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[Created: 29 Oct. 2021]
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This is an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819). It replaces the older collection I made of the individual articles (in HTML and facs. PDF). This new version contains all those articles and essays in one large file. It is also available in various eBook formats: HTML and PDF and ePub.
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(2021).http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Comte/CenseurAnthology/Censeur-Anthology.html
, An Anthology of Articles from Le Censeur (1814-1815) and Le Censeur européen (1817-1819). Ed. David M. HartLe Censeur, ou examen des actes et des ouvrages qui tendent à détruire ou à consolider la constitution de l’état. 7 volumes 1814-1815, (Paris: Marchant, 1814-15).
Le Censeur européen, ou examen de diverses questions de droit public, et des divers ouvrages littéraires et scientifiques, considérés dans leurs rapports avec le progrès de la civilisation. Par MM. Comte et Dunoyer (Paris: Au Bureau de l’administration, 1817-1819). The journal appeared in 12 volumes from February 1817 until April 17, 1819. Location: Au bureau du Censeur européen, rue Git-le-Coeur, no. 10. The journal had the motto of “Paix et liberté.”
Le Censeur (July/Sept. 1814 - 6 Sept. 1815)
Le Censeur européen (Jan./Feb. 1817 - 17 Apr. 1819)
Charles Comte, “Lettre au ministre de l'intérieur, sur la liberté de la presse, considérée dans ses rapports avec la liberté civile et politique.” Le Censeur No. 3. (5-13 July 1814), pp. 75-110.
[75]
LETTRE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR, Sur la liberté de la presse , Considérée dans ses rapports avec la liberté civile et politique.
La liberté de la presse doit-elle être maintenue, ou faut-il au contraire rétablir la censure?
Si cette question avait été proposée, il y a trois jours, à un homme sage et ami de son pays, j'ose croire , Monseigneur, qu'il se serait abstenu de l'examiner , ou que du moins il se serait bien gardé d'en rendre l'examen public. Il ne convient pas, aurait-il dit, de supposer qu'un des droits les plus sacrés du peuple, celui sans lequel l'exercice de tous les autres sera toujours précaire, puisse être présenté comme douteux. La constitution vient de naître; nous devons en respecter jusqu'aux imperfections, [76] et nous interdire toute discussion qui pourrait faire penser qu'il est possible de la détruire.
Mais si cet homme avait connu la situation actuelle des esprits, et qu'il eût été appelé à l'honneur d'éclairer le prince sur ses intérêts et sur ceux de la France, il aurait repoussé bien loin de lui le désir de porter atteinte à un ouvrage qui désormais doit être sacré; il lui aurait fait sentir que, trompés pendant vingt années par tous les Gouvernemens, les Français étaient devenus soupçonneux et méfians; que , quelles que fussent et la grandeur de son ame, et la pureté de ses intentions , il deviendrait suspect à la France, dès qu'elle croirait le voir marcher sur les traces de cet homme qui ne présenta une charte constitutionnelle aux Français , que pour s'emparer avec plus de facilité des rênes du Gouvernement, et qui la renversa dès qu'il se crut affermi sur le trône ; enfin, il lui aurait fait entendre qu'il se perdrait infailliblement, si , comme cet insensé , il croyait consolider sa puissance en sapant les lois qui en faisaient l'unique fondement.
A ces considérations générales, et si l'intérêt du ministre n'eût pas fait taire le citoyen, il en aurait ajouté de plus puissantes encore, pour l'engager à respecter particulièrement la liberté de la presse. Il lui aurait rappelé qu'après la chute du Gouvernement impérial, le sénat n'avait cru pouvoir calmer l'inquiétude et l'agitation qui commençaient à se manifester dans les esprits, qu'en proclamant les bases d'une nouvelle charte constitutionnelle; que [77] la faculté donnée à tous les Français, de rendre leurs opinions publiques, par la voie de l'impression, et sans aucune censure préalable, avait été donnée comme la première de ces bases; et que le projet de constitution, présenté par le Gouvernement provisoire , et adopté par tous les corps de l'Etat, avait garanti à tous les citoyens le libre exercice de cette faculté.
Vous-même, lui aurait-il dit, vous avez cru ne devoir pénétrer dans le sein de la France, qu'après nous avoir donné la même garantie; cette garantie, vous l'avez confirmée par une charte constitutionnelle, a laquelle vous avez publiquement juré d'être fidèle : il ne serait donc pas prudent de tromper l'attente des Français, et de présenter un projet de loi pour rétablir la censure. Ce projet, proscrit d'avance par la décision la plus expresse de tous les corps de l'Etat, serait repoussé par la Nation entière, et peut-être aurait-il pour effet de faire considérer aux esprits soupçonneux toutes vos promesses comme autant d'actes de duplicité dont l'objet était de soumettre la France à un joug plus humiliant encore que celui dont elle vient d'être délivrée.
Vous savez comme nous, Sire, que la loi ne peut être que l'expression de la volonté générale, et que tout acte tendant à comprimer cette volonté, serait considéré comme un acte de violence et de despotisme. Si, dans un moment où la fermentation des esprits se manifeste d'une manière si peu rassurante pour les amis de l'ordre, vous vous aliénez, [78] par des actes de cette nature, les hommes sages et éclairés qui peuvent seuls, par la force de leur exemple , imposer silence aux mécontens et maintenir la paix publique, il sera plus facile de prévoir les désordres dans lesquels nous serons entraînés, qu'il ne le sera d'en arrêter les suites.
Méfiez-vous de ces hommes lâches qui se sont successivement vendus à tous les gouvernement, et qui viennent vous jurer fidélité sous la livrée même du dernier maître qu'ils ont trahi; méfiez-vous aussi de ces hommes qui ne cherchent qu'à surprendre votre bonne foi, pour abuser impunément de l'autorité que vous leur aurez confiée: dans la crainte que du milieu de la foule, il ne s'élève quelque voix pour les accuser, ils voudront vous obliger à condamner au silence la nation toute entière ; heureux, si, pour vous prouver la nécessité de la censure, ils ne fabriquent pas dans les ténèbres des libelles contre vous, et s'ils ne cherchent pas ensuite à les faire tomber dans vos mains! Dans la crainte de perdre les faveurs du chef de notre dernier gouvernement, ils lui ont constamment caché la vérité, et ils l'ont perdu pour faire fortune : soyez bien convaincu qu'ils vous la dissimuleront avec le même soin, et qu'ils vous perdront également si cela peut les arranger.
Telles sont, monseigneur, les raisons qu'aurait pu donner au prince, pour le détourner du projet de demander le rétablissement de la censure, un homme sage et éclairé comme vous , qui aurait [79] mieux connu l'opinion publique, et le danger qu'il y a d'accroître les alarmes d'une classe fort nombreuse de citoyens, que la suppression de la liberté de la presse va livrer sans défense à la vengeance de leurs ennemis. Mais vous n'avez pas connu les vœux que forment les Français , car vous ne les auriez pas méprisés. Vous mettez donc en question ceux de nos droits qui nous paraissaient les plus inviolables, et vous nous obligez à combattre encore pour la défense de notre liberté : combat pénible pour des hommes qui sentent la nécessité de soutenir le Gouvernement, dans le moment même on il paraît ne s'occuper qu'à nous forger des chaînes!
Il faut donc l'examiner, cette fameuse question si long-temps agitée, et si souvent résolue; il faut savoir si les agens du Gouvernement, qui seuls peuvent avoir le désir et la force de devenir oppresseurs, seront aussi les seuls qui auront le droit d'élever la voix pour se plaindre; il faut savoir si des hommes qui sont toujours prêts à franchir les limites que les lois mettent à leur autorité, et qui les franchissent publiquement, lors même que tous les citoyens ont la faculté de les dénoncer, seront beaucoup plus retenus, quand la Nation toute entière sera condamnée au silence ; il faut savoir si les Français seront bien- éclairés sur le choix qu'ils doivent faire de leurs représentans, quand ils n'apprendront ce qui se passe dans des assemblées prétendues publiques,[1] que par l'organe de ceux qui se croient [80] toujours intéressés à les tromper; il faut savoir si des hommes qui ne cherchent qu'à se cacher dans l'ombre, et qui ne seraient peut-être pas fâchés de nous voir stupides , prendront beaucoup de soin pour répandre la lumière , et pour nous faire connaître nos droits; il faut savoir, enfin , s'il est convenant, s'il est décent même, que nos savans, nos magistrats, nos représentans, enfin tous ces hommes qui, par leurs talens , font l'honneur de la France , ne puissent pas faire imprimer deux lignes sans l'autorisation d'un individu qu'ils dédaigneraient peut-être de prendre pour leur secrétaire.
Mais à qui allez-vous proposer, monseigneur, l'établissement d'une censure inquisitoriale? A des hommes qui ne peuvent pas y souscrire sans mettre leur honneur à la disposition des ministres qu'ils auront souvent à combattre; sans renoncer en quelque sorte aux facultés sublimes qui distinguent l'espèce humaine des plus vils animaux, sans se dégrader enfin à leur propres yeux, et même aux yeux de l'Europe entière; car vous n'ignorez pas qu'ils ont prononcé la déchéance de l'Empereur et de sa famille, parce qu'il avait établi une censure bien moins effrayante que celle que vous leur proposez. Ah! monseigneur, Buonaparte nous méprisait bien; mais lorsqu'après avoir abreuvé de toute espèce d'humiliations les premiers corps de l'Etat, il voulut les [81] dégrader entièrement, en les réduisant avec nous à la condition servile de ne rien écrire sans l'autorisation des agens subalternes de sa police, il n'eut pas le courage de les faire souscrire à cette ignominieuse dégradation.
Cependant il faudra bien que la chambre des députés, et peut-être même celle des pairs, examinent la question, puisque vous la leur proposez. Je vais donc l'examiner aussi, et j'espère qu'il me sera facile de démontrer que, sans la liberté de la presse, les lumières ne peuvent plus que rétrograder en France; que dès l'instant que la censure sera établie, il n'existera plus ni liberté civile, ni liberté politique; que la constitution sera renversée, si les ministres veulent se donner la peine de l'attaquer; que les mœurs, bien loin de s'épurer, achèveront de se corrompre, et que, si la guerre civile ne nous a pas détruits avant tant de malheurs, nous tomberons dans un état pire que celui d'où nous venons de sortir
Soumis comme tous les autres animaux à une multitude de besoins physiques, l'homme ne paraît différer d'eux que par une organisation plus avantageuse; encore cette organisation n'est-elle pas toujours tellement différente qu'on ne puisse s'y tromper, et mettre en question si tel animal ne doit pas être classé parmi les hommes plutôt que parmi les bêtes. Qu'est-ce qui le distingue donc de toutes les autres espèces? C'est la pensée; c'est-à-dire la faculté de sentir, de donner son attention, de comparer, de [82] juger, de raisonner, et de pénétrer en quelque sorte, par sa constance, les secrets les plus cachés de la nature.
Mais, sans le secours de la parole, ses facultés les plus précieuses seraient vaines , ou pour mieux dire elles n'existeraient pas. Continuellement frappé des objets dont il serait environné, les sensations qu'il aurait éprouvées ne se renouvelleraient qu'en présence des objets même qui les auraient fait naître. Comme il ne connaîtrait dans la nature que des individus, et qu'il n'aurait aucun signe peur fixer ses idées, il ne pourrait jamais les généraliser; il pourrait bien porter quelques jugemens , mais il resterait incapable d'apercevoir les rapports qui existeraient entr'eux: il ne pourrait donc pas raisonner, parce qu'il n'aurait point d'idées générales. C'est donc à l'invention des signes; c'est à la parole que l'homme doit le développement de toutes ses facultés, de toutes ses connaissances.[2]
Cependant la parole , ce signe fugitif de nos pensées , serait toujours restée imparfaite et grossière si elle n'avait eu elle-même un signe capable delà fixer; [83] l'écriture était donc aussi nécessaire à son développement qu'elle l'était elle-même au développement de nos premières facultés. Avec le secours de l'écriture les hommes pouvaient acquérir , et ont acquis en effet un grand nombre de connaissances. Mais cet art qui fixe nos pensées, ne les développe qu'avec lenteur : il suffit sans doute pour le perfectionnement de quelques individus qui peuvent facilement communiquer entr'eux; mais il ne saurait répandre la lumière chez tout un peuple, et à plus forte raison chez plusieurs nations à la fois. Voyez la Grèce: elle ressemble d'abord à un foyer de lumières; quelques grands hommes y paraissent comme pour éclairer le monde; une multitude de disciples s'empressent de recueillir leur doctrine: mais après leur mort, cette doctrine commence à s'altérer; il se forme bientôt presqu'autant de sectes qu'il y a d'écrivains; la philosophie , sortant de la Grèce , va jeter quelques lueurs à Rome; le despotisme des empereurs paraît, et l'Europe se replonge dans les ténèbres.
Que, sans le secours de l'imprimerie, les sciences et les arts aient pris naissance et se soient perfectionnés an sein de la Grèce , je le conçois: des hommes libres et heureux, renfermés dans des limites peu étendues , devaient se livrer paisiblement à des recherches de toute espèce, et se communiquer leurs découvertes avec facilité. Mais que dans des Etats d'une vaste étendue, soumis au gouvernement d'un seul, les lumières eussent pu naître et se [84] propager sans le secours et sans la liberté de la presse, c'est ce qui me paraît impossible. Les gouvernemens de cette nature, quoi qu'en dite Montesquieu , sont toujours plus ou moins despotiques : or, le despotisme a trop d'intérêt à maintenir les hommes dans l'ignorance, et à les diviser entre eux, pour leur permettre les recherches et les réunions que le progrès des sciences rend nécessaires. D'ailleurs le peuple est si misérable dans les états de cette nature , et la jouissance des biens qu'il peut se procurer par un travail opiniâtre est si précaire , qu'il n'a ni le temps, ni le désir de faire des découvertes dont il ne serait pas sûr de profiter.
On peut me faire ici une objection: on dira que la liberté de la presse n'a jamais existé en France , et que cependant les lumières y ont fait des progrès rapides. Loin de prouver la fausseté de ce que j'avance, cette objection me fournira l'occasion d'en faire sentir la vérité. Lorsque l'imprimerie eut été découverte , le premier usage qu'on en fit , fut de reproduire les ouvrages de l'antiquité; et comme ces ouvrages n'étaient pas écrits en langue vulgaire, et que les esprits étaient beaucoup plus portés à faire des recherches de pure érudition ', ou des remarques critiques , qu'à faire l'application des vérités qu'on découvrait, le gouvernement ne songea. pas à en empêcher la publication; et ce fut assurément une grande faute que commit le despotisme de nos rois.
Ce qui fut d'abord le plus généralement admiré [85] chez les anciens , ce fut la poésie : et comme les poètes deviennent volontiers des courtisans, l'autorité leur laissa prendre un essor assez libre. Mais, lorsque les esprits se tournèrent vers les discussions religieuses et politiques ; lorsque les vérités que Platon et Aristote avaient recueillies furent présentées sons un nouveau jour , les prêtres et les gouvernemens , qui redoutaient également la lumière , se hâtèrent d'établir la censure; et pour prouver que la raison était de leur côté , ils fermèrent la bouche à leurs adversaires. On peut donc affirmer , sans crainte d'être démenti, que c'est au despotisme , et au fanatisme religieux, que la censure doit son origine. Chacun sait ce qu'il arriva quand elle fut établie ; tout livre qui parut, avec approbation et privilége y fut considéré de plein droit comme un sot livre , à moins que les matières qui s'y trouvaient traitées ne fussent étrangères à la religion et à la politique: chacun sait aussi que la plupart des ouvrages de nos plus grands écrivains furent proscrits et brûlés par la main du bourreau.
Mais quel fut le résultat de cette proscription ? De faire rechercher avec avidité les ouvrages même qu'on avait proscrits, et de rendre odieuse l'autorité qui les proscrivait. Il était évident en effet que , lorsque le gouvernement interdisait un livre qui renfermait un grand nombre de vérités utiles, au milieu desquelles se trouvaient quelques erreurs imperceptibles aux yeux du public, on ne pouvait lui supposer que de mauvaises intentions; que, lorsqu'il supprimait [86] un ouvrage dans lequel les malversations de ses agens étaient dénoncées, on ne pouvait voir dans cette suppression qu'une intention bien prononcée de maintenir les abus dont on se plaignait , et de se rendre , en quelque sorte, complice des exactions ou des vexations commises par ses agens ; que des livres utiles ayant été interdits, ceux dans lesquels l'irréligion et l'immoralité étaient professées, étaient lus avidement de tous les hommes de bien, parce qu'ils savaient que l'utilité d'un ouvrage était quelquefois une cause de réprobation. Alors, les mauvais ouvrages étaient d'autant plus dangereux, qu'il n'était pas même permis de les réfuter publiquement. C'est ainsi que la censure devenait une cause très-active de la corruption des mœurs, et que, si elle maintenait quelques ministres en place, elle minait les bases du gouvernement.
Cependant, quelque dangereuse que fût la censure pour le gouvernement, elle l'était beaucoup moins alors qu'elle ne le serait aujourd'hui. Le peuple ne participant en aucune manière à la formation des lois-ou à l'administration des affaires publiques, les ministres avaient peu d'intérêt à l'égarer , et ils se contentaient de lui empêcher de s'instruire. Il suffisait donc que le gouvernement réparât les actes d'oppression les plus évidens, et qu'il tînt les autres dans l'ombre, pour ne pas mécontenter la nation ; et il n'y avait que des actes réitérés de tyrannie qui pussent exaspérer le peuple, et lui faire désirer le renversement de la constitution qui existait alors. [87] Mais l'état de la France a tellement changé, que la liberté de la presse y est aussi essentielle au maintien de la constitution et du gouvernement, qu'elle serait contraire au maintien du despotisme, s'il était établi.
Les peuples anciens n'eurent jamais. l'idée d'exercer la souveraineté par des représentans. Cette idée ne pouvait pas même naître chez eux; car en se donnant des représentans, ils se seraient donné des maîtres qui les auraient vendus, ou qui, s'ils n'avaient pas voulu les vendre , n'auraient pu exercer aucune influence utile sur les déterminations prises par les chefs de leurs gouvernemens. Aussi voyons-nous qu'ils ont passé constamment de l'état populaire à l'état despotique, sans aucun intermédiaire. Lorsque les Romains, par exemple, eurent perdu la faculté de s'assembler dans les places publiques , ils furent aussi esclaves qu'ils pouvaient l'être; et leur sénat, ni leurs familles patriciennes, n'eurent jamais assez de force pour s'opposer au despotisme des empereurs. Si le peuple avait eu des représentans , il n'en aurait pas été plus avancé; et son malheur fut tel, que ses meilleurs empereurs ne purent jamais lui rendre une apparence de liberté.
En France, nous avons également éprouvé qu'un sénat, des représentans et une noblesse étaient des institutions impuissantes pour arrêter le pouvoir arbitraire. Quelques-uns ont cru, et d'autres ont fait semblant de croire qu'il fallait attribuer tous nos malheurs aux vices ou aux faiblesses des membres des premiers corps de l'Etat. Je ne veux pas [88] dire que ces causes n'y sont pas entrées pour beaucoup; mais quand le sénat n'aurait été composé que des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de la France; quand ils auraient tous été des G... ou des L..., je crois que les choses n'en seraient pas allées différemment. Que peuvent en effet deux on trois cents hommes, contre celui qui tient sous sa main tous les trésors et toutes les armées de l'Etat, et qui peut les faire calomnier par ses agens sur tous les points de son vaste empire , sans qu'ils aient la faculté de répondre? Si le sénat avait d'abord opposé de la résistance , le gouvernement se serait arrêté: il aurait ensuite fait calomnier sourdement les sénateurs , les journaux nous auraient bientôt prouvé qu'ils étaient inutiles; l'empereur aurait fait quelqu'acte agréable à la nation, et le lendemain il aurait dissous le sénat et le corps législatif, sans le moindre obstacle, en nous déclarant que son conseil d'état était plus que suffisant pour faire respecter les lois. Que, si le sénat avait résisté à sa dissolution , les agens de la police auraient découvert une conspiration dans laquelle il aurait été prouvé que les sénateurs avaient participé; et, par grace singulière, l'auguste monarque les aurait fait déporter ; ce qui aurait été un nouveau sujet de félicitations de la part de tous nos faiseurs d'adresses.
Mais , dira-t-on, si le sénat, le corps législatif et la noblesse n'ont pu défendre la liberté de la Nation quels seront les moyens que l'on emploiera désormais? Il n'en est qu'un; c'est de mettre les corps [89] représentans sous les yeux et sous la sauve-garde du peuple; il faut que tous les citoyens connaissent presqu'en même temps ce qui se passe dans le sein des assemblées publiques , et qu'ils entendent les orateurs à la tribune , comme les Romains les entendaient au Forum; il faut qu'ils connaissent les représentans qui les trahissent , et ceux qui remplissent leurs devoirs ; il faut enfin qu'ils sachent si les lois sont librement discutées et adoptées par l'assemblée. Or, les journaux sont la seule voie par laquelle les citoyens puissent acquérir promptement et simultanément cette connaissance.
Il faut donc que les corps réprésentans jouissent de la liberté de la presse, dira-t-on; mais cela ne prouve pas que tous les citoyens doivent en jouir : je réponds que si tous les citoyens n'en jouissent pas, rien ne peut garantir à la nation qu'elle n'est point trompée; et si elle n'a point cette garantie, elle reste indifférente à tout ce qui se fait dans les assemblées. Dès qu'un individu ou un corps a seul le droit d'écrire , ce qu'il écrit perd toute sa force, parce que , personne ne pouvant dire le contraire, il n'y a aucun moyen de s'assurer de la vérité. Détruisez les journaux ou mettez-les dans les mains du gouvernement , et vous dépouillez les corps représentans de toute leur force; c'est envain qu'ils ouvriront au public le lieu de leurs séances , ils n'auront jamais plus de la cent millième partie des citoyens pour témoins de leurs débats ; et le gouvernement pourra tromper facilement tons les autres.
[90]
Supposons que la presse eût été libre lorsque Buonaparte voulut se faire déférer le consulat à vie , je suis persuadé que des écrivains , aussi recommandables par leurs vertus que par leurs lumières, se seraient élevés avec tant de force contre cette dangereuse magistrature, que les Français n'auraient jamais osé la déférer à l'ambitieux qui la demandait. Ce que je dis du consulat, je pourrais le dire de l'empire , de la noblesse héréditaire, et de tant d'autres actes qui ont passé sans obstacle, parce qu'il n'était permis à personne d'en faire sentir le vice ou le ridicule. Mais pour ne us rapprocher un peu plus des évènemens actuels , supposons que la liberté de la presse eût existé à l'époque où le corps législatif tint sa dernière session , et que ses séances eussent été publiques ; il est certain que la nation se serait prononcée d'une manière si énergique et si prompte, que l'empereur eût été forcé de déférer à ses vœux. Au lieu de cela , qu'arriva-t-il ? que le corps législatif, qui se battait dans l'ombre, ne fut pas soutenu , je ne dis pas par la France toute entière, mais par la ville de Paris. Il fut donc dissous sans opposition ; et si , comme le demandaient, dit-on , quelques ministres de l'empereur, les membres de la commission avaient été mis en jugement et fusillés, on leur aurait à peine accordé une stérile pitié.
Ce qui est arrivé à Paris serait également arrivé à Londres , à Rome et dans tous les pays du monde; parce que , dans tous les pays , le peuple n'agit que lorsqu'on le met en mouvement. La liberté de la [91] presse, et surtout la faculté dé faire des journaux , est donc aussi nécessaire à notre existence politique , que l'air est nécessaire à la vie. Supprimez cette liberté , et nous serons dans la même position où se trouvaient les Romains après le renversement de la république: nous serons même dans un état pire; car, si les Romains avaient quelques papiers publics , ils n'avaient pas comme nous des gazettes toujours prêtes à les tromper-, et Tacite ne nous dit pas, je crois, qu'après l'incendie de Rome tous les magistrats de l'empire aient fait insérer des adresses dans les journaux pour en complimenter Néron , ou que les journalistes aient tenté de démontrer que le démembrement de l'empire par les barbares était une chose très-glorieuse pour les Romains.
La suppression de la liberté de la presse aura donc infailliblement pour effet d'isoler les députés du reste de tous les Français ; et il vaudrait peut-être mieux leur faire tenir leurs séances dans un désert, sous l'empire des baïonnettes, que de les laisser au milieu de Paris , en leur enlevant la faculté de correspondre avec leurs commettans. On veut donc paralyser toute leur énergie , et les mettre à la discrétion du Gouvernement , lorsqu'on leur propose de supprimer la liberté de la presse; on veut encore avoir la faculté de leur proposer des lois iniques ou vexatoires , sans que les citoyens puissent leur en démontrer l'iniquité , et les éclairer sur les pièges qui leur seront tendus.
« Avant que la loi soit faite , dit M. Benjamin de Constant, on suspend la publication [92] des écrits qui lui seraient contraires, parce qu'il ne faut pas discréditer d'avance ce qu'on veut essayer. La suspension paraît un moyen simple et doux, une mesure passagère; quand la loi est faite , on interdit la publication , parce qu'il ne faut pas écrire contre las lois. »
Mais s'il n'existe pas de liberté politique sans la liberté de la presse , il est bien évident qu'il n'existe pas non plus de liberté civile. Les citoyens pourront donc être plongés dans les cachots par les ministres qui voudront leur enlever leurs filles ou leurs femmes, ou qui auront des vengeances particulières à exercer,[3] sans qu'il soit possible, à eux, de faire entendre leurs plaintes , et à leurs amis de les en tirer. A qui pourront-ils en effet adresser leurs réclamations ? aux députés. Non ; car ceux-ci , dont on aura détruit toute l'énergie , se trouveront dans la même position que tous les autres citoyens. Dénoncera-t-on les ministres au public par le moyen des journaux ou des pamphlets ? encore moins ; car messieurs les censeurs ne permettront jamais qu'on publie des libelles diffamatoires contre leurs excellences.
Ce que je dis de la liberté individuelle , je pourrais le dire des impôts , des emprunts, des réquisitions, enfin de tous les actes arbitraires qui pèsent tant sur les citoyens, mais coûtent si peu aux ministres.
[93]
Le gouvernement de Napoléon, comme on le sait, a produit sur le Français deux effets entièrement opposés : il a fait contracter, à la classe la plus pauvre et la-moins éclairée , l'habitude de l'arbitraire et des vexations ; il a brisé pour ainsi dire-le ressort de toutes les ames faibles ; mais il a inspiré aux hommes éclairés et aux ames fortes-, une horreur si violente pour les despotes et pour: leurs agens, que l'ombre seule de l'arbitraire les épouvante. Que la liberté de la presse soit supprimée ,bientôt nous pourrons voir se renouveler la plupart des actes tyranniques de l'ancien Gouvernement. Les ministres , sous prétexte d'urgence , pourront lever des impôts et vexer les citoyens de mille manières. Les hommes faibles et ignorans, égarés par les écrivains que le ministère aura salariés, obéiront en silence: mais les hommes éclairés et courageux , auxquels on aura enlevé la faculté de faire part de leurs lumières à leurs concitoyens , s'indigneront de ces actes de violence, et . verront peut-être dans la révolte le seul moyen de. les faire cesser. Le Gouvernement aura donc toujours à craindre d'être la victime des vexations commises par ses agens, sans sa participation; parce qu'il les aura toutes sanctionnées d'avance, en enlevant aux citoyens la faculté de s'en plaindre. On dira sans doute que j’exagère les vices des agens principaux du Gouvernement, et l'ignorance d'une partie de la nation; mais la confiance que nous avons dans les ministres actuels est une raison de plus pour prendre des précautions contre les ministres à venir; et si la liberté [94] de la presse nous est ravie par un Sully, devons-nous espérer qu'elle nous sera rendue par un Richelieu? D'ailleurs, ne peut-on pas dire , avec M. le duc de Lévis j que quand on parle de la bassesse des courtisans et de la crédulité du peuple , on reste toujours au-dessous de la vérité?
A la destruction de toute liberté , ou , ce qui est la même chose , à l'établissement du despotisme , succéderont la démoralisation, l'ignorance et la barbarie.
« L'extrême obéissance , dit Montesquieu , suppose de l'ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande : il n'a point à délibérer, à douter , ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir.
« Dans les Etats despotiques , chaque maison est un empire séparé. L'éducation , qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est très-bornée: elle se réduit à mettre la crainte dans le cœur , et à donner à l'esprit la connaissance de quelques principes de religion fort simples.[4] Le savoir y sera dangereux, l'émulation funeste ; et pour les vertus , Aristote ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de propre aux esclaves; ce qui bornerait bien l'éducation dans ce gouvernement.
» Et pourquoi l'éducation s'attacherait-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur [95] public. S'il aimait l'Etat, il serait tenté de relâcher les ressorts du Gouvernement : s'il ne réussissait pas , il se perdrait; s'il réussissait, il courrait risque de se perdre, lui, le prince et l'empire.[5]
» Dans les gouvernemens despotiques , ajoute cet illustre écrivain , tout doit rouler sur deux ou trois idées , il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête , vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître , de leçon et d'allure : vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvemens , et pas davantage.[6] »
On m'objectera sans doute que la France n'a jamais eu un gouvernement despotique, et que ce qui peut nous arriver de pire, c'est de retourner au point où nous étions avant 1789. Je réponds que ce retour, qui serait déjà un très-grand mal, est impossible; qu'il n'est peut-être pas impossible de faire tomber un peuple éclairé dans l'abrutissement et dans la barbarie, mais qu'il est aussi difficile de le faire revenir au point d'où il est parti, qu'il le serait de faire remonter un fleuve vers sa source; enfin, qu'après toutes les violentes commotions que nous avons éprouvées, il faut que nos chefs ne soient que de simples magistrats soumis aux lois comme nous , ou qu'ils soient aussi absolus que les despotes de l'Asie.
Sous nos anciens gouvernemens , il existait un grand nombre d'institutions qui ne devaient leur [96] origine qu'à l'ignorance , et qui ne se maintenaient que par l'habitude et par les préjugés qu'on avait reçus en naissant. Le clergé et la noblesse avaient une force et un éclat qu'ils ne sauraient plus acquérir; parce que, s'il est possible d'établir de nouveaux préjugés, il ne l'est pas de faire revivre des préjugés détruits. Cette force, il est vrai, pesait beaucoup sur la nation : mais comme tout mal doit être considéré comme un bien dès qu'il en arrête un plus grand , et que le pire de tous les maux est le despotisme , il est clair que tous les corps qui en arrêtaient le progrès avaient une utilité bien réelle. D'un autre côté, la religion , qu'on poussait quelquefois jusqu'au fanatisme , donnait aux ames une énergie qui , quoique mal dirigée , servait encore de barrière au pouvoir arbitraire; l'amour, ou plutôt la passion des ouvrages philosophiques qui succéda à l'esprit religieux , vint y mettre de nouvelles entraves; enfin , l'art de tromper et d'opprimer les peuples n'était pas arrivé au point de perfection où l'ont conduit nos ministres modernes ; et , à l'exemple du sage Salomon , nos bons rois nous opprimaient encore avec prudence.
Mais tout a changé depuis vingt-cinq ans. La noblesse, qui avait déjà perdu sa considération , a été abolie. On a voulu lui donner une existence nouvelle ; mais comme les lois ne commandent pas à l'opinion , le Gouvernement, qui croyait lui rendre son ancienne grandeur , n'a pu lui donner que des cordons et des parchemins. Le clergé , qui s'est [97] entièrement avili sous le Gouvernement impérial, n'a paru que plus ridicule quand il a voulu reprendre son ancienne importance. L'irréligion a fait des progrès si étendus, que les hommes de la dernière classe prêchent l'impiété avec un cinisme dégoûtant. L'amour des lettres et de la philosophie s'est considérablement affaibli depuis que les gouvernemens ont cessé de brûler les livres philosophiques ; enfin les mœurs se sont tellement corrompues , qu'on n'a plus que deux mobiles pour faire mouvoir les hommes : l'or et la vanité. Si dans un tel état de choses la morale et la liberté ne donnent pas à la France une existence nouvelle; si l'on veut nous ramener au régime du gouvernement impérial , et condamner au silence les hommes qui se sont préservés de la corruption , et qui par leur énergie peuvent seuls tirer la nation de cet état d'abaissement où le despotisme l'a plongée , il me semble évident que dans peu de temps le despotisme oriental sera de nouveau établi en France, si le Gouvernement n'est pas renversé.
J'aime à m'appuyer ici de l'opinion de Montesquieu , parce que personne mieux que lui n'a su observer la corruption des divers gouvernemens.
« La plupart des peuples de l'Europe , dit-il, sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir, si par une grande conquête , le despotisme s'établissait à un certain point, il n'y aurait pas de mœurs ni de climat qui tinssent ; et dans cette belle partie du monde la nature humaine souffrirait, [98] au moins pour un temps , les insultes qu'on lui fait dans les trois autres ».[7]
On aurait tort de penser , au reste, que la corruption des mœurs, et l'habitude de l'arbitraire qu'on a fait contracter à une partie de la nation, rendent la liberté de la presse dangereuse ; car des hommes énervés par la molesse, et toujours occupés du soin de faire fortune , ne sauraient être fort à craindre ; et celui qui , avec des talens médiocres , viendrait nous prêcher l'irréligion et l'immoralité , n'ayant plus le mérité du courage, et ne pouvant rien dire de nouveau , ne trouverait pas le moyen de se faire écouter. Il serait aussi méprisé que celui qui nous prêcherait les croisades ou la persécution des hérétiques. Si la liberté de la presse était tout-à-coup accordée à des hommes habitués dès long-temps au despotisme , croit-on que le premier usage qu'ils en feraient serait de prêcher la révolte ou l'insurrection? Il serait absurde de le penser: pour exciter les citoyens à l’insurrection, il faut un genre de courage qui n'est pas celui des esclaves.
Tous les Français, il est vrai, n'ont pas contracté l'habitude de l'esclavage ; il en est même un très-grand nombre , surtout parmi les jeunes gens , qui l’ont pris en horreur; mais ceux-là, bien loin d'être à craindre pour un bon gouvernement, deviendront au contraire ses plus fermes appuis; ils seront [99] toujours les premiers à donner l'exemple de l'obéissance aux magistrats, tant que les magistrats ne voudront commander qu'au nom des lois; et que les lois , au lieu de dégrader l'espèce humaine, tendront à l'élever et à lui faire sentir sa dignité. Ils n'iront pas prodiguer leurs éloges au chef de l'Etat, parce que l'adulation est le propre des lâches; mais ils le serviront avec zèle dès qu'ils seront convaincus qu'il ne veut que le bien public; et ils le défendront avec courage, si jamais il a besoin de leur secours.
Que s'ils étaient trompés dans leurs espérances ; si on leur faisait l'injure de les regarder comme des factieux qu'on ne saurait enchaîner trop promptement, ils n'iraient pas exciter leurs concitoyens à la guerre civile, parce que la guerre civile est le plus cruel de tous les fléaux. Ils n'iraient pas non plus se mêler parmi des hordes étrangères pour faire la guerre à la France ; parce que , dans leur opinion , porter les armes contre son pays , est un crime que rien ne saurait justifier. Mais ils fuiraient; ils fuiraient une terre fatale qui ne pourrait plus offrir à leurs yeux que le hideux spectacle des crimes , de l'oppression et de la misère ; et, en versant des larmes sur le sort de leur malheureuse patrie , ils iraient expirer sur un sol étranger, avec le regret de n'avoir pu la servir.
La suppression de la liberté de la presse entraînerait donc avec elle le renversement de la constitution et l'établissement du despotisme; cependant elle ne produirait cet effet qu'avec lenteur , si l'Etat était [100] gouverné par un prince doux, et par des ministres éclairés. Mais dans la situation où la France se trouve, elle aurait des effets bien plus immédiats.
La charte constitutionnelle a été publiée le quatre juin: si, un mois après sa publication, on en détruit une des dispositions fondamentales , rien ne garantit aux Français que dans quelques jours on n'y portera pas de nouvelles atteintes : de sorte qu'on peut raisonnablement craindre de voir l'Etat changer de face dans moins d'une année. Cette incertitude produit dans tous les esprits une hésitation qui tue à la fois les arts , les sciences , l'agriculture et le commerce.[8] Si le Gouvernement veut réparer les .désastres que la France a éprouvés, et ne pas la laisser tomber dans un état de langueur qui amènerait sa ruine, il faut donc qu'il prenne une marche si assurée et si invariable , que tous les citoyens .puissent suivre l'exécution de leurs projets , avec la. certitude qu'ils n'en seront pas détournés par de nouvelles révolutions : or, il est évident qu'ils n'auront jamais cette certitude , si l'on rapporte aujourd'hui la loi qu'on promulgua hier.
Ajoutons que la suppression de la liberté de la presse portera la terreur dans l'ame de tous ceux qui ont pris quelque part à la révolution. C'est en vain [101] que le Gouvernement proclamera l'oubli du passé; comme il restera toujours le maître de tenir ou de violer, ses promesses si les citoyens n'ont pas la faculté d'en réclamer hautement l'exécution , on craindra toujours qu'il soit poussé à des vengeances par des individus qui croiront pouvoir en profiter; d'ailleurs il n'est pas dans la nature de l'homme de croire à la loyauté de ceux qu'on a offensés, et que l'on considère comme ses ennemis.
Déjà nos journaux , quoique soumis à une censure préalable , n'ont-ils pas voulu présenter à notre admiration des hommes dans lesquels les neuf dixièmes des Français ne peuvent voir que des ennemis de la France? Ne nous parlent-ils pas sans cesse de la bonne cause et du bon droit , comme si dans les dissensions politiques, la bonne cause n'était pas toujours la cause de la Patrie ! mais si des écrivains qui soumettent leurs écrits à la censure préalable des agens du Gouvernement , ne respectent pas aujourd'hui l'article 11 de la charte constitutionnelle, qui prescrit à tous les citoyens l'oubli du passé; si , par les éloges bien ou mal mérités qu'ils donnent à quelques individus, ils cherchent à flétrir dans l'opinion publique , non-seulement les hommes qui ont pris part aux affaires politiques pendant le cours de la révolution , mais encore les militaires qui ont cru ne remplir que leur devoir en repoussant des armées qui , la vengeance dans le cœur , venaient renverser les lois de leur pays , peut-on attendre qu'ils seront beaucoup plus retenus quand personne n'aura la [102] faculté de leur répondre?[9] Et si les hommes contre lesquels ces écrits se dirigent , y voient un commencement de persécution , ne devons-nous pas craindre, nous qui sommes étrangers aux troubles révolutionnaires , d'y voir le germe de la guerre civile?
Sous ce rapport, le rétablissement de la censure pourrait donc produire les résultats les plus fâcheux. Elle produirait aussi des effets fort mauvais sur les mœurs publiques: premièrement, en ce qu'elle donnerait du prix à des ouvrages immoraux qu'elle proscrirait sans pouvoir les détruire; et en second lieu , en ce qu'elle imposerait silence aux écrivains qui joindraient à quelques talens littéraires une grande délicatesse de sentimens. Je crois, en effet, qu'un homme qui serait irréprochable , mais qui n'aurait pas des vertus au-dessus de l'humanité , s'abstiendrait d'une bonne action , si , avant de la faire, il était obligé de prouver qu'il n'est ni un incendiaire , ni un assassin, ni un voleur. Or , telle est l'épreuve à laquelle on met les écrivains en les soumettant à la censure: on veut qu'ils prouvent, avant d'obtenir la permission de dire des choses utiles , qu'ils ne seront ni des hommes immoraux, ni des calomniateurs, ni des séditieux. Aussi, [103] qu’arrive-t-il ? que l'Etat n'a plus que des écrivains mercenaires , qui ne sentent pas même ce que la censure a d'humiliant , ou qui, s'ils le sentent, se résignent à tout, dans l'espoir de gagner de l'argent; mais est-il permis d'attendre qu'il sortira quelque chose de bon d'une plume vénale? D'ailleurs, lorsque les censeurs arrêtent injustement un ouvrage , l'auteur se trouve en quelque sorte diffamé par leur jugement ; et conçoit-on que l'homme sensé , qui met plus de prix à la probité qu'aux talens littéraires , veuille courir un pareil danger? Voyez ce qui est arrivé sous le gouvernement impérial: on voulait donner un prix au meilleur ouvrage de morale qui avait paru depuis dix ans , et l'on a été obligé de le donner à une grammaire, parce qu'il ne s'était pas trouvé un seul moraliste qui eût eu le courage de prendre la plume.
Que l'extinction des lumières doive être la suite de l'établissement du despotisme et de la destruction de la morale, c'est ce qui n'a pas besoin de démonstration. Cependant, je vais faire ici quelques réflexions qui rendront la chose plus frappante. J'ai déjà remarqué que les sciences avaient pu naître et se perfectionner au sein de la Grèce, sans le secours de l'imprimerie, parce que là liberté dont les Grecs jouissaient, et l'habitude qu'ils avaient des assemblées publiques , leur donnaient toutes les facilites possibles pour se communiquer leurs pensées et leurs découvertes ; que si elles avaient pénétré en Europe, c'était uniquement parce que les rois avaient été [104] d’abord trop ignorans pour voir les résultats que produirait l'étude des ouvrages de l'antiquité, et qu'ils avaient été ensuite trop faibles pour arrêter l'essor des esprits.[10] Mais aujourd'hui les ouvrages de nos grands écrivains ont perdu l'attrait de la nouveauté ; et l'on n'ignore pas que depuis long-temps nos journalistes, soumis à la censure, ne négligent rien pour les déprécier; on ne doit donc pas espérer qu'ils produisent sur les générations futures l'effet qu'ils ont produit à leur naissance. D'un autre côté, les hommes ne pouvant pas se réunir comme chez les anciens, ou les réunions qui peuvent avoir lieu étant nulles relativement à la masse du peuple que les journalistes continueront d'égarer, il est clair que la France achevera de tomber dans l'abrutissement, si la liberté de la presse n'est pas maintenue, et si des écrivains indépendans ne peuvent pas éclairer leurs concitoyens.
On m'accusera peut-être d'avoir exagéré les inconvéniens de la censure, et d'en avoir dissimulé les avantages. Je conviendrai de cela, quand on m'aura démontré que les censeurs seront tous les hommes les plus probes , les plus impartiaux, les plus éclairés, les plus courageux, les plus indépendans, les plus [105] laborieux et les moins jaloux de tous les hommes; car s'ils manquent de probité , ils se laisseront corrompre , et permettront qu'on publie des ouvrages utiles ou nuisibles, selon que leur intérêt l'exigera ; s'ils ne sont pas les plus impartiaux, ils supprimeront tout ce qui sera contraire à leur parti, et laisseront publier tout ce qui pourra le favoriser; s'ils ne sont pas les plus éclairés, ils détruiront tout ce qui choquera leurs préjugés; ils corrigeront des ouvrages sans les entendre , et l'on sait ce qui en résultera ; s'ils ne sont point les plus courageux, les hommes puissans les intimideront, et les obligeront à supprimer des ouvrages utiles, ou à en laisser publier de nuisibles, suivant que cela pourra compromettre ou favoriser leurs intérêts ; s'ils ne sont point indépendans , la crainte de perdre leur place leur fera supprimer tout ce qui pourrait déplaire à leurs supérieurs , à leurs amis, et aux amis de leurs amis; la même raison les obligera à laisser publier les ouvrages dont les supérieurs et les amis des supérieurs exigeront la publication ; s'ils ne sont point les plus laborieux, les ouvrages qui devront paraître dans un temps donné-, ne paraîtront que lorsqu'ils ne seront plus bons à rien : s'ils ne sont pas les moins jaloux, ils arrêteront ce qui blessera leurs jalousies , et laisseront imprimer tout ce qui pourra déprécier leurs rivaux. Mais où trouvera-t-on ces hommes divins...? A la cour, ou dans les antichambres des ministres.
Mais ne faut-il pas prévenir la calomnie? Ah! sans [106] doute , il faut la prévenir si cela est possible; mais s'ensuit-il qu'il faille empêcher tout le monde de parler, parce qu'on peut calomnier en parlant? La presse est un instrument dangereux, j'en conviens; mais le fer et le feu sont-ils sans danger, et doit-on en interdire le libre usage, parce qu'il peut exister des assassins et des incendiaires? Sous le Gouvernement impérial, il fut rendu une loi qui interdisait à tous les citoyens de porter des armes: les brigands applaudirent à cette loi, parce qu'elle leur livrait tous les hommes honnêtes sans défense. Voilà quel serait l'effet d'une loi qui établirait la censure, elle ne désarmerait que les citoyens incapables de faire un mauvais usage de la liberté de la presse.
On craint la calomnie! et, pour la prévenir, on veut donner aux hommes puissans la faculté de calomnier les faibles, sans qu'il soit permis à ceux-ci de se défendre! On craint la calomnie! et pour la prévenir, on veut organiser un vaste système d'imposture , démoraliser la nation toute entière , et la plonger encore dans le despotisme! Ah! ce n'est pas quand la liberté de la presse existe que la calomnie est à craindre, c'est quand elle a cessé d'exister. Un homme dont la conduite fut toujours irréprochable, peut aujourd'hui braver impunément la haine ou la vengeance de l'homme puissant qui le fait sourdement calomnier par ses agens ; mais que la liberté de la presse soit supprimée , et les journaux le diffameront sans qu'il lui soit possible de leur répondre.
On craint les écrits séditieux : mais croit-on qu'un [107] individu résolu à braver la mort pour exciter uns sédition, sera retenu par la crainte de l'amende qu'il encourra en ne se soumettant pas à la loi sur la censure? D'ailleurs, il faut croire qu'un Gouvernement est établi sur des fondemens bien fragiles pour craindre qu'une brochure puisse le renverser. La patience des peuples devrait avoir rassuré ces gens qui paraissent si timides; car ils n'ignorent pas qu'il leur faut au moins huit siècles d'oppression et de misère pour les obliger à se remuer. Au reste, quelle que soit la prétendue vivacité qu'on attribue aux Français , ils ne sont pas aussi inflammables qu'on veut bien le dire; et les villes où l'on publie le moins de brochures ne sont peut-être pas celles du royaume où les esprits sont les plus calmes. Il semble, au contraire , que la douleur s'irrite par l'impossibilité de se plaindre; on se croit vengé du mal qu'on souffre quand on peut en nommer l'auteur.
Pour mieux sentir la force des raisons qu'on peut donner en faveur du rétablissement de la censure, supposons que les ministres d'un Roi rassemblent tous les savans, tous les magistrats, enfin tous les écrivains de la nation , et qu'ils leur parlent en ces termes : Vous avez tous le droit de publier vos pensées, et de dénoncer ceux de nos agens qui vous oppriment; ce droit est très-précieux, et personne n'en conteste ni la justice ni les avantages; cependant , comme vous êtes tous enclins à la calomnie, et que vous pourriez vous diffamer mutuellement; comme vous êtes des étourdis qui pourriez vous [108] révolter sans motif, si quelqu'un de vous en faisait la proposition; comme un livre immoral pourrait corrompre vos mœurs ou troubler vos petits cerveaux, nous venons vous proposer une mesure qui préviendra tous ces inconvénient. Vous allez renoncer, en notre faveur, au droit qui nous était commun; mais nous ne voulons point que votre renonciation soit gratuite; car nous vous promettons de vous laisser publier vos ouvrages tant que cela nous fera plaisir,[11] et de vous dire la vérité toute les fois que cela pourra nous être utile. Que si quelqu'un de vous croit avoir à se plaindre de nous ou de nos agens, il ne pourra cependant rendre ses plaintes publiques qu'après que nous lui en aurons accordé la permission; par ce moyen, vous serez toujours polis les uns envers les autres, vous vivrez tous heureux et tranquilles , et vous ne troublerez ni notre repos, ni celui de nos agens.
Voilà, ce me semble, toutes les raisons qu'on nous donne , lorsqu'on demande le rétablissement de la censure.
Cependant, Monseigneur, si vous vous montrez sévère envers tous les pauvres auteurs, vous vous [109] montrez bien indulgent envers les hommes d'église; vous les autorisez à publier, sans aucune espèce de censure préalable, des catéchismes et les livres de prières. Mais , croyez-vous, Monseigneur, que ces ouvrages ne puissent pas être aussi dangereux que des ouvrages philosophiques? La religion ne saurait être nuisible sans doute; mais ses ministres en abusent quelquefois d'une manière bien cruelle. Lorsqu'ils nous annoncent, par exemple, que, quand l'heure sera venue, les hérésies et les schismes s'enfuiront comme les ennemis et les usurpateurs du trône français,[12] ne nous déclarent-ils pas que l'esprit de persécution ,dont ils furent jadis animés , est tout prêt à se rallumer? Vous autorisez la libre publication des livres de prières; mais pensez-vous qu'un recueil de prières semblables à celles que Jacques Clément adressait au ciel avant l'assassinat de Henri III , serait un recueil fort édifiant? D'ailleurs que ne peut-on pas convertir en prières ou en mandemens?
Ainsi, sous quelque rapport que l'on considère le projet de loi destiné à établir la censure , on voit qu'il ne peut être adopté sans le plus grand danger; premièrement, parce que la suppression de la liberté de la presse compromettrait essentiellement la liberté de la nation, et celle des particuliers ; en second lieu, parce qu'elle arrêterait toutes les vérités que le Roi [110] aurait le plus d'intérêt à connaître; enfin, parce qu'elle donnerait du prix. aux livres immoraux ou séditieux qui échapperaient à la censure. On doit donc espérer que ce projet ne sera point adopté.
Je suis, etc.
Paris , ce 9 juillet 1814.
COMTE.
[1] Les tribunes de. la salle dans laquelle la chambre des députés tient ses séances ne peuvent contenir que la cent vingt millième partie des Français.
[2] S'il se trouvait quelque lecteur assez étranger aux lumières de son siècle pour contester cette vérité , qu'il en fasse l'expérience sur lui-même; qu'il tente, par exemple, de faire dans son esprit le calcul ou le raisonnement le plus simple sans le secours d'aucun signe; et s'il ne peut y parvenir, qu'il nous explique comment les hommes auraient pu raisonner sans un pareil secours.
[3] Voyez le Tableau historique des prisons d'Etat en France , sous le règne de Uuonaparte ; par M. Eve, dit Démaillot, prisonnier d'Etat pendant dix ans.
[4] Voilà sans doute pourquoi le ministre de l'intérieur n'affranchit de la censure que les mandemens, les catéchismes et les livres de prières.
[5] Esprit des lois , liv. iv , chap. 3.
[6] Id., liv. 5, chap. 14.
[7] Esprit des lois, liv. viii, chap. 7.
[8] Cette incertitude dans la marche du Gouvernement , produit un effet peut-être pire que le despotisme; car il n'est pas impossible qu'un despote ait un but fixe et parvienne à inspirer de la confiance à la nation.
[9] Je ne parle ici ni de ces gravures ni de ces libelles infâmes qu’on expose publiquement, ou qu'on laisse circuler sans en rechercher les auteurs : on croit déshonorer des hommes qui ne peuvent pas se défendre , et l'on se trompe; on ne déshonore que soi-même.
[10] Je ne parle point ici des arts frivoles, parce qu'on sait bien que tous les gouvernemens les ont encouragés , et pour de bonnes raisons; je parle des sciences qui ont eu pour objet le perfectionnement de l'espèce humaine dans l'art de se gouverner.
[11] « Il y a lieu à saisie et séquestre d'un ouvrage s'il, est déféré aux tribunaux par son contenu. » (Art. 13 du projet de loi. ) Or, comme le ministère public peut déférer arbitrairement tous les ouvrages aux tribunaux , et que la saisie précède le jugement , il est clair qu'on pourrait tous les faire saisir.
[12] Maniement de MM. les vicaires généraux du chapitre métropolitain de Paris, du 3 juin 1814, page 10.
Charles Dunoyer, ”De L’esprit public en France, et particulièrement de l’esprit des fonctionnaires publics.” Le Censeur. No. 4. (33(sic)-28 July 1814), pp. 156-72.
[156]
DE L'ESPRIT PUBLIC EN FRANCE, ET PARTICULIÈREMENT DE L'ESPRIT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS.
Rien n'est plus différent, on peut même dire plus opposé que l'esprit social des peuples modernes et celui des peuples de l'antiquité. Le trait le plus saillant et le pins profond du caractère des anciens, c'est leur patriotisme. Ce sentiment qui sert de base leur moralité se mêle à tontes leurs affections [157] particulières, et les identifie en quelque sorte avec les corps politiques auxquels ils appartiennent. L'amour de la patrie , au contraire, ne forme qu'un trait presque imperceptible dans-la physionomie morale des modernes. Ils ne tiennent à l'Etat que de très-loin , et par un fil extrêmement faible; toute l'activité de leur ame s'exerce dans le cercle étroit de leurs affections individuelles et s'épuise sur de petits intérêts particuliers. Les citoyens des anciennes républiques étaient particulièrement liés entre eux par l'attachement commun qu'ils portaient à la patrie: ceux des états modernes ne tiennent à la chose publique qu'à cause des sentimens privés qui les unissent entre eux et dans la juste proportion de la force; de ces sentimens. Un ancien rapportait tout à l'Etat, un moderne ramène tout à lui ou au petit nombre d'individus avec lesquels il est en communauté d'affections ou d'intérêts; les anciens avaient de l'esprit public, les modernes se sont rarement élevés au-dessus de l'esprit de caste, de secte ou de cotterie, et depuis long-temps même l'égoïsme isole parmi eux la très-grande majorité des hommes.
Cette différence essentielle entre les mœurs des temps anciens et celles des temps modernes , devait être une conséquence inévitable de celle des institutions politiques des deux âges. Non-seulement les législateurs de l'antiquité avaient reconnu la souveraineté des peuples , mais ils leur avaient même laissé l'exercice immédiat du pouvoir souverain ; et comme cet exercice était devenu leur occupation [158] la plus habituelle et leur plaisir le plus vif, on conçoit aisément qu'ils eussent fini par considérer les affaires publiques comme leurs affaires les plus particulières, et l'intérêt de l'Etat comme leur intérêt le plus immédiat.
Dans nos temps modernes , au contraire , non-seulement très-peu de peuples ont exercé la souveraineté , soit par eux-mêmes, soit par délégation, mais presque toujours leurs gouvernemens ont dénié qu'elle résidât en eux; ils ont fait les efforts les plus soutenus et les mieux concertés pour les empêcher de se saisir du pouvoir suprême on d'en partager avec eux l'exercice; il les ont appelés leurs sujets, et ils les ont souvent traités comme leurs esclaves. Dès-lors, les hommes des états modernes n'ayant point d'existence publique, et ne tenant à leurs gouvernemens par aucun intérêt prochain, ont dû se replier sur eux-mêmes, et s'occuper uniquement de leur vie domestique et privée.
D'un autre côté, tandis que les institutions des anciens Etats formaient un système lié , dont toutes les parties, conçues dans un même esprit, agissaient sur les hommes d'une manière uniforme, et les conduisaient à un but commun , celles de nos gouvernemens modernes, faites à diverses époques , et dans des intentions souvent contraires , les poussent en mille sens opposés , et font qu'ils n'ont que des intérêts et des sentimens divers. Enfin tandis que chez les peuples célèbres de l'antiquité toutes les institutions tendaient à former des citoyens, [159] le seul objet commun de celles des états modernes , a presque toujours été d'empêcher aux hommes de le devenir. Dans cette vue, les gouvernemens ont proscrit tout ce qui pouvait les éclairer sur leurs droits politiques; ils ont favorisé les préjugés les plus propres à les tenir à cet égard dans l'ignorance ou dans l'erreur; ils ont accordé une protection spéciale aux sciences vaines et aux arts frivoles, à tout ce qui peut fausser l'esprit, ou amollir le cœur; et ils sont parvenus à faire des hommes beaux esprits et corrompus, qui savent tout hors se conduire, des hommes civilisé? qu'on peut enchaîner avec des rubans , des hommes faciles et polis qui sacrifient sans le moindre remords les intérêts de l'Etat à leur intérêt le plus futile, des hommes charmans enfin qui semblent animés d'un esprit de bienveillance universelle, et dont l'aine étroite et aride ne forme aucune pensée grande et généreuse.
Le peuple Français est, dit on , de tous les peuples le plus civilisé , le plus poli et le moins capable de patriotisme. Quand cela serait, il faudrait peu s'en étonner, en considérant les circonstances particulières dans lesquelles il s'est trouvé et les efforts qu'on a faits, pendant quatorze siècles , pour l'asservir et le corrompre. Son histoire démontre avec évidence que l'esprit public n'a pu se former chez lui à aucune époque, et que son gouvernement, ses lois, sa religion, ses préjugés et ses mœurs se sont constamment opposés à son développement, et à ses progrès.
[160]
Les Francs formaient un corps de nation avant leur établissement dans les Gaules. En se fixant parmi les Gaulois, le lien qui les avait uni jusqu'alors commence d'abord à se relâcher, et finit bientôt par se rompre. Ils sont quelque temps sans se confondre avec les vaincus; mais tandis que plusieurs causes les en tiennent séparés, d'autres causes les en rapprochent; de sorte que , sans faire encore un même corps avec les peuples des Gaules , ils sont pourtant moins étroitement unis entre eux. La conquête a donc pour effet immédiat d'affaiblir leur esprit national. Bientôt de nouvelles causes contribuent à l'affaiblir encore; les Francs , au lieu de se tenir ensemble dans une même contrée, se répandent et se fixent çà et là dans plusieurs provinces ; à mesure qu'ils se mêlent ainsi avec les Gaulois, leur caractère national s'efface, leur patriotisme s'attiédit, ils ne sentent plus l'intérêt commun qui les lie, et ils finissent par ne plus faire un corps de nation à part.
Cependant ils ne pouvaient pas en former un avec un peuple qu'une longue domination avait façonné au joug de l'esclavage, et qui depuis près de cinq siècles ne pensait et n'agissait que comme il plaisait aux empereurs de Rome. Aussi, en s'incorporant avec les Gaulois, perdent-ils leur caractère sans en acquérir un nouveau. L'amour du repos et des richesses subjugue leurs ames indépendantes; ils contractent toutes les faiblesses du peuple vaincu, et deviennent aussi propres que lui à la servitude. Leurs chefs profitent de ces dispositions pour [161] s'emparer de l'autorité souveraine qu'ils avaient Seuls exercée jusqu'alors; dès ce moment le gouvernement n'est plus qu'une tyrannie, la nation se trouve divisée en deux classes , celle des gouvernans et celle des gouvernés; et comme leurs intérêts ne sont plus communs , tout esprit national devient en quelque sorte impossible.
Bientôt les intérêts contraires se multiplient dans l'Etat, et rendent la naissance d'un esprit public de plus en plus difficile. Les grands, que les rois avaient comblés de biens, parce qu'ils avaient eu besoin de leur secours pour asservir le peuple, se croient assez puissans pour pouvoir résister aux rois, et se rendra indépendans de leur autorité. Les prêtres, qui n'avaient pas moins contribué que les grands à établir la domination des rois sur la terre , en faisant descendre leur pouvoir du ciel, et qui, pour prix de ce service , en avaient reçu des dons immenses; les prêtres, qui avaient fait particulièrement avec eux un trafic si lucratif de la justice divine, les prêtres croient pouvoir imiter l'exemple des grands, et proclament aussi leur indépendance. Dès ce moment les rois , les grands et les prêtres se font des guerres furieuses; et au sein de leurs sanglantes discordes, il se forme un nouveau genre de domination qui engendre bientôt de nouveaux désordres. Les leudes , les évêques et les abbés, introduisirent les seigneuries dans leurs terres; ces seigneuries se multiplient, et, deviennent autant de tyrannies d'un ordre subalterne; tyrannies d'autant plus rigoureuses, que [162] l’action en est plus immédiate, et que l’opprimé est placé plus près de l'oppresseur. Alors la France be trouve divisée en autant d'Etats ennemis qu'il y a de seigneuries particulières; et, dans chacun de ces petits états despotiques, il existe encore deux intérêts contraires, celui du maîtres et celui des esclaves. Enfin , on trouve le moyen de perpétuer les divisions et de naturaliser l'anarchie au sein delà France. On fait passer dans les familles les privilèges accordés aux individus ou usurpés par eux. Les bénéfices et les seigneuries deviennent héréditaires; par suite, les enfans d'un leude sont considérés comme leudes, les enfans d'un seigneur sont considérés comme seigneurs; certains individus se trouvent ainsi doués en naissant d'une certaine prééminence , et leurs familles, qu'on appelle nobles, forme une caste privilégiée qui doit rester à jamais séparée du reste des Français.
Telle est notre histoire sous les rois de la première race. C'est une des époques où la formation d'un esprit national rencontre le plus d'obstacles, à cause du nombre, de l'âpreté et de là violence des intérêts contraires.
Les institutions de Chàrlemagne consacrent en droit des distinctions d'ordres qui, jusqu'alors, n'avaient existé que de fait entre les Français. Pour former les assemblées nationales, il divise la nation en trois classes, le clergé, la noblesse et le peuple; distinction qui devait, ce semble, être éternelle et former un obstacle à jamais invincible à la réunion [163] des intérêts et à la naissance d'un esprit public. En même temps il laisse subsister les justices seigneuriales et les bénéfices. Cependant il modifie considérablement l'effet de ces institutions anarchiques. Il réprime les abus du pouvoir judiciaire exercé par les seigneurs , et il les détermine, par son exemple , à renoncer aux plus odieux des droits établis dans leurs terres. En faisant entrer le peuple dans les assemblées nationales, il cherche à le rapprocher des grands, à l'éclairer sur ses droits , et à ranimer en lui le sentiment de sa dignité et de son indépendance. Si nos pères eussent été moins abrutis par l'esclavage et la misère, peut-être ce grand homme aurait il réussi à leur rendre quelque vertu et à leur inspirer quelque patriotisme : mais quoiqu'il eût fait grâce à beaucoup d'abus , et qu'à certains égards ses institutions fussent très-faibles, elles se trouvèrent cependant trop fortes pour les Français d'alors , et ils furent incapables de les supporter; d'un autre côté , les successeurs de ce prince , loin de soutenir son ouvrage, ne firent qu'en accélérer la ruine par leur faiblesse et leur impéritie.
Aussitôt les désordres renaissent. avec une nouvelle violence; les nobles secouent toute espèce de subordination , et le peuple retombe dans sa première servitude. C'est alors que se forme le systême monstreux de la féodalité, système qui donne une apparence d'ordre à l'anarchie qui régnait entre les seigneurs, et qui, de toutes les tyrannies particulières , forme une chaîne immense d'oppression, dont le [164] premier anneau se rattache au trône, et qui descend et va s'appesantir jusque sur les dernières classes du peuple. Dans ce systême , le Roi est seigneur suzerain des grands qui tiennent leurs fiefs de la couronne , et ces grands sont ses vassaux directs; les vassaux du Roi sont à leur tour suzerains de nobles moins riches qu'eux, à qui ils donnent des terres à titre de fiefs; ces derniers sont encore suzerains de nouvaux vassaux à qui ils ont également cédé des fiefs, et ainsi de suite. Cet ordre de choses , qui semble devoir unir tous les possesseurs de fiefs , en les plaçant dans une sorte de dépendance hiérarchique , non-seulement les sépare davantage du peuple , dont il renforce les chaînes , mais devient même une nouvelle cause de dissensions entre eux. Les grands vassaux de la couronne, forts de la faiblesse des rois, se font un jeu de violer les obligations que leur impose leur engagement féodal; les petits vassaux imitent leur exemple et veulent aussi se rendre indépendans de leur suzerain; ils s'érigent tous en souverains dans leurs terres ; le joug qu'ils imposent à leurs sujets devient plus rigoureux que jamais; ils forment des coalitions; ils font la guerre au Roi, ils se l'a font entre eux; ils empiètent continuellement les uns sur les autres; en un mot, la conduite de nos petits seigneurs d'alors est une parodie complète de celle de tant de grands princes, qui, dans tous les temps, n'ont songé qu'à entretenir la servitude au sein de leurs états, et à porter la guerre au-dehors pour agrandir leur suzeraineté.
[166]
Cet état de violence, de discorde et de brigandage dure autant que la dynastie des Carlovingiens, dont il amène la chute ; et la population de la Fiance n'offre encore, pendant deux siècles., que deux classes d'hommes également dégradés , les uns par la tyrannie qu'ils exercent, les autres par le joug qu'ils supportent, et tous également incapables de se former des idées de patrie et de bien public. On ne pourrait comparer à cette époque et à la précédente, pour la nullité de l'esprit national, que celle à laquelle nous vivons , époque où les Français , beaucoup plus unis en apparence , sont peut-être plus séparés en réalité , et où l'égoïsme , qui divise encore mieux les hommes que l'anarchie et les guerres civiles , est parvenu à faire de chaque individu l'ennemi secrètement irréconciliable de tous ceux dont l'intérêt blesse le sien.
La féodalité se soutient encore long-temps sous les rois de la troisième race; elle s'affermit même sous les premiers Capétiens; son code se forme; les seigneurs, las de régler à coups d'épée leurs prétentions respectives , fixent, par des usages , leurs rapports entre eux et avec leurs vassaux. Ces usages confirment toutes leurs usurpations. Ils assurent leur indépendance du roi et la dépendance de leurs sujets; ils les investissent , dans leurs terres , de toutes les attributions de la souveraineté, du pouvoir législatif, du droit de justice, de celui débattre monnaie, de celui de faire , à leur gré , la paix et la guerre , et d'obliger leurs vassaux et leurs sujets [166] à s'armer pour lenrs querelles: en un mot, ils organisent dans l'état des états innombrables et croisent les intérêts de mille manières.
Nous disons que les seigneurs avaient droit de justice. Comme ils ne savaient que se battre et n'entendaient rien à la science des lois , ils introduisent dans leurs Cours féodales l'usage monstrueux des combats judiciaires et des autres. épreuves connues sous le nom de jugemens de Dieu, usage qui, plaçant le droit dans la force, et le crime ou l'innocence dans la manière dont on supporte des épreuves également absurdes et féroces, achève de démoraliser les esprits et les ferme pour des siècles à toutes les idées de législation , de justice et d'ordre sans lesquelles il ne saurait exister ni patrie ni patriotisme. L'usage du duel judiciaire a de plus cet effet particulier , qu'entretenant la barbarie des mœurs et l'habitude des combats, il est une cause toujours agissante de querelles , de brigandages et de division entre les citoyens.
C'est cet usage des duels judiciaires qui donne , naissance à ce fameux point d'honneur qui a toujours été, depuis, l'une des grandes règles de conduite des Français. L'orgueil et la férocité dictent ses premières maximes. La vanité du rang décide ce qui sera une offense , et la barbarie des mœurs détermine la manière dont elle sera vengée. Comme les roturiers ou vilains , dans leurs débats juridiques , ne peuvent se servir que du bâton , tandis que les gentilshommes se servent de leur épée , frapper [167] quelqu’un avec un bâton , c'est lui faire une injure qui demande du sang , parce que c'est le traiter comme un roturier Comme il n'ya que les roturiers qui se battent à visage découvert , donner un soufflet à un homme, c'est lui faire une insulte qui ne se peut laver qu'avec du sang, parce que c'est encore le traiter comme un roturier : ainsi , dans les principes du point d'honneur , une offense n'est une offense pour celui qui la reçoit , que parce qu'on le traite comme un roturier ; d'où l'on voit que le point d'honneur n'est qu'un sentiment faux et exagéré de la supériorité du rang , qu'il peint avec une odieuse énergie le mépris des hommes des premières classes pour ceux des classes inférieures , et qu'il établit entre les citoyens des barrières insurmontables. C'est tout ce que j'en dis ici : je ferai voir plus loin combien ce sentiment qu'un mot insignifiant peut révolter , supporte facilement des choses beaucoup plus déshonorantes, avec combien de bassesses il peut s'allier , et sous combien d'autres rapports il nuit à l'esprit public.
L'ordre de la chevalerie, qui prend naissance sous les premiers Capétiens , favorise beaucoup l'usage des duels, et, sous ce point de vue , il est fournie les combats judiciaires une cause de désordre et de division entre les Français. Il étend le code du point d'honneur et l'enrichit de quelques maximes utiles et généreuses ; mais il y fait entrer aussi plusieurs règles fausses ou bizarres , et il y laisse le principe anti-social qui lui sert de basse.—La galanterie que les. [168] chevaliers inventent, et qui devient un de leurs premiers devoirs, est un sentiment puérile et exagéré qui fausse leur esprit, qui rapetisse leurs aines, qui leur fait fairc, avec appareil, mille niaiseries, raille sottes extravagances , quelquefois des actions criminelles , et qui donne à leurs plus héroïques prouesses un motif presque toujours ridicule. Je ferai mieux voir ailleurs l'influence que la galanterie, et la politesse de mœurs qu'elle nous a donnée , ont eue sur notre esprit public.
La religion n'avait pas peu contribué , depuis l'origine de la monarchie , à empêcher la naissance de l'esprit public en France. Le clergé avait d'abord prêché l'obéissance passive ; bientôt après il avait donné l'exemple de l'insubordination la plus effrénée. Toujours orthodoxe dans sa croyance, il s'était montré encore plus dépravé dans ses mœurs , et sa. conduite avait offert l'alliance monstrueuse de la pureté de la foi avec tous les vices de l'ame. Il avait prêché la continence et donné l'exemple d'une vie licencieuse ; il avait prêché l'humilité, et exercé avec orgueil une domination usurpée; il avait prêché le mépris des richesses , et son insatiable avidité avait menacé la France d'une usurpation universelle.[1] Il n'est point d'efforts qu'il n'eût faits, pas de moyens qu'il n'eût employés pour attirer à lui toutes les richesses de l'Etat. Il avait persuadé aux peuples qu'il n'était point de crimes si odieux qu'on ne pût effacer en faisant des dons aux églises.[2] Il avait fait intervenir directement le ciel dans l'établissement de la [169] dîme,[3] et en avait assuré le paiement en remplissant de vaines terreurs l'ame des fidèles ; il avait institué les: pénitences comme un moyen-d'expiation, et ces pénitences étaient devenues un fonds de commerce pour les moines,[4] qui se chargeaient de. les faire à prix d'argent; enfin, il avait employé la force des armes, et s'était souillé de sang pour acquérir de nouvelles richesses , ou conserver celles dont il avait dépouillé les citoyens. Ainsi , pour devenir riche et puissant, il avait fait naître les erreurs morales les plus pernicieuses , et fortifié au même point l'ignorance la barbarie des mœurs et l'habitude de tous les crimes ; causes qui , comme on voit, devaient avoir l'influence le plus funeste sur l'esprit public.
Dépouillé de ses biens par Charles Martel, indemnisé de ses pertes par Charlemagne, mais dépouillé une seconde fois par les nobles sous les successeurs de ce prince , le clergé avait perdu sa prééminence pendant la seconde dynastie. Il s'intrigue pour la recouvrer sous les premiers Capétiens. Les combats judiciaires lui en offrent l'occasion. Il les condamne hautement au nom du ciel ; et sous prétexte que dans tous les.procès l'un des plaideurs soutient une injustice , que toute injustice est un péché, que tout péché intéresse la religion , et que tout ce qui intéresse la religion est de la compétence de ses ministres ,. il usurpe sur les seigneurs le droit de rendre la justice, et ce droit devient bientôt pour lui une sonrce féconde de richesses et d'autorité. Il parvient ainsi à former de nouveau une puissance dans l'Etat, et de là une [170] nouvelle cause de division dans les sentimens et les intérêts.
Cette adroite usurpation du clergé en favorise une autre bien plus remarquable de la part des papes. Comme les progrès que leur puissance temporelle avait faits depuis Charlemagne, leur avaient permis de s'arroger un pouvoir- absolu sur les évêques de tous les pays catholiques , ils exigent que tous les jugemens rendus par les tribunaux ecclésiastiques du royaume soient soumis à leur révision , et ils deviennent ainsi , parmi nous, les juges suprêmes de toutes les affaires et les premiers magistrats de l'Etat. C'est alors particulièrement que l'esprit ultramontain commence à régner en France , et l'on sait si cet esprit était propre à former des citoyens.
Telles sont, jusqu'au commencement du douzième siècle , les causes qui s'opposent, en France , à la réunion des sentimens, des intérêts, des opinions , et à la naissance d'un esprit patriotique. Ici commence une grande révolution dans le gouvernement, révolution conduite , pendant près de cinq siècles , avec autant d'habileté que de persévérance , et qui finit par faire passer, dans les mains du successeur de Capet, tout le pouvoir que les seigneurs avaient ravi aux descendans de Charlemagne. Dans cette lente transition de l'anarchie féodale à l'autorité presquè absolue de nos derniers rois, il s'opère des changemens heureux dans nos institutions; cependant elles sont loin de prendre une direction propre à former des citoyens. Utiles jusqu'alors à la tyrannie [171] des grands, elles deviennent uniquement propres à protéger la puissance des rois , et laissent la nation dans sa dépendance , son apathie et son éternelle indifférence pour elle-même.
Cependant, à côté de cette révolution dans le gouvernement et les institutions politiques, il s'en opère insensiblement une autre dans les opinions et les mœurs; révolution dont le dénouement terrible doit, au bout de six siècles , renverser du trône la postérité des Capet, élever ce tiers-état si long-temps opprimé au-dessus des grands et des rois, et l’investir à son tour du pouvoir souverain ; révolution consommée au nom de la patrie et du bien public , et qui a des résultats peut-être aussi funestes que les précédentes aux mœurs et au patriotisme.
Je suivrai rapidement , dans un second article , les progrès de- l'une et de l'autre; je ferai voir les obstacles que la formation de l'esprit public continue à éprouver pendant leurs cours ; je montrerai l'état dans lequel le dernier gouvernement a laissé nos mœurs; j'exposerai, sans déguisement, la dégradation particulière de la plupart des fonctionnaires publics, et l'impossibilité qu'il y a que rien de solide s'établisse, tant qu'ils feront leur premier devoir du soin de leur fortune; enfin , je démontrerai qu'une religieuse observation des lois est le seul régime qui puisse nous donner un caractère vraiment national , et nous faire jouir enfin d'un bonheur réel et durable.
O.
[1] Tout homme qui mourait sans donner une partie de ses biens à l'église, ce qui s'appelait mourir décofès , était privé de la communion et de la sépulture. Si l'on mourait sans faire de testament, il fallait que les parens obtinssent de l'évêque qu'il nommât, concurremment avec eux, des arbitres pour fixer ce que le défunt aurait dû donner en cas qu'il eût fait un testament. On ne pouvait pas coucher ensemble la première nuit des noces , ni même les deux suivantes , sans en avoir acheté la permission: c'était bien ces trois nuits-là qu'il fallait choisir; car, pour les autres, on n'aurait pas donné beaucoup d'argent. Esprit des lois , livre 28 , chapitre 48
[2] … Les aumônes étaient sur-tout la pénitence des riches. Ils effaçaient leurs péchés en augmentant les richesses d'une église , ou en fondant un monastère. Lorsque Charlemagne donna l'exarchat de Ravenne au pape , il crut travailler pour son salut. Histoire moderne de Condillac, liv. 2 , chap. 1 er.
[3] Il prêcha (le clergé) la dîme; il la prêcha au nom de Saint-Pierre; les moines firent même parler Jésus-Christ. Ils forgèrent une lettre que le Sauveur écrivait aux fidèles , et par laquelle il menaçait les païens, les sorciers, et ceux qui ne payaient pas la dîme , de frapper leurs champs de stérilité, de les accabler d'infirmités, et d'envoyer dans leurs maisons des serpens ailés qui dévoreraient le sein de leurs femmes. Ibid.
[4] … Les pénitences devinrent un fonds de commerce pour les moines qui se chargeaient de les faire moyennant une certaine somme, Ainsi, un riche péchait, et un moine se donnait la discipline. Ibid.
Charles Dunoyer, ”De L’esprit public en France, et particulièrement de l’esprit des fonctionnaires publics.” Le Censeur. No. 6. (3-14 August 1814), pp. 217-29.
[217]
DE L'ESPRIT PUBLIC EN FRANCE, ET PARTICULIÈREMENT DE L'ESPRIT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS.[5]
La France, pendant le règne de la féodalité, offrait, sous un certain point de vue, l'aspect que présente aujourd'hui l'Europe. Ses Rois, réduits à un simple droit de suzeraineté que l'insubordination des seigneurs rendait même illusoire , n'exerçaient de véritable pouvoir qu'en qualité de seigneurs sur les habitans de leurs domaines privés. Chaque province, chaque seigneurie formait un Etat particulier, et tous ces petits Etats étaient, soit en eux-mêmes , soit les uns à l'égard des autres, dans une situation à-peu-près semblable à celle où sa trouvent depuis long-temps les divers Etats européens. L'autorité des seigneurs reposait, comme [218] plus tard celle des Rois, sur la souveraineté de leur juridiction , sur l'obéissance passive de leurs sujets, sur l'équilibre existant entre les forces des principaux fiefs, équilibre qui assurait l'indépendance des petits seigneurs à-peu-près de la même manière que la balance établie entre les grandes puissances de l'Europe protège l'autorité des petits princes. Un seigneur puissant qui aurait voulu entreprendre de devenir chef unique de la France avait donc à faire à-peu-près ce qu'aurait à faire aujourd'hui un prince qui aspirerait en Europe à la monarchie universelle.
Cette tâche n'effraya point la politique des descendans de Hugues Capet. Ils s'attachent à connaître les vices du système féodal, et ils s'en servent habilement pour en ruiner tous les appuis. Ils profitent de l'état de détresse et de pénurie auquel les seigneurs se trouvent réduits, par l'effet de leurs guerres domestiques , pour les engager, par leur exemple, à affranchir, à prix d'argent, les habitans de leurs terres, et à leur vendre des chartes de commune; ils profitent de l'état d'asservissement et de misère dans lequel ils les avaient toujours tenus, pour les engager à se mettre sous leur protection, et à les prendre pour garans des engagements que lcs seigneurs contractaient envers eux. Ils se servent des rivalités des seigneurs pour les rendre tous justiciables de leurs tribunaux particuliers, et pour faire exécuter par les uns les jugemens par lesquels ils dépouillent es autres de leur crédit et de [219] leurs richesses. La barbarie des duels judiciaires leur offre le prétexte le plus heureux pour établir l'instruction du procès par écrit et par témoins, qui dégoûte les seigneurs des fonctions de juge ; la doctrine des appels au suzerain , qui fait arriver par gradation toutes les affaires au tribunal suprême du Roi; les bailliages, qui sont chargés de réviser les jugemens des seigneurs, et qui, par l'adroite doctrine des cas royaux, achèvent de ruiner les justices seigneuriales. Ils s'autorisent du désordre qu’engendraient la bizarrerie et la contrariété des usages établis dans les diverses seigneuries, pour faire des lois générales , et ils intéressent l'avarice des seigneurs à l'observation de ces lois , en leur abandonnant le produit des amendes prononcées contre les infracteurs. A la faveur des mécontentemens qu'excitent les altérations successives de valeur que les seigneurs font subir à leurs monnaies, ils leur enlèvent le droit de continuer à en fabriquer. Enfin il n'est point un abus. dont ils ne tirent habilement parti pour étendre leur autorité, et ils trouvent dans les progrès qu'elle fait, des moyens pour lui en faire faire chaque jour de nouveaux.
A mesure que le pouvoir des Rois s'étend, les querelles des seigneurs perdent de leur vivacité, la servitude du peuple devient moins dure , les institutions et les mœurs cessent d'être aussi barbares. Cependant ce changement est peu favorable à l'esprit public , parce que les Rois s'attachent plus à faire des sujets que des citoyens. Loin de chercher à unir les Français , ils mettent un art profond à les diviser pour [220] les mieux soumettre. Louis-le-Gros arme les communes contre les seigneurs; Philippe-Auguste met la petite noblesse aux prises avec les seigneurs du premier rang; Philippe-le-Bel connaissant les ressentimens dont le clergé, les seigneurs et les communes sont animés les uns contre les autres , convoque des Etats-généraux auxquels il appelle les trois ordres r et il ne les rapproche que pour les mieux diviser. Tandis qu'il repousse toutes leurs demandes sous prétexte qu'ils ne sont point d'accord , il leur vend chèrement à chacun des chartes qui ne sont propres qu'à envenimer leurs haines mutuelles. Enfin , en même temps que les Rois entretiennent la désunion entre les Français des diverses classes, ils cherchent à les tous assujétir à leur puissance j ou, pour mieux dire , ils ne les divisent que pour les intéresser tous également à leur faire la cour et à rechercher leur protection: c'est ainsi qu'aux Etats-généraux convoqués par Philippe-le-Bel , les trois ordres , au milieu de leurs dissentions , font des efforts égaux pour gagner ce prince et obtenir son appui ; de sorte que la Nation ne paraît assemblée que pour reconnaître sa suprême puissance. La politique dont les Rois se servent pour étendre leur autorité ne met donc pas moins d'obstacles à la naissance et aux progrès du patriotisme par les jalousies et les haines qu'elle alimente entre les divers ordres de citoyens , que par l'esprit de servitude qu'elle leur inspire à tous.
Cette marche artificieuse était trop utile à l'autorité des Rois pour qu'ils ne la suivissent pas avec [221] persévérance. Dès le règne de Philippe-le-Bel, elle avait déjà fait passer dans leurs mains les plus hautes prérogatives de la souveraineté , le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, le droit exclusif de battre monnaie, de faire la paix et la guerre , de recruter des armées, avec les moyens d'en avoir habituellement à leur solde. C'est à la faveur de la même tactique qu'opposant successivement les évêques aux papes et les papes aux évêques , ils étaient parvenus à ruiner presque entièrement la puissance des uns et des autres, et à les dépouiller du droit de justice qu'ils avaient usurpé sur les seigneurs , au commencement de la dynastie régnante; c'est par cette conduite , en un mot, qu'ils avaient réussi à ravir aux seigneurs presque toutes leurs prérogatives, à s'emparer de tous les pouvoirs, à faire reconnaître leur autorité aux citoyens de toutes les classes , et à ne presque plus compter en France que des sujets, même parmi leurs vassaux les plus puissans.
Ils se servent pour conserver leur pouvoir , et lui faire faire de nouveaux progrès, des mêmes moyens qu'ils avaient employés pour le conquérir. Ils font tourner à son profit les choses mêmes qui semblent les plus propres à le détruire. L'administration inconsidérée , capricieuse et dure des premiers Valois, les violens murmures qu'elle excite, et la guerre civile qu'elle finit par allumer, ne servent, eu dernier résultat , qu'à rendre leur autorité plus absolue; si la nation veut faire des efforts pour recouvrer ses droits , trop peu éclairée pour leur donner une sage direction, elle les fait tourner à son malheur et à sa honte; et [222] sa résistance à l'oppression n'est pas moins funeste à sa liberté que sa soumission au pouvoir arbitraire.
Bientôt les grands, tout-à-fait vaincus par l'ascendant de la puissance royale, et n'osant plus prétendre, dans leurs domaines, à l'exercice de la souveraineté , changent de vues et de conduite, et donnent à leur ambition une direction toute nouvelle. Ils n'aspirent plus qu'à étendre et affermir le pouvoir des Rois , qu'ils avaient fait tant d'efforts pour détruire , et à devenir leurs ministres après avoir été si long-temps leurs rivaux; espérant ainsi sans doute exercer en leur nom l'autorité qu'ils avaient perdue, et parvenir peut-être à la reconquérir. En même temps le clergé sépare sa cause de celle de la nation, et conspire avec les grands pour aggrandir l'autorité des Rois, de qui seuls désormais ils peuvent attendre des honneurs et des richesses.
Cependant, tandis que les grands et le clergé agissent de concert pour étendre la prérogative royale , un simple corps de judicature, qui portait envie à leur crédit, ose concevoir la pensée d'en arrêter les progrès et de s'en arroger une des attributions les plus éminentcs. Le parlement, que les Rois avaient institué, uniquement pour juger les procès, usant avec art de la considération que lui avaient donnée ses lumières , du lustre que les Rois avaient répandu sur lui, en allant tenir dans son sein des lits de justice, et y régler les plus grandes affaires de l'Etat, de la popularité qu'il s'était acquise en accueillant les pétitions des individus et des provinces qui se plaignaient à lui des actes arbitraires de l'autorité, et particulièrement [223] de l'habitude que les ministres avaient prise de faire publier leurs ordonnances dans son sein, et de les faire transcrire sur ses registres pour leur donner plus d'autorité, s'arroge le droit de soumettre les lois à son approbation et à la formalité de l'enregistrement, comme à une condition sans laquelle elles ne pouvaient avoir aucune force; il s'associe ainsi à la puissance législative , et parvient â faire reconnaître cette usurpation. Plus tard, il réussit également à soumettre les grands à sa juridiction, et à se faire reconnaître pour la cour des pairs du royaume. Ces deux hautes prérogatives le mettent en état de lutter avec avantage contre les grands ; mais cette lutte dans laquelle les deux partis se couvrent également du nom du Roi, et dont le Roi tire habilement parti pour les contenir l'un et l'autre, ne sert qu'a consolider sa puissance; et la nation, que le parlement ne défend pas de bonne foi, et dont l'intérêt est sacrifié à toutes les ambitions, se trouve plus sûrement opprimée que jamais, et chaque jour plus loin d'avoir un esprit public.
Telle est la situation de la France à la fin du 15e. siècle. A cette époque , les Princes de l'Europe donnent à leur politique une direction toute nouvelle, et cette révolution achève de rendre absolue l'autorité de nos Rois.
L'anarchie féodale avait régné dans tous les Etats de l'Europe comme en France, et par-tout elle avait. porté les mêmes atteintes à la prérogative royale. Tant que les Rois avaient été obligés de lutter contre leurs vassaux, et de leur disputer l'autorité , ils [224] avaient été voisins sans penser à se faire la guerre; mais sitôt qu'ils furent parvenus à ressaisir leur pouvoir et n s'affermir au sein de leurs Etats, ils voulurent se rendre formidables au-dehors, et étendre leur empire par les armes. Les succès que la France , l'Espagne et l'Autriche obtinrent tour-à -tour dans la guerre d'envahissement que Charles VlII avait portée en Italie , fit germer subitement dans presque toutes les têtes couronnées la fureur insensée des conquêtes. « On se fit , dit Thouret, de misérables idées de fortune, d'agrandissement et de défense , et toute l'Europe fut emporte par le mouvement rapide d'un préjugé dévastateur qui n'a été ni suspendu ni calmé par deux siècles de guerres infructueuses. »
Cette révolution fit naître une espèce d'esprit public en France ; mais il prit une direction si fausse, il renforça tellement nos chaînes, et rendit si difficile la naissance d'un véritable patriotisme, qu'il eût mieux valu peut-être pour la nation qu'elle ne sortît pas de son état habituel d'engourdissement et d'apathie. Bien loin de là, elle partagea le délire de ses chefs, et se laissa emporter toute entière aux plus vaines idées de grandeur et de gloire. Elle crut son honneur intéressé à voir ses Rois dominer sur des peuples étrangers. Elle semblait chercher à les élever bien haut pour rendre sa dépendance moins humiliante , pour la couvrir même d'un certain éclat, et à se consoler de sa servitude domestique en exerçant un grand empire hors de ses frontières. Cette situation morale, qui la disposait à l'obéissance par l'admiration, [225] et qui ennoblissait ainsi sa dépendance, n'était propre qu'à la rendre toujours moins capable de patriotisme. D'un autre côté, la guerre mettant à la disposition de nos Rois des armées nombreuses et composées d'hommes accoutumés à l'obéissance la plus aveugle, plaçait dans leurs mains un instrument terrible, et dont ils pouvaient se servir pour maîtriser la France à leur gré. L'esprit de guerre et de conquête offrait donc à nos Princes deux moyens également puissans de rendre leur autorité absolue. Aussi mirent-ils tous leurs soins à l'entretenir; ils placèrent les vertus militaires au-dessus de toutes les vertus; ils répandirent sur elles le lustre le plus brillant ; ils furent les premiers à en donner l'exemple; et presque tous cherchèrent à faire triompher la nation au-dehors pour la subjuguer plus facilement au-dedans.
Cette nouvelle politique fait faire de tels progrès à l'autorité royale, que, dès le règne de François Ier. , elle écrase tout autour d'elle et ne connaît presque point d'obstacles. Ce Prince est assez puissant pour pouvoir traiter en maître tous les ordres de son royaume. Il disgracie impunément les grands qui lui font ombrage ; il réprime l'ambition du parlement, lui rappelle son origine, et le force de revenir à l'objet de son institution; il arrache aux papes le pouvoir qu'ils avaient usurpé en France de nommer aux évêchés et aux abbayes; dispose à son gré , à la faveur de ce pouvoir , des prélats de son royaume, et s'assure par eux de la soumission de tout le clergé; [226] en un mot, il tient également tous les Français dans la dépendance, et donne une force toute nouvelle à ce qu'on a appelé depuis l'esprit de la monarchie , esprit qui certes n'était rien moins que du patriotisme.
Les successeurs de ce Prince ne savent point retenir un pouvoir qu'il leur était si facile de conserver. Leur extrême faiblesse favorise des guerres civiles qui menacent de renverser leur famille du trône ; guerres que le fanatisme allume au profit de l'ambition, et qui, pendant près d'un demi-siècle, causent en France des déchiremens effroyables sans améliorer l'esprit public.
La doctrine de Luther s'était introduite dans le royaume pendant le règne de François Ier. ; et la protection que ce Prince lui accordait en Allemagne, n'avait pas moins contribué que la dépravation de sa cour à lui faire des prosélytes en France. Comme on n'avait pu arrêter la contagion par l'exemple des mœurs et de la piété, il avait fallu lui opposer le fer et le feu, et la violence de ces moyens n'avait servi qu'à la rendre plus active. Les successeurs de François veulent combattre le mal de la même manière , et comme lui, ils ne font que l'étendre et l'envenimer. La persécution lui fait faire chaque jour des progrès plus rapides; elle irrite également et ceux qui l'exercent et ceux qui la souffrent; et la France se trouve divisée en deux nations ennemies également impatientes de se déchirer. Des factieux profitent de ces dispositions pour essayer de s'emparer du pouvoirs [227] Les Guises se mettent à la tête des catholiques; Condé se met à la tête des huguenots ; les chefs des deux partis se disputent d'abord à qui arrachera le sceptre des mains des Valois; plus tard les Guises veulent repousser les Bourbons du trône devenu vacant , et auquel l'hérédité les appelle ; et tandis que le peuple croit verser son sang pour la religion , il ne sert que l'ambition de quelques grands. Au milieu des excès auxquels on le pousse, sa raison altérée ne conserve aucune idée de patrie et de bien public. Si quelques hommes, restés calmes au milieu du délire universel, osent méditer un rapprochement entre les catholiques et les réformés, et tâcher de faire servir leurs sanglantes querelles à l'établissement de la liberté et du bonheur public, leur parti devient un objet d'horreur et de mépris pour les deux autres, et la nation ne sort de sa pieuse frénésie que pour retomber sous Henri IV , dans les langueurs de la servitude.
Ce prince se sert, pour rétablir l'autorité royale , de la politique dont ses prédécesseurs avaient tiré si habilement parti. Il profite des divisions des ligueurs pour conquérir le trône; il profite des rivalités des grands pour les faire tous rentrer dans l'obéissance ; il laisse dans le fameux édit destiné à pacifier les deux partis religieux , quelques sujets d'inquiétude et de mécontentement pour l'un et l'autre , afin de leur faire sentir à tous deux la nécessité de sa protection et le besoin de la rechercher; et il parvient à rendre son pouvoir aussi absolu que l'avait été celui de François Ier. Aussi quoique Henri [228] voulût sincèrement le bien de son peuple, la soumission aveugle qu'il en exigea ne permit-elle pas que l'esprit public se formât sous son règne. Il laissa subsister au sein de l'Etat tous les principes de désordre qui s'y étaient accumulés depuis l'origine de la monarchie , l'inimitié réciproque des trois ordres , l'ambition et les rivalités des grands, une égale disposition du peuple à la servitude et à la révolte, l'ambition particulière du parlement, et les haines mal éteintes nées des querelles religieuses.
Tous ces élémens de désordre fermentent à-la-fois sous la régence de Marie de Médicis, et pendant les premières années du règne de Louis XIII; et ils auraient inévitablement produit de nouvelles guerres civiles, s'il n'avait paru dans le conseil du roi un homme capable, non pas de les détruire, car le despotisme est toujours lui-même une cause plus ou moins prochaine d'anarchie , mais du moins d'en arrêter le développement.
L'édit de Nantes inspirait aux calvinistes des inquiétudes qui les tenaient dans un état perpétuel d'insurrection. Richelieu calme leur agitation en minant leurs 'forces; il ôte ainsi aux grands le seul appui qui restait à leur ambition ; il rompt tous ceux qu'il ne peut faire plier, ou les force à s'exiler du royaume ; il humilie profondément le parlement; il enchaîne à-la-fois les esprits par le charme des arts et par la terreur des supplices; il accable la nation de tout l'ascendant qu'il lui donne sur les autres puissances de l'Europe, et la courbe tellement sous le [229] despotisme , qu'après sa mort, elle continue d'être docile sous la main incertaine de Louis XIII ; et que les germes de discorde qu'elle conservait encore dans son sein , ne peuvent produire , pendant la minorité de Louis XIV, que la guerre ridicule de la Fronde.
Le règne de ce dernier prince n'est, à beaucoup d'égards , que la continuation du ministère de Richelieu. Son despotisme est moins sombre, mais non pas moins énergique. Jamais prince n'a retenu son peuple dans des chaînes plus brillantes ni plus fortes; jamais le pouvoir absolu ne s'est montré sous des formes plus grandes , plus nobles , plus séduisantes, j'oserais presque dire plus corruptrices; aussi la nation perd-elle sous ce prince toute idée d'indépendance , et la volonté du monarque devient pour elle la suprême loi.
La suite à un Numéro prochain.
D….r.
[5] Voyez la quatrième livraison , page 156.
Charles Comte, “Avertissement” Le Censeur T.1b (Sept. 1814), pp. iii-vi.
[iii]
AVERTISSEMENT.
Lorsque Napoléon Bonaparte sefut emparé des rênes du gouvernement, il présenta aux Français une constitutionqui leur garantissait le libre exercice de leurs droits civils et politiques, et qui aurait fait leur bonheur s'il n'avait pas eu le soin d'y introduire tousles vices qu'il crut propres à favoriser son ambition. Comme les hommes qu'ilavait appelés pour la rédiger (et qu'il désigna ensuite pour la maintenir), n'avaient eu pour objet que de s'emparer de l'autorité souveraine, ils y portèrent des atteintes continuelles, et la renversèrent entièrement dès qu'ils [iv] se crurent arrivés à leur but, en proclamant que Bonaparte était la loi suprême et toujours vivante, et que le sénat lui-même était au-dessus des lois. Si un homme courageux avait alors élevé la voix pour la défense de la constitution, la police, après l'avoir fait signaler par les journaux comme un séditieux et comme un traître, l'aurait envoyé dans un des cachots où Pichegru fut étranglé.
Ce règne de violence et d'oppression a cessé, et un nouvel ordre de choses lui a succédé. La plupart des vices qui se trouvaient dans notre constitution ont disparu; mais il faut empêcher qu'ils s'y introduisent de nouveau; il faut surtout qu'elle soit respectée, et qu'elle le soit par les ministres du prince comme par le dernier des Français. Ce respect, que tous les citoyens doivent aux lois de leur pays, ne peut exister que par l'opinion publique, et l'opinion ne peut être formée que par l'éducation, ou par des écrits périodiques qui soient à la portée detout le [v] monde. Sous ce rapportées journalistes pourraient être d'une grande utilité; mais la haute importance qu'ils attachent à de simples discussions littéraires; l'indifférence qu'ils ont pour tout ce qui tient à la morale ou à la législation, et l'habitude de cette adulation servile que la plupart d'entre eux ont contractée sous le dernier gouvernement, ne permettent pas d'espérer qu'ils s'occuperont d'éclairer les citoyens sur leurs véritables intérêts. Comment attendre, en effet, que des hommes toujours prosternés devant la puissance, aient jamais le courage de dire la vérité et de dénoncer au public les erreurs ou les actes arbitraires d'un ministre?
Ce qu'ils ne font point, j'ose l'entreprendre. Etranger à tous les gouvernemens qui se sont succédés en France durant l'espace de vingt années, je n'ai, en écrivant, que l'intérêt qui doit animer tous les Français, celui de voir mes concitoyens obéir aux lois, respecter la morale publique, et résister à l'oppression. Que les hommes de tel ou de tel parti, de telle ou de telle secte, [vi] necherchent donc point dans cet ouvrage de quoi alimenter leurs passions; car ils n'y trouveront lien qui puisse leur plaire.
Tous les mois il en paraîtra quatre cahiers de trois feuilles au moins.
[CC??], “Des sectes politiques. Dialogue entre un Royaliste, un Royaliste constitutionnel, un Républicain et un Métaphysicien,” Le Censeur T.1 (July 1814), pp. 41-57.
[41]
Dialogue entre un Royaliste pur , un Royaliste constitutionnel , un Républicain et un Métaphysicien.
La philosophie , la religion et la politique ont produit un grand nombre des sectes ; mais la première est , je crois, la seule dont les divisions n'ont point ensanglanté la terre. Ce qui prouve, ce me semble , que si les philosophes se sont souvent égarés, ils sont du moins les seuls qui ont cherché la vérité de bonne foi , et qui n'ont pas été guidés dans leurs recherches par la soif des richesses et des dignités. Locke et Condillac ont paru ; et devant leurs sages écrits , les sectes philosophiques se sont dissipées comme des ombres devant la lumière. Bannis sans retour de la France et de l'Angleterre , elles se sont retirées, dit-on , en Allemagne, d'où elles seront encore bannies, aussitôt que les écrivains de cette nation daigneront se rendre compte de la valeur des mots qu'ils emploient.
Les sectes religieuses n'ont pas été si douces ; comme Jes sectaires avaient à discuter sur des mystères , sur des richesses et sur des honneurs, il leur était un peu plus difficile de s'entendre et de renoncer à leurs [42] prétentions. Cependant, après bien des discussions, des injures , des excommunications, des assassinats , des massacres et des guerres civiles , les fureurs se sont calmées; et, selon l'usage ordinaire , on a fini par où l'on aurait dû commencer; c'est-à-dire que , ne pouvant s'entendre, chacun est resté dans sa croyance, sans s'inquiéter de celle d'autrui. Un jour peut-être quelques rayons de la lumière que Locke et Condillac ont portée dans la philosophie tomberont sur les sectes religieuses ; alors elles disparaîtront à leur tour, et les hommes se rouiront sous le même culte. Cela doit arriver , n'en doutons pas , car toute secte est fille de l'erreur , et nulle erreur ne saurait être éternelle.
Aux fureurs des sectes religieuses ont succédé les fureurs des sectes politiques; et nous avons eu des royalistes purs , des royalistes constitutionnels , des aristocrates, des démocrates, des jacobins et des sansculottes. La plupart de ses sectaires n'ont été ni moins a'rdens dans leurs persécutions ou dans leurs vengeances que les sectaires religieux; car , tandis que les plus forts s'occupaient à proscrire les plus faibles, ceux-ci , pour soutenir l'autel et le trône, allaient exciter la guerre civile , ou piller les diligences. Enfin , après avoir commis beaucoup de crimes , répandu bien du sang , ils ont tous posé les armes, moins par raison que par lassitude! Maintenant chacun se presse autour du trône , et vient demander la récompense des nobles services qu'il a rendus à la patrie.
[43]
Ce temps de calme donne lieu à un nouveau genre de guerre ; c'est celle des pamphlets. Il n'est pas un écrivain, quelque chétif qu'il soit , qui ne veuille dire son mot sur le gouvernement qui convient à la France. Les uns, et ce sont les plus fanatiques , se proclament Royalistes Purs , et prétendent que les Français ont commis un crime abominable, quand ils ont eu l'audace de présenter une constitution à leur maître légitime. Les autres qui ne croient pas aux rois par la grâce de Dieu, sont fortement persuadés que nous devons avoir un Roi; mais ils soutiennent que nous n'avons point de, maîtres légitimes; que les rois n'existent que pour l'intérêt et par la volonté des peuples; et qu'ainsi c'est aux peuples seuls qu'appartient le droit de déterminer les règles suivant lesquelles ils veulent être gouvernés. Ceux-ci ont écrit sur la bannière qui précède leurs innombrables phalanges, Royalistes Constitutionnels. Il est une troisième secte qui ne fait point de pamphlets, et qui ne porte point de bannière: c'est celle de ces hommes sévères que le nom de Roi fait reculer d'horreur , et qui auraient banni jusqu'au Roi des sacrifices s'ils avaient eu le bonheur de.naître Romains. Ces derniers s'appellent des républicains.
Témoin d'une discussion qui s'est élevée le jour même où la constitution a été promulguée, entre un royaliste pur, un loyaliste constitutionnel, un républicain , et un métaphysicien qui voulait les concilier , je vais en faire part au public; cela me dispensera de l'examen particulier de tous les ouvrages [44] qui, depuis quelques jours, ont paru sur cette matière.
Le Royaliste pur. Enfin nous voilà revenus sous l'antique gouvernement de nos pères , sous ce gouvernement doux et paternel qui a fait leur bonheur et leur gloire pendant quinze siècles.
Le Républicain. Quoi! vous pouvez désirer de vivre sous un gouvernement monarchique! et ne savez vous pas que, suivant l'expression de Montesquieu , dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu'elle peut ; que l'Etat subsiste indépendamment de l'amour pour la patrie , du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même; que les lois y tiennent la place de toutes ces vertus dont on n'a aucun besoin et dont l'Etat vous dispense; que si dans le peuple , il se trouve quelque malheureux honnête homme, le cardinal de Richelieu, dans son testament politique, insinue qu'un monarque doit se garder de s'en servir. Tant il est vrai , ajoute Montesquieu , que la vertu n'est pas le ressort de ce gouvernement?
Le Royaliste pur. Il est vrai que, dans un gouvernement monarchique, la vertu est inutile; mais n'est-elle pas remplacée par l'honneur , c'est-à-dire par le préjugé de chaque personne et de chaque condition?
Le Républicain. Quel est donc ce misérable honneur dont vous nous parlez; et que peut-il produire de bon, puisqu'il se concilie avec tous les vices ? Ouvrez l'Esprit des lois, et vous lirez dans le chap. V du liv. III:
« L'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans [45] l'orgueil, le désir de s'enrichir sans travail, l'aversion pour la vérité, la flatterie , la trahison , la perfidie, l'abandon de tous ses engagemens, le mépris des devoirs du citoyen , la crainte de la vertu du prince , l'espérance de ses faiblesses , et plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu , forment , je crois, le caractère du plus grand nombre des courtisans , marqué dans tous si les lieux et dans tous les temps. Or, il est très-malaisé que la plupart des principaux d'un Etat soient malhonnêtes gens, et que les inférieus soient gens de bien; que ceux-là soient toujours trompeurs, et ceux-ci consentent à n'être que dupes. »
Voilà quelles sont les mœurs d'une nation soumise à un gouvernement monarchique: et avec de telles mœurs , il est impossible que le peuple ne soit pas misérable , et que le gouvernement ne finisse pas par être renversé. On a cru, sur la foi de Montesquieu , qu'un gouvernement pouvait être soutenu par le préjugé de chaque personne et de chaque condition. Mais qu'en est-il arrivé? C'est que les lumières ont dissipé les préjugés; que dès-lors le trône s'est trouvé sans appui; qu'il s'est écroulé presque de lui-même; qu'il a entraîné dans sa chute tout ce qui l'environnait, et que les hommes qui avaient perdu leurs préjugés, mais qui avaient conservé leurs mauvaises mœurs , se sont déchirés entre eux comme des bêtes féroces. Pour rétablir la monarchie, il faudrait rétablir les préjugés , et cela est impossible ; il faut donc [46] que nous ayons un gouvernement républicain.
129. Le Royaliste pur. « Quoi ! du jacobinisme encore ? et du jacobinisme le plus pur , au moment même où la France se flattait d'avoir trouvé le terme des désastres et des forfaits qu'elle doit à la secte infernale! Ah ! vous êtes un homme déhonté , un pédant, un ignorant, un monstrueux jacobin qui.... prescindons.... .[4] » ( A ces mots le royaliste pur lança des regards effroyables sur le républicain , la colere le suffoqua , et vox faucibus haesit. )
Le Royaliste constitutionnel. Nous ne devons plus songer à établir une république en France : l'expérience que nous en avons déjà faite , doit nous en avoir dégoûtés pour toujours. Mais il ne faut pas non plus une monarchie qui soit comme autrefois , fondée sur l'inutilité de la vertu , sur les préjugés de chaque personne et de chaque condition , et sur les vices que Montesquieu reproche aux courtisans de nos anciens Rois. Il faut une constitution librement discutée par les représentans du peuple , et présentée à l'acceptation du Roi quelle nommera ; il faut en un mot une monarchie constitutionnelle.
Le Royaliste pur. Ah! qu'osez-vous proposer! Ne savez-vous pas qu'imposer des conditions à un Roi légitime , c'est l'abaisser; que le soumettre à prêter serment de la maintenir , c'est lui faire prendre le ciel à témoin de la plus honteuse des [47] capitulations; que nous souhaitons qu'il règne par la force, et qu'il ne cesse jamais d'être investi de la puissance la plus absolue ;[1] que l'église repousse de son sein ceux qui osent dicter des lois à celui de qui ils doivent en recevoir[2] ; que Louis XVIII même ne peut pas nous donner une nouvelle constitution; qu'il pourra, s'il le veut (ce dont Dieu nous préserve !) renoncer à son titre de roi de France; mais que la couronne des Bourbons est héréditaire par une constitution qui existe aujourd'hui dans toute sa force; qu'il ne' peut pas priver son digne frère et ses dignes enfans de l'hérédité à laquelle un vrai droit les appelle[3]; enfin que nous désirons tous une monarchie pure.
Le Métaphysicien. Vous dites de fort bonnes choses , je n'en doute pas. Toutefois , je dois vous avouer que je n'ai pas le bonheur de vous entendre.. Vous prononcez les noms de Roi, de Roi légitime, de monarchie pure, de monarchie constitutionnelle, de république, de droit à la couronne; voudriez-vous' m'expliquer le sens de chacun de ces mots?
Le Royaliste pur. Ouvrez le dernier écrit de M. de Chateaubriand, et vous y lirez, page 57, que les fonçons attachées au titre de Roi sont si connues des Français, qu'ils n'out pas besoin de se les faire expliquer; que le Roi leur représente aussitôt' l'idée de l'autorité légitime de l'ordre , de la paix, de la [48] liberté légale et monarchique. Les souvenirs de la vieille France , la religion les antiques usages, les mœurs de la famille, les habitudes de notre enfance , le berceau , le tombeau , tout se rattache à ce mot de Roi.
Le Républicain. Quel étrange galimathias ! Et que peuvent avoir de commun les fonctions de Roi avec les berceaux et les tombeaux ? Le mot Roi rappelle , dites-vous, les souvenirs de la vieille France; mais la féodalité, la torture , les épreuves au fer brûlant , ou à l'eau bouillante les rappellent aussi, est-ce une raison pour y revenir? Ce mot représente, l'idée l'autorité légitime ; mais qu'est-ce que l'autorité légitime , et comment l'idée de cette autorité se rattache-t elle au mot Roi plutôt qu'au mot République, Comment ce mot peut-il rappeler les habitudes de notre enfance? Croyez-vous que nous n'avons vécu qu'avec des Rois et que le gouvernement républicain , sous lequel tous les hommes qui sont aujourd'hui dans la force de l'âge ont été élevés , leur a donné des professeurs . pour leur inspirer l'amour de la royauté? Que,la définition de M. Cliâteaubriant soit bonne pour quelques vieux courtisans , élevés. avec des princes , je le conçois ; mais convenez qu'elle est absurde pour tous les Français..
Le Royaliste constitutionnel. La définition de M. C..... , ne donne pas une idée exacte du monarque ; Montesquieu en avait donné une idée plus juste en disant que le gouvernement monarchique est celui où un seul gouvêrne , mais par des lois fixes et établies.
Le Métaphysicien. Celte définition n'est ni plus [49] claire ni plus exacte que la précédente; car si le monarque gouverne par des lois fixes et établies, il s'ensuit que ces lois sont indépendantes de sa volonté, et que par conséquent ce n'est pas lui qui les fait. Il existe donc dans l'État un pouvoir antérieur au sien ; et ce pouvoir ne peut pas périr, puisque, s'il périssait, le Monarque , ou le Roi , ne gouvernerait plus par des lois fixes et établies. Quelles sont d'ailleurs les idées attachées au mot Gouvernement? Si ce mot signifie seulement celui qui fait exécuter les lois , il est clair que, dans tous les états possibles, il faut un chef qui gouverne par des lois fixes et établies.
Ls titre de Roi n'a point une signification absolue; car les idées qu'on y attache sont plus on moins étendues , selon que les institutions de chaque pays donnent à l'homme qui en est revêtu, des droits plus ou moins limités. Sparte avait des Rois héréditaires qui gouvernaient par des lois établies, et cependant on dit que Sparte était une république. La France avait des Rois héréditaires qui gouvernaient aussi par des lois établies, et cependant la France était une monarchie. Or, supposons que le pouvoir des Rois de Sparte se fût graduellement accru, on que celui des Rois de France eût graduellement diminué ; quel et le moment précis où Sparte serait devenue une monarchie, et où la France aurait été changée en une répnblique? La solution de cette question est sans doute de la plus haute importance; car, s'il faut en croire Montesquieu , au moment où l'Etat quittera le titre de république pour prendre celui de monarchie, les [50] citoyens doivent perdre leurs vertus , acquérir de l'honneur, c'est-à-dire des préjugés, et contracter tous les vices imaginables.
On ne sait donc pointée qu'on dit quand on demande un Roi: et on ne le sait pas mieux quand on demande une république. Montesquieu définit en effet le gouvernement républicain celui où le peuple en corps , ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance. Mais, dans aucun pays, le peuple n'a jamais eu la souveraine puissance toute entière ; toujours il a été obligé d'en laisser une partie à ses magistrats ; or, s'il suffit qu'une partie du peuple partage la souveraine puissance pour que l'Etat soit une république, il est évident que la France et l'Angleterre sont aujourd'hui des républiques, puisque , sans le concours du peuple , aucune loi n'y peut être formée. Pourquoi donc les Français se sont-ils si cruellement déchirés entre eux pendant la révolution? pour des mots; les uns voulaient'qu'on appelât la France un Royaume , les autres voulaient lui donner le nom de République; et. c'est la différence de deux ou trois lettres, qui a été la cause originaire de la mort de cinq ou six millions de Français. Il est si vrai qu'on ne s'est battu que pour des mots, que si aujourd'hui quelqu'un voulait donner à la France le nom de république et au Roi le titre de consul ou de président, sans rien changer an fond de nos institutions , il occasionnerait probablement une guerre civil.
Cependant, écoutez nos graves jurisconsultes, et vous lea entendrez raisonner sur ces deux mots de [51] roi et de monarchie, comme si dans la nature il existait des êtres de ce nom, indépendans des instituions humaines. L'un vous dira gravement que la justice est une émanation du Roi, l'autre vous soutiendra qu'il est de l'essence de la monarchie d'avoir des nobles, des droits féodaux, et des justices seigneuriales et ecclésiastiques; un troisième dira que de leur nature les Rois sont toujours mineurs; en un mot, on ne xfait que réaliser des abstractions, et leur donner des attributs qui doivent résulter, non de tel ou tel mot, mais des lois constitutionnelles de l'État.
Le Royaliste pur. Prétendez-vous, à l'example de tant d'autres, contestrer les droits et l'autorité du Roi légitime, pour établir ceux de l'usurpateur?
Le Métaphysicien. Je ne conteste rien, et si j'osais prétendre quelque chose, ce serait qu'on cherchât à s'entendre quand on dispute. Je crois avoir démontré que le mot roi ne rappelle pas lui-même aucune idée déterminée; et il me semble que la signification du mot légitime, n'est pas beaucoup mieux fixé. Jusqu'ici j'avais cru que ce mot signifiait conforme à la loi; d'où j'avais conclu qu'un Roi ne pouvait être légitime qu'autant que son autorité était fondée sur les lois de l'Etat; et comme it me semblait que les lois étaient antéterieures aux Rois légitimes, et qu'elles ne s'étaient pas faites elles-mêmes, j'avais pensé qu'elles devaient être l'ouvrage des nations; ce qui m'amenait naturellement à cette conséquence, que si les peuples avaient eu le droit de faire les lois et [52] des Rois légitimes, ils avaient pu également les défaire et en faire d'autres à leur volonté. Je tenais d'autant plus à cette opinion , qu'il aurait été cruel pour moi de penser que nos pères avaient commis un crime énorme en chassant du trône l'indigne descendant de Charlemagne pour y placer Hugues Capet, et que je ne pouvais pas me résoudre à considérer cet illustre Monarque comme un usurpateur.
Mais depuis deux mois mes idées ont bien changé; nos écrivains, grands et petits, m'ont appris que j'étais dans l'erreur : je vois clairement aujourd'hui qu'un roi légitime, est un homme qui tient les rênes du gouvernement et qui donne des places, des pensions et des rubans ; et qu'un usurpateur est celui qu on a chassé du trône et qui ne peut plus rien donner. Il est vrai que tout le monde n'attache pas le même sens à ces mots; mais il faut espérer que , puisque nos écrivains et nos magistrats ont réformé la langue les membres de l'institut se hâteront d'en réformer le vocabulaire.
Le Royaliste pur. Vous calomniez nos écrivains, nos magistrats , et surtout notre illustre noblesse; car vous ne pouvez pas ignorer que , s'ils ont servi la cause de l'usurpateur , s'ils lui ont prodigué des louanges , ils n'en désiraient pas moins, en secret, le retour de nos princes légitimes. D'ailleurs nos grands écrivains, tel par exemple que M. Chateaubriand, ne l'ont jamais loué , comme vous pouvez vous en convaincre par son dernier écrit.
Le Républicain. Ouvrez le Génie du Christianisme, [53] cet ouvrage fameux dans lequel on prouve que Racine n'aurait pas fait sa tragédie de Phèdre s'il n'avait pas cru à la Ste.-Vierge; et vous lirez dans la préface :
« Je pense que tout homme qui peut espérée de trouver quelques lecteurs , rend un service à la société, en tâchant de rallier les esprits à la cause religieuse; et, dût-il perdre sa réputation, comme écrivain, il est obligé, en conscience, de joindre sa force, toute petite qu'elle soit, à celle de l'homme puissant qui nous a retirés de l'abîme.
» Celui , dit M. Lalliy-Tolendal, à qui toute force a été donnée pour pacifier le monde , à qui tout pouvoir a été confié pour restaurer la France , a dit au prince des prêtres , comme autrefois Cyrus : Jehovah, le dieu du ciel, m'a livré les royaumes de la terre,[5] et il m'a commis pour relever son temple. Allez , montez sur la montagne sainte de Jérusalem, rebâtissez le temple de Jehovah.
» A cet ordre tous les Juifs , et jusqu'au moindre d'entre eux, doivent se hâter de rassembler les matériaux pour la reconstruction de l'édifice. Obscur Israélite, j'apporte aujourd'hui mon grain de sable. »
Vous voyez que l'obscur Israélite, M. de C. . , qui se hâtait de seconder le nouveau Cyrus auquel le ciel avait donné les royaumes de la terre, ne le considérait pas alors comme un usurpateur; ce qui semblerait prouver en effet qu'un usurpateur est un Roi détrôné dans le langage moderne.
[54]
Le Royaliste pur. Ah! sans doute, quand M. de C.... écrivait cela, le tyran n'avait pas assassiné le duc d'Enghien , étranglé Pichegru, exilé Moreau , arrêté le roi d'Espagne, etc., etc.
Le Républicain. Je l'ignore; mais voici ce qu'on lit dans le fameux discours qui devait être prononcé devant l'institut, et dans lequel M. de C... montra tant de courage contre M. de Chenier, quand il fut mort.
« Mais quel temps ai-je choisi, Messieurs, pour vous parler de deuil et de funérailles? Ne somme-snous pas environnés de fêtes ? Voyageur solitaire, je m'éditais , il y a quelques jours , sur la ruine dés empires détruits, et je vois s'élever un nouvel empire. Je quitte à peine les tombeaux où dormaient des nations ensevelies , et j'aperçois un berceau chargé des destinées de l'avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César prépare son triomphe ; les peuples racontent des merveilles. Les monumens élevés , lés cités embellies, les frontières de la patrie baignées par les mers bienfaisantes qui portaient les vaisseaux des Scipions , et par les mers reculées que ne vit pas Gernianicus.
» Taiidis que le triomphateur s'avance, entouré de ses légions , que feront les tranquilles enfans des muses? ils marcheront à la tête du char pour lui rappeler qu'il' sst homme, et mêler aux chants guerriers les touchantes images qui faisaient pleurer Paul Emile sur les malheurs de Persée.
» Et vous, fille des Césars , sortez de vos palais. avec votre jeune fils dans vos bras, venez ajouter [55] la grâce à la grandeur ; venez attendrir la victoire, et tempérer l'éclat des armes par la douce majesté d'une reine et d'une mère. »
Le Royaliste pur. Tous, ces discours ne prouvent rien, et je suis bien persuadé qu'au moment où il les écrivait, M. de C..... disait au fond de son cœur:
« Buonapatie est un faux grand homme; la magnanimité qui fait les héros et les véritables rois , lui manque. De-là vient qu'on ne cite pas de lui un seul de ces mots qui annoncent Alexandre et César ....... La France sera-t-elle une propriété forfaite? Doit-elle demeurer à un Corse par droit d'aubaine? Ah! pour Dieu , ne soyons pas trouvés en telle déloyauté, que de déshériter notre naturel seigneur, pour donner son lit au premier compagnon qui le demande... Et les Bourbons y sont-ils? Où sont les prince?2, viennent-ils? Ah! si l'on voyait un drapeau blanc ..... L'horreur de l'usurpateur est dans tous les cœurs. Il inspire tant de haine que.....[6] »
Ici le royaliste pur fut interrompu par une personne qui vint nous donner lecture de la charte constitutionnelle : et comme on devait bien s'y attendre, elle ne satisfit ni le républicain , ni le royaliste constitutionnel , ni le royalisme pur. Quoi! disait le premier, l'an dix-neuvième de notre règne ....!Ah! quelle indignité! disait le second; nous avons concédé , fait concession et octroi ..... Dieu ! disait le troisième, tout est donc perdu; les biens de l'église et les biens des émigrés ne seront point rendus; et, [56] pour comble d'horreur , le roi ne pourra pas, à son gré, lever des impôts sur ses sujets , pour récompenser ses fidèles serviteurs. Non, cela ne peut pas tenir... Allons trouver M. Dard ou M. Falconet, ils ont des talens et du courage, et ils sauront bien démontrer à la nation que cette charte constitutionnelle est contraire au droit divin, et qu'elle ne peut se concilier ni avec le droit canon ni avec les décisions des papes.
Messieurs, dit le métaphysicien, n'allez pas allumer de nouveau la guerre civile pour des mots, ou pour des biens que vous ne sauriez obtenir. Vous vous affligez que le Roi ait daté la charte constitutionnelle de la dix-neuvième année de son règne; mais qu'est-ce que cela signifie? Si le rédacteur a voulu dire par ces mots, qu'il y avait dix-neuf ans que le prince qui nous gouverne avait pris le titre de Roi de France, je ne vois pas pourquoi vous vous en affligeriez si fort ; car ce fait, qui vous est absolument étranger , ne peut blesser ni vos droits ni vos intérêts. Que si le rédacteur de la charte constitutionnelle a voulu dire que le Roi nous gouvernait depuis dix-neuf ans , tout ce que nous pouvons en conclure, c'est que cet homme, quel qu'il soit, arrive probablement de quelque île déserte, où il aura ignoré tout ce s'est passé en Europe depuis vingt-cinq ans.
Vous vous plaignez de ce que le préambule porte que le Roi octroie et concède la charte constitutionnelle : mais ce n'est encore là qu'une erreur de fait. Lisez la constitution de 1791 acceptée par LouisXVI, [57] et la constitution de l'an 8, et vous verrez qu'elle garantissent aux Français tous les droits qui sont consacrés par la nouvelle charte. N'allez donc pas vous embarrasser dans de nouvelles disputes; songez que le temps que vous emploierez à défendre la constitution, sera plus utile à la France que celui que vous emploieriez à la critiquer. Que si vous croyez qu'elle renferme quelques défauts , vous pouvez en solliciter la correction auprès de la chambre des députés; mais, en attendant, obéissez aux lois et servez la patrie. Pour vous , monsieur le royaliste pur, craignez de souiller votre pureté, en faisant voir à toute la France que les marques d'attachement que vous avez données an Roi légitime, n'avaient pour objet que de couvrir votre cupidité.
Charles Dunoyer, [CR] “Essai sur les désavantages politiques de la traite des nègres, par Clarkson” Le Censeur T.2 (15 Nov. 1814), pp. 156-75.
[156]
ESSAI SUR LES DÉSAVANTAGES POLITIQUES DE LA TRAITE DES NÈGRES, PAR CLARKSON,
TRADUIT DE L'ANGLAIS SUR LA DERNIÈRE EDITION QUI A PARU À LONDRES EN 1789.
« Si j'avais à soutenir, dit Montesquieu,[1] le droit que nous avons de faire les nègres esclaves, voici ce que je dirais:
» Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux [157] dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu'il est impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait mis une ame, et sur-tout une ame bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui chez les nations policées est d'une si grande conséquence. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. [158] De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains ; car si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes de l'Europe qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? ».
Montesquieu, comme on voit, n'a pas pu se décider à combattre sérieusement l'esclavage des nègres; et pour faire sentir combien cet usage est à la fois odieux, et absurde, il a pris le parti d'en faire l'apologie. II était difficile d'en faire une satyre plus amère; il eût été plus difficile encore d'en faire une critique plus sérieuse. On ne conçoit pas, en effet, comment ce monstrueux usage, considéré en lui-même, pourrait soutenir l'examen de la raison. Faut-il prouver qu'il révolte l'humanité, qu'il déshonore les lois, la morale, la religion? Mais quel homme instruit de la manière dont se fait la traite, et des rigueurs exercées contre les Noirs dans les colonies, pourrait de bonne foi exiger une pareille preuve? Quoi! vous voyez des hommes arrachés violemment à leur patrie, à leur [159] famille, à leurs habitudes, à toutes leurs affections; entassés comme des animaux, enchaînés l'un à l'autre dans d'étroites, dans d'affreuses prisons; obligés de faire en cet état, et presque privés d'air et de nourriture, une traversée de plusieurs mois; vendus ensuite à des colons quelquefois plus barbares que leurs ravisseurs; condamnés à faire pendant toute leur vie un travail plus dur que celui de nos galériens, sans autre salaire que des coups de fouet, sans autre consolation que des mépris, sans autre espoir que celui d'une mort prochaine, et vous demandez si l'humanité souffre du sort de ces malheureux! Quoi! les lois divines et humaines proscrivent l'esclavage dans la métropole, et vous doutez si elles ne doivent pas le permettre dans les colonies! Nos lois punissent le Français qui aliénerait volontairement sa liberté, et vous ne savez pas si elles doivent défendre de charger de fers un Africain, et d'en faire une bête de somme ? Elles vous défendent de maltraiter vos serviteurs, et vous demandez si un Colon ne doit pas avoir le droit de faire expirer son esclave sous le fouet?
[160]
On ne ravit pas, dites-vous, la liberté aux Africains. Ils sont presque tous esclaves et malheureux dans leur patrie. S'ils s'y trouvent si à plaindre, pourquoi ne s'en exilent-ils pas? Pourquoi n'accourent-ils pas à bord de vos vaisseaux, et ne vont-ils pas chercher un sort plus heureux dans d'autres climats? Pourquoi n'en voit-on pas en Europe ni dans vos colonies qui aient volontairement abandonné l'Afrique? Je trouverais bien d'ailleurs dans les maux dont vous les dites accablés un motif pour chercher à adoucir leur situation; mais osez-vous vous prévaloir de leur misère pour excuser votre barbarie?
Les nègres, ajoutez-vous, sont des peuples féroces; ils se font constamment la guerre, et ils dévoreraient leurs prisonniers, s'ils ne vous les vendaient pas; c'est donc faire un acte d'humanité que de les acheter, puisque c'est les préserver d'une mort certaine. Grand acte d'humanité, en effet! Vous les sauvez de la mort, et vous en faites des bêtes de fatigue; vous les sauvez d'une mort prompte, et vous les allez faire périr sur un sol étranger d'une mort lente et [161] cruelle; vous les sauvez de la mort, et c'est presque toujours vous qui avez mis leur vie en péril. N'est-ce pas, en effet, pour vous être vendus, n'est-ce pas pour fournir à votre consommation, qu'ils ont été faits esclaves? Est-il bien sûr que les princes africains se feraient des guerres continuelles, s'ils avaient moins d'intérêt à avoir des prisonniers; et seraient-ils si intéressés à avoir des prisonniers, s'ils ne pouvaient en trafiquer avec vous ? Est-il certain aussi qu'ils dévoreraient leurs prisonniers ou les immoleraient à leur vengeance, s'ils ne vous les vendaient pas; et n'achetez-vous véritablement que des hommes dévoués à la mort ou condamnés à l'esclavage ? Combien d'hommes libres ne recevez - vous pas des mains de la violence ou de l'avarice?
Vous dites que les Africains sont des hommes féroces, et, au lieu d'adoucir leurs mœurs, vous irritez leur férocité; vous les traitez de peuple stupide, et, au lieu de les éclairer, vous travaillez à les abrutir. On ne saurait, dites-vous, civiliser des nègres : quand il serait vrai, cela suffît-il pour les rendre [162] esclaves? Comment savez-vous d'ailleurs qu'on ne peut les civiliser, si vous commencez par les asservir ? Qu'avez-vous fait jusqu'ici pour changer leurs gouvernemens et leurs mœurs? Loin de chercher à les policer, vous n'avez pas même tenté de les soumettre. Vous n'êtes arrivés au milieu d'eux que comme des loups ravissans, comme des bêtes féroces qui fuient après avoir enlevé leur proie. Vous ne leur avez porté que des leçons de rapine, de violence et de brigandage; et cependant, malgré ces funestes leçons, vous n'avez pu détruire en eux le germe des vertus qui honorent le plus l'humanité. Les rapports les plus certains, les témoignages les plus respectables, prouvent qu'ils sont, en général, tendres, hospitaliers, généreux, reconnaissans, probes, sur-tout dans les pays où ils ont eu peu de communication avec les blancs; ils prouvent également qu'ils ne manquent point d'aptitude à s'instruire et à imiter nos arts. Comment avec de telles dispositions ne seraient-ils pas susceptibles d'être civilisés? Quand la colonie de Cécrops aborda sur les côtes de l’Argolide, [163] elle y trouva des hommes plus barbares peut-être que les nègres du Sénégal, et cependant c'est de ces hommes que sont nés les peuples de la Grèce.
Cessez donc de vouloir justifier un usage odieux par des prétextes plus odieux encore; et si vous devez continuer à trafiquer du sang et de la liberté des hommes, ne prétendez pas que la justice et l'humanité vous approuvent; ne cherchez plus à les rendre complices de cette infamie; et contentez- vous de puiser vos excuses dans les intérêts d'une fausse politique et dans de vaines raisons d’état.
Tel est aussi le parti que prennent la plupart des défenseurs de la traite et de l'esclavage des nègres. Ils conviennent, avec une candeur tout-à-fait édifiante, que cet usage outrage l’humanité, la morale et la religion. Mais la France, demandent-ils, peut elle se passer de colonies, et les colonies peuvent-elles prospérer sans le secours de la traite? Ils n'hésitent pas à se prononcer pour la négative. Dès-lors ils trouvent puéril qu'on veuille opposer les intérêts de la morale et [164] de la religion à ce qu'ils appellent des considérations d'intérêt public, et ils ne conçoivent pas qu'on puisse être humain et religieux jusqu'à vouloir compromettre le sort de nos caféïers et de nos cannes à sucre.
C'est donc en opposant les intérêts de la politique à ceux de la morale et de la religion, qu'on prétend légitimer la traite des nègres. Cette manière de raisonner est assez commune parmi nos publicistes, nos juristes et nos moralistes. Ces hommes ont une foule de règles pour déterminer ce qui est bien et ce qui est mal; on les voit invoquer, selon les circonstances, la raison civile, la raison politique, la raison religieuse; et quoique chacune de ces raisons soit nécessairement subordonnée à une fin commune, c’est-à-dire, au bien de l'état, il leur arrive souvent de trouver politiquement excellente une chose qui leur paraît moralement détestable.
Nous ne nous attacherons pas ici à faire sentir le vice et l'absurdité de ce jargon métaphysique; nous allons, au contraire, adopter un instant ce langage, et, ne consultant que la raison politique, nous examinerons, avec l'auteur de l'ouvrage dont nous annonçons la traduction, si la traite des noirs est véritablement utile ou funeste à l'état.
M. Clarkson pense que ce commerce est non-seulement inique et cruel, mais même qu'il a de grands désavantages politiques. Dans un premier ouvrage sur le commerce de l'espèce humaine, ce publiciste avait particulièrement insisté sur l'injustice et l'inhumanité de la traite; il s'est attaché à démontrer dans celui-ci, qu'elle est aussi formellement réprouvée par la politique que par la morale.
Il divise son ouvrage en deux parties. Dans la première, il cherche à établir, d'une part, que la traite des nègres n'offre aucun avantage à la Grande-Bretagne, qu'elle n'est point profitable à ses habitans, qu'elle est le tombeau de ses matelots; et, de l'autre, que la traite des productions naturelles de l'Afrique, substituée à celle de ses habitans, serait d'un égal avantage pour la nation et pour les particuliers, en même temps qu'elle offrirait le meilleur moyen de former des matelots à l'état. Il s'attache à prouver, dans la [166] seconde partie de son travail, que l'abolition de la traite des esclaves, loin d'être pour les colonies, et par suite pour la métropole, la cause d'un détriment quelconque, deviendrait au contraire pour elles un moyen infaillible de prospérité, et le principe de grands avantages pour l'avenir.
Telles sont les propositions que renferme cet ouvrage. Elles sont appuyées sur des faits nombreux, et qui paraissent avoir été recueillis avec beaucoup de soin et d'exactitude. Les vérités que l'auteur s'est proposé d'établir, ressortent de ces faits avec évidence. Ils prouvent d'une manière qui nous a semblé tout-à-fait péremptoire, que l'Angleterre doit trouver plus de profit à faire la traite des productions de l'Afrique, que celle de ses babitans; qu'elle doit perdre infiniment moins de matelots dans cette traite que dans celle des nègres; et enfin, qu'elle n'a nullement besoin de celle-ci pour entretenir la population de ses Antilles. L'auteur a conclu victorieusement de ces preuves que la GrandeBretagne, en ne consultant que les intérêts de sa politique, devait se hâter d'abolir la traite; des nègres.
[167]
Cette conclusion, qui est très-juste relativement à l'Angleterre, le serait-elle également à l'égard de la France? Plusieurs conditions nous semblent indispensables pour cela. Il faudrait d'abord que nous pussions faire la traite des productions de l'Afrique avec le même avantage et la même liberté que l'Angleterre. Il faudrait, en outre, que nous pussions aussi facilement qu'elle nous passer du secours de la traite des nègres pour la prospérité de nos colonies. Or, sous ces deux points de vue, notre position diffère essentiellement de la sienne. Elle a, sur la côte d'Afrique, des établissemens considérables, et la France n'y possède rien. Elle y règne avec despotisme, comme partout où elle est établie, et il est fort douteux qu'elle nous permît de nous y établir à côté d'elle. On n'a pas oublié sans doute les excès qui furent commis par des Anglais en 1792, contre l'établissement qu'un capitaine français, nommé Landolphe, avait fondé à Ouarè ». Trois marchands négriers de Liverpool, dit M. Malte-Brun, s'enflamment de rage à l'idée de voir la philantropie et le commerce français [168] s’établir sur une côte où l'on ne connaissait jusqu'alors que leur affreux trafic; ils arment, en pleine paix, une petite escadre, surprennent la colonie française, incendient les maisons, pillent les magasins, et massacrent les nègres cultivateurs. M. Landolphe échappa seul aux fureurs de ces assassins ».Pense-t-on que l'abolition de la traite des nègres serait aujourd'hui un motif suffisant pour que les Anglais se conduisissent avec plus d'honneur à l'égard des colonies que nous pourrions essayer de fonder sur la côte d'Afrique? Certes, nous ignorons d'où pourrait naître une telle confiance.
D'un autre côté, tandis que les îles que l'Angleterre possède en Amérique sont toutes pourvues d'un nombre suffisant de cultivateurs, celles de nos Antilles qu'elle nous a restituées, vont chaque jour dépérissant faute des bras nécessaires à leur culture. Il paraît en outre démontré que, si la France voulait rentrer en possession de St-Domingue, elle ne pourrait relever cette colonie qu’en y remplaçant, an moins en majeure partie,1e nombre immense de cultivateurs qu'elle a perdus [169] depuis vingt-cinq ans, remplacement qui ne pourrait évidemment s'effectuer, au moins de longues années, sans le secours de la traite. Il est donc certain que les raisons politiques qui pourraient rendre l'abolition de ce trafic avantageuse à la Grande-Bretagne, selon M. Clarkson, n'existent point pour la France, et que nous nous trouvons, à cet égard, dans une position beaucoup moins avantageuse que les Anglais.
Ce n'est pas tout : quand nous pourrions faire aussi librement que l'Angleterre le commerce des productions de l'Afrique, et essayer de rétablir nos colonies, sans y transporter de nouveaux cultivateurs, nous serions loin encore de nous trouver dans une position aussi favorable que l'Angleterre pour renoncer à la traite des Africains, et son exemple ne serait, toujours politiquement parlant, qu'une très-faible raison pour nous déterminer à abandonner ce commerce. Autant, en effet, nos Antilles sont importantes pour nous, autant celles de l'Angleterre le sont peu pour elle, de sorte que, quand même ses colonies d'Amérique [170] souffriraient autant que les nôtres de l'abolition de la traite, elle se trouverait cependant perdre très-peu, tandis que nous aurions tout perdu.
On sait en effet les immenses possessions qu'elle a dans l'Inde. Les ressources qu'elles offrent à son commerce et à son industrie sont tellement considérables, qu'elle peut aisément se passer de celles qu'elle tire de ses Antilles. Ses îles d'Amérique, si l'on en excepte la Jamaïque, ne sont d'aucune importance pour elle, relativement à son commerce et à son industrie. La plupart ne lui sont nécessaires que comme des points de rafraîchissement et de relâche, ou comme des positions qui la rendent maîtresse des communications entre les métropoles du continent européen et leurs colonies d'Amérique. Ainsi, quand, par l'effet de l'abolition de la traite, la prospérité de ses Antilles viendrait à décroître, ses intérêts n'en recevraient pas la moindre atteinte, tandis que la même cause serait mortelle pour les nôtres.
On voit donc que l'Angleterre ne [171] s’impose aucun sacrifice en abolissant le commerce des noirs. Elle peut se promettre, au contraire, d'en retirer de grands avantages. Elle donne au monde, sans qu'il puisse lui en rien coûter, un grand exemple de désintéressement et d'humanité; elle met ainsi la dernière main à sa réputation de philantropie, et ajoute beaucoup, par conséquent, à la popularité qu'elle aspire à acquérir parmi les peuples de l'Europe. Mais ces avantages ne sont rien encore en comparaison de ceux qu'elle peut attendre de cette grande mesure, si elle parvient à obtenir des autres métropoles de l'Europe qu'elles imitent son exemple, et renoncent au commerce des esclaves africains. Elle seule alors, en effet, pourra faire ce commerce, sans qu'on puisse l'accuser de faire la traite , puisqu'elle seule a des possessions sur la côte d'Afrique; et ses établissemens du Sénégal et de la Guinée en prospéreront d'autant plus. D'un autre côté elle aura probablement la satisfaction de voir dépérir les colonies de tous les états de l'Europe, ou du moins celles de la France, tandis que la prospérité de ses [172] possessions dans l'Inde et de ses établissemens en Afrique ira toujours croissant. Ainsi elle trouvera à la fois dans cette mesure son avantage et notre ruine, et l'objet fondamental de sa politique sera rempli de tout point.
Il nous semble que ces considérations doivent jeter un grand jour sur les écrits qu'on publie en ce moment en Angleterre, relativement à la traite des esclaves, et particulièrement sur ce que les journaux de Londres contiennent à ce sujet. Les sentimens qu'on y étale sont admirables sans doute; mais le moyen de croire qu'ils sont sincères? Et comment s'empêcher de voir l'égoïsme et l'ambition qui percent de toutes parts à travers le voile de philantropie dont l'Angleterre affecte de se couvrir? La puissance de cette nation s'étend par d'immenses ramifications dans les quatre parties du monde; elle compte près de mille vaisseaux de guerre; son pavillon flotte sur toutes les mers et dans tous les ports du monde connu; et cependant son ambition n'est pas satisfaite, et elle semble nous porter [173] encore envie, et elle s'irrite de voir que nous voulions rentrer en possession des colonies qu'elle nous a rendues, et que nous puissions espérer de les voir renaître et offrir quelques faibles ressources à notre commerce et à notre industrie. Elle ressemble à un avare qui, assis sur des monceaux d'or, convoiterait un écu qu'il verrait dans les mains d'un malheureux. Toute prospérité étrangère excite sa haine et sa jalousie; tout bonheur qui n'est pas le sien, devient une calamité pour elle. Elle voudrait être le centre unique du commerce du monde, la seule puissance manufacturière du monde: elle voudrait pouvoir aller par-tout, puiser à vil prix les objets nécessaires à son industrie; pouvoir, de plus, inonder toute la terre de ses marchandises fabriquées, attirer insensiblement à elle, de cette manière, les trésors de tous les peuples, et avoir toujours ainsi à sa disposition le moyen de les corrompre, de les diviser, de les affaiblir les uns par les autres, et de les tenir tous dans la dépendance et l'avilissement.
Tel est l'esprit avide, cruel, immoral, [174] quecachelapolitique de la Grande-Bretagne. Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir qu'elle n'a entendu nous rien céder en nous rendant nos colonies ; et qu'elle est disposée à user de sa puissance pour nous empêcher de les relever et de nous en assurer la possession. Si l'article 12 du traité du 30 mai pouvait laisser quelques doutes à cet égard, les dispositions manifestées depuis par le parlement britanique ont dû achever de dissiper nos incertitudes.
Dans ce triste étal de- choses, la question de la traite des nègres s'offre à nous sous un aspect tout particulier. Il ne s'agit point de savoir si elle est réprouvée par la morale, ni si elle est approuvée par la politique ; il se présente une question préalable beaucoup plus pressante à résoudre. Nos colonies, dans l'impuissance où nous place le traité de paix, de rien faire pour leur défense, et dans l'état de délabrement où se trouve notre marine, ne sont-elles pas entièrement à la discrétion de la Grande-Bretagne? N'est-il pas possible que nous ayons de nouveau la guerre avec cette puissance, et, si cela arrive, [175] avons-nous quelque moyen d'empêcher qu'elle nous les ravisse de nouveau ? Comment donc pourrait-on avoir la pensée d'extraire, à grands frais, des cultivateurs de l'Afrique pour les transporter dans nos Antilles? En faisant une pareille dépense aurait-on quelque espoir d'en recueillir le fruit? On augmenterait sans doute les richesses et la prospérité de nos colonies; mais ajouterait-on à leurs forces et à leurs moyens de défense? Ne craignons pas de le dire, s'il est un moyen de les conserver, ce n'est point d'y porter de nouveaux esclaves; c'est, au contraire, d'y détruire l'esclavage ; c'est d'affranchir les cultivateurs, de leur donner une patrie, et de les intéresser à la défendre. C'est ainsi seulement que Saint-Domingue a pu être préservé de la domination des Anglas; c'est en l'affranchissant que nous l'avons conservé; c'est en voulant lui faire reprendre ses chaînes que nous l'avons perdu; et il est difficile de croire que l'on parvienne à le recouvrer, si l'on ne renonce à l'asservir.
D……R
[1] Esprit des lois, t. 2, p. 68.
[CC??], “S’il est permis de tuer un tyran, ou Observations sur l'ordonnance du la octobre 1814, qui anoblit le père de Georges Cadoudal,” pp. 267-80 Le Censeur T2 (Nov. 1814), pp. 267-80.
[267]
S'IL EST PERMIS DE TUER UN TYRAN, ou Observations sur l'Ordonnance du 12 octobre 1814, qui annoblit le père de Georges Cadoudal.
Lorsque, dans une société, un individu parvient à s'emparer, par ruse ou par violence, d'un pouvoir sans limites, tous les citoyens se trouvent à l'instant dans un état pire que l'état sauvage ; car ils ne perdent pas seulement les garanties qu'ils trouvaient dans les lois, ils sont encore privés de la faculté de fuir ou de se défendre; faculté que les peuples sauvages ne peuvent jamais perdre.
Plus les avantages d'une bonne police sont connus, plus les hommes qui tendent à en priver leurs semblables doivent donc leur être odieux; et voilà pourquoi la haine que [268] portent les peuples à la tyrannie suit toujours les progrès qu'ils font dans le perfectionnement de l'art social ; voilà pourquoi les Grecs, qui connaissaient si bien les avantages de la liberté, s'écriaient: O tyrannie aimée des barbares!
Nous sommes encore bien éloignés d'avoir les lumières nécessaires à la formation et au maintien d'une bonne organisation sociale ; cependant nous avons déjà fait quelques progrès, si l'on en juge par l'aversion que nous inspirent les maximes qu'on professait dans les derniers siècles. Quels sont les ministères, qui oseraient aujourd'hui suivre les traces des Richelieu ou des Mazarin? Quel est le roi qui ne craindrait pas d'ébranler les fondemens de son trône, s'il déclarait, à l'exemple de Louis XIV, « que les rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d'église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme des sages économes et suivant le besoin général de leur état ? »
[269]
Mais quelle que soit la haine que nous inspire la tyrannie , elle est encore bien faible en comparaison de celle que les anciens en avaient conçue. Les Grecs avaient tellement pris les tyrans en horreur, qu'ils les considéraient moins comme des hommes que comme des bêtes féroces, et que l'action la plus glorieuse, à leurs yeux, était celle de leur donner la mort.
Laarchus, tyran de Cirène, veut obtenir Erixo en mariage; cette femme, que Plutarque nous présente comme une personne sage, douce et humaine, attire le tyran chez elle , et le fait massacrer. Elle est appelée en Egypte pour rendre compte de cette action au Roi qui protégeait Laarchus; elle expose les motifs de sa conduite, et les hommes les plus puissans de l'état approuvent hautement ce qu'elle a fait
La femme d'Alexandre, tyran de Pheres, forme le dessein de délivrer son pays; elle trame une conspiration contre son propre mari ; le fait poignarder dans son lit, et l'abandonne aux habitans de la ville, qui, après avoir foulé son cadavre aux pieds, et l'avoir [270] traîné dans toutes les rues , le font dévorer par des chiens.
Harmodius et Aristogiton, outragés par un des deux enfans de Pisistrate, qui avaient succédé à la tyrannie de leur père, forment le projet d'en affranchir leur pays. Au milieu d'une fête publique, ils parviennent à en poignarder un. Ils sont mis à mort par celui qu'ils n'ont pu atteindre; mais trois ans après, Athènes devenue libre, leur élève des statues dans la place publique, et ordonne que leurs noms seront célébrés à perpétuité.
Timoléon s'expose à la mort pour sauver son frère tombé dans les mains des ennemis. Bientôt après, celui-ci s'empare de l'autorité publique; Timoléon se rend chez lui avec deux de ses amis, pour l'exhorter à ne pas devenir le tyran de sa patrie ; ne pouvant le dissuader, il s'éloigne en versant des larmes; ses amis frappent le tyran, elle peuple approuve le courage et la générosité d'un homme qui a su sacrifier ses affections particulières à l'intérêt de l'Etat.
Cette haine que les peuples de la Grèce [271] portaient à la tyrannie, se manifestait surtout dans les discours de leurs philosophes. La pire des bêtes sauvages, dit Bias, c'est 1e tyran , et des privées, c'est le flatteur. On demande à Thaïes ce qu'il a vu de plus extraordinaire dans ses longs voyages ; il répond que c'est un vieux tyran. Denis demande a Anthiphon quel est le meilleur cuivre connu; c'est celui, dit le philosophe, dont on a fondu les statues d'Harmodius et d'Aristogiton. Enfin les Grecs s'étaient fait un tel système de philosophie sur la nature de l'homme, que celui qui en admettait les principes était obligé d'en tirer la conséquence qu'un tyran n'était qu'une bête stupide ou féroce.[1]
Tuer un tyran n'était donc pas seulement une action licite chez eux; c'était une action glorieuse , qui n'était réservée qu'aux grandes ames. Les Romains partageaient à cet égard toutes les opinions des peuples de la Grèce; et depuis J. Brutus, qui condamna ses enfans à la mort pour avoir voulu replacer les Tarquins sur le trône, jusqu'à M. Brutus, [272] qui punit César d'avoir asservi la république, aucun citoyen, à l'exception de Sylla, n'aspira impunément à la tyrannie.
Ce sentiment de haine pour les oppresseurs ne pouvait produire que de bons résultats sous des gouvernemens républicains, parce que les droits et la durée des fonctions des premiers magistrats étant clairement déterminés par la loi, chaque citoyen pouvait juger sans peine, si les individus investis de. l’autorité publique excédaient leurs pouvoirs, ou se renfermaient dans les bornes qui leur étaient prescrites.
Mais, dans un gouvernement monarchique , la maxime qu’il est beau de tuer un tyran, peut avoir de funestes conséquences, sur-tout quand les ministres ne sont pas responsables, et que les pouvoirs du prince ne sont pas clairement déterminés par la constitution de l'état. Chacun ne peut-il pas dire alors ce que Sénèque disait à Néron : Quid interest inter tyrannum et regem? Species enim ipsa fortuna ac licencia par est, nisi quod tyranni in voluptate sœviunt, reges non nisi ex causa ac necessitqte….Tyrannus autem a rege distat factis, non nomine.[2]
Il faut cependant en convenir; quelque soit notre respect pour les peuples et les philosophes de l'antiquité, nous n'aurions jamais osé prendre sur nous, sur-tout sous un gouvernement sage et modéré, de décider qu'il était permis à chaque citoyen de tuer un tyran, et de juger par lui-même que tel ou tel chef du gouvernement était un tyran. Nous aurions craint, en professant de pareilles maximes , que quelque furieux, tel que Ravaillac, ne s'en autorisât pour porter le poignard dans le sein de quelqu'excellent prince; et cette crainte aurait suffi pour nous retenir.
Mais M. le chancelier de France est moins timide que nous. Non-seulement il décide qu'il est permis à un particulier de se défaire du chef d'un gouvernement; il croit même que c'est une action méritoire. Ce ne peut être en effet qu'en conséquence de cette opinion qu'il a demandé et obtenu des lettres [274] de noblesse pour le père de Georges Cadoudal.
Quelques rigoureux que soient sur cette matière les principes de M. le chancelier, nous conviendrons, si l'on veut, qu'ils sont justes, et qu'aujourd'hui), comme autrefois, il est beau d'attenter aux jours d'un tyran. Mais ce dont nous ne conviendrons pas également , c'est de la justesse de l'application qu'il a faite de cette maxime.
Sans doute, quand Bonaparte s'empara, par la force , des rênes du gouvernement, il fît un acte de tyrannie qui méritait d'être puni de mort ; et si, dans ce moment, Georges Cadoudal l'eût frappé d'un coup mortel, il n'est personne qui n'eût applaudi à son courage. Mais lorsque, pour son malheur , la France eut reconnu la constitution de l'an 8, l'autorité du consul se trouva légitime , et nul ne put tenter de la détruire par la violence, sans se rendre coupable d'un crime.
Nous admettrons cependant, si l'on veut, que l'acquiescement au gouvernement consulaire ne fut pas donné d'une manière légale et qu'il ne détruisit pas, par conséquent, [275] le vice d'usurpation dont l'autorité des consuls et de tous les autres corps de l'Etat se trouvait atteinte. Dans cette supposition, il est certain que Bonaparte n'était qu'un tyran, et qu'ainsi chacun pouvait le détruire sans crime pour en délivrer sa patrie.
Mais cela justifie-t-il Georges Cadoudal d'avoir attenté à sa personne ou à son autorité ? Brutus, Timoléon , Harmodius et plusieurs autres ont fait périr des tyrans, et ils se sont couverts de gloire aux yeux de leurs concitoyens, parce que, dans leurs actions, ils n'ont considéré que le salut de leur patrie et de la liberté. Mais si Brutus eût poignardé César pour faire triompher Pompée; si Timoléon eût autorisé le meurtre de son frère pour replacer tel ou tel magistrat sur son siége; si Harmodius eût assassiné Hipparque pour faire triompher un Archonte expulsé par la république, leurs concitoyens les eussent tous considérés comme de misérables brigands, dignes du dernier supplice.
« Crillon, dit Montesquieu , refusa d'assassiner le duc de Guise , mais il offrit à [276] Henri III de se battre contre lui. Après la Saint-Barthélemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer les huguenots, le vicomte Dorte , qui commandait dans Bayonne, écrivit au roi: « Sire , je n'ai trouvé parmi les habitans et les gens de guerre , que de bons citoyens, de braves soldats , et pas un bourreau; ainsi, eux et moi, supplions Votre Majesté d'employer nos bras et nos vies à choses faisables. » Ce grand et généreux courage regardait une lâcheté comme une chose impossible.
On dira sans doute qu'il y a de la gloire à servir son roi comme à servir son pays; et qu'ainsi Georges Cadoudal ne mérite pas moins nos éloges que ces grands hommes de l'antiquité. Ceci demande une distinction : servir son roi dans l'intérêt de sa patrie, est une action très-glorieuse; mais le servir dans son intérêt purement individuel , est une action qui peut être bonne , indifférente ou criminelle. Elle est bonne , si, par affection pour sa personne, on lui rend des services qui, en eux-mêmes, n'ont rien de condamnable; elle est indifférente si, par intérêt, on le sert [277] dans des choses qui ne sont point répréhensibles , comme on servirait toute autre personne; elle est criminelle, si, pour quelque motif que ce soit, on lui rend des services contraires aux lois, à la morale ou à l'intérêt de sa patrie. Sully, Dubois , et l'assassin du duc de Guise, ont tous servi leur roi; mais si le premier est un grand homme, le second est un infâme, et le troisième un scélérat; et nous ne voyons pas, dans l'histoire, que les ministres d'Henri III aient fait obtenir des lettres de noblesse à celui-ci.
D'ailleurs, si Georges Cadoudal considérait Louis XVIII comme roi légitime des Français lorsqu'il vint tenter de renverser le gouvernement consulaire, il est certain que Napoléon Bonaparte se considérait aussi comme consul légitime; et cette erreur, si c'en était une , était partagée, non-seulement par la France, mais encore par toutes les puissances de l’Europe.[3]
[278]
Maintenant il s'agit de savoir si, lorsqu'un peuple reconnaît la légitimité de son gouvernement, et que tous les peuples voisins la reconnaissent avec lui, il appartient à un individu de considérer ce gouvernement comme illégitime, et de chercher à le renverser pour en mettre un autre à sa place.
Si l'on décide qu'un pareil droit ne peut appartenir à un simple particulier, on doit convenir que Georges Cadoudal n'a été qu'un brigand, et qu'il a justement péri sur l'échafaud; si l'on décide au contraire que chaque citoyen a le droit de prononcer sur la légitimité d'un gouvernement, et de le détruire quand il le croit illégitime , je demande ce qu'on aurait à répondre à celui qui, déniant la légitimité du gouvernement actuel, chercherait à le renverser.
Il est donc évident que l'ordonnance [279] obtenue par M. le chancelier consacre des maximes destructives de toute société, ou qu'elle a pour objet de récompenser la tentative d'un crime qui, à l'époque où il fut entrepris, ne pouvait pas même être utile aux personnes en faveur desquelles on prétend qu'il devait être commis.
Mais, en la considérant sous ce dernier rapport, cette ordonnance n'est-elle pas essentiellement contraire aux lois et à la morale? Si des individus, qui ont été justement punis comme des brigands sous un règne, sont honorés sous un autre pour les faits même qui ont motivé leur condamnation , quelle sera notre règle pour apprécier les actions des hommes? Les mêmes faits devront-ils être considérés comme des crimes ou comme des actions vertueuses , selon qu'ils seront favorables ou contraires aux passions des grands? On a bien vu des hommes salarier des traîtres ou des assassins; mais en a-t-on jamais vu qui aient cherché à fonder la noblesse sur le meurtre ou sur la trahison?
La noblesse est une récompense destinée [280] aux hommes qui ont rendu de grands services à leur pays ; mais quel est homme vertueux qui voudra la mériter, si on l'emploie à récompenser indifféremment des actions criminelles ou vertueuses? Il est en France un grand nombre d'anciennes familles dont les auteurs se sont signalés par les services qu'ils ont rendus à l'Etat; cependant s'enorgueilliraient-elles de leur origine, si leurs ayeux n'avaient eu que le mérite de Georges Cadoudal? Quand les Athéniens eurent abusé de l'ostracisme contre un homme sans mérite , ils cessèrent de l'employer; si la noblesse est accordée à des hommes déshonorés, loin d'être une récompense, elle ne sera qu'une marque d'ignominie, et personne ne voudra la recevoir.
Au reste, quand on veut consacrer la maxime qu'il est beau de tuer un tyran , on devrait, au moins par prudence , nous donner une définition exacte de ce mot.
[1]C'est en effet la conséquence qu'en lirait Platon : De. repubikâ vel de justo , lib. 9.
[2]De Clementia, lib. I,§. 11 et 12.
[3]Lorsque les armées coalisées sont entrées dans Paris, elles ont reconnu et proclamé que les Français avaient le droit de se donner le gouvernement qu'ils jugeraient convenable: et comment n'aurions-nous pas eu , après la chute du directoire , le droit que nous avons eu après la chute du gouvernement impérial.
[Anon.], “Considérations sur la situation de l’Europe, sur la cause de ses guerres, et sur les moyens d’y mettre fin” Le Censeur T.3 (Dec. 1814), pp. 1-41.
Je parlerai quelquefois de lois arbitraires, de rois despotes, de nations asservies, d'institutions barbares. Je préviens le lecteur que [2] je n'ai pas l'intention de désigner nos lois, ni notre roi, ni nos institutions.
Nos lois sont l'ouvrage des trois pouvoirs législatifs. Notre roi a eu la générosité de nous donner une ordonnance royale qui nous tient lieu de constitution, qu'il a promis d'observer, et qui assure notre liberté. Si nous venions à la perdre, ce ne serait que par la faute de la chambre des pairs et de celle des députés des départemens. Ils ont la faculté de proposer les lois, de les amender, de les rejeter. Si ces lois venaient à nous ôter les concessions que le roi nous a faites, il faudrait que les pairs, le premier corps de l'Etat, descendissent de leur rang; il faudrait que les membres de la chambre des députés se laissassent corrompre par la cour et par les ministres, sans craindre de perdre l'estime publique et d'encourir l'indignation de leurs concitoyens.
Je suis loin de penser qu'il en arrive ainsi; mais ce qui me paraît évident, c'est que le gouvernement marche dans un sens et l'opinion publique dans un autre. Qu'on fasse attention que l'autorité du gouvernement n'a [3] d’autre force que la volonté générale; que le nombre des volontés particulières contraires à son autorité, sont autant de forces de moins; que quand les volontés sont partagées, l'Etat est menacé de troubles. Notre révolution a eu jusqu'ici beaucoup d'analogie avec la révolution anglaise. Nous avons eu un Cromwel, évitons d'avoir un roi Jacques. Si l'union fut toujours nécessaire, elle l'est plus que jamais, dans ce moment où l'Europe, discutant ses intérêts, peut se diviser: si la France doit choisir un parti, soyons réunis pour embrasser le même.
Je veux rechercher ici la cause des maux qui troublent quelques états de l'Europe; j'essaie de découvrir le remède et de l'indiquer à ceux qui peuvent l'appliquer. La matière que je traite me paraît intéresser tous les hommes, les rois autant que les peuples. Les progrès de l'esprit humain que la nature, irrésistible dans sa marche, a amenés, malgré tous les obstacles, la fatale expérience du passé, les craintes qu'inspire l'avenir nécessitent des changemens dans les lois et les gouvernemens. L'opinion qui gouverne le [4] monde les prépare depuis long-temps. Si les rois étaient aussi éclairés que les hommes instruits de leur siècle, ils éviteraient les secousses, et dirigeraient eux-mêmes la civilisation de leurs peuples. Ils le devraient par zèle pour leur conservation et leur intérêt, quand même ils n'y seraient pas excités par l'amour de l'humanité et de leur devoir; mais par une fatalité funeste, ils sont loin en arrière des lumières de leur siècle. Nés pour le trône, ils ont peu communiqué avec le reste des hommes; leur éducation ne leur a donné que de fausses idées suggérées par des flatteurs ou des artisans du despotisme: la vérité ne peut parvenir jusqu'à eux; et, s'il arrive une révolution, la veille de la destruction de leur puissance, ils auront lu dans les journaux des éloges flatteurs, des adresses sollicitées ou commandées par leurs ministres; ils auront entendu autour de leur palais les applaudissemens de quelques groupes soldés; ils auront vu prosternés à leurs pieds les lâches courtisans qui, dans quelques heures, doivent les abandonner pour chercher une nouvelle idole.
[5]
Si quelques ministres ou quelques esclaves titrés lisent ces pages, ils me jugeront trop hardi d'avoir osé traiter une matière qui, disent-ils, est totalement étrangère à celui qui doit se tenir dans la basse région de l'obéissance, et ne pas se permettre de juger les institutions et les actes de l'autorité: mais ne suis-je pas homme? n'ai-je pas souffert des erreurs de nos gouvernemens et du vice de nos institutions? ne serai-je pas encore enveloppé dans les malheurs qui nous menacent? Je suis instruit par l'expérience du passé, je crains l'avenir; je le vois arriver couvert d'une teinte sombre; je le montre à mes semblables, à mes compagnons d'infortune; je voudrais persuader aux rois et aux ministres de conjurer l'orage; voilà pourquoi j'écris.
EN lisant l'histoire on trouve à chaque page des descriptions de guerres et de [6] combats. Presque tous les hommes dont la mémoire est parvenue jusqu'à nous, sont des conquérans qui ont ravagé la terre et massacré leurs semblables. Pour un Confucius, un Minos, un Solon, on trouve cent monstres titrés du nom de héros, qui ont saccagé des villes, ravagé des campagnes, et semé au loin la terreur et la mort. Les hommes sont-ils donc destinés à se battre éternellement les uns contre les autres? Les nations ne pourront-elles jamais vivre en paix; et cette espèce d'animaux qui ose se dire exclusivement raisonnable, serait-elle la seule qui s'entregorgerait sur la terre, malgré sa raison qu'elle met toujours en avant pour établir sa supériorité?
Le lion farouche parcourt en despote les sables brûlans d'Afrique; il déchire, pour satisfaire ses besoins, les animaux d'une espèce différente, mais il épargne le lion son pareil; le tigre ne dévore pas le tigre; l'aigle, qui plane dans les airs, porte son œil perçant dans les plus sombres forêts, il fond sur sa proie, mais il respecte le nid et la famille de l'aigle son voisin. L'homme social, l'homme [7] perfectionné par des institutions qu'il ose vanter, tantôt comme un don de la divinité, tantôt comme la plus belle des conceptions, l'homme s'arme contre l'homme son semblable; il va l'attaquer dans des pays lointains, incendie ses villes, ravage ses campagnes et le réduit à une misère désespérante. Est-ce donc à la nature qu'il faut attribuer cet excès de férocité? Aurait-elle été plus ingrate pour l'homme que pour les autres animaux? Cette fureur ne serait-elle pas au contraire le fruit amer de nos institutions et de nos gouvernemens qui nous dépravent et qui nous divisent?
Je conçois que des tribus de sauvages se fassent la guerre pour s'approprier la pêche d'un lac, la chasse d'une forêt: ils sont placés entre la guerre et la famine, ils doivent se battre ou périr. Mais nous, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Espagnols, Russes pourquoi nous faisons-nous la guerre? La nature nous a donné à tous de quoi satisfaire abondamment nos besoins: elle nous a donné même des moyens d'échange pour augmenter mutuellement nos jouissances, et [8] pour établir entre nous des rapports d'harmonie et d'attachement; nous aimons tous les sciences, les arts; nous nous communiquons nos idées et nos découvertes; nous lisons et nous admirons les mêmes auteurs; la même philosophie circule secrètement de Cadix jusqu'à Pétersbourg, de Naples jusqu'à Londres; d'où viennent donc les guerres qui nous divisent et qui font notre malheur?… Elles viennent de l'ambition de ceux qui nous gouvernent, elles viennent, de notre asservissement. La nature indignée punit les peuples de s'être laissés abrutir par le despotisme; elle semble leur dire:
« Espèce dégénérée et abrutie, je vous avais tous également dotés, et vous avez renoncé à l'égalité dans laquelle je vous avais placés; je vous avais donné une loi naturelle, vous l'avez oubliée; vous avez abandonné la vérité pour suivre l'erreur; je vous avais donné la justice pour vous gouverner, vous l'avez chassée, et vous avez établi le despotisme sur son trône! Vous serez punis pour avoir quitté la route que je vous avais tracée. Les hommes que vous vous êtes donnés pour maîtres vous enchaîneront; ils [9] vous dépouilleront du fruit de vos travaux et de votre industrie; ils vous armeront les uns contre les autres, vous vous égorgerez mutuellement pour leur ambition; ils vous abrutiront sous leur despotisme; ils vous mépriseront; ils ne vous laisseront que le partage honteux de servir leurs goûts et leur fureur. Ils vous précipiteront sans cesse dans de nouveaux malheurs, jusqu'à ce que vous assuriez la marche de la civilisation qui, dès son origine, a pris une fausse route; jusqu'à ce que vous ayez mis des lois justes, fondées sur votre nature, à la place de la volonté arbitraire d'un homme qui vous divise au lieu de vous réunir, qui vous trompe pour vous asservir, et qui vous traite enfin comme des troupeaux qu'il dépouille et qu'il égorge à sa volonté. »
NOUS sortons à peine d'une guerre [10] sanglante qui avait embrasé l'Europe, que de nouveaux nuages s'amoncèlent, que de nouvelles guerres se préparent. Elles seront aussi désastreuses, aussi terribles pour les peuples que la guerre dernière. Les souverains par une funeste expérience, ont appris à mettre en jeu tous les bras de leurs sujets. Dans les derniers siècles, ils soutenaient leurs querelles avec des troupes de dogues à figure humaine qu'ils appelaient soldats, et qui se vendaient pour ce métier ingrat et honteux; mais aujourd'hui ils armeront tous nos enfans. Nous n'aurons plus la douce espérance qu'ils pourront soutenir notre vieillesse; leurs mains ne fermeront pas nos paupières; ils finiront leurs jours loin de nous, sur des champs de bataille ou dans des cloaques pestiférés qu'on appelle hôpitaux; ils succomberont de fatigue ou de froid, et leurs corps dispersés resteront sans sépulture, exposés dans les champs ou sur les routes; ils seront la proie des animaux carnassiers.
Jadis les peuples ne risquaient dans la guerre qu'une partie de leur fortune; lorsque les souverains ne pouvaient plus trouver [11] dans leurs états l'argent nécessaire pour l'alimenter, ils faisaient la paix, ou plutôt une trêve qui laissait à leurs sujets le loisir d'amasser par leur travail et leur industrie de nouvelles richesses, qu'ils devaient leur arracher un jour pour alimenter une nouvelle guerre. La faiblesse des armées ne permettait pas de faire de grandes invasions, les coups se portaient sur les frontières; quelques lisières de pays étaient, à la vérité, impitoyablement dévastées; mais les revers et les succès ne faisaient perdre ou gagner que quelques milles de terrain.
Aujourd'hui des armées innombrables pénètrent dans le cœur des états; pour subsister, elles pillent tout sur leur passage, laissent derrière elles de vastes déserts couverts de cadavres, de débris et de cendres. Les femmes, les vieillards, les enfans dispersés, n'ont pour refuge que les antres des forêts; et lorsqu'après le passage du torrent dévastateur, ils sortent de leur retraite pour chercher leur habitation, ils ne trouvent plus que des ruines fumantes, un air pestiféré par l'exhalaison des immondices que [12] laissent après elles les armées nombreuses.
Peuples de l'Europe; tels sont les malheurs qui vous menacent, telle est la perspective effrayante qui se présente devant vous. Je cherche en vain quelque lueur d'espérance; l'avenir me paraît sombre et sinistre. Le seul remède contre ces maux, ce serait de donner à la civilisation une marche naturelle, de remplacer le joug arbitraire des princes par celui des lois; il n'y a que des peuples libres qui puissent vivre en paix. Lorsque tous les peuples auront adopté le gouvernement représentatif, et qu'ils auront une grande part dans leur législation, alors seulement les nations seront susceptibles de civilisation, alors elles pourront se lier entre elles par le code du droit des gens, alors l'Europe ne formera plus qu'une même famille, une seule confédération.
Avant d'unir les nations par des lois justes et égales, il faut que les hommes qui composent des nations n'obéissent eux-mêmes qu'à des lois justes et égales, fondées sur la nature et sur le vrai but de la civilisation. Aussi long-temps qu'ils seront soumis [13] à des lois arbitraires, quel espoir y a-t-il que les souverains veuillent se soumettre au code du droit des gens! Voudront-ils reconnaître entr'eux l'égalité qu'ils ne veulent pas admettre parmi leurs sujets! Le fort voudra-t-il être juste envers le faible! Renonceront-ils à leurs projets d'ambition! Changeront-ils enfin de nature? Non, qu'on ne se livre pas à cet espoir. Ce ne sont pas les peuples qui veulent la guerre, ce sont les rois. Eh! que leur importe que leurs maîtres soient vainqueurs ou vaincus, en sont-ils moins malheureux? Une province ajoutée au royaume leur procure-t-elle quelque diminution d'impôts? La gloire, les triomphes, les monumens, sont-ils destinés à flatter l'orgueil des sujets, ou celui des princes? Ceux-ci triomphent quand les autres ont acheté la victoire aux dépens de leur fortune et de leur sang; ils augmentent leur luxe et leurs dépenses, quand les peuples obérés se traînent dans la misère.
[14]
UN guerrier philosophe qui aurait eu dans ses mains la puissance de Napoléon aurait établi la civilisation de l'Europe sur ses véritables bases. Il eût introduit des institutions sociales et des lois bienfaisantes par-tout où il a porté ses armes dévastatrices; au lieu de présenter de nouveaux fers aux peuples, il leur aurait donné la liberté. Premier magistrat de la nation française, il n'aurait pas usurpé le pouvoir absolu, il eût au contraire employé sa puissance à la rendre libre. Arrivé sur le Niémen, ce guerrier philosophe aurait proclamé la liberté de l'Europe et lui aurait donné le code du droit des nations; il aurait assigné aux peuples les limites que la nature, les mœurs et leurs intérêts semblent avoir tracées; ils ne les aurait pas traités comme de vils troupeaux qu'on livre à des bergers pour les tondre et les égorger. [15] Il me semble entendre ce bienfaiteur de l'espèce humaine adressant ce discours aux peuples et aux rois:
« Peuples, rois de l'Europe, vous m'avez vu, jusqu'à ce jour, les armes à la main, répandre par-tout la mort et l'effroi; vous avez cru que j'étais un conquérant avide de pouvoir et de vaine gloire; vous m'avez comparé à ceux, qui, avant moi, ont ravagé la terre et n'ont laissé après eux qu'un nom abhorré; mais vous m'avez mal jugé. J'ai voulu acquérir, par la force des armes, la puissance de commander à l'Europe, non pour l'asservir, mais pour la rendre libre. Je vous ai fait la guerre pour établir un système de paix durable. J'ai formé le vaste et utile projet d'asseoir la civilisation de l'Europe sur ses véritables bases. L'art de l'imprimerie a éclairé les peuples, il leur faut une autre législation; le commerce les a rapprochés; il faut les réunir par le code du droit des gens: que la justice gouverne les nations comme les particuliers; que désormais il n'y ait plus de guerre entre nous; que les peuples aient une grande part dans [16] leur législation, ils se soumettront de bon cœur aux lois que leurs représentans leur auront données: ils seront contens et tranquilles: les rois seront plus affermis sur leurs trônes; ils auront le pouvoir de faire le bien et non celui de faire le mal. Chaque peuple doit avoir le choix de son association politique, de ses lois, de son gouvernement. La nature semble avoir distribué les fleuves et les mers pour que les nations participent également aux avantages du commerce maritime. Si quelqu'un ose nous disputer nos droits, qu'il soit déclaré l'ennemi de l'Europe. »
Une telle conduite eût excité l'admiration des peuples, et le guerrier philosophe aurait été proclamé le bienfaiteur de l'Europe. Mais les évènemens ont été bien différens. Napoléon abusant de son pouvoir s'est attiré la haine de toutes les nations qu'il opprimait; il a été vaincu, et sa puissance s'est dissipée comme une ombre.
[17]
L'ÉCROULEMENT de l'empire de Napoléon doit faire naître de nouvelles discordes. Les limites des anciens états avaient disparu; les intérêts de plusieurs peuples s'étaient confondus. Chacun veut aujourd'hui se saisir de ce qu'il regarde comme ses anciens domaines: les plus forts veulent usurper sur les plus faibles: des rois chassés ou détrônés réclament leur ancien trône, qu'ils appellent l'héritage de leurs pères: les nouveaux souverains qui s'étaient détachés de Napoléon, veulent se maintenir. Les Anglais veulent avoir un vaste état sur le continent; ils veulent conserver exclusivement la souveraineté des mers et les avantages du commerce; ils font la guerre à leurs frères d'Amérique, parce que ceux-ci veulent jouir des droits que la nature paraît avoir donnés à tous les peuples. Dans cet état de choses, peut-on espérer la paix? Les [18] grandes puissances continentales accorderont-elles à l'Angleterre le domaine des mers et le commerce exclusif? Mais, dans ce cas, la puissance anglaise ne leur sera ni moins onéreuse, ni moins funeste que ne l'était celle de Napoléon. Peut-on se flatter que l'Angleterre renoncera à ses prétentions? Mais comment pourrait-elle soutenir son crédit et payer les intérêts de sa dette énorme?
D'ailleurs, a-t-on jamais vu qu'une puissance renonçât à ses avantages quand elle est à l'abri de toute atteinte? Si la guerre s'allume entre l'Angleterre et les souverains du continent, la première aura pour elle toute l'Italie. Le roi de Naples ne peut se maintenir qu'en s'unissant à elle. Gênes est entre ses mains; Corfou est occupé par une garnison anglaise. Les peuples de la Lombardie, mécontens, s'insurgeront quand elle voudra. Dans cette partie de l'Europe une armée de cent mille hommes combattra pour sa cause. Elle peut facilement mettre dans ses intérêts la Suède et le Dannemarck. Une armée prête à agir est rassemblée en Hollande et dans les Pays-Bas. La Turquie ne peut se maintenu [19] en Europe que par son alliance; les Turcs s'armeront encore avec elle. En Espagne, elle soutiendra le parti des cortès, et organisera la guerre civile. En France… ! Rois de l'Europe, vous redoutiez la puissance de Napoléon, vous l'avez renversé; mais votre situation n'en est pas devenue meilleure: vous n'aurez fait que changer de domination. Votre union seule pourrait vous sauver; mais elle est impossible; l'opinion est trop divergente et les intérêts trop divisés. Il n'y a que des peuples libres qui puissent se former en confédération. L'Angleterre aura le moyen de corrompre les ministres des souverains; elle divisera leurs intérêts; les armera les uns contre les autres; nous nous battrons sur le continent; nous nous appauvrirons, tandis qu'ils seront tranquilles dans leur île et qu'ils s'enrichiront. Les peuples tomberont dans le désespoir; ils ne verront d'autre remède à leurs maux que la révolte; ils seront poussés vers la liberté par l'excès de leur misère, et ils obtiendront, par les horreurs d'une révolution, ce que leurs souverains auraient dû leur [20] remettre par prudence et même par intérêt. Ce n'est donc que de l'excès de leur misère et de leur désespoir que les peuples peuvent attendre leur régénération sociale et la paix. O misérable condition de l'espèce humaine! le bien ne peut donc naître que de l'excès du mal!
L'Angleterre, si elle était bien inspirée, et si elle sentait ses véritables intérêts, se mettrait à la tête de la confédération de l'Europe; elle se réunirait franchement à la France, qui vient d'adopter une partie de ses institutions; aux Etats-Unis d'Amérique, qui sont libres comme elle, et qui sont ses enfans; à la Hollande, aux Pays-Bas, à la Suède, à la Norwége, à l'Italie, et à tous les peuples de l'Europe qui voudraient être libres et se soumettre aux lois de la [21] confédération: elle devrait renoncer à son égoisme exclusif, et consentir à partager avec tous les peuples unis les avantages du commerce et des colonies. L'Angleterre éviterait par-là les malheurs que pourraient faire tomber sur elle les nations du continent, poussées par ses vexations, ses injustices et son affreuse politique, qui ne peuvent manquer de l'isoler un jour et de la séparer entièrement du reste, de l'Europe. Mais peut-on espérer qu'elle changera tout-à-coup de conduite? Cependant qu'elle pèse bien ses intérêts; et, portant ses regards sur ce qui vient de se passer, qu'elle examine le sort qu'a obtenu Napoléon pour avoir tenté de vexer et d'opprimer l'Europe; et qu'elle tremble pour sa destinée future, si elle ne sait pas être juste et généreuse. Si au contraire elle renonce au projet insensé de dominer les mers, de s'emparer de toutes les branches du commerce et de souffler la guerre en Europe par là seule vue de son intérêt, si elle veut être juste et généreuse, elle mérite l'honneur et la gloire de se placer à la tête des peuples libres confédérés; elle est la plus riche, la [22] plus puissante, la plus industrieuse; elle étend au loin ses relations: c'est elle qui a créé la véritable liberté en Europe, qui a perfectionné le système représentatif et calculé l'action des divers pouvoirs du gouvernement. Elle est libre depuis un siècle; tandis que les Français sont encore des enfans qui se traînent entre la liberté et le despotisme. Cette vérité est dure pour la nation; mais elle est trop évidente pour qu'on puisse la dissimuler.
Les papes et les jésuites ont osé entreprendre autrefois de réunir les nations par le lien de la religion, et de gouverner le monde par la théocratie: ils commandaient à l'opinion des nations chrétiennes, et l'opinion commandait aux rois. Mais ce lien, fondé sur la superstition, ne pouvait exister plus long-temps qu'elle. Luther le [23] rompit, et le progrès des lumières a renversé tous ses appuis. Ainsi doivent tomber toutes les institutions qui ne sont pas fondées sur l'utilité réelle des peuples. Sous un pareil gouvernement les hommes auraient vécu en paix, comme des troupeaux de montons que des bergers font paître tranquillement, mais qu'ils tondent et qu'ils égorgent à volonté. Les peuples, abrutis par l'ignorance et la superstition, aurait traîné leur existence dans la misère au milieu des fantômes et des terreurs, sans activité, sans industrie, n'espérant de bonheur que dans la vie future. D'ailleurs, un pareil système ne pouvait s'adapter qu'aux peuples de la religion romaine, et la civilisation doit s'étendre sur tout le globe.
Henri IV avait formé le projet de réunir l'Europe; la mort l'enleva avant qu'il en eût tenté l'exécution. Il n'aurait pas réussi, parce qu'une confédération de rois est impossible, et qu'elle ne peut avoir lieu qu'entre des peuples libres qui ont un gouvernement représentatif, et qui peuvent, par ce moyen, établir hors d'eux un centre de gouvernement général [24] représentatif qui, réunissant les vues particulières, n'ait lui-même que des vues générales.
Après ce bon roi, ont paru deux ambitieux qui ont voulu fonder la monarchie universelle; l'un est Louis XIV, l'autre Napoléon. Le premier paya son extravagance par l'humiliation de la fin de son règne: il laissa la France épuisée, et mourut sans être regretté. On sait quel sort a eu Napoléon. Les malheurs qu'il a attirés sur la France se feront sentir pendant long-temps.
Toutes les puissances de l'Europe discutent dans ce moment leurs intérêts respectifs: quel sera le résultat de leurs discussions? Pourra-t-on parvenir à s'entendre et à tomber d'accord? Chacun sans doute discutera ses intérêts particuliers, et aucun ne présentera des vues générales. La Russie, l'Autriche, la Prusse s'aggrandiront, chacune [25] selon leur-convenance; l'Angleterre obtiendra sur le continent ce qu'elle désire pour elle et pour la Hollande, qui n'est, à proprement parler, qu'une province anglaise. Le sort de la France est décidé. L'Espagne n'a rien à demander. Les intérêts des petites puissances pourront exciter quelques discussions; on finira par les fixer. Mais les puissances continentales ne voudront-elles pas obtenir la liberté du commerce et des mers, et ne sera-ce pas une pomme de discorde entre l'Angleterre et les puissances du continent?
Si on accorde à l'Angleterre la suprématie des mers, et par conséquent le commerce du monde, cette île, peuplée d'hommes libres, est la souveraine du globe, et toutes les autres nations ne sont que ses esclaves et les instrumens de sa fortune. Elle les divisera à son gré, les armera les unes contre les autres, selon ses intérêts, pour les affaiblir et les dominer.
Si l’Angleterre, ne voulant abandonner aucune de ses prétentions maritimes, s'attire la guerre, elle sera attaquée dans ses [26] possessions du continent. Pour se défendre, elle formera des alliances; mais quels alliés pourra-t-elle avoir? Elle aura l'Italie, la Suède, la Norwége, le Dannemarck, le Hanovre, les Pays-Bas et la Turquie. Elle peut avoir trois grandes armées sur le continent; elle n'a rien à craindre de la France ni de l'Espagne; elle peut même ne laisser à ces deux puissances que le choix entre son alliance et la guerre civile. Je ne chercherai pas à mettre au jour quels moyens elle pourrait employer; ils sont assez connus pour que je m'abstienne de les indiquer.
SI la guerre vient à éclater entre l'Angleterre et les puissances du nord, l'intérêt de la France et de l'Espagne est de s'allier à l'Angleterre; mais cette alliance ne peut être durable et avantageuse à ces deux nations qu'autant qu'elle serait fondée sur une [27] çonfédération qui aurait pour base la justice, l'égalité, la modération, et le partage des avantages du commerce et des colonies. Cependant comme une confédération ne peut exister qu'entre des peuples libres, il faut que l'Espagne adopte une constitution rapprochée de la constitution anglaise. La France a déjà à-peu-près une constitution semblable. Il ne s'agit pour elle que de la suivre et de la maintenir. En prenant ce parti, la France se releverait de son affaissement; elle reprendrait ses limites du Rhin jusqu'aux frontières des Pays-Bas, les germes de dissension se détruiraient insensiblement, nous nous occuperions de commerce et d'établissemens coloniaux. Les partisans de la liberté ne craindraient plus l'empiétement de l'autorité absolue, et nous verrions s'ouvrir devant nous un vaste horizon pour donner un libre cours à l'activité nationale. La philosophie et la liberté de la presse ne seraient plus la terreur du gouvernement; l'une dirigerait la marche de la civilisation, qui doit s'étendre peu à peu sur le globe; l'autre, en donnant un libre essor à toutes [28] les idées, éclairerait le gouvernement et lui ferait connaître l'opinion publique que la législation doit toujours suivre de près.
IL n'y a que des peuples libres qui puissent se réunir en confédération: il faut encore qu'ils aient des constitutions analogues pour qu'ils puissent procéder, d'une manière uniforme, à la création du gouvernement central qui doit les tenir réunis. Je ne m'étendrai pas sur la forme que l'on doit donner à ce gouvernement ni sur le mécanisme de sa constitution; je me bornerai à dire qu'il doit être représentatif, et de même nature que les gouvernemens particuliers de chaque état confédéré. Il doit avoir la puissance de tous les états, et n'en avoir aucune d'exclusivement propre. Il doit être placé de manière à n'avoir d'autres vues que l'intérêt général de la confédération. Les états particuliers ne doivent [29] disposer que de la force nécessaire pour faire leur police. Les lois intérieures et administives de chaque état doivent être réglées par les gouvernemens particuliers. Les affaires générales doivent être réglées par le gouvernement général. Il devrait être, sous plusieurs rapports, semblable au gouvernement des Etats-Unis d'Amérique.
LE but de la confédération doit être l'union, la paix, le bonheur, la prospérité de tous les états confédérés; car ce sont là les motifs qui sont cause de sa formation. Mais le gouvernement général doit avoir encore d'autres vues, telles que le commerce du monde, la civilisation du globe et les colonies.
Le commerce du monde peut seul entretenir l'activité, amener la richesse, faire fleurir les arts, étendre la civilisation en établissant des relations avec tous les peuples. Les colonies peuvent peupler les parties du [30] globe qui sont encore désertes. Elles sont nécessaires pour faire écouler le surcroît de population qui résulte infailliblement de la liberté des peuples; car, voyez l'Angleterre depuis près d'un siècle que cette île jouit de la liberté, sa population s'est accrue de plusieurs millions, malgré les guerres continuelles qu'elle a soutenues, malgré les pertes de la mer. Elle a peuplé les Etats-Unis d'Amérique, le Canada, plusieurs points sur les côtes d'Afrique, les côtes de l'Inde, depuis les bouches de l'Indus jusqu'au Bengale. Elle a plusieurs colonies en Amérique et des établissemens sur les côtes d'Afrique et d'Europe.
La guerre ne doit pas être le métier des peuples libres unis; ils ne doivent la faire que pour leur défense.
La confédération devrait s'occuper des grands travaux d'une utilité générale, établir les grandes communications, ouvrir des canaux, couper des isthmes, jeter des colonies au milieu des peuples barbares, pour hâter la civilisation et étendre les relations du commerce: tel devrait être le grand but d'une confédération de peuples libres.
[31]
EN lisant l'histoire, on trouve que tous les peuples libres ont prospéré et que les gouvernemens despotiques ont dépeuplé la terre. L'Angleterre, libre depuis un siècle, a porté sa richesse et sa puissance au plus haut degré. Une population de treize millions d'hommes, qui n'occupe qu'un point sur le globe, est maîtresse du commerce du monde et dicte des lois à l'Europe. L'Amérique est libre depuis trente ans; et, dans cet intervalle, sa population s'est plus que triplée. Elle est riche et puissante et joue un grand rôle parmi les nations. La Hollande libre a pu lutter autrefois contre touts les forces d'Espagne, et contre Louis XIV qu'elle humilia. Peuples asservis, admirez le pouvoir de la liberté, et dites à vos maîtres: Pourquoi ne sommes-nous pas libres? nous serions riches et heureux!
Mais d'où vient que la liberté a tant d'influence sur la prospérité et la puissance des [32] états? C'est que les peuples ne se multiplient que lorsqu'ils sont riches et heureux; et ils ne le deviennent que quand leur propriété et leur liberté individuelle est protégée par les lois et à l'abri des caprices de l'arbitraire.
Les peuples libres sont puissans, parce qu'ils ont une grande part dans le gouvernement; que les lois sont censé être l'expression de la volonté générale; parce que l'autorité du gouvernement étant appuyée par l'opinion de tous, peut employer la force de tous.
Dans une monarchie absolue la législation n'a d'autre force que celle qu'inspire la crainte. Les peuples peuvent être soumis, mais ils sont sans énergie, sans patriotisme. Il leur est défendu de s'occuper de la prospérité de l'Etat: obéir et se taire c'est le devoir qu'on leur prescrit. Si les lumières et les connaissances pénètrent parmi le peuple, et qu'il vienne à apercevoir les vices du gouvernement, alors on voit naître le mécontentement, l'esprit de révolte et de sédition; l'Etat se divise; le gouvernement est obligé d'employer un partie de la puissance publique [33] pour contenir l'autre; il ne lui reste plus de force pour sa défense extérieure. S'il est attaqué, il est vaincu.
C'est par ces raisons qu'on explique pourquoi les peuples libres de la Grèce purent résister autrefois aux attaques des rois de Perse, pourquoi la Hollande put résister aux forces d'Espagne, la Suisse aux forces autrichiennes; pourquoi, au commencement de la révolution, la France a pu résister à toutes les puissances de l'Europe; par quelles causes Napoléon a pu faire de si glandes conquêtes, et par quelle cause il est tombé si vite lorsqu'il n'a plus été soutenu par l'opinion dû la France et la volonté générale. Si les rois méditaient bien l'histoire, ils préféreraient le règne des lois au règne de l'autorité absolue.
ON a parlé d'une confédération des princes du continent, qui aurait pour but la garantie [34] mutuelle de leurs états contre toute attaque étrangère, et celle de leur trône contre les séditions et les révolutions des peuples. Mais quelle est la force qui ferait exécuter les réglemens de cette confédération? Les rois établiraient-ils un roi au-dessus d'eux pour en être le chef? Mais ce roi serait sans doute le plus puissant d'entre eux; il aurait toujours son intérêt particulier en vue, et il serait bientôt le maître des autres. D'ailleurs, une pareille monstruosité préparerait leur ruine; les peuples n'y verraient qu'une coalition contre eux. Un tel projet est trop révoltant et trop réprouvé par l'opinion du siècle. Quoi! si le roi de France traitait les Français de rebelles, parce que ceux-ci demanderaient le maintien de la constitution, des cosaques viendraient, la lance en avant, faire la police dans Paris et dans toute la France! Des esclaves viendraient river nos fers! Et si les paysans russes voulaient un jour devenir des hommes, une armée française irait les égorger chez eux! Si les janissaires faisaient tomber la tête du Grand-Seigneur, une croisade de toute l'Europe irait venger cet [35] assassinat! Le roi très-chrétien s'engagerait à maintenir en Prusse la religion de Luther! Si une bulle du pape était rejetée en France par l'opinion, contre le vœu du roi, un prince de Prusse viendrait la publier à la tête d'une armée de luthériens! Une armée ottomane irait soutenir l'inquisition en Espagne!
Je n'en dirai pas davantage pour prouver le ridicule d'une pareille association; d'ailleurs, dans cette hypothèse, les souverains n'observeraient pas plus fidèlement leurs traités qu'ils ne l'ont fait jusqu'à ce jour.
Cependant, quels que soient les évènemens, la France ne doit pas s'allier à l'Angleterre? si elle n'est admise au partage du commerce et des colonies; et ce n'est point par dos traités ordinaires qu'elle peut en avoir la garantie, ce n'est que par l'établissement d'une [36] confédération de peuples libres. Sans cela, l'Angleterre, suivant sa politique trompeuse, pourrait se servir des armes de la France contre les autres puissances du continent, et refuser de tenir ses promesses si son intérêt le lui conseillait; car quel moyen aurait-on de l'y contraindre? Elle est isolée, hors d'atteinte; elle a des forces de mer supérieures à celles du monde entier. Le faible ne peut avoir de garantie contre le fort, quand il n'est pas appuyé par une puissance intermédiaire chargée de faire observer la justice.
Mais si l'Angleterre, ne voulant pas consentir à l'établissement de la confédération, vient à avoir la guerre sur le continent, quel parti doit prendre alors la France?
Elle doit ménager avec la plus grande attention les parties belligérantes, sans prendre part à leurs querelles, travailler à restaurer ses finances, munir ses arsenaux, garnir ses places fortes, établir un mode de recrutement favorable à la formation d'une armée nationale, préparer des forces imposantes, et attendre l'occasion favorable pour entrer [37] en lice. Mais ce qui lui importe le plus, c'est de rallier tous les partis et de former un esprit public.
Mais pourquoi sommes-nous divisés, pourquoi n'avons-nous pas d'esprit public? Les ministres doivent le savoir mieux que nous. Il faut avoir émigré pour avoir suivi la ligne droite; c'est-à-dire, que les émigrés seuls ont fait leur devoir, et que dans le reste de la nation il ne se trouve que des séditieux. La liberté de la presse mettait au jour des vérités importantes: on établit la censure; et pour prouver qu'elle est dans l'esprit de l'ordonnance de réformation, on nous dit que prévenir et réprimer sont synonymes. Pouvait-on pousser à ce point le mépris et l'injure? Le gouvernement de Napoléon, était détesté à cause de son despotisme; mais ce qu'il faisait par violence, on l'a fait, depuis sa chute, par adresse. Il serait trop long de rapporter ici tous les actes du ministère qui ont choqué l'opinion; ils sont si nombreux, qu'il faudrait être aveugle pour ne pas s'apercevoir qu'on nous ramène à la monarchie absolue, et qu'on fait le procès à la révolution, c'est-à-dire, à la [38] masse de la nation qui l'a faite; car elle n'est pas, comme on veut le faire croire, l'ouvrage d'une poignée de factieux. Ne serait-ce que quelques factieux qui auraient vaincu toute l'Europe armée contre la liberté de la France? Toute la noblesse française aurait donc lâchement fui devant quelques séditieux, en abandonnant le roi; et elle serait allée, outre Rhin, se joindre à des prussiens et à des allemands pour venir avec eux soumettre une poignée de mutins.
Mais j'en ai dit assez. Pour faire cesser le mal, il faut en détruire la cause. Que les ministres la recherchent, qu'ils consultent l'opinion publique, et qu'ils la suivent; alors le mal sera bientôt réparé; et les Français unis ne formeront plus qu'une même famille, dont le roi sera aimé comme un bon père qui traite bien tous ses enfans, sans aucune distinction; car les préférences marquées divisent l'état comme elles divisent les familles.
La France réunie sous les Bourbons et guidée par la vraie politique, celle qui tend à rapprocher les peuples et à les rendre heureux, pourrait encore prétendra un jour à la [39] gloire immortelle de se mettre à la tête de la confédération européenne, qui seule peut entretenir la paix et préparer la civilisation de tout le globe.
J'AI fait connaître la cause des guerres qui désolent l'Europe depuis tant de siècles; j'ai démontré qu'elle existe dans la forme de nos gouvernemens et dans l'autorité absolue des rois; qu'elle provient de l'état de nature dans lequel sont encore placés les peuples, qui n'ont entr'eux aucune règle de justice, et dont les différens se vident par la violence et la force.
Cet état ne peut changer que par la réforme des gouvernemens et par un grand plan de civilisation qui tienne les nations réunies; et il n'y a qu'une confédération européenne qui puisse atteindre ce but. Cet établissement merveilleux et bienfaisant qui maintiendrait le bonheur et la paix parmi les [40] peuples, et qui répandrait promptement la civilisation sur tout le globe, doit rencontrer l'opposition de tous les souverains. Comment peut-on espérer que leur volonté arbitraire et orgueilleuse se soumette au joug de la justice et de la législation?
Si Napoléon, enfant de la révolution française, n'avait pas été entraîné par son ambition, s'il avait connu ses véritables intérêts, s'il avait été humain, il aurait régénéré l'Europe et soumis les nations à la grande civilisation qu'elles doivent atteindre un jour, mais qui probablement ne sera enfantée que par la misère et le désespoir des peuples.
On n'ose se flatter que l'Angleterre, qui est la seule capable d'opérer ce grand œuvre, veuille renoncer à son égoïsme, à sa fausse politique, et à l'avantage que lui donne, en quelque sorte, sa position de pouvoir être injuste impunément, pour partager avec d'autres peuples ce qu'on ne peut espérer de lui arracher. Préparons-nous donc à des nouvelles guerres; ne soyons pas effrayés des évènemens malheureux que l'avenir nous laisse entrevoir, puisqu'il est décidé qu'il n'y a de [41] remède que dans l'excès de la misère et du désespoir.
Que les écrivains du siècle s'attachent à répandre dans l'opinion les idées qui doivent un jour réunir les peuples de l'Europe, et qu'ils leur montrent le port où ils seront en sûreté lorsqu'un vent favorable leur permettra de s'y réfugier.
[1] Article communiqué.
Charles Dunoyer, "Des Révolutions en général, et des révolutionnaires actuel” Le Censeur T.3 (Dec. 1814), pp. 42-65.
Il est pour les peuples deux situations extrêmes qui semblent également déplorables; l'une est celle d'un peuple absolument stationnaire; l'autre, celle d'un peuple tout-à-fait en révolution. L'immobilité du premier est ordinairement un signe certain qu'il est retenu dans les chaînes du despotisme et de la superstition. Les mouvemens convulsifs du second indiquent assez qu'il est livré à tous les désordres de l'anarchie. Le premier a des mœurs fixes et une physionomie qui lui est propre; mais il se mêle ordinairement à ses mœurs beaucoup de préjugés funestes, et sa physionomie offre toujours quelques traits grossiers ou bizarres. Le second n'a point de préjugés; mais il n'a pas même de mœurs, et son caractère n'offre rien de solide. L'un [43] tient fortement à ses usages les plus puérils, à ses pratiques les plus superstitieuses; l'autre ne tient pas même aux maximes les plus fondamentales de l'ordre social; l'un est aveuglément entraîné par l'habitude; l'autre ne cède qu'au mouvement déréglé de ses passions. Tous deux, au reste, sont excessivement misérables, et souvent l'on ne saurait dire quel est le plus digne de pitié.
Le parallèle que nous venons de tracer indique déjà ce qu'il faut penser des révolutions. On voit qu'un peuple peut se trouver aussi à plaindre dans un état absolu de repos qu'au sein d'une anarchie complète. Ces deux situations ont même entr'elles une grande analogie, et les révolutions extrêmes sont une suite assez naturelle de l'extrême servitude. Si jamais il se fait une révolution dans les gouvernement de l'Asie, il est assez probable qu'elle s'opérera avec une grande violence et qu'elle bouleversera tout.
Il n'est pour les peuples qu'un moyen de prévenir les grandes révolutions; c'est de se placer, en quelque sorte, dans un état de révolution permanent et sagement réglé; il [44] n’est pour eux qu'un état de repos véritablement sûr et heureux, c'est celui auquel se mêle une grande et utile activité. Cette proposition a besoin d'être expliquée et réduite à ses justes termes.
Tous les êtres animés naissent avec le désir d'être heureux, et les facultés propres à satisfaire ce désir conservateur de leur existence. Ces facultés, dans tous les animaux, autres que l'homme, dirigées par un instinct sûr, presque à l'instant où ils reçoivent la vie, acquièrent rapidement toute la perfection dont elles sont susceptibles. Dans l'homme, au contraire, ces mêmes facultés se développent lentement et avec peine; mais elles sont susceptibles d'une perfection indéfinie; et comme de nouveaux besoins succèdent sans cesse aux jouissances nouvelles qu'elles procurent, l'homme est constamment sollicité à les exercer, à les étendre, à les fortifier, et il est ainsi conduit par l'attrait du bonheur auquel il ne cesse d'aspirer, à toute la perfection dont il est susceptible.
Ces besoins toujours renaissans de l'homme et cette aptitude à perfectionner les facultés [45] qu'il a reçues du ciel pour les satisfaire, doivent nécessairement entretenir un grand mouvement dans ses idées, faire naître des changemens continuels dans ses goûts, dans ses mœurs, dans ses connaissances; et l'on peut dire que, par sa nature, l'homme est entraîné dans d'éternelles révolutions.
L'objet des institutions sociales est de le placer dans un état où ces révolutions, auxquelles il est poussé par ses besoins, s'opèrent sûrement et sans secousses; dans un état où ses facultés puissent s'exercer, se déveloper et le conduire, par degré, à tout le bonheur et à toute la perfection dont il est capable. Malheureusement cette tâche est loin d'être aisée à remplir; et les lois destinées à régler la conduite de l'homme et à prévenir ces révolutions violentes dans lesquelles l'usage mal réglé de ses facultés pourrait le jeter, sont elles-mêmes sujettes à de continuelles et d'inévitables révolutions. Tout ce que la sagesse des gouvernement peut faire à cet égard, c'est encore de diriger ces révolutions de manière qu'elles s'opèrent lentement et avec le plus de fruit et le moins de violence possibles.
[46]
Or, deux conditions semblent indispensables pour cela. La première, c'est que les institutions sociales soient toujours dirigées au bien-être et à la perfection des peuples pour qui elles sont faites; et la seconde, que les gouvernemens sachent observer et suivie l'impulsion qu'elles impriment à l'esprit humain, et en corriger les défauts à mesure que l'expérience les découvre, ou qu'ils naissent des progrès du temps et des lumières. Toutefois, leur plus grand soin doit être d'apporter dans ces changemens une circonspection et des ménagemens extrêmes; car s'il est un moyen de prévenir les révolutions violentes, c'est sans doute de maintenir la sainte autorité des lois; et rien n'est plus dangereux, en voulant les corriger, que d'en affaiblir l'empire.
Malheureusement tel a rarement été le but et la marche des gouvernemens. On ne peut disconvenir qu'ils n'aient trop souvent méconnu la nature de l'homme et sa noble destination. La plupart semblent avoir considéré les peuples comme des instrumens placés dans leurs mains pour les appliquer aux fins que leur indiquaient leurs passions ou leurs caprices; et les lois qu'ils leur ont données n'ont eu souvent pour objet que de les rendre propres à ces fins particulières, presque toujours opposées à leurs véritables intérêts. Ce n'est pas tout; après avoir donné aux peuples des institutions contraires à leur bonheur, ils ont voulu que ces institutions fussent éternelles; après avoir méconnu l'intérêt des peuples, ils ont aussi méconnu la perfectibilité de l'esprit humain, et ils n'ont voulu tenir aucun compte du progrès des lumières. Ils ont défendu des institutions détestables dans leur principe, avec une ardeur et une opiniâtreté qu'on ne devrait pas mettre à défendre des institutions excellentes par leur objet, mais dont la marche du temps on des circonstances particulières auraient rendu l'utilité douteuse. Ou plutôt après avoir désavoué la raison, dans l'origine, ils n'ont pas pu la reconnaître dans ses progrès, et plus leurs lois avaient d'abord été contraires au but qu'elles auraient dû avoir, plus ils ont dû faire d'efforts pour les mettre à l'abri de toute espèce d'innovation et de réforme. Il [48] a fallu pour cela qu'ils les environnassent d'illusions et de prestiges; et la politique a été une seconde religion, qui a eu ses dogmes, ses mystères, ses articles de foi. Ce n'était pas assez encore; comme des hommes plus éclairés et plus hardis que les autres, pouvaient arracher à certaines institutions le masque religieux dont on les avait affublées pour les rendre sacrées aux yeux des hommes, il a fallu prendre des précautions contre ce qu'ils étaient capables de tenter, et de-là l'inquisition et la censure, institutions monstrueuses, créées dans des temps de violence et de barbarie, pour arrêter les progrès des lumières, ou pour leur donner une direction conforme aux vues particulières des gouvernemens, vues trop souvent contraires aux véritables intérêts des peuples et au perfectionnement de leurs facultés. On sait tous les obstacles que ces institutions ont mis aux progrès des sciences, et la fausse direction qui a été donnée à l'esprit humain sous leur fatale influence. Les erreurs se sont tellement multipliées, elles ont jeté un si affreux désordre dans les idées des [49] hommes, qu'une ignorance profonde eût été mille fois préférable aux fausses connaissances qu'ils avaient acquises, et aurait rendu peut-être moins difficile et moins tardive la découverte des bonnes méthodes et la naissance des véritables sciences.
Cependant tous ces obstacles n'ont pas pu arrêter la marche naturelle de l'esprit humain. Il est parvenu à rompre les barrières élevées par le despotisme et la superstition entre lui et la vérité. Il s'est avancé au milieu des bûchers de l'inquisition et des lazarets de la censure. Alors, à côté des doctrines menteuses, inventées par les gouvernemens pour enchaîner les peuples, il s'est formé des doctrines nouvelles enseignées par la raison et l'expérience, et destinées à placer l'homme dans un état de choses où ses facultés pussent se développer sans effort et sans péril. L'opinion des peuples s'est ralliée insensiblement à cet ordre d'idées; et comme les gouvernemens ont voulu en arrêter la marche au lieu de la diriger et de la suivre, il s'est établi entre eux et l'opinion de tous les hommes éclairés une lutte [50] secrète qui a fini par produire un éclat terrible et d'effroyables déchiremens.
Nous ne nous proposons pas de signaler ici toutes les révolutions violentes qui sont nées, dans divers gouvernemens, des vices de leur constitution, et de la résistance qu'ils ont opposée à des réformes commandées par les progrès des lumières. Nous nous contenterons de dire que telle a été la cause de nos derniers orages politiques. On sait comment la révolution française avait été préparée; comment les anciennes institutions étaient insensiblement tombées dans le mépris, et comment, n'ayant plus aucun appui dans l'opinion des peuples, et n'étant défendues que par l'orgueil et la cupidité de quelques hommes, seuls intéressés à les maintenir, elles ont été renversées avec leurs défenseurs. On sait aussi comment s'était formée la puissance d'opinion qui les a détruites, et à quelles causes reculées se rattache le nouvel ordre d'idées politiques qui gouvernent aujourd'hui la France et l'Europe. Il faut remonter jusqu'à l'invention de la poudre et de l'imprimerie, jusqu'à la découvert [51] de l'Amérique et à la réformation de Luther, pour trouver les causes premières de cette révolution dont le mouvement n'a pu être suspendu depuis. Si elle a produit des secousses violentes, affaibli la morale des peuples, renversé ou ébranlé des trônes, et fait commettre de grands crimes, il ne faut peut-être accuser de ces malheurs que l'orgueil; l'imprévoyance ou la perfidie des gouvernemens qui, au lieu de se rapprocher sagement de ses principes, d'entrer dans les voies de justice et d'humanité qu'elle avait ouvertes, de l'y retenir et de l'y conduire avec prudence et fermeté, ont d'abord fait servir tout ce qu'ils avaient de force et de ruse à arrêter sa marche, et lorsqu'ils ont désespéré de pouvoir s'en rendre maîtres, l'ont précipitée dans tous les écarts qui pouvaient la déshonorer et la rendre odieuse.
Mais il ne faut pas accuser la révolution des crimes de ses ennemis. On ne peut pas plus lui reprocher leurs fureurs qu'on ne peut imputer à la religion les massacres de la St.Barthélemy, et tous les excès auxquels le fanatisme et l'ignorance l'ont fait servir de [52] prétexte. Les nobles et généreux principes de cette révolution n'ont pu être ni déshorés par la démagogie la plus effrénée, ni étouffés par le despotisme le plus violent. Ils ont également triomphé des royalistes et des jacobins, des Robespierre et des Bonaparte; et ils sont tellement établis dans l'esprit des peuples de l'Europe, qu'il faudrait, pour les détruire ou pour suspendre leur influence, exterminer des générations entières. La force et la justice de ces principes est aujourd'hui si généralement reconnue, que tout ce qu'il y a en Europe de princes sages et éclairés sentent la nécessité de céder à leur ascendant, et de consacrer ces maximes contre lesquelles ils s'étaient vainement ligués. Il y a trente ans que le gouvernement français aurait fait brûler par la main du bourreau un livre dans lequel on aurait osé professer les principes de liberté, d'égalité et de tolérance religieuse que consacre la charte constitutionnelle.
L'Europe devra bientôt à la révolution française de l'avoir placée dans la situation la plus propre à prévenir désormais toute [53] révolution violente. C'est une vérité qui doit infailliblement résulter de l'établissement du système représentatif, dans le gouvernement des états qui la composent. Le lecteur verra, dans l'article qui suit immédiatement celui-ci,[1] avec quelle justesse ce système s'adapte à l'étendue des lumières des peuples modernes, et à la faiblesse de leurs mœurs; comment il les fait jouir du seul genre de liberté dont ils soient jaloux et qu'ils soient capables de supporter; comment, en un mot, étant essentiellement dirigé à leur bonheur et au perfectionnement de leurs facultés, et possédant en lui-même le moyen de mettre toujours les lois en harmonie avec l'état actuel de leurs besoins et de leurs lumières, il offre au plus haut degré les deux qualités nécessaires pour prévenir les grandes révolutions. Il ne manque à ce système, pour opérer tout le bien que les peuples de l'Europe peuvent en attendre, que de passer de leurs chartes et de leurs livres dans leurs habitudes. A la vérité, il n'est point combattu par elles, mais il n'est pas non plus soutenu par elles; si elles ne lui opposent point [54] de résistance, elles ne lui offrent qu'un faible appui: les mœurs de presque tous les peuples de l'Europe sont nulles aujourd'hui; celles qui soutenaient l'ancien ordre de choses n'existent plus; celles qui pourraient protéger les institutions nouvelles n'existent point encore; elles ne peuvent être l'ouvrage que de ces institutions elles-mêmes; et pour que ces institutions fassent naître les mœurs qui pourraient les défendre, il faut qu'elles soient religieusement maintenues. Or, il existe en France, et dans plusieurs autres états de l'Europe, un parti dont tous les efforts tendent à empêcher que les institutions nouvelles ne s'établissent.
Les révolutions qui s'opèrent dans les lois des peuples, ne sont pas toujours une suite du progrès des lumières. Elles sont plus souvent encore l'ouvrage de la violence, de l'orgueil et de l'ambition. Telles sont celles qui naissent de la conquête, lorsque le vainqueur fait recevoir ses lois au vaincu; telles sont encore celles qui peuvent être opérées an sein d'un état par quelque faction puissante [55] qui veut renverser l'ordre établi et changer la forme du gouvernement.
Notre histoire, depuis vingt-deux ans, a offert plusieurs exemples mémorables de ce dernier genre de révolutions: telle fut celle qui substitua la république à la monarchie, et celle qui substitua le consulat à la république. Elle offre aussi plusieurs exemples de projets de révolution de la même nature: tel fut celui que forma la faction de Coblentz, de rétablir la monarchie absolue, si toutefois cette faction eût véritablement quelque projet et ne fût pas l'aveugle et déplorable instrument des ennemis de la France: tel fut ensuite celui des vendéens; et tel est aujourd'hui celui qu'on peut supposer à certains hommes de vouloir rétablir l'ancien ordre de choses.
On chercherait vainement à se dissimuler les intentions de ces mêmes hommes. Il n'est pas possible de douter qu'ils n'aient été et qu'ils ne soient toujours préoccupés de l'idée de faire revivre des institutions dès long-temps détruites. Il semble, à la vérité, que l'extravagance de ce dessein et la masse [56] effrayante d'intérêts et d'opinions qu'il faudrait détruire pour l'exécuter, nous garantissent suffisamment qu'on n'en tentera pas l'exécution. Il est vrai de dire aussi que les fauteurs de ce projet n'ont encore osé faire aucune démonstration éclatante. Enfin, on sait bien qu'ils ne feraient impunément aucune tentative trop hardie. Mais on sait aussi que leur orgueil se nourrit des pensées les plus folles, et que leur étourderie et leur profonde ignorance ne leur permettent pas de voir le danger qu'il y aurait pour eux à vouloir les réaliser. Enfin, ce qui est bien constant, c'est ce concours d'actes ministériels qui tendent tous, d'une manière plus ou moins immédiate, à renverser la constitution; et cette persévérance des journaux du ministère à professer des principes contraires aux idées constitutionnelles.
Cependant quelques personnes ne veulent voir dans cette réunion de circonstances aucun juste sujet de crainte, et semblent croire qu'on ne doit s'inquiéter ni des actes arbitraires des ministres ni des principes séditieux de certains de leurs journaux. Que nous [57] importent, disent-elles, les déclamations de ces journaux, si le mépris public en fait justice? Pourquoi tant nous alarmer des usurpations des ministres, s'ils ne peuvent se maintenir dans ces usurpations, et des progrès de leur autorité si leur puissance réelle diminue? Combien de fois déjà n'ont-ils pas été forcés de reculer? Ont-ils pu faire exécuter leur ordonnance sur l'observation des jours fériés? N'ont-ils pas été obligés de faire rapporter celle relative aux orphelines de la légion d'honneur et celle concernant les écoles militaires? Enfin, loin d'ajouter au pouvoir du roi, par tous leurs empiétemens, n'est-il pas vrai de dire qu'ils l'ont affaibli? Les chambres n'ont-elles pas laissé voir qu'elles étaient véritablement maîtresses, et la force n'est-elle pas du côté de l'opposition? Les entreprises des ministres nous inspirent de l'humeur et des craintes; elles ne devraient exciter que notre pitié.
Il nous semble que toutes ces considérations ne présentent rien de fort rassurant. Il est vrai que les ministres ont été plusieurs fois obligés de revenir sur leurs pas; et l'on [58] ne saurait douter que les inquiétudes et le mécontentement qu'ils sont parvenus à exciter par leur administration irrégulière, n'aient beaucoup affaibli, depuis six mois, la puissance royale. Mais est-ce donc là un grand motif de sécurité, et peut-on se tranquilliser sur les atteintes qu'on porte à la constitution, parce qu'elles tendent à affaiblir le respect qu'on doit au roi, et le juste pouvoir dont il est nécessaire qu'il jouisse pour l'exacte et prompte exécution des lois? N'est-ce pas là, au contraire, un grave désordre de plus, et un chef capital d'accusation contre les ministres? Nous ne savons pas si la puissance des chambres s'est accrue de toute celle qu'ils ont fait perdre au roi; mais si le pouvoir réside en elles, il faut convenir qu'elles le tiennent bien caché; et il serait fort difficile de dire quand elles ont prouvé qu'elles étaient maîtresses. A la vérité, la chambre des députés s'est une fois permis de censurer le rapport fait par un ministre; mais elle s'est tellement repentie de cet acte de fermeté, qu'elle a permis ensuite à plusieurs de ses membres, et notamment à M. Lainé, de [59] dire des choses beaucoup plus répréhensibles que celles qu'elle avait blâmées dans le discours du ministre, et qu'elle a fini par accorder plus qu'on ne lui avait demandé. Il est, au reste, de notoriété publique que les chambres ont fait jusqu'ici presque tout ce que les ministres ont voulu, et il serait difficile de voir dans cette extrême complaisance, la preuve du pouvoir qu'on leur attribue.
La puissance du roi s'est donc énervée sans que celle des chambres en soit plus affermie. La force, dit-on, est du côté de l'opposition: de quelle opposition entend-on parler? de celle des chambres? On vient de voir qu'elle est presque nulle, au moins dans ses résultats. Veut-on parler de celle de l'opinion publique? On ne peut, il est vrai, méconnaître son influence; les effets parlent, et l'on ne saurait trop se réjouir des vœux que la nation fait éclater pour le maintien des lois qui garantissent son indépendance, et de la sage résistance qu'elle a opposée à certains actes inconstitutionnels des ministres. Mais malheureusement l'habitude de l'arbitraire que nos gouvernemens nous ont [60] fait contracter, et le peu de connaissance que nous avons de nos lois, fait que nous laissons passer, sans opposition, beaucoup d'actes contre lesquels la résistance serait non-seulement un droit, mais un devoir. Aussi les ministres, malgré les pas rétrogrades qu'ils ont plusieurs fois été contraints de faire, suivent-ils constamment la même marche; et si l'heureuse disposition des esprits peut nous inspirer quelque sécurité, la persévérance du ministère dans ses entreprises contre la constitution est faite pour exciter les plus justes alarmes.
Mais où sont, dira-t-on, les preuves de cette coupable persévérance, et comment oser douter du respect que les ministres portent à la constitution, après l'hommage éclatant qui lui a dernièrement été rendu dans leurs journaux, après qu'un écrivais aussi ministériel que M. de Châteaubriant en a pris hautement la défense, et que son ouvrage a excité parmi les journalistes du ministère des applaudissemens universels? Ces démonstrations officielles seraient sans doute fort rassurantes, si elles avaient été préparées [61] par quelques actes d'une administration franchement constitutionnelle, et si elles offraient la preuve certaine d'un changement de principes dans la conduite des ministres; mais quelle confiance peut-on avoir dans la sincérité d'une pareille profession de foi, quand elle est démentie par ce qu'on a fait et par ce qu'on fait encore? Comment se persuader qu'on a véritablement l'intention d'observer la charte, quand, dans le temps où on lui rend hommage, on présente aux chambres des projets de lois tels que celui contre la cour de cassation; quand, en même temps, on néglige d'assurer l'inamovibilité des juges, et qu'on retient ainsi indéfiniment tous les tribunaux du royaume sous la main du gouvernement par la menace toujours active d'une épuration? quand, dans le temps où le gouvernement met tant de zèle à faire faire les lois dont il a besoin, il met tant de lenteur à faire porter celles que réclame l'intérêt de la nation et le maintien de la charte? quand, après s'être tant hâté d'enchaîner la liberté de la presse, on laisse passer six mois sans avoir assuré la [62] responsabilité des ministres? quand on ne statue rien sur la liberté civile, ni sur la formation des colléges électoraux? quand on continue à faire prêter serment au roi et non à la constitution, aux édits et ordonnances, et non aux lois de l'état? quand on continue à distinguer les Français par des dénominations de parti; et que, selon les passions du moment, on fait, de certaines, des titres d'honneur, et d'autres, des titres de proscription? quand on élève à des Français, morts pour leurs privilèges, des monumens qui outragent la mémoire de Français morts pour la patrie?[2] quand on continue à [63] manifester le dessein d'expulser des charges publiques tous les hommes qui ont pris part à la révolution et qui ne l'ont point combattue, quels que soient d'ailleurs et leur mérite et les services qu'ils ont rendus à l'état? Que signifie à côté de pareils actes, qui sont des actes du moment, un stérile et tardif hommage rendu à la constitution? Que peuvent de vains discours contre une semblable réunion de faits, et comment pourraient-ils détruire les justes inquiétudes que ces faits sont de nature à inspirer?
Nous avons déjà fait connaître ailleurs la tactique du parti qu'on peut accuser de vouloir opérer un changement dans nos institutions nouvelles. Pour affaiblir, autant qu'il est en lui, les soupçons que sa conduite imprudente ne cesse d'éveiller, aussitôt qu'on parle de ses projets de révolution, il crie, aux jacobins, aux démagogues, et les défenseurs de la constitution sont traités de révolutionnaires et de désorganisateurs par des factieux qui veulent la détruire. Nous espérons qu'à l'avenir ce manège impudent et grossier n'eu imposera plus à personne, et que cet article [64] ne laissera pas de doute sur la manière dont il convient d'entendre le mot révolutionnaire et d'en faire l'application. Les personnes attachées à nos nouvelles lois sont révolutionnaires, si l'on veut, dans ce sens que ces lois sont une suite de la révolution et en consacrent tous les bons principes. Ils sont aussi révolutionnaires dans ce sens, qu'ils pensent qu'on pourra, dans la suite, corriger ces mêmes lois pour en faire disparaître les défauts qu'une longue expérience y aurait fait découvrir, ou ceux qui seraient nés des progrès du temps. Mais ces révolutionnaires-là sont très-honorables et ne peuvent mériter que des éloges; tandis que les ennemis de la constitution, les hommes qui travaillent à l'affaiblir et à la détruire, et tous ceux qui voudraient renverser l'ordre établi, sont des révolutionnaires qui méritent d'être voués à l'exécration des gens de bien, de véritables factieux dignes des plus rigoureux châtimens. Nous ne devons pas craindre sans doute que ces hommes parviennent jamais à asservir la France; d'assez fortes et d'assez nombreuses considérations peuvent nous [65] tranquilliser à cet égard: mais ils peuvent empêcher que les lois ne s'établissent, que les mœurs ne renaissent, et avec elles l'ordre et la tranquillité. Ils peuvent entretenir l'état d'incertitude, d'agitation et d'anxiété dans lequel la nation languit depuis plusieurs mois, et finir peut-être par provoquer de nouvelles crises; nous ne serons, en effet, véritablement à l'abri de toute révolution violente, que lorsque le gouvernement aura fait cesser cet état inquiétant, en se ralliant de bonne foi à ses propres institutions, et en travaillant sincèrement a l'affermissement de son ouvrage.
D…..R
[1] "Du système representatif," pp. 66-111.
[2] Que pourrait dire le gouvernement si quelqu'un ouvrait une souscription pour élever aux républicains qui périrent à Quiberon, en combattant les émigrés, un monument pareil à celui par lequel il veut consacrer la mémoire de ces derniers? Que pourrait-il dire encore si les officiers de l'armée, justement indignés de voir donner par nos journaux ministériels, le titre d'officiers à des chouans, à des vendéens, se qualifiaient, eux, officiers républicains ou sans-culottes?
[CC??], “De l'Autorité légitime et du gouvernement parlementaire” Le Censeur T.4 (March 1, 1815), pp. 32-52.
[32]
Les journaux ministériels et les écrivains du jour, partisans de la royauté absolue, font retentir presque à chaque phrase les mots d'autorité légitime, sans nous expliquer ce que c'est que cette autorité. Nous savons seulement que ceux qui l'ont en main prétendent la tenir de Dieu : ils nous le répètent dans tous leur actes, pour que personne n'en doute ; mais, instruits par l'histoire que les erreurs les plus grossières ont tour à tour obscurci l'esprit humain, nous sommes excités par la défiance ;et, suivant les principes de Descartes, nous voulons examiner avant que de croire.
Les forts de la terre en ont imposé à nos ancêtres par des augures et des oracles; les tyrans les plus injustes, des monstres qui ont fait le malheur des générations, se sont [33] toujours associé Dieu, pour inspirer la soumission et la crainte. Alexandre se fait déclarer fils de Jupiter Amnon ; de nos jours même une bouteille d'huile descendue du ciel rendait nos rois sacrés et inviolables. Il serait trop long de rapporter toutes les erreurs qui ont été employées jusqu'à ce jour pour appuyer le despotisme ; nous nous hâtons de poser la question.
Qu'est-ce qu'une autorité légitime ; ou, pour mieux commencer, qu'est-ce que l'autorité?
L'autorité est le droit de commander joint au pouvoir de se faire obéir; le droit doit toujours être accompagné du pouvoir; car l'effet de l'autorité cesse aussitôt qne le pouvoir manque; mais l'autorité ne doit avoir de pouvoir que celui des individus sur qui elle s'applique, et ceux-ci ne le donnent qu'autant que l'autorité agit à leur gré et pour leur avantage. Toute autorité suppose donc le consentement de ceux sur qui elle s'applique ; et quand le consentement cesse, le pouvoir doit cesser aussi, et l'autorité s'évanouit, à moins que celui qui l'a en main [34] n'établisse une force étrangère à la société qui lui soit propre. C'est une force de cette nature qui constitue toujours l'autorité de la tyrannie et du despotisme. Telle est l'autorité des conquérans sur les peuples conquis -; celle des Alexandre, des Tamerlan, des Tamas Koulikan; celle des tyrans, tels que Néron, Caligula; des brigands, tels que les pirates d'Alger et de Maroc, des assassins et des voleurs de grand chemin. Cette autorité peut-elle être appelée légitime? est-ce celle qu’on veut faire descendre du ciel? Voudrait-on la rendre complice de toutes les horreurs qu'elle a commises? Elle est, à la vérité, fondée sur la force, et la force vient de Dieu! Mais le pouvoir de celui qui assassine un tyran vient aussi de Dieu ! Mais le pouvoir d'un peuple désespéré qui chasse un roi ou qui le fait périr sur l'échafaud vient encore de Dieu ! Faut-il donc associer Dieu à tous les crimes de la terre, et suffira-t-il d'être le plus fort pour avoir le droit de commettre les actions les plus horribles? Quelle morale! quelles conséquences ! Si Dieu avait confié l'autorité à quelqu'un pour commander aux [35] hommes, celui-là devrait être d'une nature supérieure; et ses intérêts particuliers ne devraient jamais se trouver en opposition avec l'intérêt de ses sujets ; il serait juste par sa nature; il aurait la force inhérente pour se faire obéir. Que ceux qui nous disent avoir une mission du ciel nous en donnent des preuves. Ne sont-ils pas hommes? sont-ils plus justes? Qu'on lise l'histoire. Auraient-ils des lettres de commandement? Qu'ils les fassent enregistrer. Mais non ; ils ne peuvent donner aucune preuve, et ils ordonnent de les croire sur parole!
Pour savoir quelle est l'autorité qui doit gouverner l'homme en société, il faut examiner quelle est sa nature. Chaque homme isolément possède la faculté de veiller à sa conservation et de chercher son bien- être particulier. Pour choisir les moyens, il a sa raison ; pour les appliquer, il a sa force individuelle. Les hommes, en se réunissant en société, n'ont pas changé de nature ; ils ont en masse conservé les mêmes facultés; ils ont mis en commun la raison et la force pour veillera leur conservation et à leur bien-être ; [36] la raison commune doit choisir les moyen ; la force commune doit les appliquer, la raison commune doit donc faire la loi; et le magistrat qui est approuvé par elle pour la faire exécuter, n'a pas le droit d'y substituer sa volonté arbitraire ; il ne peut que commander en son nom; il ne peut employer d'autre force que la force commune : s'il y substituait une force étrangère à la nation, il serait dangereux à l'état, il pourrait acquérir l'autorité des despotes et opprimer la nation.
La force qui soutient l'autorité des gouvernemens despotiques est de trois sortes; celle des soldats mercenaires, celle de la corruption, celle de l'ignorance et des préjugés. C'est avec ce triple ressort qu'une trentaine d'hommes se sont emparé de toute l'espèce humaine pour en faire leur propriété; c'est de là que découlent tous les malheurs de la civilisation; mais ces ressorts doivent être brisés par les progrès de l'esprit humain et de la raison, lorsque les lumières sont répandues dans toutes les classes de la société. La force des soldats mercenaires disparaît devant la force nationale mise en mouvement [37] par un mécontentement général. La force de corruption est contenue par la masse des hommes éclairés que le gouvernement n'a pas le moyen de corrompre. La force d'ignorance et de préjugé disparaît devant le progrès des lumières et de la raison. D'après cela nous osons nous flatter que l'Europe ne peut pas rester plus long-temps soumise à l'autorité absolue. Les rois peuvent essayer encore leur dernière ressource en cherchant d’arrêter les progrès de l'esprit humain ; ils peuvent abolir la liberté de la presse, circonscrire l'instruction publique, rappeler les moines, favoriser les prêtres, leur rendre à tous leurs anciennes richesses et leurs anciens priviléges (à ce prix, ces pieux personnages s'associeront à eux pour obscurcir la raison et ressusciter les préjugés); ils peuvent essayer d'accumuler les propriétés dans les mains de quelques classes privilégiées; ils peuvent faire des lois fiscales, établir des régies, afin de détruire le commerce et l'industrie, et de replonger le peuple dans une misère abrutissante ; mais osent-ils concevoir l'espérance de réussir? Une pareille [38] entreprise ne révolterait-elle pas tous les peuples? Elle rencontrerait encore d'autres obstacles; tous les rois devraient agir de concert pour l'exécution d'un tel projet, mais ils sont divisés d'intérêt, et leur réunion est impossible; d'ailleurs, il y a des nations libres sur le globe, il faudrait les ramener sous le joug du despotisme, ce qui n'est pas en leur pouvoir ; sans cela, les maîtres orgueilleux des peuples asservis ne seraient eux-mêmes que des esclaves couronnés, des marchands de Londres, et des citoyens des Etats-Unis d'Amérique.
Que les écrivains défenseurs du royalisme absolu cessent donc de nous prêcher cette doctrine; ils ne peuvent pas faire rétrogader l'esprit humain, ils ne peuvent pas même arrêter sa marche, il ne tient pas à eux de faire que l'imprimerie, que la navigation, que la poudre à canon ne soient pas inventées ; ce temps est passé, où une poignée de nobles, encaissés dans leurs armures de fer et montés sur de pesans chevaux, écrasaient sans danger des troupeaux de vilains qui n'avaient pas le moyen de les combattre à armes [39] égales. Les progrès de l'esprit humain sont l'ouvrage de la nature ; les sciences et les arts en sont découlés, il est aussi impossible de les plonger dans l'oubli que de faire remonter les fleuves vers leurs sources. L'état où nous sommes serait le pire de tous; nous pourrions regretter les temps passés avec les royalistes purs ou impurs, mais il faudrait nous soumettre aux rigueurs du destin. Cependant la liberté des peuples, que le siècle nous amène, est-elle donc un si grand mal? le gouvernement despotique serait-il le meilleur des gouvernemens ? Linguet aurait-il eu raison? les habitans de Constantinople seraient-ils plus heureux que ceux de Londres et Philadelphie?
Rentrons dans la question : nous avons dit que la loi seule était l'autorité légitime; que, lorsque le magistrat chargé de son exécution y substituait sa volonté arbitraire, l'autorité cessait d'être légitime, et la nation tombait sous le despotisme; mais ce qu'on croit être une loi, n'est pas toujours une véritable loi. La véritable loi doit être l'expression du vœu général, ou au moins celui de [40] la majorité. Si un peuple pouvait se réunir en masse, et qu'il pût voter avec connaissance de cause sans être trompé ni influencé, là loi serait toujours l'expression de la volonté générale; cela étant impraticable, on est obligé de recourir à la représentation, mais la représentation est souvent fausse: elle l'est si les représentans se laissent corrompre par les ministres, s'ils ont des intérêts opposés à ceux des représentés, enfin s'il y a quelque classe d'hommes qui ne soit pas représentée. On peut obvier à ces vices par la publicité des séances des représentans, par le droit accordé à tout citoyen d'adresser des pétitions et des mémoires, par l'entière liberté de la presse, qui est nécessairement le complément de la représentation. Avant de mettre un projet de loi en discussion, il devrait être rendu public,afin que chaque citoyen, après en avoir pris connaissance, pût faire part de ses observations à ses représentans. Il faudrait que les ministres fussent responsables du crime de corruption ; car ils ne sont pris moins coupables en achetant des lois qui détruisent la liberté ; que s'ils faisaient [41] marcher du corps d'armée pour remplir le même but; il y aurait tout au plus entre ces deux crimes la seule différence qu'il y a entre un vol sur un grand chemin, commis avec violence, et un vol fait avec adresse à l'entrée de l'opéra. Les colléges électoraux, à chaque réunion, devraient être autorisés à faire publiquement l'éloge ou la censure de leurs représentai qui, ayant terminé leur mission, rentrent dans la classe de simples particuliers.
On ne saurait trop prendre de mesures pour s'assurer de la bonté de la représentation. Si elle est fausse, il n'y a point de liberté; que dis-je, le despotisme n'en est que plus affreux, caché sous le masque trompeur des institutions. Le peuple, obéré par tant d'impôts, absorbé par le luxe du gouvernement et l'inutilité de beaucoup d'emplois, est encore obligé de fournir, aux dépens de sa sueur, les moyens de corrompre ceux qui doivent le protéger.
La nation qui est mal représentée n'est pas à l'abri des secousses; elle marche au contraire de révolution en révolution, car l'opinion publique n'accompagne pas ses lois; et [42] les partisans du despotisme, forts par le mal qu'ils ont causé, disent alors que la liberté est une abstraction, et que le pouvoir absolu peut seul gouverner les hommes. La nation qui est bien représentée jette au contraire les fondemens d'une autorité légitime inébranlable; elle est à l'abri de toute révolution, ou, pour mieux dire, elle s'établit en révolution permanente, mais douce, mais progressive, afin de suivre sans secousse les progrès de la raison, et les variations de l'opinion.
Il est aisé de distinguer la véritable représentation de la fausse. La véritable ne produit que des lois conformes à l'opinion publique. Ainsi, toutes les fois qu'il paraît une loi que l'opinion réprouve, on peut dire à coup sûr que la représentation qui l'a produite est fausse.
Il résulte de ce que nous venons de dire, que, pour établir une autorité légitime inébranlable, il faut une bonne représentation qui soit toujours l'organe de la volonté générale ou de la raison commune, qui seule a le droit de faire la loi. Mais, pour que cette [43] raison commune puisse s'exprimer ou se former en corps d'esprit public, il faut un bon système d'éducation publique, et la liberté de la presse, afin que les individus épars puissent se communiquer leurs idées, et les transmettre à la connaissance des représentons. Il faut aussi une force commune bien organisée ; sans elle, les lois pourraient être entravées dans l'exécution et le magistrat chargé de les appliquer, pourrait, en employant une force étrangère, leur substituer sa volonté arbitraire. Il faut aussi que la nation puisse se défendre contre les ennemis extérieurs, et elle ne peut être à l'abri de tout danger que par une bonne organisation de la force commune. On doit soupçonner les intentions d'un premier magistrat qui, sous prétexte de vouloir donner du repos à la nation, n'aurait sur pied que des troupes mercenaires et étrangères, et qui ferait commander ces troupes par des hommes privilégiés et distincts dans la société ; ainsi toute force étrangère doit être suspecte à une nation qui veut maintenir sa liberté.
Après avoir exposé ce que c'est qu’une [44] autorité légitime, et assigné les moyens de l'établir sur des bases solides, nous conviendrons cependant que, dans l'état où se trouvent actuellement les peuples de l'Europe, il faut dans le gouvernement un contre-poids modérateur de l'opinion. Sa marche trop hardie pourrait nous plonger dans l'anarchie; il faut la modérer, mais il ne faut pas la faire rétrogader ni l'arrêter entièrement. Le gouvernement parlementaire, tel que celui que nous avons, remplit parfaitement le louable but de modérer l'esprit de réforme, et d'arriver sans secousse à la hauteur de l'opinion. Si les représentans veulent marche trop vite, le roi et la chambre des pairs ralentissent leur marche. Une constitution parlementaire peut être comparée à un char qui doit descendre une rampe ; le charretier enraye une roue, met des chevaux en arrière pour retenir; mais il n'arrête pas entièrement la marche du char, il fait son chemin peu à peu vers le gîte, il ne met pas tous ses chevaux pour tirer en arrière et rétrogader. Cette comparaison nous a paru propre à expliquer le mécanisme des trois pouvoirs législatifs [45] du gouvernement parlementaire, que nous croyons être celui qui convient le mieux aux peuples de l'Europe. Il est donc nécessaire, avec une telle forme de gouvernement, qu'il y ait deux partis, celui qui veut marcher en avant, et celui qui retient; mais comme il faut suivre l'opinion publique, le parti modérateur doit lâcher à propos. Mais si les représentations de la chambre des députés est fausse, soit par corruption, soit par esprit de parti, soit par faiblesse, et qu'elle se joigne au parti ministériel, alors tout tire dans le même sens, le gouvernement rétrograde vers le despotisme, et l'opinion publique alarmée replace l'état sur le volcan des révolutions. Si les ministres veulent éviter ce danger, qu'ils cessent de corrompre ou d'influencer; que les représentans, avant de voter, examinent si la loi qu'on propose est approuvée ou repoussée par l'opinion publique, et. qu'ils votent en conscience sans avoir égard à aucune autre considération.
Si la représentation actuelle était une véritable représentation, il faudrait convenir que l'esprit de liberté doit être bien général en [46] France. puisque le choix en ayant été fait sous l'influence tyrannique de Bonaparte, il ne se serait pas trouvé dans sa nombreuse population assez de partisans du pouvoir absolu pour composer à son gré une assemblée de députés, et donner par là à ses actes une apparence de légitimité. On s'aperçoit bien que cette assemblée se ressent des vices du choix; cependant il faut convenir qu'il y a encore une masse assez imposante qui marche dans le sens de l'opinion publique, et qui a entravé les projets des ministres dans plusieurs circonstances.
Mais si la loi est la seule autorité légitime, qu'est-ce donc que le roi dans un gouvernement parlementaire?
Le roi est le magistrat suprême chargé de faire exécuter la loi et de diriger la force commune. Ses fonctions sont grandes, importantes et sacrées; il est le levier social, le point d'appui de l'ordre, de la sûreté et de la stabilité; il doit être environné de respect et d'amour. Les marches du trône doivent être rendues inaccessibles par l'hérédité, afin de comprimer toutes les ambitions, et pour [47] donner à l'état une stabilité invariable. Mais ce culte, ce respect, cette prérogative héréditaire ne doit jamais devenir un prestige nuisible à la liberté. C'est pourquoi le roi doit avoir le pouvoir de faire le bien et non celui de faire le mal; et, pour atteindre ce but, la royauté doit être divisée en deux parties. La royauté de représentation et de culte politique, qui est toute entière dans la personne du roi ; la royauté executive qui appartient aux ministres. Dans la royauté de représentation et de culte politique, on adore, pour ainsi dire, dans la personne du roi, la raison commune ou la loi et la force commune, ainsi qu'on adorait autrefois le Temps dans Saturne et la Sagesse dans Minerve. Mais pour que le roi soit inviolable, et que le culte qu'on lui rend ne soit pas absurde et dangereux, il faut que la royauté executive ou les ministres soient responsables envers la nation ; sans cela, le gouvernement, quoi qu'il fût, ne serait qu'un despotisme plus ou moins déguisé par des institutions trompeuses. De là on doit conclure que le roi ne peut pas se mettre en personne à la tête des armées, [48] parce que les ministres ne peuvent pas lui transmettre des ordres; s'il entreprenait quelque chose contre la liberté ou la sûreté de l'état, la responsabilité ne pourrait pas peser sur eux. Dans cette hypothèse, le roi cesserait d'être inviolable, ainsi que dans toutes celles où les ministres seraient décharges de la responsabilité.
La chambre des pairs, dans un gouvernement parlementaire, est la partie aristocratique de ce gouvernement. Elle est intermédiaire entre la partie royale et la partie démocratique, qui est la chambre des députés. Le but de sou institution est d'arrêter la tendance de la royauté vers le despotisme, et la tendance de la chambre des représentans vers la démocratie-pure. C'est dans cette chambre que doivent s'engloutir les grandes fortunes, les ambitions de toute espèce, les grandes réputations qui pourraient troubler l'état, si ceux qui les possèdent étaient admis dans la chambre des représentans : la pairie est donc une espèce d'ostracisme politique. Il faut que le sort des pairs soit si brillant et si assuré, qu'ils n'aient plus rien à désirer que de s'y maintenir; [49] l’hérédité nous paraît nécessaire pour qu'ils paissent bien remplir le but pour lequel ils sont établis. Ils ne doivent avoir besoin ni de la faveur du roi ni de celle du peuple; leur existence doit être indépendante. Sous ce rapport, il nous paraît qu'il manque encore quelque chose à la pairie de France, par exemple, de grands majorats, et sur-tout le sentiment de leur dignité, qui ne peut naître que de leur entière indépendance. Il, est inconvenant que des pairs sollicitent à la cour des fonctions infiniment au-dessous de leur rang. Un pair ne doit être que pair ; toutes les autres fonctions le dégradent, excepté le ministère, qui fait partie de la royauté.
Il serait possible de trouver une forme de gouvernement théoriquement meilleur que le parlementaire; mais il faut gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'ils devraient être. C'est pourquoi nous n'hésitons pas de croire que le gouvernement parlementaire, tel que nous l'avons dépeint, est celui qui convient le mieux aux vieilles nations de l'Europe, corrompues et divisées par des [50] anciennes institutions, des anciennes habitudes et des préjugés qu'on ne saurait détruire lout-à-coup sans porter atteinte à la civilisation.
Ce qui a prolongé les troubles de la France, c'est l'impossibilité de l'établissement de la pairie dès le commencement de la révolution. Sous Louis XVI, les possesseurs de grandes fortunes et de grands noms étaient opposés aux changemens du gouvernement et ne pouvaient pas être employés à arrêter la tendance de la royauté vers le despotisme; ils lui auraient au contraire donné de nouvelles forces; et, avec une telle pairie, la liberté de la nation n'aurait pu s’établir. La chambre des pairs a donc dû manquer à nos premières institutions; et, par cela seul, la partie démocratique du gouvernement a dû culbuter la partie royale. La France se trouve aujourd'hui dans une meilleure position. Le cours de notre révolution a mis en évidence des noms ignorés autrefois, et de nouvelles réputations acquises à juste titre qui peuvent fournir les élémens de la pairie. Quelques noms fameux dans l'ancienne monarchie peuvent être mêlés dans cette institution avec [51] les nouveaux ; mais si la balance n'est pas en faveur de ceux-ci, la pairie penchera trop vers la royauté et cherchera à culbuter la partie démocratique; ainsi le but serait manqué, et nous tomberions dans le despotisme, ou nous serions entraînés dans de nouvelles révolutions.
En rapprochant la révolution d'Angleterre de la révolution Française, on s'aperçoit que l'Angleterre a été mieux servie que nous par le hasard. Les nobles et le peuple étaient réunis contre la royauté; ainsi les Anglais eurent de suite les élémens propres à former leur pairie; et si leur révolution s'est prolongée si long-temps, c'est que la royauté ne voulut pas se tenir dans les limites de son pouvoir; sa lutte opiniâtre fit chasser les Stuart et appeler sur le trône le prince d'Orange, qui, étranger à tous les partis, laissa à chaque chambre ses pouvoirs, et sut se contenir dans les limites de la royauté parlementaire; c'est lui qui consolida le gouvernement anglais, qui fait aujourd'hui notre envie, et qui a porté cette nation au plus haut degré de gloire et de prospérité. L'histoire du passé [52] peut faire naître bien des réflexions; et fa France devrait profiter des leçons de l'expérience que nous fournit celle d'un peuple voisin. Nous n'avons pas à craindre de retomber sous le despotisme : l'opinion prononcée de la nation et celle de tous les peuples de l'Europe qui tendent à améliorer leurs gouvernemens nous en donnent une garantie assurée; mais nous pouvons avoir encore de nouvelles secousses qui prolongeraient nos malheurs, et probablement elles n'amèneraient aucun changement dans nos institutions; elles ne feraient que déplacer les élémens nuisibles à la marche du gouvernement parlementaire qui nous paraît avoir fixé les vœux de la nation.
[G.F. = CC], [CR] “De la Réorganisation de la société européenne, etc., par M. le comte de Saint-Simon et de Thierry” Le Censeur T.4 (March, 1815), pp. 63-87.
[63]
DE LA RÉORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE, ou De la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, par M- le Comte De St.-Simon, et par Thierry, son élève.
LA politique se divise en deux parties bien distinctes, que l'on ne doit point confondre sous peine de passer pour extravagant, lors [64] même que l'on est philosophe, pour séditieux quoique l'on soit orthodoxe; en un mot, sous peine d'encourir le ridicule et de paraître déraisonnable quoique l'on ait bien raisonné. Ces deux parties sont la politique générale et la politique particulière; l'une, purement théorique, approfondit les grandes questions du droit public, la nature du pacte social, et les droits réciproques des gouvernemens et des peuples; l'autre, occupée des intérêts de telle ou telle nation, de certaines institutions qu'elle veut soutenir ou perfectionner, occupée, si l'on .veut, des intérêts de l'Europe entière, mais de l'Europe à telle époque, dans telle situation et dans telles circonstances, diffère essentiellement de la première, quoiqu'elle doive tendre sans cesse à se rapprocher le plus possible des principes et de la perfection d'une bonne théorie. L'une édifie rapidement sur le papier avec le compas et la règle; l'autre bâtit péniblement, à force de temps et de patience, sur un terrain inégal, avec de mauvais matériaux préparés la plupart du temps pour d'autres usages.
[65]
Les plans de l'une et de l'autre pourront-ils être les mêmes, et que dira-t-on de l'architecte assez téméraire pour tenter de soumettre la seconde aux dessins rigoureux de la première?
Néanmoins cet architecte peut avoir., comme M. le comte de Saint-Simon, de grands talens et de belles conceptions. Mais s'il propose aux potentats européens de remédier à la mauvaise constitution du congrès assemblé maintenant à Vienne, en y substituant un parlement européen qui les dépouille de tous leurs pouvoirs arbitraires, et qui suppose préalablement la réorganisation de la plupart des gouvernemens actuels, dèslors il confond la politique générale avec la politique particulière; en voulant appliquer l'une à l'autre, il anticipe vainement sur la marche lente des siècles, il fait d'un bon système en théorie un mauvais ouvrage de pratique ; enfin, il inspire à ses lecteurs une méfiance qui va trop souvent jusqu'à l’injustice. Cette injustice du public sera portée encore plus loin lorsque les agens du ministère, dans leurs instructions aux journalistes, [66] auront autorisé tout le mal, et défendu expressément tout le bien qu'ils pourraient dire sur l'ouvrage dont il s'agit.
Nous considérerons donc les idées de M. de Saint-Simon comme purement spéculatives; elles sont susceptibles sans doute d'être réalisées un jour, sans quoi elles ne mériteraient pas l'examen; mais il faut en remettre l'exécution à ce progrès naturel des choses que l'on ne précipite point sans de grands dangers, et qui n'est point l'ouvrage d'un seul homme et d'une seule année, mais des hommes et des siècles.
Voici les questions que M. de Saint-Simon s'est proposé de résoudre. Nous croyons qu'il a réussi en grande partie, le lecteur en jugera.
1°. Une constitution fédérative entre plusieurs gouvernemens indépendans l'un de l'autre, est-elle possible?
2°. Quelles conditions seraient nécessaires pour que l’Europe pût être soumise à cette constitution?
3°. Quelle doit être la forme de cette constitution pour qu'elle soit forte et durable?
[67]
La réponse la plus simple et la plus péremptoire que l'on puisse faire à la première question, c'est que depuis la ligue amphyctionique jusqu'aux diètes de la Suisse et de l'Allemagne, l'histoire nous présente un assez grand nombre de constitutions fédératives, pour que la possibilité de ces constitutions ne puisse pas être révoquée en doute.
Mais le raisonnement, en nous démontrant cette possibilité, déjà attestée par l'expérience, peut nous conduire insensiblement à la solution de la seconde question.
Ce sont les intérêts communs qui unissent les hommes, ce sont les intérêts contraires qui les divisent. Pourquoi les peuples ne seraient-ils pas susceptibles de former entre eux un pacte social, par les mêmes motifs d'utilité commune qui forment le lien politique de chaque état en particulier? Quand les premiers hommes se rassemblaient pour combattre de concert la faim, les bêtes féroces, ou tout autre fléau qui les menaçait également, ils obéissaient sans doute au même principe d'association qui jadis unit les peuples de la Grèce contre Xercès, les Pays-Bas [68] et la Hollande contre l’Espagne, les colonies anglaises de l'Amérique septentrionale contre la tyrannie de leur métropole ; et, dernièrement encore, toutes les nations de l’Europe contre le plus ambitieux des hommes.
Lés actions humaines peuvent être déterminées par deux sortes d'intérêts ou de besoins : les besoins momentanés qui produisent les actions momentanées, les changemens imprévus, les révolutions subites, et les besoins constans, habituels, uniformes, qui produisent les habitudes, les lois, les institutions. Les sociétés devaient se dissoudre promptement lorsqu'elles n'avaient d'autre but que de se délivrer d'un sanglier, d'un tigre farouche, ou d'un conquérant en particulier ; mais elles devinrent indissolubles, elles acquirent une permanence éternelle, lorsque la prudence étendit ces craintes sur la suite des temps, et que l'on apprit à re* douter les tigres, les voleurs et les conquérans à venir. De-là l'institution des sociétés politiques et des confédérations permanentes telles que celles de l'Amérique, de la Hollande et de la Suisse, qui ne sont [69] elles-mêmes que des sociétés politiques, ayant pour membres des nations, lesquelles sont au corps tout entier ce que sont les citoyens à un état particulier.
Pourquoi ces constitutions fédératives ne se sont-elles pas étendues et multipliées davantage? Il est cependant bien certain que tous les peuples ont un besoin commun de la paix et de la tranquillité; que plus la civilisation, le commerce, l'industrie et les arts se perfectionnent, plus la guerre leur devient funeste, sans leur être, sous aucun rapport, agréable ou utile, comme l'on peut prétendre, avec quelque raison, qu'elle l'était aux anciennes peuplades de la Grèce et de l'Italie. Ces peuplades, par leur situation, par leurs habitudes, par suite de l'extrême imperfection de leur commerce et de leur industrie, devaient aimer la guerre avec passion : c'était sur la guerre sur-tout qu'elles fondaient leur revenu public, et presque leur subsistance. Mais, nous, quelle différence! quel besoin si pressant avons-nous de nous aller faire égorger? Les Grecs et les Romains naissaient soldats : nous naissons [70] artisans, manufacturiers, commerçans, laboureurs. Nous ne voyons pas comme eux la patrie exposée à des dangers continuels. Oui, nous pouvons le dire hautement, l'intérêt général, et, ce qui est la même chose, la volonté générale des peuples de l'Europe, demande sans cesse la paix. De toutes les guerres qui ont ruiné les nations modernes, il en est très-peu que la volonté nationale n'ail pas condamnées ; et, si l'intervention d'un tribunal suprême eût été possible, il n'en est point qui n'eût mieux aimé s'y soumettre que d'entreprendre la guerre même la plus juste. Demandez aux bons habitans de la Prusse et de l'Autriche si, en bonne foi, ils désirent vivement que la Saxe et l'Italie soient ajoutées aux vastes domaines de leurs monarques; demandez-leur s'ils sont impatiens de rentrer en campagne pour soutenir ces absurdes prétentions ; s'ils veulent mourir pour cette noble cause et préparer à leurs descendans toutes les nouvelles guerres que celle-ci pourrait engendrer dans l'avenir. Vous verrez ce qu'ils vous répondront, pourvu que ce ne soient ni Guillaume, ni [71] Francois, ni leurs ministres qui vous répondent.
Ce n'est donc pas à la volonté des peuples qu'il faut imputer cette horrible série de désastres et des massacres sans utilité, sans cause légitime et presque sans motifs apparens; C'est bien plutôt au silence de cette volonté sacrée, à l'injuste supériorité de l'intérêt particulier sur l'intérêt public, c'est-à-dire au vice de gouvernemens absolus, que nous devons attribuer tant de malheurs.
Puisqu'il est vrai que les guerres seraient infiniment plus rares, si elles dépendaient de la volonté nationale, il s'ensuit qu'elles seront plus rares à mesure que l'autorité usurpée des rois absolus fera place dans les divers états de l'Europe à des gouvernemens légitimes, tels que le nôtre et celui de l'Angleterre, où la volonté nationale domine.[1]
Or, il est certain que le progrès des [72] lumières, le bon exemple donné par certaines nations, le besoin d'ordre universellement senti, les développemens journaliers des diverses parties de l'économie sociale, appellent sans cesse chez les peuples encore soumis à des gouvernemens illégitimes la grande réforme que la France vient de subir. C’est une révolution nécessaire, mais qui doit être lente, modérée, insensible. Il serait insensé d'en vouloir déterminer le mode ou l'époque, hélas, encore si éloignée de nous : mais jusqu'à ce qu'elle se soit opérée, que de guerres ne verrons-nous pas, nous et nos descendans, pour des motifs d'ambition aussi arbitraires, pour des balivernes aussi frivoles que celles qui divisent aujourd’hui le congrès assemblé à Vienne!
Troisième question: Quelle doit être la forme de la constitution européenne pour qu'elle soit forte et durable?
La constitution européenne de l'abbé de [73] Saint-Pierre reposait sur cette hypothèse: que les rois consentissent à se désister volontairement, en faveur d'un congrès, de leur pouvoir arbitraire. Rousseau a démontré que cette hypothèse était à jamais inadmissible, et il suffit d'un peu de sens pour en être assuré.
Le projet de Henri IV n'était nullement hypothétique; il en fondait l'exécution sur la force des armes et sur l'intérêt privé de la plupart des puissances chrétiennes. Le prudent Sully en avait calculé toutes les mesures, et avait eu de fortes préventions à surmonter avant de l'approuver. Mais ce projet, en le supposant exécuté, aurait-il, ainsi que celui de l'abbé de Saint-Pierre, donné une organisation solide à l'Europe ; le lien eût-il été assez fort pour contenir tant de puissances dégagées d'ailleurs de toute autre espèce de liens? Non, sans doute; ce tribunal de rois, proposé par les deux projets dont nous parlons, n'aurait pas eu la moindre garantie pour l'avenir. La même vertu, le même désintéressement que l'abbé de Saint-Pierre supposait, et que le seul Henri IV avait dans le [74] cœur pour l'établissement de ce congrès permanent, étaient nécessaires à perpétuité chez tous les membres de ce congrès, pour qu'il pût se soutenir. Qui ne voit, en effet, que cette assemblée de rois ne reconnaissant aucun supérieur commun, impatiens de se distinguer et de faire valoir leurs avantages réels ou présumés, tout-puissans chez eux, ne dépendant au-dehors que d'un conseil composé de leurs pareils, de leurs rivaux, de leurs inférieurs, serait livrée à trop d'intrigues, aveuglée par trop de passions pour ne pas tendre sans cesse à se dissoudre? Cette démocratie des rois de l'Europe n'aurait sans doute servi qu'à animer davantage leurs démêlés, en mettant en présence toutes les parties intéressées; c'eût été en quelque sorte organiser la guerre diplomatique, et peut-être les résultats de cette guerre perfide eussent-ils ramené plus de batailles que l'on n'en voulait prévenir.
Le projet de M. le comte de Saint-Simon s'appuie sur une supposition beaucoup plus naturelle que celui de l'abbé de Saint-Pierre. J'ai assez insisté sur le reproche d'avoir [75] anticipé sur les siècles qui doivent la réaliser, en déclarant que l'on avait hâté la publication de l'ouvrage en faveur du congrès de Vienne; quel que soit l'espace de temps que l'on veut nous faire enjamber, il est permis à l'imagination de faire le pas pour résoudre l'une des plus belles questions que présente la politique. Revenons sur les données que nous avons établies ci-dessus.
Quoique cette constitution libre que l'on convient d'appeler parlementaire, et dont nous avons considéré l'établissement progressif comme le plus sûr acheminement à la pacification générale, attribue au roi, en termes positifs, la faculté de faire la guerre et la paix; cependant cette clause se trouve extrêmement restreinte, ainsi qu'elle devait l'être, par tous les autres articles de cette même constitution. Nous ne connaissons pas encore en France l'esprit du gouvernement que nous venons d'adopter, parce que nous n'en avons pas encore vu les développemens. C'est donc sur l'Angleterre qu'il nous faut jeter les yeux, si nous voulons apprendre autre chose que la lettre de notre charte. Ce [78] droit de guerre et de paix attribué à un seul homme, qu'entraînent vers la guerre l'orgueil, l'ambition, la flatterie, les préjugés, le désir d'augmenter sa puissance au-dehors et au.dedans; ce droit terrible n'est en Angleterre, ainsi que dans tout état bien constitué, qu'une prérogative presque nominale. Passons sur quelques abus que souvent les Français se plaisent à exagérer ; il est certain qu'en Angleterre, lorsqu'un ministre fait une guerre, c'est qu'il est soutenu par la majorité de la nation, sans quoi il ne pourrait ni en obtenir les moyens, ni même conserver sa place. Or, supposons toutes les grandes puissances de l'Europe régies par un système représentatif aussi bien affermi, aussi développé qu'il l'est en Angleterre, le grand œuvre de la pacification générale serait presque achevé. Il faut convenir, en effet, je le répète, qu'il y a bien peu de peuples en Europe dont les intérêts nationaux s'excluent mutuellement, et soient incompatibles ou même différens. L'Angleterre même, la seule puissance intéressée au despotisme par sa faiblesse naturelle, qui lui fait craindre [77] d'être asservie si elle ne domine pas; l'Angleterre même perdrait alors ses prétentions avec ses craintes; elle y gagnerait sans doute ; sans quoi elle ne pourrait manquer d'être un jour retranchée de la grande société politique, comme un membre vicié, comme un ulcère dévorant. Mais cette même nation nous a tout récemment offert une belle preuve de l'influence heureuse que pourrait exercer une représentation nationale sur les relations extérieures du gouvernement. Qui n'a pas lu avec admiration les motions éloquentes de M. Whitbread, dans la chambre des communes, sur les révoltantes usurpations préparées froidement dans le congrès deVienne? Croit-on que si, en France, les Flaugergues, les Bedoch, les Raynouard, et si en Russie, en Prusse, en Espagne, en Autriche, des hommes de cette trempe, revêtus des mêmes attributions représentatives, eussent répondu au noble mouvement de l'opposition anglaise; cette intervention des peuples dont l'intérêt est dans la justice, n'eût pas terminé de la manière la plus désirable les démêlés des rois qui mettent leur [78] intérêt dans leur orgueil et leur ambition?
En poursuivant notre hypothèse, il est aisé de voir que le droit public de l'Europe deviendrait ainsi l'objet d'une discussion libre, franche, ouverte, et essentiellement consacrée au bien commun entre les parlemens des diverses nations. La confédération européenne existerait dès-lors.
Par quel moyen un tel état de choses pourrait-il se perfectionner encore?
Chose singulière, et que je reprocherai à M. de Saint-Simon de ne nous avoir pas fait remarquer dans son ouvrage ! l'histoire nous présente un modèle bien raccourci, mais complet dans toutes ses parties du système d'organisation qu'il propose, pour amener la société européenne à sa plus grande perfection.
Avant que les Etats-Unis d'Amérique se fussent constitués en un seul gouvernement fédératif permanent, chacun de ses états était, ainsi qu'il l'est encore aujourd'hui, régi selon la forme parlementaire. Le gouverneur de chaque province en est le roi, électif à la vérité; mais on conçoit comment, [79] dans des états aussi bornés, l'on n’a besoin que de la royauté élective, ministérielle, et que l'on y serait embarrassé d'une royauté héréditaire honorifique.[2] Le pouvoir législatif auquel le gouvernement prend part est confié principalement à deux chambres, un sénat et un corps législatif, dont la constitution ne diffère des nôtres que par des circonstances locales et nullement par le fond. Quelques états plus attachés que les autres à la forme républicaine, ont voulu d'abord se contenter d'un seul corps représentatif; mais ils sont bientôt revenus de cette erreur.
Hé bien, ces dix-sept petites provinces américaines, avant l'époque de la grande union, et après la guerre contre les Anglais, se trouvaient dans la même situation et au même degré de perfection politique à laquelle nous supposons l'Europe parvenue, pour établir un gouvernement fédératif.
Quelles auraient pu être, selon toute apparence, les relations de ces états divisés, [80] mais tous également dirigés par la volonté nationale? L'ambition conquérante n'est pas le vice des peuples commerçans, non plus que d'aucun peuple moderne; les conquêtes ne sont pour eux qu'une ressource, un pis-aller, comme nous l'avons éprouvé nous-mêmes pendant les souffrances de l'anarchie et du despotisme. Les états américains auraient donc cherché avant tout une existence pacifique. Si l'un d'eux avait voulu dominer aux dépens de quelque autre, l'intérêt de tous les états à la fois eût été compromis, une ligue se serait formée et aurait bientôt rétabli cet équilibre, qui ne serait pas regardé comme une chimère, s'il avait d'autres garanties que la modération et la probité des rois.
Ainsi, chaque parlement particulier eût pu être considéré comme une portion d'un grand parlement américain, composé de tous ceux des différens états. Seulement ce grand sénat, ainsi épars, n'aurait pu traiter les affaires générales avec assez de promptitude et de facilité. Il était naturel que ces nations cherchassent à simplifier leur diplomatie en rapprochant davantage leurs représentans; [81] de là cette sublime idée de l'union américaine. Nous allons faire à la fois l'exposé de ce chef-d'œuvre des institutions politiques, et l'analyse des vues de M. de Saint-Simon.
Quels hommes seront chargés de représenter chaque nation? Sera-ce l'affidé de chacun des chefs de gouvernement, connu par ses talens de cour, qui ira, muni des pleins pouvoirs de son maître, soutenir à huis clos les prétendus intérêts de sa patrie, en semant partout les divisions, les mensonges et les séductions? Ne sera-ce pas plutôt une élite de bons citoyens, connus pour tels par leur nation; et choisis par elle, un choix d'hommes éclairés, vertueux ; et si l'on ne regarde pas la vertu désintéressée et les talens éprouvés comme une assez bonne garantie, pourquoi des cultivateurs, des commerçais attachés par état au plus grand bien de leur patrie, et par conséquent à la paix, ne seraient-ils pas appelés, comme dans nos chambres particulières, à la discussion solennelle des intérêts généraux dont les leurs font partie?
Tels sont les membres du gouvernement suprême des états américains.
[82]
Maintenant il faut considérer que, quand de grands intérêts sont réunis à la décision irrévocable d'une seule assemblée, la brigue, la discorde et l'ambition s'y introduisent bien plus aisément que quand la décision de cette assemblée est soumise à l'examen sévère d'une autre assemblée indépendante et bien prémunie, par cela seul qu'elle est isolée, contre les brigues, les prétentions, les préjugés qui agitent la première.
Les sages législateurs des Etats-Unis ont partagé le gouvernement suprême en deux chambres.
Comme ces deux chambres seraient susceptibles de se faire des intérêts differens de ceux des administrés, si leurs membres étaient nommés à vie, ces législateurs ont voulu qu'elles fussent renouvelées à des époques fixes et très-rapprochées.
Cependant il était important de ne pas les renouveler en entier aux mêmes époques pour éviter les secousses, les révolutions subites, et les erreurs de l'inexpérience. Aussi les sénateurs sont-ils élus, aux [83] États-Unis, à de plus longs intervalles que les représentans.
Il fallait resserrer le plus possible l'exécution de la volonté des nations unies, et pas conséquent la confiera un seul homme.Mais il était également nécessaire que l'officier supérieur que l'on nomme président et qu'on aurait pu appeler roi s'il n'était temporaire, instruit mieux que personne des moyens et des besoins de la chose publique, connaissant les affaires actuelles dans tous leurs détails, puisse prendre quelque part aux résolutions qu'il est chargé d'exécuter. C’est ainsi que le président des Etals-Unis a presque le droit de rejeter les projets de loi présentés à sa sanction, pouvant les renvoyer à un nouvel examen des chambres, avec les observations qu'il juge convenables.
Une ville et son territoire doivent appartenir en propre au parlement, comme Washington en Amérique, afin qu'aucune province particulière ne puisse en être la résidence, et influer sur ses délibérations.
Tel est le plan de la grande constitution européenne proposée par M. le comte de [84] Saint-Simon. N'allons pas dire que les grands états de l'Europe ne sont pas susceptibles des mêmes formes et des mêmes besoins que les petites provinces unies de l’Amérique. Nous supposons les mêmes gouvernement particulier à chacun de ces grands états qu'à chacune de ces provinces, et l'expérience nous démontre que cette similitude peut exister; or, des rapports semblables doivent exister entre des gouvernemens semblables. Pour ce qui est des besoins des peuples européens, il est tout aussi certain que la France a besoin d'être en paix avec l'Espagne et l'Autriche, qu'il est certain que la Pensilvanie a besoin d'être en paix avec le New-Yorck et le Massachusset.
Nous ne nous lasserons pas de répéter que ces considérations ne sont pas, pour l'époque où nous vivons, d'une application pratique. M. de Saint-Simon ne semble pas y avoir suffisamment songé. Trop empressé de réaliser des vues que l'humanité lui inspire, il propose, en attendant la formation du grand parlement européen, une association du même genre entre les parlemens de France, [85] et d'Angleterre , accompagnée de la confusion de leur dette publique en une seule , dont les deux états seraient responsables solidairement. Nous éviterons de hasarder un jugement sur une proposition qui sort du cercle des idées principales que nous venons d'exposer, et qui , d'après un faible examen, nous a paru assez hasardée.
Nous ne dirons rien non plus sur quelques parties de détails trop développées, relativement aux autres, dans le livre de M. de Saint-Simon; par exemple, en fixant d'avance les revenus des membres du parlement européen, il a fait crier au système les lecteurs superficiels qui n'ont saisi que la forme de son projet.
Voici une observation sur la possibilité d'une organisation européenne qui, bien que bonne en elle-même, nous semble exagérée dans les conséquences. Deux choses étant nécessaires pour que cette organisation puisse exister; savoir, l'uniformité des gouvernemens et le lien commun qui les unit, il est certain que ces conditions étaient remplies aux douzième, treizième, quatorzième et [86] quinzième. siècles, lorsque toute la surface de l'Europe présentait le gouvernement féodal universellement établi, et que les volontés des papes dirigeaient celles des princes et des peuples. Cette organisation était mauvaise, dit l'auteur, mais enfin c'était une organisation. Nous en conviendrons aisément, pourvu que M. de Saint-Simon n'attribue pas exclusivement à cet état de choses l'absence des grandes guerres nationales (excepté les croisades) que présente cette époque. Car il est certain que, quand même ce lien ecclésiastique n'eût pas existé, les grandes guerres de nation n'auraient pu exister, puisque ces nations n'étaient pas formées, n'avaient pas d'unité, et se trouvaient morcelées en une multitude de fiefs presque indépendans de la couronne , puisqu'enfin les rois, sans revenus, sans troupes réglées, occupés sans cesse de leurs guerres particulières, contre des vassaux rivaux de leurs puissances, ne pouvaient qu'à peine soupçonner l'existence des grandes nations étrangères.
A l'occasion du projet d'union entre la France et l'Angleterre, l'auteur s'attache à [87] montrer les dangers auxquels la France serait exposée si le gouvernement tenait une conduite infidèle à la charte. Quoiqu'on puisse lui reprocher quelque excès dans ses alarmes qui ressemblent plutôt à des menaces, cependant cette partie de l'ouvrage est généralement très-bien traitée, et se fait lire avec le plus grand intérêt.
Ce livre est écrit d'une manière ferme, simple et précise. Les grandes vues d'humanité qui y dominent suffiraient seules pour imposer à la critique le ton du respect. M. Thierry, élève et collaborateur de M. de Saint-Simon, a droit à nos éloges pour la part qu'il a prise à cet ouvrage.
G. F.
[1] Pourquoi faut-il que les expressions les plus justes soient celles dont on a le plus abusé; et que ce mot de volonté nationale présente à beaucoup de bons esprits un autre sens que ceux d'intérêt national, d'intérêt public, d'utilité commune? L'un des plus funestes effets de notre révolution est d'avoir discrédité pour long-temps les plus saines idées et leurs expressions les plus propres par l'abus qu'elle en a fait.
[2] Voyez dans le même ouvrage de M. de SaintSimon cette distinction simple et lumineuse.
Charles Comte, [CR] “De La Traite et de l'esclavage des noirs et des blancs” Le Censeur T.4 (Mar. 1815), pp. 210-30.
[210]
DE LA TRAITE ET DE L'ESCLAVAGE DES NOIRS ET DES BLANCS, PAR UN AMI DES HOMMES DE TOUTES LES COULEURS.
L'auteur (M. Grégoire, ancien évêque de Blois) a divisé ce petit ouvrage en deux chapitres. Dans le premier, il donne une esquisse des raisons qu'on a opposées en différens temps aux défenseurs de la traite des nègres ; il s'élève contre l'article du traité de paix qui stipule la prolongation de ce commerce odieux pendant cinq ans.
« Tandis que, dit-il, par-delà le Pas-de-Calais et l'Atlantique, la vertu et l'éloquence déploient tant d'efforts contre le commerce de la liberté humaine, quel scandale présentent chez nous le silence et l’indifférence [211] même des hommes qu'on désigne sons le titre de gens de bien ! Peut-on citer une seule pétition d'une ville ou d'une corporation contre l'article du traité relatif à la traite qui, en Angleterre, a soulevé toutes les ames? Nous avons au contraire à déplorer le scandale d'une pétition arrivée de Nantes, qui sollicite la prolongation des malheurs de l'Afrique, afin d'enrichir quelques européens. »
A proportion que l'on sent vivement la dignité de l'homme, on est révolté d'entendre froidement justifier l'esclavage d'une portion de l'espèce humaine. La multitude de raisons que l'on a à opposer se présentent à la fois au sentiment, et l'on s'irrite de voir que la lenteur de la parole semble trahir la vivacité de la pensée. C'est sans doute ce sentiment qu'éprouva Montesquieu, quand, au lieu de développer longuement toutes les raisons qui condamnent l'esclavage des nègres, il en fit une apologie ironique. En lisant les misérables raisons que ne craint pas d'alléguer l'avide avarice pour défendre la traite de ces malheureux Africains, on croit lire [212] l'apologie ironique de ce célèbre écrivain. Pour nous borner à exposer ici une de leurs raisons les plus fortes, ils vous allèguent que le travail de la culture du sucre est trop fort et trop pénible pour les bras européens; voilà une assertion bien étonnante. Des Africains énervés et engourdis par l'esclavage auraient plus de force pour supporter le travail que l'Européen libre, vigoureux et actif! Un colon, bon observateur et de meilleure foi que ses confrères, m'a expliqué la raison de ce propos; l'Européen, accoutumé à un travail qu'il se commande à lui-même, s'y livre avec toute l'ardeur que donne l'exercice de sa volonté propre. Comme il se trouve alors dans un climat trop chaud, l'excès de la transpiration use ses forces, et l'ardeur qui le porte au travail finit par l'exténuer: l'esclave nègre, au contraire, n'accorde de sa force que ce qu'il ne peut pas absolument refuser; les coups de fouet sont loin de produire le même effet que ce stimulant intérieur qui porte l'homme libre à agir de lui-même et pour lui-même; il se ménage donc davantage, et son travail ralenti n'use pas autant [213] son corps que l’ardeur inconsidérée de l'Européen. Mais il est aisé de diriger et de ralentir cette ardeur. D'après le rapport de M. Drouin de Bercy,
« les engagés, ou trente-six mois, qui étaient des blancs, faisaient, dans l'origine de l'établissement de Saint-Domingue, ce que font aujourd’hui les nègres; même de nos jours, presque tous les habitans de la dépendance de la Grande-Anse, qui sont en général des soldats, des ouvriers ou de pauvres Basques, cultivent de leurs propres mains leurs habitations. Oui, je le soutiens, et j'en ai l'expérience: les blancs peuvent, sans crainte, cultiver la terre de Saint-Domingue : ils peuvent labourer dans les plaines depuis six heures du matin jusqu'à neuf, et depuis quatre heures de l'après-midi jusqu'au soleil couché. Un blanc avec sa charrue fera plus d'ouvrage dans une journée que cinquante nègres à la houe, et la terre sera mieux labourée. »
Cette ardeur n'appartient pas seulement à l'Européen, elle appartient aux hommes de tous les climats dont le travail est spontané. [214] C'est ce principe d'activité qui développe tous les ressorts de l'homme, et qui lui fait sentir toute la dignité de son être; c'est par elle qu'il jouit de toute la plénitude de son existence, et qu'il peut goûter le bonheur. Oter à l'homme cette qualité première, c'est lui ôter le principe qui le constitue homme, et qui est si nécessaire à son existence que, quand il en est privé, il décline, il s'affaisse; ce n'est plus qu'une machine mue par une impulsion qui n'est pas la sienne. Quelle que soit la dureté de l'esclavage, elle ne peut éteindre entièrement ce feu sacré qui allume toutes les facultés actives de l'ame, ni étouffer entièrement le sentiment de la dignité de son être; ce sentiment se change en une haine profonde contre celui qui l'opprime; il acquiert toutes les qualités qui résultent et de sa haine et de son impuissance ; il devient fourbe, traître, méchant, vindicatif, lâche, paresseux ; enfin, il contracte tous les vices qui servent de prétexte aux Européens pour asservir les nègres, et qu'ils n'ont que parce qu'ils sont esclaves.
Non-seulement l'esclavage flétrit l’ame; [215] il énerve, il affaiblit et affaisse la vigueur physique; l'esclave dépérit et produit des enfans qui dépérissent encore; voilà pourquoi, malgré l'intérêt personnel des colons de procurer à leurs nègres un sort assez heureux pour les faire multiplier et produire des enfans sains et vigoureux, ces malheureux n'ont jamais pu nulle part entretenir leur population; partout il a fallu la recruter par l'infâme commerce de la traite, tandis que dans leurs sables brûlans, ces nations sont encore assez heureuses pour fournir un reste de population à l'avarice de l'Européen: les malheureuses victimes africaines que l'on arrache à leurs foyers s'imaginent que les Européens les achètent pour les faire dévorer, aussitôt leur arrivée en Amérique. Cette opinion ne diffère de la vérité que relativement au temps.
Les Africains transplantés d'Afrique à St.-Domingue présentent une différence frappante entre les effets de l'esclavage et ceux de la liberté. Depuis long-temps, ils n'étaient plus recrutés par la traite ; depuis long-temps leur population a du [216] éprouver de grands échecs par leurs divisions intestines et par les guerres sanglantes qu'ils ont eues à soutenir; cependant ces ci-devant esclaves, métamorphosés par la liberté en hommes énergiques, vigoureux et aguerris, présentent à présent l'aspect d'un peuple florissant qui a su défendre sa liberté contre les efforts de Bonaparte; sa population s'est accrue au lieu de diminuer. L'île de St.-Domingue est à présent le royaume des Haïtiens qui vivent libres et heureux sous un gouvernement sagement organisé, ont des lois constitutionnelles et une représentation nationale pour les maintenir.
Pour donner une idée de l'état de ce nouveau peuple et de l'esprit qui l'anime, noua rapporterons le résultat de la mission du général Dauxion-Lavaisse, que le gouvernement provisoire de France avait envoyé dans cette colonie pour engager Henri Christophe, roi des Haïtiens, à se soumettre à la mère-patrie : Christophe assembla le conseil général de la nation pour lui faire part de la lettre qu'il avait reçue du commissaire français, dans laquelle on l'engageait à renonce [217] au titre de chef d'esclaves révoltés pour se soumettre à Louis XVIII, et où l'on faisait part de l'intention du gouvernement français de réparer par la traite des nègres les pertes que la population de St.-Domingue avait dû faire, avec la menace d'en exterminer le reste si cette colonie osait résister. La lecture de cette lettre produisit dans l'assemblée un sentiment d'indignation difficile à exprimer. Elle vota d'une voix unanime une adresse au roi qui mérite d'être rapportée; elle apprendra aux détracteurs des nègres s'ils méritent le mépris dont l'avarice ose les couvrir.
« Sire, les annales du monde ne présentent point d'exemple de propositions de paix aussi odieuses et aussi outrageantes que celles qu'ose nous présenter le gouvernement français par son envoyé le général Dauxion-Lavaisse; les souverains et les nations reconnaissent entre eux des droits sacrés que les peuples les plus barbares n'osent enfreindre; les plus abominables tyrans, quand ils veulent soumettre des peuples sous leur joug odieux, cherchent [218] au moins à cacher leurs desseins perfides sous des prétextes spécieux, n'osant violer ouvertement le droit des gens : cependant un envoyé du roi de France ose impudemment violer tous ces droits et faire à un peuple libre le plus violent des outrages, en lui proposant l'alternative de l'esclavage ou de la mort.
» Et à qui ce vil agent ose-t-il faire cette proposition? A votre majesté, qui n'a cesse de combattre pour défendre la liberté, l'indépendance et les droits imprescriptibles de l’homme; à votre majesté qui s'est toujours proposé pour règle de sa conduite et de ses actions, l'honneur et la gloire du peuple haïtien; on ne craint pas de vous proposer de descendre du trône où vous ont placés l'amour et la reconnaissance de tous les citoyens! Quelle extravagance ! quelle infamie! Cet insolent commissaire ose soupçonner votre grande ame capable d'une si basse perfidie; à qui prétend-il parler de maître et d'esclaves? A nous qui formons un peuple libre et indépendant; a des guerriers couverts de nobles blessures reçues au champ [219] d'honneur, et qui ont prodigué leur sang pour détruire les aveugles préjugés et l'odieux esclavage; à des guerriers qui, dans mille combats, ont fait mordre la poussière à nos barbares colons; et maintenant le reste de ces misérables colons, échappés à notre juste vengeance, osent nous proposer de rentrer dans cet état de servitude dont notre valeur nous a délivrés ! Non, non, jamais on ne reverra dans Haïti ni maîtres ni esclaves.
» Cet odieux procédé de la France ne nous sépare-t-il pas pour jamais de ce peuple? Eh ! quel autre peuple aurait osé nous proposer des conditions aussi outrageantes? Quoi! dans leur aveugle mépris ils nous croient donc assez stupides pour nous supposer dépourvus de cet instinct que la nature a donné à tous les animaux pour veiller à leur conservation ! Quel excès d'audace, ou plutôt quelle folie d'oser nous proposer de nous soumettre à leur empire odieux ! Est-ce pour les bienfaits que nous avons reçus d'eux qu'ils nous invitent à reprendre nos fers? Est-ce pour nous voir de nouveau livrés aux tourmens ou dévorés par des chiens, que nous [220] renoncerions à notre liberté achetée par vingt-cinq ans de combats? Qu'y a-t-il de commun entre nous et la France? N’avons-nous pas rompu tous les liens qui nous unissaient à elle ? Tout diffère maintenant entre ce peuple et nous ; il n'a jamais cessé de nous persécuter, et nous pourrions consentir à gémir sous la tyrannie d'une nation qui nous fait horreur !
» Les barbares osent nous mépriser assez pour nous croire indignes de la liberté; ils nous croient incapables de ces nobles sentimens, de ces élans de l'ame qui font les héros, et qui nous rendent maîtres de nos destinées; mais ils se trompent; qu'ils viennent, ils apprendront à connaître l'énergie et le courage d'un peuple libre qu'on ose outrager. Notre volonté est d'être libres, et nous le serons, en dépit de ces tyrans. Ou bien, si la rigueur du sort prévaut contre la justice de notre cause, si nos tyrans finissent enfin par nous vaincre, nous voulons laisser à la postérité un monument glorieux du courage et du dévouement des Haïtiens. Nous jurons solennellement de périr tous sous le fer du [221] vainqueur, plutôt que de renoncer à notre liberté. Que nos villes, nos manufactures, nos maisons deviennent la proie des flammes! Que le royaume de Haïti se change en un vaste désert, avant qu'aucun Français puisse profaner cette terre libre par sa présence!
» Que chacun de nous multiplie ses forces, qu'il redouble de courage et d'énergie pour immoler, par milliers, à notre juste fureur, ces tigres féroces, altérés de notre sang! Que Haïti ne présente qu'un monceau de ruines! Que notre terrible contenance ne présente partout que l'image de la mort, de la destruction et de la vengeance ! Que la postérité, en contemplant ces ruines, s'écrie en soupirant : Ici a existé un peuple libre et généreux ! Des tyrans ont voulu lui ravir sa liberté ; mais il a mieux aimé périr avec elle, que de la perdre, et elle applaudira à son héroïque dévouement. »
Réponse du roi.
« Haïtiens, vos sentimens et votre résolution sont dignes de vous; votre indignation est à son comble; que Haïti ne forme plus qu'un vaste camp ; préparons-nous à combattre ces [222] tyrans qui nous menacent de l'esclavage et de la mort.
» Haïtiens, l'univers a les yeux fixés sur vous: votre conduite confondra vos calomniateurs, et justifiera l'opinion que les philantropes ont conçue de vous. Rallions-nous, n'ayons qu'une seule et même volonté, celle d'exterminer nos tyrans. De notre union et du concert de nos efforts réunis dépendra le succès de notre cause.
» Laissons à la postérité un grand exemple de courage: combattons avec gloire, et périssons plutôt que de renoncer à la liberté et à l'indépendance. Je suis votre roi; je saurai vivre et mourir en roi; vous me trouverez toujours à votre tête, partageant vos dangers et votre gloire. Si je péris avant de consolider votre liberté naissante, que la mémoire de mes actions reste gravée dans vos cœurs; et si vos tyrans sont assez heureux pour mettre votre liberté en péril, arrachez de la terre mes ossemens, ils vous conduiront encore à la victoire, et vous rendront capables de triompher de nos ennemis. »
Voilà quels sont les hommes dont M. Grégoire a pris la défense.
[225]
Dans le 2e. chapitre de son ouvrage, l'auteur parle de la traite des blancs; il ne passe que légèrement sur la grande considération que présente ce titre, et s'étend spécialement sur le joug oppressif et outrageant que le gouvernement anglais fait peser sur les catholiques irlandais, et l'on peut dire que l'idée-mère de tout l'ouvrage, est de faire voir la grande inconséquence des Anglais, qui, d'une part, s'élèvent avec énergie contre la traite des nègres, tandis que, sourds aux réclamations réitérées des Irlandais catholiques, ils s'obstinent à asservir leur conscience au culte anglican.
Cette oppression des Irlandais catholiques a beaucoup de ressemblance avec l'inquisition d'Espagne : l'une et l'autre tendent au même but, de tyranniser la pensée. Cette espèce de tyrannie est tout à la fois la plus insupportable et la plus folle; chez un peuple penseur, c'est une monstruosité. On est moins étonné de rencontrer ce travers politique, où les imaginations sont plus susceptibles de s'exalter, et où les esprits sont plus façonnés à la superstition.
[224]
Pour revenir à l'idée de la traite des blancs, que l’auteur n'a fait qu'effleurer; si l'on compare la conduite de la plupart des souverains à l'égard de leurs peuples, avec celle des colons relativement à leurs esclaves nègres, on y trouve une ressemblance frappante; et si l'on rencontre quelques différences, ce n'est pas en faveur des premiers. Les colons achètent des troupeaux de nègres pour en arracher, à coups de fouet, tout le travail qu'ils peuvent en obtenir. La plupart des souverains n'achètent pas leurs troupeaux de soldats, il est vrai, mais ils les volent; ils les enlèvent du sein de leurs familles, et emploient pour cette capture les esclaves qu'ils ont dérobés et façonnés a l'esclavage. La propriété du colon est composée à la fois du sol et des nègres qui le cultivent: pareillement, la propriété de ces souverains s'étend à la fois, et sur la terre et sur ceux qui l'habitent; ils ne comptent leurs richesses que par le nombre des soldats qu'ils peuvent en retirer : Bonaparte évaluait son revenu à trois cent mille hommes, et ce tyran prodigue dépensait toujours deux années d'avance de son revenu. Et ces nombreux troupeaux [225] d’hommes ne sont entre leurs mains que des machines sans volonté, qui leur servent à ravir ou à disputer à d'autres souverains des propriétés semblables. C'est uniquement pour leurs intérêts qu'ils forcent ces troupeaux à s'entr'égorger, et, dans leurs transactions, ils ne calculent les individus que comme des pièces de monnaie ou des têtes de bétail, qui servent à stipuler leurs échanges et leurs conventions.
Il est vrai que les familles paisibles qui habitent et cultivent le sol, semblent jouir au moins d'une certaine portion de cette faculté qui constitue l'homme, et qui consiste à agir pour soi-même, et par sa propre volonté. C'est ici qu'on pourrait trouver une différence entre le nègre dont le travail est tout pour le maître, et l'homme paisible qui cultive librement son champ.
De tous les tyrans qui figurent dans les fastes de l'histoire, il n'en est peut-être point qui aient plus forcé les volontés des hommes à seconder sa dévorante ambition que Bonaparte ; ce n'était pas assez pour lui d'arracher à la culture et à toutes les professions les [226] ouvriers nécessaires, il voulait établir des institutions propres à absorber toute l'activité française, pour la faire servir à ses desseins. Il ne voulait en France que des soldats, et il fallait que tout le travail de la nation eût pour fin ultérieure la guerre. Il voulait donc ravir à l'homme sa faculté toute entière d'agir par sa propre volonté, pour en faire l'instrument de la sienne. Il voulait donc réduire les Français et l'Europe au dernier degré de servitude. Aussi méprisait-il foncièrement l'espèce humaine; l'homme n'était à ses yeux qu'un vil bétail destiné à être dévoré pour l'aider à asservir de nouvelles victimes. Mais ce colon extravagant a fini par ruiner et perdre sa plantation, pour avoir voulu exténuer ses nègres de travail. Au reste, quel que soit le degré d'asservissement auquel les différens peuples sont assujétis, ce n'est qu'à eux-mêmes qu'ils doivent attribuer l'état d'oppression où ils se trouvent. Le chef d'un gouvernement quelconque a une tendance naturelle à aggrandir son autorité. Sa volonté est un ressort qui tend à agir contre les volontés opposées. Si elles ne résistent pas, le ressort se détend [227] et agit toujours sur elles à proportion qu'elles cèdent. Ainsi le despote qui voit les esprits soumis à l'empire qu'il exerce, compte pour rien l'autorité qui n'éprouve aucune opposition. Il ne sent l'action de son pouvoir qu'autant qu'il rencontre un obstacle qu'il surmonte ; vainement la volonté de ses sujets continuera-t-elle de céder, sa tendance à commander ira la chercher jusque dans son dernier degré d'affaissement; et, tant qu'il ne sentira point de résistance, il faudra qu'il étende au-delà l'action de son autorité. Le despotisme oriental nous présente le tableau exact de ce que j'avance : qu'on lise dans Tavernier l'histoire d'Abbas II, shah ou roi de Perse, on aura une idée du dernier degré de folie tyrannique dans le despote, et du dernier degré d'abaissement servile dans les sujets esclaves. L'un est l'effet de l'autre.
Il n'en est pas de même des différens états de l'Europe, les gouvernemens les plus despotiques de cette partie du globe outragent moins l'espèce humaine; mais ce reste d'égards, accordé à la dignité de l'homme, est dû à la résistance qu'a rencontrée le ressort [228] du despotisme. Tous les peuples sentent la dignité de leur être avec une force qui est toujours proportionnée à leur énergie et à leurs lumières qui en sont la suite. Tout individu éprouve un sentiment d'opposition contre la tyrannie; il en résulte un sentiment général qui forme ce qu'on appelle l'opinion, contre laquelle viennent se briser tous les efforts du despotisme. On a dit, avec raison, que l'opinion est la reine du monde. Dans tous les temps et chez tous les peuples, le degré du pouvoir arbitraire est toujours en raison inverse de la force de l'opinion. En Orient, où l'opinion est nulle, le pouvoir arbitraire a toute son étendue, et le despotisme n'a pas de bornes. Le tyran exerce sa volonté absolue sur les premiers esclaves, qui sont ses despotes subalternes; ceux-ci, en obéissant servilement, exercent le même empire sur des despotes du second ordre ; ceux-ci agissent de même sur leurs esclaves subordonnés : ainsi, par une ramification de bassesse et d'oppression, le despotisme finit par aboutir sur les individus qui demeurent écrasés sous l'énorme fardeau. Dans cet [229] ordre de choses, rien ne résiste, tout cède et reste dans un état d'affaissement d'immobilité et de torpeur.
En Europe, les gouvernemens les plus arbitraires sont encore modérés relativement à ceux-ci. C'est l'opinion qui a conquis, chez quelques-uns, une charte constitutionnelle et une représentation nationale. Ainsi, dans l'ordre ordinaire des choses, les hommes ont à peu près le gouvernement qu'ils peuvent avoir : s'ils gémissent sous la verge du despotisme, c'est leur faute. Le despote, en étendant son pouvoir autant qu'il le peut, suit tout simplement son impulsion naturelle, et l'on peut dire qu'il fait son métier. C'est à l'homme à son tour à faire le sien. S'il n'oppose pas l'effort commun de l'opinion, si cette opinion ne flétrit pas le courtisan lâche et adulateur, si elle ne couvre pas d'opprobre le représentant qui, par bassesse ou par ambition, aide à river les fers de ceux dont il doit défendre les droits, le despotisme alors use de son droit de conquête.
Il ne faut pas cependant conclure de là que [230] l'opinion doive agir, et vaincre le pouvoir. L'opinion ne doit pas plus surmonter le pouvoir que le pouvoir ne doit surmonter l'opinion, et le bon ordre règne dans un état quand ces deux ressorts opposés se maintiennent en équilibre.
Pour revenir à l'auteur dont nous parlons, on doit savoir gré aux écrivains généreux qui, comme lui, ont pour but dans leurs écrits de rappeler les principes d'humanité, de justice et de liberté dont les gouvernemens ont une si grande tendance à s'écarter. Les opprimés n'ont ni places, ni cordons, ni pensions à donner à leurs défenseurs; l'estime des gens de bien doit être leur salaire.
[D…..R], “De l’influence de l’opinion sur la stabilité des gouvernemens; et de la discordance qui existe entre l’esprit des peuples de l’Europe et la politique de leurs chefs,” Le Censeur T.6 (June 1, 1815), pp. 141-60.
[141]
De l'influence de l'opinion sur la stabilité des gouvernemens; Et de la discordance qui existe entre l'esprit des peuples de l'Europe et la politique de leurs chefs
On a dit et l'on ne cesse de répéter, depuis des siècles, que l'opinion est la mais tresse du monde. Il n'est peut-être pas de de maxime plus triviale, et toute fois il n'est pas de vérité qui paraisse être moins sentie; car il n'en est pas qui soit plus constamment méconnue. C'est envain que l'opinion dirige le cours des événemens et des âges ; c'est envain que le torrent des révolutions et tous les phénomènes du monde moral attestent [142] son inévitable et irrésistible influence : la plupart de nos princes se conduisent comme s'ils étaient véritablement les maîtres du monde, comme s'ils pouvaient disposer arbitrairement des coeurs et des volontés , comme si la nature devait ployer le genou devant leurs vains caprices. Il faut que l’opinion éclate ou reste impassible pour qu'ils la reconnaissent; et ce n'est que quand elle les a précipités ou laissé tomber du trône qu'ils commencent à comprendre sa puissance.[1] Ils ressemblent à des navigateurs qui nieraient la force des vents et des flots, et qui ne s'apercevraient de leur erreur qu'au moment où un calme plat les enchaînerait au sein d'une mer immobile, ou qu'une tempête furieuse briserait leur vaisseau contre des écueils. Ils ressemblent à ces hommes faibles ou stupides qui doutent habituellement de l'existence de dieu et qui ne peuvent [143] sortir de cet état qu'au bruit effrayant du tonnerre ou à l'aspect de quelque prodigieux phénomène. Rien n'égale à cet égard l'orgueil ou l'obstination des rois ; ils ont des yeux et ils ne voient point; ils ont des oreilles et ils ne savent point entendre; ils ne conçoivent que leur volonté ; ils ne croient qu'à la force de la ruse ou de la violence, qu'à la puissance de l'argent ou des bayonnettes.
Que dire contre une erreur si grossière et cependant, hélas ! si accréditée? Qu'ajouteront nos faibles raisonnemens aux terribles leçons de l'expérience ? Tout ce que nous pouvons faire de mieux c'est de rappeler ces leçons , de les rapprocher, de les fortifier les unes par les autres, et de les dégager de tout ce qui peut affaiblir leur salutaire influence.
Non, ce ne sont ni des rois, ni des empereurs, ni des pontifes, qui gouvernent le monde; ce n'est ni Alexandre, ni César, ni Hildebrand, ni Moyse , ni Mahomet, ni Luther, ni François, ni Guillaume, ni Napoléon; ce sont, selon les temps, la passion de la guerre, l'ardeur des conquêtes, l'amour de la liberté, le respect pour les croyances [144] religieuses ; c'est le mosaysme, le christianisme, l'islanisme, le papisme, la religion réformée ; ce sont des doctrines politiques, les principes , les idées libérales , l'esprit de commerce et d'industrie ; ce sont, en un mot, les opinions et les intérêts dominans à l'époque que l'on considère.
L'habileté des gouvernemens consiste à savoir démêler et apprécier ces diverses tendances, leur sagesse à les bien diriger, et leur force à les suivre avec persévérance. Nul prince ne peut sonder solidement son pouvoir que sur les idées dominantes, ni régner avec éclat que par elles.
« Chaque siècle, dit M. Benjamin de Constant,[2] attend, en quelque, sorte un homme qui lui serve de représentant. Quand ce représentant se montre ou paraît se montrer , toutes les forces du moment se groupent autour de lui; s'il représente fidèlement l'esprit général, le succès est infaillible ; s'il dévie , le succès devient douteux; et s'il persiste dans une fausse route, l'assentiment qui constituait son pouvoir l'abandonne, et le pouvoir s'écroule ».
[145]
L’histoire est pleine de fails qui démontrent avec évidence la justesse de cette observation. De tous les princes dont elle a conservé la mémoire, ceux-là seuls ont été véritablement grands et puissans qui ont su voir l'esprit de l'époque à laquelle ils vivaient et céder à l'impulsion de leur siècle. Les règnes des princes qui ont voulu contrarier le mouvement général ont toujours été faibles, agités et malheureux. Toute l'énergie de leur volonté, toute la puissance de leur génie n'ont pu leur procurer que des triomphes éphémères sur les idées qu'ils voulaient détruire; et l'esprit du siècle a toujours fini par sortir vainqueur de ces luttes inégales. Mais des exemples vont rendre cette vérité plus frappante.
Avant que le christianisme ne s'établit la mythologie payenne, décriée, par les philosophes, était devenue la risée de tous les hommes éclairés. Les dieux payens , tombés dans le mépris avaient cessé de rendre des oracles auxquels on avait commencé dès longtemps à ne plus croire. Le vieux culte était négligé. Les augures ne se rencontraient plus [146] sans sourire : toute l'ancienne religion périssait de vieillesse et d'imbécillité. Cependant tout sentiment religieux n'était pas éteint dans les cours. La croyance à un dieu invisible avait remplacé dans beaucoup d'esprits la foi qu'on n'avait plus dans les dieux visibles du paganisme. Le déisme existait en spéculation dans les écoles de Rome, d'Athènes, de Smyrne et d'Alexandrie ; et les nombreux sectateurs de cette doctrine n'attendaient que l'établissement d'un système qui pût lui servir de base et en faire une religion.
Telle était la situation des esprits à l'époque où le christianisme prit naissance. On sent qu'ils ne pouvaient-être mieux disposés pour le recevoir. Les voies étaient préparées, les temps étaient venus, pour parler comme l'écriture; et nulle puissance humaine ne pouvait empêcher que le monde ne devînt chrétien. Aussi les empereurs de Rome firent-ils d'inutiles efforts pour arrêter les progrès de la religion nouvelle. Ce fut en vain qu'ils firent couler le sang , qu'ils multiplièrent les supplices, et les entourèrent de tout ce qui pouvait en augmenter l'horreur. Toute leur [147] puissance échoua devant une doctrine dont les peuples s'étaient emparés et qui avait fini par constituer, en quelque sorte, leur existence morale ; enfin, le christianisme acquit une telle influence , que les empereurs finirent par se croire obligés de l'élever sur le trône et de l'associer à l'empire. C'est ce que Constantin fit le premier, et cette déférence pour l'esprit de son siècle lui mérita le surnom de grand. Malheureusement la protection qu'il accorda à la religion fut loin d'être très-éclairée. Les pouvoirs dont il revêtit ses ministres , et les richesses qu'il leur procura , décidèrent dès lors de l'esprit de l'église et préparèrent de loin l'établissement du despotisme sacerdotal. Le papisme va nous fournir un nouvel exemple de la puissance de l'opinion.
Il était très-difficile que le christianisme acquit une grande influence dans l'empire sans que la constitution en fût ébranlée. Conçu dans des vues tout-à fait étrangères aux institutions civiles , et n'ayant aucun rapport avec elles, plus il se fortifiait, plus ces institutions devaient naturellement s’affaiblir. [148] Son autorité ne dut donc pas tarder à l'emporter sur celle des lois; or, quand il eut acquis cette supériorité sur le gouvernement, on sent que les prêtres durent naturellement se trouver investis de la même prééminence sur les magistrats ; et pour conserver, étendre et affermir cette suprématie, il devait leur suffire, en quelque sorte, de se laisser aller au mouvement du siècle, et de favoriser la tendance générale des esprits. C'est ce que firent avec beaucoup d'art les évêques de Rome. On sait combien cette politique leur réussit, et quel étonnant ascendant ils finirent par obtenir sur l'opinion publique de l’Europe, dont ils devinrent alors les fidèles représentans. Les choses en furent à ce point que, sans armées et sans trésors , ils purent d'un bout du monde chrétien à l'autre, maîtriser à leur gré toutes les volontés , interdire les peuples, excommunier les rois, enlever, donner, vendre les couronnes, mettre en mouvement toutes les forces de l'Europe et les précipiter sur l’Asie. … : exemple unique et à jamais mémorable de la puissance d'un gouvernement qui a sa base dans l’opinion
[149]
Tant que les idées sur lesquelles était fondée l'autorité du Saint-Siège ne s’altérèrent point dans les esprits , les évêques de Rome disposèrent en souverains de tous les états de la chrétienté où ces idées étaient établies. Ce fut, en vain que des rois et des empereurs voulurent méconnaître leur suprématie et essayer de se soustraire à leur juridiction. Ces révoltes imprudentes contre un pouvoir consacré par l'opinion générale, ruinaient subitement leur puissance; en s'insurgeant contre les papes, ils soulevaient leurs sujets contre eux-mêmes ; et cent fois ils furent obligés d’expier leurs entreprises contre: la cour de Rome, par les réparations les plus, avilissantes. On vit des rois forcés, pour avoir osé résister aux pontifes, d'aller se prosterner devant eux, leur baiser les pieds , se couvrir du cilice, jeûner au pain et à l'eau , descendre aux plus vils, emplois de leur service, et se soumettre à d'autres pénitences non moins humiliantes,
Mais les idées qui servaient de base au pouvoir des absurdes et trop funestes pour être éternelles. Elles ne [150] pouvaient exister que dans des siècles d'ignorance et de barbarie. La renaissance des lumières, et surtout l'abus révoltant que les pontifes faisaient de leur puissance, finirent par détruire le prestige qui leur soumettait toutes les volontés; une nouvelle opinion se forma, le besoin d'une réforme se fit sentir, et quand cette réforme éclata, la cour de Rome qui, un siècle auparavant, faisait trembler tous les rois de l'Europe , ligua vainement les plus puissans de ces rois pour repousser l'atteinte qu'un moine venait de porter à son autorité. L'établissement de la religion réformée est un autre exemple non moins éclatant que les précédens, de la puissance de l'opinion. Ce fut en vain qu'on forma des coalitions formidables, qu'on dressa des échafauds, qu'on alluma des bûchers , qu’on inventa de nouveaux supplices ; les idées nouvelles triomphèrent d'un siècle et demi de guerres et de persécutions furieuses, et l'église protestante parvint à obtenir le partage de l'empire avec le catholicisme.
Mais ce n'est pas seulement dans l'ordre religieux que l'opinion a manifeste sa [151] puissance. Ses triomphes dans l'ordre politique, n'ont été ni moins nombreux pi moins éclatans; et l'on peut dire que depuis des siècles, c'est elle qui a décidé en dernier ressort de toutes les grandes affaires politiques de l'Europe. C'est l'opinion qui, à la voix de quelques paysans, fonda la liberté de l'Helvetie, et qui la défendit contre toutes les forces de l'Autriche ; c'est elle qui arracha la Hollande au joug de l'Espagne, et qui força Philippe II à reconnaître l'indépendance de la nouvelle république ; c'est elle qui deux fois , précipita les Stuarts d'un trône sur lequel, ils voulaient exercer des pouvoirs qu'elle condamnait. C'est l'opinion qui a fait succomber la Grande-Bretagne dans sa guerre impie contre l'indépendance de l'Amérique; qui a soutenu la Pologne contre l'ambition de trois grandes puissances , et qui ne cesse de protester contre le partage de ce royaume; qui a renversé parmi nous la monarchie absolue et fondé la monarchie constitutionnelle ; qui a fait triompher la France de toutes les puissances de l'Europe injustement coalisées contre elle; sauvé l'indépendance [152] de l'Espagne; livré la France, coupable d'avoir supporté le joug et servi les fureurs, d'un conquérant, aux mains de ces mêmes. puissances qu'elle n'avait cessé de vaincre tant qu'elle avait combattu pour sa liberté; déchu Napoléon et culbuté le trône impérial; fait triompher une seconde fois l'indépendance américaine de l'orgeuil et de l'ambition britanniques; abandonné notre dernier gouvernement à toute sa faiblesse intrinsèque, et forcé Louis XVIII de descendre du trône sans avoir pu obtenir de l'immense majorité de la nation le moindre effort pour l'y soutenir. Enfin, l'opinion que la liberté de la presse fait intervenir dans toutes les affaires. publiques , a pris, dans ces derniers temps, un tel ascendant , qu'aujourd'hui plus que jamais les gouvernemens doivent désespérer de rien faire de stable sans son aveu.
Nous n'exposerons point ici avec détail l’influence qu'elle a exercée sur les grands évènemens que nous venons de rappeler. Il suffira de faire remarquer la direction qu'elle a prise depuis plusieurs siècles; sa persistance dans cette direction; ses progrès constans , [153] au milieu des obstacles qu'on n'a cessé d'opposer à sa marche; ses triomphes sur les plus violentes résistances, et, en particulier, l'instabilité de tout ce qui a été fait contre son veu depuis vingt-cinq ans. Nous examinerons rapidement ensuite jusqu'à quel point la politique de Napoléon et celle des rois coalisés peuvent s'écarter de la ligne qu'elle suit; et le lecteur jugera si, de part ou d'autre, on tend à un ordre de choses auquel puissent se fixer les veux de la France et de l'Europe.
L'origine des idées qui forment aujourd'hui la base de l'opinion date déjà de plus de trois siècles, Elle remonte à l'époque où les lettres, l'industrie et le commerce ont pris naissance en Europe. La révolution qui a commencé dės-lors à s'opérer dans la situation des peuples modernes , a insensiblement fixé les traits de leur caractère et determiné la direction de leurs sentimens et de leurs idées. Lorsque ces peuples ont commencé à jouir des bienfaits des sciences et des beaux-arts, de l'industrie et du commerce ; lorsqu'ils ont vu quelle source féconde de [154] plaisirs et de richesses ils leur avaient ouverte leur plus grand desir a dû être de pouvoir cultiver les uns et exercer les autres sans opposition et sans gêne, et jouir avec tranquillité du bien être dont ils leur étaient redevables. L'amour de la paix et de la liberté a done dû naître en Europe en même-temps que les lumières et le commerce; et plus les lumières ont fait de progrès, plus le commerce a aggrandi et multiplié ses relations plus ils ont ajouté ensemble au bonheur et à la prospérité des peuples, plus ce sentiment a dû se développer , s'étendre et s’affermir.
Mais la révolution qui a décidé de l'esprit des nations modernes , n'a pas eu la même influence sur celui de leurs gouvernemens. L'esprit dominateur et guerrier des rois et des nobles, qui formaient par-tout un peuple à part, au milieu des peuples de l'Europe, n’a pu de long-temps être modifié par l'esprit libre et pacifique tout ensemble du peuple nouveau qui s'élevait à côté d'eux: Ils ont résisté à la tendance du siècle. Ils ont méprisé les arts de la paix et leurs innocentes conquêtes : il n'y a eu de vraiment nobles, [155] à leurs yeux, que l'art de la guerre et les conquêtes haignées de sang et de larmes. Ils ont ainsi retenu au milieu de la civilisation européenne , les moeurs orgueilleuses et barbares des âges féodaux ; et tandis que les peuples ne formaient que des pensées de paix et de liberté, ils ont toujours conservé leurs anciennes idées de guerre et de domination.
L'esprit des gouvernemens a donc été tout-à-fait en opposition avec celui des peuples. Leur conduite ne l'a pas été moins. Les rois de l'Europe ont continué à obéir à l'impulsion des moeurs féodales; vainqueurs de leurs vassaux au sein de leurs états, ils ont cherché des rivaux hors des limites de leur empire ; le théâtre de l'anarchie féodale s'est agrandi; les guerres ne se sont plus faites de seigneur à seigneur, dans chaque état; mais de rois à rois, dans toute l'étendue de l'Europe; et l'on n'a vu, en quelque sorte, dans les chefs des gouvernemens européens, que de grands possesseurs de fiefs, de grands seigneurs surzerains aspirant, chacun de leur côté, à acquérir de nouveaux domaines et à étendre les bornes de leur suzeraineté. On sait quelle [156] longue série de guerres meurtrières a enfanté ce puérile et barbare esprit de conquête né du système féodał. Depuis les premières guerres d'Italie jusqu'à celles qui ont immédiatement précédé notre révolution , il n'en est presque point qu'on ne puisse rapporter à cette cause.
Cependant ce n'est pas là le seul principe qui ait poussé nos gouvernemens à la guerre. Tout en cédant à des motifs d'ambition et à des desirs de vaine gloire, les rois de l'Europe se sont encore proposé, dans diverses guerres, de combattre la tendance des peuples à la liberté. C'est ce qu'on a vu particulièrement dans les guerres de Philippe II contre la Hollande et dans toutes les guerres contre la réformation ; dans celles du gouvernement anglais contre l'indépendance de l'Amérique , et dans celle de tous les rois de l'Europe contre la révolution française.
Enfin le commerce , qui est la principal, cause de la tendance des peuples à la paix est devenu lui-même pour les gouvernemens une cause très-active de guerres; parce que leurs passions stupides en ont entièrement [157] dénaturé l'esprit. Quand ils ont vu quelles immenses richesses il pouvait produire, chacun d'eux a voulu le faire seul avec le reste de la terre, sans songer que ces prétentions exclusives de chacun devaient nécessairement le détruire pour tous. Alors, à l’esprit de commerce , qui est essentiellement pacifique, a succédé l'esprit de monopole , qui est essentiellement hostile, et qui peut enfanter tous les désordres et tous les crimes, comme le prouve si bien à tout l'univers l'infâme politique du gouvernement anglais.
Ainsi tandis que la culture des arts et des sciences, les travaux de l'agriculture et de l'industrie , et surtout la liberté si nécessaire au commerce faisaient de la paix le besoin le plus pressant des peuples et le premier objet de leurs veux, la passion des rois pour les conquêtes, les intérêts de leur despotisme, et leurs absurdes idées de monopole ont constamment entraîné l'Europe dans un système de guerres que repoussaient tous ses intérêts.
D'un autre côté, les mêmes passions des gouvernemens qui luttaient contre la tendance [158] des peuples à la paix , ne se sont pas montrées moins ennemies de leurs dispositions à la liberté. Qui pourrait dire tout ce que l'esprit de conquête , de despotisme ou de monopole a suggéré de mesures et fait faire de lois contraires à la juste liberté des peuples modernes ? Dans presque tous les états de l'Europe, toutes les parties de l'ordre social ont en quelque sorte été disposées pour établir l'empire des passions des gonvernemens sur cette liberté. Presque toutes les institutions ont été créées dans cette vue, ou détournées à cette fin. L'éducation a dû façonner l'intelligence des peuples d'après les données du despotisme ; leur conscience a été réglée sur le même plan par la religion ; l'inquisition et la censure ont été préposées à la garde de la pensée; une police invisible a été chargée d'écouter les discours et d'épier les démarches; l'industrie a eu ses maîtrises, et le commerce des douanes. Enfin il n'est aucune partie de l'existence humaine qui n'ait été soumise a un régime plus ou moins oppresif et arbitraire; et l'on n'a trouvé dans l'ordre social ni la sûre garantie de sa personne, ni celle de sa [159] fortune, ni celle du libre et juste exercice de ses facultés.
Telles sont, depuis la renaissance des lumières, de l'industrie et du commerce, la tendance des peuples de l'Europe, et les résistances qu'elle a trouvées dans l'esprit des gouvernemens et dans les lois établies.
Il nou's resterait à montrer comment elle a vaincu presque tous ces obstacles, dans une partie de l'Europe, et comment elle s'est développée et fortifiée partout ; comment, après avoir fondé les gouvernemens de la Suisse , de la Hollande, de l’Angleterre et de l'Amérique du nord, elle a insensiblement acquis en France, une puissance capable de déraciner tous les anciens préjugés , de renverser toutes les institutions qui luttaient contre elle, et de révolutionner tout le continent; comment, en France, dans le court espace de vingt-cinq ans, elle a précipité les uns sur les autres sept ou huit gouvernemens qui lui étaient plus ou moins contraires; comment elle est allée surprendre et déconcerter au milieu de ses opérations cette assemde rois qui se partageaint si tranquillement [160] l'Europe ; comment elle doit infailliblement nous délivrer de ce mélange dégoûtant de despotisme et de démagogie qui forme le trait distinctif de notre nouveau gouvernement ; comment enfin elle se rit de tous les projets de la coalition, et comment si les Français pouvaient éprouver des revers, elle survivrait à leur défaite poursuivrait les vainqueurs au sein de leurs états et triompherait de la victoire même.
Nous regrettons que l'étendue déjà disproportionnée de la première partie de ce volume ne nous permette pas de placer ici ces détails. Ils entreront dans le volume prochain.
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[G.F. = CC], [CR] “De la Monarchie française depuis son établissement jusqu'à nos jours, par Montlosier,” Le Censeur T.6 (June 1, 1815), pp. 192-244
[192]
De la Monarchie française depuis son établissement jusqu'à nos jours, ou Recherchés sur les anciennes institutions françaises, leurs progrès, leur décadence, et sur les causes qui ont amené la révolution et ses diverses phases jusqu'à la déclaration d'empire, avec un supplément sur le gouvernement, de Buonaparte, depuis ses commencemens jusqu'à sa chute, et sur le retour de la maison de Bourbon; par M. le comte de Montlosier, député de là noblesse d'Auvergne aux états-généraux.
Il n'a guère paru depuis bien long-temps d'ouvrage aussi instructif, aussi fortement [193] pensé, aussi neuf que celui de M. de Montlosier. Un an après la publication, de pareilles productions sont encore dans leur nouveauté, et dans les circonstances actuelles où celle-ci prend un nouvel intérêt, nous ne regrettons point d'avoir différé jusqu'à présent d'en rendre compte.
L'auteur de ce livre l'a composé par ordre de Napoléon, lors de son élévation à l'empire, et il l'a publié sous les Bourbons tel qu’il l'avait écrit à l'époque de nos espérances. Il n'a pas eu à refaire son histoire, mais à la continuer; un triste supplément lui a suffi pour amener son lecteur jusqu'à une nouvelle époque d'espérance .... qui ont été trompées … Attendons le nouveau supplément que M. de Montlosier nous donnera dans sa seconde édition.
Les premières parties de l'ouvrage sont consacrées spécialement à l'examen du gouvernement féodal dans sa nature, ses progrès et sa décadence. On peut considérer dans ce traité deux objets bien distincts, la critique historique et la doctrine politique de l'auteur; l'une forte, savante, lumineuse ; l’autre [194] singulière et bizarre tout au moins, quoiqu'elle soit soutenue d'une multitude d'aperçus particuliers pleins de sens et d'utilité. Quelque originale que soit cette doctrine, elle appartient néanmoins à l'une de ces deux grandes sectes qui, en France, partagent l'opinion depuis le dix-huitième siècle, depuis nos révolutions, et en particulier depuis la dernière. Leur esprit bien connu suffit pour donner le sens de nos écrits, de nos discours et de nos factions politiques. Il est vrai qu'il n'en faut point juger par leurs effets, toutes deux se sont deshonorés en se popularisant ; mais aussi toutes deux ont été adoptées par les esprits les plus distingués. Pour l'une, la théorie est tout, pour l'autre l'autorité des temps ; l'une s'en tient aux principes, l'autre aux institutions consacrées; ceux-là veulent renouveler les lois, ceux-ci rappeler les anciennes mœurs; les spéculations des premiers reçoivent, du moins en apparence, plus de rigueur et de clarté de l'esprit systématique qui les dirige ; celles des autres, toujours entre-mêlées de sentimens et d'antiques souvenirs, conservent, sous la plume [195] des meilleurs écrivains, quelque chose de vague, de mystérieux, de ténébreux qu'elles doivent à leur défaut de liaison et à la nature des principes sur lesquels elles reposent. Il est bon sans doute, que l'esprit novateur soit continuellement aux prises avec l'esprit conservateur afin qu'ils se corrigent l'un par l'autre dans leurs excès; d'ailleurs, les fonctions morales que l'une des deux écoles s'attribue plus particulièrement ne peuvent qu'être utiles et doivent être respectées.
M. de Montlosier aime son pays, mais il l'aime surtout au temps de Charlemagne, de Hugues-Capet et de Saint-Louis. Nul auteur n'a, ce me semble, mieux connu que lui la féodalité, nul ne s'est montré plus affectionné à ce système. M. de Montlosier était noble, et son ouvrage paraît un mémoire en faveur de la noblesse ancienne ; mais un esprit aussi élevé est-il susceptible de se laisser dominer par l'influence de l'intérêt personnel? Il convient dans quelques phrases éparses et fugitives; de la nécessité du grand changement qui s'est opéré dans nos mœurs et dans notre gouvernement; mais toutes les fois qu'il [196] revient à parler de l'organisation féodale, il prend en même temps le ton de l'admiration et du regret, celui de l'humeur et presque de l'animosité toutes les fois qu'il est question des causes qui ont si scandaleusement soustrait à la noblesse ses anciennes prérogatives.
Les services personnels des vassaux, les redevances et les justices seigneuriales, la servitude de la glèbe, les guerres particulières elles-mêmes sont l'objet de son enthousiasme; il oublie la dîme ecclésiastique, sans doute en faveur des censives. Cet état de choses lui présente un ordre parfait, un système aussi favorable aux bonnes mœurs qu'à la prospérité publique. Hors de là, il ne voit que désordre et confusion; il s'indigne presque contre la science, l'industrie et le commerce qui ont usurpé les droits sacrés de la naissance; il maintient jusqu'à la fin de son ouvrage la distinction de deux peuples en France, le peuple vainqueur ou les Francs de la Germanie, et le peuple vaincu ou les habitans de la Gaule primitive. Voilà bien des singularités dans un ouvrage d'ailleurs si précieux; [197] ce qu'il y a de plus singulier encore c'est que nulle part l'auteur ne cherche à démontrer en principe l'excellence du système féodal, et que la plupart de ses preuves de détail renferment des idées saines et solides.
Il n'est nullement prouvé qu'il ne puisse exister une forme de gouvernement bonne en elle-même, et indépendamment des circonstances particulières dans lesquelles un peuple peut se trouver placé. Bien plus, aucun gouvernement ne doit être appelé bon tant que la prudence humaine peut prévoir un changement de circonstances capables de le rendre mauvais. En effet, comme la société, en se donnant une constitution, stipule non-seulement pour une époque actuelle, mais encore pour un avenir indéfini, elle se doit à elle-même de se constituer le mieux possible, non en vue d'un temps donné, mais dans la supposition d'une durée indéfinie; elle ne doit pas préparer à sa postérité des malheurs inévitables par l'établissement d'un ordre de choses qui porte en soi-même les germes de sa destruction. Que penserons-nous donc de ces gouvernemens qui, prenant [198] pour base la vertu, comme chez les anciens, ou, comme chez les modernes, l'exclusion absolue des classes les plus nombreuses et l'extrême inégalité des droits, repoussent la civilisation, les lumières et l'industrie dont l'influence doit, tôt ou tard, l'emporter sur leurs institutions? De pareils systèmes sont mauvais du moment que nous apercevons le vice intérieur qui doit les faire périr, et ils sont essentiellement périssables, puisqu'ils sont contraires à la nature et aux progrès nécessaires du genre humain. Aussi leur chute est-elle ordinairement misérable ou désastreuse ; et, certes, nous avons assez appris ce que coûte à une génération le redressement de toutes les sottises des générations précédentes, pour n'être pas bien tentés de savoir gré à nos ancêtres de leurs priviléges allodiaux et féodaux, de leur noblesse et de leur roture, et de mille autres belles inventions tant regrettées par M. de Montlosier.
Si ce ne sont point les choses qui ont tort, mais les hommes; si les évènemens ne sont point blâmables, mais bien les institutions qui auraient dû les prévenir, concluons que [199] le régime féodal est mauvais, quels que soient les avantages partiels que l'on y peut découvrir, puisqu'il est tombé, ou plutôt puisque nous voyons comment il devait nécessairement tomber. Un système qui, partageant tous les hommes entre la profession des armes et l'esclavage de la glèbe, condamnait l'esprit humain à l'ignorance et à l'immobilité, était incompatible avec notre nature; sans doute il n'a dû son existence qu'à l'état imparfait de développement où il l'a trouvée à l'époque où il s'en est emparé, et dans lequel il l'a trop long-temps maintenu. Si la constitution que la France paraît vouloir adopter aujourd'hui, est, en apparence, dans quelques-unes de ses dispositions fondamentales, la moins mauvaise de toutes celles qui nous sont connues, c'est surtout parce qu'elle paraît moins qu'aucune autre en contradiction avec les progrès des lumières, de l'industrie et de la civilisation.
Ces considérations nous dispensent d'entrer dans le détail des lois féodales pour en montrer les inconvéniens; elles nous paraissent simples et décisives; un exemple [200] nous suffira pour montrer sous quel point de vue M. deMontlosier envisage les mêmes choses. Voici comment il nous présente l'heureuse époque de la renaissance des lettres qui a porté l'une des premières atteintes au régime féodal:
« Les Francs ne cultivaient guère que le courage, l’honneur, le dévouement et toutes les vertus du cœur. On imagina d'établir en rivalité les facultés de l'esprit. L'étude convenait beaucoup à toute cette population des villes, qui avait du loisir, de l'opulence des habitudes sédentaires : on résolut de donner une grande considération à l'étude … ».
(Il est heureux que l'on ait pris cette résolution ; sans quoi l'étude ou pour nous exprimer de meilleure foi, l'instruction n'était pas une puissance capable d'emporter la considération par elle-même aussi bien que l'escrime et les autres talens de la chevalerie).
« Le goût du droit théologique s'étant joint à celui du droit romain, on en forma, avec la médecine et les humanités qui s’y [201] associèrent, je ne sais quoi de pompeux et d'imposant, sous le nom des quatre facultés. »
(II n'était pas besoin pour cela que l'on eût tramé une conspiration contre la noblesse ; c'est le défaut ordinaire des peuples qui commencent à s'instruire, de croire qu'ils ont aperçu les bornes du savoir humain; de là le nom des quatre facultés. La rivalité de la noblesse n'entrait pour rien dans le faste imposant étalé par le pédantisme, inséparable des doctrines renaissantes.)
«L'honneur de la science balança de cette manière celui des armes. Les hauts faits de la mémoire furent mis à côté des hauts faits du courage. Les grades de bachelier et de licencié se placèrent à côté de ceux d'écuyer et de chevalier : on s'empara ainsi des vanités, etc. ».
Voilà le ton et l'esprit qui se font sentir malheureusement dans la plus grande partie de l'ouvrage. Nous allons chercher çà et là les motifs de la prédilection que l'auteur témoigne pour le gouvernement féodal, ensuite nous en viendrons à la partie saine de [202] l'ouvrage, je veux dire aux recherches critiques sur les premières époques de la féodalité, sur les causes particulières de sa chute, enfin aux considérations sur nos dernières révolutions.
L'une des choses qui contribuent le plus à donner une couleur spécieuse aux idées de M. de Montlosier, relativement à la féodalité, c'est la comparaison continuelle qu'il fait de l'ordre qui en liait toutes les parties avec le désordre et l'incohérence faciles à remarquer dans le gouvernement qui lui succéda; c'est ce qui m'a fait dire plus haut que presque toutes les preuves particulières renferment des idées justes et utiles. Mais d'abord, en convenant de cette unité que l'auteur a si bien remarquée dans tout le système féodal, nous observerons que quand les principes sont mauvais, il n'est pas toujours avantageux que les conséquences en soient fidèlement observées; et quoiqu'en dise M. de Montlosier, nous aimerions mieux, s'il fallait choisir, vivre sous LouisXIV et Louis XV, que sous Louis-le-Hutin et Philippe-le-Long, bien que l'ensemble du gouvernement, des [203] usages et des mœurs, présentent moins de liaison et d'harmonie. Ensuite, comment M. de Montlosier a-t-il négligé de considérer que cette seconde monarchie française, qui a suivi la monarchie féodale, n'était dans le fait que l'intervalle du passage qui devait amener, par une révolution plus ou moins tardive, plus ou moins violente, le renouvellement de nos institutions? Et pourtant s'il en est ainsi, on voit qu'il n'est pas juste de comparer l'état d'un gouvernement qui se décompose pour se renouveler ensuite, avec celui d'un état formé et complet dans toutes ses parties.
En dépit de quelques-uns de nos vieux romanciers, nous devons reconnaître que les mœurs domestiques de la noblesse féodale étaient honnêtes, graves et religieuses ; l'éducation de la jeunesse noble, tait toute virile, et dirigée principalement vers la soumission, le dévouement et la fidélité. La loyauté, l’humanité, le courage, l'honneur étaient des vertus communes à tout le corps des nobles; enfin la pudeur, jointe à toutes sortes de sentimens généreux, avait chez les femmes [204] nobles une grâce et une dignité toute particulières. Une hiérarchie parfaite était établie entre les nobles, de telle sorte que les services qu'ils rendaient mutuellement étaient toujours honorables, même ceux de la livrée ou librée, ceux de varlet, de laquais ou lacquet, etc.
Tout cela est beau, sans doute ; mais quoi ! ne sera-t-il jamais question ici des roturiers qui peut-être sont aussi des hommes? Vous ne nous dites point s'ils participaient à tous ces avantages. Les roturiers, ou plus proprement les serfs, avaient en France l'avantage de n'être pas employés au service domestique et de n'être point considérés tout-à-fait comme esclaves: « La terre française étant réputée une terre essentiellement généreuse sur laquelle tout esclave devenait libre par cela seul qu'il en respirait l'air. » Il est vrai qu'ils étaient attachés à des domaines qu'ils ne pouvaient point abandonner, qu'ils passaient de main en main avec le fonds auquel ils appartenaient, et qu'ils ne pouvaient eux-mêmes en posséder. Outre les divers tributs qu'ils avaient à payer, [205] ils étaient tenus aussi à des corvées et à des devoirs réputés serviles. Mais ils avaient en propre des animaux, de l'argent, des marchandises dont ils pouvaient disposer; et « ils se composaient ainsi des fortunes plus ou moins considérables surtout dans les villes. » Prenez-y garde, ce sont ces fortunes, ouvrage de l'industrie et du commerce, qui vont par des progrès rapides effacer bientôt le lustre de vos propriétés seigneuriales, nécessiter l'affranchissement des communes et faire tomber tout votre système.
Il faut donc, pour le conserver, que vous trompiez le vœu de la nature en empêchant la société du plus grand nombre de se cimenter dans des villes, en disséminant vos paysans sur la surface de vos domaines, en détruisant les fruits de leur pécule qui bientôt étoufferaient ceux de votre usurpation. Que d'injustice dans les principes ! Quels torts envers des nations entières de la part d'un petit nombre d'hommes ! Quelles seront les mœurs, les avantages de l'éducation, et les effets du mérite personne! dans une [206] multitude que vous immolez ainsi à votre vanité encore plus qu'à votre ambition ? Ainsi vous mettez dans l'ombre la plus grande partie du genre humain pour relever l'éclat de votre gloire factice. Les peuples châtieront un jour avec quelque justice cet insolent orgueil qui ne trouve la liberté que dans l'esclavage d'autrui ; à ce prix nous ne voudrions pas même de la liberté des Romains et des Spartiates.
Pour achever cette partie morale des observations de M. de Montlosier, je dois dire qu'il tire un très-bon parti de ces idées de subordination, des liens civils et domestiques nécessaires, selon lui, à la bonne constitution d'un état. Il en fait de très-bonnes applications particulières. Mais je ne puis douter qu'il n'en abuse en faveur du système féodal. Il est bien vrai que tout est subordination dans la société; le fils dépend de son père; le fermier, de son propriétaire; le pauvre, du riche qui le fait travailler, etc.; mais il ne s'en suit pas delà que l'un appartienne à l'autre. Ceci a besoin d'explication. Nous devons distinguer deux sortes de [207] subordination ; l'une établie par la nature, l'autre par les hommes. Être subordonné par la volonté de la nature, c'est dépendre ; être subordonné par la volonté de l'homme, c’est appartenir. Le fils, le fermier, le pauvre dépendent du père, du propriétaire, puisque la nature seule, le besoin seul les obligent à se soumettre. L'esclave, le citoyen appartiennent, l'un à son maître; l'autre, sous quelques rapports seulement, à sa patrie, par le seul effet de la volonté de l'homme. La plus grande liberté à laquelle nous avons tous le droit de prétendre, consiste à dépendre le plus possible des besoins de notre nature, de nous-même enfin, et le moins possible des volontés étrangères.
La nécessité de conserver l'état social doit seule donner la mesure rigoureuse de proportion entre ces deux sortes de dépendances ; les gouvernemens dans lesquels l'une ou l'autre excède la mesure sont ou anarchiques ou despotiques. Le gouvernement féodal se trouve évidemment dans ce dernier cas. Cette distinction peut, je pense, jeter quelque lumière sur les sophismes renfermés [208] dans le passage suivant :
« Prenons garde que nos vues de liberté ne soient pour de certaines classes une vaine théorie ou un malheureux piége. Que signifie la liberté politique dans un homme qui n'a pas même un peu de laine pour se faire des habits, ni un peu de chaume pour se faire un tôît ? Que Dieu me préserve de la liberté politique d'un homme de cinq pieds dix pouces, qui est mon voisin, et qui n'a pas de quoi dîner demain ! Au lieu de s'occuper de la liberté pour certaines classes, qu'on s'occupe de les arracher au besoin. »
C'est fort bien fait sans doute de s'occuper d'arracher aux besoins les classes indigentes ; mais il est faux que la liberté politique ne signifie rien pour elles. Cet homme qui manque de pain aujourd'hui, peut demain, soit par lui-même, soit dans la personne de ses enfans, s'élever à l'aide de l'industrie et du talent au rang du propriétaire, de représentant, d'administrateur ou de général d'armée. Vous lui faites tort en étant à lui et à toute sa race une telle possibilité. Plusieurs fois dans son ouvrage, [209] M. de Montlosier semble déduire le gouvernement féodal de l'incapacité des non-propriétaires aux fonctions politiques, consacrée de tout temps chez les peuples libres. C'est une dérision : sans doute, il faut exclure les prolétaires; mais il ne faut pas les condamner à l'être éternellement avec toute leur postérité.
Venons à la doctrine historique de M. de Montlosier.
Il faut bien s'entendre, lorsque l'on prétend que les dominations féodales étaient usurpées. Sans doute, elles l’étaient pour le philosophe qui les juge sur les principes éternels du droit de l'homme en société ; mais elles ne l'étaient point pour le publiciste habile qui sait en retrouver l’origine dans l'ancien droit positif des Francs et des Gaulois. C'est ce qu'a fait M. de Montlosier, s'il; m'est permis de prononcer sur des matières aussi difficile, avec un succès digne de son talent. S'il en est ainsi, il se trouvera que depuis Philippe-le-Bel jusqu'à nos jours, tous les pouvoirs et les droits qui se sont élevés sur les débris de la [210] féodalité, ne sont que des usurpations plus ou moins illégitimes. Je ne vois pas d'inconvénient à avouer que ce sont autant d'usurpations du temps et de la raison sur le droit positif. Il fallait que les rois usurpassent le despotisme des nobles, afin qu'il fût possible à la nation à'usurper ses droits sur le despotisme ainsi concentré entre les mains d'un seul.
M. de Montlosier s'est proposé de montrer l'origine du système féodal, tout en établissant l'antiquité immémoriale des élémens qui ont composé ce système. La distinction des terres et des individus en tributaires et libres, les justices seigneuriales, les guerres particulières de cité à cité, et les corps armés sous la conduite des seigneurs, existaient dans la Gaule avant la conquête des Romains; leur domination n’apporta aucun changement dans le régime intérieur des Gaulois; seulement la contagion des mœurs romaines, la culture des terres, et l'habitation des villes, contribuèrent puissamment à affaiblir en eux l'esprit guerrier et l'énergie des mœurs des Germains que les Francs rapportèrent dans [211] toute leur pureté lors de leur invasion. Ceux-ci laissèrent subsister en tout l'ordre établi, se contentant de la portion de terres qui leur fut cédée, et d'un certain degré de considération au-dessus des Gaulois ingénus. Cela ne doit pas nous étonner. Les vainqueurs et les vaincus, Romains ou barbares, étaient trop peu civilisés pour qu'il fût possible à cette époque d'organiser une conquête. Les anciens n'avaient que deux manières d'envahir un pays; c'était ou de tout détruire et d'emmener la population entière en captivité, quand on s'emparait d'une ville, d'une contrée très-peu étendue, ou bien de laisser subsister tout l'ordre civil et polique (sic) en se bornant à une concession de territoire, soit à quelques tributs quand il s'agissait d'une vaste région.
Cependant ce mélange de deux peuples réunis sous une même domination présentait dans les premiers temps une confusion de lois et de coutumes différentes que M. de Montlosier s'applique à débrouiller. Mais bientôt les Gaulois propriétaires d'alleux s'honorent de porter le nom du peuple [212] vainqueur ; les mœurs des deux nations se modifient mutuellement; l'aversion des Francs pour la servitude domestique la fait disparaître de toute la Gaule ; leur goût pour la campagne leur fait abandonner les villes (castra), et les retient dans leurs domaines. Les châteaux (castella) se multiplient de toutes parts. Les guerres privées de domaine à domaine se multiplient en même-temps. L'ordre et les formes judiciaires subissent quelques modifications, entr'autres, l'usage des épreuves et des combats. Les assemblées germaines, dont parle Tacite, s'introduisent dans l'ordre politique sous le nom de champ de Mars et de Mai.
Nous arrivons à une époque nouvelle, l'institution de la féodalité. L'erreur de Montesquieu et de tant d'autres écrivains a été de croire que ce régime était un effet de la concession des bénéfices. Mais, comme le dit M. de Montlosier :
« Si les bénéfices devaient être regardés comme l'origine principale de la féodalité, ce ne serait ni en France, ni à l'époque de l'établissement des Francs, qu'il conviendrait de placer [213] cette origine, ce serait à Rome même. On trouve assez dans l'Histoire Romaine de ces sortes de concessions qu'on y appelle aussi bénéfices. C'étaient des terres des vaincus qu'on partageait, etc. … Il y eut des ducs et des comtes sous les empereurs romains et sous les rois mérovingiens ; il n'y eut pas pour cela de féodalité. Pour ce qui est de l'usage soit des serfs domestiques, soit des serfs de la glèbe, qu'on a coutume d'y rattacher, il a fallu un grand aveuglément ou une grande ignorance pour voir dans cet usage commun à tous les peuples et aussi ancien que le monde, quelques rapports avec notre féodalité moderne. »
Ici l'auteur distingue trois sortes de patronage et de clientèles établies depuis des siècles chez trois peuples différens. L'une, toute civile, adoptée par les Romains, liait le patron au client par des services réciproques d'ambition ou d'intérêts civils ; l'autre, toute servile, pratiquée chez les Gaulois, livrait à l'homme puissant la nue-propriété de la terre de l'homme faible, [214] ainsi qu'une partie du revenu, sous la condition de lui conserver le reste. La troisième enfin, toute militaire et noble, confiait à un chef de guerriers la foi et le courage de ses compagnons, et leurs engagemens mutuels devaient être récompensés par le partage des fruits de la guerre. Par le rapprochement de ces diverses nations, leurs diverses espèces de clientèle se confondent et prennent toutes le caractère honorable de la dernière. La subordination des domaines devait être noble et rapportée exclusivement au service militaire, comme celle des personnes, chez les Francs devenus propriétaires. Les Gaulois, déjà confondus avec eux, devaient imiter cet exemple ou plutôt profiter de cette alliance de la clientèle des Francs avec la leur. « La clientèle civile des Romains reçut à son tour un lustre qu'elle n'avait pas. » Pourquoi M. de Montlosier ne développé-t-il pas les effets de cette nouvelle illustration de la clientèle civile, tandis qu'il insiste sur les deux autres. Ne serait-ce pas parce que cette distinction, quoique juste en elle-même, ne se retrouve [215] pas ici dans les faits? Quoi qu'il en soit, nous avons trouvé la féodalité. Des actes solennels déclarent que les soumissions de la personne et des biens ne portent aucune atteinte à l'ingénuité. Les dénominations de vassus et de miles, depuis celle de chevalier, succèdent à celle de client. On ne livre plus ses biens, on les recommande. Des cérémonies caractérisent la recommandation noble. Il est vrai que la recommandation servile des anciens Gaulois subsistait encore pour les individus de la dernière classe, lorsqu'après s'être coupé les cheveux du devant de la tête, ils se présentaient dans la cour d'un homme puissant pour les lui offrir.
Montesquieu, et plusieurs autres auteurs, ont trouvé dans l'hérédité des bénéfices établie, principalement sous Charles-le-Chauve, la cause d'une grande révolution en faveur du système féodal. M. de Montlosier prouve que l'on doit attacher peu d'importance à cet événement, en distinguant le bénéfice fictif du bénéfice réel. L'un avait lieu «quand un propriétaire d'alleu venait,une branche d'arbre à la main, remettre sa propriété à [216] un homme puissant qui la lui rendait aux charges de la féodalité; l'autre avait lieu quand un vassal avait réellement reçu en bienfait du roi, d'un Comte ou d'un seigneur un domaine quelconque. » Or, dans te premier cas, il était tout simple que l'alleu héréditaire devint fief héréditaire; dans le second cas, qui arrivait de jour en jour plus rarement, on devait suivre l'exemple donné dans le premier.
Telle est l'histoire de la constitution française sous les deux premières races. Quelques considérations sur la royauté sont nécessaires pour la completter (sic).
L'indépendance des mœurs germaines devait resserrer le pouvoir des rois Francs dans des limites très-étroites. Aussi voyons-nous qu'ils ne pouvaient régler les grandes affaires sans consulter la nation toute entière, et les moins importantes sans l'avis des principaux officiers. Ils trouvèrent un esprit et des mœurs toute différentes quand ils se virent à la tête d'une nation courbée depuis long-temps sous le pouvoir absolu des empereurs et au milieu d'un clergé accoutumé [217] à prêcher le droit divin du despotisme. L’influence de la nation dominante contint le pouvoir royal dans ses premières bornes ; seulement comme les rois n'étaient plus des chefs de hordes errantes, leurs soins s'étendirent à de nouvelles parties de l'ordre civil, mais toujours avec les mêmes restrictions. La diversité des dispositions des sujets à l'égard du pouvoir royal a donné naissance a une multitude de témoignages contradictoires de soumission et d'indépendance dont les écrivains des divers partis ont profité chacun dans leur sens, et que M. de Montlosier apprécie à leur juste valeur.
De-là il s'applique à établir les véritables principes de la succession au trône sous les deux premières races, et il démontre que, quoique la royauté fut attachée particulièrement à une même famille, le roi devait être élu par la nation qui ne se conformait pas toujours à l'ordre de primogéniture. L'exclusion des femmes, chez les Francs, est motivée d'abord sur un de leurs usages, qui consistait en ce que la femme recevait une dot du mari au lieu d'en apporter une, de sorte que le [218] droit de succession aurait fait échoir entre leurs mains un double héritage ; ensuite sur la nécessité d'avoir des hommes pour chefs chez une nation toujours armée, toujours vagabonde, et en état de guerre depuis si long-temps.
Voyons maintenant quelles furent les causes de la chute des deux premières races.
Les donations de bénéfices à perpétuité épuisaient de jour en jour les ressources de la couronne. Tout le domaine royal était déjà dissipé sous Chilpéric. « Notre fisc n'a plus rien, disait ce prince; nos richesses, ce sont les églises qui les possèdent. Elles sont dans l'abondance, et nous dans la misère. »
Les recommandations dont l'usage s'introduisit, rapidement, enlevèrent au monarque cette suprématie qu'il exerçait directement sur les individus et les domaines.
« Ces deux causes réunies me conduisent à une troisième plus grave. D'un côté, il était permis de se recommander à qui on voulait; d'un autre côté, comme les rois n'avaient plus de concessions à faire, la foule des recommandations commença à [219] se tourner vers le maire du palais, qui, ayant dans ses mains la garde du prince et la discipline des troupes, acquit facilement toute l'importance. De cette manière tout échappa au prince; il ne lui resta plus de son ancien royaume qu'un palais dont le gouverneur indépendant lui fut donné par une poignée de Leudes. » .
La moindre commotion devait abattre l'une de ces deux puissances ainsi minée dans ses fondemens. L'invasion des Sarrasins, les triomphes de Charles Martel, l'adroite ambition de Pepin renversèrent la dynastie mérovingienne presque sans effort. Cependant le partage du pouvoir entre les seigneurs augmentait de jour en jour la faiblesse des ressources matérielles du monarque. Il fallait tout le génie de Charlemagne pour suppléer an pouvoir de la couronne. Dès le règne de son successeur sa dynastie est en péril. Le duc de France et l'invasion des Normands furent pour cette race ce qu'avaient été pour la précédente le maire du palais et l'irruption des Sarrassins.
» Je ne puis m'empêcher, dit M. de [220] Montlosier, de remarquer à ce sujet les destinées de la France. Mérovée y forme quelques établissemens; c'est après l'avoir délivrée, dans les plaines de Châlons, des Huns et d'Attila. Clovis, son petit-fils, s'y établit tout-à-fait; c'est après l'avoir délivrée des Allemans à Tolbiac. La race de Charles Martel s'élève à la place de celle de Mérovée; c'est après nous avoir délivrés des Sarrasins. La maison Capétienne s'élève ensuite à la place de celle de Charmagne; c'est après nous avoir délivrés des Normands. Il était dans les décrets de la Providence qu'une autre maison s'élevât à son tour, après nous avoir délivrés de barbares d'un autre genre. » Ceci était écrit en 1806.
A la suite de ce tableau des deux premières races, l'auteur examine, dans une dissertation entièrement polémique, diverses opinions de M. de Boulainvilliers, de l'abbé Dubos, du président Hénault, de M. de Valois et de Montesquieu. Ses réfutations m'ont paru convaincantes. Il combat très-bien les déclamations modernes sur les [221] guerres particulières, en prouvant qu'elles faisaient partie du droit des Francs, qu'elles étaient autorisées par les édits des monarques et par les mœurs de la nation. Du reste, cet usage paraît n'avoir rien de choquant à ses yeux.
Deux graves erreurs de Montesquieu sont ici combattues par M. de Montlosier. L'une, que le gouvernement féodal a été établi dans toutes ses parties avec les Francs et par les Francs; l’autre, que toute la noblesse française résidait dans l'ordre des Antrustions ou officiers de la couronne. M. de Montlosier aurait pu relever ici la manière frivole et fausse avec laquelle l'auteur de l’Esprit des lois soutient cette dernière opinion contre l'abbé Dubos qui, cette fois du moins, ne méritait pas sa sanglante critique. Un décret de Childébert, cité par l'abbé Dubos, porte que si le juge trouve un voleur fameux, il le fera lier pour être envoyé devant le roi, si c'est un Franc ( Francus); mais si c'est une personne plus faible (debilior persona), il sera pendu sur le lieu. L'abbé Dubos entend par Francus un Franc, un homme [222] libre ; par debilior persona un serf. Montesquieu veut au contraire que Francus signifie un Antrustion, et debilior persona un Franc d'une condition inférieure ; mais non pas un serf. « Dans quelque langue que ce soit, dit-il, tout comparatif suppose nécessairement trois termes, le plus grand, le moindre, le plus plus petit… » Si ce principe était vrai sans restriction, il s'ensuivrait que quand les Latins disaient debilior manus, ils supposaient une troisième main, comme l'avare de Plaute. Montesquieu ajoute: « S'il n'était ici question que des hommes libres et des serfs, on aurait dit un serf, et non pas un homme d'une moindre puissance. » Nous pouvons répondre à cela que debilior persona est l'expression la plus juste pour désigner tout ce qui n'était pas Franc, soit serf, soit Gaulois ingénu. Il fallait un terme générique pour désigner en même-temps les deux ordres de personnes que l'on soumettait à la même peine. Laissons-là cette dispute grammaticale, et reprenons avec M. de Montlosier l'Histoire de France sous la troisième race.
[223]
Pendant les premiers siècles, les progrès de l'organisation féodale, qui s'étend aux moindres propriétés, n’amènent aucun changement dans les institutions. Cette chambre législative et judiciaire, nommée autrefois l'Assemblée d'automne, prend le titre de Parlement de pairs, ou barons. La succession au trône reste soumise aux mêmes lois; mais elle se fonde ensuite sur de nouveaux principes par l'accession des grands fiefs à la couronne. Les fiefs étaient héréditaires : la couronne ne l'était point. Mais la qualité de seigneur suzerain de tous les fiefs attribués à l'héritier du roi, devait entraîner nécessairement celle de roi, et donner naissance au droit héréditaire de la couronne. Cependant les formules de l'ancien droit ne sont point supprimées et forment, avec celles du nouveau, l'assemblage le plus bizarre. M. de Montlosier en trouve un exemple frappant dans un ancien cérémonial du sacre, « L'archevêque dit d'abord dans son oraison: Seigneur, multiplie les dons de tes bénédictions sur cettuy ton serviteur, lequel, par humble dévotion, élisons par [224] ensemble au royaume. Voilà pour le roi et pour le droit électif. L'archevêque s’adressant ensuite personnellement au prince, lui dit : Sois stable; et retiens long-temps l'état, lequel tu as tenu jusqu'à présent pour la suggestion de ton père, de droit héréditaire. Voilà pour le seigneur et pour la seigneurie héréditaire. »
Les femmes ne furent point appelés au trône quoiqu'elles le fussent aux successions de fiefs. C'est que les droits féodaux, en se réunissant sur les mêmes individus, durent se corriger ou s'altérer mutuellement.
Un grand événement va nous ouvrir une époque toute nouvelle. L'affranchissement des communes produira la révolution la plus importante des temps modernes. M. de Montlosier nous l'annonce en ces termes:
« Nous allons voir s'élever au milieu de l’ancien état, un nouvel état; au milieu de l'ancien peuple, un nouveau peuple; au milieu des anciennes mœurs, des anciennes institutions et des anciennes lois, de nouvelles mœurs, de nouvelles institutions, de nouvelles lois. Nous allons voir un état [225] double, un peuple double, un ordre social double, marcher pendant long-temps parallèlement l'un à l'autre, s'attaquer ensuite, et se combattre avec acharnement. Telle est cette grande révolution qui a été elle-même la source d'une multitude de révolutions ; qui, en se propageant dans toute l'Europe, l’a couverte de guerres et de troubles, a rempli l'empire d'Allemagne de villes impériales, l'Italie de républiques ; a répandu partout une multitude de droits nouveaux, d'états nouveaux, de doctrines et de constitutions nouvelles. »
Comme, pour vous intéresser d'avance à cette malheureuse noblesse que l'on va dépouiller pièce à pièce de toutes ses prérogatives, et pour jeter de l'odieux sur tant d'usurpations, M. de Montlosier fait valoir avec une sorte de jactance l'abolition de l'esclavage ou servitude domestique, plaie funeste dont le genre humain semblait avoir désespéré de se guérir ! Il refuse positivement à la religion catholique, pour l'attribuer tout entier à la noblesse des mœurs germaines, le [226] mérite de cette importante révolution.
« Les progrès en ont été lents, dit-il ; mais du moment qu'elle se manifeste elle présente tout-à-coup deux grands mouvemens : le premier, qui porte tous les esclaves à la condition de tributaires et abolit ainsi le véritable esclavage ; le second, qui porte le lustre de la grandeur et de la noblesse à des fonctions que les autres peuples avaient affecté de flétrir. »
C'était une distinction honorable d'être appelé par un seigneur ou une femme de qualité au service intérieur de la maison. Le service militaire, inséparable du service domestique, lui communiquait tout son éclat. « En même temps que le vassal combattait à côté de son seigneur sur le champ de bataille, le fils de ce vassal ou vasselet faisait, conjointement avec le fils du seigneur, ou damoiseau, (domicellus,) le service de la maison. Les seigneurs envoyaient ainsi réciproquement les uns chez les autres, leurs enfans pour soigner les chevaux, servir à table, remplir les offices de page et de valet. Celui d'entr'eux qui, s'étant fait remarquer par son [227] courage et par son zèle, était désigné spécialement aux soins de l'armure et du cheval de bataille, se trouvait très-honoré. Sa place était désormais à côté du maître. Ecuyer était pour le château le premier grade militaire en même temps que le premier grade domestique ». Les anciennes charges de connétable (intendant des écuries), celles de chambrier, de bouteiller, etc., jointes aux plus importantes fonctions de l'état, présentent cet ordre de domesticité noble dans le palais long-temps, avant qu'il se soit introduit dans les châteaux des seigneurs.
Affranchir, dans notre histoire, ne veut pas dire délivrer de l'esclavage domestique, et élever à une condition moyenne, celle des libertini. Ce mot signifie donner la condition de Franc. Un tel acte, jusqu'à l'époque des croisades, n'avait porté que sur des individus. Le dénuement des gentilshommes croisés qui rentrèrent dans leur patrie, l'extinction d'un grand nombre de familles ; mais, plus que tout le reste, sans doute, l'instant besoin de la civilisation, déterminèrent les [228] communes à acheter leurs franchises à prît d'argent ou à les enlever de force. Les rois, dont l'autorité s'accroissait des pertes de la féodalité, secondèrent ce mouvement de tous leurs efforts. On les vit invoquer solennellement cette doctrine des droits de l'homme, qu'ils oublièrent dès qu'ils n'en eurent plus besoin. « Les habitans des campagnes, qui par ces mots, franc et franchise, entendaient spécialement l'exemption des tributs[1], se soulevèrent. On se mit, comme dans ces derniers temps, à massacrer les nobles et à incendier les châteaux ». Malheureusement les désordres de la jacquerie, insuffisans pour détruire le régime féodal, ne devaient être que les précurseurs d'une nouvelle jacquerie plus terrible dans ses effets et plus importante dans ses conséquences, qui devait entraîner la [229] royauté absolue avec les derniers débris de la féodalité.
Les villes et la plus grande partie des campagnes, délivrées du joug des seigneurs, se composèrent une administration et des justices nouvelles. Il leur fallait un nouveau droit; la découverte des ouvrages de Justinien leur offrit un corps complet de lois civiles qui fut reçu avec enthousiasme, étudié par-tout avec ardeur, et propagé soigneusement par les rois qui ne manquaient pas de bonnes raisons pour le faire. Ce nouveau droit leur présentait un double avantage dans l'exclusion du droit féodal, et les doctrines de despotisme monarchique qui en devaient résulter.
A cette époque, l'ancien peuple, pour me servir de l'expression de M. de Montlosier, fait un effort pour se maintenir dans ses libertés. Les grandes expéditions d'Asie et d'Afrique avaient déterminé l'armement des milices de tributaires, qui obtenaient la liberté du moment qu'elles s'associaient aux travaux militaires des nobles ; delà le nom de livrée, dont elles s'honorèrent long-temps. Tandis [230] qu'en Italie et en Angleterre, la noblesse se livrait en quelque sorte à la discrétion des villes et de la chambre des communes, nos anciens Francs, retranchés dans leurs châteaux, résistaient aux attaques du nouveau peuple à l'aide de leurs fidèles milices. Les assises de Jérusalem, le livre des fiefs, les établissemens de Philippe-Auguste et de St.-Louis, donnaient en même temps un corps plus régulier et plus imposant à la constitution féodale.
M, de Montlosier observe d'une manière aussi juste qu'ingénieuse les changemens que nos révolutions ont fait subir à la langue du système féodal. Nous avons vu les dénominations de seigneur et de vassal succéder à celles de patron et de client; les mots noble, noblesse, anoblissement, sont adoptés maintenant par les possesseurs de fiefs pour se distinguer de la multitude des nouveaux Francs ; les idées que ces mots expriment étaient exprimées auparavant par ceux de franchise et d'affranchissement; et ce serait une erreur de croire, comme le président Hénault, que la noblesse et les anoblissemens n'ont commencé qu'avec l'usage de ces deux mots. C’est [231] ainsi que les chevaliers existèrent long-temps sous les noms de milites, vassi, etc., avant de prendre celui de chevaliers.
Cependant la monarchie française s'achemine sans cesse vers un nouveau gouvernement. Nous aimerions à suivre pas à pas, comme nous l'avons fait jusqu’ici, la marche que lui fait tenir M. de Montlosier, interprète éclairé, quoique partial, de cette longue révolution ; mais l'haleine pourrait nous manquer sur ses traces. Cet ouvrage est tellement rempli d'aperçus ingénieux, vrais et profonds, qu'il faudrait une plume plus habile même que celle de M. Montlosier pour les présenter tous dans une analyse rapide et serrée, sans les effacer ou les affaiblir. Jusqu'ici nous n'avons eu que trop à redouter ce danger ; mais nous devions insister particulièrement sur les difficultés de notre ancienne histoire que l'auteur a décidées d'une manière qui lui est propre. Nous allons parcourir plus rapidement le tableau de la décadence de nos anciennes institutions, ensuite, nous nous arrêterons de préférence aux considérations qui sont relatives à l'histoire de la génération actuelle.
[232]
C’en est fait, la justice, la raison, les sciences, les arts, l'industrie et toute la nature humaine ont conspiré avec l'autorité royale la perte du régime féodal. D'abord on enlève à la noblesse ses juridictions seigneuriales. Des baillis choisis par le roi parmi les grands seigneurs, s'attribuent un certain nombre de causes dites cas royaux et cas d'appel, et finissent par les envahir toutes. De là il s'établit que le roi était dans l'état le seul juge, et que toute justice émanait de lui. Bientôt des gradués roturiers, associés aux baillis pour leur servir de conseils, prennent leur place et s'emparent des tribunaux. C'est ainsi que des légistes plébéiens, consultés d'abord par le parlement des barons, finissent par s'y asseoir et par en chasser les hauts et puissans seigneurs. De là cette institution équivoque, à la fois politique et judiciaire, sans vocation comme sans lois, qui fut si funeste à la France, en prévenant de meilleures institutions. … Ah ! si à cette époque d'une réorganisation défectueuse à tant d'égards, la France avait été assez heureuse pour que ses divers ordres agissent de concert, et que ces [233] grands mouvemens s'opérassent également dans toutes les parties de la monarchie, comme il est arrivé chez une nation voisine, la noblesse, dépouillée de ses priviléges onéreux, se serait réfugiée auprès du trône, qui aurait eu besoin également de s'en faire un appui solide contre la terrible puissance des communes unies. Alors la double représentation nationale se serait composée d’elle-même et de ses véritables élémens : nous n'aurions pas enfin attendu tant de siècles et de souffrances pour n'obtenir encore que l'espérance d'une bonne constitution.
Heu ! nihil invitis fus quemquam fidere divis.
Revenons aux pertes successives de la noblesse. La paix du roi et la trêve de Dieu lui enlèvent le droit de guerre particulière. On la dispense de gré ou de force du service des fiefs ; le droit de lever des impôts et de battre monnaie lui est soustrait insensiblement. L'usage des tournois est aboli. Les nobles, soigneusement préservés de la taille, sont soumis sous les noms de vingtième et de capitation.
[234]
Je le répète, en parcourant cet ouvrage le lecteur est sans cesse harcelé par les regrets de l'auteur, qui semble faire de cette belle histoire un mémoire pour la noblesse féodale. C'est ainsi, par exemple, que M. de Montlosier semble se consoler de l'abolition des guerres particulières en songeant que le duel fut la ressource habituelle de nos gentilshommes, et que toute la puissance des rois ne put vaincre cette mode affreuse et barbare, digne, comme dit Rousseau, de sa féroce origine.
Les villes affranchies s'étaient d'abord attribué des prérogatives importantes; l'université était devenue dans l'état une puissance du premier ordre. Mais bientôt les rois, qui n'avaient favorisé leurs entreprises qu'afin d'abaisser la noblesse, mirent tous leurs efforts à leur enlever les dépouilles de la féodalité. Cependant, comme rien ne se faisait ouvertement contre l'ordre établi, les diverses mutations du pouvoir ne changeaient rien aux formes extérieures, aux grades et aux titres. Le pouvoir royal ne faisait pas les mêmes conquêtes dans toutes les provinces; [235] de sorte que les droits du monarque, ceux des nobles, des municipalités, des parlemens, etc., restèrent jusqu'à la fin équivoques, obscurs, inégaux et sujets à tous les caprices du hasard. De sorte que la monarchie française n'était, jusqu'à l'époque de la révolution, qu'un mélange bizarre et désordonné d'institutions nouvelles avec des institutions vieillies, de pouvoirs sans titres et de titres sans pouvoirs, de despotisme, de liberté et de priviléges combinés fortuitement et sans proportion : sine nomine corpus.
Le règne de Louis XIV peut être considéré comme le terme de la révolution dont nous venons de nous occuper, et le commencement d'une nouvelle qui n'est pas encore achevée aujourd'hui. Il est également vrai de dire que ce règne a été non-seulement le point de contact entre la révolution consommée et la révolution naissante, mais encore la cause décisive du passage de l'une à l'autre. Louis XIV, en couvrant la noblesse pressée autour de son trône de l'éclat qui lui était propre, afin de l'éclipser entièrement; en séduisant nos seigneurs pour en faire ses [236] hommes de cour, et anéantir tout-à-fait le personnage qu'ils représentaient encore dans l'état, semble s'être attiré particulièrement l'animadversion de M. de Montlosier. Du reste, nous conviendrons sans peine que cette expression, siècle de Louis XIV, n'est qu'un terme de flatterie surpris à la postérité, attendu que les plus grands hommes de ce siècle avaient commencé à briller avant qu'il pût les connaître ; attendu qu'il a fait le malheur des générations sur lesquelles il a régné ainsi que des suivantes, par ses manies hautaines de conquête et de prodigalité, monarque doué d'ailleurs de peu de talens personnels, triste jouet des femmes, des jésuites et de la fortune.
Nous sommes forcés de renvoyer le lecteur à l'ouvrage même, pour l'exposé des vices et des désordres dont la France est remplie sous les deux règnes suivans, soit dans son administration, soit dans sa conduite politique, soit dans ses mœurs. Plus de religion, plus de patriotisme, et pas une seule institution assez forte pour soutenir cet édifice délabré.
La nécessité d'une reconstruction se fait [237] universellement sentir. Quels moyens doivent être employés ? Que signifient ces échafaudages, détruits et relevés sans cesse sans pouvoir différer seulement la grande ruine dès long-temps imminente ? et les conseils supérieurs du chancelier de Meaupeou, et les réformes militaires de M. de Saint-Germain, et les réformes féodales de M. Turgot, et les administrations provinciales de M. Necker, la cour plénière, les grands baillages de M. de Brienne? L'on se décide enfin pour les états-généraux; la multitude va se mettre à l'ouvrage, aplanir les difficultés en détruisant tout de fond en comble ; la France gémira long-temps au milieu des trophées et des décombres, jusqu'à ce qu'un guerrier lui ramène l'ordre et le calme intérieur, en comprimant avec force tous les partis qu'il paraît réunir. Bientôt il l'entraînera à sa suite dans de nouveaux désastres, chargée de chaînes et de deuil … ; et, chose inouïe dans les annales du monde, après avoir été banni, il reviendra fonder un empire pour la seconde fois, après l'avoir, comme à plaisir, réduit en pièces entre ses mains.
[238]
M. de Montlosier paraît être ennemi de la doctrine de la souveraineté du peuple. Nous lui demanderons s'il admet la souveraineté de l'intérêt public. Sans doute il n'aura pas de peine à nous l'accorder. Hé bien ! quand on parle de la souveraineté du peuple, on ne dit, ou plutôt on ne doit rien vouloir dire autre chose que la souveraineté de l'intérêt public. L'expression est propre: il ne s'agit que de l'expliquer. C'est une folie de chercher le peuple souverain dans une révolution. On ne l'y trouvera pas; il n'existe que dans un gouvernement libre et régulier, quel qu'il soit d'ailleurs dans sa forme particulière, soit dans la démocratie d'Athènes, soit dans l'aristocratie tempérée des Romains, soit dans la monarchie représentative de l'Angleterre.
Au reste, M. de Montlosier remarque très-bien comment, par suite de cette doctrine mal entendue de la souveraineté du peuple, les progrès de la révolution ont suivi les diverses acceptions données au mot peuple. « Dans le principe, dit-il, quand on parlait du peuple français, on [239] entendait tous les ordres de l'état, et le roi lui-même … Ce furent les parlemens qui, dans la ferveur de leur résistance aux grands bailliages, commencèrent à parler des droits du peuple en opposition à ceux du roi. Louis XVI sentit très-bien le danger de cette locution; il se plaignit de ce qu'on le séparait de son peuple. Il n'en consentit pas moins aux états-généraux, qui, dans le sens d'alors, était une révolution pour tout le peuple, moins le roi.
« A une seconde époque, lorsqu'on eut inventé que les deux ordres privilégiés n'étaient rien, et que le tiers-état était tout; la noblesse et le clergé se plaignirent à leur tour de ce qu'on voulait les séparer du peuple. On n'en fit pas moins le 14 juillet, qui fut une révolution pour le peuple, moins le roi, la noblesse et le clergé.
» Après la révolution du 10 août, on croirait que les fondateurs de la république eurent envie de compter pour quelque chose dans l'état les propriétés et les propriétaires. Leurs adversaires leur [240] démontrèrent très-bien que cette classe n'était pas plus le peuple que le roi, la noblesse et le clergé. Cela fit la révolution du 31 mai, qui fut une révolution pour le peuple, moins les propriétaires.
» On voit comment le sens du mot peuple s'altérant à chaque crise, finit par s'entendre exclusivement de ce qu'on appelait alors sans-culottes, et leur porta ainsi graduellement la souveraineté. »
Après le 9 thermidor, les hommes d'état s'emparent de la révolution pour la ramener par un pas rétrograde au système des Brissotins. Cette réaction devait en amener de nouvelles et nous faire remonter par degrés au point d'où nous étions partis, la monarchie constitutionnelle, et antérieurement la monarchie absolue. C'est ainsi qu'une impulsion trop violente doit être suivie d'une répulsion trop violente également. Si de tant de travaux il ne nous reste que l'expérience, profitons-en du moins pour l'avenir.
Les fautes de l'émigration, celles de la Vendée, celles des puissances étrangères dans leur première alliance ; les vices et les [241] désordres du gouvernement directorial sont exposés par M. de Montlosier avec beaucoup de force-et de vérité. Il démêle ensuite avec une adresse digne du sujet les habiles précautions et les savantes manœuvres employées par le général du 18 brumaire pour vaincre la révolution (sans l'humilier, nous venons de voir ce qu'il devait en coûter à d'autres, après avoir osé le tenter).
« Le trait de génie a été de voir dans un objet extrêmement complexe, deux points, dont l'un, les principes, était devenu insoutenable ; l'autre, les résultats, était devenu inattaquable. » Bonaparte jette ensuite les yeux sur les divers partis ; il les trouve harassés de tant d'épreuves infructueuses, et divisés plutôt dans les personnes que dans les opinions. « Au milieu de cette ostentation de zèle prétendu révolutionnaire, le premier consul a pu croire que c'était moins la contre-révolution qu'on craignait, que ceux qui voulaient la faire; que c'était moins des rangs qu'on se défendait, que de ceux qui se désignaient pour les reprendre ; que si on paraissait [242] redouter le rétablissement d’un ordre social, c'était en le supposant au profit des vaincus plutôt qu'au profit des vainqueurs. Enfin, il a pu croire que la révolution consentirait à transiger sur ses erreurs dès qu'on lui abandonnerait ses conquêtes. »
« C'est ainsi que le premier consul a mis en sa faveur les intérêts révolutionnaires. Il a pu s'arranger aussi avantageusement avec les intérêts opposés.
» Au milieu de cette ostentation de zèle pour l'ancien régime, il a pu s'apercevoir qu'en retranchant quelques traits d'hostilités particulières, tout cet ensemble de vues d'ordre, de religion, d'honneur et d'équité lui seraient d'un grand servies. Il a comprimé, non pas comme on le dit quelquefois, tous les partis; mais seulement dans chaque parti ce qu'il y avait d'offensif. De cette manière, il a tout réuni à lui, les amis et les ennemis, etc. »
L'histoire du gouvernement de Napoléon, présentée sous deux aspects si différens dans les deux dernières parties de cet ouvrage, pourrait être comparée, comme la vie [243] humaine dans Bernardin de Saint-Piasre, à ce globe terrestre dont un hémisphère est réjoui par la lumière d'un soleil radieux, et l'autre reste plongé dans une ténébreuse horreur. Dans la première partie, sont exposés tous les bienfaits, et surtout les espérances de la restauration consulaire; dans la seconde, tous les vices du despotisme, toutes ses erreurs, et tous les principes de mort qu'il portait en lui-même.
Les monarques de l'Egypte étaient jugés après leur mort par leurs propres sujets ; Napoléon, de son vivant, a entendu sa sentence prononcée par tout son siècle, comme l'observe M de Montlosier ... Et le voilà qui, après s'être donné le temps d'entendre et de méditer le jugement de son siècle et celui de M. de Montlosier, revient tranquillement pour recommencer sa carrière.
Il est bon que cette dernière partie de l'ouvrage existe : il serait inconvenant de reproduire ici tous les détails qu'elle renferme. Nous nous contenterons de la recommander aux lecteurs ainsi que tout le reste de ce livre. Le style de M. de Montlosier est [244] énergique, rapide et clair. Souvent il s'élève et se colore d'images brillantes. Nous croyons pouvoir lui reprocher de s'abaisser souvent jusqu'à la familiarité dans les tournures et les expressions. En général, on y voudrait trouver plus d'étendue et de soin.
G.F.
[1] N'y a-t-il pas un peu de mauvaise foi dans cette expression? Les habitans des campagnes avaient-ils tort d'entendre par la franchise l'exemption de leurs tributs et de leurs charges les plus onéreuses.
[CC??], [CR] “Traité d'économie politique par JB Say,” Le Censeur T.7 (Sept. 6 1815), pp. 43-77.
[43]
Traité d'économie politique, ou Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, par M. J. B. Say, exmembre du Tribunat. ( 2 vol., à Paris, chez Renoujrd, libraire, rue St.-Andrides-Arts. )
A l'affût comme nous le sommes de toutes les idées, de tous les ouvrages qui peuvent exercer une influence favorable sur le sort [44] de la nation, le Traité d'économie politique de M. Say ne pouvait nous échapper. Nous l'avons lu avec l'attention qu'il mérite, et nous pouvons affirmer que nous connaissons peu de livres qui renferment autant de notions saines, autant de vues immédiatement applicables et utiles. Nous le déclarons, cet ouvrage nous paraît avoir complètement tire l'économie politique de l'empire des opinions systématiques. Il fait apercevoir, il vous oblige d'observer des faits qui arrivent journellement, et qui n'en sont pas mieux connus pour cela; il montre la relation de ces faits entr'eux, celle qu’ils ont avec leurs causes, avec leurs résultats; et ces faits sont les plus intéressans pour l'homme, puisque ce sont ceux qui ont rapport à sa fortune, à son existence, aux biens qui peuvent la rendre douce; enfin l'on y rencontre plus que partout ailleurs, ce vrai, si bien caractérisé par Lamotte:
.... Ce vrai dont tous les esprits
Ont en eux-mêmes la semence,
Qu'on négligeait à tort, et qu'on est tout surpris
De trouver vrai quand on y pense.
[45]
L'ouvrage est précédé d'une introduction étendue, dont le but est d'abord de bien préciser l'objet que se propose l'économie politique, le sujet de ses recherches ; de faire ensuite l'histoire des progrès de cette science, et d'exposer la nouvelle méthode que l'auteur a suivie; de montrer l'importance de son étude, et les obstacles qui la contrarient; enfin de présager ce qu'on peut attendre de ses progrès ultérieurs. Des citations un peu étendues auront, outre l'avantage de justifier notre jugement, celui de présenter à nos lecteurs des idées tantôt profondes, tantôt élevées, toujours utiles, et qui, sous quelque régime qu'on soit, peuvent donner lieu à des méditations fécondes en bons résultats. Nous choisirons de préférence ce qui pourra se détacher.
De l'opposition qu'on établit quelquefois entre la théorie et la pratique.
» C'est une opposition bien vaine que celle de la théorie et de la pratique ! Qu’est-ce donc que la théorie, sinon la [46] connaissance des lois qui lient les effets aux causes, c'est-it-dire, des faits à des faits? Qui est-ce qui connaît mieux les faits que le théoricien qui les connaît sous toutes leurs faces, et qui sait les rapports qu'ils ont entre eux? Et qu'est-ce que la pratique sans la théorie, c'est-a-dire, l'emploi des moyens sans savoir comment ni pourquoi ils agissent ? Ce n'est qu'un empirisme dangereux, par lequel on applique les mêmes méthodes à des cas opposés qu'on croit semblables, et par où l'on parvient où l'on ne voulait pas aller.
» C'est ainsi qu'après avoir vu le système exclusif en matière de commerce (c’est-à-dire, l'opinion qu'une nation ne peut gagner que ce qu'une antre perd), adopté presque généralement en Europe dès la renaissance des arts et des lumières ; après avoir vu des impôts constans, et toujours croissans, s'étendre sur de certaines nations jusqu'à des sommes effrayantes; et après avoir vu ces nations plus riches, plus populeuses, plus puissantes qu'au temps où elles faisaient librement le commerce, et où elles ne supportaient presque point de charges, le vulgaire a conclu qu’elles [47] étaient riches et puissantes parce qu'on avait grevé d'impôts les revenus des particuliers; et le vulgaire a prétendu que cette opinion était fondée sur des faits, et il a relégué parmi les imaginations creuses et systématiques toute opinion différente.
» Il est bien évident-, au contraire, que ceux qui ont soutenu l'opinion opposée, connaissaient plus de faits que le vulgaire, et les connaissaient mieux. Ils savaient que l'effervescence très-marquée de l'industrie dans les états libres de l'Italie au moyen âge, et dans les villes anséatiques du nord de l'Europe, le spectacle des richesses que cette industrie avait procurées aux uns et aux autres, l'ébranlement opéré par les croisades, les progrès des arts et des sciences, ceux de la navigation, la découverre de la route des Indes et du continent de l'Amérique, et une foule d'autres circonstances moins importantes que celles là, sont les véritables causes qui ont multiplié les richesses des nations les plus ingénienses du globe, ils savaient que si cette activité a reçu successivement des entraves, elle a été débarassée, d'un autre côté, [48] d’obstacles plus fâcheux encore. L'autorité des barons et des seigneurs, en déclinant, ne pouvait plus empêcher les communications de province à province, d'états à états ; les routes devenaient meilleures et plus sûres, la législation plus constante, les villes affranchies ne relevaient plus que de l'autorité royale intéressée à leurs progrès ; de certains préjugés, tels que l'idée d'usure attachée au prêt à intérêt, celle de noblesse attachée à l'oisiveté, allaient en s'affaiblissant. Ce n'est pas tout: de bons esprits ont remarqué, non-seulement tous ces faits, mais l'action de beaucoup d'autres faits analogues ; ils ont mieux connu la marche et les résultats de l'industrie, l'effet des impôts, toutes choses qui sont des faits aussi; et ils ont été en état de conclure, avec bien plus de sûreté que le vulgaire, que si plusieurs états modernes ont prospéré au milieu des entraves et des impôts, ce n'est pas à cause des impôts et des entraves, c'est malgré eux, et que leur prospérité serait bien plus grande s'ils avaient été assujétis à un régime plus éclairé [1].
[49]
» Il faut donc, pour parvenir à la vérité, connaître, non beaucoup de faits, mais les fais essentiels et véritablement influens, les envisager sous toutes les faces, et surtout en tirer des conséquences justes, être assuré que l'effet qu'on leur attribue vient réellement d'eux, et non d'ailleurs. Toute autre connaissance de faits est un amas d'où il ne résulte rien, une érudition d'almanach. Et remarquez [50] que ceux qui possèdent ce mince avantage, qui ont une mémoire nette et un jugement obscur, qui déclament contre les doctrines les plus solides, fruits d'une vaste expérience et d'un raisonnement sûr, qui crient au système chaque fois qu'on sort de leur routine, sont précisément ceux qui ont le plus de systèmes et qui les soutiennent avec l'opiniâtreté de la sottise, c'est-à-dire, avec la crainte d'être convaincus, plutôt qu'avec le désir d'arriver au vrai.
» Ainsi, établissez sur l'ensemble des phénomènes de la production et sur l'expérience du commerce le plus relevé, que les communications libres entre les nations sont mutuellement avantageuses, et que la manière de s'acquitter envers l'étranger qui convient le mieux aux particuliers, est aussi celle qui convient le mieux aux nations, les gens à vues étroites et à présomption large vous accuseront de système. Questionnez-les sur leurs motifs, ils vous parleront balance du commerce ;- ils vous diront qu'il est clair qu'on se ruine si l'on donne son numéraire contre des marchandises … et cela même [51] et un système. D'autres vous diront que la circulation enrichit un état, et qu'une somma d'argent qui passe dans vingt mains différentes, équivaut à vingt fois sa valeur.... c'est encore un système. D'antres vous diront que le luxe est favorable à l'industrie, que l'économie ruine tout commerce... . c'est toujours un système; et tous diront qu'ils ont les faits pour eux; semblables à ce pâtre qui, sur la foi de ses jeux, affirme que le soleil qu'il voit se lever le matin et se coucher le soir, parcourt dans la journée toute l'étendue des cieux, et qui traite de rêveries toutes les lois du monde planétaire. »
Sur l'utilité de l'économie politique.
« A mesure que ces applications ( celles qu'on pourra faire des principes) deviendront plus faciles et plus communes, ou, en d'autres termes, à mesure qu'on connaîtra mieux la marche des choses, et qu'on y puisera davantage ses règles de conduite, on fera des pas plus assurés vers la prospérité et le bonheur, qui sont les véritables fins de l’art social. [52] Quoique plusieurs nations de l'Europe soient dans une situation assez florissante en apparence, et qu'il yen ait qui dépensent quatorze à quinze cents millions par an pour leurs besoins publics seulement, ou pour ce qu'elles croyent l'être, il ne faut cependant pas se persuader que leur situation ne laisse rien à désirer. Un riche sybarite, habitant à son choix son palais de ville ou son palais de campagne, goûtant à grands frais, dans l'un comme dans l'autre, toutes les recherches de la sensualité, se transportant commodément et avec rapidité partout où l'appellent de nouveaux plaisirs, disposant des bras et du talent d'un nombre considérable de serviteurs et de complaisans, et crevant dix chevaux pour satisfaire une fantaisie, peut trouver que les choses vont assez bien, et que l'économie politique est portée à sa perfection. Mais dans les pays que nous nommons florissans, combien compterez-vous de personnes en état de se procurer de pareilles jouissances ? une sur cent mille tout au plus; et il n'y en aura peut-être pas une sur mille à qui il soit permis de jouir de ce qu'on appelle [53] une honnête aisance. Partout on voit l'exténuation de la misère à côté de l'embonpoint de l'opulence, le travail forcé des uns compenser l'oisiveté des autres, des masures et des colonnades, les haillons de l'indigence mêlés aux enseignes du luxe, en un mot les plus inutiles profusions au milieu des besoins les plus urgens.
» Certes, si l'économie politique découvre les sources des richesses, si elle montre les moyens de les rendre abondantes, et enseigne l'art d'y puiser chaque jour davantage sans les épuiser jamais; si elle prouve que la population peut être à-la-fois bien plus nombreuse et incomparablement mieux pourvue des biens de ce monde ; s'il résulte de toutes ses démonstrations qu'une foule de maux qu'on croyait sans remède, sont, je ne dis pas guérissables, mais même faciles à guérir, et qu'on n'en souffrira qu'aussi long-temps qu'on le voudra bien, il faut convenir qu'il est peu d'étude plus importante, plus digne d'une âme noble et d'un esprit élevé.
» Quelques-uns de ceux qui ont attrapé une assez bonne part dans un ordre de choses [54] vicieux, ne manquent pas d'argumens pour le justifier aux yeux de la raison; car de quoi ne peut-on pas faire l'apologie, lorsqu'on ne présente les choses que sous un seul aspect? Peut-être que s'il fallait, dès demain, tirer de nouveau les lots qui leur assignent leur place dans la société, ils y trouveraient beaucoup à reprendre.
» D'autres personnes, dont l'esprit n'ayant jamais entrevu un meilleur état social, affirment fièrement qu'il ne peut pas exister y elles conviennent des maux de l'ordre établi, et s'en consolent en disant qu'il n'est pas possible que les choses soient autrement. Cela rappelle cet empereur du Japon, qui pensa étouffer de rire, lorsqu'on lui dit que les Hollandais n'avaient point de rois. Les Iroquois et les Algonquins ne conçoivent pas qu'on puisse faire la guerre sans rôtir ses prisonniers ».
Si l'antiquité des opinions est une preuve de leur justesse.
« On a dit à l'appui de vieilles erreurs, [55] qu'il faut bien qu'il y ait quelque fondement à des idées si généralement adoptées par toutes les nations ; ne doit-on pas se défier d'observations et de raisonnemens qui renversent ce qui a été tenu pour constant jusqu'à ce jour ? ce qui a été admis par tant de personnages que rendaient recommandables leurs lumières et leurs intentions ? Cet argument, je l'avoue, est digue de faire une profonde impression, et pourrait jeter du doute sur les points les plus incontestables, si l'on n'avait vu tour-à-tour les opinions les plus fausses, et que maintenant on reconnaît généralement pour telles, reçues et professées par tout le monde pendant une longue suite de siècles. Il n'y a pas encore bien long-temps que toutes les nations, depuis la plus grossière jusqu'à la plus éclairée, et que tous les hommes, depuis le porte-faix jusqu'au philosophe le plus savant, admettaient quatre élémens. Personne n'eût songé même à contester cette doctrine, qui pourtant est fausse; tellement qu'aujourd'hui il n'y a pas d'aide-naturaliste qui ne se décriât s'il regardait la terre, l'eau, l'air et le feu [56] comme des élémens[2]. Combien d’autres opinions bien régnantes, bien inattaquables, passeront de même ! Il y a quelque chose d'épidémique dans les opinions des hommes; il y a des maladies morales dont l'espèce entière est infectée, mais qui ne sont pas indestructibles, ou plutôt qui finissent infailliblement.
» En voyant cette fluctuation d'opinions qui se succèdent, on serait tenté de ne plus rien admettre d'assuré. On tomberait dans un excès tout aussi condamnable, dans le doute universel. Les faits observés à [57] plusieurs reprises par des hommes en état de les voir sous toutes leurs faces, une fois qu'ils sont bien constatés et bien décrits, sortent du domaine de l'opinion pour entrer dans celui de la vérité. Quelle que soit l'époque où l'on ait montré que la chaleur dilate les corps, cette vérité n'a pu être ébranlée. Les sciences morales et politiques offrent des vérités d'une démonstration plus difficile, mais tout aussi incontestables, quoique beaucoup plus contestées. Chacun se croit en droit d'y faire des découvertes et de juger souverainement les découvertes des autres; il n'y a cependant qu'un fort petit nombre d'hommes qui aient assez de connaissances acquises et des vues suffisamment étendues, pour être assurés qu'ils connaissent, sous tous les rapports, l'objet dont il s'agit de porter un jugement. On est étonné, dans la société, de voir les questions les plus épineuses décidées aussi lestement que si l'on savait tout ce qui peut, tout ce qui doit influer sur le jugement qu'on en porte. Il semble voir une compagnie de. gens qui, passant en toute hâte devant la façade d'un superbe château, se croiraient [58] fou dés à nous dire tout ce qui se passe dans son interieur ».
S'il est utile que les lumières soient répandues.
« On a cru très-long-temps que l'économie politique était à l'usage seulement du petit nombre d'hommes qui règlent les affaires de l'état. Sans doute le gouvernement est intéressé à voir se multiplier les richesses, parce qu'il ne peut en prendre sa part qu'à proportion de ce qu'il y en a dans la société; mais les particuliers y sont plus intéressés encore, puisque l'aisance, l'existence même de leur famille en dépendent[3]. Je sais qu’il [59] importe que les hommes élevés en pouvoir soient plus éclairés que les autres ; je sais que les fautes des particuliers ne peuvent jamais ruiner qu'un petit nombre de familles, tandis que celles des grands répandent la désolation sur tout un pays. Mais les grands peuvent-ils être éclairés lorsque les simples particuliers ne le sont pas? Cette question vaut la peine d'être faite. C'est dans la classe mitoyenne, également à l'abri de l'enivrement de la grandeur et des travaux forcés de l'indigence; c'est dans la classe où se rencontrent les fortunes honnêtes, les loisirs mêlés à l'habitude du travail, les libres [60] communications de l'amitié, le goût de la lecture et la possibilité de voyager; c'est dans cette classe, dis-je, que naissent les lumières; c'est de là qu'elles se répandent chez les grands et chez le peuple ; car les grands et le peuple n'ont pas le temps de méditer ; ils n'adoptent les vérités que lorsqu'elles leur parviennent sous la forme d'axiomes et qu'elles n'ont plus besoin de preuves.
» Et quand même un monarque et ses principaux ministres seraient familiarisés avec les principes sur lesquels se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils de leur savoir, s'ils n'étaient secondés dans tons les degrés de l'administration par des hommes capables de les comprendre, d'entrer dans leurs vues, et de réaliser leurs conceptions? La prospérité d'une ville, d'une province, dépend quelquefois d'un travail de bureau, et le chef d'une très-petite administration, en provoquant une décision importante, exerce souvent une influence supérieure à celle du législateur lui-même.
» Enfin, en supposant que tous ceux qui prennent part à la gestion des affaires [61] publiques, dans tous les grades, pussent être habiles sans que la nation le fût, ce qui est tout-à-fait improbable, quelle résistance n'éprouverait pas l'accomplissement de leurs meilleurs desseins ? Quels obstacles ne rencontreraient-ils pas dans les préjugés de ceux mêmes que favoriseraient le plus leurs opérations?
» Pour qu'une nation jouisse des avantages d'un bon système économique, il ne suffit pas que ses chefs soient en état d'adoptes les meilleurs plans en tout genre, il faut de plus que la nation soit en état de les recevoir ».
Ce qu'on peut attendre du progrès des lumières.
« Que les nations qu'on dit civilisées, sont encore ignorantes et barbares! Parcourez des provinces entières de cette Europe si glorieuse, questionnez cent personnes, mille, dix mille : à peine sur ce nombre en trouverez-vous deux, une, peut-être qui ait quelque teinture de ces connaissances si relevées [62] dont le siècle se glorifie. On n'en ignore pas seulement les hautes vérités, ce qui n'aurait rien d'étonnant, mais les élémens les plus simples, les plus applicables à la position de chacun. Quoi de plus rare même que les qualités nécessaires pour s'instruire! qu'il est peu de gens capables seulement d'observer ce qu'ils voyent tous les jours, et qui sachent douter de ce qu'ils ne savent pas!
» Les hautes connaissances sont donc bien loin encore d'avoir procuré à la société les avantages qu'on en doit attendre, et sans lesquelles elles ne seraient que de curieuses difficultés. Peut-être est-ce au dix-neuvième siècle qu'il est réservé d'en perfectionner les applications. On verra des esprits supérieurs, dans les sciences morales comme dans les sciences physiques, après avoir reculé les bornes de leurs théories, découvrir des méthodes qui mettront les vérités importantes à la portée des esprits médiocres. Alors dans les occurences ordinaires de la vie, on sera guidé, non par des lumières transcendantes, mais par des notions saines. On jugera de tout, non sur parole, mais sur [63] la nature mieux connue des choses. On remontera ainsi par habitude et naturellement à la source de toute vérité. On ne se laissera pas éblouir par de vaines paroles; on ne se laissera pas guider par de fausses notions. La perversité ne pouvant plus s'armer du charlatanisme, perdra sa principale force, et n'obtiendra pas long-temps ces succès si tristes pour les gens de bien et si funestes pour les nations ».
On peut juger, par ces passages, extraits du discours préliminaire, de l'esprit dans le quel l’ouvrage de M. Say a été conçu. Nous allons maintenant donner une analyse de l'ouvrage même.
Pour connaître ce que c'est que la richesse, M. Say observe ce qui compose l'inventaire des biens d'un homme riche. Cet inventaire comprend toutes les choses de sa possession qui ont une valeur. Ces choses, dont l'or et l'argent ne forment souvent qu'une petite partie, ne figurent dans son inventaire qu'en raison de leur valeur; sa richesse totale se compose de toutes leurs valeurs réunies. La richesse est donc la même chose que la [64] valeur; les richesses d'une nation sont done la somme totale des valeurs possédées par les particuliers dont se compose cette nation.
On va voir combien cette vue devient féconde entre les mains de M. Say.
D'où vient aux choses cette valeur qui en fait des richesses et qu'on appelle leur prix, lorsqu'elle est évaluée en argent? Nous voyons que les unes ont un prix parce qu'elles servent immédiatement à satisfaire un des nombreux besoins de l'homme, comme tous les objets qui servent à sa nourriture, à sa parure, à son logement ; d'autres n'ont de prix, comme les fonds de terre, que parce qu'elles peuvent concourir à la production des premières. C'est donc, en dernière analyse, l’utilité que les choses ont pour l'homme qui leur donne de la valeur ou du prix; et par utilité l'auteur a soin de nous prévenir qu'il entend la faculté de satisfaire à quelque besoin que ce soit, même à notre vanité, qui est une espèce de besoin.
La conséquence bien naturelle de tout ceci est que puisque l'utilité suffit pour donner de la valeur et que la valeur est de la richesse, [65] créer de l'utilité, ou seulement augmenter le degré d'utilité qu'une chose a déjà, c'est créer de la richesse. Tel est le miracle opéré par l'industrie humaine.
Remarquez bien qu'en tout ceci, il n'est pas question de former de la matière : il n'est pas plus au pouvoir de l'homme de la créer que de l'anéantir; mais il peut donner de la valeur à une matière qui n'en avait point. » Le laboureur, en semant un grain de blé, en fait germer vingt autres; il ne les tire pas du néant: il se sert d'un outil puissant qui est la terre ; et il dirige une opération par laquelle différentes substances, auparavant répandues dans le sol, dans l'eau, dans l’air, se changent en grains de blé … La noix de galle, le sulfate de fer, la gomme arabique, sont des substances répandues dans la nature: l'industrie du négociant, du manufacturier, les réunit; et leur mélange donne cette liqueur noire qui permet de transmettre des connaissances utiles. »
Les différentes manières de donner de l’utilité et de la valeur aux choses sont innombrables ; mais, pour la commodité de [66] l'observateur, on peut les réunir sous trois chefs principaux. Lorsque l'industrie provoque l'action des forces naturelles, ou simplement recueille le produit spontané de la nature, on la nomme industrie agricole, lorsqu'elle sépare, mélange, façonne les produits de la nature pour les approprier à nos besoins, on la nomme industrie manufacturière ; lorsqu'elle met à notre portée les objets de nos besoins, on la nomme industrie commerciale.
Que si l’on entre plus avant dans le même sujet, et que l'on veuille connaître les procédés communs à toutes les industries, on trouve que toute la capacité industrielle de l'homme ou plutôt des hommes réunis ( car il faut ici, non une capacité individuelle, mais une capacité sociale), consiste d'abord à bien observer la marche et les lois de la nature : c'est l'objet de l'étude des savans. Ensuite, à se pourvoir des matières et des instrumens nécessaires, et à faire l'application de ces connaissances acquises à un usage quelconque: c'est l'affaire du cultivateur, ou du manufacturier, ou du commerçant. Enfin il faut [67] exécuter le travail manuel indiqué par les deux classes précédentes : c'est l'emploi de l’ouvrier.
Ce n'est pas tout, L'homme et son industrie ne pourraient s'exercer sans matériaux et sans outils. Ces matériaux et ces outils sont, les uns gratuitement fournis par la nature, comme le terrain, l'eau, la chaleur du soleil ; les autres sont des produits de l'industrie humaine, et ils ont déjà une valeur acquise au moment où l'industrie veut s'en servir pour créer de nouvelles valeurs. Dans ce dernier cas, la valeur de ces matériaux et de ces outils est ce qu'on nomme un capital.
De sorte que, industrie, agens naturels, capitaux, sont les élémens avec lesquels on produit des valeurs, de la richesse.
Les conséquences que M. Say tire ou laisse tirer de ces prémisses bien simples, sont pour ainsi dire innombrables, car leur enchaînement conduit à beaucoup plus de résultats qu'il ne peut en exprimer dans deux volumes. Parmi ceux qu'il indique comme importans, nous n'en citerons qu'un bien petit nombre, mais [68] qui suffiront pour justifier notre assertion.
Si les richesses peuvent se créer de toutes pièces, elles ne sont donc pas exclusives ; ce que l'un gagne n'est donc pas nécessairement perdu pour un autre. Deux individus peuvent s'enrichir ensemble; deux nations le peuvent également; et, en effet, comment expliquerait-on autrement les progrès que toutes les nations de l'Europe ont faits simultanément depuis l'époque où elles mangeaient du gland jusqu'à celle où nous les voyons ? Que penser enfin de cette prétendue Balance du commerce, pour laquelle on se livre, depuis cent ans, des guerres si meurtrières?
Autre conséquence. Si créer de la valeur c'est produire des richesses, c'est donc détruire des richesses que de détruire des valeurs. La richesse peut se défaire, pour ainsi dire, par une marche contraire à celle qui lui a donné naissance. La consommation n'est donc pas un simple déplacement de richesses; elle en est une véritable destruction ; et cela nous aide à apprécier ces antiques sophismes, que le riche par ses jouissances, les gouvernemens par leurs profusions, rendent d’une [69] main ce qu'ils-reçoivent de l'autre, et que toute cette belle circulation fait la prospérité des états.
Mais que deviennent l'or et l'argent dans tout cela ? Que devient la monnaie, que les uns regardent comme la seule richesse, les autres comme le signe représentatif de toutes les richesses de la société? La monnaie d'or ou d'argent se compose d'une matière que le commerce apporte des lieux où elle est produite, et à laquelle l'industrie du monnayeur ajoute, par l’empreinte, quelque valeur de plus. Une pièce de monnaie est une pièce d'orfévrerie, qui tire sa valeur de sa matière et de sa façon ; et qu'est-ce qui donne à cette matière et à cette façon quelque valeur? ce sont encore les usages auxquels elles rendent propres la pièce de monnaie. Du reste, elle n'est qu'une partie des richesses générales, et une bien petite partie; car sa valeur est bien peu considérable, comparée à toutes les autres valeurs réunies.
On voudra peut-être se former des idées justes relativement à la propriété. M.Say, qui s'attache avec un soin scrupuleux à simplifier [70] toutes les questions et à élaguer tout ce qui ne tient pas à son sujet, semble reléguer parmi les questions oiseuses, celles qui ont rapport à l'origine et au droit de propriété. Il la regarde comme une chose défait, et, comme telle, elle est si essentielle à la multiplication des richesses, que sans elle on no peut concevoir de richesse. En effet, qui voudrait faire les avances de la culture d'un champ, s'il ne devait pas en recueillir les fruits ? Qui voudrait amasser des capitaux, qui sont les valeurs consacrées à la reproduction, si la possession n'en était pas reconnue et garantie? Mais aussi, par la raison même que notre auteur ne regarde la propriété que comme une chose de fait, il ne voit de propriété que là où elle est non-seulement reconnue, mais assurée. « On sent, dit-il, que ce serait en vain que l'es lois consacreraient la propriété, si le gouvernement ne savait pas respecter les lois ; s'il était au-dessus de son pouvoir de réprimer le brigandage; s'il l'exerçait lui-même ; si la complication des dispositions législatives et les subtilités de la chicane rendaient tout le monde incertain dans sa possession. »
[71]
Mais aussi, quand un gouvernement respecte et protège la propriété, il procure aux nations le plus grand des bienfaits :
« Sans cette protection, qui prête le secours de tous aux besoins d'un seul, il est impossible de concevoir aucun développement important des facultés productives de l'homme, des terres et des capitaux ; il est impossible de concevoir l'existence des capitaux eux-mêmes, puisqu'ils ne sont que des valeurs accumulées et travaillant sous la sauve-garde de l'autorité. C'est pour cette raison que jamais aucune nation n'est parvenue à quelque degré d'opulence, sans avoir été soumise à un gouvernement régulier. C'est à la sûreté que procure l'organisation politique, que les peuples policés doivent non-seulement les productions innombrables et variées qui satisfont à leurs besoins, mais encore les beaux-arts, les loisirs, fruits de quelques accumulations, et sans lesquels ils ne pourraient pas cultiver les dons de l'esprit, ni, par conséquent s'élever à la dignité que comporte la nature de l'homme. »
Une partie bien importante de l'ouvrage de M. Say, est celle où il discute l'influence [72] des actes du gouvernement sur la production, des richesses. Il fait connaître ce qui arrive lorsque les réglemens de l'administration ont pour but d'influer sur le choix des produits qu'il convient de créer; lorsque les mêmes réglemens ont la prétention de déterminer le mode de production; lorsque l'administration veut se mêler de produire elle-même. On sent que la profonde analyse que l'auteur a faite de la production, lui fournit les moyens de déterminer avec précision l'influence décès actes sur la production elle-même.
Le chapitre où il examine les colonies et leur influence par rapport à la richesse nationale, présente des résultats bien importans, et fournit plus d'un sujet de consolation à la France, lorsqu'elle se voit privée de presque toutes ses colonies.
Pour montrer sous combien de points de vue divers cet auteur envisage la richesse nationale, nous nous arrêterons un instant au chapitre où il examine comment elle peut être affectée par les voyages et l'expatriation.
« Partant toujours, dit M. Say, de ce principe, que la seule valeur réelle est celle qui [75] se montre sous la forme d'un métal, on voyait, à l'arrivée d'un étranger, une valeur de dix mille francs apportée en or ou en argent, et l'on appelait cela un gain de dix mille fr.; comme si le tailleur qui habillait l'étranger, le bijoutier qui le décorait, le traiteur qui le nourrissait, ne lui fournissaient aucune valeur en échange de son argent» ? Les développemens qui viennent ici montrent que les gains faits dans ces cas-là sont de même nature que ceux qu'on fait dans un commerce avantageux avec l'étranger; et que, quoi qu'on ne doive pas les dédaigner, il ne convient pas de les acheter par des sacrifices qui excèdent l'avantage qu'on en retire, et surtout par des fêtes somptueuses.
« Est-il bien sûr, ajoute-t-il, qu'une fête, un spectacle, quelque magnifiques qu'on les suppose, amènent beaucoup d'étrangers du dehors? Les étrangers ne sont-ils pas plutôt attirés ou par le commerce, ou par le climat, ou par de riches trésors d'antiquités, ou bien. encore par le desir de visiter des lieux illustrés par de grands événemens, et d'apprendre une langue fort répandue? Je serais tenté de [74] croire que la jouissance de quelques plaisirs futiles n'a jamais attiré de bien loin beaucoup de monde. Un spectacle, une fête, font faire quelques lieues, mais rarement font entreprendre un voyage. Il n'est pas vraisemblable que l'envie de voir l'Opéra de Paris soit le motif pour lequel tant d'Allemands, d'Anglais, d'Italiens, viennent, en temps de paix, visiter cette grande capitale, qui heureusement a de bien plus justes droits à la curiosité générale. Les Espagnols regardent leurs combats de taureaux comme excessivement curieux; cependant je ne pense pas que beaucoup de Français aient fait le voyage de Madrid pour en avoir le divertissement. Ces sortes de jeux sont fréquentés par les étrangers qui sont attirés dans le pays par d'autres causes; mais ce n'est pas celle-là qui détermine leur déplacement ».
Les fêtes si vantées de Louis XIV avaient un effet encore plus fâcheux. Ce n'était pas l'argent des étrangers qu'elles faisaient dépenser, c'était celui des Français qui arrivaient des provinces pour dissiper, en quelques jours, ce qui aurait pu faire subsister [75] leur famille pendant une année: de sorte que les Français y perdaient ce qui était consommé par les mains du roi et dont la valeur avait été levée par la voie des contributions, et ce qui y était consommé par les mains des particuliers. On y perdait le principal des choses consommées, pour faire gagner à quelques marchands leurs profits sur ce principal.
Ce qui est un gain véritable et bien précieux pour un Etat, c'est lorsqu’un étranger vient s'y fixer en transportant avec lui sa fortune :
« Il lui procure à-la-fois deux sources de richesses, de l'industrie et des capitaux. Cela vaut des champs ajoutés à son territoire; sans parler d'un accroissement de population précieuse, quand il apporte en même temps de l'affection, des talens, et des vertus ». Mais cela fait sentir aussi le tort considérable que des émigrations du même genre font à un pays. C'est le tort que Louis XIV fit à la France. Il n'y a que les. personnes tout-à-fait étrangères aux allures du commerce et aux principes de l'économie politique, qui puissent s'imaginer qu'on peut empêcher les particuliers de sortir leurs [76] capitaux lorsqu'ils en ont envie. La valeur de ces capitaux importée en marchandises dont l'extraction est permise, est aussi bien perdue pour le pays que si elle sortait en argent. C'est une expédition qui n'amènera point de retour. « La meilleure manière d'attirer les hommes et de les retenir, dit à ce sujet M. Say, est d'être juste et bon envers eux, et d'assurer à tous la jouissance des droits qu'ils regardent comme les plus précieux, la libre disposition de leurs personnes et de leurs biens, la faculté d?aller, de venir, de rester, de parler, de lire et d'écrire avec une entière sûreté ».
La stricte morale est donc encore ici conforme à nos intérêts bien entendus.
Nous espérons en avoir dit assez, sinon pour avoir fait connaître le système complet de l'économie politique, devenue entre les mains de M. Say une science d'observations et de faits, du moins pour convaincre nos lecteurs de la solidité et de l'importance de cette étude. Nous terminerons en citant le passage suivant:
« On a dit que les nations et les particuliers savaient fort bien augmenter leur [77] fortune sans connaître la nature des richesses, et que c'était une connaissance purement spéculative et inutile. C'est comme si l'on disait qu'on sait très-bien vivre et respirer sans l'anatomie et la médecine, et que ces connaissances sont par-là même superflues. Cette proposition ne serait pas soutenable; mais que dirait-on si elle était soutenue par des docteurs qui, tout en décriant la médecine, vous soumettraient à un traitement fondé sur un vieil empirisme et sur les plus sots préjugés? s'ils écartaient tout enseignement méthodique et régulier? s'ils faisaient malgré vous, sur votre corps, de sanglantes expériences? si leurs ordonnances étaient accompagnées de l'appareil et de l'autorité des lois? et enfin s'ils les faisaient exécuter par des armées de commis et de soldats? »
[1] Cela explique aussi pourquoi les nations ne profitent presque jamais des leçons de l’expérience. Pour en profiter, il faudrait que la multitude fût en état de saisir la liaison des causes et des effets : ce qui suppose un très-haut degré de lumières et une grande capacité de réflexion. Lorsque les nations seraient en état de profiter de l'expérience, elles n'est auraient plus besoin. C'est une des raisons qui les mettent dans la nécessité d'être constamment dirigées, et qui établissent t'importance de ce grand problème de politique: Avec les caractères et les besoins des hommes tels qu'ils sont, trouver par quels moyens ils peuvent être constamment gouvernés par les plus éclairés d'entre eux. Ce problème paraît plus important encore à ceux qui savent que plus les gouvernans sont éclairés, et plus ils sont persuadés que leur intérêt est de gouverner suivant l'intérêt des administrés. »
[2] Toutes nos connaissances, même les plus importantes, ne datent que d'hier. Le célèbre agronome Arthur Young, après avoir soigneusement cherché à recueillir tout ce qu'on avait observé sur l'assolement des terres, c'est-à-dire, sur la partie la plut importante de l'agriculture, celle qui enseigne par quelle succession de récoltes on peut occuper constamment le terrain et avec te plus d'avantage, dit qu'il n'a pu recueillir aucune notion qui fût antérieure à l'année 1768. Il y a des arts non moins essentiels au bonheur de l'homme, sur lesquels on n’a encore aucune idée juste.
[3] « Indépendamment du tort que font aux familles les fautes de l'administration, elles sont trop souvent victimes de l'impéritie des particuliers. Ceux-ci provoquent parfois les opérations publiques les plus fâcheuses; et, dans les opérations privées, on ne peut nier que de justes notions sur la nature et sur la marche des valeurs, ne donnent beaucoup d'avantage pour juger sainement des entreprises où l'on est intéressé, soit comme partie principale, soit comme actionnaire; pour prévoir leurs besoins, leurs produits; pour deviner les moyens de les faire prospérer, et y faire valoir ses droits; pour choisir les placemens les plus solides, prévoir l'issue des emprunts et des autres actes de l'administration ; pour améliorer les terres à propos, balancer avec connaissance de cause les avances avec les produits; pour connaître les besoins généraux de la société, et embrasser un état; pour distinguer les symptômes de prospérité ou de déclin du corps social, etc., etc. »
[CC], [CR] “Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs, et particulièrement à la constitution actuelle de la France; par M Benjamin Constant, conseiller d'état,” Le CenseurT.7 (6 Sept. 1815), pp. 78-115.
[78]
PRINCIPES DE POLITIQUE. Applicables à tous les gouvernement représentatif, et particulièrement à la constitution actuelle de la France;
Par M. Benjamin Constant, conseiller d’état.[1]
En publiant cet ouvrage, M. Benjamin Constant paraît s'être particulièrement proposé de prouver qu'en acceptant de Napoléon une place de conseiller d'état, il n'a pas déserté la cause de la liberté. Pour arriver à ce but, il s'attache à démontrer que Pacte additionnel, qui a sanctionné plusieurs des opinions qu'il a constamment professées, est moins vicieux que la charte qui nous fut octroyée par Louis XVIII. Il reproduit [79] ensuite un grand nombre d'idées qu'il avait déjà publiées, mais qui, dans les circonstances actuelles, peuvent servir au perfectionnement de nos institutions.
Les personnes qui n'aiment la liberté qu'en théorie, trouveront, dans l'ouvrage de M. Benjamin Constant, de quoi se convaincre que l'auteur n'a pas trahi leur cause. Quant à ceux qui veulent être réellement libres, et qui jugent les hommes moins par leurs discours que par leurs actions, ils attendront, pour prononcer sur la conversion un peu subite de l'auteur, que M. le conseiller d'état ait fait, en faveur de la liberté, autre chose qu'une brochure. Ils penseront que la haine de l'arbitraire ne doit pas se manifester chez un homme qui siége au conseil du prince, de la même manière que chez un simple particulier; que si celui-ci ne peut que consigner ses opinions dans ses discours ou dans ses écrits, celui-là doit produire les siennes dans des actes plus immédiatement utiles au public.
Les détracteurs de M. Benjamin Constant peuvent l'accuser de précipitation dans son jugement; mais un jugement n'est pas faux [80] par la raison qu'il est précipité. Ainsi, avant de se prononcer, on doit attendre que l'avenir nous ait appris si le conseil d'état continuera d'être l'atelier où se forgeront les armes de la tyrannie; ou si, au contraire, on y préparera les lois qui doivent établir ou consolider notre liberté. Si ce corps est incorrigible , et, si les Boulay (de la Meurthe), qui en seront les organes, viennent de nouveau proclamer à la face de l'Europe , que Napoléon est la loi suprême et toujours vivante, et que toutes les lois doivent se taire quand il a parlé, il n'est pas douteux que M. Benjamin Constant se hâtera d'en sortir, et qu'il n'y sera pas retenu même par l'espoir de modérer la violence ou l'injustice des mesures qui pourraient y être prises. A cet égard, nous pouvons nous en rapporter à ses principes.
« On nous alléguait aune époque affreuse, dit-il, qu'on ne se faisait l'agent des lois injustes, que pour en affaiblir la rigueur; que le pouvoir dont on consentait à se rendre le dépositaire, aurait fait plus de mal encore s'il eût été remis à des mains pures. [81] Transaction mensongère qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes! Chacun marchandait avec sa conscience, et chaque degré d'injustice trouvait de dignes exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne se rendrait pas le bourreau de l'innocence, sous prétexte qu'où l'étranglerait plus doucement. » [2]
L'ouvrage de M. B. Constant ne forme pas un système de politique; il se compose d'une série de chapitres qui, souvent, n'ont qu'un rapport très-éloigné les uns avec les autres , et qui pourraient, sans rien perdre, être publiés séparément.
L'auteur s'occupe d'abord de la souveraineté, et il la place, avec tons les bons publicistes dans le corps entier de la nation. Il s'attache principalement à démontrer qu'elle n'est point illimitée; il fait remarquer les dangers qui résultent des systèmes qui ne lui donnent point de bornes; il combat Hobbes, [82] qui a voulu établir un pareil système, et Rousseau qui, suivant lui, a également prétendu que la souveraineté n'avait point de limites. Il pose en principe qu'elle s'arrête aux droits individuels que les hommes possèdent indépendemment de toute autorité sociale ou politique. Ces droits sont la liberté individuelle , la liberté religieuse, la liberté d'opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire.
Comme un système , quelque ingénieux qu'il soit, ne change rien à la nature des choses, et qu'il s'agit moins de chercher ce qui devrait être que de voir ce qui est effectivement, l'auteur se voit obligé de convenir que les limites qu'il donne à la souveraineté, ne peuvent exister que par l'opinion publique. C'est donc en formant cette opinion que l'on peut maintenir le souverain dans de sages limites.
« S'il est reconnu, dit-il, que la souveraineté n'est pas sans bornes, c'est-à-dire, qu'il n'existe sur la terre aucune puissance illimitée, nul, dans aucun temps, n'osera réclamer une semblable puissance ; l'expérience même le prouve [83] déjà. L'on n'attribue plus, par exemple, à la société entière le droit de vie et de mort sans jugement : aussi nul gouvernement moderne ne prétend exercer un pareil droit. Si les tyrans des anciennes républiques nous paraissent bien plus effrénés que les gouvernemens de l'histoire moderne, c'est en partie à cette cause qu'il faut l'attribuer. »
La question faite par M. B. Constant sur la souveraineté, me paraît mal posée; un souverain, c'est-à-dire une nation considérée en masse ne peut agir que sur des corps étrangers ou sur elle-même : aussitôt qu'elle veut agir contre un ou contre plusieurs de ses membres, elle se divise ; et l'on ne peut voir le souverain ni dans la fraction qui opprime, ni dans la fraction qui est opprimée. Le souverain ne peut disposer que sur lui-même et d'une manière générale ; aussitôt qu'il agit sur des individus, il est dissous, il n'est plus. C'est ce qui a fait dire à Rousseau que le souverain ne peut faire que des lois ; et que les lois ne doivent être que l'expression de la volonté générale. En la considérant sous ce rapport, le seul sous lequel on puisse la voir, il est clair [84] que la souveraineté a des limites; maïs ces limites sont de la même nature que celles qui sont posées à la puissance de l'homme sur lui-même.
Si les tyrans des anciennes républiques se sont portés à des excès inconnus de nos jours, ce n'est pas, comme le croit M. B. Constant, parce que l'opinion de la souveraineté illimitée était généralement admise ; c'est parce qu'on n'avait pas des idées bien exactes sur la distinction des pouvoirs. Un peuple exerçait souvent le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire : et si un individu s'emparait de l'autorité publique, il l'exerçait comme on l'avait exercée avant lui. Si donc il envoyait à la mort quelqu'un de ses concitoyens, c'est parce qu'il réunissait des pouvoirs qui n'avaient jamais été bien séparés, et non parce qu'il était reçu que la souveraineté étant illimitée , le souverain pouvait envoyer des hommes à la mort sans les juger ; mais dans ces cas, les ordres du prince étaient de véritables jugemens.[3] Sans doute, il est des droits [85] auxquels le législateur ne doit point porter atteinte. Et quels sont ces droits? Ce sont ceux dont la destruction évidemment nuisible à l'ordre social, ne peut, dans aucun cas, produire qu'un bien équivoque. Le nombre de ces droits s'augmentera sans doute à mesure que les hommes continueront à s'éclairer sur leurs intérêts.
Après avoir parlé des limites de la souveraineté, M. B. Constant traite successivement de la nature du pouvoir royal dans une monarchie constitutionnelle, du droit de dissoudre les assemblées représentatives , de l'assemblée héréditaire, de l'élection des assemblées représentatives , des conditions de propriété, de la discussion, de l'initiative, de la responsabilité des ministres, de la déclaration que les ministres ont perdu la confiance publique, de la responsabilité des agens inférieurs, du droit de paix et de guerre, de l'organisation de la force armée dans un état constitutionnel, de l'universalité des propriétés , de la liberté de la presse, de la liberté religieuse, de la liberté individuelle , et des garanties judiciaires. Il termine son ouvrage par [86] quelques considérations sur les circonstances actuelles, et sur quelques reproches qu'on paraît lui avoir adressés au sujet de son acceptation de la place de conseiller d'état.
M. B. Constant distingue le pouvoir royal, du pouvoir exécutif exercé par les ministres; le premier est un pouvoir neutre, le second est un pouvoir actif. Pour faire sentir la différence qui existe entre l'un et l'autre, il rappelle la distinction des pouvoirs politiques déjà connus.
« Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et le pouvoir judiciaire, dit-il, sont trois ressorts qui doivent coopérer, chacun dans sa partie , au mouvement général: mais quand ces ressorts dérangés se croisent, s'entre-choquent et s'entravent, il faut une force qui les remette à leur place. Cette force ne peut pas être dans l'un des ressorts, car elle lui servirait à détruire les autres. Il faut qu'elle soit en dehors, qu'elle soit neutre, en quelque sorte, pour que son action s'applique nécessairement partout où il est nécessaire qu'elle soit appliquée, et pour qu'elle soit préservatrice, réparatrice, sans être hostile ».
Le pouvoir royal ainsi défini, l’auteur suit [87] les conséquences de sa définition ; il fait sentir la nécessité d'établir un pouvoir neutre , en rappelant les efforts inutiles et continuels que firent les anciennes républiques pour donner des limites à l'autorité de leurs magistrats. Il établit que le pouvoir royal doit être héréditaire, et que la personne du monarque doit être inviolable; enfin il compare le gouvernement parlementaire au gouvernement républicain , et il prouve que ,sous le premier, les citoyens jouissent d'une plus grande somme de liberté civile que sous le second. Cette différence provient principalement de ce que, dans l'un, les hommes investis du pouvoir exécutif peuvent aisément être rendu responsables , tandis que , dans l'autre, l'exercice de la responsabilité doit ébranler l'Etat ou compromettre la liberté publique. Ces idées, que M. B. Constant avait déjà exposées sous le règne de Louis XVIII, dans ses Réflexions sur les constitutions , ayant été développées dans le tome 5 du Censeur ( page 24 et suiv. ), nous nous abstiendrons d'entrer dans de plus longs développcmcns à cet égard.
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Une disposition de l'acte additionnel aux constitutions dé l'Empire, donne au chef de l'état le droit de dissoudre la chambre des représentants. Ce droit a excité le mécontentement de quelques personnes, qui l'ont considéré comme un outrage fait à la nation ; et M. B. Constant, dans le troisième chapitre de son ouvrage , cherche à en démontrer la nécessité. Il observe que toute organisation politique qui ne consacrerait pas ce droit, deviendrait une démagogie effrénée et turbulente, à moins que le despotisme, suppléant par des coups d'autorité aux prérogatives légales, ne réduisît les assemblées au rôle d'instrumens passifs, muets et aveugles. Il ajoute, que la faculté de dissoudre les chambres est le seul moyen, soit d'arrêter la tendance qu'ont toutes les assemblées à faire des lois, soit de détruire les partis qui pourraient se former dans leur sein , pour entraver la marche du gouvernement, ou pour lui donner une direction contraire à l'intérêt public.
Je pense, avec M.B. Constant, que le droit de dissoudre les chambres est une prérogative essentielle à l'existence d'un gouvernement [89] parlementaire; mais je crois aussi que cette prérogative peut amener l’anéantissement de la liberté, si la constitution ne met pas le prince dans la nécessité de convoquer une nouvelle assemblée aussitôt qu'il a dissous celle qu'il a trouvée contraire au bien général. Dans l'état actuel de notre législation , par exemple, il est évident que si le prince voulait gouverner sans le secours de la représentation nationale, la constitution lui eu fournirait tous les moyens. Il n'aurait qu'à rendre des décrets pour la perception des impôts ou pour la levée des hommes dont il aurait besoin , et il trouverait dans ses administrateurs la force nécessaire pour les mettre à exécution. Les citoyens ne pourraient pas s'opposer à la perception des contributions par des oppositions judiciaires, parce que ces oppositions seraient jugées par ses agens. Ils ne pourraient pas non plus s'y opposer par la force, parce que les tribunaux spéciaux seraient juges de la légitimité de leur résistance. Pour que la prérogative de dissoudre la chambre des représentans ne soit pas destructive de la liberté, il est donc nécessaire [90] que toutes les contestations relatives à la perception des impôts, aux levées d'hommes, et à la résistance à l'arbitraire, soient jugées par des tribunaux indépendans.
Deux questions ont encore été agitées au sujet de la nouvelle constitution; l'une est relative à l'hérédité de la dignité de pair , l'autre à la limitation du nombre de membres dont la chambre des pairs doit se composer. M. B. Constant a succinctement examiné ces deux questions, ou plutôt il a rapporté les opinions qu'il avait émises, à cet égard , dans un de ses précédens ouvrages. Il a pensé que la pairie devait être héréditaire ; et il a motivé son opinion sur les raisons que nous avons développées dans le tome 5 du Censeur, page it. Il a cru que le nombre des pairs devait être illimité. Dans le même volume , pag. 15, et dans le tome 6, pag. 268, nous avons refuté les motifs sur lesquels il a fondé cette opinion. Il en est un cependant auquel nous n'avons pas fait de réponse satisfaisante. M. B. Constant prétend que si le roi n'a pas la faculté d'augmenter indéfiniment le nombre des pairs, la pairie deviendra une [91] aristocratie terrible, dont rien ne pourra vaincre la résistance si elle veut soumettre à son opinion les deux autres branches de l'autorité législative. Cette objection contre la limitation du nombre des pairs, ne prouverait-elle pas qu'on doit avoir le droit de créer un nombre illimité de rois , pour vaincre leur résistance aux résolutions des assemblées législatives? Il ne serait pas difficile de trouver des exemples de faiblesse dans une assemblée telle qu'une chambre de pairs; mais il serait impossible d'en trouver un seul d'une résistance contraire à l'intérêt national; et cette seule observation détruit un système uniquement fondé sur une hypothèse qui ne s'est jamais réalisée.
M. B. Constant, après avoir fait quelques réflexions sur la chambre des pairs, traite successivement de l'élection des assemblées représentatives , des conditions de propriété , de la discussion, de l'initiative, de la responsabilité des ministres, de la déclaration que les ministres ont perdu la confiance publique, et de la responsabilité des agens inférieurs. Ce qu'il dit sur ces trois derniers objets n'est [92] que la répétition de ce qu'il avait déjà dit dans une brochure dont il a été rendu compte dans le tome 5 du Censeur.[4] Il a seulement étendu la sphère de la responsabilité , aux actes illégaux des ministres qui portent atteinte à l'intérêt général.
Ses réflexions sur la représentation nationale ne présentent aucune idée nouvelle. L'auteur critique le mode d'élection établi par les constitutions de l'Empire; il pense que le mode proposé par M. Necker serait préférable sous tous les rapports. Ce mode, que nous avons fait connaître dans le tome 6,[5] consisterait à faire présenter par les principaux propriétaires de chaque arrondissement, un certain nombre de candidats parmi lesquels les citoyens choisiraient leurs reprétentans. M. B. Constant donnerait cependant la préférence aux élections faites directement par le peuple. Il pense que s'il peut résulter du mode d'élections quelques légères agitations , bien loin d'être nuisibles à l’Etat, [93] elles doivent au contraire lui être utiles, en formant un esprit public.
« Si nous voulons jouir une fois complètement en France , dit-il, des bienfaits du gouvernement représentatif, il faut adopter l'élection directe. C'est elle qui, depuis 1788, porte dans la chambre des communes britanniques tous les hommes éclairés. L'on aurait peine à citer un Anglais distingué par ses talens politiques, que l'élection n'ait pas honoré , s'il l'a briguée.
» Ce mode d'élection peut seul investir la représentation nationale d'une force véritable , et lui donner dans l'opinion, des racines profondes. Le représentant nommé par tout autre mode, ne trouve nulle part une voix qui reconnaisse la sienne. Aucune fraction du peuple ne lui tient compte de son courage, parce que toutes sont découragées par la longue filière dans les détours de laquelle leur suffrage s'est dénaturé ou a disparu.
»Si l'on redoute le caractère français, impétueux et impatient du joug de la loi, je dirai que nous ne sommes tels, que parce que [94] nous n'avons pas contracte l'habitude de nous réprimer nous-mêmes. Il en est des élections comme de tout ce qui tient au bon ordre. Par des précautions inutiles, on cause le désordre ou bien on l'accroît. En France, nos spectacles, nos fêtes sont hérissés de gardes et de baïonnettes. On croirait que trois citoyens ne peuvent se rencontrer sans avoir besoin de deux soldats pour les séparer. En Angleterre, vingt mille hommes se rassemblent, pas un soldat ne paraît au milieu d'eux[6] : la sûreté de chacun est confiée à la raison et à l'intérêt de chacun, et cette multitude se sentant dépositaire de la tranquillité publique et particulière , veille avec scrupule sur ce dépôt. Il est possible d'ailleurs, par une organisation plus compliquée que celle des élections britanniques, d'apporter un plus grand calme dans l'exercice de ce droit du peuple …
« Témoin des désordres apparens qui [95] agitent en Angleterre les élections contestées , ajoute l'auteur, j'ai vu combien le tableau de ces désordres est exagéré. J'ai vu sans doute des élections accompagnées de rixes, de clameurs, de disputes violentes; mais le choix n'en portait pas moins sur des hommes distingués ou par leurs talens on par leur fortune ; et l'élection finie, on rentrait dans la règle accoutumée. Les électeurs de la classe inférieure , naguères obstinés et turbulens, redevenaient laborieux, dociles, respectueux même. Satisfaits d'avoir exercé leurs droits, ils se pliaient d'autant plus facilement aux supériorités et aux conventions sociales, qu’il s'avaient, en agissant de la sorte, la conscience de n'obéir qu'au calcul raisonnable de leur intérêt éclairé. Le lendemain d'une élection, il ne restait plus la moindre trace de l'agitation de la veille. Le peuple avait repris ses travaux; mais l'esprit public avait reçu l'ébranlement salutaire, nécessaire pour le ranimer ».
Ayant ainsi défendu le système des élections directes, M. B. Constant réfute les objections du mode consacré par la constitution [96] de l'an 8; il observe que les intérêts individuels sont les élémens dont se compose l'intérêt général ; que l'assemblée qui a une connaissance parfaite de ceux-là, doit connaître nécessairement celui-ci; que si l'on place le collége électoral au sommet de l'édifice , ceux qu'il nomme se trouvent appelés à prononcer sur un intérêt public dont ils ne connaissent pas les élémens; que l'élection directe nécessite de la part des classes puissantes, des ménagemens soutenus envers les classes inférieures; qu'elle force la richesse à dissimuler son arrogance, le pouvoir à modérer son action , en plaçant, dans le suffrage de la partie la moins opulente des propriétaires , une récompense pour la justice et pour la bonté, un châtiment contre l'oppression; que ce motif de bienfaisance peut d'abord n'être qu'un objet de calcul, mais que bientôt il devient une vertu d'habitude.
L'élection directe attribuée au peuple , fournit à M. B. Constant l'occasion d'examiner si l'on doit imposer aux éligibles des conditions de propriété. Ces conditions lui paraissent inutiles lorsque le droit d’élection [97] est exclusivement placé dans les mains des grands propriétaires ; mais il les croit nécessaires lorsque tons les citoyens sont appelés à donner leurs voix. Dans son système, toute espèce de propriété ne doit pas donner droit à l'élection ; la propriété foncière est la seule à laquelle il attribue cet avantage. Il se fonde principalement sur les habitudes d'ordre et d'économie que contractent les propriétaires de terres, et sur les sentimens qu'ils reçoivent de l'éducation.
« La propriété foncière, dit-il, influe sur le caractère et la destinée de l'homme, par la nature même des soins qu'elle exige Le cultivateur se livre à des occupations constantes et-progressives. Il contracte ainsi la régularité dans ses habitudes. Le hasard qui, en morale , est une grande source de désordre , n'est jamais de rien dans la vie de l'agriculteur. Toute interruption lui est nuisible , toute imprudence lui est une perte assurée. Ses succès sont lents ; il ne peut les acheter que par le travail ; il ne peut les hâter ni les accroître par d'heureuses témérités. Il est dan-, la dépendance de la nature et dans [98] l'indépendance des hommes. Toutes ces choses lui donnent une disposition calme , un sentiment de sécurité ,un esprit d'ordre, qui l'attachent à la vocation à laquelle il doit son repos autant que sa subsistance.
» La propriété industrielle n'influe sur l'homme que par le gain positif qu'elle lui procure ou lui promet ; elle met dans sa vie moins de régularité; elle est plus factice et moins immuable que la propriété foncière. Les opérations dont elle se compose consistent souvent en transactions fortuites; ses succès sont plus rapides, mais le hasard y entre pour beaucoup. Elle n'a pas pour élément nécessaire cette progression lente et sûre qui crée l'habitude et bientôt le besoin de l'uniformité. Elle ne rend pas l'homme indépendant des autres hommes , elle le place au contraire dans leur dépendance. La vanité , ce germe fécond d'agitations politiques, est fréquemment blessée dans le propriétaire industriel ; elle ne l'est presque jamais dans l'agriculteur. Ce dernier calcule en paix l'ordre des saisons , la nature du sol, le caractère du climat ; l'autre calcule les fantaisies, l'orgueil , le luxe des riches. Une [99] ferme est une patrie en diminutif. L'on y naît, 1’on y est élevé , l'on y grandit avec les arbres qui l'entourent. Dans lu propriété industrielle rien ne parle à l'imagination , rien aux souvenirs , rien à la partie morale de l'homme. On n'a jamais dit la boutique ou l'atelier de mes pères. Les améliorations à la propriété territoriale ne peuvent se séparer du sol qui les reçoit et dont elles deviennent partie. La propriété industrielle n'est pas susceptible d'amélioration, mais d'accroissement, et cet accroissement peut se transporter. »
L'auteur, en accordant à la propriété foncière la préférence sur la propriété industrielle ou manufacturière , avoue cependant que le refus des droits politiques à ces commerçans dont l'activité et l'opulence doublent la prospérité du pays qu'ils habitent, serait une injustice et de plus une imprudence , puisque ce serait mettre la richesse en opposition avec le pouvoir; mais il observe que l'exclusion n'atteint point ceux des propriétaires industriels qu'il serait fâcheux d'exclure, parce qu'ils sont tous en même [100] temps propriétaires fonciers.
Il est une troisième espèce de propriété à laquelle M. Benjamin Constant ne pense pas qu'on doive attacher le droit d'élection aux assemblées nationales; c'est la propriété intellectuelle. Un médecin, par exemple , peut retirer de sa profession des profits aussi réels et aussi considérables que ceux qu'un riche propriétaire retire de ses terres ; mais comme il est impossible d'avoir une mesure exacte des talens, et que les prétentions des hommes à cet égard sont très-souvent sans bornes, l'auteur trouve qu'il est plus sage de ne pas les faire entrer en balance.
La charte royale , qui nous fut octroyée , au nom de la grâce de Dieu, par LouisXVIII, a anéanti en grande partie la publicité des discussions ; l'acte additionnel que Napoléon nous a imposé , au nom de la souveraineté du peuple, a rétabli cette publicité. M. B. Constant pense qu'en effet des mandataires ne doivent pas être autorisés , sauf quelques exceptions rares et courtes, à disputer à leurs commettans le droit de savoir comment ils traitent leurs intérêts. Mais [101] n’est-ce pas détruire la discussion que d'en bannir les discours écrits? Bien loin de là, ce n'est que lorsque les orateurs commencent à parler d'abondance, qu'une véritable discussion s'engage.
« Quand les orateurs se bornent à lire ce qu'ils on écrit dans le silence de leur cabinet, ils ne discutent pas, ils amplifient ; ils n'écoutent point, car ce qu'ils entendraient ne doit rien changer à ce qu'ils vont dire; ils attendent que celui qu'ils doivent remplacer ait fini; ils n'examinent pas l'opinion qu'il défend; ils comptent le temps qu'il emploie et qui leur paraît un retard. Alors il n'y a plus de discussion , chacun reproduit des objections déjà réfutées ; chacun laisse de côté tout ce qu'il n'a pas prévu , tout ce qui dérangerait son plaidoyer terminé d'avance. Les orateurs se succèdent sans se rencontrer; s'ils se réfutent , c'est par hasard: ils ressemblent à deux armées qui défileraient, en sens opposé, l'une à côté de l’autre, s'apercevant à peine, évitant même de se regarder de peur de sortir de la route irrévocablement tracée. »
Le besoin de faire effet est une nouvelle [102] raison de bannir des discussions tous les discours écrits. L'auteur affirme avoir vu , aux époques déplorables de notre révolution , des représentans chercher des sujets de discours pour que leur nom ne fût pas étranger aux grands mouvemens qui avaient lieu: le sujet trouvé, le discours écrit, le résultat leur était indifférent.
« En banissant les discours écrits, ajoute-t-il , nous créerons cette majorité silencieuse , qui, disciplinée , pour ainsi dire, par la supériorité des hommes de talent, est réduite à les écouter faute de pouvoir parler à leur place; qui s'éclaire parce qu'elle est obligée d'être modeste ,et qui devient raisonnable en se taisant. »
M. Benjamin Constant a souvent rapporté textuellement les opinions qu'il avait émises dans ses précédens écrits, lorsqu'elles se sont trouvées en harmonie avec les dispositions de l'acte additionnel. Pourquoi n'a-i-il pas agi de la même manière, lorsqu'il a traité de l'initiative des lois? C'est sans doute parce queles raisonnemens qu'il avait faits en 1814, dans ses Réflexions sur les Constitutions , auraient été une censure trop juste et trop [103] amère de l'acte additionnel , et qu'il était en quelque sorte intéressé à justifier cet acte, pour prouver qu'il n'avait pas abandonné la cause de la liberté. L'initiative placée exclusivement dans le sein des assemblées représentatives , est à nos yeux une des principales bases d'une monarchie constitutionnelle, ou d'un gouvernement parlementaire; cependant M. B. Constant passe sur cet article avec une légéreté qui semblerait prouver qu'il a craint d'approfondir la question.
Les administrations communales ou départementales ont une grande analogie avec la représentation nationale ; elles doivent être aux communes ou aux départemens , ce qu'une assemblée représentative doit être à la nation. M. Benjamin Constant, dans le douzième chapitre de son ouvrage , fait sentir une partie des avantages qui peuvent en résulter. Il observe que le seul moyen d'inspirer aux citoyens de l'attachement pour leur patrie, c'est de leur en inspirer pour le lieu de leur naissance. Le moyen d'arriver à ce résultat , est de leur accorder, dans leurs [104] domiciles, au sein de leurs communes, dans leurs arrondissemens, autant d'importance politique qu'on peut le faire sans blesser le lien général.
« Les magistrats des plus petites communes, dit-il, se plaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monumens antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu'on écoute avec respect. Les habitans trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l'apparence , même trompeuse , d'être constitués en corps de nation et réunis par des liens particuliers. On sent que , s'ils n'étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d'honneur communal, pour ainsi dire, d'honneur de ville, d'honneur de province, qui serait à-la-fois une jouissance et une vertu. L'attachement aux coutumes locales tient à tous les sentimens désintéressés, nobles et pieux. C'est une politique déplorable que celle qui en fait de la rebellion. Qu'arrive-t-il aussi ? Que dans les états où l'on détruit ainsi toute vie partielle, un petit [105] état se forme au centre; dans la capitale s'agglomèrent tous les intérêts; là vont s'agiter toutes les ambitions. Le reste est immobile. Les individus , perdus dans un isolement contre nature , étrangers au lieu de leur naissance , sans contact avec le passé , ne vivant que dans un présent rapide ,et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties. »
Ces observations de M. B. Constant nous paraissent pleines de justesse. Mais nous ne sommes pas de son avis , lorsque , traitant du droit de paix et de guerre , immédiatement après avoir parlé du pouvoir municipal, il s'efforce de prouver que l'exercice de ce droit doit être exclusivement abandonné au pouvoir exécutif. Les raisons sur lesquelles il se fonde, sont qu'on ne peut pas refuser au chef du gouvernement le droit de défendre l'Etat lorsqu'il est attaqué, et qu'il lui est facile, par des insultes, des menaces , [106] des préparatifs hostiles , de réduire son voisin a l'attaquer. Le prince ne peut agir que par ses ministres; or les agressions que ceux-ci pourraient se permettre contre des puissances étrangères , pouvant donner lieu à la responsabilité , les raisons de M. B. Constant sont chimériques ; elles le sont d'autant plus qu'il est impossible que ces agressions restent cachées. Nous savons par expérience que le terrible droit de guerre déposé dans les mains d'un individu, peut amener les plus grands désastres ; mais nous ne sommes pas également convaincus que la privation de ce droit, imposée au chef de l'Etat, puisse être funeste à une nation.
L'examen de cette question a porté M. B. Constant à faire quelques réflexions sur l'organisation de la force armée dans un Etat constitutionnel. Il observe que la force armée a trois objets ; le premier, de repousser les étrangers; le second, de réprimer les délits commis privés dans l'intérieur; le troisième , de comprimer les troubles , les séditions. Pour repousser les ennemis, il faut placer l’armée de ligne sur les frontières; on n'a [107] nul besoin de défense contre l'ennemi là où l'ennemi n'est pas. La force destinée à réprimer les délits doit être absolument différente de l'armée de ligne. En Amérique tout citoyen doit assistance au magistrat dans l'exercice de ses fonctions. En France , cette obligation aurait l'inconvénient d'imposer aux citoyens des devoirs qui leur paraîtraient odieux; il faut donc qu'une classe d'hommes soit spécialement destinée à la répression des délits. Une garde nationale , composée de citoyens et de propriétaires, doit réprimer les séditions. M. B. Constant ne donne aucun développement à ces idées : on sent cependant que l'organisation de ces diverses classes de la force armée ne peut pas être indifférente.[7]
Dans le chapitre de l'inviolabilité des propriétés , l'auteur s'occupe spécialement des spoliations indirectes que les gouvernemens se permettent très-souvent envers les particuliers. Il divise ces spoliations en deux classes. Dans la première , il met les banqueroutes partielles ou totales, la réduction des dettes [108] nationales ,soit en capitaux , soit en intérêts; le paiemeut de ces dettes en effets d'une valeur inférieure à leur valeur nominale; l'altération des monnaies, les retenues , etc. Dans la seconde, il comprend les actes d'autorité contre les hommes qui ont traité avec le gouvernement, les lois ou mesures rétroactives contre les enrichis, les chambres ardentes , l'annullation des contrats, etc.
Les gouvernemens qui font des banqueroutes totales ou partielles se fondent ordinairement sur ce que les revenus publics sont insuffisans pour payer les dettes de l'Etat. Ce motif n'est jamais qu'un mauvais prétexte; car si la masse entière de la nation ne peut pas acquitter une dette , il est absurde de prétendre qu'une partie de cette nation pourra l'acquitter en sacrifiant tout ou partie de ce qui lui est dû. N'est-ce pas en effet un étrange moyen d'alléger les charges publiques, que de réduire le nombre de ceux qui doivent les supporter? Les banqueroutes publiques reposent sur le même principe que les confiscations dans les [109] gouvernemens despotiques; lorsque les gouvernemens ont dilapidé les fonds de l'Etat, ils trouvent qu'il y a moins de danger pour eux à ruiner des créanciers dont ils peuvent impunément braver le mécontentement , qu'à faire payer au peuple des dettes qui lui sont étrangères. Toute banqueroute de cette nature étant une preuve irrécusable des vices ou de l'incapacité des gouvernans , devrait toujours emporter leur déchéance.
M. Benjamin Constant développe avec beaucoup de précision et de sagacité tous les effets qui résultent des manquemens de foi de la part des gouvernais ; il fait remarquer que la réduction arbitraire d'une dette , bien loin d'augmenter le crédit public, ne sert au contraire qu'à le détruire.
« Tel est, dit-il, l'aveuglement qui suit l'abandon de la justice, qu'on a quelquefois imaginé qu'en réduisant les dettes par un acte d'autorité , on ranimerait le crédit qui semblait déchoir. On est parti d'un principe qu'on avait mal compris et qu'on a mal appliqué. L'on a pensé que moins on devrait plus on inspirerait de confiance, parce qu'on serait plus [110] en état de payer ses dettes : mais on a confondu l'effet d'une libération légitime et celui d'une banqueroute. Il ne suffit pas qu'un débiteur puisse satisfaire à ses engagerions , il faut encore qu'il le veuille , ou qu'on ait les moyens de l'y forcer. Or, un gouvernement qui profite de son autorité pour annuller une partie de sa dette, prouve qu'il n'a pas la volonté de payer. Ses créanciers n'ont pas la faculté de l'y contraindre, qu'importe donc ses ressources? »
Le chapitre dans lequel M. Benjamin Constant traite de la liberté religieuse , est un de ceux qui renferment le plus d'idées justes , et qu'il paraît avoir traités avec le plus de prédilection. Pour faire connaître tout ce que ce chapitre renferme d'utile , il faudrait entrer dans des détails beaucoup plus étendus que ne peut le comporter la nature de noire travail. Nous nous bornerons à citer ce que dit M. B. Constant, pour réfuter les raisonnemens de ceux qui prétendent que la religion n'est utile qu'à la dernière classe du peuple.
« Cet axiome , dit-il, est faux par [111] lui-même, en tant qu'il implique que la religion est plus nécessaire aux classes laborieuses de la société qu'aux classes oisives et opulentes. Si la religion est nécessaire , elle l'est également à toutes les classes et à tous les degrés d'instruction. Les crimes des classes pauvres et peu éclairées ont des caractères plus violens, plus terribles, mais plus faciles en même-temps à découvrir et à réprimer. La loi les entoure, elle les saisit , elle les comprime aisément, parce que ces crimes la heurtent d'une manière directe. La corruption des classes supérieures se nuance, se diversifie , se dérobe aux lois positives, se joue de leur esprit en éludant leurs formes, leur oppose d'ailleurs le crédit, l'influence, le pouvoir.
« Raisonnement bizarre ! Le pauvre ne peut rien ; il est environné d'entraves ; il est garrotté par des liens de toute espèce; il n'a ni protecteurs , ni soutiens; il peut commettre un crime isolé , mais tout s'arme contre lui dès qu'il est coupable ; il ne trouve dans ses juges , tirés toujours d'une classe ennemie , aucun ménagement; dans ses [112] relations impuissantes comme lui, aucune chance d'impunité; sa conduite n'influe jamais sur le sort général de la société dont il fait partie, et c'est contre lui seul que vous voulez la garantie mystérieuse de la religion! Le riche au contraire est jugé par ses pairs , par ses alliés , par des hommes sur qui rejaillissent toujours plus ou moins les peines qu'ils lui infligent. La société lui prodigue ses secours : toutes les chances matérielles et morales sont pour lui, par l'effet seul de la richesse ; il peut influer au loin ; il peut bouleverser ou corrompre ; et c'est cet être puissant ou favorisé que vous voulez affranchir du joug qu'il vous semble indispensable de faire peser sur un être faible et désarmé. »
M. Benjamin Constant veut que chacun puisse raisonner librement sur la religion; car , suivant lui, empêcher qu'on réfléchisse sur sa religion , c'est empêcher qu'on s'en occupe , c'est la réduire à des symboles, à des pratiques.
» Je ne sais , dit-il , quels peuples mogols, instruits par leur culte à des prières fréquentes, se sont persuadés que ce qu'il y avait d'agréable aux dieux, dans les [113] prières, c'était que l'air , frappé par le mouvement des lèvres, leur prouvât sans cesse que l'homme s'occupait d'eux. En conséquence ces peuples ont inventé de petits moulins à prières, qui, en agitant l'air d'une certaine façon , entretiennent perpétuellement le mouvement desiré; et pendant que ces moulins tournent, chacun, persuadé que les dieux sont satisfaits, vaque sans inquiétude à ses affaires ou à ses plaisirs.
» Ces Mogols sont, comme on voit, des hommes de beaucoup de sens; si jamais la raison fait en Europe les mêmes progrès que chez eux , il faut espérer que les peuples qui professent une religion toute de mystères, dans une langue qu'ils n'entendent pas, finiront par adopter les petits moulins.
Les considérations qui terminent l'outrage, sont une apologie de la conduite que l'auteur a tenue dans les derniers jours du règne des Bourbons, et dans ceux qui ont suivi l'occupation du trône par Napoléon. M. Benjamin Constant rappelle qu'après être demeuré dix mois sans communication avec le gouvernement des premiers , après avoir [114] été sans cesse en opposition avec ses mesures sur la liberté de la presse, sur la responsabilité des ministres , sur l'obéissance passive, il se rapprocha de ses alentours , parce qu'il pensait que sous un règne faible la liberté s'établirait plus aisément que sous la force immense dont Napoléon se trouvait entouré. Il ajoute ensuite qu'il n'a pas voulu se réunir à nos ennemis et mendier le carnage des Français pour relever une seconde fois ce qui tomberait de nouveau.
« S'efforcer de défendre un gouvernement qui s'abandonne lui-même, dit- il, ce n'est pas promettre de s'expatrier avec lui : donner une preuve de dévoument à la faiblesse sans espoir et sans ressources , ce n'est pas abjurer le sol de ses pères : affronter des périls pour une cause qu'on espère rendre bonne après l'avoir sauvée, ce n'est pas se vouer à cette cause, quand , toute pervertie et toute changée , elle prend l'étranger pour auxiliaire et pour moyen le massacre et l'incendie. Ne pas fuir enfin ce n'est pas être transfuge. »
Nous sommes assurément bien loin de [115] blâmer M. Benjamin Constant de n'être pas allé à Gand solliciter auprès des Anglais, des Russes et des Prussiens l'envahissement de la France; mais il nous semble qu'il était possible de s'abstenir d'aller à Gand sans entrer dans le conseil d'état. Au reste, s'il a eu tort d'accepter des fonctions publiques de Napoléon , c'est un crime qui lui est commun avec tant de personnes, qu'il faudrait en avoir refusé pour avoir le droit de s'en plaindre. Sans doute il est des hommes qui se trouvent dans ce dernier cas; mais ceux-là sont un peu moins sévères que les intrigans dont les espérances ont été déçues ; ils oublieront le tort que M.B. Constant peut avoir eu dans cette circonstance , pour se souvenir qu'il a toujours défendu la liberté avec autant de talent que de zèle.
[1] Un vol. in 8o. de 320 pages.
[2] On ne voit pas clairement si l'auteur entend parler ici de l'ancien gouvernement impérial ou du règne de la terreur.
[3] Voyez , sur la distinction des pouvoirs , le tome 5 du Censeur, pag. 61. [Ed.: [CC], “Des Limites qui séparent la puissance législative dit pouvoir exécutif,” (Le Censeur T. 5, Apr. 1815), pp. 61-77.]
[4] Page 182 et suivantes. [Ed.: Le Censeur T. 5.]
[5] Page 264. [Ed.: [CC??], “De l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire,” Le Censeur T. 6, (June 1815), pp. 245-96.]
[6] En France, on réunit 30,000 gardes nationaux et t'on ne craint pas qu'ils s'égorgent entre eux : serait-il plus dangereux de réunir des citoyens sans armes que des citoyens armés de baïonnettes?
[7] Voyez le tome 5 , pag. 90. [Ed.:[CC], “De la Nécessité de la force commune pour maintenir l'autorité légitime, et pour défendre l'Etat contre les ennemis extérieurs,” Le Censeur T. 5 (Apr. 1815), pp. 90-108.]
[G.F. = CC], [CR] “De la monarchie française depuis le retour de la maison de Bourbon jusqu'au 1er avril 1815” Le Censeur T.7 (Sept. 6 1815), pp. 184-214.
[184]
DE LA MONARCHIE FRANÇAISE DEPUIS LE RETOUR DE LA MAISON DE BOURBON
Jusqu'au 1er. Avril 1815.
Considérations sur l'état de la France à cette époque; examen de la Charte constitutionnelle, de ses défectuosités et des principes sur lesquels l'ordre social doit être recomposé ; par M. De Montlosier. Avec cette épigraphe:
Multa dies variusque labor mutabilis œvi
Retulit in melius , multos alterna revisens,
Lusit … fortuna …
Les livres ont aussi leur destinée; celui-ci en est bien la preuve; les premières parties , composées pour le gouvernement de Napoléon, ont été publiées sous LouisXVIII; la dernière que nous annonçons aujourd'hui, composée pour le gouvernement des Bourbons, [185] a été, à son tour, publiée récemment sous le règne de Napoléon.
Ce volume aurait produit sans doute une assez grande sensation dans le public , si les Bourbons eussent continué de régner ; il eût peut-être fait faire quelques réflexions sérieuses aux incurables esprits qui les dirigeaient, parce que c'est le seul ouvrage où les torts de cette cour soient exprimés avec autant de franchise que de netteté, sans être relevés avec ce ton d'aigreur et d'inimitié naturel aux autres défenseurs d'une nation humiliée, et si bien justifié jusqu'au dernier moment par un ministère insolent et hypocrite. M. le comte de Montlosier , attaché autant par sa doctrine et sa condition personnelle que par son amour pour la patrie à la plus grande gloire du gouvernement royal, s'annonce moins comme un accusateur indigné que comme un ami ardent à prévenu' des maux qu'il a su prévoir.
« Certes, dit-il, après la révolution du mois dé mars dernier, ce n'est pas moi qui ai pu m'étonner d'un changement de scène. Je l'ai assez annoncé. J'admirais l'inconcevable sécurité de [186] ces princes qui se croyaient établis bien paisiblement sur un sol qui, par beaucoup de fautes, s'abîmait chaque jour et s'écroulait , etc. »
Il y a six semaines , la première partie de ce volume présentait bien moins d'intérêt que la seconde. L'une contient l'examen du gouvernement des Bourbons en 1814; l'autre, l'exposé de la doctrine politique de M. de Montlosier. A cette époque , nous avions commencé l'article destiné à cette intéressante production par l'analyse de la seconde partie , attendu qu'elle aurait dû être la première , puisque l'autre n'est qu'une application plus ou moins directe des principes qui y sont contenus, et que d'ailleurs elle donne la solution de cette longue énigme que nous avions cherché à débrouiller en rendant compte, il y a deux mois, des trois volumes précédens. Aujourd'hui les événemens , par un retour subit, reportent toute notre attention sur la première partie , dont ils font en quelque sorte un ouvrage de circonstance , et nous laissent peu de loisir pour songer à de pures théories. S'il en est ainsi , nous [187] n’avons point à critiquer un auteur, nous n'avons guère qu'à écouter en silence la voix d'un citoyen plein de bon sens, de prudence, je dirai même d'impartialité , malgré toute sa doctrine patricienne.
Et vous aussi, funestes conseillers d'un monarque malheureux pour avoir suivi vos conseils, malheureux pour les suivre encore, écoutez d'abord ces réflexions d'un véritable gentilhomme français sur les couleurs nationales.
Ce passage et tous ceux que nous citerons sont d'autant plus frappans , qu'ils ont été écrits avant l'événement qui les a si cruellement justifiés.
« La première, la plus grande difficulté de la maison de Bourbon , en rentrant en France , consistant, je l'ai dit , dans le double danger de s'abaisser en rentrant dans la révolution, de se perdre en restant en dehors , il n'y avait qu'une manière de se sauver de cette difficulté; d'abord de séparer la révolution de ce qu'elle a eu de misérable ; cela fait, de se jeter tout entier dans ce qu'elle a eu d'honorable, de glorieux , [188] d’éclatant ; d'y entrer tout-à-fait; d'en prendre, dès le premier moment, les nuances , les couleurs.
» A cet égard, dés paroles ne sont jamais suffisantes. Henri IV est encore sur ce point d'un grand exemple. Protestant, il n'eût jamais rien pu faire de favorable aux protestans sans aigrir les catholiques prépondérans et leur donner de la méfiance et des soupçons. Henri IV, catholique , put faire l'édit de Nantes; si Henri IV , protestant, l'eût tenté, il eût ramené là ligue. …
» Avec un peu d'habileté, mais sur-tout avec beaucoup de franchise, un roi de l'ancien régime pourrait donc absolument , s'il le voulait, gouverner la France révolutionnaire. Je crains qu'on ait une autre pensée. On voudrait convertir la France et la changer. Ce patti me paraît fort dangereux. Il me paraît de plus qu'en l'adoptant, on ne fait pas ce qu'il faut pour y parvenir. Tout me paraît arrangé en ce genre pour exciter non la corifiance , mais la crainte.
» Je ne puis dire si les membres du gouvernement provisoire qui ont délibéré longuement et sérieusement sur la convenance [189] de quitter le drapeau tricolore et de prendra la cocarde blanche , ont senti toute l'importance de cette mesure , s'ils en ont prévu tous les résultats ultérieurs. Dans tous les cas, au moins, il était à desirer que le roi, avec les lumières et la bonté qui le caractérisent, appréciât, dans ses conséquences à venir, cet acte, non de réflexion , mais tout de respect pour lui et de courtoisie.
» Lorsqu'à la suite des scènes du t4 juillet, on nous[1] apporta à Versailles le drapeau tricolore , nous pûmes frémir à la vue de ce travestissement de l'ancien drapeau des lys ; mais , avec le temps , lorsque ce drapeau est devenu l'emblème d'un grand changement dans l'Etat; lorsque , se mesurant avec l'ancien drapeau blanc , ainsi qu'avec tous les drapeaux de l'Europe , il est sorti triomphant de ces luttes; lorsque, porté dans les combats , il s'est empreint de toutes les couleurs de la gloire; lorsqu'il a flotté avec honneur sur toutes les mers, dans toutes les contrées de l'Europe; qu'il a été salué par le monde entier, et respecté par tous [190] les potentats; il faut dire plus, lorsqu'il est arrivé à signifier la révolution même , le bouleversemens qu'elle a causés et les avantages qui en sont sortis en faveur de la partie la plus nombreuse et la plus considérable des la nation ; un gouvernement nouveau , qui s'est annoncé pour entrer sur ce sol tout révolutionnaire , à l'effet seulement, de maintenir et de réparer, a dû traiter avec plus d'importance une mesure qu'un certain parti sera naturellement porté à regarder comme un triomphe. Il a dû prévoir que , par suite de cet acte , une partie de la nation effrayée croirait qu'elle a perdu le gage de ses avantages révolutionnaires, tandis que l'autre imaginerait en avoir un de sa restauration entière; il a dû prévoir qu'une partie de la France verrait dans le nouveau drapeau, un démenti donné à la charte constitutionnelle, et peut-être aussi une charte opposée de contre-révolution; il a dû prévoir enfin que par-là toute réparation deviendrait désormais difficile , en ce qu'elle inspirerait des craintes; le moindre retour à quelque chose de l'ancien régime , impraticable , en ce [191] qu'il paraîtrait le commencement d'un retour entier.
» Frappé de ces considérations , j'avoue, avec tout mon goût et tout mon respect pour le drapeau blanc, que si j'avais été interrogé sur la convenance de son rétablissement , j'aurais regardé comme une fortune pour le service de Sa Majesté , si, en approchant des personnes qui ont plus particulièrement sa confiance, j'avais pu leur persuader l'avantage du parti que je sais énoncer.
» C'eût été , après avoir accepté , à Londres , la cocarde blanche , qui avait été envoyée d'enthousiasme, de ne l'accepter que pour la rendre immédiatement après l’entrée à Paris; le roi serait venu alors à l’hôtel-de-ville; et là , en présence des généraux et des maréchaux, il aurait déposé son cordon bleu et sa croix de Saint-Louis , pour prendre tout simplement la cocarde tricolore et le grand cordon de la légion d'honneur; si ensuite nos plus jeunes princes , se contentant du rang de colonel, étaient venus se mettre avec ce simple grade dans les rangs de l'armée, rechercher de cette manière les [192] leçons et les conseils de nos vieux généraux, s'instruire des détails de leur gloire et de leurs faits d'armes , quelque tristesse eût pu saisir sans doute ça et là un reste d'espérance; mais je puis croire que la nation entière aurait eu pour ce procédé une grande reconnaissance.
» Lorsque Henri IV , aux portes de Paris , vient faire au peuple français, l'abandon de la religion dans laquelle il était né , est-ce parce qu'il a été terrassé tout-à-coup comme Saint-Paul par la foudre de la grâce ? Il est probable que c'est plutôt par un sentiment de raison et de bonté. La politique a pu dire ensuite : Le royaume de France vaut bien une messe. Louis XVIII, prenant les couleurs de la révolution et lui sacrifiant les siennes, eût fait dire de même: Le royaume de France vaut bien un ruban.
» La vérité , c'est qu'avec la cocarde blanche Louis XVIII ne peut presque rien faire aujourd'hui sans danger pour ses compagnons d'infortune et pour ses amis. Avec la cocarde tricolore, il eût fait tout ce qu'il aurait voulu.
[193]
» Dès ce moment, on a été obligé de lout faire à double ; on a mis aux prises la cocarde blanche et la charte , la croix de Saint-Louis et la croix d'honneur, la révolution et l'ancien régime , le roi et la patrie. En prenant la cocarde tricolore, le roi n'avait pas à craindre qu'un parti arborât contre lui la cocarde opposée. Aujourd'hui, Dieu nous préserve de nouveaux mouvemens , car il semble qu'on ait voulu laisser tout exprès un étendard à la révolte. »
Voilà bien les oracles du bon sens. M. de Montlosier doit bien gémir ainsi que nous de s'être si peu trompé. Mais quoi, ses leçons subsistent encore ; elles sont devenues plus importantes que jamais!
Parte maliquam , venti, divam referatis ad aures!
Vain espoir! n'a-t-on pas eu déjà l'adresse merveilleuse de déclarer à l'armée et au peuple mécontent, que des considérations impérieuses ont empêché la cour d'adopter les trois couleurs? Ceci nous rappelle un des plus mémorables exemples du délire le plus insensé et de l'orgueil le plus [194] tenace, lorsqu'au milieu de toutes les forces européennes, Bonaparte, sans doute aussi par des considérations supérieures , refusait la paix qui lui était proposée; tandis que notre malheureuse France s'écroulait de toutes part autour de lui.
Comme il nous est impossible maintenant d'envisager cet ouvrage autrement que dans ses rapports avec les misères de la patrie , nous prévenons le lecteur que nous lui donnons plutôt des extraits qu'une analyse de cette première partie, et que nous changeons l'ordre des matières selon le degré de leur importance actuelle. La question des couleurs nationales nous conduit naturellement à celle de la souveraineté nationale , représentée par notre cocarde tricolore. On peut nous objecter que Louis XVlII ne pouvait accepter le signe sans admettre la chose signifiée ; que par conséquent il eût fallu sacrifier dix-neuf ans d'un règne mémorable sans doute , plus le royaume de Navarre , et la grâce de Dieu , qui aurait perdu toute son efficacité en se trouvant accolée avec la Constitution de l'Etat. Il eût fallu accepter [195] une constitution, la meilleure , il est vrai , de toutes celles qui ont été jusqu'ici , mais l'accepter , au lieu de l'octrover ! et l'accepter des mains d'un Lanjuinais, d'un Flauvgergues , d'un Lafayette ... ! on n'y saurait songer : ce sont des jacobins ! Il est bien vrai que NOUS VOULONS TOUT CE QUI SAUVERA LA FRANCE , excepté cependant … tout ce qui pourrait la sauver. Dans un temps de factions , ne nous parlez pas de ce qui pourrait appaiser les factions; dans ces temps où la division de l'armée et du gouvernement peut anéantir la France , ne nous parlez pas de ce lambeau à trois couleurs qui pourrait rappeler à nous nos soldats et nos frères. Du reste , demandez-nous tous les sacrifices; nous ferons, le plus mesquinement possible, des améliorations à notre charte … ; les candidats des colléges d'arrondissement , les présidens des collèges électoraux nommés par nous, et la loi des mille francs d'impositions directes, nous rassurent contre nos propres largesses. … Colonel, demandez-moi tout ce que vous voudrez ; mais , pour la vie , cala n'est pas possible.
[196]
Français de tous les partis, de toutes les opinions , de toutes les classes , je vous le demande: avons-nous d'autres souverains que le salut de la patrie ? Ce qui peut faire le salut de la nation, est tout ce qui constitue la souveraineté de la nation, et rien autre chose ne doit être entendu sous ce mot fatal qui nous a été si funeste par l'importance que l'on a mise tour-à-tour à le célébrer et à le proscrire. Non, le peuple n'a point de volonté , et il n'en a jamais eu. Dans les révolutions , il n'a que des passions et des fureurs; dans l'état ordinaire , il n'a que les volontés de son gouvernement, bon ou mauvais. Non , pareillement, un monarque n'est pas le souverain absolu d'une nation ; un monarque ne dispose pas des droits politiques de ses sujets , non plus que de leurs droits civils: les bestiaux n'ont de fourrage qu'autant que le berger leur en octroie : les peuples n'auront-ils de liberté qu'à la même condition? Quelle est donc la véritable origine des gouvernemens? C'est le hasard , la force des choses; c'est Dieu qui fait naître les gouvernemens d'une manière plus ou moins bizarre, [197] plus ou moins irrégulière , et envoie les despotes sur la terre de même que les brigands et les voleurs de grand chemin. Où donc est la loi suprême ? Dans le salut de la patrie; quel est le juge? La raison, la conscience des bons citoyens et des bons rois. Tenons promptement aux applications.
Un bon prince , comme celui de tel état de l'Europe que vous voudrez , régnant d'une manière égale et pacifique , par suite d'héritage , sur des sujets qui l'aiment tous de même, à l'aide des anciennes mœurs , des coutumes respectables et constamment respectées de son royaume , soutenu et entouré d'une vieille noblesse puissante et considérée dans tout le pays, peut bien , au milieu du calme non interrompu de la monarchie, donner, accorder , octroyer , comme il lui plaira, une charte ou une ordonnance de réformation , qui introduit la représentation nationale dans le système du gouvernement ; il n'a que faire de songer à la souveraineté de la nation , ou plutôt il obéit à la volonté du peuple, en ce qu'il consulte sa conscience et sa raison sur 1e [198] plus grand bien public, qui est la loi suprême, et le souverain des rois. Toutefois, il s'abstient de tous ces mots équivoques et dangereux, qui, s'ils ne signifient pas ce que nous venons de dire , ne signifient que des. horreurs ou des sottises, comme les souverains de 95 , ou les registres de Napoléon. Tous les sujets de ce bon prince bénissent les intentions paternelles et la générosité de leur monarque , sans qu'aucun d'eux s'avise de vouloir se couvrir de ridicule en invoquant la souveraineté nationale.
Mais , au contraire, un prince qui, deux fois exilé de son pays, y rentre deux fois à l'aide des armées étrangères et d'un parti fanatique, haineux et intéressé comme tous les partis , depuis qu'il en existe au monde; un prince qui, ramené au sein de sa patrie abîmée, n'a plus d'autre moyen d'en sauver les derniers restes qu'en y rétablissant l'union par de légers sacrifices qu'exigent l'honneur et l'opinion, le fanatisme , si l'on veut, du parti contraire; quand une armée brave et malheureuse ne veut céder qu'avec les honneurs militaires; quand , après une révolution [199] honteuse , un peuple fier et délicat , se retranchant sur ce qu'elle peut avoir d'honorable et de spécieux , du moins dans les expressions , rattache tout son amour propre à soutenir de vains mots , de vaines formules , afin de n'avoir pas tant à rougir , et de se reposer avec les honneurs de cette même révolution , que fera ce prince , inconnu à l'armée, à la noblesse, à la génération nouvelle , opposant des souvenirs déplaisans à la génération précédente, calomnié sur-tout par les prétentions et les animosités de ses propres partisans? Il consultera, avant tout, sa raison et sa conscience sur le salut de la patrie ; et il reconnaîtra , en souriant de pitié , que tous ces pauvres gens ne veulent pas qu'il dise , j'octroie , mais bien, j’accepte, et que les autres se feront tous égorger héroïquement plutôt que de recevoir de lui un ruban blanc. Après s'être bien assuré qu'il ne s'agit que des mots et non des choses, il acceptera, le plus solennellement possible, une cocarde et une constitution. aussi sage , aussi monarchique qu'il l'aurait pu faire lui-même. Hé! messieurs, le peuple [200] souverain ne vaut pas la peine qu'on en fasse tant de bruit ; le peuple souverain signera , pourvu qu'il sache écrire , sur des registres qui seront ouverts dans toutes les municipalités , et le dépouillement de ces registres se fera dans la chambre des représentais, le plus sérieusement qu'il se pourra. Tout cela est fort ridicule, mais la patrie est sauvée ; la dix-neuvième année de notre règne ne l'est guère moins, et la pairie est perdue; .Revenons à M. de Montlosier ; nous l'avons moins perdu de vue que l'on pourrait le croire.
« Nous devons rendre grâce à Louis XVIII d'avoir voulu attacher la royauté actuelle à la royauté ancienne , et compter , dès le premier moment de son retour, les années passées de son règne. Je dis cela, non en simple serviteur du roi, mais comme citoyen. Je le dis dans les intérêts de tous les partisans d'une monarchie héréditaire. Je n'examine à ce sujet aucune doctrine. Je laisse de côté celle de la souveraineté du peuple que je ne partage point; mais même en parlant dans le sens de cette doctrine, s'il était vrai que [201] comme peuple, ou peuple Français, nous eussions eu le droit de détrôner Louis XVI et de mettre Louis XVIII sur le trône, la chose une fois faite, il faudrait se hâter, selon moi, de désavouer ce droit ou de le mettre dans l'ombre.
» En effet, une seule fois constaté qu'il y a eu, pour le droit du peuple, un roi dépossédé et un autre roi élevé , vous aurez beau proclamer ensuite une monarchie héréditaire , vous ne pourrez plus l'avoir avec sécurité. Je viens de relire, avec beaucoup d'attention , les débats sur le procès de Louis XVI; il m'est démontré qu'il a été mis à mort par le décret même qui a proclamé , comme une concession, sa personne sacrée et inviolable. Vous vous prétendez aujourd'hui peuple souverain. Eh bien! peuple souverain d'aujourd'hui, vous aurez beau faire ? vous ne pourrez jamais dépouiller le peuple de demain, celui d'après demain et des années subséquentes, de la souveraineté que vous venez de vous arroger. Proclamée par un grand exemple , cette souveraineté se poursuivra sans cesse et se détruira sans cesse. »
[202]
Nous avons la présomption de croire que nous pouvons sans peine anéantir tout ce raisonnement.
Légitime ou illégitime, que faut-il pour qu'un gouvernement se soutienne? Il faut qu'il ait en main une force suffisante pour se conserver ; il faut qu'il soit assez vigoureusement constitué pour n'avoir point d'attaque à redouter. Qu'importe l'origine d'un pouvoir, pourvu que ce pouvoir existe et qu'il se suffise à lui-même ? S'il est trop faible , il faudra bien qu'il tombe tôt ou tard ; et ce n'est pas en vertu de la souveraineté nationale qu'il tombera, mais en vertu de sa propre faiblesse. Si, dans son origine , son pouvoir n'a pas reconnu la souveraineté du peuple, les séditieux se prévaudront de ce qu'il ne l’a pas reconnue , et ce sera un prétexte , entre mille autres, dont ils pourraient fort bien se passer. Si, au contraire, il l'a reconnue, les séditieux ne manqueront pas de dire qu'elle a été frauduleusement reconnue , irrégulièrement consultée , surprise , circonvenue et trahie , etc., etc.; mais il est bien évident que la souveraineté du peuple est, [203] par elle-même, aussi incapable de renverser les trônes que de les élever. Si Louis XVI ai péri, c'est qu'il n'avait aucune garantie réelle du pouvoir, trop faible encore , que ses maîtres lui laissaient sur le papier. La nation souveraine n'est et ne peut être qu'une abstraction qui ne peut faire de mal à personne. Ce n'est pas elle , quoi qu'en ait dit Napoléon , qui l'avait élevé à l'empire , et qui naguère avait proscrit les Bourbons. Quoi qu'en dise M. de Montlosier , Napoléon ne craignait pas plus le peuple souverain de demain que celui d'hier. Depuis plus de cent ans que cet innocent souverain est reconnu en Angleterre par la maison de Brunswick , il ne lui a pas causé un seul moment d'inquiétude; et la raison n'en est pas bien difficile à concevoir. Il n'en eût probablement pas été de même si cette famille, obstinée à ne faire valoir que ses droits héréditaires, eût refusé d'accepter la grande charte et le bill des droits. En un mot, la souveraineté nationale n'est rien sans les clubs , sans les séditions, sans les armées. Fermez les clubs, assurez-vous des séditieux, [204] attachez-vous l'armée , et sachez caresser cette chimère de peuple souverain , quand cette chimère peut sauver la patrie sans rien retrancher à votre véritable pouvoir.
Concluons que nous ne saurions reconnaître la sagesse ordinaire de M. de Montlosier, dans cette déclamation , qui , d'ailleurs, est en contradiction avec le passage que nous avons cité antérieurement, et avec un grand nombre d'autres que nous allons citer, et qui sont bien moins dans l'esprit de caste et de doctrine que dans l'esprit du bien public.
Passons au jugement de M. de Montlosier sur l'armée française. Telle est la sottise des partis, qu'ils sont toujours disposés à voir dans le parti contraire des légions de monstres et de démons. Il est bien peu de gens assez raisonnables pour ne s'étonner de rien de la part d'une multitude, pour remonter aux causes naturelles qui la font agir, et pour réserver leur haine et leur indignation au très-petit nombre d'hommes coupables qui travaillent à la séduire, ou qui négligent tous les moyens légitimes de la satisfaire , [205] ou qui enfin l'irritent et la soulèvent par des injustices et des affronts journaliers.
« Je ne sais, dit M. de Montlosier, si quelqu'un a pris la peine d'observer convenablement les dispositions de l'armée française. Sous Bonaparte, cette armée n'est pas seulement fatiguée , tourmentée ; elle est en apparence négligée de mille manières. Point de magasins , dit-on , point de vivres , point d'ambulance régulière , point d'hôpitaux. Cette année ne laisse pas de lui appartenir et de lui être dévouée.
» Ce n'est pas assez : après l'avoir abandonnée une fois dans les plaines d'Egypte, il revient à l'abandonner encore dans les déserts de la Russie ; ce qui échappe de cette armée lui appartient toujours.
» A Leipsick , elle succombe; les restes mutilés s'attachent tout de même à sa destinée. Enfin , la population du monde entier se jette sur ces débris, qui sont de nouveau mis en pièces; ces pièces lui sont encore dévouées. On se croit encore au temps des prodiges: ces prodiges sont-ils l'effet des circonstances ou de quelques procédés [206] particuliers , ou est-ce simplement l'ascendant singulier d'une ancienne grande fortune et d'une ancienne gloire ? Ce qu'il y a de sûr , c'est que, dès le premier moment de la renonciation , l'armée française a été généralement un objet d'attention. On s'est étonné que, peu ardente pour les nouvelles choses , cette armée ait marqué des regrets pour un autre gouvernement et un autre temps.
» Ah ! on ne comprend pas ce que c'est qu'une armée. Ceux-ci se tourmentent pour connaître sa pensée; ceux-là n'y voient que des canons et des baïonnettes; pour les uns, les soldats sont des citoyens ; pour les autres, ce sont des automates; ceux-ci ne rêvent qu'à leur obéissance passive, qu'ils prennent sans cesse pour une impulsion mécanique et matérielle; la moindre reflexion dans un soldat leur paraît un désordre, la moindre observation une révolte : ceux-là voudraient porter dans l'armée des raisonnemens politiques et des idées libérales.
» Tout cela , selon moi , est pris sous un faux point de vue. Examinons franchement [207] ce que c'est qu'un soldat et qu'une armée.
» Quand un citoyen se trouve placé à côté d'un homme mis comme lui, il doit être naturellement disposé à reconnaître dans cet homme l'égalité ou la supériorité des lumières. Il n'en sera pas de même quand il se trouvera auprès d'un soldat en uniforme. Celui qui doit se battre pour nous , a pour premier devoir de penser comme nous. Qu'il ne se plaigne pas d'un partage où nous lui laissons la première des supériorités, celle du courage ; car la France est ainsi faite : les sentimens y sont par-tout au-dessus des idées. Les forces de l'esprit ont beau avoir de l'importance , il faut qu'elles s'abaissent auprès des forces du cœur.
» L'armée française a, plus qu'aucune autre armée au monde , marqué ces dispositions. Jamais elle n'a su ce que c'était qu'un principe , qu'un système de gouvernement. Jamais elle n'a été vouée à une faction ou à un parti. Toute en action, peu en pensée, peuple particulier dans le peuple , elle en suit toujours les couleurs et les nuances. Aristocrate sous le maréchal de Broglie; [208] constiiutionnclle sous M. de la Fayette ; girondine sous Dumourier; jacobine sous Robespierre; elle a toujours été ce qu'a été l'Etat; elle le sera toujours.
» Faute de connaître ce caractère , j'entends tous les jours s'informer de l'opinion de l'armée. L'armée a des sentimens; elle a des impressions; elle n'a pas d'opinion. La nation , l'Etat , le gouvernement, voilà ce qui est chargé de penser pour elle. La pensée publique se maintient-elle sur un point , la sienne se maintiendra de même; change-t-elle , elle changera aussitôt.
» Au premier moment du retour de la maison de Bourbon , lorsque je traversai à Orléans, les rangs de cette armée , il me sembla voir des lions hérissés; je n'eus pas de peine à entendre très-distinctement, et à plusieurs reprises, prononcer le nom du souverain de l'île d'Elbe. Mauvaise armée , me disait-on. Excellente ; ces lions sont devenus des agneaux. On leur demande leurs drapeaux , ils se laissent arracher leurs drapeaux; on leur demande leurs cocardes , ils les donnent. Ce n'est pas tout : on leur [209] envoie , de toutes parts, des hommes nouveaux , et pour eux , en quelque sorte, d’une autre espèce ; ils reçoivent ces hommes nouveaux, ils leur portent obéissance et respect. Si ce ne sont pas là de bons soldats et de bonnes gens , je ne m'y connais pas[2]. »
» Cependant, sur ce point même, il faut [210] se garder de passer «ne certaine mesure; Absence de raisonnement et vivacité d'impression , ce double caractère que je viens d'indiquer , manifeste l'espèce de service qu'elle peut faire , et l'espèce de ménagement qu'elle nécessite. Lorsque Brennus mène ses Gaulois dans la Grèce, il ne s'occupe pas à leur faire de longues harangues , il leur montre le rocher des Delphes. Voilà, leur dit-il, où sont les richesses du monde. Il ne faut pas oublier que, pendant plus de vingt ans, l'Europe a été montrée de même aux soldats français. J'espère , comme tout le monde , que cette voie d'ambition est fermée pour toujours. Mais si, en même temps, dans l'intérieur de l'armée, dans sa composition, dans son régime , dans ses modes [211] habituels de récompense et d'avancement, on croyait devoir fermer absolument toutes les voies , si on voulait revenir sans précaution, trop vite ou trop tôt, à d'anciens modes décrédité ou à un régime détesté, on établirait dans l'armée un germe de tristesse , d'ennui et de découragement qui pourrait s'y développer d'une terrible manière, surtout s'il était échauffé par un levain semblable dans les autres parties de l'Etat.
» Dans tous les cas, il faut bien comprendre l'espèce de service intérieur qu'on peut espérer de cette armée. Je suis convaincu qu'avec les lumières et la sagesse de notre monarque, nous ne sommes plus destinés à avoir de troubles intérieurs. Mais si (à ce que Dieu ne plaise) il survenait parmi nous des divisions, il faut déterminer d'avance de quel service l'armée pourra être dans ces divisions.
» Au premier abord , si on sait manier comme il faut cette troupe de jeunes officiers, amoureux de dangers, d'avancement et d'aventures , je ne doute pas que tout cela n'aille à l'aveugle et à corps perdu pu on [212] les conduira. Toutefois , prenez garde de n'avoir à combattre ainsi que des intérêts partiels et momentanés; car si tout n'est pas comprimé au moment; s'il faut entrer en campagne dans sa propre patrie; s'il faut contester, hésiter , temporiser, qui que vous soyez, sachez que cette armée ne demeurera pas dans vos mains. Elle cherchera aussitôt l'Etat, la nation , la patrie; dès qu'elle croira l'avoir trouvée , elle vous abandonnera. Il arrivera ainsi, à votre grand étonnement, qu'une armée qui, au premier abord, s'était jetée franchement contre le gros de la nation , huit jours après se rangera avec elle et pour elle. Cette défection , qui aura lieu dans tous les cas , se prononcera avec tant de rapidité, si, par la manière dont on aura traité un certain nombre de prétentions , de vanités et d'espérances , il s'est établi des germes de mécontentement correspondans, par leur affinité, avec ceux qui se trouvent déjà dans l'Etat. »
Voilà encore des prophéties que l'on serait tenté de regarder comme faites après l'événement, si M. de Montlosier, dans sa [213] préface, ne déclarait qu'il s'est abstenu de faire aucun changement à son livre après la révolution du mois de mars.
Je voudrais pouvoir transcrire ici toutes les réflexions solides et d'une utilité pratique que fait M. de Montlosier sur l'esprit public des diverses classes en France, et, en particulier, de la noblesse ancienne; sur l'esprit et la conduite du clergé, et les dispositions de la nation à son égard; sur le caractère du meurtre de Louis XVI, et la manière dont il convenait d'en rappeler le souvenir au 21 janvier; mais je ne puis que recommander à l'attention des lecteurs cette première partie de l'ouvrage où les vues les plus saines et les plus simples sont exposées avec cette vigueur et cette originalité qui caractérisent le talent de l'auteur. L'objet de la seconde partie est trop peu lié à celui de la première pour que l'analyse de l'une et de l'autre puisse être fondue dans un même article. Nous nous contenterons d'observer ici que M. de Montlosier s'attache particulièrement à reconnaître dans les mœurs , dans l'organisation de la maison , de la famille et de l'administration [214] inférieure, les véritables bases de l'édifice social ; et qu'il se distingue entre la plupart des politiques français, en ce qu'il veut nous, faire enfin comprendre combien se trompent ceux qui font consister tout l'Etat dans des constitutions, et se reposent sur tout le reste quand ils ont réglé les rapports de deux ou trois grandes puissances placées au faîte de l'Etat.
Le style de ce dernier volume mérite les mêmes éloges et les mêmes reproches que celui des précédens. On y trouve de la rapidité , du nerf, de l'imagination. On y regrette un peu plus d'étude[3] et de soin: des incorrections et des négligences s'y présentent en grand nombre. Il est bien fâcheux que nos plus forts écrivains négligent chaque jour davantage de parler purement leur langue.
G. F.
[1] M. de Montlosier était député aux états-généraux.
[2] Les derniers événemens n'affaiblissent point la vérité de ce jugement de M. de Montlosier. Napoléon seul , après une absence de moins d'une année, pouvait séparer de l'Etat ses anciens compagnons d'armes. Quoi que l'on ait pu faire pour vexer cette brave armée dans son honneur et dans ses intérêts , nous sommes persuadés que lui seul pouvait la réduire. Et si l'on n'eût point compromis cet honneur et cet intérêt, qui sont aussi en partie ceux de la nation , Napoléon n'aurait.jamais.eu l'audace de débarquer en France. Après nous être élevés , comme nous l'avons fait sous Napoléon , contre la force militaire, nous ne serons point suspects en déclarant que nous ne croyons pas à la possibilité d'un gouvernement militaire chez tes nations modernes qui sont civilisées. Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'état des choses qui favorisent un tel gouvernement chez les Turcs et dans t'ancien empire Romain , pour s'assurer qu'il est de tout point in compatible avec nos institutions, nos mœurs , nos lumières et nos besoins de toute espèce.
Mais aujourd'hui sur-tout nous nous garderons bien de répandre un pareil soupçon sur une armée en deuil de la moitié de ses braves , et qui vient enfin de sauver la France , en dépit de tout le monde , par sa contenance noble et ferme, par des sacrifices sublimes qu'on n'aurait pas dû lui imposer.
[3] Et non pas d'étendue , comme it a plu à l'imprimeur de me le faire dire dans le tome précédent.
Charles Comte et Charles Dunoyer’s “Avant-propos”, Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817), pp. i-viii.
[i]
En 1814, un ouvrage intitulé: Le Censeur, Ou examen des actes et des ouvrages qui tendent à détruire ou à consolider la constitution de l'état, fut entrepris. Il fut publié d'abord en cahiers de trois ou quatre feuilles d'impression; mais bientôt la liberté de la presse ayant été concentrée dans les mains des ministres, excepté pour les ouvrages au-dessus de vingt feuilles, les auteurs du Censeur crurent devoir se soustraire à l'arbitraire des àgens du pouvoir, en ne publiant que des volumes de plus de vingt feuilles.
Le cinquième volume n'avait pas encore paru, lorsque Bonaparte, profitant du mécontentement des troupes, vint pour la seconde fois s'emparer de l'autorité à main armée. Comme il avait vu qu'il ne pouvait réussir dans son entreprise qu'en professant les principes pour la défense desquels les Français avaient soutenu les guerres les plus sanglantes, les auteurs du Censeur démontrèrent que sa conduite était condamnée par ses principes, et que les acclamations d'une troupe armée n'avaient pu lui conférer aucune autorité légale. Leur ouvrage fut saisi par les agens de la police; mais on fut bientôt obligé de le rendre, parce qu'on ne se trouva point dans une position à pouvoir braver impunément l'opinion publique.
Bonaparte battu par les armées de la coalition, fut [ii] forcé d'abdiquer par la chambre des représentans. Son ministre de la police, nommé chef du gouvernement provisoire, reprit le porte-feuille aussitôt que Louis XVIII eut été replacé sur le trône. Ce ministre avait contre les auteurs du Censeur de puissans motifs de vengeance: il les avait trouvé au-dessus de ses offres et de ses menaces; et de tous les crimes, c'est celui que les hommes en place pardonnent le moins. Une occasion s'offrit bientôt à lui de se venger sans péril: ce fut de les porter sur une liste de proscription. S'ils en croient les rapports qui leur ont été faits, l'occasion fut saisie; mais une personne qui n'a pas voulu se faire connaître, et qui avait plus de crédit que le noble duc, obtint la radiation de leurs noms. Si ce fait, qu'ils ne garantissent point, est exact, ils prient cette personne de recevoir ici le témoignage de leur reconnaissance. Une autre occasion se présenta peu de temps après: le septième volume du Censeur, imprimé en grande partie pendant les cent jours, allait paraître; le même ministre le fit saisir; et plus heureux cette fois qu'il ne l'avait été sous Bonaparte, il ne fut point obligé de le rendre.[1]
La chambre des députés de 1815 fut convoquée; et la majorité de ses membres montrèrent tant de violence, que toute discussion raisonnable devint impossible. Ne pouvant se mettre du côté d'un parti qui, dans ses résolutions, semblait ne prendre pour guides que ses fureurs, et ne voulant pas soutenir un ministère qui se montrait beaucoup trop faible quand il défendait la justice, et beaucoup [iii] trop fort quand il attaquait les principes constitutionnels, les hommes qui ne tenaient à aucune faction, et qui n'aspiraient à aucune faveur, n'eurent rien de mieux à faire qu'à se condamner au silence. Ce fut le parti que prirent les auteurs du Censeur.
Les passions ne sont point encore calmées; mais elles sont du moins assez contenues pour qu'on puisse paisiblement discuter des questions d'intérêt public. Les auteurs du Censeur reprennent donc leurs travaux. Toutefois en usant du droit que leur garantissent les lois de publier leur opinions, ils sentent la nécessité de donner à leurs écrite une direction nouvelle.
La marche violente que les gouvernemens ont quelquefois suivie, a pu faire croire que les dangers auxquels les libertés des peuples se trouvent exposées, venaient tous du côté des gouvernemens: cette opinion a dû diriger toutes les attentions et toutes les attaques vers les hommes en possession de l'autorité. Il est résulté de là qu'on n'a jamais vu que la partie la plus faible des dangers, et que tous les efforts qu'on a faits pour conquérir la liberté, ont presque toujours tourné au profit du despotisme. Pour qu'un peuple soit libre, il ne suffit pas qu'il ait une constitution et des lois; il faut qu'il se trouve dans son sein des hommes qui les entendent, d'autres qui veuillent les exécuter, et d'autres qui sachent les faire respecter.
Le ministre qui a proposé une mauvaise loi, n'est pas plus blâmable que les hommes qui l'ont sollicitée, que le conseil qui l'a préparée, que les chambres qui l'ont adoptée, et que le peuple qui n'a pas vu qu'elle était mauvaise. [iv] Se plaindre dans ce cas du ministre seul, c'est une peine inutile, et quelquefois même dangereuse pour le public; puisqu'on lui inspire le désir d'un changement, sans lui faire voir comment il sera mieux. Une sentinelle qui fixerait constamment ses regards sur un seul point serait bientôt surprise; il en serait de même d'un peuple qui veillerait de la même manière à la défense de sa liberté. Ces considérations, et quelques autres qu'il est inutile de développer ici, ont engagé les auteurs du Censeur à modifier le titre qu'ils avaient pris d'abord. Les raisons suivantes les ont portés à adopter le titre qu'on lit en tête de ce volume.
Les gouvernemens comme les peuples exercent les uns sur les autres une très-grande influence: cette influence est telle aujourd'hui, qu'il est impossible qu'un peuple demeure esclave à côté d'un peuple qui sait être libre, ou qu'il maintienne sa liberté, s'il est environné de peuples soumis à des gouvernemens despotiques. Chacun se trouve donc intéressé à connaître ce qui se passe dans les états voisins, à y suivre la marche dé l'opinion, et à prévoir les événemens qui pourraient y arriver. D'ailleurs le meilleur moyen de connaître ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans les idées qu'on a adoptées, est de les comparer aux opinions des autres, et de voir comment elles sont jugées loin de nous; et c'est peut être ce qui fait qu'il y a presque toujours plus d'instruction à gagner dans la conversation d'un étranger, que dans la conversation d'un compatriote. Or, un des principaux objets de cet ouvrage, est de recueillir les pensées utiles qui se publient en Europe sur les sciences morales et politiques.
[v]
Si dans le temps où les grands états de l'Europe étaient divisés en une multitude de petits états ennemis, un écrivain avait dit qu'il était, de l'intérêt de tous de rester unis; qu'en se faisant la guerre ils se ruinaient mutuellement, et qu'ils seraient tous plus riches et plus puissans s'ils mettaient un terme à leurs discordes, il aurait probablement soulevé contre lui une multitude de passions et d'intérêts. Les chefs et les soldats auraient parlé de la gloire de leurs armes, de la noblesse du courage militaire, de la nécessité de l'entretenir par des guerres fréquentes, et sur-tout des dangers du repos et de l'oisiveté; les financiers auraient parlé de l'avantage des douanes, de l'exportation du numéraire, de la balance du commerce; les fabricans, de la nécessité des prohibitions, des primes d'encouragement, des compagnies privilégiées; enfin, tous auraient prétendu que l'intérêt de ces petits états était de rester divisés, de se tromper et de se battre.
Le temps a fait ce que la raison n'aurait pu opérer; il a détruit les passions et les préjuges qui rendaient les petits peuples ennemis les uns des autres; et celui qui proposerait aujourd'hui sérieusement d'environner chacun des départemens de la France, par exemple, d'une ligne de douanes, d'empêcher entre eux les libres communications pour assurer à chacun la balance du commerce, de mettre dans tous une partie de la population sous les armes, et de les faire battre mutuellement pour les enrichir et entretenir chez eux le courage militaire, serait sans doute envoyé dans une maison de fous. Ce qui serait une folie pour les diverses parties d'un royaume, est-il bien sensé pour les diverses parties d'un continent? [vi] L’état actuel de l'Europe présente-t-il autre chose que l'anarchie féodale établie sur de grandes bases?
Il est aisé de s'apercevoir que la plupart des peuples d'Europe tendent à avoir des institutions sociales analogues. Les théories de gouvernement qu'on développe dans un pays peuvent donc être utiles à tous; il ne s'agit que de leur enlever ce qu'elles ont de trop particulier et de les revêtir de formules assez générales, pour que chacun, puisse en faire l'application aux cas dans lesquels il se trouve placé. Déjà les auteurs du Censeur avaient adopté cette marche, en consacrant une partie de chaque volume à des matières générales; mais cette partie se trouvait hors de l'explication du titre de l'ouvrage, et en nécessitait le changement.
En prenant le titre de Censeur Européen, ils n'ont pas formé la folle entreprise de critiquer tout ce qui se fait en Europe de condamnable; ils ont voulu seulement écrire dans un sens qui convint également à tous les peuples d'Europe, et démontrer, autant qu'il est en leur pouvoir, qu'ils ont tous le même intérêt, et que le mal qu'on fait à l'un est toujours ressenti par les autres. L'ouvrage remplira-t-il l'objet du titre? Le public en sera juge. En se restreignant dans les actes et les ouvrages qui avaient quelque rapport à la constitution de France, ils s'étaient ôté en quelque sorte la faculté de rendre compte des ouvrages qui paraissaient dans les autres pays; le nouveau titre qu'ils ont adopté leur donnant plus de latitude, ou plutôt leur imposant l'obligation de faire connaître ce qui parait de plus important en Europe, [vii] les dispensera de faire l'analyse de cette multitude d'écrits que produit l'esprit de parti, et qui sont condamnés à périr dès leur naissance.
Ils croient devoir prévenir ici leurs lecteurs qu'en parlant des peuples, des gouvernemens, des armées, des corps constitues, ils ne s'occuperont jamais que des masses, et laisseront au public le soin de faire les exceptions. Ils n'ignorent point que dans les corps même les plus corrompus, il s'est trouvé des hommes d'un grand courage et d'une probité sévère; mais s'ils avaient pris sur eux de faire les exceptions, ils auraient pu, contre leur intention, ne pas en faire assez, et blesser des hommes dignes d'estime: ils ont donc mieux aimé laisser à chacun le soin de prendre la place qui lui serait indiquée par sa conscience.
Toute personne qui publia un écrit est légalement responsable de ce qu'il renferme. Mais il est une responsabilité morale qui, quelquefois, frappe l'auteur sans atteindre l'éditeur. Cette considération engage les auteurs du Censeur Européen à donner au public des signes auxquels il puisse reconnaître ce qui appartient à chacun d'eux. Lorsque le Censeur fut commencé, il ne parut que sous un seul nom; alors il était clair que les articles sans signature appartenaient à celui par qui l'ouvrage était publié, et que les articles signés appartenaient à ses collaborateurs. Lorsque le Censeur fut publié sous deux noms, celui des auteurs qui n'avait pas fait connaître le sien en entier, continua de signer par sa lettre initiale; l'autre laissa toujours les siens sans [viii] signature.[2] A l'avenir ils suivront la même marche que par le passé.
Le Censeur Européen ne doit pas être considéré comme un ouvrage périodique; les volumes ne paraîtront point à des époques fixes, et le nombre n'en sera point indéterminé. Les matières qui y seront traitées ayant des bornes, les auteurs croient pouvoir les renfermer dans vingt volumes, qui seront terminés par une table générale des matières. L'ouvrage entier aura paru dans deux ans: les volumes paraîtront à des époques plus ou moins rapprochées, selon l'abondance ou la rareté des matériaux.
La sûreté individuelle étant détruite, les cours prévôtales étant juges des écrits, dans certaines circonstances, et une partie de la France étant occupée par des armées étrangères, les Auteurs du Censeur Européen auront-ils assez d'indépendance pour dire la vérité? Ils en auront assez, du moins ils osent s'en flatter, pour dire tout ce qu'ils jugeront utile, et pour n'être retenus que par l'intérêt de la vérité elle-même. Du reste, chacun doit voir que ce n'est plus d'un projet de loi ou d'une ordonnance que dépend le sort de l'État; le mal vient de plus loin, et il est bien plus difficile d'y porter remède.
[1] Un autre ministre a depuis revendique l'honneur de cette saisie; c'est une gloire qu'on n'entend point lui contester.
[2] Il existe cependant, dans les volumes qui ont été publies, cinq on six articles qui ne lui appartiennent pas, et qui, par oubli, n'ont point été signés. Trois ou quatre du quatrième volume appartiennent à son collaborateur.
[CC?], "Considerations sur l’état moral de la nation française, et sur les causes de l’instabilité de ses institutions" Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817), pp. 1-92.
[1]
Considérations sur l’état moral de la nation française, et sur les causes de l’instabilité de ses institutions.
Il est convenu, parmi les publicistes, qu'on doit attribuer l'asservissement et les malheurs des peuples aux vices et à la mauvaise organisation de leurs gouvernemens. Les hommes , [2] disent-ils, sont ce que les fout leurs institutions; et puisque les institutions sont l'ouvrage de ceux qui gouvernent, c'est à eux seuls qu'il faut imputer le mal qui en est la suite.
Cette manière de raisonner plaît beaucoup au commun des hommes; elle flatte les passions populaires; elle sert l'ambition qui aspire à tout et console là médiocrité qui ne peut parvenir à rien. Pour un peuple, surtout quand il est tombé dans la misère , il est agréable, en effet , de s’entendre dire qu'il était digne d’un meilleur sort; que ses lumières et son courage l'appelaient à une; autre destinée, et qu'il serait arrivé au comble de la gloire , s'il avait été bien gouverna mais ces flatteries , bonnes pour donner de la popularité à celui qui en est l'auteur, sont d'une utilité fort bornée pour le peuple qui on est l'objet.
Que les institutions politiques aient une très-grande influence sur le bonheur ou sur le malheur des peuples , delà est incontestable; Il est également hors de doute que les gouvernemens peuvent faire , par leurs actes , beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Mais quand un peuple souffre , suffit-il , pour mettre un terme à ses maux, d'attaquer les actes de son Gouvernement , ou de réformer ses institutions ? Cela devrait suffire, si les institutions et l'administration [3] dont on se plaint, étaient la cause premiers des maux qu'on éprouve. Mais si elles n'étaient qu'une cause secondaire , si elles étaient l'effet inévitable d'une cause antérieure; c'est en vain qu'on les attaquerait et qu'on leur en substituerait de nouvelles. Tant que la cause première ne serait point détruite , l'effet serait le même; tous las gouvernemens seraient également mauvais.
En 1789, on se plaignait en France d'avoir des institutions vicieuses et d'être mal gouverné; on détruisit ces institutions, et on donna au Gouvernement une forme nouvelle: on établit une représentation nationale. La nouvelle constitution était à peine mise en vigueur, qu’on prétendit qu'elle était mauvaise, et que les choses n'allaient pas mieux qu'auparavant. En conséquence , le Gouvernement fut attaqué et renversé. La Convention qui lui succéda fit une seconde constitution qu'on trouva d'abord admirable , mais qui fut reconnue essentiellement vicieuse avant même que d'avoir été mise en. pratique. On en suspendit l'exécution ; le gouvernement révolutionnaire fut établi, et l'on se plaignit plus que jamais. Une quatrième constitution fut promulguée : le gouvernement révolutionnaire fut remplacé par le gouvernement [4] directorial; on continua de se plaindre ; des insurrections éclatèrent, et le gouvernement fut encore renversé. Une cinquième constitution créa le gouvernement consulaire : celle-ci , comme les autres , obtint une approbation presqu'universelle. Cependant elle ne fut pas plus stable que celles qui l'avaient précédée : elle disparut pour faire place à ce qu'on appela les constitutions de l'empire. Après ces dernières , vint la constitution du Sénat; puis la charte constitutionnelle; puis l'acte additionnel aux constitutions de l'empire; puis la constitution de la chambre des représentais; puis encore la charte constitutionnelle modifiée par une ordonnance; puis, enfin, une ordonnance qui révoquait celle qui avait reformé la charte.
En voyant cette longue série d'actes constitutionnels, renversés aussitôt qu'établis, une question se présente naturellement à l'esprit; c'est de savoir si ce sont les constitutions qui ont manqué aux Français , ou si ce ne sont pas au contraire les Français qui ont manqué aux constitutions. En d'autres termes , les malheurs de la France ont-ils été produits par les vices et la mauvaise organisation de ses divers gouvernemens , ou les vices et la mauvaise organisation de ces gouvernemens ont-ils eux-mêmes été le [5] résultat de l'ignorance et des vices de la nation française?
L'examen de cette question, pénible pour tout Français , l'est encore plus pour celui qui tient à son pays. On voudrait se dissimuler les défauts de sa patrie , comme ceux d'une personne qui nous est chère. Si l'on est fier de ses vertus, on est humilié de ses faiblesses; et quand elle est prête à succomber sous les maux qui l'accablent, on ose encore à peine lui en indiquer la source , dans la crainte de l'affliger et de lui faire mieux sentir son humiliation. Cependant, lorsqu'elle est arrivée au comble de la misère, les écrivains, jaloux de lui être utiles, doivent avoir le courage de lui dire la vérité, même au risque de lui déplaire. Car ce n'est pas en se lamentant sur ses malheurs , ou en flattant sa vanité , qu'ils peuvent espérer de la servir.
Il est dans la nature de l'homme de chercher à détruire les choses qui attaquent son existence, et de défendre celles qui tendent à sa conservation ou à son bien être. Toutes les fois donc qu'on se trouve appelé à donner des lois à un peuple, il faut, si l'on veut qu'elles soient durables , distinguer avec soin les choses qui doivent le conserver, et celles qui peuvent le détruire. Lorsque cette distinction est faite , toute [6] la science du législateur consiste à laisser agir les unes , et à écarter l'action des autres. Dans l'ordre social, le principe ou l'action qui constitue la propriété, est le premier besoin des hommes; car ce n'est que par la propriété qu'ils peuvent se conserver.
Des institutions qui attenteraient continuellement à la propriété , ou qui arrêteraient l'action qui tend à la produire , ne pourraient donc se maintenir , puisqu'elles attaqueraient l'espèce humaine dans les choses nécessaires à son existence. Le premier objet des institutions sociales doit donc être le respect de la propriété et du principe qui la constitue. Mais qu'est-ce donc que la propriété? Les jurisconsultes prétendent qu'elle est un droit. Peut-être serait-il plus exact de dire qu'elle est un fait, ou même une chose; car les hommes ne peuvent pas se nourrir ou se vêtir avec des droits , tandis que nous voyons qu'ils se nourrissent ou se vêtissent avec des choses. La propriété , il faut le dire , n'a jamais été bien définie ; et c'est parce qu'on en a méconnu la source , ou parce qu'on n'a pas su la faire respecter, que toutes nos institutions ont manqué de base , et qu'elles se sont écroulées.
On entend, en général, parle mot PROPRI´ET´E, ce qui est propre; ce qui appartient; ce qui fait [7] partie de; ce qui est tellement lié à une chose; qu'on ne peut l'en séparer, sans que cette chose soit détruite. Ainsi les facultés de l'homme lui appartiennent, elles font une partie essentielle de son être, elles sont sa propriété; comme c'est la propriété de tel arbre de porter des fruits. Si les facultés de l'homme lui appartiennent , ou font partie de lui-même, le produit de ses facultés lui appartient également. On peut cependant le séparer de lui; mais la séparation ne peut être que partielle ou momentanée. Car, si elle était totale et perpétuelle , si les produits créés par l'homme ne venaient pas se rejoindre à lui pour faire partie de son existence , il s'éteindrait de la même manière que si on le séparait de ses facultés elles-mêmes.
En effet, les produits spontanés de la terre sont si bornés comparativement aux besoins des hommes, que, si l'espèce humaine cessait un instant de diriger vers les objets qui lui sont nécessaires , les forces productives de la nature, elle périrait presqu'entièrement. Pour se convaincre de cette vérité , il suffit de jeter les regards autour de soi ; d'anéantir , par la pensée , tout ce que doit l'existence à l'agriculture , aux arts , au commerce, aux sciences , en un .mot à l'industrie de l'homme, et de voir ensuite ce qui [8] resterait pour se nourrir, se vêtir ou se loger. Nous serions bien surpris, si, après cette épreuve, chacun ne reconnaissait pas l'impossibilité de se conserver sans industrie.
Les hommes n'existent donc que par leurs facultés et par le produit de leurs facultés: or c'est ce produit, quand nous le considérons comme propre à satisfaire leurs besoins, que nous nommons propriété.[1] Considérée sous ce point de vue , la propriété est donc un fait qui dérive , non, des lois ou dès institutions sociales , mais de l’organisation même de l'homme. Ce fait peut être plus ou moins troublé dans sa marche. Quand une personne a.obtenu un produit, il est possible de le lui ravir , comme il est possible de lui faire perdre la vue , .ou de lui enlever l'usage des mains; -Mais , dans l'un et l'autre cas, on peut lui donner la mort; puisque nous avons vu que les produits de ses facultés doivent toujours se joindre à lui pour faire partie de son être. Les sauvages connaissent peu la propriété, [9] parce qu'ils produisent peu ; les animaux ne la connaissent point du tout , parce qu'ils ne produisent rien.
Dans les temps les plus barbares, les hommes vivent des produits spontanés de la nature, ou de ce qu'ils ravissent à des voisins plus industrieux. Quelquefois aussi , ils égorgent leurs prisonniers et les dévorent. Lorsqu'ils ont fait quelques pas dans la civilisation , et qu'ils ont acquis quelques notions sur la culture de la terre , ils ne tuent plus leurs prisonniers : ils en font des esclaves , et se nourrissent du produit de leur travail. C'est le second état de barbarie; c'est celui dans lequel se sont trouvé presque tous les peuples que nous appelons anciens. C'est aussi celui dans lequel se sont trouvé les Francs après la conquête des Gaules. Dans un tel état, c'est la partie la plus barbare , ou la moins civilisée de l'espèce humaine , qui vit au moyen de ce que produit la partie la plus avancée dans la civilisation. De là doivent résulter un profond mépris pour les producteurs considérés en leur qualité d'hommes , et un grand respect pour la terre et l'esclave qui la cultive, considérés comme instrumens de production.[2]
[10]
Lorsque des barbares sont parvenus à s'emparer d'un sol fertile , et à contraindre , soit les anciens habitans , soit des hommes pris à la guerre , à le cultiver à leur profit, ils se trouvent dans la position la plus favorable à des sauvages. Car tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, continue d'être pour eux un produit spontané de la nature. Ils sont beaucoup mieux pourvus qu'auparavant des choses nécessaires â leur existence , et ils peuvent se livrer avec sécurité à toutes les habitudes de la vie sauvage. La guerre, la chasse et la pêche doivent être les seules occupations dignes d'eux. Ils doivent vouloir qu'on ait un profond respect pour leur profession de soldats , leurs terres et les bêtes sauvages. Mais l'habitude de s'approprier le produit de l'industrie des hommes qu'ils ont asservis , doit leur inspirer un grand mépris pour les occupations industrielles , et une grande inclination à s'emparer des richesses des producteurs.[3] Les fortunes récentes doivent aussi leur inspirer [11] du mépris : elles sont ordinairement le résultat de l'industrie. Les fortunes anciennes , au contraire , doivent leur inspirer du respect, et même de la vénération : elles attestent qu'on descend d'une suite d'aïeux qui n'ont point dégénéré , on qui continuent de vivre sans rien produire , e'est-à-dire en sauvages.[4]
Ces idées, si contraires aux progrès de la civilisation, paraissent s'être établies en France après l'asservissement des peuples du Midi de l'Europe , par les barbares venus du Nord; ou ce qui est à peu près la même chose , après l'établissement du régime féodal. Alors, en effet, on vit des peuples déjà civilisés, c'est-à-dire des producteurs, asservis à des hordes de sauvages, qui ne savaient que se battre , et qui ne pouvaient se nourrir que du fruit de leurs rapines. Poussés par leurs inclinations naturelles, et trouvant que les hommes qu'ils avaient vaincus et qu'ils s'étaient partagés comme des troupeaux , ne produisaient pas assez abondamment pour satisfaire leur avidité , ces sauvages spolièrent les gens [12] d'église , les personnes industrieuses qu'ils n'avaient point asservies, et se firent même la guerre entre eux , pour se disputer les produits de leurs esclaves; c'est ce qu'on appela les guerres privées ou féodales.
Le pape, Grégoire VII, dans une lettre adressée à plusieurs prélats de France , en 1074, fait un tableau assez énergique des mœurs de cette époque. « La dépravation des mœurs qui va toujours croissant , dit-il, a fait disparaître jusqu'aux traces de la vertu; et de cet honneur, jadis tant vanté , il n'en existe pas même l'apparence. Les lois sont méprisées; toute justice est foulée aux pieds. Les crimes les plus infames, les actes les plus cruels, les plus vils , les plus exécrables, se commettent impunément ; et ces déréglemens sont déjà passés eu habitude. »
Ce pape parle ensuite des guerres privées et de leurs dévastations; de l'usage où étaient les seigneurs de faire la guerre à leurs parens , à leurs propres frères, pour leur enlever leurs biens et les réduire à la misère; de l'usage où ils étaient d'arrêter les pèlerins, sur les chemins; de les piller; de les jeter dans les prisons; de leur faire subir les tortures les plus insupportables pour leur arracher des rançons qui excédaient la valeur de leurs propriétés. Parlant ensuite de Philippe Ier., roi de France, il ajoute : « Comment se conduit - il avec les marchands ? Dernièrement encore , plusieurs marchands , venus de divers pays, se rendaient ensemble à une foire qui se tenait en France; le roi , comme un voleur , les attaqua, et leur enleva une grande quantité d'argent; et celui qui devait être le soutien de la justice et l'exécuteur des lois , est le premier à les enfreindre par ses pillages.[5] »
Les faits de ce genre, qui nous paraissent aujourd'hui si extraordinaires, n'étaient cependant pas rares autrefois. Eudes, fils du roi Robert, frère du roi Henri Ier. , et oncle de ce même Philippe qui attaquait les marchands sur les grands chemins , n'ayant lui-même aucune propriété , cherchait à s'emparer de celles des autres. Il ne vivait, dit un écrivain de son temps, que de vol et de brigandages : rapinis et deprœdationibus operam impendens.[6] Suivant l'abbé Suger, Philippe , fils du roi Philippe Ier. , volait les pauvres, opprimait les églises et désolait toute la contrée. Son frère, [14] le roi Louis-le-Gros, fut obligé de prendre les. armes contre lui. Deprœdationibus pauperum, contritione ecclesiarum, totius etiam pagi dissolutione , Rcx lacessitub , illùc licèt invitua properavit.[7]
Si les habitudes des barbares de la Germanie, de s'emparer, par la violence, des richesses qu'ils ne savaient pas produire , étaient conservées par les chefs , on doit bien penser qu'elles l'étaient aussi par leurs inférieurs. Le pillage des personnes qui faisaient le commerce par terre ou par eau , s'exécutait avec d'autant plus de régularité , que les dominateurs avaient des chateaux d'où ils partaient armés, et où ils transportaient leur butin. Les écrivains du temps nomment ces châteaux receptacula , et souvent, cavernes de voleurs , speluncœ latronum.
Les maîtres de ces châteaux ne faisaient pas toujours les vols par eux-mêmes. Ils se bornaient souvent à receler les choses enlevées , et à partager la proie avec les voleurs. Quelquefois aussi, ils avaient des hommes à gages par lesquels ils faisaient faire les expéditions , et auxquels ils abandonnaient une partie des dépouilles des [15] marchands arrêtés sur les chemins. Ces satellites sont nommés cursores, coureurs, par les écrivains latins, et pillards par les écrivains français.
Ceux qui ne voulaient pas s'embusquer sur les chemins , bâtissaient des forteresses sur des passages indispensables; sur les bords d'une rivière, près d'un pont; et , détruisant les chemins qui s'en écartaient, ils forçaient les voyageurs à passer dans la cour de leur forteresse. Là ils les obligaient à payer une contribution arbitraire, qu'ils appelaient péages- Les écrivains de ce temps n'ont parlé de ces brigandages, que parce qu'ils attaquaient la source du revenu des églises. Les pèlerins n'osaient plus porter leurs offrandes dans les lieux où ils ne pouvaient pas arriver, sans passer par un chemin qui les exposait à des dangers et à des spoliations. Mais, ce qui prouve mieux que tout le reste combien l'habitude de s'emparer des richesses d'autrui était enracinée chez les descendans des barbares qui avaient inondé l'Europe , ce sont les nombreux conciles qui , pendant deux cents ans , ont inutilement renouvelé la loi appelée la trêve de Dieu, Par cette loi, il leur était accordé quelques jours et quelques nuits, pendant chaque semaine, pour exercer leurs brigandages, à condition qu'ils s'en abstiendraient pendant les autres jours.
[16]
Les voyageurs et les marchands n'étaient pas les seuls qui eussent à souffrir de l'avidité des' oppresseurs de la France. Ces barbares parcouraient-les campagnes, en enlevaient les troupeaux , les moissons , les habitans même. Les cultivateurs qui avaient le malheur de tomber dans leurs mains, étaient plongés dans des cachots; et là on leur faisait souffrir des tortures atroces, pour les contraindre à payer une rançon arbitraire. Oderic-Vital, qui écrivait en 1138 , dit que le peuple de Normandie , sans moyen de se défendre , dénué de protection et réduit au plus affreux désespoir, appelait Dieu à son aide. Mais , ajoute-t-il, les nobles persistaient dans leurs conduites turbulentes, dans leur perfidie et leur mauvaise foi. La plus grande partie était composée de traîtres qui favorisaient les ennemis du roi. Au lieu de défendre leurs sujets attaqués , ils étaient les premiers à les piller , à les opprimer, à les écraser sous le poids de leurs iniquités.[8]
Dans une lettre adressée au pape Eugène III, 1150, Pierre-le-Vénérable, abbé de Cluni, fait le tableau des brigandages commis par les grands [17] de son temps. « Les prêtres , les moines , les bourgeois, dit-il, en parlant du retour d'Humbert de Beaujeu, revenus de la croisade , trésaillaient de joie : les habitans des campagnes, les laboureurs , les pauvres, les veuves , les orphelins , tous ceux enfin de la classe du peuple qui sont ordinairement pillés par ces voleurs et par ces loups, se communiquaient leurs espérances avec des transports de joie ». L'abbé de Cluni ajoute qu'il ne croit pas qu'il existe sur la terre un pays aussi malheureux que le sien ( situé entre la Seine et la Loire ). « Il reste en proie, dit-il , aux dents des bêtes féroces ; et s'il s'y trouve quelques seigneurs qui portent le titre de ducs , de comtes ou de princes, loin d'employer leurs forces à protéger le peuple , ils ne s'en servent que pour le dévorer. ... Il (Humbert) avait rendu la sécurité aux églises , aux pauvres, et à tout ceux qui redoutent la tyrannie des nobles. Déjà les marchands sur les chemins commençaient à ne plus rien craindre; mais... » Pierre-le-Venérable termine sa lettre en disant que le comte Humbert a fini par faire comme les autres.[9]
Les habitans de Toulouse écrivaient, en 1164, [18] au roi Louis VII, pour se plaindre des ravages commis sur leur territoire par un grand seigneur du temps. Ils l'accusaient de militer, non pour le Christ, mais pour le roi d'Angleterre ; de faire des invasions jusqu'aux portes de leur ville ; d'en ravager tout le territoire ; de démolir et raser les châteaux ; de ne pas respecter même les églises; d'en avoir brûlé plusieurs, et le plus qu'il avait pu, comme un brigand et un incendiaire; d'avoir pris et poignardé, de ses propres mains, plusieurs habitans de la ville et des faubourgs. « Si vous tardez à nous porter du secours, disaient, en finissant, les habitans de Toulouse à Louis VII, notre territoire sera bientôt réduit en désert. » Mais quel était ce personnage qui militait pour l'Angleterre , et non pour le Christ; qui dévastait les campagnes; qui rasait les châteaux ; qui brûlait les églises; qui poignardait ses prisonniers de ses propres mains ? C'était un homme revêtu des plus hautes dignités; un homme qui professait la religion catholique, mais auquel les évangiles n'avaient pu faire perdre les mœurs des barbares de la Germanie; c'était Bertrand , archevêque de Bordeaux.[10]
[19]
La propriété étant une chose presqu'inconnue à des sauvages, ainsi que nous l'avons observé , il est naturel qu'ils cherchent à s'emparer de tous les produits qui peuvent satisfaire leurs besoins, sans examiner quelle en est la source.; Il est également naturel qu'en méprisant les hommes civilisés , c'est-à-dire les producteurs , ils exigent que ceux-ci respectent les objets qui leur sont les plus chers dans la vie sauvage. Les lois de tous les peuples d'Europe attestent la vérité de cette observation. On y voit que celui qui n'était puni que d'une simple amende, s'il tuait un homme, pouvait être puni de mort s'il tuait une bête sauvage. Ce n'est que vers le milieu du dix-septième siècle qu'il a été défendu en France de punir du dernier supplice les simples délits de chasse.[11] Guillaume-le-Conquérant, qui apporta en Angleterre les mœurs des Normands , après avoir dévasté trente milles du pays d'Hampshire , après en avoir chassé les habitans, rasé; les maisons et les églises, pour y élever une forêt , [20] publia des lois, par lesquelles il défendit la chassé sous les peines les plus sévères. On crevait les yeux , dit Hume , à quiconque tuait un cerf , un sanglier , ou même un lièvre , et cela dans un temps où le meurtre d'un homme restait impuni moyennant une amende modérée ou une composition.[12]
A mesure que le pouvoir s'est concentré vers un point unique , les dominateurs ont pu se livrer à leurs brigandages avec moins de facilité. Mais leur puissance s'est bien moins éteinte qu'elle n'a changé de main; et la propriété n'a été ni mieux connue, ni plus respectée. On pourrait citer ici beaucoup de faits qui prouveraient qu'en succédant au pouvoir des seigneurs, les rois avaient aussi succédé à leurs principes ; ou plutôt que , ces principes ayant toujours été les leurs , ils ne les avaient pas abandonnés en devenant les plus forts. Les vols faits avec violence , les altérations des monnaies , les banqueroutes , les confiscations , les entraves apportées à, l'industrie , sont [22] des événemens si communs dans nos histoires , qu'on ne finirait pas, si l'on voulait les rapporter tous. Louis XIV, faisant observer à son fils que les grandes sommes dont un petit nombre de financiers composaient leurs richesses excessives et monstrueuses , provenaient toujours des sueurs, des larmes et du sang des misérables, prétendait être le premier qui en eut fait la remarque. « Ces maximes que je vous apprends aujourd'hui, lui disait-il, ne m'ont été enseignées par personne , parce que mes devanciers ne s'en étaient pas avisés. ».[13]
On se tromperait, cependant, si l'on croyait que sous le règne de ce prince , la propriété a été mieux connue ou plus respectée que sous les règnes antérieurs. Tant que les seigneurs ont été les plus forts , ils ont considéré comme leur appartenant toutes les choses dont ils ont pu s'emparer. Aussitôt que les rois ont eu le dessus , ils ont pensé et agi de la même manière. Louis XIV, que nous venons de citer, enseignait à son fils que toutes les propriétés de ses sujets étaient à lui, et qu'il pouvait en disposer, comme il jugeait convenable , pour le plus grand bien de sou royaume. Celle maxime,. qui fit la base [22] de son administration , le conduisit à des consequences si terribles , qu'il en fut lui-même épouvanté. Mais le père Tellier , son confesseur , et les docteurs de la Sorbonne, parvinrent à le rassurer , en reconnaissant eux-mêmes la vérité de sa maxime favorite. Ce fait est si curieux, que le lecteur ne sera peut-être pas fâché d'en connaître toutes les circonstances.
« Vauban, dit Saint-Simon, avait imaginé une dîme royale; mais c'était un impôt unique. Desmarets imagina le dixième, mais ce fut un surcroît. Il faut avouer qu'il se trouvait dans le plus cruel embarras. Les papiers de toute espèce, dont le commerce se trouvait inondé, et qui tous avaient perdu plus ou moins de crédit, faisaient un chaos qu'on n'espérait pas voir jamais débrouiller : billets d'Etat, billets de commerce, billets de receveurs - généraux, billets sur les tailles, billets d'ustensiles, étaient la ruine des particuliers. Le roi forçait de les prendre en paiement. Ils perdaient moitié, deux tiers et plus avec lui comme avec les autres. Les escomptes enrichissaient les gens d'argent et de finance aux dépens du public. La circulation ne se faisait plus , parce que le roi tirait toujours , ne payait point; et que ce qu'il y avait d'espèces hors de ses mains , restait dans les coffres des [23] gros capitalistes. La capitation doublée et triplée à la volonté des intendant des provinces ; les marchandises et les denrées imposées au double, au triple, au quadruple de leur valeur; taxes des aisés , et cent autres impôts sous différens noms , écrasaient nobles et roturiers, seigneurs et gens d'église. La plus grande partie du produit restait entre les mains des traitans et de leurs employés , sans que ce qui revenait au roi pût suffire. Desmarets qui voyait cela mieux qu'un autre , et qui sentait le besoin d'un supplément fixe et à l'abri des réductions , forma son projet sans dire mot à personne, et le donna à examiner et à limer à un bureau qu'il composa exprès. . . .
» Les commissaires de ce bureau se mirent donc à travailler avec assiduité ; mais ils n'avaient pas plutôt surmonté une difficulté, qu'il s'en présentait une autre. La principale était qu'il fallait tirer de chacun une confession de bonne foi, nette et précise , de son bien , de ses dettes actives et passives et de leur nature , en obtenir des preuves certaines , et trouver les moyens de n'y être pas trompé. Après être parti de ce point, que l'impôt était une nécessité, on compta pour rien la désolation de l'impôt même , le désespoir d'hommes de tous états, forcés à révéler eux-mêmes [24] le secret de leurs familles, les mauvaises affaires d'un grand nombre , qui subsistaient à l'aide d'une réputation et d'un crédit que cette manifestation allait ruiner ; enfin la discussion des facultés , opérée par les rapports et l'espionage ; discussion semblable, pour ainsi dire , à une lampe portée par une main-ennemie sur les parties honteuses.
» Quand les commissaires eurent remédié à cet inconvénient le moins mal qu'il fut possible, ils dressèrent leur édit, tout hérissé de foudres, contre les délinquans qui seraient convaincus, et le présentèrent au roi. Quelque accoutumé qu'il fut aux impôts les plus énormes, il ne laissa pas de s'épouvanter de celui-ci. Cette surcharge l'inquiéta d'une manière si sensible, qu'il y parut sur son visage. Les gens de l'intérieur s'en aperçurent; et Maréchal , son chirurgien , qui m'a raconté cette anecdote , se hasarda de lui parler de sa tristesse qu'il remarquait depuis quelques jours, et qui était telle , qu'il craignait pour sa santé. Louis XIV lui avoua qu'il sentait des peines infinies, et se jeta vaguement sur la situation des affaires. Huit ou dix jours après ayant repris son calme accoutumé , il appela Maréchal, et seul avec lui : Maintenant, lui dit-il, que je me sens au large, je veux bien vous dire ce [25] qui a causé mes peines et ce qui y a mis fin. Il lui conta ensuite que l'extrême besoin de ses affaires l'ayant forcé à de nouveaux impôts , outre sa compassion pour son peuple, le scrupule de prendre le bien de tout le monde l'avait fort tourmenté. A la fin , fl]outa-t-il, je m en suis ouvert au père Tellier.[14] Il m'a demandé quelques jours pour y penser , et il est revenu avec une consultation des plus habiles docteurs de la Sorbonne, qui -décident nettement que tous les biens de mes sujets sont à moi en propre , et que, quand je les prends, je ne prends que ce qui m'appartient. Cette décision m'a rendu la tranquillité que j’avais perdue ».[15]
Nous avons vu que des barbares ayant envahi le Midi de l'Europe ,. en avaient asservi la population ; qu'ils l'avaient en quelque sorte attachée au sol, pour la contraindre à le cultiver et se nourrir du produit de son travail; que , plus tard , l'industrie ayant fait quelques progrès, les descendans de ces barbares , conservant toutes les habitudes de leurs ancêtres , avaient constamment cherché à s'emparer des biens de la [26] partie industrieuse ou civilisée de la nation; qu’ils. dévastaient les campagnes , en enlevaient les moissons, les troupeaux , et même ,les habitans ; qu'ils arrêtaient les voyageurs et les marchands sur les chemins pour les pilier; qu'afin d’opérer avec plus de sûreté la spoliation des personnes industrieuses, ils avaient des lieux fortifiés et des satellites à gages , nommés cursores par les écrivains Latins, et pillards par les écrivains français; que ces satellites partaient de ces châteaux forts , nommé par quelques écrivains du temps speluncae latronum, pour faire leurs excursions, et revenaieut partager le butin avec leur maître.
Maintenant la scène change; ce ne sont plus des seigneurs châtelains qui détroussent les voyageurs, qui vont dévaster les campagnes et en enlever les moissons, ou qui envoient des pillards gagés faire des excursions; ce n'est plus Philippe Ier. qui va s'embusquer sur les chemins pour enlever l'argent de quelques pauvres marchands ; ce n'est plus le frère de Louis-le-Gros ou le fils du roi Robert qui fondent leur revenu sur le vol et le brigandage. L'ordre se rétablit , .c'est-à-dire que les petits oppresseurs sont opprimés à leur tour. Un homme pose alors en principe qu'il est l'État; et que toutes les richesses [27] particulières appartiennent à l’État. Il ordonne ensuite à près de quatre-vingt mille famille de professer ce qu'elles ne croient pas ; et parce qu'elles refusent d'être des hypocrites , il les proscrit et confisque à son profit toutes leurs propriétés , croyant reprendre ce qui lui appartient. Ses revenus ordinaires ne pouvant plus suffire à ses dépenses ; il fait rechercher exactement quelle est la quantité de richesses que chacun possède , et il détermine la part qu'il doit en prendre. Mais comme il ne peut pas exécuter tout cela par lui-même , il tient à ses gages des bandes qu'il charge de l'exécution , et auxquelles il donne une partie du butin.
Quoique cette conduite paraisse la même que celle des seigneurs châtelains, il y a cependant quelques différences remarquables. D'abord ce n'est plus sur les chemins que les particuliers sont dépouillés. On les oblige à faire connaître ce qu'ils possèdent; l'on va prendre chez eux ce qu'on veut, et, s'ils ne font pas une déclaration exacte , on les punit comme les punissaient les seigneurs qui parvenaient à les enfermer dans leurs châteaux forts. On ne va plus dans les champs en ravir les moissons; on attend , pour prendre ce qu'on desire , que la récolte soit faite. Il est vrai que , d'un autre côté , on prend quelquefois le [28] fonds avec les fruits. Les actes de violences ne s'exécutent plus par des gens mal vêtus et portant des habits de couleurs différentes; ils s'exécutent par des hommes assez bien mis pour leur métier , et qui se ressemblent par l'habit comme par le caractère. Ces hommes ne sont plus appelés des coureurs ou des pillards; on les appelle des dragons ou des grenadiers. Enfin, ceux qui font commettre ces actes ne sont pas des brutaux sans éducation, ce sont des hommes polis et galans qui possèdent ce qu'on appelle l'usage du monde.. Du reste , la ressemblance est parfaite , si nous en jugeons par les auteurs qui ont écrit à cette époque.[16]
Dans le dix-huitième siècle , dans le siècle des lumières et de la philosophie, le principe de la propriété n'est ni mieux connu , ni plus respecté que dans le dix-septième. La caste dominante [29] conserve, sous les formes de la civilisation , les idées et le caractère de ses ancêtres. Comme eux, elle honore exclusivement un état d'oisiveté, de violence et de rapine. Elle méprise tout travail productif; elle se fait une espèce d'honneur de consommer ce qui a été produit par d'autres; en un mot, elle trouve ignobles les richesses que l'homme acquiert à la sueur de son front, et glorieuses celles qu'il acquiert en versant le sang de ses semblables.[17]
Vues de près et dépouillées de tout prestige, ces idées, qui étaient propres à une caste, étaient trop barbares pour devenir générales ; il fallait, pour les rendre séduisantes aux yeux du vulgaire , les lui présenter revêtues d'un style pompeux et placées à deux ou trois mille ans de distance. C'est ce qu'ont fait quelques écrivains du dernier siècle. Révoltés de l'absurdité de ces idées , tant qu'ils les ont vues sous un costume gothique, ils en ont été ravis , aussitôt qu'elles se sont présentées [30] à leurs yeux sous un costume ancien, et soutenues de l'autorité de Platon et d'Aristote.
Les Grecs et les Romains, ces éternels sujets de notre admiration, avaient sur la guerre et sur les travaux nécessaires à l'existence de l homme, les mêmes idées que les Goths et les Vandales. Le mépris que les Romains avaient pour toute espèce d'industrie est connu ; les Grecs n'étaient pas à cet égard plus avancés.[18]
« Il faut se mettre dans la tête, dit Montesquieu, que , dans les villes grecques , sur-tout [31] celles qui avaient pour principal objet la guerre, tous les travaux et toutes les professions qui pouvaient conduire à gagner de l’argent,[19] étaient regardés comme indignes d'un homme libre. Les arts , dit Xénophon , corrompent le corps do ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir à l'ombre ou près du feu : on n'a de temps ni pour ses amis, ni pour la république. Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties , que les artisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aristote nous apprend, et il soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité.[20]
» L'agriculture était encore une profession [32] servile, et ordinairement c'était quelque peuple vaincu qui l'exerçait ; les Ilotes chez les Lacédémoniens, les Périaciens chez les Cretois, les Penestes chez les Théssaliens , d'autres peuples esclaves dans d'autres républiques.
» Enfin tout bas commerce était infâme chez les Grecs ; il aurait fallu qu'un citoyen eût rendu des services à un esclave , à un locataire , à un étranger : cette idée choquait l'esprit de la liberté grecque.[21]
Les républiques des premiers âges, en sortant de la barbarie , ayant donc continué de méconnaître et d'avilir la source de la, propriété , et leurs philosophes ayant adopté leurs préjugés à cet égard, les écrivains modernes, qui se sont formés dans la lecture des ouvrages de ceux-ci , nous ont transmis toutes leurs opinions.[22] Ils [33] n'eut pas regardé les propriétés connue étant le produit de l'industrie de chaque individu; ils les ont considérées comme si elles avaient été spontanément produites par la nature; ou plutôt comme les Romains considéraient les richesses des peuples industrieux qu'ils dépouillaient: comme eux , ils ont voulu que les richesses produites par quelques-uns, fussent partagées de manière que chacun en eut une égale part.
Ne voyant dans les personnes industrieuses que des instrumens créés pour nourrir la classe oisive , quelques - uns se sont imaginé que le moyen le plus efficace de faire prospérer l'état était de dévorer inutilement la plus grande quantité possible de produits industriels. C'est alors qu'a été posée cette maxime que , « pour que l'Etat monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant du laboureur à l'artisan , au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitans principaux , aux princes, sans quoi tout serait perdu ».[23] C'est alors aussi qu'on a, osé écrire « qu'il faut que les lois favorisent tout, le commerce que la constitution de ce gouverne [34] peut donner ; afin que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour ».[24]
Il est une multitude de moyens d'acquérir la propriété ; mais on a observé que les individus qui, étant incapables de rien produire par eux-mêmes, sont parvenus à s'enrichir par la violence , par la ruse ou par le vice, ont eu, en général, des mœurs atroces ou infâmes. Cette observation, confirmée par l'histoire de quelques peuples anciens, par les préjugés puisés dans la lecture de leurs philosophes , et par des exemples modernes, a fait croire que la propriété , c'est-à-dire , la production , était elle-même la source de tous les crimes. On n'a donc rien trouvé de mieux, pour donner de la morale aux peuples, que d'attaquer cette prétendue source de misères humaines. « Le premier, a dit Rousseau, qui, ayant enclos un terrain , s'avisa de dire , ceci est à moi , et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misère et d'horreurs n'eût point épargnés au genre-humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: [35] gardez -vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous,' et que la terre n'est à aucun. »
Ainsi , tandis que , d'un côté , une partie de la population , héritière des erreurs et des habitudes des sauvages de la Germanie , s'obstinait à regarder comme au-dessous d'elle tous les moyens de production , et à ne voir dans les hommes industrieux que de vils instrumens qu'il fallait sans doute ménager, mais assez seulement pour qu'ils pussent, sans périr, satisfaire aux: besoins toujours renaissans du prince et de sa cour ; d'un autre côté , les écrivains les plus éloquens, imbus des erreurs nées dans l'enfance des peuple de la Grèce ou de l'Italie , persuadaient aux hommes que les fruits de la terre étaient à tous; que la terre n'était à aucun, et que tous les crimes et les malheurs du monde étaient nés de l'industrie , des arts, des sciences , en un mot, de la production des choses nécessaires à l'homme, c'est-à-dire ,de la propriété. Toutes ces idées étaient les mêmes, quant aux résultats qu'elles devaient produire : elles ne différaient que dans la manière dont elles étaient présentées; et les philosophes qui attaquaient les préjugés nobiliaires, étaient eux-mêmes dominés par des préjugés de la même nature.
[36]
Il existe chez tous les peuples deux partis ; celui des hommes oisifs qui veulent vivre aux dépens d'autrui, et celui des hommes industrieux qui veulent qu'on respecte les produits de leur industrie. Tant que les premiers sont assez forts ou assez bien organisés pour comprimer les seconds, la lutte est sourde et peu apparente; il règne dans le monde une espèce de calme assez semblable à celui que montre un homme courageux au milieu des tourmens; ce calme, les forts sont convenus de l'appeler le bon ordre , parce qu'en effet ils trouvent cet ordre fort bon. Aussitôt que l'équilibre des forces s'établit, les agitations commencent : c'est le temps des révolutions. Si les hommes industrieux ont le dessous, on les appelle des esclaves révoltés , des séditieux , des rebelles, quelquefois aussi des révolutionnaires; on châtie les uns ,. on resserre les fers des autres , et le bon ordre se rétablit. Si c'est au contraire la classe dévorante, qui succombe, les hommes qui la composent sont, des oppresseurs, des tyrans; on les proscrit. Spartacus échoue dans la lutte qu'il engage contre la tyrannie romaine; il n'est qu'un esclave fugitif digne du dernier supplice : s'il eût réussi , il eût peut-être sauvé le monde.[25]
[37]
Telle est en deux mots l'histoire de la révolution française. La lutte qui s'est engagée entre la classe active et industrieuse , et la classe oisive et dévorante, n'a eu d'abord pour objet que de garantir à la première le libre exercice de ses facultés , et la jouissance paisible des produits de son industrie. Si, après avoir pris le dessus , les défenseurs de la cause populaire étaient restés dans les bornes d'une sage modération; s'ils avaient respecté chez leurs adversaires , les droits pour lesquels ils avaient combattu; si, au lieu de confisquer au profit de l'Etat, les propriétés des hommes qui allaient exciter des guerres contre la France , ils les avaient déclaré dévolues dans l'ordre naturel des successions aux plus proches de leurs parens qui resteraient fidèles à la [38] patrie ; enfin, si, après avoir montré un grand respect pour la propriété , ils avaient organisé le Gouvernement de manière qu'il fût obligé de la respecter toujours , la révolution se serait probablement opérée sans aucune secousse violente, et un ordre de choses durable se serait peut-être établi. Mais avec les fausses idées qu'on avait sur la propriété, et avec les principes d'une égalité mal entendue , il était impossible qu'on ne se précipitât point dans le désordre , et qu'on ne marchât pas de révolution en révolution.
L'ignorance des principes constitutifs de la propriété amène d'abord la confiscation des biens d'une classe nombreuse. On crée ensuite des assignats; et ils sont multipliés au point qu'après avoir progressivement perdu de leur valeur , ils n'en conservent plus aucune. Cette banqueroute générale amène une multitude de banqueroutes particulières. Celui qui ne reçoit que la moitié de ce qui lui est dû , s'acquitte en ne payant que la moitié de ce qu'il doit. Les propriétés passent ainsi, comme par enchantement, d'une personne à une autre , sans qu'il soit possible de les arrêter. Le malheureux qui ne possédait rien, ou qui même était accablé de dettes, se trouve tout-à-coup avoir une grande fortune , sans avoir rien fait pour la produire; et celui qui avait [39] des richesses immenses , se voit dans la pauvreté , sans avoir rien fait pour y tomber.
Cette banqueroute est bientôt suivie d'une autre, qui amène de nouveaux désordres. On fait perdre aux personnes qui avaient confié leurs propriétés à l'Etat, les deux tiers de leurs créances; et cette seconde banqueroute générale est encore suivie d'une multitude de banqueroutes particulières. Cependant toutes les idées, en matière de législation , se confondent. Ne voyant pas quelle est la source de la propriété, on croit que c'est la loi qui la crée, parce qu'on voit qu'elle la fait arbitrairement passer d'une main dans une autre. Au milieu du délire qu'inspirent les idées des peuples à demi-sauvages, l'industrie et le commerce sont décriés comme contraires à un gouvernement républicain; et l'homme qui travaille à la prospérité de son pays , s'expose à être traité comme celui qui en médite la ruine. C'est ainsi qu'au nom de Platon , d'Aristote et, de leurs disciples , on attaque successivement toutes les bases de la prospérité nationale , et que l'on crée des gouvernemens qui se montrent et disparaissent comme des décorations de théâtres. Ces attentats à la propriété , sont suivis par des attentats d'un autre genre. Mais pour concevoir la. gravité.de. ceux-ci , il faut remonter à quelques vérités fondamentales.
[40]
Nous avons précédemment observé que si la nature, abandonnée à elle-même , ne produisait pas toutes les choses propres à satisfaire nos besoins , chacun de nous portait en lui-même l'industrie nécessaire pour les lui faire produire , et pour approprier à notre usage des choses qui ne nous seraient d'aucune utilité dans leur forme primitive. Si chacun produisait assez pour soi , et que nul ne voulût ni s'emparer des produits d'autrui, ni troubler l'ordre le plus favorable à l'espèce humaine , on n'aurait besoin ni de lois , ni de gouvernement. Le plus habile serait le plus riche , et le plus sage le plus heureux. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent, Parmi tous les peuples , même parmi les plus civilisés , il existe , comme dans les bois, un. certain nombre d'individus incapables de rien produire de bon , et ne sachant vivre que sur le travail des autres. Cette espèce de sauvages auxquels on donne des nons différens , selon qu'ils sont couverts de haillons ou d'habits brodés , troubleraient l'ordre public , s'ils n'étaient contenus ou occupés: Pour n'avoir rien à craindre d'eux, il faut leur ouvrir des prisons, des hôpitaux ou des antichambres. Il faut aussi tracer des règles de conduite aux cœurs gâtés, ou aux esprits de travers qui se trouvent parmi les peuples, [41] afin qu'ils ne troublent pas l'harmonie qui doit régner entre des hommes destinés à vivre ensemble.
Pour obtenir ces résultats et quelques autres dont il est inutile de parler ici, on est obligé de confier à quelques membres de la société , le soin de garantir les autres des atteintes qui pourraient être portées à leur personne ou à leurs biens; et comme les hommes qu'on charge de ce soin ne peuvent pas employer leur temps pour eux-mêmes , chacun s'oblige à leur donner une partie de ses revenus. Mais il arrive souvent qu'au lieu de protéger la classe active et industrieuse contre la classe oisive et dévorante, les gouveruans font cause commune avec celle-ci, pour opprimer celle-là, et s'en partager les dépouilles. Alors, ce ne sont plus les affaires d'une société qu'on administre, c'est une nation qu'on exploite à l'aide d'une nuée de commis, de soldats ou de moines. Tous ceux qui participent directement ou indirectement à l'exploitation, ne rendant point au public, par leurs services, l'équivalent de ce qu'ils reçoivent de lui, ou de ce qu'ils aident à lui ravir, doivent être considérés comme de véritables spoliateurs dont l'existence est un attentat continuel à la propriété. Pour connaître les maux sans nombre qui résultent d'un tel ordre [42] de choses, et pour avoir des idées complètes sur l'état moral de la France , il suffit de jeter un coup -d'œil sur la marche de son dernier gouvernement.
A peine un homme a-t-il saisi les rênes de l'Etat, qu'usurpant tous les droits de la nation, il s'empare des administrations des communes, des administrations des départemens, des gardes nationales, des tribunaux, de l'éducation publique , de la liberté de la presse , en un mot , de toutes les institutions destinées à protéger les citoyens contre les abus de pouvoir; il appelle aux emplois publics tous les hommes qui, à une grande bassesse d'àme et à une insigne lâcheté, peuvent joindre quelques talens; il fait disparaître peu-à-peu de la scène tous ceux auxquels il connaît du courage , des lumières et de la probité; il fait sortir de la classe industrieuse l'élite de la population, et la jette malgré elle dans la classe oisive des soldats pour la rendre inhabile à toute profession utile et en faire des complices; il va fouiller dans le cœur humain pour y soulever ce qu'il y a de plus vil, et toutes les passions lâches et honteuses accoururent se ranger autour de lui pour être ses auxiliaires; enfin, lorsqu'il s'est entouré de la lie de tous les partis , et qu'il a masqué en ducs, en barons, en [43] chambellans, en sénateurs, les vieux marquis du la monarchie féodale, et les républicains de Robespierre, il offre à cette troupe immonde les dépouilles de la France et de l'Europe , sans autre condition que de se prosterner à ses pieds et de l'adorer : Et ostendit ei omnia regna mundi , et dixit ei : haec omnia tibi dabo , si cadens adoraveris me.
Pendant ce long règne , le plus funeste qui ait jamais pesé sur un peuple, puisque les calamités actuelles de la France n'en sont qu'une conséquence nécessaire, la propriété a reçu des atteintes aussi funestes que celles qui lui avaient été portées pendant les troubles de la révolution. Une multitude de sénateurs , de courtisans , de préfets, de princesses, de conseillers d'état, de ministres , de législateurs, se sont partagé les impôts levés sur le public. Mais quels services lui ont-ils rendu en échange? Et ces nuées de soldats, de commis , de chansonniers; d'espions dont on avait fait l'appui du trône, de quelle utilité ont-ils été pour le peuple qui les nourrissait? Etaient-ils créés dans l'intérêt du peuple ou dans l'intérêt de l'homme qui voulait qu'on rapportât tout à lui? Nous ne parlons point de ce qui s'est passé dans les pays qui ont été occupés par la force militaire ; mais on conviendra que ce n'est pas là que les armées [44] françaises ont appris à connaître la propriété , et qu'elles ont contracté l'habitude de la respecter. Le mal le plus grand qu'ait produit ce pillage universel, n'est pas d'avoir enlevé , sans utilité, à la classe industrieuse , une partie de ses richesses. C'est d'avoir démoralisé un nombre immense d'individus, en les habituant à vivre dans l'oisiveté , ou à retirer un salaire, non pour le bien qu'ils faisaient, mais pour le mal dont ils étaient complices. C'est d'avoir fait disparaître le déshonneur qui doit flétrir tout homme qui devient un instrument d'usurpation ou de tyrannie. C'est enfin d'avoir habitué les yeux du peuple au spectacle du vice , et de l'avoir rendu incapable d'éprouver à son aspect aucun sentiment d'indignation.
Nous avons vu que les hommes ne pouvaient prospérer qu'en dirigeant vers les objets nécessaires à leurs besoins , les forces productives de la nature; que les produits de leur industrie , que nous avons nommés propriétés , étaient une suite de leur organisation , et faisaient une partie essentielle de leur existence; que les barbares qui avaient envahi l'Europe , étant incapables de rien produire , n'avaient pu exister qu'en ravissant à des hommes plus faibles ou moins féroces qu'eux, les produits de leur travail ; qu'ils avaient conservé cette manière de vivre jusqu'à ce que quelques-uns de leurs chefs, étant devenus les plus forts , les avaient asservis pour se mettre à leur place; qu'alors au lieu de devenir eux-mêmes des producteurs , ils s'étaient faits les auxiliaires de leurs chefs et avaient conservé tous les préjugés nés de la barbarie ; qu'en France la partie industrieuse ayant acquis enfin de la force , avait pris le dessus sur la classe oisive; mais que les divers gouvernemens qu'elle avait établis ayant adopté les maximes des peuples à demi-sauvages , propagées par les écrivains du dix-huitième siècle, et n'ayant pas su respecter la propriété , avaient été successivement renversés.
Si maintenant on demande comment il se peut que des erreurs qui étaient partagées par la population presque toute entière de la France, aient entraîné la chute des divers gouvernemens qui les ont commises, nous répondrons que la nature agit sur les peuples comme elle agit sur les individus. Pour altérer leur constitution ou pour leur rendre la santé , elle n'a besoin ni de leur avis , ni même de leur volonté. Elle agit sur eux, mais sans eux et souvent malgré eux. Les attaques qui sont portées à l'espèce humaine par quelques individus , peuvent bien ralentir ses progrès; mais elle finit tôt ou tard par vaincre [46] les obstacles qu'on lui oppose. En dépit des erreurs et des faux systèmes qu'elle adopte , elle agit toujours suivant les lois de sa nature ou de son organisation. Quand elle souffre elle reçoit avec joie le médecin qui se présente pour la guérir; mais , si elle découvre un empyrique là où elle avait cru voir un médecin habile ; si elle s'aperçoit qu’au lieu d'un remède salutaire qu'elle attendait, on lui administre du poison, elle repousse la main ennemie ou mal habile qui le lui présente , et se venge quelquefois des imposteurs qui l'ont trompée.
La chute de tous les gouvernemens qui se sont succédés en France n'a donc rien qui doive surprendre. Ils ont tous attaqué le corps social en portant des atteintes continuelles à la propriété ; et ils ont éprouvé le sort de tout individu , de tout gouvernement, de tout peuple même qui veut lutter contre la nature humaine : ils ont succombé. Plusieurs autres causes ont cependant concouru à accélérer leur chute ; et il faut placer au nombre des plus influentes, le mépris que les hommes ont conçu pour eux-mêmes ou pour leurs semblables; et l'ignorance, ou , ce qui est pis encore, la fausse science des peuples sur l'organisation sociale.
Les peuples sauvages ont pour eux-mêmes une [47] estime qui va jusqu'à l'exaltation; mais ils méprisent souverainement tout ce qui n'est pas eux ou qui ne vient pas d'eux. La force des muscles étant le seul moyen qu'ils sachent employer pour pourvoir à leur subsistance., devient , par cela même, la mesure de l'estime qu'ils s'accordent mutuellement. Un Hercule est un dieu devant lequel chacun se prosterne. Un Newton ne serait qu'un vil esclave, indigne d'être admis parmi les forts. Le mépris excessif de ce qui est étranger , combiné avec une estime exagérée des forces musculaires , a produit chez tous les peuples à demi-barbares, un effet qui mérite d'être remarqué. Il a partagé l'espèce humaine en deux classes : celle des hommes libres ou des plus forts , et celle des esclaves ou des plus faibles. Les esclaves étant ordinairement des hommes pris à la guerre , ont été méprisés sous le double rapport d'étrangers et d'hommes faibles. Rejetés dans une classe inférieure , et avilis jusqu'à l'excès , ils sont en effet devenus vils. Les hommes libres, au contraire, exaltés par l'idée de leur supériorité , et par l'égalité qui doit naturellement régner entre des personnes qui s’occupent d'une même chose, ou qui s'adonnent au même exercice, ont tourné toutes leurs idées vers le genre de perfection qui convenait à leur position ; et [48] chacun a été obligé d'accorder à son semblable; ou pour mieux dire à son égal, l'estime qu'il avait pour soi-même. La distance qui s'est ainsi établie entre les hommes de ces deux classes , a été si immense , que les premiers n'ont pu être atteints par le mépris dans lequel les seconds ont été plongés. Le rapprochement des classes a produit chez les modernes un effet contraire.
La propriété , comme nous l'avons déjà observé , se compose des produits propres à satisfaire nos besoins ; et ces produits résultent de l'usage de nos facultés. Tout homme porte donc en lui-même un trésor qui doit suffire à sou existence , s'il est assez heureux ou assez sage pour savoir l'exploiter; et c'est à la découverte et à l'exploitation de ce trésor que nous devons l'abolition de l'esclavage. Aussitôt, en effet, que quelques hommes ont eu trouvé l'art de donner de la valeur aux choses par le seul exercice de leurs facultés, ils ont pu acquérir des possesseurs des terres , les objets nécessaires à leur existance. Or , plus ils ont perfectionné leur industrie , plus ils ont pu acquérir de ces choses; plus ils ont pu se multiplier. A mesure que la, classe industrieuse s'est accrue en richesse et en puissance , la classe des esclaves a dû s'éteindre, dans la même proportion; car si les possesseurs [49] des terres ont pu acquérir des produits industriels, ce n'est qu'en donnant en échange les produits agricoles dont ils nourrissaient leurs esclaves. Ce n'est donc point aux préceptes de la religion chrétienne , à la volonté des gouvernemens, ou à la générosité des seigneurs féodaux qu'il faut attribuer l'abolition de l'esclavage. La race des esclaves n'a point été affranchie : elle a péri dans l'avilissement et dans la misère; elle a péri comme elle eût péri jadis dans la Grèce et dans l'Italie, si on ne l'eût pas continuellement renouvelée avec des hommes libres.[26]
Les effets du développement de l'industrie ne se sont pas bornés à l'extinction des esclaves; ils ont réduit à rien l'influence de leurs maîtres. Après les avoir mis à même de consommer leurs produits agricoles , l'industrie leur a fourni les moyens de consommer la valeur même de leurs terres , et n'a laissé à la plupart d'entre eux de leur ancienne grandeur , qu'un insupportable orgueil, des prétentions ridicules , une insatiable avidité , et une incapacité absolue de rien faire d'utile ou de bon. Lorsqu'on voit, d’un [50] côté, les esclaves et les maîtres formés par la conquête tomber insensiblement dans la misère, et s'éteindre presqu'en même temps ; et que, d'une autre côté , l'on considère l'industrie créant des richesses et des peuples nouveaux , on est tenté de croire que les déluges dont la tradition se trouve chez tons les peuples , représentent les conquérans qui ont dévasté le monde ; et que la fable de Deucalion n'est que l'image de l'industrie qui prenant dans ses mains des matières brutes, en fait sortir des générations nombreuses et florissantes.
L’industrie , en détruisant la domination qu'exerçait une partie de l'espèce humaine sur l'autre, ou , pour mieux dire , en faisant disparaître les maîtres et les esclaves , a donc créé de nouveaux hommes , étrangers aux préjugés et aux habitudes des uns , et à l'avilissement ou à la bassesse des autres. Celui qui trouve dans l'exercice de ses facultés, les moyens de pourvoir à sa subsistance sans nuire à aucun de ses semblables, n'est l'ennemi de personne, et ne peut avoir pour ennemis que ceux qui veulent mettre des entraves à son industrie, ou lui en ravir les produits. Tout sentiment de domination lui est donc étranger, et il ne peut savoir ce que c'est que les haines ou les prétentions nationales. Ces baisons [51] indissolubles, décorées du nom de patriotisme, et formées jadis entre des hommes qui s'associaient , soit pour ravir une proie qu'ils devaient se partager , soit pour ne pas devenir eux-mêmes la proie des autres, ne sont pour lui qu'un sentiment faible ou nul, à moins qu'il ne s'agisse de repousser des sauvages extérieurs ou intérieurs. N'appréciant les hommes que par leur valeur intrinsèque, dans un prince il ne trouve qu'un homme, mais il trouve un homme dans un simple manœuvre. Il ne suffit pas , pour être estimé de lui , d'être Français , Anglais ou Allemand , il faut être bon à quelque chose. Comme il ne reçoit rien des autres sans leur donner en échange une valeur égale, il n'est sous la dépendance de personne; et par conséquent les vices de l'esclavage sont aussi étrangers à son caractère que ceux de la domination. La philosophie et la religion avaient condamné les distinctions arbitraires établies par la violence ou par le caprice; il n'appartenait qu'à l'industrie de les faire disparaître , et.de ne laisser d'autre inégalité parmi les hommes que celle qui résulte de leur propre nature.
Les rapports de haine ou d'amitié qui existaient jadis entre les hommes ont donc entièrement changé. Dans les républiques de l’antiquité, [52] un citoyen n'avait à admirer et à chérir que vingt ou trente mille hommes ; tous les autres étaient des objets de haine ou de mépris. C'étaient des ennemis qu'il fallait vaincre et dépouiller, ou des ennemis déjà vaincus , dépouillés et asservis. Les sentimens d'affection de citoyen à citoyen , devaient avoir une grande énergie, d'abord , parce qu'ils s'étendaient sur peu de personnes , et , en second lieu , parce que l'état ne pouvait se maintenir que par l'union intime de ses membres. Les sentimens de haine devaient avoir également beaucoup de force , parce qu'on se trouvait dans un état d'hostilité continuel avec tous les peuples, et qu'on se battait pour savoir si l'on serait maître ou esclave. Tout homme qui était membre de l'état, devait avoir une grande importance , et la perte d'un général , pour si peu qu'il fût habile, devait être considérée comme une calamité publique.
Dans les états modernes c'est autre chose. Les hommes industrieux ont pour amis tous ceux qui respectent leur industrie , et qui n'en consomment les produits qu'en leur donnant en échange une valeur égale; ils ont pour ennemis tous ceux qui consomment leurs produits industriels sans leur en rendre la valeur. Mais ces amis et ces ennemis ne se trouvent pas réunis en groupes, et séparés comme autrefois par les frontières des états. Ils sont répandus en quelque sorte sur toute la surface du globe , et il n'est pas facile de les distinguer les uns des autres. En considérant les choses d'un peu haut, on croirait qu'il n'existe en effet au monde que deux nations; celle des hommes industrieux ou utiles , et celle des hommes nuisibles et dévorans.
L'affection et la haine des hommes n'ont donc pas , comme autrefois , un objet distinct et déterminé ; ce sont des sentimens vagues qui, par par (sic) cela même qu'ils ne portent sur rien de précis , et qu'ils s'étendent sur une multitude immense d'individus, ne peuvent avoir aucune énergie. Jadis les malheurs d'un citoyen pouvaient mettre tout un peuple en mouvement; aujourd'hui un homme produit peu d'effet sur ses concitoyens par le tableau de ses infortunes; c'est peu pour s'intéresser à lui on pour l'abandonner, de savoir s'il est ou non soumis au même gouvernement que soi; le point essentiel est de savoir s'il est ami ou ennemi, c'est-à-dire si l'on a avec lui des intérêts communs ou des intérêts contraires. Il est tel pays au monde où il suffifirait qu'un homme se présentât eu livrée ou en costume de moine pour être délaissé de chacun. Le titre de citoyen qu'il pourrait ajouter à sa [54] qualité ne serait peut-être qu'une raison de plus pour le mépriser ou pour le haïr.
Chez quelques peuples anciens la valeur réelle ou absolue des hommes était très-petite; mais leur valeur relative était immense. Chez les modernes, c'est tout le contraire : les hommes ont une assez grande valeur réelle; mais leur valeur relative est si petite qu'elle est à peine aperçue, et qu'elle ne forme entre eux aucun lien.[27] L'adulation peut bien dire encore que le [55] salut d'un peuple dépend de l'existence de tel homme ou même de tel enfant; elle peut bien dire qu'une nation toute entière est prête à s'immoler pour la défense ou pour la gloire d'un individu; mais ce langage, transmis de père en fils à nos gentillâtres par les sauvages de la Germanie,[28] n'est pas compris des peuples civilisés , et ne peut en imposer à personne. Ceux qui l'écoutent n'en sont pas plus la dupe que ceux qui le tiennent; les uns et les autres savent bien qu'un savant, un guerrier , ou un prince de moins chez un peuple , ne mettent pas ce peuple en péril. Des expériences récentes leur ont prouvé que lorsqu'il s'agit de se défendre, les empereurs et les maréchaux ne sont pas plus habiles que les nations elles-mêmes. Relativement à la masse des hommes civilisés, les plus grands personnages sont donc aujourd'hui fort petits , et leur importance se réduit à peu de chose. Mais que sera-ce des hommes ordinaires? Que sera-ce de ceux qui traversent la carrière de la vie sans être même aperçus ? Depuis que chacun trouve en soi-même les moyens de [56] conserver son existence , un individu , quel qu'il soit, est d'une utilité si bornée pour un autre, que sa perte est à peine comptée pour quelque chose, si ce n'est dans le sein de sa famille ou parmi le petit nombre de ses amis.
Nous avons déjà remarqué que , chez les anciens , il y avait une telle distance entre les maîtres et les esclaves, que le mépris dont ceux-ci étaient couverts ne pouvait jamais réjaillir sur ceux-là. Ce mépris attaché aux esclaves les suivait même dans l'état de liberté , lorsqu'il leur était permis d'y arriver ; car alors ils prenaient un nom particulier qui ne leur permettait pas de se confondre avec les hommes libres. Le respect attaché à la qualité de ceux-ci n'était donc point détruit ou affaibli par la confusion des classes. Chez les peuples modernes , qui ne connaissent pas l'esclavage domestique , les fonctions que remplissaient autrefois les esclaves, doivent être confiées à des personnes libres : or, beaucoup de ces fonctions supposant un caractère vil, ceux qui les remplissent sont nécessairement avilis. Mais , comme en général on est obligé de payer en argent ce qu'on refuse de payer en estime , ceux qui exercent des emplois méprisables font souvent en peu de temps des fortunes considérables. Ils abandonnent alors le métier [57] dans lequel ils se sont enrichis , et portent dans un rang plus élevé leur fortune et leur bassesse. Le mépris ne pouvant plus les poursuivre à travers leur déguisement, se répand presque toujours sur toute la classe dans laquelle ils entrent. Il arrive alors ce qu'on voit quelquefois dans des sociétés particulières. Si dans un nombre d'hommes respectables, mais inconnus, on sait qu'il existe un seul misérable , cela suffit pour que la méfiance se porte sur tous , et que l'estime ne puisse se reposer sur aucun. L'abaissement subit des fortunes produit le même effet qu'un avancement trop rapide; il engendre le mépris pour le commun des hommes. L'infortune est ordinairement la route qui conduit à l'infamie; et il est difficile d'estimer beaucoup celui à qui il ne manque pour être un homme méprisable , que d'être un homme ruiné.
Les causes de dépréciation relative, pour tous les individus dont se compose l'espèce humaine , existent chez tous les peuples qui ont déjà fait quelques progrès dans la civilisation , mais qui conservent encore des préjugés et des habitudes de barbarie. Il en est d'autres qui sont particulières à la France, et qu'il convient d'exposer , si l'on veut savoir comment elle est arrivée au point où elle se trouve.
[58]
Les progrès de l'industrie , en faisant dépendre le sort de chaque individu de l'exercice de ses facultés productives , et en détruisant de cette manière les causes de guerre de peuple à peuple, éteignent les haines nationales , et relâchent , ainsi que nous l'avons dit , les liens que produit entre les hommes d'un même état, le besoin d'attaquer ou de se défendre. Mais , dans un pays qui n'est qu'à demi civilisé , le peuple peut se diviser en deux partis : l'un peut vouloir dominer pour continuer de vivre sans rien produire ; l'autre peut se fatiguer de voir dévorer ses produits en pure perte. La classe improductive et dévorante peut aussi, lorsque les hommes industrieux sont asservis, se diviser en sections pour savoir quelle sera la partie qui dominera. Dans l'un et l'autre cas, aussitôt que les partis en viennent à une guerre ouverte, il se forme entre les hommes qui appartiennent à chacun , une liaison dont la force est toujours en raison de la haine que les partis se portent l'un à l'autre. Chacun des deux protège ses hommes quels qu'ils soient; mais aussi il se montre implacable pour tous ceux qui se trouvent dans les rangs opposés, quels qu'ils puissent être. Chacun a ses lois , ses mœurs , son langage, sa patrie- Il règne entre les individus qui le [59] composent la même union, le même desir de dépouiller l'ennemi, qu'entre les soldats des républiques des premiers âges; ce sont de vrais patriotes romains , avec cette différence cependant , qu'après la victoire, ceux ci n'égorgeaient pas leurs prisonniers.
Depuis que la révolution a commencé , la France a été presque constamment le théâtre sur lequel des factions de ce genre se sont ainsi déchirées , ou si elle a joui d'un calme intérieur apparent, pendant quelques années , ce calme lui a été plus funeste encore que les guerres civiles. A peine un parti a-t-il eu le dessus , qu'il s'est hâté de dresser une formule appelée Constitution , afin d'en imposer d'abord à la foule, et de préparer ensuite mieux à son aise les armes avec lesquelles il voulait achever d'écraser les vaincus. Comme les triomphateurs avaient des intérêts communs, ils n'ont jamais, voulu d'autre garantie de la part des gouvernans , toujours choisis parmi eux , que cette communauté même d'intérêts, persuadés , sans doute , qu'ils pourraient ainsi mieux satisfaire leur vengence et leur cupidité. Lorsque les armes de destruction ont été créées , ceux qui en étaient les auteurs ont été abandonnés par l'opinion publique; et alors elles ont passé dans les mains [60] de leurs adversaires qui s'en sont servis à leur tour pour les accabler. Les excès dont ces actions et ces réactions ont été suivies , ont habitué le peuple à voir couler le sang humain pour des faits souvent innocens , et quelquefois même honorables. En voyant égorger ou proscrire sans examen ni jugement , des hommes qui lui paraissaient respectables , il a fini par se persuader qu'un homme ne valait pas même la peine d'être jugé, et que chacun pouvait bien se faire justice sans se soumettre aux lentes formalités des lois. Quelle idée d'ailleurs a-t-on pu se faire de la dignité de l'homme , dans un pays où il faut prendre cent fois plus de précaution pour décider de la propriété d'une bête que pour faire égorger un citoyen ? Les excès révolutionnaires ont avili l'espèce humaine ; le régime de Bonaparte est venu mettre le comble à la dégradation. Sous ce régime les massacres ont été faits en masse ; les hommes ont été vendus ou se sont vendus eux-mêmes comme de vils troupeaux; et l'on a vu des pères bâtir l'espérance d'une fortune sur l'horrible trafic qu'ils se proposaient de faire de leurs enfans.
Nous ne pouvons nous empêcher de faire observer ici que les gouvernans qui, à l'exemple de Bonaparte , fondent leur puissance sur la [61] dégradation des hommes soumis à leur autorité, font un très-mauvais calcul; car, lorsque l'espèce humaine est avilie à ses propres yeux, elle n'oublie pas que ceux qui la gouvernent sont aussi des hommes. Quelqu'opinion qu'ait d'ailleurs une personne d'elle-même et de ses semblables , elle tient toujours à la vie et à son bien être, et se détache d'un gouvernement qui ne lui donne aucune protection. Sa force est petite sans doute, et l'on peut mettre peu d'importance à sa haine ou à son amour; mais si les individus ont peu de force , les grandes masses en ont beaucoup; et de quoi se composent-elles? On croit ne rien faire quand on repousse la demande d'un malheureux qui n'est sorti de 1a foule que pour faire entendre quelques plaintes, et qui doit bientôt y rentrer pour disparaître sans retour. On se trompe : l'injure faite à l'un est ressentie par tous; ils peuvent bien garder le silence , et laisser opprimer celui qui ne peut pas se défendre. Mais si la justice des nations est tardive, elle n'en est pas moins sûre. L'homme qui a reçu une injure la pardonne quelquefois : l'espèce humaine est implacable; quand les oppresseurs lui échappent, elle se venge sur leur mémoire, et les poursuit jusques dans les derniers de leurs descendans.
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L'indépendance que les hommes ont acquise par l'exercice de leur industrie , les ayant rendu moins nécessaires les uns aux autres , et les diverses causes que nous avons rapportées précédemment, les ayant en quelque sorte dégradés à leurs propres yeux , ils n'ont pas senti le besoin de se protéger mutuellement, ou du moins ils n'en ont pas eu la capacité. Il est résulté de là que les gouvernans sur l'esprit desquels les mêmes causes avaient agi, et qui avaient d'ailleurs à satisfaire leurs intérêts particuliers, ont cru qu'ils pouvaient se dispenser de protéger des individus, et qu'il n'y avait aucun danger à courir à satisfaire leurs vengeances contre des hommes que rien ne paraissait protéger. L'événement les a détrompés : il leur a constamment prouvé que les masses les plus considérables n'étaient que des individus , et. que si elles étaient inhabiles à défendre les oprimés , elles savaient au moins ne pas défendre les oppresseurs.
Les gouvernés comme les gouvernans ayant méconnu la propriété , et n'ayant su ni respecter ni faire respecter les personnes,[29] il était difficile qu'ils fussent capables de bien organiser [63] un gouvernement, ou de le maintenir après l'avoir organisé. Quand on ne connaît pas ou qu'on oublie le but auquel on veut arriver, il est difficile de ne pas s'égarer en route.
On a reproché aux philosophes du dix-huitième siècle d'avoir tout détruit, et de n'avoir su rien édifier. Ce reproche, en le supposant fondé, est fort insignifiant sous quelques rapports; mais il est très-grave sous beaucoup d'autres. Il est en effet des erreurs nuisibles (et presque toutes les erreurs le sont) qu'on peut détruire, sans qu'il soit nécessaire de les remplacer par quelque chose que ce soit. Il est aussi des pratiques qu'on peut attaquer, par la raison ou par le ridicule , sans avoir besoin de leur en substituer de nouvelles. Mais, quand il s'agit- d'organisation sociale, il n'en est pas tout à fait ainsi. Comme un gouvernement défectueux est préférable à une absence totale de gouvernement, on ne doit attaquer les institutions d'un peuple, lors même qu'elles sont vicieuses , qu'après; lui avoir donné les moyens d'en établir et sur-tout d'en maintenir de moins mauvaises ; autrement, on lui inspire, sans utilité, du dégoût pour ce qui existe, et l'on s'expose à le jetfer dans l'anarchie ou dans le despotisme , seuls états pour lesquels il ne faut ni lumières , ni talens , ni vertus.
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Les écrivains du dernier siècle, quand ils ont parlé de gouvernement, n'ont peut-être pas gardé toute la circonspection qu'exigeait l'état d'ignorance dans lequel se trouvaient presque tous les peuples de l'Europe. Indignés des vices des gouvernemens sous lesquels ils vivaient, ils les out attaqués sans ménagement :. et comme ils n'avaient eux-memes aucune idée de l'organisation sociale; qui convenais aux modernes , .ils ont tourné leurs regards vers les peuples de l’antiquité. La beauté de quelques grands caractères dont les défauts étaient- cachés par la distance des temps, les a saisis d'admiration ; et cette admiration pour quelques hommes , leurs a fait prendre pour modèle les institutions sous lesquelles ils s'étaient formée. Ils auraient dû voir cependant que ces instituions, faites pour des peuples dans l'enfance , n’avaient pour, base que l’état .militaire , le pillage, et l’esclavage domestique ; que par conséquent elles ne pouvaient convenir à des peuples qui n’admettaient pas la servitude personnelle, et qui fondaient leur existence sur le progrès des arts , de commerce et de l'agriculture.
Les écrits de Rousseau ont été pour la plupart rédigés dans cet esprit. Le contrat social est devenu , en quelque sorte, le manuel des politiques [65] du siècle. Tout homme , après l'avoir lu, s'est cru en état de donner des lois à un peuple , et une .génération presque toute entière s’est ainsi trouvé engagée dans une route qui ne pouvait la conduire qu'à l'anarchie d'abord , et ensuite au despotisme. Un petit nombre d'hommes qui avaient mieux étudié la marche de la civilisation, s'étaient préservés de l'erreur commune; mais leur influence n'a jamais été assez forte pour arrêter le mouvement rétrograde imprime à l’esprit public. Le retour vers les républiques des premiers âges a commencé à se faire sentir dans l'assemblée constituante; il a été plus marqué dans l'assemblée législative, et il s'est montré avec la plus:grande énergie dans la convention nationale. Ainsi, plus la classe ignorante a pris d'influence, et plus les maximes de l'enfance des peuples ont acquis de force. Cependant, on n cru qu'on, avait beaucoup avancé, parce qu'on avait fait de grands pas en arrière.[30]
[66]
Ils ne manquait plus à la France, pour avoir une république dans le genre de celles de Sparte ou de Rome, que d'abandonner entièrement les arts et le commerce, d'avoir trois ou quatre cent millions d'esclaves domestiques , de trouver des peuples à piller pour nourrir ou vêtir une partie de la population, et de savoir se contenter de la jaquette de bure, du lit de jonc et du brouet noir du Spartiate. Il eût fallu avoir en outre quelques vertus, sans quoi on aurait bien pu se trouver sous une république comme celles d'Alger ou de Maroc , qui du reste ressemblent beaucoup plus qu'on ne pense aux républiques de Rome ou de Sparte. Ces moyens ayant manqué, on est tombé dans des désordres épouvantables , on a sacrifié des hommes sans nombre , et les réformateurs ont eu le sort de tous ceux qui veulent soumettre les peuples à des lois ou à des opinions que leur caractère repousse : ils sont morts victimes de leurs propres folies.
Les peuples sauvages ne sachant pas diriger les forces productives de la nature , sont obligés de vivre de ce qu'elle produit quand elle est abondonnée à elle-même, ou de ce qu'ils ravissent à leurs voisins, ce qui leur donne ces habitudes de rapine et d'oisiveté que nous appelons militaires , et qui se sont fait remarquer chez tous [67] les peuples au moment où ils sont sortis de la barbarie. Quelques-uns de ces peuples, tels que les Spartiates ou les Romains, les ont même conservées jusqu'à leur extinction ou à leur asservissement. Cependant, quoique nées de la barbarie, ces habitudes n'en avaient pas moins fait l'objet de l'admiration des modernes , et elles avaient été regardées en France comme un exemple qu'on ne pouvait se dispenser de suivre. L'assemblée constituante , tout en déclarant que la nation française ne ferait jamais de guerre offensive,, avait transformé les gardes des communes en gardes nationales , et leur avait donné un costume entièrement militaire.[31] Plus tard, la convention avait décrété que tous les Français étaient soldats, et qu'ils seraient tous exercés au maniement des armes.
La passion pour l'art militaire, et l'affaiblissement ou l'extinction du courage civil ont produit un effet singulier. En donnant à un chef d'armée les moyens de s'emparer des rênes du Gouvernement, elles ont fait sortir la nation de la fausse route dans laquelle elle s'était aveuglément précipitée, et l'ont jetée dans une route [68] également fausse. Les républiques des premiers âges ont cessé d'être prises pour modèles ; mais comme Bonaparte était trop ignorant pour voir que, dans l'état actuel de la civilisation, la passion des armes n'était qu'une aberration de l'esprit humain; comme il ne concevait pas d'ailleurs une organisation sociale fondée sur la nature même de l'homme , il n'a abandonné les maximes républicaines que pour embrasser les maximes du gouvernement féodal. Rousseau a cessé dès ce moment d'être le guide des législateurs de la France, et c'est Montesquieu qui l'a remplacé. Ainsi, au lieu de rétrograder de deux ou trois mille ans, on n'a plus voulu reculer que de deux ou trois siècles. Alors a été formé ce gouvernement, dans lequel on a fait entrer tout à la fois les simulacres des institutions républicaines des anciens, des institutions de la chevalerie du moyen âge ou de la féodalité, et des institutions des temps modernes; assemblage monstrueux, qui en réalité ne comprenait qu'un chef et des soldats, mais qui en apparence réunissait en un seul corps les choses les plus incohérentes
cujus , velut aegri somnia , vanœ
Fingentur species , ut nec pes , nec caput uni
Reddatur formae.
Depuis le commencement de la révolution [69] jusqu'à la chute du gouvernement impérial, on a donc marché d'erreur en erreur , sans pouvoir trouver le point auquel il convenait de s'arrêter. Et remarquons que les hommes qui ont ainsi pris une fausse direction , et qui l'ont ensuite imprimée aux autres, n'étaient pas des ignorans sortis de la dernière classe du peuple ; c'étaient des philosophes, des jurisconsultes, des médecins, des prêtres, des généraux, en un mot des savans de toutes les classes; c'étaient des hommes dont l'éducation avait été soignée, et qui en général pouvaient ne pas être mal intentionnés; mais, au lieu d'étudier les choses, ils avaient appris des systèmes, et sans examiner quel était l'état de la civilisation ou les besoins de leurs contemporains, ils faisaient des lois qui ne pouvaient convenir qu'à des peuples d'un autre âge.
Les hommes les plus éclairés n'ayant eu pour la plupart aucune idée arrêtée sur le gouvernement qui convenait aux peuples modernes , et la multitude étant tout à fait ignorante à cet égard , faut-il s'étonner qu'aucune institution n'ait pu tenir ? Si, quand une constitution est faite , les gouvernés sont incapables d'en apprécier les avantages, et si les gouvernemens eux-mêmes ne trouvent aucun inconvénient à la violer, ou aucun [70] bénéfice à l'observer, comment pourrait-elle n'être pas détruite ? Donner une constitution à un peuple ignorant, n'est-ce pas faire présent d'un livre de maximes à un enfant ? il l'accepte avec joie , le parcourt avec rapidité, s'il sait lire, et le jette ensuite pour ne plus s'en souvenir.
Cependant, quand les calamités arrivent, on murmure , on crie, on se révolte, on renverse le gouvernement; comme si les hommes qui gouvernent n'étaient pas eux-mêmes tirés du sein de la nation ! comme s'ils pouvaient être plus éclairés ou plus honnêtes gens qu'on ne l'est communément dans leur pays! comme s'ils devaient donner une grande attention aux affaires de l'Etat, quand ceux qui y sont le plus intéressés n'y prennent seulement pas garde ! L'opinion publique environne toujours de quelque faveur celui qui attaque un ministre impopulaire : quelquefois , en effet, une pareille attaque prouve au moins du courage; ce serait cependant une question assez curieuse à traiter que celle de savoir lequel est le plus digne de pitié, du ministre qui débite publiquement et sciemment des inepties pour faire adopter une fausse mesure; de l’assemblée qui l'écoute avec patience, et qui adopte la mesure proposée sachant qu'elle est mauvaise; ou du peuple qui à choisi les membres de cette [71] assemblée par une lâche complaisance , et qui n'ose pas ou qui ne sait pas les désavouer, quand ils s'écartent de leur devoir.
Le défaut de connaissance d'une organisation sociale propre à l'état actuel de la civilisation , et l'incapacité de la multitude, quand il s'est agi de prendre une résolution dans les circonstances difficiles, suffisaient pour rendre instables toutes les institutions imaginables; mais rien n'a favorisé la marche du despotisme comme les craintes produites par las excès de la révolution , et les fausses idées sur la valeur militaire.
Tel homme aura bravé cent fois la mort sur un champ de bataille , qui tremblera à l'aspect d'un commissaire de police , et ne pourra résister à l'appât d'un ruban ; tel autre se sera caché au jour du combat , qui ne sera ébranlé ni par les menaces , ni par les caresses d'un tyran , et qui marchera à l'échafaud sans hésiter. Le courage militaire n'est donc pas le même que le courage civil ; le premier , quand il est destitué de toute qualité morale , fait les conquérans et les esclaves , le second fait les hommes libres; l'un peut se concilier avec toute sorte de vices , l'autre n'en admet peut-être aucun; et l'on peut avoir observé que , quoiqu'ils ne s'excluent pas , celui-ci a toujours été d'autant plus rare , que [72] celui-ci a été: plus commun. Un peuple qui triomphe , est donc bientôt un peuple esclave: la France a déjà fait l'épreuve de cette vérité; nous desirons que d’autres ne la fassent pas à leur tour, et qu'après de brillans triomphes , ils ne soient pas réduits à porter envie aux vaincus. L'affaiblissement, on pourrait presque dire l'extinction du courage civil,. et le développement excessif du courage militaire, ont donné aux gouvernemens de la France les moyens les plus efficaces de renverser les lois destinées à mettre des bornes à leur pouvoir.
Le spectacle des excès de tout genre commis pendant la révolution a frappé de terreur presque tous l'es hommes qui en ont été témoins, et. qui ont couru ou cru courir quelque danger. Cette impression a été si forte et si long-temps soutenue qu'elle est devenue ineffaçable , et qu'elle leur fait encore voir avec effroi tout ce qui peut leur rappeler ces temps de calamité. Ils ont entendu les cris de liberté, d'égalité, de droits de l'homme , de constitution , pendant qu'une populace effrénée se livrait aux crimes les plus atroces ; et il s'est formé dans leurs esprits une association d’idées qui rend à leurs yeux toutes ces choses inséparables, et ne leur permet plus de voir qu'elles n'ont rien de commun entre [73] elles. Locke avait observé qu'un homme qui avait souffert de la douleur dans un certain lieu, qui avait été malade ou qui avait vu mourir son ami dans une telle chambre , ne pouvait plus séparer l'idée du lieu, de l'idée de la douleur qu'il y avait éprouvée , et qu'il lui était aussi impossible de souffrir l'une que l'autre.[32] Il en est de même de la plupart des personnes qui ont traversé la révolution; les choses qu'elles s'imaginent avoir vues en même temps, ne peuvent plus se présenter séparément à leur esprit. Vouloir qu'elles les désunissent, c'est leur demander une chose qui n'est pas en leur puissance ; tant qu'elles entendront parler de liberté , d’égalité, d'assemblées populaires , elles se rappelleront les crimes dont elles ont été témoin, et ressentiront les terreurs qu'elles ont alors éprouvées.
Ces terreurs profondes ont produit une aliénation totale d'esprit chez beaucoup de personne;[33] des maladies graves chez beaucoup d'autres , et elles ont détruit tout sentiment d'énergie chez presque toutes. La crainte, lorsqu'elle a été [74] extrême , est de toutes les passions celle qui dure le plus long-temps , et qui se renouvelle avec le plus de facilité. « Pour juger de son influence , dit un médecin allemand, on n'a qu'à se représenter l'homme saisi d'épouvante: les sens internes , la perception , le souvenir , etc., perdent leur force, il est comme frappé de paralysie; il regarde sans voir , il entend sans comprendre. Tout le corps tremble ou se roidit; la figure devient rouge ou pâle , selon que le sang est arrêté à la surface ou dans l'intérieur : la respiration est gênée , le mouvement du cœur est suspendu , et les pulsations ou s'interrompent ou éprouvent des irrégularités. Le foie paraît également troublé dans ses fonctions ; la bile s'arrête ou produit un débordement, auquel succèdent parfois des vomissemens ou des évacuations d'autres matières , que suspendent souvent les spasmes.
» Quelquefois la rupture des vaisseaux dont les parois sont faibles ; dans d'autres cas leur extension , celle du cœur , ou quelques anévrismes , sont la suite de ces violentes motions : on a vu jusqu'à des apoplexies, et même la mort, frapper comme la foudre les êtres qui se trouvaient atteints d'un pareil effroi. La révolution française , qui a excité des craintes si justes et si [75] multipliées , a fait remarquer aussi un plus grand nombre de maladies pareilles ».[34]
Si les terreurs produites par les excès révolutionnaires ont produit une telle désorganisation physique chez un grand nombre de personnes; si elles ont produit une aliénation totale d'esprit chez plusieurs, elles ont causé , ainsi que nous l'avons déjà observé, de fausses associations d'idées chez le plus grand nombre. Lorsque des idées incohérentes sont tellement liées .entre elles qu'il n'est plus possible de les séparer , et qu'elles se rapportent aux choses les plus communes de la vie , la personne qui en est possédée se trouve atteinte de folie. Ainsi , par exemple, qu'une femme soit frappée de terreur, et que, dans son effroi, elle entende prononcer par les objets qui l'épouvantent, les mois de père, de mère , de frère, d'enfant; si ces mots, ou les idées qu'ils rappellent, ne peuvent plus se présenter à son esprit sans être accompagnés de l'idée des dangers qu'elle a courus, et sans lui faire éprouver les sentimens de terreur dont elle â été frappée , elle sera considérée comme ayant l'esprit aliéné. Mais celui qui ne peut [76] entendre les mots de liberté, d’égailté , de constitution, etc., sans que les idées des crimes de la révolution, et des dangers qu'il peut avoir personnellement courus se présentent à son esprit , ne se trouve-t-il pas atteint d'une folie duu même genre ? Si cette folie nous frappe moins , c'est d'abord parce qu'elle n'influe point sur la conduite ordinaire de la vie ; en second lieu, parce qu'elle est beaucoup plus commune que la première; et enfin, parce que pour la reconnaître, il faut être capable d'apercevoir l'incohérence des idées dont elle se forme.
Continuons notre parallèle , et supposons qu'un grand nombre de femmes atteintes de la folie dont nous avons parlé , se trouvent réunies dans un même lieu : elles pourront se conduire d'une manière fort raisonnable , pourvu qu'aucune des idées associées dans leurs esprits ne se présente à elles; mais que le mot fatal qui les aura frappées soit prononcé , toutes les idées dont l'association forme leur folie se présenteront à l'instant à elles, et reproduiront tous les symptômes précédemment décrits ; les sens internes,. la perception, le souvenir perdront leur force; elles seront comme frappées de paralysie; elles regarderont sans voir, entendront sans comprendre. Si, dans ce moment d'effroi , l'idée de leurs forces [77] vient se joindre aux idées qui les épouvantent, elles passeront de l'accablement à la fureur; elles pousseront des cris de rage , voudront égorger tout ce qui se présentera devant elles; et, dans leur impuissance, elles vomiront les injures les plus atroces sur ceux quelles ne pourront pas atteindre.
Si nous substituons à ces femmes les hommes atteints de la folie analogue , nous verrons que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Tant qu'ils se croîront'les plus faibles , les mots terribles qui les auront frappés, les feront pâlir d'effroi , et leur enlèveront l'usage-de tous leurs sens; ils regarderont sans voir, écouteront sans entendre; leur voix ne produira que dés sons inarticulés , ou dès mots décousus et sans idées. Mais si :au contraire ils viennent à éprouver un sentiment de force, ils entreront en fureur, dresseront des listes de proscriptions, voudront égorger tous les hommes que leur imagination effrayée leur présentera comme des ennemis.[35] Chercher à ramener ces malheureux: par le raisonnement, ou vouloir les punir des excès commis dans leur démence , serait une folie ou une cruauté. On ne peut avoir pour eux que ce sentiment de pitié qu'inspire à un homme calme et compatissant, la présence d'un de ses semblables privé de l'usage de la raison.[36]
Les excès de la révolution , outre l'antipathie qu'ils ont inspirée à un grand nombre de personnes [79] pour des institutions utiles, ou même nécessaires , ont rendu timides les hommes éclairés dont ils n'ont pas altéré le jugement. La plupart ont vu périr leurs amis pour la défense d'un peuple qui a paru insensible à leur perte, et qui n'a jamais fait le moindre mouvement pour les sauver ; ils ont vu que toutes les fois qu'il a été question de verser du sang, des adresses sont arrivées de toutes parts pour enflammer les fureurs des tyrans, ou pour les justifier, mais que jamais une voix courageuse ne s'est élevée en faveur des victimes; et il est difficile qu'après de si funestes expériences , et lorsque l'âge a amorti les passions qui seules peur vent produire un grand dévouement, il leur soit resté assez d'énergie pour soutenir une cause dont la défense a si mal réussi à leurs amis. Plusieurs se sont trouvés engagés dans les affaires publiques aux époques les plus déplorables; et quoiqu'ils n'aient point participé aux mesures funestes qui ont été prises , ou même qu'ils s’y soient opposés de tout leur pouvoir, il a suffi que leurs noms s'y soient trouvés mêlés , pour que cela ait dû leur inspirer une certaine méfiance d'eux-mêmes , et les rendre plus timides.
Le courage civil ainsi affaibli par les excès commis durant les troubles révolutionnaires, a été ensuite presque entièrement détruit par l'exaltation du courage militaire. Une des bizarreries les plus remarquables de la révolution de France, c’est l'opposition constante qui a régné entre les idées, les habitudes et les sentimens de la plupart des Français. On aurait voulu vivre en paix avec tous les peuples , on sentait le besoin de se livrer à des travaux utiles , et l'oisiveté était considérée comme un vice lâche et honteux; mais on avait en admiration les costumes, les exercices , ou les évolutions militaires , un beau corps d'armée excitait l'enthousiasme des gens les plus froids, et tel qui venait de se ruiner pour se faire remplacer dans le service, allait admirer le corps dont la formation était cause de sa ruine. D'une part, on déplorait le sort des peuples réduits à la triste nécessité de se défendre , on s'intéressait à eux, on aurait voulu les secourir; mais de l'autre, on admirait les armées qui allaient les combattre , on s'enorgueillissait de leurs victoires, les rubans qui étaient la récompense de leurs exploits étaient un objet de vénération et d'envie. D'où provenaient ces absurdes contradictions ? de ce qu'on jugeait en barbares, et de ce qu'on sentait en hommes civilisés: on avait la tète remplie d'idées grecques, romaines ou germaines, et on était affecté de sentimens qu'on ne devait qu'à soi. Or , il est impossible qu'il existe quelque courage civil, et, par conséquent [81] quelque liberté là où se trouve un gouvernement assez stupide pour honorer l'esprit, d'envahissement et de rapine , et un- peuple, assez sot pour s'extasier devant des parades de, théâtre qui le ruinent , ou pour accorder son estime à des gens payés et honorés pour l'asservir.[37]
Si l'on considère maintenant que la propriété a été constamment méconnue et que l'espèce humaine a été également méprisée par les seigneurs féodaux , par les princes dont le pouvoir était absolu , et par les gouvernemens populaires$ que les rois , les nobles, les prêtres , les philosophes [82] et les peuples mêmes , n'ont guère mieux connu les uns que les autres le but du gouvernement; que de tous les côtés on a commis des erreurs également graves, et que ces erreurs, produites par les révolutions arrivées dans la nature humaine, étaient inévitables, on ne sera plus surpris qu'aucune institution n'ait pu tenir, et qu'en changeant de gouvernement on n'ait jamais changé que de despotes. Peut-être aussi que les hommes seront portés à avoir un peu plus d'indulgence les uns pour les autres, et qu'ils finiront par comprendre que pour jouir d'une bonne organisation sociale , il faut posséder assez de capacité pour la concevoir, et assez de courage pour la maintenir, quand elle est établie. S'il y a de mauvaises lois , c'est parce que la masse des peuples est incapable d'en apprécier de bonnes ; s'il y a des ministres corrupteurs , c'est parce qu'il y a des hommes à vendre : il n'y aurait point de despotes, si personne ne voulait être esclave.
On s'est imaginé que pour avoir la liberté, un peuple n'avait besoin que d'une bonne constitution; c'est une erreur dont il est temps de se désabuser; les lois ni les constitutions ne créent rien, elles déclarent ce qui est, et le garantissent ou le prohibent selon le besoin. Mais il n'est pas [83] plus en leur pouvoir de transformer des esclaves en hommes libres, ou des hommes libres en esclaves, qu'il n'est au pouvoir d'un individu de donner à un enfant la force d'un homme, ou de rendre un homme semblable à un enfant. Vaincre tous les obstacles qui s'opposent à l'accomplissement de nos désirs, ce n'est pas la liberté, car dans ce sens nul homme ne saurait être libre ; mais avoir une volonté inébranlable de remplir ses devoirs dans toutes les circonstances de la vie , voilà ce qui la constitue ; partout où l'homme porte cette volonté, il est libre ; partout où cette volonté l'abandonne, il est esclave.[38] Qu'importe, par exemple, qu'on nous permette ou qu'on nous interdise de publier nos pensées, si nous sommes assez lâches pour ne pas oser dire la vérité quand la loi nous y autorise, ou si nous n'avons pas le courage de la faire entendre lorsqu'il y a quelque danger. Vous demandez qu'on vous permette de faire connaître par écrit vos opinions , et vous n'osez pas les faire connaître de vive voix ! pensez-vous qu'il existe une loi qui vous oblige à soumettre vos paroles à la censure préalable d'un agent de police, ou attendez-vous qu'un dieu [84] vienne vous délier la langue ? Vous avez peur de l'arbitraire ! mais si vous le craignez pour vos paroles , pourquoi ne le craindriez-vous pas pour vos écrits ? dites plutôt que vous êtes né pour être esclave , et que vous chargez les autres de votre propre honte. Non , ce n'est pas à la force qu'il faut attribuer l'asservissement des peuples, c'est à l'ignorance , à la cupidité , à la vanité , à la sottise et sur-tout à la lâcheté. Bonaparte ne se fut jamais rendu remarquable et fut mort peut-être inconnu, dans un pays où il n'eût pas trouvé tous ces vices à mettre en œuvre.
Mais faut-il donc désespérer de la liberté des peuples ? Gardons-nous de le penser : le temps emporte les vices et les erreurs avec les générations qui en ont été infectées. Les peuples ne sortent de la barbarie que par degrés , et tous les efforts qu'ils font pour s'en dégager sont douloureux. La puissance des seigneurs féodaux ne pouvait peut-être s'éteindre qu'en se concentrant dans les mains d'un seul; le pouvoir absolu , résultat nécessaire de cette concentration, ne pouvait s'établir sans enfanter ou sans laisser exister un grand nombre de vices et d'erreurs; et l'autorité ne pouvait ensuite sortir des mains des rois pour passer dans les mains des peuples, sans que ces vices et ces erreurs produisissent une explosion terrible , [85] et sans que les courages les plus fermes en fussent ébranlés.[39] Les Anglais, en cessant d'être soumis à la domination de Cromwel , se précipitèrent sous le joug des Stuarts : le parlement alla jusqu'à renoncer à faire usage des armes défensives , ce qui équivalait, dit Hume, à une renonciation absolue à toutes les limitations de la monarchie , et même à tous les privilèges de la nation. Mais à peine la génération dont les troubles civils et le despotisme militaire avaient détruit le caractère, fut éteinte, que les principes de liberté proclamés antérieurement reparurent avec une force nouvelle, et apprirent aux Stuarts qu'un gouvernement est bien près de sa ruine , quand il prend pour règles de conduite les maximes qui lui sont suggérées par des esprits malades.
En France, on verra de même disparaître successivement toutes les causes qui ont occasionné la chute des institutions sociales qu'on y avait établies. Les philosophes, qui, jusqu'au commencement de la révolution , s'étaient occupé [86] de politique , avaient presque tous considéré le gouvernement comme une fin à laquelle tout devait être subordonné. Aujourd'hui on ne le considèré plus que comme un moyen ; la fin et le bien-être des peuples. Cette différence , dans la manière d'envisager les choses, fait prendre à la législation une direction nouvelle, et peut seule mettre un terme aux révolutions; car les hommes ne consentiront jamais à se considérer comme une matière brute, destinée à mettre en œuvre tel ou tel système politique. Lorsque des lois leur seront données, ils ne demanderont pas si elles conviennent à une monarchie , à une républiqiue, ou à un gouvernement despotique ; ils demanderont si elles conviennent à leurs intérêts; et ce n'est que lorsqu'elles s'y rapporteront qu'elles auront de la stabilité.
La propriété, sans être guère plus sacrée qu'elle ne l'a été jusqu'ici, est cependant un peu mieux connue. Si l'on se permet encore de frapper de stérilité les facultés productives de l’homme,[40] du moins on respecte jusqu'à un certain point les choses qu'on lui permet de produire ; et s'il n'existe aucune proportion entre la part qu'il est tenu de donner de ses produits et les services qu'on lui rend en échange , cela tient à des circonstances qui tôt ou tard finiront par disparaître. La confiscation , d'ailleurs , est abolie; et cela seul est un avantage inappréciable.
Le respect pour soi-même et pour les autres , respect sans lequel il ne peut exister aucune liberté , se rétablira à mesure que les causes qui l'ont affaibli s'éloigneront de nous. Les guerres civiles, les meurtres, les spoliations, les imprisonnemens illégaux , les tribunaux d'exception , enfin toutes les choses qui avilissent les hommes [88] en leur donnant une existence précaire , disparaîtront avec les factions qui les ont enfantées; et ces temps ne sont pas éloignés : déjà la génération qui se présente, étrangère à tous les partis, flétrit ce que chacun d'eux a de criminel; et la plupart des hommes qui ont déshonoré leur pays par leurs excès ou par leur bassesse , peuvent, en descendant à la tombe, entendre le jugement de la postérité.
L'indépendance que chaque homme acquiert par l'exercice de ses talens où de son industrie, a dissout pour toujours ces liaisons intimes qui existaient autrefois entre les citoyens d'un mème état ; mais les individus ont gagné en qualité d'hommes beaucoup plus qu'ils n'ont perdu en qualité de citoyens: s'ils ont des amis moins ardens, ils en ont un plus grand nombre ; s'ils ne sont pas aussi bien défendus dans leur propre pays , ils ont beaucoup moins à craindre des peuples étrangers , ou pour mieux dire, il n'y a plus de peuples étrangers pour les hommes qui savent se rendre utiles à leurs semblables. D'ailleurs, plus l'organisation sociale se perfectionne, et plus les moyens honteux de s'enrichir deviennent rares : on pourrait donc , par l'extinction de la classe oisive et dévorante , arriver à ce point que la fortune de chacun serait presque en raison directe de son [89] mérite , c'est-à-dire de son utilité ; et qu'à quelques exceptions près, il n'y aurait de misérables que les gens vicieux ou inutiles. Alors l'estime reprendrait sa force parmi les hommes ; et ils seraient plus portés à se protéger mutuellement , ou pour mieux dire , ils n'en auraient presque plus besoin.
En France, comme dans beaucoup d'autres pays, la masse du peuple est encore peu instruite sur l'organisation sociale la plus convenable aux peuples modernes ; mais si on ne voit que confusément ce qui convient, on voit du moins d'une manière très-claire ce qui ne convient plus; et l'on est aussi peu disposé à se précipiter dans le régime de la féodalité , qu'à revenir à un système de démagogie qui dissoudrait le corps social , ou à un système militaire qui amènerait de nouveau la misère et la ruine de l'État. Un avantage inappréciable qu'a la France sur les autres peuples , c'est que l'intervalle qui sépare le régime féodal du gouvernement représentatif est franchi, et qu'il n'y a plus moyen de rétrograder. Par suite de cette transition, les intérêts des hommes les moins instruits se trouvent étroitement liés aux intérêts des hommes les plus éclairés et les plus déterminés à soutenir une forme de gouvernement qui protége tout ce qu'il [90] y a d'utile, et qui ne laisse pas aux abus le temps de prendre racine. De faux systèmes peuvent encore être produits; mais les hommes intéressés à les faire adopter , ont manifesté des prétentions si contraires aux intérêts du peuple, que la méfiance qu'ils inspirent aux esprits même les plus bornés , sert mieux la cause de la liberté que tous les raisonnemens possibles : pour un peuple qui a pris en haine , on pourrait même dire en horreur , toute institution féodale , c'est un mauvais signe de ralliement qu'un titre de marquis ou de baron.
L’esprit militaire, si dangereux pour la liberté, a perdu tout sou empire. Presque tous les hommes , dont la violence avait fait des instrumens de devastation et d'asservissement, sont rentrés dans la classe industrieuse à laquelle on les avait arrachés. En reprenant des habitudes d'ordre et de travail, ils se convaincront qu'il y a fort peu de gloire à vivre dans l'oisiveté, et au moyen de ce qu'on ravit à ses semblables, ou de ce qu'on aide à leur ravir. Après avoir appris de leurs concitoyens à respecter les propriétés des autres , ils pourront à leur tour leur enseigner à défendre leurs foyers, et à repousser toute force qui menacerait leur pays d'asservissement. Ainsi, la destruction d'une armée permanente trop [91] nombreuse , nuisible peut-être au moment où elle a en lieu , aura eu néanmoins le triple avantage de diminuer les forces du pouvoir arbitraire, d'augmenter la classe des personnes industrieuses, et de leur donner plus de capacité pour se défendre , dans le cas où elles auraient besoin d'empêcher que leurs rjchesses devinssent la proie de leurs ennemis. On doit d'ailleurs aux armées françaises cette justice qu’elles ont eu toujours horreur des guerres civiles; qu'à toutes les époques elles sont restées du côté de la nation contre les armées étrangères , et que si des généraux ont quelquefois trahi leur pays pour passer à l'ennemi , elles ont constamment abandonné les traîtres.
Les faux systèmes discrédités , l'esprit d'envahissememt détruit, et le spectacle des crimes de le révolution avant perdu sa funeste influence , toutes les idées saines reprennent leur empire , et chacun se sent assez de courage pour les défendre dès qu'il en a les moyens. Les fausses craintes et l'esprit de faction peuvent encore mettre quelques entraves aux progrès de l'esprit humain; mais le cercle des hommes peureux et des gens de parti se resserre de jour en jour; et le moment n'est peut-être pas loin où les uns et les autres sentiront qu'il n'est pas au pouvoir de quelques [92] individus de faire marcher les peuples en arrière.
Mais comment les Français jouiront-ils de quelque liberté civile ou politique , si l'indépendance nationale de la France est anéantie, et si des gouvernemens étrangers peuvent se mêler de ses affaires intérieures ? Cette objection est grave , sans doute; mais il ne faut pas lui donner plus d'importance qu'elle n'en mérite. Si tous les projets de paix perpétuelle qu'on a faits jusqu'à ce jour ont été jugé chimériques , quoique fondés sur l'intérêt commun des hommes , il serait difficile dé croire à la perpétuité d'une paix qui n'aurait pour but que l'inique asservissement d'une nation. Il peut bien convenir au gouvernement de tel peuple d'Europe que la France soit épuisée, et que toute influence de sa part soit anéantie ; mais ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tous. La maxime de Machiavel, d'asservir les peuples les uns par les autres en les divisant, est trop connue d'ailleurs pour être dangereux ; et ce n'est pas en Europe qu'un diplomate astucieux pourra trouver des Indiens.
Nota. Dans un second article nous développerons les moyens qui peuvent donner de la stabilité aux institutions des peuples modernes. Nous ferons voir que le premier est que chacun jouisse , dans l'ordre social , d'une influence et d'une considération proportionnées à sa valeur ou à son utilité absolue. (Voir la note de la page 54. )
[1] Si ta propriété, dira-t-on , n'est que le produit du travail de l'homme, les terres ne sont donc pas des propriétés. Si quelques personnes trouvaient l'objection spécieuse , qu'elles recherchent la cause première de la valeur des terres, ou qu'elles étudient l'économie politique; elles trouveront que cette valeur a été d'abord un produit
[2] Il faut même , pour que ce respect s'établisse, qu’un peuple soit assez avancé dans la civilisation , pour constituer un gouvernement durable.
[3] Nec arare terram , aut exspectare annum , tam facile persuaseris, quam vocare hostes et vulnera mereri: pigrum quin immò et iners videtur sudore adquirere, quod possis sanguine parari.(TACIT. de morib. ger., cap. xiv.).
[4] Je suppose que ces anciennes fortunes ont été créées par les personnes qu'on a asservies et attachées au sol dont on s'est emparé : il est impossible que des hommes qui n'ont jamais rien su produire , aient acquis de la fortune, autrement qu'en ravissant ce que d'autres avaient produite.
[5] Epistolœ Gregorii VII, lib. 11, Epist.V. Recueil des hist. de France. tom. xiv , pag. 582.
[6] Ib. , tom. xv, pag. 483.
[7] Vita Ludov. grossi, Recueil des hist. de France , tonm. 12 , pag. 31.
[8] Odericus Vitalis, hist. Eccl. , lib. xiii, Recueil des hist. de France , tom. xii , pag. 765.
[9] Epistola Petri venerabilis. Recueil des hist. de France, tom. 15, pag. 651.
[10] Epistotœ Ludovici VII, Recueil des hist. ds France, tom. 16, pag. 109. Ces faits, puisés dans un ouvrage inédit, intitulé : Mémoires pour servir à l'histoire de la féodalité, de la barbarie et des progrès de la civilisation en France, sont très-communs dans l'histoire. Nous croyons en avoir assez rapportés pour notre objet.
[11] Ordonnance des eaux et forêts, du mois d'août 1669, tit. 3o , art. 2.
[12] « The killing of a deer or a boar, or even a hare, was punished with the loss of the delinquent's eyes ; and that at a time , when the killing of a man could be atoned for by paying a moderate fine or composition. History of England, chap. iv, The new forest.
[13] OEuvres de Louis XIV, tom. Ier., pag. 108.
[14] Ce père Tellier était un Jésuite; il est bon de le noter.
[15] Mémoires de Saint-Simon , tom. 3, p. 37.
[16] « Peut-on se rappeler, sans frémir, le pillage public et avoué des Dragons , la désunion des familles , parens armés contre parens pour se ravir leurs biens ; le spectacle d'un peuple nombreux, errant, nu, fugitif; nobles, riches, vieillards , gens souvent très-renommés par leurs vertus et leur savoir , faibles, délicats, accoutumés à une vie aisée, jetés dans les cachots , enchaînés à la rame , périssant sous le nerf des comites. . . .? » Mémoires de Saint-Simon , tom. vi, p. 128.
[17] Quelques écrivains ont loué cette manière d'acquérir : elle leur a paru très-noble. Ils auraient dû faire attention qu'un peuple ne pouvait acquérir par la guerre, que ce qu'un autre avait acquis par le travail; et que si tous avaient voulu employer le premier de ces moyens , le métier n'aurait rien valu pour aucun.
[18] On croit assez généralement que si les Romains méprisaient les arts industriels , ils avaient au moins beaucoup de goût pour les travaux agricoles. Cette erreur est venue de ce qu'au lieu de juger ce peuple par des faits généraux et constans , on l'a jugé d'après quelques faits particuliers et rares. Quand l'Italie était peuplée d'une multitude de petits états indépendans, son sol était assez bien cultivé pour en nourrir les habitans. Mais quand elle eût été subjuguée par les Romains , et réunie en un seul peuple , la Sicile , l'Afrique et l'Egypte purent à peine lui fournir assez de blé pour subsister. Cependant sa population était alors bien moins nombreuse qu'auparavant. Ce qui a fait croire que les Romains aimaient les travaux agricoles , c'est leur aversion pour l'habitation des villes. Cette aversion est cependant un sentiment commun à tous les peuples qui sortent de l'enfance , même à ceux qui-ne connaissent que le métier des armes.
[19] Le but final des travaux de l'homme n'est pas l’argent, sur-tout quand il est considéré comme monnaie; l’argent n'est qu'un moyen d'échanger des produits contre des produits d'une autre nature. Ainsi, pour parler avec exactitude , Montesquieu devait dire que, chez les grecs, tous les travaux et toutes les professions qui tendaient à créer des choses nécessaires à l'homme , étaient regardés comme indignes d'un homme libre. Tous les sauvages et tous les gentilshommes auraient été de cet avis.
[20] On voit qu'il n'est ici question que des simples ouvriers , et que les raisons pour lesquelles on leur refuse le droit de cité , peuvent s'appliquer aux ouvriers employés dans les travaux agricoles.
[21] Esprit des Lois , liv. iv , chap. 8.
[22] Tous les principes de Montesquieu , sur les gouvernemens républicains , sont absolument les mêmes que ceux, des républiques des premiers âges. Rousseau , dans le discours qui sert de base à son Contrat Social, se suppose dans le lycée d'Athènes, répétant les leçons de ses maîtres , ayant les Platons et les Xenocrates pour juges, et le genre humain pour auditeur. Mably, traitant de la législation ou des principes des lois , établit un dialogue entre un Suédois et un Anglais ; et il donne le beau rôle au Suedois , plus difficile à contenter, dit-il , et plein des idées des anciens philosophes sur l'art de régler une république.
[23] Montesquieu , Esprit des Lois , liv. vii, chap. 4.
[24] Esprit des Lois , liv. v, chap. 8.
[25] La guerre soutenue par des esclaves contre leurs maîtres , a quelque chose de vil à nos yeux. Ce sont des hommes qui se battent pour que le produit de leur industrie ne soit pas la proie de ceux qui les ont asservis: c'est une guerre ignoble. La guerre soutenue par Pompée contre César nous charme; elle a pour objet de savoir quel sera le parti qui tyrannisera le monde; elle se fait entre des hommes qui sont aussi incapables les uns que les autres de subsister par leurs propres moyens: c'est une guerre noble. — Si nous remontions à la source de nos opinions, nous trouverions que la plupart ont été faites par nos ennemis.
[26] Il y a eu une espèce d'hommes qui, .sans être entièrement libres , n'étaient cependant pas tout-à-fait esclaves; ce sont les tributaires. Ceux-là ont acquis leur entière liberté en donnant à leurs demi-maîtres plus de produits industriels , qu'ils n'étaient tenus de leur en donner.
[27] La -valeur absolue d'un individu se détermine par la balance du bien et du mal que cet individu fait à l'espèce humaine. Si la balance est égale, il n'y a point de valeur dans l'individu ; si la somme du mal l'emporte , il y a perte; si c'est la somme du bien, il y a valeur de tout ce qui excède la somme du mal. Ainsi, l'homme qui par un sage emploi de ses capitaux fait vivre dix familles , a une valeur décuple de celui qui n'en fait vivre qu'une. Mais ne résulte-t-il pas de là que le plus petit de nos manufacturiers est au-dessus du grand Pompée, et que César était au-dessous d'un bouvier? Cette idée ne peut manquer de déplaire beaucoup; puisque nos littérateurs et la plupart même de nos philosophes lisent l'histoire de Rome , comme nos ouvriers lisaient, il y a quelques années , les bulletins de la grande-armée. D'ailleurs , il y a au monde une multitude de gens aux yeux desquels les tyrans et les dévastateurs ont une très-grande valeur relative.
[28] Illum defendere , tueri, sua quoque fortia facta gloriae ejus adsignare, praecipuum sacramentum est. Principes pro victoria pugnant; comites pro principe. TACIT. de Morib. Germ. Cap. xiv.
[29] C'est bien attaquer les personnes que de porter atteinte à leurs propriétés ; mais c'est les attaquer d'une manière indirecte.
[30] On. trouve dans la constitution de 1793 presque tous les principes fondamentaux du Contrat Social, et dans les idées et les mœurs de ce temps , les idées et les mœurs des tribus sauvages de l'Amérique. Voy. Robertson's history of America , vol. 2 , book iv, pag. 124. — Ferguson's an essay on the history of civil society, part. 2 , sect. 1.
[31] Toute garde qui est instituée , non pour opprimer, mais pour défendre une nation , est nationale. Refuser cette dénomination aux troupes de ligne , c'est déclarer qu'elles ne font pas partie de la nation.
[32] Essai sur l'entendement humain, liv. xi , chap. xxxii , s. 12.
[33] Voir le Traité Médico-Philosophique, sur l'aliénation mentale, par M. Pinel.
[34] De l'Education physique de l'homme , chap. xi , p. 431, par M. Friedlander.
[35] Cette espèce de manie que nous signalons ici , n'est pas la- seule que la révolution a produite. M. Pinel, parlant des recherches qu'il a faites sur l'aliénation mentale, s'écrie : « Quelle époque plus favorable que les orages d'une révolution , toujours propres à exalter au plus haut degré les passions humaines, ou plutôt à produire la manie sous toutes ses formes! » Traite Médico-Philosophique, Sur l'alienation mentale , introduct. , p. 30 , 2e. édit. Quelquefois le vulgaire croit voir une assemblée de brigands, là où un observateur exercé ne voit qu'une réunion de maniaques. Il faut convenir cependant que le vulgaire aurait raison , si la manie était feinte et non réelle.
[36] Les associations d'idées qui forment la manie sont de plusieurs genres. Les unes produisent l'antipathie pour des choses bonnes en elles-mêmes; les autres produisent la sympathie pour des choses indifférentes ou nuisibles. Locke rapporte qu'un jeune homme ayant appris à danser dans une chambre où se trouvait un vieux coffre, ne pouvait plus danser dans cette chambre ni ailleurs , s’il ne voyait dans la même position , le vieux coffre ou quelque chose de semblable. Combien de braves gens qui ne se plaignent de la révolution que parce qu'elle a dérangé leur vieux coffre, et qui ne voudraient le rétablir que pour danser avec plus de grâce, au hasard de faire casser les jambes à tout le monde!
[37] On parle encore de gloire militaire : il serait bon de s'entendre sur la valeur de ces mots. Les Romains qui à cet égard peuvent passer pour nos maîtres , mesuraient la gloire d'un général par la quantité de butin qu'il apportait à la république; et l'on sait qu'ils étaient très-avides de gloire. Mais les modernes , d'après quoi la mesurent-ils ? Est-ce d'après le nombre d'hommes qu'ils égorgent , ou d'après le nombre de courtisans qu'ils nourrissent au moyen de leurs rapines ? Qu'est-ce donc que cette gloire dont ils se vantent ? Lorsqu'on voit des gens se consoler de l'asservissement de leur pays, en pensant à ce qu'ils appellent sa gloire militaire, on serait tenté de les assimiler à des fous qui se consoleraient des pertes faites dans un naufrage , en songeant à la beaute de la tempête qui aurait submergé leurs vaisseaux.
[38] La liberté dont il est ici question, n'est pas la liberté civile ou politique ; c'est une liberté morale qui engendre toutes les autres, et sans laquelle aucune ne peut exister.
[39] On a beaucoup crié , et l'on criera encore contre les hommes qu'on appelle des révolutionnaires : on devrait voir cependant que ces hommes avaient été élevés dans les temps pour lesquels on paraît avoir un si profond respect. La révolution a produit les constitutionnels ; mais la monarchie féodale avait enfanté les terroristes.
[40] Lorsqu'on établit un privilège , on n'accroît pas les facultés productives de ceux qui doivent en jouir ; on frappe seulement de stérilité les facultés productives de tous les autres; et l'on attaque leur propriété jusques dans sa source. Ainsi, par exemple, lorsqu'au lieu d’établir des règles générales pour prévenir l'abus des imprimeries, des journaux, ou de toute autre chose , et que l'on ne garantit qu'à quelques personnes privilégiées le droit d'exercer leur industrie par l'un de ces moyens, on frappe de nullité une partie des facultés productives de toute une nation , et l'on attente directement à sa propriété qui est de produire, aussi bien que de jouir de ses produits. Cela n'empêche pas du reste de proclamer que les propriétés sont inviolables; que tous les citoyens sont égaux devant la loi , et tant d'autres belles choses qu'on répète depuis près de trente ans, sans trop savoir ce qu'elles signifient.
Charles Dunoyer, “Du système de l'équilibre des puissances européennes” Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817), pp. 93-142.
Le premier moyen dont l'homme s'avise pour satisfaire ses appétits, c'est de prendre; ravir a été sa première industrie; c’a été aussi le premier objet des associations humaines, et l'histoire ne fait guère connaître de sociétés qui n'aient été d'abord formées pour la guerre et le pillage. Les peuples anciens les plus connus, les nations modernes les plus civilisées, n'ont été originairement que des hordes sauvages vivant de rapine.
Tant que ces peuples sont rests barbares, et il en est qui le sont toujours restés, tant que la guerre a été leur principal moyen d'existence, il a été impossible qu'ils eussent l'idée de vivre en état de paix; et la raison en est simple, c'est que n'ayant aucune industrie, aucun moyen de produire les choses nécessaires à leurs besoins; ils n'auraient pu prendre la résolution de vivre en paix sans se condamner, en quelque sorte, à périr. Aussi voit-on que les Romains, dont la [94] guerre et le pillage ont toujours été la principale industrie, n'ont jamais eu, tant qu'il leur est resté des peuples à vaincre et à dépouiller, l'idée de renoncer à la guerre. On peut observer également que les Barbares qui ont renversé leur empire, n'ont jamais eu, tant qu'ils ont conservé leurs anciennes mœurs, l'idée de vivre en état de paix. L'idée de faire de la paix un état, et un état durable, est une idée toute moderne; elle ne remonte guère au-delà du 17e siècle; elle a été le fruit d'une civilisation déjà avancée.
C'est dans le cours des guerres longues et cruelles de la Réformation, que les peuples de l'Europe" ont conçu, pour la première fois, l'idée de se constituer en état de paix. Cette idée leur a été suggérée par les maux, extrêmes que leur faisait la guerre, à une époque où ils commençaient à jouir des bienfaits de l'industrie et de la civilisation. La guerre avait enfanté le système de l'équilibre; ce système est devenu le moyen qu'ils ont employé pour fonder la paix.
Nous disons que la guerre avait enfanté le système de l'équilibre. Ce système, en effet, n'est qu'une suite de l'esprit guerrier; l'équilibre de l'Europe n'est que l'esprit guerrier parvenu en Europe à son plus grand développement. L'effet [95] de l'esprit guerrier n'est pas seulement de mettre aux prises deux individus, ou deux peuples. En même temps qu'il les rend ennemis, il les excite à se fortifier chacun de son côté, à rallier respectivement à leur cause le plus d'auxiliaires possible; d'où il résulte que la querelle de deux individus peut devenir celle de deux villes, et la guerre de deux peuples celle de dix nations. Voilà ce qui' est arrivé en Europe, et c'est ainsi qu'est parvenu à s'y établir ce système de l'équilibre des puissances, qui n'est autre chose que l'état de guerre d'une moitié de l'Europe contre l'autre.
Ce système a commencé à se développer à la chute du gouvernement féodal. Tant que ce gouvernement s'était maintenu, l'esprit guerrier n'avait pu s'exercer que sur des bases assez étroites. Il avait eu autant de centres d'action qu'il y avait en Europe d'États différents, et il n'avait guère mis aux prises que les possesseurs de fiefs de chaque contrée, soit entre eux, soit avec leurs suzerains. Lorsque ces derniers ont eu réduit leurs vassaux à la condition de sujets, et étendu à la fois leurs pouvoirs et leurs domaines, l'esprit guerrier a commencé à se déployer sur un terrain plus vaste, et à exercer ses ravages dans de plus grandes proportions. La guerre, allumée d'abord entre deux États, s'est bientôt étendue à plusieurs, [96] et elle a fini par les embrasser tous. C'est surtout à l'époque de la Réforme qu'on l'a vu devenir générale. Elle s'est faite d'abord entre l'Autriche et l'Espagne d'une part, et la France, la Turquie et les princes protestants du nord d'autre part; puis entre l'Espagne, d'un côté, et les Pays-Bas et l'Angleterre de l'autre; puis entre l'Autriche, l'Espagne, le Pape et la Bavière d'une part, et de l'autre la France, la Suède, et les états protestants de l'Allemagne; en étendant les relations des peuples, elle n'a fait qu'agrandir le cercle de ses fureurs; elle ne les a tous rapprochés que pour les mettre tous aux prises; enfin elle a partagé l'Europe en deux confédérations ennemies, et lorsqu'on a fait la paix on l'a laissée dans cet état. Il y a mieux: on s'est efforcé de rendre cet état durable; on a voulu en faire l'état habituel de l'Europe, et l'on a prétendu fonder ainsi le repos de cette partie du monde.
Pendant cent cinquante ans que la guerre avait duré entre des forces à peu près égales, on avait eu, ce semble, le temps de reconnaître que cette égalité de forces n'était pas, par elle-même, un moyen d'empêcher la guerre. Cependant on a voulu faire de cette égalité un principe de paix. On a partagé systématiquement l'Europe en deux ligues, [97] qu'on s'est efforcé de rendre égales, mais qu'on a laissées ennemies; et au moment où l'on ne faisait, en réalité, que constituer la guerre, on a annoncé au monde une éternelle paix. Cette paix entre des forces dont l'esprit restait le même, et qui, pour être pareilles, ne cessaient pas d'être rivales, a été, comme il ne pouvait manquer d'arriver, presqu'aussitôt troublée qu'établie. On n'a pas moins persisté à prétendre que le seul moyen d'assurer la paix, c'était de partager également les forces, et on en a fait de nouvelles répartitions dont la guerre a été constamment le résultat. Enfin, après trois siècles d'expériences toutes semblables, on continue encore à dire que le seul moyen de fonder en Europe une paix durable, c'est d'établir une juste proportion entre la force des États qui la composent, et de les partager en deux confédérations qui se balancent; c'est là le langage qu'ont tenu dans ces derniers temps toutes les puissances européennes;[1] c'est sur ce principe [98] qu’elles ont prétendu se régler au congrès de Vienne; et des hommes qui passent pour habiles n'ont critiqué l'esprit qui a présidé aux opérations de cette assemblée, que parce qu'il a empêché de fonder en Europe un véritable équilibre.[2]
On attribue communément deux objets au système de l'équilibre. Le premier est de maintenir la paix entre les puissances en les réduisant à [99] l’impossibilité de faire la guerre avec succès. Le second est, sinon de les empêcher de faire la guerre, du moins d'empêcher qu'aucune d'elles ne puisse, en la faisant, obtenir d'assez grands avantages pour devenir prépondérante et menacer l'existence ou la liberté des autres.
Le système de l'équilibre est-il propre à remplir l'un ou l'autre de ces objets? Examinons d'abord s'il peut remplir le premier; oublions les trois siècles de guerres qu'il n'a point empêchées; ne le considérons qu'en lui-même, et voyons si, par sa nature, il est propre à maintenir la paix.
Montaigne dit quelque part, que le fil le plus délié, s'il était partout d'une force parfaitement égale, serait capable de résister à tous les efforts qu'on pourrait faire pour le rompre. Il en donne pour raison que la force de ce fil étant partout la même, il n'y aurait pas de cause pour qu'il se rompît à un endroit plutôt qu'à un autre. Ce sophisme paraît bien absurde; il l'est moins pourtant que le raisonnement de ceux qui prétendent assurer la paix par l'équilibre des puissances européennes; car le fil le plus délié est encore plus fort que ne peut l'être l'équilibre le mieux établi. Ce qui fait la force du fil de Montaigne, ce n'est pas seulement l'exacte proportion de toutes ses [100] parties, c'est encore l'union intime, l'étroite affinité qui existe entre elles, et qui en font un seul et même corps; or, cette union, cette affinité si nécessaires, le système de l'équilibre ne les établit point, il ne les suppose pas même entre les peuples. Loin de les supposer unis, il les suppose divisés, et ce n'est qu'en balançant leurs forces qu'il tend à détruire leur opposition, et à les placer dans un état d'union et de paix. Or, est-il possible que leur union naisse de l'équilibre de leurs forces? Si toutes les parties du fil de Montaigne se repoussaient mutuellement, il est clair que l'égalité de ces parties ne ferait pas qu'elles restassent unies ensemble. Comment donc l'égalité de forces entre des peuples dont les intérêts se repousseraient, serait-elle plus propre à les tenir unis et paisibles? Comment des peuples qui seraient violemment entraînés à la guerre, en seraient-ils détournés parce qu'ils auraient des forces égales?
Supposons, .pour un moment, que les forces des différents États de l'Europe étant distribuées de manière à former entre eux la balance la plus exacte, ce qui du reste est bien évidemment impraticable; supposons, disons-nous, que ces différents États ne soient tous peuplés que de Goths, de Lombards, de Cattes, de ce qu'il y avait de [101] plus barbare dans les nations germaines; supposons que ces peuples conservent toujours leurs anciennes mœurs; qu'ils aient encore la même horreur invincible pour le travail et pour toute espèce d'industrie; qu'ils aiment mieux s'exposer aux plus grands dangers pour obtenir la possession d'un objet, que de faire le moindre effort pour le produire; qu'ils trouvent honteux d'arracher par des sueurs ce qu'on peut acquérir avec du sang; qu'ils laissent à des esclaves attachés à la glèbe le soin de fertiliser leurs champs, et qu'ils n'aiment, qu'ils n'honorent que la guerre et la rapine; qu'elles soient leur occupation la plus noble, leur passion la plus ardente, leur principal moyen d'existence; nous le demandons, est-il système d'équilibre qui puisse empêcher de tels peuples de se jeter lés uns sur les autres? Il est évident que l'égalité de leurs forces, loin de refroidir leur ardeur belliqueuse, ne fera qu'exalter leur orgueil et leur courage, irriter leur férocité mutuelle, et rendre à la fois leurs luttes plus fréquentes et plus meurtrières.
Considérons ces peuples dans une situation nouvelle. Supposons qu'ils sont arrivés au temps de l'anarchie féodale ;que dans chaque État, tous les liens de la subordination sont rompus; que depuis le plus petit possesseur de fief jusqu'au roi, il n'y a pas un seigneur qui ne veuille faire de sa [102] terre un État indépendant, et que, pour établir une paix durable entre tous ces Etats, on organise des systèmes d'équilibre semblables a celui sur lequel on prétend fonder aujourd'hui le repos de l'Europe; supposons qu'en même temps les chefs de tous ces petits États conservent, ainsi que leurs compagnons d'armes, des mœurs à peu près aussi barbares que celles qu'ils avaient dans les forêts de la Germanie; qu'ils aient toujours le même éloignement pour le travail, le même mépris pour l'industrie, le même goût pour les dépenses désordonnées,[3] la même passion pour la guerre et le pillage; y aura-t-il système d'équilibre qui tienne contre de telles mœurs? Suffira-t-il de balancer les forces des différents États pour les empêcher de se faire la guerre? Bien loin de là : on verra, en France par exemple, que tant que les grands vassaux de la couronne auront des forces égales a celles de leur suzerain commun, le roi, il lui feront, et se feront entre eux des guerres interminables, dans lesquelles chacun s'efforcera d'entraîner ses propres vassaux, de telle sorte que la guerre finira par s'établir à la fois sur tous les points du même royaume. Pour faire cesser ce désordre, il faudra attendre qu'un peuple [103] nouveau, un peuple industrieux et paisible s'élève a côté de ce peuple de barbares, qu'il prête à la couronne l'appui de ses forces toujours croissantes, que, pendant des siècles, la politique et la civilisation unissent leurs efforts contre les anarchistes féodaux. Ce ne sera qu'avec des peines infinies qu'elles parviendront à leur faire abandonner l'usage des guerres privées; et lorsqu'ils seront réduits à l'impossibilité de recruter des armées, et de forcer leurs sujets à se battre avec eux , on les verra , pour se consoler, se faire chevaliers errans , courrir par voies et par chemins à la quête des aventures les plus extravagantes ; et, pour dernière ressource, embrasser avec fureur l'usage des duels.
Considérons les mêmes hommes dans une autre situation. Supposons que, dépouillés enfin de leur puissance, et réduits ainsi à l'impossibilité de continuer leurs guerres privées, ils se réunissent en divers pays à leurs suzerains, et qu'après avoir été leurs ennemis les plus opiniâtres ils deviennent leurs plus fermes appuis. Supposons que ceux-ci, se trouvant alors tout-puissants dans leurs États, commencent à chercher des rivaux hors des limites de leurs empires, et que bientôt, pour rétablir ou pour conserver la paix, on se mette à former entre les [104] différons états de l'Europe des confédérations , des balances , des équilibres; supposons , en même temps , que les hommes qui partagent le pouvoir avec les chefs de ces états , tout en profitant depuis long-temps des bienfaits de la civilisation, n'en aient point suivi les progrès, qu'ils n'en comprennent pas même l'esprit; que sous des dehors polis et brillans, ils rétiennent encore les habitudes de la vie sauvage; qu'il n'y ait toujours à leurs veux de métier vraiment noble que celui des armes; que la première qualité de tout Roi soit d'être un grand donneur de batailles ; que le premier devoir de tout gentilhomme soit de suivre son prince à la guerre; que pour les princes et pour les nobles la guerre voit le premier.moyen d'illustration;[4] que hors de la guerre il n'y ait que le repos et l'oisiveté; auxquels on attache quelque honneur, et que du reste on professe un souverain mépris pour l'industrie , les sciences , les arts utiles; que l'on considère les, artisans, les agriculteurs, les savans , à peu près comme les Romains , [150] les Germains, et tous les peuples guerriers et barbares considéraient leurs esclaves, comme des hommes destinés à produire les choses.nécessaires aux besoins et aux plaisirs de ceux dont le métier est de faire la guerre, de consommer, de détruire et de se reposer; qu'il soit de principe que les peuples doivent ne pas être trop à l’aise, sans quoi il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir ; qu'il les faut comparer à des mulets qui étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail;[5] qu'on doit protéger le commerce tout juste autant qu'il est nécessaire pour que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour;[6] que les riches doivent manger beaucoup pour que les pauvres ne meurent pas de faim;[7] qu'il faut consommer le plus possible pour que l'État se soutienne, et que sans cela tout serait perdu;[8] etc. Nous le demandons, si telles sont dans les divers États de l'Europe, les maximes et les mœurs des [106] hommes en possession de la puissance; si ces hommes passionnés pour la guerre et pleins de mépris pour l'industrie, pensent, d'un autre côté, que le meilleur moyen de faire vivre les industrieux et de soutenir l'État, c'est de dépenser beaucoup; si dès lors la guerre leur paraît utile par les dépenses même qu'elle entraîne, et s'ils sont portés à la faire par préjugé en même temps que par passion, y aura-t-il système d'équilibre qui puisse les retenir, et n'est-il pas évident que, de quelque manière que leurs forces se balancent, la guerre sera leur état habituel?
Il est d'autant plus étrange qu'on veuille faire sortir la paix du système de l'équilibre, que ce système, comme nous l'avons dit en commençant, n'est qu'une suite de l'esprit guerrier, et que loin d'être une mesure prise pour la paix, il n'est jamais qu'une disposition faite pour la guerre. Que voit-on en effet dans ce système? On voit deux grandes puissances rivales s'efforçant, chacune de son côté, de rallier autour d'elle le plus grand nombre d'autres puissances qu'elles peuvent, et finissant ordinairement par partager l'Europe en deux confédérations ennemies; puis ces deux confédérations augmentant leurs armées à l'envi l'une de l'autre, et mettant sur pied des populations entières; [107] puis ces mêmes confédérations occupées, de part et d'autre, à dresser leurs soldats, à munir leurs places fortes, à forger des armes, à remplir leurs arsenaux, à accumuler des provisions de guerre, etc. Voilà le spectacle qu'offrent des puissances rivales cherchant à se mettre en équilibre. Or, quel est le principe de ces effrayantes dispositions, sinon l'esprit guerrier? Quel en est. l'objet, sinon la guerre? Il est tellement vrai que la guerre est l'objet des efforts que font deux grandes puissances pour se mettre en équilibre, qu'aussitôt qu'elles se sont entourées l'une et l'autre de forces à peu près égales, et que l'équilibre entre elles semble le mieux établi, on les voit se provoquer de mille manières, et, dans leur impatience de se mesurer, se déclarer ordinairement la guerre pour les plus misérables motifs.[9] Si, après beaucoup de fureurs [108] exhalées et de sang répandu, il arrive qu'elles ne puissent pas se vaincre, elles font la paix de lassitude; mais c'est une paix armée, une paix dans laquelle toutes deux s'efforcent d'accaparer le plus de puissance possible, et de se mettre encore en équilibre, une paix enfin qui n'est qu'une nouvelle préparation a la guerre. Si, au contraire, l'une d'elles est vaincue, alors parmi les puissances victorieuses, on en voit bientôt s'élever deux qui deviennent rivales, et c'est entre celles-ci que l'équilibre renaît. Mais quelle que soit la manière dont les forces se combinent, quelles que soient les puissances entre lesquelles l'équilibre s'établit, fruit de l'esprit guerrier, cet équilibre prétendu n'est jamais qu'une préparation à la guerre; c'est donc une chose [109] évidemment déraisonnable que de le présenter comme un gage de paix.
Il y a d'ailleurs une cause particulière pour que le système de l'équilibre ne puisse point assurer la paix, c'est le rôle que joue dans ce système une certaine puissance de l'Europe , la puissance anglaise ; c'est l'intérêt que cette puissance a d'en faire sortir la guerre. Cet intérêt est assez connu. Comme la balance s'établit toujours , non du continent à l'Angleterre , mais d'une partie du continent à l'autre , le gouvernement Anglais ne peut que gagner à ce que l'équilibre se rompe; car, en se rompant, il ne fait que mettre une partie des puissances continentales aux prises avec l'autre, et il est manifeste que tant que ces puissances se battent entre elles, elles ne peuvent pas avoir la pensée de se réunir contre lui. C'est déjà un grand avantage, mais ce n'est pas le seul qui résulte pour le gouvernement Anglais des ruptures qui surviennent dans l'équilibre des puissances. Si les guerres continentales garantissent sa sûreté, elles servent sur-tout son ambition ; tandis que les puissances du continent épuisent dans ces guerres leurs forces mutuelles, le gouvernement Anglais travaille en paix à accroître les siennes ; tandis qu'elles se disputent avec fracas quelques provinces d'Europe, le [110] gouvernement Anglais envahit le monde en silence. Ce gouvernement a donc le plus grand intérêt à faire éclater sur le continent, les guerres qu'y prépare le système de l'équilibre. Aussi , depuis un siècle et demi, toute sa politique , relativement, aux puissances continentales , a-t-elle été de les exciter sans relâche à se mettre en équilibre , et en même temps de faire tous ses efforts pour les empêcher d'y rester. Placé à distance et en lieu sûr , entre les deux bassins de la balance politique , il n'est pas de moyens qu'il n'ait employés pour les tenir dans un état d'oscillation perpétuelle ; ses richesses, ses armes, sa politique, il a tous mis en œuvre pour cela.[10] Qu'on juge [111] ensuite s'il était possible qu'il s'établit d'équilibre durable entre les puissances du continent, surtout quand on connaît l'esprit qui les portait à balancer leurs forces.
On aurait beau faire, si l'esprit guerrier continuait à être l'esprit dominant parmi les peuples [112] européens, il n'y aurait point en Europe de paix possible. L'obstacle serait dans les hommes, non dans les choses; ce ne seraient pas les traités qui manqueraient aux nations, ce seraient les nations qui manqueraient aux traités. Si les nations étaient portées à la paix, l'équilibre entre elles serait inutile; la paix subsisterait malgré l'inégale répartition des forces : tandis que si leurs inclinations naturelles les poussent à la guerre, il n'y aura point d'équilibre qui puisse les en détourner, et l'égalité de leurs forces ne pourra servir qu'à rendre leurs querelles plus opiniâtres et plus sanglantes. Enfin, autant il serait absurde de vouloir fonder la liberté chez un peuple où l'on n'aurait de respect ni pour les propriétés, ni pour les personnes, et où chacun voudrait s'élever et s'enrichir aux dépens de tous; autant il le serait de prétendre établir la paix entre des peuples chez lesquels on observerait les mêmes dispositions et qui voudraient devenir riches et puissants les uns aux dépens des autres. Une pareille prétention les rendrait essentiellement ennemis; et à moins que l'un d'eux ne parvînt à asservir tous les autres, ils seraient tous nécessairement dans un état de guerre permanent.
On a dit que la guerre n'était point dans les [113] mœurs des nations modernes; que parler aujourd'hui de conquêtes, de gloire militaire, ce serait se tromper d'un millier d'années;[11] que [114] depuis long-temps, l'esprit des peuples était uniquement tourné vers le commerce, l'industrie, et l'exercice de tous les arts utiles et.paisibles. Il nous semble que juger ainsi les nations modernes, c'est les traiter avec beaucoup de faveur. Si l'esprit d'industrie avait réellement été l'esprit dominant parmi elles, il y a longtemps qu'elles jouiraient de la paix; car l'effet nécessaire de la prépondérance acquise par l'esprit d'industrie serait de faire cesser la guerre.
L'esprit d'industrie, en effet, n'agit pas comme l'esprit guerrier; il n'excite pas à ravir, mais à produire; il ne s'exerce pas contre les hommes, mais sur les choses et sur les hommes; il est essentiellement inoffensif, et aussitôt que deux hommes ou deux peuples agissent d'après son impulsion, on doit voir disparaître par cela même tout ce que l'esprit de rapine pourrait avoir mis d'hostile dans leurs relations.
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Ce n'est pas là son unique effet. En même temps qu'il fait cesser les relations hostiles, il en fait naître d'amicales et unit tous ceux qu'il anime par les liens de leur intérêt commun. Comme l'homme le plus industrieux ne pourrait produire à lui seul qu'une très-petite partie des choses nécessaires à ses besoins, il faut qu'une multitude d'hommes se livrent à une multitude d'occupations différentes. Or, de cette diversité dans les travaux, et par conséquent dans les productions, il résulte que chaque producteur, pour satisfaire ses besoins, est obligé d'échanger une partie de ce qu'il produit contre une partie de ce que d'autres produisent; de sorte que chacun ayant besoin de tous, tous se trouvent intéressés à la conservation de chacun. Pour sentir quelle doit être la force de cet intérêt, et celle du lien qu'il forme entre les producteurs, il suffit de considérer à quel état de détresse ils se trouveraient tous réduits, si chacun était obligé de se contenter des produits de sa propre industrie, et ne pouvait les échanger contre ceux qui sont le résultat du travail d'autrui et que ses besoins lui rendent nécessaires. L'esprit d'industrie et la division des travaux qui en est la suite immédiate, tendent donc à unir très-fortement tous les hommes industrieux et forment le lien fondamental de toute société.
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Mais ce ne sont pas encore là les seuls effets de l'esprit d'industrie; en même temps qu'il unit les producteurs, il doit nécessairement faire qu'ils s'intéressent à leur prospérité mutuelle; car quelle que soit l'industrie que chacun d'eux exerce, il est évident qu'il trouvera d'autant mieux l'emploi de ses produits et pourra en tirer un parti d'autant plus avantageux, que les producteurs dont il sera entouré gagneront eux-mêmes davantage: L'esprit d'industrie doit donc faire désirer à tous les producteurs de se voir chaque jour plus nombreux; car plus leur nombre ira croissant, plus la masse et la variété des produits augmenteront, plus il y aura pour chaque produit d'autres produits contre lesquels il pourra être échangé, plus chaque producteur aura de débouchés ouverts, plus ses moyens d'échange seront multipliés. L'esprit d'industrie est donc essentiellement ennemi de toute rivalité, de toute barrière élevée entre le producteurs d'un pays et ceux d'un autre; il tend à mettre en communication non-seulemeut ceux d'une ville, mais ceux d'un royaume, mais ceux de dix royaumes, mais ceux du monde entier.
Enfin, tandis qu'il fait cesser l'état d'inimitié violente dans lequel l'esprit de rapine entretient les hommes, tandis qu'il intéresse chacun de ceux qu'il anime à la conservation et à la prospérité de tous les autres, tandis qu'il les excite à se mettre tous [117] en rapport entre eux, et qu'il tend ainsi à rendre générales la paix et l'union qu'il établit parmi ceux qu'il gouverne, il tend aussi à perpétuer la durée de cette paix et de cette union; car plus elles durent, plus il fait croître la prospérité des hommes qui obéissent à ses impulsions, plus il ajoute à leur bien-être, et plus par conséquent il doit leur rendre précieuses et chères la concorde et la paix qui sont la double condition des biens dont ils jouissent.
Tels sont les effets naturels de l'esprit d'industrie. Cet esprit est un moyen assuré de pacification entre les individus et les peuples qu'il anime ; et s'il eût véritablement dirigé les nations européennes, il y a longtemps, nous le répétons, que ces nations jouiraient de la paix. Mais pour qu'il pacifie les citoyens d'un État ou les peuples d'une contrée, il faut qu'il soit l'esprit dominant parmi les peuples de cette contrée ou les citoyens de cet État; il faut qu'il agisse universellement, et que son influence sur les hommes qu'il dirige ne soit pas balancée par celle de passions contraires. Si la population d'un pays se trouve partagée en deux classes d'individus, dont l'une soit uniquement occupée à produire, et l'autre uniquement occupée à dévorer, on sent que l'esprit d'industrie qui anime la première ne suffira pas pour établir la concorde entre elle et la seconde. Si une nation industrieuse a un gouvernement qui l'épuise et qui ne la protège point, on conçoit que [118] l’industrie qui s'est développée au sein de cette nation ne fera pas qu'elle soit très-unie à son gouvernement. Si, dans une réunion de peuples industrieux, il se trouve des peuples guerriers qui ne veuillent ou qui ne sachent vivre que de rapine, il est manifeste que l'industrie des uns ne sera pas une raison pour qu'ils vivent en paix avec les autres. D'un autre côté, si des nations industrieuses se laissent aller à des passions tout-à-fait contraires à l'esprit d'industrie, si elles sont successivement agitées par le fanatisme religieux, par des idées de domination et de vaine gloire, par des rivalités de commerce, etc.; et si ces passions, qui ne sont propres qu'à les diviser, sont plus fortes chez elles que l'esprit d'industrie qui ne tendrait qu'à les unir, il est manifeste encore que l'esprit d'industrie ne pourra pas être, parmi ces nations, un principe très-efficace d'union et de paix. Il ne suffit donc point qu'il y ait de l'industrie dans une contrée pour que la paix s'y établisse; il faut que l'esprit d'industrie y 'soit généralement répandu; il faut que son influence n'y soit pas détruite ou altérée par celle d'idées ou de passions contraires; il faut, en un mot, qu'il y domine, qu'il y dirige la conduite des peuples et celle des hommes qui gouvernent.
Maintenant, nous le demanderons, quels que [119] soient les progrès que l'industrie a faits en Europe depuis quelques siècles, peut-on dire que l'esprit d'industrie ait été jusqu'ici l'esprit dominant des peuples européens? Cet esprit a-t-il été général parmi ces peuples? A-t-il été le principal mobile de la partie industrieuse et éclairée des diverses nations dont se compose la société européenne? Nous ne croyons pas qu'on hésite à répondre négativement à ces questions; il est du moins très-certain pour nous qu'elles ne peuvent recevoir qu'une réponse négative.
Et d'abord, que l'esprit d'industrie n'ait pas été l'esprit général des peuples européens, même depuis que l'industrie a fait parmi eux le plus de progrès, c'est' une chose si évidente qu'elle mérite à peine d'être démontrée. On sait assez, en effet, au milieu de quels obstacles l'industrie a fait les progrès qu'elle a accomplis; on sait de quelle multitude de plantes parasites et dévorantes l'arbre de la civilisation est resté chargé; on sait quelles nuées de soldats, de moines, de commis de gouvernement, de courtisans, de nobles, de bourgeois anoblis, ont couvert la surface de l'Europe, tandis que l'industrie s'y est développée; on sait enfin que l'esprit d'industrie n'a pas été, en général, l'esprit dominant des ces diverses classes d'hommes.
Il n'a pas été, à coup sûr, celui des soldats de profession; car qu'ont produit ces soldats? [120] qu’ont produit les armées permanentes? Ont-elles produit seulement la sûreté de l'Europe, pour laquelle on dit qu'elles sont instituées? Et contre qui l'ont-elles défendue? Est-ce contre des hordes sauvages venues de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique? Non, c'est contre les armées permanentes de l'Europe. Mais si l'Europe n'a eu besoin d'être défendue que contre ses armées permanentes, on ne peut donc pas dire que ses armées permanentes ont produit sa sûreté; il faut dire, au contraire, que ce sont elles qui l'ont troublée perpétuellement. Ce qu'ont produit ces armées, ce sont des massacres, des viols, des pillages, des incendies; ce sont des vices et des crimes; ce sont la dépravation, la ruine et l'asservissement des peuples : elles ont été l'opprobre et le fléau de la civilisation.
L'esprit d'industrie n'a pas été non plus celui des moines; car, après l'esprit militaire, il n'en est pas assurément de plus contraire à l'esprit d'industrie que l'esprit de monachisme. Quelle est la vie du moine? Il mange, il se repose, il prie et ne produit rien; ce n'est pas dire assez, il empêche de produire. Après avoir envahi de vastes étendues du sol et soustrait à la production des capitaux immenses, il se sert de ce qu'il ne peut dévorer pour alimenter la paresse là où il fait naître [121] l'indigence; et tandis qu'il dépouille le peuple de ses biens, il lui fait perdre aussi l'usage de ses facultés, et lui ravit jusqu'aux moyens, jusqu'au désir de sortir de la misère. Telle est la vie du moine; tels ont été les.effets du monachisme partout où il a régné.[12]
L'esprit d'industrie n'a pas été davantage celui des hommes de race noble. Fidèles aux mœurs de leurs ancêtres, les nobles descendans des Goths, des Huns, des Francs, des Slaves ; des Vandales, ont toujours considéré l'industrie comme une chose essentiellement vile; et lorsqu'amollis par les progrès d'une civilisation plus douce, ils ont eu perdu l'habitude de s'enrichir par des rapines, ils ont commencé à prendre celle de s'enrichir par l'intrigue; d'hommes de guerre ils sont devenus hommes de cour, et leur fortune ne s'est généralement soutenue et agrandie que par les dons, les libéralités, les faveurs, qui leur étaient octroyés aux [122] dépens de la société tout entière et en retour desquels il ne leur est presque jamais arrivé de rendre à la société des valeurs équivalentes.
Le même esprit n'a pas plus été celui des roturiers anoblis que celui des nobles d'ancienne race. On sait quel était l'effet de l'anoblissement; il faisait sortir l'anobli de la classe des hommes qui produisaient, pour le faire entrer, lui et toute sa postérité, dans celle des hommes qui consommaient et qui ne produisaient point. Aussitôt qu'un homme était anobli, tout travail lucratif et productif lui était à peu près interdit. Plus sa noblesse était nouvelle, plus il devait se montrer jaloux de la conserver pure et de vivre noblement, c'est-à-dire sans rien produire. Dès lors l'industrie devenait à ses yeux une occupation foncièrement ignoble et dégradante; et son plus grand soin devait être d'oublier et de faire oublier la profession lucrative qu'il avait précédemment exercée, et à laquelle il devait son élévation et sa fortune. Suivre le prince à la guerre, hanter les antichambres, faire sa cour aux grands, visiter sa terre, chasser, dépenser beaucoup et ne rien faire, telles étaient désormais les seules occupations dignes de ce bourgeois devenu gentilhomme; et comme dans sa nouvelle condition il n'avait que des occasions de dissiper sa fortune, et qu'il ne lui était [123] permis d'exercer aucune profession propre à l'entretenir et à l'accroître, il s'ensuivait nécessairement que lui et ceux de sa race ne pouvaient s'élever ni se soutenir que par les faveurs du prince, c'est-à-dire aux dépens du public.
Enfin, on peut dire que l'esprit d'industrie n'a point été, en général, celui des gouvernements, et cela par une raison bien simple, c'est qu'en général ils ont mal connu et encore plus mal rempli leur tâche, et qu'il leur est très-rarement arrivé de fournir à la société l'équivalent des valeurs qu'ils recevaient d'elle pour la gouverner. On sait quel est, en principe, l'objet de la fonction des gouvernements : cet objet est fort simple; il se réduit à empêcher que nul ne fasse de ses facultés un usage nuisible à autrui, et à laisser d'ailleurs chacun en faire, sauf cette réserve, l'emploi le plus libre et le plus étendu. Tout gouvernement qui remplit cette tâche exerce une véritable industrie; il crée une valeur très-réelle et très-importante; il produit la liberté et la sûreté des personnes et des fortunes,- richesse précieuse sans laquelle nulle autre ne saurait exister, produit inestimable qui est la condition de l'existence et du progrès de l'ordre social. Le meilleur de tous les gouvernements est celui qui donne à ce produit la plus grande perfection au meilleur marché possible; -le pire de tous [124] est celui qui le fournit de la plus mauvaise qualité et qui le fait payer le plus cher.
Lorsqu'un gouvernement ne se propose d'autre fin que de procurer ce produit à la société qui le paie pour cet objet; lorsqu'il s'efforce de faire jouir tous les membres de cette société de la sûreté de leurs biens et de leurs personnes et du libre exercice de leurs facultés, et qu'il n'exige d'eux que ce qui est rigoureusement nécessaire pour leur rendre ce service, on peut dire que ce gouvernement est conduit par l'esprit d'industrie. Si, en leur rendant, exactement ce service, il le leur fait payer au-delà de ce qu'il vaut, au-delà du prix auquel ils pourraient se le faire rendre, tout ce qu'il leur prend en sus est une véritable soustraction qu'il leur fait subir, et, à cet égard, il se conduit par esprit de rapine. S'il leur rend imparfaitement le même service; s'il les protége mal, et qu'en même temps il exige d'eux plus qu'il ne faudrait pour les bien protéger, il se conduit encore plus par esprit de rapine. Enfin, si, au lieu de les protéger, il ne cherche qu'à usurper sur eux une grande autorité afin de pouvoir les faire contribuer au gré de son avarice; s'il leur ravit leur liberté pour être mieux en état de leur enlever leur fortune; s'il les opprime pour les exploiter, on sent que, dans ce cas, il n'est dirigé par aucun autre mobile, que par l'esprit de rapine : son action dégénère alors en un [125] véritable brigandage; elle n'est plus que la spoliation organisée. [Note: in another version he says “un brigandage constitué”]
Maintenant il est aisé de juger si les gouvernements européens ont été dirigés par l'esprit d'industrie, depuis que l'industrie a fait en Europe ses plus grands progrès. Pour qu'il fût possible de dire qu'ils ont été dirigés par l'esprit d'industrie, il faudrait que leur action eût consisté à faire jouir pleinement les peuples confiés à leur garde de cette liberté des personnes et de cette sûreté des fortunes que leur fonction est de garantir; il faudrait de plus qu'en leur procurant ce bien précieux, ils ne les eussent- pas obligés de le payer au-delà de ce qu'il devait naturellement coûter. Or, quel est en Europe le gouvernement dont on pourrait dire qu'il ait jusqu'ici procuré aux peuples soumis à son pouvoir une liberté véritable et à juste prix? quel est, au contraire, celui qui, soit constamment, soit par intervalles, ne les a pas cruellement opprimés, et ne leur a pas fait payer sa tyrannie cent fois plus cher que ne devrait coûter la liberté la plus parfaite? quelles sommes n'ont-ils pas dévorées les uns et les autres? et cependant qu'ont-ils fait des capitaux immenses que les peuples leur ont livrés? que leur ont-ils procuré en échange de tant de valeurs? Le despotisme, la guerre, l'esclavage, la misère; tels [126] sont les biens dont ils les ont ordinairement fait jouir.
Il s'en faut donc beaucoup que l'esprit d'industrie ait été l'esprit général en Europe, depuis que l'industrie s'y est développée. Cet esprit n'a été, en général, ni celui des gouvernements, ni celui des diverses et nombreuses classes d'hommes qui ont pris part à leur action. A-t-il été celui de la partie industrieuse et éclairée des peuples européens, de celle qui a le plus concouru à la production des richesses, de celle à qui les arts, les sciences et l'industrie ont dû leurs plus grands progrès? Pas davantage. Dans le cours des travaux les plus utiles, la masse de la population européenne a presque toujours été agitée des passions les plus contraires aux progrès de la civilisation, et l'esprit d'industrie n'a pas même été celui des hommes industrieux. Il y a eu un certain nombre d'opinions, de systèmes, d'idées plus ou moins contraires à l'esprit d'industrie, qui ont occupé tout le monde, qui ont été l'affaire importante, l'affaire générale des peuples de l'Europe depuis que l'industrie s'est développée parmi eux, et particulièrement depuis trois siècles.
Parmi ces idées, celles qui les premières ont agité l'Europe ont été des idées relatives à la religion: ç'a été la doctrine de [127] Luther, de Calvin et de leurs sectateurs; celle de- l'église romaine et de ses sectateurs. Pendant un siècle et demi, les seules questions qui aient fortement excité l'attention de l'Europe ont été de savoir si le christianisme obligeait de reconnaître l'autorité du pape; s'il devait y avoir une hiérarchie et une subordination dans l'église; si le jeûne, l'abstinence des viandes, les vœux monastiques, le célibat des prêtres, étaient des choses conformes ou contraires a la religion chrétienne; si l'on devait croire au purgatoire; si les indulgences étaient bonnes à quelque chose; si la messe était un sacrifice; si le baptême effaçait le péché; si Jésus-Christ était présent dans l'eucharistie; s'il s'opérait, dans ce sacrement, une transubstantiation ou seulement une consubstantiation, etc. Toutes ces choses, sur lesquelles on convient généralement aujourd'hui qu'il n'y a point à discuter, et sur lesquelles, par conséquent, il serait difficile de faire naître des discussions, mettaient alors toutes les têtes en feu d'un bout de l'Europe à l'autre, et y suscitaient les controverses et les guerres les plus violentes. Tout ce qui tenait au progrès des arts, des sciences, de l'industrie, n'excitait qu'un intérêt faible et secondaire. L'important n'était pas d'avoir des champs bien cultivés, un commerce actif, des manufactures [128] florissantes; ce qui importait surtout, c'était de faire triompher les idées religieuses auxquelles on était attaché; on abandonnait pour cela sa famille, ses foyers, son pays; le protestant palatin se réunissait au protestant français, le français au hollandais, le suédois, le danois à l'allemand : de toutes parts, les hommes unis par les mêmes opinions, s'attiraient, se rapprochaient, se liguaient; et partout les hommes d'une secte mettaient au premier rang des devoirs de convertir ou d'exterminer les hommes de la secte ennemie; c'était là la passion universelle et dominante.
Une autre passion non moins ennemie de la paix et de l'industrie que le fanatisme religieux, et qui n'a pas été moins générale en Europe, c'est le patriotisme, je veux dire le désir de chaque nation de s'élever au-dessus des autres, d'obtenir sur elles une grande prééminence, soit comme objet de gloire, soit comme moyen de sûreté, soit encore comme moyen de faire un commerce exclusif plus étendu.[13] Il n'est point [129] de peuple en Europe qui n'ait donné dans ce funeste travers; il n'en est point qui n'ait pardonné [130] à son gouvernement de lui imposer les plus cruels sacrifices pour lui faire faire des conquêtes, tant qu'elles n'ont pas été suivies de revers et d'humiliations. Toute la France admirait Louis XIV avant que la fortune l'eût abandonné : ce fut après qu'il eût envahi la Flandre et la Franche-Comté; après que ses armées, sous les ordres de Turenne, eurent ravagé le Palatinat; après qu'il eut inspiré à toute l'Europe une haine violente contre la France, que l’Hôtel-de-Ville de Paris lui décerna le nom de Grand, et que la nation entière parut confirmer ce titre accordé avec si peu de discernement. De nos jours, la nation française ne s'est guère montrée plus judicieuse. On ne peut malheureusement pas nier que, dans ces derniers temps, elle n'ait tiré une vanité fort grande et fort sotte du dangereux ascendant qu'elle avait usurpé sur les autres nations; qu'elle n'ait beaucoup admiré les triomphes de ses armées, même après qu'elles avaient cessé de la défendre, et lorsque leurs conquêtes la faisaient si cordialement et, il faut le dire, si justement haïr de ses voisins. Au reste, les torts de la France, à cet égard, ont été aussi ceux de tous les autres peuples; il n'en est pas un qui soit sans péché, et qui ait le droit de lui jeter la pierre. Nous avons tous eu, en Europe, l'absurde manie de chercher à nous [131] dominer les uns les autres; nous avons tous été ambitieux et conquérants : nous l'avons été en France sous Louis XIV et sous Bonaparte; en Espagne sous Charles V; en Prusse sous Frédéric II; en Suède sous Charles XII ; en Russie sous Pierre Ier et sous Catherine; en Angleterre, où nous passons pour être plus raisonnables qu'ailleurs, nous nous sommes montrés plus ambitieux que partout ailleurs: nous poursuivons-là, depuis cent ans, par les moyens les plus déloyaux, un vain projet de domination universelle; et il a fallu que la misère vint nous assaillir au milieu de nos triomphes, pour que nous fussions en état d'en comprendre la sottise. Telle a été notre folie à tous : peuples prétendus civilisés, nous nous sommes conduits en vrais sauvages.
Au désir si vain d'avoir la prééminence les uns sur les autres, les peuples européens ont joint une passion plus déraisonnable encore, s'il est possible, plus ennemie de leur repos et de leur prospérité, plus contraire à l'esprit d'industrie; je veux parler de l'esprit de monopole, c'est-à-dire de la prétention élevée par chaque peuple d'être exclusivement industrieux, d'approvisionner exclusivement tous les autres des produits de son industrie. Cette prétention est née principalement de l'idée qu'on s'est faite que l'or et l'argent étaient l'unique richesse dans [132] le monde. Il est résulté de cette idée que chacun a aspiré à posséder de ces métaux préférablement à toute autre chose; et comme, d'une part, la quantité en était limitée, et que, de l'autre, on ne pouvait s'en procurer qu'en les échangeant contre d'autres produits industriels, il est arrivé que chaque peuple a considéré l'industrie des autres nations comme un obstacle à sa propre fortune, que chaque peuple a voulu à la fois empêcher les autres d'être industrieux et les forcer à devenir tributaires de son industrie, diminuer la concurrence des producteurs et des vendeurs et augmenter celle des consommateurs, vendre beaucoup et acheter peu. Par l'effet de cette prétention, l'esprit d'industrie est devenu un principe plus hostile, plus ennemi de toute civilisation que l'esprit de rapine même. Un peuple vivant de rapine peut chercher à enlever aux autres une partie de ce qu'ils possèdent, il peut leur imposer des tributs onéreux; mais du moins il ne tend pas précisément à les empêcher de produire, et ne s'efforce pas de mettre des entraves à l'exercice de leurs facultés. Les Romains laissaient aux peuples qu'ils dépouillaient, leurs arts, leurs sciences, et la liberté de les cultiver; s'ils se montraient avides de leurs richesses, ils ne portaient pas envie à leur industrie, et ne cherchaient pas à en arrêter les [133] progrès. Égarés par les idées de monopole, les peuples modernes se sont montrés, à cet égard, plus barbares que les barbares. Ils n'ont pas cherché précisément a se dépouiller les uns les autres de leurs richesses, mais ils se sont mutuellement envié la faculté d'en produire; chacun considérant les produits créés par les autres comme autant de débouchés fermés pour ses propres produits, s'est efforcé d'empêcher que les autres ne produisissent; chacun a eu pour maxime d'entraver, autant que possible, le commerce et l'industrie des autres nations;[14] il n'est pas de mesures hostiles [134] qu’on n'ait imaginées, pas de guerres qu'on n'ait entreprises ou suscitées pour arriver à ce but; et tandis que chaque nation croyait assurer des débouchés à ses produits, on ne faisait, en réalité, que s'enlever des moyens d'échange; chaque peuple s'appauvrissait de tout ce qu'il faisait perdre aux autres et allait directement contre le but qu'il s'efforçait d'atteindre. C'est là une vérité que l'économie politique a rendue de nos jours tout à fait évidente, et qui est destinée à produire, tôt ou tard, une grande révolution dans les relations internationales [Or “des peuples”].
Telles sont les principales paissions, les divers ordres d'idées qui ont dirigé la conduite des peuples européens depuis que l'industrie s'est le plus perfectionnée parmi eux. Et ces erreurs n'ont pas été seulement celles du vulgaire; elles ont été celles des hommes de toutes les classes, celles des hommes les plus éclairés; elles ont même été enseignées aux peuples par des hommes d'un mérite éminent, et il n'est guère de sottises qui, avant de devenir vulgaires, n'aient été d'abord érigées en maximes par des esprits supérieurs. La superstition, le monachisme, l'esprit nobiliaire, l'esprit de conquête, le monopole, ont tous eu pour apôtres des littérateurs, des savants, des publicistes du premier ordre.
Les faits prouvent donc avec évidence que [135] l’esprit d'industrie n'a pas été jusqu'à présent celui des peuples européens. D'abord, il y a toujours eu parmi ces peuples des classes entières d'hommes pour qui l'industrie a été un objet de mépris, et puis nous voyons que la masse même de la population européenne a constamment été agitée de passions essentiellement hostiles, essentiellement contraires à l'esprit d'industrie. Maintenant nous revenons au système de l'équilibre, et nous demandons ce que ce système pouvait pour la paix au milieu de toutes ces passions? Pouvait-il les adoucir, les subjuguer, les détruire? Pouvait-il empêcher qu'elles n'excitassent les peuples à se faire la guerre? Il le pouvait si peu qu'il était lui-même un effet de ces passions, qu'il n'était que le plan d'après lequel elles poussaient les peuples à s'ordonner pour se combattre. On voit donc que, par sa nature, le système de l'équilibre n'est nullement propre à assurer la paix; il ne tend pas même à ce but.
Mais si ce système ne peut pas prévenir la guerre, peut-il au moins assurer l'indépendance des États? Peut-il empêcher que nulle puissance en Europe ne devienne assez prépondérante pour menacer l'existence ou la liberté des autres? Il semble d'abord qu'il soit plus propre à remplir ce second objet que le premier; car, quoique [136] depuis trois siècles la guerre ait été permanente au sein de la société européenne, il a cependant péri peu de grands États, et il suffit de jeter les yeux sur la carte de l'Europe pour y apercevoir d'abord les principales puissances qui y figuraient il y a deux ou trois cents ans. Cependant peut-on conclure de ce fait général que le système de l'équilibre est véritablement propre à assurer l'indépendance des puissances européennes?
La première chose qu'il y a à considérer, c'est la dépense d'efforts qu'il exige pour remplir cet objet. Il est, à cet égard, d'une imperfection choquante. On peut le comparer à ces vieilles machines, fruit d'un art encore dans l'enfance, où l'on a multiplié les rouages, et où les forces employées sont sans nulle proportion avec l'effet qu'on veut obtenir. Nous ne voulons pas dire par-là, cependant, que l'effet qu'est destiné à produire le système de l'équilibre soit dépourvu d'importance. S'il tend à assurer aux chefs des différents États de l'Europe la conservation de leur couronne et de leurs domaines, l'objet est important sans doute, et mérite bien que les peuples lassent quelque effort pour y atteindre. Cependant il se pourrait que le système de l'équilibre exigeât d'eux pour cela plus d'efforts que n'en mérite l'objet qu'on se propose, et e'est, il nous semble, ce qui arrive. Voyez en effet comment se soutient ce système de l'équilibre, et à quel prix il [137] assure l'indépendance des souverains? Il exige qu'on leur fournisse d'immenses armées; que ces armées soient entretenues et renouvelées avec la fleur de la population européenne, à mesure que les chefs d'État les font exterminer les unes par les autres; qu'on leur donne de quoi les solder, les nourrir, les équiper; qu'on leur procure les moyens d'entourer leurs possessions d'une double et triple ceinture de places fortes; d'élever partout des arsenaux, des magasins, des casernes ; de fabriquer des armes et toutes sortes de machines et de munitions de guerre, etc., etc. Tels sont, en partie, les sacrifices que rend nécessaires le système de l'équilibre. On voit évidemment que, s'il soutient les souverains, il ne les soutient qu'en écrasant les peuples.
Mais préserve-t-il du moins dans son intégrité l'indépendance des souverains? Les peuples, pour prix des sacrifices et des efforts qu'il les oblige à faire, parviennent-ils à conserver chacun au maître de qui ils dépendent la possession de sa couronne et de ses domaines? Tous n'y réussissent pas. Quelques-uns parviennent à élever la puissance de leurs chefs au-dessus de celle des souverains qui commandent aux autres nations; leurs chefs leur disant alors qu'ils sont un peuple de héros, qu'ils sont un vaillant, un grand peuple. D'autres, moins heureux ou moins puissants, ne peuvent pas [138] même toujours épargner à leurs souverains l'humiliation d'être battus, ni empêcher qu'on n'écorne leur héritage; et alors ceux-ci leur crient de défendre la patrie, de sauver l'indépendance nationale; mais les efforts qu'ils font pour cela ne sont pas toujours couronnés de succès, et il n'est pas rare qu'il leur arrive de perdre leur indépendance, c'est-à-dire de changer de maîtres. Combien de princes en Europe que le système de l'équilibre n'a point préservés du malheur de perdre leur couronne ! Combien de souverains à qui il n'a pu conserver leurs domaines! Qu'avaient fait de leurs États, sous Bonaparte, la moitié des rois de l'Europe? Qu'en ont fait à leur tour la plupart des souverains que Bonaparte avait élevés? Qu'en ont fait les anciens rois de Pologne? Qu'en ont fait les princes médiatisés de l'Allemagne? Qu'a fait le Danemarck de la Norwège; la Suède de la Finlande; la Saxe de la moitié de ses possessions? Qu'ont fait Génes et Venise de leur antique indépendance, etc., etc.? Il s'en faut, comme on voit, que le système de l'équilibre garantisse non pas seulement l'autonomie, mais même l'existence de tous les États.
Il est vrai qu'après une longue suite de bouleversements et de guerres, les anciennes grandes puissances du continent se trouvent aujourd'hui [139] de bout et en possession de vastes territoires. Mais ces puissances elles-mêmes jouissent-elles toutes d'une véritable indépendance? La France est-elle indépendante avec les cent cinquante mille hommes qui occupent ses places fortes sous le commandement d'un général anglais? Gênes, Naples, l'Espagne, le Portugal, le Piémont, tous les États du midi de l'Europe sont-ils véritablement indépendants? Ces États ne sont-ils pas tous, plus ou moins, sous l'influence de la puissance anglaise, et cette puissance n'emporte-t-elle pas la balance, même sur le continent? Puis, sa suprématie sur les mers est-elle douteuse, et à cet égard, toutes les puissances continentales ne sont-elles pas tombées dans une entière dépendance?
Les faits démontrent donc que le système de l'équilibre n'est pas plus propre à assurer l'indépendance des puissances continentales qu'à les empêcher de se faire la guerre. L'effet de ce système est de les tenir toutes dans un état permanent de révolution. Il élève les unes, il abaisse les autres; il en détruit d'anciennes, il en crée de nouvelles; et s'il maintient une sorte d'indépendance entre les plus considérables, c'est en les réduisant à un tel état d'effort et de souffrance, c'est en les écrasant tellement, que les sacrifices au prix desquels cette indépendance est si laborieusement préservée, constituent la plus lourde des servitudes.
[Editor’s note: This section was added in the other edition of this article.] Les faits démontrent donc que le système de l'équilibre n'est pas plus propre à assurer l'indépendance des puissances continentales qu'à les empêcher de se faire la guerre. L'effet de ce système est de les tenir toutes dans un état permanent de révolution. Il élève les unes ,il abaisse les autres, il en détruit d’anciennes, il en crée de nouvelles; et s'il maintient une sorte d'indépendance entre les plus marquantes, c'est en les réduisant à un tel état .d'effort et de souffrance , c'est en les écrasant tellement qu'il les fait tomber par cela même sous la domination de la puissance anglaise. Enfin , s'il assure . la prépondérance de celle-ci, ce n'est pas sans la réduire elle-même à un état très-violent; car , quoique dans le système de l'équilibre européen elle ne prenne pas ordinairement une part active à la guerre, on sait qu'elle est presque toujours obligée d'y concourir par des subsides; de sorte qu'elle n'épargne le sang de ses sujets qu'aux dépens de leur fortune, et qu'elle ne les préserve de périr par le fer qu'en les exposant à périr par la faim au milieu des richesses qu'ils produisent et qu'elle dévore. Ajoutons à cela que le système de l'équilibre ne lui assure la triste prééminence dont elle jouit que parce que l'équilibre se fait ordinairement d'une partie du continent à l'autre , et que s'il venait jamais à s'établir du continent à elle , il y a apparence qu'elle ne conserverait pas long-temps la vaine supériorité qu'il lui a procurée jusqu'ici. Ce système n'offre donc de véritable garantie à aucune puissance, et il est la ruine de toutes.
Il n'est qu'une chose qui puisse assurer aux peuples la paix, et aux gouvernements leur indépendance : c'est la destruction des erreurs et des passions favorables à la guerre, c'est la propagation des idées favorables à la paix. On sait que [141] ce qui a fait cesser les guerres privées en Europe, c'est l'élévation progressive d'un peuple nouveau à qui ces guerres étaient à charge. La même cause peut seule y faire cesser les guerres générales; il faut qu'il se forme en Europe une nation nouvelle, une nation industrieuse et paisible à qui les guerres entre les États soient aussi odieuses, aussi insupportables que l’étaient autrefois aux habitants de ces États les guerres particulières des seigneurs féodaux. Dès que cette nation européenne se sera élevée; dès qu'elle aura acquis assez d'importance et de force pour pouvoir comprimer, là où elles se manifesteraient, les passions favorables à la guerre, la guerre cessera naturellement. Mais une telle nation se formera-t-elle ? Deviendra-t-elle jamais assez puissante pour pouvoir contenir les ennemis de la paix? Plusieurs causes peuvent le faire espérer. Les idées propres à la faire naître existent; ces idées circulent d'une extrémité de l'Europe à l'autre ; elles rallient déjà la plupart des hommes éclairés de tous les pays. Si la masse de la population européenne ne les entend pas encore, elle se dépouille peu à peu cependant de l'ignorance et des passions qui pourraient l'empêcher de les adopter. Le fanatisme religieux, l'esprit militaire, celui de monopole ont perdu une grande partie [142] de leur influence. Nul prince n'oserait entreprendre la guerre aujourd'hui dans le dessein avoué d'agrandir son territoire; tous les peuples commencent à comprendre que le monopole les appauvrit au lieu de les enrichir; chaque jour la matière de la guerre s'use, et le temps n'est pas loin, peut-être, où on ne la fera plus que contre les fauteurs des erreurs et des passions qui l'ont entretenue jusqu'à nos jours.
D…..R.
[1] L'Autriche et la Russie, en se liguant contre Bonaparte au mois de septembre 1813, se sont dit animées du même désir de mettre un terme aux souffrances de l'Europe, par l'établissement d'un juste équilibre des puissances. L'Angleterre et l'Autriche se sont alliées, un peu plus tard, dans le dessein d'accélérer l'époque d'une paix générale qui, par un juste équilibre entre les puissances, assurât la tranquillité et le bonheur de l'Europe. La Bavière, en s'alliant à l'Autriche, a promis de coopérer de tout son pouvoir au rétablissement d'un équilibre entre-les puissances, qui fût propre à fonder un véritable état de paix. Les puissances alliées, en arrivant sur le Rhin, ont déclaré toutes ensemble qu'elles voulaient une paix qui, par une juste répartition de forces, par un juste équilibre, pût désormais préserver l'Europe des calamités sans nombre qui l'avaient accablée depuis vingt ans. Par l'alliance de Chaumont, les souverains coalisés se sont proposé de resserrer les liens qui les unissaient, pour la poursuite vigoureuse d'une guerre entreprise dans la vue d'assurer le repos futur de l'Europe, par le rétablissement d'un juste équilibre des puissances. — En un moi, toutes les fois qu'il s'est agi de faire connaître le but de la guerre et les moyens par lesquels on se proposait d'assurer la paix, on a mis en avant le système de l'équilibre. — Voir le Recueil des pièces officielles..... de Schœll.
[2] V. l'ouvrage de M. de Pradt sur le congrès de Vienne.
[3] Nulli domus, aut ager, aut aliqua cura : prout ad quemque venêre, aluntur, prodigi alieni, contemptores sut Tac, De mor. Germ., 31.
[4] Ce que nous disons ici est sans application relativement aux chefs des monarchies constitutionnelles des temps modernes. On sait qu'une maxime fondamentale de ces monarchies, c'est que le prince ne va point à la guerre.
[5] Testant, pol. du card. de Richelieu, p. 198. Amsterd., 1691.
[6] Montesquieu, Esprit des Lois, liv. 5, chap. ix.
[7] Id., ibid., liv. 7, chap. iv.
[8] Id., ibid.
[9] Il serait aisé de citer beaucoup de faits à l'appui de cette assertion. On connaît ce passage de Voltaire : « Après la paix d'Aix-la-Chapelle, l'Europe chrétienne se trouva partagée en deux grands partis qui se ménageaient l'un l'autre, et qui soutenaient, chacun de leur côté, cette balance, le prétexte de tant de guerres, laquelle devait assurer une éternelle paix. Les États de l’impératrice-reine de Hongrie et une partie de l'Allemagne, la Russie, l'Angleterre, la Hollande et la Sardaigne, composaient une de ces grandes factions; l'autre était formée par la France, l'Espagne, les Deux-Siciles, la Prusse et la Suède: toutes les puissances restèrent armées; et on espéra un repos durable par la crainte même que les deux moitiés de l'Europe semblaient inspirer l'une à l'autre On se flatta que longtemps il n'y aurait aucun agresseur, parce que tous les États étaient armés pour se défendre; maison se flatta en vain... Une légère querelle entre la France et l'Angleterre, pour quelques terrains sauvages vers iAcadie, inspira une nouvelle politique à tous les souverains de l'Europe. » Siècle de Louis XV, chap. 30 et 31.
[10] Tout le monde sait quels ont été pour lui les fruits de cette tactique; elle lui a valu l'empire du monde. Tandis qu'il excitait les puissances européennes à défendre leur indépendance sur le continent, il a envahi par degrés la domination des mers; il a rendu sa puissance tout-à-fait prépondérante en Asie , en Afrique , et en Amérique au moins relativement à l'Europe ; enfin il est parvenu à partager avec les premières puissances du continent la domination de l'Europe même. Il suffit de jeter un coup-d'oeil sur l'état de ses forces et l'importance de ses possessions dans les quatre parties du monde, pour être convaincu dé la vérité de ces faits.
Il semble que de tels résultats auraient dû faire voir enfin, sinon aux gouvernemens que leurs passions rendent aveugles , du moins aux écrivains qui se chargent de les diriger , tout le danger de cette doctrine de l'équilibre , qui n'assure l'indépendance des puissances du continent qu'en les faisant tomber toutes sous le joug du ministère britannique. Cependant on a vu, dans ces derniers temps, un écrivain jouissant de quelque célébrité, s'efforcer dé prouver que le congrès de Vienne n'avait mis aucun équilibre entre les forces des différentes puissances continentales ; qu'il avait laissé prendre à la Russie une prépondérance à laquelle il n'avait opposé aucun contre-poids,, et qui devenait pour l'Europe la chose du monde la plus menaçante ; et prétendre, en conséquence, que la sûreté de l'Europe, son intérêt le plus pressant, exigeaient qu'il se formât de suite une étroite confédération entré la Suède la Prusse, l'Empire , l'Autriche et la Turquie , soutenus au centre de l'Europe par la France-et les Pays-Bas , pour balancer l'effrayant ascendant de la Russie. Ce que cet écrivain a dit à cet égard est tellement remarquable , que si l'on connaissait moins l'indépendance de son caractère et sa probité politique, on serait tenté de croire qu'il a écrit sous l'inspiration du ministère britannique. La chose est assez curieuse pour mériter que nous nous en occupions dans un article à part.
[11] C'est depuis trois ans seulement qu'on a dit que, depuis mille ans, l'esprit de guerre et de conquête n'est plus celui des peuples. Si cette remarque de M. Benjamin de Constant est exacte, il faut convenir du moins qu'elle est faite un peu tard; et il est assez singulier que personne, avant cet écrivain, n'ait observé une révolution accomplie depuis mille ans dans les idées des peuples d'Europe. Mais ce qui est plus singulier encore, c'est que, dans un écrit destiné à prouver que l'esprit guerrier n'est plus celui de notre époque, M. Benjamin de Constant fasse un éloge pompeux de la guerre; qu'il avance qu'elle n'est pas toujours un mal; qu'à de certaines époques elle est dans la nature de l'homme, et qu'elle favorise le développement de ses facultés; qu'il donne à entendre qu'elle peut être un moyen de prospérité pour les peuples; qu'il dise, par exemple, que « chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière. » Est-ce que chez les anciens ce que la guerre détruisait profitait à quelqu'un? Est-ce qu'une guerre heureuse était heureuse pour tout le monde? Elle procurait aux vainqueurs des terres, des tributs, des esclaves, il est vrai; mais que procurait-elle .aux vaincus qu'elle dépouillait de leurs biens? Ajoutait-elle aussi à leur richesse publique et particulière? On voit bien que M. de Constant ne songeait pas aux vaincus quand il a écrit ceci. C'est un tort qu'on a trop souvent quand on s'occupe de l'histoire des peuples conquérants, et particulièrement de celle des Romains; on prend parti pour ce peuple contre ceux qu'il asservit et qu'il dépouille, sans songer qu'on se met ainsi du côté des barbares, et qu'on procède avec eux à l'invasion du monde. On doit s'étonner cependant que M. Benjamin de Constant ait eu une pareille distraction, surtout au moment où il voulait prouver que l'esprit de conquête est contraire à nos mœurs et à nos idées.—Voir l'écrit intitulé De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, par Benjamin de Constant-Rebecque; Paris, 1814.
[12] « Henri VIII, dit Montesquieu, voulant réformer l'église d'Angleterre, détruisit les moines; nation paresseuse elle même, et qui entretenait la paresse des autres, parce que, pratiquant l'hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent... Depuis ce changement, l'esprit de commerce et d'industrie s'établit en Angleterre. » Esprit des Lois, liv. 23, chap. xxix.
[13] Nous n'examinerons point si une telle prééminence est un véritable objet de gloire pour une nation. Il faut qu'on ait hébété, comme on l'a fait, les peuples de l'Europe, pour qu'on soit parvenu à leur faire considérer comme une chose glorieuse ce qu'on ne leur procure jamais qu'au prix de leur liberté, de leur repos, de tout leur bien-être. Nous n'examinerons pas davantage si les peuples augmentent leur sûreté en s'efforçant, chacun de leur coté, d'accroître leur puissance. Qui ne voit que cet état d'efforts de tous contre tous est ce qui détruit leur sûreté, et non ce qui la fait naître? Enfin, nous ne chercherons pas s'il est nécessaire de commencer par envahir le monde pour pouvoir, sans désavantage, commercer librement avec lui. Lorsqu'une nation incorpore un pays conquis à son territoire, elle permet à ce pays de commercer librement avec elle, et elle ne doute pas qu'elle ne fasse une chose aussi avantageuse pour elle-même que pour ce pays. Si elle s'en adjoignait un second, elle lui donnerait la même faculté, et elle croirait encore agir conformément à son intérêt propre. Enfin, si elle s'adjoignait successivement toutes les contrées du globe, elle permettrait successivement à toutes de commercer librement avec elle, et elle serait toujours convaincue qu'elle fait une chose qui lui tourne à profit. Mais si une nation croit .qu'il lui est utile de permettre à un peuple de commercer librement avec elle, lorsque ce peuple est sous sa domination, comment peut elle croire qu'il lui est nuisible d'accorder la même faculté à ce peuple, lorsqu'il cesse de lui être soumis? Comment la liberté du commerce, que l'on considérerait comme très-avantageuse si le monde était soumis à une seule puissance, peut-elle paraître une chose pernicieuse, parce qu'il est soumis à un grand nombre de dominations différentes? Peu de raisons, ce nous semble, sont plus propres que celle-là à l'aire sentir l'absurdité du commerce exclusif.
[14] [This note appears in another version of this article.] La nation anglaise est , sans contredit , celle qui, à cet égard, a eu les torts les plus graves. Si elle est de toutes les nations européennes celle qui a fait faire chez elle les plus grands progrès à l'industrie, elle est aussi celle qui a le plus travaillé à en arrêter les progrès chez les autres. Elle a sacrifié à ce but une partie considérable de ses richesses. Elle a employé le fruit de ses travaux à entretenir partout la guerre et le despotisme; et la civilisation est devenue dans ses mains l'auxiliaire le plus puissant de la barbarie. On avait vu quelquefois des peuples polis chercher à civiliser des barbares , niais on n'en avait pas vu s'efforcer de retenir dans la barbarie des peuples tendant à se civiliser; et la nation anglaise est la première qui ait offert au monde un tel spectacle. On peut dire que nul peuple avant elle n'avait fait une aussi grande violence à l'espèce humaine.
[CD??], [CR] “Traité d'économie politique, 3e. édit., par M. Jean-Baptiste Say,” Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817?), pp. 159-227.
TRAITE D'ECONOMIE POLITIQUE, OU SIMPLE EXPOSITION DE LA MANIERE DONT SE FORMENT, SE DISTRIBUENT ET SE CONSOMMENT LES RICHESSES;
TROISIÈME ÉDITION,
A laquelle se trouve joint un Epitôme des principes fondamentaux de l'Economie politique;
Par Jean-Baptiste SAY,
Chevalier de Saint-Wolodimir, membre de l'Academie imperiale des Sciences de Saint-Pétersbourg, de celle de Zurich, etc.; professeur d'Économie potitique à l'Athenee de Paris.
(2 vol. in-8o. : prix, 12 fr., et 15 fr. par la poste. A Paris, chez Déterville, libraire, rue Hautefeutille, n°. 8.)
(Premier article)
Il y a deux sortes de systèmes : les uns, enfantés par des imaginations ardentes ou bizarres, ne reprisant rien de réel, et peuvent être modifiés [160] de mille manières; les autres, faits sur des observations justes, n'ont rien d'arbitraire, et sont immuables comme les choses même qu'ils représentent ou dont ils ne sont que l'exposition : les premiers paraissent ordinairement dans les temps de barbarie, et obtiennent un grand succès parmi les gens médiocres et les esprits faux, toujours -portés à admirer ce qu'ils entendent le moins; les seconds ne se montrent que chez des peuples déjà éclairés, et excitent peu d'enthousiasme parce qu'ils portent avec eux les caractères de l'évidence, et qu'ils ne permettent pas aux imaginations de divaguer ; ceux-ci répandent une lumière vive et durable, et acquièrent avec le temps l'autorité de la raison et de la vérité; ceux-là, au contraire, après avoir jeté quelques fausses lueurs, disparaissent comme des météores, et laissent le monde dans l'obscurité.
Dans les sciences physiques ou naturelles, les faux systèmes j quoique nuisibles, .peuvent cependant n'avoir que des conséquences peu dangereuses : quelles que soient les opinions qu'on ait sur l'organisation de l'univers, les astres n'en suivent pas moins leur cours, et tous les livres du monde ne sauraient en déranger la marche. D'ailleurs, en physique, les expériences, quelque coûteuses qu'elles soient, ne peuvent nuire [161] qu'à ceux qui les font. Mais dans les sciences morales ou politiques, il n'en est pas de même: ici les expériences ne se font pas sur les choses, elles se font sur les peuples, et un faux système suffit quelquefois pour faire le malheur de plusieurs générations. Cependant c'est dans ces sciences qu'on en a fait le plus : on n'a pas cru qu'en morale, comme en physique, la nature eût une marche réglée; et que le meilleur système, ou pour mieux dire le seul bon, fût celui qui exposerait simplement la manière dont les choses se passent. On s'est imaginé que dans cette science tout était arbitraire : parce qu'on a vu que l'homme pouvait se plier à quelques règles, on-a cru ou l'on a fait semblant de croire qu'il pouvait se plier indifféremment à toutes, et les hommes qui n'avaient réfléchi sur rien, qui n'avaient rien vu, rien observé, se sont cru aussi savans que ceux qui avaient passé leur vie à étudier.
La manie de chercher des règles de conduite dans son imagination, au lieu de les chercher dans la nature même de l'homme, a eu peu de danger dans les individus qui n'ont joui d'aucun pouvoir ou d'aucun crédit; mais lorsqu'elle s'est trouvée chez des hommes auxquels on supposait de grands talens, ou qui étaient revêtus d'une autorité très-étendue, elle a eu les résultats les [162] plus funestes. Machiavel, traçant, dans son prince, les règles de la politique astucieuse ou atroce suivies par quelques cabinets, faisait un système, et préparait ainsi le malheur des peuples à venir; Charles IX ordonnant les massacres de la St.-Barthélemi, exécutait un système, celui de l'égalité des opinions religieuses; Louis XIV proscrivant des milliers de familles, exécutait aussi un système, c'était le même que celui de Charles IX; Roberspierre (sic) envoyant à l'échafaud les hommes les plus éclairés et les plus riches de la nation,,exécutait un système analogue, celui de l'égalité absolue en politique; Bonaparte faisant périr toutes les années sept ou huit cent mille hommes, exécutait un système d'un autre genre, il constituait des monarchies.
En économie politique, les faux systèmes n'ont pas été moins funestes à l'espèce humaine qu'en religion ou en politique : car il faut leur attribuer la plupart des malheurs qui ont désolé le monde . Les horreurs commises par les Espagnols en Amérique pour y amasser de l'or ; les crimes commis dans les Indes par les Anglais pour soumettre ce pays à leur domination ; les guerres faites ou suscitées à la France par le gouverne-r ment d'Angleterre depuis des siècles, pour détruire l'industrie française ; le blocus continental [163] de Bonaparte et sa guerre de Russie pour détruire l'industrie anglaise; la guerre actuelle de l'Espagne contre les peuples de l'Amérique méridionale; enfin, presque toutes les calamités qui ont pesé ou qui pèsent encore sur les peuples, n'ont eu lieu que parce qu'on s'est opiniâtre à faire exécuter de faux, systèmes d'économie politique. Tous ces systèmes ont tourné ou tourneront à la ruine et à la honte de ceux qui les ont soutenus ; parce que la nature agissant par des lois constantes et invariables, finit toujours par vaincre les obstacles qu'on lui oppose.
Les sciences morales et politiques ne sont pas plus arbitraires que les sciences physiques ou naturelles; dans les unes comme dans les autres, on ne s'instruit que par l'observation. L'organisation de l'homme est aussi invariable que l'organisation d'une plante, et les phénomènes généraux qui en résultent, sont aussi indépendans du moraliste ou du législateur, que les phénomènes résultans de l'organisation des êtres inanimés, sont indépendans du naturaliste qui les observe et nous les fait connaître. Dans toutes ses parties, la nature suit une marche constante et invariable; les choses, dans les mêmes circonstances, arrivent toujours de la même manière; il ne peut donc y avoir qu'une bonne [164] manière de les exposer; il ne peut y avoir qu'un bon système dans chaque science, et les plus grands génies n'ont d'autre avantage sur le commun des hommes, que de bien voir comment les choses se passent, et de les exposer comme il les ont vues. Locke et Condillac, étudiant les facultés de l'homme, n'ont pas plus créé l'entendement humain, que Newton, en observant les astres, n'a produit la gravitation universelle; les premiers comme le dernier ne se sont instruits que par .l'observation des faits, et ne nous ont donné des connaissances qu'en nous faisant voir ce qu'ils avaient eux-mêmes vu.
Il semble que, dans l'étude des choses, les hommes ont toujours suivi une marche inverse de leur utilité : ils se sont occupé d'abord: de fables ou de poésie; ils ont ensuite porté leur attention sur l'histoire, c'est-à-dire sur les erreurs de leurs ancêtres ; les sciences physiques ou naturelles sont venues plus tard, et enfin l'étude de l'homme est venue la dernière.[1] Les [165] peuples, à cet égard, se sont conduits comme des individus : il leur a falu des contes dans leur enfance, des hochets ou des jeux dans leur adolescence, et des études utiles dans l'âge mûr. Sans qu'il soit nécessaire de rechercher dans la nature de l'esprit humain, les causes générales qui ont déterminé les hommes à suivre cette marche, on peut indiquer les causes particulières qui ont retardé les progrès des sciences morales, ou qui en ont fait un véritable chaos.
Une science ne peut faire des progrès que lorsque les hommes sont réunis en société, et que leur temps n'est pas absorbé par la recherche des choses les plus nécessaires à leur existence. Mais s'il faut une société organisée pour se livrer à l'étude des sciences, il faut un gouvernement et des lois pour avoir une société. Des institutions sociales, bonnes ou mauvaises, doivent donc précéder les études nécessaires à la connaissance de l'homme, c'est-à-dire qu'on doit établir une société, avant de connaître les bases sur lesquelles une bonne société doit être fondée. Comme les hommes qui gouvernent trouvent toujours que le meilleur des gouvernemens est ce-lui dans lequel ils se trouvent, et que le pire est celui qui les déplacerait, il est donc naturel qu'ils cherchent à faire partager cette opinion [166] aux gouvernés ; qu'ils considèrent comme criminel tout homme qui chercherait à établir un autre ordre de choses, et que toutes les règles de morale et de politique se rapportent à qui est déjà établi. L'ignorance forme donc les premiers gouvernement, et c’est ensuite le besoin de commander et l'habitude d'obéir qui réduisent en système les institutions qu'elle a créées.[2]
Cependant, comme il est impossible que des hommes qui établissent des systèmes, non d'après la nature des choses, mais d'après leur imagination, puissent se rencontrer sans se communiquer leurs idées, il s'est établi une multitude de formes de gouvernement, et chacun a cru que la forme du sien était la seule bonne. Des philosophes, ou des hommes qu'on a pris pour tels, sont ensuite venus ; ils ont réduit en maximes générales des faits particuliers qu'ils avaient remarqués dans chaque pays, et ils ont présenté aux hommes comme dès règles de sagesse,- ce qui n'était au fond, que le produit de [167] l'ignorance ou du hasard, ou même de quelque chose de pire. Les sciences morales et politiques n'ont donc été que des recueils de systèmes arbitraires, copiés sur ceux que les peuples avaient adoptés avant que d'avoir aucune connaissance de l'homme. Ces systèmes ont ensuite été multipliés, soit par le désir de plaire aux gouvernemens, soit par la vanité de produire quelque chose de nouveau. Comme il est plus facile at plus expéditif de lire des livres que d'étudier les choses, les législateurs et les moralistes modernes ont trouvé qu'ils n'avaient rien de mieux a faire que de prendre pour modèle les institutions de leurs prédécesseurs. Semblables à Procruste qui égalait à la longueur de ses lits les voyageurs qu'il attirait dans son antre, ils ont choisi dans les systèmes arbitraires qu'ils ont trouvé faits, celui qui convenait le plus à leurs vues ou à leur caractère, et ils ont voulu que tous les hommes soumis à leur autorité y fussent rapportés.
En législation et en morale, la plupart des peuples pourront être tenus long-temps encore dans les lits de Procruste. En sera-t-il de même en économie politique ? Cette question revient à celle-ci : les écrivains et les gouvernemens ont-ils adopté ou adopteront-ils un système fondé sur la nature même des choses, ou s’égareront-ils [168] encore dans des systèmes imaginaires ou arbitraires ? Il n'entre pas dans notre objet d'examiner ici quelles sont les maximes suivies par les gouvernemens ; nous obséderons seulement que lorsqu'un peuple n'a que de fausses idées sur ses véritables intérêts, il est impossible que ceux qui le gouvernent en aient de justes. Deux puissances se disputent aujourd'hui l'empire du monde : la force et l'opinion; tant que celle-ci reste muette ou inactive, la première agit seule; si les peuples veulent être bien gouvernés, il faut donc qu'ils s'éclairent et qu'ils se forment des opinions justes sur les choses qui les intéressent. Un gouvernement, quelle que soit l'étendue de son autorité, se hasarde rarement à choquer le sens d'une nation; jamais il ne parviendrait à faire exécuter une loi qui serait contraire à la raison publique : des ministres peuvent bien souffrir qu'on les considère comme de petits despotes, mais il n'en est aucun qui veuille passer pour un imbécille ou pour un fou .
C'est sur tout en économie politique qu'il importe aux peuples de s'éclairer. Mais comment parviendront-ils à acquérir des lumières? La plupart des hommes n'ont ni le temps ni la capacité nécessaires pour s'instruire sans le secours des livres ; et il existe une telle méfiance contre [169] les écrivains qui s'occupent aujourd'hui de sciences morales ou politiques, que chacun se sent disposé à condamner un ouvrage avant même de l'avoir lu. Deux causes ont concouru à faire naître cette méfiance ; la première, c'est l'arbitraire qu'on a remarqué dans presque tous les ouvrages qu'on a déjà lus;[3] la seconde, le peu de bonne foi qu'on trouve dans la plupart des écrivains. Pendant les quinze années qu'a duré le règne de Bonaparte, tous les hommes qui ont voulu ne pas sacrifier à l'idole du jour, ont été tenus dans l'ombré; et on ne s'est pas borné à les écarter des affaires publiques : on leur a interdit de se faire connaître par des ouvrages qui auraient pu honorer leur caractère. La génération qui s'est élevée pendant cet intervalle, n'a donc connu que les hommes qu'il avait plu au chef de mettre en scène; et à peine le grand drame politique a été joué, que la plupart des acteurs ont disparu pour changer de costume, et reparaître aux yeux du public avec un rôle nouveau, fies brusques métamorphoses ont inspiré [170] une telle méfiance que toutes les fois qu'on voit paraître un écrivain qu'on ne connaît pas, on se demande avec inquiétude et avant même de juger ses écrits, quel est cet homme ? Si l'on reçoit une réponse satisfaisante, on lit l'ouvrage ; sinon, on le rejette ou on le parcourt avec dégoût.
Les personnes qui ne connaissent pas M. Say pourront aussi nous demander, avant de lire son ouvrage, quel est cet homme? La réponse, facile pour nous, sera satisfaisante pour nos lecteurs; car si dans tous les temps on doit se trouver heureux d'avoir un homme de plus à estimer, à combien plus forte raison ne doit-on pas l'être à une époque où il est si rare de rencontrer des hommes d'un caractère honorable! Nous prendrons notre réponse dans l'avertissement même qui se trouve en tête de l'ouvrage, et qui en renferme l’histoire.
« La première édition de cet ouvrage, y est-il dit, parut en 1803. L'auteur exerçait alors des fonctions qui pouvaient devenir importantes (celles de tribun.) Il s’aperçut bientôt qu'on voulait, non pas travailler de bonne foi à la pacification de l'Europe et au bonheur de la France, mais à un aggrandissement personnel et vain, bien insensé, puisqu'il devait amener l’humiliation et la ruine ; ce que l'on conservait de [171] formes de la liberté, ce que l'on proclamait du respect pour les droits de la nation et de l'humanité, n'était plus qu'un semblant destiné à leurrer le gros du public. Quant aux hommes qu'on ne pouvait duper, et qui ne se laissent pas acheter, ils étaient contenus par une administration active, appuyée de la force militaire,
» Trop faible pour s'opposer à une telle usurpation, et ne voulant pas la servir, l'auteur dut s'interdire la tribune; et revêtant ses idées de formules générales, il écrivit des vérités qui pussent être utiles en tout temps et dans tous les pays. Telle fut l'origine de ce Traité d'économie politique.
» Après y avoir travaillé trois ou quatre ans, l'auteur n'avait encore que les matériaux d'un bon ouvrage; et cependant le despotisme, ennemi né du bon sens, poursuivait sa marche effrayante. Une police inquiète, acquérant chaque jour quelques-uns des droits que perdait la liberté, on voyait s'approcher de nouveau et sous d'autres livrées, cette époque de terreur où le philosophe paisible et ami du bien courait le danger d'être assailli dans son domicile, et de voir ses manuscrits, fruits pénibles des ses veilles, saisis et dispersés. L'auteur sauva le sien [172] par l'impression, tout imparfait qu'il était, et tandis qu'on le pouvait encore.
» Il fut éliminé du Tribunat; et en même temps, par une contradiction qui n'étonnera que ceux qui n'ont pas assez étudié les hommes et les époques, on le nomma à un emploi lucratif. Mais comme il était hors de son pouvoir de changer les principes de l'administration, et hors de sa volonté de coopérer à des désastres, il envoya sa démission, et résolut d'essayer, dans un cercle borné, de faire le bien qu'on devait désormais désespérer d'opérer en grand. Il forma dans un méchant village, à cinquante lieues de Paris, une manufacture où quatre cents ouvriers, la plupart composés de femmes et d'enfans, trouvèrent de l'occupation; en peu d'années, il eut la satisfaction de voir l'industrie et l'aisance animer des campagnes où, durant des siècles, un régime féodal et monacal n'avait su entretenir que la mendicité et la misère.
» Ses loisirs furent employés à perfectionner ce livre, qu'on ne pouvait plus dès long-temps se procurer dans la librairie : il menait ainsi de front la théorie et la pratique. Enfin il profita de l'espèce de liberté qui suivit l'entrée en France des armées de l'Europe entière, pour donner de [173] cet ouvrage une seconde édition, beaucoup moins imparfaite que la première. Le Traité d’économie politique reparaît aujourd'hui avec de nouvelles et importantes corrections, où l'auteur a mis à profit les conversations qu'il a eues avec les hommes les plus distingués de la France et de l’Angleterre. »[4]
La conduite ferme et désintéressée d'un écrivain est d'un favorable augure pour ses ouvrages, sur-tout dans les sciences morales et politiques; cependant ce n'est qu'une présomption, et dans cette matière, une présomption ne dispense pas de la preuve.
On peut être honnête homme et faire mal des vers.
On peut aussi avoir un grand caractère, être, vm homme désintéressé, un excellent patriote, et n'avoir pas pour cela les moyens de faire un bon ouvrage; nous devons donc examiner le Traité d’économie politique en lui-même, et abstraction faite, de toute considération personnelle. L'auteur a-t-il suivi une bonne méthode [174] dans ses recherches? Son système est-il l'exposition fidèle de la manière dont les choses se passent naturellement, ou n'est-il, comme la plupart des ouvrages de politique ou de morale, qu'un recueil de vieilles erreurs tournées en maximes générales?
Le titre même de l'ouvrage et le discours préliminaire annoncent déjà que M. Say a fort bien senti qu'une science, quelle qu'elle soit, n'est pas un recueil de maximes ou de recettes, mais une suite de faits généraux qui s'enchaînent mutuellement, et qui dérivent les uns des autres. Il a cherché l'économie politique, non pas dans son imagination, mais dans les choses mêmes.
« En commençant cet ouvrage, dit-il, j'ai dépouillé tout système, Que voulais-je prouver? Rien. Je voulais exposer comment les richesses se forment, se répandent et se détruisent. De quelle manière pouvais-je acquérir la connaissance de ces faits ? En les observant. C'est le résultat de ces observations que je donne. Tout le monde peut les refaire. »
» En économie politique, comme en physique, comme en tout, dit-il ailleurs, on a fait des systèmes avant d'établir des vérités, parce qu'un système est plutôt bâti qu'une vérité n'est découverte. Mais cette science a profité des [175] excellentes méthodes qui ont tant contribué aux progrès de plusieurs autres ; et elle a fait elle-même des progrès remarquables depuis qu'elle n'a plus admis que les faits bien observés et les conséquences rigoureuses de ces mêmes faits ; ce qui exclut totalement ces préjugés, ces autorités qui, en science connue en morale, en littérature et comme en administration, viennent s'interposer entre l’homme et la vérités.
Comparant l'économie politique à la statistique, M. Say observe que la première, nous fait connaître, toujours d'après des faits bien observés, quelle est la nature des richesses. De la connaissance de leur nature, ajoute-t-il , elle déduit les moyens de les créer ; elle expose la marche que les richesses suivent dans leur distribution, et les phénomènes qui accompagnent leur anéantissement. C'est l'exposé des faits généraux qui s'observent en cette matière. C'est par rapport aux richesses, la connaissance des effets et des causes. Elle montre quels faits s'enchaînent nécessairement; tellement que l'un est la suite, de l'autre, et pourquoi l’un est la suite de l’autre. Mais- elle ne cherche plus ses explications dans des suppositions; il faut que l'on conçoive nettement, d'après la nature de chaque chose, pourquoi l'enchaînement a eu lieu; il [76] faut que la science vous conduise d'un chaînon à l'autre, de telle sorte que tout esprit bien fait puisse voir clairement de quelle manière ces chaînons se tiennent. C'est ce qui constitue l'excellence de la méthode moderne.
Mais quoi ! dira-t on, si l'auteur n'imagine rien, s'il se borne à exposer les faits qui se passent journellement sous nos yeux, à quoi bon prendre la peine de faire un livre ? N’avons-nous pas des yeux comme lui pour voir comment les choses se passent? Sans doute, nous avons des yeux; mais nous avons besoin qu'on nous apprenne à en faire usage, et qu'on nous fasse remarquer ce qui est devant nous. Si nous savions observer les choses par nous-mêmes, tous les livres sur les sciences seraient inutiles ; car, lorsqu'ils sont bien conçus, ils ne contiennent pas autre chose que des expositions de faits. L’économie politique ne crée ni ne détruit les richesses ; mais elle nous fait voir comment elles se créent et se détruisent; elle nous' fait voir comment les particuliers et les peuples, qui ne sont que des réunions de particuliers, se ruinent souvent en croyant s'enrichir ; et ce n'est pas là une connaissance frivole.
Dans un discours préliminaire, l'auteur détermine le champ où peuvent s'étendre les [177] recherches de cette science, et l'objet qu'elles doivent se proposer ; il fait voir comment on s'est égaré, lorsqu'on a confondu l'économie politique avec la politique pure, ou avec les connaissances des arts ou des sciences qui peuvent concourir à la formation des richesses ; il attaque les préjugés qui se sont formés contre l'économie politique ; il démontre l'utilité de cette science; il en suit les progrès, et détermine les pas qui lui restaient à faire. Au nombre des causes qui ont contribué à lui faire faire des progrès, l'auteur place avant toutes les autres les révolutions qui sont arrivées en Europe depuis vingt-cinq ans.
» Mais ce qui sur-tout contribue aux progrès de l'économie politique, dit-il, ce sont les circonstances graves où le monde civilisé s'est trouvé enveloppé depuis vingt-cinq ans. Les dépenses des gouvernemens se sont accrues à un point scandaleux; les appels qu'ils ont été forcés, pour subvenir à leurs besoins, de faire à leurs sujets,, ont averti ceux-ci de leur importance; le concours de la volonté générale, ou du moins de ce qui en a l'air, a été réclamé, sinon établi, presque partout. Des contributions énormes, levées sur les peuples sous des prétextes plus ou moins spécieux, n'ayant pas même été suffisantes, il a fallu avoir recours au crédit ; pour obtenir [178] du crédit, il a fallu montrer ses besoins comme: ses ressources; et la publicité des comptes de l'Etat, la nécessité de justifier aux yeux du public les actes de l'administration, a produit dans la politique une révolution morale dont la marche ne peut plus s'arrêter.
» Dans le même temps, de grands bouleversemens, de grands malheurs ont fourni de grandes expériences. L’abus des papiers-monnaies, des interruptions commerciales et d'autres, ont fait apercevoir les dernières conséquences de presque tous les excès. Et tout à coup des digues imposantes rompues, de grandes invasions, des gouvernemens détruits, d'autres créés, des empires nouveaux formés dans un autre hémisphère, des colonies devenues indépendantes, un certain élan général des esprits, si favorable à tous les développemens des facultés humaines, de grandes espérances et de grands mécomptes, ont certainement beaucoup agrandi le cercle de nos idées, d'abord chez les hommes qui savent observer et penser, et par suite chez tout le monde.[5] »
[179]
M. Say, comme le titre l'indique, a divisé son traité en quatre parties. La première, qui est la plus considérable, puisqu'elle forme à elle seule la moitié de l'ouvrage, fait connaître la production des richesses ; la seconde en expose la distribution; la troisième la consommation; la quatrième est un épitôme des principes fondamentaux de l'économie politique.
Toutes les choses qui ont une valeur, telles que des métaux, des grains, des étoffes, des denrées de toutes les sortes, sont des richesses. On donne, par extension, le nom de richesses aux choses qui les produisent : ainsi, des terres, des établissemens industriels, des contrats de rentes, des effets de commerce sont des richesses, parce qu'ils servent à obtenir des choses qui ont une valeur.
La valeur des choses naît des usages auxquels elles sont propres, c'est-à-dire de leur utilité. Créer des choses qui ont de l'utilité, c'est donc créer des valeurs ; c'est créer des richesses.
Mais on ne crée pas la matière : seulement on peut la mettre sous une forme qui la rende propre à notre usage, ou qui en augmente l'utilité. Donner de l’utilité aux choses, c'est donc créer la valeur ou des richesses; et détruire l’utilité [180] des choses, c'est en détruire la valeur, c'est détruire des richesses.
Ces idées sont fort simples ; elles sont, ce semble, à la portée des esprits les plus communs; cependant elles sont la base de l'économie politique ; elles donnent la solution d'une multitude de problèmes sur lesquels on a inutilement fait plusieurs volumes, et elles détruisent des erreurs pour lesquelles on a versé et l'on verse encore des torrens de sang. Nous verrons plus tard combien ces vérités sont devenu fécondes entre les mains de M. Say.
En économie politique, la création d'utilité se nomme production. Pour mesurer exactement la production, il faudrait donc avoir une mesure exacte de l'utilité. Mais où trouver cette mesure, puisque les choses utiles ou nécessaires pour les uns, sont quelquefois superflues pour les autres? M. Say la trouve dans l'estimation générale de l'utilité de chaque objet en particulier, estimation dont on peut se faire une idée au moyen de la quantité d'autres objets qu'ils consentent à donner en échange de celui-là. Cette évaluation, nommée par Smith valeur échangeable des choses, et valeur appréciative par Turgot, M. Say la désigne plus brièvement par le nom de valeur.
[181]
Deux choses ont une valeur égale, lorsque, généralement, on consent librement à les échanger l'une contre l'autre. Quelquefois, pour comparer deux valeurs, on se sert d'un terme moyen: ainsi nous dirons qu'une aune de drap qui peut s'échanger contre un setier de blé, vaut six aunes de toile qn'on échangerait contre la même quantité de blé. Au lieu de blé, on pourrait employer pour terme intermédiaire une autre chose, du bétail, du fer, du cuivre, de l'argent, etc., alors on dirait qu'un cheval qui vaut la quantité d'argent contenue dans cent écus, a la même valeur qu'une paire de bœufs pour laquelle on consentirait à donner la même somme.
Trois genres d'industrie sont particulièrement employés à la production : l'industrie agricole, ou l'agriculture; l’industrie manufacturière ; et l’industrie commerciale, ou le commerce. On donne le nom de produits aux choses que l'industrie nous procure.
» Ces trois sortes d'industrie, qu'on peut, si l'on veut, séparer en une foule de ramifications, dit M. Say, concourent à la production exactement de la même manière. Toutes donnent une utilité à ce qui n'en avait point, ou accroissent celle qu'une chose avait déjà. Le laboureur, en semant un grain de blé, en fait germer vingt autres : il [182] ne les tire pas du néant; il se sert d'un outil puissant qui est la terre, et il dirige une opération par laquelle différentes substances, auparavant répandues dans le sol, dans l'eau, dans l'air, se changent en grains de blé.
« La noix de galle, le sulfa te de fer, la gomme arabique, sont des substances répandues dans la nature ; l'industrie du négociant, du manufacturier, les réunit, et leur mélange dorme cette liqueur noire qui permet de transmettre des connaissances utiles. Ces opérations du négociant, du manufacturier, sont analogues à celles du cultivateur ; et celui-ci se propose un but et emploie des moyens du même genre que les deux autres. »
La secte ou la société qu'on nommait des Economistes avait prétendu que l'agriculture était seule productive de richesses. Raynal avait reconnu que l'industrie manufacturière était aussi productive ; mais il avait soutenu que l'industrie commerciale ou le commerce ne produisait aucune valeur. M. Say réfute ces deux erreurs. Pour prouver combien l'industrie manufacturière est productive, il cite un exemple qui est frappant. « Une livre de fer brut, dit-il, coûte environ cinq sols à la fabrique. On en fait de l'acier, et avec cet acier, le petit ressort qui [183] meut le balancier d'une montre. Chacun de ces ressorts ne pèse qu'un dixième de grain, et, quand il est parfait, il peut se vendre jusqu'à dix-huit francs. Avec une livre de fer, on peut fabriquer, en accordant quelque chose pour le déchet, quatre-vingt mille de ces ressorts, et porter par conséquent une matière qui vaut cinq sols, à une valeur d'un million quatre cent quarante mille francs.
» L'industrie commerciale concourt à la production de même que l'industrie manufacturière, en élevant la valeur d'un produit par son transport d'un lieu dans un autre. Un quintal de coton du Brésil a acquis un usage de plus, et vaut davantage dans un magasin d'Europe que dans un magasin de Rio-Janeiro. C'est une façon que le commerçant donne aux marchandises ; une façon qui rend propres à l'usage, des choses que ne l'étaient pas; une façon non moins utile, non moins compliquée et non moins hasardeuse qu'aucunes de celles que donnent les deux autres industries. Il se sert dans le même but, et pour un résultat analogue, des propriétés naturelles du bois, des métaux dont ses navires sont construits, du chanvre qui compose ses voiles, du vent qui les enfle, de tous les agens naturels qui peuvent concourir à ses desseins, de la même manière [184] qu'un agriculteur se sert de la terre, de la pluie et des airs. »
On voit, par cet exemple, comment le commerce crée des richesses, en ajoutant aux choses une nouvelle valeur. Quelquefois il n'accroît pas seulement la voleur d'une chose, il en crée la valeur toute entière; cela a lieu lorsqu'un objet n'est d'aucune utilité dans un pays, et qu'on le transporte dans un autre où il est utile.
Et remarquons que ce n'est pas une vaine dispute que celle dans laquelle il s'agit de savoir si tel ou tel genre d'industrie est ou non productif de richesses. Quand les économistes prétendaient que l'agriculture était seule productive, ils avilissaient l'industrie manufacturière et commerçante en soutenant que les hommes industrieux de ces deux classes n’existaient qu'aux dépens des agriculteurs; et ils tendaient à ruiner l'agriculture en soutenant qu'étant seule productive, elle devait seule payer les impôts. Leur erreur venait de ce qu'ils ne s'étaient pas fait une juste idée de la richesse. A leurs yeux la matière était la richesse: ils auraient dû voir que c'était l'utilité ou la valeur de la matière; et que l'industrie manufacturière et l'industrie commerçante n'étant que l'art de donner de la [185] valeur aux choses, étaient aussi productives que l'industrie agricole.
Etant reconnu que la richesse se compose de toutes les choses qui ont une valeur, et qu'on peut la créer en donnant de la valeur aux choses, il s'ensuit qu'on peut s'enrichir sans rien ravir à personne, et qu'un état peut arriver au comble de la prospérité sans faire le moindre mal à ses voisins, ou même en servant leurs intérêts. On a supposé cependant le contraire ; on a cru que les uns ne pouvaient s'enrichir que de ce qui était perdu par les autres; ce qui a fait dire à l'anglais Steuart qu'une fois que le commerce extérieur d'une nation cessait, la masse intérieure des richesses ne pouvait être augmentée. Il semblerait, dit M. Say, que la richesse ne peut venir que du dehors. Mais au dehors,, d'où viendrait-elle? Encore du dehors. Il faudrait donc, en la cherchant de dehors en dehors, et en supposai! t les mines épuisées, sortir de notre globe, ce qui est absurde.
« C'est sur ce principe évidemment faux, ajoute M. Say, que Forbonnais aussi bâtit son système prohibitif, et, disons le franchement, qu'est fondé le système exclusif des négocians peu éclairés, celui de tous les gouvernemens de l’Europe et du monde. Tous s'imaginent que ce qui est [186] gagné par un particulier est nécessairement perdu par un autre j que ce qui est gagné par un pays est inévitablement perdu par un autre pays, comme si les choses n'étaient pas susceptibles de croître en valeur, et comme si la propriété de plusieurs particuliers et des nations ne pouvait pas s'accroître sans être dérobée à personne. Si les uns ne pouvaient être riches qu'aux dépens des autres, comment tous les particuliers dont se compose un état pourraient-ils en même temps être plus riches à une époque qu'à l'autre, comme ils le sont évidemment en France, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, comparativement à ce qu'ils étaient? Comment toutes les nations seraient-elles de nos jours plus opulentes et mieux pourvues de tout qu'elles ne l'étaient au septième siècle? D'où auraient-elles tiré les richesses qu'elles possèdent maintenant, et qui alors n'étaient nulle part? Serait-ce des mines du nouveau monde ? Ces mines ont à la vérité fourni aux nations des richesses métalliques qu'elles n'avaient pas alors; mais la valeur, bien plus considérable de toutes les autres choses qu'elles possèdent de plus qu'alors, d'où l'ont-elles tirée? Il est évident que c'est une valeur créée. »
Après avoir fait connaître la nature des richesses, M. Say examine quelles sont les choses à l’aide [187] desquelles on peut les produire. Il fait voir que ce sont les capitaux, les agens naturels et l'industrie ou le travail de l'homme.
Il comprend sous le nom de capitaux, les outils, les instrumens des arts, les choses qui doivent fournir à l'entretien de l'homme industrieux, jusqu'à ce qu'il ait achevé sa portion de travail dans l'œuvre de la production; les matières hrutes que son industrie doit transformer en produits complets. La valeur de toutes les constructions, de toutes les améliorations répandues sur un bien fonds, et qui eu augmentent le produit annuel, la valeur des bestiaux, des salines, sont aussi des capitaux. Les monnaies sont encore un capital productif, toutes les fois qu'elles servent aux échanges sans lesquels la production ne pourrait avoir lieu. Le concours des capitaux dans la production est appelé service productif des capitaux.
« Lorsqu'on laboure et qu'on ensemence un champ, dit M. Say, outre les connaissances et le travail qu'on met dans cette opération, outre les valeurs déjà formées dont on fait usage, comme les valeurs de la charrue, de la herse, des semences, des vêtemens et des alimens consommés par les travailleurs pendant que la production a lieu, il y a un travail exécuté par le [188] sol, par l'air, par l'eau, par le soleil, auquel l'homme n'a aucune part, et qui pourtant concourt à la création d'un nouveau produit qu'on recueillera au moment de la récolte. C'est ce travail que je nomme le service productif des agens naturels.
» Cette expression, agens naturels, est prise ici dans un sens fort étendu, car elle comprend non-seulement les corps inanimés dont l'action travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du monde physique; comme la gravitation qui fait descendre le poids d'une horloge, le magnétisme qui dirige l'aiguille d'une boussole, l'électricité de l'acier, la pesanteur de l'atmosphère, la chaleur qui se dégage par la combustion, etc. » .
Les capitaux, les agens naturels et l'industrie de l'homme sont donc nécessaires pour obtenir un produit.[6] Les capitaux étant aussi nécessaires à la production que l’industrie [189] elle-même, il est tout naturel que celui à qui ils appartiennent, ait, dans les produits qu'ils servent à former, une part proportionnelle aux services qu'ils rendent. Cette part peut être plus ou moins grande, selon que les capitaux produisent plus pu moins : quelle qu'elle soit, on la nomme intérêt ou usure.[7] Mais si les capitaux doivent nécessairement concourir à former les produits, et si les services qu'ils rendent sont essentiellement variables, que penser des lois qui interdisent à ceux qui en sont propriétaires de prendre une part de ces produits, ou qui veulent que dans tous les cas cette part soit la même ? Que ferait un homme de son industrie, s'il n'avait pas de matériaux sur lesquels il pût l'exercer, et que ferait un homme de ses capitaux, s'il ne les livrait pas à l'industrie pour les rendre [190] productifs? On voit comment les notions les plus simples amènent la solution des questions qui ont paru les plus difficiles.
Après avoir établi que les capitaux consistent, non pas en une somme d'argent, mais en une certaine quantité de valeurs, et après avoir montré comment ils concourent à la production, M. Say examine les opérations communes à toutes les industries; il fait voir la part que prennent dans la production le savant qui étudie les lois de la nature, l'entrepreneur qui dirige l'application des règles tracées par le savant, et l'ouvrier qui exécute le travail manuel indiqué par l'entrepreneur. Partout, dit-il, l'industrie se compose de la théorie, de l'application, de l'exécution. Ce n'est qu'autant qu'une nation excelle dans ces trois genres d'opérations, qu'elle est parfaitement industrieuse. Si elle est inhabile dans l'une ou dans l'autre, elle ne peut se procurer des produits qui sont tous le résultat de toutes les trois. Dès-lors on aperçoit l'utilité des sciences qui, au premier coup-d'oeil, ne paraissent destinées qu'à satisfaire une vaine curiosité.
En examinant la proportion dans laquelle le travail de l'homme, le travail de la nature et celui des machines concourent dans la production, [191] M. Say détruit une erreur très-répandue et très-nuisible aux progrès de l'industrie; c'est l'opinion que l'invention d'une machine qui abrège le travail, est nuisible à l'espèce humaine. Les machines, dit Montesquieu, dont l'objet est d'abréger l'art, ne sont pas toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre, et qu'il convienne également à celui qui l'achète et à l'ouvrier qui Ta fait, les machines qui en simplifieraient la manufacture, c’est-à-dire qui diminueraient le nombre des ouvriers, seraient pernicieuses j et si les moulins à eau n'étaient pas partout établis, je ne les croirais pas aussi utiles que l'on dit, parce qu'ils ont fait reposer une infinité de bras …[8]
Cette erreur de Montesquieu est si répandue et peut avoir des résultats si funestes, qu'on nous pardonnera d'en rapporter la réfutation toute entière; d'ailleurs le moyen de faire connaître un ouvrage, est de montrer comment l'auteur raisonne.
« Lorsqu'une nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif quelconque, remplace un [192] travail humain déjà en activité, une partie des bras industrieux, dont le service est utilement suppléé, demeure sans ouvrage. Mais ce malheur, toujours passager, est promptement réparé. La grande multiplication d'un produit en-fait baisser le prix : le bon marché en étend l'usage ; et sa production, quoique devenue plus expéditive, ne tarde pas à occuper plus de travailleurs qu'auparavant. Il n'est pas douteux que le travail du coton occupe plus de bras en Angleterre, en France et en Allemagne, dans ce moment qu'avant l'introduction des machines qui ont singulièrement abrégé et perfectionné ce travail.
» Un exemple assez frappant encore du même effet, est celui que présente la machine qui sert à multiplier rapidement les copies d'un même écrit : je veux dire l’imprimerie.
» Je ne parle pas de l'influence qu'a eue l'imprimerie sur le perfectionnement des connaissances humaines et sur la civilisation ; je ne veux la considérer que comme manufacture et sous ses rapports économiques. Au moment où elle fut employée, une foule de copistes durent rester inoccupés; car on peut estimer qu'un seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que deux cents copistes. Il faut donc croire que cent [198] quatre-vingt-dix-neuf ouvriers sur deux cents restèrent sans ouvrage. Hé bien ! la facilité de lire les ouvrages imprimés, plus grande que pour les ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres tombèrent, l'encouragement que cette invention donna aux auteurs pour en composer en bien plus grand nombre, soit d'instruction, soit d'amusement; toutes ces causes tirent qu'au bout de très-peu de temps, il y eut plus d'ouvriers imprimeurs employés qu'il n'y avait auparavant de copistes. Et si à présent on pouvait calculer exactement, non-seulement le nombre des ouvriers imprimeurs, mais encore des industrieux que l'imprimerie fait travailler, comme graveurs de poinçons, fondeurs de caractères, fabricans de papier, voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on trouverait peut-être que le nombre des personnes occupées par la fabrication des livres est cent fois plus grande que celui qu'elle occupait avant l'invention de l'imprimerie.
» Mais quelques avantages que présente définitivement l'emploi d'une nouvelle machine pour la classe même des entrepreneurs et telle des ouvriers, la classe qui en retire le principal avantage est celle des consommateurs, et c'est toujours la classe essentielle, parce qu'elle est la plus nombreuse, parce que les producteurs [194] de tout genre viennent s'y ranger, et que le bonheur de cette classe composée de toutes les autres constitue le bien-être général, l'état de prospérité d'un pays. Je dis que ce sont les consommateurs qui retirent le principal avantage des machines. En effet, si leurs inventeurs jouissent exclusivement pendant quelques années du fruit de leur découverte, rien n'est plus juste ; mais il est sans exemple que le secret ait pu être gardé long-temps. Tout se sait, principalement ce que l'intérêt personnel excite à découvrir , et ce qu'on est obligé de confier à la discrétion de plusieurs individus qui construisent la machine ou qui s'en servent. Dès-lors la concurrence abaisse la valeur du produit de toute l'économie qui est faite sur les frais de production; et c'est là le profit du consommateur. La mouture du blé n'en rapporte probablement pas plus aux meuniers d'à présent qu'à ceux d'autrefois; mais la mouture coûte bien moins aux consommateurs.
» Le bon marché n'est pas le seul avantage que l'introduction des procédés expéditifs procure aux consommateurs : ils y gagnent en général plus de perfection dans les produits. Des peintre» pourraient exécuter au pinceau les dessins qui ornent nos indiennes, nos papiers pour tentures; [195] mais les planches d'impression, mais les rouleaux qu'on emploie pour cet usage, donnent aux dessins une régularité, aux couleurs une uniformité que le plus habile artiste ne pourrait jamais atteindre.
« En poursuivant cette recherche dans tous les arts industriels, on verrait que la plupart des machines ne se bornent pas à suppléer simplement le travail de l'homme, et qu'elles donnent un produit réellement nouveau en donnant une perfection nouvelle.
» Enfin , les machines font plus encore : elles multiplient même les produits auxquels. elles ne s'appliquent pas. On ne croirait peut-être pas, si l'on ne prenait la peine d'y réfléchir, que la charrue, la herse et d'autres semblables machines, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ont puissamment concouru à procurer à l'homme une grande partie non-seulement des nécessités de la vie, mais même des superfluités dont il jouit maintenant, et dont probablement il n'aurait jamais seulement conçu l’idée. Cependant si les diverses façons que réclame le sol ne pouvaient se donner que par le moyen de la bêche, de la houe et d'autres instrumens aussi peu expéditifs ; si nous ne pouvions faire concourir à ce travail des animaux qui, [196] considérés en économie politique, sont des espèces de machines, il est probable qu'il faudrait employer, pour obtenir les denrées alimentaires qui soutiennent notre population actuelle, la totalité des bras qui s'appliquent actuellement aux arts industriels. La charrue a donc permis à un certain nombre de personnes de se livrer aux arts, même les plus futiles, et, ce qui vaut mieux, à la culture des facultés de l’esprit.
« Les anciens ne connaissaient pas les moulins : de leur temps, c'étaient des hommes qui broyaient le froment dont on faisait le pain; il fallait peut-être vingt personnes pour broyer autant de blé qu'un seul moulin peut en moudre. Or, un seul meunier, deux au plus, suffisent pour alimenter et surveiller le moulin. Ces deux hommes, à l'aide de cette ingénieuse machine, donnent un produit égal à celui de vingt personnes au temps de César. Nous forçons donc le vent ou un cours d'eau, dans chacun de nos moulins, à faire l'ouvrage de dix-huit personnes, et ces dix-huit personnes que les anciens employaient de plus que nous, peuvent de nos jours trouver à subsister comme autrefois, puisque le moulin n'a pas diminué les produits de la société ; et en même temps leur industrie peut s'appliquer à créer d'autres produits [197] qu'elles donnent en échange du produit du moulin et multiplie ainsi la masse des richesses. »
C'est ainsi que M. Say, toujours en analysant les faits et en faisant voir comment ils se passent, détruit des préjugés soutenus quelquefois par les autorités les plus imposantes, et arrive sans effort aux conséquences les plus satisfaisantes. Ayant montré l'influence des machines sur la production des richesses, il fait voir l'influence non moins étonnante de la division des travaux; il examine les cas où elle peut avoir lieu avec profit, et ceux où elle est nuisible ou impossible; il ne dissimule point les mauvais effets qui en sont la suite, ni comment en accroissant la capacité d'une personne pour un certain genre de travail, elle la diminue ou la détruit pour tout autre genre. Les différentes manières d'exercer l'industrie commerciale sont ensuite développés; et l'auteur, après avoir montré quel est l'objet du commerce en général et comment le commerce est productif de richesses, traité successivement du commerce extérieur, du commerce intérieur, du commerce en gros, du commerce en détail, du commerce de spéculation, du commerce de transport, et enfin des rapports du commerce maritime avec la puissance militaire.
[198]
Au sujet du commerce de transport, M. Say examine s'il convient de le laisser exclusivement exercer par des nationaux, ou si l'on peut l'abandonner aux hommes de tous les pays, et il se détermine pour ce dernier parti comme le plus avantageux, en s'appuyant de l'exemple de la Turquie, qui n'a pu entretenir le peu d'industrie qui s'exerce chez elle qu'en permettant aux étrangers de lui apporter ce qui lui manque, et de prendre chez elle ce qui s'y produit.
» Des gouvernemens moins sages en cela que celui de Turquie ont interdit aux armateurs étrangers le commerce de transport chez eux. Si les nationaux pouvaient faire ce transport à meilleur compte que les étrangers, il était superflu d'en exclure ces derniers ; si les étrangers pouvaient le faire à moins de frais, on se privait volontairement du profit qu'il y avait à les employer.
» Rendons cela plus sensible par un exemple.
» Le transport des chanvres de Riga au Havre revient, dit-on, à un navigateur hollandais à 35 francs par tonneau. Nul autre ne pourrait les transporter si économiquement, je suppose, que le Hollandais peut le faire. Il propose an, gouvernement français, qui est consommateur [199] de chanvre de Russie, de se charger de ce transport pour 40 francs par tonneau. Il se réserve, comme on voit, un bénéfice de 5 francs. Je suppose encore que le gouvernement français voulant favoriser les armateurs de sa nation, préfère d'employer des vaisseaux français auxquels le même transport reviendra à 50 francs, et qui, pour se ménager le même bénéfice, le feront payer 55 francs. Qu'en résultera-t-il ? Le gouvernement aura fait un excédent de dépense de 15 francs par tonneau pour faire gagner 5 fr. a ses compatriotes ; et comme ce sont ses compatriotes également qui paient les contributions sur lesquelles se prennent les dépenses publiques, cette opération aura coûté 15 fr. à des Français pour faire gagner 5 fr. à d'autres Français. »
Si nous voulions donner une analyse exacte du Traité d'Economie politique de M. Say, il faudrait donner à cet article une étendue beaucoup plus vaste que la nature de notre travail ne le comporte ; et quand nous aurions analysé l'ouvrage, nous aurions encore peu fait pour des lecteurs qui s'imagineraient qu'on peut apprendre une science en l'effleurant. Lorsqu'un ouvrage est bien fait, il est impossible de s'en former une idée autrement qu'en le lisant; car si celui qui eu rend compte se borne à en faire connaître [200] les propositions principales, le lecteur ne voyant pas les conséquences qui les lient les unes aux autres, n'aperçoit que des faits isolés don t il ne peut connaître ni les effets ni les causes, et qui, par conséquent, ne forment pas une science; et si l'on veut montrer comment les propositions s'enchaînent mutuellement, on se trouve dans la nécessité de copier l'ouvrage tel que l'auteur l'a produit. Nous nous bornerons donc à faire voir comment l'auteur traite des matières sur lesquelles l'ignorance et les préjugés ont fait commetre tant de sottises, pour ne rien dire de pis.
Si la propriété était, comme elle devrait être, une chose sacrée, c'est-à-dire, si tout homme jouissant de sa raison, pouvait employer ses talens et ses capitaux de la manière qu'il jugerait la plus conforme à ses intérêts en respectant les mêmes droits chez les autres, la richesse publique s'accroîtrait continuellement ; puisque la richesse publique n'est que la réunion des richesses particulières, et que chaque homme est le meilleur juge de ce qui convient à ses intérêts. Mais quoiqu'en thèse générale chacun convienne de cela, quand il s'agit de ses intérêts individuels, on cesse d'en convenir lorsqu'il s'agit de l'intérêt des autres ; alors on veut que l’administration [201] détermine ce qu'il convient ou ce qu'il ne convient pas de produire, et la manière même dont les choses doivent être produites.
« La nature des besoins de la société, dit M. Say, détermine à chaque époque, et, selon les circonstances, une demande plus ou moins vive de tels ou tels produits. Il en résulte que dans ces genres de production, les services productifs sont un peu mieux payés que dans les autres branches de production, c'est-à-dire, que les profits qu'on y fait sur l'emploi de la terre, des capitaux et du travail, y sont un peu meilleurs. Ces profits attirent de ce côté des producteurs, et c'est ainsi que la nature des produits se conforme toujours naturellement aux besoins de la société. On a déjà vu que ces besoins sont d'autant plus étendus, que la production est plus grande, et que la société en général achète d'autant plus qu'elle a plus de quoi acheter.
» Lorsqu'au travers de cette marche naturelle des choses, l'autorité se montre et dit : le produit qu'on veut créer, celui qui donne les meilleurs profits, et par conséquent celui qui est le plus recherché n'est pas celui qui convient; il faut qu'on s'occupe de tel autre, elle dirige évidemment une partie de la production vers un genre dont le besoin se fait moins sentir aux dépens [202] d’un autre, dont le besoin se fait sentir davantage.
» En France, en 1794, il y eut des personnes persécutées et même conduites à l'échafaud, pour avoir transformé des terres labourées en prairies artificielles. Cependant, du moment que ces personnes trouvaient plus d'avantage à élever des bestiaux qu'à cultiver des grains, on peut être certain que les besoins de la société réclamaient plus de bestiaux que de grains, et qu'elles pouvaient produire une plus grande valeur dans la première de ses denrées que dans la seconde.
» L'administration disait que la valeur produite importait moins que la nature des produits et qu'elle préférait qu'il y eût du blé produit pour cinquante francs, plutôt que de la viande pour cent francs. En cela, elle se montrait peu éclairée, elle ignorait que le produit le plus grand est toujours le meilleur, et qu'une terre qui produit en viande de quoi acheter en blé le double de ce qu'elle en pourrait produire, produit réellement deux fois autant de blé que si on l'avait semée en grains, puisqu'avec son produit on peut se procurer cette qualité de blé. Cette manière d'obtenir du blé, poursuit-on, n'en augmente pas la quantité. C'est vrai, si on ne l'achète pas des mains de l'étranger; mais [203] aussi cette denrée est, dans ce moment là, moins rare que la viande, puisqu'on consent à donner le produit de deux arpens de blé pour celui d'un arpent de prairie.[9] Que si le blé est assez rare et assez recherché pour que le produit des terres labourées vaille plus que celui des prairies, alors l'ordonnance est superflue; l'intérêt personnel du producteur suffit pour faire cultiver le blé.
» Il ne reste donc plus qu'à savoir qui, de l'administration ou du cultivateur, sait le mieux quel genre de culture rapportera davantage ; et il est permis de supposer que le cultivateur qui vit sur le terrain, l'étudié, l'interroge, qui plus que personne est intéressé à en tirer le meilleur parti, en sait à cet égard plus que l'administration.
» Si l'on insiste, et si l'on dit que le cultivateur ne connaît que le prix courant du marché, et ne saurait prévoir, comme l'administration, les besoins futurs du peuple, on peut répondre que l'un des talens des producteurs, talent que leur intérêt les oblige de cultiver avec soin, est non-seulement de connaître, mais de prévoir les besoins.
[204]
» Lorsqu'à une autre époque on a forcé les particuliers à planter des betteraves ou du pastel dans des- terrains qui produisaient du blé, on a fait un mal du même genre ; et je ferai remarquer, en passant, que c'est un bien mauvais calcul que de vouloir obliger la zone tempérée à .fournir des produits de la zone torride. Nos terres produisent péniblement y en petite quantité et en qualités médiocres, des matières sucrées et colorantes qu'un autre climat donne avec profusion; mais elles produisent au contraire, avec facilité, des fruits, des céréales que leur poids et leur volume ne permettent pas de tirer de bien loin. Lorsque nous condamnons nos terres à nous donner ce qu'elles produisent avec désavantage, aux dépens de ce qu'elles produisent plus volontiers; lorsque nous achetons par conséquent fort cher ce que nous paierions à fort bon marché, si nous le tirions des lieux où il se produit avec avantage, nous devenons nous-mêmes victimes de notre propre folie. Le comble de l'habileté est de tirer le parti le plus avantageux des forces de la nature, et le comble de la démence est de lutter contre elles; car c'est employer nos peines à détruire une partie des forces que la nature voudrait nous prêter.
» On dit encore qu'il vaut mieux payer plus [205] cher un produit, lorsque son prix ne sort pas du pays, que de le payer moins cher lorsqu'il faut l'acheter au dehors. Mais qu'on se reporte aux procédés de la production que nous avons analysés, on y verra que les produits ne s'obtiennent que par le sacrifice, la consommation d'une certaine quantité de matières et de services productifs, dont la valeur est par ce fait aussi complètement perdue pour le pays que si elle était envoyée au dehors. »
L'erreur que réfute ici M. Say, a été adoptée de la meilleure foi du monde par des gens qui n'étaient pas sans lumières sous certains rapports, mais qui n'avaient aucune idée juste sur la production et sur la consommation des richesses. Il vaut mieux, disait-on, payer 6 fr. une livre de sucre produite dans l'intérieur, que de payer 3 fr. une livre de sucre qui nous serait apportée par les étrangers. Dans le premier cas, il est vrai que le sucre coûte plus cher aux consommateurs; mais la somme qu'on donne pour se le procurer ne sort pas du pays, et par conséquent la richesse nationale n'est point altérée : dans le second, le sucre ne coûte que la moitié, mais le prix passe dans les mains des étrangers, et la nation est appauvrie d'autant.
Ce raisonnement, qui était admis par les [206] meilleurs patriotes, n'était au fond qu'un sophisme. Mais d'où provenait l'erreur ? de ce qu'on avait l'habitude de considérer l’argent comme l'unique richesse d'un pays : on ne voyait pas que pour produire dans l'intérieur une livre de sucre qui pouvait se vendre 6 fr., il fallait consommer des valeurs pour 5 fr. ; que ces valeurs devant se consommer pour reparaître en sucre, il importait fort peu qu'elles périssent dans une chaudière au sein de la France, ou qu'elles fussent livrées à des marchands, pour être consommées en d'autres pays; que le point essentiel était de leur faire produire la plus grande quantité possible de sucre, et que le meilleur moyeu était de les échanger contre cette denrée venue de l'étranger. Mais les marchands de sucre voulaient de l'argent et non des denrées! Qu'importe? Ceux qui avaient besoin d'en acheter, ne pouvaient se procurer de l'argent qu'en vendant leurs denrées; c'était donc toujours acheter du sucre avec des denrées, et c'était l'acheter moins cher de la moitié. En définitive, soit que les transactions commerciales aient lieu entre des gens d'un même pays, soit qu'elles aient lieu entre des gens de nations différentes, on n'achète des produits qu'avec d'autres produits ; et dans l'un et l'autre cas, les échanges doivent être également [207] profitables à toutes les parties, sans quoi elles ne les feraient pas.[10]
Tous les gouvernement ont cependant adopté un système contraire ; et ce système, qu'on a appelé balance du commerce, a reçu l'assentiment des peuples auxquels il a fait le plus de mal. Voici comment M. Say l'expose et le réfute.'
« La comparaison que fait une nation de la valeur des marchandises qu'elle vend à l'étranger, avec la valeur des marchandises qu'elle achète à l'étranger, forme ce qu'on appelle la balance du commerce. Si elle a envoyé au dehors plus de marchandises qu'elle n'en a reçues, on suppose qu'elle a un excédent à recevoir en or ou en argent; on dit que la balance du commerce lui est favorable : dans le cas opposé, on dit que la balance lui est contraire.
» Le système exclusif croit, d'une part, que le commerce d'une nation est d'autant plus avantageux, qu'elle exporte plus de marchandises, [208] qu'elle en importe moins, et qu'elle a un plus fort excédent à recevoir de l'étranger en numéraire et en métaux précieux ; et d'une autre part, il suppose que, par le moyen des droits d'entrées, des prohibitions et des primes, un gouvernement peut rendre la balance plus favorable, ou moins contraire à sa nation.
» Ce sont ces deux suppositions qu'il s'agit d'examiner; et d'abord il convient de savoir comment se passent les faits.
» Quant un négociant envoie des marchandises dans l'étranger, il les y fait vendre, et reçoit de l'acheteur, par les mains de ses correspondans, le montant de la vente en monnaie étrangère. S'il espère pouvoir gagner sur les retours des produits de sa vente, il fait acheter une marchandise dans l'étranger et se la fait adresser. L'opération est à peu près la même quand elle commence par la fin, c'est-à-dire, lorsqu'un négociant fait d'abord acheter dans l'étranger, et paie ses achats par les marchandises qu'il y envoie.
» Ces opérations ne sont pas toujours exécutées pour le compte du même négociant. Celui qui fait l'envoi, quelquefois ne veut pas faire l'opération du retour ; alors il fait des traites ou lettres de change sur le correspondant qui a [209] vendu sa marchandise; il négocie ou vend ces traites à une personne qui les envoie dans l'étranger, où elles servent à acquérir d'autres marchandises que cette dernière personne fait venir.
» Dans l'un et l'autre cas, une valeur est envoyée, une autre valeur revient en échange; mais nous n'avons point encore examiné si une portion des valeurs envoyées ou revenues était composée de métaux précieux. On peut raisonnablement supposer que lorsque les négocians sont libres de choisir les marchandises sur lesquelles portent leurs spéculations, ils préfèrent celles qui leur présentent plus d'avantage, c’est-à-dire celles qui, rendues à leur destination, auront le plus de valeur. Ainsi, lorsqu'un négociant français envoie en Angleterre des eaux-de-vie, et que, par suite de cet envoi, il a mille livres sterlings à faire venir, il compare ce que produiront en France ces mille livres sterlings, dans le cas où il les fera venir en métaux précieux, avec ce qu'elles produiront s'il les fait venir en quincailleries.
» Nous n'examinerons pas dans ce moment, si la valeur du retour doit être plus ou moins forte en marchandise-monnaie qu'en toute autre marchandise. Pour dégager de la question tout ce qui pourrait la compliquer, nous supposerons que la [210] valeur de ce retour, sous l'une de ces formes, est parfaitement égale à sa valeur sous l'autre forme. La question alors se réduit à ceci:
Valeur égale pour valeur égale, convient-il à une nation de recevoir en paiement des métaux précieux, préférablement à toute autre marchandise?
» Pour résoudre cette question, nous sommes obligés de nous retracer quelques notions élémentaires.
» Quelles sont les fonctions des métaux précieux dans la société ? Façonnés en bijoux, en ustensiles, ils servent à l'ornement de nos personnes, de nos maisons, et à plusieurs usages domestiques. Sous cette forme, ils font partie de cette portion de capital de la société, que l'on peut regarder comme productif d'utilité et d'agrément.
» Façonnés en monnaie, ils deviennent du numéraire, et servent aux échanges que les hommes font des valeurs qu'ils possèdent; c'est-à-dire que, lorsqu'une personne qui possède une valeur eu blé, par exemple, veut, en échange de cette valeur, se procurer une valeur en habillement, elle commence par échanger son blé contre du numéraire, pour échanger ensuite son numéraire contre un habit. Sous la forme de numéraire, [211] les métaux précieux font partie du capital de la société, c'est-à-dire qu'ils font partie de l'avoir tantôt d'un particulier, tantôt d’un autre, qui tous sont membres de la société.
» Ces deux principaux mages de l’or et de l'argent leur établissent, par tout pays, une valeur qui varie selon les circonstances, mais qui indique assez fidèlement le besoin que la société a de cette marchandise dans la position où elle se trouve. Si elle est fort riche, et si conséquemment elle est en état d'avoir beaucoup d'ustensiles et de bijoux en or et en argent, elle recherche davantage ces métaux, et les paie plus chèrement, c'est-à-dire qu'elle livre, en échange des métaux précieux , une plus forte quantité de quelqu'autre marchandise que ce soit ; elle a besoin en même temps de plus de numéraire, parce que la masse des valeurs à échanger est plus considérable. Les usages de l'or et de l'argent établissent donc en chaque lieu un certain besoin de cette marchandise; et lorsque le pays en possède là quantité nécessaire pour satisfaire à ce besoin, ce qui s’introduit de plus n'étant recherché de personne, forme des valeurs dormantes qui sont à charge à leurs possesseurs. La valeur relative de ces métaux recevant de cette circonstance quelque altération, les personnes qui en font spécialement le commerce , [212] cherchent à les faire passer dans les lieux où ils valent relativement davantage, c'est-à-dire, où ils peuvent trouver à s'échanger contre une plus forte quantité de marchandises.
Si maintenant on répète la question: Convient-il de recevoir des métaux précieux préférablement à toute autre marchandise? La réponse deviendra plus facile : oui, si l'état de la société en réclame plus qu'elle n'en possède; non, dans le cas contraire. Mais en même temps on s'apercevra que, si les besoins de la société réclament de l'or et de l'argent, le taux de leur valeur, relativement aux autres marchandises, assure dès-lors des bénéfices aux négocians qui en font venir; et que si l'état de la société n'en réclame pas, on la condamnerait à perdre en l'obligeant à recevoir des métaux précieux, plutôt que toute autre chose qui vaut relativement davantage, puisque ses négocians en trouvent la défaite plus lucrative .…
« On dit qu'en augmentant par une balance favorable du commerce la masse du numéraire, on augmente la masse des capitaux du pays, et qu'en le laissant écouler, on la diminue. Il faut donc répéter ici qu'un capital ne consiste pas dans une somme d'argent, mais qu'il consiste dans des valeurs consacrées à la consommation [213] reproductive, et qui se trouvent successivement sous différentes formes. Lorsqu'on veut employer un capital dans une entreprise quelconque, ou, lorsqu'on veut le prêter, on commence à la vérité par lé réaliser et par transformer en argent comptant les différentes valeurs dont on peut disposer. La valeur de ce capital, qui se trouve ainsi passagèrement sous la forme d'une somme d'argent, ne tarde pas à se transformer, par des échanges, en diverses constructions, et en matières commerciables nécessaires à l'entreprise projetée. L'argent comptant momentanément employé sort de nouveau de cette affaire, et va servir à d'autres échanges, après avoir rempli son office passager, de même que beaucoup d'autres matières sous la forme desquelles s'est trouvé successivement cette valeur capitale. Ce n'est donc point perdre ou altérer un capital que de disposer de sa valeur, sous quelque forme matérielle qu'elle se trouve, pourvu qu'on en dispose de manière à s'assurer le remplacement de cette valeur.
» Qu'un Français, négociant en marchandises d'outre-mer, envoie dans l'étranger un capital de cent mille francs en espèces pour avoir du coton: son coton arrivé, il possède cent mille francs en coton au lieu de cent mille francs en [214] espèces ( sans parler du bénéfice ). Quelqu’un a-t-il perdu cette somme de numéraire ? Non, certes ; le spéculateur l'avait acquise à titre légitime. Un fabricant de coton achète cette marchandise, et la paie en numéraire : est-ce lui qui perd la somme ? Pas davantage. Au contraire, cette valeur de cent mille francs sera portée à deux cent mille francs entre ses mains; ses avances payées il. y gagnera encore. Si aucun des capitalistes n'a perdu les cent mille fr. de numéraire exporté, qui peut dire que l'état les a perdus? Le consommateur les perdra y dira-t-on : en effet , les consommateurs perdront la valeur des étoffes qu'ils achèteront ; mais les cent mille francs de numéraire n'eussent pas été exportés, et les consommateurs auraient consommé en place des étoffes de lin et de laine pour une valeur équivalente, qu'il y aurait toujours, en une valeur de cent mille francs détruite, perdue sans qu'il fut sorti un sol.du pays. La perte de valeur dont il est ici question , n'est pas le fait de l'exportation, mais de la consommation qui aurait eu lieu tout de même. Je suis donc fondé à dire que l'exportation du numéraire n'a rien fait perdre à l’état.[11]
[215]
» Vous voulez, dites-vous, empêcher les capitaux de sortir : vous ne les arrêterez point en emprisonnant le numéraire. Celui qui veut envoyer ses capitaux au dehors y réussit aussi bien en expédiant des marchandises dont l'exportation est permise. Tant mieux, dites-vous ; ces marchandises auront fait gagner nos fabricans. Oui, mais la valeur de ces marchandises n'existe plus dans le pays, puisqu'elle n'entraîne point de retour avec lequel on puisse faire de nouveaux achats; c'est une valeur capitale de moins chez vous, et qui féconde l'industrie étrangère au lieu de la vôtre. Voilà un vrai sujet de crainte. Les capitaux cherchent les lieux où ils trouvent de la sûreté et des emplois lucratifs , et abandonnent peu à peu les lieux où l'on ne sait pas leur offrir de tels avantages ; mais pour déserter ils n'ont nul besoin de se transformer en numéraire.
» Si l'exportation du numéraire ne fait rien perdre aux capitaux de la nation, pourvu qu'elle amène des retours, son importation ne leur fait rien gagner. En effet, on ne peut faire entrer du numéraire sans l'avoir acheté par une valeur équivalente, et il a fallu exporter celle-ci pour importer l’autre …
» Il vaut mieux, dit-on encore, envoyer à [216] l’étranger des denrées qui se consomment, comme des produits manufacturés, et garder les produits qui ne se consomment pas comme le numéraire. Mais les produits qui se consomment, s'ils sont les plus recherchés, sont plus profitables que les produits qui ne se consomment pas. Forcer un producteur à remplacer une portion de son capital soumise à une consommation rapide, par une autre valeur d'une consommation plus lente, serait lui rendre souvent un fort mauvais service. Si un maître de forges avait fait un marché pour qu'on lui livrât, à une époque déterminée, des charbons, et que, le terme étant arrivé, et dans l'impossibilité de les lui livrer , on lui en donnât la valeur en argent, on serait fort mal venu à lui prouver qu'on lui a rendu service, en.ce que l'argent qu'on lui offre est d'une consommation plus lente que le charbon.
» Si un teinturier avait donné dans l'étranger une commission pour du bois de campèche, on lui ferait un tort réel de lui envoyer de l'or, sous prétexte qu'à égalité de valeur c'est une marchandise plus durable. Il a besoin-, non d'une marchandise durable, mais de celle qui, périssant dans sa cuve, doit bientôt reparaître dans la teinture de ses étoffes. …
» S'il ne fallait importer que la portion la plus [217] durable des capitaux productifs, d'autres objets très - durables, le fer, les pierres devraient partager cette faveur avec l'argent et l'or.
» Ce qu'il importe de voir durer, ce n'est aucune matière en particulier : c'est la valeur du capital. Or, la valeur du capital se perpétue, malgré le fréquent changement des formes matérielles dans lesquelles réside cette valeur. Il ne peut même rapporter un profit, un intérêt, que lorsque ces formes changent perpétuellement; et vouloir la conserver en argent, ce serait le condamner à être improductif.
» Après avoir montré qu'il n'y a aucun avantage à importer de l'or et de l'argent préférablement à toute autre marchandise, j'irai plus loin, et je dirai que dans la supposition où il serait desirable qu'on obtînt une balance constamment favorable, il serait impossible d'y parvenir.
» L'or et l'argent, comme toutes les autres matières dont l'ensemble formé les richesses d'une nation, ne sont utiles à cette nation que jusqu'au point où ils n'excèdent pas les besoins de cette nation. Le surplus occasionnant plus d'offres de cette marchandise qu'il n'y en a de demandes, en avilit la valeur d'autant plus que [218] l'offre est plus grande, et il en résulte un puissant encouragement pour s'en procurer au-dedans, afin d'en tirer parti au-dehors avec bénéfice.
» Rendons ceci sensible par un exemple.
» Supposons pour un instant que les communications intérieures d'un pays et l'état de ses richesses soient tels, qu'ils exigent l'emploi constant de mille voitures de tout genre; supposons que, par un système commercial quelconque, on parvint à y faire entrer plus de voitures qu'il ne s'en détruirait annuellement, de manière qu'au bout d'un an il s'en trouvât quinze cents au lieu de mille, n'est-il pas évident qu'il y aurait dès-lors cinq cents voitures inoccupées sous différentes remises, et que les propriétaires de ces voitures, plutôt que d'en laisser dormir la valeur, chercheraient à s'en défaire au rabais les uns des autres, et pour peu que la contrebande en fût aisée, les feraient passer dans l'étranger pour en tirer un meilleur parti? On aurait beau faire des traités de commerce pour assurer une plus grande importation de voitures, on aurait beau favoriser à grands frais l'exportation de beaucoup de marchandises pour en faire rentrer la valeur sous forme de voitures, plus la [219] législation chercherait à en faire entrer, et plus les particuliers chercheraient à en faire sortir.
» Ces voitures sont le numéraire. On n'en a besoin que jusqu'à un certain point ; nécessairement il ne forme qu'une partie des richesses sociales, parce qu'on a besoin d'autre chose que de numéraire. Il en faut plus ou moins selon la situation des richesses générales, de même qu'il faut plus de voitures à une nation riche qu'à une nation pauvre. Quelles que soient les qualités brillantes ou solides de cette marchandise, elle ne vaut que d'après ses usages, et ses usages sont bornés. Ainsi que les voitures, elle a une valeur qui lui est propre, valeur qui diminue si elle est abondante par rapport aux objets avec lesquels on l'échange, et qui augmente si elle devient rare par rapport aux mêmes objets.
» On dit qu'avec de l'or et de l'argent on peut se procurer de tout : c'est vrai; mais à quelles conditions? Ces conditions sont moins bonnes quand, par des moyens forcés, on multiplie cette denrée au-delà des besoins; de là les efforts qu'elle fait pour s'employer au-dehors. Il était défendu de faire sortir de l'argent d'Espagne, et l'Espagne en fournissait à toute l'Europe, En 1812, le papier-monnaie d'Angleterre ayant rendu superflu tout l’or qui servait de [220] monnaie, et les matières d'or en général étant dès là devenues surabondantes par rapport aux emplois qui- restaient pour cette marchandise, sa valeur relative avait baissé dans ce pays là, les guinées passaient d'Angleterre en France, malgré la facilité de garder les frontières d'une île, et malgré la peine de mort infligée aux contrebandiers.
» De quoi servent donc tous les soins que prennent les gouvernemens pour faire pencher en faveur de leur nation la balance du commerce? à peu près à rien, si ce n'est à former de beaux tableaux démentis par les faits.
» Pourquoi faut-il que des notions si claires, si conformes au simple bon sens, et à des faits constatés par tous ceux qui s'occupent de commerce,, aient néanmoins été rejetées dans l'application par tous les gouvernemens de l'Europe, et combattues par plusieurs écrivains qui ont fait preuve d'ailleurs et de lumières et d'esprit? C'est, disons-le, parce que les premiers principes de l'économie politique sont encore presque généralement ignorés; parce qu'on élevé sur de mauvaises bases des raisonnemens ingénieux dont se paient trop aisément, d'une part, les passions des gouvernemens ( qui emploient les prohibitions comme une arme offensive ou comme [221] une ressource fiscale), et d'une autre part l’avidité de plusieurs classes de négocians et de manufacturiers qui trouvent dans les privilèges un avantage particulier, et s'inquiètent peu de savoir si leurs profits sont le résultat d'une production réelle ou d'une perte supportée par d'autres classes de la nation.
» Vouloir mettre en sa faveur la balance du commerce, c'est-à-dire vouloir donner des marchandises et se les faire payer en or, c'est ne vouloir point de commerce ; car le pays avec lequel vous commercez ne peut vous donner en échange que ce qu'il a. Si vous lui demandez exclusivement des métaux précieux, il est fondé à vous en demander aussi; et du moment qu'on prétend de part et d'autre à la même marchandise, l'échange devient impossible. Si l'accaparement des métaux précieux était exécutable, il ôterait toute possibilité de relations commerciales avec la plupart des états du monde.
» Lorsqu'un pays vous donne en échange ce qui vous convient, que demandez-vous de plus? Que peut l'or davantage? Pourquoi voudriez vous avoir de l'or, si ce n'est pour acheter ensuite ce qui vous convient?
» Un temps viendra où l'on sera bien étonné qu'il ait fallu se donner tant de peine pour prouver la sottise d'un système aussi creux, et pour prouver [222] la sottise d’un système aussi creux, et pour lequel on a livré tant de guerres. »
Les raisons que donne M. Say contre la balance du commerce, nous paraissent d'une grande force; cependant on trouve le système qu'il combat bien plus absurde encore après avoir lu ce qu'il dit sur les monnaies. Nous regrettons que l'étendue des passages que nous avons déjà rapportés ne nous permette pas de citer ce qu'il dit sur cet objet, ainsi que sur les effets des réglemens qui déterminant le mode de production, sur les compagnies privilégiées, sur lé commerce des grains, sur les colonies et sur beaucoup d'autres objets. Les préjugés, à cet égard, sont si nombreux et si contraires aux vrais intérêts des peuples, qu'il est presqu'impossible qu'un gouvernement fasse quelque bien tant qu'ils ne seront pas détruits.
Comme en général on est peu disposé à croire que les idées auxquelles on est dès long-tems habitué, et qu'on voit très-répandues, sont des erreurs, nous citerons un exemple qui pourra inspirer quelque méfiance à ceux qui ne veulent point absolument fermer les yeux à la lumière. Nous le prendrons dans le traité même qui nous occupe.
« Lorsqu'on commença à fabriquer des cotonnades en France, dit M. Say, le commerce [223] tout entier des villes d'Amiens, de Reims, de Beauvais, etc. se mit en réclamation, et représenta toute l'industrie de ces villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant qu'elles soient moins industrieuses ni moins riches qu'elles ne l'étaient il y a un demi-siècle; tandis que l'opulence de Rouen et de la Normandie a reçu un grand accroissement des manufactures de coton.
» Ce fut bien pis quand là mode des toiles peintes vint à s'introduire: toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement; de toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, des mémoires, des députations et beaucoup d'argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, les enfans, les femmes, les vieillards dans la désolation, les terres les mieux cultivées du royaume restant en friche, et cette belle et riche province devenant un désert.
» La ville de Tours fit voir les députés dé tout le royaume dans les gémissetnens, prédit une commotion qui occasionnera une convulsion dans le gouvernement politique … Lyon ne voulut point se taire sur un projet qui répandait la terreur dans toutes les fabriques. Paris ne s'était jamais présenté au pied du trône, que le commerce arrosait de ses larmes, pour une [224] affaire aussi importante. Amiens regarda la permission des toiles peintes comme la tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. Son mémoire délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, et signé de tous les membres, était ainsi terminé : Au reste, il suffit, pour proscrire à jamais l’usage des toiles peintes, que tout le. royaume frémisse d'horreur quand il entend annoncer qu'elles vont être permises. Vox populi, vox Dei. »
Il n'existe personne aujourd'hui qui ne soit convaincu que les manufactures de toiles peintes ont répandu en France une main-d'œuvre prodigieuse, par la préparation et la filature des matières premières, le tissage, le blanchiment, l'impression des toiles; et chacun en lisant les passages précités sera peut-être tenté de rire de l'ignorance et des vaines terreurs qu'inspiraient les toiles peintes. Cependant, de toutes les personnes qui souriront de pitié à la lecture de ces passages, il n'y en aura pas un dixième, pas un centième peut-être, qui ne soient imbues de préjugés et d'erreurs plus grossièrs et plus funestes que ceux qui leur paraissent aujourd'hui si ridicules. Les erreurs des gouvernemens sont nuisibles aux nations : l'expérience nous le [225] démontre tous les jours ; mais nous ne craidrons pas d'affirmer que les erreurs ou les préjugés des peuples sont encore plus funestes que ceux des gouvernemens. Et lorsque nous parlons des peuples, ce n'est pas seulement des hommes qui n'ont reçu aucune éducation: c'est des hommes les plus marquant de la société, de ceux qui forment l'opinion de la multitude , et qui se croient les plus éclairés.
L'étude de l'ouvrage de M. Say, eh faisant voir comment les nations arrivent à la prospérité ou tombent dans la misère, apprendra aux peuples, et par suite aux gouvernemens, à mieux diriger l'emploi de leurs moyens. Adam Smith avait développé avec beaucoup de sagacité un graud nombre de vérités sur cette matière ; mais ce n'est que dans les mains de M. Say que l'economie politique est devenue une véritable science: c'est à lui qu'on devra les heureux changemens qui s'opéreront en France et dans beaucoup d'autres pays, soit en économie politique, soit en législation. Des chaires pour l'enseignement de cette science s'établissent dans presque tous les états de l'Europe. Dans toutes les universités de l'Allemagne, de l'Angleterre et même de l'Espagne, on professe l'économie politique ; le commerce de Barcelone en a établi un enseignement [226] à ses frais. En Russie, cette science entre dan* l'éducation des princes : l'empereur a voulu que les grands-ducs Nicolas et Michel, ses frères, en lissent un cours dont la direction a été confiée à M. Storch. En France …
Dans un second article nous rendrons compte de la partie de l'ouvrage de M. Say qui traite de la consommation des richesses. Nous ferons sentir la grande influence que doit exercer l'économie politique sur la morale, sur la législation civile , sur l'organisation des gouvernemens, et sur les relations des peuples entre eux; enfin, nous ferons voir que, sans la connaissance de cette science, il est impossible. de ne pas commettre un grand nombre d'erreurs sur beaucoup d'autres. C'est sur-tout aux jeunes gens qui peuvent tôt ou tard être appelés au maniement des affaires publiques, que nous en recommanderons l'étude : pour aimer cette science et pour l'étudier avec fruit, il faut avoir des sentimens généreux et un esprit dégagé de préjugés et d'erreurs. On est peu disposé à recevoir des vérités utiles, quand l'âge de l'ambition est arrivé, et qu'on s'est faussé l'esprit en étudiant de faux systèmes. L'ouvrage dé M. Say facilitera singulièrement leurs études: cet ouvrage a un avantage qu'on ne trouverait peut-être dans aucun autre; c'est de joindre [227] détendue et la profondeur des vues à la clarté et' à la méthode qui doivent distinguer tout bon ouvrage élémentaire.
Nota. Dans le septième volume du Cénseur, saisi le 4 septembre 1815, par ordre du ministre de la police (Fouché), nous avions rendu compte de la seconde édition de l'ouvrage de M. Say ; la troisième édition de cet ouvrage ayant paru avant qu'il ait été jugé si la saisie de notre volume est ou non illégale, nous ne nous sommes pas cru dispensés d'en rendre compte dans celui-ci. Ce que nous avons dit, au reste, de la seconde édition du Traité d'économie politique, pourra s'appliquer à la troisième.
[1] Ne pourrait-on pas conclure de. là que la plus frivole des sciences est celle à laquelle on attache le plus d'importance, et que la plus utile est toujours celle qu'on néglige le plus ? Ne pourrait-on pas en conclure aussi que l'économie politique t? … mais taisons-nous ; craignons, de scandaliser l'ignorance et la sottise.
[2] Les hommes s'attachent à de mauvaises institutions, comme ils s'attachent à des habitudes qui les abrutissent et les tuent; l'affection d'un peuple pour telle ou telle; forme de gouvernement n'en prouve donc pas plus la bonté, que l'affection d'un homme pour tel genre de .vices ne prouve l'utilité de ces vices.
[3] Ce qui nuit le plus aux progrès d'une science, ce n'est pas un faux système, c'est la mauvaise réfutation d'un faux système. Rien ne fait perdre l'intérêt qu'on prend à une cause, comme d'entendre déraisonner les deux avocats.
[4] L'auteur a consigné dans une courte brochure (de l'Angleterre et des Anglais; Paris, Arthus Bertrand) les observations qu'il recueillit sur la situation économique de ce peuple, lorsqu'il parcourut l'Angleterre et l’Ecosse en 1814.
[5] Ce passage ne se trouve pas dans les éditions précédentes, non plus que beaucoup d'autres également important .
[6] Nous avons dit précédemment ( page 8 ) que les produits, auxquels- nous avons donné le nom de propriété, n'étaient que le résultat de l'industrie humaine. N'ayant voulu considérer la propriété que dans ses rapports avec la législation, nous avons dû ne pas tenir compte des choses qui échappent à l'empire des lois ; et tels sont en général les agens naturels. Quant aux capitaux , nous les avons compris sous la dénomination de produits, parce qu'en effet ils ne sont pas autre chose que des produits accumulés.
En général, les agens naturels n'ont par eux-mêmes aucune valeur, parce qu'ils nous sont fournis gratuitement par la nature; il en est autrement, lorsqu'ils se mêlent ou qu'ils s'identifient avec des capitaux, comme, par exemple, lorsqu'on rend fertile une terre qui ne produirait rien, ou presque rien, si elle était abandonnée à elle-même.
[7] Du mot latin uti servir.
[8] Esprit des Lois, liv. 23, chap. 15.—-Nous citons ici Montesquieu de préférence à tout autre, à cause de l'autorité dont il jouit, et des erreurs sans nombre qu'il a propagées.
[9] Un premier acte de violence en amène toujours un second; après avoir obligé les particuliers à échanger leurs denrées contre du papier sans valeur, on se trouva dans la nécessité de les forcer à en produire.
[10] Nous examinerons plus tard si un, sytème hostile, adopté par une nation riche et puissante pour ruiner ses voisins, ne peut pas déranger l'ordre naturel des choses chez eux, et leur faire adopter pour leur sûreté, une politique qui t en d'autres temps, serait contraire à leurs intérêts.
[11] C'est en effet la quantité des valeurs, et non 1a quantité du numéraire, qui constitue-la richesse.
[CC?], "De l'organisation sociale considérée dans ses rapports avec les moyens de subsistance des peuples" Le Censeur européen T.2 (March 1817), pp. 1-66.
[1]
Le premier besoin de l'homme est de pourvoir à sa subsistance, et il ne peut y pourvoir, ainsi que nous l'avons vu précédemment, qu'au moyen des produits spontanés de la nature, au moyen de ce qu'il ravit à ses semblables, ou au moyen des [2] produits de son industrie.[1] Le premier de ces moyens, qui est celui des peuples sauvages, est peu favorable au bien-être et à la propagation de l'espèce humaine, parce que la terre abandonnée à elle-même ne montre aucune prédilection pour l'homme dans les choses qu'elle produit. Le second, qui appartient aux peuples barbares, lui est également peu favorable, parce qu'il tient les hommes dans un état continuel de guerre, et qu'il corrompt tout à la fois l'individu qui opprime pour ravir, et celui qui est opprimé et qui produit. Le troisième est celui qui convient le plus à l'homme, parce qu'il fournit abondamment à ses besoins, et qu'il est le seul qui puisse le maintenir dans un état permanent de paix, et donner à ses facultés tout le développement dont elles sont susceptibles.
A aucune époque, aucun de ces moyens n'est exclusivement employé à la conservation de l'homme. Le sauvage se fait une hutte pour se mettre à l'abri de l'intempérie des airs; il dépouille l'animal qu'il a tué, pour se couvrir de sa peau; il fait un arc et des flèches pour [3] atteindre sa proie : il exerce donc un certain genre d'industrie. Le barbare qui vit de proie ne fait pas dépendre son existence uniquement du succès de ses guerres : il s'empare, comme le sauvage, des produits spontanés de la nature ; il cultive grossièrement la terre, et la force à lui donner ce qu'il n'est pas toujours assuré d'acquérir par les armes; il exerce aussi une industrie plus ou moins grossière, puisqu'il fabrique ses armes et qu'il cultive son champ.. Enfin, l'homme civilisé emploie à sa conservation, outre les produits de son industrie, qui en sont le principal fondement, les choses qui lui sont fournies gratuitement par la nature, et celles qu'il ravit à ses semblables, lorsqu'accidentellement il se trouve en état de guerre avec eux. A toutes les époques, l'homme emploie donc les mêmes moyens pour conserver son existence; ce qu'il faut seulement remarquer, c'est qu'il y a toujours un de ces moyens qui fournit à ses besoins dans une proportion plus ou moins grande, selon que la civilisation est plus ou moins avancée.
C'est donc le degré de civilisation d’un peuple, qui détermine le moyen principal à l'aide duquel ce peuple doit se conserver ; c'est la nécessité d'employer ce moyen et de lui donner toute l'extension dont it est susceptible, qui détermine [4] ensuite la forme de son gouvernement, et le choix des hommes qu'il lui importe d'y faire entrer.
Lorsqu'une tribu de sauvages se met en campagne contre ses ennemis, dit Robertson, le guerrier dont le courage est le plus éprouvé mène la jeunesse au combat. S'ils vont en troupe à la chasse, le chasseur le plus expérimenté marche à leur tête et dirige leurs mouvemens. Mais dans les temps de tranquillité et d'inaction, lorsqu'aucune occasion de déployer ces talens ne se présente, toute prééminence cesse, et il n'est rien qui n'indique que tous les membres de la communauté sont égaux.
Lorsque les hommes d'une tribu, continue le même auteur, sont appelés au combat, soit pour envahir le territoire de leurs ennemis, soit pour repousser leurs attaques; lorsqu'ils sont engagés ensemble dans les fatigues et les dangers de la chasse, ils s'aperçoivent qu'ils font partie d'un corps politique. Ils sentent qu'ils sont liés aux hommes avec lesquels ils agissent, et ils suivent et révèrent ceux qui excellent parmi eux en sagesse et en valeur. Mais durant les intervalles qui séparent ces efforts communs, ils paraissent sentir à peine les liens d'une union politique. Aucune forme visible de gouvernement n'est établie. Les noms de magistrat et de sujet sont hors [5] d'usage. Chacun semble jouir de son indépendance naturelle presque toute entière. Si un projet d'utilité publique est proposé, les membres de la communauté sont libres de choisir s'ils veulent aider ou non à le mettre à exécution. Aucun service ne leur est imposé comme un devoir, nulle loi ne les obligerait à le remplir.[2]
Quoique nos idées aient, pour la plupart, pris naissance dans des temps de barbarie, nous ne rechercherons point en détail quelle est la manière dont s'organisent les peuples sauvages ou barbares : il suffit que nous ayons fait remarquer d'une manière générale que les moyens que ces peuples sont capables d'employer pour se procurer les choses nécessaires à leur existence, déterminent la forme de leur organisation sociale et le choix des hommes qui doivent les diriger; que du moment qu'il ne s'agit plus de mettre ces moyens en usage, toute apparence de gouvernement cesse parmi eux, et que chacun reste libre de disposer de ses actions comme bon lui semble. Des recherches plus approfondies sur ce sujet seraient difficiles à faire, et auraient peu d'utilité; ce qu'il importe d'observer avec soin, c'est la manière dont se sont organisés les peuples, dont les idées ou les habitudes ont exercé et exercent [6] encore sur nous quelque influence. On volt déjà qu'il s'agit des Romains et des Francs, peuples essentiellement pillards ou guerriers.
Si l'histoire du peuple romain ne nous apprennait pas que cette nation avait placé la source de ses revenus dans le pillage de ses voisins, .son organisation sociale suffirait pour nous l'apprendre. Le peuple est d'abord divisé en tribus, les tribus en curies, les curies en décuries. On met à la tête de ces sections, des chefs qui prennent un nom analogue à la section qu'ils commandent: ainsi les tribus sont commandées par des tribuns, les curies par des curions, les décuries par des décurions. Cette division générale, dans laquelle on fait entrer les femmes, les enfans et les vieillards, est néanmoins toute militaire, et chaque fraction du peuple est commandée par le soldat le plus courageux.[3]
Cette première division opérée, on en fait une seconde. On choisit les hommes les plus distingués par leur expérience, par leur fortune et surtout [7] par leurs talens militaires, et l’on en forme un corps auquel on donne le nom de sénat. Pour être admis dans ce corps, il faut avoir occupé divers emplois civils, et nul ne peut parvenir à un emploi de ce genre, sans avoir servi dix ans ku moins comme militaire. Le choix des sénateurs est fait par les chefs des armées, par les consuls, par les tribuns militaires ou par des -censeurs qui ont eux-mêmes rempli des fonctions du même genre. Enfin, le sénat est un corps si essentiellement militaire, que lorsque les armées éprouvent quelque grande défaite, c'est parmi les sénateurs que les pertes se font principalement remarquer.[4]
Cette seconde division du peuple, ou, pour mieux dire, de l'armée, qui met d'un côté les chefs principaux, et de l'autre les officiers subalternes et les soldats, est suivie d'une troisième. On choisit les jeunes gens les plus robustes et les plus riches, et on en forme la cavalerie : les hommes qui composent cette classe prennent le titre de cavaliers (equités), et forment ensuite l'ordre équestre, c'est-à-dire, l'ordre des gens à cheval. Ce corps est divisé en centuries, chaque centurie étant composée de cent hommes.
[8]
La dernière classe de la nation se compose des hommes qui cultivent les campagnes, et de ceux qui exercent les arts ou le commerce dans l'intérieur de la ville. Ceux-ci sont les plus méprisés.
Dans l'état romain, chacun jouissait donc d'un rang et d'une autorité proportionnée à son importance militaire. Le sénat, tout composé de généraux, avait la direction du trésor public; il fixait les appointemens des officiers; il pourvoyait aux approvisionnemens et à l'habillement des armées; il déterminait les provinces qui devaient être assignées aux consuls et aux prêteurs; il recevait les ambassadeurs étrangers et nommait les ambassadeurs de la république; il décrétait des actions de grâces pour les victoires remportées sur les ennemis, et décernait les honneurs de l'ovation ou du triomphe aux vainqueurs; il reconnaissait pour roi ou déclarait ennemi tel prince que bon lui semblait; il prononçait sur les disputes qui s'élevaient entre les alliés et les sujets de Rome; enfin, il jugeait les crimes publics.
Les consuls, qui, en leur qualité de généraux, étaient, à proprement parler, les chefs de la république, faisaient la levée des troupes; ils pourvoyaient à ce qui leur était nécessaire; ils nommaient uni partie des officiers de l'armée ; ils [9] avaient, hors de Rome, droit de vie et de mort sur tous leurs subordonnés; ils avaient le gouvernement des provinces ; ils appelaient à Rome, sous l'autorisation du sénat, les personnes qu'ils jugeaient à propos d'y appeler; ils recevaient les lettres des gouverneurs des provinces, des rois et des nations; ils avaient sous leurs ordres tous les magistrats de la république, à l'exception des tribuns du peuple; ils assemblaient le peuple, ils convoquaient le sénat, ils proposaient des lois; enfin, ils rendaient la justice aux citoyens.[5]
Les censeurs qui étaient chargés de faire le recensement des citoyens, d'évaluer leur fortune et de veiller à tout ce qui intéressait la morale publique, et qui avaient le droit d'élire les sénateurs, d'exclure du sénat les membres qu'ils jugeaient indignes de s'y trouver, de priver de leur cheval les cavaliers dont la conduite était répréhensible, enfin, d'enlever aux citoyens tous leurs droits, à l'exception de la liberté, n'étaient eux-mêmes que d'anciens généraux qui avaient passé par tous les grades militaires, et la censure [10] qu'ils exerçaient devait être naturellement dans l'intérêt de l'esprit guerrier.
Les hommes qui composaient l'ordre équestre, et qui n'étaient que l'élite de la cavalerie romaine, n'avaient eu d'abord d'autres fonctions que de servir dans l'armée ; mais, dans la suite, ils furent chargés de remplir les fonctions de juges ou de jurés, et ils prirent la ferme des revenus publics. Leur qualité de fermiers leur acquérait une telle considération, que notre langue manque de termes pour rendre les qualifications qu'on leur donnait. Cicéron les appelait : homines amplissimi, honestissimi et ornatissimi,[6] flos equitum romanorum, ornamentum civitatis, firmamentum reipublicae.[7] Ce respect pour les hommes qui affermaient les revenus publics, était commun aux officiers qui suivaient les consuls à l'armée, et qui étaient chargés de percevoir les tributs levés sur les peuples vaincus: il suffisait d'avoir rempli un tel office pour avoir droit d'être élu sénateur.
On voit, par ce qui précède, que les Romains étant portés à faire de la guerre, c'est-à-dire du pillage, la principale source de leurs revenus, se [11] sont organisés de manière à donner à ce moyen d'existence toute l'énergie dont il a été susceptible. Le degré de considération et d'autorité qu'ils ont donné à chacun de leurs concitoyens, a toujours été en raison de sa capacité militaire. Pour être admis à remplir une fonction civile, il a fallu avoir servi pendant dix ans dans les armées, et s'être ainsi long-temps exercé au pillage[8]; pour être admis dans le sénat, il a fallu au moins avoir été questeur et s'être exercé auprès d'un consul à percevoir les tributs mis sur les peuples vaincus; pour être nommé consul, il a fallu avoir fait preuve, dans un grade inférieur, qu'on savait vaincre les peuples et en faire des esclaves ; pour obtenir les honneurs du triomphe , il a fallu avoir battu et dépouillé l'ennemi; et plus le peuple vaincu a été riche, ou plus la quantité des dépouilles exposées aux yeux du public a été considérable, plus aussi le général a été jugé grand.
L'organisation du peuple romain n'a pas seulement donné une grande énergie au moyen que [12] ce peuple a été obligé d'employer pour se conserver; il a en outre établi entre les citoyens une hiérarchie tellement naturelle, qu'elle a maintenu l'ordre parmi eux tant qu'elle a continué d'exister. Toutes les fois que les hommes ne peuvent satisfaire leurs besoins que par des efforts communs, il s'établit naturellement entre eux un ordre qui les met dans une dépendance mutuelle, et qui permet à chacun de faire de ses moyens le meilleur emploi possible. Si des sauvages, par exemple, veulent attaquer une peuplade d'autres sauvages, ils ne choisissent pas leur chef au hasard; ils prennent celui d'entre eux auquel ils reconnaissent le plus de courage et d'expérience, et ils se subordonnent ensuite les uns aux autres, de manière que les plus faibles et les moins expérimentés se trouvent naturellement les derniers. Cette subordination doit être d'autant plus durable qu'elle est plus naturelle r et que chacun occupe la place qui lui est assignée par ses propres moyens. Ceux qui se trouvent dans les derniers rangs doivent être peu tentés de se plaindre, parce qu'ils doivent se sentir bien moins sous la dépendance de leurs chefs que sous la dépendance de leurs propres besoins, dépendance à laquelle les hommes les plus indociles se soumettent sans murmurer. Or, ce que l’instinct [13] dicte à des sauvages, les Romains l'ont exécuté jusqu'à la chute de leur république. Jusque-là on les a toujours vu choisir pour chefs ceux qui ont été les plus capables de les conduire.
Des écrivains qui n'avaient pas assez réfléchi sur les rapports qui existaient entre l'organisation sociale de ce peuple, et les moyens qu'il employait pour satisfaire ses besoins, ont paru surpris que les agitations auxquelles il avait été livré, n'eussent jamais ébranlé son gouvernement, ni produit d'effusions de sang. Ne pouvant pas expliquer ce phénomène par des causes naturelles, ils l'ont attribué à la sagesse des hommes de ce temps. Les hommes de ce temps n'étaient pas plus sages que ceux d'aujourd'hui, seulement ils avaient des institutions plus appropriées à leurs besoins et à leurs goûts. A aucune époque les hommes ne se révoltent contre la nécessité, et ne cherchent à sortir d'une subordination qui est dans la nature même des choses. Le peuple romain avait à souffrir de la dureté de ses chefs; mais il aurait eu à souffrir bien davantage si ces chefs lui avaient manqué. Conçoit-on qu'une armée qui se voit commandée par ce qu'elle a de plus habile et de plus sage, et qui ne peut exister qu'au moyen de la guerre, se débarrasse de tous ses chefs en même temps pour se soumettre à des [14] incapables ou à des inconnus? Et le peuple romain avec ses consuls, son sénat y ses chevaliers , ses tribuns même, était-il autre chose qu'une armée ainsi commandée?,
Mais cette subordination établie par le besoin de la guerre, devait cesser aussitôt que le peuple ou une partie du peuple vivrait dans un état de paix, ou lorsqu'un chef commanderait assez longtemps les armées pour les habituer à ne voir que lui en état de bien les conduire. C'est en effet ce qui arriva vers la fin de la république et sous les empereurs. La prolongation du commandement militaire sur la tète de quelques généraux, et les habitudes pacifiques que contractèrent la plus grande partie des hommes qui se trouvaient à la tête de l'état, détruisirent tous les rapports de subordination y sous les empereurs, le sénat ne fut plus qu'un conseil dont les membres n'avaient aucune influence, parce que leur existence n'importait plus à la sûreté ou à la richesse des citoyens.
Tant que les Romains avaient eu des ennemis extérieurs à dépouiller, leurs généraux et leurs soldats, qui étaient des brigands pour le reste du monde, étaient pour eux de véritables producteurs; et c'est avec raison qu'on donnait à chacun d'eux un rang proportionné à la quantité [15] du de richesses qu'il apportait à la république; mais aussitôt que le monde eut été soumis et pacifié, les armées romaines ne furent plus pour leur propre pays que des troupes oisives et dévorantes, toujours disposées à exercer sur leurs concitoyens les cruautés qu'elles avaient exercées jusque-là contre les étrangers, et elles les dépouillèrent de la même manière qu'elles avaient dépouillé leurs ennemis. Alors, si l'on avait voulu rétablir l'ordre et la liberté, il aurait fallu détruire l'esprit militaire, chercher les rapports que le nouvel ordre des choses avait établis, et. placer les hommes dans une subordination naturelle. Mais cela était incompatible avec les préjugés du peuple romain, avec la domination qu'il voulait exercer sur tous les autres peuples, et peut-être même avec l'état dans lequel ces peuples se trouvaient.
Le gouvernement féodal, établi en Europe après l'invasion des barbares du nord, était moins régulier que celui du peuple romain; il n'avait pas pour objet, comme celui de ce peuple, le pillage successif de toutes les nations connues; il ne tendait qu'à faire exister les vainqueurs au moyen de ce que produisaient les hommes déjà vaincus.
Les Germains ne pouvaient souffrir le séjour des villes; ils les regardaient comme des buissons [16] enveloppés des filets. Après qu'ils eurent envahi le midi de l'Europe, ils se dispersèrent dans les campagnes; ils y établirent des châteaux forts, et de là ils infestèrent les campagnes voisines. Pour se soustraire aux incursions de ces nobles seigneurs, que l'abbé du Bos appelle des brigands nichés dans des forteresses, les habitans cherchèrent un appui parmi eux, et consentirent à devenir leurs tributaires et à les suivre à la guerre, sous la condition d'être protégés par eux. Chaque seigneur se fit ainsi une clientelle qui lui paya un tribut, et qui lui aida à ravager les terres de ses voisins non tributaires. Divers autres genres de clientelles s'établirent en même temps, et concoururent à former ce qu'on appela le gouvernement féodal. De tous les écrivains qui ont parlé de l'établissement de ce gouvernement, M. de Montlosier nous paraissant être celui qui en a donné l'explication la plus naturelle, nous prendrons dans le système qu'il a exposé ce qui se rapporte le plus à notre sujet.
La nation française s'est formée de trois nations : des Gaulois, des Romains et des Germains. Chacune de ces nations eut ses clientelles.
A Rome, les particuliers, les familles, les villes, les provinces, les nations même, se [17] choisirent des patrons ou des appuis dans le sériat. Le devoir des patrons était d'aider leurs cliens de leurs lumières, de les diriger dans leurs affaires, de, les protéger contre les vexations, do prendre leur^défense de\ant les tribunaux. Les cliens, à leur tour, devaient assister leurs patrons dans leurs entreprises, leur donner leur suffrage dans les élections, leur fournir les moyens de donner une dot à leurs filles, les racheter, lorsqu'ils étaient faits prisonniers. Les devoirs et les obligations qui résultaient de ce patronage ne constituaient, comme on voit, que des rapports purement civils.
Les Gaulois comptaient trois espèces de clientelles. L'homme faible mettait sa terre sous la protection de l'homme puissant, et s'engageait à lui payer un tribut, en retour de la protection qui lui était accordée. D'un autre côté, des hommes armés s'attachaient aux grands, et ne les abandonnaient ni en paix ni en guerre. Enfin, il se formait des confédérations particulières qui étaient de véritables dévouemens. La condition des dévoués était de partager en tout le sort de l'ami qu'ils avaient choisi; ils jouissaient avec lui des avantages de la vie, quand il était heureux; ils souffraient avec lui, quand il était dans l’infortune, [18] et après avoir vécu ensemble, leur condition était de mourir avec lui.
« Le caractère de ces trois clientelles une fois connu, dit M. de Montlosier, il est à remarquer que, comme les Francs, en s'établissant, n'abolirent ni ce qui avait pu s'introduire de 1a clientelle civile des Romains, ni ce qui avait pu 4e conserver de la clientelle servile des Gaules,, la clientelle militaire qu'ils tenaient de leurs ancêtres, et dont ils introduisirent l'usage, dut changer en beaucoup de points l'ordre social. Oit peut suivre les traces et les progrès de ce changement.
» Chez les Germains, on ne pouvait donner ses terres, comme chez les Gaulois; les terres né formaient point de propriété. Dans les Gaules r où les terres se trouvèrent pour les Francs des propriétés, les terres suivirent la condition de leurs maîtres. Les hommes recherchaient la protection des hommes; les domaines recherchaient la protection des domaines. Les hommes étaient enrégimentés, les domaines s'armèrent et s'enrégimentèrent. Les hommes et les domaines se virent ainsi associés aux mêmes devoirs et aux mêmes services. L'ancienne clientelle gauloise , où on donnait servilement sa terre, s’annoblit en [19] s'unissant à la clientelle germaine, où on donnait son courage. La clientelle civile des Romains reçut, à son tour, un lustre qu'elle n'avait pas.[9]
» Cependant les nouveaux actes, qui semblaient se rapporter en quelque sorte aux actes anciens, pouvaient occasionner ainsi des méprises. [20] On déclara solennellement que les actes de ce genre ne portaient aucun préjudice à l'ingénuité. Il fut stipulé qu'un homme libre pouvait désormais prendre un patron sans s'avilir, remettre ses biens sans s'asservir. Ces dispositions sont consignées dans les formules de Marculfe et dans les Capitulaires.
» Un changement dans les dénominations s'ajouta à ces-précautions. Le mot modeste, senior, dont nous avons fait depuis seigneur, fut substitué à celui de patron. Le mot noble vassus, dont nous avons fait depuis vassal, fut substitué au mot abaissé de client. On adopta dans le même sens miles, dont nous avons fait depuis chevalier, et qui ne signifia pendant long-temps qu'un militaire. Les nouveaux actes eux-mêmes, qui auparavant s'étaient rendus généralement par le mot tradere, commencèrent à s'exprimer par le mot adouci commendare.
» Des signes précis furent créés pour consacrer et distinguer ces divers engagemens. Un homme venait, soit avec son escorte guerrière, si c'était un grand de l'état, soit avec les premiers de sa nation, si c'était un prince, mettre solennellement sa main dans la main de l'homme puissant auquel il se vouait. C'était, dans ce cas, sa foi et son courage qu'il lui remettait. Cette espèce [21] de recommandation, la plus illustre de toutes , est rappelée constamment dans les chartes comme d'origine franque, more Francorurum , more francico. »
« Dans d’autres circonstances , on voyait un homme se présenter avec un morceau de gazon, une fleur ou une branche d'arbre. C'était, dans ce cas, ses affaires, son alleu, tous ses biens , qu'on mettait sous la protection de l'homme auquel on se recommandait. Cette seconde espèce du recommandation était noble, car elle avait communément pour condition le vasselagc, on le service militaire.
» Enfin , il y avait une troisième espèce de recommandés j c'étaient ceux qui, après s'être coupé les cheveux du devant de la tête, se présentaient dans la cour d'un homme puissant pour les lui offrir. Ce signe , qui exprimait la remise entière de la personne (et des biens), entraînait ce quon appelait alors bondage , c'est-à-dire la perte de l'ingénuité : cette espèce de recommandation était vile .[10] »
Les Francs, habitués à vivre de pillage, ayant [22] continué à se livrer à ce noble métier, lorsque’ils eurent envahi les provinces qui avaient été déjà subjuguées par les Romains, les habitans, pour trouver auprès de certains d'entre eux quelque protection, consentirent à leur payer un tribut et à devenir les complices de leurs brigandages dans les guerres qu’ils se firent mutuellement. Il résulta de là une espèce de subordination qui soumit les hommes laborieux aux hommes oisifs et dévorans, et qui donna à ceux-ci les moyens d'exister sans rien produire, ou de vivre noblement.
Comme le gouvernement, connu sous le nom de féodal, était essentiellement militaire, on avait établi ou conservé divers grades qui donnaient à ceux qui en étaient revêtus des noms analogues à leurs fonctions. Le gouverneur d'une province, qui avait tout à la fois le commandement de l'armée et l'administration de la justice , se nommait duc , du mot latin dux , qui signifie chef. Les lieutenans du duc ou du chef, qui lui aidaient à rendre la justice et qui cormmandaient les troupes en son absence, se nommaient comtes , du mot latin comités , qui signifie compagnons. Les gouverneurs des frontières appelées marches, se nommaient marchis , dont nous avons fait marquis. Les capitaines qui [23] commandaient les places fortes, moindres que les villes où résidaient les comtes, se nommaient châtelains. Ces diverses dénominations n'étaient que des titres d'office, et ne se donnaient que pour un temps; ceux qui en étaient revêtus étaient de simples administrateurs, comme sont aujourd'hui nos gouverneurs militaires, nos préfets ou nos sous-préfets. Par suite des progrès que fit le gouvernement féodal, le commandement des provinces, des frontières, des villes, des places fortes fut donné en propriété aux titulaires, sous la condition de rendre foi et hommage à leur chef, c'est-à-dire, sous la condition du service militaire ; enfin ces titres devinrent héréditaires, et ceux qui en étaient revêtus furent les grands vassaux de la couronne.
Dans la suite on érigea des terres en duchés, .en marquisats, en comtés, en baronnies, en châtellenies. Suivant les édits de Charles IX et de Henri III, la terre d'un duché devait produire huit mille écus de rente; le marquisat devait être composé de trois baronnies et de six châtellenies unies, et tenues du Roi seul à hommage; le comté, de deux baronnies et de trois châtellenies, ou d'une baronnie et de six châtellenies, et la châtellenie devait avoir haute, moyenne et basse justice, et autres droits honorifiques ou prééminences.
[24]
II était naturel que les Francs qui étaient incapables d'exister autrement qu'en dépouillant les hommes industrieux qu'ils avaient asservis, avi-' lissent ceux d'entre eux qui se livreraient à des entreprises industrielles. Celui qui abandonnait le métier de pillard pour devenir un homme industrieux, renonçait à l'état de barbarie, et passait dans l'état de civilisation; il abdiquait son titre de vainqueur pour se ranger dans la classe des vaincus; cela s'appelait déroger. On disait au contraire qu'un homme s'annoblissait, lorsqu'il sortait de la classe des hommes industrieux ou civilisés pour passer dans la classe des hommes oisifs et dévorans, dans la classe des barbares.[11]
Une organisation sociale aussi vicieuse portait en elle-même le germe de sa destruction. Aussitôt que les hommes qui n'appartenaient pas à la caste dominante eurent trouvé le secret de créer des richesses par leur industrie, et que les nobles eurent perdu la puissance de s'en emparer autrement qu'en leur donnant en échange une valeur égale, les premiers habitués à l'ordre, au [25] travail et à l'économie, s'accrurent continuellement, tandis que les seconds, ne sachant rien produire, et faisant consister leur gloire à beaucoup dévorer, tombèrent en peu de temps dans une décadence complète. Sous Louis XIII, la noblesse marchait escortée d'une multitude de pages, de serviteurs, de gens armés; l'industrie se montra sous le règne de Louis XIV, et tout ce cortège disparut.
« Je venais de rechercher récemment l'histoire et les détails des états de 1614 , dit M. Montlosier, lorsque je vis ouvrir ceux de 1789. Dans tous les deux figure un ordre de noblesse. Grand dieu quelle différence! Quel lustre d'un côté et quelle pompe! De l'autre côté quel dénuement, quel délabrement! Là, tous les vestibules de la noblesse sont remplis de pages, de serviteurs, de gens de livrée armés. Un simple seigneur se trouve avoir un grand nombre de gentilshommes à cheval et à sa suite. Ici, le plus grand seigneur est sans pages, sans écuyer, sans gentilhomme de suite, sans un seul homme à cheval. Le plus grand seigneur a pour escorte un misérable laquais sans armes, tout honteux des couleurs ou des habits de son maître. »[12]
[26]
En 1789, le gouvernement féodal était donc anéanti en France. On y trouvait encore des [27] ducs, des comtes, des marquis; mais ces ducs n'avaient aucun commandement, ces comtes n'étaient les compagnons ou les suppléans de personne, ces marquis n'avaient aucun pouvoir militaire ou civil; en un mot, la hiérarchie féodale était détruite, il n'en restait plus que les dénominations et quelques redevances qui se réduisaient à fort peu de chose. L'assemblée constituante, par ses décrets, effaça ces derniers restes d'un système que les progrès de la civilisation avaient insensiblement aboli. Le besoin de trouver auprès des grands une protection contre leurs propres brigandages avait rendu le peuple leur tributaire; ce besoin ayant cessé, le peuple s'affranchit du tribut.
Une nation ne peut plus fonder son existence sur l'asservissement et le pillage des autres nations; cette manière de vivre n'est pas dans les mœurs des peuples qui ont déjà fait quelques progrès dans la civilisation, et si quelqu'un tentait de l'embrasser, sa tentative pourrait lui devenir funeste. Le monde, d'ailleurs, a des bornes, et s'il était possible de le soumettre, il faudrait bien rester en paix après l'avoir subjugué. Le gouvernement militaire des Romains ne peut donc plus être mis en usage. Dans les temps modernes, les soldats consomment [28] beaucoup, et ne produisent rien, même pour le peuple qui les emploie : ce n'est donc point par leur influence qu'on peut accroître les moyens d'existance d'un peuple.
Si une nation ne peut point placer la source de ses revenus dans le pillage, elle ne peut pas la placer non plus, au moins d'une manière durable, dans l'oppression d'une classe de serfs Ou de tributaires : les hommes laborieux de la plupart des nations d'Europe sont trop éclairés et trop forts pour être asservis par une caste particulière. La noblesse française s'est mal trouvée d'avoir voulu conserver une prééminence qui n'était plus dans la nature des choses;[13] son exemple doit effrayer ceux qui seraient tentés de l'imiter. La hiérarchie féodale ne peut donc plus se rétablir ou se soutenir; la classe oisive et dévorante n'est ni assez éclairée, ni assez forte pour asservir la classe industrieuse; ce n'est plus elle qui peut se dire exclusivement le peuple.
Mais si aucun des peuples européens ne peut placer la principale source de ses revenus, ni dans le pillage des autres peuples, ni dans le [29] travail d'une classe de tributaires, comment peuvent-ils pourvoir à leur existence ? comment peuvent-ils donner aux moyens qu'ils sont obligés d'employer toute l'énergie dont ils sont susceptibles ? Les peuples pourvoient à leur existence par le travail de chaque individu sur les choses que la nature a placées sous sa main: l'industrie agricole, l'industrie manufacturière et l'industrie commerciale sont donc les principales sources dans lesquelles ils puisent tous la satisfaction de leurs besoins les plus pressans. Ainsi, si l'on veut avoir une organisation sociale bienfaisante et durable, il faut la former de manière qu'elle donne à ces moyens d'existence toute l'énergie possible, et qu'elle protège tous les intérêts qui s'y rattachent.[14]
Ce qu'il ne faut jamais perdre de vue, c’est [30] qu'un fonctionnaire public, en sa qualité de fonctionnaire, ne produit absolument rien; qu'il n'existe au contraire que sur les produits de la classe industrieuse, et qu'il ne peut rien consommer qui n'ait été enlevé aux producteurs. Cette vérité reconnue, il en résulte qu'un état dans lequel chacun tendrait à s'emparer des emplois publics, dans une autre vue que celle de favoriser la production en protégeant les propriétés, ou en garantissant aux personnes l'exercice et le produit innocens de leurs facultés, serait un état essentiellement vicieux : un tel état tomberait promptement dans la misère, puisqu'il est impossible qu'on ne devienne pas misérable, lorsque tout le monde tend à consommer et à ne rien produire. La première condition à remplir quand on veut faire prospérer un peuple, c'est donc de faire qu'il y ait plus de profit et plus d'honneur à créer soi-même des richesses, qu'à défendre celles qui ont été produites par d'autres; c'est de constituer les fonctions publiques de manière qu'on se trouve plus heureux d'être citoyen que d'être magistrat, d'être protégé que d'être protecteur.
L'homme qui cultive son champ ou qui travaille dans ses ateliers est plus estimable que le gendarme qui en écarte les voleurs, parce qu’il est [31] beaucoup plus nécessaire. On conçoit en effet qu'un peuple pourrait exister sans gendarmes ; mais on ne conçoit pas comment il pourrait exister sans agriculteurs, sans hommes industrieux. Ce que nous disons d'un gendarme, oh peut le dire d'un soldat et d'un général, d'un commis et d'un préfet, d'un douanier et d'un directeur, d'un huissier et d'un président; en un mot, de tous les hommes qui sont chargés de veiller à la sûreté de ceux qui fournissent aux besoins de tous, et sans lesquels aucun peuple ne saurait exister.[15]
Dans tous les états de l'Europe, on estime et l'on honore cependant beaucoup plus les hommes qui sont ou qui se disent chargés de veiller à la sûreté des membres de la société , que ceux aux moyens desquels la société existe; partout la considération attachée à chaque état ou à chaque profession y est presque toujours en raison inverse de son utilité. Tel homme croirait se dégrader s'il se livrait à une entreprise industrielle, qui croit s'élever beaucoup en acquérant le droit [32] de diriger les mouvemens de trente ou quarante machines qu'on appelle des soldats, et en devenant lui-même une machine semblable dans les mains d'un autre chef; tel autre se croirait déshonoré pour la vie, si pour faire sa fortune il était obligé de passer deux heures par jour dans une boutique ou dans un magasin, qui se morfond dans une antichambre pour y attendre un emploi qui lui donnera à peine de quoi vivre, et qui peut-être n'arrivera jamais. Croit-on que ce mépris pour les occupations utiles, et cette soif ardente de grades militaires ou d'emplois civils soient produits par le desir de protéger les hommes industrieux contre les attaques de l'extérieur ou de l'intérieur? Non, certes, personne n'a cette pensée. Lorsqu'on se jette ainsi vers de fausses routes, on n'a nulle idée de bien public: on se conduit comme des esclaves qui obéissent encore aux préjugés qui leur furent dictés par leurs anciens maîtres, ou l'on cherche à exister aux dépens du peuple, sans s'inquiéter si on lui rend par ses services l'équivalent de ce qu'on reçoit de lui.
Les barbares qui avaient envahi le midi de l'Europe, étant incapables de se livrer à aucun travail utile, ne virent rien de plus noble que le pillage, ni de plus vil que les travaux [33] industriels. Ce jugement, qui était une conséquence de leur ignorance et de leurs habitudes barbares, devint un préjugé pour les hommes mêmes qu'il avilissait; car tel est l'effet de la force et de l'habitude, quand elles sont long-temps soutenues, qu'elles nous font recevoir comme des vérités incontestables, les erreurs qui nous sont les plus funestes. Le système féodal ayant été détruit, et les descendans des barbares ne pouvant plus exister du produit de leurs rapines cm des tributs levés sur les vaincus, ils conservèrent le monopole des places; et ils levèrent sur le public, sous le nom d'impôt, un nouveau tribut qu'ils se partagèrent.
Lorsque la révolution française est arrivée, les travaux industriels étaient encore considérés comme avilissans, non-seulement par la caste nobiliaire, mais encore par la classe bourgeoise, et par les hommes mêmes qui se livraient à l'industrie. Les emplois improductifs étaient les plus recherchés; et la France présentait le spectacle bizarre d'un peuple que ses besoins poussaient vers la civilisation, et que ses préjugés reportaient sans cesse vers la barbarie.
L'enfant dont le père avait créé une fortune par d'utiles travaux, se hâtait de rétrograder, et s'enrégimentait dans la classe des hommes oisifs [34] et dévorans; et s'il venait à se ruiner ses descendans se faisaient moines pour ne pas déroger.[16] Alors, comme sous le régime féodal, il existait deux peuples en France ; un peuple de dominateurs et un peuple de tributaires, ou un peuple d'employés et un peuple d'industrieux qu'on exploitait. Après que ceux-ci ont eu le dessus, ils n'ont songé qu'à prendre part à l'exploitation ; au lieu de réduire les emplois de manière qu'ils ne fussent plus qu'une charge exercée au profit des hommes utiles, ils en ont fait un métier auquel ils ont voulu que chacun eût le droit d'aspirer. La constitution de 1791 a considéré, en effet, comme un droit naturel et civil, l'admissibilité aux places et aux emplois. C'est sous le même point de vue qu'elle a été considérée depuis; et l'on peut dire que la révolution [35] française n'a été qu'une guerre dont le but a été de savoir par qui les places seraient occupées, ou pour mieux dire de savoir si la nation serait exploitée par des hommes de la caste nobiliaire, ou par des hommes sortis de la classe industrieuse. Les mêmes causes ont produit ou produiront les mêmes effets chez toutes les autres nations.
Puisque ce n'est point par les choses que produisent les militaires ou les fonctionnaires publics que les peuples existent, les uns ni les autres ne produisant rien, mais bien au contraire par les produits de l'agriculture, de l'industrie manufacturière et du commerce, le gouvernement doit être institué de manière à donner à ces moyens d'existence toute l'énergie qu'ils sont capables d’acquérir. Les hordes de sauvages qui s'organisent pour des expéditions de chasse, ou pour faire des excursions sur les terres de leurs voisins, se mettent sous la direction du chasseur le plus habile ou du guerrier le plus courageux. Les peuples barbares qui ne peuvent vivre que de pillages ou des tributs qu'ils imposent aux vaincus, s'organisent de la même manière : ils choisissent pour chef l'homme qu'ils croient le plus capable de les conduire à la guerre, se subordonnent ensuite les uns aux autres, de manière que chacun ait une importance et un [36] rang proportionné à sa valeur militaire, et à la quantité de butin qu'il apporte à la communauté. Nous autres peuples prétendus civilisés nous ne sommes pas si habiles; nous ne pouvons exister que par l'agriculture, les arts, le commerce, en un mot par les produits de nos travaux, et c'est aux qualités estimées par les barbares que nous donnons la prééminence. Nous ne savons honorer que ce qui tend au pillage ou à la destruction de nos richesses ; les vertus guerrières et monachales, l'esprit de rapine et d'oisiveté.
Qu'aurait-on dit des Romains, si, ne pouvant subsister que par la guerre, ils avaient pris pour chef des hommes industrieux et naturellement pacifiques; s'ils avaient formé un sénat d'agriculteurs, de manufacturiers, de commerçans; s'ils avaient exalté la gloire de l'industrie et du commerce, et avili l'esprit militaire ? On aurait dit qu'ils étaient atteints de folie, ou qu'ils avaient résolu de mourir de faim. Mais que ne devrait-on pas dire de peuples qui, n'ayant pas d'autres moyens d'existence que leurs travaux agricoles ou industriels, prendraient pour chefs des généraux; qui exalteraient continuellement les habitudes militaires, et ne donneraient à leurs enfans que des hochets, des costumes et des livres [37] propres à former l'esprit guerrier, ou à leur faire mépriser les travaux utiles; qui abandonneraient eux-mêmes leurs occupations habituelles pour s'exercer à faire des demi-tours à droite et à gauche, et qui se croiraient des hommes fort importans, lorsqu'affublés d'un bonnet de crin ou de peau d'ours, et ornés d'une moustache postiche, ils auraient perdu leur journée dans un corps de garde, ou à faire des processions militaires sur les places ou dans les rues?
La faim n'est pas toujours une mauvaise conseillère ; si elle pousse quelquefois les individus à commettre des crimes, elle les oblige plus souvent encore à réfléchir sur leur conduite passée, et détruit des préjugés que les raisonnemens les plus solides n'auraient pu atteindre. La misère, qui assiége déjà tous les peuples d'Europe, leur inspirera de la méfiance pour les systèmes qu'ils ont suivis ; elle les engagera à les examiner avec plus de soin, et leur apprendra que s'ils veulent sortir de l'état de détresse où ils se trouvent, ils doivent, à l'exemple des peuples les plus ignorans et les plus grossiers, avoir une organisation sociale qui donne à leurs moyens d'existence, c’est-à-dire, à l'agriculture, aux arts, au commerce, toute la perfection dont ils sont susceptibles. Il y a peu d'années que cette idée eût été [38] généralement repoussée, parce que la nécessité de la mettre en pratique eût été peu sentie, et qu'elle eût attaqué une multitude de préjugés; aujourd'hui elle ne déplaira peut-être qu'à ceux qui, devant naturellement occuper les derniers rangs dans l'ordre social, veulent néanmoins se trouver aux premiers.
Lorsque les Romains voulaient choisir des sénateurs, ils les cherchaient parmi les hommes qui, dans leurs guerres, avaient apporté le plus de richesses à la république. De même, les peuples modernes qui veulent former un sénat, doivent en choisir les membres parmi les hommes qui augmentent le plus la richesse nationale; ils doivent les choisir parmi les agriculteurs qui ont les terres les plus considérables et les mieux cultivées; parmi les fabricans qui ont les ateliers les plus nombreux et les plus florissans; parmi les négocians qui ont les magasins les plus vastes, les mieux fournis; parmi les banquiers qui disposent des plus grands capitaux; enfin parmi ceux qui exercent le plus d'influence sur la prospérité publique. S'i l s'agit de choisir un conseil inférieur, une chambre de représentans, par exemple, il faut suivre la même règle; il faut même la suivre pour tous les emplois publics, depuis le sénateur jusqu'au juge de paix ou au [39] maire de village. Il faut que, dans l'ordre social, les hommes les plus inutiles, ceux qui produis sent le moins ou qui ne vivent que sur les produits d'autrui, soient rejetés dans les derniers rangs, fussent-ils tous des barons ou des marquis.
Mais quoi.! suffira-t-il qu'un homme se présente avec une grande fortune pour avoir droit de remplir les fonctions les plus éminentes ? Dans un état bien constitué, celui qui remplit des fonctions publiques n'exerce pas un droit, il remplit un devoir ou une obligation, il protége les personnes et les propriétés. La question est donc mal posée : il faut demander s'il doit suffire de posséder des propriétés considérables pour être chargé de remplir des fonctions publiques élevées; la réponse devient facile. Ce n'est pas seulement à cause des propriétés qu'on possède qu'on doit exercer des magistratures ; c'est aussi à cause des qualités ou des vertus que cette possession suppose. Celui qui cultive bien ses terres, qui économise une partie de ses revenus pour les rendre plus productives, prouve par cela même qu'il honore l'agriculture, qu'il saura la faire respecter, et qu'il concourt de tout son pouvoir à augmenter la fortune publique. Celui qui, par son travail, crée des richesses et les emploie à des [40] entreprises industrielles, prouve également qu'il estime l'industrie, et qu'il saura la protéger. On peut en dire autant de celui qui se livre au commerce. Le travail et l'économie supposent d'ailleurs beaucoup d'autres vertus, et l'absence des vices que l'oisiveté enfante.
Si donc un homme se présentait pour être élu à des fonctions publiques, et qu'il donnât pour preuve de son aptitude, des biens qu'il aurait usurpés soit dans les pillages de la guerre, soit en remplissant des emplois déshonorans, soit en mal versant dans des fonctions précédemment remplies, on lui répondrait avec raison que ses richesses, bien loin d'être un titre d'admission, doivent être au contraire une cause d'exclusion; qu'il ne les a pas créées, mais déplacées; et que c'est mal prouver qu'on respectera et qu'on fera respecter les propriétés d'autrui, que de produire des biens qui attestent qu'on les a constamment violées. Les richesses qu'on aurait gagnées au jeu seraient aussi une cause d'exclusion, plutôt qu'un titre d'admission ; car le jeu déplace les richesses et ne les crée pas. Ces richesses d'ailleurs ne peuvent jamais rien prouver pour celui qui les possède, tandis qu'elles prouvent presque toujours contre lui. Enfin il ne faudrait pas même admettre celui qui, possédant des terres [41] considérables, les abandonnerait à des fermiers pour vivre oisif dans les grandes villes ; dans ce cas, il faudrait plutôt admettre le fermier que le propriétaire, le premier étant un homme fort utile, et le second n'étant plus bon à rien qu'à être courtisan.
Et les vertus! et les talens! on les dédaignera donc s'ils ne marchent escortés de la fortune? A Dieu ne plaise ! On doit au contraire les récompenser avec beaucoup de générosité; mais on doit s'abstenir de leur faire supporter aucune charge : or, nous avons dit que les fonctions publiques ne devaient être que des charges imposées aux hommes les plus capables de les soutenir. Si les emplois publics pouvaient être considérés comme des récompenses, ceux qui les exerceraient seraient fondés à les exercera leur profit ;il faudrait donc qu'une nation se donnât à exploiter pour récompenser quelques hommes de talent ou de vertu: autant vaudrait n'en point avoir.
Quelles sont d'ailleurs les vertus dont on entend parler? sont-ce les vertus domestiques? mais quand un citoyen en a de semblables, c'est à sa femme et à ses enfans à l'en récompenser, et point du tout au public. Veut-on parler des vertus publiques ? les peuples ne doivent en [42] reconnaître de telles que celles qui les font prospérer. Quand Scipion apportait à Rome les dépouilles de Carthage, les Romains le jugaient un homme très-vertueux. Les hommes qui enrichissent les nations modernes sont vertueux d'une manière moins désastreuse: ils créent les richesses, et ne les ravissent pas. Le travail et l'économie, le respect des propriétés d'autrui et de leur personne, voilà les vertus les plus utiles, celles qu'il importe d'encourager. Mais les premières portent avec elles leur récompense, et les secondes ne peuvent pas être récompensées, parce qu'elles doivent être celles de tout le monde. Il ne reste donc que les faits militaires et les découvertes des savans: les uns doivent trouver leur récompense aux invalides, les autres dans des académies.[17]
Mais toutes les précautions qu'on pourrait prendre pour n'appeler aux fonctions publiques [43] que les hommes qui concourent le plus à la prospérité nationale, et qui par conséquent y sont les plus intéressés, seraient vaines, si dès l'instant qu'un individu serait parvenu à un emploi, l’intérêt de l'homme en place était supérieur à l'intérêt du citoyen. Il faut donc que chacun mette moins de prix aux fonctions publiques qu'i l remplit, qu'aux qualités qui l'y ont appelé; il faut que la place soit toujours au-dessous de l'homme, et qu'on puisse à tout instant l'abandonner sans descendre. Alors on ne fera pas de bassesses pour l'acquérir ou pour la conserver; on ne se rendra point le docile instrument du despotisme; les peuples y gagneront de la sécurité et du repos, et les gouvernemens seront débarrassés de cette foule d'intrigans qui les assiégent sans cesse, qui leur dissimulent la vérité quand ils sont parvenus, et qui tôt ou tard finissent par amener leur ruine. C'est pour avoir suivi un système contraire que la France a été presque toujours opprimée depuis le commencement de la révolution ; des emplois qui n'auraient dû fournir qu'une occupation secondaire et momentanée, absorbaient tous les instans de la vie, ou du moins ne permettaient pas qu'on s'occupât d'autre chose. On était préfet, conseiller, député, sénateur par métier; et c'était à la [44] conservation du métier que le public était constamment sacrifié. Si l'on veut obtenir un résultat contraire, il faut suivre une marche contraire; il faut faire marcher l'intérêt de l'agriculture, des arts, du commerce, avant l'intérêt de la place qu'on occupe; il faut qu'en réunissant la qualité d'homme industrieux et d'homme public, on ait plus à gagner dans la première que dans la seconde, et que par conséquent on donne moins de temps à celle-ci qu'à celle-là.[18]
Les emplois publics ne devraient donc jamais être un moyen de faire fortune; ceux qui sont appelés à les remplir ne devraient y trouver qu'une indemnité précisément égale à la valeur du temps qu'il sont obligés d'y consacrer; et ce temps devrait avoir le moins de durée possible. On ne doit pas craindre au reste que l'impossibilité de s'enrichir dans les emplois publics soit [45] un motif d'éloignement pour les hommes dignes d'y être appelés. Lorsqu'on a un grand intérêt au maintien de l'ordre, et au respect des propriétés, on n'abandonne pas volontairement le soin des affaires publiques à ceux qui peuvent avoir un intérêt contraire, sur-tout quand on peut s'en charger soi-même sans faire aucune perte, et en méritant la reconnaissance et l'estime de ses concitoyens.
Ce qu'on pourrait avoir à craindre, ce serait que des hommes continuellement occupés d'agriculture, de manufactures, de commerce, n'eussent pas les connaissances nécessaires pour traiter convenablement des affaires publiques. Mais qu'est-ce donc que les affaires publiques, si ce ne sont les affaires des particuliers considérées sous un point de vue général ? Qui saura mieux que les agriculteurs, que les négocians, que les manufacturiers et que les banquiers, ce qui est favorable ou nuisible à l'agriculture, au commerce, aux manufactures, au crédit public ?Ce ne sont pas ceux qu'on appelle des ignorans que nous devons craindre, ce sont bien plutôt les faux savans; ce sont les hommes qui ne savent voir que ce qui est dans les livres; qui ne font pas une sottise qu'ils ne l'appuient de l'autorité de Montesquieu, de Platon ou d'Aristote, et qui [46] nous exilent ou nous emprisonnent en Vertu du caveant consules du sénat romain. Les vrais savans ne sont pas les hommes qui, ne connaissant que des opinions ou de faux systèmes, sont aussi incapables d'apprécier les temps présens que les temps passés; ce sont ceux qui voient les choses telles qu'elles sont, et qui connaissent la manière dont elles doivent être traitées. En résumé, pour que tout aille bien, il faut que chacun se mêle de ses affaires; que les hommes qui se disent savans fassent des livres, si bon leur semble; mais qu'ils laissent traiter les affaires de l'état par ceux qui y sont les plus intéressés, et qui influent le plus sur sa prospérité.
Si les sociétés étaient organisées de manière que chacun eût dans l'état une influence et un rang proportionnés à son utilité ou à sa valeur absolue, les peuples en obtiendraient des résultats incalculables.[19] Les entraves qui gênent [47] l’agriculture, l'industrie, le commerce, disparaîtraient, et la prospérité publique s'accroîtrait dans tous les pays avec rapidité, parce que les gouvernemens ne seraient à craindre que pour les hommes oisifs ou dangereux, et que toute personne laborieuse serait assurée de trouver protection auprès d'eux. Supposons en effet une chambre de pairs ou un sénat composé des hommes que des richesses créées par leurs talens, des travaux agricoles considérables ou de grandes entreprises commerciales auraient rendu les plus remarquables dans l'état, chacun des membres qui le composeraient ne serait-il pas en réalité tout ce qu'il devrait être au jugement d'un écrivain célèbre?
« Ayant la conscience de son importance et de sa dignité, sa conduite dans le parlement ne serait dirigée que par le devoir constitutionnel d'un sénateur.Il se considérerait comme [48] personnellement chargé de la garde des lois. Voulant soutenir les justes mesures du gouvernement, mais déterminé à surveiller la conduite du ministère, il saurait s'opposer à la violence des factions avec autant de fermeté qu'aux empiétemens de la prérogative. Il serait aussi incapable de trafiquer des places avec les ministres, pour lui ou pour les autres, que de descendre et de se mêler aux intrigues de l'opposition. Toutes les fois qu'il serait appelé par une question importante à émettre son opinion dans le parlement, il serait écouté, même par le plus indigne ministre, avec déférence et avec respect ; son autorité suffirait pour rendre respectable ou pour discréditer les mesures du gouvernement. Le peuple tournerait ses regards vers lui, comme vers son protecteur, et le prince aurait dans son royaume un homme à l'intégrité et au jugement duquel il pourrait se confier avec sûreté.[20] »
Si la chambre des députés ou des représentai était composée de la même manière, et que, dans toutes les places de l'administration ou de l'ordre judiciaire, on trouvât des hommes d'un caractère semblable, on ne voit pas non-seulement comment les citoyens pourraient n'être pas [49] protégés, mais même comment ils pourraient être opprimés. Cette manie de gouverner qui se trouve jusques dans les hommes des dernières classes, quand ils ont en main leur petite part d'autorité, et qui de toutes les tyrannies est incontestablement la plus insupportable, parce qu'elle est la plus humiliante et la plus inutile, ferait place à des.habitudes plus raisonnables. Si l'estime et la considération n'étaient attachées qu'aux travaux utiles, on ne perdrait pas son temps à faire perdre celui des autres par des vexations sans objet;[21] on serait plus riche de tout le temps qu'on donne à des inutilités, et l'on n'aurait pas à payer des milliards à son gouvernement.
Déjà nous avons eu occasion de faire remarquer que l'indépendance que chaque personne avait acquise en cherchant dans l'exercice de ses facultés des moyens d'existence, avait détruit les liaisons intimes qui formaient le patriotisme des anciens; et nous avons dit que l'isolément des individus était une des principales causes de l'oppression des peuples. Il ne faudrait pas tirer de cette observation la conséquence qu'il n’existe [50] plus de liens entre les hommes, et qu'il est impossible de les rattacher à un intérêt commun. Si la hiérarchie militaire des peuples sauvages ou barbares n'existe plus, il s'en est formé une autre qui, pour être moins apparente, n'en est pas moins réelle. A mesure que les hommes de guerre qui environnaient jadis les seigneurs féodaux se sont éteints, les hommes adonnés à l'industrie se sont entourés d'un nombre d'ouvriers encore plus considérable. Un barbare qui voulait produire des richesses pour son pays, avait besoin d'une certaine capacité militaire, de ses armes et de quelques soldats bien déterminés; un homme civilisé qui veut enrichir le sien, a besoin aussi d'une certaine capacité industrielle, de quelques capitaux et d'un grand nombre d'ouvriers laborieux. Tous les genres d'industrie produisent, comme l'industrie guerrière, une subordination entre les hommes qui y participent; dans tous, il faut la réunion des efforts de plusieurs, pour obtenir de grands résultats ; et celui qui possède la plus grande capacité et les capitaux les plus considérables, est naturellement le chef de tous les autres, celui qui les fait exister.[22]
[51]
En réunissant ainsi en un seul conseil les nommes qui se trouvent à la tête d'une multitude d'interêts, et qui peuvent disposer de la force d’un [52] grand nombre de personnes, on ne se borne pas à donner une grande énergie aux moyens d'existence des peuples; on détruit en outre l'isolement dont nous avons précédemment parlé, et l'on fait cesser la faiblesse qui en est la suite, faiblesse qui amène toujours l'oppression. Si tous les intérêts se trouvaient en effet réunis en un faisceau, on ne voit pas comment on pourrait blesser les droits d'un homme utile, sans que la vibration que le coup occasionnerait n'arrivât sur-le-champ jusqu'à la tête du corps social ; tandis que, dans l'état d'isolement où se trouvent tous les hommes, il n'en est aucun qu'on ne puisse impunément opprimer, parce qu'il n'en est pas un qui puisse trouver quelque part une voix qui reconnaisse la sienne.
Enfin, si les états européens étaient ainsi constitués, si les hommes qui ne veulent pas obtenir d'autres richesses que celles qui sont le produit de leurs travaux, avaient seuls voix délibérative dans les conseils publics, on verrait disparaître d'Europe un des fléaux les plus funestes pour les peuples civilisés : les armées permanentes. Dans tous les pays, les soldats seraient traités comme les moines ont été déjà traités en France; les casernes, comme les couvens, deviendraient des ateliers propres à l'industrie, et la substance des [53] peuples ne servirait pas à alimenter les hommes qui les oppriment.
Les princes qui gouverneraient des états ainsi constitués, n'y trouveraient pas moins leur avantage que les peuples; et le temps n'est pas loin où ils auront peut-être besoin de recourir à une organisation de cette nature, pour se mettre à l'abri des factions ou des mouvemens populaires. Les gouvernemens ne peuvent en effet se maintenir et avoir de la durée, qu'en mettant de leur côté la force, la richesse et les lumières, c'est-à-dire, en attachant à leur existence les hommes qui exercent sur la classe nombreuse la plus grande influence, qui ont à leur disposition les capitaux les plus considérables, et qui voient le mieux comment les choses doivent être pour que le peuple soit content et que le gouvernement n'ait rien à craindre de lui. Or, où trouvera-t-on ces hommes, si ce n'est dans les classes que nous avons indiquées; et comment les attachera-t-on au gouvernement, si on les exclut de toute participation aux affaires de l'état, et si on leur fait voir que les personnes les moins intéressées à la chose publique, sont précisément celles à qui l'on en confie la direction?
Pour sentir de quelle importance il est pour un gouvernement de s'environner des hommes [54] qui ont le plus de part à la formation de la richesse nationale, il suffit de jeter un coup-d'œil sur ce qui s'est passé en France depuis le commencement de la révolution. L'assemblée constituante, composée d'avocats, de prêtres, de littérateurs, de gentilshommes, ayant besoin d'un appui contre les intrigues des courtisans, est obligée de le chercher dans l'opinion de la multitude. Le premier mouvement donné, les hommes qui possèdent l'art de flatter les passions populaires, s'emparent de la puissance tour-à-tour, sans qu'il soit possible au gouvernement ou à la majorité des assemblées de la ressaisir. Le prince est attaqué dans son palais au 10 août; il se réfugie dans le sein de l'assemblée législative; et cette assemblée qui paraissait toute puissante, ne voit pas d'autre moyen de le sauver que de l'enfermer dans une maison de force. La convention nationale arrive; des démagogues s'emparent encore de la multitude; et après avoir inspiré la terreur à la majorité de l'assemblée, ils font périr sur l'échafaud le prince et sa famille. Ils ne s'arrêtent pas là : ils attaquent successivement tous les hommes qu'ils supposent contraires à leurs desseins, et envoient au supplice tous ceux de leurs collègues qui leur déplaisent, sans que la populace y daigne [55] seulement prendre garde. Plus tard, le directoire croit qu'il existe dans le sein des assemblées une conspiration qui tend à rétablir la royauté : il ordonne à la force armée de s'emparer des députés suspects, et les fait déporter sans le moindre obstacle. Bonaparte, simple général, arrive d'Egypte, vient demander compte aux représentans du peuple de leur conduite, les chasse du lieu de leurs séances, et reste maître du gouvernement. Les assemblées prennent alors une autre direction; jusques-là elles avaient été l'instrument de la démagogie, dès ce moment elles deviennent l'instrument du despotisme militaire ; elles accordent à Bonaparte tout ce qu'il demande. Il est battu par les armées de la coalition : les mêmes assemblées prononcent sa déchéance et proclament les Bourbons. Bonaparte reparaît; les députés et les pairs qui l'avaient déchu après l'avoir si longtemps soutenu, veulent qu'on le repousse, mais personne ne reconnaît leur voix : le gouvernement est encore renversé. Comment ne pas reconnaître, après tant d'événemens, que ce n'est pas dans les hommes qu'on a choisis que réside la puissance, et qu'il faut suivre un autre système si l'on veut que le gouvernement se soutienne'?
Lorsque la hiérarchie féodale a été détruite et [56] qu’on a senti le besoin de reconstituer le gouvernement, il fallait rechercher quels étaient les intermédiaires naturels entre lui et les habitans des campagnes; entre lui et les ouvriers ou les artisans dont se compose la population des grandes villes. Si l'on avait fait cette recherche on n'aurait pas appelé aux assemblées des hommes de lettres, des avocats, des médecins, des prêtres, gens fort utiles sans doute, mais dont les peuples se passent le plus qu'ils peuvent, et qu'ils voient disparaître sans beaucoup de regret. Si les assemblées eussent été autrement composées, si l'on n'y avait vu que de riches cultivateurs, des manufacturiers considérables, des banquiers ou des négocians dont les relations auraient été fort étendues, le jacobinisme y aurait joué un assez mauvais rôle, et ne se serait pas répandu sur toute la surface de la France ; l'insurrection du 10 août n'eut pas été facile à opérer; les ouvriers des faubourgs ne seraient pas venus intimer des ordres à la convention nationale; Robespierre, s'il avait eu quelque pouvoir, y aurait regardé à plus d'une fois avant d'envoyer ses collègues à l'échafaud ; le directoire n'eut pas fait déporter une partie des représentans du peuple; Bonaparte, déserteur, ne serait pas venu demander compte aux assemblées nationales de leur [57] conduite, et les chasser du lieu de leurs séances; il n'aurait pas ensuite, à l'aide d'un sénat et d'un corps législatif sans consistance, opprimé la France et ravagé la plus grande partie de l'Europe; enfin en 1815, il n'eût pas osé paraître sur le territoire français, parce que les craintes qui ont précipité vers lui une partie de la population, n'auraient point existé, et que le langage à l'aide duquel il a séduit une foule de gens sans lumières, eût été absurde.
On a dit qu'une monarchie ne pouvait se soutenir, s'il n'existait pas entre le prince et le peuple une classe d'hommes intermédiaire : cette observation est juste; on a tort seulement de l'appliquer exclusivement au gouvernement monarchique. Dans toute société, les hommes sont subordonnés les uns aux autres, bien moins par leurs institutions que par leurs besoins : partout on voit les faibles rechercher la protection des forts; les timides la protection des courageux, les inexpérimentés les lumières des sages, les pauvres les secours des riches. Tant que les lois ne dérangent pas la subordination qui résulte de la nature même des hommes ou des choses, l'ordre se maintient sans effort ; mais si l'on veut substituer une subordination arbitraire à celle que la nature a établie; si l'on veut soumettre un peuple [58] guerrier à des hommes laborieux et pacifiques; un peuple industrieux à des militaires ou à des hommes qui méprisent le travail; des philosophes à des prêtres, ou des prêtres à des philosophes, tout tombe dans le désordre, ou l'on ne maintient la tranquillité qu'à l'aide de la violence. Toute la difficulté consiste donc à savoir choisir les hommes qui, dans l'état où se trouve la civilisation, sont appelés à diriger les autres. Un peuple est-il obligé de chercher dans le pillage ses moyens d'existence? il se forme naturellement chez lui une aristocratie de talens militaires; son sénat n'est qu'une assemblée de généraux. Ne peut-il exister qu'au moyeu d'une classe de tributaires? ceux qui comptent le plus grand nombre de serfs dans leurs domaines doivent former l'aristocratie; son sénat ne doit admettre que des seigneurs féodaux. Enfin ne peut-il exister qu'au moyen de son agriculture, de ses manufactures, de son commerce ? il doit reconnaître seulement une aristocratie d'agriculteurs, de manufacturiers, de commerçans.
En France, nous avons commis à cet égard d'étranges bévues; persuadés qu'il fallait une classe intermédiaire, nous nous sommes imaginé qu'il dépendait de nous d'en créer les élémens; nous avons pris au hasard quelques [59] hommes qui n'avaient presqu'aucun rapport avec la masse de la population, des médecins, des avocats, des gens de lettres, des mathématiciens, des militaires; nous leur avons donné de fortes pensions sur l'état, et puis nous avons dit, voilà une aristocratie. Il fallait dire, voilà des pensionnaires. C'est en effet la seule qualité qu'on a remarquée en eux; la seule à laquelle ils ont eux-mêmes attaché quelque prix, celle pour laquelle ils ont tout sacrifié. Un sénat de gens pensionnés ne peut jamais être qu'un instrument dans les mains de celui qui le paie, favorable au despotisme, sous un despote, et à la démagogie sous un gouvernement démocratique. Il importe fort peu au peuple que les membres d'un tel sénat soient ou non opprimés; il sait bien que, quand même on les ferait disparaître tous, on ne manquerait jamais d'hommes pour en former un nouveau sur le même plan. Une assemblée de pensionnaires est aussi faible pour protéger le peuple que pour soutenir le prince; ce n'est pas à elle qu'on est subordonné, c'est elle-même, au contraire, qui est subordonnée à ceux qui la paient. Nul ne se sent intéressé à la soutenir, si elle est attaquée; ni à obéir à ses ordres, ai elle veut secourir le gouvernement. En un [60] mot il n'existe entre elle et le peuple aucun lien naturel : elle n'a à sa disposition ni hommes, ni argent.
L'objet qu'on se proposait, au moins en apparence, en prenant pour sénateurs des hommes qui n'avaient qu'une fortune médiocre, et en leur assurant un salaire annuel, était, d'une part, d'appeler au sénat les hommes les plus éclairés, et d'assurer, d'une autre part, leur indépendance. Le premier objet n'était point rempli; parce qu'en général les savans ou les érudits sont les gens les moins propres à bien gouverner, leurs idées et leurs intérêts étant dirigés vers un genre de spéculations étrangères aux affaires de l'état. Le second objet était encore moins rempli que le premier ; par la raison que les besoins d'un homme sont essentiellement variables, et que la richesse d'un individu consiste bien moins dans une quantité donnée de biens, que dans la proportion qui se trouve entre ses revenus et ses besoins. D'ailleurs, un grand corps politique, destiné à contenir en même temps le peuple dans la subordination, et le pouvoir dans les limites qui lui sont tracées par les lois constitutionnelles, n'a pas seulement besoin d'indépendance il a aussi besoin de force, et l'on ne voit pas d’où [61] pourraient tirer la leur des hommes qui ne peuvent disposer d'aucune richesse, et auxquels personne ne se trouve subordonné.
Lorsqu'un gouvernement n'a pas pour appui une aristocratie puissante par ses richesses et par de nombreuses clientelles, il est obligé de chercher sa sécurité dans la force militaire, et d'obtenir par la crainte une soumission qui devrait être le résultat d'une subordination naturelle. Pour avoir une force militaire, il faut enlever à l'industrie les hommes qui lui sont le plus utiles, et lui ravir ensuite une grande partie de ses produits, pour faire vivre les hommes qu'on lui a enlevés. Il faut donc inspirer la terreur aux citoyens, diminuer la quantité des produits nationaux, et accroître les consommations; et tout cela, afin de soutenir un système qui laisse le peuple et le gouvernement dans un état continuel de faiblesse et de crainte.
On peut agiter ici la question de savoir s'il est de l'intérêt public qu'il y ait dans l'état des fonctions qui se transmettent héréditairement de père en fils.[23]
[62]
Cette question revient à celle de savoir si les qualités nécessaires pour remplir des fonctions publiques, peuvent se transmettre de père en fils par voie héréditaire : or il est évident non-seulement qu'elles ne peuvent pas ainsi se transmettre, mais même qu'elles s'éteignent souvent, avant que la personne qui les possède ait cessé d'exister. Pour avoir une aristocratie qui ne soit pas purement nominale, et qui puisse toujours prêter de la force au gouvernement et préserver par conséquent le peuple de l'oppression, il faut que les lois ramènent sans cesse dans son sein les élémens qui la constituent et qui tendent à s'en écarter, et qu'elles repoussent les élémens qui peuvent la détruire. Ce n'est que par ce moyen que les Romains conservèrent dans leur sénat une aristocratie militaire, depuis le commencement jusqu'à la fin de la république. Les sénateurs qui formaient cette aristocratie étaient nommés à vie; mais, toutes les cinq années, les censeurs faisaient la revue du sénat, et en expulsaient ou y appelaient les hommes qu'ils jugeaient incapables ou dignes d'en faire partie. Si l'aristocratie féodale s'est éteinte, c'est parce qu'elle n'a pas pu ainsi se recruter. Les qualités propres à former une aristocratie d'agriculteurs, de [63] manufacturiers, de négocians, de banquiers, sont peut-être encore moins stables que les qualités propres à former une aristocratie militaire : pour la rendre perpétuelle, il faut donc ne pas la rendre héréditaire, et employer des moyens analogues à ceux qu'employaient les Romains pour conserver la leur.
Nous avons dit ailleurs,[24] en parlant de la chambre des pairs, qu'il était bon que les fonctions de la pairie fussent héréditairement transmissibles de père en fils. Il nous semble qu'à cet égard nous sommes tombés dans l'erreur, parce que nous n'avons pas eu des idées complètes de ce que doit être une aristocratie. Deux raisons nous ont déterminés à embrasser cette opinion; la nécessité d'assurer l'indépendance de la pairie, et le besoin de former dans son sein un esprit de corps propre à prévenir les révolutions. Nous avons cru qu'on assurerait son indépendance et qu'on formerait cet esprit de corps, si l'on exigeait que chacun des membres possédât une certaine quantité de biens immeubles inaliénables , et si l'autorité de la pairie se transmettait de père en fils, avec les biens qui y sciaient attachés.
[64]
Ces raisons nous paraissent aujourd'hui peu concluantes. Ce qui rend une aristocratie nécessaire,[25] c'est bien moins l'indépendance dont elle jouit que la force dont elle dispose. Epictète et Philoxène étaient des hommes indépendans par caractère; mais était-il au pouvoir de l'un ou de l'autre de résister à la tyrannie de Néron ou de Denis, et de s'opposer aux fureurs de la populace de Rome ou de Syracuse ? La précaution d'assurer aux pairs ou aux sénateurs un revenu fixe serait vaine, si on ne trouvait en même temps l'art de mettre des bornes à leurs besoins; celui qui jouit de trente mille fr. de rente, et qui par ses besoins est porté à en dépenser cinquante, est bien plus sous la dépendance du gouvernement, que celui qui n'en possède que la dixième partie, et qui n'a pas besoin d'en dépenser davantage. D'ailleurs, c'est le revenu et non la terre qui constitue la richesse; ce n'est donc rien que d'empêcher l'aliénation du fonds, si l'on ne prévient pas les anticipations de revenu. Pour avoir un sénat héréditaire toujours [65] riche, il faudrait donc en mettre tous les membres en tutelle. L'esprit de corps serait bien moins utile que nuisible, s'il.n'avait pas pour objet de prêter de la force au gouvernement, de préserver les citoyens de l'arbitraire, et de favoriser, autant qu'il est possible, les moyens qu'un peuple est obligé d'employer pour conserver son existence: or, on ne voit pas dans quel sens l'hérédité du pouvoir sénatorial pourrait être propre à l'un de ces objets.
Après avoir montré quelle doit être l'organisation sociale des peuples modernes, il resterait à examiner quels sont les moyens par lesquels on peut appeler aux emplois publics les hommes les plus propres à favoriser la prospérité nationale; mais cette recherche nous mènerait trop loin, et nous la réserverons pour un autre article.
Dans ces dernières considérations sur l'organisation sociale, nous n'avons tenu aucun compte des titres ou des dénominations qui nous restent de la féodalité. C'est qu'en effet ces titres et ces dénominations sont étrangers à la question. Vouloir exclure aujourd'hui un homme de toute participation aux affaires publiques, par la seule raison que ses ancêtres auraient appartenu à un ordre de choses qui n'existe plus, serait une extravagance digne de 1793. Vouloir l'y appeler [66] pour cette seule raison, serait une folie qui ne serait pas moindre. L'essentiel est d'examiner ce que les hommes sont au temps où l'on doit s'en servir; et, si l'on a des choix à faire, de porter ses regards sur ceux qui n'ayant point une fortune à acquérir, ont une réputation à conserver.
[1] L'industrie de l'homme ne crée par les choses ; mais elle en crée presque toute la valeur. ( Voy. tom. 1er., pages 186 et 187 ).
[2] History of America, book 4.
[3] Suivant Denys d'Halicarnasse, Rome eut des tribuns dès son origine; ce ne fut cependant que la 260e. année de la fondation de cette ville que les tribuns du peuple furent créés. Les grades de centurion, de curion, de dédécurion, ont toujours été des grades militaires, sous les. empereurs comme du temps da la république.
[4] Tit-Liv., lib. 23, s. 23.
[5] Lorsque la guerre retint trop long-temps les consuls hors de Rome pour qu'ils pussent rendre la justice, on leur substitua des prêteurs.
[6] Pro lega Manil, 7.
[7] Pro plancio, 9.
[8] Les Romains, en ravissant les richesses des peuples vaincus, mettaient dans leurs rapines le même ordre et la même régularité que mettent de riches agriculteurs dans leurs moissons, ou de riches négocians dans leur commerce.
[9] Dans les mœurs des sauvages ou des barbares, la rapine et le pillage étant le seul moyen honorable de vivre, il était naturel que les clientelles civiles des Gaulois ou des Romains s'annoblissent en s'alliant à la clientelle des Francs. Voici en effet en quoi consistait cette dernière; c'est M. de Montlosier lui-même qui nous en donne l’explication d'après un passage de Tacite : « Parmi les » grands, c'est à qui aura un plus grand nombre de compagnons. C'est une décoration pendant la paix, un appui à la guerre. Défendre son prince, le préserver, lui attribuer ses hauts faits, c'est le devoir de tout compagnon. Le prince combat pour la victoire, le compagnon pour le prince. Ce cheval belliqueux ou ces armes sanglantes et victorieuses, voilà les récompenses; d'abonni dans et grossiers festins forment la solde. La guerre et le pillage pourvoient à la munificence. » ( De la Monarchie française, tom. 1, pag. 34.)
Dans le système féodal, un militaire, un homme qui vit de brigandage, un noble, .sont toujours des termes synonymes. On voit ainsi ce que c'est que s'annoblir, et comment Bonaparte devait créer une noblesse.
[10] De la Monarchie française, depuis son établissement jusqu'à nos jours , par M. le comte de Montlosier, tom. 1er, pag. 35.
[11] Les- enfans nés d'un homme qui avait dérogé en exerçant une industrie, ne succédaient pas à la noblesse de leurs ancêtres; mais ceux d'un homme qui n'avait dérogé qu'en commettant des crimes, étaient nobles comme leurs ayeux.
[12] De la Monarchie française, liv. 3, sect. 11, t. 1er., p.297. — A côté du tableau de la décadence de la noblesse, on pourrait placer le tableau des progrès de la partie industrieuse de la nation.
Si l'on compare, pourrait-on dire, les Hommes industrieux de 1614 à ceux de 1789, grand Dieu quelle différence ! quelle misère et quel avilissement d’un côté d« l'autre, quelle richesse et quelle magnificence! Là, on ne trouve que quelques pauvres artisans qui peuvent à peine gagner de quoi vivre; le plus riche fabricant se voit méprisé, et ne compte qu'un petit nombre de misérables ouvriers tout humiliés du métier qu'ils exercent. Ici, le plus simple manufacturier possède de riches ateliers, et est environné de la considération publique; des villes entières se peuplent, des chantiers se forment, les mers se couvrent de vaisseaux; les ports reçoivent les richesses des deux mondes; les campagnes sont mieux cultivées et plus peuplées, parce que les cultivateurs trouvent à en échanger les produits contre les produits que crée l'industrie, ou que leur apporte le commerce; un peuple nouveau plus laborieux, plus riche, plus puissant, plus éclairé et plus heureux que l'ancien, s'élève ainsi sur les débris du régime féodal- Tout cela peut bien nous consoler de la perte des pages, des varlets, des gens de livrée et de la ruine de quelques misérables gentilhommières. — Ce qui est arrivé en France, arrivera infailliblement dans tous les pays soumis au régime féodal; les seigneurs dé ces pays n'ont pas d'autre moyen d'éviter leur ruine, que d'abandonner la vie oisive des sauvages ou des barbares, et de s'élever à la dignité d'hommes laborieux.
[13] Il est contre la nature des choses que le faible commande au fort, que le pauvre précède le riche, que le savant obéisse à l'ignorant, etc.
[14] Les hommes n'ont pas seulement des besoins physiques à contenter, ils ont aussi des jouissances morales à satisfaire, et celles-ci sont sans contredit les plus douces, les plus pures, les plus durables. Mais quoiqu'elles tiennent le premier rang dans ce qui constitue le bonheur de l'homme, elles ne tiennent que le second dans ce qui perpétue son existence : on verra d'ailleurs que le travail le plus propre à satisfaire les besoins physiques de tous.les hommes en général, est aussi le plus propre à leur procurer des jouissances morales.
[15] On conçoit qu'il y a ici des proportions à garder, et qu’un fonctionnaire, dans une circonstance donnée, peut être plais utile à la prospérité nationale, qu'un homme qui s'applique immédiatement à la production.
[16] Les professions de médecin, d'avocat, d'homme de lettres, n'ayant pas pu être soumises à un tribut par les seigneurs féodaux, n'ont point participé à la dégradation de toutes les autres; d'ailleurs, comme ces professions ne créent rien qui soit propre à être pillé, et que ceux qui les exercent paraissent vivre sans rien produire, elles rapprochent de la noblesse ceux qui les exercent ; c'est ce qui fait qu'il y a encore une foule de gens qui jettent leurs enfans dans une carrière qui ne leur offre aucune ressource, mais qui doit les faire vivre noblement.
[17] L'art. 5 de la déclaration des droits, faite en 1793, portait : « Les peuples libres ne connaissent d'autres motifs de préférence dans leurs élections, que les vertus et les talents » On sait ce que valurent à la France les vertueux de cette époque. Lorsque Bonaparte institua sa noblesse, il voulait, disait-il, créer de grandes récompenses pour les grands services; c'était le signal de la dévastation de l'Europe.
[18] En France, où tout le monde a la manie de vouloir gouverner ou de se faire gouverner, on ne concevra rien à ceci : on ne pourra pas s'imaginer qu'en Amérique, par exemple, le président des Etats-Unis abandonne les rênes du gouvernement pour aller faire sa récolte; que le président du sénat est logé dans un hôtel garni pendant la tenue du congrès; qu'il va vaquer à ses affaires quand la session est terminée ; qu'on n'y est fonctionnaire public qu'accidentellement, tandis qu'on y est homme industrieux à tous les instans de la vie.
[19] Un homme n'a qu'une utilité relative, lorsqu'il ne fait du bien à une personne, à une famille ou à un peuple, qu'aux dépens d'une autre personne, d'une autre famille ou d'un autre peuple. Les conquérans, les despotes, les voleurs de grand chemin, ont tous une utilité relative ; les uns à leurs soldats, les autres à leurs satellites, les autres à leurs complices ; ils donnent aux uns une partie de ce qu'ils ont enlevé aux autres. Un homme a une utilité absolue, lorsque le bien qu'il fait d'un côté, n'est pas détruit ou compensé par le mal qu'il fait de l'autre. Ce n'est que lorsque les hommes qui n'ont qu'une utilité relative seront tous considérés comme des brigands qu'on pourra dire que le monde est civilisé.
[20] Letters of Junius, letter 23.
[21] Pour avoir une idée de ceci, il faudrait être de la garde dite nationale de la ville de Paris.
[22] Cette différence dans la manière d'obtenir des richesses, a produit dans les moeurs des peuples des changemens très-considérables. Il faut à des hommes qui vivent de pillage ou de rapine, des qualités qui seraient inutiles à des hommes qui vivent du produit de leur travail. Les premiers ont besoin d'un grand courage militaire; les seconds ont besoin de patience et de sagacité. Les uns doivent toujours être disposés à sacrifier leur vie pour le salut de leurs concitoyens; les autres n'ont nul besoin de ce dévouement ; ils enrichissent leur patrie à moins de frais, et sans lui faire des ennemis. Le chef d'une troupe de guerriers est pour eux un homme très-précieux, parce que leur vie peut tenir à la sienne; le chef d'un certain nombre d'hommes industrieux leur est moins nécessaire, parce qu'il peut mourir sans que ses ateliers en souffrent. Celui-ci doit donc trouver des compagnons moins dévoués à sa personne que celui-là. Enfin les hommes qui vivent de proie n'étant pas toujours assurés d'en trouver, sont obligés de s'habituer aux privations les plus dures ; il n'en est pas de même de ceux qui vivent d'un, travail dont la production est constante et régulière. C'est pour n'avoir pas aperçu la cause de ces différences qu'on a fait tant de divagations sur la forme des gouvernemens. On a dit que dans les uns il fallait de la vertu, que dans les autres il n'en fallait point; qu'il fallait des préjugés dans ceux-ci, de la crainte dans ceux-là, et mille autres sottises pareilles qu'on répète encore tous les jours.
[23] Cette question n'est point applicable à la royauté. Nous avons examiné la question relative à l'hérédité du pouvoir royal, dans le Censeur, tom. 5, pag. 24 et suivantes.
[24] Censeur, tom. 5, pag. 11.
[25] Par le mot aristocratie, nous n'entendons que la subordination établie entre les hommes par leurs besoins mutuels : cette aristocratie est naturelle, puisqu'elle dérive de la nature de l'homme.
[D…..r], "Considérations sur l'état présent de l'Europe, sur les dangers de cet état, et sur les moyens d'en sortir" Le Censeur européen T.2 (March 1817), pp. 67-106.
Considerations Sur l'état présent de l'Europe, sur les dangers de cet état, et sur les moyens d'en sortir.
[67]
Nous avons précédemment expliqué comment, dans le système de l'équilibre politique, l'Europe se trouvait constituée.[1] Nous avons dit que, dans ce système, les puissances européennes étaient partagées en deux confédérations armé/ss, de forces à peu près égales, et que l'objet prétendu de ce partage était, s'oit de les maintenir en paix, soit d'assurer leur mutuelle indépendance. Nous avons établi que cette organisation purement militaire, n'était propre à remplir ni l'un ni l'autre de ces objets; nous avons dit, qu'ayant sa source dans l'esprit guerrier, elle ne pouvait produire que la guerre, et que, par cela seul qu'elle tendait à perpétuer la guerre, elle mettait dans un péril continuel l'indépendance et la tranquillité de tous les états. Nous avons dit que les seuls moyens capables d'assurer aux [68] peuples la paix, et aux gouvernemens leur independance, c'était la destruction des erreurs et des passions favorables à la guerre, c'était la propagation des idées favorables à la paix; que les guerres générales ne pouvaient cesser en Europe que par les mêmes causes qu'y avaient cessé les guerres privées; qu'elles n'y cesseraient que lorsqu'il s'y serait élevé une Nation nouvelle à qui les guerres entre les souverains paraîtraient aussi odieuses, aussi intolérables que l'étaient autrefois aux sujets de ces souverains, les brigandages particuliers des seigneurs féodaux, et lorsque cette Nation aurait acquis assez de consistance et de force pour pouvoir comprimer, là où elles se manifesteraient, les passions favorables à la guerre. Enfin, nous avons dit que les idées propres à constituer une telle Nation existaient, que ces idées circulaient dans toute l'Europe, qu'elles ralliaient déjà la plupart des hommes éclairés de tous les pays, et qu'elles étaient plus ou moins senties par toute cette partie de la population européenne qui sollicite des réformes et l'établissement d'un bon système représentatif. .
Il y a donc, au sein de l'Europe, un noyau déjà assez fort de cette Nation nouvelle, de cette Nation européenne, de cette Nation ennemie de [69] la guerre et du despotisme, dont l'élevation progressive doit, tout à la fois, affranchir et pacifier l'Europe. Voyons quelles ont été jusqu'ici les conséquences de ce fait. La première qui nous frappe, c'est que, par le seul fait de l'existence de cette Nation et des accroissemens qu'elle a déjà pris, la constitution de l'Europe se trouve changée, que le système de l'équilibre est à peu près détruit, ou du moins que les bases de ce système sont déplacées, et que l'équilibre ne se fait plus, comme auparavant, d'une moitié des puissances à l'autre, mais d'une moitié de la population à l'autre, de l'ancien peuple au peuple nouveau, c'est-à-dire de la partie de la population européenne qui paraît vouloir maintenir encore l'arbitraire, l'esprit guerrier, le monopole, etc., à la partie de cette population qui demande la paix et la liberté.
Le système de l'équilibre tel qu'il était établi, l'équilibre de puissances à puissances, ne pouvait subsister qu'autant que l'ancien peuple exerçait sans contradiction un pouvoir absolu dans chaque état, qu'autant qu'il pouvait faire partager ses passions à la masse, et qu'il disposait pleinement de ses ressources. Lorsque la Nation dont nous nous occupons, la Nation des industrieux, [70] a commencé à lui opposer des résistances dans l'intérieur de chaque état, son action au dehors a dû être moins grande, le système de l'équilibre a commencé à s'affaiblir; à mesure que cette Nation s'est développée et que les résistances se sont étendues, ce système s'est affaibli toujours davantage. Enfin, le moment est venu où cette Nation a été assez forte, a opposé d'assez grandes résistances, pour obliger les chefs du peuple ancien à renoncer à toute action des uns sur les autres, et à s'unir pour se défendre. C’est ce qui a eu lieu au commencement de la révolution française. On a vu alors, pour la première fois, les puissances européennes oublier leurs vieilles inimitiés; et au lieu de rester partagées en confédérations rivales, ne former plus qu'une confédération unique destinée à contenir les mouvemens de la Nation nouvelle, qui voulait élever ses intérêts au-dessus des passions de l'ancienne, et donner en Europe, à l'esprit de paix, d'industrie et de.liberté, la prépondérance qu'y avaient eue jusqu’alors l'esprit de guerre, de monopole et de despotisme. Malheureusement cette Nation, égarée par de fausses doctrines, autant qu'aigrie par les résistances qu'on lui opposait, a perdu son objet de vue. Toute la partie qui dirigeait le mouvement s'est jetée hors de la route de la civilisation; elle s'est fait conquérante [71] et guerrière, et l'esprit qu'elle devait détruire a eu plus que jamais le dessus. Alors l'équilibre a recommencé à se faire, comme auparavant, de puissances à puissances; c'a été une guerre de dominations nouvelles contre des dominations anciennes. Dans cette lutte, les dominations anciennes ont été long-temps battues; mais enfin, ayant appelé à leur aide la Nation des industrieux, les amis de la paix et de la liberté contre lesquels elles s'étaient d'abord liguées, elles ont obtenu le dessus, et les dominations nouvelles ont été détruites. Qu'est-il alors arrivé ? C'est que la Nation des industrieux s'étant relevée plus nombreuse et plus forte que jamais, l'ancien peuple effrayé de sa puissance, s'est partout uni pour lui résister; de sorte qu'aujourd'hui, comme dans les premières années de la révolution, l'équilibre se fait toujours, non d'une partie des puissances à l'autre, mais de la Nation ancienne à la Nation nouvelle dont nous nous occupons.
Un autre effet de l'existence de cette dernière, c'est qu'en même temps qu'elle a porté les membres de l'autre à se réunir et à se confédérer, elle les a aussi excités à augmenter leurs forces, à les concentrer davantage, et que plus la Nation nouvelle a fait de progrès, plus l'autorité de l'ancienne s'est aggrandie. Nous avons [72] fait remarquer ailleurs combien en France, depuis le commencement de la révolution, celle ci avait accru ses moyens d’action.[2] Cette observation, incontestablement vraie en France, ne l'est pas moins dans les autres états de l'Europe. L'ancien peuple a partout aujourd'hui, sans nul doute, plus de pouvoir nominal et de ressources matérielles qu'avant la révolution; il tient en général sur pied des armées plus nombreuses, il lève des contributions plus fortes, il a à sa solde un nombre d'hommes infiniment plus considérable, toutes les branches de l'administration sont plus sous sa main; dans les pays où son autorité semble limitée par des lois fondamentales, elle est au fond beaucoup plus étendue; enfin, tandis que, dans chaque état particulier, il se trouve muni de plus grands moyens d'action, il a, au milieu de l'Europe, une espèce de gouvernement central appuyé de forces considérables, dont la mission paraît être de surveiller la Nation nouvelle et de réprimer ses mouvemens là où ils éclateraient avec trop de violence, et sur-tout en France, où ces mouvemens seraient plus dangereux qu’ailleurs.
[73]
Quel est donc aujourd'hui l'état de l'Europe? quelle est sa constitution véritable ? Le voici: l'Europe, comme dans le système de l'équilibre des puissances, se trouve partagée en deux grandes confédérations; mais il y a cette différence que chacune de ces confédérations est composée non d'états distincts, comme dans le système de l'équilibre, mais d'hommes d'opinions différentes et d'intérêts opposés. C'est la vieille Europe aux prises avec la nouvelle ; c'est la barbarie se débattant contre la civilisation. On voit dans l'une des deux confédérations, des agriculteurs, des commerçans, des manufacturiers, des savans, des industrieux de toutes les classes et de tous les pays; dans l'autre, la majeure partie de l'ancienne et de la nouvelle aristocratie de l'Europe, des gens en place, des soldats de profession, d'ambitieux fainéans de tous les rangs et de tous les pays, qui demandent à être enrichis et élevés aux dépens des hommes qui travaillent. L'objet de la première est d'extirper de l'Europe trois grands fléaux, la guerre, l'arbitraire et le monopole; de faire que par-tout pays on puisse exercer librement toute espèce d'industrie utile, et être assuré d'en recueillir les produits; enfin, d'introduire les formes de gouvernement les plus propres à garantir ces avantages et à les garantir [74] au moins de frais possible. L'objet de la seconde est uniquement d'exercer le pouvoir, de l'exercer avec le plus de sûreté et de profit possible, et pour cela de maintenir la guerre, l'arbitraire, les prohibitions, etc. La première n'est point organisée ; ses membres épars et inégalement répartis dans les diverses contrées de l'Europe, n'ont entre eux que peu de rapports et des rapports mal assurés ; ils n'ont aucun centre d'action, ni particulier ni général; toute leur force est dans leur nombre et dans l'évidente justice de leurs réclamations. La seconde, au contraire, est fortement et savamment constituée; elle a presqu'autant de centres d'action qu'il y a en Europe d'états différens, et au sein de l'Europe un centre d'action général ; il existe entre ses membres des rapports réguliers et fréquens ; elle possède d'immenses moyens de gouvernement, etc. Enfin, plus la première s'étend, plus elle aequièrt d'influence morale par la propagation de ses idées sur l'objet et la forme des gouvernemens, plus la seconde accroît ses moyens matériels de résistance, et semble faire d'efforts pour écarter l'autre du but qu'elle veut atteindre.
Tel est, au vrai, l'état de l'Europe. Cet état est-il plus sûr que celui qui l'a précédé? Cette [75] espèce d'équilibre est-il plus propre que l'ancien à fonder la paix publique de l'Europe et la sûreté de ses gouvernemens? Nous ne saurions le penser. Tout équilibre est un état de lutte, et de celui-ci, comme de l'autre, il peut sortir beaucoup de révolutions et de guerres. Cela serait même inévitable si, à mesure que la Nation nouvelle croît, s'éclaire, se fortifie, l'autre voulait toujours augmenter ses moyens d'action et se rendait d'autant plus redoutable, qu'on serait plus en état de lui résister. Qu'on se rappelle pourquoi la révolution a commencé. On se plaignait des excessives dépensés des gouvernans, de l'excès de leurs pouvoirs, de l'abus qu'ils en faisaient. Eh bien! on ne peut le nier, leurs dépenses ont été depuis beaucoup plus fortes, leurs pouvoirs plus exorbitans, leurs actes arbitraires plus crians èt plus multipliés; c'est-à-dire que les maux dont on se plaignait sont devenus extrêmes. Supposons que les choses aillent toujours du même train: qu'en résultera-t-il ? Qu'on ne se plaindra plus? qu'on sera plus patient, parce qu'on souffrira davantage, qu'on connaîtra mieux la cause de ses maux et qu'on sera plus en état d'y porter remède? Il serait bien peu sensé de le croire. Il est clair que si on n'a pas pu supporter un état meilleur, quand on était plus ignorant et plus faible, on [76] ne supportera pas un état pire à mesure qu'on deviendra plus instruit et plus fort.
Le nouvel équilibre peut donc engendrer beaucoup de guerres et de désordres, et il est fort à desirer qu'on sorte bientôt d'un état qui semble provoquer les révolutions. Toutefois, s'il est imprudent de vouloir s'y tenir, il ne le serait pas moins de vouloir en sortir trop vite. Il n'y aurait pas moins de péril à précipiter le cours des choses, qu'à tenter d'en arrêter la marche. Le nouvel état de l'Europe est un point par lequel il fallait nécessairement passer pour arriver au but où la civilisation nous mène, et l'on ne saurait ni l'esquiver ni l'enjamber. Il a fallu que la Nation des industrieux devînt beaucoup plus forte que l'ancienne aristocratie de l'Europe, pour être en état de renverser la tyrannie féodale; il ne suffit point qu'elle balance les forces des gouvernemens absolus[3] et de tous les intérêts qui les défendent, pour qu'elle puisse entreprendre de [77] les désarmer et de leur enlever ce qu'ils ont de violent et d'oppressif. Il ne faut pas perdre de vue que ses membres sont encore épars et en quelque sorte sans liaison, qu'ils ont communiquer et de se qu'elle n'est point orgarnisée tandis qu'en général ses ennemis le sont. Cela lui donne un grand désavantage et l'oblige à tenir une conduite extrêmement prudente.
Mais quelle doit être cette conduite ? Par quels moyens la Nation des industrieux pourra-t-elle faire sortir l'Europe de l'état de crise où nous la voyons et la conduire sans secousses au but où elle aspire ? Comment parviendra-t-elle à désarmer la barbarie, et à assurer le triomphe de la civilisation ? Quelle doit être pour cela sa politique, soit dans chaque état et à l'égard de chaque gouvernement en particulier, soit en Europe en général, et à l'égard de tous les gouvernemens pris ensemble et considérés dans leurs relations extérieures ? Voyons d'abord quelle doit être sa conduite dans l'intérieur de chaque état.
Les nombreux et rapides bouleversemens qui se sont succédés en Europe, depuis un quart de siècle, y ont fait contracter à beaucoup d'esprits, particulièrement en France, où ces bouleversemens ont été plus fréquens et plus multipliés [78] qu'ailleurs, une disposition bien dangereuse, celle de vouloir remédier par des révolutions aux maux qu'enfantent les mauvais gouvernemens. Aussitôt qu'un gouvernement trompe l'idée qu'on s'en était faite ou les espérances qu'il avait données, la première idée qui se présente à beaucoup de personnes, c'est celle de le renverser et d'en élever un autre à sa place ; dès ce moment on n'a plus d'espoir que dans une révolution. Une tendance aussi aveugle ne doit pas être celle de la Nation des industrieux; elle ne pourrait en avoir de plus fatale à ses desseins, de plus contraire au but qu'elle veut atteindre.
Nous avons déjà fait remarquer ailleurs combien les changemens de gouvernement sont un moyen insuffisant de remédier aux maux que fait souffrir aux peuples une administration vicieuse.[4] Nous croyons devoir revenir sur cette idée capitale, et faire voir qu'un tel remède n'est propre qu'à empirer le mal auquel on l'applique, qu'une révolution violente ne sert qu'à retarder les progrès de la liberté.
Une seule considération suffira pour faire sentir d'abord à la Nation des industrieux, combien [79] seraient vaines pour l'objet qu'elle se propose, les entreprises dirigées contre les gouvernemens; c'est que de pareilles entreprises n'ajouteraient rien à ses véritables forces, et que si elle n'en avait pas assez pour obliger le gouvernement existant à marcher dans une bonne direction, on ne voit pas comment, par elle-même, elle pourrait en avoir assez pour renverser ce gouvernement, en élever un meilleur et le retenir dans la bonne voie. Lorsqu'un bouleversement a eu lieu, il n'y a, par le fait de ce bouleversement, dans l'état où il s'est opéré, ni une idée, ni une vertu de plus. La Nation dont il s'agit n'y a donc absolument rien gagné; et si le nouveau gouvernement veut abuser du pouvoir, elle n'a pas plus de moyens pour l'empêcher qu'elle n'en avait pour obliger celui qui est tombé à en faire un bon usage.
Une révolution n'augmente donc point ses forces ; nous ne disons pas assez, elle les diminue; car elle accroît celles de ses ennemis. Dans les temps de révolution le despotisme trouve toujours autour de lui une plus grande quantité de vices et de sottise à mettre en œuvre, et par conséquent de plus grands moyens de résister aux progrès de la civilisation. L'effet de toute révolution est d'attirer dans les routes du pouvoir une multitude de nouvelles recrues, et d'y [80] attirer particulièrement des auxiliaires du despotisme. Quels sont, lorque les révolutions éclatent, les hommes qu'on voit accourir pour prendre part au mouvement? Sont-ce des agriculteurs, des commerçans, des manufacturiers, des industrieux éclairés et riches, des hommes véritablement intéressés à résister aux excès du pouvoir? Non, ce sont presque toujours des oisifs, des ambitieux, des hommes ayant une fortune à faire et appartenant par leur position à toute tyrannie qui voudra les enrichir. Voilà les hommes que les révolutions mettent en scène, les hommes qu'elles appellent autour du pouvoir : elles rapprochent toujours de lui une nouvelle masse d'instrumens.
Ce n'est pas tout: en même temps qu'elles mettent ces instrumens à sa portée, elles l'excitent à s'en servir, elles lui font prendre un essor et des développemens effrayans. Le despotisme se retrempe dans les guerres civiles, il s'y exerce à l'arbitraire et à la violence, il en sort toujours armé de nouveaux moyens d'oppression. Aussitôt qu'un gouvernement est attaqué, il se hâte de pourvoir à sa sûreté par des mesures extraordinaires, il se munit de nouveaux pouvoirs, s'entoure de nouvelles forces. S'il sort victorieux de l'assaut qui lui est livré, il retient dans ses [81] mains les armes qu'il avait saisies pour se défendre, et le péril n'est jamais assez loin pour qu'il consente à les poser. S'il est renversé, au contraire, celui qui s'élève à sa place retient les forces qu'il avait réunies pour l'abattre, et il ne se trouve jamais assez bien établi pour consentie à s'en passer; de sorte que, quelle que soit l'issue de la lutte, le pouvoir qui en sort est toujours plus fort et plus oppressif que celui qu'on avait voulu détruire. C'est ce qu'il a été facile d'observer dans le cours des agitations de la France, à chaque bouleversement nouveau, le pouvoir faisait toujours de nouvelles conquêtes, et c'est à force de révolutions qu'il est parvenu à ce degré d'accroissement qui semble lui rendre impossible tout nouveau progrès.
Et ce n'est pas seulement là où elles éclatent que les révolutions tendent à renforcer le pouvoir; c'est, à la fois, partout où leur action se fait sentir. Une révolution qui éclaterait en Allemagne ferait prendre infailliblement en France de nouvelles mesures de sûreté. Une révolution qui éclaterait en France ne pourrait manquer de produire le même effet en Allemagne. Au point où en sont les choses, il est impossible qu'un gouvernement soit attaqué, sans qu'à l'instant même tous les autres ne prennent l'alarme et ne [82] travaillent à accroître et à concentrer leurs moyens d'action. C'est ce qu'on a assez vu à l'occasion de la révolution française. Cette révolution a fait faire presque partout au pouvoir, des progrès pareils à ceux qu'il a faits en France. Elle a affaibli partout les garanties de la liberté: elle a fait suspendre, pendant sept ans, en Angleterre, les lois protectrices de la sûreté individuelle ; elle a mis dans les mains de plusieurs princes d'Allemagne assez de forces pour pouvoir renverser toutes les bornes imposées à leur autorité, et gouverner despotiquement leurs sujets; enfin elle a fait prendre au système militaire et financier de toutes les puissances de l'Europe, de si prodigieux accroissemens, qu'on ne sait comment la Nation des industrieux ne succombe pas sous le double faix des armées et des impôts qui pèsent sur elle.
C'est sur tout par les résultats de la révolution du vingt mars, qu'on peut juger combien une révolution opérée dans un état peut, dans les autres, accroître les forces du pouvoir et diminuer celles de la liberté. Cette révolution a augmenté le matériel du despotisme, non-seulement en France, mais dans toute l'Europe. Tandis qu'en France elle a donné lieu à la création d'une armée nouvelle, mi-partie d'étrangers. et [83] de français, à l'établissement de cours prévotales, à la suspension des garanties constitutionnelles de la sûreté des personnes et de la liberté de la presse; en Angleterre elle a mis le ministère à même de s'entourer d'une force armée de cent cinquante mille hommes, de suspendre l'acte d'habeus corpus, de défendre les assemblées publiques, et d'annuller ainsi, en quelque sorte, le droit de pétition, en un mot, de renverser presque de fond en comble la constitution du pays; en Allemagne elle a donné une nouvelle consistance aux armées permanentes, elle a permis de retarder l'établissement de plusieurs constitutions particulières et celui de la confédération germanique, d'abolir les sociétés secrètes, d'éloigner des affaires publiques la plupart des hommes connus par leur attachement à la liberté, de supprimer plusieurs journaux populaires, d'entraver la circulation des idées libérales d'un état à un autre. Enfin elle a permis à la coalition de lever sur la France d'énormes contributions de guerre et d'y établir cette armée d'occupation qui pèse à la fois sur tous les hommes libres de l'Europe. Voilà les services qu'ont rendu au pouvoir les révolutionnaires du vingt mars : jamais hommes, il faut le dire, n'avaient mieux mérité du despotisme.
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Et remarquez bien que l'entreprise de ces hommes ne pouvait avoir qu'une issue fatale à la liberté ; car, faites les suppositions les plus favorables à leur cause; supposez que Bonaparte eut été vainqueur à Waterloo; supposez, contre toute vraisemblance, que, dans une guerre qui n'était point nationale du côté de la France, qui l'était du côté de tous les autres peuples, qui était faite sur-tout avec une incroyable ardeur de la part de toute la population de l'Allemagne; supposez, disons-nous, que dans une lutte aussi inégale, Bonaparte et ses partisans eussent obtenu d'assez grands avantages pour pouvoir remettre en question tout ce qui s'était fait à Paris et à Vienne; croyez-vous qu'alors la révolution du 20 mars eût pris une tournure plus favorable à la liberté? croyez - vous que, dans la nouvelle série de guerres qui se serait ouverte, les gouvernemens eussent manqué de prétextes pour augmenter leurs armées, pour aggraver le poids des impôts, pour accroître leurs pouvoirs, pour retarder l'établissement des constitutions promises, pour suspendre l'exécution des constitutions établies? Ah ! la révolution du 20 mars a eu des suites bien funestes à la liberté sans doute; mais combien elle aurait pu lui devenir plus fatale encore, si Bonaparte eût [85] remporté des victoires, et que la guerre se fût prolongée!
C'est donc une chose certaine que les révolutions, les révoltes, les séditions ne sont favorables qu'au pouvoir. En veut-on une dernière preuve? nous dirons que les mauvais gouvernemens les appelèrent souvent à leurs secours, que le despotisme les considéra toujours comme son extrême ressource. Une tyrannie nouvelle a-telle une grande peine à s'établir? Une vieille tyrannie se sent-elle fortement ébranlée ? Voici ce qui leur arrive de faire: elles vont au devant du péril qui les menace; elles excitent les peuples à l'insurrection : les hommes simples, les insensés donnent dans le piége; alors le pouvoir se montre, il saisit un grand nombre de coupables, il proscrit, ordonne des exécutions, prend des. mesures de conservation extraordinaires, et le crime dans lequel il a entraîné une partie de ses sujets lui suffit souvent pour enchaîner le reste.
Au commencement de 1804, Bonaparte, déjà consul à vie, méditait de s'élever à l'empire. Le pas lui semblait difficile et périlleux; il craignait que l'opinion ne lui opposât de vives résistances: que fait-il? il essaie de l'enchaîner par la terreur; il organise une grande conspiration.. Il savait que le gouvernement anglais [86] avait à Paris des agens chargés d'attenter à sa personne. Il conçoit l'idée d'étendre ce complot, de le rendre commun à beaucoup d'hommes, afin de lui donner plus d'éclat et d'en tirer plus de forces. En conséquence, il attire en France et à Paris, par la promesse de rétablir les Bourbons, un très-grand nombre d'émigrés marquans restés à l'étranger. Ces hommes s'aperçoivent bientôt qu'ils sont joués; quelques-uns alors entrent dans le complot de Georges; Pichegru qui est à leur tête tente d'y entraîner Moreau. Quand les choses paraissent assez avancées, le consul commence à les faire ébruiter par sa police; bientôt après il fait sonner l'alarme ; un rapport de son ministre de la justice informe la France qu'il se trame une affreuse conspiration contre l'état et contre son chef. Moreau, Pichegru, Georges et un grand nombre de ses complices, sont arrêtés avec éclat. Pichegru est étranglé dans son cachot; le duc d'Enghien, saisi en pays étranger comme prévenu d'avoir dirigé le mouvement, est assassiné dans le donjon de Vincennes; le procès de Georges et de Moreau commence avec un appareil effrayant ; et au milieu de l'effroi que causent ces scènes, le scélérat qui les a préparées se fait déclarer empereur.
Vers la fin de 1812, après la retraite de [87] Moscou, les agens de cet homme dans un pays conquis, voisin de la France, craignaient très-vivement que leur autorité ne parût ébranlée à la population par le désastre de leur maître, et que la tentation ne lui vînt de profiter du moment pour entreprendre de s'affranchir. Voici ce qu'ils firent pour se rassurer. Ils chargèrent un misérable d'ourdir une conspiration. Celui-ci en dressa le plan ; il en proposa l'exécution à un de ses amis, officier à la réforme, et à un aubergiste : ces malheureux tombèrent dans le piége; d'autres personnes y tombèrent aussi. Quand les fonctionnaires, premiers instigateurs du crime, trouvèrent qu'il y avait assez d'individus compromis et assez de preuves acquises contre ceux qu'ils voulaient perdre, ils firent répandre sourdement le bruit qu'une insurrection allait éclater; puis ils annoncèrent avec éclat qu'ils venaient de découvrir les preuves d'une machination affreuse; ils saisirent les victimes qu'ils avaient marquées, firent prononcer leur sentence, les livrèrent aux bourreaux, frappèrent tout le monde de terreur, et parvinrent ainsi à calmer leurs propres, craintes.
« Les manufactures d'Angleterre, dit le maréchal de camp Pillet, furent totalement sans ouvrage en 1811 : les ouvriers mouraient de faim; [88] le pain avait été élevé à un prix excessif; la misère était générale ; le mécontentement était universel. Le ministère profita de cette occasion pour recruter abondamment ses armées qui éprouvaient des pertes immenses en Espagne ; mais une partie des hommes employés dans les manufactures n'était pas en état de porter les armes y il restait quantité d'hommes mariés, d'enfans de vieillards qui menaçaient, dans les grandes villes manufacturières, d'une sédition prochaine. Le ministère prit les devants. Les villes les plus à craindre reçurent des secours, tandis que les provinces du Lancasts-shire, du Nothingamshire, du Derby-shire, n'obtinrent que des provocations à l'insurrection.
» On fabrique dans ces provinces de la bonneterie toute au métier, des toiles de coton, en petite quantité; on y excita une grande fermentation ; on se servit du prétexte des nouveaux métiers. Ils avaient été inventés pour épargner les bras; mais ils diminuaient la quantité des ouvriers, et il fallait les détruire pour le moment. Voilà ce que disaient les émissaires d'un ministère qui comptait bien sur la crédulité du peuple; car il était dérisoire de vouloir donner plus de bras aux manufacturiers, lorsque ceux-ci étaient dans l'impuissance de vendre leurs [89] produits et de payer leurs ouvriers. Des coureurs envoyés par les ministres, se disant enrôlés sous l'étendard du capitaine Ludd, d'où leur est venu le nom de Luddittes, allèrent par petits pelotons briser les métiers; deux manufactures considérables furent incendiées; un chef manufacturier y propriétaire, fut assassiné; plusieurs personnes périrent.
» Le ministère alors eut l'air de prendre des mesures pour arrêter le mal et prévenir de grands désordres. Des régimens de cavalerie furent envoyés dans ces comtés; quelques victimes sacrifiées, exécutées ou condamnées à la déportation. De semblables mesures firent cesser sans peine des séditions auxquelles le peuple ne s'était porté qu'avec une sorte de répugnance.[5] »
— Il nous serait aisé de citer encore des faits pareils à ceux que nous venons de rapporter. Mais en voilà assez sans doute pour établir la vérité que ces faits ont pour objet de prouver.
Résumons nos idées. Les révolutions, avons-nous dit, n'avancent rien; elles n'augmentent point les forces des véritables amis de la liberté; elles n'ajoutent rien à la masse des [90] lumières et des qualités morales nécessaires pour résister au despotisme; elles ne retranchent rien de la quantité de vices et de sottises nécessaires pour le soutenir; bien loin de l'affaiblir, elles lui donnent toujours de nouveaux appuis; elles mettent à sa disposition une multitude de nouveaux auxiliaires; elles l'invitent à s'en servir, elles l'excitent à accroître ses forces, et dans quelques mains qu'elles le laissent ou qu'elles le portent, il sort toujours des tempêtes qu'elles ont soulevées plus fort qu'il n'était avant ces tempêtes. Les despotes sont si convaincus de ces vérités, que souvent ils ont provoqué des révolutions dans l'intérêt de leur puissance; enfin les révolutions tendent à augmenter les forces matérielles du pouvoir, non-seulement là où elles s'opèrent, mais partout où se fait sentir l'ébranlement qu'elles occasionnent : tout cela est démontré jusqu'à l'évidence par les résultats de la révolution française. La première loi que doive se faire, dans chaque état, la Nation des industrieux, c'est donc de combattre de toutes ses forces cette aveugle tendance aux révolutions, dans laquelle on a été jeté par les révolutions de France. Cette tendance serait pour elle un éternel sujet de déceptions; elle ne ferait que l'éloigner toujours [91] davantage du but où elle aspire, et rendre ses ennemis de plus en plus redoutables. Ce n'est point en luttant directement contre le despotisme qu'elle pourra parvenir à le détruire; c'est en agissant sur elle-même et sur les hommes abusés qui le défendent; c'est en s'instruisant de ses véritables intérêts, en portant peu à peu la lumière au sein des masses dont il dispose, et en travaillant à s'y faire des auxiliaires. Lorsqu'elle aura long-temps recruté pour le compte de la civilisation, lorsqu'elle sera parvenue à faire comprendre et vouloir à un très-grand nombre d'hommes ce qui est le véritable intérêt de tous, alors elle se placera sans effort dans une situation conforme à son bien-être; elle n'aura pas besoin pour cela de faire de révolutions, ou plutôt elle aura fait la seule révolution capable de la placer dans une situation pareille; c'est-à-dire qu'elle aura désarmé le despotisme, qu'elle lui aura enlevé ses auxiliaires, qu'elle aura réduit le pouvoir à la nécessité de se montrer ce qu'il doit être, un moyen de sûreté simple et peu dispendieux. Jusque-là, elle aurait beau le faire changer de mains, il pourrait toujours être tyrannique; car il trouverait toujours autour de lui les moyens de le devenir; elle aurait beau l'entourer de barrières, elle ne ferait en quelque [92] sorte que lui donner des appuis; car il pourrait toujours former ces barrières d'hommes disposés à le soutenir : les formes représentatives, si propres à modérer son action là où l'on est assez avancé pour avoir de bonnes assemblées publiques, ne servent ordinairement qu'à le rendre plus violent et plus oppressif dans les pays où l'on ne trouve, pour se faire représenter, que des hommes ignorans ou corrompus. C'est donc, non à renverser les gouvernemens que l'on doit tendre, mais à s'éclairer assez, à propager assez les idées saines pour qu'il devienne de jour en jour plus difficile aux mauvais gouvernemens de faire le mal.
Combien il est à déplorer qu'on n'ait pas toujours suivi une pareille tendance! que l'on serait aujourd'hui plus avancé! qu'il resterait moins de résistances à vaincre, et combien on serait plus en état de les surmonter! que d'efforts on a faits en pure perte! que de sang inutilement versé! Supposez que toutes les forces de cœur et de tête qu'on a appliquées à faire et à défaire des gouvernemens, depuis un quart de siècle, eussent été employées à se mettre et à mettre les peuples en état d'en avoir de meilleurs, combien ne serions-nous pas plus près du moment où nous en aurons de bons ? Supposez [93] qu'on eût pris cette direction seulement en 1814 et 1815, que les hommes qui ont fait la révolution du 20 mars eussent mis à contenir l'autorité dans ses limites, la moitié de l'énergie qu'il leur a fallu déployer pour soutenir Bonaparte, qu'ils eussent à la fois repoussé Bonaparte et refusé d'obéir aux mesures arbitraires des agens de l'autorité, combien la liberté n'aurait-elle pas gagné à cette conduite? combien, dans toute l'Europe, ne serait-on pas aujourd'hui plus avancé ? Enfin, supposez qu'à dater d'aujourd'hui seulement les hommes à révolution sortissent de la fausse route où ils sont engagés, et qu'au lieu de fonder l'espoir d'un meilleur avenir sur des reviremens de pouvoir qui n'avancent rien, ils voulussent, dès ce moment, travailler au seul changement vraiment profitable, c’est-à-dire à l'avancement des bonnes idées, combien à l'instant même le parti de la liberté n'aurait-il pas acquis de forces ? …
Mais une cause puissante a dû s'opposer jusqu'ici, et s'opposera encore long-temps, sans doute, à ce qu'on sorte de la carrière des révolutions; c'est qu'en général on aspire beaucoup moins à améliorer les gouvernemens qu'à s'élever au pouvoir. Il importe de bien caractériser cette tendance, et de montrer combien, dans la lutte [94] où est engagée la Nation des industrieux, elle tend à diminuer ses forces et à augmenter celles de ses ennemis.
Dans tous les temps, à tous les degrés de la civilisation, le pouvoir a été, pour ceux qui l'ont exercé, un très-puissant moyen de production. Chez des hordes tout à fait barbares, le pouvoir, exercé en commun, procure à la horde, des bestiaux qu'elle se partage, des captifs qu'elle égorge et qu'elle dévore. Chez des peuples un peu plus avancés, il procure des champs dont on prend possession, des hommes qu'on asservit et qu'on attache à la terre pour la cultiver. Aux Grecs des temps héroïques, le pouvoir procurait des troupeaux, des femmes et d'autres biens qu'ils se liguaient pour ravir. Chez les Romains, où l'on était constitué pour la conquête, le pillage et l'asservissement du monde, le pouvoir produisait des terres, du butin, des esclaves, dont chaque citoyen recevait une part selon le rang qu'il avait dans l'armée ou dans le peuple, selon la part qu'il prenait au pouvoir. Dans d'autres temps et chez d'autres nations, le pouvoir n'a pas été moins productif. On sait ce qu'il valut aux peuples du Nord, lorsqu'ils envahirent et subjuguèrent le Midi. On sait aussi ce qu'il a long-temps valu aux descendans de ces peuples, à ces braves gentilshommes [95] qui, dans leurs terres et leurs châteaux-forts, s'étaient si bien organisés pour le pillage des campagnes et les vols de grand chemin. Dans les temps modernes, le pouvoir est devenu plus lucratif encore qu'il ne l'était dans le moyen âge; il a profité de tous les progrès de la civilisation, et plus le travail et l'industrie ont créé de richesses, plus le pouvoir est devenu un excellent moyen de s'enrichir. Ses instrumens de spoliation se sont multipliés, étendus, régularisés; et la perfection en est aujourd'hui si grande, qu'il est tel pays de l'Europe, où à l'aide d'une machine appelée représentation nationale, et de quelques autres instrumens qu'on nomme soldats, douaniers, agens du fisc, etc., il procure, sans combat, sans bruit, sans scandale, au petit nombre d'hommes qui l'exercent, le cinquième, le quart, le tiers, et jusqu'à la moitié de tous les revenus d'une grande nation. Nous ne parlons jusque-là que des profits matériels du pouvoir. Que n'aurions-nous pas à dire, si nous voulions entrer dans le détail des jouissances morales qu'il procure? Il produit des plaisirs d'action, de vanité, de sécurité. Il donne du génie, de la célébrité, de la considération, de la gloire. Il est la source de tous les [96] biens que convoite le plus vivemeut le cœur de l'homme.
Le pouvoir est donc une bonne chose, une excellente chose : on peut dire qu'il a été jusqu'ici le plus productif de tous les métiers, du moins pour ceux qui l'ont exercé. Qu'est-il arrivé de là ? C'est que le monde entier a voulu le faire. Le pouvoir a été le grand objet du genre humain. Dans tous les pays, à toutes les époques, presque tous les efforts et toute l'activité des individus et des peuples se sont portés vers ce but, comme s'il était la véritable fin de l'homme. Tandis que dans toute société, chaque associé a aspiré à en dominer d'autres, dans la grande société du genre humain, chaque société particulière a aspiré à dominer d'autres sociétés, et le mouvement de l'espèce entière a été de s'élever graduellement vers le pouvoir. C'est même en cela qu'ont consisté, en quelque sorte, les progrès de la société; et la civilisation, dont l'effet aurait dû être de détourner peu à peu le monde de cette tendance sauvage, et d'exciter les hommes à exercer ensemble contre les choses l'action qu'ils s'efforçaient d'exercer les uns sur les autres, semble n'avoir eu pour effet que de porter un nombre d'hommes toujours [97] plus grand dans le pouvoir. C'est un phénomène dont il est curieux de suivre le développement à travers les progrès de la civilisation.
Dans la barbarie du moyen âge, le pouvoir, en Europe, était l'apanage exclusif des hommes qui avaient renversé l'Empire romain. Ces hommes, accoutumés à vivre de proie, étaient le fléau de la classe industrieuse. A mesure que cette classe s'est élevée, l'intérêt de la civilisation à la tête de laquelle elle se trouvait placée, aurait demandé qu'elle pût attirer progressivement à elle les barbares qui l'avaient d'abord tenue sous le joug, qu'elle pût leur faire abandonner leur métier de gens de guerre et de rapine, et en faire peu à peu des hommes industrieux. C’était là la direction que les choses auraient dû prendre pour aller dans un sens conforme au progrès de la société. Elles ont pris tout juste la marche contraire. Les hommes industrieux ne se sont pas recrutés dans la classe oisive et dévorante; mais la classe oisive et dévorante s'est constamment recrutée parmi les hommes industrieux; la civilisation n'a pas cessé de lui envoyer des auxiliaires, et sa destinée semble avoir été de n'élever les hommes des classes laborieuses que pour les voir trahir sa cause et passer dans les rangs de ses ennemis. Observez en effet, la direction que ces hommes ont suivie, [98] depuis que la civilisation fait des progrès en Europe, et notamment depuis l'affranchissement des communes. Leur tendance a toujours été de se précipiter dans le pouvoir. On les a vu, à mesure qu'ils s'élevaient, abandonner l'industrie, mère de leur fortune, et se vouer à l'exercice improductif des fonctions publiques ou des professions dites libérales. En France, aussitôt qu'un agriculteur, un manufacturier, un commerçant, avaient acquis quelques richesses, ils n'avaient rien de plus pressé que de les porter à dévorer au gouvernement, en lui demandant, en retour, d'être admis, au rang des hommes ayant le privilége exclusif d'exploiter la fortune publique. On appelait cela s'anoblir. Cette disposition à s'anoblir était universelle en France ; et dès avant la révolution, elle avait fait passer dans la classe oisive une partie considérable de la population.
Enfin, un jour, le peuple entier voulut se faire noble; ce fut le jour même où, par l'organe de ses représentais, il décréta l'abolition de la noblesse et se proclama peuple souverain. Le peuple français, ce jour-là, se fit véritablement noble; car il se jeta tout entier dans le pouvoir. En vain les hommes qui en avaient eu jusqu'alors la jouissance exclusive, voulurent essayer de lui en défendre l'entrée; leur résistance [99] ne fit qu'irriter l'envie qu'il avait de s'anoblir et le faire aspirer au pouvoir avec une nouvelle violence. L'agriculteur abandonna ses' champs, l'artisan ses ateliers, le négociant ses magasins, le savant ses livres, et toute une population d'hommes voués à l'exercice des arts, du commerce et de tous les genres de production, se précipitèrent dans les clubs, dans les administrations, dans les armées, dans toutes les branches du pouvoir. Le peuple se mit à gouverner le peuple, à exploiter le peuple ; et il ne parut pas sentir qu'il se dévorait lui-même. Depuis, cette disposition à gouverner n'a pas cessé de se soutenir et même de faire des progrès. Sous Bonaparte, elle était devenue une véritable frénésie; il n'y avait plus dans la Nation une famille qui ne voulût avoir place dans le gouvernement, ni dans le gouvernement un employé qui n'aspirât à gouverner le plus possible. Après la chute de Bonaparte, la même disposition a peut être pris encore un nouveau degré d'énergie; elle a été sur-tout fortifiée par la prétention que les anciens possesseurs du pouvoir ont manifestée d'en faire, de nouveau, le monopole.[6] Cette prétention a plus révolté la masse [100] des citoyens que la plupart des atteintes portées à la sûreté des fortunes ou des personnes. Elle a provoqué la révolution du 20 mars; elle a fait celle du 5 septembre, et qui sait celles qu'elle nous prépare encore. Enfin, ce n'est pas seulement en France que les peuples sont atteints de la manie de gouverner, c'est en Angleterre, c'est en Allemagne, c'est partout. En Angleterre le peuple demande à concourir en masse aux élections, et à former, tous les ans, un parlement nouveau. En Allemagne, on aime, sans doute, bien franchement la liberté ; mais on aime encore plus l'égalité peut être; et si le peuple aspire à se mettre à l'abri des atteintes de l'arbitraire, il aspire surtout à participer à l'exercice des fonctions publiques. Il semble que dans l'un et l'autre pays on se propose moins d'attirer le gouvernement dans la Nation, que de faire entrer la Nation dans le gouvernement : c'est-là la tendance universelle en Europe.
Voilà où l'on en est ; voilà quelle a été la marche de la civilisation. Elle n'a fait, comme nous [101] l'avons dit, que porter un nombre d'hommes toujours croissant dans le pouvoir. Elle a d'abord multiplié le nombre des nobles ; puis elle a excité des peuples en masse à s'anoblir, à se proclamer souverains: le peuple français s'est proclamé souverain, le peuple anglais s'est proclamé souverain, le peuple allemand se proclame souverain; il n'y a que les Espagnols, les Autrichiens et les Russes qui ne se soient pas encore élévés à cette dignité; mais ils voudront y parvenir à leur tour, sans doute ; et lorsque tous les peuples de l'Europe se seront ainsi constitués souverains dans le droit, il ne leur restera plus qu'un pas à faire pour atteindre le comble de la perfection, ce sera de devenir souverains de fait, c'est-à-dire d'abandonner les soins de l'agriculture, du commerce et des arts pour se mettre à se régenter eux- mêmes.
Si jamais les peuples de l'Europe en venaient là, on pourrait dire que l'effet de la civilisation aurait été de les conduire au dernier degré de la barbarie; car le comble de la barbarie, de la part de l'homme, c'est de vouloir faire son objet du gouvernement. C'est pour avoir voulu faire du gouvernement leur objet, que les peuples anciens ont eu des esclaves; que les Romains ont ravagé le monde; que les Germains ont ataché a [102] la glèbe les peuples du midi de l'Europe; qu'eut ou leurs descendants les ont exploités pendant quatorze siècles; que les Français ont fait depuis vingt-cinq ans tant d'horreurs et de sottises, etc. Nous l'avons dejà dit vingt fois; nous le répéterons mille fois encore : l'objet de l'homme n'est point le gouvernement, le gouvernement ne doit être à ses yeux qu'une chose très- secondaire, nous dirons presque très-subalterne; son objet, c'est l'industrie, c'est le travail, c'est la production de toutes les choses nécessaires à son bonheur.
Dans un état bien ordonné, le gouvernement ne doit être qu'une dépendance de la production, qu'une commission chargée par les producteurs, qui la paient pour cela, de veiller à la sûreté de leurs personnes et de leurs biens pendant qu'ils travaillent. Dans un état bien ordonné, il faut que le plus grand nombre possible d'individus travaillent, et que le plus petit nombre possible gouvernent. Le comble de la perfection serait que tout le monde travaillât et que personne ne gouvernât. Au lieu de cela, il arrive que personne ne veut travailler, et que tout le monde veut gouverner.
Si la chose était rigoureusement vraie; s'il était vrai qu'au lieu de faire son objet de la production, le monde entier voulût faire son objet [103] du pouvoir; qu'au lieu de vouloir être industrieux il voulut être noble; qu'au lieu de vouloir travailler il voulût gouverner, le monde périrait à l'instant même; car toute production venant à cesser, et la nature ne lui fournissant gratuitement qu'une très-petite partie des choses nécessaires à ses besoins, il est évident qu'il ne lui resterait plus le moyen de vivre. Heureusement, quoique les peuples se prétendent souverains dans la théorie, une bonne partie des individus dont ils se composent restent industrieux dans la pratique. On peut, dans leur état actuel, comparer ces peuples à des essaims mi-partis de frelons et d'abeilles, essaims dans lesquels les abeilles consentent à distiller des torrens de miel pour les frelons, dans l'espoir d'en conserver au moins quelques rayons pour elles. Malheureusement il ne leur en reste pas même toujours une faible partie. Aussi arrive-t-il que beaucoup d'abeilles, se lassant de travailler sans jouir, aspirent à passer du côté des frelons où l'on jouit sans travailler; c'est-à-dire que beaucoup d'industrieux voyant combien le métier des gouvernans est bon, et combien, par suite, celui des producteurs est ingrat et pénible, sont excités à abandonner leurs