décrets sont restés sans effet, toutes les fois que la position et la nature des lieux n’y ont pas attiré ou multiplié la population. On en trouve plusieurs exemples dans les États-Unis d’Amérique, et particulièrement dans l’État de Virginie. Un écrivain qui s’est montré tout à la fois savant philosophe et habile homme d’État, a exprimé l’influence des lieux en termes aussi courts qu’énergiques. Après avoir fait l’énumération des villes de Virginie, il a dit : « There are other places at which, like some of the foregoing, the laws have said there shall be towns ; but nature has said there shall not, and they remain unworthy of enumeration ». Jefferson’s Notes on the state of Virginia, Query XII, page 175.

M. de Humboldt a fait une observation analogue dans l’Amérique méridionale : « C’est l’aspect du pays, dit-il, qui contribue puissamment aux progrès plus ou moins rapides des missions. Elles s’étendent avec lenteur dans l’intérieur des terres, dans des montagnes ou des steppes, partout où elles ne suivent pas le cours d’une rivière. » Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVIII, p. 164.

[372] Cette tendance, ou, pour mieux dire, ce besoin qu’éprouvent les peuples de se porter d’abord à l’embouchure des fleuves ou des rivières, d’en suivre les bords et de se répandre dans les vallées qui y portent leurs eaux, n’expliquerait-il pas la division des langues et des dialectes qui en dérivent ? Les langues ne se forment qu’à mesure que l’intelligence se développe, que les connaissances s’étendent, que les idées se multiplient. La langue d’un peuple qui n’a pas fait plus de progrès que les indigènes de la terre de Van-Diemen ou de la terre de Feu, se réduit nécessairement à un très petit nombre de mots. Or, qu’on suppose un peuple dans un état aussi barbare, se dirigeant vers les côtes de France, et se mettant en possession des embouchures de la Seine, de la Loire et de la Garonne, et se répandant graduellement sur le littoral de ces fleuves, au bout de quelques siècles ils ne s’entendront plus les uns les autres, quoique les trois langues qui se seront formées par les progrès qu’ils auront faits, aient un certain nombre de racines communes. Les peuples, après s’être divisés en se portant à l’embouchure des fleuves, peuvent se subdiviser en suivant le cours des rivières qui y portent leurs eaux, et de cette subdivision peuvent naître de nouveaux dialectes.

[373] Raynal, tome I, liv. II, p. 403.

[374] Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome I, p. 34 et 35 de l’introduction.

[375] Tous les légumes qui croissent en Europe, à l’exception de l’asperge et de l’artichaut, croissent au cap de Bonne-Espérance (Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 18.) ; mais la plupart des fruits d’Europe, tels que les poires, les pommes, les cerises, les groseilles, les noisettes, y dégénèrent en peu de temps, les arbres n’y portent pas de fruit, ou n’en portent que de mauvaise qualité ; les légumes y dégénèrent aussi promptement, et on a besoin de tirer les graines d’Europe ; la vigne, l’oranger, le figuier et l’amandier sont les seuls qui y donnent de bon fruit. Le vent du sud-est, qui y règne pendant trois mois, y oppose à l’agriculture des obstacles presque invincibles : « Ce vent, dit Levaillant, dessèche la terre au point de la rendre incapable de toute espèce de culture ; il souffle avec tant de furie, que, pour préserver les plantes, on est obligé de faire à tous les carreaux de jardin, un entourage de forte charmille. La même chose se pratique à l’égard des jeunes arbres, qui, malgré ces précautions, ne poussent jamais de branches du côté du vent, et se courbent toujours du côté opposé, ce qui leur donne une triste figure ; en général il est très difficile de les élever. — J’ai souvent été témoin des ravages de ce vent ; dans l’espace de vingt-quatre heures, les jardins les mieux fournis sont en friche et balayés. » Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 17 et 18. — Thumberg, ch. II, p. 16 et 17.

Levaillant a tenté de pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance ; mais, si la description qu’il a faite du pays est exacte, il est encore plus difficile d’y voyager que dans les déserts de sable ; le sol est couvert de sel cristallisé dont les effets sont de détruire la vue, et de rendre impotable l’eau de pluie qui y tombe. Voyez le second Voyage, tome III, p. 128 et suivantes.

[376] Raynal, tome I, liv. II, p. 402, 403 et 404. — Barrow, Voyage dans la partie méridionale de l’Afrique, tome II, ch. V, p. 114, 115 et 116.

[377] Cook, premier Voyage, tome IV, liv. III, ch. XIV, p. 374, 375 et 376. — Sparrman, tome I, ch. VI ; p. 325 et 326, et tome II, ch. VIII, p. 8 et 9. — Thumberg, ch. III, p. 96. — L. Degrandpré, tome II, p. 172 et 173. — Barrow, tome II, ch. IV, p. 59 et 60, et ch. V, pag. 114 et 115. — « Nous n’avons point vu, pendant notre voyage, dit Cook, après avoir parcouru une grande partie du globe, de pays qui présente un aspect plus désert, et qui dans le fait soit plus stérile que le Cap. » Ibid. — Barrow estime que les sept dixièmes du pays ne portent aucune trace de verdure. Ibid.

[378] Quoique deux des peuples les plus intelligents et les plus industrieux de l’Europe, les Hollandais et les Anglais, ayant employé leurs capitaux et leur industrie à rendre le sol du Cap fertile, ce pays peut à peine fournir les grains nécessaires à la subsistance de sa faible population. On est obligé d’y importer de Batavia le bois de charpente, et quoique les aliments y soient fort chers, il en coûte autant pour se chauffer que pour se nourrir. Cook, premier Voyage, tome IV, liv. III, ch. XIV, p. 376. — Barrow, tome II, chap. IV, pages 59 et 60.

[379] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, p. 220. — Bligh, ch. IV, p. 71. — Dentrecasteaux, tome I, ch. IV et XII, p. 54 et 268. — Labillardière, tome I, ch. V, pag. 131, 133 et 164, et tome II, ch. X, p. 19, 20 et 21. — Péron, tome I, liv. III, ch. XII et XIII, p. 231, 232 et 264.

[380] Dentrecasteaux, tome I, ch. II, pag. 51. — Péron, tome I, liv. III, chapitre XII, page 239 et 245. — Bligh, chapitre IV, p. 66.

[381] Labillardière, tome I, ch. V, p. 128, 129 et 116. — Péron, tome I, liv. III, ch. XI, p. 233.

[382] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, p. 222 et 224, et liv. III, ch. IX, tome IV, p. 109. — Labillardière, tome II, ch. X, p. 10, 19, 20 et 25. — Freycinet, liv. II, ch. I, p. 40 et 41.

[383] Cook, troisième Voyage, liv. I, ch. VI, tome I, pag. 27, 28 et 225. — Dentrecasteaux, tome I, ch. XI, p. 267. — Labillardière, tome II, ch. X et XI, p. 7, 65 et 79. — Péron, tome I, liv. III, ch. XIII, p. 301.

[384] Le pied cube de ce bois, lorsqu’il est vert, dit Hamelin dans son journal, ne pèse pas moins de 79 livres 1/2, ou à peu près 39 kilog. (L. Freycinet, liv. II, ch. I, p. 40.) — Il n’en faut pas davantage pour expliquer comment les indigènes de Van-Diemen n’ont jamais construit de bateaux, et comment ils se sont bornés à naviguer dans leurs baies sur des écorces d’arbres liées ensemble.

[385] Dentrecasteaux, tome I, ch. VI, p. 222. — Labillardière, tome I, ch. IX, p. 424.

[386] Péron, tome I, liv. II, ch. V, p. 81.

[387] Labillardière, tome I, ch. IX, p. 381, 382, 383 et 384.

[388] Dentrecasteaux, tome I, ch. IX, p. 198 et 199.

[389] Dampier, tome II, ch. XVI, p. 140, 143 et 144. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. VI, tome IV, p. 127. — White, p. 98, 129, 130 et 189. — Phillip, ch. XIII, p. 136.

[390] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. IV, tome IV, p. 22 et 40. — Phillip, ch. XI, p. 118 et 119.

[391] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. I et II, tome III, p. 393, 391, 444 et 445. — White, p. 125, 129 et 331. — Phillip, ch. XI, pages 123 et 119.

[392] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. III, tome IV, p. 1 et 2.

[393] Tome I, ch. VI, p. 222.

[394] Péron, tome I, liv. III, ch. XIX, p. 412 et 413.

[395] Ibid, ch. XII et XIX, p. 260 et 397.

[396] Ibid, tome II, liv. V, ch. XXXVIII, p. 369 et 368.

[397] Freycinet. liv. II, ch. IX, p. 287. — Labillardière, tome I, ch. V, p. 131, 132 et 162. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. I, tome III, p. 406, et ch. VI, tome IV, p. 128. — White, Voyage à la Nouvelle-Galles du sud, p. 114.

[398] White, Voyage à la Nouvelle-Galles du sud, p. 164 et 165. — Phillip, Voyage à Botany-Bay, ch. VII, p. 71 et 72.

[399] Dentrecasteaux, tome I, ch. IV, p. 212. — Péron, tome I, liv. II, ch. V, p. 78, 79 et 93, et liv. II, ch. XX, p. 463 ; tome II, liv. V, ch. XXXVII, p. 358. — L. Freycinet, liv II, ch. III, IV, V et IX, p. 142, 150, 161, 287 et 288. — Dampier, tome II, ch. XVI, p. 140, 142 et 143.

[400] Labillardière, tome I, ch. IX, p. 414, 415 et 416. — Péron, tome I, liv. III, ch. XVII, p. 353, et t. II, liv. IV, ch. XXVI, p. 130.

[401] Le chien, que plusieurs peuples de l’océan Pacifique élèvent, ne peut offrir que peu de subsistances, parce qu’il ne se nourrit lui-même que des aliments que l’homme peut consommer. Les seuls animaux que des peuples peu civilisés puissent utilement multiplier, sont ceux qui se nourrissent de matières au moyen desquelles les hommes ne peuvent pas vivre, tels que sont les herbivores.

[402] Dentrecasteaux, tome I, ch. IV, pag. 212. — Labillardière, tome I, ch. IX, p. 412. — Péron, liv. II, ch. V et IX, pag. 78, 79 et 183 ; tome II, liv. IV, ch. XXIV, pag. 76. — Freycinet, liv. II, ch. III et IX, p. 142 et 288. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. V, tome IV, p. 74 et 75. — Dampier, tome III, ch. XVI, p. 140. — Phillip, pag. 177 et 225. — White, pag. 166 et 171. — Broughton, tome I, liv. I, ch. I, p. 32.

[403] Labillardière, tome I, ch. V, p. 156 et 157. — Péron, tome I, liv. II, ch. IX, p. 383.

[404] Dentrecasteaux, tome I, ch. IX, pag. 200. — L. Freycinet, liv. II, ch. IV, p. 148. — Cook, premier Voyage, liv. III, ch. IV et V, tome IV, p. 27, 33, 41, 52, 76, 133, 134 et 135.

[405] L. Freycinet, liv. II, ch. IX, p. 289. — Dampier, tome III, ch. XVI, p. 140. — White, p. 169. — Phillip, ch. XI, p. 130.

[406] La Nouvelle-Hollande, comme l’Afrique, a des rivières qui paraissent former les lacs intérieurs ; mais les moyens de communications quelles offrent, ne sont pas moins bornés dans un continent que dans l’autre.

[407] Niebuhr, Description de l’Arabie, tome II, sect. XXIX, ch. II, p. 334, 335 et 336. — D’Anville, Mémoire sur le golfe Arabique.

[408] Les Arabes cultivent le riz, le blé, le maïs, l’orge, les dattes et beaucoup d’autres plantes. Voyez, sur le genre de leur culture et sur la quantité de produits qu’ils en retirent, Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous Mohammed-Aly, tome II, p. 165 et suivantes.

[409] Niebuhr, Description de l’Arabie, tome II, sect. XXIX, ch. II, page 336.

[410] Montesquieu, qui a pensé qu’un climat froid est propre à donner à l’homme un grand corps, a pensé aussi que c’est par choix et par goût que les peuples des pays froids sont chasseurs et nomades : « Dans les pays du Nord, dit-il, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut mettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre. » Autant vaudrait dire que le froid qui règne dans les déserts de Shamo et de Gobi, inspire aux habitants du dégoût pour la vie champêtre et pour la culture de la vigne.

[411] Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. XI, pag. 286 et 297. — Mackenzie, premier Voyage, tome III, p. 336 et 344. — De Humboldt, Essai politique, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 479. — Jefferson’s Notes on the state of Virginia, query VII, page 134.

[412] Les hommes ont une tendance presque invincible à croire que tous les animaux et tous les végétaux qu’ils classent sous la même dénomination, sont issus de deux individus qui ont été le type de l’espèce. Les livres qui servent de base à la religion chrétienne, nous ayant enseigné que les hommes descendent de deux parents communs, nous ne pouvons nous empêcher d’étendre cette croyance à chaque espèce de bêtes et même à chaque espèce de végétaux. De là les recherches des savants pour découvrir le lieu dans lequel fut créé le premier père des moutons, la première mère des ânes ou même le premier grain de moutarde. Ces recherches supposent résolue une question qui ne l’est point, et qui probablement ne le sera jamais. Le continent américain, lorsqu’il fut découvert, renfermait une multitude d’animaux et de végétaux qui n’avaient pu s’y propager ni par le nord de l’Asie, ni par le courant des mers : comment donc y étaient-ils arrivés ?

[413] Charlevoix, N.-F., tome III, liv. XVII, p. 319. — Lahontan, tome I, lett. II, p. 13.

[414] Mackenzie, premier Voyage, tome I, pag. 302, et tome II, ch. IV et V, p. 27, 28, 43, 44, 45 et 49.

[415] Les variations de température sont si considérables qu’à Philadelphie, après un hiver comme ceux de Prusse, on a un été comme ceux de Naples. À proprement parler, on ne connaît pas de printemps en Amérique ; on passe subitement d’un froid extrême à une extrême chaleur. Souvent aux États-Unis la température varie, dans l’espace de quelques heures, de douze ou quinze degrés de la graduation de Réaumur. Jefferson’s Notes on the state of Virginia, query VII, pag. 130, 131 et 132. — Larochefoucault-Liancourt, deuxième partie, tome IV, p. 54, et quatrième partie, pag. 118 et 119. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. XI. — De Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome IV, liv. V, ch. XI, p. 528. — Weld, Voyage au Canada, tome I, ch. XVII, pages 278 et 281.

[416] Il ne faut pas oublier que, par le degré de froid, cette latitude correspond à peu près au soixante-dix-huitième en Europe.

[417] Ellis, pag. 197, 217 et 320. — Mackenzie, premier Voyage, tome II, ch. IV et V, p. 26, 27 et 28, et tome III, p. 336 et 337. — Volney, Tableau, etc., tome I, ch. II, p. 9, 10, 11 et 12.

[418] Buffon a prétendu que l’Amérique ne contenait qu’un tiers des animaux de l’ancien continent ; il résulte, au contraire, de la table comparative des quadrupèdes de l’ancien et du nouveau monde, donnée par Jefferson, que les espèces sont plus nombreuses dans celui-ci que dans celui-là. (Notes on the state of Virginia, query VI, p. 77 et 78.) — Les individus appartenant à chaque espèce, si l’on fait exception des animaux domestiques, étaient aussi infiniment plus nombreux en Amérique que dans les autres parties du monde : pour en être convaincu, il suffit de connaître l’immense quantité de fourrures que les Français et les Anglais ont tirées du Canada. Voyez Lahontan, tome I, lett. IV, VI et XI, pag. 36, 69 et 80. — Charlevoix, N.-F., tome III, liv. XII, XIV et XV, pag. 18, 83, 159 et 194. — Hennepin, p. 3 et 4. — Ellis, p. 269. — Mackenzie, premier Voyage, tome I, p. 59 et 60.

[419] « Le vaste royaume de la Nouvelle-Espagne, soigneusement cultivé, dit M. de Humboldt, produirait lui seul tout ce que le commerce rassemble sur le reste du globe, le sucre, la cochenille, le cacao, le coton, le café, le froment, le chanvre, le lin, la soie, les huiles et le vin. » Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. I, ch. II, p. 304 et 315.

Les communications qu’avaient les Mexicains avec leurs voisins, et qui pouvaient suffire à des peuples peu avancés, sont aujourd’hui insuffisantes pour un grand commerce : ce pays, du côté de l’est, manque de ports.

[420] Charlevoix, N.-F., tome I, liv. I, p. 45 ; tome II, liv. X, p. 251, et tome III, liv. XII, p. 18 et 19. — Lahontan, tome II, p. 57, 58 et 60. — Hennepin, p. 2, 3, 88 et 89. — M. de Humboldt croit que la vigne ne se trouvait pas en Amérique à l’arrivée des Européens. (Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VI, p. 441.) Cependant, Charlevoix, Hennepin et Lahontan assurent qu’ils ont trouvé sur les bords du Mississipi, dans les bois de la Floride et dans d’autres, des vignes qui y croissaient naturellement, qui s’étendaient sur les arbres et portaient des fruits excellents. Suivant Lahontan, le vin qu’on en faisait, après avoir longtemps cuvé, était noir comme de l’encre et était de la même qualité que celui des Canaries.

[421] Depons, tome I, ch. II, p. 123, et tome III, ch. XI, p. 301. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI et VII, ch. XVI et XIX, p. 106, 245 et 373.

[422] Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VII, ch. XIX, p. 373, 374 et 395.

[423] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVIII, p. 167 et 168.

[424] Stedman, tome II, ch. XX, pag. 263, 266 et 267. — Raynal, tome VI, liv. XII, p. 391, et tome VII, liv. XI, p. 52.

[425] Raynal, tome VI, liv. XII, p. 391.

[426] De Humboldt, Tableaux de la nature, tome I, p. 19 et 20.

[427] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVII, p. 44 et 45.

[428] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVII, p. 167.

[429] Stedman, tome III, ch. XXVIII, pag. 137. — De Humboldt, Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome I, liv. V, ch. XII, pag. 495 et 496.

[430] Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 301.

[431] Ulloa, Discours philosoph., disc. IX, p. 202, 209 et 210.

[432] Azara, tome I, liv. V, p. 103 et 104. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome IV, liv. IV, ch. XI, p. 57.

[433] Bougainville, tome I, première partie, ch. IX, pag. 184. — Cook, premier Voyage, liv. I, ch. IV, p. 323, 324 et suivantes.

[434] Cook, deuxième Voyage, liv. I, ch. V, tome II, p. 338 et 343, et tome V, ch. VII, p. 258.

[435] Il semble que les Américains du nord ne cultivaient aucune espèce d’arbres fruitiers. Ce genre de culture, sous les climats froids ou tempérés, est toujours le dernier progrès que font des peuples agricoles. Je vois à cela plusieurs raisons : la première, c’est que les arbres ne portent des fruits qu’après plusieurs années de soins, et que là où la propriété est mal établie, on ne cultive que les objets dont on peut jouir immédiatement ; la seconde, c’est que le produit des arbres fruitiers est très casuel partout où la température de l’atmosphère est sujette à de grandes variations ; la troisième, c’est l’impossibilité de conserver les fruits pendant longtemps, tant qu’on n’a pour logement que des huttes. La culture des arbres fruitiers est un luxe que ne se permettent pas toujours des peuples d’Europe qui se croient très civilisés : il ne faut donc pas être surpris si les indigènes d’Amérique n’en étaient pas encore arrivés jusque-là.

On a vu que, dans le Pérou, on ne trouvait presque point de poisson ; on ne pouvait pas en trouver beaucoup dans le Mexique, puisqu’on y manque de grandes rivières ; mais, ce qui est remarquable, c’est que, suivant Ulloa, le Mississipi, qui est un des plus grands fleuves du continent américain, et qui porte ses eaux dans le golfe du Mexique, n’a que peu de poisson, et que celui qu’on y trouve est de mauvaise qualité. Ulloa, Discours philosophiques, tome I, disc. IX, p. 215 et 216.

[436] Dampier, tome I, ch. V, pag. 103. — De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VII, ch. XVII, p. 43 et 44. — Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome II, liv. III, ch. VIII, p. 424 et 425. — La Pérouse, tome II, ch. VII, pag. 203 et 204. — Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome II, ch. IV et V, p. 22, 23 et 214. — Cook, troisième Voyage, liv. IV, ch. II, tome V, p. 75. — G. Dixon, tome II, p. 5 et 6.

[437] Cook, premier Voyage, liv. II, ch. III et IX ; tome III, p. 100, 306 et 307. — Deuxième Voyage, ch. V, tome I, p. 344, 345 et 347, et liv. II, ch. V, tome II, pag. 481, et troisième Voyage, liv. I, ch. VIII, p. 304 et 329.

[438] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. II, tome II, pag. 71, 72 et 73. — Lettres édifiantes et curieuses, tome XV, p. 196 et 298. — Le président de Brosses, Voyages aux terres australes, tome II, p. 443 et suivantes. — De Humboldt, Voyage aux régions équinox., tome I, liv. I, ch. I, pag. 141 et 142. Voyez ce dernier ouvrage, pag. 123 et 153, sur les effets des courants ou Gulf stream.

[439] Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VIII, page 251.

[440] De Humboldt, Nouvelle-Espagne, tome III, liv. IV, ch. IX, page 146.

[441] Le continent d’Amérique, au temps où il fut découvert, renfermait diverses espèces de grands animaux, et plusieurs peuplades vivaient en partie des produits de la chasse ; mais dans les îles situées à l’est de ce continent on ne trouvait aucun animal dont la taille excédât celle du lapin, quoique ces îles soient bien plus rapprochées des côtes orientales que ne le sont des côtes de l’ouest ou des côtes de l’Asie les archipels de l’océan Pacifique habités par des Malais.

[442] Cæsar, B. G., lib. V, cap. IV.

[443] En France, les peuples les plus civilisés, du temps des Romains, étaient, en général, ceux qui habitaient sur les bords de la Méditerranée ; c’étaient des colonies formées par les Phocéens. En Angleterre, les peuplades les plus civilisées, du temps de César, étaient celles qui habitaient les côtes opposées à la France et à la Belgique ; c’étaient des colonies belges : elles prenaient le nom des cités d’où elles étaient venues. (Cæsar, B. G., lib. V, cap. IV.) Les peuplades les plus barbares étaient les montagnards d’Écosse et les Irlandais. (Gibbon’s History of the decline and fall of the roman empire, ch. XIII, tome II, p. 129.) En Germanie, les peuples qui avaient fait le plus de progrès étaient les Usbiens ; suivant l’opinion de César, ils étaient les plus civilisés, parce que, bordant le Rhin, ils étaient fréquemment visités par les marchands, et que le voisinage des Gaulois leur en avait fait goûter les mœurs. (Bell. Gall., l. IV, cap. I.)

[444] Les Romains avaient observé, avant nous, qu’en Angleterre le climat est plus tempéré, et le froid moins rude que dans les Gaules. Cæsar, B.-G. lib. V, cap. IV.

[445] Ce genre d’industrie sur lequel la nature du sol et du climat exercent une si grande influence, avait déjà été porté fort loin, avant que le pays eût été envahi par les Romains. Dans l’intérieur de l’île, on ne semait que peu de blé ; on vivait de laitage et de la chair des animaux. Suivant le rapport de César, la population y était immense et le bétail très nombreux. Bell. Gall., lib. V, cap. IV.

[446] En comparant la quantité de viande que chaque individu consomme journellement en Angleterre, à la quantité que chaque individu consomme en France, on a trouvé que le premier en consommait beaucoup plus que le second ; de là, on a conclu que la classe ouvrière était moins misérable en Angleterre qu’en France. Si l’on avait comparé la quantité de vin, de fruits, de légumes, de pain qui se consomme par individu dans ce dernier pays, à la quantité des mêmes denrées qui se consomme dans le premier, je ne doute pas qu’on eût trouvé une différence bien plus grande. Chacun consomme les productions que lui offre le sol qu’il habite ; et le plus misérable est celui qui, pour satisfaire ses besoins, est obligé de prendre le plus de peine ou d’exécuter la plus grande quantité de travail.

[447] Les membres du gouvernement anglais, dans les honneurs qu’ils ont rendus à Watt, après sa mort, ont reconnu que la nation anglaise eût été incapable de soutenir la lutte qui s’était engagée entre elle et la France, sans la force et les richesses que leur avaient données les machines à vapeur.

Je ne dis pas que la France ne puisse se livrer au même genre d’industrie que l’Angleterre, si elle possède les mêmes puissances ; mais si elle ne les possédait pas, il ne serait pas plus raisonnable à elle de vouloir lutter contre l’Angleterre à cet égard, qu’il ne serait raisonnable de la part de l’Angleterre de couvrir le sol de serres chaudes pour rivaliser avec la France dans la vente des vins. Un peuple qui, par la nature de son sol, récolte des matières premières, comme du lin, de la laine, du coton, de la soie, et qui veut faire le métier de fabricant sans en posséder les forces, ressemble à un agriculteur qui, après avoir recueilli le blé nécessaire à sa consommation, le ferait moudre dans des moulins à café par ses domestiques, afin de faire lui-même les profits du meunier dont les meules sont mises en mouvement par un courant d’eau.

[448] J’ai fait voir ailleurs que c’est pour n’avoir pas tenu compte de ces diverses circonstances, et pour n’avoir pas observé les différences qui existent entre l’Angleterre et la France, qu’on s’est engagé dans ce dernier pays dans de folles entreprises. Des garanties offertes aux capitaux et aux autres genres de propriétés, par les procédés des chambres législatives dans les entreprises industrielles, etc. (1826), ch. I, p. 14 et suivantes.

[449] L’Angleterre, qui, au temps où les Romains en firent la conquête, put à peine leur rembourser les frais d’établissement, fut pour eux une acquisition inappréciable un siècle et demi plus tard : presque tous les éloges qu’ils lui donnèrent pourraient lui convenir : « The Romans celebrated, and perhaps magnified, dit Gibbon, the extent of that noble island, provided on every side with convenient harbours : the temperature of the climate, and the fertility of the soil, alike adapted for the production of corn or of wines ; the valuable minerals with which it abounded ; its rich pastures covered with innumerable flocks and its woods free from wild beast or venomous serpents. » The History of the decline and fall, etc., chapitre XIII, tome II, p. 124 et 125.

[450] Je suis obligé, pour ne pas excéder les bornes que je me suis prescrites, de négliger plusieurs circonstances qui, sans être aussi importantes que celles que j’ai observées, exercent cependant une grande influence sur les facultés physiques des hommes, et, par conséquent, sur leurs facultés morales et intellectuelles : telles sont, par exemple, la nature des aliments, qui dépend elle-même de beaucoup de circonstances étrangères à l’homme ; les variations rapides de la température de l’atmosphère, qui paraissent hâter la vieillesse chez les hommes et surtout chez les femmes qui les éprouvent ; la nature et la direction des vents, qui, dans certains lieux, rendent l’existence si légère ou si pénible, l’esprit si actif ou si pesant ; la qualité des eaux ou la nature de l’air qui favorisent le développement de l’homme, ou qui le rendent difforme et stupide, comme dans quelques vallées de la Suisse et de la Tartarie, etc.

[451] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. II, p. 46.

[452] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome III, liv. III, ch. VIII, p. 228 et 229, et tome VI, liv. VII, chap. XIX, p. 314. — Weld, tome II, ch. XXI, p. 256.

[453] Voyez liv. III, ch. XXXII, p. 112 et 113 de ce volume.

454] On trouve dans les îles de l’océan Pacifique, placées entre les tropiques, les plus belles races d’hommes, et les voyageurs ne doutent pas que l’influence du climat n’ait été la principale cause de leur développement. Cependant, les Européens qui se sont établis à la Barbade, placée également sous les tropiques, paraissent avoir considérablement dégénéré : « J’ai été deux fois à la Barbade, dit Dauxion-Lavaysse, et j’ai vu beaucoup de Barbadiens dans les autres colonies : presque tous ceux qui descendent de familles anciennement établies dans le pays, ont la peau olivâtre ou bronzée, les yeux caves, le nez épaté, la bouche béante, les lèvres épaisses, les cheveux roussâtres et frisés. Ajoutez à cela une énorme paire de testicules, une hernie à vingt ou trente ans, un engorgement lymphatique à une jambe, quelquefois aux deux, et vous aurez le portrait d’un Barbadien. De tels homme inspireraient, comme des crétins, des sentiments de pitié, s’ils n’avaient encore dégénéré de leurs ancêtres plus au moral qu’au physique, et s’ils n’étaient les hommes les plus féroces et les plus ridiculement vains qu’il y ait peut-être sur la terre. Cependant il n’y a guère plus de deux siècles que ce pays est peuplé d’Européens. » Tome I, ch. VI, p. 241.

[455] L’animal qui vit le plus en société avec l’homme, le chien, paraît aussi le plus intelligent, et le plus susceptible de partager ses passions ; et le soin que prennent les chasseurs de conserver la pureté des races, semble prouver que les dispositions qu’on observe chez quelques individus se transmettent par le seul fait de la génération. Discutant un jour, avec M. de Volney, la question de l’influence de l’éducation sur tous les animaux, il me rapporta un fait que je ne puis m’empêcher de consigner ici, et qu’il tenait d’un de ses amis, officier de la maison de Louis XVI. Cet officier, dont j’ai oublié le nom, avait pris deux jeunes chiens de même race, un mâle, l’autre femelle, de l’espèce la plus commune, et il n’allait jamais à la chasse sans les emmener avec lui. Tout ce qu’il put obtenir de cette première génération, à force de caresses ou de châtiments, fut de leur faire supporter le bruit du fusil sans se cacher ou prendre la fuite. Les deux qu’il conserva de la seconde génération, ne manifestèrent aucun sentiment de peur à l’explosion de la poudre ; mais il fallut employer longtemps les châtiments et les récompenses pour les déterminer seulement à suivre les autres chiens qui étaient dressés. Ceux qui furent conservés de la troisième génération, furent aussi bons chasseurs que ceux qui étaient issus des races les plus renommées.

Un naturaliste anglais a fait sur des animaux de la même espèce des observations qui ne sont pas moins curieuses. Les peuples d’espèce malaie qui habitent les îles du grand Océan, élèvent des chiens pour s’en nourrir, comme nous élevons d’autres espèces d’animaux, et ces chiens sont aussi stupides que nos moutons. Ces chiens, se nourrissant des mêmes aliments que leurs maîtres, sont habitués à ronger des os d’animaux de leur espèce et même des os humains, dans les îles où les habitants sont anthropophages, comme dans la Nouvelle-Zélande. « Nous avions à bord un de ces petits chiens, dit Forster, qui sûrement, avant qu’on le vendit, n’avait jamais rien pris que le lait de sa mère, et cependant il dévora avec avidité une partie de la chair et des os du chien que nous venions de manger à dîner, tandis que plusieurs autres de race européenne, que nous avions embarqués au cap, s’éloignèrent et ne voulurent pas en manger. Le chien de la Nouvelle-Zélande, dit ailleurs le même voyageur, se jeta sur un de ces petits (chiens) qui était mort, et le dévora avec avidité. Il était monté si jeune sur notre bord qu’il n’avait pu acquérir l’habitude de manger de la chair des animaux de son espèce, et beaucoup moins de la chair humaine ; et cependant un de nos matelots qui s’était coupé le doigt l’offrit au chien, qui le saisit avidement, le lécha et le mordit tout de suite. » Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, ch. IX, tome I, p. 459.

Les Chinois sont parvenus à donner de l’intelligence à un des animaux les plus stupides. Ceux d’entre eux qui vivent habituellement sur les fleuves, élèvent des canards, et ils les ont rendus si dociles qu’ils dirigent leurs mouvements par les moindres signes.

[456] Voyage en Afrique, en Asie et au Japon, ch. VI, p. 182.

[457] Levaillant, premier Voyage, tome I, p. 193 et 194.

[458] Levaillant, deuxième Voyage, tome III, p. 176 et 170.

[459] Péron, Voyage de découvertes aux terres australes, tome II, liv. IV, ch. XXXII, p. 309.

[460] Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 91 et 92.

[461] Lahontan, tome II, p. 177.

[462] Azara, tome II, ch. X, p. 9.

[463] Dampier, Nouveau voyage autour du Monde, tome I, ch. I, p. 12. — Hennepin, Mœurs des sauvages de la Louisiane, p. 34. — Raynal, Hist. philos., tome VIII, liv. XV, p. 61 et 62.

[464] Forster, cité dans le deuxième Voyage de Cook, liv. II, ch. V, tome II, pages 451 et 452.

[465] Niebuhr, Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, p. 171.

[466] Voyage aux régions équinoxiales, tome VI, liv. VI, ch. XVII, page 76.

[467] Niebuhr, Description de l’Arabie, pag. 328. — Voyage en Arabie, tome II, sect. XXIV, ch. I, p. 171.

[468] Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 92.

[469] Raynal, Hist. philos., tome VIII, liv. XV, p. 61 et 62.

[470] Azara, tome II, ch. X, p. 9.

[471] Voyage en Afrique, etc., ch. VI, p. 182. — Il est remarquable qu’aucun des écrivains qui a vanté la finesse de la vue, de l’ouïe et de l’odorat des peuples non civilisés, ne s’est avisé de vanter la finesse ou la délicatesse de leur goût ; le sens du goût a cependant beaucoup de rapports avec celui de l’odorat.

[472] Lahontan, tome II, p. 94. — J. Long. ch. VI, p. 68 et 69. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 90.

[473] Lahontan, tome II, p. 93. — Hennepin, p. 17.

[474] Weld, Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 96 et 97.

[475] Kolbe, tome I, ch. VI, p. 86. — Sparrman, tome III, ch. XV, pages 170 et 171.

[476] Charlevoix, tome I, liv. I, p. 44.

[477] De Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales, tome II, liv. II, ch. V, p. 372.

[478] Azara, tome II, ch. X, p. 68.

[479] La Pérouse, tome II, ch. IV, p. 106.

[480] Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. I, p. 53. — Krusenstern, Voyage autour du Monde, tome I, ch. VI, page 193.

[481] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. III, pages 200 et 201.

[482] Voyez le ch. XXV du liv. III, tome II, p. 414.

[483] Weld, tome III, ch. XXXV, p. 90 et 91.

[484] Mœurs des sauvages de la Louisiane, p. 14 et 17.

[485] Cook, troisième Voyage, liv. II, ch. VII, tome II, p. 273.

[486] Voyez le ch. VII du liv. III de cet ouvrage, tome II, p. 145.

[487] La Pérouse, tome III, ch. XXVI, p. 303.

[488] Hearne, Voyage à l’océan du Nord.

[489] Lahontan, tome II, p. 94. — Weld a confirmé Lahontan. Voyage au Canada, tome III, ch. XXXV, p. 90.

[490] La Pérouse, tome II, ch. IX, p. 208, 229 et 230.

[491] Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 57.

[492] Péron rapporte, dans les termes suivants, les résultats de ses expériences et les conséquences qu’il en tire :

« En réunissant maintenant les résultats généraux des cinq séries d’expériences que je viens de rapporter, il s’ensuit, pour la force manuelle, les proportions suivantes exprimées en kilogrammes :

Terre de Diemen 50,6
Nouvelle-Hollande 51,8
Timor 58,7
Français 69,2
Anglais 71,4

Pour la force des reins, les suivantes, exprimées en myriagrammes :

Terre de Diemen. (Voyez page 449.) 11
Nouvelle-Hollande 14,8
Timor 16,2
Français 22,1
Anglais 23,8

D’où il résulte,

1° Que les habitants de la terre de Diemen, les plus sauvages de tous, les enfants de la nature par excellence, sont les plus faibles ;

2° Que ceux de la Nouvelle-Hollande, qui ne sont guère plus civilisés, sont plus faibles que les habitants de Timor ;

3° Que ces derniers à leur tour sont beaucoup plus faibles, soit des reins, soit des mains, que les Anglais et les Français.

Nous pouvons donc déduire de l’ensemble de ces résultats la conséquence suivante :

Le développement de la force physique n’est pas toujours en raison directe du défaut de civilisation ; il n’est pas un produit constant, il n’est pas un résultat nécessaire de l’état sauvage.

Péron, tome I, liv. III, ch. XX, sect. VI, p. 457.

[493] On ne pouvait tirer aucune conséquence même de la comparaison faite entre les forces des Français et celles des Anglais, puisque les premiers venaient de faire une longue navigation, et que les seconds ont reconnu, par expérience, que des marins après un long voyage ont moins de force qu’ils n’en avaient au moment du départ.

[494] Chardin, tome VIII, p. 57.

[495] Les historiens romains ont observé que les Gaulois, dans leurs guerres, montraient, au commencement du combat, une ardeur et une intrépidité très grandes ; mais qu’ils étaient bientôt fatigués, et que, pour les vaincre, il suffisait de savoir soutenir, pendant quelque temps, le premier choc. Les soldats romains se montraient, au contraire, également énergiques pendant toute la durée du combat. Quelles étaient les causes de la supériorité des seconds sur les premiers ? Les mêmes que celles qui donnent à un rameur de profession la supériorité sur un homme qui ne manie la rame qu’accidentellement.

[496] Levaillant dit, en parlant de l’instinct des animaux : Je n’ai jamais douté que l’homme n’ait reçu du Créateur en égale proportion les mêmes facultés ; sa corruption insensiblement lui a tout fait perdre ; les sauvages, d’autant plus près de la nature qu’ils s’éloignent de nous, ont aussi les sens bien plus subtils.

« Enfin, moi-même, et je me flatte d’inspirer quelque croyance, après avoir passé cinq ou six mois dans les forêts et les déserts, lorsqu’à leur imitation je présentais le visage de côté et d’autre, j’étais parvenu à sentir, à deviner comme eux, soit une rivière soit une mare. » Premier Voyage, tome II, p. 232 et 233.

Le même voyageur, après avoir parlé de l’art que possède une tribu de découvrir par la vue des eaux souterraines, ajoute : « J’ai tenté d’étudier l’art des Houzouanas pendant le temps que nous avons vécu ensemble. Je m’y suis exercé d’après leur exemple, et j’étais parvenu comme eux à des indications sûres. » Ibid., tome III, pages 176 et 177.

« Enfin, il dit, en parlant du talent qu’ont ces peuples de découvrir les traces les plus légères des animaux, que ce n’est qu’à force de temps et d’habitude qu’il s’est fait à cette partie devinatoire de la plus belle des chasses ». Ibid., tome I, p. 193 et 194.

Il résulte bien clairement de là que, dans un espace de cinq ou six mois, un homme civilisé peut s’élever jusqu’à la hauteur d’un Hottentot, ce qui prouve que notre corruption ne nous a pas absolument tout fait perdre ; mais je ne sais combien de mois il faudrait à un Hottentot pour s’élever à la hauteur de Newton, de Franklin ou de Voltaire.

[497] Robin, Voyage dans la Louisiane, tome II, ch. III, p. 327. — Weld, tome III, ch. XXXV, p. 97. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. IX, p, 249 et 250.

[498] Quelques-uns de ceux qui trafiquent avec les Anglais portent des fardeaux ; mais ce n’est qu’une exception.

[499] Volnay, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome I, ch. IX, p. 249 et 250.

[500] Voyage dans l’Amérique méridionale, tome II, ch. XV, p. 319.

[501] Azara, tome II, ch. XV, p. 307 et 308.

[502] Bougainville, deuxième partie, ch. III, tome II, pag. 50. — Dentrecasteaux, t. I, ch. XIV, p. 319 et 320. — Wallis, t. II, ch. VIII, page 197. — Cook, deuxième Voyage, tome II, chapitre I, pages 82 et 83.

[503] Cook, troisième Voyage, tome II, liv. II, chap. V et VII, pages 159 et 178.

[504] « Durant ses ébats avec une Zélandaise, dit Forster en parlant d’un des matelots de Cook, une autre Zélandaise lui vola sa jaquette et la donna à un jeune homme de ses compatriotes. Le matelot voulant la lui arracher des mains, reçut plusieurs coups de poing. Il crut d’abord que l’Indien badinait ; mais comme il s’avançait vers le rivage pour rentrer dans la chaloupe, le naturel lui jeta de grosses pierres. Notre matelot, entrant en fureur, redescendit à terre, alla saisir l’agresseur, et, après un combat à la manière anglaise, il le laissa avec un œil noir et le nez tout ensanglanté. » Deuxième Voyage de Cook, tome I, ch. viii, p. 424 et 425.

[505] Une expérience récente, faite en Angleterre, a prouvé jusqu’à l’évidence ce que j’avance ici. Un individu a voulu donner au public le spectacle du combat d’un lion, élevé dans une cage, contre des dogues habitués à combattre des bêtes féroces. Le lion quoique doué d’une grande force, a été aussi incapable de se défendre que l’aurait été un mouton : il n’a su faire usage ni de ses griffes ni de ses dents.

[506] Dampier, Nouveau voyage autour du Monde, t. II, ch. XVI, p. 140, 141 et 146.

[507] Lorsqu’en Angleterre il a été question de modifier ou d’abolir les lois sur la chasse, la meilleure raison qu’aient pu donner les défenseurs de ces lois, pour les maintenir, a été de dire que c’était des rangs des chasseurs que sortaient les meilleurs officiers de l’armée de terre, et d’en appeler, pour attester ce fait, au témoignage de leurs généraux. Ce raisonnement adressé à la population anglaise par la classe privilégiée, revient à ceci : les lois dont vous vous plaignez et qui vous oppriment, sont très utiles pour vous et vous devez les conserver ; car elles nous donnent les moyens, non seulement de vous opprimer vous-mêmes, mais encore d’aller opprimer d’autres nations sur leur propre territoire. Voyez les débats de la chambre des communes de 1825.

[508] Un écrivain qui a défendu quelques idées utiles, mais qui ne s’est pas tenu assez en garde contre l’esprit de système, M. Henri de Saint-Simon, a dit que les gouvernements sont toujours ce que les peuples les font, et que lorsqu’une nation a un mauvais gouvernement, c’est à ses propres vices ou à ses préjugés qu’elle doit s’en prendre. Cela peut, en effet, arriver quelquefois ; mais on ne peut en faire une proposition générale, sans contester des faits évidents, et sans arriver à des conséquences fort peu favorables à la liberté et à la morale. Il faut d’abord contester l’influence de la conquête ; il faut soutenir ou que les conquérants les plus barbares sont sortis du sein même des nations qu’ils ont asservies, ou qu’ils ont été les représentants légitimes des peuples qu’ils ont exterminés, ou que le tort a toujours été du côté des vaincus. Il faut soutenir, de plus, que tout homme qui a la force ou l’adresse de se rendre maître du pouvoir, peut se dire avec raison le représentant de la population, quelle que soit d’ailleurs la manière dont il gouverne :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Il faut admettre, dans ce système, que les Romains, dignes du meilleur des princes sous Marc-Aurèle, furent dignes aussi du plus abominable des tyrans sous Commode, son fils.

[509] Gibbon’s History of the decline and fall of the roman empire, vol. I, ch. IX, p. 344. — Il n’est pas exact de dire que les nations les plus civilisées de l’Europe moderne sont sorties des forêts de la Germanie. Le pays occupé par les nations aujourd’hui les plus civilisées n’était pas désert à l’époque des invasions des barbares : il renfermait des nations nombreuses, non seulement avant que les Romains l’eussent ravagé, mais avant même qu’ils eussent asservi l’Italie, et qu’ils eussent appris qu’il existait des Germains ; si donc on trouve chez elles les préjugés, les vices, les institutions des barbares de l’ancienne Germanie, il faut en conclure que c’est par les conquérants qu’ils y ont été apportés. Si l’ancienneté des familles sur le sol se mesure par le temps qu’elles y ont demeuré, les descendants des barbares ou ceux qui se sont affiliés à eux, ne sont que de nouveau-venus comparativement aux autres. On n’est pas mieux fondé à considérer les nations civilisées comme étant issues d’eux, qu’on ne serait fondé à considérer les indigènes du Mexique et du Pérou comme les descendants des soldats de Pizarre ou de Cortez. Gibbon est tombé ici dans l’erreur commune à presque tous les historiens : il n’a vu les nations que dans leurs conquérants.

[510] Cook, premier Voyage, liv. III, ch. IV, tome IV, pag. 33. — Phillip, ch. XI, p. 124 et 125.

[511] Charlevoix, Nouvelle-France, tome III, liv. XIII et XVII, p. 44, 52 et 363. — De Larochefoucault-Liancourt, Voyage aux États-Unis, tome II, p. 109. — Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis, tome II, p. 448 et suivantes.

[512] Voyage autour du Monde, tome II, ch. IX, p. 217.

[513] Dentrecasteaux, tome I, ch. XXI, p. 470 et 471.

[514] Il est juste de dire cependant que W. Lawrence, lorsqu’il entre dans l’examen des différences intellectuelles et morales qu’il croit exister entre les diverses races d’hommes, avoue que ses recherches à cet égard n’ont jamais été bien loin, et qu’il va traiter un sujet auquel il est presque étranger.

[515] W. Lawrence dit, cependant, qu’on trouve chez l’espèce caucasienne des peuples aussi beaux que les plus beaux des malais, mais qu’on n’y en trouve pas d’aussi misérables ; et il cite en preuve de cette assertion les indigènes de la terre de Van-Diemen et de la Nouvelle-Hollande, qui n’appartiennent pas à l’espèce malaie. Les peuples nègres répandus dans quelques îles de l’océan Pacifique, ne diffèrent pas des malais seulement par leur constitution physique ; ils différent aussi d’eux par le langage.

[516] Voyez les gravures jointes à l’ouvrage de W. Lawrence, copiées sur celles données par Blumenbach.

[517] Dauxion-Lavaysse, tome I, ch. VI, p. 243 et 244. — Voyez précédemment, tome II, liv. II, ch. VIII, p. 161 et 162.

[518] « Les femmes sont en général très belles ; leur tête est surtout admirable ; elles l’ont bien proportionnée. » Krusenstern, tome I, ch. IX, p. 206. — Voyez Fleurieu, Voyage du capitaine Marchand, tome I, ch. II et IX, p. 97 et 206. — Rolin, Voyage de La Pérouse, t. IV, p. 420 ; et supra, t. II, liv. III, ch. VII, p. 142, 143 et 144.

[519] Le roi des îles Sandwich et plusieurs de ses courtisans ont visité l’Angleterre en 1824 ; mais personne, je crois, n’a observé qu’ils eussent le cerveau moins développé que les personnages correspondants qui existent chez les peuples européens. Il faut même remarquer que, de tous les peuples d’espèce malaie, ceux des îles Sandwich sont ceux dont on a le moins vanté l’organisation.

[520] Voyez Chardin, tome III, ch. XI, p. 303 et 304. — Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome III, ch. IV, p. 257. — Barrow, Voyage en Chine, tome I, ch. II, p.78 et 79. — King, troisième Voyage de Cook, tome VIII, liv. VI, ch. VII, pag. 63 et 64. — La Pérouse, tome III, ch. XVIII, XX et XXII, pag. 75, 104, 105, 125, 128 et 193. — Rollin, Voyage de La Pérouse, tome IV, p. 90, 91, 92 et 99. — Thumberg, ch. XIII, p. 411 et 412.

[521] M. Alexandre de Humboldt.

[522] Plusieurs écrivains ont cru que les peuples de d’espèce américaine n’étaient pas susceptibles d’acquérir le même degré d’intelligence que les peuples des autres espèces ; mais Azara est, je crois, le seul qui ait prétendu qu’ils ne sont pas doués du même degré de sensibilité physique. Cette question du plus ou moins de sensibilité qui appartient à chaque individu ou à chaque espèce, est peut-être une de celles dont la solution est impossible. Les hommes se montrent plus ou moins sensibles à la douleur, selon qu’ils sont habituellement exposés à plus ou moins de dangers. Les sauvages, et les esclaves soumis à des maîtres cruels, paraissent, en général, peu sensibles aux maux qui les affectent, non parce qu’il est dans leur nature de ne pas les sentir, mais parce qu’ils connaissent la douleur et qu’elle est familière à leur imagination. Les enthousiastes et les hommes doués d’une grande force de caractère, s’y montrent également peu sensibles ; mais c’est pour d’autres raisons. Azara dit que les indigènes d’Amérique sont si insensibles qu’ils ne se plaignent pas quand on les tue. Il faut bien admettre, en effet, que leur résignation prouve leur insensibilité, puisque autrement elle prouverait la dureté du régime dont la mort les délivre.

[523] Si la question sur le plus ou moins de perfectionnement dont les diverses espèces d’hommes sont susceptibles, n’était qu’une question de vanité, il ne vaudrait pas la peine de s’en occuper. Pour juger des conséquences que peut avoir un faux système à cet égard, on peut voir ce que j’ai dit dans le premier volume de cet ouvrage sur l’influence des sophismes et des faux systèmes.

J’ai dit précédemment (page 439) que les physiologistes qui ont comparé le développement cérébral des peuples d’espèce caucasienne au développement cérébral des peuples des autres espèces, ont comparé des extrêmes opposés ; et j’ai cité les gravures que W. Lawrence a empruntées de Blumenbach. Il suffit, pour être convaincu de cette vérité, de comparer ces gravures à la collection de crânes déposés au cabinet d’anatomie du jardin des plantes.

[524] Tous ces arguments en faveur de la supériorité des peuples d’espèce caucasienne, ont été faits par un professeur anglais de beaucoup de mérite, W. Lawrence. On peut les voir dans un ouvrage qu’il a publié depuis peu d’années sous le titre suivant : Lectures on physiology, osteology and the natural history of man, pages 481, 482 et suivantes.

[525] On dit que les Indous des hautes castes appartiennent à l’espèce caucasienne : si cela est, en effet, il faudrait en conclure que ce pays a été subjugué par des hommes de la même espèce que les Européens, et que ce sont les conquérants qui ont divisé la population en diverses castes. Or, un tel régime, loin de favoriser les progrès de l’esprit humain, n’est propre qu’à rendre un peuple stationnaire.

[526] Il y aurait un moyen d’expliquer comment les espèces dont l’organisation intellectuelle est la meilleure ont été cependant plus reculées que les autres ; comment des nations d’espèce caucasienne et d’espèce malaie, n’ont commencé à faire des progrès que longtemps après que les peuples d’espèce mongole ont été civilisés : ce serait de dire que les espèces n’ont pas toutes été créées à la même époque ; et que celles qui ont reçu la meilleure organisation, n’ont reçu l’existence que longtemps après les autres. Mais ce fait est-il susceptible de preuve ? C’est une question dont je laisse la solution aux savants ; mais aussi longtemps qu’elle ne sera pas résolue, on sera mal fondé à prétendre que les progrès ont été toujours du côté de l’espèce qui avait telle ou telle organisation.

[527] Dans un seul encan, César fit mettre en vente soixante-trois mille personnes d’une petite république des Gaules. Il paraît que la vente fut faite en bloc et sans compter, car le vendeur ne fait connaître le nombre d’individus vendus, que sur le rapport des acheteurs. Bell. Gall., lib. II, cap. VII.

[528] Les lois anglaises font aux colons un devoir de tenir sur leurs plantations un homme blanc et libre pour chaque vingtaine d’esclaves.

[529] Cette observation appartient à Jefferson.

[530] On ne peut pas douter que la polygamie ne fût en usage chez les Gaulois, puisque César dit en parlant d’un de leurs chefs, qu’il avait deux femmes, l’une qu’il avait épousée en Germanie, et l’autre dans les Gaules. (Bell. Gall., lib. I, cap. IX.) Il assure ailleurs que, lorsqu’un grand vient à mourir, les parents s’assemblent ; que s’il y a quelques soupçons de mort violente, on donne la question aux femmes, comme on la donnerait à des esclaves, et que, si l’on découvre quelque chose, elles périssent par le feu et dans les plus cruelles tortures. Ibid., lib. VI, cap. IV. Dans la Grande-Bretagne, les mœurs étaient loin d’avoir plus de délicatesse que dans les Gaules : une femme pouvait être commune entre dix ou douze hommes, surtout entre des frères, ou entre un père et ses enfants. Ibid., lib. V, cap. IV.

[531] Dans aucune espèce, la polygamie n’a jamais été d’un usage général : c’est un privilège que les chefs ou les plus forts se sont partout réservé. Il est vrai que les princes d’Europe, depuis l’adoption de la religion chrétienne, ont consenti à n’avoir qu’une femme ; tandis que les princes asiatiques et africains sont restés dans l’usage d’en avoir plusieurs. Mais il faut considérer aussi que ceux-ci n’admettent jamais dans leurs cours des femmes qui ne sont pas à eux, comme cela se pratique en Europe. Je laisse à décider à ceux qui ont lu les mémoires des cours, quel est, entre ces deux usages, le plus favorable aux mœurs.

[532] César assure que les Gaulois avaient droit de vie et de mort sur leurs femmes et sur leurs enfants : c’est un fait qu’il convertit en droit. Bell.-Gall., lib. VI, ch. IV.

[533] Il serait aisé de montrer que les actes par lesquels les gouvernements ont fait un devoir aux parents de nourrir et d’élever leurs enfants, et ceux par lesquels ils ont voulu prohiber l’exposition, ne produisent par eux-mêmes presque aucun effet. Pour nourrir et élever ses enfants, il ne suffit pas d’en avoir l’obligation ; il faut de plus en avoir les moyens, ce qu’un gouvernement ne saurait donner, sans distribuer aux uns ce qu’il aurait ravi aux autres. Voyez le premier volume de cet ouvrage, liv. II, ch. X, p. 433 et suivantes.

[534] Depuis l’année 1773 jusqu’en 1777, l’hospice de Paris a reçu 31 951 enfants abandonnés ; sur ce nombre, 21 985 sont morts dans le premier mois, et 3 491 dans le reste de la première année. À la fin de la cinquième année, il n’en restait plus qu’environ un septième. Depuis 1789 jusqu’en 1813, c’est-à-dire dans un espace de vingt-cinq ans, le nombre des enfants abandonnés à Paris s’est élevé à 109 650 ; et, sur ce nombre, il en est mort 39 330 avant que de sortir de l’hospice ; la plupart des autres meurent en nourrice, avant la fin de l’année. À Paris, le nombre des enfants abandonnés est au nombre des naissances à peu près comme un est à trois. On voit qu’à cet égard, nous n’avons rien à reprocher aux Chinois. Voyez le Rapport fait au conseil général des hospices, par un de ses membres, sur l’état des hôpitaux, des hospices et des secours à domicile à Paris, depuis le 1er janvier 1804, jusqu’au 25 janvier 1814, pages 125, 126 et suivantes.

[535] La Pérouse, tome II, ch. XV, p. 386 et 390.

[536] Macartney, Voyage en Chine et en Tartarie, tome IV, ch. III, p. 198.

[537] Larochefoucault, Voyage aux États-Unis, première partie, tome III, p. 235.

[538] Ibid., deuxième partie, tome IV, p. 27 et 28.

[539] Fearon, 4th report, p. 157 et 158.

[540] Larochefoucault, troisième partie, tome VI, p. 61.

[541] Robin, Voyage dans la Louisiane, tome III, chap. LXVII, pages 202, 203 et 204. Les esclaves sont, en général, moins corrompus que les maîtres. J’exposerai, dans le livre suivant, les causes de ce phénomène.