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An Anthology of articles from Le Censeur and Le Censeur européen (1814-1819). Ed. David M. Hart.http://davidmhart.com/liberty/Books/1814-Censeur_Anthology/Censeur_Anthology-ebook.html
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Le Censeur, ou examen des actes et des ouvrages qui tendent à détruire ou à consolider la constitution de l’état. 7 volumes 1814-1815, (Paris: Marchant, 1814-15).
Le Censeur européen, ou examen de diverses questions de droit public, et des divers ouvrages littéraires et scientifiques, considérés dans leurs rapports avec le progrès de la civilisation. Par MM. Comte et Dunoyer (Paris: Au Bureau de l’administration, 1817-1819). The journal appeared in 12 volumes from February 1817 until April 17, 1819. Location: Au bureau du Censeur européen, rue Git-le-Coeur, no. 10. The journal had the motto of “Paix et liberté.”
This is an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).
Some articles are unsigned and others use anonymous intitials. We have assigned authors according to the style and information from authorities such as Éphraïm Harpaz and Robert Leroux:
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Le Censeur (July/Sept. 1814 - 6 Sept. 1815)
Le Censeur européen (Jan./Feb. 1817 - 17 Apr. 1819)
Charles Comte, “Lettre au ministre de l'intérieur, sur la liberté de la presse, considérée dans ses rapports avec la liberté civile et politique.” Le Censeur No. 3. (5-13 July 1814), pp. 75-110.
[75]
LETTRE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR, Sur la liberté de la presse , Considérée dans ses rapports avec la liberté civile et politique.
La liberté de la presse doit-elle être maintenue, ou faut-il au contraire rétablir la censure?
Si cette question avait été proposée, il y a trois jours, à un homme sage et ami de son pays, j'ose croire , Monseigneur, qu'il se serait abstenu de l'examiner , ou que du moins il se serait bien gardé d'en rendre l'examen public. Il ne convient pas, aurait-il dit, de supposer qu'un des droits les plus sacrés du peuple, celui sans lequel l'exercice de tous les autres sera toujours précaire, puisse être présenté comme douteux. La constitution vient de naître; nous devons en respecter jusqu'aux imperfections, [76] et nous interdire toute discussion qui pourrait faire penser qu'il est possible de la détruire.
Mais si cet homme avait connu la situation actuelle des esprits, et qu'il eût été appelé à l'honneur d'éclairer le prince sur ses intérêts et sur ceux de la France, il aurait repoussé bien loin de lui le désir de porter atteinte à un ouvrage qui désormais doit être sacré; il lui aurait fait sentir que, trompés pendant vingt années par tous les Gouvernemens, les Français étaient devenus soupçonneux et méfians; que , quelles que fussent et la grandeur de son ame, et la pureté de ses intentions , il deviendrait suspect à la France, dès qu'elle croirait le voir marcher sur les traces de cet homme qui ne présenta une charte constitutionnelle aux Français , que pour s'emparer avec plus de facilité des rênes du Gouvernement, et qui la renversa dès qu'il se crut affermi sur le trône ; enfin, il lui aurait fait entendre qu'il se perdrait infailliblement, si , comme cet insensé , il croyait consolider sa puissance en sapant les lois qui en faisaient l'unique fondement.
A ces considérations générales, et si l'intérêt du ministre n'eût pas fait taire le citoyen, il en aurait ajouté de plus puissantes encore, pour l'engager à respecter particulièrement la liberté de la presse. Il lui aurait rappelé qu'après la chute du Gouvernement impérial, le sénat n'avait cru pouvoir calmer l'inquiétude et l'agitation qui commençaient à se manifester dans les esprits, qu'en proclamant les bases d'une nouvelle charte constitutionnelle; que [77] la faculté donnée à tous les Français, de rendre leurs opinions publiques, par la voie de l'impression, et sans aucune censure préalable, avait été donnée comme la première de ces bases; et que le projet de constitution, présenté par le Gouvernement provisoire , et adopté par tous les corps de l'Etat, avait garanti à tous les citoyens le libre exercice de cette faculté.
Vous-même, lui aurait-il dit, vous avez cru ne devoir pénétrer dans le sein de la France, qu'après nous avoir donné la même garantie; cette garantie, vous l'avez confirmée par une charte constitutionnelle, a laquelle vous avez publiquement juré d'être fidèle : il ne serait donc pas prudent de tromper l'attente des Français, et de présenter un projet de loi pour rétablir la censure. Ce projet, proscrit d'avance par la décision la plus expresse de tous les corps de l'Etat, serait repoussé par la Nation entière, et peut-être aurait-il pour effet de faire considérer aux esprits soupçonneux toutes vos promesses comme autant d'actes de duplicité dont l'objet était de soumettre la France à un joug plus humiliant encore que celui dont elle vient d'être délivrée.
Vous savez comme nous, Sire, que la loi ne peut être que l'expression de la volonté générale, et que tout acte tendant à comprimer cette volonté, serait considéré comme un acte de violence et de despotisme. Si, dans un moment où la fermentation des esprits se manifeste d'une manière si peu rassurante pour les amis de l'ordre, vous vous aliénez, [78] par des actes de cette nature, les hommes sages et éclairés qui peuvent seuls, par la force de leur exemple , imposer silence aux mécontens et maintenir la paix publique, il sera plus facile de prévoir les désordres dans lesquels nous serons entraînés, qu'il ne le sera d'en arrêter les suites.
Méfiez-vous de ces hommes lâches qui se sont successivement vendus à tous les gouvernement, et qui viennent vous jurer fidélité sous la livrée même du dernier maître qu'ils ont trahi; méfiez-vous aussi de ces hommes qui ne cherchent qu'à surprendre votre bonne foi, pour abuser impunément de l'autorité que vous leur aurez confiée: dans la crainte que du milieu de la foule, il ne s'élève quelque voix pour les accuser, ils voudront vous obliger à condamner au silence la nation toute entière ; heureux, si, pour vous prouver la nécessité de la censure, ils ne fabriquent pas dans les ténèbres des libelles contre vous, et s'ils ne cherchent pas ensuite à les faire tomber dans vos mains! Dans la crainte de perdre les faveurs du chef de notre dernier gouvernement, ils lui ont constamment caché la vérité, et ils l'ont perdu pour faire fortune : soyez bien convaincu qu'ils vous la dissimuleront avec le même soin, et qu'ils vous perdront également si cela peut les arranger.
Telles sont, monseigneur, les raisons qu'aurait pu donner au prince, pour le détourner du projet de demander le rétablissement de la censure, un homme sage et éclairé comme vous , qui aurait [79] mieux connu l'opinion publique, et le danger qu'il y a d'accroître les alarmes d'une classe fort nombreuse de citoyens, que la suppression de la liberté de la presse va livrer sans défense à la vengeance de leurs ennemis. Mais vous n'avez pas connu les vœux que forment les Français , car vous ne les auriez pas méprisés. Vous mettez donc en question ceux de nos droits qui nous paraissaient les plus inviolables, et vous nous obligez à combattre encore pour la défense de notre liberté : combat pénible pour des hommes qui sentent la nécessité de soutenir le Gouvernement, dans le moment même on il paraît ne s'occuper qu'à nous forger des chaînes!
Il faut donc l'examiner, cette fameuse question si long-temps agitée, et si souvent résolue; il faut savoir si les agens du Gouvernement, qui seuls peuvent avoir le désir et la force de devenir oppresseurs, seront aussi les seuls qui auront le droit d'élever la voix pour se plaindre; il faut savoir si des hommes qui sont toujours prêts à franchir les limites que les lois mettent à leur autorité, et qui les franchissent publiquement, lors même que tous les citoyens ont la faculté de les dénoncer, seront beaucoup plus retenus, quand la Nation toute entière sera condamnée au silence ; il faut savoir si les Français seront bien- éclairés sur le choix qu'ils doivent faire de leurs représentans, quand ils n'apprendront ce qui se passe dans des assemblées prétendues publiques,[1] que par l'organe de ceux qui se croient [80] toujours intéressés à les tromper; il faut savoir si des hommes qui ne cherchent qu'à se cacher dans l'ombre, et qui ne seraient peut-être pas fâchés de nous voir stupides , prendront beaucoup de soin pour répandre la lumière , et pour nous faire connaître nos droits; il faut savoir, enfin , s'il est convenant, s'il est décent même, que nos savans, nos magistrats, nos représentans, enfin tous ces hommes qui, par leurs talens , font l'honneur de la France , ne puissent pas faire imprimer deux lignes sans l'autorisation d'un individu qu'ils dédaigneraient peut-être de prendre pour leur secrétaire.
Mais à qui allez-vous proposer, monseigneur, l'établissement d'une censure inquisitoriale? A des hommes qui ne peuvent pas y souscrire sans mettre leur honneur à la disposition des ministres qu'ils auront souvent à combattre; sans renoncer en quelque sorte aux facultés sublimes qui distinguent l'espèce humaine des plus vils animaux, sans se dégrader enfin à leur propres yeux, et même aux yeux de l'Europe entière; car vous n'ignorez pas qu'ils ont prononcé la déchéance de l'Empereur et de sa famille, parce qu'il avait établi une censure bien moins effrayante que celle que vous leur proposez. Ah! monseigneur, Buonaparte nous méprisait bien; mais lorsqu'après avoir abreuvé de toute espèce d'humiliations les premiers corps de l'Etat, il voulut les [81] dégrader entièrement, en les réduisant avec nous à la condition servile de ne rien écrire sans l'autorisation des agens subalternes de sa police, il n'eut pas le courage de les faire souscrire à cette ignominieuse dégradation.
Cependant il faudra bien que la chambre des députés, et peut-être même celle des pairs, examinent la question, puisque vous la leur proposez. Je vais donc l'examiner aussi, et j'espère qu'il me sera facile de démontrer que, sans la liberté de la presse, les lumières ne peuvent plus que rétrograder en France; que dès l'instant que la censure sera établie, il n'existera plus ni liberté civile, ni liberté politique; que la constitution sera renversée, si les ministres veulent se donner la peine de l'attaquer; que les mœurs, bien loin de s'épurer, achèveront de se corrompre, et que, si la guerre civile ne nous a pas détruits avant tant de malheurs, nous tomberons dans un état pire que celui d'où nous venons de sortir
Soumis comme tous les autres animaux à une multitude de besoins physiques, l'homme ne paraît différer d'eux que par une organisation plus avantageuse; encore cette organisation n'est-elle pas toujours tellement différente qu'on ne puisse s'y tromper, et mettre en question si tel animal ne doit pas être classé parmi les hommes plutôt que parmi les bêtes. Qu'est-ce qui le distingue donc de toutes les autres espèces? C'est la pensée; c'est-à-dire la faculté de sentir, de donner son attention, de comparer, de [82] juger, de raisonner, et de pénétrer en quelque sorte, par sa constance, les secrets les plus cachés de la nature.
Mais, sans le secours de la parole, ses facultés les plus précieuses seraient vaines , ou pour mieux dire elles n'existeraient pas. Continuellement frappé des objets dont il serait environné, les sensations qu'il aurait éprouvées ne se renouvelleraient qu'en présence des objets même qui les auraient fait naître. Comme il ne connaîtrait dans la nature que des individus, et qu'il n'aurait aucun signe peur fixer ses idées, il ne pourrait jamais les généraliser; il pourrait bien porter quelques jugemens , mais il resterait incapable d'apercevoir les rapports qui existeraient entr'eux: il ne pourrait donc pas raisonner, parce qu'il n'aurait point d'idées générales. C'est donc à l'invention des signes; c'est à la parole que l'homme doit le développement de toutes ses facultés, de toutes ses connaissances.[2]
Cependant la parole , ce signe fugitif de nos pensées , serait toujours restée imparfaite et grossière si elle n'avait eu elle-même un signe capable delà fixer; [83] l'écriture était donc aussi nécessaire à son développement qu'elle l'était elle-même au développement de nos premières facultés. Avec le secours de l'écriture les hommes pouvaient acquérir , et ont acquis en effet un grand nombre de connaissances. Mais cet art qui fixe nos pensées, ne les développe qu'avec lenteur : il suffit sans doute pour le perfectionnement de quelques individus qui peuvent facilement communiquer entr'eux; mais il ne saurait répandre la lumière chez tout un peuple, et à plus forte raison chez plusieurs nations à la fois. Voyez la Grèce: elle ressemble d'abord à un foyer de lumières; quelques grands hommes y paraissent comme pour éclairer le monde; une multitude de disciples s'empressent de recueillir leur doctrine: mais après leur mort, cette doctrine commence à s'altérer; il se forme bientôt presqu'autant de sectes qu'il y a d'écrivains; la philosophie , sortant de la Grèce , va jeter quelques lueurs à Rome; le despotisme des empereurs paraît, et l'Europe se replonge dans les ténèbres.
Que, sans le secours de l'imprimerie, les sciences et les arts aient pris naissance et se soient perfectionnés an sein de la Grèce , je le conçois: des hommes libres et heureux, renfermés dans des limites peu étendues , devaient se livrer paisiblement à des recherches de toute espèce, et se communiquer leurs découvertes avec facilité. Mais que dans des Etats d'une vaste étendue, soumis au gouvernement d'un seul, les lumières eussent pu naître et se [84] propager sans le secours et sans la liberté de la presse, c'est ce qui me paraît impossible. Les gouvernemens de cette nature, quoi qu'en dite Montesquieu , sont toujours plus ou moins despotiques : or, le despotisme a trop d'intérêt à maintenir les hommes dans l'ignorance, et à les diviser entre eux, pour leur permettre les recherches et les réunions que le progrès des sciences rend nécessaires. D'ailleurs le peuple est si misérable dans les états de cette nature , et la jouissance des biens qu'il peut se procurer par un travail opiniâtre est si précaire , qu'il n'a ni le temps, ni le désir de faire des découvertes dont il ne serait pas sûr de profiter.
On peut me faire ici une objection: on dira que la liberté de la presse n'a jamais existé en France , et que cependant les lumières y ont fait des progrès rapides. Loin de prouver la fausseté de ce que j'avance, cette objection me fournira l'occasion d'en faire sentir la vérité. Lorsque l'imprimerie eut été découverte , le premier usage qu'on en fit , fut de reproduire les ouvrages de l'antiquité; et comme ces ouvrages n'étaient pas écrits en langue vulgaire, et que les esprits étaient beaucoup plus portés à faire des recherches de pure érudition ', ou des remarques critiques , qu'à faire l'application des vérités qu'on découvrait, le gouvernement ne songea. pas à en empêcher la publication; et ce fut assurément une grande faute que commit le despotisme de nos rois.
Ce qui fut d'abord le plus généralement admiré [85] chez les anciens , ce fut la poésie : et comme les poètes deviennent volontiers des courtisans, l'autorité leur laissa prendre un essor assez libre. Mais, lorsque les esprits se tournèrent vers les discussions religieuses et politiques ; lorsque les vérités que Platon et Aristote avaient recueillies furent présentées sons un nouveau jour , les prêtres et les gouvernemens , qui redoutaient également la lumière , se hâtèrent d'établir la censure; et pour prouver que la raison était de leur côté , ils fermèrent la bouche à leurs adversaires. On peut donc affirmer , sans crainte d'être démenti, que c'est au despotisme , et au fanatisme religieux, que la censure doit son origine. Chacun sait ce qu'il arriva quand elle fut établie ; tout livre qui parut, avec approbation et privilége y fut considéré de plein droit comme un sot livre , à moins que les matières qui s'y trouvaient traitées ne fussent étrangères à la religion et à la politique: chacun sait aussi que la plupart des ouvrages de nos plus grands écrivains furent proscrits et brûlés par la main du bourreau.
Mais quel fut le résultat de cette proscription ? De faire rechercher avec avidité les ouvrages même qu'on avait proscrits, et de rendre odieuse l'autorité qui les proscrivait. Il était évident en effet que , lorsque le gouvernement interdisait un livre qui renfermait un grand nombre de vérités utiles, au milieu desquelles se trouvaient quelques erreurs imperceptibles aux yeux du public, on ne pouvait lui supposer que de mauvaises intentions; que, lorsqu'il supprimait [86] un ouvrage dans lequel les malversations de ses agens étaient dénoncées, on ne pouvait voir dans cette suppression qu'une intention bien prononcée de maintenir les abus dont on se plaignait , et de se rendre , en quelque sorte, complice des exactions ou des vexations commises par ses agens ; que des livres utiles ayant été interdits, ceux dans lesquels l'irréligion et l'immoralité étaient professées, étaient lus avidement de tous les hommes de bien, parce qu'ils savaient que l'utilité d'un ouvrage était quelquefois une cause de réprobation. Alors, les mauvais ouvrages étaient d'autant plus dangereux, qu'il n'était pas même permis de les réfuter publiquement. C'est ainsi que la censure devenait une cause très-active de la corruption des mœurs, et que, si elle maintenait quelques ministres en place, elle minait les bases du gouvernement.
Cependant, quelque dangereuse que fût la censure pour le gouvernement, elle l'était beaucoup moins alors qu'elle ne le serait aujourd'hui. Le peuple ne participant en aucune manière à la formation des lois-ou à l'administration des affaires publiques, les ministres avaient peu d'intérêt à l'égarer , et ils se contentaient de lui empêcher de s'instruire. Il suffisait donc que le gouvernement réparât les actes d'oppression les plus évidens, et qu'il tînt les autres dans l'ombre, pour ne pas mécontenter la nation ; et il n'y avait que des actes réitérés de tyrannie qui pussent exaspérer le peuple, et lui faire désirer le renversement de la constitution qui existait alors. [87] Mais l'état de la France a tellement changé, que la liberté de la presse y est aussi essentielle au maintien de la constitution et du gouvernement, qu'elle serait contraire au maintien du despotisme, s'il était établi.
Les peuples anciens n'eurent jamais. l'idée d'exercer la souveraineté par des représentans. Cette idée ne pouvait pas même naître chez eux; car en se donnant des représentans, ils se seraient donné des maîtres qui les auraient vendus, ou qui, s'ils n'avaient pas voulu les vendre , n'auraient pu exercer aucune influence utile sur les déterminations prises par les chefs de leurs gouvernemens. Aussi voyons-nous qu'ils ont passé constamment de l'état populaire à l'état despotique, sans aucun intermédiaire. Lorsque les Romains, par exemple, eurent perdu la faculté de s'assembler dans les places publiques , ils furent aussi esclaves qu'ils pouvaient l'être; et leur sénat, ni leurs familles patriciennes, n'eurent jamais assez de force pour s'opposer au despotisme des empereurs. Si le peuple avait eu des représentans , il n'en aurait pas été plus avancé; et son malheur fut tel, que ses meilleurs empereurs ne purent jamais lui rendre une apparence de liberté.
En France, nous avons également éprouvé qu'un sénat, des représentans et une noblesse étaient des institutions impuissantes pour arrêter le pouvoir arbitraire. Quelques-uns ont cru, et d'autres ont fait semblant de croire qu'il fallait attribuer tous nos malheurs aux vices ou aux faiblesses des membres des premiers corps de l'Etat. Je ne veux pas [88] dire que ces causes n'y sont pas entrées pour beaucoup; mais quand le sénat n'aurait été composé que des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de la France; quand ils auraient tous été des G... ou des L..., je crois que les choses n'en seraient pas allées différemment. Que peuvent en effet deux on trois cents hommes, contre celui qui tient sous sa main tous les trésors et toutes les armées de l'Etat, et qui peut les faire calomnier par ses agens sur tous les points de son vaste empire , sans qu'ils aient la faculté de répondre? Si le sénat avait d'abord opposé de la résistance , le gouvernement se serait arrêté: il aurait ensuite fait calomnier sourdement les sénateurs , les journaux nous auraient bientôt prouvé qu'ils étaient inutiles; l'empereur aurait fait quelqu'acte agréable à la nation, et le lendemain il aurait dissous le sénat et le corps législatif, sans le moindre obstacle, en nous déclarant que son conseil d'état était plus que suffisant pour faire respecter les lois. Que, si le sénat avait résisté à sa dissolution , les agens de la police auraient découvert une conspiration dans laquelle il aurait été prouvé que les sénateurs avaient participé; et, par grace singulière, l'auguste monarque les aurait fait déporter ; ce qui aurait été un nouveau sujet de félicitations de la part de tous nos faiseurs d'adresses.
Mais , dira-t-on, si le sénat, le corps législatif et la noblesse n'ont pu défendre la liberté de la Nation quels seront les moyens que l'on emploiera désormais? Il n'en est qu'un; c'est de mettre les corps [89] représentans sous les yeux et sous la sauve-garde du peuple; il faut que tous les citoyens connaissent presqu'en même temps ce qui se passe dans le sein des assemblées publiques , et qu'ils entendent les orateurs à la tribune , comme les Romains les entendaient au Forum; il faut qu'ils connaissent les représentans qui les trahissent , et ceux qui remplissent leurs devoirs ; il faut enfin qu'ils sachent si les lois sont librement discutées et adoptées par l'assemblée. Or, les journaux sont la seule voie par laquelle les citoyens puissent acquérir promptement et simultanément cette connaissance.
Il faut donc que les corps réprésentans jouissent de la liberté de la presse, dira-t-on; mais cela ne prouve pas que tous les citoyens doivent en jouir : je réponds que si tous les citoyens n'en jouissent pas, rien ne peut garantir à la nation qu'elle n'est point trompée; et si elle n'a point cette garantie, elle reste indifférente à tout ce qui se fait dans les assemblées. Dès qu'un individu ou un corps a seul le droit d'écrire , ce qu'il écrit perd toute sa force, parce que , personne ne pouvant dire le contraire, il n'y a aucun moyen de s'assurer de la vérité. Détruisez les journaux ou mettez-les dans les mains du gouvernement , et vous dépouillez les corps représentans de toute leur force; c'est envain qu'ils ouvriront au public le lieu de leurs séances , ils n'auront jamais plus de la cent millième partie des citoyens pour témoins de leurs débats ; et le gouvernement pourra tromper facilement tons les autres.
[90]
Supposons que la presse eût été libre lorsque Buonaparte voulut se faire déférer le consulat à vie , je suis persuadé que des écrivains , aussi recommandables par leurs vertus que par leurs lumières, se seraient élevés avec tant de force contre cette dangereuse magistrature, que les Français n'auraient jamais osé la déférer à l'ambitieux qui la demandait. Ce que je dis du consulat, je pourrais le dire de l'empire , de la noblesse héréditaire, et de tant d'autres actes qui ont passé sans obstacle, parce qu'il n'était permis à personne d'en faire sentir le vice ou le ridicule. Mais pour ne us rapprocher un peu plus des évènemens actuels , supposons que la liberté de la presse eût existé à l'époque où le corps législatif tint sa dernière session , et que ses séances eussent été publiques ; il est certain que la nation se serait prononcée d'une manière si énergique et si prompte, que l'empereur eût été forcé de déférer à ses vœux. Au lieu de cela , qu'arriva-t-il ? que le corps législatif, qui se battait dans l'ombre, ne fut pas soutenu , je ne dis pas par la France toute entière, mais par la ville de Paris. Il fut donc dissous sans opposition ; et si , comme le demandaient, dit-on , quelques ministres de l'empereur, les membres de la commission avaient été mis en jugement et fusillés, on leur aurait à peine accordé une stérile pitié.
Ce qui est arrivé à Paris serait également arrivé à Londres , à Rome et dans tous les pays du monde; parce que , dans tous les pays , le peuple n'agit que lorsqu'on le met en mouvement. La liberté de la [91] presse, et surtout la faculté dé faire des journaux , est donc aussi nécessaire à notre existence politique , que l'air est nécessaire à la vie. Supprimez cette liberté , et nous serons dans la même position où se trouvaient les Romains après le renversement de la république: nous serons même dans un état pire; car, si les Romains avaient quelques papiers publics , ils n'avaient pas comme nous des gazettes toujours prêtes à les tromper-, et Tacite ne nous dit pas, je crois, qu'après l'incendie de Rome tous les magistrats de l'empire aient fait insérer des adresses dans les journaux pour en complimenter Néron , ou que les journalistes aient tenté de démontrer que le démembrement de l'empire par les barbares était une chose très-glorieuse pour les Romains.
La suppression de la liberté de la presse aura donc infailliblement pour effet d'isoler les députés du reste de tous les Français ; et il vaudrait peut-être mieux leur faire tenir leurs séances dans un désert, sous l'empire des baïonnettes, que de les laisser au milieu de Paris , en leur enlevant la faculté de correspondre avec leurs commettans. On veut donc paralyser toute leur énergie , et les mettre à la discrétion du Gouvernement , lorsqu'on leur propose de supprimer la liberté de la presse; on veut encore avoir la faculté de leur proposer des lois iniques ou vexatoires , sans que les citoyens puissent leur en démontrer l'iniquité , et les éclairer sur les pièges qui leur seront tendus.
« Avant que la loi soit faite , dit M. Benjamin de Constant, on suspend la publication [92] des écrits qui lui seraient contraires, parce qu'il ne faut pas discréditer d'avance ce qu'on veut essayer. La suspension paraît un moyen simple et doux, une mesure passagère; quand la loi est faite , on interdit la publication , parce qu'il ne faut pas écrire contre las lois. »
Mais s'il n'existe pas de liberté politique sans la liberté de la presse , il est bien évident qu'il n'existe pas non plus de liberté civile. Les citoyens pourront donc être plongés dans les cachots par les ministres qui voudront leur enlever leurs filles ou leurs femmes, ou qui auront des vengeances particulières à exercer,[3] sans qu'il soit possible, à eux, de faire entendre leurs plaintes , et à leurs amis de les en tirer. A qui pourront-ils en effet adresser leurs réclamations ? aux députés. Non ; car ceux-ci , dont on aura détruit toute l'énergie , se trouveront dans la même position que tous les autres citoyens. Dénoncera-t-on les ministres au public par le moyen des journaux ou des pamphlets ? encore moins ; car messieurs les censeurs ne permettront jamais qu'on publie des libelles diffamatoires contre leurs excellences.
Ce que je dis de la liberté individuelle , je pourrais le dire des impôts , des emprunts, des réquisitions, enfin de tous les actes arbitraires qui pèsent tant sur les citoyens, mais coûtent si peu aux ministres.
[93]
Le gouvernement de Napoléon, comme on le sait, a produit sur le Français deux effets entièrement opposés : il a fait contracter, à la classe la plus pauvre et la-moins éclairée , l'habitude de l'arbitraire et des vexations ; il a brisé pour ainsi dire-le ressort de toutes les ames faibles ; mais il a inspiré aux hommes éclairés et aux ames fortes-, une horreur si violente pour les despotes et pour: leurs agens, que l'ombre seule de l'arbitraire les épouvante. Que la liberté de la presse soit supprimée ,bientôt nous pourrons voir se renouveler la plupart des actes tyranniques de l'ancien Gouvernement. Les ministres , sous prétexte d'urgence , pourront lever des impôts et vexer les citoyens de mille manières. Les hommes faibles et ignorans, égarés par les écrivains que le ministère aura salariés, obéiront en silence: mais les hommes éclairés et courageux , auxquels on aura enlevé la faculté de faire part de leurs lumières à leurs concitoyens , s'indigneront de ces actes de violence, et . verront peut-être dans la révolte le seul moyen de. les faire cesser. Le Gouvernement aura donc toujours à craindre d'être la victime des vexations commises par ses agens, sans sa participation; parce qu'il les aura toutes sanctionnées d'avance, en enlevant aux citoyens la faculté de s'en plaindre. On dira sans doute que j’exagère les vices des agens principaux du Gouvernement, et l'ignorance d'une partie de la nation; mais la confiance que nous avons dans les ministres actuels est une raison de plus pour prendre des précautions contre les ministres à venir; et si la liberté [94] de la presse nous est ravie par un Sully, devons-nous espérer qu'elle nous sera rendue par un Richelieu? D'ailleurs, ne peut-on pas dire , avec M. le duc de Lévis j que quand on parle de la bassesse des courtisans et de la crédulité du peuple , on reste toujours au-dessous de la vérité?
A la destruction de toute liberté , ou , ce qui est la même chose , à l'établissement du despotisme , succéderont la démoralisation, l'ignorance et la barbarie.
« L'extrême obéissance , dit Montesquieu , suppose de l'ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande : il n'a point à délibérer, à douter , ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir.
« Dans les Etats despotiques , chaque maison est un empire séparé. L'éducation , qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est très-bornée: elle se réduit à mettre la crainte dans le cœur , et à donner à l'esprit la connaissance de quelques principes de religion fort simples.[4] Le savoir y sera dangereux, l'émulation funeste ; et pour les vertus , Aristote ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de propre aux esclaves; ce qui bornerait bien l'éducation dans ce gouvernement.
» Et pourquoi l'éducation s'attacherait-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur [95] public. S'il aimait l'Etat, il serait tenté de relâcher les ressorts du Gouvernement : s'il ne réussissait pas , il se perdrait; s'il réussissait, il courrait risque de se perdre, lui, le prince et l'empire.[5]
» Dans les gouvernemens despotiques , ajoute cet illustre écrivain , tout doit rouler sur deux ou trois idées , il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête , vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître , de leçon et d'allure : vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvemens , et pas davantage.[6] »
On m'objectera sans doute que la France n'a jamais eu un gouvernement despotique, et que ce qui peut nous arriver de pire, c'est de retourner au point où nous étions avant 1789. Je réponds que ce retour, qui serait déjà un très-grand mal, est impossible; qu'il n'est peut-être pas impossible de faire tomber un peuple éclairé dans l'abrutissement et dans la barbarie, mais qu'il est aussi difficile de le faire revenir au point d'où il est parti, qu'il le serait de faire remonter un fleuve vers sa source; enfin, qu'après toutes les violentes commotions que nous avons éprouvées, il faut que nos chefs ne soient que de simples magistrats soumis aux lois comme nous , ou qu'ils soient aussi absolus que les despotes de l'Asie.
Sous nos anciens gouvernemens , il existait un grand nombre d'institutions qui ne devaient leur [96] origine qu'à l'ignorance , et qui ne se maintenaient que par l'habitude et par les préjugés qu'on avait reçus en naissant. Le clergé et la noblesse avaient une force et un éclat qu'ils ne sauraient plus acquérir; parce que, s'il est possible d'établir de nouveaux préjugés, il ne l'est pas de faire revivre des préjugés détruits. Cette force, il est vrai, pesait beaucoup sur la nation : mais comme tout mal doit être considéré comme un bien dès qu'il en arrête un plus grand , et que le pire de tous les maux est le despotisme , il est clair que tous les corps qui en arrêtaient le progrès avaient une utilité bien réelle. D'un autre côté, la religion , qu'on poussait quelquefois jusqu'au fanatisme , donnait aux ames une énergie qui , quoique mal dirigée , servait encore de barrière au pouvoir arbitraire; l'amour, ou plutôt la passion des ouvrages philosophiques qui succéda à l'esprit religieux , vint y mettre de nouvelles entraves; enfin , l'art de tromper et d'opprimer les peuples n'était pas arrivé au point de perfection où l'ont conduit nos ministres modernes ; et , à l'exemple du sage Salomon , nos bons rois nous opprimaient encore avec prudence.
Mais tout a changé depuis vingt-cinq ans. La noblesse, qui avait déjà perdu sa considération , a été abolie. On a voulu lui donner une existence nouvelle ; mais comme les lois ne commandent pas à l'opinion , le Gouvernement, qui croyait lui rendre son ancienne grandeur , n'a pu lui donner que des cordons et des parchemins. Le clergé , qui s'est [97] entièrement avili sous le Gouvernement impérial, n'a paru que plus ridicule quand il a voulu reprendre son ancienne importance. L'irréligion a fait des progrès si étendus, que les hommes de la dernière classe prêchent l'impiété avec un cinisme dégoûtant. L'amour des lettres et de la philosophie s'est considérablement affaibli depuis que les gouvernemens ont cessé de brûler les livres philosophiques ; enfin les mœurs se sont tellement corrompues , qu'on n'a plus que deux mobiles pour faire mouvoir les hommes : l'or et la vanité. Si dans un tel état de choses la morale et la liberté ne donnent pas à la France une existence nouvelle; si l'on veut nous ramener au régime du gouvernement impérial , et condamner au silence les hommes qui se sont préservés de la corruption , et qui par leur énergie peuvent seuls tirer la nation de cet état d'abaissement où le despotisme l'a plongée , il me semble évident que dans peu de temps le despotisme oriental sera de nouveau établi en France, si le Gouvernement n'est pas renversé.
J'aime à m'appuyer ici de l'opinion de Montesquieu , parce que personne mieux que lui n'a su observer la corruption des divers gouvernemens.
« La plupart des peuples de l'Europe , dit-il, sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir, si par une grande conquête , le despotisme s'établissait à un certain point, il n'y aurait pas de mœurs ni de climat qui tinssent ; et dans cette belle partie du monde la nature humaine souffrirait, [98] au moins pour un temps , les insultes qu'on lui fait dans les trois autres ».[7]
On aurait tort de penser , au reste, que la corruption des mœurs, et l'habitude de l'arbitraire qu'on a fait contracter à une partie de la nation, rendent la liberté de la presse dangereuse ; car des hommes énervés par la molesse, et toujours occupés du soin de faire fortune , ne sauraient être fort à craindre ; et celui qui , avec des talens médiocres , viendrait nous prêcher l'irréligion et l'immoralité , n'ayant plus le mérité du courage, et ne pouvant rien dire de nouveau , ne trouverait pas le moyen de se faire écouter. Il serait aussi méprisé que celui qui nous prêcherait les croisades ou la persécution des hérétiques. Si la liberté de la presse était tout-à-coup accordée à des hommes habitués dès long-temps au despotisme , croit-on que le premier usage qu'ils en feraient serait de prêcher la révolte ou l'insurrection? Il serait absurde de le penser: pour exciter les citoyens à l’insurrection, il faut un genre de courage qui n'est pas celui des esclaves.
Tous les Français, il est vrai, n'ont pas contracté l'habitude de l'esclavage ; il en est même un très-grand nombre , surtout parmi les jeunes gens , qui l’ont pris en horreur; mais ceux-là, bien loin d'être à craindre pour un bon gouvernement, deviendront au contraire ses plus fermes appuis; ils seront [99] toujours les premiers à donner l'exemple de l'obéissance aux magistrats, tant que les magistrats ne voudront commander qu'au nom des lois; et que les lois , au lieu de dégrader l'espèce humaine, tendront à l'élever et à lui faire sentir sa dignité. Ils n'iront pas prodiguer leurs éloges au chef de l'Etat, parce que l'adulation est le propre des lâches; mais ils le serviront avec zèle dès qu'ils seront convaincus qu'il ne veut que le bien public; et ils le défendront avec courage, si jamais il a besoin de leur secours.
Que s'ils étaient trompés dans leurs espérances ; si on leur faisait l'injure de les regarder comme des factieux qu'on ne saurait enchaîner trop promptement, ils n'iraient pas exciter leurs concitoyens à la guerre civile, parce que la guerre civile est le plus cruel de tous les fléaux. Ils n'iraient pas non plus se mêler parmi des hordes étrangères pour faire la guerre à la France ; parce que , dans leur opinion , porter les armes contre son pays , est un crime que rien ne saurait justifier. Mais ils fuiraient; ils fuiraient une terre fatale qui ne pourrait plus offrir à leurs yeux que le hideux spectacle des crimes , de l'oppression et de la misère ; et, en versant des larmes sur le sort de leur malheureuse patrie , ils iraient expirer sur un sol étranger, avec le regret de n'avoir pu la servir.
La suppression de la liberté de la presse entraînerait donc avec elle le renversement de la constitution et l'établissement du despotisme; cependant elle ne produirait cet effet qu'avec lenteur , si l'Etat était [100] gouverné par un prince doux, et par des ministres éclairés. Mais dans la situation où la France se trouve, elle aurait des effets bien plus immédiats.
La charte constitutionnelle a été publiée le quatre juin: si, un mois après sa publication, on en détruit une des dispositions fondamentales , rien ne garantit aux Français que dans quelques jours on n'y portera pas de nouvelles atteintes : de sorte qu'on peut raisonnablement craindre de voir l'Etat changer de face dans moins d'une année. Cette incertitude produit dans tous les esprits une hésitation qui tue à la fois les arts , les sciences , l'agriculture et le commerce.[8] Si le Gouvernement veut réparer les .désastres que la France a éprouvés, et ne pas la laisser tomber dans un état de langueur qui amènerait sa ruine, il faut donc qu'il prenne une marche si assurée et si invariable , que tous les citoyens .puissent suivre l'exécution de leurs projets , avec la. certitude qu'ils n'en seront pas détournés par de nouvelles révolutions : or, il est évident qu'ils n'auront jamais cette certitude , si l'on rapporte aujourd'hui la loi qu'on promulgua hier.
Ajoutons que la suppression de la liberté de la presse portera la terreur dans l'ame de tous ceux qui ont pris quelque part à la révolution. C'est en vain [101] que le Gouvernement proclamera l'oubli du passé; comme il restera toujours le maître de tenir ou de violer, ses promesses si les citoyens n'ont pas la faculté d'en réclamer hautement l'exécution , on craindra toujours qu'il soit poussé à des vengeances par des individus qui croiront pouvoir en profiter; d'ailleurs il n'est pas dans la nature de l'homme de croire à la loyauté de ceux qu'on a offensés, et que l'on considère comme ses ennemis.
Déjà nos journaux , quoique soumis à une censure préalable , n'ont-ils pas voulu présenter à notre admiration des hommes dans lesquels les neuf dixièmes des Français ne peuvent voir que des ennemis de la France? Ne nous parlent-ils pas sans cesse de la bonne cause et du bon droit , comme si dans les dissensions politiques, la bonne cause n'était pas toujours la cause de la Patrie ! mais si des écrivains qui soumettent leurs écrits à la censure préalable des agens du Gouvernement , ne respectent pas aujourd'hui l'article 11 de la charte constitutionnelle, qui prescrit à tous les citoyens l'oubli du passé; si , par les éloges bien ou mal mérités qu'ils donnent à quelques individus, ils cherchent à flétrir dans l'opinion publique , non-seulement les hommes qui ont pris part aux affaires politiques pendant le cours de la révolution , mais encore les militaires qui ont cru ne remplir que leur devoir en repoussant des armées qui , la vengeance dans le cœur , venaient renverser les lois de leur pays , peut-on attendre qu'ils seront beaucoup plus retenus quand personne n'aura la [102] faculté de leur répondre?[9] Et si les hommes contre lesquels ces écrits se dirigent , y voient un commencement de persécution , ne devons-nous pas craindre, nous qui sommes étrangers aux troubles révolutionnaires , d'y voir le germe de la guerre civile?
Sous ce rapport, le rétablissement de la censure pourrait donc produire les résultats les plus fâcheux. Elle produirait aussi des effets fort mauvais sur les mœurs publiques: premièrement, en ce qu'elle donnerait du prix à des ouvrages immoraux qu'elle proscrirait sans pouvoir les détruire; et en second lieu , en ce qu'elle imposerait silence aux écrivains qui joindraient à quelques talens littéraires une grande délicatesse de sentimens. Je crois, en effet, qu'un homme qui serait irréprochable , mais qui n'aurait pas des vertus au-dessus de l'humanité , s'abstiendrait d'une bonne action , si , avant de la faire, il était obligé de prouver qu'il n'est ni un incendiaire , ni un assassin, ni un voleur. Or , telle est l'épreuve à laquelle on met les écrivains en les soumettant à la censure: on veut qu'ils prouvent, avant d'obtenir la permission de dire des choses utiles , qu'ils ne seront ni des hommes immoraux, ni des calomniateurs, ni des séditieux. Aussi, [103] qu’arrive-t-il ? que l'Etat n'a plus que des écrivains mercenaires , qui ne sentent pas même ce que la censure a d'humiliant , ou qui, s'ils le sentent, se résignent à tout, dans l'espoir de gagner de l'argent; mais est-il permis d'attendre qu'il sortira quelque chose de bon d'une plume vénale? D'ailleurs, lorsque les censeurs arrêtent injustement un ouvrage , l'auteur se trouve en quelque sorte diffamé par leur jugement ; et conçoit-on que l'homme sensé , qui met plus de prix à la probité qu'aux talens littéraires , veuille courir un pareil danger? Voyez ce qui est arrivé sous le gouvernement impérial: on voulait donner un prix au meilleur ouvrage de morale qui avait paru depuis dix ans , et l'on a été obligé de le donner à une grammaire, parce qu'il ne s'était pas trouvé un seul moraliste qui eût eu le courage de prendre la plume.
Que l'extinction des lumières doive être la suite de l'établissement du despotisme et de la destruction de la morale, c'est ce qui n'a pas besoin de démonstration. Cependant, je vais faire ici quelques réflexions qui rendront la chose plus frappante. J'ai déjà remarqué que les sciences avaient pu naître et se perfectionner au sein de la Grèce, sans le secours de l'imprimerie, parce que là liberté dont les Grecs jouissaient, et l'habitude qu'ils avaient des assemblées publiques , leur donnaient toutes les facilites possibles pour se communiquer leurs pensées et leurs découvertes ; que si elles avaient pénétré en Europe, c'était uniquement parce que les rois avaient été [104] d’abord trop ignorans pour voir les résultats que produirait l'étude des ouvrages de l'antiquité, et qu'ils avaient été ensuite trop faibles pour arrêter l'essor des esprits.[10] Mais aujourd'hui les ouvrages de nos grands écrivains ont perdu l'attrait de la nouveauté ; et l'on n'ignore pas que depuis long-temps nos journalistes, soumis à la censure, ne négligent rien pour les déprécier; on ne doit donc pas espérer qu'ils produisent sur les générations futures l'effet qu'ils ont produit à leur naissance. D'un autre côté, les hommes ne pouvant pas se réunir comme chez les anciens, ou les réunions qui peuvent avoir lieu étant nulles relativement à la masse du peuple que les journalistes continueront d'égarer, il est clair que la France achevera de tomber dans l'abrutissement, si la liberté de la presse n'est pas maintenue, et si des écrivains indépendans ne peuvent pas éclairer leurs concitoyens.
On m'accusera peut-être d'avoir exagéré les inconvéniens de la censure, et d'en avoir dissimulé les avantages. Je conviendrai de cela, quand on m'aura démontré que les censeurs seront tous les hommes les plus probes , les plus impartiaux, les plus éclairés, les plus courageux, les plus indépendans, les plus [105] laborieux et les moins jaloux de tous les hommes; car s'ils manquent de probité , ils se laisseront corrompre , et permettront qu'on publie des ouvrages utiles ou nuisibles, selon que leur intérêt l'exigera ; s'ils ne sont pas les plus impartiaux, ils supprimeront tout ce qui sera contraire à leur parti, et laisseront publier tout ce qui pourra le favoriser; s'ils ne sont pas les plus éclairés, ils détruiront tout ce qui choquera leurs préjugés; ils corrigeront des ouvrages sans les entendre , et l'on sait ce qui en résultera ; s'ils ne sont point les plus courageux, les hommes puissans les intimideront, et les obligeront à supprimer des ouvrages utiles, ou à en laisser publier de nuisibles, suivant que cela pourra compromettre ou favoriser leurs intérêts ; s'ils ne sont point indépendans , la crainte de perdre leur place leur fera supprimer tout ce qui pourrait déplaire à leurs supérieurs , à leurs amis, et aux amis de leurs amis; la même raison les obligera à laisser publier les ouvrages dont les supérieurs et les amis des supérieurs exigeront la publication ; s'ils ne sont point les plus laborieux, les ouvrages qui devront paraître dans un temps donné-, ne paraîtront que lorsqu'ils ne seront plus bons à rien : s'ils ne sont pas les moins jaloux, ils arrêteront ce qui blessera leurs jalousies , et laisseront imprimer tout ce qui pourra déprécier leurs rivaux. Mais où trouvera-t-on ces hommes divins...? A la cour, ou dans les antichambres des ministres.
Mais ne faut-il pas prévenir la calomnie? Ah! sans [106] doute , il faut la prévenir si cela est possible; mais s'ensuit-il qu'il faille empêcher tout le monde de parler, parce qu'on peut calomnier en parlant? La presse est un instrument dangereux, j'en conviens; mais le fer et le feu sont-ils sans danger, et doit-on en interdire le libre usage, parce qu'il peut exister des assassins et des incendiaires? Sous le Gouvernement impérial, il fut rendu une loi qui interdisait à tous les citoyens de porter des armes: les brigands applaudirent à cette loi, parce qu'elle leur livrait tous les hommes honnêtes sans défense. Voilà quel serait l'effet d'une loi qui établirait la censure, elle ne désarmerait que les citoyens incapables de faire un mauvais usage de la liberté de la presse.
On craint la calomnie! et, pour la prévenir, on veut donner aux hommes puissans la faculté de calomnier les faibles, sans qu'il soit permis à ceux-ci de se défendre! On craint la calomnie! et pour la prévenir, on veut organiser un vaste système d'imposture , démoraliser la nation toute entière , et la plonger encore dans le despotisme! Ah! ce n'est pas quand la liberté de la presse existe que la calomnie est à craindre, c'est quand elle a cessé d'exister. Un homme dont la conduite fut toujours irréprochable, peut aujourd'hui braver impunément la haine ou la vengeance de l'homme puissant qui le fait sourdement calomnier par ses agens ; mais que la liberté de la presse soit supprimée , et les journaux le diffameront sans qu'il lui soit possible de leur répondre.
On craint les écrits séditieux : mais croit-on qu'un [107] individu résolu à braver la mort pour exciter uns sédition, sera retenu par la crainte de l'amende qu'il encourra en ne se soumettant pas à la loi sur la censure? D'ailleurs, il faut croire qu'un Gouvernement est établi sur des fondemens bien fragiles pour craindre qu'une brochure puisse le renverser. La patience des peuples devrait avoir rassuré ces gens qui paraissent si timides; car ils n'ignorent pas qu'il leur faut au moins huit siècles d'oppression et de misère pour les obliger à se remuer. Au reste, quelle que soit la prétendue vivacité qu'on attribue aux Français , ils ne sont pas aussi inflammables qu'on veut bien le dire; et les villes où l'on publie le moins de brochures ne sont peut-être pas celles du royaume où les esprits sont les plus calmes. Il semble, au contraire , que la douleur s'irrite par l'impossibilité de se plaindre; on se croit vengé du mal qu'on souffre quand on peut en nommer l'auteur.
Pour mieux sentir la force des raisons qu'on peut donner en faveur du rétablissement de la censure, supposons que les ministres d'un Roi rassemblent tous les savans, tous les magistrats, enfin tous les écrivains de la nation , et qu'ils leur parlent en ces termes : Vous avez tous le droit de publier vos pensées, et de dénoncer ceux de nos agens qui vous oppriment; ce droit est très-précieux, et personne n'en conteste ni la justice ni les avantages; cependant , comme vous êtes tous enclins à la calomnie, et que vous pourriez vous diffamer mutuellement; comme vous êtes des étourdis qui pourriez vous [108] révolter sans motif, si quelqu'un de vous en faisait la proposition; comme un livre immoral pourrait corrompre vos mœurs ou troubler vos petits cerveaux, nous venons vous proposer une mesure qui préviendra tous ces inconvénient. Vous allez renoncer, en notre faveur, au droit qui nous était commun; mais nous ne voulons point que votre renonciation soit gratuite; car nous vous promettons de vous laisser publier vos ouvrages tant que cela nous fera plaisir,[11] et de vous dire la vérité toute les fois que cela pourra nous être utile. Que si quelqu'un de vous croit avoir à se plaindre de nous ou de nos agens, il ne pourra cependant rendre ses plaintes publiques qu'après que nous lui en aurons accordé la permission; par ce moyen, vous serez toujours polis les uns envers les autres, vous vivrez tous heureux et tranquilles , et vous ne troublerez ni notre repos, ni celui de nos agens.
Voilà, ce me semble, toutes les raisons qu'on nous donne , lorsqu'on demande le rétablissement de la censure.
Cependant, Monseigneur, si vous vous montrez sévère envers tous les pauvres auteurs, vous vous [109] montrez bien indulgent envers les hommes d'église; vous les autorisez à publier, sans aucune espèce de censure préalable, des catéchismes et les livres de prières. Mais , croyez-vous, Monseigneur, que ces ouvrages ne puissent pas être aussi dangereux que des ouvrages philosophiques? La religion ne saurait être nuisible sans doute; mais ses ministres en abusent quelquefois d'une manière bien cruelle. Lorsqu'ils nous annoncent, par exemple, que, quand l'heure sera venue, les hérésies et les schismes s'enfuiront comme les ennemis et les usurpateurs du trône français,[12] ne nous déclarent-ils pas que l'esprit de persécution ,dont ils furent jadis animés , est tout prêt à se rallumer? Vous autorisez la libre publication des livres de prières; mais pensez-vous qu'un recueil de prières semblables à celles que Jacques Clément adressait au ciel avant l'assassinat de Henri III , serait un recueil fort édifiant? D'ailleurs que ne peut-on pas convertir en prières ou en mandemens?
Ainsi, sous quelque rapport que l'on considère le projet de loi destiné à établir la censure , on voit qu'il ne peut être adopté sans le plus grand danger; premièrement, parce que la suppression de la liberté de la presse compromettrait essentiellement la liberté de la nation, et celle des particuliers ; en second lieu, parce qu'elle arrêterait toutes les vérités que le Roi [110] aurait le plus d'intérêt à connaître; enfin, parce qu'elle donnerait du prix. aux livres immoraux ou séditieux qui échapperaient à la censure. On doit donc espérer que ce projet ne sera point adopté.
Je suis, etc.
Paris , ce 9 juillet 1814.
COMTE.
[1] Les tribunes de. la salle dans laquelle la chambre des députés tient ses séances ne peuvent contenir que la cent vingt millième partie des Français.
[2] S'il se trouvait quelque lecteur assez étranger aux lumières de son siècle pour contester cette vérité , qu'il en fasse l'expérience sur lui-même; qu'il tente, par exemple, de faire dans son esprit le calcul ou le raisonnement le plus simple sans le secours d'aucun signe; et s'il ne peut y parvenir, qu'il nous explique comment les hommes auraient pu raisonner sans un pareil secours.
[3] Voyez le Tableau historique des prisons d'Etat en France , sous le règne de Uuonaparte ; par M. Eve, dit Démaillot, prisonnier d'Etat pendant dix ans.
[4] Voilà sans doute pourquoi le ministre de l'intérieur n'affranchit de la censure que les mandemens, les catéchismes et les livres de prières.
[5] Esprit des lois , liv. iv , chap. 3.
[6] Id., liv. 5, chap. 14.
[7] Esprit des lois, liv. viii, chap. 7.
[8] Cette incertitude dans la marche du Gouvernement , produit un effet peut-être pire que le despotisme; car il n'est pas impossible qu'un despote ait un but fixe et parvienne à inspirer de la confiance à la nation.
[9] Je ne parle ici ni de ces gravures ni de ces libelles infâmes qu’on expose publiquement, ou qu'on laisse circuler sans en rechercher les auteurs : on croit déshonorer des hommes qui ne peuvent pas se défendre , et l'on se trompe; on ne déshonore que soi-même.
[10] Je ne parle point ici des arts frivoles, parce qu'on sait bien que tous les gouvernemens les ont encouragés , et pour de bonnes raisons; je parle des sciences qui ont eu pour objet le perfectionnement de l'espèce humaine dans l'art de se gouverner.
[11] « Il y a lieu à saisie et séquestre d'un ouvrage s'il, est déféré aux tribunaux par son contenu. » (Art. 13 du projet de loi. ) Or, comme le ministère public peut déférer arbitrairement tous les ouvrages aux tribunaux , et que la saisie précède le jugement , il est clair qu'on pourrait tous les faire saisir.
[12] Maniement de MM. les vicaires généraux du chapitre métropolitain de Paris, du 3 juin 1814, page 10.
Charles Dunoyer, ”De L’esprit public en France, et particulièrement de l’esprit des fonctionnaires publics.” Le Censeur. No. 4. (33(sic)-28 July 1814), pp. 156-72.
[156]
DE L'ESPRIT PUBLIC EN FRANCE, ET PARTICULIÈREMENT DE L'ESPRIT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS.
Rien n'est plus différent, on peut même dire plus opposé que l'esprit social des peuples modernes et celui des peuples de l'antiquité. Le trait le plus saillant et le pins profond du caractère des anciens, c'est leur patriotisme. Ce sentiment qui sert de base leur moralité se mêle à tontes leurs affections [157] particulières, et les identifie en quelque sorte avec les corps politiques auxquels ils appartiennent. L'amour de la patrie , au contraire, ne forme qu'un trait presque imperceptible dans-la physionomie morale des modernes. Ils ne tiennent à l'Etat que de très-loin , et par un fil extrêmement faible; toute l'activité de leur ame s'exerce dans le cercle étroit de leurs affections individuelles et s'épuise sur de petits intérêts particuliers. Les citoyens des anciennes républiques étaient particulièrement liés entre eux par l'attachement commun qu'ils portaient à la patrie: ceux des états modernes ne tiennent à la chose publique qu'à cause des sentimens privés qui les unissent entre eux et dans la juste proportion de la force; de ces sentimens. Un ancien rapportait tout à l'Etat, un moderne ramène tout à lui ou au petit nombre d'individus avec lesquels il est en communauté d'affections ou d'intérêts; les anciens avaient de l'esprit public, les modernes se sont rarement élevés au-dessus de l'esprit de caste, de secte ou de cotterie, et depuis long-temps même l'égoïsme isole parmi eux la très-grande majorité des hommes.
Cette différence essentielle entre les mœurs des temps anciens et celles des temps modernes , devait être une conséquence inévitable de celle des institutions politiques des deux âges. Non-seulement les législateurs de l'antiquité avaient reconnu la souveraineté des peuples , mais ils leur avaient même laissé l'exercice immédiat du pouvoir souverain ; et comme cet exercice était devenu leur occupation [158] la plus habituelle et leur plaisir le plus vif, on conçoit aisément qu'ils eussent fini par considérer les affaires publiques comme leurs affaires les plus particulières, et l'intérêt de l'Etat comme leur intérêt le plus immédiat.
Dans nos temps modernes , au contraire , non-seulement très-peu de peuples ont exercé la souveraineté , soit par eux-mêmes, soit par délégation, mais presque toujours leurs gouvernemens ont dénié qu'elle résidât en eux; ils ont fait les efforts les plus soutenus et les mieux concertés pour les empêcher de se saisir du pouvoir suprême on d'en partager avec eux l'exercice; il les ont appelés leurs sujets, et ils les ont souvent traités comme leurs esclaves. Dès-lors, les hommes des états modernes n'ayant point d'existence publique, et ne tenant à leurs gouvernemens par aucun intérêt prochain, ont dû se replier sur eux-mêmes, et s'occuper uniquement de leur vie domestique et privée.
D'un autre côté, tandis que les institutions des anciens Etats formaient un système lié , dont toutes les parties, conçues dans un même esprit, agissaient sur les hommes d'une manière uniforme, et les conduisaient à un but commun , celles de nos gouvernemens modernes, faites à diverses époques , et dans des intentions souvent contraires , les poussent en mille sens opposés , et font qu'ils n'ont que des intérêts et des sentimens divers. Enfin tandis que chez les peuples célèbres de l'antiquité toutes les institutions tendaient à former des citoyens, [159] le seul objet commun de celles des états modernes , a presque toujours été d'empêcher aux hommes de le devenir. Dans cette vue, les gouvernemens ont proscrit tout ce qui pouvait les éclairer sur leurs droits politiques; ils ont favorisé les préjugés les plus propres à les tenir à cet égard dans l'ignorance ou dans l'erreur; ils ont accordé une protection spéciale aux sciences vaines et aux arts frivoles, à tout ce qui peut fausser l'esprit, ou amollir le cœur; et ils sont parvenus à faire des hommes beaux esprits et corrompus, qui savent tout hors se conduire, des hommes civilisé? qu'on peut enchaîner avec des rubans , des hommes faciles et polis qui sacrifient sans le moindre remords les intérêts de l'Etat à leur intérêt le plus futile, des hommes charmans enfin qui semblent animés d'un esprit de bienveillance universelle, et dont l'aine étroite et aride ne forme aucune pensée grande et généreuse.
Le peuple Français est, dit on , de tous les peuples le plus civilisé , le plus poli et le moins capable de patriotisme. Quand cela serait, il faudrait peu s'en étonner, en considérant les circonstances particulières dans lesquelles il s'est trouvé et les efforts qu'on a faits, pendant quatorze siècles , pour l'asservir et le corrompre. Son histoire démontre avec évidence que l'esprit public n'a pu se former chez lui à aucune époque, et que son gouvernement, ses lois, sa religion, ses préjugés et ses mœurs se sont constamment opposés à son développement, et à ses progrès.
[160]
Les Francs formaient un corps de nation avant leur établissement dans les Gaules. En se fixant parmi les Gaulois, le lien qui les avait uni jusqu'alors commence d'abord à se relâcher, et finit bientôt par se rompre. Ils sont quelque temps sans se confondre avec les vaincus; mais tandis que plusieurs causes les en tiennent séparés, d'autres causes les en rapprochent; de sorte que , sans faire encore un même corps avec les peuples des Gaules , ils sont pourtant moins étroitement unis entre eux. La conquête a donc pour effet immédiat d'affaiblir leur esprit national. Bientôt de nouvelles causes contribuent à l'affaiblir encore; les Francs , au lieu de se tenir ensemble dans une même contrée, se répandent et se fixent çà et là dans plusieurs provinces ; à mesure qu'ils se mêlent ainsi avec les Gaulois, leur caractère national s'efface, leur patriotisme s'attiédit, ils ne sentent plus l'intérêt commun qui les lie, et ils finissent par ne plus faire un corps de nation à part.
Cependant ils ne pouvaient pas en former un avec un peuple qu'une longue domination avait façonné au joug de l'esclavage, et qui depuis près de cinq siècles ne pensait et n'agissait que comme il plaisait aux empereurs de Rome. Aussi, en s'incorporant avec les Gaulois, perdent-ils leur caractère sans en acquérir un nouveau. L'amour du repos et des richesses subjugue leurs ames indépendantes; ils contractent toutes les faiblesses du peuple vaincu, et deviennent aussi propres que lui à la servitude. Leurs chefs profitent de ces dispositions pour [161] s'emparer de l'autorité souveraine qu'ils avaient Seuls exercée jusqu'alors; dès ce moment le gouvernement n'est plus qu'une tyrannie, la nation se trouve divisée en deux classes , celle des gouvernans et celle des gouvernés; et comme leurs intérêts ne sont plus communs , tout esprit national devient en quelque sorte impossible.
Bientôt les intérêts contraires se multiplient dans l'Etat, et rendent la naissance d'un esprit public de plus en plus difficile. Les grands, que les rois avaient comblés de biens, parce qu'ils avaient eu besoin de leur secours pour asservir le peuple, se croient assez puissans pour pouvoir résister aux rois, et se rendra indépendans de leur autorité. Les prêtres, qui n'avaient pas moins contribué que les grands à établir la domination des rois sur la terre , en faisant descendre leur pouvoir du ciel, et qui, pour prix de ce service , en avaient reçu des dons immenses; les prêtres, qui avaient fait particulièrement avec eux un trafic si lucratif de la justice divine, les prêtres croient pouvoir imiter l'exemple des grands, et proclament aussi leur indépendance. Dès ce moment les rois , les grands et les prêtres se font des guerres furieuses; et au sein de leurs sanglantes discordes, il se forme un nouveau genre de domination qui engendre bientôt de nouveaux désordres. Les leudes , les évêques et les abbés, introduisirent les seigneuries dans leurs terres; ces seigneuries se multiplient, et, deviennent autant de tyrannies d'un ordre subalterne; tyrannies d'autant plus rigoureuses, que [162] l’action en est plus immédiate, et que l’opprimé est placé plus près de l'oppresseur. Alors la France be trouve divisée en autant d'Etats ennemis qu'il y a de seigneuries particulières; et, dans chacun de ces petits états despotiques, il existe encore deux intérêts contraires, celui du maîtres et celui des esclaves. Enfin , on trouve le moyen de perpétuer les divisions et de naturaliser l'anarchie au sein delà France. On fait passer dans les familles les privilèges accordés aux individus ou usurpés par eux. Les bénéfices et les seigneuries deviennent héréditaires; par suite, les enfans d'un leude sont considérés comme leudes, les enfans d'un seigneur sont considérés comme seigneurs; certains individus se trouvent ainsi doués en naissant d'une certaine prééminence , et leurs familles, qu'on appelle nobles, forme une caste privilégiée qui doit rester à jamais séparée du reste des Français.
Telle est notre histoire sous les rois de la première race. C'est une des époques où la formation d'un esprit national rencontre le plus d'obstacles, à cause du nombre, de l'âpreté et de là violence des intérêts contraires.
Les institutions de Chàrlemagne consacrent en droit des distinctions d'ordres qui, jusqu'alors, n'avaient existé que de fait entre les Français. Pour former les assemblées nationales, il divise la nation en trois classes, le clergé, la noblesse et le peuple; distinction qui devait, ce semble, être éternelle et former un obstacle à jamais invincible à la réunion [163] des intérêts et à la naissance d'un esprit public. En même temps il laisse subsister les justices seigneuriales et les bénéfices. Cependant il modifie considérablement l'effet de ces institutions anarchiques. Il réprime les abus du pouvoir judiciaire exercé par les seigneurs , et il les détermine, par son exemple , à renoncer aux plus odieux des droits établis dans leurs terres. En faisant entrer le peuple dans les assemblées nationales, il cherche à le rapprocher des grands, à l'éclairer sur ses droits , et à ranimer en lui le sentiment de sa dignité et de son indépendance. Si nos pères eussent été moins abrutis par l'esclavage et la misère, peut-être ce grand homme aurait il réussi à leur rendre quelque vertu et à leur inspirer quelque patriotisme : mais quoiqu'il eût fait grâce à beaucoup d'abus , et qu'à certains égards ses institutions fussent très-faibles, elles se trouvèrent cependant trop fortes pour les Français d'alors , et ils furent incapables de les supporter; d'un autre côté , les successeurs de ce prince , loin de soutenir son ouvrage, ne firent qu'en accélérer la ruine par leur faiblesse et leur impéritie.
Aussitôt les désordres renaissent. avec une nouvelle violence; les nobles secouent toute espèce de subordination , et le peuple retombe dans sa première servitude. C'est alors que se forme le systême monstreux de la féodalité, système qui donne une apparence d'ordre à l'anarchie qui régnait entre les seigneurs, et qui, de toutes les tyrannies particulières , forme une chaîne immense d'oppression, dont le [164] premier anneau se rattache au trône, et qui descend et va s'appesantir jusque sur les dernières classes du peuple. Dans ce systême , le Roi est seigneur suzerain des grands qui tiennent leurs fiefs de la couronne , et ces grands sont ses vassaux directs; les vassaux du Roi sont à leur tour suzerains de nobles moins riches qu'eux, à qui ils donnent des terres à titre de fiefs; ces derniers sont encore suzerains de nouvaux vassaux à qui ils ont également cédé des fiefs, et ainsi de suite. Cet ordre de choses , qui semble devoir unir tous les possesseurs de fiefs , en les plaçant dans une sorte de dépendance hiérarchique , non-seulement les sépare davantage du peuple , dont il renforce les chaînes , mais devient même une nouvelle cause de dissensions entre eux. Les grands vassaux de la couronne, forts de la faiblesse des rois, se font un jeu de violer les obligations que leur impose leur engagement féodal; les petits vassaux imitent leur exemple et veulent aussi se rendre indépendans de leur suzerain; ils s'érigent tous en souverains dans leurs terres ; le joug qu'ils imposent à leurs sujets devient plus rigoureux que jamais; ils forment des coalitions; ils font la guerre au Roi, ils se l'a font entre eux; ils empiètent continuellement les uns sur les autres; en un mot, la conduite de nos petits seigneurs d'alors est une parodie complète de celle de tant de grands princes, qui, dans tous les temps, n'ont songé qu'à entretenir la servitude au sein de leurs états, et à porter la guerre au-dehors pour agrandir leur suzeraineté.
[166]
Cet état de violence, de discorde et de brigandage dure autant que la dynastie des Carlovingiens, dont il amène la chute ; et la population de la Fiance n'offre encore, pendant deux siècles., que deux classes d'hommes également dégradés , les uns par la tyrannie qu'ils exercent, les autres par le joug qu'ils supportent, et tous également incapables de se former des idées de patrie et de bien public. On ne pourrait comparer à cette époque et à la précédente, pour la nullité de l'esprit national, que celle à laquelle nous vivons , époque où les Français , beaucoup plus unis en apparence , sont peut-être plus séparés en réalité , et où l'égoïsme , qui divise encore mieux les hommes que l'anarchie et les guerres civiles , est parvenu à faire de chaque individu l'ennemi secrètement irréconciliable de tous ceux dont l'intérêt blesse le sien.
La féodalité se soutient encore long-temps sous les rois de la troisième race; elle s'affermit même sous les premiers Capétiens; son code se forme; les seigneurs, las de régler à coups d'épée leurs prétentions respectives , fixent, par des usages , leurs rapports entre eux et avec leurs vassaux. Ces usages confirment toutes leurs usurpations. Ils assurent leur indépendance du roi et la dépendance de leurs sujets; ils les investissent , dans leurs terres , de toutes les attributions de la souveraineté, du pouvoir législatif, du droit de justice, de celui débattre monnaie, de celui de faire , à leur gré , la paix et la guerre , et d'obliger leurs vassaux et leurs sujets [166] à s'armer pour lenrs querelles: en un mot, ils organisent dans l'état des états innombrables et croisent les intérêts de mille manières.
Nous disons que les seigneurs avaient droit de justice. Comme ils ne savaient que se battre et n'entendaient rien à la science des lois , ils introduisent dans leurs Cours féodales l'usage monstrueux des combats judiciaires et des autres. épreuves connues sous le nom de jugemens de Dieu, usage qui, plaçant le droit dans la force, et le crime ou l'innocence dans la manière dont on supporte des épreuves également absurdes et féroces, achève de démoraliser les esprits et les ferme pour des siècles à toutes les idées de législation , de justice et d'ordre sans lesquelles il ne saurait exister ni patrie ni patriotisme. L'usage du duel judiciaire a de plus cet effet particulier , qu'entretenant la barbarie des mœurs et l'habitude des combats, il est une cause toujours agissante de querelles , de brigandages et de division entre les citoyens.
C'est cet usage des duels judiciaires qui donne , naissance à ce fameux point d'honneur qui a toujours été, depuis, l'une des grandes règles de conduite des Français. L'orgueil et la férocité dictent ses premières maximes. La vanité du rang décide ce qui sera une offense , et la barbarie des mœurs détermine la manière dont elle sera vengée. Comme les roturiers ou vilains , dans leurs débats juridiques , ne peuvent se servir que du bâton , tandis que les gentilshommes se servent de leur épée , frapper [167] quelqu’un avec un bâton , c'est lui faire une injure qui demande du sang , parce que c'est le traiter comme un roturier Comme il n'ya que les roturiers qui se battent à visage découvert , donner un soufflet à un homme, c'est lui faire une insulte qui ne se peut laver qu'avec du sang, parce que c'est encore le traiter comme un roturier : ainsi , dans les principes du point d'honneur , une offense n'est une offense pour celui qui la reçoit , que parce qu'on le traite comme un roturier ; d'où l'on voit que le point d'honneur n'est qu'un sentiment faux et exagéré de la supériorité du rang , qu'il peint avec une odieuse énergie le mépris des hommes des premières classes pour ceux des classes inférieures , et qu'il établit entre les citoyens des barrières insurmontables. C'est tout ce que j'en dis ici : je ferai voir plus loin combien ce sentiment qu'un mot insignifiant peut révolter , supporte facilement des choses beaucoup plus déshonorantes, avec combien de bassesses il peut s'allier , et sous combien d'autres rapports il nuit à l'esprit public.
L'ordre de la chevalerie, qui prend naissance sous les premiers Capétiens , favorise beaucoup l'usage des duels, et, sous ce point de vue , il est fournie les combats judiciaires une cause de désordre et de division entre les Français. Il étend le code du point d'honneur et l'enrichit de quelques maximes utiles et généreuses ; mais il y fait entrer aussi plusieurs règles fausses ou bizarres , et il y laisse le principe anti-social qui lui sert de basse.—La galanterie que les. [168] chevaliers inventent, et qui devient un de leurs premiers devoirs, est un sentiment puérile et exagéré qui fausse leur esprit, qui rapetisse leurs aines, qui leur fait fairc, avec appareil, mille niaiseries, raille sottes extravagances , quelquefois des actions criminelles , et qui donne à leurs plus héroïques prouesses un motif presque toujours ridicule. Je ferai mieux voir ailleurs l'influence que la galanterie, et la politesse de mœurs qu'elle nous a donnée , ont eue sur notre esprit public.
La religion n'avait pas peu contribué , depuis l'origine de la monarchie , à empêcher la naissance de l'esprit public en France. Le clergé avait d'abord prêché l'obéissance passive ; bientôt après il avait donné l'exemple de l'insubordination la plus effrénée. Toujours orthodoxe dans sa croyance, il s'était montré encore plus dépravé dans ses mœurs , et sa. conduite avait offert l'alliance monstrueuse de la pureté de la foi avec tous les vices de l'ame. Il avait prêché la continence et donné l'exemple d'une vie licencieuse ; il avait prêché l'humilité, et exercé avec orgueil une domination usurpée; il avait prêché le mépris des richesses , et son insatiable avidité avait menacé la France d'une usurpation universelle.[1] Il n'est point d'efforts qu'il n'eût faits, pas de moyens qu'il n'eût employés pour attirer à lui toutes les richesses de l'Etat. Il avait persuadé aux peuples qu'il n'était point de crimes si odieux qu'on ne pût effacer en faisant des dons aux églises.[2] Il avait fait intervenir directement le ciel dans l'établissement de la [169] dîme,[3] et en avait assuré le paiement en remplissant de vaines terreurs l'ame des fidèles ; il avait institué les: pénitences comme un moyen-d'expiation, et ces pénitences étaient devenues un fonds de commerce pour les moines,[4] qui se chargeaient de. les faire à prix d'argent; enfin, il avait employé la force des armes, et s'était souillé de sang pour acquérir de nouvelles richesses , ou conserver celles dont il avait dépouillé les citoyens. Ainsi , pour devenir riche et puissant, il avait fait naître les erreurs morales les plus pernicieuses , et fortifié au même point l'ignorance la barbarie des mœurs et l'habitude de tous les crimes ; causes qui , comme on voit, devaient avoir l'influence le plus funeste sur l'esprit public.
Dépouillé de ses biens par Charles Martel, indemnisé de ses pertes par Charlemagne, mais dépouillé une seconde fois par les nobles sous les successeurs de ce prince , le clergé avait perdu sa prééminence pendant la seconde dynastie. Il s'intrigue pour la recouvrer sous les premiers Capétiens. Les combats judiciaires lui en offrent l'occasion. Il les condamne hautement au nom du ciel ; et sous prétexte que dans tous les.procès l'un des plaideurs soutient une injustice , que toute injustice est un péché, que tout péché intéresse la religion , et que tout ce qui intéresse la religion est de la compétence de ses ministres ,. il usurpe sur les seigneurs le droit de rendre la justice, et ce droit devient bientôt pour lui une sonrce féconde de richesses et d'autorité. Il parvient ainsi à former de nouveau une puissance dans l'Etat, et de là une [170] nouvelle cause de division dans les sentimens et les intérêts.
Cette adroite usurpation du clergé en favorise une autre bien plus remarquable de la part des papes. Comme les progrès que leur puissance temporelle avait faits depuis Charlemagne, leur avaient permis de s'arroger un pouvoir- absolu sur les évêques de tous les pays catholiques , ils exigent que tous les jugemens rendus par les tribunaux ecclésiastiques du royaume soient soumis à leur révision , et ils deviennent ainsi , parmi nous, les juges suprêmes de toutes les affaires et les premiers magistrats de l'Etat. C'est alors particulièrement que l'esprit ultramontain commence à régner en France , et l'on sait si cet esprit était propre à former des citoyens.
Telles sont, jusqu'au commencement du douzième siècle , les causes qui s'opposent, en France , à la réunion des sentimens, des intérêts, des opinions , et à la naissance d'un esprit patriotique. Ici commence une grande révolution dans le gouvernement, révolution conduite , pendant près de cinq siècles , avec autant d'habileté que de persévérance , et qui finit par faire passer, dans les mains du successeur de Capet, tout le pouvoir que les seigneurs avaient ravi aux descendans de Charlemagne. Dans cette lente transition de l'anarchie féodale à l'autorité presquè absolue de nos derniers rois, il s'opère des changemens heureux dans nos institutions; cependant elles sont loin de prendre une direction propre à former des citoyens. Utiles jusqu'alors à la tyrannie [171] des grands, elles deviennent uniquement propres à protéger la puissance des rois , et laissent la nation dans sa dépendance , son apathie et son éternelle indifférence pour elle-même.
Cependant, à côté de cette révolution dans le gouvernement et les institutions politiques, il s'en opère insensiblement une autre dans les opinions et les mœurs; révolution dont le dénouement terrible doit, au bout de six siècles , renverser du trône la postérité des Capet, élever ce tiers-état si long-temps opprimé au-dessus des grands et des rois, et l’investir à son tour du pouvoir souverain ; révolution consommée au nom de la patrie et du bien public , et qui a des résultats peut-être aussi funestes que les précédentes aux mœurs et au patriotisme.
Je suivrai rapidement , dans un second article , les progrès de- l'une et de l'autre; je ferai voir les obstacles que la formation de l'esprit public continue à éprouver pendant leurs cours ; je montrerai l'état dans lequel le dernier gouvernement a laissé nos mœurs; j'exposerai, sans déguisement, la dégradation particulière de la plupart des fonctionnaires publics, et l'impossibilité qu'il y a que rien de solide s'établisse, tant qu'ils feront leur premier devoir du soin de leur fortune; enfin , je démontrerai qu'une religieuse observation des lois est le seul régime qui puisse nous donner un caractère vraiment national , et nous faire jouir enfin d'un bonheur réel et durable.
O.
[1] Tout homme qui mourait sans donner une partie de ses biens à l'église, ce qui s'appelait mourir décofès , était privé de la communion et de la sépulture. Si l'on mourait sans faire de testament, il fallait que les parens obtinssent de l'évêque qu'il nommât, concurremment avec eux, des arbitres pour fixer ce que le défunt aurait dû donner en cas qu'il eût fait un testament. On ne pouvait pas coucher ensemble la première nuit des noces , ni même les deux suivantes , sans en avoir acheté la permission: c'était bien ces trois nuits-là qu'il fallait choisir; car, pour les autres, on n'aurait pas donné beaucoup d'argent. Esprit des lois , livre 28 , chapitre 48
[2] … Les aumônes étaient sur-tout la pénitence des riches. Ils effaçaient leurs péchés en augmentant les richesses d'une église , ou en fondant un monastère. Lorsque Charlemagne donna l'exarchat de Ravenne au pape , il crut travailler pour son salut. Histoire moderne de Condillac, liv. 2 , chap. 1 er.
[3] Il prêcha (le clergé) la dîme; il la prêcha au nom de Saint-Pierre; les moines firent même parler Jésus-Christ. Ils forgèrent une lettre que le Sauveur écrivait aux fidèles , et par laquelle il menaçait les païens, les sorciers, et ceux qui ne payaient pas la dîme , de frapper leurs champs de stérilité, de les accabler d'infirmités, et d'envoyer dans leurs maisons des serpens ailés qui dévoreraient le sein de leurs femmes. Ibid.
[4] … Les pénitences devinrent un fonds de commerce pour les moines qui se chargeaient de les faire moyennant une certaine somme, Ainsi, un riche péchait, et un moine se donnait la discipline. Ibid.
Charles Dunoyer, ”De L’esprit public en France, et particulièrement de l’esprit des fonctionnaires publics.” Le Censeur. No. 6. (3-14 August 1814), pp. 217-29.
[217]
DE L'ESPRIT PUBLIC EN FRANCE, ET PARTICULIÈREMENT DE L'ESPRIT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS.[5]
La France, pendant le règne de la féodalité, offrait, sous un certain point de vue, l'aspect que présente aujourd'hui l'Europe. Ses Rois, réduits à un simple droit de suzeraineté que l'insubordination des seigneurs rendait même illusoire , n'exerçaient de véritable pouvoir qu'en qualité de seigneurs sur les habitans de leurs domaines privés. Chaque province, chaque seigneurie formait un Etat particulier, et tous ces petits Etats étaient, soit en eux-mêmes , soit les uns à l'égard des autres, dans une situation à-peu-près semblable à celle où sa trouvent depuis long-temps les divers Etats européens. L'autorité des seigneurs reposait, comme [218] plus tard celle des Rois, sur la souveraineté de leur juridiction , sur l'obéissance passive de leurs sujets, sur l'équilibre existant entre les forces des principaux fiefs, équilibre qui assurait l'indépendance des petits seigneurs à-peu-près de la même manière que la balance établie entre les grandes puissances de l'Europe protège l'autorité des petits princes. Un seigneur puissant qui aurait voulu entreprendre de devenir chef unique de la France avait donc à faire à-peu-près ce qu'aurait à faire aujourd'hui un prince qui aspirerait en Europe à la monarchie universelle.
Cette tâche n'effraya point la politique des descendans de Hugues Capet. Ils s'attachent à connaître les vices du système féodal, et ils s'en servent habilement pour en ruiner tous les appuis. Ils profitent de l'état de détresse et de pénurie auquel les seigneurs se trouvent réduits, par l'effet de leurs guerres domestiques , pour les engager, par leur exemple, à affranchir, à prix d'argent, les habitans de leurs terres, et à leur vendre des chartes de commune; ils profitent de l'état d'asservissement et de misère dans lequel ils les avaient toujours tenus, pour les engager à se mettre sous leur protection, et à les prendre pour garans des engagements que lcs seigneurs contractaient envers eux. Ils se servent des rivalités des seigneurs pour les rendre tous justiciables de leurs tribunaux particuliers, et pour faire exécuter par les uns les jugemens par lesquels ils dépouillent es autres de leur crédit et de [219] leurs richesses. La barbarie des duels judiciaires leur offre le prétexte le plus heureux pour établir l'instruction du procès par écrit et par témoins, qui dégoûte les seigneurs des fonctions de juge ; la doctrine des appels au suzerain , qui fait arriver par gradation toutes les affaires au tribunal suprême du Roi; les bailliages, qui sont chargés de réviser les jugemens des seigneurs, et qui, par l'adroite doctrine des cas royaux, achèvent de ruiner les justices seigneuriales. Ils s'autorisent du désordre qu’engendraient la bizarrerie et la contrariété des usages établis dans les diverses seigneuries, pour faire des lois générales , et ils intéressent l'avarice des seigneurs à l'observation de ces lois , en leur abandonnant le produit des amendes prononcées contre les infracteurs. A la faveur des mécontentemens qu'excitent les altérations successives de valeur que les seigneurs font subir à leurs monnaies, ils leur enlèvent le droit de continuer à en fabriquer. Enfin il n'est point un abus. dont ils ne tirent habilement parti pour étendre leur autorité, et ils trouvent dans les progrès qu'elle fait, des moyens pour lui en faire faire chaque jour de nouveaux.
A mesure que le pouvoir des Rois s'étend, les querelles des seigneurs perdent de leur vivacité, la servitude du peuple devient moins dure , les institutions et les mœurs cessent d'être aussi barbares. Cependant ce changement est peu favorable à l'esprit public , parce que les Rois s'attachent plus à faire des sujets que des citoyens. Loin de chercher à unir les Français , ils mettent un art profond à les diviser pour [220] les mieux soumettre. Louis-le-Gros arme les communes contre les seigneurs; Philippe-Auguste met la petite noblesse aux prises avec les seigneurs du premier rang; Philippe-le-Bel connaissant les ressentimens dont le clergé, les seigneurs et les communes sont animés les uns contre les autres , convoque des Etats-généraux auxquels il appelle les trois ordres r et il ne les rapproche que pour les mieux diviser. Tandis qu'il repousse toutes leurs demandes sous prétexte qu'ils ne sont point d'accord , il leur vend chèrement à chacun des chartes qui ne sont propres qu'à envenimer leurs haines mutuelles. Enfin , en même temps que les Rois entretiennent la désunion entre les Français des diverses classes, ils cherchent à les tous assujétir à leur puissance j ou, pour mieux dire , ils ne les divisent que pour les intéresser tous également à leur faire la cour et à rechercher leur protection: c'est ainsi qu'aux Etats-généraux convoqués par Philippe-le-Bel , les trois ordres , au milieu de leurs dissentions , font des efforts égaux pour gagner ce prince et obtenir son appui ; de sorte que la Nation ne paraît assemblée que pour reconnaître sa suprême puissance. La politique dont les Rois se servent pour étendre leur autorité ne met donc pas moins d'obstacles à la naissance et aux progrès du patriotisme par les jalousies et les haines qu'elle alimente entre les divers ordres de citoyens , que par l'esprit de servitude qu'elle leur inspire à tous.
Cette marche artificieuse était trop utile à l'autorité des Rois pour qu'ils ne la suivissent pas avec [221] persévérance. Dès le règne de Philippe-le-Bel, elle avait déjà fait passer dans leurs mains les plus hautes prérogatives de la souveraineté , le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, le droit exclusif de battre monnaie, de faire la paix et la guerre , de recruter des armées, avec les moyens d'en avoir habituellement à leur solde. C'est à la faveur de la même tactique qu'opposant successivement les évêques aux papes et les papes aux évêques , ils étaient parvenus à ruiner presque entièrement la puissance des uns et des autres, et à les dépouiller du droit de justice qu'ils avaient usurpé sur les seigneurs , au commencement de la dynastie régnante; c'est par cette conduite , en un mot, qu'ils avaient réussi à ravir aux seigneurs presque toutes leurs prérogatives, à s'emparer de tous les pouvoirs, à faire reconnaître leur autorité aux citoyens de toutes les classes , et à ne presque plus compter en France que des sujets, même parmi leurs vassaux les plus puissans.
Ils se servent pour conserver leur pouvoir , et lui faire faire de nouveaux progrès, des mêmes moyens qu'ils avaient employés pour le conquérir. Ils font tourner à son profit les choses mêmes qui semblent les plus propres à le détruire. L'administration inconsidérée , capricieuse et dure des premiers Valois, les violens murmures qu'elle excite, et la guerre civile qu'elle finit par allumer, ne servent, eu dernier résultat , qu'à rendre leur autorité plus absolue; si la nation veut faire des efforts pour recouvrer ses droits , trop peu éclairée pour leur donner une sage direction, elle les fait tourner à son malheur et à sa honte; et [222] sa résistance à l'oppression n'est pas moins funeste à sa liberté que sa soumission au pouvoir arbitraire.
Bientôt les grands, tout-à-fait vaincus par l'ascendant de la puissance royale, et n'osant plus prétendre, dans leurs domaines, à l'exercice de la souveraineté , changent de vues et de conduite, et donnent à leur ambition une direction toute nouvelle. Ils n'aspirent plus qu'à étendre et affermir le pouvoir des Rois , qu'ils avaient fait tant d'efforts pour détruire , et à devenir leurs ministres après avoir été si long-temps leurs rivaux; espérant ainsi sans doute exercer en leur nom l'autorité qu'ils avaient perdue, et parvenir peut-être à la reconquérir. En même temps le clergé sépare sa cause de celle de la nation, et conspire avec les grands pour aggrandir l'autorité des Rois, de qui seuls désormais ils peuvent attendre des honneurs et des richesses.
Cependant, tandis que les grands et le clergé agissent de concert pour étendre la prérogative royale , un simple corps de judicature, qui portait envie à leur crédit, ose concevoir la pensée d'en arrêter les progrès et de s'en arroger une des attributions les plus éminentcs. Le parlement, que les Rois avaient institué, uniquement pour juger les procès, usant avec art de la considération que lui avaient donnée ses lumières , du lustre que les Rois avaient répandu sur lui, en allant tenir dans son sein des lits de justice, et y régler les plus grandes affaires de l'Etat, de la popularité qu'il s'était acquise en accueillant les pétitions des individus et des provinces qui se plaignaient à lui des actes arbitraires de l'autorité, et particulièrement [223] de l'habitude que les ministres avaient prise de faire publier leurs ordonnances dans son sein, et de les faire transcrire sur ses registres pour leur donner plus d'autorité, s'arroge le droit de soumettre les lois à son approbation et à la formalité de l'enregistrement, comme à une condition sans laquelle elles ne pouvaient avoir aucune force; il s'associe ainsi à la puissance législative , et parvient â faire reconnaître cette usurpation. Plus tard, il réussit également à soumettre les grands à sa juridiction, et à se faire reconnaître pour la cour des pairs du royaume. Ces deux hautes prérogatives le mettent en état de lutter avec avantage contre les grands ; mais cette lutte dans laquelle les deux partis se couvrent également du nom du Roi, et dont le Roi tire habilement parti pour les contenir l'un et l'autre, ne sert qu'a consolider sa puissance; et la nation, que le parlement ne défend pas de bonne foi, et dont l'intérêt est sacrifié à toutes les ambitions, se trouve plus sûrement opprimée que jamais, et chaque jour plus loin d'avoir un esprit public.
Telle est la situation de la France à la fin du 15e. siècle. A cette époque , les Princes de l'Europe donnent à leur politique une direction toute nouvelle, et cette révolution achève de rendre absolue l'autorité de nos Rois.
L'anarchie féodale avait régné dans tous les Etats de l'Europe comme en France, et par-tout elle avait. porté les mêmes atteintes à la prérogative royale. Tant que les Rois avaient été obligés de lutter contre leurs vassaux, et de leur disputer l'autorité , ils [224] avaient été voisins sans penser à se faire la guerre; mais sitôt qu'ils furent parvenus à ressaisir leur pouvoir et n s'affermir au sein de leurs Etats, ils voulurent se rendre formidables au-dehors, et étendre leur empire par les armes. Les succès que la France , l'Espagne et l'Autriche obtinrent tour-à -tour dans la guerre d'envahissement que Charles VlII avait portée en Italie , fit germer subitement dans presque toutes les têtes couronnées la fureur insensée des conquêtes. « On se fit , dit Thouret, de misérables idées de fortune, d'agrandissement et de défense , et toute l'Europe fut emporte par le mouvement rapide d'un préjugé dévastateur qui n'a été ni suspendu ni calmé par deux siècles de guerres infructueuses. »
Cette révolution fit naître une espèce d'esprit public en France ; mais il prit une direction si fausse, il renforça tellement nos chaînes, et rendit si difficile la naissance d'un véritable patriotisme, qu'il eût mieux valu peut-être pour la nation qu'elle ne sortît pas de son état habituel d'engourdissement et d'apathie. Bien loin de là, elle partagea le délire de ses chefs, et se laissa emporter toute entière aux plus vaines idées de grandeur et de gloire. Elle crut son honneur intéressé à voir ses Rois dominer sur des peuples étrangers. Elle semblait chercher à les élever bien haut pour rendre sa dépendance moins humiliante , pour la couvrir même d'un certain éclat, et à se consoler de sa servitude domestique en exerçant un grand empire hors de ses frontières. Cette situation morale, qui la disposait à l'obéissance par l'admiration, [225] et qui ennoblissait ainsi sa dépendance, n'était propre qu'à la rendre toujours moins capable de patriotisme. D'un autre côté, la guerre mettant à la disposition de nos Rois des armées nombreuses et composées d'hommes accoutumés à l'obéissance la plus aveugle, plaçait dans leurs mains un instrument terrible, et dont ils pouvaient se servir pour maîtriser la France à leur gré. L'esprit de guerre et de conquête offrait donc à nos Princes deux moyens également puissans de rendre leur autorité absolue. Aussi mirent-ils tous leurs soins à l'entretenir; ils placèrent les vertus militaires au-dessus de toutes les vertus; ils répandirent sur elles le lustre le plus brillant ; ils furent les premiers à en donner l'exemple; et presque tous cherchèrent à faire triompher la nation au-dehors pour la subjuguer plus facilement au-dedans.
Cette nouvelle politique fait faire de tels progrès à l'autorité royale, que, dès le règne de François Ier. , elle écrase tout autour d'elle et ne connaît presque point d'obstacles. Ce Prince est assez puissant pour pouvoir traiter en maître tous les ordres de son royaume. Il disgracie impunément les grands qui lui font ombrage ; il réprime l'ambition du parlement, lui rappelle son origine, et le force de revenir à l'objet de son institution; il arrache aux papes le pouvoir qu'ils avaient usurpé en France de nommer aux évêchés et aux abbayes; dispose à son gré , à la faveur de ce pouvoir , des prélats de son royaume, et s'assure par eux de la soumission de tout le clergé; [226] en un mot, il tient également tous les Français dans la dépendance, et donne une force toute nouvelle à ce qu'on a appelé depuis l'esprit de la monarchie , esprit qui certes n'était rien moins que du patriotisme.
Les successeurs de ce Prince ne savent point retenir un pouvoir qu'il leur était si facile de conserver. Leur extrême faiblesse favorise des guerres civiles qui menacent de renverser leur famille du trône ; guerres que le fanatisme allume au profit de l'ambition, et qui, pendant près d'un demi-siècle, causent en France des déchiremens effroyables sans améliorer l'esprit public.
La doctrine de Luther s'était introduite dans le royaume pendant le règne de François Ier. ; et la protection que ce Prince lui accordait en Allemagne, n'avait pas moins contribué que la dépravation de sa cour à lui faire des prosélytes en France. Comme on n'avait pu arrêter la contagion par l'exemple des mœurs et de la piété, il avait fallu lui opposer le fer et le feu, et la violence de ces moyens n'avait servi qu'à la rendre plus active. Les successeurs de François veulent combattre le mal de la même manière , et comme lui, ils ne font que l'étendre et l'envenimer. La persécution lui fait faire chaque jour des progrès plus rapides; elle irrite également et ceux qui l'exercent et ceux qui la souffrent; et la France se trouve divisée en deux nations ennemies également impatientes de se déchirer. Des factieux profitent de ces dispositions pour essayer de s'emparer du pouvoirs [227] Les Guises se mettent à la tête des catholiques; Condé se met à la tête des huguenots ; les chefs des deux partis se disputent d'abord à qui arrachera le sceptre des mains des Valois; plus tard les Guises veulent repousser les Bourbons du trône devenu vacant , et auquel l'hérédité les appelle ; et tandis que le peuple croit verser son sang pour la religion , il ne sert que l'ambition de quelques grands. Au milieu des excès auxquels on le pousse, sa raison altérée ne conserve aucune idée de patrie et de bien public. Si quelques hommes, restés calmes au milieu du délire universel, osent méditer un rapprochement entre les catholiques et les réformés, et tâcher de faire servir leurs sanglantes querelles à l'établissement de la liberté et du bonheur public, leur parti devient un objet d'horreur et de mépris pour les deux autres, et la nation ne sort de sa pieuse frénésie que pour retomber sous Henri IV , dans les langueurs de la servitude.
Ce prince se sert, pour rétablir l'autorité royale , de la politique dont ses prédécesseurs avaient tiré si habilement parti. Il profite des divisions des ligueurs pour conquérir le trône; il profite des rivalités des grands pour les faire tous rentrer dans l'obéissance ; il laisse dans le fameux édit destiné à pacifier les deux partis religieux , quelques sujets d'inquiétude et de mécontentement pour l'un et l'autre , afin de leur faire sentir à tous deux la nécessité de sa protection et le besoin de la rechercher; et il parvient à rendre son pouvoir aussi absolu que l'avait été celui de François Ier. Aussi quoique Henri [228] voulût sincèrement le bien de son peuple, la soumission aveugle qu'il en exigea ne permit-elle pas que l'esprit public se formât sous son règne. Il laissa subsister au sein de l'Etat tous les principes de désordre qui s'y étaient accumulés depuis l'origine de la monarchie , l'inimitié réciproque des trois ordres , l'ambition et les rivalités des grands, une égale disposition du peuple à la servitude et à la révolte, l'ambition particulière du parlement, et les haines mal éteintes nées des querelles religieuses.
Tous ces élémens de désordre fermentent à-la-fois sous la régence de Marie de Médicis, et pendant les premières années du règne de Louis XIII; et ils auraient inévitablement produit de nouvelles guerres civiles, s'il n'avait paru dans le conseil du roi un homme capable, non pas de les détruire, car le despotisme est toujours lui-même une cause plus ou moins prochaine d'anarchie , mais du moins d'en arrêter le développement.
L'édit de Nantes inspirait aux calvinistes des inquiétudes qui les tenaient dans un état perpétuel d'insurrection. Richelieu calme leur agitation en minant leurs 'forces; il ôte ainsi aux grands le seul appui qui restait à leur ambition ; il rompt tous ceux qu'il ne peut faire plier, ou les force à s'exiler du royaume ; il humilie profondément le parlement; il enchaîne à-la-fois les esprits par le charme des arts et par la terreur des supplices; il accable la nation de tout l'ascendant qu'il lui donne sur les autres puissances de l'Europe, et la courbe tellement sous le [229] despotisme , qu'après sa mort, elle continue d'être docile sous la main incertaine de Louis XIII ; et que les germes de discorde qu'elle conservait encore dans son sein , ne peuvent produire , pendant la minorité de Louis XIV, que la guerre ridicule de la Fronde.
Le règne de ce dernier prince n'est, à beaucoup d'égards , que la continuation du ministère de Richelieu. Son despotisme est moins sombre, mais non pas moins énergique. Jamais prince n'a retenu son peuple dans des chaînes plus brillantes ni plus fortes; jamais le pouvoir absolu ne s'est montré sous des formes plus grandes , plus nobles , plus séduisantes, j'oserais presque dire plus corruptrices; aussi la nation perd-elle sous ce prince toute idée d'indépendance , et la volonté du monarque devient pour elle la suprême loi.
La suite à un Numéro prochain.
D….r.
[5] Voyez la quatrième livraison , page 156.
Charles Comte, “Avertissement” Le Censeur T.1b (Sept. 1814), pp. iii-vi.
[iii]
AVERTISSEMENT.
Lorsque Napoléon Bonaparte sefut emparé des rênes du gouvernement, il présenta aux Français une constitutionqui leur garantissait le libre exercice de leurs droits civils et politiques, et qui aurait fait leur bonheur s'il n'avait pas eu le soin d'y introduire tousles vices qu'il crut propres à favoriser son ambition. Comme les hommes qu'ilavait appelés pour la rédiger (et qu'il désigna ensuite pour la maintenir), n'avaient eu pour objet que de s'emparer de l'autorité souveraine, ils y portèrent des atteintes continuelles, et la renversèrent entièrement dès qu'ils [iv] se crurent arrivés à leur but, en proclamant que Bonaparte était la loi suprême et toujours vivante, et que le sénat lui-même était au-dessus des lois. Si un homme courageux avait alors élevé la voix pour la défense de la constitution, la police, après l'avoir fait signaler par les journaux comme un séditieux et comme un traître, l'aurait envoyé dans un des cachots où Pichegru fut étranglé.
Ce règne de violence et d'oppression a cessé, et un nouvel ordre de choses lui a succédé. La plupart des vices qui se trouvaient dans notre constitution ont disparu; mais il faut empêcher qu'ils s'y introduisent de nouveau; il faut surtout qu'elle soit respectée, et qu'elle le soit par les ministres du prince comme par le dernier des Français. Ce respect, que tous les citoyens doivent aux lois de leur pays, ne peut exister que par l'opinion publique, et l'opinion ne peut être formée que par l'éducation, ou par des écrits périodiques qui soient à la portée detout le [v] monde. Sous ce rapportées journalistes pourraient être d'une grande utilité; mais la haute importance qu'ils attachent à de simples discussions littéraires; l'indifférence qu'ils ont pour tout ce qui tient à la morale ou à la législation, et l'habitude de cette adulation servile que la plupart d'entre eux ont contractée sous le dernier gouvernement, ne permettent pas d'espérer qu'ils s'occuperont d'éclairer les citoyens sur leurs véritables intérêts. Comment attendre, en effet, que des hommes toujours prosternés devant la puissance, aient jamais le courage de dire la vérité et de dénoncer au public les erreurs ou les actes arbitraires d'un ministre?
Ce qu'ils ne font point, j'ose l'entreprendre. Etranger à tous les gouvernemens qui se sont succédés en France durant l'espace de vingt années, je n'ai, en écrivant, que l'intérêt qui doit animer tous les Français, celui de voir mes concitoyens obéir aux lois, respecter la morale publique, et résister à l'oppression. Que les hommes de tel ou de tel parti, de telle ou de telle secte, [vi] necherchent donc point dans cet ouvrage de quoi alimenter leurs passions; car ils n'y trouveront lien qui puisse leur plaire.
Tous les mois il en paraîtra quatre cahiers de trois feuilles au moins.
[CC??], “Des sectes politiques. Dialogue entre un Royaliste, un Royaliste constitutionnel, un Républicain et un Métaphysicien,” Le Censeur T.1 (July 1814), pp. 41-57.
[41]
Dialogue entre un Royaliste pur , un Royaliste constitutionnel , un Républicain et un Métaphysicien.
La philosophie , la religion et la politique ont produit un grand nombre des sectes ; mais la première est , je crois, la seule dont les divisions n'ont point ensanglanté la terre. Ce qui prouve, ce me semble , que si les philosophes se sont souvent égarés, ils sont du moins les seuls qui ont cherché la vérité de bonne foi , et qui n'ont pas été guidés dans leurs recherches par la soif des richesses et des dignités. Locke et Condillac ont paru ; et devant leurs sages écrits , les sectes philosophiques se sont dissipées comme des ombres devant la lumière. Bannis sans retour de la France et de l'Angleterre , elles se sont retirées, dit-on , en Allemagne, d'où elles seront encore bannies, aussitôt que les écrivains de cette nation daigneront se rendre compte de la valeur des mots qu'ils emploient.
Les sectes religieuses n'ont pas été si douces ; comme Jes sectaires avaient à discuter sur des mystères , sur des richesses et sur des honneurs, il leur était un peu plus difficile de s'entendre et de renoncer à leurs [42] prétentions. Cependant, après bien des discussions, des injures , des excommunications, des assassinats , des massacres et des guerres civiles , les fureurs se sont calmées; et, selon l'usage ordinaire , on a fini par où l'on aurait dû commencer; c'est-à-dire que , ne pouvant s'entendre, chacun est resté dans sa croyance, sans s'inquiéter de celle d'autrui. Un jour peut-être quelques rayons de la lumière que Locke et Condillac ont portée dans la philosophie tomberont sur les sectes religieuses ; alors elles disparaîtront à leur tour, et les hommes se rouiront sous le même culte. Cela doit arriver , n'en doutons pas , car toute secte est fille de l'erreur , et nulle erreur ne saurait être éternelle.
Aux fureurs des sectes religieuses ont succédé les fureurs des sectes politiques; et nous avons eu des royalistes purs , des royalistes constitutionnels , des aristocrates, des démocrates, des jacobins et des sansculottes. La plupart de ses sectaires n'ont été ni moins a'rdens dans leurs persécutions ou dans leurs vengeances que les sectaires religieux; car , tandis que les plus forts s'occupaient à proscrire les plus faibles, ceux-ci , pour soutenir l'autel et le trône, allaient exciter la guerre civile , ou piller les diligences. Enfin , après avoir commis beaucoup de crimes , répandu bien du sang , ils ont tous posé les armes, moins par raison que par lassitude! Maintenant chacun se presse autour du trône , et vient demander la récompense des nobles services qu'il a rendus à la patrie.
[43]
Ce temps de calme donne lieu à un nouveau genre de guerre ; c'est celle des pamphlets. Il n'est pas un écrivain, quelque chétif qu'il soit , qui ne veuille dire son mot sur le gouvernement qui convient à la France. Les uns, et ce sont les plus fanatiques , se proclament Royalistes Purs , et prétendent que les Français ont commis un crime abominable, quand ils ont eu l'audace de présenter une constitution à leur maître légitime. Les autres qui ne croient pas aux rois par la grâce de Dieu, sont fortement persuadés que nous devons avoir un Roi; mais ils soutiennent que nous n'avons point de, maîtres légitimes; que les rois n'existent que pour l'intérêt et par la volonté des peuples; et qu'ainsi c'est aux peuples seuls qu'appartient le droit de déterminer les règles suivant lesquelles ils veulent être gouvernés. Ceux-ci ont écrit sur la bannière qui précède leurs innombrables phalanges, Royalistes Constitutionnels. Il est une troisième secte qui ne fait point de pamphlets, et qui ne porte point de bannière: c'est celle de ces hommes sévères que le nom de Roi fait reculer d'horreur , et qui auraient banni jusqu'au Roi des sacrifices s'ils avaient eu le bonheur de.naître Romains. Ces derniers s'appellent des républicains.
Témoin d'une discussion qui s'est élevée le jour même où la constitution a été promulguée, entre un royaliste pur, un loyaliste constitutionnel, un républicain , et un métaphysicien qui voulait les concilier , je vais en faire part au public; cela me dispensera de l'examen particulier de tous les ouvrages [44] qui, depuis quelques jours, ont paru sur cette matière.
Le Royaliste pur. Enfin nous voilà revenus sous l'antique gouvernement de nos pères , sous ce gouvernement doux et paternel qui a fait leur bonheur et leur gloire pendant quinze siècles.
Le Républicain. Quoi! vous pouvez désirer de vivre sous un gouvernement monarchique! et ne savez vous pas que, suivant l'expression de Montesquieu , dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu'elle peut ; que l'Etat subsiste indépendamment de l'amour pour la patrie , du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même; que les lois y tiennent la place de toutes ces vertus dont on n'a aucun besoin et dont l'Etat vous dispense; que si dans le peuple , il se trouve quelque malheureux honnête homme, le cardinal de Richelieu, dans son testament politique, insinue qu'un monarque doit se garder de s'en servir. Tant il est vrai , ajoute Montesquieu , que la vertu n'est pas le ressort de ce gouvernement?
Le Royaliste pur. Il est vrai que, dans un gouvernement monarchique, la vertu est inutile; mais n'est-elle pas remplacée par l'honneur , c'est-à-dire par le préjugé de chaque personne et de chaque condition?
Le Républicain. Quel est donc ce misérable honneur dont vous nous parlez; et que peut-il produire de bon, puisqu'il se concilie avec tous les vices ? Ouvrez l'Esprit des lois, et vous lirez dans le chap. V du liv. III:
« L'ambition dans l'oisiveté, la bassesse dans [45] l'orgueil, le désir de s'enrichir sans travail, l'aversion pour la vérité, la flatterie , la trahison , la perfidie, l'abandon de tous ses engagemens, le mépris des devoirs du citoyen , la crainte de la vertu du prince , l'espérance de ses faiblesses , et plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu , forment , je crois, le caractère du plus grand nombre des courtisans , marqué dans tous si les lieux et dans tous les temps. Or, il est très-malaisé que la plupart des principaux d'un Etat soient malhonnêtes gens, et que les inférieus soient gens de bien; que ceux-là soient toujours trompeurs, et ceux-ci consentent à n'être que dupes. »
Voilà quelles sont les mœurs d'une nation soumise à un gouvernement monarchique: et avec de telles mœurs , il est impossible que le peuple ne soit pas misérable , et que le gouvernement ne finisse pas par être renversé. On a cru, sur la foi de Montesquieu , qu'un gouvernement pouvait être soutenu par le préjugé de chaque personne et de chaque condition. Mais qu'en est-il arrivé? C'est que les lumières ont dissipé les préjugés; que dès-lors le trône s'est trouvé sans appui; qu'il s'est écroulé presque de lui-même; qu'il a entraîné dans sa chute tout ce qui l'environnait, et que les hommes qui avaient perdu leurs préjugés, mais qui avaient conservé leurs mauvaises mœurs , se sont déchirés entre eux comme des bêtes féroces. Pour rétablir la monarchie, il faudrait rétablir les préjugés , et cela est impossible ; il faut donc [46] que nous ayons un gouvernement républicain.
129. Le Royaliste pur. « Quoi ! du jacobinisme encore ? et du jacobinisme le plus pur , au moment même où la France se flattait d'avoir trouvé le terme des désastres et des forfaits qu'elle doit à la secte infernale! Ah ! vous êtes un homme déhonté , un pédant, un ignorant, un monstrueux jacobin qui.... prescindons.... .[4] » ( A ces mots le royaliste pur lança des regards effroyables sur le républicain , la colere le suffoqua , et vox faucibus haesit. )
Le Royaliste constitutionnel. Nous ne devons plus songer à établir une république en France : l'expérience que nous en avons déjà faite , doit nous en avoir dégoûtés pour toujours. Mais il ne faut pas non plus une monarchie qui soit comme autrefois , fondée sur l'inutilité de la vertu , sur les préjugés de chaque personne et de chaque condition , et sur les vices que Montesquieu reproche aux courtisans de nos anciens Rois. Il faut une constitution librement discutée par les représentans du peuple , et présentée à l'acceptation du Roi quelle nommera ; il faut en un mot une monarchie constitutionnelle.
Le Royaliste pur. Ah! qu'osez-vous proposer! Ne savez-vous pas qu'imposer des conditions à un Roi légitime , c'est l'abaisser; que le soumettre à prêter serment de la maintenir , c'est lui faire prendre le ciel à témoin de la plus honteuse des [47] capitulations; que nous souhaitons qu'il règne par la force, et qu'il ne cesse jamais d'être investi de la puissance la plus absolue ;[1] que l'église repousse de son sein ceux qui osent dicter des lois à celui de qui ils doivent en recevoir[2] ; que Louis XVIII même ne peut pas nous donner une nouvelle constitution; qu'il pourra, s'il le veut (ce dont Dieu nous préserve !) renoncer à son titre de roi de France; mais que la couronne des Bourbons est héréditaire par une constitution qui existe aujourd'hui dans toute sa force; qu'il ne' peut pas priver son digne frère et ses dignes enfans de l'hérédité à laquelle un vrai droit les appelle[3]; enfin que nous désirons tous une monarchie pure.
Le Métaphysicien. Vous dites de fort bonnes choses , je n'en doute pas. Toutefois , je dois vous avouer que je n'ai pas le bonheur de vous entendre.. Vous prononcez les noms de Roi, de Roi légitime, de monarchie pure, de monarchie constitutionnelle, de république, de droit à la couronne; voudriez-vous' m'expliquer le sens de chacun de ces mots?
Le Royaliste pur. Ouvrez le dernier écrit de M. de Chateaubriand, et vous y lirez, page 57, que les fonçons attachées au titre de Roi sont si connues des Français, qu'ils n'out pas besoin de se les faire expliquer; que le Roi leur représente aussitôt' l'idée de l'autorité légitime de l'ordre , de la paix, de la [48] liberté légale et monarchique. Les souvenirs de la vieille France , la religion les antiques usages, les mœurs de la famille, les habitudes de notre enfance , le berceau , le tombeau , tout se rattache à ce mot de Roi.
Le Républicain. Quel étrange galimathias ! Et que peuvent avoir de commun les fonctions de Roi avec les berceaux et les tombeaux ? Le mot Roi rappelle , dites-vous, les souvenirs de la vieille France; mais la féodalité, la torture , les épreuves au fer brûlant , ou à l'eau bouillante les rappellent aussi, est-ce une raison pour y revenir? Ce mot représente, l'idée l'autorité légitime ; mais qu'est-ce que l'autorité légitime , et comment l'idée de cette autorité se rattache-t elle au mot Roi plutôt qu'au mot République, Comment ce mot peut-il rappeler les habitudes de notre enfance? Croyez-vous que nous n'avons vécu qu'avec des Rois et que le gouvernement républicain , sous lequel tous les hommes qui sont aujourd'hui dans la force de l'âge ont été élevés , leur a donné des professeurs . pour leur inspirer l'amour de la royauté? Que,la définition de M. Cliâteaubriant soit bonne pour quelques vieux courtisans , élevés. avec des princes , je le conçois ; mais convenez qu'elle est absurde pour tous les Français..
Le Royaliste constitutionnel. La définition de M. C..... , ne donne pas une idée exacte du monarque ; Montesquieu en avait donné une idée plus juste en disant que le gouvernement monarchique est celui où un seul gouvêrne , mais par des lois fixes et établies.
Le Métaphysicien. Celte définition n'est ni plus [49] claire ni plus exacte que la précédente; car si le monarque gouverne par des lois fixes et établies, il s'ensuit que ces lois sont indépendantes de sa volonté, et que par conséquent ce n'est pas lui qui les fait. Il existe donc dans l'État un pouvoir antérieur au sien ; et ce pouvoir ne peut pas périr, puisque, s'il périssait, le Monarque , ou le Roi , ne gouvernerait plus par des lois fixes et établies. Quelles sont d'ailleurs les idées attachées au mot Gouvernement? Si ce mot signifie seulement celui qui fait exécuter les lois , il est clair que, dans tous les états possibles, il faut un chef qui gouverne par des lois fixes et établies.
Ls titre de Roi n'a point une signification absolue; car les idées qu'on y attache sont plus on moins étendues , selon que les institutions de chaque pays donnent à l'homme qui en est revêtu, des droits plus ou moins limités. Sparte avait des Rois héréditaires qui gouvernaient par des lois établies, et cependant on dit que Sparte était une république. La France avait des Rois héréditaires qui gouvernaient aussi par des lois établies, et cependant la France était une monarchie. Or, supposons que le pouvoir des Rois de Sparte se fût graduellement accru, on que celui des Rois de France eût graduellement diminué ; quel et le moment précis où Sparte serait devenue une monarchie, et où la France aurait été changée en une répnblique? La solution de cette question est sans doute de la plus haute importance; car, s'il faut en croire Montesquieu , au moment où l'Etat quittera le titre de république pour prendre celui de monarchie, les [50] citoyens doivent perdre leurs vertus , acquérir de l'honneur, c'est-à-dire des préjugés, et contracter tous les vices imaginables.
On ne sait donc pointée qu'on dit quand on demande un Roi: et on ne le sait pas mieux quand on demande une république. Montesquieu définit en effet le gouvernement républicain celui où le peuple en corps , ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance. Mais, dans aucun pays, le peuple n'a jamais eu la souveraine puissance toute entière ; toujours il a été obligé d'en laisser une partie à ses magistrats ; or, s'il suffit qu'une partie du peuple partage la souveraine puissance pour que l'Etat soit une république, il est évident que la France et l'Angleterre sont aujourd'hui des républiques, puisque , sans le concours du peuple , aucune loi n'y peut être formée. Pourquoi donc les Français se sont-ils si cruellement déchirés entre eux pendant la révolution? pour des mots; les uns voulaient'qu'on appelât la France un Royaume , les autres voulaient lui donner le nom de République; et. c'est la différence de deux ou trois lettres, qui a été la cause originaire de la mort de cinq ou six millions de Français. Il est si vrai qu'on ne s'est battu que pour des mots, que si aujourd'hui quelqu'un voulait donner à la France le nom de république et au Roi le titre de consul ou de président, sans rien changer an fond de nos institutions , il occasionnerait probablement une guerre civil.
Cependant, écoutez nos graves jurisconsultes, et vous lea entendrez raisonner sur ces deux mots de [51] roi et de monarchie, comme si dans la nature il existait des êtres de ce nom, indépendans des instituions humaines. L'un vous dira gravement que la justice est une émanation du Roi, l'autre vous soutiendra qu'il est de l'essence de la monarchie d'avoir des nobles, des droits féodaux, et des justices seigneuriales et ecclésiastiques; un troisième dira que de leur nature les Rois sont toujours mineurs; en un mot, on ne xfait que réaliser des abstractions, et leur donner des attributs qui doivent résulter, non de tel ou tel mot, mais des lois constitutionnelles de l'État.
Le Royaliste pur. Prétendez-vous, à l'example de tant d'autres, contestrer les droits et l'autorité du Roi légitime, pour établir ceux de l'usurpateur?
Le Métaphysicien. Je ne conteste rien, et si j'osais prétendre quelque chose, ce serait qu'on cherchât à s'entendre quand on dispute. Je crois avoir démontré que le mot roi ne rappelle pas lui-même aucune idée déterminée; et il me semble que la signification du mot légitime, n'est pas beaucoup mieux fixé. Jusqu'ici j'avais cru que ce mot signifiait conforme à la loi; d'où j'avais conclu qu'un Roi ne pouvait être légitime qu'autant que son autorité était fondée sur les lois de l'Etat; et comme it me semblait que les lois étaient antéterieures aux Rois légitimes, et qu'elles ne s'étaient pas faites elles-mêmes, j'avais pensé qu'elles devaient être l'ouvrage des nations; ce qui m'amenait naturellement à cette conséquence, que si les peuples avaient eu le droit de faire les lois et [52] des Rois légitimes, ils avaient pu également les défaire et en faire d'autres à leur volonté. Je tenais d'autant plus à cette opinion , qu'il aurait été cruel pour moi de penser que nos pères avaient commis un crime énorme en chassant du trône l'indigne descendant de Charlemagne pour y placer Hugues Capet, et que je ne pouvais pas me résoudre à considérer cet illustre Monarque comme un usurpateur.
Mais depuis deux mois mes idées ont bien changé; nos écrivains, grands et petits, m'ont appris que j'étais dans l'erreur : je vois clairement aujourd'hui qu'un roi légitime, est un homme qui tient les rênes du gouvernement et qui donne des places, des pensions et des rubans ; et qu'un usurpateur est celui qu on a chassé du trône et qui ne peut plus rien donner. Il est vrai que tout le monde n'attache pas le même sens à ces mots; mais il faut espérer que , puisque nos écrivains et nos magistrats ont réformé la langue les membres de l'institut se hâteront d'en réformer le vocabulaire.
Le Royaliste pur. Vous calomniez nos écrivains, nos magistrats , et surtout notre illustre noblesse; car vous ne pouvez pas ignorer que , s'ils ont servi la cause de l'usurpateur , s'ils lui ont prodigué des louanges , ils n'en désiraient pas moins, en secret, le retour de nos princes légitimes. D'ailleurs nos grands écrivains, tel par exemple que M. Chateaubriand, ne l'ont jamais loué , comme vous pouvez vous en convaincre par son dernier écrit.
Le Républicain. Ouvrez le Génie du Christianisme, [53] cet ouvrage fameux dans lequel on prouve que Racine n'aurait pas fait sa tragédie de Phèdre s'il n'avait pas cru à la Ste.-Vierge; et vous lirez dans la préface :
« Je pense que tout homme qui peut espérée de trouver quelques lecteurs , rend un service à la société, en tâchant de rallier les esprits à la cause religieuse; et, dût-il perdre sa réputation, comme écrivain, il est obligé, en conscience, de joindre sa force, toute petite qu'elle soit, à celle de l'homme puissant qui nous a retirés de l'abîme.
» Celui , dit M. Lalliy-Tolendal, à qui toute force a été donnée pour pacifier le monde , à qui tout pouvoir a été confié pour restaurer la France , a dit au prince des prêtres , comme autrefois Cyrus : Jehovah, le dieu du ciel, m'a livré les royaumes de la terre,[5] et il m'a commis pour relever son temple. Allez , montez sur la montagne sainte de Jérusalem, rebâtissez le temple de Jehovah.
» A cet ordre tous les Juifs , et jusqu'au moindre d'entre eux, doivent se hâter de rassembler les matériaux pour la reconstruction de l'édifice. Obscur Israélite, j'apporte aujourd'hui mon grain de sable. »
Vous voyez que l'obscur Israélite, M. de C. . , qui se hâtait de seconder le nouveau Cyrus auquel le ciel avait donné les royaumes de la terre, ne le considérait pas alors comme un usurpateur; ce qui semblerait prouver en effet qu'un usurpateur est un Roi détrôné dans le langage moderne.
[54]
Le Royaliste pur. Ah! sans doute, quand M. de C.... écrivait cela, le tyran n'avait pas assassiné le duc d'Enghien , étranglé Pichegru, exilé Moreau , arrêté le roi d'Espagne, etc., etc.
Le Républicain. Je l'ignore; mais voici ce qu'on lit dans le fameux discours qui devait être prononcé devant l'institut, et dans lequel M. de C... montra tant de courage contre M. de Chenier, quand il fut mort.
« Mais quel temps ai-je choisi, Messieurs, pour vous parler de deuil et de funérailles? Ne somme-snous pas environnés de fêtes ? Voyageur solitaire, je m'éditais , il y a quelques jours , sur la ruine dés empires détruits, et je vois s'élever un nouvel empire. Je quitte à peine les tombeaux où dormaient des nations ensevelies , et j'aperçois un berceau chargé des destinées de l'avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César prépare son triomphe ; les peuples racontent des merveilles. Les monumens élevés , lés cités embellies, les frontières de la patrie baignées par les mers bienfaisantes qui portaient les vaisseaux des Scipions , et par les mers reculées que ne vit pas Gernianicus.
» Taiidis que le triomphateur s'avance, entouré de ses légions , que feront les tranquilles enfans des muses? ils marcheront à la tête du char pour lui rappeler qu'il' sst homme, et mêler aux chants guerriers les touchantes images qui faisaient pleurer Paul Emile sur les malheurs de Persée.
» Et vous, fille des Césars , sortez de vos palais. avec votre jeune fils dans vos bras, venez ajouter [55] la grâce à la grandeur ; venez attendrir la victoire, et tempérer l'éclat des armes par la douce majesté d'une reine et d'une mère. »
Le Royaliste pur. Tous, ces discours ne prouvent rien, et je suis bien persuadé qu'au moment où il les écrivait, M. de C..... disait au fond de son cœur:
« Buonapatie est un faux grand homme; la magnanimité qui fait les héros et les véritables rois , lui manque. De-là vient qu'on ne cite pas de lui un seul de ces mots qui annoncent Alexandre et César ....... La France sera-t-elle une propriété forfaite? Doit-elle demeurer à un Corse par droit d'aubaine? Ah! pour Dieu , ne soyons pas trouvés en telle déloyauté, que de déshériter notre naturel seigneur, pour donner son lit au premier compagnon qui le demande... Et les Bourbons y sont-ils? Où sont les prince?2, viennent-ils? Ah! si l'on voyait un drapeau blanc ..... L'horreur de l'usurpateur est dans tous les cœurs. Il inspire tant de haine que.....[6] »
Ici le royaliste pur fut interrompu par une personne qui vint nous donner lecture de la charte constitutionnelle : et comme on devait bien s'y attendre, elle ne satisfit ni le républicain , ni le royaliste constitutionnel , ni le royalisme pur. Quoi! disait le premier, l'an dix-neuvième de notre règne ....!Ah! quelle indignité! disait le second; nous avons concédé , fait concession et octroi ..... Dieu ! disait le troisième, tout est donc perdu; les biens de l'église et les biens des émigrés ne seront point rendus; et, [56] pour comble d'horreur , le roi ne pourra pas, à son gré, lever des impôts sur ses sujets , pour récompenser ses fidèles serviteurs. Non, cela ne peut pas tenir... Allons trouver M. Dard ou M. Falconet, ils ont des talens et du courage, et ils sauront bien démontrer à la nation que cette charte constitutionnelle est contraire au droit divin, et qu'elle ne peut se concilier ni avec le droit canon ni avec les décisions des papes.
Messieurs, dit le métaphysicien, n'allez pas allumer de nouveau la guerre civile pour des mots, ou pour des biens que vous ne sauriez obtenir. Vous vous affligez que le Roi ait daté la charte constitutionnelle de la dix-neuvième année de son règne; mais qu'est-ce que cela signifie? Si le rédacteur a voulu dire par ces mots, qu'il y avait dix-neuf ans que le prince qui nous gouverne avait pris le titre de Roi de France, je ne vois pas pourquoi vous vous en affligeriez si fort ; car ce fait, qui vous est absolument étranger , ne peut blesser ni vos droits ni vos intérêts. Que si le rédacteur de la charte constitutionnelle a voulu dire que le Roi nous gouvernait depuis dix-neuf ans , tout ce que nous pouvons en conclure, c'est que cet homme, quel qu'il soit, arrive probablement de quelque île déserte, où il aura ignoré tout ce s'est passé en Europe depuis vingt-cinq ans.
Vous vous plaignez de ce que le préambule porte que le Roi octroie et concède la charte constitutionnelle : mais ce n'est encore là qu'une erreur de fait. Lisez la constitution de 1791 acceptée par LouisXVI, [57] et la constitution de l'an 8, et vous verrez qu'elle garantissent aux Français tous les droits qui sont consacrés par la nouvelle charte. N'allez donc pas vous embarrasser dans de nouvelles disputes; songez que le temps que vous emploierez à défendre la constitution, sera plus utile à la France que celui que vous emploieriez à la critiquer. Que si vous croyez qu'elle renferme quelques défauts , vous pouvez en solliciter la correction auprès de la chambre des députés; mais, en attendant, obéissez aux lois et servez la patrie. Pour vous , monsieur le royaliste pur, craignez de souiller votre pureté, en faisant voir à toute la France que les marques d'attachement que vous avez données an Roi légitime, n'avaient pour objet que de couvrir votre cupidité.
Charles Dunoyer, [CR] “Essai sur les désavantages politiques de la traite des nègres, par Clarkson” Le Censeur T.2 (15 Nov. 1814), pp. 156-75.
[156]
ESSAI SUR LES DÉSAVANTAGES POLITIQUES DE LA TRAITE DES NÈGRES, PAR CLARKSON,
TRADUIT DE L'ANGLAIS SUR LA DERNIÈRE EDITION QUI A PARU À LONDRES EN 1789.
« Si j'avais à soutenir, dit Montesquieu,[1] le droit que nous avons de faire les nègres esclaves, voici ce que je dirais:
» Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux [157] dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu'il est impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait mis une ame, et sur-tout une ame bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui chez les nations policées est d'une si grande conséquence. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. [158] De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains ; car si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes de l'Europe qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? ».
Montesquieu, comme on voit, n'a pas pu se décider à combattre sérieusement l'esclavage des nègres; et pour faire sentir combien cet usage est à la fois odieux, et absurde, il a pris le parti d'en faire l'apologie. II était difficile d'en faire une satyre plus amère; il eût été plus difficile encore d'en faire une critique plus sérieuse. On ne conçoit pas, en effet, comment ce monstrueux usage, considéré en lui-même, pourrait soutenir l'examen de la raison. Faut-il prouver qu'il révolte l'humanité, qu'il déshonore les lois, la morale, la religion? Mais quel homme instruit de la manière dont se fait la traite, et des rigueurs exercées contre les Noirs dans les colonies, pourrait de bonne foi exiger une pareille preuve? Quoi! vous voyez des hommes arrachés violemment à leur patrie, à leur [159] famille, à leurs habitudes, à toutes leurs affections; entassés comme des animaux, enchaînés l'un à l'autre dans d'étroites, dans d'affreuses prisons; obligés de faire en cet état, et presque privés d'air et de nourriture, une traversée de plusieurs mois; vendus ensuite à des colons quelquefois plus barbares que leurs ravisseurs; condamnés à faire pendant toute leur vie un travail plus dur que celui de nos galériens, sans autre salaire que des coups de fouet, sans autre consolation que des mépris, sans autre espoir que celui d'une mort prochaine, et vous demandez si l'humanité souffre du sort de ces malheureux! Quoi! les lois divines et humaines proscrivent l'esclavage dans la métropole, et vous doutez si elles ne doivent pas le permettre dans les colonies! Nos lois punissent le Français qui aliénerait volontairement sa liberté, et vous ne savez pas si elles doivent défendre de charger de fers un Africain, et d'en faire une bête de somme ? Elles vous défendent de maltraiter vos serviteurs, et vous demandez si un Colon ne doit pas avoir le droit de faire expirer son esclave sous le fouet?
[160]
On ne ravit pas, dites-vous, la liberté aux Africains. Ils sont presque tous esclaves et malheureux dans leur patrie. S'ils s'y trouvent si à plaindre, pourquoi ne s'en exilent-ils pas? Pourquoi n'accourent-ils pas à bord de vos vaisseaux, et ne vont-ils pas chercher un sort plus heureux dans d'autres climats? Pourquoi n'en voit-on pas en Europe ni dans vos colonies qui aient volontairement abandonné l'Afrique? Je trouverais bien d'ailleurs dans les maux dont vous les dites accablés un motif pour chercher à adoucir leur situation; mais osez-vous vous prévaloir de leur misère pour excuser votre barbarie?
Les nègres, ajoutez-vous, sont des peuples féroces; ils se font constamment la guerre, et ils dévoreraient leurs prisonniers, s'ils ne vous les vendaient pas; c'est donc faire un acte d'humanité que de les acheter, puisque c'est les préserver d'une mort certaine. Grand acte d'humanité, en effet! Vous les sauvez de la mort, et vous en faites des bêtes de fatigue; vous les sauvez d'une mort prompte, et vous les allez faire périr sur un sol étranger d'une mort lente et [161] cruelle; vous les sauvez de la mort, et c'est presque toujours vous qui avez mis leur vie en péril. N'est-ce pas, en effet, pour vous être vendus, n'est-ce pas pour fournir à votre consommation, qu'ils ont été faits esclaves? Est-il bien sûr que les princes africains se feraient des guerres continuelles, s'ils avaient moins d'intérêt à avoir des prisonniers; et seraient-ils si intéressés à avoir des prisonniers, s'ils ne pouvaient en trafiquer avec vous ? Est-il certain aussi qu'ils dévoreraient leurs prisonniers ou les immoleraient à leur vengeance, s'ils ne vous les vendaient pas; et n'achetez-vous véritablement que des hommes dévoués à la mort ou condamnés à l'esclavage ? Combien d'hommes libres ne recevez - vous pas des mains de la violence ou de l'avarice?
Vous dites que les Africains sont des hommes féroces, et, au lieu d'adoucir leurs mœurs, vous irritez leur férocité; vous les traitez de peuple stupide, et, au lieu de les éclairer, vous travaillez à les abrutir. On ne saurait, dites-vous, civiliser des nègres : quand il serait vrai, cela suffît-il pour les rendre [162] esclaves? Comment savez-vous d'ailleurs qu'on ne peut les civiliser, si vous commencez par les asservir ? Qu'avez-vous fait jusqu'ici pour changer leurs gouvernemens et leurs mœurs? Loin de chercher à les policer, vous n'avez pas même tenté de les soumettre. Vous n'êtes arrivés au milieu d'eux que comme des loups ravissans, comme des bêtes féroces qui fuient après avoir enlevé leur proie. Vous ne leur avez porté que des leçons de rapine, de violence et de brigandage; et cependant, malgré ces funestes leçons, vous n'avez pu détruire en eux le germe des vertus qui honorent le plus l'humanité. Les rapports les plus certains, les témoignages les plus respectables, prouvent qu'ils sont, en général, tendres, hospitaliers, généreux, reconnaissans, probes, sur-tout dans les pays où ils ont eu peu de communication avec les blancs; ils prouvent également qu'ils ne manquent point d'aptitude à s'instruire et à imiter nos arts. Comment avec de telles dispositions ne seraient-ils pas susceptibles d'être civilisés? Quand la colonie de Cécrops aborda sur les côtes de l’Argolide, [163] elle y trouva des hommes plus barbares peut-être que les nègres du Sénégal, et cependant c'est de ces hommes que sont nés les peuples de la Grèce.
Cessez donc de vouloir justifier un usage odieux par des prétextes plus odieux encore; et si vous devez continuer à trafiquer du sang et de la liberté des hommes, ne prétendez pas que la justice et l'humanité vous approuvent; ne cherchez plus à les rendre complices de cette infamie; et contentez- vous de puiser vos excuses dans les intérêts d'une fausse politique et dans de vaines raisons d’état.
Tel est aussi le parti que prennent la plupart des défenseurs de la traite et de l'esclavage des nègres. Ils conviennent, avec une candeur tout-à-fait édifiante, que cet usage outrage l’humanité, la morale et la religion. Mais la France, demandent-ils, peut elle se passer de colonies, et les colonies peuvent-elles prospérer sans le secours de la traite? Ils n'hésitent pas à se prononcer pour la négative. Dès-lors ils trouvent puéril qu'on veuille opposer les intérêts de la morale et [164] de la religion à ce qu'ils appellent des considérations d'intérêt public, et ils ne conçoivent pas qu'on puisse être humain et religieux jusqu'à vouloir compromettre le sort de nos caféïers et de nos cannes à sucre.
C'est donc en opposant les intérêts de la politique à ceux de la morale et de la religion, qu'on prétend légitimer la traite des nègres. Cette manière de raisonner est assez commune parmi nos publicistes, nos juristes et nos moralistes. Ces hommes ont une foule de règles pour déterminer ce qui est bien et ce qui est mal; on les voit invoquer, selon les circonstances, la raison civile, la raison politique, la raison religieuse; et quoique chacune de ces raisons soit nécessairement subordonnée à une fin commune, c’est-à-dire, au bien de l'état, il leur arrive souvent de trouver politiquement excellente une chose qui leur paraît moralement détestable.
Nous ne nous attacherons pas ici à faire sentir le vice et l'absurdité de ce jargon métaphysique; nous allons, au contraire, adopter un instant ce langage, et, ne consultant que la raison politique, nous examinerons, avec l'auteur de l'ouvrage dont nous annonçons la traduction, si la traite des noirs est véritablement utile ou funeste à l'état.
M. Clarkson pense que ce commerce est non-seulement inique et cruel, mais même qu'il a de grands désavantages politiques. Dans un premier ouvrage sur le commerce de l'espèce humaine, ce publiciste avait particulièrement insisté sur l'injustice et l'inhumanité de la traite; il s'est attaché à démontrer dans celui-ci, qu'elle est aussi formellement réprouvée par la politique que par la morale.
Il divise son ouvrage en deux parties. Dans la première, il cherche à établir, d'une part, que la traite des nègres n'offre aucun avantage à la Grande-Bretagne, qu'elle n'est point profitable à ses habitans, qu'elle est le tombeau de ses matelots; et, de l'autre, que la traite des productions naturelles de l'Afrique, substituée à celle de ses habitans, serait d'un égal avantage pour la nation et pour les particuliers, en même temps qu'elle offrirait le meilleur moyen de former des matelots à l'état. Il s'attache à prouver, dans la [166] seconde partie de son travail, que l'abolition de la traite des esclaves, loin d'être pour les colonies, et par suite pour la métropole, la cause d'un détriment quelconque, deviendrait au contraire pour elles un moyen infaillible de prospérité, et le principe de grands avantages pour l'avenir.
Telles sont les propositions que renferme cet ouvrage. Elles sont appuyées sur des faits nombreux, et qui paraissent avoir été recueillis avec beaucoup de soin et d'exactitude. Les vérités que l'auteur s'est proposé d'établir, ressortent de ces faits avec évidence. Ils prouvent d'une manière qui nous a semblé tout-à-fait péremptoire, que l'Angleterre doit trouver plus de profit à faire la traite des productions de l'Afrique, que celle de ses babitans; qu'elle doit perdre infiniment moins de matelots dans cette traite que dans celle des nègres; et enfin, qu'elle n'a nullement besoin de celle-ci pour entretenir la population de ses Antilles. L'auteur a conclu victorieusement de ces preuves que la GrandeBretagne, en ne consultant que les intérêts de sa politique, devait se hâter d'abolir la traite; des nègres.
[167]
Cette conclusion, qui est très-juste relativement à l'Angleterre, le serait-elle également à l'égard de la France? Plusieurs conditions nous semblent indispensables pour cela. Il faudrait d'abord que nous pussions faire la traite des productions de l'Afrique avec le même avantage et la même liberté que l'Angleterre. Il faudrait, en outre, que nous pussions aussi facilement qu'elle nous passer du secours de la traite des nègres pour la prospérité de nos colonies. Or, sous ces deux points de vue, notre position diffère essentiellement de la sienne. Elle a, sur la côte d'Afrique, des établissemens considérables, et la France n'y possède rien. Elle y règne avec despotisme, comme partout où elle est établie, et il est fort douteux qu'elle nous permît de nous y établir à côté d'elle. On n'a pas oublié sans doute les excès qui furent commis par des Anglais en 1792, contre l'établissement qu'un capitaine français, nommé Landolphe, avait fondé à Ouarè ». Trois marchands négriers de Liverpool, dit M. Malte-Brun, s'enflamment de rage à l'idée de voir la philantropie et le commerce français [168] s’établir sur une côte où l'on ne connaissait jusqu'alors que leur affreux trafic; ils arment, en pleine paix, une petite escadre, surprennent la colonie française, incendient les maisons, pillent les magasins, et massacrent les nègres cultivateurs. M. Landolphe échappa seul aux fureurs de ces assassins ».Pense-t-on que l'abolition de la traite des nègres serait aujourd'hui un motif suffisant pour que les Anglais se conduisissent avec plus d'honneur à l'égard des colonies que nous pourrions essayer de fonder sur la côte d'Afrique? Certes, nous ignorons d'où pourrait naître une telle confiance.
D'un autre côté, tandis que les îles que l'Angleterre possède en Amérique sont toutes pourvues d'un nombre suffisant de cultivateurs, celles de nos Antilles qu'elle nous a restituées, vont chaque jour dépérissant faute des bras nécessaires à leur culture. Il paraît en outre démontré que, si la France voulait rentrer en possession de St-Domingue, elle ne pourrait relever cette colonie qu’en y remplaçant, an moins en majeure partie,1e nombre immense de cultivateurs qu'elle a perdus [169] depuis vingt-cinq ans, remplacement qui ne pourrait évidemment s'effectuer, au moins de longues années, sans le secours de la traite. Il est donc certain que les raisons politiques qui pourraient rendre l'abolition de ce trafic avantageuse à la Grande-Bretagne, selon M. Clarkson, n'existent point pour la France, et que nous nous trouvons, à cet égard, dans une position beaucoup moins avantageuse que les Anglais.
Ce n'est pas tout : quand nous pourrions faire aussi librement que l'Angleterre le commerce des productions de l'Afrique, et essayer de rétablir nos colonies, sans y transporter de nouveaux cultivateurs, nous serions loin encore de nous trouver dans une position aussi favorable que l'Angleterre pour renoncer à la traite des Africains, et son exemple ne serait, toujours politiquement parlant, qu'une très-faible raison pour nous déterminer à abandonner ce commerce. Autant, en effet, nos Antilles sont importantes pour nous, autant celles de l'Angleterre le sont peu pour elle, de sorte que, quand même ses colonies d'Amérique [170] souffriraient autant que les nôtres de l'abolition de la traite, elle se trouverait cependant perdre très-peu, tandis que nous aurions tout perdu.
On sait en effet les immenses possessions qu'elle a dans l'Inde. Les ressources qu'elles offrent à son commerce et à son industrie sont tellement considérables, qu'elle peut aisément se passer de celles qu'elle tire de ses Antilles. Ses îles d'Amérique, si l'on en excepte la Jamaïque, ne sont d'aucune importance pour elle, relativement à son commerce et à son industrie. La plupart ne lui sont nécessaires que comme des points de rafraîchissement et de relâche, ou comme des positions qui la rendent maîtresse des communications entre les métropoles du continent européen et leurs colonies d'Amérique. Ainsi, quand, par l'effet de l'abolition de la traite, la prospérité de ses Antilles viendrait à décroître, ses intérêts n'en recevraient pas la moindre atteinte, tandis que la même cause serait mortelle pour les nôtres.
On voit donc que l'Angleterre ne [171] s’impose aucun sacrifice en abolissant le commerce des noirs. Elle peut se promettre, au contraire, d'en retirer de grands avantages. Elle donne au monde, sans qu'il puisse lui en rien coûter, un grand exemple de désintéressement et d'humanité; elle met ainsi la dernière main à sa réputation de philantropie, et ajoute beaucoup, par conséquent, à la popularité qu'elle aspire à acquérir parmi les peuples de l'Europe. Mais ces avantages ne sont rien encore en comparaison de ceux qu'elle peut attendre de cette grande mesure, si elle parvient à obtenir des autres métropoles de l'Europe qu'elles imitent son exemple, et renoncent au commerce des esclaves africains. Elle seule alors, en effet, pourra faire ce commerce, sans qu'on puisse l'accuser de faire la traite , puisqu'elle seule a des possessions sur la côte d'Afrique; et ses établissemens du Sénégal et de la Guinée en prospéreront d'autant plus. D'un autre côté elle aura probablement la satisfaction de voir dépérir les colonies de tous les états de l'Europe, ou du moins celles de la France, tandis que la prospérité de ses [172] possessions dans l'Inde et de ses établissemens en Afrique ira toujours croissant. Ainsi elle trouvera à la fois dans cette mesure son avantage et notre ruine, et l'objet fondamental de sa politique sera rempli de tout point.
Il nous semble que ces considérations doivent jeter un grand jour sur les écrits qu'on publie en ce moment en Angleterre, relativement à la traite des esclaves, et particulièrement sur ce que les journaux de Londres contiennent à ce sujet. Les sentimens qu'on y étale sont admirables sans doute; mais le moyen de croire qu'ils sont sincères? Et comment s'empêcher de voir l'égoïsme et l'ambition qui percent de toutes parts à travers le voile de philantropie dont l'Angleterre affecte de se couvrir? La puissance de cette nation s'étend par d'immenses ramifications dans les quatre parties du monde; elle compte près de mille vaisseaux de guerre; son pavillon flotte sur toutes les mers et dans tous les ports du monde connu; et cependant son ambition n'est pas satisfaite, et elle semble nous porter [173] encore envie, et elle s'irrite de voir que nous voulions rentrer en possession des colonies qu'elle nous a rendues, et que nous puissions espérer de les voir renaître et offrir quelques faibles ressources à notre commerce et à notre industrie. Elle ressemble à un avare qui, assis sur des monceaux d'or, convoiterait un écu qu'il verrait dans les mains d'un malheureux. Toute prospérité étrangère excite sa haine et sa jalousie; tout bonheur qui n'est pas le sien, devient une calamité pour elle. Elle voudrait être le centre unique du commerce du monde, la seule puissance manufacturière du monde: elle voudrait pouvoir aller par-tout, puiser à vil prix les objets nécessaires à son industrie; pouvoir, de plus, inonder toute la terre de ses marchandises fabriquées, attirer insensiblement à elle, de cette manière, les trésors de tous les peuples, et avoir toujours ainsi à sa disposition le moyen de les corrompre, de les diviser, de les affaiblir les uns par les autres, et de les tenir tous dans la dépendance et l'avilissement.
Tel est l'esprit avide, cruel, immoral, [174] quecachelapolitique de la Grande-Bretagne. Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir qu'elle n'a entendu nous rien céder en nous rendant nos colonies ; et qu'elle est disposée à user de sa puissance pour nous empêcher de les relever et de nous en assurer la possession. Si l'article 12 du traité du 30 mai pouvait laisser quelques doutes à cet égard, les dispositions manifestées depuis par le parlement britanique ont dû achever de dissiper nos incertitudes.
Dans ce triste étal de- choses, la question de la traite des nègres s'offre à nous sous un aspect tout particulier. Il ne s'agit point de savoir si elle est réprouvée par la morale, ni si elle est approuvée par la politique ; il se présente une question préalable beaucoup plus pressante à résoudre. Nos colonies, dans l'impuissance où nous place le traité de paix, de rien faire pour leur défense, et dans l'état de délabrement où se trouve notre marine, ne sont-elles pas entièrement à la discrétion de la Grande-Bretagne? N'est-il pas possible que nous ayons de nouveau la guerre avec cette puissance, et, si cela arrive, [175] avons-nous quelque moyen d'empêcher qu'elle nous les ravisse de nouveau ? Comment donc pourrait-on avoir la pensée d'extraire, à grands frais, des cultivateurs de l'Afrique pour les transporter dans nos Antilles? En faisant une pareille dépense aurait-on quelque espoir d'en recueillir le fruit? On augmenterait sans doute les richesses et la prospérité de nos colonies; mais ajouterait-on à leurs forces et à leurs moyens de défense? Ne craignons pas de le dire, s'il est un moyen de les conserver, ce n'est point d'y porter de nouveaux esclaves; c'est, au contraire, d'y détruire l'esclavage ; c'est d'affranchir les cultivateurs, de leur donner une patrie, et de les intéresser à la défendre. C'est ainsi seulement que Saint-Domingue a pu être préservé de la domination des Anglas; c'est en l'affranchissant que nous l'avons conservé; c'est en voulant lui faire reprendre ses chaînes que nous l'avons perdu; et il est difficile de croire que l'on parvienne à le recouvrer, si l'on ne renonce à l'asservir.
D……R
[1] Esprit des lois, t. 2, p. 68.
[CC??], “S’il est permis de tuer un tyran, ou Observations sur l'ordonnance du la octobre 1814, qui anoblit le père de Georges Cadoudal,” pp. 267-80 Le Censeur T2 (Nov. 1814), pp. 267-80.
[267]
S'IL EST PERMIS DE TUER UN TYRAN, ou Observations sur l'Ordonnance du 12 octobre 1814, qui annoblit le père de Georges Cadoudal.
Lorsque, dans une société, un individu parvient à s'emparer, par ruse ou par violence, d'un pouvoir sans limites, tous les citoyens se trouvent à l'instant dans un état pire que l'état sauvage ; car ils ne perdent pas seulement les garanties qu'ils trouvaient dans les lois, ils sont encore privés de la faculté de fuir ou de se défendre; faculté que les peuples sauvages ne peuvent jamais perdre.
Plus les avantages d'une bonne police sont connus, plus les hommes qui tendent à en priver leurs semblables doivent donc leur être odieux; et voilà pourquoi la haine que [268] portent les peuples à la tyrannie suit toujours les progrès qu'ils font dans le perfectionnement de l'art social ; voilà pourquoi les Grecs, qui connaissaient si bien les avantages de la liberté, s'écriaient: O tyrannie aimée des barbares!
Nous sommes encore bien éloignés d'avoir les lumières nécessaires à la formation et au maintien d'une bonne organisation sociale ; cependant nous avons déjà fait quelques progrès, si l'on en juge par l'aversion que nous inspirent les maximes qu'on professait dans les derniers siècles. Quels sont les ministères, qui oseraient aujourd'hui suivre les traces des Richelieu ou des Mazarin? Quel est le roi qui ne craindrait pas d'ébranler les fondemens de son trône, s'il déclarait, à l'exemple de Louis XIV, « que les rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d'église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme des sages économes et suivant le besoin général de leur état ? »
[269]
Mais quelle que soit la haine que nous inspire la tyrannie , elle est encore bien faible en comparaison de celle que les anciens en avaient conçue. Les Grecs avaient tellement pris les tyrans en horreur, qu'ils les considéraient moins comme des hommes que comme des bêtes féroces, et que l'action la plus glorieuse, à leurs yeux, était celle de leur donner la mort.
Laarchus, tyran de Cirène, veut obtenir Erixo en mariage; cette femme, que Plutarque nous présente comme une personne sage, douce et humaine, attire le tyran chez elle , et le fait massacrer. Elle est appelée en Egypte pour rendre compte de cette action au Roi qui protégeait Laarchus; elle expose les motifs de sa conduite, et les hommes les plus puissans de l'état approuvent hautement ce qu'elle a fait
La femme d'Alexandre, tyran de Pheres, forme le dessein de délivrer son pays; elle trame une conspiration contre son propre mari ; le fait poignarder dans son lit, et l'abandonne aux habitans de la ville, qui, après avoir foulé son cadavre aux pieds, et l'avoir [270] traîné dans toutes les rues , le font dévorer par des chiens.
Harmodius et Aristogiton, outragés par un des deux enfans de Pisistrate, qui avaient succédé à la tyrannie de leur père, forment le projet d'en affranchir leur pays. Au milieu d'une fête publique, ils parviennent à en poignarder un. Ils sont mis à mort par celui qu'ils n'ont pu atteindre; mais trois ans après, Athènes devenue libre, leur élève des statues dans la place publique, et ordonne que leurs noms seront célébrés à perpétuité.
Timoléon s'expose à la mort pour sauver son frère tombé dans les mains des ennemis. Bientôt après, celui-ci s'empare de l'autorité publique; Timoléon se rend chez lui avec deux de ses amis, pour l'exhorter à ne pas devenir le tyran de sa patrie ; ne pouvant le dissuader, il s'éloigne en versant des larmes; ses amis frappent le tyran, elle peuple approuve le courage et la générosité d'un homme qui a su sacrifier ses affections particulières à l'intérêt de l'Etat.
Cette haine que les peuples de la Grèce [271] portaient à la tyrannie, se manifestait surtout dans les discours de leurs philosophes. La pire des bêtes sauvages, dit Bias, c'est 1e tyran , et des privées, c'est le flatteur. On demande à Thaïes ce qu'il a vu de plus extraordinaire dans ses longs voyages ; il répond que c'est un vieux tyran. Denis demande a Anthiphon quel est le meilleur cuivre connu; c'est celui, dit le philosophe, dont on a fondu les statues d'Harmodius et d'Aristogiton. Enfin les Grecs s'étaient fait un tel système de philosophie sur la nature de l'homme, que celui qui en admettait les principes était obligé d'en tirer la conséquence qu'un tyran n'était qu'une bête stupide ou féroce.[1]
Tuer un tyran n'était donc pas seulement une action licite chez eux; c'était une action glorieuse , qui n'était réservée qu'aux grandes ames. Les Romains partageaient à cet égard toutes les opinions des peuples de la Grèce; et depuis J. Brutus, qui condamna ses enfans à la mort pour avoir voulu replacer les Tarquins sur le trône, jusqu'à M. Brutus, [272] qui punit César d'avoir asservi la république, aucun citoyen, à l'exception de Sylla, n'aspira impunément à la tyrannie.
Ce sentiment de haine pour les oppresseurs ne pouvait produire que de bons résultats sous des gouvernemens républicains, parce que les droits et la durée des fonctions des premiers magistrats étant clairement déterminés par la loi, chaque citoyen pouvait juger sans peine, si les individus investis de. l’autorité publique excédaient leurs pouvoirs, ou se renfermaient dans les bornes qui leur étaient prescrites.
Mais, dans un gouvernement monarchique , la maxime qu’il est beau de tuer un tyran, peut avoir de funestes conséquences, sur-tout quand les ministres ne sont pas responsables, et que les pouvoirs du prince ne sont pas clairement déterminés par la constitution de l'état. Chacun ne peut-il pas dire alors ce que Sénèque disait à Néron : Quid interest inter tyrannum et regem? Species enim ipsa fortuna ac licencia par est, nisi quod tyranni in voluptate sœviunt, reges non nisi ex causa ac necessitqte….Tyrannus autem a rege distat factis, non nomine.[2]
Il faut cependant en convenir; quelque soit notre respect pour les peuples et les philosophes de l'antiquité, nous n'aurions jamais osé prendre sur nous, sur-tout sous un gouvernement sage et modéré, de décider qu'il était permis à chaque citoyen de tuer un tyran, et de juger par lui-même que tel ou tel chef du gouvernement était un tyran. Nous aurions craint, en professant de pareilles maximes , que quelque furieux, tel que Ravaillac, ne s'en autorisât pour porter le poignard dans le sein de quelqu'excellent prince; et cette crainte aurait suffi pour nous retenir.
Mais M. le chancelier de France est moins timide que nous. Non-seulement il décide qu'il est permis à un particulier de se défaire du chef d'un gouvernement; il croit même que c'est une action méritoire. Ce ne peut être en effet qu'en conséquence de cette opinion qu'il a demandé et obtenu des lettres [274] de noblesse pour le père de Georges Cadoudal.
Quelques rigoureux que soient sur cette matière les principes de M. le chancelier, nous conviendrons, si l'on veut, qu'ils sont justes, et qu'aujourd'hui), comme autrefois, il est beau d'attenter aux jours d'un tyran. Mais ce dont nous ne conviendrons pas également , c'est de la justesse de l'application qu'il a faite de cette maxime.
Sans doute, quand Bonaparte s'empara, par la force , des rênes du gouvernement, il fît un acte de tyrannie qui méritait d'être puni de mort ; et si, dans ce moment, Georges Cadoudal l'eût frappé d'un coup mortel, il n'est personne qui n'eût applaudi à son courage. Mais lorsque, pour son malheur , la France eut reconnu la constitution de l'an 8, l'autorité du consul se trouva légitime , et nul ne put tenter de la détruire par la violence, sans se rendre coupable d'un crime.
Nous admettrons cependant, si l'on veut, que l'acquiescement au gouvernement consulaire ne fut pas donné d'une manière légale et qu'il ne détruisit pas, par conséquent, [275] le vice d'usurpation dont l'autorité des consuls et de tous les autres corps de l'Etat se trouvait atteinte. Dans cette supposition, il est certain que Bonaparte n'était qu'un tyran, et qu'ainsi chacun pouvait le détruire sans crime pour en délivrer sa patrie.
Mais cela justifie-t-il Georges Cadoudal d'avoir attenté à sa personne ou à son autorité ? Brutus, Timoléon , Harmodius et plusieurs autres ont fait périr des tyrans, et ils se sont couverts de gloire aux yeux de leurs concitoyens, parce que, dans leurs actions, ils n'ont considéré que le salut de leur patrie et de la liberté. Mais si Brutus eût poignardé César pour faire triompher Pompée; si Timoléon eût autorisé le meurtre de son frère pour replacer tel ou tel magistrat sur son siége; si Harmodius eût assassiné Hipparque pour faire triompher un Archonte expulsé par la république, leurs concitoyens les eussent tous considérés comme de misérables brigands, dignes du dernier supplice.
« Crillon, dit Montesquieu , refusa d'assassiner le duc de Guise , mais il offrit à [276] Henri III de se battre contre lui. Après la Saint-Barthélemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer les huguenots, le vicomte Dorte , qui commandait dans Bayonne, écrivit au roi: « Sire , je n'ai trouvé parmi les habitans et les gens de guerre , que de bons citoyens, de braves soldats , et pas un bourreau; ainsi, eux et moi, supplions Votre Majesté d'employer nos bras et nos vies à choses faisables. » Ce grand et généreux courage regardait une lâcheté comme une chose impossible.
On dira sans doute qu'il y a de la gloire à servir son roi comme à servir son pays; et qu'ainsi Georges Cadoudal ne mérite pas moins nos éloges que ces grands hommes de l'antiquité. Ceci demande une distinction : servir son roi dans l'intérêt de sa patrie, est une action très-glorieuse; mais le servir dans son intérêt purement individuel , est une action qui peut être bonne , indifférente ou criminelle. Elle est bonne , si, par affection pour sa personne, on lui rend des services qui, en eux-mêmes, n'ont rien de condamnable; elle est indifférente si, par intérêt, on le sert [277] dans des choses qui ne sont point répréhensibles , comme on servirait toute autre personne; elle est criminelle, si, pour quelque motif que ce soit, on lui rend des services contraires aux lois, à la morale ou à l'intérêt de sa patrie. Sully, Dubois , et l'assassin du duc de Guise, ont tous servi leur roi; mais si le premier est un grand homme, le second est un infâme, et le troisième un scélérat; et nous ne voyons pas, dans l'histoire, que les ministres d'Henri III aient fait obtenir des lettres de noblesse à celui-ci.
D'ailleurs, si Georges Cadoudal considérait Louis XVIII comme roi légitime des Français lorsqu'il vint tenter de renverser le gouvernement consulaire, il est certain que Napoléon Bonaparte se considérait aussi comme consul légitime; et cette erreur, si c'en était une , était partagée, non-seulement par la France, mais encore par toutes les puissances de l’Europe.[3]
[278]
Maintenant il s'agit de savoir si, lorsqu'un peuple reconnaît la légitimité de son gouvernement, et que tous les peuples voisins la reconnaissent avec lui, il appartient à un individu de considérer ce gouvernement comme illégitime, et de chercher à le renverser pour en mettre un autre à sa place.
Si l'on décide qu'un pareil droit ne peut appartenir à un simple particulier, on doit convenir que Georges Cadoudal n'a été qu'un brigand, et qu'il a justement péri sur l'échafaud; si l'on décide au contraire que chaque citoyen a le droit de prononcer sur la légitimité d'un gouvernement, et de le détruire quand il le croit illégitime , je demande ce qu'on aurait à répondre à celui qui, déniant la légitimité du gouvernement actuel, chercherait à le renverser.
Il est donc évident que l'ordonnance [279] obtenue par M. le chancelier consacre des maximes destructives de toute société, ou qu'elle a pour objet de récompenser la tentative d'un crime qui, à l'époque où il fut entrepris, ne pouvait pas même être utile aux personnes en faveur desquelles on prétend qu'il devait être commis.
Mais, en la considérant sous ce dernier rapport, cette ordonnance n'est-elle pas essentiellement contraire aux lois et à la morale? Si des individus, qui ont été justement punis comme des brigands sous un règne, sont honorés sous un autre pour les faits même qui ont motivé leur condamnation , quelle sera notre règle pour apprécier les actions des hommes? Les mêmes faits devront-ils être considérés comme des crimes ou comme des actions vertueuses , selon qu'ils seront favorables ou contraires aux passions des grands? On a bien vu des hommes salarier des traîtres ou des assassins; mais en a-t-on jamais vu qui aient cherché à fonder la noblesse sur le meurtre ou sur la trahison?
La noblesse est une récompense destinée [280] aux hommes qui ont rendu de grands services à leur pays ; mais quel est homme vertueux qui voudra la mériter, si on l'emploie à récompenser indifféremment des actions criminelles ou vertueuses? Il est en France un grand nombre d'anciennes familles dont les auteurs se sont signalés par les services qu'ils ont rendus à l'Etat; cependant s'enorgueilliraient-elles de leur origine, si leurs ayeux n'avaient eu que le mérite de Georges Cadoudal? Quand les Athéniens eurent abusé de l'ostracisme contre un homme sans mérite , ils cessèrent de l'employer; si la noblesse est accordée à des hommes déshonorés, loin d'être une récompense, elle ne sera qu'une marque d'ignominie, et personne ne voudra la recevoir.
Au reste, quand on veut consacrer la maxime qu'il est beau de tuer un tyran , on devrait, au moins par prudence , nous donner une définition exacte de ce mot.
[1]C'est en effet la conséquence qu'en lirait Platon : De. repubikâ vel de justo , lib. 9.
[2]De Clementia, lib. I,§. 11 et 12.
[3]Lorsque les armées coalisées sont entrées dans Paris, elles ont reconnu et proclamé que les Français avaient le droit de se donner le gouvernement qu'ils jugeraient convenable: et comment n'aurions-nous pas eu , après la chute du directoire , le droit que nous avons eu après la chute du gouvernement impérial.
[Anon.], “Considérations sur la situation de l’Europe, sur la cause de ses guerres, et sur les moyens d’y mettre fin” Le Censeur T.3 (Dec. 1814), pp. 1-41.
Je parlerai quelquefois de lois arbitraires, de rois despotes, de nations asservies, d'institutions barbares. Je préviens le lecteur que [2] je n'ai pas l'intention de désigner nos lois, ni notre roi, ni nos institutions.
Nos lois sont l'ouvrage des trois pouvoirs législatifs. Notre roi a eu la générosité de nous donner une ordonnance royale qui nous tient lieu de constitution, qu'il a promis d'observer, et qui assure notre liberté. Si nous venions à la perdre, ce ne serait que par la faute de la chambre des pairs et de celle des députés des départemens. Ils ont la faculté de proposer les lois, de les amender, de les rejeter. Si ces lois venaient à nous ôter les concessions que le roi nous a faites, il faudrait que les pairs, le premier corps de l'Etat, descendissent de leur rang; il faudrait que les membres de la chambre des députés se laissassent corrompre par la cour et par les ministres, sans craindre de perdre l'estime publique et d'encourir l'indignation de leurs concitoyens.
Je suis loin de penser qu'il en arrive ainsi; mais ce qui me paraît évident, c'est que le gouvernement marche dans un sens et l'opinion publique dans un autre. Qu'on fasse attention que l'autorité du gouvernement n'a [3] d’autre force que la volonté générale; que le nombre des volontés particulières contraires à son autorité, sont autant de forces de moins; que quand les volontés sont partagées, l'Etat est menacé de troubles. Notre révolution a eu jusqu'ici beaucoup d'analogie avec la révolution anglaise. Nous avons eu un Cromwel, évitons d'avoir un roi Jacques. Si l'union fut toujours nécessaire, elle l'est plus que jamais, dans ce moment où l'Europe, discutant ses intérêts, peut se diviser: si la France doit choisir un parti, soyons réunis pour embrasser le même.
Je veux rechercher ici la cause des maux qui troublent quelques états de l'Europe; j'essaie de découvrir le remède et de l'indiquer à ceux qui peuvent l'appliquer. La matière que je traite me paraît intéresser tous les hommes, les rois autant que les peuples. Les progrès de l'esprit humain que la nature, irrésistible dans sa marche, a amenés, malgré tous les obstacles, la fatale expérience du passé, les craintes qu'inspire l'avenir nécessitent des changemens dans les lois et les gouvernemens. L'opinion qui gouverne le [4] monde les prépare depuis long-temps. Si les rois étaient aussi éclairés que les hommes instruits de leur siècle, ils éviteraient les secousses, et dirigeraient eux-mêmes la civilisation de leurs peuples. Ils le devraient par zèle pour leur conservation et leur intérêt, quand même ils n'y seraient pas excités par l'amour de l'humanité et de leur devoir; mais par une fatalité funeste, ils sont loin en arrière des lumières de leur siècle. Nés pour le trône, ils ont peu communiqué avec le reste des hommes; leur éducation ne leur a donné que de fausses idées suggérées par des flatteurs ou des artisans du despotisme: la vérité ne peut parvenir jusqu'à eux; et, s'il arrive une révolution, la veille de la destruction de leur puissance, ils auront lu dans les journaux des éloges flatteurs, des adresses sollicitées ou commandées par leurs ministres; ils auront entendu autour de leur palais les applaudissemens de quelques groupes soldés; ils auront vu prosternés à leurs pieds les lâches courtisans qui, dans quelques heures, doivent les abandonner pour chercher une nouvelle idole.
[5]
Si quelques ministres ou quelques esclaves titrés lisent ces pages, ils me jugeront trop hardi d'avoir osé traiter une matière qui, disent-ils, est totalement étrangère à celui qui doit se tenir dans la basse région de l'obéissance, et ne pas se permettre de juger les institutions et les actes de l'autorité: mais ne suis-je pas homme? n'ai-je pas souffert des erreurs de nos gouvernemens et du vice de nos institutions? ne serai-je pas encore enveloppé dans les malheurs qui nous menacent? Je suis instruit par l'expérience du passé, je crains l'avenir; je le vois arriver couvert d'une teinte sombre; je le montre à mes semblables, à mes compagnons d'infortune; je voudrais persuader aux rois et aux ministres de conjurer l'orage; voilà pourquoi j'écris.
EN lisant l'histoire on trouve à chaque page des descriptions de guerres et de [6] combats. Presque tous les hommes dont la mémoire est parvenue jusqu'à nous, sont des conquérans qui ont ravagé la terre et massacré leurs semblables. Pour un Confucius, un Minos, un Solon, on trouve cent monstres titrés du nom de héros, qui ont saccagé des villes, ravagé des campagnes, et semé au loin la terreur et la mort. Les hommes sont-ils donc destinés à se battre éternellement les uns contre les autres? Les nations ne pourront-elles jamais vivre en paix; et cette espèce d'animaux qui ose se dire exclusivement raisonnable, serait-elle la seule qui s'entregorgerait sur la terre, malgré sa raison qu'elle met toujours en avant pour établir sa supériorité?
Le lion farouche parcourt en despote les sables brûlans d'Afrique; il déchire, pour satisfaire ses besoins, les animaux d'une espèce différente, mais il épargne le lion son pareil; le tigre ne dévore pas le tigre; l'aigle, qui plane dans les airs, porte son œil perçant dans les plus sombres forêts, il fond sur sa proie, mais il respecte le nid et la famille de l'aigle son voisin. L'homme social, l'homme [7] perfectionné par des institutions qu'il ose vanter, tantôt comme un don de la divinité, tantôt comme la plus belle des conceptions, l'homme s'arme contre l'homme son semblable; il va l'attaquer dans des pays lointains, incendie ses villes, ravage ses campagnes et le réduit à une misère désespérante. Est-ce donc à la nature qu'il faut attribuer cet excès de férocité? Aurait-elle été plus ingrate pour l'homme que pour les autres animaux? Cette fureur ne serait-elle pas au contraire le fruit amer de nos institutions et de nos gouvernemens qui nous dépravent et qui nous divisent?
Je conçois que des tribus de sauvages se fassent la guerre pour s'approprier la pêche d'un lac, la chasse d'une forêt: ils sont placés entre la guerre et la famine, ils doivent se battre ou périr. Mais nous, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Espagnols, Russes pourquoi nous faisons-nous la guerre? La nature nous a donné à tous de quoi satisfaire abondamment nos besoins: elle nous a donné même des moyens d'échange pour augmenter mutuellement nos jouissances, et [8] pour établir entre nous des rapports d'harmonie et d'attachement; nous aimons tous les sciences, les arts; nous nous communiquons nos idées et nos découvertes; nous lisons et nous admirons les mêmes auteurs; la même philosophie circule secrètement de Cadix jusqu'à Pétersbourg, de Naples jusqu'à Londres; d'où viennent donc les guerres qui nous divisent et qui font notre malheur?… Elles viennent de l'ambition de ceux qui nous gouvernent, elles viennent, de notre asservissement. La nature indignée punit les peuples de s'être laissés abrutir par le despotisme; elle semble leur dire:
« Espèce dégénérée et abrutie, je vous avais tous également dotés, et vous avez renoncé à l'égalité dans laquelle je vous avais placés; je vous avais donné une loi naturelle, vous l'avez oubliée; vous avez abandonné la vérité pour suivre l'erreur; je vous avais donné la justice pour vous gouverner, vous l'avez chassée, et vous avez établi le despotisme sur son trône! Vous serez punis pour avoir quitté la route que je vous avais tracée. Les hommes que vous vous êtes donnés pour maîtres vous enchaîneront; ils [9] vous dépouilleront du fruit de vos travaux et de votre industrie; ils vous armeront les uns contre les autres, vous vous égorgerez mutuellement pour leur ambition; ils vous abrutiront sous leur despotisme; ils vous mépriseront; ils ne vous laisseront que le partage honteux de servir leurs goûts et leur fureur. Ils vous précipiteront sans cesse dans de nouveaux malheurs, jusqu'à ce que vous assuriez la marche de la civilisation qui, dès son origine, a pris une fausse route; jusqu'à ce que vous ayez mis des lois justes, fondées sur votre nature, à la place de la volonté arbitraire d'un homme qui vous divise au lieu de vous réunir, qui vous trompe pour vous asservir, et qui vous traite enfin comme des troupeaux qu'il dépouille et qu'il égorge à sa volonté. »
NOUS sortons à peine d'une guerre [10] sanglante qui avait embrasé l'Europe, que de nouveaux nuages s'amoncèlent, que de nouvelles guerres se préparent. Elles seront aussi désastreuses, aussi terribles pour les peuples que la guerre dernière. Les souverains par une funeste expérience, ont appris à mettre en jeu tous les bras de leurs sujets. Dans les derniers siècles, ils soutenaient leurs querelles avec des troupes de dogues à figure humaine qu'ils appelaient soldats, et qui se vendaient pour ce métier ingrat et honteux; mais aujourd'hui ils armeront tous nos enfans. Nous n'aurons plus la douce espérance qu'ils pourront soutenir notre vieillesse; leurs mains ne fermeront pas nos paupières; ils finiront leurs jours loin de nous, sur des champs de bataille ou dans des cloaques pestiférés qu'on appelle hôpitaux; ils succomberont de fatigue ou de froid, et leurs corps dispersés resteront sans sépulture, exposés dans les champs ou sur les routes; ils seront la proie des animaux carnassiers.
Jadis les peuples ne risquaient dans la guerre qu'une partie de leur fortune; lorsque les souverains ne pouvaient plus trouver [11] dans leurs états l'argent nécessaire pour l'alimenter, ils faisaient la paix, ou plutôt une trêve qui laissait à leurs sujets le loisir d'amasser par leur travail et leur industrie de nouvelles richesses, qu'ils devaient leur arracher un jour pour alimenter une nouvelle guerre. La faiblesse des armées ne permettait pas de faire de grandes invasions, les coups se portaient sur les frontières; quelques lisières de pays étaient, à la vérité, impitoyablement dévastées; mais les revers et les succès ne faisaient perdre ou gagner que quelques milles de terrain.
Aujourd'hui des armées innombrables pénètrent dans le cœur des états; pour subsister, elles pillent tout sur leur passage, laissent derrière elles de vastes déserts couverts de cadavres, de débris et de cendres. Les femmes, les vieillards, les enfans dispersés, n'ont pour refuge que les antres des forêts; et lorsqu'après le passage du torrent dévastateur, ils sortent de leur retraite pour chercher leur habitation, ils ne trouvent plus que des ruines fumantes, un air pestiféré par l'exhalaison des immondices que [12] laissent après elles les armées nombreuses.
Peuples de l'Europe; tels sont les malheurs qui vous menacent, telle est la perspective effrayante qui se présente devant vous. Je cherche en vain quelque lueur d'espérance; l'avenir me paraît sombre et sinistre. Le seul remède contre ces maux, ce serait de donner à la civilisation une marche naturelle, de remplacer le joug arbitraire des princes par celui des lois; il n'y a que des peuples libres qui puissent vivre en paix. Lorsque tous les peuples auront adopté le gouvernement représentatif, et qu'ils auront une grande part dans leur législation, alors seulement les nations seront susceptibles de civilisation, alors elles pourront se lier entre elles par le code du droit des gens, alors l'Europe ne formera plus qu'une même famille, une seule confédération.
Avant d'unir les nations par des lois justes et égales, il faut que les hommes qui composent des nations n'obéissent eux-mêmes qu'à des lois justes et égales, fondées sur la nature et sur le vrai but de la civilisation. Aussi long-temps qu'ils seront soumis [13] à des lois arbitraires, quel espoir y a-t-il que les souverains veuillent se soumettre au code du droit des gens! Voudront-ils reconnaître entr'eux l'égalité qu'ils ne veulent pas admettre parmi leurs sujets! Le fort voudra-t-il être juste envers le faible! Renonceront-ils à leurs projets d'ambition! Changeront-ils enfin de nature? Non, qu'on ne se livre pas à cet espoir. Ce ne sont pas les peuples qui veulent la guerre, ce sont les rois. Eh! que leur importe que leurs maîtres soient vainqueurs ou vaincus, en sont-ils moins malheureux? Une province ajoutée au royaume leur procure-t-elle quelque diminution d'impôts? La gloire, les triomphes, les monumens, sont-ils destinés à flatter l'orgueil des sujets, ou celui des princes? Ceux-ci triomphent quand les autres ont acheté la victoire aux dépens de leur fortune et de leur sang; ils augmentent leur luxe et leurs dépenses, quand les peuples obérés se traînent dans la misère.
[14]
UN guerrier philosophe qui aurait eu dans ses mains la puissance de Napoléon aurait établi la civilisation de l'Europe sur ses véritables bases. Il eût introduit des institutions sociales et des lois bienfaisantes par-tout où il a porté ses armes dévastatrices; au lieu de présenter de nouveaux fers aux peuples, il leur aurait donné la liberté. Premier magistrat de la nation française, il n'aurait pas usurpé le pouvoir absolu, il eût au contraire employé sa puissance à la rendre libre. Arrivé sur le Niémen, ce guerrier philosophe aurait proclamé la liberté de l'Europe et lui aurait donné le code du droit des nations; il aurait assigné aux peuples les limites que la nature, les mœurs et leurs intérêts semblent avoir tracées; ils ne les aurait pas traités comme de vils troupeaux qu'on livre à des bergers pour les tondre et les égorger. [15] Il me semble entendre ce bienfaiteur de l'espèce humaine adressant ce discours aux peuples et aux rois:
« Peuples, rois de l'Europe, vous m'avez vu, jusqu'à ce jour, les armes à la main, répandre par-tout la mort et l'effroi; vous avez cru que j'étais un conquérant avide de pouvoir et de vaine gloire; vous m'avez comparé à ceux, qui, avant moi, ont ravagé la terre et n'ont laissé après eux qu'un nom abhorré; mais vous m'avez mal jugé. J'ai voulu acquérir, par la force des armes, la puissance de commander à l'Europe, non pour l'asservir, mais pour la rendre libre. Je vous ai fait la guerre pour établir un système de paix durable. J'ai formé le vaste et utile projet d'asseoir la civilisation de l'Europe sur ses véritables bases. L'art de l'imprimerie a éclairé les peuples, il leur faut une autre législation; le commerce les a rapprochés; il faut les réunir par le code du droit des gens: que la justice gouverne les nations comme les particuliers; que désormais il n'y ait plus de guerre entre nous; que les peuples aient une grande part dans [16] leur législation, ils se soumettront de bon cœur aux lois que leurs représentans leur auront données: ils seront contens et tranquilles: les rois seront plus affermis sur leurs trônes; ils auront le pouvoir de faire le bien et non celui de faire le mal. Chaque peuple doit avoir le choix de son association politique, de ses lois, de son gouvernement. La nature semble avoir distribué les fleuves et les mers pour que les nations participent également aux avantages du commerce maritime. Si quelqu'un ose nous disputer nos droits, qu'il soit déclaré l'ennemi de l'Europe. »
Une telle conduite eût excité l'admiration des peuples, et le guerrier philosophe aurait été proclamé le bienfaiteur de l'Europe. Mais les évènemens ont été bien différens. Napoléon abusant de son pouvoir s'est attiré la haine de toutes les nations qu'il opprimait; il a été vaincu, et sa puissance s'est dissipée comme une ombre.
[17]
L'ÉCROULEMENT de l'empire de Napoléon doit faire naître de nouvelles discordes. Les limites des anciens états avaient disparu; les intérêts de plusieurs peuples s'étaient confondus. Chacun veut aujourd'hui se saisir de ce qu'il regarde comme ses anciens domaines: les plus forts veulent usurper sur les plus faibles: des rois chassés ou détrônés réclament leur ancien trône, qu'ils appellent l'héritage de leurs pères: les nouveaux souverains qui s'étaient détachés de Napoléon, veulent se maintenir. Les Anglais veulent avoir un vaste état sur le continent; ils veulent conserver exclusivement la souveraineté des mers et les avantages du commerce; ils font la guerre à leurs frères d'Amérique, parce que ceux-ci veulent jouir des droits que la nature paraît avoir donnés à tous les peuples. Dans cet état de choses, peut-on espérer la paix? Les [18] grandes puissances continentales accorderont-elles à l'Angleterre le domaine des mers et le commerce exclusif? Mais, dans ce cas, la puissance anglaise ne leur sera ni moins onéreuse, ni moins funeste que ne l'était celle de Napoléon. Peut-on se flatter que l'Angleterre renoncera à ses prétentions? Mais comment pourrait-elle soutenir son crédit et payer les intérêts de sa dette énorme?
D'ailleurs, a-t-on jamais vu qu'une puissance renonçât à ses avantages quand elle est à l'abri de toute atteinte? Si la guerre s'allume entre l'Angleterre et les souverains du continent, la première aura pour elle toute l'Italie. Le roi de Naples ne peut se maintenir qu'en s'unissant à elle. Gênes est entre ses mains; Corfou est occupé par une garnison anglaise. Les peuples de la Lombardie, mécontens, s'insurgeront quand elle voudra. Dans cette partie de l'Europe une armée de cent mille hommes combattra pour sa cause. Elle peut facilement mettre dans ses intérêts la Suède et le Dannemarck. Une armée prête à agir est rassemblée en Hollande et dans les Pays-Bas. La Turquie ne peut se maintenu [19] en Europe que par son alliance; les Turcs s'armeront encore avec elle. En Espagne, elle soutiendra le parti des cortès, et organisera la guerre civile. En France… ! Rois de l'Europe, vous redoutiez la puissance de Napoléon, vous l'avez renversé; mais votre situation n'en est pas devenue meilleure: vous n'aurez fait que changer de domination. Votre union seule pourrait vous sauver; mais elle est impossible; l'opinion est trop divergente et les intérêts trop divisés. Il n'y a que des peuples libres qui puissent se former en confédération. L'Angleterre aura le moyen de corrompre les ministres des souverains; elle divisera leurs intérêts; les armera les uns contre les autres; nous nous battrons sur le continent; nous nous appauvrirons, tandis qu'ils seront tranquilles dans leur île et qu'ils s'enrichiront. Les peuples tomberont dans le désespoir; ils ne verront d'autre remède à leurs maux que la révolte; ils seront poussés vers la liberté par l'excès de leur misère, et ils obtiendront, par les horreurs d'une révolution, ce que leurs souverains auraient dû leur [20] remettre par prudence et même par intérêt. Ce n'est donc que de l'excès de leur misère et de leur désespoir que les peuples peuvent attendre leur régénération sociale et la paix. O misérable condition de l'espèce humaine! le bien ne peut donc naître que de l'excès du mal!
L'Angleterre, si elle était bien inspirée, et si elle sentait ses véritables intérêts, se mettrait à la tête de la confédération de l'Europe; elle se réunirait franchement à la France, qui vient d'adopter une partie de ses institutions; aux Etats-Unis d'Amérique, qui sont libres comme elle, et qui sont ses enfans; à la Hollande, aux Pays-Bas, à la Suède, à la Norwége, à l'Italie, et à tous les peuples de l'Europe qui voudraient être libres et se soumettre aux lois de la [21] confédération: elle devrait renoncer à son égoisme exclusif, et consentir à partager avec tous les peuples unis les avantages du commerce et des colonies. L'Angleterre éviterait par-là les malheurs que pourraient faire tomber sur elle les nations du continent, poussées par ses vexations, ses injustices et son affreuse politique, qui ne peuvent manquer de l'isoler un jour et de la séparer entièrement du reste, de l'Europe. Mais peut-on espérer qu'elle changera tout-à-coup de conduite? Cependant qu'elle pèse bien ses intérêts; et, portant ses regards sur ce qui vient de se passer, qu'elle examine le sort qu'a obtenu Napoléon pour avoir tenté de vexer et d'opprimer l'Europe; et qu'elle tremble pour sa destinée future, si elle ne sait pas être juste et généreuse. Si au contraire elle renonce au projet insensé de dominer les mers, de s'emparer de toutes les branches du commerce et de souffler la guerre en Europe par là seule vue de son intérêt, si elle veut être juste et généreuse, elle mérite l'honneur et la gloire de se placer à la tête des peuples libres confédérés; elle est la plus riche, la [22] plus puissante, la plus industrieuse; elle étend au loin ses relations: c'est elle qui a créé la véritable liberté en Europe, qui a perfectionné le système représentatif et calculé l'action des divers pouvoirs du gouvernement. Elle est libre depuis un siècle; tandis que les Français sont encore des enfans qui se traînent entre la liberté et le despotisme. Cette vérité est dure pour la nation; mais elle est trop évidente pour qu'on puisse la dissimuler.
Les papes et les jésuites ont osé entreprendre autrefois de réunir les nations par le lien de la religion, et de gouverner le monde par la théocratie: ils commandaient à l'opinion des nations chrétiennes, et l'opinion commandait aux rois. Mais ce lien, fondé sur la superstition, ne pouvait exister plus long-temps qu'elle. Luther le [23] rompit, et le progrès des lumières a renversé tous ses appuis. Ainsi doivent tomber toutes les institutions qui ne sont pas fondées sur l'utilité réelle des peuples. Sous un pareil gouvernement les hommes auraient vécu en paix, comme des troupeaux de montons que des bergers font paître tranquillement, mais qu'ils tondent et qu'ils égorgent à volonté. Les peuples, abrutis par l'ignorance et la superstition, aurait traîné leur existence dans la misère au milieu des fantômes et des terreurs, sans activité, sans industrie, n'espérant de bonheur que dans la vie future. D'ailleurs, un pareil système ne pouvait s'adapter qu'aux peuples de la religion romaine, et la civilisation doit s'étendre sur tout le globe.
Henri IV avait formé le projet de réunir l'Europe; la mort l'enleva avant qu'il en eût tenté l'exécution. Il n'aurait pas réussi, parce qu'une confédération de rois est impossible, et qu'elle ne peut avoir lieu qu'entre des peuples libres qui ont un gouvernement représentatif, et qui peuvent, par ce moyen, établir hors d'eux un centre de gouvernement général [24] représentatif qui, réunissant les vues particulières, n'ait lui-même que des vues générales.
Après ce bon roi, ont paru deux ambitieux qui ont voulu fonder la monarchie universelle; l'un est Louis XIV, l'autre Napoléon. Le premier paya son extravagance par l'humiliation de la fin de son règne: il laissa la France épuisée, et mourut sans être regretté. On sait quel sort a eu Napoléon. Les malheurs qu'il a attirés sur la France se feront sentir pendant long-temps.
Toutes les puissances de l'Europe discutent dans ce moment leurs intérêts respectifs: quel sera le résultat de leurs discussions? Pourra-t-on parvenir à s'entendre et à tomber d'accord? Chacun sans doute discutera ses intérêts particuliers, et aucun ne présentera des vues générales. La Russie, l'Autriche, la Prusse s'aggrandiront, chacune [25] selon leur-convenance; l'Angleterre obtiendra sur le continent ce qu'elle désire pour elle et pour la Hollande, qui n'est, à proprement parler, qu'une province anglaise. Le sort de la France est décidé. L'Espagne n'a rien à demander. Les intérêts des petites puissances pourront exciter quelques discussions; on finira par les fixer. Mais les puissances continentales ne voudront-elles pas obtenir la liberté du commerce et des mers, et ne sera-ce pas une pomme de discorde entre l'Angleterre et les puissances du continent?
Si on accorde à l'Angleterre la suprématie des mers, et par conséquent le commerce du monde, cette île, peuplée d'hommes libres, est la souveraine du globe, et toutes les autres nations ne sont que ses esclaves et les instrumens de sa fortune. Elle les divisera à son gré, les armera les unes contre les autres, selon ses intérêts, pour les affaiblir et les dominer.
Si l’Angleterre, ne voulant abandonner aucune de ses prétentions maritimes, s'attire la guerre, elle sera attaquée dans ses [26] possessions du continent. Pour se défendre, elle formera des alliances; mais quels alliés pourra-t-elle avoir? Elle aura l'Italie, la Suède, la Norwége, le Dannemarck, le Hanovre, les Pays-Bas et la Turquie. Elle peut avoir trois grandes armées sur le continent; elle n'a rien à craindre de la France ni de l'Espagne; elle peut même ne laisser à ces deux puissances que le choix entre son alliance et la guerre civile. Je ne chercherai pas à mettre au jour quels moyens elle pourrait employer; ils sont assez connus pour que je m'abstienne de les indiquer.
SI la guerre vient à éclater entre l'Angleterre et les puissances du nord, l'intérêt de la France et de l'Espagne est de s'allier à l'Angleterre; mais cette alliance ne peut être durable et avantageuse à ces deux nations qu'autant qu'elle serait fondée sur une [27] çonfédération qui aurait pour base la justice, l'égalité, la modération, et le partage des avantages du commerce et des colonies. Cependant comme une confédération ne peut exister qu'entre des peuples libres, il faut que l'Espagne adopte une constitution rapprochée de la constitution anglaise. La France a déjà à-peu-près une constitution semblable. Il ne s'agit pour elle que de la suivre et de la maintenir. En prenant ce parti, la France se releverait de son affaissement; elle reprendrait ses limites du Rhin jusqu'aux frontières des Pays-Bas, les germes de dissension se détruiraient insensiblement, nous nous occuperions de commerce et d'établissemens coloniaux. Les partisans de la liberté ne craindraient plus l'empiétement de l'autorité absolue, et nous verrions s'ouvrir devant nous un vaste horizon pour donner un libre cours à l'activité nationale. La philosophie et la liberté de la presse ne seraient plus la terreur du gouvernement; l'une dirigerait la marche de la civilisation, qui doit s'étendre peu à peu sur le globe; l'autre, en donnant un libre essor à toutes [28] les idées, éclairerait le gouvernement et lui ferait connaître l'opinion publique que la législation doit toujours suivre de près.
IL n'y a que des peuples libres qui puissent se réunir en confédération: il faut encore qu'ils aient des constitutions analogues pour qu'ils puissent procéder, d'une manière uniforme, à la création du gouvernement central qui doit les tenir réunis. Je ne m'étendrai pas sur la forme que l'on doit donner à ce gouvernement ni sur le mécanisme de sa constitution; je me bornerai à dire qu'il doit être représentatif, et de même nature que les gouvernemens particuliers de chaque état confédéré. Il doit avoir la puissance de tous les états, et n'en avoir aucune d'exclusivement propre. Il doit être placé de manière à n'avoir d'autres vues que l'intérêt général de la confédération. Les états particuliers ne doivent [29] disposer que de la force nécessaire pour faire leur police. Les lois intérieures et administives de chaque état doivent être réglées par les gouvernemens particuliers. Les affaires générales doivent être réglées par le gouvernement général. Il devrait être, sous plusieurs rapports, semblable au gouvernement des Etats-Unis d'Amérique.
LE but de la confédération doit être l'union, la paix, le bonheur, la prospérité de tous les états confédérés; car ce sont là les motifs qui sont cause de sa formation. Mais le gouvernement général doit avoir encore d'autres vues, telles que le commerce du monde, la civilisation du globe et les colonies.
Le commerce du monde peut seul entretenir l'activité, amener la richesse, faire fleurir les arts, étendre la civilisation en établissant des relations avec tous les peuples. Les colonies peuvent peupler les parties du [30] globe qui sont encore désertes. Elles sont nécessaires pour faire écouler le surcroît de population qui résulte infailliblement de la liberté des peuples; car, voyez l'Angleterre depuis près d'un siècle que cette île jouit de la liberté, sa population s'est accrue de plusieurs millions, malgré les guerres continuelles qu'elle a soutenues, malgré les pertes de la mer. Elle a peuplé les Etats-Unis d'Amérique, le Canada, plusieurs points sur les côtes d'Afrique, les côtes de l'Inde, depuis les bouches de l'Indus jusqu'au Bengale. Elle a plusieurs colonies en Amérique et des établissemens sur les côtes d'Afrique et d'Europe.
La guerre ne doit pas être le métier des peuples libres unis; ils ne doivent la faire que pour leur défense.
La confédération devrait s'occuper des grands travaux d'une utilité générale, établir les grandes communications, ouvrir des canaux, couper des isthmes, jeter des colonies au milieu des peuples barbares, pour hâter la civilisation et étendre les relations du commerce: tel devrait être le grand but d'une confédération de peuples libres.
[31]
EN lisant l'histoire, on trouve que tous les peuples libres ont prospéré et que les gouvernemens despotiques ont dépeuplé la terre. L'Angleterre, libre depuis un siècle, a porté sa richesse et sa puissance au plus haut degré. Une population de treize millions d'hommes, qui n'occupe qu'un point sur le globe, est maîtresse du commerce du monde et dicte des lois à l'Europe. L'Amérique est libre depuis trente ans; et, dans cet intervalle, sa population s'est plus que triplée. Elle est riche et puissante et joue un grand rôle parmi les nations. La Hollande libre a pu lutter autrefois contre touts les forces d'Espagne, et contre Louis XIV qu'elle humilia. Peuples asservis, admirez le pouvoir de la liberté, et dites à vos maîtres: Pourquoi ne sommes-nous pas libres? nous serions riches et heureux!
Mais d'où vient que la liberté a tant d'influence sur la prospérité et la puissance des [32] états? C'est que les peuples ne se multiplient que lorsqu'ils sont riches et heureux; et ils ne le deviennent que quand leur propriété et leur liberté individuelle est protégée par les lois et à l'abri des caprices de l'arbitraire.
Les peuples libres sont puissans, parce qu'ils ont une grande part dans le gouvernement; que les lois sont censé être l'expression de la volonté générale; parce que l'autorité du gouvernement étant appuyée par l'opinion de tous, peut employer la force de tous.
Dans une monarchie absolue la législation n'a d'autre force que celle qu'inspire la crainte. Les peuples peuvent être soumis, mais ils sont sans énergie, sans patriotisme. Il leur est défendu de s'occuper de la prospérité de l'Etat: obéir et se taire c'est le devoir qu'on leur prescrit. Si les lumières et les connaissances pénètrent parmi le peuple, et qu'il vienne à apercevoir les vices du gouvernement, alors on voit naître le mécontentement, l'esprit de révolte et de sédition; l'Etat se divise; le gouvernement est obligé d'employer un partie de la puissance publique [33] pour contenir l'autre; il ne lui reste plus de force pour sa défense extérieure. S'il est attaqué, il est vaincu.
C'est par ces raisons qu'on explique pourquoi les peuples libres de la Grèce purent résister autrefois aux attaques des rois de Perse, pourquoi la Hollande put résister aux forces d'Espagne, la Suisse aux forces autrichiennes; pourquoi, au commencement de la révolution, la France a pu résister à toutes les puissances de l'Europe; par quelles causes Napoléon a pu faire de si glandes conquêtes, et par quelle cause il est tombé si vite lorsqu'il n'a plus été soutenu par l'opinion dû la France et la volonté générale. Si les rois méditaient bien l'histoire, ils préféreraient le règne des lois au règne de l'autorité absolue.
ON a parlé d'une confédération des princes du continent, qui aurait pour but la garantie [34] mutuelle de leurs états contre toute attaque étrangère, et celle de leur trône contre les séditions et les révolutions des peuples. Mais quelle est la force qui ferait exécuter les réglemens de cette confédération? Les rois établiraient-ils un roi au-dessus d'eux pour en être le chef? Mais ce roi serait sans doute le plus puissant d'entre eux; il aurait toujours son intérêt particulier en vue, et il serait bientôt le maître des autres. D'ailleurs, une pareille monstruosité préparerait leur ruine; les peuples n'y verraient qu'une coalition contre eux. Un tel projet est trop révoltant et trop réprouvé par l'opinion du siècle. Quoi! si le roi de France traitait les Français de rebelles, parce que ceux-ci demanderaient le maintien de la constitution, des cosaques viendraient, la lance en avant, faire la police dans Paris et dans toute la France! Des esclaves viendraient river nos fers! Et si les paysans russes voulaient un jour devenir des hommes, une armée française irait les égorger chez eux! Si les janissaires faisaient tomber la tête du Grand-Seigneur, une croisade de toute l'Europe irait venger cet [35] assassinat! Le roi très-chrétien s'engagerait à maintenir en Prusse la religion de Luther! Si une bulle du pape était rejetée en France par l'opinion, contre le vœu du roi, un prince de Prusse viendrait la publier à la tête d'une armée de luthériens! Une armée ottomane irait soutenir l'inquisition en Espagne!
Je n'en dirai pas davantage pour prouver le ridicule d'une pareille association; d'ailleurs, dans cette hypothèse, les souverains n'observeraient pas plus fidèlement leurs traités qu'ils ne l'ont fait jusqu'à ce jour.
Cependant, quels que soient les évènemens, la France ne doit pas s'allier à l'Angleterre? si elle n'est admise au partage du commerce et des colonies; et ce n'est point par dos traités ordinaires qu'elle peut en avoir la garantie, ce n'est que par l'établissement d'une [36] confédération de peuples libres. Sans cela, l'Angleterre, suivant sa politique trompeuse, pourrait se servir des armes de la France contre les autres puissances du continent, et refuser de tenir ses promesses si son intérêt le lui conseillait; car quel moyen aurait-on de l'y contraindre? Elle est isolée, hors d'atteinte; elle a des forces de mer supérieures à celles du monde entier. Le faible ne peut avoir de garantie contre le fort, quand il n'est pas appuyé par une puissance intermédiaire chargée de faire observer la justice.
Mais si l'Angleterre, ne voulant pas consentir à l'établissement de la confédération, vient à avoir la guerre sur le continent, quel parti doit prendre alors la France?
Elle doit ménager avec la plus grande attention les parties belligérantes, sans prendre part à leurs querelles, travailler à restaurer ses finances, munir ses arsenaux, garnir ses places fortes, établir un mode de recrutement favorable à la formation d'une armée nationale, préparer des forces imposantes, et attendre l'occasion favorable pour entrer [37] en lice. Mais ce qui lui importe le plus, c'est de rallier tous les partis et de former un esprit public.
Mais pourquoi sommes-nous divisés, pourquoi n'avons-nous pas d'esprit public? Les ministres doivent le savoir mieux que nous. Il faut avoir émigré pour avoir suivi la ligne droite; c'est-à-dire, que les émigrés seuls ont fait leur devoir, et que dans le reste de la nation il ne se trouve que des séditieux. La liberté de la presse mettait au jour des vérités importantes: on établit la censure; et pour prouver qu'elle est dans l'esprit de l'ordonnance de réformation, on nous dit que prévenir et réprimer sont synonymes. Pouvait-on pousser à ce point le mépris et l'injure? Le gouvernement de Napoléon, était détesté à cause de son despotisme; mais ce qu'il faisait par violence, on l'a fait, depuis sa chute, par adresse. Il serait trop long de rapporter ici tous les actes du ministère qui ont choqué l'opinion; ils sont si nombreux, qu'il faudrait être aveugle pour ne pas s'apercevoir qu'on nous ramène à la monarchie absolue, et qu'on fait le procès à la révolution, c'est-à-dire, à la [38] masse de la nation qui l'a faite; car elle n'est pas, comme on veut le faire croire, l'ouvrage d'une poignée de factieux. Ne serait-ce que quelques factieux qui auraient vaincu toute l'Europe armée contre la liberté de la France? Toute la noblesse française aurait donc lâchement fui devant quelques séditieux, en abandonnant le roi; et elle serait allée, outre Rhin, se joindre à des prussiens et à des allemands pour venir avec eux soumettre une poignée de mutins.
Mais j'en ai dit assez. Pour faire cesser le mal, il faut en détruire la cause. Que les ministres la recherchent, qu'ils consultent l'opinion publique, et qu'ils la suivent; alors le mal sera bientôt réparé; et les Français unis ne formeront plus qu'une même famille, dont le roi sera aimé comme un bon père qui traite bien tous ses enfans, sans aucune distinction; car les préférences marquées divisent l'état comme elles divisent les familles.
La France réunie sous les Bourbons et guidée par la vraie politique, celle qui tend à rapprocher les peuples et à les rendre heureux, pourrait encore prétendra un jour à la [39] gloire immortelle de se mettre à la tête de la confédération européenne, qui seule peut entretenir la paix et préparer la civilisation de tout le globe.
J'AI fait connaître la cause des guerres qui désolent l'Europe depuis tant de siècles; j'ai démontré qu'elle existe dans la forme de nos gouvernemens et dans l'autorité absolue des rois; qu'elle provient de l'état de nature dans lequel sont encore placés les peuples, qui n'ont entr'eux aucune règle de justice, et dont les différens se vident par la violence et la force.
Cet état ne peut changer que par la réforme des gouvernemens et par un grand plan de civilisation qui tienne les nations réunies; et il n'y a qu'une confédération européenne qui puisse atteindre ce but. Cet établissement merveilleux et bienfaisant qui maintiendrait le bonheur et la paix parmi les [40] peuples, et qui répandrait promptement la civilisation sur tout le globe, doit rencontrer l'opposition de tous les souverains. Comment peut-on espérer que leur volonté arbitraire et orgueilleuse se soumette au joug de la justice et de la législation?
Si Napoléon, enfant de la révolution française, n'avait pas été entraîné par son ambition, s'il avait connu ses véritables intérêts, s'il avait été humain, il aurait régénéré l'Europe et soumis les nations à la grande civilisation qu'elles doivent atteindre un jour, mais qui probablement ne sera enfantée que par la misère et le désespoir des peuples.
On n'ose se flatter que l'Angleterre, qui est la seule capable d'opérer ce grand œuvre, veuille renoncer à son égoïsme, à sa fausse politique, et à l'avantage que lui donne, en quelque sorte, sa position de pouvoir être injuste impunément, pour partager avec d'autres peuples ce qu'on ne peut espérer de lui arracher. Préparons-nous donc à des nouvelles guerres; ne soyons pas effrayés des évènemens malheureux que l'avenir nous laisse entrevoir, puisqu'il est décidé qu'il n'y a de [41] remède que dans l'excès de la misère et du désespoir.
Que les écrivains du siècle s'attachent à répandre dans l'opinion les idées qui doivent un jour réunir les peuples de l'Europe, et qu'ils leur montrent le port où ils seront en sûreté lorsqu'un vent favorable leur permettra de s'y réfugier.
[1] Article communiqué.
Charles Dunoyer, "Des Révolutions en général, et des révolutionnaires actuel” Le Censeur T.3 (Dec. 1814), pp. 42-65.
Il est pour les peuples deux situations extrêmes qui semblent également déplorables; l'une est celle d'un peuple absolument stationnaire; l'autre, celle d'un peuple tout-à-fait en révolution. L'immobilité du premier est ordinairement un signe certain qu'il est retenu dans les chaînes du despotisme et de la superstition. Les mouvemens convulsifs du second indiquent assez qu'il est livré à tous les désordres de l'anarchie. Le premier a des mœurs fixes et une physionomie qui lui est propre; mais il se mêle ordinairement à ses mœurs beaucoup de préjugés funestes, et sa physionomie offre toujours quelques traits grossiers ou bizarres. Le second n'a point de préjugés; mais il n'a pas même de mœurs, et son caractère n'offre rien de solide. L'un [43] tient fortement à ses usages les plus puérils, à ses pratiques les plus superstitieuses; l'autre ne tient pas même aux maximes les plus fondamentales de l'ordre social; l'un est aveuglément entraîné par l'habitude; l'autre ne cède qu'au mouvement déréglé de ses passions. Tous deux, au reste, sont excessivement misérables, et souvent l'on ne saurait dire quel est le plus digne de pitié.
Le parallèle que nous venons de tracer indique déjà ce qu'il faut penser des révolutions. On voit qu'un peuple peut se trouver aussi à plaindre dans un état absolu de repos qu'au sein d'une anarchie complète. Ces deux situations ont même entr'elles une grande analogie, et les révolutions extrêmes sont une suite assez naturelle de l'extrême servitude. Si jamais il se fait une révolution dans les gouvernement de l'Asie, il est assez probable qu'elle s'opérera avec une grande violence et qu'elle bouleversera tout.
Il n'est pour les peuples qu'un moyen de prévenir les grandes révolutions; c'est de se placer, en quelque sorte, dans un état de révolution permanent et sagement réglé; il [44] n’est pour eux qu'un état de repos véritablement sûr et heureux, c'est celui auquel se mêle une grande et utile activité. Cette proposition a besoin d'être expliquée et réduite à ses justes termes.
Tous les êtres animés naissent avec le désir d'être heureux, et les facultés propres à satisfaire ce désir conservateur de leur existence. Ces facultés, dans tous les animaux, autres que l'homme, dirigées par un instinct sûr, presque à l'instant où ils reçoivent la vie, acquièrent rapidement toute la perfection dont elles sont susceptibles. Dans l'homme, au contraire, ces mêmes facultés se développent lentement et avec peine; mais elles sont susceptibles d'une perfection indéfinie; et comme de nouveaux besoins succèdent sans cesse aux jouissances nouvelles qu'elles procurent, l'homme est constamment sollicité à les exercer, à les étendre, à les fortifier, et il est ainsi conduit par l'attrait du bonheur auquel il ne cesse d'aspirer, à toute la perfection dont il est susceptible.
Ces besoins toujours renaissans de l'homme et cette aptitude à perfectionner les facultés [45] qu'il a reçues du ciel pour les satisfaire, doivent nécessairement entretenir un grand mouvement dans ses idées, faire naître des changemens continuels dans ses goûts, dans ses mœurs, dans ses connaissances; et l'on peut dire que, par sa nature, l'homme est entraîné dans d'éternelles révolutions.
L'objet des institutions sociales est de le placer dans un état où ces révolutions, auxquelles il est poussé par ses besoins, s'opèrent sûrement et sans secousses; dans un état où ses facultés puissent s'exercer, se déveloper et le conduire, par degré, à tout le bonheur et à toute la perfection dont il est capable. Malheureusement cette tâche est loin d'être aisée à remplir; et les lois destinées à régler la conduite de l'homme et à prévenir ces révolutions violentes dans lesquelles l'usage mal réglé de ses facultés pourrait le jeter, sont elles-mêmes sujettes à de continuelles et d'inévitables révolutions. Tout ce que la sagesse des gouvernement peut faire à cet égard, c'est encore de diriger ces révolutions de manière qu'elles s'opèrent lentement et avec le plus de fruit et le moins de violence possibles.
[46]
Or, deux conditions semblent indispensables pour cela. La première, c'est que les institutions sociales soient toujours dirigées au bien-être et à la perfection des peuples pour qui elles sont faites; et la seconde, que les gouvernemens sachent observer et suivie l'impulsion qu'elles impriment à l'esprit humain, et en corriger les défauts à mesure que l'expérience les découvre, ou qu'ils naissent des progrès du temps et des lumières. Toutefois, leur plus grand soin doit être d'apporter dans ces changemens une circonspection et des ménagemens extrêmes; car s'il est un moyen de prévenir les révolutions violentes, c'est sans doute de maintenir la sainte autorité des lois; et rien n'est plus dangereux, en voulant les corriger, que d'en affaiblir l'empire.
Malheureusement tel a rarement été le but et la marche des gouvernemens. On ne peut disconvenir qu'ils n'aient trop souvent méconnu la nature de l'homme et sa noble destination. La plupart semblent avoir considéré les peuples comme des instrumens placés dans leurs mains pour les appliquer aux fins que leur indiquaient leurs passions ou leurs caprices; et les lois qu'ils leur ont données n'ont eu souvent pour objet que de les rendre propres à ces fins particulières, presque toujours opposées à leurs véritables intérêts. Ce n'est pas tout; après avoir donné aux peuples des institutions contraires à leur bonheur, ils ont voulu que ces institutions fussent éternelles; après avoir méconnu l'intérêt des peuples, ils ont aussi méconnu la perfectibilité de l'esprit humain, et ils n'ont voulu tenir aucun compte du progrès des lumières. Ils ont défendu des institutions détestables dans leur principe, avec une ardeur et une opiniâtreté qu'on ne devrait pas mettre à défendre des institutions excellentes par leur objet, mais dont la marche du temps on des circonstances particulières auraient rendu l'utilité douteuse. Ou plutôt après avoir désavoué la raison, dans l'origine, ils n'ont pas pu la reconnaître dans ses progrès, et plus leurs lois avaient d'abord été contraires au but qu'elles auraient dû avoir, plus ils ont dû faire d'efforts pour les mettre à l'abri de toute espèce d'innovation et de réforme. Il [48] a fallu pour cela qu'ils les environnassent d'illusions et de prestiges; et la politique a été une seconde religion, qui a eu ses dogmes, ses mystères, ses articles de foi. Ce n'était pas assez encore; comme des hommes plus éclairés et plus hardis que les autres, pouvaient arracher à certaines institutions le masque religieux dont on les avait affublées pour les rendre sacrées aux yeux des hommes, il a fallu prendre des précautions contre ce qu'ils étaient capables de tenter, et de-là l'inquisition et la censure, institutions monstrueuses, créées dans des temps de violence et de barbarie, pour arrêter les progrès des lumières, ou pour leur donner une direction conforme aux vues particulières des gouvernemens, vues trop souvent contraires aux véritables intérêts des peuples et au perfectionnement de leurs facultés. On sait tous les obstacles que ces institutions ont mis aux progrès des sciences, et la fausse direction qui a été donnée à l'esprit humain sous leur fatale influence. Les erreurs se sont tellement multipliées, elles ont jeté un si affreux désordre dans les idées des [49] hommes, qu'une ignorance profonde eût été mille fois préférable aux fausses connaissances qu'ils avaient acquises, et aurait rendu peut-être moins difficile et moins tardive la découverte des bonnes méthodes et la naissance des véritables sciences.
Cependant tous ces obstacles n'ont pas pu arrêter la marche naturelle de l'esprit humain. Il est parvenu à rompre les barrières élevées par le despotisme et la superstition entre lui et la vérité. Il s'est avancé au milieu des bûchers de l'inquisition et des lazarets de la censure. Alors, à côté des doctrines menteuses, inventées par les gouvernemens pour enchaîner les peuples, il s'est formé des doctrines nouvelles enseignées par la raison et l'expérience, et destinées à placer l'homme dans un état de choses où ses facultés pussent se développer sans effort et sans péril. L'opinion des peuples s'est ralliée insensiblement à cet ordre d'idées; et comme les gouvernemens ont voulu en arrêter la marche au lieu de la diriger et de la suivre, il s'est établi entre eux et l'opinion de tous les hommes éclairés une lutte [50] secrète qui a fini par produire un éclat terrible et d'effroyables déchiremens.
Nous ne nous proposons pas de signaler ici toutes les révolutions violentes qui sont nées, dans divers gouvernemens, des vices de leur constitution, et de la résistance qu'ils ont opposée à des réformes commandées par les progrès des lumières. Nous nous contenterons de dire que telle a été la cause de nos derniers orages politiques. On sait comment la révolution française avait été préparée; comment les anciennes institutions étaient insensiblement tombées dans le mépris, et comment, n'ayant plus aucun appui dans l'opinion des peuples, et n'étant défendues que par l'orgueil et la cupidité de quelques hommes, seuls intéressés à les maintenir, elles ont été renversées avec leurs défenseurs. On sait aussi comment s'était formée la puissance d'opinion qui les a détruites, et à quelles causes reculées se rattache le nouvel ordre d'idées politiques qui gouvernent aujourd'hui la France et l'Europe. Il faut remonter jusqu'à l'invention de la poudre et de l'imprimerie, jusqu'à la découvert [51] de l'Amérique et à la réformation de Luther, pour trouver les causes premières de cette révolution dont le mouvement n'a pu être suspendu depuis. Si elle a produit des secousses violentes, affaibli la morale des peuples, renversé ou ébranlé des trônes, et fait commettre de grands crimes, il ne faut peut-être accuser de ces malheurs que l'orgueil; l'imprévoyance ou la perfidie des gouvernemens qui, au lieu de se rapprocher sagement de ses principes, d'entrer dans les voies de justice et d'humanité qu'elle avait ouvertes, de l'y retenir et de l'y conduire avec prudence et fermeté, ont d'abord fait servir tout ce qu'ils avaient de force et de ruse à arrêter sa marche, et lorsqu'ils ont désespéré de pouvoir s'en rendre maîtres, l'ont précipitée dans tous les écarts qui pouvaient la déshonorer et la rendre odieuse.
Mais il ne faut pas accuser la révolution des crimes de ses ennemis. On ne peut pas plus lui reprocher leurs fureurs qu'on ne peut imputer à la religion les massacres de la St.Barthélemy, et tous les excès auxquels le fanatisme et l'ignorance l'ont fait servir de [52] prétexte. Les nobles et généreux principes de cette révolution n'ont pu être ni déshorés par la démagogie la plus effrénée, ni étouffés par le despotisme le plus violent. Ils ont également triomphé des royalistes et des jacobins, des Robespierre et des Bonaparte; et ils sont tellement établis dans l'esprit des peuples de l'Europe, qu'il faudrait, pour les détruire ou pour suspendre leur influence, exterminer des générations entières. La force et la justice de ces principes est aujourd'hui si généralement reconnue, que tout ce qu'il y a en Europe de princes sages et éclairés sentent la nécessité de céder à leur ascendant, et de consacrer ces maximes contre lesquelles ils s'étaient vainement ligués. Il y a trente ans que le gouvernement français aurait fait brûler par la main du bourreau un livre dans lequel on aurait osé professer les principes de liberté, d'égalité et de tolérance religieuse que consacre la charte constitutionnelle.
L'Europe devra bientôt à la révolution française de l'avoir placée dans la situation la plus propre à prévenir désormais toute [53] révolution violente. C'est une vérité qui doit infailliblement résulter de l'établissement du système représentatif, dans le gouvernement des états qui la composent. Le lecteur verra, dans l'article qui suit immédiatement celui-ci,[1] avec quelle justesse ce système s'adapte à l'étendue des lumières des peuples modernes, et à la faiblesse de leurs mœurs; comment il les fait jouir du seul genre de liberté dont ils soient jaloux et qu'ils soient capables de supporter; comment, en un mot, étant essentiellement dirigé à leur bonheur et au perfectionnement de leurs facultés, et possédant en lui-même le moyen de mettre toujours les lois en harmonie avec l'état actuel de leurs besoins et de leurs lumières, il offre au plus haut degré les deux qualités nécessaires pour prévenir les grandes révolutions. Il ne manque à ce système, pour opérer tout le bien que les peuples de l'Europe peuvent en attendre, que de passer de leurs chartes et de leurs livres dans leurs habitudes. A la vérité, il n'est point combattu par elles, mais il n'est pas non plus soutenu par elles; si elles ne lui opposent point [54] de résistance, elles ne lui offrent qu'un faible appui: les mœurs de presque tous les peuples de l'Europe sont nulles aujourd'hui; celles qui soutenaient l'ancien ordre de choses n'existent plus; celles qui pourraient protéger les institutions nouvelles n'existent point encore; elles ne peuvent être l'ouvrage que de ces institutions elles-mêmes; et pour que ces institutions fassent naître les mœurs qui pourraient les défendre, il faut qu'elles soient religieusement maintenues. Or, il existe en France, et dans plusieurs autres états de l'Europe, un parti dont tous les efforts tendent à empêcher que les institutions nouvelles ne s'établissent.
Les révolutions qui s'opèrent dans les lois des peuples, ne sont pas toujours une suite du progrès des lumières. Elles sont plus souvent encore l'ouvrage de la violence, de l'orgueil et de l'ambition. Telles sont celles qui naissent de la conquête, lorsque le vainqueur fait recevoir ses lois au vaincu; telles sont encore celles qui peuvent être opérées an sein d'un état par quelque faction puissante [55] qui veut renverser l'ordre établi et changer la forme du gouvernement.
Notre histoire, depuis vingt-deux ans, a offert plusieurs exemples mémorables de ce dernier genre de révolutions: telle fut celle qui substitua la république à la monarchie, et celle qui substitua le consulat à la république. Elle offre aussi plusieurs exemples de projets de révolution de la même nature: tel fut celui que forma la faction de Coblentz, de rétablir la monarchie absolue, si toutefois cette faction eût véritablement quelque projet et ne fût pas l'aveugle et déplorable instrument des ennemis de la France: tel fut ensuite celui des vendéens; et tel est aujourd'hui celui qu'on peut supposer à certains hommes de vouloir rétablir l'ancien ordre de choses.
On chercherait vainement à se dissimuler les intentions de ces mêmes hommes. Il n'est pas possible de douter qu'ils n'aient été et qu'ils ne soient toujours préoccupés de l'idée de faire revivre des institutions dès long-temps détruites. Il semble, à la vérité, que l'extravagance de ce dessein et la masse [56] effrayante d'intérêts et d'opinions qu'il faudrait détruire pour l'exécuter, nous garantissent suffisamment qu'on n'en tentera pas l'exécution. Il est vrai de dire aussi que les fauteurs de ce projet n'ont encore osé faire aucune démonstration éclatante. Enfin, on sait bien qu'ils ne feraient impunément aucune tentative trop hardie. Mais on sait aussi que leur orgueil se nourrit des pensées les plus folles, et que leur étourderie et leur profonde ignorance ne leur permettent pas de voir le danger qu'il y aurait pour eux à vouloir les réaliser. Enfin, ce qui est bien constant, c'est ce concours d'actes ministériels qui tendent tous, d'une manière plus ou moins immédiate, à renverser la constitution; et cette persévérance des journaux du ministère à professer des principes contraires aux idées constitutionnelles.
Cependant quelques personnes ne veulent voir dans cette réunion de circonstances aucun juste sujet de crainte, et semblent croire qu'on ne doit s'inquiéter ni des actes arbitraires des ministres ni des principes séditieux de certains de leurs journaux. Que nous [57] importent, disent-elles, les déclamations de ces journaux, si le mépris public en fait justice? Pourquoi tant nous alarmer des usurpations des ministres, s'ils ne peuvent se maintenir dans ces usurpations, et des progrès de leur autorité si leur puissance réelle diminue? Combien de fois déjà n'ont-ils pas été forcés de reculer? Ont-ils pu faire exécuter leur ordonnance sur l'observation des jours fériés? N'ont-ils pas été obligés de faire rapporter celle relative aux orphelines de la légion d'honneur et celle concernant les écoles militaires? Enfin, loin d'ajouter au pouvoir du roi, par tous leurs empiétemens, n'est-il pas vrai de dire qu'ils l'ont affaibli? Les chambres n'ont-elles pas laissé voir qu'elles étaient véritablement maîtresses, et la force n'est-elle pas du côté de l'opposition? Les entreprises des ministres nous inspirent de l'humeur et des craintes; elles ne devraient exciter que notre pitié.
Il nous semble que toutes ces considérations ne présentent rien de fort rassurant. Il est vrai que les ministres ont été plusieurs fois obligés de revenir sur leurs pas; et l'on [58] ne saurait douter que les inquiétudes et le mécontentement qu'ils sont parvenus à exciter par leur administration irrégulière, n'aient beaucoup affaibli, depuis six mois, la puissance royale. Mais est-ce donc là un grand motif de sécurité, et peut-on se tranquilliser sur les atteintes qu'on porte à la constitution, parce qu'elles tendent à affaiblir le respect qu'on doit au roi, et le juste pouvoir dont il est nécessaire qu'il jouisse pour l'exacte et prompte exécution des lois? N'est-ce pas là, au contraire, un grave désordre de plus, et un chef capital d'accusation contre les ministres? Nous ne savons pas si la puissance des chambres s'est accrue de toute celle qu'ils ont fait perdre au roi; mais si le pouvoir réside en elles, il faut convenir qu'elles le tiennent bien caché; et il serait fort difficile de dire quand elles ont prouvé qu'elles étaient maîtresses. A la vérité, la chambre des députés s'est une fois permis de censurer le rapport fait par un ministre; mais elle s'est tellement repentie de cet acte de fermeté, qu'elle a permis ensuite à plusieurs de ses membres, et notamment à M. Lainé, de [59] dire des choses beaucoup plus répréhensibles que celles qu'elle avait blâmées dans le discours du ministre, et qu'elle a fini par accorder plus qu'on ne lui avait demandé. Il est, au reste, de notoriété publique que les chambres ont fait jusqu'ici presque tout ce que les ministres ont voulu, et il serait difficile de voir dans cette extrême complaisance, la preuve du pouvoir qu'on leur attribue.
La puissance du roi s'est donc énervée sans que celle des chambres en soit plus affermie. La force, dit-on, est du côté de l'opposition: de quelle opposition entend-on parler? de celle des chambres? On vient de voir qu'elle est presque nulle, au moins dans ses résultats. Veut-on parler de celle de l'opinion publique? On ne peut, il est vrai, méconnaître son influence; les effets parlent, et l'on ne saurait trop se réjouir des vœux que la nation fait éclater pour le maintien des lois qui garantissent son indépendance, et de la sage résistance qu'elle a opposée à certains actes inconstitutionnels des ministres. Mais malheureusement l'habitude de l'arbitraire que nos gouvernemens nous ont [60] fait contracter, et le peu de connaissance que nous avons de nos lois, fait que nous laissons passer, sans opposition, beaucoup d'actes contre lesquels la résistance serait non-seulement un droit, mais un devoir. Aussi les ministres, malgré les pas rétrogrades qu'ils ont plusieurs fois été contraints de faire, suivent-ils constamment la même marche; et si l'heureuse disposition des esprits peut nous inspirer quelque sécurité, la persévérance du ministère dans ses entreprises contre la constitution est faite pour exciter les plus justes alarmes.
Mais où sont, dira-t-on, les preuves de cette coupable persévérance, et comment oser douter du respect que les ministres portent à la constitution, après l'hommage éclatant qui lui a dernièrement été rendu dans leurs journaux, après qu'un écrivais aussi ministériel que M. de Châteaubriant en a pris hautement la défense, et que son ouvrage a excité parmi les journalistes du ministère des applaudissemens universels? Ces démonstrations officielles seraient sans doute fort rassurantes, si elles avaient été préparées [61] par quelques actes d'une administration franchement constitutionnelle, et si elles offraient la preuve certaine d'un changement de principes dans la conduite des ministres; mais quelle confiance peut-on avoir dans la sincérité d'une pareille profession de foi, quand elle est démentie par ce qu'on a fait et par ce qu'on fait encore? Comment se persuader qu'on a véritablement l'intention d'observer la charte, quand, dans le temps où on lui rend hommage, on présente aux chambres des projets de lois tels que celui contre la cour de cassation; quand, en même temps, on néglige d'assurer l'inamovibilité des juges, et qu'on retient ainsi indéfiniment tous les tribunaux du royaume sous la main du gouvernement par la menace toujours active d'une épuration? quand, dans le temps où le gouvernement met tant de zèle à faire faire les lois dont il a besoin, il met tant de lenteur à faire porter celles que réclame l'intérêt de la nation et le maintien de la charte? quand, après s'être tant hâté d'enchaîner la liberté de la presse, on laisse passer six mois sans avoir assuré la [62] responsabilité des ministres? quand on ne statue rien sur la liberté civile, ni sur la formation des colléges électoraux? quand on continue à faire prêter serment au roi et non à la constitution, aux édits et ordonnances, et non aux lois de l'état? quand on continue à distinguer les Français par des dénominations de parti; et que, selon les passions du moment, on fait, de certaines, des titres d'honneur, et d'autres, des titres de proscription? quand on élève à des Français, morts pour leurs privilèges, des monumens qui outragent la mémoire de Français morts pour la patrie?[2] quand on continue à [63] manifester le dessein d'expulser des charges publiques tous les hommes qui ont pris part à la révolution et qui ne l'ont point combattue, quels que soient d'ailleurs et leur mérite et les services qu'ils ont rendus à l'état? Que signifie à côté de pareils actes, qui sont des actes du moment, un stérile et tardif hommage rendu à la constitution? Que peuvent de vains discours contre une semblable réunion de faits, et comment pourraient-ils détruire les justes inquiétudes que ces faits sont de nature à inspirer?
Nous avons déjà fait connaître ailleurs la tactique du parti qu'on peut accuser de vouloir opérer un changement dans nos institutions nouvelles. Pour affaiblir, autant qu'il est en lui, les soupçons que sa conduite imprudente ne cesse d'éveiller, aussitôt qu'on parle de ses projets de révolution, il crie, aux jacobins, aux démagogues, et les défenseurs de la constitution sont traités de révolutionnaires et de désorganisateurs par des factieux qui veulent la détruire. Nous espérons qu'à l'avenir ce manège impudent et grossier n'eu imposera plus à personne, et que cet article [64] ne laissera pas de doute sur la manière dont il convient d'entendre le mot révolutionnaire et d'en faire l'application. Les personnes attachées à nos nouvelles lois sont révolutionnaires, si l'on veut, dans ce sens que ces lois sont une suite de la révolution et en consacrent tous les bons principes. Ils sont aussi révolutionnaires dans ce sens, qu'ils pensent qu'on pourra, dans la suite, corriger ces mêmes lois pour en faire disparaître les défauts qu'une longue expérience y aurait fait découvrir, ou ceux qui seraient nés des progrès du temps. Mais ces révolutionnaires-là sont très-honorables et ne peuvent mériter que des éloges; tandis que les ennemis de la constitution, les hommes qui travaillent à l'affaiblir et à la détruire, et tous ceux qui voudraient renverser l'ordre établi, sont des révolutionnaires qui méritent d'être voués à l'exécration des gens de bien, de véritables factieux dignes des plus rigoureux châtimens. Nous ne devons pas craindre sans doute que ces hommes parviennent jamais à asservir la France; d'assez fortes et d'assez nombreuses considérations peuvent nous [65] tranquilliser à cet égard: mais ils peuvent empêcher que les lois ne s'établissent, que les mœurs ne renaissent, et avec elles l'ordre et la tranquillité. Ils peuvent entretenir l'état d'incertitude, d'agitation et d'anxiété dans lequel la nation languit depuis plusieurs mois, et finir peut-être par provoquer de nouvelles crises; nous ne serons, en effet, véritablement à l'abri de toute révolution violente, que lorsque le gouvernement aura fait cesser cet état inquiétant, en se ralliant de bonne foi à ses propres institutions, et en travaillant sincèrement a l'affermissement de son ouvrage.
D…..R
[1] "Du système representatif," pp. 66-111.
[2] Que pourrait dire le gouvernement si quelqu'un ouvrait une souscription pour élever aux républicains qui périrent à Quiberon, en combattant les émigrés, un monument pareil à celui par lequel il veut consacrer la mémoire de ces derniers? Que pourrait-il dire encore si les officiers de l'armée, justement indignés de voir donner par nos journaux ministériels, le titre d'officiers à des chouans, à des vendéens, se qualifiaient, eux, officiers républicains ou sans-culottes?
[CC??], “De l'Autorité légitime et du gouvernement parlementaire” Le Censeur T.4 (March 1, 1815), pp. 32-52.
[32]
Les journaux ministériels et les écrivains du jour, partisans de la royauté absolue, font retentir presque à chaque phrase les mots d'autorité légitime, sans nous expliquer ce que c'est que cette autorité. Nous savons seulement que ceux qui l'ont en main prétendent la tenir de Dieu : ils nous le répètent dans tous leur actes, pour que personne n'en doute ; mais, instruits par l'histoire que les erreurs les plus grossières ont tour à tour obscurci l'esprit humain, nous sommes excités par la défiance ;et, suivant les principes de Descartes, nous voulons examiner avant que de croire.
Les forts de la terre en ont imposé à nos ancêtres par des augures et des oracles; les tyrans les plus injustes, des monstres qui ont fait le malheur des générations, se sont [33] toujours associé Dieu, pour inspirer la soumission et la crainte. Alexandre se fait déclarer fils de Jupiter Amnon ; de nos jours même une bouteille d'huile descendue du ciel rendait nos rois sacrés et inviolables. Il serait trop long de rapporter toutes les erreurs qui ont été employées jusqu'à ce jour pour appuyer le despotisme ; nous nous hâtons de poser la question.
Qu'est-ce qu'une autorité légitime ; ou, pour mieux commencer, qu'est-ce que l'autorité?
L'autorité est le droit de commander joint au pouvoir de se faire obéir; le droit doit toujours être accompagné du pouvoir; car l'effet de l'autorité cesse aussitôt qne le pouvoir manque; mais l'autorité ne doit avoir de pouvoir que celui des individus sur qui elle s'applique, et ceux-ci ne le donnent qu'autant que l'autorité agit à leur gré et pour leur avantage. Toute autorité suppose donc le consentement de ceux sur qui elle s'applique ; et quand le consentement cesse, le pouvoir doit cesser aussi, et l'autorité s'évanouit, à moins que celui qui l'a en main [34] n'établisse une force étrangère à la société qui lui soit propre. C'est une force de cette nature qui constitue toujours l'autorité de la tyrannie et du despotisme. Telle est l'autorité des conquérans sur les peuples conquis -; celle des Alexandre, des Tamerlan, des Tamas Koulikan; celle des tyrans, tels que Néron, Caligula; des brigands, tels que les pirates d'Alger et de Maroc, des assassins et des voleurs de grand chemin. Cette autorité peut-elle être appelée légitime? est-ce celle qu’on veut faire descendre du ciel? Voudrait-on la rendre complice de toutes les horreurs qu'elle a commises? Elle est, à la vérité, fondée sur la force, et la force vient de Dieu! Mais le pouvoir de celui qui assassine un tyran vient aussi de Dieu ! Mais le pouvoir d'un peuple désespéré qui chasse un roi ou qui le fait périr sur l'échafaud vient encore de Dieu ! Faut-il donc associer Dieu à tous les crimes de la terre, et suffira-t-il d'être le plus fort pour avoir le droit de commettre les actions les plus horribles? Quelle morale! quelles conséquences ! Si Dieu avait confié l'autorité à quelqu'un pour commander aux [35] hommes, celui-là devrait être d'une nature supérieure; et ses intérêts particuliers ne devraient jamais se trouver en opposition avec l'intérêt de ses sujets ; il serait juste par sa nature; il aurait la force inhérente pour se faire obéir. Que ceux qui nous disent avoir une mission du ciel nous en donnent des preuves. Ne sont-ils pas hommes? sont-ils plus justes? Qu'on lise l'histoire. Auraient-ils des lettres de commandement? Qu'ils les fassent enregistrer. Mais non ; ils ne peuvent donner aucune preuve, et ils ordonnent de les croire sur parole!
Pour savoir quelle est l'autorité qui doit gouverner l'homme en société, il faut examiner quelle est sa nature. Chaque homme isolément possède la faculté de veiller à sa conservation et de chercher son bien- être particulier. Pour choisir les moyens, il a sa raison ; pour les appliquer, il a sa force individuelle. Les hommes, en se réunissant en société, n'ont pas changé de nature ; ils ont en masse conservé les mêmes facultés; ils ont mis en commun la raison et la force pour veillera leur conservation et à leur bien-être ; [36] la raison commune doit choisir les moyen ; la force commune doit les appliquer, la raison commune doit donc faire la loi; et le magistrat qui est approuvé par elle pour la faire exécuter, n'a pas le droit d'y substituer sa volonté arbitraire ; il ne peut que commander en son nom; il ne peut employer d'autre force que la force commune : s'il y substituait une force étrangère à la nation, il serait dangereux à l'état, il pourrait acquérir l'autorité des despotes et opprimer la nation.
La force qui soutient l'autorité des gouvernemens despotiques est de trois sortes; celle des soldats mercenaires, celle de la corruption, celle de l'ignorance et des préjugés. C'est avec ce triple ressort qu'une trentaine d'hommes se sont emparé de toute l'espèce humaine pour en faire leur propriété; c'est de là que découlent tous les malheurs de la civilisation; mais ces ressorts doivent être brisés par les progrès de l'esprit humain et de la raison, lorsque les lumières sont répandues dans toutes les classes de la société. La force des soldats mercenaires disparaît devant la force nationale mise en mouvement [37] par un mécontentement général. La force de corruption est contenue par la masse des hommes éclairés que le gouvernement n'a pas le moyen de corrompre. La force d'ignorance et de préjugé disparaît devant le progrès des lumières et de la raison. D'après cela nous osons nous flatter que l'Europe ne peut pas rester plus long-temps soumise à l'autorité absolue. Les rois peuvent essayer encore leur dernière ressource en cherchant d’arrêter les progrès de l'esprit humain ; ils peuvent abolir la liberté de la presse, circonscrire l'instruction publique, rappeler les moines, favoriser les prêtres, leur rendre à tous leurs anciennes richesses et leurs anciens priviléges (à ce prix, ces pieux personnages s'associeront à eux pour obscurcir la raison et ressusciter les préjugés); ils peuvent essayer d'accumuler les propriétés dans les mains de quelques classes privilégiées; ils peuvent faire des lois fiscales, établir des régies, afin de détruire le commerce et l'industrie, et de replonger le peuple dans une misère abrutissante ; mais osent-ils concevoir l'espérance de réussir? Une pareille [38] entreprise ne révolterait-elle pas tous les peuples? Elle rencontrerait encore d'autres obstacles; tous les rois devraient agir de concert pour l'exécution d'un tel projet, mais ils sont divisés d'intérêt, et leur réunion est impossible; d'ailleurs, il y a des nations libres sur le globe, il faudrait les ramener sous le joug du despotisme, ce qui n'est pas en leur pouvoir ; sans cela, les maîtres orgueilleux des peuples asservis ne seraient eux-mêmes que des esclaves couronnés, des marchands de Londres, et des citoyens des Etats-Unis d'Amérique.
Que les écrivains défenseurs du royalisme absolu cessent donc de nous prêcher cette doctrine; ils ne peuvent pas faire rétrogader l'esprit humain, ils ne peuvent pas même arrêter sa marche, il ne tient pas à eux de faire que l'imprimerie, que la navigation, que la poudre à canon ne soient pas inventées ; ce temps est passé, où une poignée de nobles, encaissés dans leurs armures de fer et montés sur de pesans chevaux, écrasaient sans danger des troupeaux de vilains qui n'avaient pas le moyen de les combattre à armes [39] égales. Les progrès de l'esprit humain sont l'ouvrage de la nature ; les sciences et les arts en sont découlés, il est aussi impossible de les plonger dans l'oubli que de faire remonter les fleuves vers leurs sources. L'état où nous sommes serait le pire de tous; nous pourrions regretter les temps passés avec les royalistes purs ou impurs, mais il faudrait nous soumettre aux rigueurs du destin. Cependant la liberté des peuples, que le siècle nous amène, est-elle donc un si grand mal? le gouvernement despotique serait-il le meilleur des gouvernemens ? Linguet aurait-il eu raison? les habitans de Constantinople seraient-ils plus heureux que ceux de Londres et Philadelphie?
Rentrons dans la question : nous avons dit que la loi seule était l'autorité légitime; que, lorsque le magistrat chargé de son exécution y substituait sa volonté arbitraire, l'autorité cessait d'être légitime, et la nation tombait sous le despotisme; mais ce qu'on croit être une loi, n'est pas toujours une véritable loi. La véritable loi doit être l'expression du vœu général, ou au moins celui de [40] la majorité. Si un peuple pouvait se réunir en masse, et qu'il pût voter avec connaissance de cause sans être trompé ni influencé, là loi serait toujours l'expression de la volonté générale; cela étant impraticable, on est obligé de recourir à la représentation, mais la représentation est souvent fausse: elle l'est si les représentans se laissent corrompre par les ministres, s'ils ont des intérêts opposés à ceux des représentés, enfin s'il y a quelque classe d'hommes qui ne soit pas représentée. On peut obvier à ces vices par la publicité des séances des représentans, par le droit accordé à tout citoyen d'adresser des pétitions et des mémoires, par l'entière liberté de la presse, qui est nécessairement le complément de la représentation. Avant de mettre un projet de loi en discussion, il devrait être rendu public,afin que chaque citoyen, après en avoir pris connaissance, pût faire part de ses observations à ses représentans. Il faudrait que les ministres fussent responsables du crime de corruption ; car ils ne sont pris moins coupables en achetant des lois qui détruisent la liberté ; que s'ils faisaient [41] marcher du corps d'armée pour remplir le même but; il y aurait tout au plus entre ces deux crimes la seule différence qu'il y a entre un vol sur un grand chemin, commis avec violence, et un vol fait avec adresse à l'entrée de l'opéra. Les colléges électoraux, à chaque réunion, devraient être autorisés à faire publiquement l'éloge ou la censure de leurs représentai qui, ayant terminé leur mission, rentrent dans la classe de simples particuliers.
On ne saurait trop prendre de mesures pour s'assurer de la bonté de la représentation. Si elle est fausse, il n'y a point de liberté; que dis-je, le despotisme n'en est que plus affreux, caché sous le masque trompeur des institutions. Le peuple, obéré par tant d'impôts, absorbé par le luxe du gouvernement et l'inutilité de beaucoup d'emplois, est encore obligé de fournir, aux dépens de sa sueur, les moyens de corrompre ceux qui doivent le protéger.
La nation qui est mal représentée n'est pas à l'abri des secousses; elle marche au contraire de révolution en révolution, car l'opinion publique n'accompagne pas ses lois; et [42] les partisans du despotisme, forts par le mal qu'ils ont causé, disent alors que la liberté est une abstraction, et que le pouvoir absolu peut seul gouverner les hommes. La nation qui est bien représentée jette au contraire les fondemens d'une autorité légitime inébranlable; elle est à l'abri de toute révolution, ou, pour mieux dire, elle s'établit en révolution permanente, mais douce, mais progressive, afin de suivre sans secousse les progrès de la raison, et les variations de l'opinion.
Il est aisé de distinguer la véritable représentation de la fausse. La véritable ne produit que des lois conformes à l'opinion publique. Ainsi, toutes les fois qu'il paraît une loi que l'opinion réprouve, on peut dire à coup sûr que la représentation qui l'a produite est fausse.
Il résulte de ce que nous venons de dire, que, pour établir une autorité légitime inébranlable, il faut une bonne représentation qui soit toujours l'organe de la volonté générale ou de la raison commune, qui seule a le droit de faire la loi. Mais, pour que cette [43] raison commune puisse s'exprimer ou se former en corps d'esprit public, il faut un bon système d'éducation publique, et la liberté de la presse, afin que les individus épars puissent se communiquer leurs idées, et les transmettre à la connaissance des représentons. Il faut aussi une force commune bien organisée ; sans elle, les lois pourraient être entravées dans l'exécution et le magistrat chargé de les appliquer, pourrait, en employant une force étrangère, leur substituer sa volonté arbitraire. Il faut aussi que la nation puisse se défendre contre les ennemis extérieurs, et elle ne peut être à l'abri de tout danger que par une bonne organisation de la force commune. On doit soupçonner les intentions d'un premier magistrat qui, sous prétexte de vouloir donner du repos à la nation, n'aurait sur pied que des troupes mercenaires et étrangères, et qui ferait commander ces troupes par des hommes privilégiés et distincts dans la société ; ainsi toute force étrangère doit être suspecte à une nation qui veut maintenir sa liberté.
Après avoir exposé ce que c'est qu’une [44] autorité légitime, et assigné les moyens de l'établir sur des bases solides, nous conviendrons cependant que, dans l'état où se trouvent actuellement les peuples de l'Europe, il faut dans le gouvernement un contre-poids modérateur de l'opinion. Sa marche trop hardie pourrait nous plonger dans l'anarchie; il faut la modérer, mais il ne faut pas la faire rétrogader ni l'arrêter entièrement. Le gouvernement parlementaire, tel que celui que nous avons, remplit parfaitement le louable but de modérer l'esprit de réforme, et d'arriver sans secousse à la hauteur de l'opinion. Si les représentans veulent marche trop vite, le roi et la chambre des pairs ralentissent leur marche. Une constitution parlementaire peut être comparée à un char qui doit descendre une rampe ; le charretier enraye une roue, met des chevaux en arrière pour retenir; mais il n'arrête pas entièrement la marche du char, il fait son chemin peu à peu vers le gîte, il ne met pas tous ses chevaux pour tirer en arrière et rétrogader. Cette comparaison nous a paru propre à expliquer le mécanisme des trois pouvoirs législatifs [45] du gouvernement parlementaire, que nous croyons être celui qui convient le mieux aux peuples de l'Europe. Il est donc nécessaire, avec une telle forme de gouvernement, qu'il y ait deux partis, celui qui veut marcher en avant, et celui qui retient; mais comme il faut suivre l'opinion publique, le parti modérateur doit lâcher à propos. Mais si les représentations de la chambre des députés est fausse, soit par corruption, soit par esprit de parti, soit par faiblesse, et qu'elle se joigne au parti ministériel, alors tout tire dans le même sens, le gouvernement rétrograde vers le despotisme, et l'opinion publique alarmée replace l'état sur le volcan des révolutions. Si les ministres veulent éviter ce danger, qu'ils cessent de corrompre ou d'influencer; que les représentans, avant de voter, examinent si la loi qu'on propose est approuvée ou repoussée par l'opinion publique, et. qu'ils votent en conscience sans avoir égard à aucune autre considération.
Si la représentation actuelle était une véritable représentation, il faudrait convenir que l'esprit de liberté doit être bien général en [46] France. puisque le choix en ayant été fait sous l'influence tyrannique de Bonaparte, il ne se serait pas trouvé dans sa nombreuse population assez de partisans du pouvoir absolu pour composer à son gré une assemblée de députés, et donner par là à ses actes une apparence de légitimité. On s'aperçoit bien que cette assemblée se ressent des vices du choix; cependant il faut convenir qu'il y a encore une masse assez imposante qui marche dans le sens de l'opinion publique, et qui a entravé les projets des ministres dans plusieurs circonstances.
Mais si la loi est la seule autorité légitime, qu'est-ce donc que le roi dans un gouvernement parlementaire?
Le roi est le magistrat suprême chargé de faire exécuter la loi et de diriger la force commune. Ses fonctions sont grandes, importantes et sacrées; il est le levier social, le point d'appui de l'ordre, de la sûreté et de la stabilité; il doit être environné de respect et d'amour. Les marches du trône doivent être rendues inaccessibles par l'hérédité, afin de comprimer toutes les ambitions, et pour [47] donner à l'état une stabilité invariable. Mais ce culte, ce respect, cette prérogative héréditaire ne doit jamais devenir un prestige nuisible à la liberté. C'est pourquoi le roi doit avoir le pouvoir de faire le bien et non celui de faire le mal; et, pour atteindre ce but, la royauté doit être divisée en deux parties. La royauté de représentation et de culte politique, qui est toute entière dans la personne du roi ; la royauté executive qui appartient aux ministres. Dans la royauté de représentation et de culte politique, on adore, pour ainsi dire, dans la personne du roi, la raison commune ou la loi et la force commune, ainsi qu'on adorait autrefois le Temps dans Saturne et la Sagesse dans Minerve. Mais pour que le roi soit inviolable, et que le culte qu'on lui rend ne soit pas absurde et dangereux, il faut que la royauté executive ou les ministres soient responsables envers la nation ; sans cela, le gouvernement, quoi qu'il fût, ne serait qu'un despotisme plus ou moins déguisé par des institutions trompeuses. De là on doit conclure que le roi ne peut pas se mettre en personne à la tête des armées, [48] parce que les ministres ne peuvent pas lui transmettre des ordres; s'il entreprenait quelque chose contre la liberté ou la sûreté de l'état, la responsabilité ne pourrait pas peser sur eux. Dans cette hypothèse, le roi cesserait d'être inviolable, ainsi que dans toutes celles où les ministres seraient décharges de la responsabilité.
La chambre des pairs, dans un gouvernement parlementaire, est la partie aristocratique de ce gouvernement. Elle est intermédiaire entre la partie royale et la partie démocratique, qui est la chambre des députés. Le but de sou institution est d'arrêter la tendance de la royauté vers le despotisme, et la tendance de la chambre des représentans vers la démocratie-pure. C'est dans cette chambre que doivent s'engloutir les grandes fortunes, les ambitions de toute espèce, les grandes réputations qui pourraient troubler l'état, si ceux qui les possèdent étaient admis dans la chambre des représentans : la pairie est donc une espèce d'ostracisme politique. Il faut que le sort des pairs soit si brillant et si assuré, qu'ils n'aient plus rien à désirer que de s'y maintenir; [49] l’hérédité nous paraît nécessaire pour qu'ils paissent bien remplir le but pour lequel ils sont établis. Ils ne doivent avoir besoin ni de la faveur du roi ni de celle du peuple; leur existence doit être indépendante. Sous ce rapport, il nous paraît qu'il manque encore quelque chose à la pairie de France, par exemple, de grands majorats, et sur-tout le sentiment de leur dignité, qui ne peut naître que de leur entière indépendance. Il, est inconvenant que des pairs sollicitent à la cour des fonctions infiniment au-dessous de leur rang. Un pair ne doit être que pair ; toutes les autres fonctions le dégradent, excepté le ministère, qui fait partie de la royauté.
Il serait possible de trouver une forme de gouvernement théoriquement meilleur que le parlementaire; mais il faut gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'ils devraient être. C'est pourquoi nous n'hésitons pas de croire que le gouvernement parlementaire, tel que nous l'avons dépeint, est celui qui convient le mieux aux vieilles nations de l'Europe, corrompues et divisées par des [50] anciennes institutions, des anciennes habitudes et des préjugés qu'on ne saurait détruire lout-à-coup sans porter atteinte à la civilisation.
Ce qui a prolongé les troubles de la France, c'est l'impossibilité de l'établissement de la pairie dès le commencement de la révolution. Sous Louis XVI, les possesseurs de grandes fortunes et de grands noms étaient opposés aux changemens du gouvernement et ne pouvaient pas être employés à arrêter la tendance de la royauté vers le despotisme; ils lui auraient au contraire donné de nouvelles forces; et, avec une telle pairie, la liberté de la nation n'aurait pu s’établir. La chambre des pairs a donc dû manquer à nos premières institutions; et, par cela seul, la partie démocratique du gouvernement a dû culbuter la partie royale. La France se trouve aujourd'hui dans une meilleure position. Le cours de notre révolution a mis en évidence des noms ignorés autrefois, et de nouvelles réputations acquises à juste titre qui peuvent fournir les élémens de la pairie. Quelques noms fameux dans l'ancienne monarchie peuvent être mêlés dans cette institution avec [51] les nouveaux ; mais si la balance n'est pas en faveur de ceux-ci, la pairie penchera trop vers la royauté et cherchera à culbuter la partie démocratique; ainsi le but serait manqué, et nous tomberions dans le despotisme, ou nous serions entraînés dans de nouvelles révolutions.
En rapprochant la révolution d'Angleterre de la révolution Française, on s'aperçoit que l'Angleterre a été mieux servie que nous par le hasard. Les nobles et le peuple étaient réunis contre la royauté; ainsi les Anglais eurent de suite les élémens propres à former leur pairie; et si leur révolution s'est prolongée si long-temps, c'est que la royauté ne voulut pas se tenir dans les limites de son pouvoir; sa lutte opiniâtre fit chasser les Stuart et appeler sur le trône le prince d'Orange, qui, étranger à tous les partis, laissa à chaque chambre ses pouvoirs, et sut se contenir dans les limites de la royauté parlementaire; c'est lui qui consolida le gouvernement anglais, qui fait aujourd'hui notre envie, et qui a porté cette nation au plus haut degré de gloire et de prospérité. L'histoire du passé [52] peut faire naître bien des réflexions; et fa France devrait profiter des leçons de l'expérience que nous fournit celle d'un peuple voisin. Nous n'avons pas à craindre de retomber sous le despotisme : l'opinion prononcée de la nation et celle de tous les peuples de l'Europe qui tendent à améliorer leurs gouvernemens nous en donnent une garantie assurée; mais nous pouvons avoir encore de nouvelles secousses qui prolongeraient nos malheurs, et probablement elles n'amèneraient aucun changement dans nos institutions; elles ne feraient que déplacer les élémens nuisibles à la marche du gouvernement parlementaire qui nous paraît avoir fixé les vœux de la nation.
[G.F. = CC], [CR] “De la Réorganisation de la société européenne, etc., par M. le comte de Saint-Simon et de Thierry” Le Censeur T.4 (March, 1815), pp. 63-87.
[63]
DE LA RÉORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE, ou De la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, par M- le Comte De St.-Simon, et par Thierry, son élève.
LA politique se divise en deux parties bien distinctes, que l'on ne doit point confondre sous peine de passer pour extravagant, lors [64] même que l'on est philosophe, pour séditieux quoique l'on soit orthodoxe; en un mot, sous peine d'encourir le ridicule et de paraître déraisonnable quoique l'on ait bien raisonné. Ces deux parties sont la politique générale et la politique particulière; l'une, purement théorique, approfondit les grandes questions du droit public, la nature du pacte social, et les droits réciproques des gouvernemens et des peuples; l'autre, occupée des intérêts de telle ou telle nation, de certaines institutions qu'elle veut soutenir ou perfectionner, occupée, si l'on .veut, des intérêts de l'Europe entière, mais de l'Europe à telle époque, dans telle situation et dans telles circonstances, diffère essentiellement de la première, quoiqu'elle doive tendre sans cesse à se rapprocher le plus possible des principes et de la perfection d'une bonne théorie. L'une édifie rapidement sur le papier avec le compas et la règle; l'autre bâtit péniblement, à force de temps et de patience, sur un terrain inégal, avec de mauvais matériaux préparés la plupart du temps pour d'autres usages.
[65]
Les plans de l'une et de l'autre pourront-ils être les mêmes, et que dira-t-on de l'architecte assez téméraire pour tenter de soumettre la seconde aux dessins rigoureux de la première?
Néanmoins cet architecte peut avoir., comme M. le comte de Saint-Simon, de grands talens et de belles conceptions. Mais s'il propose aux potentats européens de remédier à la mauvaise constitution du congrès assemblé maintenant à Vienne, en y substituant un parlement européen qui les dépouille de tous leurs pouvoirs arbitraires, et qui suppose préalablement la réorganisation de la plupart des gouvernemens actuels, dèslors il confond la politique générale avec la politique particulière; en voulant appliquer l'une à l'autre, il anticipe vainement sur la marche lente des siècles, il fait d'un bon système en théorie un mauvais ouvrage de pratique ; enfin, il inspire à ses lecteurs une méfiance qui va trop souvent jusqu'à l’injustice. Cette injustice du public sera portée encore plus loin lorsque les agens du ministère, dans leurs instructions aux journalistes, [66] auront autorisé tout le mal, et défendu expressément tout le bien qu'ils pourraient dire sur l'ouvrage dont il s'agit.
Nous considérerons donc les idées de M. de Saint-Simon comme purement spéculatives; elles sont susceptibles sans doute d'être réalisées un jour, sans quoi elles ne mériteraient pas l'examen; mais il faut en remettre l'exécution à ce progrès naturel des choses que l'on ne précipite point sans de grands dangers, et qui n'est point l'ouvrage d'un seul homme et d'une seule année, mais des hommes et des siècles.
Voici les questions que M. de Saint-Simon s'est proposé de résoudre. Nous croyons qu'il a réussi en grande partie, le lecteur en jugera.
1°. Une constitution fédérative entre plusieurs gouvernemens indépendans l'un de l'autre, est-elle possible?
2°. Quelles conditions seraient nécessaires pour que l’Europe pût être soumise à cette constitution?
3°. Quelle doit être la forme de cette constitution pour qu'elle soit forte et durable?
[67]
La réponse la plus simple et la plus péremptoire que l'on puisse faire à la première question, c'est que depuis la ligue amphyctionique jusqu'aux diètes de la Suisse et de l'Allemagne, l'histoire nous présente un assez grand nombre de constitutions fédératives, pour que la possibilité de ces constitutions ne puisse pas être révoquée en doute.
Mais le raisonnement, en nous démontrant cette possibilité, déjà attestée par l'expérience, peut nous conduire insensiblement à la solution de la seconde question.
Ce sont les intérêts communs qui unissent les hommes, ce sont les intérêts contraires qui les divisent. Pourquoi les peuples ne seraient-ils pas susceptibles de former entre eux un pacte social, par les mêmes motifs d'utilité commune qui forment le lien politique de chaque état en particulier? Quand les premiers hommes se rassemblaient pour combattre de concert la faim, les bêtes féroces, ou tout autre fléau qui les menaçait également, ils obéissaient sans doute au même principe d'association qui jadis unit les peuples de la Grèce contre Xercès, les Pays-Bas [68] et la Hollande contre l’Espagne, les colonies anglaises de l'Amérique septentrionale contre la tyrannie de leur métropole ; et, dernièrement encore, toutes les nations de l’Europe contre le plus ambitieux des hommes.
Lés actions humaines peuvent être déterminées par deux sortes d'intérêts ou de besoins : les besoins momentanés qui produisent les actions momentanées, les changemens imprévus, les révolutions subites, et les besoins constans, habituels, uniformes, qui produisent les habitudes, les lois, les institutions. Les sociétés devaient se dissoudre promptement lorsqu'elles n'avaient d'autre but que de se délivrer d'un sanglier, d'un tigre farouche, ou d'un conquérant en particulier ; mais elles devinrent indissolubles, elles acquirent une permanence éternelle, lorsque la prudence étendit ces craintes sur la suite des temps, et que l'on apprit à re* douter les tigres, les voleurs et les conquérans à venir. De-là l'institution des sociétés politiques et des confédérations permanentes telles que celles de l'Amérique, de la Hollande et de la Suisse, qui ne sont [69] elles-mêmes que des sociétés politiques, ayant pour membres des nations, lesquelles sont au corps tout entier ce que sont les citoyens à un état particulier.
Pourquoi ces constitutions fédératives ne se sont-elles pas étendues et multipliées davantage? Il est cependant bien certain que tous les peuples ont un besoin commun de la paix et de la tranquillité; que plus la civilisation, le commerce, l'industrie et les arts se perfectionnent, plus la guerre leur devient funeste, sans leur être, sous aucun rapport, agréable ou utile, comme l'on peut prétendre, avec quelque raison, qu'elle l'était aux anciennes peuplades de la Grèce et de l'Italie. Ces peuplades, par leur situation, par leurs habitudes, par suite de l'extrême imperfection de leur commerce et de leur industrie, devaient aimer la guerre avec passion : c'était sur la guerre sur-tout qu'elles fondaient leur revenu public, et presque leur subsistance. Mais, nous, quelle différence! quel besoin si pressant avons-nous de nous aller faire égorger? Les Grecs et les Romains naissaient soldats : nous naissons [70] artisans, manufacturiers, commerçans, laboureurs. Nous ne voyons pas comme eux la patrie exposée à des dangers continuels. Oui, nous pouvons le dire hautement, l'intérêt général, et, ce qui est la même chose, la volonté générale des peuples de l'Europe, demande sans cesse la paix. De toutes les guerres qui ont ruiné les nations modernes, il en est très-peu que la volonté nationale n'ail pas condamnées ; et, si l'intervention d'un tribunal suprême eût été possible, il n'en est point qui n'eût mieux aimé s'y soumettre que d'entreprendre la guerre même la plus juste. Demandez aux bons habitans de la Prusse et de l'Autriche si, en bonne foi, ils désirent vivement que la Saxe et l'Italie soient ajoutées aux vastes domaines de leurs monarques; demandez-leur s'ils sont impatiens de rentrer en campagne pour soutenir ces absurdes prétentions ; s'ils veulent mourir pour cette noble cause et préparer à leurs descendans toutes les nouvelles guerres que celle-ci pourrait engendrer dans l'avenir. Vous verrez ce qu'ils vous répondront, pourvu que ce ne soient ni Guillaume, ni [71] Francois, ni leurs ministres qui vous répondent.
Ce n'est donc pas à la volonté des peuples qu'il faut imputer cette horrible série de désastres et des massacres sans utilité, sans cause légitime et presque sans motifs apparens; C'est bien plutôt au silence de cette volonté sacrée, à l'injuste supériorité de l'intérêt particulier sur l'intérêt public, c'est-à-dire au vice de gouvernemens absolus, que nous devons attribuer tant de malheurs.
Puisqu'il est vrai que les guerres seraient infiniment plus rares, si elles dépendaient de la volonté nationale, il s'ensuit qu'elles seront plus rares à mesure que l'autorité usurpée des rois absolus fera place dans les divers états de l'Europe à des gouvernemens légitimes, tels que le nôtre et celui de l'Angleterre, où la volonté nationale domine.[1]
Or, il est certain que le progrès des [72] lumières, le bon exemple donné par certaines nations, le besoin d'ordre universellement senti, les développemens journaliers des diverses parties de l'économie sociale, appellent sans cesse chez les peuples encore soumis à des gouvernemens illégitimes la grande réforme que la France vient de subir. C’est une révolution nécessaire, mais qui doit être lente, modérée, insensible. Il serait insensé d'en vouloir déterminer le mode ou l'époque, hélas, encore si éloignée de nous : mais jusqu'à ce qu'elle se soit opérée, que de guerres ne verrons-nous pas, nous et nos descendans, pour des motifs d'ambition aussi arbitraires, pour des balivernes aussi frivoles que celles qui divisent aujourd’hui le congrès assemblé à Vienne!
Troisième question: Quelle doit être la forme de la constitution européenne pour qu'elle soit forte et durable?
La constitution européenne de l'abbé de [73] Saint-Pierre reposait sur cette hypothèse: que les rois consentissent à se désister volontairement, en faveur d'un congrès, de leur pouvoir arbitraire. Rousseau a démontré que cette hypothèse était à jamais inadmissible, et il suffit d'un peu de sens pour en être assuré.
Le projet de Henri IV n'était nullement hypothétique; il en fondait l'exécution sur la force des armes et sur l'intérêt privé de la plupart des puissances chrétiennes. Le prudent Sully en avait calculé toutes les mesures, et avait eu de fortes préventions à surmonter avant de l'approuver. Mais ce projet, en le supposant exécuté, aurait-il, ainsi que celui de l'abbé de Saint-Pierre, donné une organisation solide à l'Europe ; le lien eût-il été assez fort pour contenir tant de puissances dégagées d'ailleurs de toute autre espèce de liens? Non, sans doute; ce tribunal de rois, proposé par les deux projets dont nous parlons, n'aurait pas eu la moindre garantie pour l'avenir. La même vertu, le même désintéressement que l'abbé de Saint-Pierre supposait, et que le seul Henri IV avait dans le [74] cœur pour l'établissement de ce congrès permanent, étaient nécessaires à perpétuité chez tous les membres de ce congrès, pour qu'il pût se soutenir. Qui ne voit, en effet, que cette assemblée de rois ne reconnaissant aucun supérieur commun, impatiens de se distinguer et de faire valoir leurs avantages réels ou présumés, tout-puissans chez eux, ne dépendant au-dehors que d'un conseil composé de leurs pareils, de leurs rivaux, de leurs inférieurs, serait livrée à trop d'intrigues, aveuglée par trop de passions pour ne pas tendre sans cesse à se dissoudre? Cette démocratie des rois de l'Europe n'aurait sans doute servi qu'à animer davantage leurs démêlés, en mettant en présence toutes les parties intéressées; c'eût été en quelque sorte organiser la guerre diplomatique, et peut-être les résultats de cette guerre perfide eussent-ils ramené plus de batailles que l'on n'en voulait prévenir.
Le projet de M. le comte de Saint-Simon s'appuie sur une supposition beaucoup plus naturelle que celui de l'abbé de Saint-Pierre. J'ai assez insisté sur le reproche d'avoir [75] anticipé sur les siècles qui doivent la réaliser, en déclarant que l'on avait hâté la publication de l'ouvrage en faveur du congrès de Vienne; quel que soit l'espace de temps que l'on veut nous faire enjamber, il est permis à l'imagination de faire le pas pour résoudre l'une des plus belles questions que présente la politique. Revenons sur les données que nous avons établies ci-dessus.
Quoique cette constitution libre que l'on convient d'appeler parlementaire, et dont nous avons considéré l'établissement progressif comme le plus sûr acheminement à la pacification générale, attribue au roi, en termes positifs, la faculté de faire la guerre et la paix; cependant cette clause se trouve extrêmement restreinte, ainsi qu'elle devait l'être, par tous les autres articles de cette même constitution. Nous ne connaissons pas encore en France l'esprit du gouvernement que nous venons d'adopter, parce que nous n'en avons pas encore vu les développemens. C'est donc sur l'Angleterre qu'il nous faut jeter les yeux, si nous voulons apprendre autre chose que la lettre de notre charte. Ce [78] droit de guerre et de paix attribué à un seul homme, qu'entraînent vers la guerre l'orgueil, l'ambition, la flatterie, les préjugés, le désir d'augmenter sa puissance au-dehors et au.dedans; ce droit terrible n'est en Angleterre, ainsi que dans tout état bien constitué, qu'une prérogative presque nominale. Passons sur quelques abus que souvent les Français se plaisent à exagérer ; il est certain qu'en Angleterre, lorsqu'un ministre fait une guerre, c'est qu'il est soutenu par la majorité de la nation, sans quoi il ne pourrait ni en obtenir les moyens, ni même conserver sa place. Or, supposons toutes les grandes puissances de l'Europe régies par un système représentatif aussi bien affermi, aussi développé qu'il l'est en Angleterre, le grand œuvre de la pacification générale serait presque achevé. Il faut convenir, en effet, je le répète, qu'il y a bien peu de peuples en Europe dont les intérêts nationaux s'excluent mutuellement, et soient incompatibles ou même différens. L'Angleterre même, la seule puissance intéressée au despotisme par sa faiblesse naturelle, qui lui fait craindre [77] d'être asservie si elle ne domine pas; l'Angleterre même perdrait alors ses prétentions avec ses craintes; elle y gagnerait sans doute ; sans quoi elle ne pourrait manquer d'être un jour retranchée de la grande société politique, comme un membre vicié, comme un ulcère dévorant. Mais cette même nation nous a tout récemment offert une belle preuve de l'influence heureuse que pourrait exercer une représentation nationale sur les relations extérieures du gouvernement. Qui n'a pas lu avec admiration les motions éloquentes de M. Whitbread, dans la chambre des communes, sur les révoltantes usurpations préparées froidement dans le congrès deVienne? Croit-on que si, en France, les Flaugergues, les Bedoch, les Raynouard, et si en Russie, en Prusse, en Espagne, en Autriche, des hommes de cette trempe, revêtus des mêmes attributions représentatives, eussent répondu au noble mouvement de l'opposition anglaise; cette intervention des peuples dont l'intérêt est dans la justice, n'eût pas terminé de la manière la plus désirable les démêlés des rois qui mettent leur [78] intérêt dans leur orgueil et leur ambition?
En poursuivant notre hypothèse, il est aisé de voir que le droit public de l'Europe deviendrait ainsi l'objet d'une discussion libre, franche, ouverte, et essentiellement consacrée au bien commun entre les parlemens des diverses nations. La confédération européenne existerait dès-lors.
Par quel moyen un tel état de choses pourrait-il se perfectionner encore?
Chose singulière, et que je reprocherai à M. de Saint-Simon de ne nous avoir pas fait remarquer dans son ouvrage ! l'histoire nous présente un modèle bien raccourci, mais complet dans toutes ses parties du système d'organisation qu'il propose, pour amener la société européenne à sa plus grande perfection.
Avant que les Etats-Unis d'Amérique se fussent constitués en un seul gouvernement fédératif permanent, chacun de ses états était, ainsi qu'il l'est encore aujourd'hui, régi selon la forme parlementaire. Le gouverneur de chaque province en est le roi, électif à la vérité; mais on conçoit comment, [79] dans des états aussi bornés, l'on n’a besoin que de la royauté élective, ministérielle, et que l'on y serait embarrassé d'une royauté héréditaire honorifique.[2] Le pouvoir législatif auquel le gouvernement prend part est confié principalement à deux chambres, un sénat et un corps législatif, dont la constitution ne diffère des nôtres que par des circonstances locales et nullement par le fond. Quelques états plus attachés que les autres à la forme républicaine, ont voulu d'abord se contenter d'un seul corps représentatif; mais ils sont bientôt revenus de cette erreur.
Hé bien, ces dix-sept petites provinces américaines, avant l'époque de la grande union, et après la guerre contre les Anglais, se trouvaient dans la même situation et au même degré de perfection politique à laquelle nous supposons l'Europe parvenue, pour établir un gouvernement fédératif.
Quelles auraient pu être, selon toute apparence, les relations de ces états divisés, [80] mais tous également dirigés par la volonté nationale? L'ambition conquérante n'est pas le vice des peuples commerçans, non plus que d'aucun peuple moderne; les conquêtes ne sont pour eux qu'une ressource, un pis-aller, comme nous l'avons éprouvé nous-mêmes pendant les souffrances de l'anarchie et du despotisme. Les états américains auraient donc cherché avant tout une existence pacifique. Si l'un d'eux avait voulu dominer aux dépens de quelque autre, l'intérêt de tous les états à la fois eût été compromis, une ligue se serait formée et aurait bientôt rétabli cet équilibre, qui ne serait pas regardé comme une chimère, s'il avait d'autres garanties que la modération et la probité des rois.
Ainsi, chaque parlement particulier eût pu être considéré comme une portion d'un grand parlement américain, composé de tous ceux des différens états. Seulement ce grand sénat, ainsi épars, n'aurait pu traiter les affaires générales avec assez de promptitude et de facilité. Il était naturel que ces nations cherchassent à simplifier leur diplomatie en rapprochant davantage leurs représentans; [81] de là cette sublime idée de l'union américaine. Nous allons faire à la fois l'exposé de ce chef-d'œuvre des institutions politiques, et l'analyse des vues de M. de Saint-Simon.
Quels hommes seront chargés de représenter chaque nation? Sera-ce l'affidé de chacun des chefs de gouvernement, connu par ses talens de cour, qui ira, muni des pleins pouvoirs de son maître, soutenir à huis clos les prétendus intérêts de sa patrie, en semant partout les divisions, les mensonges et les séductions? Ne sera-ce pas plutôt une élite de bons citoyens, connus pour tels par leur nation; et choisis par elle, un choix d'hommes éclairés, vertueux ; et si l'on ne regarde pas la vertu désintéressée et les talens éprouvés comme une assez bonne garantie, pourquoi des cultivateurs, des commerçais attachés par état au plus grand bien de leur patrie, et par conséquent à la paix, ne seraient-ils pas appelés, comme dans nos chambres particulières, à la discussion solennelle des intérêts généraux dont les leurs font partie?
Tels sont les membres du gouvernement suprême des états américains.
[82]
Maintenant il faut considérer que, quand de grands intérêts sont réunis à la décision irrévocable d'une seule assemblée, la brigue, la discorde et l'ambition s'y introduisent bien plus aisément que quand la décision de cette assemblée est soumise à l'examen sévère d'une autre assemblée indépendante et bien prémunie, par cela seul qu'elle est isolée, contre les brigues, les prétentions, les préjugés qui agitent la première.
Les sages législateurs des Etats-Unis ont partagé le gouvernement suprême en deux chambres.
Comme ces deux chambres seraient susceptibles de se faire des intérêts differens de ceux des administrés, si leurs membres étaient nommés à vie, ces législateurs ont voulu qu'elles fussent renouvelées à des époques fixes et très-rapprochées.
Cependant il était important de ne pas les renouveler en entier aux mêmes époques pour éviter les secousses, les révolutions subites, et les erreurs de l'inexpérience. Aussi les sénateurs sont-ils élus, aux [83] États-Unis, à de plus longs intervalles que les représentans.
Il fallait resserrer le plus possible l'exécution de la volonté des nations unies, et pas conséquent la confiera un seul homme.Mais il était également nécessaire que l'officier supérieur que l'on nomme président et qu'on aurait pu appeler roi s'il n'était temporaire, instruit mieux que personne des moyens et des besoins de la chose publique, connaissant les affaires actuelles dans tous leurs détails, puisse prendre quelque part aux résolutions qu'il est chargé d'exécuter. C’est ainsi que le président des Etals-Unis a presque le droit de rejeter les projets de loi présentés à sa sanction, pouvant les renvoyer à un nouvel examen des chambres, avec les observations qu'il juge convenables.
Une ville et son territoire doivent appartenir en propre au parlement, comme Washington en Amérique, afin qu'aucune province particulière ne puisse en être la résidence, et influer sur ses délibérations.
Tel est le plan de la grande constitution européenne proposée par M. le comte de [84] Saint-Simon. N'allons pas dire que les grands états de l'Europe ne sont pas susceptibles des mêmes formes et des mêmes besoins que les petites provinces unies de l’Amérique. Nous supposons les mêmes gouvernement particulier à chacun de ces grands états qu'à chacune de ces provinces, et l'expérience nous démontre que cette similitude peut exister; or, des rapports semblables doivent exister entre des gouvernemens semblables. Pour ce qui est des besoins des peuples européens, il est tout aussi certain que la France a besoin d'être en paix avec l'Espagne et l'Autriche, qu'il est certain que la Pensilvanie a besoin d'être en paix avec le New-Yorck et le Massachusset.
Nous ne nous lasserons pas de répéter que ces considérations ne sont pas, pour l'époque où nous vivons, d'une application pratique. M. de Saint-Simon ne semble pas y avoir suffisamment songé. Trop empressé de réaliser des vues que l'humanité lui inspire, il propose, en attendant la formation du grand parlement européen, une association du même genre entre les parlemens de France, [85] et d'Angleterre , accompagnée de la confusion de leur dette publique en une seule , dont les deux états seraient responsables solidairement. Nous éviterons de hasarder un jugement sur une proposition qui sort du cercle des idées principales que nous venons d'exposer, et qui , d'après un faible examen, nous a paru assez hasardée.
Nous ne dirons rien non plus sur quelques parties de détails trop développées, relativement aux autres, dans le livre de M. de Saint-Simon; par exemple, en fixant d'avance les revenus des membres du parlement européen, il a fait crier au système les lecteurs superficiels qui n'ont saisi que la forme de son projet.
Voici une observation sur la possibilité d'une organisation européenne qui, bien que bonne en elle-même, nous semble exagérée dans les conséquences. Deux choses étant nécessaires pour que cette organisation puisse exister; savoir, l'uniformité des gouvernemens et le lien commun qui les unit, il est certain que ces conditions étaient remplies aux douzième, treizième, quatorzième et [86] quinzième. siècles, lorsque toute la surface de l'Europe présentait le gouvernement féodal universellement établi, et que les volontés des papes dirigeaient celles des princes et des peuples. Cette organisation était mauvaise, dit l'auteur, mais enfin c'était une organisation. Nous en conviendrons aisément, pourvu que M. de Saint-Simon n'attribue pas exclusivement à cet état de choses l'absence des grandes guerres nationales (excepté les croisades) que présente cette époque. Car il est certain que, quand même ce lien ecclésiastique n'eût pas existé, les grandes guerres de nation n'auraient pu exister, puisque ces nations n'étaient pas formées, n'avaient pas d'unité, et se trouvaient morcelées en une multitude de fiefs presque indépendans de la couronne , puisqu'enfin les rois, sans revenus, sans troupes réglées, occupés sans cesse de leurs guerres particulières, contre des vassaux rivaux de leurs puissances, ne pouvaient qu'à peine soupçonner l'existence des grandes nations étrangères.
A l'occasion du projet d'union entre la France et l'Angleterre, l'auteur s'attache à [87] montrer les dangers auxquels la France serait exposée si le gouvernement tenait une conduite infidèle à la charte. Quoiqu'on puisse lui reprocher quelque excès dans ses alarmes qui ressemblent plutôt à des menaces, cependant cette partie de l'ouvrage est généralement très-bien traitée, et se fait lire avec le plus grand intérêt.
Ce livre est écrit d'une manière ferme, simple et précise. Les grandes vues d'humanité qui y dominent suffiraient seules pour imposer à la critique le ton du respect. M. Thierry, élève et collaborateur de M. de Saint-Simon, a droit à nos éloges pour la part qu'il a prise à cet ouvrage.
G. F.
[1] Pourquoi faut-il que les expressions les plus justes soient celles dont on a le plus abusé; et que ce mot de volonté nationale présente à beaucoup de bons esprits un autre sens que ceux d'intérêt national, d'intérêt public, d'utilité commune? L'un des plus funestes effets de notre révolution est d'avoir discrédité pour long-temps les plus saines idées et leurs expressions les plus propres par l'abus qu'elle en a fait.
[2] Voyez dans le même ouvrage de M. de SaintSimon cette distinction simple et lumineuse.
Charles Comte, [CR] “De La Traite et de l'esclavage des noirs et des blancs” Le Censeur T.4 (Mar. 1815), pp. 210-30.
[210]
DE LA TRAITE ET DE L'ESCLAVAGE DES NOIRS ET DES BLANCS, PAR UN AMI DES HOMMES DE TOUTES LES COULEURS.
L'auteur (M. Grégoire, ancien évêque de Blois) a divisé ce petit ouvrage en deux chapitres. Dans le premier, il donne une esquisse des raisons qu'on a opposées en différens temps aux défenseurs de la traite des nègres ; il s'élève contre l'article du traité de paix qui stipule la prolongation de ce commerce odieux pendant cinq ans.
« Tandis que, dit-il, par-delà le Pas-de-Calais et l'Atlantique, la vertu et l'éloquence déploient tant d'efforts contre le commerce de la liberté humaine, quel scandale présentent chez nous le silence et l’indifférence [211] même des hommes qu'on désigne sons le titre de gens de bien ! Peut-on citer une seule pétition d'une ville ou d'une corporation contre l'article du traité relatif à la traite qui, en Angleterre, a soulevé toutes les ames? Nous avons au contraire à déplorer le scandale d'une pétition arrivée de Nantes, qui sollicite la prolongation des malheurs de l'Afrique, afin d'enrichir quelques européens. »
A proportion que l'on sent vivement la dignité de l'homme, on est révolté d'entendre froidement justifier l'esclavage d'une portion de l'espèce humaine. La multitude de raisons que l'on a à opposer se présentent à la fois au sentiment, et l'on s'irrite de voir que la lenteur de la parole semble trahir la vivacité de la pensée. C'est sans doute ce sentiment qu'éprouva Montesquieu, quand, au lieu de développer longuement toutes les raisons qui condamnent l'esclavage des nègres, il en fit une apologie ironique. En lisant les misérables raisons que ne craint pas d'alléguer l'avide avarice pour défendre la traite de ces malheureux Africains, on croit lire [212] l'apologie ironique de ce célèbre écrivain. Pour nous borner à exposer ici une de leurs raisons les plus fortes, ils vous allèguent que le travail de la culture du sucre est trop fort et trop pénible pour les bras européens; voilà une assertion bien étonnante. Des Africains énervés et engourdis par l'esclavage auraient plus de force pour supporter le travail que l'Européen libre, vigoureux et actif! Un colon, bon observateur et de meilleure foi que ses confrères, m'a expliqué la raison de ce propos; l'Européen, accoutumé à un travail qu'il se commande à lui-même, s'y livre avec toute l'ardeur que donne l'exercice de sa volonté propre. Comme il se trouve alors dans un climat trop chaud, l'excès de la transpiration use ses forces, et l'ardeur qui le porte au travail finit par l'exténuer: l'esclave nègre, au contraire, n'accorde de sa force que ce qu'il ne peut pas absolument refuser; les coups de fouet sont loin de produire le même effet que ce stimulant intérieur qui porte l'homme libre à agir de lui-même et pour lui-même; il se ménage donc davantage, et son travail ralenti n'use pas autant [213] son corps que l’ardeur inconsidérée de l'Européen. Mais il est aisé de diriger et de ralentir cette ardeur. D'après le rapport de M. Drouin de Bercy,
« les engagés, ou trente-six mois, qui étaient des blancs, faisaient, dans l'origine de l'établissement de Saint-Domingue, ce que font aujourd’hui les nègres; même de nos jours, presque tous les habitans de la dépendance de la Grande-Anse, qui sont en général des soldats, des ouvriers ou de pauvres Basques, cultivent de leurs propres mains leurs habitations. Oui, je le soutiens, et j'en ai l'expérience: les blancs peuvent, sans crainte, cultiver la terre de Saint-Domingue : ils peuvent labourer dans les plaines depuis six heures du matin jusqu'à neuf, et depuis quatre heures de l'après-midi jusqu'au soleil couché. Un blanc avec sa charrue fera plus d'ouvrage dans une journée que cinquante nègres à la houe, et la terre sera mieux labourée. »
Cette ardeur n'appartient pas seulement à l'Européen, elle appartient aux hommes de tous les climats dont le travail est spontané. [214] C'est ce principe d'activité qui développe tous les ressorts de l'homme, et qui lui fait sentir toute la dignité de son être; c'est par elle qu'il jouit de toute la plénitude de son existence, et qu'il peut goûter le bonheur. Oter à l'homme cette qualité première, c'est lui ôter le principe qui le constitue homme, et qui est si nécessaire à son existence que, quand il en est privé, il décline, il s'affaisse; ce n'est plus qu'une machine mue par une impulsion qui n'est pas la sienne. Quelle que soit la dureté de l'esclavage, elle ne peut éteindre entièrement ce feu sacré qui allume toutes les facultés actives de l'ame, ni étouffer entièrement le sentiment de la dignité de son être; ce sentiment se change en une haine profonde contre celui qui l'opprime; il acquiert toutes les qualités qui résultent et de sa haine et de son impuissance ; il devient fourbe, traître, méchant, vindicatif, lâche, paresseux ; enfin, il contracte tous les vices qui servent de prétexte aux Européens pour asservir les nègres, et qu'ils n'ont que parce qu'ils sont esclaves.
Non-seulement l'esclavage flétrit l’ame; [215] il énerve, il affaiblit et affaisse la vigueur physique; l'esclave dépérit et produit des enfans qui dépérissent encore; voilà pourquoi, malgré l'intérêt personnel des colons de procurer à leurs nègres un sort assez heureux pour les faire multiplier et produire des enfans sains et vigoureux, ces malheureux n'ont jamais pu nulle part entretenir leur population; partout il a fallu la recruter par l'infâme commerce de la traite, tandis que dans leurs sables brûlans, ces nations sont encore assez heureuses pour fournir un reste de population à l'avarice de l'Européen: les malheureuses victimes africaines que l'on arrache à leurs foyers s'imaginent que les Européens les achètent pour les faire dévorer, aussitôt leur arrivée en Amérique. Cette opinion ne diffère de la vérité que relativement au temps.
Les Africains transplantés d'Afrique à St.-Domingue présentent une différence frappante entre les effets de l'esclavage et ceux de la liberté. Depuis long-temps, ils n'étaient plus recrutés par la traite ; depuis long-temps leur population a du [216] éprouver de grands échecs par leurs divisions intestines et par les guerres sanglantes qu'ils ont eues à soutenir; cependant ces ci-devant esclaves, métamorphosés par la liberté en hommes énergiques, vigoureux et aguerris, présentent à présent l'aspect d'un peuple florissant qui a su défendre sa liberté contre les efforts de Bonaparte; sa population s'est accrue au lieu de diminuer. L'île de St.-Domingue est à présent le royaume des Haïtiens qui vivent libres et heureux sous un gouvernement sagement organisé, ont des lois constitutionnelles et une représentation nationale pour les maintenir.
Pour donner une idée de l'état de ce nouveau peuple et de l'esprit qui l'anime, noua rapporterons le résultat de la mission du général Dauxion-Lavaisse, que le gouvernement provisoire de France avait envoyé dans cette colonie pour engager Henri Christophe, roi des Haïtiens, à se soumettre à la mère-patrie : Christophe assembla le conseil général de la nation pour lui faire part de la lettre qu'il avait reçue du commissaire français, dans laquelle on l'engageait à renonce [217] au titre de chef d'esclaves révoltés pour se soumettre à Louis XVIII, et où l'on faisait part de l'intention du gouvernement français de réparer par la traite des nègres les pertes que la population de St.-Domingue avait dû faire, avec la menace d'en exterminer le reste si cette colonie osait résister. La lecture de cette lettre produisit dans l'assemblée un sentiment d'indignation difficile à exprimer. Elle vota d'une voix unanime une adresse au roi qui mérite d'être rapportée; elle apprendra aux détracteurs des nègres s'ils méritent le mépris dont l'avarice ose les couvrir.
« Sire, les annales du monde ne présentent point d'exemple de propositions de paix aussi odieuses et aussi outrageantes que celles qu'ose nous présenter le gouvernement français par son envoyé le général Dauxion-Lavaisse; les souverains et les nations reconnaissent entre eux des droits sacrés que les peuples les plus barbares n'osent enfreindre; les plus abominables tyrans, quand ils veulent soumettre des peuples sous leur joug odieux, cherchent [218] au moins à cacher leurs desseins perfides sous des prétextes spécieux, n'osant violer ouvertement le droit des gens : cependant un envoyé du roi de France ose impudemment violer tous ces droits et faire à un peuple libre le plus violent des outrages, en lui proposant l'alternative de l'esclavage ou de la mort.
» Et à qui ce vil agent ose-t-il faire cette proposition? A votre majesté, qui n'a cesse de combattre pour défendre la liberté, l'indépendance et les droits imprescriptibles de l’homme; à votre majesté qui s'est toujours proposé pour règle de sa conduite et de ses actions, l'honneur et la gloire du peuple haïtien; on ne craint pas de vous proposer de descendre du trône où vous ont placés l'amour et la reconnaissance de tous les citoyens! Quelle extravagance ! quelle infamie! Cet insolent commissaire ose soupçonner votre grande ame capable d'une si basse perfidie; à qui prétend-il parler de maître et d'esclaves? A nous qui formons un peuple libre et indépendant; a des guerriers couverts de nobles blessures reçues au champ [219] d'honneur, et qui ont prodigué leur sang pour détruire les aveugles préjugés et l'odieux esclavage; à des guerriers qui, dans mille combats, ont fait mordre la poussière à nos barbares colons; et maintenant le reste de ces misérables colons, échappés à notre juste vengeance, osent nous proposer de rentrer dans cet état de servitude dont notre valeur nous a délivrés ! Non, non, jamais on ne reverra dans Haïti ni maîtres ni esclaves.
» Cet odieux procédé de la France ne nous sépare-t-il pas pour jamais de ce peuple? Eh ! quel autre peuple aurait osé nous proposer des conditions aussi outrageantes? Quoi! dans leur aveugle mépris ils nous croient donc assez stupides pour nous supposer dépourvus de cet instinct que la nature a donné à tous les animaux pour veiller à leur conservation ! Quel excès d'audace, ou plutôt quelle folie d'oser nous proposer de nous soumettre à leur empire odieux ! Est-ce pour les bienfaits que nous avons reçus d'eux qu'ils nous invitent à reprendre nos fers? Est-ce pour nous voir de nouveau livrés aux tourmens ou dévorés par des chiens, que nous [220] renoncerions à notre liberté achetée par vingt-cinq ans de combats? Qu'y a-t-il de commun entre nous et la France? N’avons-nous pas rompu tous les liens qui nous unissaient à elle ? Tout diffère maintenant entre ce peuple et nous ; il n'a jamais cessé de nous persécuter, et nous pourrions consentir à gémir sous la tyrannie d'une nation qui nous fait horreur !
» Les barbares osent nous mépriser assez pour nous croire indignes de la liberté; ils nous croient incapables de ces nobles sentimens, de ces élans de l'ame qui font les héros, et qui nous rendent maîtres de nos destinées; mais ils se trompent; qu'ils viennent, ils apprendront à connaître l'énergie et le courage d'un peuple libre qu'on ose outrager. Notre volonté est d'être libres, et nous le serons, en dépit de ces tyrans. Ou bien, si la rigueur du sort prévaut contre la justice de notre cause, si nos tyrans finissent enfin par nous vaincre, nous voulons laisser à la postérité un monument glorieux du courage et du dévouement des Haïtiens. Nous jurons solennellement de périr tous sous le fer du [221] vainqueur, plutôt que de renoncer à notre liberté. Que nos villes, nos manufactures, nos maisons deviennent la proie des flammes! Que le royaume de Haïti se change en un vaste désert, avant qu'aucun Français puisse profaner cette terre libre par sa présence!
» Que chacun de nous multiplie ses forces, qu'il redouble de courage et d'énergie pour immoler, par milliers, à notre juste fureur, ces tigres féroces, altérés de notre sang! Que Haïti ne présente qu'un monceau de ruines! Que notre terrible contenance ne présente partout que l'image de la mort, de la destruction et de la vengeance ! Que la postérité, en contemplant ces ruines, s'écrie en soupirant : Ici a existé un peuple libre et généreux ! Des tyrans ont voulu lui ravir sa liberté ; mais il a mieux aimé périr avec elle, que de la perdre, et elle applaudira à son héroïque dévouement. »
Réponse du roi.
« Haïtiens, vos sentimens et votre résolution sont dignes de vous; votre indignation est à son comble; que Haïti ne forme plus qu'un vaste camp ; préparons-nous à combattre ces [222] tyrans qui nous menacent de l'esclavage et de la mort.
» Haïtiens, l'univers a les yeux fixés sur vous: votre conduite confondra vos calomniateurs, et justifiera l'opinion que les philantropes ont conçue de vous. Rallions-nous, n'ayons qu'une seule et même volonté, celle d'exterminer nos tyrans. De notre union et du concert de nos efforts réunis dépendra le succès de notre cause.
» Laissons à la postérité un grand exemple de courage: combattons avec gloire, et périssons plutôt que de renoncer à la liberté et à l'indépendance. Je suis votre roi; je saurai vivre et mourir en roi; vous me trouverez toujours à votre tête, partageant vos dangers et votre gloire. Si je péris avant de consolider votre liberté naissante, que la mémoire de mes actions reste gravée dans vos cœurs; et si vos tyrans sont assez heureux pour mettre votre liberté en péril, arrachez de la terre mes ossemens, ils vous conduiront encore à la victoire, et vous rendront capables de triompher de nos ennemis. »
Voilà quels sont les hommes dont M. Grégoire a pris la défense.
[225]
Dans le 2e. chapitre de son ouvrage, l'auteur parle de la traite des blancs; il ne passe que légèrement sur la grande considération que présente ce titre, et s'étend spécialement sur le joug oppressif et outrageant que le gouvernement anglais fait peser sur les catholiques irlandais, et l'on peut dire que l'idée-mère de tout l'ouvrage, est de faire voir la grande inconséquence des Anglais, qui, d'une part, s'élèvent avec énergie contre la traite des nègres, tandis que, sourds aux réclamations réitérées des Irlandais catholiques, ils s'obstinent à asservir leur conscience au culte anglican.
Cette oppression des Irlandais catholiques a beaucoup de ressemblance avec l'inquisition d'Espagne : l'une et l'autre tendent au même but, de tyranniser la pensée. Cette espèce de tyrannie est tout à la fois la plus insupportable et la plus folle; chez un peuple penseur, c'est une monstruosité. On est moins étonné de rencontrer ce travers politique, où les imaginations sont plus susceptibles de s'exalter, et où les esprits sont plus façonnés à la superstition.
[224]
Pour revenir à l'idée de la traite des blancs, que l’auteur n'a fait qu'effleurer; si l'on compare la conduite de la plupart des souverains à l'égard de leurs peuples, avec celle des colons relativement à leurs esclaves nègres, on y trouve une ressemblance frappante; et si l'on rencontre quelques différences, ce n'est pas en faveur des premiers. Les colons achètent des troupeaux de nègres pour en arracher, à coups de fouet, tout le travail qu'ils peuvent en obtenir. La plupart des souverains n'achètent pas leurs troupeaux de soldats, il est vrai, mais ils les volent; ils les enlèvent du sein de leurs familles, et emploient pour cette capture les esclaves qu'ils ont dérobés et façonnés a l'esclavage. La propriété du colon est composée à la fois du sol et des nègres qui le cultivent: pareillement, la propriété de ces souverains s'étend à la fois, et sur la terre et sur ceux qui l'habitent; ils ne comptent leurs richesses que par le nombre des soldats qu'ils peuvent en retirer : Bonaparte évaluait son revenu à trois cent mille hommes, et ce tyran prodigue dépensait toujours deux années d'avance de son revenu. Et ces nombreux troupeaux [225] d’hommes ne sont entre leurs mains que des machines sans volonté, qui leur servent à ravir ou à disputer à d'autres souverains des propriétés semblables. C'est uniquement pour leurs intérêts qu'ils forcent ces troupeaux à s'entr'égorger, et, dans leurs transactions, ils ne calculent les individus que comme des pièces de monnaie ou des têtes de bétail, qui servent à stipuler leurs échanges et leurs conventions.
Il est vrai que les familles paisibles qui habitent et cultivent le sol, semblent jouir au moins d'une certaine portion de cette faculté qui constitue l'homme, et qui consiste à agir pour soi-même, et par sa propre volonté. C'est ici qu'on pourrait trouver une différence entre le nègre dont le travail est tout pour le maître, et l'homme paisible qui cultive librement son champ.
De tous les tyrans qui figurent dans les fastes de l'histoire, il n'en est peut-être point qui aient plus forcé les volontés des hommes à seconder sa dévorante ambition que Bonaparte ; ce n'était pas assez pour lui d'arracher à la culture et à toutes les professions les [226] ouvriers nécessaires, il voulait établir des institutions propres à absorber toute l'activité française, pour la faire servir à ses desseins. Il ne voulait en France que des soldats, et il fallait que tout le travail de la nation eût pour fin ultérieure la guerre. Il voulait donc ravir à l'homme sa faculté toute entière d'agir par sa propre volonté, pour en faire l'instrument de la sienne. Il voulait donc réduire les Français et l'Europe au dernier degré de servitude. Aussi méprisait-il foncièrement l'espèce humaine; l'homme n'était à ses yeux qu'un vil bétail destiné à être dévoré pour l'aider à asservir de nouvelles victimes. Mais ce colon extravagant a fini par ruiner et perdre sa plantation, pour avoir voulu exténuer ses nègres de travail. Au reste, quel que soit le degré d'asservissement auquel les différens peuples sont assujétis, ce n'est qu'à eux-mêmes qu'ils doivent attribuer l'état d'oppression où ils se trouvent. Le chef d'un gouvernement quelconque a une tendance naturelle à aggrandir son autorité. Sa volonté est un ressort qui tend à agir contre les volontés opposées. Si elles ne résistent pas, le ressort se détend [227] et agit toujours sur elles à proportion qu'elles cèdent. Ainsi le despote qui voit les esprits soumis à l'empire qu'il exerce, compte pour rien l'autorité qui n'éprouve aucune opposition. Il ne sent l'action de son pouvoir qu'autant qu'il rencontre un obstacle qu'il surmonte ; vainement la volonté de ses sujets continuera-t-elle de céder, sa tendance à commander ira la chercher jusque dans son dernier degré d'affaissement; et, tant qu'il ne sentira point de résistance, il faudra qu'il étende au-delà l'action de son autorité. Le despotisme oriental nous présente le tableau exact de ce que j'avance : qu'on lise dans Tavernier l'histoire d'Abbas II, shah ou roi de Perse, on aura une idée du dernier degré de folie tyrannique dans le despote, et du dernier degré d'abaissement servile dans les sujets esclaves. L'un est l'effet de l'autre.
Il n'en est pas de même des différens états de l'Europe, les gouvernemens les plus despotiques de cette partie du globe outragent moins l'espèce humaine; mais ce reste d'égards, accordé à la dignité de l'homme, est dû à la résistance qu'a rencontrée le ressort [228] du despotisme. Tous les peuples sentent la dignité de leur être avec une force qui est toujours proportionnée à leur énergie et à leurs lumières qui en sont la suite. Tout individu éprouve un sentiment d'opposition contre la tyrannie; il en résulte un sentiment général qui forme ce qu'on appelle l'opinion, contre laquelle viennent se briser tous les efforts du despotisme. On a dit, avec raison, que l'opinion est la reine du monde. Dans tous les temps et chez tous les peuples, le degré du pouvoir arbitraire est toujours en raison inverse de la force de l'opinion. En Orient, où l'opinion est nulle, le pouvoir arbitraire a toute son étendue, et le despotisme n'a pas de bornes. Le tyran exerce sa volonté absolue sur les premiers esclaves, qui sont ses despotes subalternes; ceux-ci, en obéissant servilement, exercent le même empire sur des despotes du second ordre ; ceux-ci agissent de même sur leurs esclaves subordonnés : ainsi, par une ramification de bassesse et d'oppression, le despotisme finit par aboutir sur les individus qui demeurent écrasés sous l'énorme fardeau. Dans cet [229] ordre de choses, rien ne résiste, tout cède et reste dans un état d'affaissement d'immobilité et de torpeur.
En Europe, les gouvernemens les plus arbitraires sont encore modérés relativement à ceux-ci. C'est l'opinion qui a conquis, chez quelques-uns, une charte constitutionnelle et une représentation nationale. Ainsi, dans l'ordre ordinaire des choses, les hommes ont à peu près le gouvernement qu'ils peuvent avoir : s'ils gémissent sous la verge du despotisme, c'est leur faute. Le despote, en étendant son pouvoir autant qu'il le peut, suit tout simplement son impulsion naturelle, et l'on peut dire qu'il fait son métier. C'est à l'homme à son tour à faire le sien. S'il n'oppose pas l'effort commun de l'opinion, si cette opinion ne flétrit pas le courtisan lâche et adulateur, si elle ne couvre pas d'opprobre le représentant qui, par bassesse ou par ambition, aide à river les fers de ceux dont il doit défendre les droits, le despotisme alors use de son droit de conquête.
Il ne faut pas cependant conclure de là que [230] l'opinion doive agir, et vaincre le pouvoir. L'opinion ne doit pas plus surmonter le pouvoir que le pouvoir ne doit surmonter l'opinion, et le bon ordre règne dans un état quand ces deux ressorts opposés se maintiennent en équilibre.
Pour revenir à l'auteur dont nous parlons, on doit savoir gré aux écrivains généreux qui, comme lui, ont pour but dans leurs écrits de rappeler les principes d'humanité, de justice et de liberté dont les gouvernemens ont une si grande tendance à s'écarter. Les opprimés n'ont ni places, ni cordons, ni pensions à donner à leurs défenseurs; l'estime des gens de bien doit être leur salaire.
[D…..R], “De l’influence de l’opinion sur la stabilité des gouvernemens; et de la discordance qui existe entre l’esprit des peuples de l’Europe et la politique de leurs chefs,” Le Censeur T.6 (June 1, 1815), pp. 141-60.
[141]
De l'influence de l'opinion sur la stabilité des gouvernemens; Et de la discordance qui existe entre l'esprit des peuples de l'Europe et la politique de leurs chefs
On a dit et l'on ne cesse de répéter, depuis des siècles, que l'opinion est la mais tresse du monde. Il n'est peut-être pas de de maxime plus triviale, et toute fois il n'est pas de vérité qui paraisse être moins sentie; car il n'en est pas qui soit plus constamment méconnue. C'est envain que l'opinion dirige le cours des événemens et des âges ; c'est envain que le torrent des révolutions et tous les phénomènes du monde moral attestent [142] son inévitable et irrésistible influence : la plupart de nos princes se conduisent comme s'ils étaient véritablement les maîtres du monde, comme s'ils pouvaient disposer arbitrairement des coeurs et des volontés , comme si la nature devait ployer le genou devant leurs vains caprices. Il faut que l’opinion éclate ou reste impassible pour qu'ils la reconnaissent; et ce n'est que quand elle les a précipités ou laissé tomber du trône qu'ils commencent à comprendre sa puissance.[1] Ils ressemblent à des navigateurs qui nieraient la force des vents et des flots, et qui ne s'apercevraient de leur erreur qu'au moment où un calme plat les enchaînerait au sein d'une mer immobile, ou qu'une tempête furieuse briserait leur vaisseau contre des écueils. Ils ressemblent à ces hommes faibles ou stupides qui doutent habituellement de l'existence de dieu et qui ne peuvent [143] sortir de cet état qu'au bruit effrayant du tonnerre ou à l'aspect de quelque prodigieux phénomène. Rien n'égale à cet égard l'orgueil ou l'obstination des rois ; ils ont des yeux et ils ne voient point; ils ont des oreilles et ils ne savent point entendre; ils ne conçoivent que leur volonté ; ils ne croient qu'à la force de la ruse ou de la violence, qu'à la puissance de l'argent ou des bayonnettes.
Que dire contre une erreur si grossière et cependant, hélas ! si accréditée? Qu'ajouteront nos faibles raisonnemens aux terribles leçons de l'expérience ? Tout ce que nous pouvons faire de mieux c'est de rappeler ces leçons , de les rapprocher, de les fortifier les unes par les autres, et de les dégager de tout ce qui peut affaiblir leur salutaire influence.
Non, ce ne sont ni des rois, ni des empereurs, ni des pontifes, qui gouvernent le monde; ce n'est ni Alexandre, ni César, ni Hildebrand, ni Moyse , ni Mahomet, ni Luther, ni François, ni Guillaume, ni Napoléon; ce sont, selon les temps, la passion de la guerre, l'ardeur des conquêtes, l'amour de la liberté, le respect pour les croyances [144] religieuses ; c'est le mosaysme, le christianisme, l'islanisme, le papisme, la religion réformée ; ce sont des doctrines politiques, les principes , les idées libérales , l'esprit de commerce et d'industrie ; ce sont, en un mot, les opinions et les intérêts dominans à l'époque que l'on considère.
L'habileté des gouvernemens consiste à savoir démêler et apprécier ces diverses tendances, leur sagesse à les bien diriger, et leur force à les suivre avec persévérance. Nul prince ne peut sonder solidement son pouvoir que sur les idées dominantes, ni régner avec éclat que par elles.
« Chaque siècle, dit M. Benjamin de Constant,[2] attend, en quelque, sorte un homme qui lui serve de représentant. Quand ce représentant se montre ou paraît se montrer , toutes les forces du moment se groupent autour de lui; s'il représente fidèlement l'esprit général, le succès est infaillible ; s'il dévie , le succès devient douteux; et s'il persiste dans une fausse route, l'assentiment qui constituait son pouvoir l'abandonne, et le pouvoir s'écroule ».
[145]
L’histoire est pleine de fails qui démontrent avec évidence la justesse de cette observation. De tous les princes dont elle a conservé la mémoire, ceux-là seuls ont été véritablement grands et puissans qui ont su voir l'esprit de l'époque à laquelle ils vivaient et céder à l'impulsion de leur siècle. Les règnes des princes qui ont voulu contrarier le mouvement général ont toujours été faibles, agités et malheureux. Toute l'énergie de leur volonté, toute la puissance de leur génie n'ont pu leur procurer que des triomphes éphémères sur les idées qu'ils voulaient détruire; et l'esprit du siècle a toujours fini par sortir vainqueur de ces luttes inégales. Mais des exemples vont rendre cette vérité plus frappante.
Avant que le christianisme ne s'établit la mythologie payenne, décriée, par les philosophes, était devenue la risée de tous les hommes éclairés. Les dieux payens , tombés dans le mépris avaient cessé de rendre des oracles auxquels on avait commencé dès longtemps à ne plus croire. Le vieux culte était négligé. Les augures ne se rencontraient plus [146] sans sourire : toute l'ancienne religion périssait de vieillesse et d'imbécillité. Cependant tout sentiment religieux n'était pas éteint dans les cours. La croyance à un dieu invisible avait remplacé dans beaucoup d'esprits la foi qu'on n'avait plus dans les dieux visibles du paganisme. Le déisme existait en spéculation dans les écoles de Rome, d'Athènes, de Smyrne et d'Alexandrie ; et les nombreux sectateurs de cette doctrine n'attendaient que l'établissement d'un système qui pût lui servir de base et en faire une religion.
Telle était la situation des esprits à l'époque où le christianisme prit naissance. On sent qu'ils ne pouvaient-être mieux disposés pour le recevoir. Les voies étaient préparées, les temps étaient venus, pour parler comme l'écriture; et nulle puissance humaine ne pouvait empêcher que le monde ne devînt chrétien. Aussi les empereurs de Rome firent-ils d'inutiles efforts pour arrêter les progrès de la religion nouvelle. Ce fut en vain qu'ils firent couler le sang , qu'ils multiplièrent les supplices, et les entourèrent de tout ce qui pouvait en augmenter l'horreur. Toute leur [147] puissance échoua devant une doctrine dont les peuples s'étaient emparés et qui avait fini par constituer, en quelque sorte, leur existence morale ; enfin, le christianisme acquit une telle influence , que les empereurs finirent par se croire obligés de l'élever sur le trône et de l'associer à l'empire. C'est ce que Constantin fit le premier, et cette déférence pour l'esprit de son siècle lui mérita le surnom de grand. Malheureusement la protection qu'il accorda à la religion fut loin d'être très-éclairée. Les pouvoirs dont il revêtit ses ministres , et les richesses qu'il leur procura , décidèrent dès lors de l'esprit de l'église et préparèrent de loin l'établissement du despotisme sacerdotal. Le papisme va nous fournir un nouvel exemple de la puissance de l'opinion.
Il était très-difficile que le christianisme acquit une grande influence dans l'empire sans que la constitution en fût ébranlée. Conçu dans des vues tout-à fait étrangères aux institutions civiles , et n'ayant aucun rapport avec elles, plus il se fortifiait, plus ces institutions devaient naturellement s’affaiblir. [148] Son autorité ne dut donc pas tarder à l'emporter sur celle des lois; or, quand il eut acquis cette supériorité sur le gouvernement, on sent que les prêtres durent naturellement se trouver investis de la même prééminence sur les magistrats ; et pour conserver, étendre et affermir cette suprématie, il devait leur suffire, en quelque sorte, de se laisser aller au mouvement du siècle, et de favoriser la tendance générale des esprits. C'est ce que firent avec beaucoup d'art les évêques de Rome. On sait combien cette politique leur réussit, et quel étonnant ascendant ils finirent par obtenir sur l'opinion publique de l’Europe, dont ils devinrent alors les fidèles représentans. Les choses en furent à ce point que, sans armées et sans trésors , ils purent d'un bout du monde chrétien à l'autre, maîtriser à leur gré toutes les volontés , interdire les peuples, excommunier les rois, enlever, donner, vendre les couronnes, mettre en mouvement toutes les forces de l'Europe et les précipiter sur l’Asie. … : exemple unique et à jamais mémorable de la puissance d'un gouvernement qui a sa base dans l’opinion
[149]
Tant que les idées sur lesquelles était fondée l'autorité du Saint-Siège ne s’altérèrent point dans les esprits , les évêques de Rome disposèrent en souverains de tous les états de la chrétienté où ces idées étaient établies. Ce fut, en vain que des rois et des empereurs voulurent méconnaître leur suprématie et essayer de se soustraire à leur juridiction. Ces révoltes imprudentes contre un pouvoir consacré par l'opinion générale, ruinaient subitement leur puissance; en s'insurgeant contre les papes, ils soulevaient leurs sujets contre eux-mêmes ; et cent fois ils furent obligés d’expier leurs entreprises contre: la cour de Rome, par les réparations les plus, avilissantes. On vit des rois forcés, pour avoir osé résister aux pontifes, d'aller se prosterner devant eux, leur baiser les pieds , se couvrir du cilice, jeûner au pain et à l'eau , descendre aux plus vils, emplois de leur service, et se soumettre à d'autres pénitences non moins humiliantes,
Mais les idées qui servaient de base au pouvoir des absurdes et trop funestes pour être éternelles. Elles ne [150] pouvaient exister que dans des siècles d'ignorance et de barbarie. La renaissance des lumières, et surtout l'abus révoltant que les pontifes faisaient de leur puissance, finirent par détruire le prestige qui leur soumettait toutes les volontés; une nouvelle opinion se forma, le besoin d'une réforme se fit sentir, et quand cette réforme éclata, la cour de Rome qui, un siècle auparavant, faisait trembler tous les rois de l'Europe , ligua vainement les plus puissans de ces rois pour repousser l'atteinte qu'un moine venait de porter à son autorité. L'établissement de la religion réformée est un autre exemple non moins éclatant que les précédens, de la puissance de l'opinion. Ce fut en vain qu'on forma des coalitions formidables, qu'on dressa des échafauds, qu'on alluma des bûchers , qu’on inventa de nouveaux supplices ; les idées nouvelles triomphèrent d'un siècle et demi de guerres et de persécutions furieuses, et l'église protestante parvint à obtenir le partage de l'empire avec le catholicisme.
Mais ce n'est pas seulement dans l'ordre religieux que l'opinion a manifeste sa [151] puissance. Ses triomphes dans l'ordre politique, n'ont été ni moins nombreux pi moins éclatans; et l'on peut dire que depuis des siècles, c'est elle qui a décidé en dernier ressort de toutes les grandes affaires politiques de l'Europe. C'est l'opinion qui, à la voix de quelques paysans, fonda la liberté de l'Helvetie, et qui la défendit contre toutes les forces de l'Autriche ; c'est elle qui arracha la Hollande au joug de l'Espagne, et qui força Philippe II à reconnaître l'indépendance de la nouvelle république ; c'est elle qui deux fois , précipita les Stuarts d'un trône sur lequel, ils voulaient exercer des pouvoirs qu'elle condamnait. C'est l'opinion qui a fait succomber la Grande-Bretagne dans sa guerre impie contre l'indépendance de l'Amérique; qui a soutenu la Pologne contre l'ambition de trois grandes puissances , et qui ne cesse de protester contre le partage de ce royaume; qui a renversé parmi nous la monarchie absolue et fondé la monarchie constitutionnelle ; qui a fait triompher la France de toutes les puissances de l'Europe injustement coalisées contre elle; sauvé l'indépendance [152] de l'Espagne; livré la France, coupable d'avoir supporté le joug et servi les fureurs, d'un conquérant, aux mains de ces mêmes. puissances qu'elle n'avait cessé de vaincre tant qu'elle avait combattu pour sa liberté; déchu Napoléon et culbuté le trône impérial; fait triompher une seconde fois l'indépendance américaine de l'orgeuil et de l'ambition britanniques; abandonné notre dernier gouvernement à toute sa faiblesse intrinsèque, et forcé Louis XVIII de descendre du trône sans avoir pu obtenir de l'immense majorité de la nation le moindre effort pour l'y soutenir. Enfin, l'opinion que la liberté de la presse fait intervenir dans toutes les affaires. publiques , a pris, dans ces derniers temps, un tel ascendant , qu'aujourd'hui plus que jamais les gouvernemens doivent désespérer de rien faire de stable sans son aveu.
Nous n'exposerons point ici avec détail l’influence qu'elle a exercée sur les grands évènemens que nous venons de rappeler. Il suffira de faire remarquer la direction qu'elle a prise depuis plusieurs siècles; sa persistance dans cette direction; ses progrès constans , [153] au milieu des obstacles qu'on n'a cessé d'opposer à sa marche; ses triomphes sur les plus violentes résistances, et, en particulier, l'instabilité de tout ce qui a été fait contre son veu depuis vingt-cinq ans. Nous examinerons rapidement ensuite jusqu'à quel point la politique de Napoléon et celle des rois coalisés peuvent s'écarter de la ligne qu'elle suit; et le lecteur jugera si, de part ou d'autre, on tend à un ordre de choses auquel puissent se fixer les veux de la France et de l'Europe.
L'origine des idées qui forment aujourd'hui la base de l'opinion date déjà de plus de trois siècles, Elle remonte à l'époque où les lettres, l'industrie et le commerce ont pris naissance en Europe. La révolution qui a commencé dės-lors à s'opérer dans la situation des peuples modernes , a insensiblement fixé les traits de leur caractère et determiné la direction de leurs sentimens et de leurs idées. Lorsque ces peuples ont commencé à jouir des bienfaits des sciences et des beaux-arts, de l'industrie et du commerce ; lorsqu'ils ont vu quelle source féconde de [154] plaisirs et de richesses ils leur avaient ouverte leur plus grand desir a dû être de pouvoir cultiver les uns et exercer les autres sans opposition et sans gêne, et jouir avec tranquillité du bien être dont ils leur étaient redevables. L'amour de la paix et de la liberté a done dû naître en Europe en même-temps que les lumières et le commerce; et plus les lumières ont fait de progrès, plus le commerce a aggrandi et multiplié ses relations plus ils ont ajouté ensemble au bonheur et à la prospérité des peuples, plus ce sentiment a dû se développer , s'étendre et s’affermir.
Mais la révolution qui a décidé de l'esprit des nations modernes , n'a pas eu la même influence sur celui de leurs gouvernemens. L'esprit dominateur et guerrier des rois et des nobles, qui formaient par-tout un peuple à part, au milieu des peuples de l'Europe, n’a pu de long-temps être modifié par l'esprit libre et pacifique tout ensemble du peuple nouveau qui s'élevait à côté d'eux: Ils ont résisté à la tendance du siècle. Ils ont méprisé les arts de la paix et leurs innocentes conquêtes : il n'y a eu de vraiment nobles, [155] à leurs yeux, que l'art de la guerre et les conquêtes haignées de sang et de larmes. Ils ont ainsi retenu au milieu de la civilisation européenne , les moeurs orgueilleuses et barbares des âges féodaux ; et tandis que les peuples ne formaient que des pensées de paix et de liberté, ils ont toujours conservé leurs anciennes idées de guerre et de domination.
L'esprit des gouvernemens a donc été tout-à-fait en opposition avec celui des peuples. Leur conduite ne l'a pas été moins. Les rois de l'Europe ont continué à obéir à l'impulsion des moeurs féodales; vainqueurs de leurs vassaux au sein de leurs états, ils ont cherché des rivaux hors des limites de leur empire ; le théâtre de l'anarchie féodale s'est agrandi; les guerres ne se sont plus faites de seigneur à seigneur, dans chaque état; mais de rois à rois, dans toute l'étendue de l'Europe; et l'on n'a vu, en quelque sorte, dans les chefs des gouvernemens européens, que de grands possesseurs de fiefs, de grands seigneurs surzerains aspirant, chacun de leur côté, à acquérir de nouveaux domaines et à étendre les bornes de leur suzeraineté. On sait quelle [156] longue série de guerres meurtrières a enfanté ce puérile et barbare esprit de conquête né du système féodał. Depuis les premières guerres d'Italie jusqu'à celles qui ont immédiatement précédé notre révolution , il n'en est presque point qu'on ne puisse rapporter à cette cause.
Cependant ce n'est pas là le seul principe qui ait poussé nos gouvernemens à la guerre. Tout en cédant à des motifs d'ambition et à des desirs de vaine gloire, les rois de l'Europe se sont encore proposé, dans diverses guerres, de combattre la tendance des peuples à la liberté. C'est ce qu'on a vu particulièrement dans les guerres de Philippe II contre la Hollande et dans toutes les guerres contre la réformation ; dans celles du gouvernement anglais contre l'indépendance de l'Amérique , et dans celle de tous les rois de l'Europe contre la révolution française.
Enfin le commerce , qui est la principal, cause de la tendance des peuples à la paix est devenu lui-même pour les gouvernemens une cause très-active de guerres; parce que leurs passions stupides en ont entièrement [157] dénaturé l'esprit. Quand ils ont vu quelles immenses richesses il pouvait produire, chacun d'eux a voulu le faire seul avec le reste de la terre, sans songer que ces prétentions exclusives de chacun devaient nécessairement le détruire pour tous. Alors, à l’esprit de commerce , qui est essentiellement pacifique, a succédé l'esprit de monopole , qui est essentiellement hostile, et qui peut enfanter tous les désordres et tous les crimes, comme le prouve si bien à tout l'univers l'infâme politique du gouvernement anglais.
Ainsi tandis que la culture des arts et des sciences, les travaux de l'agriculture et de l'industrie , et surtout la liberté si nécessaire au commerce faisaient de la paix le besoin le plus pressant des peuples et le premier objet de leurs veux, la passion des rois pour les conquêtes, les intérêts de leur despotisme, et leurs absurdes idées de monopole ont constamment entraîné l'Europe dans un système de guerres que repoussaient tous ses intérêts.
D'un autre côté, les mêmes passions des gouvernemens qui luttaient contre la tendance [158] des peuples à la paix , ne se sont pas montrées moins ennemies de leurs dispositions à la liberté. Qui pourrait dire tout ce que l'esprit de conquête , de despotisme ou de monopole a suggéré de mesures et fait faire de lois contraires à la juste liberté des peuples modernes ? Dans presque tous les états de l'Europe, toutes les parties de l'ordre social ont en quelque sorte été disposées pour établir l'empire des passions des gonvernemens sur cette liberté. Presque toutes les institutions ont été créées dans cette vue, ou détournées à cette fin. L'éducation a dû façonner l'intelligence des peuples d'après les données du despotisme ; leur conscience a été réglée sur le même plan par la religion ; l'inquisition et la censure ont été préposées à la garde de la pensée; une police invisible a été chargée d'écouter les discours et d'épier les démarches; l'industrie a eu ses maîtrises, et le commerce des douanes. Enfin il n'est aucune partie de l'existence humaine qui n'ait été soumise a un régime plus ou moins oppresif et arbitraire; et l'on n'a trouvé dans l'ordre social ni la sûre garantie de sa personne, ni celle de sa [159] fortune, ni celle du libre et juste exercice de ses facultés.
Telles sont, depuis la renaissance des lumières, de l'industrie et du commerce, la tendance des peuples de l'Europe, et les résistances qu'elle a trouvées dans l'esprit des gouvernemens et dans les lois établies.
Il nou's resterait à montrer comment elle a vaincu presque tous ces obstacles, dans une partie de l'Europe, et comment elle s'est développée et fortifiée partout ; comment, après avoir fondé les gouvernemens de la Suisse , de la Hollande, de l’Angleterre et de l'Amérique du nord, elle a insensiblement acquis en France, une puissance capable de déraciner tous les anciens préjugés , de renverser toutes les institutions qui luttaient contre elle, et de révolutionner tout le continent; comment, en France, dans le court espace de vingt-cinq ans, elle a précipité les uns sur les autres sept ou huit gouvernemens qui lui étaient plus ou moins contraires; comment elle est allée surprendre et déconcerter au milieu de ses opérations cette assemde rois qui se partageaint si tranquillement [160] l'Europe ; comment elle doit infailliblement nous délivrer de ce mélange dégoûtant de despotisme et de démagogie qui forme le trait distinctif de notre nouveau gouvernement ; comment enfin elle se rit de tous les projets de la coalition, et comment si les Français pouvaient éprouver des revers, elle survivrait à leur défaite poursuivrait les vainqueurs au sein de leurs états et triompherait de la victoire même.
Nous regrettons que l'étendue déjà disproportionnée de la première partie de ce volume ne nous permette pas de placer ici ces détails. Ils entreront dans le volume prochain.
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[G.F. = CC], [CR] “De la Monarchie française depuis son établissement jusqu'à nos jours, par Montlosier,” Le Censeur T.6 (June 1, 1815), pp. 192-244
[192]
De la Monarchie française depuis son établissement jusqu'à nos jours, ou Recherchés sur les anciennes institutions françaises, leurs progrès, leur décadence, et sur les causes qui ont amené la révolution et ses diverses phases jusqu'à la déclaration d'empire, avec un supplément sur le gouvernement, de Buonaparte, depuis ses commencemens jusqu'à sa chute, et sur le retour de la maison de Bourbon; par M. le comte de Montlosier, député de là noblesse d'Auvergne aux états-généraux.
Il n'a guère paru depuis bien long-temps d'ouvrage aussi instructif, aussi fortement [193] pensé, aussi neuf que celui de M. de Montlosier. Un an après la publication, de pareilles productions sont encore dans leur nouveauté, et dans les circonstances actuelles où celle-ci prend un nouvel intérêt, nous ne regrettons point d'avoir différé jusqu'à présent d'en rendre compte.
L'auteur de ce livre l'a composé par ordre de Napoléon, lors de son élévation à l'empire, et il l'a publié sous les Bourbons tel qu’il l'avait écrit à l'époque de nos espérances. Il n'a pas eu à refaire son histoire, mais à la continuer; un triste supplément lui a suffi pour amener son lecteur jusqu'à une nouvelle époque d'espérance .... qui ont été trompées … Attendons le nouveau supplément que M. de Montlosier nous donnera dans sa seconde édition.
Les premières parties de l'ouvrage sont consacrées spécialement à l'examen du gouvernement féodal dans sa nature, ses progrès et sa décadence. On peut considérer dans ce traité deux objets bien distincts, la critique historique et la doctrine politique de l'auteur; l'une forte, savante, lumineuse ; l’autre [194] singulière et bizarre tout au moins, quoiqu'elle soit soutenue d'une multitude d'aperçus particuliers pleins de sens et d'utilité. Quelque originale que soit cette doctrine, elle appartient néanmoins à l'une de ces deux grandes sectes qui, en France, partagent l'opinion depuis le dix-huitième siècle, depuis nos révolutions, et en particulier depuis la dernière. Leur esprit bien connu suffit pour donner le sens de nos écrits, de nos discours et de nos factions politiques. Il est vrai qu'il n'en faut point juger par leurs effets, toutes deux se sont deshonorés en se popularisant ; mais aussi toutes deux ont été adoptées par les esprits les plus distingués. Pour l'une, la théorie est tout, pour l'autre l'autorité des temps ; l'une s'en tient aux principes, l'autre aux institutions consacrées; ceux-là veulent renouveler les lois, ceux-ci rappeler les anciennes mœurs; les spéculations des premiers reçoivent, du moins en apparence, plus de rigueur et de clarté de l'esprit systématique qui les dirige ; celles des autres, toujours entre-mêlées de sentimens et d'antiques souvenirs, conservent, sous la plume [195] des meilleurs écrivains, quelque chose de vague, de mystérieux, de ténébreux qu'elles doivent à leur défaut de liaison et à la nature des principes sur lesquels elles reposent. Il est bon sans doute, que l'esprit novateur soit continuellement aux prises avec l'esprit conservateur afin qu'ils se corrigent l'un par l'autre dans leurs excès; d'ailleurs, les fonctions morales que l'une des deux écoles s'attribue plus particulièrement ne peuvent qu'être utiles et doivent être respectées.
M. de Montlosier aime son pays, mais il l'aime surtout au temps de Charlemagne, de Hugues-Capet et de Saint-Louis. Nul auteur n'a, ce me semble, mieux connu que lui la féodalité, nul ne s'est montré plus affectionné à ce système. M. de Montlosier était noble, et son ouvrage paraît un mémoire en faveur de la noblesse ancienne ; mais un esprit aussi élevé est-il susceptible de se laisser dominer par l'influence de l'intérêt personnel? Il convient dans quelques phrases éparses et fugitives; de la nécessité du grand changement qui s'est opéré dans nos mœurs et dans notre gouvernement; mais toutes les fois qu'il [196] revient à parler de l'organisation féodale, il prend en même temps le ton de l'admiration et du regret, celui de l'humeur et presque de l'animosité toutes les fois qu'il est question des causes qui ont si scandaleusement soustrait à la noblesse ses anciennes prérogatives.
Les services personnels des vassaux, les redevances et les justices seigneuriales, la servitude de la glèbe, les guerres particulières elles-mêmes sont l'objet de son enthousiasme; il oublie la dîme ecclésiastique, sans doute en faveur des censives. Cet état de choses lui présente un ordre parfait, un système aussi favorable aux bonnes mœurs qu'à la prospérité publique. Hors de là, il ne voit que désordre et confusion; il s'indigne presque contre la science, l'industrie et le commerce qui ont usurpé les droits sacrés de la naissance; il maintient jusqu'à la fin de son ouvrage la distinction de deux peuples en France, le peuple vainqueur ou les Francs de la Germanie, et le peuple vaincu ou les habitans de la Gaule primitive. Voilà bien des singularités dans un ouvrage d'ailleurs si précieux; [197] ce qu'il y a de plus singulier encore c'est que nulle part l'auteur ne cherche à démontrer en principe l'excellence du système féodal, et que la plupart de ses preuves de détail renferment des idées saines et solides.
Il n'est nullement prouvé qu'il ne puisse exister une forme de gouvernement bonne en elle-même, et indépendamment des circonstances particulières dans lesquelles un peuple peut se trouver placé. Bien plus, aucun gouvernement ne doit être appelé bon tant que la prudence humaine peut prévoir un changement de circonstances capables de le rendre mauvais. En effet, comme la société, en se donnant une constitution, stipule non-seulement pour une époque actuelle, mais encore pour un avenir indéfini, elle se doit à elle-même de se constituer le mieux possible, non en vue d'un temps donné, mais dans la supposition d'une durée indéfinie; elle ne doit pas préparer à sa postérité des malheurs inévitables par l'établissement d'un ordre de choses qui porte en soi-même les germes de sa destruction. Que penserons-nous donc de ces gouvernemens qui, prenant [198] pour base la vertu, comme chez les anciens, ou, comme chez les modernes, l'exclusion absolue des classes les plus nombreuses et l'extrême inégalité des droits, repoussent la civilisation, les lumières et l'industrie dont l'influence doit, tôt ou tard, l'emporter sur leurs institutions? De pareils systèmes sont mauvais du moment que nous apercevons le vice intérieur qui doit les faire périr, et ils sont essentiellement périssables, puisqu'ils sont contraires à la nature et aux progrès nécessaires du genre humain. Aussi leur chute est-elle ordinairement misérable ou désastreuse ; et, certes, nous avons assez appris ce que coûte à une génération le redressement de toutes les sottises des générations précédentes, pour n'être pas bien tentés de savoir gré à nos ancêtres de leurs priviléges allodiaux et féodaux, de leur noblesse et de leur roture, et de mille autres belles inventions tant regrettées par M. de Montlosier.
Si ce ne sont point les choses qui ont tort, mais les hommes; si les évènemens ne sont point blâmables, mais bien les institutions qui auraient dû les prévenir, concluons que [199] le régime féodal est mauvais, quels que soient les avantages partiels que l'on y peut découvrir, puisqu'il est tombé, ou plutôt puisque nous voyons comment il devait nécessairement tomber. Un système qui, partageant tous les hommes entre la profession des armes et l'esclavage de la glèbe, condamnait l'esprit humain à l'ignorance et à l'immobilité, était incompatible avec notre nature; sans doute il n'a dû son existence qu'à l'état imparfait de développement où il l'a trouvée à l'époque où il s'en est emparé, et dans lequel il l'a trop long-temps maintenu. Si la constitution que la France paraît vouloir adopter aujourd'hui, est, en apparence, dans quelques-unes de ses dispositions fondamentales, la moins mauvaise de toutes celles qui nous sont connues, c'est surtout parce qu'elle paraît moins qu'aucune autre en contradiction avec les progrès des lumières, de l'industrie et de la civilisation.
Ces considérations nous dispensent d'entrer dans le détail des lois féodales pour en montrer les inconvéniens; elles nous paraissent simples et décisives; un exemple [200] nous suffira pour montrer sous quel point de vue M. deMontlosier envisage les mêmes choses. Voici comment il nous présente l'heureuse époque de la renaissance des lettres qui a porté l'une des premières atteintes au régime féodal:
« Les Francs ne cultivaient guère que le courage, l’honneur, le dévouement et toutes les vertus du cœur. On imagina d'établir en rivalité les facultés de l'esprit. L'étude convenait beaucoup à toute cette population des villes, qui avait du loisir, de l'opulence des habitudes sédentaires : on résolut de donner une grande considération à l'étude … ».
(Il est heureux que l'on ait pris cette résolution ; sans quoi l'étude ou pour nous exprimer de meilleure foi, l'instruction n'était pas une puissance capable d'emporter la considération par elle-même aussi bien que l'escrime et les autres talens de la chevalerie).
« Le goût du droit théologique s'étant joint à celui du droit romain, on en forma, avec la médecine et les humanités qui s’y [201] associèrent, je ne sais quoi de pompeux et d'imposant, sous le nom des quatre facultés. »
(II n'était pas besoin pour cela que l'on eût tramé une conspiration contre la noblesse ; c'est le défaut ordinaire des peuples qui commencent à s'instruire, de croire qu'ils ont aperçu les bornes du savoir humain; de là le nom des quatre facultés. La rivalité de la noblesse n'entrait pour rien dans le faste imposant étalé par le pédantisme, inséparable des doctrines renaissantes.)
«L'honneur de la science balança de cette manière celui des armes. Les hauts faits de la mémoire furent mis à côté des hauts faits du courage. Les grades de bachelier et de licencié se placèrent à côté de ceux d'écuyer et de chevalier : on s'empara ainsi des vanités, etc. ».
Voilà le ton et l'esprit qui se font sentir malheureusement dans la plus grande partie de l'ouvrage. Nous allons chercher çà et là les motifs de la prédilection que l'auteur témoigne pour le gouvernement féodal, ensuite nous en viendrons à la partie saine de [202] l'ouvrage, je veux dire aux recherches critiques sur les premières époques de la féodalité, sur les causes particulières de sa chute, enfin aux considérations sur nos dernières révolutions.
L'une des choses qui contribuent le plus à donner une couleur spécieuse aux idées de M. de Montlosier, relativement à la féodalité, c'est la comparaison continuelle qu'il fait de l'ordre qui en liait toutes les parties avec le désordre et l'incohérence faciles à remarquer dans le gouvernement qui lui succéda; c'est ce qui m'a fait dire plus haut que presque toutes les preuves particulières renferment des idées justes et utiles. Mais d'abord, en convenant de cette unité que l'auteur a si bien remarquée dans tout le système féodal, nous observerons que quand les principes sont mauvais, il n'est pas toujours avantageux que les conséquences en soient fidèlement observées; et quoiqu'en dise M. de Montlosier, nous aimerions mieux, s'il fallait choisir, vivre sous LouisXIV et Louis XV, que sous Louis-le-Hutin et Philippe-le-Long, bien que l'ensemble du gouvernement, des [203] usages et des mœurs, présentent moins de liaison et d'harmonie. Ensuite, comment M. de Montlosier a-t-il négligé de considérer que cette seconde monarchie française, qui a suivi la monarchie féodale, n'était dans le fait que l'intervalle du passage qui devait amener, par une révolution plus ou moins tardive, plus ou moins violente, le renouvellement de nos institutions? Et pourtant s'il en est ainsi, on voit qu'il n'est pas juste de comparer l'état d'un gouvernement qui se décompose pour se renouveler ensuite, avec celui d'un état formé et complet dans toutes ses parties.
En dépit de quelques-uns de nos vieux romanciers, nous devons reconnaître que les mœurs domestiques de la noblesse féodale étaient honnêtes, graves et religieuses ; l'éducation de la jeunesse noble, tait toute virile, et dirigée principalement vers la soumission, le dévouement et la fidélité. La loyauté, l’humanité, le courage, l'honneur étaient des vertus communes à tout le corps des nobles; enfin la pudeur, jointe à toutes sortes de sentimens généreux, avait chez les femmes [204] nobles une grâce et une dignité toute particulières. Une hiérarchie parfaite était établie entre les nobles, de telle sorte que les services qu'ils rendaient mutuellement étaient toujours honorables, même ceux de la livrée ou librée, ceux de varlet, de laquais ou lacquet, etc.
Tout cela est beau, sans doute ; mais quoi ! ne sera-t-il jamais question ici des roturiers qui peut-être sont aussi des hommes? Vous ne nous dites point s'ils participaient à tous ces avantages. Les roturiers, ou plus proprement les serfs, avaient en France l'avantage de n'être pas employés au service domestique et de n'être point considérés tout-à-fait comme esclaves: « La terre française étant réputée une terre essentiellement généreuse sur laquelle tout esclave devenait libre par cela seul qu'il en respirait l'air. » Il est vrai qu'ils étaient attachés à des domaines qu'ils ne pouvaient point abandonner, qu'ils passaient de main en main avec le fonds auquel ils appartenaient, et qu'ils ne pouvaient eux-mêmes en posséder. Outre les divers tributs qu'ils avaient à payer, [205] ils étaient tenus aussi à des corvées et à des devoirs réputés serviles. Mais ils avaient en propre des animaux, de l'argent, des marchandises dont ils pouvaient disposer; et « ils se composaient ainsi des fortunes plus ou moins considérables surtout dans les villes. » Prenez-y garde, ce sont ces fortunes, ouvrage de l'industrie et du commerce, qui vont par des progrès rapides effacer bientôt le lustre de vos propriétés seigneuriales, nécessiter l'affranchissement des communes et faire tomber tout votre système.
Il faut donc, pour le conserver, que vous trompiez le vœu de la nature en empêchant la société du plus grand nombre de se cimenter dans des villes, en disséminant vos paysans sur la surface de vos domaines, en détruisant les fruits de leur pécule qui bientôt étoufferaient ceux de votre usurpation. Que d'injustice dans les principes ! Quels torts envers des nations entières de la part d'un petit nombre d'hommes ! Quelles seront les mœurs, les avantages de l'éducation, et les effets du mérite personne! dans une [206] multitude que vous immolez ainsi à votre vanité encore plus qu'à votre ambition ? Ainsi vous mettez dans l'ombre la plus grande partie du genre humain pour relever l'éclat de votre gloire factice. Les peuples châtieront un jour avec quelque justice cet insolent orgueil qui ne trouve la liberté que dans l'esclavage d'autrui ; à ce prix nous ne voudrions pas même de la liberté des Romains et des Spartiates.
Pour achever cette partie morale des observations de M. de Montlosier, je dois dire qu'il tire un très-bon parti de ces idées de subordination, des liens civils et domestiques nécessaires, selon lui, à la bonne constitution d'un état. Il en fait de très-bonnes applications particulières. Mais je ne puis douter qu'il n'en abuse en faveur du système féodal. Il est bien vrai que tout est subordination dans la société; le fils dépend de son père; le fermier, de son propriétaire; le pauvre, du riche qui le fait travailler, etc.; mais il ne s'en suit pas delà que l'un appartienne à l'autre. Ceci a besoin d'explication. Nous devons distinguer deux sortes de [207] subordination ; l'une établie par la nature, l'autre par les hommes. Être subordonné par la volonté de la nature, c'est dépendre ; être subordonné par la volonté de l'homme, c’est appartenir. Le fils, le fermier, le pauvre dépendent du père, du propriétaire, puisque la nature seule, le besoin seul les obligent à se soumettre. L'esclave, le citoyen appartiennent, l'un à son maître; l'autre, sous quelques rapports seulement, à sa patrie, par le seul effet de la volonté de l'homme. La plus grande liberté à laquelle nous avons tous le droit de prétendre, consiste à dépendre le plus possible des besoins de notre nature, de nous-même enfin, et le moins possible des volontés étrangères.
La nécessité de conserver l'état social doit seule donner la mesure rigoureuse de proportion entre ces deux sortes de dépendances ; les gouvernemens dans lesquels l'une ou l'autre excède la mesure sont ou anarchiques ou despotiques. Le gouvernement féodal se trouve évidemment dans ce dernier cas. Cette distinction peut, je pense, jeter quelque lumière sur les sophismes renfermés [208] dans le passage suivant :
« Prenons garde que nos vues de liberté ne soient pour de certaines classes une vaine théorie ou un malheureux piége. Que signifie la liberté politique dans un homme qui n'a pas même un peu de laine pour se faire des habits, ni un peu de chaume pour se faire un tôît ? Que Dieu me préserve de la liberté politique d'un homme de cinq pieds dix pouces, qui est mon voisin, et qui n'a pas de quoi dîner demain ! Au lieu de s'occuper de la liberté pour certaines classes, qu'on s'occupe de les arracher au besoin. »
C'est fort bien fait sans doute de s'occuper d'arracher aux besoins les classes indigentes ; mais il est faux que la liberté politique ne signifie rien pour elles. Cet homme qui manque de pain aujourd'hui, peut demain, soit par lui-même, soit dans la personne de ses enfans, s'élever à l'aide de l'industrie et du talent au rang du propriétaire, de représentant, d'administrateur ou de général d'armée. Vous lui faites tort en étant à lui et à toute sa race une telle possibilité. Plusieurs fois dans son ouvrage, [209] M. de Montlosier semble déduire le gouvernement féodal de l'incapacité des non-propriétaires aux fonctions politiques, consacrée de tout temps chez les peuples libres. C'est une dérision : sans doute, il faut exclure les prolétaires; mais il ne faut pas les condamner à l'être éternellement avec toute leur postérité.
Venons à la doctrine historique de M. de Montlosier.
Il faut bien s'entendre, lorsque l'on prétend que les dominations féodales étaient usurpées. Sans doute, elles l’étaient pour le philosophe qui les juge sur les principes éternels du droit de l'homme en société ; mais elles ne l'étaient point pour le publiciste habile qui sait en retrouver l’origine dans l'ancien droit positif des Francs et des Gaulois. C'est ce qu'a fait M. de Montlosier, s'il; m'est permis de prononcer sur des matières aussi difficile, avec un succès digne de son talent. S'il en est ainsi, il se trouvera que depuis Philippe-le-Bel jusqu'à nos jours, tous les pouvoirs et les droits qui se sont élevés sur les débris de la [210] féodalité, ne sont que des usurpations plus ou moins illégitimes. Je ne vois pas d'inconvénient à avouer que ce sont autant d'usurpations du temps et de la raison sur le droit positif. Il fallait que les rois usurpassent le despotisme des nobles, afin qu'il fût possible à la nation à'usurper ses droits sur le despotisme ainsi concentré entre les mains d'un seul.
M. de Montlosier s'est proposé de montrer l'origine du système féodal, tout en établissant l'antiquité immémoriale des élémens qui ont composé ce système. La distinction des terres et des individus en tributaires et libres, les justices seigneuriales, les guerres particulières de cité à cité, et les corps armés sous la conduite des seigneurs, existaient dans la Gaule avant la conquête des Romains; leur domination n’apporta aucun changement dans le régime intérieur des Gaulois; seulement la contagion des mœurs romaines, la culture des terres, et l'habitation des villes, contribuèrent puissamment à affaiblir en eux l'esprit guerrier et l'énergie des mœurs des Germains que les Francs rapportèrent dans [211] toute leur pureté lors de leur invasion. Ceux-ci laissèrent subsister en tout l'ordre établi, se contentant de la portion de terres qui leur fut cédée, et d'un certain degré de considération au-dessus des Gaulois ingénus. Cela ne doit pas nous étonner. Les vainqueurs et les vaincus, Romains ou barbares, étaient trop peu civilisés pour qu'il fût possible à cette époque d'organiser une conquête. Les anciens n'avaient que deux manières d'envahir un pays; c'était ou de tout détruire et d'emmener la population entière en captivité, quand on s'emparait d'une ville, d'une contrée très-peu étendue, ou bien de laisser subsister tout l'ordre civil et polique (sic) en se bornant à une concession de territoire, soit à quelques tributs quand il s'agissait d'une vaste région.
Cependant ce mélange de deux peuples réunis sous une même domination présentait dans les premiers temps une confusion de lois et de coutumes différentes que M. de Montlosier s'applique à débrouiller. Mais bientôt les Gaulois propriétaires d'alleux s'honorent de porter le nom du peuple [212] vainqueur ; les mœurs des deux nations se modifient mutuellement; l'aversion des Francs pour la servitude domestique la fait disparaître de toute la Gaule ; leur goût pour la campagne leur fait abandonner les villes (castra), et les retient dans leurs domaines. Les châteaux (castella) se multiplient de toutes parts. Les guerres privées de domaine à domaine se multiplient en même-temps. L'ordre et les formes judiciaires subissent quelques modifications, entr'autres, l'usage des épreuves et des combats. Les assemblées germaines, dont parle Tacite, s'introduisent dans l'ordre politique sous le nom de champ de Mars et de Mai.
Nous arrivons à une époque nouvelle, l'institution de la féodalité. L'erreur de Montesquieu et de tant d'autres écrivains a été de croire que ce régime était un effet de la concession des bénéfices. Mais, comme le dit M. de Montlosier :
« Si les bénéfices devaient être regardés comme l'origine principale de la féodalité, ce ne serait ni en France, ni à l'époque de l'établissement des Francs, qu'il conviendrait de placer [213] cette origine, ce serait à Rome même. On trouve assez dans l'Histoire Romaine de ces sortes de concessions qu'on y appelle aussi bénéfices. C'étaient des terres des vaincus qu'on partageait, etc. … Il y eut des ducs et des comtes sous les empereurs romains et sous les rois mérovingiens ; il n'y eut pas pour cela de féodalité. Pour ce qui est de l'usage soit des serfs domestiques, soit des serfs de la glèbe, qu'on a coutume d'y rattacher, il a fallu un grand aveuglément ou une grande ignorance pour voir dans cet usage commun à tous les peuples et aussi ancien que le monde, quelques rapports avec notre féodalité moderne. »
Ici l'auteur distingue trois sortes de patronage et de clientèles établies depuis des siècles chez trois peuples différens. L'une, toute civile, adoptée par les Romains, liait le patron au client par des services réciproques d'ambition ou d'intérêts civils ; l'autre, toute servile, pratiquée chez les Gaulois, livrait à l'homme puissant la nue-propriété de la terre de l'homme faible, [214] ainsi qu'une partie du revenu, sous la condition de lui conserver le reste. La troisième enfin, toute militaire et noble, confiait à un chef de guerriers la foi et le courage de ses compagnons, et leurs engagemens mutuels devaient être récompensés par le partage des fruits de la guerre. Par le rapprochement de ces diverses nations, leurs diverses espèces de clientèle se confondent et prennent toutes le caractère honorable de la dernière. La subordination des domaines devait être noble et rapportée exclusivement au service militaire, comme celle des personnes, chez les Francs devenus propriétaires. Les Gaulois, déjà confondus avec eux, devaient imiter cet exemple ou plutôt profiter de cette alliance de la clientèle des Francs avec la leur. « La clientèle civile des Romains reçut à son tour un lustre qu'elle n'avait pas. » Pourquoi M. de Montlosier ne développé-t-il pas les effets de cette nouvelle illustration de la clientèle civile, tandis qu'il insiste sur les deux autres. Ne serait-ce pas parce que cette distinction, quoique juste en elle-même, ne se retrouve [215] pas ici dans les faits? Quoi qu'il en soit, nous avons trouvé la féodalité. Des actes solennels déclarent que les soumissions de la personne et des biens ne portent aucune atteinte à l'ingénuité. Les dénominations de vassus et de miles, depuis celle de chevalier, succèdent à celle de client. On ne livre plus ses biens, on les recommande. Des cérémonies caractérisent la recommandation noble. Il est vrai que la recommandation servile des anciens Gaulois subsistait encore pour les individus de la dernière classe, lorsqu'après s'être coupé les cheveux du devant de la tête, ils se présentaient dans la cour d'un homme puissant pour les lui offrir.
Montesquieu, et plusieurs autres auteurs, ont trouvé dans l'hérédité des bénéfices établie, principalement sous Charles-le-Chauve, la cause d'une grande révolution en faveur du système féodal. M. de Montlosier prouve que l'on doit attacher peu d'importance à cet événement, en distinguant le bénéfice fictif du bénéfice réel. L'un avait lieu «quand un propriétaire d'alleu venait,une branche d'arbre à la main, remettre sa propriété à [216] un homme puissant qui la lui rendait aux charges de la féodalité; l'autre avait lieu quand un vassal avait réellement reçu en bienfait du roi, d'un Comte ou d'un seigneur un domaine quelconque. » Or, dans te premier cas, il était tout simple que l'alleu héréditaire devint fief héréditaire; dans le second cas, qui arrivait de jour en jour plus rarement, on devait suivre l'exemple donné dans le premier.
Telle est l'histoire de la constitution française sous les deux premières races. Quelques considérations sur la royauté sont nécessaires pour la completter (sic).
L'indépendance des mœurs germaines devait resserrer le pouvoir des rois Francs dans des limites très-étroites. Aussi voyons-nous qu'ils ne pouvaient régler les grandes affaires sans consulter la nation toute entière, et les moins importantes sans l'avis des principaux officiers. Ils trouvèrent un esprit et des mœurs toute différentes quand ils se virent à la tête d'une nation courbée depuis long-temps sous le pouvoir absolu des empereurs et au milieu d'un clergé accoutumé [217] à prêcher le droit divin du despotisme. L’influence de la nation dominante contint le pouvoir royal dans ses premières bornes ; seulement comme les rois n'étaient plus des chefs de hordes errantes, leurs soins s'étendirent à de nouvelles parties de l'ordre civil, mais toujours avec les mêmes restrictions. La diversité des dispositions des sujets à l'égard du pouvoir royal a donné naissance a une multitude de témoignages contradictoires de soumission et d'indépendance dont les écrivains des divers partis ont profité chacun dans leur sens, et que M. de Montlosier apprécie à leur juste valeur.
De-là il s'applique à établir les véritables principes de la succession au trône sous les deux premières races, et il démontre que, quoique la royauté fut attachée particulièrement à une même famille, le roi devait être élu par la nation qui ne se conformait pas toujours à l'ordre de primogéniture. L'exclusion des femmes, chez les Francs, est motivée d'abord sur un de leurs usages, qui consistait en ce que la femme recevait une dot du mari au lieu d'en apporter une, de sorte que le [218] droit de succession aurait fait échoir entre leurs mains un double héritage ; ensuite sur la nécessité d'avoir des hommes pour chefs chez une nation toujours armée, toujours vagabonde, et en état de guerre depuis si long-temps.
Voyons maintenant quelles furent les causes de la chute des deux premières races.
Les donations de bénéfices à perpétuité épuisaient de jour en jour les ressources de la couronne. Tout le domaine royal était déjà dissipé sous Chilpéric. « Notre fisc n'a plus rien, disait ce prince; nos richesses, ce sont les églises qui les possèdent. Elles sont dans l'abondance, et nous dans la misère. »
Les recommandations dont l'usage s'introduisit, rapidement, enlevèrent au monarque cette suprématie qu'il exerçait directement sur les individus et les domaines.
« Ces deux causes réunies me conduisent à une troisième plus grave. D'un côté, il était permis de se recommander à qui on voulait; d'un autre côté, comme les rois n'avaient plus de concessions à faire, la foule des recommandations commença à [219] se tourner vers le maire du palais, qui, ayant dans ses mains la garde du prince et la discipline des troupes, acquit facilement toute l'importance. De cette manière tout échappa au prince; il ne lui resta plus de son ancien royaume qu'un palais dont le gouverneur indépendant lui fut donné par une poignée de Leudes. » .
La moindre commotion devait abattre l'une de ces deux puissances ainsi minée dans ses fondemens. L'invasion des Sarrasins, les triomphes de Charles Martel, l'adroite ambition de Pepin renversèrent la dynastie mérovingienne presque sans effort. Cependant le partage du pouvoir entre les seigneurs augmentait de jour en jour la faiblesse des ressources matérielles du monarque. Il fallait tout le génie de Charlemagne pour suppléer an pouvoir de la couronne. Dès le règne de son successeur sa dynastie est en péril. Le duc de France et l'invasion des Normands furent pour cette race ce qu'avaient été pour la précédente le maire du palais et l'irruption des Sarrassins.
» Je ne puis m'empêcher, dit M. de [220] Montlosier, de remarquer à ce sujet les destinées de la France. Mérovée y forme quelques établissemens; c'est après l'avoir délivrée, dans les plaines de Châlons, des Huns et d'Attila. Clovis, son petit-fils, s'y établit tout-à-fait; c'est après l'avoir délivrée des Allemans à Tolbiac. La race de Charles Martel s'élève à la place de celle de Mérovée; c'est après nous avoir délivrés des Sarrasins. La maison Capétienne s'élève ensuite à la place de celle de Charmagne; c'est après nous avoir délivrés des Normands. Il était dans les décrets de la Providence qu'une autre maison s'élevât à son tour, après nous avoir délivrés de barbares d'un autre genre. » Ceci était écrit en 1806.
A la suite de ce tableau des deux premières races, l'auteur examine, dans une dissertation entièrement polémique, diverses opinions de M. de Boulainvilliers, de l'abbé Dubos, du président Hénault, de M. de Valois et de Montesquieu. Ses réfutations m'ont paru convaincantes. Il combat très-bien les déclamations modernes sur les [221] guerres particulières, en prouvant qu'elles faisaient partie du droit des Francs, qu'elles étaient autorisées par les édits des monarques et par les mœurs de la nation. Du reste, cet usage paraît n'avoir rien de choquant à ses yeux.
Deux graves erreurs de Montesquieu sont ici combattues par M. de Montlosier. L'une, que le gouvernement féodal a été établi dans toutes ses parties avec les Francs et par les Francs; l’autre, que toute la noblesse française résidait dans l'ordre des Antrustions ou officiers de la couronne. M. de Montlosier aurait pu relever ici la manière frivole et fausse avec laquelle l'auteur de l’Esprit des lois soutient cette dernière opinion contre l'abbé Dubos qui, cette fois du moins, ne méritait pas sa sanglante critique. Un décret de Childébert, cité par l'abbé Dubos, porte que si le juge trouve un voleur fameux, il le fera lier pour être envoyé devant le roi, si c'est un Franc ( Francus); mais si c'est une personne plus faible (debilior persona), il sera pendu sur le lieu. L'abbé Dubos entend par Francus un Franc, un homme [222] libre ; par debilior persona un serf. Montesquieu veut au contraire que Francus signifie un Antrustion, et debilior persona un Franc d'une condition inférieure ; mais non pas un serf. « Dans quelque langue que ce soit, dit-il, tout comparatif suppose nécessairement trois termes, le plus grand, le moindre, le plus plus petit… » Si ce principe était vrai sans restriction, il s'ensuivrait que quand les Latins disaient debilior manus, ils supposaient une troisième main, comme l'avare de Plaute. Montesquieu ajoute: « S'il n'était ici question que des hommes libres et des serfs, on aurait dit un serf, et non pas un homme d'une moindre puissance. » Nous pouvons répondre à cela que debilior persona est l'expression la plus juste pour désigner tout ce qui n'était pas Franc, soit serf, soit Gaulois ingénu. Il fallait un terme générique pour désigner en même-temps les deux ordres de personnes que l'on soumettait à la même peine. Laissons-là cette dispute grammaticale, et reprenons avec M. de Montlosier l'Histoire de France sous la troisième race.
[223]
Pendant les premiers siècles, les progrès de l'organisation féodale, qui s'étend aux moindres propriétés, n’amènent aucun changement dans les institutions. Cette chambre législative et judiciaire, nommée autrefois l'Assemblée d'automne, prend le titre de Parlement de pairs, ou barons. La succession au trône reste soumise aux mêmes lois; mais elle se fonde ensuite sur de nouveaux principes par l'accession des grands fiefs à la couronne. Les fiefs étaient héréditaires : la couronne ne l'était point. Mais la qualité de seigneur suzerain de tous les fiefs attribués à l'héritier du roi, devait entraîner nécessairement celle de roi, et donner naissance au droit héréditaire de la couronne. Cependant les formules de l'ancien droit ne sont point supprimées et forment, avec celles du nouveau, l'assemblage le plus bizarre. M. de Montlosier en trouve un exemple frappant dans un ancien cérémonial du sacre, « L'archevêque dit d'abord dans son oraison: Seigneur, multiplie les dons de tes bénédictions sur cettuy ton serviteur, lequel, par humble dévotion, élisons par [224] ensemble au royaume. Voilà pour le roi et pour le droit électif. L'archevêque s’adressant ensuite personnellement au prince, lui dit : Sois stable; et retiens long-temps l'état, lequel tu as tenu jusqu'à présent pour la suggestion de ton père, de droit héréditaire. Voilà pour le seigneur et pour la seigneurie héréditaire. »
Les femmes ne furent point appelés au trône quoiqu'elles le fussent aux successions de fiefs. C'est que les droits féodaux, en se réunissant sur les mêmes individus, durent se corriger ou s'altérer mutuellement.
Un grand événement va nous ouvrir une époque toute nouvelle. L'affranchissement des communes produira la révolution la plus importante des temps modernes. M. de Montlosier nous l'annonce en ces termes:
« Nous allons voir s'élever au milieu de l’ancien état, un nouvel état; au milieu de l'ancien peuple, un nouveau peuple; au milieu des anciennes mœurs, des anciennes institutions et des anciennes lois, de nouvelles mœurs, de nouvelles institutions, de nouvelles lois. Nous allons voir un état [225] double, un peuple double, un ordre social double, marcher pendant long-temps parallèlement l'un à l'autre, s'attaquer ensuite, et se combattre avec acharnement. Telle est cette grande révolution qui a été elle-même la source d'une multitude de révolutions ; qui, en se propageant dans toute l'Europe, l’a couverte de guerres et de troubles, a rempli l'empire d'Allemagne de villes impériales, l'Italie de républiques ; a répandu partout une multitude de droits nouveaux, d'états nouveaux, de doctrines et de constitutions nouvelles. »
Comme, pour vous intéresser d'avance à cette malheureuse noblesse que l'on va dépouiller pièce à pièce de toutes ses prérogatives, et pour jeter de l'odieux sur tant d'usurpations, M. de Montlosier fait valoir avec une sorte de jactance l'abolition de l'esclavage ou servitude domestique, plaie funeste dont le genre humain semblait avoir désespéré de se guérir ! Il refuse positivement à la religion catholique, pour l'attribuer tout entier à la noblesse des mœurs germaines, le [226] mérite de cette importante révolution.
« Les progrès en ont été lents, dit-il ; mais du moment qu'elle se manifeste elle présente tout-à-coup deux grands mouvemens : le premier, qui porte tous les esclaves à la condition de tributaires et abolit ainsi le véritable esclavage ; le second, qui porte le lustre de la grandeur et de la noblesse à des fonctions que les autres peuples avaient affecté de flétrir. »
C'était une distinction honorable d'être appelé par un seigneur ou une femme de qualité au service intérieur de la maison. Le service militaire, inséparable du service domestique, lui communiquait tout son éclat. « En même temps que le vassal combattait à côté de son seigneur sur le champ de bataille, le fils de ce vassal ou vasselet faisait, conjointement avec le fils du seigneur, ou damoiseau, (domicellus,) le service de la maison. Les seigneurs envoyaient ainsi réciproquement les uns chez les autres, leurs enfans pour soigner les chevaux, servir à table, remplir les offices de page et de valet. Celui d'entr'eux qui, s'étant fait remarquer par son [227] courage et par son zèle, était désigné spécialement aux soins de l'armure et du cheval de bataille, se trouvait très-honoré. Sa place était désormais à côté du maître. Ecuyer était pour le château le premier grade militaire en même temps que le premier grade domestique ». Les anciennes charges de connétable (intendant des écuries), celles de chambrier, de bouteiller, etc., jointes aux plus importantes fonctions de l'état, présentent cet ordre de domesticité noble dans le palais long-temps, avant qu'il se soit introduit dans les châteaux des seigneurs.
Affranchir, dans notre histoire, ne veut pas dire délivrer de l'esclavage domestique, et élever à une condition moyenne, celle des libertini. Ce mot signifie donner la condition de Franc. Un tel acte, jusqu'à l'époque des croisades, n'avait porté que sur des individus. Le dénuement des gentilshommes croisés qui rentrèrent dans leur patrie, l'extinction d'un grand nombre de familles ; mais, plus que tout le reste, sans doute, l'instant besoin de la civilisation, déterminèrent les [228] communes à acheter leurs franchises à prît d'argent ou à les enlever de force. Les rois, dont l'autorité s'accroissait des pertes de la féodalité, secondèrent ce mouvement de tous leurs efforts. On les vit invoquer solennellement cette doctrine des droits de l'homme, qu'ils oublièrent dès qu'ils n'en eurent plus besoin. « Les habitans des campagnes, qui par ces mots, franc et franchise, entendaient spécialement l'exemption des tributs[1], se soulevèrent. On se mit, comme dans ces derniers temps, à massacrer les nobles et à incendier les châteaux ». Malheureusement les désordres de la jacquerie, insuffisans pour détruire le régime féodal, ne devaient être que les précurseurs d'une nouvelle jacquerie plus terrible dans ses effets et plus importante dans ses conséquences, qui devait entraîner la [229] royauté absolue avec les derniers débris de la féodalité.
Les villes et la plus grande partie des campagnes, délivrées du joug des seigneurs, se composèrent une administration et des justices nouvelles. Il leur fallait un nouveau droit; la découverte des ouvrages de Justinien leur offrit un corps complet de lois civiles qui fut reçu avec enthousiasme, étudié par-tout avec ardeur, et propagé soigneusement par les rois qui ne manquaient pas de bonnes raisons pour le faire. Ce nouveau droit leur présentait un double avantage dans l'exclusion du droit féodal, et les doctrines de despotisme monarchique qui en devaient résulter.
A cette époque, l'ancien peuple, pour me servir de l'expression de M. de Montlosier, fait un effort pour se maintenir dans ses libertés. Les grandes expéditions d'Asie et d'Afrique avaient déterminé l'armement des milices de tributaires, qui obtenaient la liberté du moment qu'elles s'associaient aux travaux militaires des nobles ; delà le nom de livrée, dont elles s'honorèrent long-temps. Tandis [230] qu'en Italie et en Angleterre, la noblesse se livrait en quelque sorte à la discrétion des villes et de la chambre des communes, nos anciens Francs, retranchés dans leurs châteaux, résistaient aux attaques du nouveau peuple à l'aide de leurs fidèles milices. Les assises de Jérusalem, le livre des fiefs, les établissemens de Philippe-Auguste et de St.-Louis, donnaient en même temps un corps plus régulier et plus imposant à la constitution féodale.
M, de Montlosier observe d'une manière aussi juste qu'ingénieuse les changemens que nos révolutions ont fait subir à la langue du système féodal. Nous avons vu les dénominations de seigneur et de vassal succéder à celles de patron et de client; les mots noble, noblesse, anoblissement, sont adoptés maintenant par les possesseurs de fiefs pour se distinguer de la multitude des nouveaux Francs ; les idées que ces mots expriment étaient exprimées auparavant par ceux de franchise et d'affranchissement; et ce serait une erreur de croire, comme le président Hénault, que la noblesse et les anoblissemens n'ont commencé qu'avec l'usage de ces deux mots. C’est [231] ainsi que les chevaliers existèrent long-temps sous les noms de milites, vassi, etc., avant de prendre celui de chevaliers.
Cependant la monarchie française s'achemine sans cesse vers un nouveau gouvernement. Nous aimerions à suivre pas à pas, comme nous l'avons fait jusqu’ici, la marche que lui fait tenir M. de Montlosier, interprète éclairé, quoique partial, de cette longue révolution ; mais l'haleine pourrait nous manquer sur ses traces. Cet ouvrage est tellement rempli d'aperçus ingénieux, vrais et profonds, qu'il faudrait une plume plus habile même que celle de M. Montlosier pour les présenter tous dans une analyse rapide et serrée, sans les effacer ou les affaiblir. Jusqu'ici nous n'avons eu que trop à redouter ce danger ; mais nous devions insister particulièrement sur les difficultés de notre ancienne histoire que l'auteur a décidées d'une manière qui lui est propre. Nous allons parcourir plus rapidement le tableau de la décadence de nos anciennes institutions, ensuite, nous nous arrêterons de préférence aux considérations qui sont relatives à l'histoire de la génération actuelle.
[232]
C’en est fait, la justice, la raison, les sciences, les arts, l'industrie et toute la nature humaine ont conspiré avec l'autorité royale la perte du régime féodal. D'abord on enlève à la noblesse ses juridictions seigneuriales. Des baillis choisis par le roi parmi les grands seigneurs, s'attribuent un certain nombre de causes dites cas royaux et cas d'appel, et finissent par les envahir toutes. De là il s'établit que le roi était dans l'état le seul juge, et que toute justice émanait de lui. Bientôt des gradués roturiers, associés aux baillis pour leur servir de conseils, prennent leur place et s'emparent des tribunaux. C'est ainsi que des légistes plébéiens, consultés d'abord par le parlement des barons, finissent par s'y asseoir et par en chasser les hauts et puissans seigneurs. De là cette institution équivoque, à la fois politique et judiciaire, sans vocation comme sans lois, qui fut si funeste à la France, en prévenant de meilleures institutions. … Ah ! si à cette époque d'une réorganisation défectueuse à tant d'égards, la France avait été assez heureuse pour que ses divers ordres agissent de concert, et que ces [233] grands mouvemens s'opérassent également dans toutes les parties de la monarchie, comme il est arrivé chez une nation voisine, la noblesse, dépouillée de ses priviléges onéreux, se serait réfugiée auprès du trône, qui aurait eu besoin également de s'en faire un appui solide contre la terrible puissance des communes unies. Alors la double représentation nationale se serait composée d’elle-même et de ses véritables élémens : nous n'aurions pas enfin attendu tant de siècles et de souffrances pour n'obtenir encore que l'espérance d'une bonne constitution.
Heu ! nihil invitis fus quemquam fidere divis.
Revenons aux pertes successives de la noblesse. La paix du roi et la trêve de Dieu lui enlèvent le droit de guerre particulière. On la dispense de gré ou de force du service des fiefs ; le droit de lever des impôts et de battre monnaie lui est soustrait insensiblement. L'usage des tournois est aboli. Les nobles, soigneusement préservés de la taille, sont soumis sous les noms de vingtième et de capitation.
[234]
Je le répète, en parcourant cet ouvrage le lecteur est sans cesse harcelé par les regrets de l'auteur, qui semble faire de cette belle histoire un mémoire pour la noblesse féodale. C'est ainsi, par exemple, que M. de Montlosier semble se consoler de l'abolition des guerres particulières en songeant que le duel fut la ressource habituelle de nos gentilshommes, et que toute la puissance des rois ne put vaincre cette mode affreuse et barbare, digne, comme dit Rousseau, de sa féroce origine.
Les villes affranchies s'étaient d'abord attribué des prérogatives importantes; l'université était devenue dans l'état une puissance du premier ordre. Mais bientôt les rois, qui n'avaient favorisé leurs entreprises qu'afin d'abaisser la noblesse, mirent tous leurs efforts à leur enlever les dépouilles de la féodalité. Cependant, comme rien ne se faisait ouvertement contre l'ordre établi, les diverses mutations du pouvoir ne changeaient rien aux formes extérieures, aux grades et aux titres. Le pouvoir royal ne faisait pas les mêmes conquêtes dans toutes les provinces; [235] de sorte que les droits du monarque, ceux des nobles, des municipalités, des parlemens, etc., restèrent jusqu'à la fin équivoques, obscurs, inégaux et sujets à tous les caprices du hasard. De sorte que la monarchie française n'était, jusqu'à l'époque de la révolution, qu'un mélange bizarre et désordonné d'institutions nouvelles avec des institutions vieillies, de pouvoirs sans titres et de titres sans pouvoirs, de despotisme, de liberté et de priviléges combinés fortuitement et sans proportion : sine nomine corpus.
Le règne de Louis XIV peut être considéré comme le terme de la révolution dont nous venons de nous occuper, et le commencement d'une nouvelle qui n'est pas encore achevée aujourd'hui. Il est également vrai de dire que ce règne a été non-seulement le point de contact entre la révolution consommée et la révolution naissante, mais encore la cause décisive du passage de l'une à l'autre. Louis XIV, en couvrant la noblesse pressée autour de son trône de l'éclat qui lui était propre, afin de l'éclipser entièrement; en séduisant nos seigneurs pour en faire ses [236] hommes de cour, et anéantir tout-à-fait le personnage qu'ils représentaient encore dans l'état, semble s'être attiré particulièrement l'animadversion de M. de Montlosier. Du reste, nous conviendrons sans peine que cette expression, siècle de Louis XIV, n'est qu'un terme de flatterie surpris à la postérité, attendu que les plus grands hommes de ce siècle avaient commencé à briller avant qu'il pût les connaître ; attendu qu'il a fait le malheur des générations sur lesquelles il a régné ainsi que des suivantes, par ses manies hautaines de conquête et de prodigalité, monarque doué d'ailleurs de peu de talens personnels, triste jouet des femmes, des jésuites et de la fortune.
Nous sommes forcés de renvoyer le lecteur à l'ouvrage même, pour l'exposé des vices et des désordres dont la France est remplie sous les deux règnes suivans, soit dans son administration, soit dans sa conduite politique, soit dans ses mœurs. Plus de religion, plus de patriotisme, et pas une seule institution assez forte pour soutenir cet édifice délabré.
La nécessité d'une reconstruction se fait [237] universellement sentir. Quels moyens doivent être employés ? Que signifient ces échafaudages, détruits et relevés sans cesse sans pouvoir différer seulement la grande ruine dès long-temps imminente ? et les conseils supérieurs du chancelier de Meaupeou, et les réformes militaires de M. de Saint-Germain, et les réformes féodales de M. Turgot, et les administrations provinciales de M. Necker, la cour plénière, les grands baillages de M. de Brienne? L'on se décide enfin pour les états-généraux; la multitude va se mettre à l'ouvrage, aplanir les difficultés en détruisant tout de fond en comble ; la France gémira long-temps au milieu des trophées et des décombres, jusqu'à ce qu'un guerrier lui ramène l'ordre et le calme intérieur, en comprimant avec force tous les partis qu'il paraît réunir. Bientôt il l'entraînera à sa suite dans de nouveaux désastres, chargée de chaînes et de deuil … ; et, chose inouïe dans les annales du monde, après avoir été banni, il reviendra fonder un empire pour la seconde fois, après l'avoir, comme à plaisir, réduit en pièces entre ses mains.
[238]
M. de Montlosier paraît être ennemi de la doctrine de la souveraineté du peuple. Nous lui demanderons s'il admet la souveraineté de l'intérêt public. Sans doute il n'aura pas de peine à nous l'accorder. Hé bien ! quand on parle de la souveraineté du peuple, on ne dit, ou plutôt on ne doit rien vouloir dire autre chose que la souveraineté de l'intérêt public. L'expression est propre: il ne s'agit que de l'expliquer. C'est une folie de chercher le peuple souverain dans une révolution. On ne l'y trouvera pas; il n'existe que dans un gouvernement libre et régulier, quel qu'il soit d'ailleurs dans sa forme particulière, soit dans la démocratie d'Athènes, soit dans l'aristocratie tempérée des Romains, soit dans la monarchie représentative de l'Angleterre.
Au reste, M. de Montlosier remarque très-bien comment, par suite de cette doctrine mal entendue de la souveraineté du peuple, les progrès de la révolution ont suivi les diverses acceptions données au mot peuple. « Dans le principe, dit-il, quand on parlait du peuple français, on [239] entendait tous les ordres de l'état, et le roi lui-même … Ce furent les parlemens qui, dans la ferveur de leur résistance aux grands bailliages, commencèrent à parler des droits du peuple en opposition à ceux du roi. Louis XVI sentit très-bien le danger de cette locution; il se plaignit de ce qu'on le séparait de son peuple. Il n'en consentit pas moins aux états-généraux, qui, dans le sens d'alors, était une révolution pour tout le peuple, moins le roi.
« A une seconde époque, lorsqu'on eut inventé que les deux ordres privilégiés n'étaient rien, et que le tiers-état était tout; la noblesse et le clergé se plaignirent à leur tour de ce qu'on voulait les séparer du peuple. On n'en fit pas moins le 14 juillet, qui fut une révolution pour le peuple, moins le roi, la noblesse et le clergé.
» Après la révolution du 10 août, on croirait que les fondateurs de la république eurent envie de compter pour quelque chose dans l'état les propriétés et les propriétaires. Leurs adversaires leur [240] démontrèrent très-bien que cette classe n'était pas plus le peuple que le roi, la noblesse et le clergé. Cela fit la révolution du 31 mai, qui fut une révolution pour le peuple, moins les propriétaires.
» On voit comment le sens du mot peuple s'altérant à chaque crise, finit par s'entendre exclusivement de ce qu'on appelait alors sans-culottes, et leur porta ainsi graduellement la souveraineté. »
Après le 9 thermidor, les hommes d'état s'emparent de la révolution pour la ramener par un pas rétrograde au système des Brissotins. Cette réaction devait en amener de nouvelles et nous faire remonter par degrés au point d'où nous étions partis, la monarchie constitutionnelle, et antérieurement la monarchie absolue. C'est ainsi qu'une impulsion trop violente doit être suivie d'une répulsion trop violente également. Si de tant de travaux il ne nous reste que l'expérience, profitons-en du moins pour l'avenir.
Les fautes de l'émigration, celles de la Vendée, celles des puissances étrangères dans leur première alliance ; les vices et les [241] désordres du gouvernement directorial sont exposés par M. de Montlosier avec beaucoup de force-et de vérité. Il démêle ensuite avec une adresse digne du sujet les habiles précautions et les savantes manœuvres employées par le général du 18 brumaire pour vaincre la révolution (sans l'humilier, nous venons de voir ce qu'il devait en coûter à d'autres, après avoir osé le tenter).
« Le trait de génie a été de voir dans un objet extrêmement complexe, deux points, dont l'un, les principes, était devenu insoutenable ; l'autre, les résultats, était devenu inattaquable. » Bonaparte jette ensuite les yeux sur les divers partis ; il les trouve harassés de tant d'épreuves infructueuses, et divisés plutôt dans les personnes que dans les opinions. « Au milieu de cette ostentation de zèle prétendu révolutionnaire, le premier consul a pu croire que c'était moins la contre-révolution qu'on craignait, que ceux qui voulaient la faire; que c'était moins des rangs qu'on se défendait, que de ceux qui se désignaient pour les reprendre ; que si on paraissait [242] redouter le rétablissement d’un ordre social, c'était en le supposant au profit des vaincus plutôt qu'au profit des vainqueurs. Enfin, il a pu croire que la révolution consentirait à transiger sur ses erreurs dès qu'on lui abandonnerait ses conquêtes. »
« C'est ainsi que le premier consul a mis en sa faveur les intérêts révolutionnaires. Il a pu s'arranger aussi avantageusement avec les intérêts opposés.
» Au milieu de cette ostentation de zèle pour l'ancien régime, il a pu s'apercevoir qu'en retranchant quelques traits d'hostilités particulières, tout cet ensemble de vues d'ordre, de religion, d'honneur et d'équité lui seraient d'un grand servies. Il a comprimé, non pas comme on le dit quelquefois, tous les partis; mais seulement dans chaque parti ce qu'il y avait d'offensif. De cette manière, il a tout réuni à lui, les amis et les ennemis, etc. »
L'histoire du gouvernement de Napoléon, présentée sous deux aspects si différens dans les deux dernières parties de cet ouvrage, pourrait être comparée, comme la vie [243] humaine dans Bernardin de Saint-Piasre, à ce globe terrestre dont un hémisphère est réjoui par la lumière d'un soleil radieux, et l'autre reste plongé dans une ténébreuse horreur. Dans la première partie, sont exposés tous les bienfaits, et surtout les espérances de la restauration consulaire; dans la seconde, tous les vices du despotisme, toutes ses erreurs, et tous les principes de mort qu'il portait en lui-même.
Les monarques de l'Egypte étaient jugés après leur mort par leurs propres sujets ; Napoléon, de son vivant, a entendu sa sentence prononcée par tout son siècle, comme l'observe M de Montlosier ... Et le voilà qui, après s'être donné le temps d'entendre et de méditer le jugement de son siècle et celui de M. de Montlosier, revient tranquillement pour recommencer sa carrière.
Il est bon que cette dernière partie de l'ouvrage existe : il serait inconvenant de reproduire ici tous les détails qu'elle renferme. Nous nous contenterons de la recommander aux lecteurs ainsi que tout le reste de ce livre. Le style de M. de Montlosier est [244] énergique, rapide et clair. Souvent il s'élève et se colore d'images brillantes. Nous croyons pouvoir lui reprocher de s'abaisser souvent jusqu'à la familiarité dans les tournures et les expressions. En général, on y voudrait trouver plus d'étendue et de soin.
G.F.
[1] N'y a-t-il pas un peu de mauvaise foi dans cette expression? Les habitans des campagnes avaient-ils tort d'entendre par la franchise l'exemption de leurs tributs et de leurs charges les plus onéreuses.
[CC??], [CR] “Traité d'économie politique par JB Say,” Le Censeur T.7 (Sept. 6 1815), pp. 43-77.
[43]
Traité d'économie politique, ou Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, par M. J. B. Say, exmembre du Tribunat. ( 2 vol., à Paris, chez Renoujrd, libraire, rue St.-Andrides-Arts. )
A l'affût comme nous le sommes de toutes les idées, de tous les ouvrages qui peuvent exercer une influence favorable sur le sort [44] de la nation, le Traité d'économie politique de M. Say ne pouvait nous échapper. Nous l'avons lu avec l'attention qu'il mérite, et nous pouvons affirmer que nous connaissons peu de livres qui renferment autant de notions saines, autant de vues immédiatement applicables et utiles. Nous le déclarons, cet ouvrage nous paraît avoir complètement tire l'économie politique de l'empire des opinions systématiques. Il fait apercevoir, il vous oblige d'observer des faits qui arrivent journellement, et qui n'en sont pas mieux connus pour cela; il montre la relation de ces faits entr'eux, celle qu’ils ont avec leurs causes, avec leurs résultats; et ces faits sont les plus intéressans pour l'homme, puisque ce sont ceux qui ont rapport à sa fortune, à son existence, aux biens qui peuvent la rendre douce; enfin l'on y rencontre plus que partout ailleurs, ce vrai, si bien caractérisé par Lamotte:
.... Ce vrai dont tous les esprits
Ont en eux-mêmes la semence,
Qu'on négligeait à tort, et qu'on est tout surpris
De trouver vrai quand on y pense.
[45]
L'ouvrage est précédé d'une introduction étendue, dont le but est d'abord de bien préciser l'objet que se propose l'économie politique, le sujet de ses recherches ; de faire ensuite l'histoire des progrès de cette science, et d'exposer la nouvelle méthode que l'auteur a suivie; de montrer l'importance de son étude, et les obstacles qui la contrarient; enfin de présager ce qu'on peut attendre de ses progrès ultérieurs. Des citations un peu étendues auront, outre l'avantage de justifier notre jugement, celui de présenter à nos lecteurs des idées tantôt profondes, tantôt élevées, toujours utiles, et qui, sous quelque régime qu'on soit, peuvent donner lieu à des méditations fécondes en bons résultats. Nous choisirons de préférence ce qui pourra se détacher.
De l'opposition qu'on établit quelquefois entre la théorie et la pratique.
» C'est une opposition bien vaine que celle de la théorie et de la pratique ! Qu’est-ce donc que la théorie, sinon la [46] connaissance des lois qui lient les effets aux causes, c'est-it-dire, des faits à des faits? Qui est-ce qui connaît mieux les faits que le théoricien qui les connaît sous toutes leurs faces, et qui sait les rapports qu'ils ont entre eux? Et qu'est-ce que la pratique sans la théorie, c'est-a-dire, l'emploi des moyens sans savoir comment ni pourquoi ils agissent ? Ce n'est qu'un empirisme dangereux, par lequel on applique les mêmes méthodes à des cas opposés qu'on croit semblables, et par où l'on parvient où l'on ne voulait pas aller.
» C'est ainsi qu'après avoir vu le système exclusif en matière de commerce (c’est-à-dire, l'opinion qu'une nation ne peut gagner que ce qu'une antre perd), adopté presque généralement en Europe dès la renaissance des arts et des lumières ; après avoir vu des impôts constans, et toujours croissans, s'étendre sur de certaines nations jusqu'à des sommes effrayantes; et après avoir vu ces nations plus riches, plus populeuses, plus puissantes qu'au temps où elles faisaient librement le commerce, et où elles ne supportaient presque point de charges, le vulgaire a conclu qu’elles [47] étaient riches et puissantes parce qu'on avait grevé d'impôts les revenus des particuliers; et le vulgaire a prétendu que cette opinion était fondée sur des faits, et il a relégué parmi les imaginations creuses et systématiques toute opinion différente.
» Il est bien évident-, au contraire, que ceux qui ont soutenu l'opinion opposée, connaissaient plus de faits que le vulgaire, et les connaissaient mieux. Ils savaient que l'effervescence très-marquée de l'industrie dans les états libres de l'Italie au moyen âge, et dans les villes anséatiques du nord de l'Europe, le spectacle des richesses que cette industrie avait procurées aux uns et aux autres, l'ébranlement opéré par les croisades, les progrès des arts et des sciences, ceux de la navigation, la découverre de la route des Indes et du continent de l'Amérique, et une foule d'autres circonstances moins importantes que celles là, sont les véritables causes qui ont multiplié les richesses des nations les plus ingénienses du globe, ils savaient que si cette activité a reçu successivement des entraves, elle a été débarassée, d'un autre côté, [48] d’obstacles plus fâcheux encore. L'autorité des barons et des seigneurs, en déclinant, ne pouvait plus empêcher les communications de province à province, d'états à états ; les routes devenaient meilleures et plus sûres, la législation plus constante, les villes affranchies ne relevaient plus que de l'autorité royale intéressée à leurs progrès ; de certains préjugés, tels que l'idée d'usure attachée au prêt à intérêt, celle de noblesse attachée à l'oisiveté, allaient en s'affaiblissant. Ce n'est pas tout: de bons esprits ont remarqué, non-seulement tous ces faits, mais l'action de beaucoup d'autres faits analogues ; ils ont mieux connu la marche et les résultats de l'industrie, l'effet des impôts, toutes choses qui sont des faits aussi; et ils ont été en état de conclure, avec bien plus de sûreté que le vulgaire, que si plusieurs états modernes ont prospéré au milieu des entraves et des impôts, ce n'est pas à cause des impôts et des entraves, c'est malgré eux, et que leur prospérité serait bien plus grande s'ils avaient été assujétis à un régime plus éclairé [1].
[49]
» Il faut donc, pour parvenir à la vérité, connaître, non beaucoup de faits, mais les fais essentiels et véritablement influens, les envisager sous toutes les faces, et surtout en tirer des conséquences justes, être assuré que l'effet qu'on leur attribue vient réellement d'eux, et non d'ailleurs. Toute autre connaissance de faits est un amas d'où il ne résulte rien, une érudition d'almanach. Et remarquez [50] que ceux qui possèdent ce mince avantage, qui ont une mémoire nette et un jugement obscur, qui déclament contre les doctrines les plus solides, fruits d'une vaste expérience et d'un raisonnement sûr, qui crient au système chaque fois qu'on sort de leur routine, sont précisément ceux qui ont le plus de systèmes et qui les soutiennent avec l'opiniâtreté de la sottise, c'est-à-dire, avec la crainte d'être convaincus, plutôt qu'avec le désir d'arriver au vrai.
» Ainsi, établissez sur l'ensemble des phénomènes de la production et sur l'expérience du commerce le plus relevé, que les communications libres entre les nations sont mutuellement avantageuses, et que la manière de s'acquitter envers l'étranger qui convient le mieux aux particuliers, est aussi celle qui convient le mieux aux nations, les gens à vues étroites et à présomption large vous accuseront de système. Questionnez-les sur leurs motifs, ils vous parleront balance du commerce ;- ils vous diront qu'il est clair qu'on se ruine si l'on donne son numéraire contre des marchandises … et cela même [51] et un système. D'autres vous diront que la circulation enrichit un état, et qu'une somma d'argent qui passe dans vingt mains différentes, équivaut à vingt fois sa valeur.... c'est encore un système. D'antres vous diront que le luxe est favorable à l'industrie, que l'économie ruine tout commerce... . c'est toujours un système; et tous diront qu'ils ont les faits pour eux; semblables à ce pâtre qui, sur la foi de ses jeux, affirme que le soleil qu'il voit se lever le matin et se coucher le soir, parcourt dans la journée toute l'étendue des cieux, et qui traite de rêveries toutes les lois du monde planétaire. »
Sur l'utilité de l'économie politique.
« A mesure que ces applications ( celles qu'on pourra faire des principes) deviendront plus faciles et plus communes, ou, en d'autres termes, à mesure qu'on connaîtra mieux la marche des choses, et qu'on y puisera davantage ses règles de conduite, on fera des pas plus assurés vers la prospérité et le bonheur, qui sont les véritables fins de l’art social. [52] Quoique plusieurs nations de l'Europe soient dans une situation assez florissante en apparence, et qu'il yen ait qui dépensent quatorze à quinze cents millions par an pour leurs besoins publics seulement, ou pour ce qu'elles croyent l'être, il ne faut cependant pas se persuader que leur situation ne laisse rien à désirer. Un riche sybarite, habitant à son choix son palais de ville ou son palais de campagne, goûtant à grands frais, dans l'un comme dans l'autre, toutes les recherches de la sensualité, se transportant commodément et avec rapidité partout où l'appellent de nouveaux plaisirs, disposant des bras et du talent d'un nombre considérable de serviteurs et de complaisans, et crevant dix chevaux pour satisfaire une fantaisie, peut trouver que les choses vont assez bien, et que l'économie politique est portée à sa perfection. Mais dans les pays que nous nommons florissans, combien compterez-vous de personnes en état de se procurer de pareilles jouissances ? une sur cent mille tout au plus; et il n'y en aura peut-être pas une sur mille à qui il soit permis de jouir de ce qu'on appelle [53] une honnête aisance. Partout on voit l'exténuation de la misère à côté de l'embonpoint de l'opulence, le travail forcé des uns compenser l'oisiveté des autres, des masures et des colonnades, les haillons de l'indigence mêlés aux enseignes du luxe, en un mot les plus inutiles profusions au milieu des besoins les plus urgens.
» Certes, si l'économie politique découvre les sources des richesses, si elle montre les moyens de les rendre abondantes, et enseigne l'art d'y puiser chaque jour davantage sans les épuiser jamais; si elle prouve que la population peut être à-la-fois bien plus nombreuse et incomparablement mieux pourvue des biens de ce monde ; s'il résulte de toutes ses démonstrations qu'une foule de maux qu'on croyait sans remède, sont, je ne dis pas guérissables, mais même faciles à guérir, et qu'on n'en souffrira qu'aussi long-temps qu'on le voudra bien, il faut convenir qu'il est peu d'étude plus importante, plus digne d'une âme noble et d'un esprit élevé.
» Quelques-uns de ceux qui ont attrapé une assez bonne part dans un ordre de choses [54] vicieux, ne manquent pas d'argumens pour le justifier aux yeux de la raison; car de quoi ne peut-on pas faire l'apologie, lorsqu'on ne présente les choses que sous un seul aspect? Peut-être que s'il fallait, dès demain, tirer de nouveau les lots qui leur assignent leur place dans la société, ils y trouveraient beaucoup à reprendre.
» D'autres personnes, dont l'esprit n'ayant jamais entrevu un meilleur état social, affirment fièrement qu'il ne peut pas exister y elles conviennent des maux de l'ordre établi, et s'en consolent en disant qu'il n'est pas possible que les choses soient autrement. Cela rappelle cet empereur du Japon, qui pensa étouffer de rire, lorsqu'on lui dit que les Hollandais n'avaient point de rois. Les Iroquois et les Algonquins ne conçoivent pas qu'on puisse faire la guerre sans rôtir ses prisonniers ».
Si l'antiquité des opinions est une preuve de leur justesse.
« On a dit à l'appui de vieilles erreurs, [55] qu'il faut bien qu'il y ait quelque fondement à des idées si généralement adoptées par toutes les nations ; ne doit-on pas se défier d'observations et de raisonnemens qui renversent ce qui a été tenu pour constant jusqu'à ce jour ? ce qui a été admis par tant de personnages que rendaient recommandables leurs lumières et leurs intentions ? Cet argument, je l'avoue, est digue de faire une profonde impression, et pourrait jeter du doute sur les points les plus incontestables, si l'on n'avait vu tour-à-tour les opinions les plus fausses, et que maintenant on reconnaît généralement pour telles, reçues et professées par tout le monde pendant une longue suite de siècles. Il n'y a pas encore bien long-temps que toutes les nations, depuis la plus grossière jusqu'à la plus éclairée, et que tous les hommes, depuis le porte-faix jusqu'au philosophe le plus savant, admettaient quatre élémens. Personne n'eût songé même à contester cette doctrine, qui pourtant est fausse; tellement qu'aujourd'hui il n'y a pas d'aide-naturaliste qui ne se décriât s'il regardait la terre, l'eau, l'air et le feu [56] comme des élémens[2]. Combien d’autres opinions bien régnantes, bien inattaquables, passeront de même ! Il y a quelque chose d'épidémique dans les opinions des hommes; il y a des maladies morales dont l'espèce entière est infectée, mais qui ne sont pas indestructibles, ou plutôt qui finissent infailliblement.
» En voyant cette fluctuation d'opinions qui se succèdent, on serait tenté de ne plus rien admettre d'assuré. On tomberait dans un excès tout aussi condamnable, dans le doute universel. Les faits observés à [57] plusieurs reprises par des hommes en état de les voir sous toutes leurs faces, une fois qu'ils sont bien constatés et bien décrits, sortent du domaine de l'opinion pour entrer dans celui de la vérité. Quelle que soit l'époque où l'on ait montré que la chaleur dilate les corps, cette vérité n'a pu être ébranlée. Les sciences morales et politiques offrent des vérités d'une démonstration plus difficile, mais tout aussi incontestables, quoique beaucoup plus contestées. Chacun se croit en droit d'y faire des découvertes et de juger souverainement les découvertes des autres; il n'y a cependant qu'un fort petit nombre d'hommes qui aient assez de connaissances acquises et des vues suffisamment étendues, pour être assurés qu'ils connaissent, sous tous les rapports, l'objet dont il s'agit de porter un jugement. On est étonné, dans la société, de voir les questions les plus épineuses décidées aussi lestement que si l'on savait tout ce qui peut, tout ce qui doit influer sur le jugement qu'on en porte. Il semble voir une compagnie de. gens qui, passant en toute hâte devant la façade d'un superbe château, se croiraient [58] fou dés à nous dire tout ce qui se passe dans son interieur ».
S'il est utile que les lumières soient répandues.
« On a cru très-long-temps que l'économie politique était à l'usage seulement du petit nombre d'hommes qui règlent les affaires de l'état. Sans doute le gouvernement est intéressé à voir se multiplier les richesses, parce qu'il ne peut en prendre sa part qu'à proportion de ce qu'il y en a dans la société; mais les particuliers y sont plus intéressés encore, puisque l'aisance, l'existence même de leur famille en dépendent[3]. Je sais qu’il [59] importe que les hommes élevés en pouvoir soient plus éclairés que les autres ; je sais que les fautes des particuliers ne peuvent jamais ruiner qu'un petit nombre de familles, tandis que celles des grands répandent la désolation sur tout un pays. Mais les grands peuvent-ils être éclairés lorsque les simples particuliers ne le sont pas? Cette question vaut la peine d'être faite. C'est dans la classe mitoyenne, également à l'abri de l'enivrement de la grandeur et des travaux forcés de l'indigence; c'est dans la classe où se rencontrent les fortunes honnêtes, les loisirs mêlés à l'habitude du travail, les libres [60] communications de l'amitié, le goût de la lecture et la possibilité de voyager; c'est dans cette classe, dis-je, que naissent les lumières; c'est de là qu'elles se répandent chez les grands et chez le peuple ; car les grands et le peuple n'ont pas le temps de méditer ; ils n'adoptent les vérités que lorsqu'elles leur parviennent sous la forme d'axiomes et qu'elles n'ont plus besoin de preuves.
» Et quand même un monarque et ses principaux ministres seraient familiarisés avec les principes sur lesquels se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils de leur savoir, s'ils n'étaient secondés dans tons les degrés de l'administration par des hommes capables de les comprendre, d'entrer dans leurs vues, et de réaliser leurs conceptions? La prospérité d'une ville, d'une province, dépend quelquefois d'un travail de bureau, et le chef d'une très-petite administration, en provoquant une décision importante, exerce souvent une influence supérieure à celle du législateur lui-même.
» Enfin, en supposant que tous ceux qui prennent part à la gestion des affaires [61] publiques, dans tous les grades, pussent être habiles sans que la nation le fût, ce qui est tout-à-fait improbable, quelle résistance n'éprouverait pas l'accomplissement de leurs meilleurs desseins ? Quels obstacles ne rencontreraient-ils pas dans les préjugés de ceux mêmes que favoriseraient le plus leurs opérations?
» Pour qu'une nation jouisse des avantages d'un bon système économique, il ne suffit pas que ses chefs soient en état d'adoptes les meilleurs plans en tout genre, il faut de plus que la nation soit en état de les recevoir ».
Ce qu'on peut attendre du progrès des lumières.
« Que les nations qu'on dit civilisées, sont encore ignorantes et barbares! Parcourez des provinces entières de cette Europe si glorieuse, questionnez cent personnes, mille, dix mille : à peine sur ce nombre en trouverez-vous deux, une, peut-être qui ait quelque teinture de ces connaissances si relevées [62] dont le siècle se glorifie. On n'en ignore pas seulement les hautes vérités, ce qui n'aurait rien d'étonnant, mais les élémens les plus simples, les plus applicables à la position de chacun. Quoi de plus rare même que les qualités nécessaires pour s'instruire! qu'il est peu de gens capables seulement d'observer ce qu'ils voyent tous les jours, et qui sachent douter de ce qu'ils ne savent pas!
» Les hautes connaissances sont donc bien loin encore d'avoir procuré à la société les avantages qu'on en doit attendre, et sans lesquelles elles ne seraient que de curieuses difficultés. Peut-être est-ce au dix-neuvième siècle qu'il est réservé d'en perfectionner les applications. On verra des esprits supérieurs, dans les sciences morales comme dans les sciences physiques, après avoir reculé les bornes de leurs théories, découvrir des méthodes qui mettront les vérités importantes à la portée des esprits médiocres. Alors dans les occurences ordinaires de la vie, on sera guidé, non par des lumières transcendantes, mais par des notions saines. On jugera de tout, non sur parole, mais sur [63] la nature mieux connue des choses. On remontera ainsi par habitude et naturellement à la source de toute vérité. On ne se laissera pas éblouir par de vaines paroles; on ne se laissera pas guider par de fausses notions. La perversité ne pouvant plus s'armer du charlatanisme, perdra sa principale force, et n'obtiendra pas long-temps ces succès si tristes pour les gens de bien et si funestes pour les nations ».
On peut juger, par ces passages, extraits du discours préliminaire, de l'esprit dans le quel l’ouvrage de M. Say a été conçu. Nous allons maintenant donner une analyse de l'ouvrage même.
Pour connaître ce que c'est que la richesse, M. Say observe ce qui compose l'inventaire des biens d'un homme riche. Cet inventaire comprend toutes les choses de sa possession qui ont une valeur. Ces choses, dont l'or et l'argent ne forment souvent qu'une petite partie, ne figurent dans son inventaire qu'en raison de leur valeur; sa richesse totale se compose de toutes leurs valeurs réunies. La richesse est donc la même chose que la [64] valeur; les richesses d'une nation sont done la somme totale des valeurs possédées par les particuliers dont se compose cette nation.
On va voir combien cette vue devient féconde entre les mains de M. Say.
D'où vient aux choses cette valeur qui en fait des richesses et qu'on appelle leur prix, lorsqu'elle est évaluée en argent? Nous voyons que les unes ont un prix parce qu'elles servent immédiatement à satisfaire un des nombreux besoins de l'homme, comme tous les objets qui servent à sa nourriture, à sa parure, à son logement ; d'autres n'ont de prix, comme les fonds de terre, que parce qu'elles peuvent concourir à la production des premières. C'est donc, en dernière analyse, l’utilité que les choses ont pour l'homme qui leur donne de la valeur ou du prix; et par utilité l'auteur a soin de nous prévenir qu'il entend la faculté de satisfaire à quelque besoin que ce soit, même à notre vanité, qui est une espèce de besoin.
La conséquence bien naturelle de tout ceci est que puisque l'utilité suffit pour donner de la valeur et que la valeur est de la richesse, [65] créer de l'utilité, ou seulement augmenter le degré d'utilité qu'une chose a déjà, c'est créer de la richesse. Tel est le miracle opéré par l'industrie humaine.
Remarquez bien qu'en tout ceci, il n'est pas question de former de la matière : il n'est pas plus au pouvoir de l'homme de la créer que de l'anéantir; mais il peut donner de la valeur à une matière qui n'en avait point. » Le laboureur, en semant un grain de blé, en fait germer vingt autres; il ne les tire pas du néant: il se sert d'un outil puissant qui est la terre ; et il dirige une opération par laquelle différentes substances, auparavant répandues dans le sol, dans l'eau, dans l’air, se changent en grains de blé … La noix de galle, le sulfate de fer, la gomme arabique, sont des substances répandues dans la nature: l'industrie du négociant, du manufacturier, les réunit; et leur mélange donne cette liqueur noire qui permet de transmettre des connaissances utiles. »
Les différentes manières de donner de l’utilité et de la valeur aux choses sont innombrables ; mais, pour la commodité de [66] l'observateur, on peut les réunir sous trois chefs principaux. Lorsque l'industrie provoque l'action des forces naturelles, ou simplement recueille le produit spontané de la nature, on la nomme industrie agricole, lorsqu'elle sépare, mélange, façonne les produits de la nature pour les approprier à nos besoins, on la nomme industrie manufacturière ; lorsqu'elle met à notre portée les objets de nos besoins, on la nomme industrie commerciale.
Que si l’on entre plus avant dans le même sujet, et que l'on veuille connaître les procédés communs à toutes les industries, on trouve que toute la capacité industrielle de l'homme ou plutôt des hommes réunis ( car il faut ici, non une capacité individuelle, mais une capacité sociale), consiste d'abord à bien observer la marche et les lois de la nature : c'est l'objet de l'étude des savans. Ensuite, à se pourvoir des matières et des instrumens nécessaires, et à faire l'application de ces connaissances acquises à un usage quelconque: c'est l'affaire du cultivateur, ou du manufacturier, ou du commerçant. Enfin il faut [67] exécuter le travail manuel indiqué par les deux classes précédentes : c'est l'emploi de l’ouvrier.
Ce n'est pas tout, L'homme et son industrie ne pourraient s'exercer sans matériaux et sans outils. Ces matériaux et ces outils sont, les uns gratuitement fournis par la nature, comme le terrain, l'eau, la chaleur du soleil ; les autres sont des produits de l'industrie humaine, et ils ont déjà une valeur acquise au moment où l'industrie veut s'en servir pour créer de nouvelles valeurs. Dans ce dernier cas, la valeur de ces matériaux et de ces outils est ce qu'on nomme un capital.
De sorte que, industrie, agens naturels, capitaux, sont les élémens avec lesquels on produit des valeurs, de la richesse.
Les conséquences que M. Say tire ou laisse tirer de ces prémisses bien simples, sont pour ainsi dire innombrables, car leur enchaînement conduit à beaucoup plus de résultats qu'il ne peut en exprimer dans deux volumes. Parmi ceux qu'il indique comme importans, nous n'en citerons qu'un bien petit nombre, mais [68] qui suffiront pour justifier notre assertion.
Si les richesses peuvent se créer de toutes pièces, elles ne sont donc pas exclusives ; ce que l'un gagne n'est donc pas nécessairement perdu pour un autre. Deux individus peuvent s'enrichir ensemble; deux nations le peuvent également; et, en effet, comment expliquerait-on autrement les progrès que toutes les nations de l'Europe ont faits simultanément depuis l'époque où elles mangeaient du gland jusqu'à celle où nous les voyons ? Que penser enfin de cette prétendue Balance du commerce, pour laquelle on se livre, depuis cent ans, des guerres si meurtrières?
Autre conséquence. Si créer de la valeur c'est produire des richesses, c'est donc détruire des richesses que de détruire des valeurs. La richesse peut se défaire, pour ainsi dire, par une marche contraire à celle qui lui a donné naissance. La consommation n'est donc pas un simple déplacement de richesses; elle en est une véritable destruction ; et cela nous aide à apprécier ces antiques sophismes, que le riche par ses jouissances, les gouvernemens par leurs profusions, rendent d’une [69] main ce qu'ils-reçoivent de l'autre, et que toute cette belle circulation fait la prospérité des états.
Mais que deviennent l'or et l'argent dans tout cela ? Que devient la monnaie, que les uns regardent comme la seule richesse, les autres comme le signe représentatif de toutes les richesses de la société? La monnaie d'or ou d'argent se compose d'une matière que le commerce apporte des lieux où elle est produite, et à laquelle l'industrie du monnayeur ajoute, par l’empreinte, quelque valeur de plus. Une pièce de monnaie est une pièce d'orfévrerie, qui tire sa valeur de sa matière et de sa façon ; et qu'est-ce qui donne à cette matière et à cette façon quelque valeur? ce sont encore les usages auxquels elles rendent propres la pièce de monnaie. Du reste, elle n'est qu'une partie des richesses générales, et une bien petite partie; car sa valeur est bien peu considérable, comparée à toutes les autres valeurs réunies.
On voudra peut-être se former des idées justes relativement à la propriété. M.Say, qui s'attache avec un soin scrupuleux à simplifier [70] toutes les questions et à élaguer tout ce qui ne tient pas à son sujet, semble reléguer parmi les questions oiseuses, celles qui ont rapport à l'origine et au droit de propriété. Il la regarde comme une chose défait, et, comme telle, elle est si essentielle à la multiplication des richesses, que sans elle on no peut concevoir de richesse. En effet, qui voudrait faire les avances de la culture d'un champ, s'il ne devait pas en recueillir les fruits ? Qui voudrait amasser des capitaux, qui sont les valeurs consacrées à la reproduction, si la possession n'en était pas reconnue et garantie? Mais aussi, par la raison même que notre auteur ne regarde la propriété que comme une chose de fait, il ne voit de propriété que là où elle est non-seulement reconnue, mais assurée. « On sent, dit-il, que ce serait en vain que l'es lois consacreraient la propriété, si le gouvernement ne savait pas respecter les lois ; s'il était au-dessus de son pouvoir de réprimer le brigandage; s'il l'exerçait lui-même ; si la complication des dispositions législatives et les subtilités de la chicane rendaient tout le monde incertain dans sa possession. »
[71]
Mais aussi, quand un gouvernement respecte et protège la propriété, il procure aux nations le plus grand des bienfaits :
« Sans cette protection, qui prête le secours de tous aux besoins d'un seul, il est impossible de concevoir aucun développement important des facultés productives de l'homme, des terres et des capitaux ; il est impossible de concevoir l'existence des capitaux eux-mêmes, puisqu'ils ne sont que des valeurs accumulées et travaillant sous la sauve-garde de l'autorité. C'est pour cette raison que jamais aucune nation n'est parvenue à quelque degré d'opulence, sans avoir été soumise à un gouvernement régulier. C'est à la sûreté que procure l'organisation politique, que les peuples policés doivent non-seulement les productions innombrables et variées qui satisfont à leurs besoins, mais encore les beaux-arts, les loisirs, fruits de quelques accumulations, et sans lesquels ils ne pourraient pas cultiver les dons de l'esprit, ni, par conséquent s'élever à la dignité que comporte la nature de l'homme. »
Une partie bien importante de l'ouvrage de M. Say, est celle où il discute l'influence [72] des actes du gouvernement sur la production, des richesses. Il fait connaître ce qui arrive lorsque les réglemens de l'administration ont pour but d'influer sur le choix des produits qu'il convient de créer; lorsque les mêmes réglemens ont la prétention de déterminer le mode de production; lorsque l'administration veut se mêler de produire elle-même. On sent que la profonde analyse que l'auteur a faite de la production, lui fournit les moyens de déterminer avec précision l'influence décès actes sur la production elle-même.
Le chapitre où il examine les colonies et leur influence par rapport à la richesse nationale, présente des résultats bien importans, et fournit plus d'un sujet de consolation à la France, lorsqu'elle se voit privée de presque toutes ses colonies.
Pour montrer sous combien de points de vue divers cet auteur envisage la richesse nationale, nous nous arrêterons un instant au chapitre où il examine comment elle peut être affectée par les voyages et l'expatriation.
« Partant toujours, dit M. Say, de ce principe, que la seule valeur réelle est celle qui [75] se montre sous la forme d'un métal, on voyait, à l'arrivée d'un étranger, une valeur de dix mille francs apportée en or ou en argent, et l'on appelait cela un gain de dix mille fr.; comme si le tailleur qui habillait l'étranger, le bijoutier qui le décorait, le traiteur qui le nourrissait, ne lui fournissaient aucune valeur en échange de son argent» ? Les développemens qui viennent ici montrent que les gains faits dans ces cas-là sont de même nature que ceux qu'on fait dans un commerce avantageux avec l'étranger; et que, quoi qu'on ne doive pas les dédaigner, il ne convient pas de les acheter par des sacrifices qui excèdent l'avantage qu'on en retire, et surtout par des fêtes somptueuses.
« Est-il bien sûr, ajoute-t-il, qu'une fête, un spectacle, quelque magnifiques qu'on les suppose, amènent beaucoup d'étrangers du dehors? Les étrangers ne sont-ils pas plutôt attirés ou par le commerce, ou par le climat, ou par de riches trésors d'antiquités, ou bien. encore par le desir de visiter des lieux illustrés par de grands événemens, et d'apprendre une langue fort répandue? Je serais tenté de [74] croire que la jouissance de quelques plaisirs futiles n'a jamais attiré de bien loin beaucoup de monde. Un spectacle, une fête, font faire quelques lieues, mais rarement font entreprendre un voyage. Il n'est pas vraisemblable que l'envie de voir l'Opéra de Paris soit le motif pour lequel tant d'Allemands, d'Anglais, d'Italiens, viennent, en temps de paix, visiter cette grande capitale, qui heureusement a de bien plus justes droits à la curiosité générale. Les Espagnols regardent leurs combats de taureaux comme excessivement curieux; cependant je ne pense pas que beaucoup de Français aient fait le voyage de Madrid pour en avoir le divertissement. Ces sortes de jeux sont fréquentés par les étrangers qui sont attirés dans le pays par d'autres causes; mais ce n'est pas celle-là qui détermine leur déplacement ».
Les fêtes si vantées de Louis XIV avaient un effet encore plus fâcheux. Ce n'était pas l'argent des étrangers qu'elles faisaient dépenser, c'était celui des Français qui arrivaient des provinces pour dissiper, en quelques jours, ce qui aurait pu faire subsister [75] leur famille pendant une année: de sorte que les Français y perdaient ce qui était consommé par les mains du roi et dont la valeur avait été levée par la voie des contributions, et ce qui y était consommé par les mains des particuliers. On y perdait le principal des choses consommées, pour faire gagner à quelques marchands leurs profits sur ce principal.
Ce qui est un gain véritable et bien précieux pour un Etat, c'est lorsqu’un étranger vient s'y fixer en transportant avec lui sa fortune :
« Il lui procure à-la-fois deux sources de richesses, de l'industrie et des capitaux. Cela vaut des champs ajoutés à son territoire; sans parler d'un accroissement de population précieuse, quand il apporte en même temps de l'affection, des talens, et des vertus ». Mais cela fait sentir aussi le tort considérable que des émigrations du même genre font à un pays. C'est le tort que Louis XIV fit à la France. Il n'y a que les. personnes tout-à-fait étrangères aux allures du commerce et aux principes de l'économie politique, qui puissent s'imaginer qu'on peut empêcher les particuliers de sortir leurs [76] capitaux lorsqu'ils en ont envie. La valeur de ces capitaux importée en marchandises dont l'extraction est permise, est aussi bien perdue pour le pays que si elle sortait en argent. C'est une expédition qui n'amènera point de retour. « La meilleure manière d'attirer les hommes et de les retenir, dit à ce sujet M. Say, est d'être juste et bon envers eux, et d'assurer à tous la jouissance des droits qu'ils regardent comme les plus précieux, la libre disposition de leurs personnes et de leurs biens, la faculté d?aller, de venir, de rester, de parler, de lire et d'écrire avec une entière sûreté ».
La stricte morale est donc encore ici conforme à nos intérêts bien entendus.
Nous espérons en avoir dit assez, sinon pour avoir fait connaître le système complet de l'économie politique, devenue entre les mains de M. Say une science d'observations et de faits, du moins pour convaincre nos lecteurs de la solidité et de l'importance de cette étude. Nous terminerons en citant le passage suivant:
« On a dit que les nations et les particuliers savaient fort bien augmenter leur [77] fortune sans connaître la nature des richesses, et que c'était une connaissance purement spéculative et inutile. C'est comme si l'on disait qu'on sait très-bien vivre et respirer sans l'anatomie et la médecine, et que ces connaissances sont par-là même superflues. Cette proposition ne serait pas soutenable; mais que dirait-on si elle était soutenue par des docteurs qui, tout en décriant la médecine, vous soumettraient à un traitement fondé sur un vieil empirisme et sur les plus sots préjugés? s'ils écartaient tout enseignement méthodique et régulier? s'ils faisaient malgré vous, sur votre corps, de sanglantes expériences? si leurs ordonnances étaient accompagnées de l'appareil et de l'autorité des lois? et enfin s'ils les faisaient exécuter par des armées de commis et de soldats? »
[1] Cela explique aussi pourquoi les nations ne profitent presque jamais des leçons de l’expérience. Pour en profiter, il faudrait que la multitude fût en état de saisir la liaison des causes et des effets : ce qui suppose un très-haut degré de lumières et une grande capacité de réflexion. Lorsque les nations seraient en état de profiter de l'expérience, elles n'est auraient plus besoin. C'est une des raisons qui les mettent dans la nécessité d'être constamment dirigées, et qui établissent t'importance de ce grand problème de politique: Avec les caractères et les besoins des hommes tels qu'ils sont, trouver par quels moyens ils peuvent être constamment gouvernés par les plus éclairés d'entre eux. Ce problème paraît plus important encore à ceux qui savent que plus les gouvernans sont éclairés, et plus ils sont persuadés que leur intérêt est de gouverner suivant l'intérêt des administrés. »
[2] Toutes nos connaissances, même les plus importantes, ne datent que d'hier. Le célèbre agronome Arthur Young, après avoir soigneusement cherché à recueillir tout ce qu'on avait observé sur l'assolement des terres, c'est-à-dire, sur la partie la plut importante de l'agriculture, celle qui enseigne par quelle succession de récoltes on peut occuper constamment le terrain et avec te plus d'avantage, dit qu'il n'a pu recueillir aucune notion qui fût antérieure à l'année 1768. Il y a des arts non moins essentiels au bonheur de l'homme, sur lesquels on n’a encore aucune idée juste.
[3] « Indépendamment du tort que font aux familles les fautes de l'administration, elles sont trop souvent victimes de l'impéritie des particuliers. Ceux-ci provoquent parfois les opérations publiques les plus fâcheuses; et, dans les opérations privées, on ne peut nier que de justes notions sur la nature et sur la marche des valeurs, ne donnent beaucoup d'avantage pour juger sainement des entreprises où l'on est intéressé, soit comme partie principale, soit comme actionnaire; pour prévoir leurs besoins, leurs produits; pour deviner les moyens de les faire prospérer, et y faire valoir ses droits; pour choisir les placemens les plus solides, prévoir l'issue des emprunts et des autres actes de l'administration ; pour améliorer les terres à propos, balancer avec connaissance de cause les avances avec les produits; pour connaître les besoins généraux de la société, et embrasser un état; pour distinguer les symptômes de prospérité ou de déclin du corps social, etc., etc. »
[CC], [CR] “Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs, et particulièrement à la constitution actuelle de la France; par M Benjamin Constant, conseiller d'état,” Le CenseurT.7 (6 Sept. 1815), pp. 78-115.
[78]
PRINCIPES DE POLITIQUE. Applicables à tous les gouvernement représentatif, et particulièrement à la constitution actuelle de la France;
Par M. Benjamin Constant, conseiller d’état.[1]
En publiant cet ouvrage, M. Benjamin Constant paraît s'être particulièrement proposé de prouver qu'en acceptant de Napoléon une place de conseiller d'état, il n'a pas déserté la cause de la liberté. Pour arriver à ce but, il s'attache à démontrer que Pacte additionnel, qui a sanctionné plusieurs des opinions qu'il a constamment professées, est moins vicieux que la charte qui nous fut octroyée par Louis XVIII. Il reproduit [79] ensuite un grand nombre d'idées qu'il avait déjà publiées, mais qui, dans les circonstances actuelles, peuvent servir au perfectionnement de nos institutions.
Les personnes qui n'aiment la liberté qu'en théorie, trouveront, dans l'ouvrage de M. Benjamin Constant, de quoi se convaincre que l'auteur n'a pas trahi leur cause. Quant à ceux qui veulent être réellement libres, et qui jugent les hommes moins par leurs discours que par leurs actions, ils attendront, pour prononcer sur la conversion un peu subite de l'auteur, que M. le conseiller d'état ait fait, en faveur de la liberté, autre chose qu'une brochure. Ils penseront que la haine de l'arbitraire ne doit pas se manifester chez un homme qui siége au conseil du prince, de la même manière que chez un simple particulier; que si celui-ci ne peut que consigner ses opinions dans ses discours ou dans ses écrits, celui-là doit produire les siennes dans des actes plus immédiatement utiles au public.
Les détracteurs de M. Benjamin Constant peuvent l'accuser de précipitation dans son jugement; mais un jugement n'est pas faux [80] par la raison qu'il est précipité. Ainsi, avant de se prononcer, on doit attendre que l'avenir nous ait appris si le conseil d'état continuera d'être l'atelier où se forgeront les armes de la tyrannie; ou si, au contraire, on y préparera les lois qui doivent établir ou consolider notre liberté. Si ce corps est incorrigible , et, si les Boulay (de la Meurthe), qui en seront les organes, viennent de nouveau proclamer à la face de l'Europe , que Napoléon est la loi suprême et toujours vivante, et que toutes les lois doivent se taire quand il a parlé, il n'est pas douteux que M. Benjamin Constant se hâtera d'en sortir, et qu'il n'y sera pas retenu même par l'espoir de modérer la violence ou l'injustice des mesures qui pourraient y être prises. A cet égard, nous pouvons nous en rapporter à ses principes.
« On nous alléguait aune époque affreuse, dit-il, qu'on ne se faisait l'agent des lois injustes, que pour en affaiblir la rigueur; que le pouvoir dont on consentait à se rendre le dépositaire, aurait fait plus de mal encore s'il eût été remis à des mains pures. [81] Transaction mensongère qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes! Chacun marchandait avec sa conscience, et chaque degré d'injustice trouvait de dignes exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne se rendrait pas le bourreau de l'innocence, sous prétexte qu'où l'étranglerait plus doucement. » [2]
L'ouvrage de M. B. Constant ne forme pas un système de politique; il se compose d'une série de chapitres qui, souvent, n'ont qu'un rapport très-éloigné les uns avec les autres , et qui pourraient, sans rien perdre, être publiés séparément.
L'auteur s'occupe d'abord de la souveraineté, et il la place, avec tons les bons publicistes dans le corps entier de la nation. Il s'attache principalement à démontrer qu'elle n'est point illimitée; il fait remarquer les dangers qui résultent des systèmes qui ne lui donnent point de bornes; il combat Hobbes, [82] qui a voulu établir un pareil système, et Rousseau qui, suivant lui, a également prétendu que la souveraineté n'avait point de limites. Il pose en principe qu'elle s'arrête aux droits individuels que les hommes possèdent indépendemment de toute autorité sociale ou politique. Ces droits sont la liberté individuelle , la liberté religieuse, la liberté d'opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire.
Comme un système , quelque ingénieux qu'il soit, ne change rien à la nature des choses, et qu'il s'agit moins de chercher ce qui devrait être que de voir ce qui est effectivement, l'auteur se voit obligé de convenir que les limites qu'il donne à la souveraineté, ne peuvent exister que par l'opinion publique. C'est donc en formant cette opinion que l'on peut maintenir le souverain dans de sages limites.
« S'il est reconnu, dit-il, que la souveraineté n'est pas sans bornes, c'est-à-dire, qu'il n'existe sur la terre aucune puissance illimitée, nul, dans aucun temps, n'osera réclamer une semblable puissance ; l'expérience même le prouve [83] déjà. L'on n'attribue plus, par exemple, à la société entière le droit de vie et de mort sans jugement : aussi nul gouvernement moderne ne prétend exercer un pareil droit. Si les tyrans des anciennes républiques nous paraissent bien plus effrénés que les gouvernemens de l'histoire moderne, c'est en partie à cette cause qu'il faut l'attribuer. »
La question faite par M. B. Constant sur la souveraineté, me paraît mal posée; un souverain, c'est-à-dire une nation considérée en masse ne peut agir que sur des corps étrangers ou sur elle-même : aussitôt qu'elle veut agir contre un ou contre plusieurs de ses membres, elle se divise ; et l'on ne peut voir le souverain ni dans la fraction qui opprime, ni dans la fraction qui est opprimée. Le souverain ne peut disposer que sur lui-même et d'une manière générale ; aussitôt qu'il agit sur des individus, il est dissous, il n'est plus. C'est ce qui a fait dire à Rousseau que le souverain ne peut faire que des lois ; et que les lois ne doivent être que l'expression de la volonté générale. En la considérant sous ce rapport, le seul sous lequel on puisse la voir, il est clair [84] que la souveraineté a des limites; maïs ces limites sont de la même nature que celles qui sont posées à la puissance de l'homme sur lui-même.
Si les tyrans des anciennes républiques se sont portés à des excès inconnus de nos jours, ce n'est pas, comme le croit M. B. Constant, parce que l'opinion de la souveraineté illimitée était généralement admise ; c'est parce qu'on n'avait pas des idées bien exactes sur la distinction des pouvoirs. Un peuple exerçait souvent le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire : et si un individu s'emparait de l'autorité publique, il l'exerçait comme on l'avait exercée avant lui. Si donc il envoyait à la mort quelqu'un de ses concitoyens, c'est parce qu'il réunissait des pouvoirs qui n'avaient jamais été bien séparés, et non parce qu'il était reçu que la souveraineté étant illimitée , le souverain pouvait envoyer des hommes à la mort sans les juger ; mais dans ces cas, les ordres du prince étaient de véritables jugemens.[3] Sans doute, il est des droits [85] auxquels le législateur ne doit point porter atteinte. Et quels sont ces droits? Ce sont ceux dont la destruction évidemment nuisible à l'ordre social, ne peut, dans aucun cas, produire qu'un bien équivoque. Le nombre de ces droits s'augmentera sans doute à mesure que les hommes continueront à s'éclairer sur leurs intérêts.
Après avoir parlé des limites de la souveraineté, M. B. Constant traite successivement de la nature du pouvoir royal dans une monarchie constitutionnelle, du droit de dissoudre les assemblées représentatives , de l'assemblée héréditaire, de l'élection des assemblées représentatives , des conditions de propriété, de la discussion, de l'initiative, de la responsabilité des ministres, de la déclaration que les ministres ont perdu la confiance publique, de la responsabilité des agens inférieurs, du droit de paix et de guerre, de l'organisation de la force armée dans un état constitutionnel, de l'universalité des propriétés , de la liberté de la presse, de la liberté religieuse, de la liberté individuelle , et des garanties judiciaires. Il termine son ouvrage par [86] quelques considérations sur les circonstances actuelles, et sur quelques reproches qu'on paraît lui avoir adressés au sujet de son acceptation de la place de conseiller d'état.
M. B. Constant distingue le pouvoir royal, du pouvoir exécutif exercé par les ministres; le premier est un pouvoir neutre, le second est un pouvoir actif. Pour faire sentir la différence qui existe entre l'un et l'autre, il rappelle la distinction des pouvoirs politiques déjà connus.
« Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et le pouvoir judiciaire, dit-il, sont trois ressorts qui doivent coopérer, chacun dans sa partie , au mouvement général: mais quand ces ressorts dérangés se croisent, s'entre-choquent et s'entravent, il faut une force qui les remette à leur place. Cette force ne peut pas être dans l'un des ressorts, car elle lui servirait à détruire les autres. Il faut qu'elle soit en dehors, qu'elle soit neutre, en quelque sorte, pour que son action s'applique nécessairement partout où il est nécessaire qu'elle soit appliquée, et pour qu'elle soit préservatrice, réparatrice, sans être hostile ».
Le pouvoir royal ainsi défini, l’auteur suit [87] les conséquences de sa définition ; il fait sentir la nécessité d'établir un pouvoir neutre , en rappelant les efforts inutiles et continuels que firent les anciennes républiques pour donner des limites à l'autorité de leurs magistrats. Il établit que le pouvoir royal doit être héréditaire, et que la personne du monarque doit être inviolable; enfin il compare le gouvernement parlementaire au gouvernement républicain , et il prouve que ,sous le premier, les citoyens jouissent d'une plus grande somme de liberté civile que sous le second. Cette différence provient principalement de ce que, dans l'un, les hommes investis du pouvoir exécutif peuvent aisément être rendu responsables , tandis que , dans l'autre, l'exercice de la responsabilité doit ébranler l'Etat ou compromettre la liberté publique. Ces idées, que M. B. Constant avait déjà exposées sous le règne de Louis XVIII, dans ses Réflexions sur les constitutions , ayant été développées dans le tome 5 du Censeur ( page 24 et suiv. ), nous nous abstiendrons d'entrer dans de plus longs développcmcns à cet égard.
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Une disposition de l'acte additionnel aux constitutions dé l'Empire, donne au chef de l'état le droit de dissoudre la chambre des représentants. Ce droit a excité le mécontentement de quelques personnes, qui l'ont considéré comme un outrage fait à la nation ; et M. B. Constant, dans le troisième chapitre de son ouvrage , cherche à en démontrer la nécessité. Il observe que toute organisation politique qui ne consacrerait pas ce droit, deviendrait une démagogie effrénée et turbulente, à moins que le despotisme, suppléant par des coups d'autorité aux prérogatives légales, ne réduisît les assemblées au rôle d'instrumens passifs, muets et aveugles. Il ajoute, que la faculté de dissoudre les chambres est le seul moyen, soit d'arrêter la tendance qu'ont toutes les assemblées à faire des lois, soit de détruire les partis qui pourraient se former dans leur sein , pour entraver la marche du gouvernement, ou pour lui donner une direction contraire à l'intérêt public.
Je pense, avec M.B. Constant, que le droit de dissoudre les chambres est une prérogative essentielle à l'existence d'un gouvernement [89] parlementaire; mais je crois aussi que cette prérogative peut amener l’anéantissement de la liberté, si la constitution ne met pas le prince dans la nécessité de convoquer une nouvelle assemblée aussitôt qu'il a dissous celle qu'il a trouvée contraire au bien général. Dans l'état actuel de notre législation , par exemple, il est évident que si le prince voulait gouverner sans le secours de la représentation nationale, la constitution lui eu fournirait tous les moyens. Il n'aurait qu'à rendre des décrets pour la perception des impôts ou pour la levée des hommes dont il aurait besoin , et il trouverait dans ses administrateurs la force nécessaire pour les mettre à exécution. Les citoyens ne pourraient pas s'opposer à la perception des contributions par des oppositions judiciaires, parce que ces oppositions seraient jugées par ses agens. Ils ne pourraient pas non plus s'y opposer par la force, parce que les tribunaux spéciaux seraient juges de la légitimité de leur résistance. Pour que la prérogative de dissoudre la chambre des représentans ne soit pas destructive de la liberté, il est donc nécessaire [90] que toutes les contestations relatives à la perception des impôts, aux levées d'hommes, et à la résistance à l'arbitraire, soient jugées par des tribunaux indépendans.
Deux questions ont encore été agitées au sujet de la nouvelle constitution; l'une est relative à l'hérédité de la dignité de pair , l'autre à la limitation du nombre de membres dont la chambre des pairs doit se composer. M. B. Constant a succinctement examiné ces deux questions, ou plutôt il a rapporté les opinions qu'il avait émises, à cet égard , dans un de ses précédens ouvrages. Il a pensé que la pairie devait être héréditaire ; et il a motivé son opinion sur les raisons que nous avons développées dans le tome 5 du Censeur, page it. Il a cru que le nombre des pairs devait être illimité. Dans le même volume , pag. 15, et dans le tome 6, pag. 268, nous avons refuté les motifs sur lesquels il a fondé cette opinion. Il en est un cependant auquel nous n'avons pas fait de réponse satisfaisante. M. B. Constant prétend que si le roi n'a pas la faculté d'augmenter indéfiniment le nombre des pairs, la pairie deviendra une [91] aristocratie terrible, dont rien ne pourra vaincre la résistance si elle veut soumettre à son opinion les deux autres branches de l'autorité législative. Cette objection contre la limitation du nombre des pairs, ne prouverait-elle pas qu'on doit avoir le droit de créer un nombre illimité de rois , pour vaincre leur résistance aux résolutions des assemblées législatives? Il ne serait pas difficile de trouver des exemples de faiblesse dans une assemblée telle qu'une chambre de pairs; mais il serait impossible d'en trouver un seul d'une résistance contraire à l'intérêt national; et cette seule observation détruit un système uniquement fondé sur une hypothèse qui ne s'est jamais réalisée.
M. B. Constant, après avoir fait quelques réflexions sur la chambre des pairs, traite successivement de l'élection des assemblées représentatives , des conditions de propriété , de la discussion, de l'initiative, de la responsabilité des ministres, de la déclaration que les ministres ont perdu la confiance publique, et de la responsabilité des agens inférieurs. Ce qu'il dit sur ces trois derniers objets n'est [92] que la répétition de ce qu'il avait déjà dit dans une brochure dont il a été rendu compte dans le tome 5 du Censeur.[4] Il a seulement étendu la sphère de la responsabilité , aux actes illégaux des ministres qui portent atteinte à l'intérêt général.
Ses réflexions sur la représentation nationale ne présentent aucune idée nouvelle. L'auteur critique le mode d'élection établi par les constitutions de l'Empire; il pense que le mode proposé par M. Necker serait préférable sous tous les rapports. Ce mode, que nous avons fait connaître dans le tome 6,[5] consisterait à faire présenter par les principaux propriétaires de chaque arrondissement, un certain nombre de candidats parmi lesquels les citoyens choisiraient leurs reprétentans. M. B. Constant donnerait cependant la préférence aux élections faites directement par le peuple. Il pense que s'il peut résulter du mode d'élections quelques légères agitations , bien loin d'être nuisibles à l’Etat, [93] elles doivent au contraire lui être utiles, en formant un esprit public.
« Si nous voulons jouir une fois complètement en France , dit-il, des bienfaits du gouvernement représentatif, il faut adopter l'élection directe. C'est elle qui, depuis 1788, porte dans la chambre des communes britanniques tous les hommes éclairés. L'on aurait peine à citer un Anglais distingué par ses talens politiques, que l'élection n'ait pas honoré , s'il l'a briguée.
» Ce mode d'élection peut seul investir la représentation nationale d'une force véritable , et lui donner dans l'opinion, des racines profondes. Le représentant nommé par tout autre mode, ne trouve nulle part une voix qui reconnaisse la sienne. Aucune fraction du peuple ne lui tient compte de son courage, parce que toutes sont découragées par la longue filière dans les détours de laquelle leur suffrage s'est dénaturé ou a disparu.
»Si l'on redoute le caractère français, impétueux et impatient du joug de la loi, je dirai que nous ne sommes tels, que parce que [94] nous n'avons pas contracte l'habitude de nous réprimer nous-mêmes. Il en est des élections comme de tout ce qui tient au bon ordre. Par des précautions inutiles, on cause le désordre ou bien on l'accroît. En France, nos spectacles, nos fêtes sont hérissés de gardes et de baïonnettes. On croirait que trois citoyens ne peuvent se rencontrer sans avoir besoin de deux soldats pour les séparer. En Angleterre, vingt mille hommes se rassemblent, pas un soldat ne paraît au milieu d'eux[6] : la sûreté de chacun est confiée à la raison et à l'intérêt de chacun, et cette multitude se sentant dépositaire de la tranquillité publique et particulière , veille avec scrupule sur ce dépôt. Il est possible d'ailleurs, par une organisation plus compliquée que celle des élections britanniques, d'apporter un plus grand calme dans l'exercice de ce droit du peuple …
« Témoin des désordres apparens qui [95] agitent en Angleterre les élections contestées , ajoute l'auteur, j'ai vu combien le tableau de ces désordres est exagéré. J'ai vu sans doute des élections accompagnées de rixes, de clameurs, de disputes violentes; mais le choix n'en portait pas moins sur des hommes distingués ou par leurs talens on par leur fortune ; et l'élection finie, on rentrait dans la règle accoutumée. Les électeurs de la classe inférieure , naguères obstinés et turbulens, redevenaient laborieux, dociles, respectueux même. Satisfaits d'avoir exercé leurs droits, ils se pliaient d'autant plus facilement aux supériorités et aux conventions sociales, qu’il s'avaient, en agissant de la sorte, la conscience de n'obéir qu'au calcul raisonnable de leur intérêt éclairé. Le lendemain d'une élection, il ne restait plus la moindre trace de l'agitation de la veille. Le peuple avait repris ses travaux; mais l'esprit public avait reçu l'ébranlement salutaire, nécessaire pour le ranimer ».
Ayant ainsi défendu le système des élections directes, M. B. Constant réfute les objections du mode consacré par la constitution [96] de l'an 8; il observe que les intérêts individuels sont les élémens dont se compose l'intérêt général ; que l'assemblée qui a une connaissance parfaite de ceux-là, doit connaître nécessairement celui-ci; que si l'on place le collége électoral au sommet de l'édifice , ceux qu'il nomme se trouvent appelés à prononcer sur un intérêt public dont ils ne connaissent pas les élémens; que l'élection directe nécessite de la part des classes puissantes, des ménagemens soutenus envers les classes inférieures; qu'elle force la richesse à dissimuler son arrogance, le pouvoir à modérer son action , en plaçant, dans le suffrage de la partie la moins opulente des propriétaires , une récompense pour la justice et pour la bonté, un châtiment contre l'oppression; que ce motif de bienfaisance peut d'abord n'être qu'un objet de calcul, mais que bientôt il devient une vertu d'habitude.
L'élection directe attribuée au peuple , fournit à M. B. Constant l'occasion d'examiner si l'on doit imposer aux éligibles des conditions de propriété. Ces conditions lui paraissent inutiles lorsque le droit d’élection [97] est exclusivement placé dans les mains des grands propriétaires ; mais il les croit nécessaires lorsque tons les citoyens sont appelés à donner leurs voix. Dans son système, toute espèce de propriété ne doit pas donner droit à l'élection ; la propriété foncière est la seule à laquelle il attribue cet avantage. Il se fonde principalement sur les habitudes d'ordre et d'économie que contractent les propriétaires de terres, et sur les sentimens qu'ils reçoivent de l'éducation.
« La propriété foncière, dit-il, influe sur le caractère et la destinée de l'homme, par la nature même des soins qu'elle exige Le cultivateur se livre à des occupations constantes et-progressives. Il contracte ainsi la régularité dans ses habitudes. Le hasard qui, en morale , est une grande source de désordre , n'est jamais de rien dans la vie de l'agriculteur. Toute interruption lui est nuisible , toute imprudence lui est une perte assurée. Ses succès sont lents ; il ne peut les acheter que par le travail ; il ne peut les hâter ni les accroître par d'heureuses témérités. Il est dan-, la dépendance de la nature et dans [98] l'indépendance des hommes. Toutes ces choses lui donnent une disposition calme , un sentiment de sécurité ,un esprit d'ordre, qui l'attachent à la vocation à laquelle il doit son repos autant que sa subsistance.
» La propriété industrielle n'influe sur l'homme que par le gain positif qu'elle lui procure ou lui promet ; elle met dans sa vie moins de régularité; elle est plus factice et moins immuable que la propriété foncière. Les opérations dont elle se compose consistent souvent en transactions fortuites; ses succès sont plus rapides, mais le hasard y entre pour beaucoup. Elle n'a pas pour élément nécessaire cette progression lente et sûre qui crée l'habitude et bientôt le besoin de l'uniformité. Elle ne rend pas l'homme indépendant des autres hommes , elle le place au contraire dans leur dépendance. La vanité , ce germe fécond d'agitations politiques, est fréquemment blessée dans le propriétaire industriel ; elle ne l'est presque jamais dans l'agriculteur. Ce dernier calcule en paix l'ordre des saisons , la nature du sol, le caractère du climat ; l'autre calcule les fantaisies, l'orgueil , le luxe des riches. Une [99] ferme est une patrie en diminutif. L'on y naît, 1’on y est élevé , l'on y grandit avec les arbres qui l'entourent. Dans lu propriété industrielle rien ne parle à l'imagination , rien aux souvenirs , rien à la partie morale de l'homme. On n'a jamais dit la boutique ou l'atelier de mes pères. Les améliorations à la propriété territoriale ne peuvent se séparer du sol qui les reçoit et dont elles deviennent partie. La propriété industrielle n'est pas susceptible d'amélioration, mais d'accroissement, et cet accroissement peut se transporter. »
L'auteur, en accordant à la propriété foncière la préférence sur la propriété industrielle ou manufacturière , avoue cependant que le refus des droits politiques à ces commerçans dont l'activité et l'opulence doublent la prospérité du pays qu'ils habitent, serait une injustice et de plus une imprudence , puisque ce serait mettre la richesse en opposition avec le pouvoir; mais il observe que l'exclusion n'atteint point ceux des propriétaires industriels qu'il serait fâcheux d'exclure, parce qu'ils sont tous en même [100] temps propriétaires fonciers.
Il est une troisième espèce de propriété à laquelle M. Benjamin Constant ne pense pas qu'on doive attacher le droit d'élection aux assemblées nationales; c'est la propriété intellectuelle. Un médecin, par exemple , peut retirer de sa profession des profits aussi réels et aussi considérables que ceux qu'un riche propriétaire retire de ses terres ; mais comme il est impossible d'avoir une mesure exacte des talens, et que les prétentions des hommes à cet égard sont très-souvent sans bornes, l'auteur trouve qu'il est plus sage de ne pas les faire entrer en balance.
La charte royale , qui nous fut octroyée , au nom de la grâce de Dieu, par LouisXVIII, a anéanti en grande partie la publicité des discussions ; l'acte additionnel que Napoléon nous a imposé , au nom de la souveraineté du peuple, a rétabli cette publicité. M. B. Constant pense qu'en effet des mandataires ne doivent pas être autorisés , sauf quelques exceptions rares et courtes, à disputer à leurs commettans le droit de savoir comment ils traitent leurs intérêts. Mais [101] n’est-ce pas détruire la discussion que d'en bannir les discours écrits? Bien loin de là, ce n'est que lorsque les orateurs commencent à parler d'abondance, qu'une véritable discussion s'engage.
« Quand les orateurs se bornent à lire ce qu'ils on écrit dans le silence de leur cabinet, ils ne discutent pas, ils amplifient ; ils n'écoutent point, car ce qu'ils entendraient ne doit rien changer à ce qu'ils vont dire; ils attendent que celui qu'ils doivent remplacer ait fini; ils n'examinent pas l'opinion qu'il défend; ils comptent le temps qu'il emploie et qui leur paraît un retard. Alors il n'y a plus de discussion , chacun reproduit des objections déjà réfutées ; chacun laisse de côté tout ce qu'il n'a pas prévu , tout ce qui dérangerait son plaidoyer terminé d'avance. Les orateurs se succèdent sans se rencontrer; s'ils se réfutent , c'est par hasard: ils ressemblent à deux armées qui défileraient, en sens opposé, l'une à côté de l’autre, s'apercevant à peine, évitant même de se regarder de peur de sortir de la route irrévocablement tracée. »
Le besoin de faire effet est une nouvelle [102] raison de bannir des discussions tous les discours écrits. L'auteur affirme avoir vu , aux époques déplorables de notre révolution , des représentans chercher des sujets de discours pour que leur nom ne fût pas étranger aux grands mouvemens qui avaient lieu: le sujet trouvé, le discours écrit, le résultat leur était indifférent.
« En banissant les discours écrits, ajoute-t-il , nous créerons cette majorité silencieuse , qui, disciplinée , pour ainsi dire, par la supériorité des hommes de talent, est réduite à les écouter faute de pouvoir parler à leur place; qui s'éclaire parce qu'elle est obligée d'être modeste ,et qui devient raisonnable en se taisant. »
M. Benjamin Constant a souvent rapporté textuellement les opinions qu'il avait émises dans ses précédens écrits, lorsqu'elles se sont trouvées en harmonie avec les dispositions de l'acte additionnel. Pourquoi n'a-i-il pas agi de la même manière, lorsqu'il a traité de l'initiative des lois? C'est sans doute parce queles raisonnemens qu'il avait faits en 1814, dans ses Réflexions sur les Constitutions , auraient été une censure trop juste et trop [103] amère de l'acte additionnel , et qu'il était en quelque sorte intéressé à justifier cet acte, pour prouver qu'il n'avait pas abandonné la cause de la liberté. L'initiative placée exclusivement dans le sein des assemblées représentatives , est à nos yeux une des principales bases d'une monarchie constitutionnelle, ou d'un gouvernement parlementaire; cependant M. B. Constant passe sur cet article avec une légéreté qui semblerait prouver qu'il a craint d'approfondir la question.
Les administrations communales ou départementales ont une grande analogie avec la représentation nationale ; elles doivent être aux communes ou aux départemens , ce qu'une assemblée représentative doit être à la nation. M. Benjamin Constant, dans le douzième chapitre de son ouvrage , fait sentir une partie des avantages qui peuvent en résulter. Il observe que le seul moyen d'inspirer aux citoyens de l'attachement pour leur patrie, c'est de leur en inspirer pour le lieu de leur naissance. Le moyen d'arriver à ce résultat , est de leur accorder, dans leurs [104] domiciles, au sein de leurs communes, dans leurs arrondissemens, autant d'importance politique qu'on peut le faire sans blesser le lien général.
« Les magistrats des plus petites communes, dit-il, se plaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monumens antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu'on écoute avec respect. Les habitans trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l'apparence , même trompeuse , d'être constitués en corps de nation et réunis par des liens particuliers. On sent que , s'ils n'étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d'honneur communal, pour ainsi dire, d'honneur de ville, d'honneur de province, qui serait à-la-fois une jouissance et une vertu. L'attachement aux coutumes locales tient à tous les sentimens désintéressés, nobles et pieux. C'est une politique déplorable que celle qui en fait de la rebellion. Qu'arrive-t-il aussi ? Que dans les états où l'on détruit ainsi toute vie partielle, un petit [105] état se forme au centre; dans la capitale s'agglomèrent tous les intérêts; là vont s'agiter toutes les ambitions. Le reste est immobile. Les individus , perdus dans un isolement contre nature , étrangers au lieu de leur naissance , sans contact avec le passé , ne vivant que dans un présent rapide ,et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties. »
Ces observations de M. B. Constant nous paraissent pleines de justesse. Mais nous ne sommes pas de son avis , lorsque , traitant du droit de paix et de guerre , immédiatement après avoir parlé du pouvoir municipal, il s'efforce de prouver que l'exercice de ce droit doit être exclusivement abandonné au pouvoir exécutif. Les raisons sur lesquelles il se fonde, sont qu'on ne peut pas refuser au chef du gouvernement le droit de défendre l'Etat lorsqu'il est attaqué, et qu'il lui est facile, par des insultes, des menaces , [106] des préparatifs hostiles , de réduire son voisin a l'attaquer. Le prince ne peut agir que par ses ministres; or les agressions que ceux-ci pourraient se permettre contre des puissances étrangères , pouvant donner lieu à la responsabilité , les raisons de M. B. Constant sont chimériques ; elles le sont d'autant plus qu'il est impossible que ces agressions restent cachées. Nous savons par expérience que le terrible droit de guerre déposé dans les mains d'un individu, peut amener les plus grands désastres ; mais nous ne sommes pas également convaincus que la privation de ce droit, imposée au chef de l'Etat, puisse être funeste à une nation.
L'examen de cette question a porté M. B. Constant à faire quelques réflexions sur l'organisation de la force armée dans un Etat constitutionnel. Il observe que la force armée a trois objets ; le premier, de repousser les étrangers; le second, de réprimer les délits commis privés dans l'intérieur; le troisième , de comprimer les troubles , les séditions. Pour repousser les ennemis, il faut placer l’armée de ligne sur les frontières; on n'a [107] nul besoin de défense contre l'ennemi là où l'ennemi n'est pas. La force destinée à réprimer les délits doit être absolument différente de l'armée de ligne. En Amérique tout citoyen doit assistance au magistrat dans l'exercice de ses fonctions. En France , cette obligation aurait l'inconvénient d'imposer aux citoyens des devoirs qui leur paraîtraient odieux; il faut donc qu'une classe d'hommes soit spécialement destinée à la répression des délits. Une garde nationale , composée de citoyens et de propriétaires, doit réprimer les séditions. M. B. Constant ne donne aucun développement à ces idées : on sent cependant que l'organisation de ces diverses classes de la force armée ne peut pas être indifférente.[7]
Dans le chapitre de l'inviolabilité des propriétés , l'auteur s'occupe spécialement des spoliations indirectes que les gouvernemens se permettent très-souvent envers les particuliers. Il divise ces spoliations en deux classes. Dans la première , il met les banqueroutes partielles ou totales, la réduction des dettes [108] nationales ,soit en capitaux , soit en intérêts; le paiemeut de ces dettes en effets d'une valeur inférieure à leur valeur nominale; l'altération des monnaies, les retenues , etc. Dans la seconde, il comprend les actes d'autorité contre les hommes qui ont traité avec le gouvernement, les lois ou mesures rétroactives contre les enrichis, les chambres ardentes , l'annullation des contrats, etc.
Les gouvernemens qui font des banqueroutes totales ou partielles se fondent ordinairement sur ce que les revenus publics sont insuffisans pour payer les dettes de l'Etat. Ce motif n'est jamais qu'un mauvais prétexte; car si la masse entière de la nation ne peut pas acquitter une dette , il est absurde de prétendre qu'une partie de cette nation pourra l'acquitter en sacrifiant tout ou partie de ce qui lui est dû. N'est-ce pas en effet un étrange moyen d'alléger les charges publiques, que de réduire le nombre de ceux qui doivent les supporter? Les banqueroutes publiques reposent sur le même principe que les confiscations dans les [109] gouvernemens despotiques; lorsque les gouvernemens ont dilapidé les fonds de l'Etat, ils trouvent qu'il y a moins de danger pour eux à ruiner des créanciers dont ils peuvent impunément braver le mécontentement , qu'à faire payer au peuple des dettes qui lui sont étrangères. Toute banqueroute de cette nature étant une preuve irrécusable des vices ou de l'incapacité des gouvernans , devrait toujours emporter leur déchéance.
M. Benjamin Constant développe avec beaucoup de précision et de sagacité tous les effets qui résultent des manquemens de foi de la part des gouvernais ; il fait remarquer que la réduction arbitraire d'une dette , bien loin d'augmenter le crédit public, ne sert au contraire qu'à le détruire.
« Tel est, dit-il, l'aveuglement qui suit l'abandon de la justice, qu'on a quelquefois imaginé qu'en réduisant les dettes par un acte d'autorité , on ranimerait le crédit qui semblait déchoir. On est parti d'un principe qu'on avait mal compris et qu'on a mal appliqué. L'on a pensé que moins on devrait plus on inspirerait de confiance, parce qu'on serait plus [110] en état de payer ses dettes : mais on a confondu l'effet d'une libération légitime et celui d'une banqueroute. Il ne suffit pas qu'un débiteur puisse satisfaire à ses engagerions , il faut encore qu'il le veuille , ou qu'on ait les moyens de l'y forcer. Or, un gouvernement qui profite de son autorité pour annuller une partie de sa dette, prouve qu'il n'a pas la volonté de payer. Ses créanciers n'ont pas la faculté de l'y contraindre, qu'importe donc ses ressources? »
Le chapitre dans lequel M. Benjamin Constant traite de la liberté religieuse , est un de ceux qui renferment le plus d'idées justes , et qu'il paraît avoir traités avec le plus de prédilection. Pour faire connaître tout ce que ce chapitre renferme d'utile , il faudrait entrer dans des détails beaucoup plus étendus que ne peut le comporter la nature de noire travail. Nous nous bornerons à citer ce que dit M. B. Constant, pour réfuter les raisonnemens de ceux qui prétendent que la religion n'est utile qu'à la dernière classe du peuple.
« Cet axiome , dit-il, est faux par [111] lui-même, en tant qu'il implique que la religion est plus nécessaire aux classes laborieuses de la société qu'aux classes oisives et opulentes. Si la religion est nécessaire , elle l'est également à toutes les classes et à tous les degrés d'instruction. Les crimes des classes pauvres et peu éclairées ont des caractères plus violens, plus terribles, mais plus faciles en même-temps à découvrir et à réprimer. La loi les entoure, elle les saisit , elle les comprime aisément, parce que ces crimes la heurtent d'une manière directe. La corruption des classes supérieures se nuance, se diversifie , se dérobe aux lois positives, se joue de leur esprit en éludant leurs formes, leur oppose d'ailleurs le crédit, l'influence, le pouvoir.
« Raisonnement bizarre ! Le pauvre ne peut rien ; il est environné d'entraves ; il est garrotté par des liens de toute espèce; il n'a ni protecteurs , ni soutiens; il peut commettre un crime isolé , mais tout s'arme contre lui dès qu'il est coupable ; il ne trouve dans ses juges , tirés toujours d'une classe ennemie , aucun ménagement; dans ses [112] relations impuissantes comme lui, aucune chance d'impunité; sa conduite n'influe jamais sur le sort général de la société dont il fait partie, et c'est contre lui seul que vous voulez la garantie mystérieuse de la religion! Le riche au contraire est jugé par ses pairs , par ses alliés , par des hommes sur qui rejaillissent toujours plus ou moins les peines qu'ils lui infligent. La société lui prodigue ses secours : toutes les chances matérielles et morales sont pour lui, par l'effet seul de la richesse ; il peut influer au loin ; il peut bouleverser ou corrompre ; et c'est cet être puissant ou favorisé que vous voulez affranchir du joug qu'il vous semble indispensable de faire peser sur un être faible et désarmé. »
M. Benjamin Constant veut que chacun puisse raisonner librement sur la religion; car , suivant lui, empêcher qu'on réfléchisse sur sa religion , c'est empêcher qu'on s'en occupe , c'est la réduire à des symboles, à des pratiques.
» Je ne sais , dit-il , quels peuples mogols, instruits par leur culte à des prières fréquentes, se sont persuadés que ce qu'il y avait d'agréable aux dieux, dans les [113] prières, c'était que l'air , frappé par le mouvement des lèvres, leur prouvât sans cesse que l'homme s'occupait d'eux. En conséquence ces peuples ont inventé de petits moulins à prières, qui, en agitant l'air d'une certaine façon , entretiennent perpétuellement le mouvement desiré; et pendant que ces moulins tournent, chacun, persuadé que les dieux sont satisfaits, vaque sans inquiétude à ses affaires ou à ses plaisirs.
» Ces Mogols sont, comme on voit, des hommes de beaucoup de sens; si jamais la raison fait en Europe les mêmes progrès que chez eux , il faut espérer que les peuples qui professent une religion toute de mystères, dans une langue qu'ils n'entendent pas, finiront par adopter les petits moulins.
Les considérations qui terminent l'outrage, sont une apologie de la conduite que l'auteur a tenue dans les derniers jours du règne des Bourbons, et dans ceux qui ont suivi l'occupation du trône par Napoléon. M. Benjamin Constant rappelle qu'après être demeuré dix mois sans communication avec le gouvernement des premiers , après avoir [114] été sans cesse en opposition avec ses mesures sur la liberté de la presse, sur la responsabilité des ministres , sur l'obéissance passive, il se rapprocha de ses alentours , parce qu'il pensait que sous un règne faible la liberté s'établirait plus aisément que sous la force immense dont Napoléon se trouvait entouré. Il ajoute ensuite qu'il n'a pas voulu se réunir à nos ennemis et mendier le carnage des Français pour relever une seconde fois ce qui tomberait de nouveau.
« S'efforcer de défendre un gouvernement qui s'abandonne lui-même, dit- il, ce n'est pas promettre de s'expatrier avec lui : donner une preuve de dévoument à la faiblesse sans espoir et sans ressources , ce n'est pas abjurer le sol de ses pères : affronter des périls pour une cause qu'on espère rendre bonne après l'avoir sauvée, ce n'est pas se vouer à cette cause, quand , toute pervertie et toute changée , elle prend l'étranger pour auxiliaire et pour moyen le massacre et l'incendie. Ne pas fuir enfin ce n'est pas être transfuge. »
Nous sommes assurément bien loin de [115] blâmer M. Benjamin Constant de n'être pas allé à Gand solliciter auprès des Anglais, des Russes et des Prussiens l'envahissement de la France; mais il nous semble qu'il était possible de s'abstenir d'aller à Gand sans entrer dans le conseil d'état. Au reste, s'il a eu tort d'accepter des fonctions publiques de Napoléon , c'est un crime qui lui est commun avec tant de personnes, qu'il faudrait en avoir refusé pour avoir le droit de s'en plaindre. Sans doute il est des hommes qui se trouvent dans ce dernier cas; mais ceux-là sont un peu moins sévères que les intrigans dont les espérances ont été déçues ; ils oublieront le tort que M.B. Constant peut avoir eu dans cette circonstance , pour se souvenir qu'il a toujours défendu la liberté avec autant de talent que de zèle.
[1] Un vol. in 8o. de 320 pages.
[2] On ne voit pas clairement si l'auteur entend parler ici de l'ancien gouvernement impérial ou du règne de la terreur.
[3] Voyez , sur la distinction des pouvoirs , le tome 5 du Censeur, pag. 61. [Ed.: [CC], “Des Limites qui séparent la puissance législative dit pouvoir exécutif,” (Le Censeur T. 5, Apr. 1815), pp. 61-77.]
[4] Page 182 et suivantes. [Ed.: Le Censeur T. 5.]
[5] Page 264. [Ed.: [CC??], “De l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire,” Le Censeur T. 6, (June 1815), pp. 245-96.]
[6] En France, on réunit 30,000 gardes nationaux et t'on ne craint pas qu'ils s'égorgent entre eux : serait-il plus dangereux de réunir des citoyens sans armes que des citoyens armés de baïonnettes?
[7] Voyez le tome 5 , pag. 90. [Ed.:[CC], “De la Nécessité de la force commune pour maintenir l'autorité légitime, et pour défendre l'Etat contre les ennemis extérieurs,” Le Censeur T. 5 (Apr. 1815), pp. 90-108.]
[G.F. = CC], [CR] “De la monarchie française depuis le retour de la maison de Bourbon jusqu'au 1er avril 1815” Le Censeur T.7 (Sept. 6 1815), pp. 184-214.
[184]
DE LA MONARCHIE FRANÇAISE DEPUIS LE RETOUR DE LA MAISON DE BOURBON
Jusqu'au 1er. Avril 1815.
Considérations sur l'état de la France à cette époque; examen de la Charte constitutionnelle, de ses défectuosités et des principes sur lesquels l'ordre social doit être recomposé ; par M. De Montlosier. Avec cette épigraphe:
Multa dies variusque labor mutabilis œvi
Retulit in melius , multos alterna revisens,
Lusit … fortuna …
Les livres ont aussi leur destinée; celui-ci en est bien la preuve; les premières parties , composées pour le gouvernement de Napoléon, ont été publiées sous LouisXVIII; la dernière que nous annonçons aujourd'hui, composée pour le gouvernement des Bourbons, [185] a été, à son tour, publiée récemment sous le règne de Napoléon.
Ce volume aurait produit sans doute une assez grande sensation dans le public , si les Bourbons eussent continué de régner ; il eût peut-être fait faire quelques réflexions sérieuses aux incurables esprits qui les dirigeaient, parce que c'est le seul ouvrage où les torts de cette cour soient exprimés avec autant de franchise que de netteté, sans être relevés avec ce ton d'aigreur et d'inimitié naturel aux autres défenseurs d'une nation humiliée, et si bien justifié jusqu'au dernier moment par un ministère insolent et hypocrite. M. le comte de Montlosier , attaché autant par sa doctrine et sa condition personnelle que par son amour pour la patrie à la plus grande gloire du gouvernement royal, s'annonce moins comme un accusateur indigné que comme un ami ardent à prévenu' des maux qu'il a su prévoir.
« Certes, dit-il, après la révolution du mois dé mars dernier, ce n'est pas moi qui ai pu m'étonner d'un changement de scène. Je l'ai assez annoncé. J'admirais l'inconcevable sécurité de [186] ces princes qui se croyaient établis bien paisiblement sur un sol qui, par beaucoup de fautes, s'abîmait chaque jour et s'écroulait , etc. »
Il y a six semaines , la première partie de ce volume présentait bien moins d'intérêt que la seconde. L'une contient l'examen du gouvernement des Bourbons en 1814; l'autre, l'exposé de la doctrine politique de M. de Montlosier. A cette époque , nous avions commencé l'article destiné à cette intéressante production par l'analyse de la seconde partie , attendu qu'elle aurait dû être la première , puisque l'autre n'est qu'une application plus ou moins directe des principes qui y sont contenus, et que d'ailleurs elle donne la solution de cette longue énigme que nous avions cherché à débrouiller en rendant compte, il y a deux mois, des trois volumes précédens. Aujourd'hui les événemens , par un retour subit, reportent toute notre attention sur la première partie , dont ils font en quelque sorte un ouvrage de circonstance , et nous laissent peu de loisir pour songer à de pures théories. S'il en est ainsi , nous [187] n’avons point à critiquer un auteur, nous n'avons guère qu'à écouter en silence la voix d'un citoyen plein de bon sens, de prudence, je dirai même d'impartialité , malgré toute sa doctrine patricienne.
Et vous aussi, funestes conseillers d'un monarque malheureux pour avoir suivi vos conseils, malheureux pour les suivre encore, écoutez d'abord ces réflexions d'un véritable gentilhomme français sur les couleurs nationales.
Ce passage et tous ceux que nous citerons sont d'autant plus frappans , qu'ils ont été écrits avant l'événement qui les a si cruellement justifiés.
« La première, la plus grande difficulté de la maison de Bourbon , en rentrant en France , consistant, je l'ai dit , dans le double danger de s'abaisser en rentrant dans la révolution, de se perdre en restant en dehors , il n'y avait qu'une manière de se sauver de cette difficulté; d'abord de séparer la révolution de ce qu'elle a eu de misérable ; cela fait, de se jeter tout entier dans ce qu'elle a eu d'honorable, de glorieux , [188] d’éclatant ; d'y entrer tout-à-fait; d'en prendre, dès le premier moment, les nuances , les couleurs.
» A cet égard, dés paroles ne sont jamais suffisantes. Henri IV est encore sur ce point d'un grand exemple. Protestant, il n'eût jamais rien pu faire de favorable aux protestans sans aigrir les catholiques prépondérans et leur donner de la méfiance et des soupçons. Henri IV, catholique , put faire l'édit de Nantes; si Henri IV , protestant, l'eût tenté, il eût ramené là ligue. …
» Avec un peu d'habileté, mais sur-tout avec beaucoup de franchise, un roi de l'ancien régime pourrait donc absolument , s'il le voulait, gouverner la France révolutionnaire. Je crains qu'on ait une autre pensée. On voudrait convertir la France et la changer. Ce patti me paraît fort dangereux. Il me paraît de plus qu'en l'adoptant, on ne fait pas ce qu'il faut pour y parvenir. Tout me paraît arrangé en ce genre pour exciter non la corifiance , mais la crainte.
» Je ne puis dire si les membres du gouvernement provisoire qui ont délibéré longuement et sérieusement sur la convenance [189] de quitter le drapeau tricolore et de prendra la cocarde blanche , ont senti toute l'importance de cette mesure , s'ils en ont prévu tous les résultats ultérieurs. Dans tous les cas, au moins, il était à desirer que le roi, avec les lumières et la bonté qui le caractérisent, appréciât, dans ses conséquences à venir, cet acte, non de réflexion , mais tout de respect pour lui et de courtoisie.
» Lorsqu'à la suite des scènes du t4 juillet, on nous[1] apporta à Versailles le drapeau tricolore , nous pûmes frémir à la vue de ce travestissement de l'ancien drapeau des lys ; mais , avec le temps , lorsque ce drapeau est devenu l'emblème d'un grand changement dans l'Etat; lorsque , se mesurant avec l'ancien drapeau blanc , ainsi qu'avec tous les drapeaux de l'Europe , il est sorti triomphant de ces luttes; lorsque, porté dans les combats , il s'est empreint de toutes les couleurs de la gloire; lorsqu'il a flotté avec honneur sur toutes les mers, dans toutes les contrées de l'Europe; qu'il a été salué par le monde entier, et respecté par tous [190] les potentats; il faut dire plus, lorsqu'il est arrivé à signifier la révolution même , le bouleversemens qu'elle a causés et les avantages qui en sont sortis en faveur de la partie la plus nombreuse et la plus considérable des la nation ; un gouvernement nouveau , qui s'est annoncé pour entrer sur ce sol tout révolutionnaire , à l'effet seulement, de maintenir et de réparer, a dû traiter avec plus d'importance une mesure qu'un certain parti sera naturellement porté à regarder comme un triomphe. Il a dû prévoir que , par suite de cet acte , une partie de la nation effrayée croirait qu'elle a perdu le gage de ses avantages révolutionnaires, tandis que l'autre imaginerait en avoir un de sa restauration entière; il a dû prévoir qu'une partie de la France verrait dans le nouveau drapeau, un démenti donné à la charte constitutionnelle, et peut-être aussi une charte opposée de contre-révolution; il a dû prévoir enfin que par-là toute réparation deviendrait désormais difficile , en ce qu'elle inspirerait des craintes; le moindre retour à quelque chose de l'ancien régime , impraticable , en ce [191] qu'il paraîtrait le commencement d'un retour entier.
» Frappé de ces considérations , j'avoue, avec tout mon goût et tout mon respect pour le drapeau blanc, que si j'avais été interrogé sur la convenance de son rétablissement , j'aurais regardé comme une fortune pour le service de Sa Majesté , si, en approchant des personnes qui ont plus particulièrement sa confiance, j'avais pu leur persuader l'avantage du parti que je sais énoncer.
» C'eût été , après avoir accepté , à Londres , la cocarde blanche , qui avait été envoyée d'enthousiasme, de ne l'accepter que pour la rendre immédiatement après l’entrée à Paris; le roi serait venu alors à l’hôtel-de-ville; et là , en présence des généraux et des maréchaux, il aurait déposé son cordon bleu et sa croix de Saint-Louis , pour prendre tout simplement la cocarde tricolore et le grand cordon de la légion d'honneur; si ensuite nos plus jeunes princes , se contentant du rang de colonel, étaient venus se mettre avec ce simple grade dans les rangs de l'armée, rechercher de cette manière les [192] leçons et les conseils de nos vieux généraux, s'instruire des détails de leur gloire et de leurs faits d'armes , quelque tristesse eût pu saisir sans doute ça et là un reste d'espérance; mais je puis croire que la nation entière aurait eu pour ce procédé une grande reconnaissance.
» Lorsque Henri IV , aux portes de Paris , vient faire au peuple français, l'abandon de la religion dans laquelle il était né , est-ce parce qu'il a été terrassé tout-à-coup comme Saint-Paul par la foudre de la grâce ? Il est probable que c'est plutôt par un sentiment de raison et de bonté. La politique a pu dire ensuite : Le royaume de France vaut bien une messe. Louis XVIII, prenant les couleurs de la révolution et lui sacrifiant les siennes, eût fait dire de même: Le royaume de France vaut bien un ruban.
» La vérité , c'est qu'avec la cocarde blanche Louis XVIII ne peut presque rien faire aujourd'hui sans danger pour ses compagnons d'infortune et pour ses amis. Avec la cocarde tricolore, il eût fait tout ce qu'il aurait voulu.
[193]
» Dès ce moment, on a été obligé de lout faire à double ; on a mis aux prises la cocarde blanche et la charte , la croix de Saint-Louis et la croix d'honneur, la révolution et l'ancien régime , le roi et la patrie. En prenant la cocarde tricolore, le roi n'avait pas à craindre qu'un parti arborât contre lui la cocarde opposée. Aujourd'hui, Dieu nous préserve de nouveaux mouvemens , car il semble qu'on ait voulu laisser tout exprès un étendard à la révolte. »
Voilà bien les oracles du bon sens. M. de Montlosier doit bien gémir ainsi que nous de s'être si peu trompé. Mais quoi, ses leçons subsistent encore ; elles sont devenues plus importantes que jamais!
Parte maliquam , venti, divam referatis ad aures!
Vain espoir! n'a-t-on pas eu déjà l'adresse merveilleuse de déclarer à l'armée et au peuple mécontent, que des considérations impérieuses ont empêché la cour d'adopter les trois couleurs? Ceci nous rappelle un des plus mémorables exemples du délire le plus insensé et de l'orgueil le plus [194] tenace, lorsqu'au milieu de toutes les forces européennes, Bonaparte, sans doute aussi par des considérations supérieures , refusait la paix qui lui était proposée; tandis que notre malheureuse France s'écroulait de toutes part autour de lui.
Comme il nous est impossible maintenant d'envisager cet ouvrage autrement que dans ses rapports avec les misères de la patrie , nous prévenons le lecteur que nous lui donnons plutôt des extraits qu'une analyse de cette première partie, et que nous changeons l'ordre des matières selon le degré de leur importance actuelle. La question des couleurs nationales nous conduit naturellement à celle de la souveraineté nationale , représentée par notre cocarde tricolore. On peut nous objecter que Louis XVlII ne pouvait accepter le signe sans admettre la chose signifiée ; que par conséquent il eût fallu sacrifier dix-neuf ans d'un règne mémorable sans doute , plus le royaume de Navarre , et la grâce de Dieu , qui aurait perdu toute son efficacité en se trouvant accolée avec la Constitution de l'Etat. Il eût fallu accepter [195] une constitution, la meilleure , il est vrai , de toutes celles qui ont été jusqu'ici , mais l'accepter , au lieu de l'octrover ! et l'accepter des mains d'un Lanjuinais, d'un Flauvgergues , d'un Lafayette ... ! on n'y saurait songer : ce sont des jacobins ! Il est bien vrai que NOUS VOULONS TOUT CE QUI SAUVERA LA FRANCE , excepté cependant … tout ce qui pourrait la sauver. Dans un temps de factions , ne nous parlez pas de ce qui pourrait appaiser les factions; dans ces temps où la division de l'armée et du gouvernement peut anéantir la France , ne nous parlez pas de ce lambeau à trois couleurs qui pourrait rappeler à nous nos soldats et nos frères. Du reste , demandez-nous tous les sacrifices; nous ferons, le plus mesquinement possible, des améliorations à notre charte … ; les candidats des colléges d'arrondissement , les présidens des collèges électoraux nommés par nous, et la loi des mille francs d'impositions directes, nous rassurent contre nos propres largesses. … Colonel, demandez-moi tout ce que vous voudrez ; mais , pour la vie , cala n'est pas possible.
[196]
Français de tous les partis, de toutes les opinions , de toutes les classes , je vous le demande: avons-nous d'autres souverains que le salut de la patrie ? Ce qui peut faire le salut de la nation, est tout ce qui constitue la souveraineté de la nation, et rien autre chose ne doit être entendu sous ce mot fatal qui nous a été si funeste par l'importance que l'on a mise tour-à-tour à le célébrer et à le proscrire. Non, le peuple n'a point de volonté , et il n'en a jamais eu. Dans les révolutions , il n'a que des passions et des fureurs; dans l'état ordinaire , il n'a que les volontés de son gouvernement, bon ou mauvais. Non , pareillement, un monarque n'est pas le souverain absolu d'une nation ; un monarque ne dispose pas des droits politiques de ses sujets , non plus que de leurs droits civils: les bestiaux n'ont de fourrage qu'autant que le berger leur en octroie : les peuples n'auront-ils de liberté qu'à la même condition? Quelle est donc la véritable origine des gouvernemens? C'est le hasard , la force des choses; c'est Dieu qui fait naître les gouvernemens d'une manière plus ou moins bizarre, [197] plus ou moins irrégulière , et envoie les despotes sur la terre de même que les brigands et les voleurs de grand chemin. Où donc est la loi suprême ? Dans le salut de la patrie; quel est le juge? La raison, la conscience des bons citoyens et des bons rois. Tenons promptement aux applications.
Un bon prince , comme celui de tel état de l'Europe que vous voudrez , régnant d'une manière égale et pacifique , par suite d'héritage , sur des sujets qui l'aiment tous de même, à l'aide des anciennes mœurs , des coutumes respectables et constamment respectées de son royaume , soutenu et entouré d'une vieille noblesse puissante et considérée dans tout le pays, peut bien , au milieu du calme non interrompu de la monarchie, donner, accorder , octroyer , comme il lui plaira, une charte ou une ordonnance de réformation , qui introduit la représentation nationale dans le système du gouvernement ; il n'a que faire de songer à la souveraineté de la nation , ou plutôt il obéit à la volonté du peuple, en ce qu'il consulte sa conscience et sa raison sur 1e [198] plus grand bien public, qui est la loi suprême, et le souverain des rois. Toutefois, il s'abstient de tous ces mots équivoques et dangereux, qui, s'ils ne signifient pas ce que nous venons de dire , ne signifient que des. horreurs ou des sottises, comme les souverains de 95 , ou les registres de Napoléon. Tous les sujets de ce bon prince bénissent les intentions paternelles et la générosité de leur monarque , sans qu'aucun d'eux s'avise de vouloir se couvrir de ridicule en invoquant la souveraineté nationale.
Mais , au contraire, un prince qui, deux fois exilé de son pays, y rentre deux fois à l'aide des armées étrangères et d'un parti fanatique, haineux et intéressé comme tous les partis , depuis qu'il en existe au monde; un prince qui, ramené au sein de sa patrie abîmée, n'a plus d'autre moyen d'en sauver les derniers restes qu'en y rétablissant l'union par de légers sacrifices qu'exigent l'honneur et l'opinion, le fanatisme , si l'on veut, du parti contraire; quand une armée brave et malheureuse ne veut céder qu'avec les honneurs militaires; quand , après une révolution [199] honteuse , un peuple fier et délicat , se retranchant sur ce qu'elle peut avoir d'honorable et de spécieux , du moins dans les expressions , rattache tout son amour propre à soutenir de vains mots , de vaines formules , afin de n'avoir pas tant à rougir , et de se reposer avec les honneurs de cette même révolution , que fera ce prince , inconnu à l'armée, à la noblesse, à la génération nouvelle , opposant des souvenirs déplaisans à la génération précédente, calomnié sur-tout par les prétentions et les animosités de ses propres partisans? Il consultera, avant tout, sa raison et sa conscience sur le salut de la patrie ; et il reconnaîtra , en souriant de pitié , que tous ces pauvres gens ne veulent pas qu'il dise , j'octroie , mais bien, j’accepte, et que les autres se feront tous égorger héroïquement plutôt que de recevoir de lui un ruban blanc. Après s'être bien assuré qu'il ne s'agit que des mots et non des choses, il acceptera, le plus solennellement possible, une cocarde et une constitution. aussi sage , aussi monarchique qu'il l'aurait pu faire lui-même. Hé! messieurs, le peuple [200] souverain ne vaut pas la peine qu'on en fasse tant de bruit ; le peuple souverain signera , pourvu qu'il sache écrire , sur des registres qui seront ouverts dans toutes les municipalités , et le dépouillement de ces registres se fera dans la chambre des représentais, le plus sérieusement qu'il se pourra. Tout cela est fort ridicule, mais la patrie est sauvée ; la dix-neuvième année de notre règne ne l'est guère moins, et la pairie est perdue; .Revenons à M. de Montlosier ; nous l'avons moins perdu de vue que l'on pourrait le croire.
« Nous devons rendre grâce à Louis XVIII d'avoir voulu attacher la royauté actuelle à la royauté ancienne , et compter , dès le premier moment de son retour, les années passées de son règne. Je dis cela, non en simple serviteur du roi, mais comme citoyen. Je le dis dans les intérêts de tous les partisans d'une monarchie héréditaire. Je n'examine à ce sujet aucune doctrine. Je laisse de côté celle de la souveraineté du peuple que je ne partage point; mais même en parlant dans le sens de cette doctrine, s'il était vrai que [201] comme peuple, ou peuple Français, nous eussions eu le droit de détrôner Louis XVI et de mettre Louis XVIII sur le trône, la chose une fois faite, il faudrait se hâter, selon moi, de désavouer ce droit ou de le mettre dans l'ombre.
» En effet, une seule fois constaté qu'il y a eu, pour le droit du peuple, un roi dépossédé et un autre roi élevé , vous aurez beau proclamer ensuite une monarchie héréditaire , vous ne pourrez plus l'avoir avec sécurité. Je viens de relire, avec beaucoup d'attention , les débats sur le procès de Louis XVI; il m'est démontré qu'il a été mis à mort par le décret même qui a proclamé , comme une concession, sa personne sacrée et inviolable. Vous vous prétendez aujourd'hui peuple souverain. Eh bien! peuple souverain d'aujourd'hui, vous aurez beau faire ? vous ne pourrez jamais dépouiller le peuple de demain, celui d'après demain et des années subséquentes, de la souveraineté que vous venez de vous arroger. Proclamée par un grand exemple , cette souveraineté se poursuivra sans cesse et se détruira sans cesse. »
[202]
Nous avons la présomption de croire que nous pouvons sans peine anéantir tout ce raisonnement.
Légitime ou illégitime, que faut-il pour qu'un gouvernement se soutienne? Il faut qu'il ait en main une force suffisante pour se conserver ; il faut qu'il soit assez vigoureusement constitué pour n'avoir point d'attaque à redouter. Qu'importe l'origine d'un pouvoir, pourvu que ce pouvoir existe et qu'il se suffise à lui-même ? S'il est trop faible , il faudra bien qu'il tombe tôt ou tard ; et ce n'est pas en vertu de la souveraineté nationale qu'il tombera, mais en vertu de sa propre faiblesse. Si, dans son origine , son pouvoir n'a pas reconnu la souveraineté du peuple, les séditieux se prévaudront de ce qu'il ne l’a pas reconnue , et ce sera un prétexte , entre mille autres, dont ils pourraient fort bien se passer. Si, au contraire, il l'a reconnue, les séditieux ne manqueront pas de dire qu'elle a été frauduleusement reconnue , irrégulièrement consultée , surprise , circonvenue et trahie , etc., etc.; mais il est bien évident que la souveraineté du peuple est, [203] par elle-même, aussi incapable de renverser les trônes que de les élever. Si Louis XVI ai péri, c'est qu'il n'avait aucune garantie réelle du pouvoir, trop faible encore , que ses maîtres lui laissaient sur le papier. La nation souveraine n'est et ne peut être qu'une abstraction qui ne peut faire de mal à personne. Ce n'est pas elle , quoi qu'en ait dit Napoléon , qui l'avait élevé à l'empire , et qui naguère avait proscrit les Bourbons. Quoi qu'en dise M. de Montlosier , Napoléon ne craignait pas plus le peuple souverain de demain que celui d'hier. Depuis plus de cent ans que cet innocent souverain est reconnu en Angleterre par la maison de Brunswick , il ne lui a pas causé un seul moment d'inquiétude; et la raison n'en est pas bien difficile à concevoir. Il n'en eût probablement pas été de même si cette famille, obstinée à ne faire valoir que ses droits héréditaires, eût refusé d'accepter la grande charte et le bill des droits. En un mot, la souveraineté nationale n'est rien sans les clubs , sans les séditions, sans les armées. Fermez les clubs, assurez-vous des séditieux, [204] attachez-vous l'armée , et sachez caresser cette chimère de peuple souverain , quand cette chimère peut sauver la patrie sans rien retrancher à votre véritable pouvoir.
Concluons que nous ne saurions reconnaître la sagesse ordinaire de M. de Montlosier, dans cette déclamation , qui , d'ailleurs, est en contradiction avec le passage que nous avons cité antérieurement, et avec un grand nombre d'autres que nous allons citer, et qui sont bien moins dans l'esprit de caste et de doctrine que dans l'esprit du bien public.
Passons au jugement de M. de Montlosier sur l'armée française. Telle est la sottise des partis, qu'ils sont toujours disposés à voir dans le parti contraire des légions de monstres et de démons. Il est bien peu de gens assez raisonnables pour ne s'étonner de rien de la part d'une multitude, pour remonter aux causes naturelles qui la font agir, et pour réserver leur haine et leur indignation au très-petit nombre d'hommes coupables qui travaillent à la séduire, ou qui négligent tous les moyens légitimes de la satisfaire , [205] ou qui enfin l'irritent et la soulèvent par des injustices et des affronts journaliers.
« Je ne sais, dit M. de Montlosier, si quelqu'un a pris la peine d'observer convenablement les dispositions de l'armée française. Sous Bonaparte, cette armée n'est pas seulement fatiguée , tourmentée ; elle est en apparence négligée de mille manières. Point de magasins , dit-on , point de vivres , point d'ambulance régulière , point d'hôpitaux. Cette année ne laisse pas de lui appartenir et de lui être dévouée.
» Ce n'est pas assez : après l'avoir abandonnée une fois dans les plaines d'Egypte, il revient à l'abandonner encore dans les déserts de la Russie ; ce qui échappe de cette armée lui appartient toujours.
» A Leipsick , elle succombe; les restes mutilés s'attachent tout de même à sa destinée. Enfin , la population du monde entier se jette sur ces débris, qui sont de nouveau mis en pièces; ces pièces lui sont encore dévouées. On se croit encore au temps des prodiges: ces prodiges sont-ils l'effet des circonstances ou de quelques procédés [206] particuliers , ou est-ce simplement l'ascendant singulier d'une ancienne grande fortune et d'une ancienne gloire ? Ce qu'il y a de sûr , c'est que, dès le premier moment de la renonciation , l'armée française a été généralement un objet d'attention. On s'est étonné que, peu ardente pour les nouvelles choses , cette armée ait marqué des regrets pour un autre gouvernement et un autre temps.
» Ah ! on ne comprend pas ce que c'est qu'une armée. Ceux-ci se tourmentent pour connaître sa pensée; ceux-là n'y voient que des canons et des baïonnettes; pour les uns, les soldats sont des citoyens ; pour les autres, ce sont des automates; ceux-ci ne rêvent qu'à leur obéissance passive, qu'ils prennent sans cesse pour une impulsion mécanique et matérielle; la moindre reflexion dans un soldat leur paraît un désordre, la moindre observation une révolte : ceux-là voudraient porter dans l'armée des raisonnemens politiques et des idées libérales.
» Tout cela , selon moi , est pris sous un faux point de vue. Examinons franchement [207] ce que c'est qu'un soldat et qu'une armée.
» Quand un citoyen se trouve placé à côté d'un homme mis comme lui, il doit être naturellement disposé à reconnaître dans cet homme l'égalité ou la supériorité des lumières. Il n'en sera pas de même quand il se trouvera auprès d'un soldat en uniforme. Celui qui doit se battre pour nous , a pour premier devoir de penser comme nous. Qu'il ne se plaigne pas d'un partage où nous lui laissons la première des supériorités, celle du courage ; car la France est ainsi faite : les sentimens y sont par-tout au-dessus des idées. Les forces de l'esprit ont beau avoir de l'importance , il faut qu'elles s'abaissent auprès des forces du cœur.
» L'armée française a, plus qu'aucune autre armée au monde , marqué ces dispositions. Jamais elle n'a su ce que c'était qu'un principe , qu'un système de gouvernement. Jamais elle n'a été vouée à une faction ou à un parti. Toute en action, peu en pensée, peuple particulier dans le peuple , elle en suit toujours les couleurs et les nuances. Aristocrate sous le maréchal de Broglie; [208] constiiutionnclle sous M. de la Fayette ; girondine sous Dumourier; jacobine sous Robespierre; elle a toujours été ce qu'a été l'Etat; elle le sera toujours.
» Faute de connaître ce caractère , j'entends tous les jours s'informer de l'opinion de l'armée. L'armée a des sentimens; elle a des impressions; elle n'a pas d'opinion. La nation , l'Etat , le gouvernement, voilà ce qui est chargé de penser pour elle. La pensée publique se maintient-elle sur un point , la sienne se maintiendra de même; change-t-elle , elle changera aussitôt.
» Au premier moment du retour de la maison de Bourbon , lorsque je traversai à Orléans, les rangs de cette armée , il me sembla voir des lions hérissés; je n'eus pas de peine à entendre très-distinctement, et à plusieurs reprises, prononcer le nom du souverain de l'île d'Elbe. Mauvaise armée , me disait-on. Excellente ; ces lions sont devenus des agneaux. On leur demande leurs drapeaux , ils se laissent arracher leurs drapeaux; on leur demande leurs cocardes , ils les donnent. Ce n'est pas tout : on leur [209] envoie , de toutes parts, des hommes nouveaux , et pour eux , en quelque sorte, d’une autre espèce ; ils reçoivent ces hommes nouveaux, ils leur portent obéissance et respect. Si ce ne sont pas là de bons soldats et de bonnes gens , je ne m'y connais pas[2]. »
» Cependant, sur ce point même, il faut [210] se garder de passer «ne certaine mesure; Absence de raisonnement et vivacité d'impression , ce double caractère que je viens d'indiquer , manifeste l'espèce de service qu'elle peut faire , et l'espèce de ménagement qu'elle nécessite. Lorsque Brennus mène ses Gaulois dans la Grèce, il ne s'occupe pas à leur faire de longues harangues , il leur montre le rocher des Delphes. Voilà, leur dit-il, où sont les richesses du monde. Il ne faut pas oublier que, pendant plus de vingt ans, l'Europe a été montrée de même aux soldats français. J'espère , comme tout le monde , que cette voie d'ambition est fermée pour toujours. Mais si, en même temps, dans l'intérieur de l'armée, dans sa composition, dans son régime , dans ses modes [211] habituels de récompense et d'avancement, on croyait devoir fermer absolument toutes les voies , si on voulait revenir sans précaution, trop vite ou trop tôt, à d'anciens modes décrédité ou à un régime détesté, on établirait dans l'armée un germe de tristesse , d'ennui et de découragement qui pourrait s'y développer d'une terrible manière, surtout s'il était échauffé par un levain semblable dans les autres parties de l'Etat.
» Dans tous les cas, il faut bien comprendre l'espèce de service intérieur qu'on peut espérer de cette armée. Je suis convaincu qu'avec les lumières et la sagesse de notre monarque, nous ne sommes plus destinés à avoir de troubles intérieurs. Mais si (à ce que Dieu ne plaise) il survenait parmi nous des divisions, il faut déterminer d'avance de quel service l'armée pourra être dans ces divisions.
» Au premier abord , si on sait manier comme il faut cette troupe de jeunes officiers, amoureux de dangers, d'avancement et d'aventures , je ne doute pas que tout cela n'aille à l'aveugle et à corps perdu pu on [212] les conduira. Toutefois , prenez garde de n'avoir à combattre ainsi que des intérêts partiels et momentanés; car si tout n'est pas comprimé au moment; s'il faut entrer en campagne dans sa propre patrie; s'il faut contester, hésiter , temporiser, qui que vous soyez, sachez que cette armée ne demeurera pas dans vos mains. Elle cherchera aussitôt l'Etat, la nation , la patrie; dès qu'elle croira l'avoir trouvée , elle vous abandonnera. Il arrivera ainsi, à votre grand étonnement, qu'une armée qui, au premier abord, s'était jetée franchement contre le gros de la nation , huit jours après se rangera avec elle et pour elle. Cette défection , qui aura lieu dans tous les cas , se prononcera avec tant de rapidité, si, par la manière dont on aura traité un certain nombre de prétentions , de vanités et d'espérances , il s'est établi des germes de mécontentement correspondans, par leur affinité, avec ceux qui se trouvent déjà dans l'Etat. »
Voilà encore des prophéties que l'on serait tenté de regarder comme faites après l'événement, si M. de Montlosier, dans sa [213] préface, ne déclarait qu'il s'est abstenu de faire aucun changement à son livre après la révolution du mois de mars.
Je voudrais pouvoir transcrire ici toutes les réflexions solides et d'une utilité pratique que fait M. de Montlosier sur l'esprit public des diverses classes en France, et, en particulier, de la noblesse ancienne; sur l'esprit et la conduite du clergé, et les dispositions de la nation à son égard; sur le caractère du meurtre de Louis XVI, et la manière dont il convenait d'en rappeler le souvenir au 21 janvier; mais je ne puis que recommander à l'attention des lecteurs cette première partie de l'ouvrage où les vues les plus saines et les plus simples sont exposées avec cette vigueur et cette originalité qui caractérisent le talent de l'auteur. L'objet de la seconde partie est trop peu lié à celui de la première pour que l'analyse de l'une et de l'autre puisse être fondue dans un même article. Nous nous contenterons d'observer ici que M. de Montlosier s'attache particulièrement à reconnaître dans les mœurs , dans l'organisation de la maison , de la famille et de l'administration [214] inférieure, les véritables bases de l'édifice social ; et qu'il se distingue entre la plupart des politiques français, en ce qu'il veut nous, faire enfin comprendre combien se trompent ceux qui font consister tout l'Etat dans des constitutions, et se reposent sur tout le reste quand ils ont réglé les rapports de deux ou trois grandes puissances placées au faîte de l'Etat.
Le style de ce dernier volume mérite les mêmes éloges et les mêmes reproches que celui des précédens. On y trouve de la rapidité , du nerf, de l'imagination. On y regrette un peu plus d'étude[3] et de soin: des incorrections et des négligences s'y présentent en grand nombre. Il est bien fâcheux que nos plus forts écrivains négligent chaque jour davantage de parler purement leur langue.
G. F.
[1] M. de Montlosier était député aux états-généraux.
[2] Les derniers événemens n'affaiblissent point la vérité de ce jugement de M. de Montlosier. Napoléon seul , après une absence de moins d'une année, pouvait séparer de l'Etat ses anciens compagnons d'armes. Quoi que l'on ait pu faire pour vexer cette brave armée dans son honneur et dans ses intérêts , nous sommes persuadés que lui seul pouvait la réduire. Et si l'on n'eût point compromis cet honneur et cet intérêt, qui sont aussi en partie ceux de la nation , Napoléon n'aurait.jamais.eu l'audace de débarquer en France. Après nous être élevés , comme nous l'avons fait sous Napoléon , contre la force militaire, nous ne serons point suspects en déclarant que nous ne croyons pas à la possibilité d'un gouvernement militaire chez tes nations modernes qui sont civilisées. Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'état des choses qui favorisent un tel gouvernement chez les Turcs et dans t'ancien empire Romain , pour s'assurer qu'il est de tout point in compatible avec nos institutions, nos mœurs , nos lumières et nos besoins de toute espèce.
Mais aujourd'hui sur-tout nous nous garderons bien de répandre un pareil soupçon sur une armée en deuil de la moitié de ses braves , et qui vient enfin de sauver la France , en dépit de tout le monde , par sa contenance noble et ferme, par des sacrifices sublimes qu'on n'aurait pas dû lui imposer.
[3] Et non pas d'étendue , comme it a plu à l'imprimeur de me le faire dire dans le tome précédent.
Charles Comte et Charles Dunoyer’s “Avant-propos”, Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817), pp. i-viii.
[i]
En 1814, un ouvrage intitulé: Le Censeur, Ou examen des actes et des ouvrages qui tendent à détruire ou à consolider la constitution de l'état, fut entrepris. Il fut publié d'abord en cahiers de trois ou quatre feuilles d'impression; mais bientôt la liberté de la presse ayant été concentrée dans les mains des ministres, excepté pour les ouvrages au-dessus de vingt feuilles, les auteurs du Censeur crurent devoir se soustraire à l'arbitraire des àgens du pouvoir, en ne publiant que des volumes de plus de vingt feuilles.
Le cinquième volume n'avait pas encore paru, lorsque Bonaparte, profitant du mécontentement des troupes, vint pour la seconde fois s'emparer de l'autorité à main armée. Comme il avait vu qu'il ne pouvait réussir dans son entreprise qu'en professant les principes pour la défense desquels les Français avaient soutenu les guerres les plus sanglantes, les auteurs du Censeur démontrèrent que sa conduite était condamnée par ses principes, et que les acclamations d'une troupe armée n'avaient pu lui conférer aucune autorité légale. Leur ouvrage fut saisi par les agens de la police; mais on fut bientôt obligé de le rendre, parce qu'on ne se trouva point dans une position à pouvoir braver impunément l'opinion publique.
Bonaparte battu par les armées de la coalition, fut [ii] forcé d'abdiquer par la chambre des représentans. Son ministre de la police, nommé chef du gouvernement provisoire, reprit le porte-feuille aussitôt que Louis XVIII eut été replacé sur le trône. Ce ministre avait contre les auteurs du Censeur de puissans motifs de vengeance: il les avait trouvé au-dessus de ses offres et de ses menaces; et de tous les crimes, c'est celui que les hommes en place pardonnent le moins. Une occasion s'offrit bientôt à lui de se venger sans péril: ce fut de les porter sur une liste de proscription. S'ils en croient les rapports qui leur ont été faits, l'occasion fut saisie; mais une personne qui n'a pas voulu se faire connaître, et qui avait plus de crédit que le noble duc, obtint la radiation de leurs noms. Si ce fait, qu'ils ne garantissent point, est exact, ils prient cette personne de recevoir ici le témoignage de leur reconnaissance. Une autre occasion se présenta peu de temps après: le septième volume du Censeur, imprimé en grande partie pendant les cent jours, allait paraître; le même ministre le fit saisir; et plus heureux cette fois qu'il ne l'avait été sous Bonaparte, il ne fut point obligé de le rendre.[1]
La chambre des députés de 1815 fut convoquée; et la majorité de ses membres montrèrent tant de violence, que toute discussion raisonnable devint impossible. Ne pouvant se mettre du côté d'un parti qui, dans ses résolutions, semblait ne prendre pour guides que ses fureurs, et ne voulant pas soutenir un ministère qui se montrait beaucoup trop faible quand il défendait la justice, et beaucoup [iii] trop fort quand il attaquait les principes constitutionnels, les hommes qui ne tenaient à aucune faction, et qui n'aspiraient à aucune faveur, n'eurent rien de mieux à faire qu'à se condamner au silence. Ce fut le parti que prirent les auteurs du Censeur.
Les passions ne sont point encore calmées; mais elles sont du moins assez contenues pour qu'on puisse paisiblement discuter des questions d'intérêt public. Les auteurs du Censeur reprennent donc leurs travaux. Toutefois en usant du droit que leur garantissent les lois de publier leur opinions, ils sentent la nécessité de donner à leurs écrite une direction nouvelle.
La marche violente que les gouvernemens ont quelquefois suivie, a pu faire croire que les dangers auxquels les libertés des peuples se trouvent exposées, venaient tous du côté des gouvernemens: cette opinion a dû diriger toutes les attentions et toutes les attaques vers les hommes en possession de l'autorité. Il est résulté de là qu'on n'a jamais vu que la partie la plus faible des dangers, et que tous les efforts qu'on a faits pour conquérir la liberté, ont presque toujours tourné au profit du despotisme. Pour qu'un peuple soit libre, il ne suffit pas qu'il ait une constitution et des lois; il faut qu'il se trouve dans son sein des hommes qui les entendent, d'autres qui veuillent les exécuter, et d'autres qui sachent les faire respecter.
Le ministre qui a proposé une mauvaise loi, n'est pas plus blâmable que les hommes qui l'ont sollicitée, que le conseil qui l'a préparée, que les chambres qui l'ont adoptée, et que le peuple qui n'a pas vu qu'elle était mauvaise. [iv] Se plaindre dans ce cas du ministre seul, c'est une peine inutile, et quelquefois même dangereuse pour le public; puisqu'on lui inspire le désir d'un changement, sans lui faire voir comment il sera mieux. Une sentinelle qui fixerait constamment ses regards sur un seul point serait bientôt surprise; il en serait de même d'un peuple qui veillerait de la même manière à la défense de sa liberté. Ces considérations, et quelques autres qu'il est inutile de développer ici, ont engagé les auteurs du Censeur à modifier le titre qu'ils avaient pris d'abord. Les raisons suivantes les ont portés à adopter le titre qu'on lit en tête de ce volume.
Les gouvernemens comme les peuples exercent les uns sur les autres une très-grande influence: cette influence est telle aujourd'hui, qu'il est impossible qu'un peuple demeure esclave à côté d'un peuple qui sait être libre, ou qu'il maintienne sa liberté, s'il est environné de peuples soumis à des gouvernemens despotiques. Chacun se trouve donc intéressé à connaître ce qui se passe dans les états voisins, à y suivre la marche dé l'opinion, et à prévoir les événemens qui pourraient y arriver. D'ailleurs le meilleur moyen de connaître ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans les idées qu'on a adoptées, est de les comparer aux opinions des autres, et de voir comment elles sont jugées loin de nous; et c'est peut être ce qui fait qu'il y a presque toujours plus d'instruction à gagner dans la conversation d'un étranger, que dans la conversation d'un compatriote. Or, un des principaux objets de cet ouvrage, est de recueillir les pensées utiles qui se publient en Europe sur les sciences morales et politiques.
[v]
Si dans le temps où les grands états de l'Europe étaient divisés en une multitude de petits états ennemis, un écrivain avait dit qu'il était, de l'intérêt de tous de rester unis; qu'en se faisant la guerre ils se ruinaient mutuellement, et qu'ils seraient tous plus riches et plus puissans s'ils mettaient un terme à leurs discordes, il aurait probablement soulevé contre lui une multitude de passions et d'intérêts. Les chefs et les soldats auraient parlé de la gloire de leurs armes, de la noblesse du courage militaire, de la nécessité de l'entretenir par des guerres fréquentes, et sur-tout des dangers du repos et de l'oisiveté; les financiers auraient parlé de l'avantage des douanes, de l'exportation du numéraire, de la balance du commerce; les fabricans, de la nécessité des prohibitions, des primes d'encouragement, des compagnies privilégiées; enfin, tous auraient prétendu que l'intérêt de ces petits états était de rester divisés, de se tromper et de se battre.
Le temps a fait ce que la raison n'aurait pu opérer; il a détruit les passions et les préjuges qui rendaient les petits peuples ennemis les uns des autres; et celui qui proposerait aujourd'hui sérieusement d'environner chacun des départemens de la France, par exemple, d'une ligne de douanes, d'empêcher entre eux les libres communications pour assurer à chacun la balance du commerce, de mettre dans tous une partie de la population sous les armes, et de les faire battre mutuellement pour les enrichir et entretenir chez eux le courage militaire, serait sans doute envoyé dans une maison de fous. Ce qui serait une folie pour les diverses parties d'un royaume, est-il bien sensé pour les diverses parties d'un continent? [vi] L’état actuel de l'Europe présente-t-il autre chose que l'anarchie féodale établie sur de grandes bases?
Il est aisé de s'apercevoir que la plupart des peuples d'Europe tendent à avoir des institutions sociales analogues. Les théories de gouvernement qu'on développe dans un pays peuvent donc être utiles à tous; il ne s'agit que de leur enlever ce qu'elles ont de trop particulier et de les revêtir de formules assez générales, pour que chacun, puisse en faire l'application aux cas dans lesquels il se trouve placé. Déjà les auteurs du Censeur avaient adopté cette marche, en consacrant une partie de chaque volume à des matières générales; mais cette partie se trouvait hors de l'explication du titre de l'ouvrage, et en nécessitait le changement.
En prenant le titre de Censeur Européen, ils n'ont pas formé la folle entreprise de critiquer tout ce qui se fait en Europe de condamnable; ils ont voulu seulement écrire dans un sens qui convint également à tous les peuples d'Europe, et démontrer, autant qu'il est en leur pouvoir, qu'ils ont tous le même intérêt, et que le mal qu'on fait à l'un est toujours ressenti par les autres. L'ouvrage remplira-t-il l'objet du titre? Le public en sera juge. En se restreignant dans les actes et les ouvrages qui avaient quelque rapport à la constitution de France, ils s'étaient ôté en quelque sorte la faculté de rendre compte des ouvrages qui paraissaient dans les autres pays; le nouveau titre qu'ils ont adopté leur donnant plus de latitude, ou plutôt leur imposant l'obligation de faire connaître ce qui parait de plus important en Europe, [vii] les dispensera de faire l'analyse de cette multitude d'écrits que produit l'esprit de parti, et qui sont condamnés à périr dès leur naissance.
Ils croient devoir prévenir ici leurs lecteurs qu'en parlant des peuples, des gouvernemens, des armées, des corps constitues, ils ne s'occuperont jamais que des masses, et laisseront au public le soin de faire les exceptions. Ils n'ignorent point que dans les corps même les plus corrompus, il s'est trouvé des hommes d'un grand courage et d'une probité sévère; mais s'ils avaient pris sur eux de faire les exceptions, ils auraient pu, contre leur intention, ne pas en faire assez, et blesser des hommes dignes d'estime: ils ont donc mieux aimé laisser à chacun le soin de prendre la place qui lui serait indiquée par sa conscience.
Toute personne qui publia un écrit est légalement responsable de ce qu'il renferme. Mais il est une responsabilité morale qui, quelquefois, frappe l'auteur sans atteindre l'éditeur. Cette considération engage les auteurs du Censeur Européen à donner au public des signes auxquels il puisse reconnaître ce qui appartient à chacun d'eux. Lorsque le Censeur fut commencé, il ne parut que sous un seul nom; alors il était clair que les articles sans signature appartenaient à celui par qui l'ouvrage était publié, et que les articles signés appartenaient à ses collaborateurs. Lorsque le Censeur fut publié sous deux noms, celui des auteurs qui n'avait pas fait connaître le sien en entier, continua de signer par sa lettre initiale; l'autre laissa toujours les siens sans [viii] signature.[2] A l'avenir ils suivront la même marche que par le passé.
Le Censeur Européen ne doit pas être considéré comme un ouvrage périodique; les volumes ne paraîtront point à des époques fixes, et le nombre n'en sera point indéterminé. Les matières qui y seront traitées ayant des bornes, les auteurs croient pouvoir les renfermer dans vingt volumes, qui seront terminés par une table générale des matières. L'ouvrage entier aura paru dans deux ans: les volumes paraîtront à des époques plus ou moins rapprochées, selon l'abondance ou la rareté des matériaux.
La sûreté individuelle étant détruite, les cours prévôtales étant juges des écrits, dans certaines circonstances, et une partie de la France étant occupée par des armées étrangères, les Auteurs du Censeur Européen auront-ils assez d'indépendance pour dire la vérité? Ils en auront assez, du moins ils osent s'en flatter, pour dire tout ce qu'ils jugeront utile, et pour n'être retenus que par l'intérêt de la vérité elle-même. Du reste, chacun doit voir que ce n'est plus d'un projet de loi ou d'une ordonnance que dépend le sort de l'État; le mal vient de plus loin, et il est bien plus difficile d'y porter remède.
[1] Un autre ministre a depuis revendique l'honneur de cette saisie; c'est une gloire qu'on n'entend point lui contester.
[2] Il existe cependant, dans les volumes qui ont été publies, cinq on six articles qui ne lui appartiennent pas, et qui, par oubli, n'ont point été signés. Trois ou quatre du quatrième volume appartiennent à son collaborateur.
[CC?], "Considerations sur l’état moral de la nation française, et sur les causes de l’instabilité de ses institutions" Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817), pp. 1-92.
[1]
Considérations sur l’état moral de la nation française, et sur les causes de l’instabilité de ses institutions.
Il est convenu, parmi les publicistes, qu'on doit attribuer l'asservissement et les malheurs des peuples aux vices et à la mauvaise organisation de leurs gouvernemens. Les hommes , [2] disent-ils, sont ce que les fout leurs institutions; et puisque les institutions sont l'ouvrage de ceux qui gouvernent, c'est à eux seuls qu'il faut imputer le mal qui en est la suite.
Cette manière de raisonner plaît beaucoup au commun des hommes; elle flatte les passions populaires; elle sert l'ambition qui aspire à tout et console là médiocrité qui ne peut parvenir à rien. Pour un peuple, surtout quand il est tombé dans la misère , il est agréable, en effet , de s’entendre dire qu'il était digne d’un meilleur sort; que ses lumières et son courage l'appelaient à une; autre destinée, et qu'il serait arrivé au comble de la gloire , s'il avait été bien gouverna mais ces flatteries , bonnes pour donner de la popularité à celui qui en est l'auteur, sont d'une utilité fort bornée pour le peuple qui on est l'objet.
Que les institutions politiques aient une très-grande influence sur le bonheur ou sur le malheur des peuples , delà est incontestable; Il est également hors de doute que les gouvernemens peuvent faire , par leurs actes , beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Mais quand un peuple souffre , suffit-il , pour mettre un terme à ses maux, d'attaquer les actes de son Gouvernement , ou de réformer ses institutions ? Cela devrait suffire, si les institutions et l'administration [3] dont on se plaint, étaient la cause premiers des maux qu'on éprouve. Mais si elles n'étaient qu'une cause secondaire , si elles étaient l'effet inévitable d'une cause antérieure; c'est en vain qu'on les attaquerait et qu'on leur en substituerait de nouvelles. Tant que la cause première ne serait point détruite , l'effet serait le même; tous las gouvernemens seraient également mauvais.
En 1789, on se plaignait en France d'avoir des institutions vicieuses et d'être mal gouverné; on détruisit ces institutions, et on donna au Gouvernement une forme nouvelle: on établit une représentation nationale. La nouvelle constitution était à peine mise en vigueur, qu’on prétendit qu'elle était mauvaise, et que les choses n'allaient pas mieux qu'auparavant. En conséquence , le Gouvernement fut attaqué et renversé. La Convention qui lui succéda fit une seconde constitution qu'on trouva d'abord admirable , mais qui fut reconnue essentiellement vicieuse avant même que d'avoir été mise en. pratique. On en suspendit l'exécution ; le gouvernement révolutionnaire fut établi, et l'on se plaignit plus que jamais. Une quatrième constitution fut promulguée : le gouvernement révolutionnaire fut remplacé par le gouvernement [4] directorial; on continua de se plaindre ; des insurrections éclatèrent, et le gouvernement fut encore renversé. Une cinquième constitution créa le gouvernement consulaire : celle-ci , comme les autres , obtint une approbation presqu'universelle. Cependant elle ne fut pas plus stable que celles qui l'avaient précédée : elle disparut pour faire place à ce qu'on appela les constitutions de l'empire. Après ces dernières , vint la constitution du Sénat; puis la charte constitutionnelle; puis l'acte additionnel aux constitutions de l'empire; puis la constitution de la chambre des représentais; puis encore la charte constitutionnelle modifiée par une ordonnance; puis, enfin, une ordonnance qui révoquait celle qui avait reformé la charte.
En voyant cette longue série d'actes constitutionnels, renversés aussitôt qu'établis, une question se présente naturellement à l'esprit; c'est de savoir si ce sont les constitutions qui ont manqué aux Français , ou si ce ne sont pas au contraire les Français qui ont manqué aux constitutions. En d'autres termes , les malheurs de la France ont-ils été produits par les vices et la mauvaise organisation de ses divers gouvernemens , ou les vices et la mauvaise organisation de ces gouvernemens ont-ils eux-mêmes été le [5] résultat de l'ignorance et des vices de la nation française?
L'examen de cette question, pénible pour tout Français , l'est encore plus pour celui qui tient à son pays. On voudrait se dissimuler les défauts de sa patrie , comme ceux d'une personne qui nous est chère. Si l'on est fier de ses vertus, on est humilié de ses faiblesses; et quand elle est prête à succomber sous les maux qui l'accablent, on ose encore à peine lui en indiquer la source , dans la crainte de l'affliger et de lui faire mieux sentir son humiliation. Cependant, lorsqu'elle est arrivée au comble de la misère, les écrivains, jaloux de lui être utiles, doivent avoir le courage de lui dire la vérité, même au risque de lui déplaire. Car ce n'est pas en se lamentant sur ses malheurs , ou en flattant sa vanité , qu'ils peuvent espérer de la servir.
Il est dans la nature de l'homme de chercher à détruire les choses qui attaquent son existence, et de défendre celles qui tendent à sa conservation ou à son bien être. Toutes les fois donc qu'on se trouve appelé à donner des lois à un peuple, il faut, si l'on veut qu'elles soient durables , distinguer avec soin les choses qui doivent le conserver, et celles qui peuvent le détruire. Lorsque cette distinction est faite , toute [6] la science du législateur consiste à laisser agir les unes , et à écarter l'action des autres. Dans l'ordre social, le principe ou l'action qui constitue la propriété, est le premier besoin des hommes; car ce n'est que par la propriété qu'ils peuvent se conserver.
Des institutions qui attenteraient continuellement à la propriété , ou qui arrêteraient l'action qui tend à la produire , ne pourraient donc se maintenir , puisqu'elles attaqueraient l'espèce humaine dans les choses nécessaires à son existence. Le premier objet des institutions sociales doit donc être le respect de la propriété et du principe qui la constitue. Mais qu'est-ce donc que la propriété? Les jurisconsultes prétendent qu'elle est un droit. Peut-être serait-il plus exact de dire qu'elle est un fait, ou même une chose; car les hommes ne peuvent pas se nourrir ou se vêtir avec des droits , tandis que nous voyons qu'ils se nourrissent ou se vêtissent avec des choses. La propriété , il faut le dire , n'a jamais été bien définie ; et c'est parce qu'on en a méconnu la source , ou parce qu'on n'a pas su la faire respecter, que toutes nos institutions ont manqué de base , et qu'elles se sont écroulées.
On entend, en général, parle mot PROPRI´ET´E, ce qui est propre; ce qui appartient; ce qui fait [7] partie de; ce qui est tellement lié à une chose; qu'on ne peut l'en séparer, sans que cette chose soit détruite. Ainsi les facultés de l'homme lui appartiennent, elles font une partie essentielle de son être, elles sont sa propriété; comme c'est la propriété de tel arbre de porter des fruits. Si les facultés de l'homme lui appartiennent , ou font partie de lui-même, le produit de ses facultés lui appartient également. On peut cependant le séparer de lui; mais la séparation ne peut être que partielle ou momentanée. Car, si elle était totale et perpétuelle , si les produits créés par l'homme ne venaient pas se rejoindre à lui pour faire partie de son existence , il s'éteindrait de la même manière que si on le séparait de ses facultés elles-mêmes.
En effet, les produits spontanés de la terre sont si bornés comparativement aux besoins des hommes, que, si l'espèce humaine cessait un instant de diriger vers les objets qui lui sont nécessaires , les forces productives de la nature, elle périrait presqu'entièrement. Pour se convaincre de cette vérité , il suffit de jeter les regards autour de soi ; d'anéantir , par la pensée , tout ce que doit l'existence à l'agriculture , aux arts , au commerce, aux sciences , en un .mot à l'industrie de l'homme, et de voir ensuite ce qui [8] resterait pour se nourrir, se vêtir ou se loger. Nous serions bien surpris, si, après cette épreuve, chacun ne reconnaissait pas l'impossibilité de se conserver sans industrie.
Les hommes n'existent donc que par leurs facultés et par le produit de leurs facultés: or c'est ce produit, quand nous le considérons comme propre à satisfaire leurs besoins, que nous nommons propriété.[1] Considérée sous ce point de vue , la propriété est donc un fait qui dérive , non, des lois ou dès institutions sociales , mais de l’organisation même de l'homme. Ce fait peut être plus ou moins troublé dans sa marche. Quand une personne a.obtenu un produit, il est possible de le lui ravir , comme il est possible de lui faire perdre la vue , .ou de lui enlever l'usage des mains; -Mais , dans l'un et l'autre cas, on peut lui donner la mort; puisque nous avons vu que les produits de ses facultés doivent toujours se joindre à lui pour faire partie de son être. Les sauvages connaissent peu la propriété, [9] parce qu'ils produisent peu ; les animaux ne la connaissent point du tout , parce qu'ils ne produisent rien.
Dans les temps les plus barbares, les hommes vivent des produits spontanés de la nature, ou de ce qu'ils ravissent à des voisins plus industrieux. Quelquefois aussi , ils égorgent leurs prisonniers et les dévorent. Lorsqu'ils ont fait quelques pas dans la civilisation , et qu'ils ont acquis quelques notions sur la culture de la terre , ils ne tuent plus leurs prisonniers : ils en font des esclaves , et se nourrissent du produit de leur travail. C'est le second état de barbarie; c'est celui dans lequel se sont trouvé presque tous les peuples que nous appelons anciens. C'est aussi celui dans lequel se sont trouvé les Francs après la conquête des Gaules. Dans un tel état, c'est la partie la plus barbare , ou la moins civilisée de l'espèce humaine , qui vit au moyen de ce que produit la partie la plus avancée dans la civilisation. De là doivent résulter un profond mépris pour les producteurs considérés en leur qualité d'hommes , et un grand respect pour la terre et l'esclave qui la cultive, considérés comme instrumens de production.[2]
[10]
Lorsque des barbares sont parvenus à s'emparer d'un sol fertile , et à contraindre , soit les anciens habitans , soit des hommes pris à la guerre , à le cultiver à leur profit, ils se trouvent dans la position la plus favorable à des sauvages. Car tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, continue d'être pour eux un produit spontané de la nature. Ils sont beaucoup mieux pourvus qu'auparavant des choses nécessaires â leur existence , et ils peuvent se livrer avec sécurité à toutes les habitudes de la vie sauvage. La guerre, la chasse et la pêche doivent être les seules occupations dignes d'eux. Ils doivent vouloir qu'on ait un profond respect pour leur profession de soldats , leurs terres et les bêtes sauvages. Mais l'habitude de s'approprier le produit de l'industrie des hommes qu'ils ont asservis , doit leur inspirer un grand mépris pour les occupations industrielles , et une grande inclination à s'emparer des richesses des producteurs.[3] Les fortunes récentes doivent aussi leur inspirer [11] du mépris : elles sont ordinairement le résultat de l'industrie. Les fortunes anciennes , au contraire , doivent leur inspirer du respect, et même de la vénération : elles attestent qu'on descend d'une suite d'aïeux qui n'ont point dégénéré , on qui continuent de vivre sans rien produire , e'est-à-dire en sauvages.[4]
Ces idées, si contraires aux progrès de la civilisation, paraissent s'être établies en France après l'asservissement des peuples du Midi de l'Europe , par les barbares venus du Nord; ou ce qui est à peu près la même chose , après l'établissement du régime féodal. Alors, en effet, on vit des peuples déjà civilisés, c'est-à-dire des producteurs, asservis à des hordes de sauvages, qui ne savaient que se battre , et qui ne pouvaient se nourrir que du fruit de leurs rapines. Poussés par leurs inclinations naturelles, et trouvant que les hommes qu'ils avaient vaincus et qu'ils s'étaient partagés comme des troupeaux , ne produisaient pas assez abondamment pour satisfaire leur avidité , ces sauvages spolièrent les gens [12] d'église , les personnes industrieuses qu'ils n'avaient point asservies, et se firent même la guerre entre eux , pour se disputer les produits de leurs esclaves; c'est ce qu'on appela les guerres privées ou féodales.
Le pape, Grégoire VII, dans une lettre adressée à plusieurs prélats de France , en 1074, fait un tableau assez énergique des mœurs de cette époque. « La dépravation des mœurs qui va toujours croissant , dit-il, a fait disparaître jusqu'aux traces de la vertu; et de cet honneur, jadis tant vanté , il n'en existe pas même l'apparence. Les lois sont méprisées; toute justice est foulée aux pieds. Les crimes les plus infames, les actes les plus cruels, les plus vils , les plus exécrables, se commettent impunément ; et ces déréglemens sont déjà passés eu habitude. »
Ce pape parle ensuite des guerres privées et de leurs dévastations; de l'usage où étaient les seigneurs de faire la guerre à leurs parens , à leurs propres frères, pour leur enlever leurs biens et les réduire à la misère; de l'usage où ils étaient d'arrêter les pèlerins, sur les chemins; de les piller; de les jeter dans les prisons; de leur faire subir les tortures les plus insupportables pour leur arracher des rançons qui excédaient la valeur de leurs propriétés. Parlant ensuite de Philippe Ier., roi de France, il ajoute : « Comment se conduit - il avec les marchands ? Dernièrement encore , plusieurs marchands , venus de divers pays, se rendaient ensemble à une foire qui se tenait en France; le roi , comme un voleur , les attaqua, et leur enleva une grande quantité d'argent; et celui qui devait être le soutien de la justice et l'exécuteur des lois , est le premier à les enfreindre par ses pillages.[5] »
Les faits de ce genre, qui nous paraissent aujourd'hui si extraordinaires, n'étaient cependant pas rares autrefois. Eudes, fils du roi Robert, frère du roi Henri Ier. , et oncle de ce même Philippe qui attaquait les marchands sur les grands chemins , n'ayant lui-même aucune propriété , cherchait à s'emparer de celles des autres. Il ne vivait, dit un écrivain de son temps, que de vol et de brigandages : rapinis et deprœdationibus operam impendens.[6] Suivant l'abbé Suger, Philippe , fils du roi Philippe Ier. , volait les pauvres, opprimait les églises et désolait toute la contrée. Son frère, [14] le roi Louis-le-Gros, fut obligé de prendre les. armes contre lui. Deprœdationibus pauperum, contritione ecclesiarum, totius etiam pagi dissolutione , Rcx lacessitub , illùc licèt invitua properavit.[7]
Si les habitudes des barbares de la Germanie, de s'emparer, par la violence, des richesses qu'ils ne savaient pas produire , étaient conservées par les chefs , on doit bien penser qu'elles l'étaient aussi par leurs inférieurs. Le pillage des personnes qui faisaient le commerce par terre ou par eau , s'exécutait avec d'autant plus de régularité , que les dominateurs avaient des chateaux d'où ils partaient armés, et où ils transportaient leur butin. Les écrivains du temps nomment ces châteaux receptacula , et souvent, cavernes de voleurs , speluncœ latronum.
Les maîtres de ces châteaux ne faisaient pas toujours les vols par eux-mêmes. Ils se bornaient souvent à receler les choses enlevées , et à partager la proie avec les voleurs. Quelquefois aussi, ils avaient des hommes à gages par lesquels ils faisaient faire les expéditions , et auxquels ils abandonnaient une partie des dépouilles des [15] marchands arrêtés sur les chemins. Ces satellites sont nommés cursores, coureurs, par les écrivains latins, et pillards par les écrivains français.
Ceux qui ne voulaient pas s'embusquer sur les chemins , bâtissaient des forteresses sur des passages indispensables; sur les bords d'une rivière, près d'un pont; et , détruisant les chemins qui s'en écartaient, ils forçaient les voyageurs à passer dans la cour de leur forteresse. Là ils les obligaient à payer une contribution arbitraire, qu'ils appelaient péages- Les écrivains de ce temps n'ont parlé de ces brigandages, que parce qu'ils attaquaient la source du revenu des églises. Les pèlerins n'osaient plus porter leurs offrandes dans les lieux où ils ne pouvaient pas arriver, sans passer par un chemin qui les exposait à des dangers et à des spoliations. Mais, ce qui prouve mieux que tout le reste combien l'habitude de s'emparer des richesses d'autrui était enracinée chez les descendans des barbares qui avaient inondé l'Europe , ce sont les nombreux conciles qui , pendant deux cents ans , ont inutilement renouvelé la loi appelée la trêve de Dieu, Par cette loi, il leur était accordé quelques jours et quelques nuits, pendant chaque semaine, pour exercer leurs brigandages, à condition qu'ils s'en abstiendraient pendant les autres jours.
[16]
Les voyageurs et les marchands n'étaient pas les seuls qui eussent à souffrir de l'avidité des' oppresseurs de la France. Ces barbares parcouraient-les campagnes, en enlevaient les troupeaux , les moissons , les habitans même. Les cultivateurs qui avaient le malheur de tomber dans leurs mains, étaient plongés dans des cachots; et là on leur faisait souffrir des tortures atroces, pour les contraindre à payer une rançon arbitraire. Oderic-Vital, qui écrivait en 1138 , dit que le peuple de Normandie , sans moyen de se défendre , dénué de protection et réduit au plus affreux désespoir, appelait Dieu à son aide. Mais , ajoute-t-il, les nobles persistaient dans leurs conduites turbulentes, dans leur perfidie et leur mauvaise foi. La plus grande partie était composée de traîtres qui favorisaient les ennemis du roi. Au lieu de défendre leurs sujets attaqués , ils étaient les premiers à les piller , à les opprimer, à les écraser sous le poids de leurs iniquités.[8]
Dans une lettre adressée au pape Eugène III, 1150, Pierre-le-Vénérable, abbé de Cluni, fait le tableau des brigandages commis par les grands [17] de son temps. « Les prêtres , les moines , les bourgeois, dit-il, en parlant du retour d'Humbert de Beaujeu, revenus de la croisade , trésaillaient de joie : les habitans des campagnes, les laboureurs , les pauvres, les veuves , les orphelins , tous ceux enfin de la classe du peuple qui sont ordinairement pillés par ces voleurs et par ces loups, se communiquaient leurs espérances avec des transports de joie ». L'abbé de Cluni ajoute qu'il ne croit pas qu'il existe sur la terre un pays aussi malheureux que le sien ( situé entre la Seine et la Loire ). « Il reste en proie, dit-il , aux dents des bêtes féroces ; et s'il s'y trouve quelques seigneurs qui portent le titre de ducs , de comtes ou de princes, loin d'employer leurs forces à protéger le peuple , ils ne s'en servent que pour le dévorer. ... Il (Humbert) avait rendu la sécurité aux églises , aux pauvres, et à tout ceux qui redoutent la tyrannie des nobles. Déjà les marchands sur les chemins commençaient à ne plus rien craindre; mais... » Pierre-le-Venérable termine sa lettre en disant que le comte Humbert a fini par faire comme les autres.[9]
Les habitans de Toulouse écrivaient, en 1164, [18] au roi Louis VII, pour se plaindre des ravages commis sur leur territoire par un grand seigneur du temps. Ils l'accusaient de militer, non pour le Christ, mais pour le roi d'Angleterre ; de faire des invasions jusqu'aux portes de leur ville ; d'en ravager tout le territoire ; de démolir et raser les châteaux ; de ne pas respecter même les églises; d'en avoir brûlé plusieurs, et le plus qu'il avait pu, comme un brigand et un incendiaire; d'avoir pris et poignardé, de ses propres mains, plusieurs habitans de la ville et des faubourgs. « Si vous tardez à nous porter du secours, disaient, en finissant, les habitans de Toulouse à Louis VII, notre territoire sera bientôt réduit en désert. » Mais quel était ce personnage qui militait pour l'Angleterre , et non pour le Christ; qui dévastait les campagnes; qui rasait les châteaux ; qui brûlait les églises; qui poignardait ses prisonniers de ses propres mains ? C'était un homme revêtu des plus hautes dignités; un homme qui professait la religion catholique, mais auquel les évangiles n'avaient pu faire perdre les mœurs des barbares de la Germanie; c'était Bertrand , archevêque de Bordeaux.[10]
[19]
La propriété étant une chose presqu'inconnue à des sauvages, ainsi que nous l'avons observé , il est naturel qu'ils cherchent à s'emparer de tous les produits qui peuvent satisfaire leurs besoins, sans examiner quelle en est la source.; Il est également naturel qu'en méprisant les hommes civilisés , c'est-à-dire les producteurs , ils exigent que ceux-ci respectent les objets qui leur sont les plus chers dans la vie sauvage. Les lois de tous les peuples d'Europe attestent la vérité de cette observation. On y voit que celui qui n'était puni que d'une simple amende, s'il tuait un homme, pouvait être puni de mort s'il tuait une bête sauvage. Ce n'est que vers le milieu du dix-septième siècle qu'il a été défendu en France de punir du dernier supplice les simples délits de chasse.[11] Guillaume-le-Conquérant, qui apporta en Angleterre les mœurs des Normands , après avoir dévasté trente milles du pays d'Hampshire , après en avoir chassé les habitans, rasé; les maisons et les églises, pour y élever une forêt , [20] publia des lois, par lesquelles il défendit la chassé sous les peines les plus sévères. On crevait les yeux , dit Hume , à quiconque tuait un cerf , un sanglier , ou même un lièvre , et cela dans un temps où le meurtre d'un homme restait impuni moyennant une amende modérée ou une composition.[12]
A mesure que le pouvoir s'est concentré vers un point unique , les dominateurs ont pu se livrer à leurs brigandages avec moins de facilité. Mais leur puissance s'est bien moins éteinte qu'elle n'a changé de main; et la propriété n'a été ni mieux connue, ni plus respectée. On pourrait citer ici beaucoup de faits qui prouveraient qu'en succédant au pouvoir des seigneurs, les rois avaient aussi succédé à leurs principes ; ou plutôt que , ces principes ayant toujours été les leurs , ils ne les avaient pas abandonnés en devenant les plus forts. Les vols faits avec violence , les altérations des monnaies , les banqueroutes , les confiscations , les entraves apportées à, l'industrie , sont [22] des événemens si communs dans nos histoires , qu'on ne finirait pas, si l'on voulait les rapporter tous. Louis XIV, faisant observer à son fils que les grandes sommes dont un petit nombre de financiers composaient leurs richesses excessives et monstrueuses , provenaient toujours des sueurs, des larmes et du sang des misérables, prétendait être le premier qui en eut fait la remarque. « Ces maximes que je vous apprends aujourd'hui, lui disait-il, ne m'ont été enseignées par personne , parce que mes devanciers ne s'en étaient pas avisés. ».[13]
On se tromperait, cependant, si l'on croyait que sous le règne de ce prince , la propriété a été mieux connue ou plus respectée que sous les règnes antérieurs. Tant que les seigneurs ont été les plus forts , ils ont considéré comme leur appartenant toutes les choses dont ils ont pu s'emparer. Aussitôt que les rois ont eu le dessus , ils ont pensé et agi de la même manière. Louis XIV, que nous venons de citer, enseignait à son fils que toutes les propriétés de ses sujets étaient à lui, et qu'il pouvait en disposer, comme il jugeait convenable , pour le plus grand bien de sou royaume. Celle maxime,. qui fit la base [22] de son administration , le conduisit à des consequences si terribles , qu'il en fut lui-même épouvanté. Mais le père Tellier , son confesseur , et les docteurs de la Sorbonne, parvinrent à le rassurer , en reconnaissant eux-mêmes la vérité de sa maxime favorite. Ce fait est si curieux, que le lecteur ne sera peut-être pas fâché d'en connaître toutes les circonstances.
« Vauban, dit Saint-Simon, avait imaginé une dîme royale; mais c'était un impôt unique. Desmarets imagina le dixième, mais ce fut un surcroît. Il faut avouer qu'il se trouvait dans le plus cruel embarras. Les papiers de toute espèce, dont le commerce se trouvait inondé, et qui tous avaient perdu plus ou moins de crédit, faisaient un chaos qu'on n'espérait pas voir jamais débrouiller : billets d'Etat, billets de commerce, billets de receveurs - généraux, billets sur les tailles, billets d'ustensiles, étaient la ruine des particuliers. Le roi forçait de les prendre en paiement. Ils perdaient moitié, deux tiers et plus avec lui comme avec les autres. Les escomptes enrichissaient les gens d'argent et de finance aux dépens du public. La circulation ne se faisait plus , parce que le roi tirait toujours , ne payait point; et que ce qu'il y avait d'espèces hors de ses mains , restait dans les coffres des [23] gros capitalistes. La capitation doublée et triplée à la volonté des intendant des provinces ; les marchandises et les denrées imposées au double, au triple, au quadruple de leur valeur; taxes des aisés , et cent autres impôts sous différens noms , écrasaient nobles et roturiers, seigneurs et gens d'église. La plus grande partie du produit restait entre les mains des traitans et de leurs employés , sans que ce qui revenait au roi pût suffire. Desmarets qui voyait cela mieux qu'un autre , et qui sentait le besoin d'un supplément fixe et à l'abri des réductions , forma son projet sans dire mot à personne, et le donna à examiner et à limer à un bureau qu'il composa exprès. . . .
» Les commissaires de ce bureau se mirent donc à travailler avec assiduité ; mais ils n'avaient pas plutôt surmonté une difficulté, qu'il s'en présentait une autre. La principale était qu'il fallait tirer de chacun une confession de bonne foi, nette et précise , de son bien , de ses dettes actives et passives et de leur nature , en obtenir des preuves certaines , et trouver les moyens de n'y être pas trompé. Après être parti de ce point, que l'impôt était une nécessité, on compta pour rien la désolation de l'impôt même , le désespoir d'hommes de tous états, forcés à révéler eux-mêmes [24] le secret de leurs familles, les mauvaises affaires d'un grand nombre , qui subsistaient à l'aide d'une réputation et d'un crédit que cette manifestation allait ruiner ; enfin la discussion des facultés , opérée par les rapports et l'espionage ; discussion semblable, pour ainsi dire , à une lampe portée par une main-ennemie sur les parties honteuses.
» Quand les commissaires eurent remédié à cet inconvénient le moins mal qu'il fut possible, ils dressèrent leur édit, tout hérissé de foudres, contre les délinquans qui seraient convaincus, et le présentèrent au roi. Quelque accoutumé qu'il fut aux impôts les plus énormes, il ne laissa pas de s'épouvanter de celui-ci. Cette surcharge l'inquiéta d'une manière si sensible, qu'il y parut sur son visage. Les gens de l'intérieur s'en aperçurent; et Maréchal , son chirurgien , qui m'a raconté cette anecdote , se hasarda de lui parler de sa tristesse qu'il remarquait depuis quelques jours, et qui était telle , qu'il craignait pour sa santé. Louis XIV lui avoua qu'il sentait des peines infinies, et se jeta vaguement sur la situation des affaires. Huit ou dix jours après ayant repris son calme accoutumé , il appela Maréchal, et seul avec lui : Maintenant, lui dit-il, que je me sens au large, je veux bien vous dire ce [25] qui a causé mes peines et ce qui y a mis fin. Il lui conta ensuite que l'extrême besoin de ses affaires l'ayant forcé à de nouveaux impôts , outre sa compassion pour son peuple, le scrupule de prendre le bien de tout le monde l'avait fort tourmenté. A la fin , fl]outa-t-il, je m en suis ouvert au père Tellier.[14] Il m'a demandé quelques jours pour y penser , et il est revenu avec une consultation des plus habiles docteurs de la Sorbonne, qui -décident nettement que tous les biens de mes sujets sont à moi en propre , et que, quand je les prends, je ne prends que ce qui m'appartient. Cette décision m'a rendu la tranquillité que j’avais perdue ».[15]
Nous avons vu que des barbares ayant envahi le Midi de l'Europe ,. en avaient asservi la population ; qu'ils l'avaient en quelque sorte attachée au sol, pour la contraindre à le cultiver et se nourrir du produit de son travail; que , plus tard , l'industrie ayant fait quelques progrès, les descendans de ces barbares , conservant toutes les habitudes de leurs ancêtres , avaient constamment cherché à s'emparer des biens de la [26] partie industrieuse ou civilisée de la nation; qu’ils. dévastaient les campagnes , en enlevaient les moissons, les troupeaux , et même ,les habitans ; qu'ils arrêtaient les voyageurs et les marchands sur les chemins pour les pilier; qu'afin d’opérer avec plus de sûreté la spoliation des personnes industrieuses, ils avaient des lieux fortifiés et des satellites à gages , nommés cursores par les écrivains Latins, et pillards par les écrivains français; que ces satellites partaient de ces châteaux forts , nommé par quelques écrivains du temps speluncae latronum, pour faire leurs excursions, et revenaieut partager le butin avec leur maître.
Maintenant la scène change; ce ne sont plus des seigneurs châtelains qui détroussent les voyageurs, qui vont dévaster les campagnes et en enlever les moissons, ou qui envoient des pillards gagés faire des excursions; ce n'est plus Philippe Ier. qui va s'embusquer sur les chemins pour enlever l'argent de quelques pauvres marchands ; ce n'est plus le frère de Louis-le-Gros ou le fils du roi Robert qui fondent leur revenu sur le vol et le brigandage. L'ordre se rétablit , .c'est-à-dire que les petits oppresseurs sont opprimés à leur tour. Un homme pose alors en principe qu'il est l'État; et que toutes les richesses [27] particulières appartiennent à l’État. Il ordonne ensuite à près de quatre-vingt mille famille de professer ce qu'elles ne croient pas ; et parce qu'elles refusent d'être des hypocrites , il les proscrit et confisque à son profit toutes leurs propriétés , croyant reprendre ce qui lui appartient. Ses revenus ordinaires ne pouvant plus suffire à ses dépenses ; il fait rechercher exactement quelle est la quantité de richesses que chacun possède , et il détermine la part qu'il doit en prendre. Mais comme il ne peut pas exécuter tout cela par lui-même , il tient à ses gages des bandes qu'il charge de l'exécution , et auxquelles il donne une partie du butin.
Quoique cette conduite paraisse la même que celle des seigneurs châtelains, il y a cependant quelques différences remarquables. D'abord ce n'est plus sur les chemins que les particuliers sont dépouillés. On les oblige à faire connaître ce qu'ils possèdent; l'on va prendre chez eux ce qu'on veut, et, s'ils ne font pas une déclaration exacte , on les punit comme les punissaient les seigneurs qui parvenaient à les enfermer dans leurs châteaux forts. On ne va plus dans les champs en ravir les moissons; on attend , pour prendre ce qu'on desire , que la récolte soit faite. Il est vrai que , d'un autre côté , on prend quelquefois le [28] fonds avec les fruits. Les actes de violences ne s'exécutent plus par des gens mal vêtus et portant des habits de couleurs différentes; ils s'exécutent par des hommes assez bien mis pour leur métier , et qui se ressemblent par l'habit comme par le caractère. Ces hommes ne sont plus appelés des coureurs ou des pillards; on les appelle des dragons ou des grenadiers. Enfin, ceux qui font commettre ces actes ne sont pas des brutaux sans éducation, ce sont des hommes polis et galans qui possèdent ce qu'on appelle l'usage du monde.. Du reste , la ressemblance est parfaite , si nous en jugeons par les auteurs qui ont écrit à cette époque.[16]
Dans le dix-huitième siècle , dans le siècle des lumières et de la philosophie, le principe de la propriété n'est ni mieux connu , ni plus respecté que dans le dix-septième. La caste dominante [29] conserve, sous les formes de la civilisation , les idées et le caractère de ses ancêtres. Comme eux, elle honore exclusivement un état d'oisiveté, de violence et de rapine. Elle méprise tout travail productif; elle se fait une espèce d'honneur de consommer ce qui a été produit par d'autres; en un mot, elle trouve ignobles les richesses que l'homme acquiert à la sueur de son front, et glorieuses celles qu'il acquiert en versant le sang de ses semblables.[17]
Vues de près et dépouillées de tout prestige, ces idées, qui étaient propres à une caste, étaient trop barbares pour devenir générales ; il fallait, pour les rendre séduisantes aux yeux du vulgaire , les lui présenter revêtues d'un style pompeux et placées à deux ou trois mille ans de distance. C'est ce qu'ont fait quelques écrivains du dernier siècle. Révoltés de l'absurdité de ces idées , tant qu'ils les ont vues sous un costume gothique, ils en ont été ravis , aussitôt qu'elles se sont présentées [30] à leurs yeux sous un costume ancien, et soutenues de l'autorité de Platon et d'Aristote.
Les Grecs et les Romains, ces éternels sujets de notre admiration, avaient sur la guerre et sur les travaux nécessaires à l'existence de l homme, les mêmes idées que les Goths et les Vandales. Le mépris que les Romains avaient pour toute espèce d'industrie est connu ; les Grecs n'étaient pas à cet égard plus avancés.[18]
« Il faut se mettre dans la tête, dit Montesquieu, que , dans les villes grecques , sur-tout [31] celles qui avaient pour principal objet la guerre, tous les travaux et toutes les professions qui pouvaient conduire à gagner de l’argent,[19] étaient regardés comme indignes d'un homme libre. Les arts , dit Xénophon , corrompent le corps do ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir à l'ombre ou près du feu : on n'a de temps ni pour ses amis, ni pour la république. Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties , que les artisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aristote nous apprend, et il soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité.[20]
» L'agriculture était encore une profession [32] servile, et ordinairement c'était quelque peuple vaincu qui l'exerçait ; les Ilotes chez les Lacédémoniens, les Périaciens chez les Cretois, les Penestes chez les Théssaliens , d'autres peuples esclaves dans d'autres républiques.
» Enfin tout bas commerce était infâme chez les Grecs ; il aurait fallu qu'un citoyen eût rendu des services à un esclave , à un locataire , à un étranger : cette idée choquait l'esprit de la liberté grecque.[21]
Les républiques des premiers âges, en sortant de la barbarie , ayant donc continué de méconnaître et d'avilir la source de la, propriété , et leurs philosophes ayant adopté leurs préjugés à cet égard, les écrivains modernes, qui se sont formés dans la lecture des ouvrages de ceux-ci , nous ont transmis toutes leurs opinions.[22] Ils [33] n'eut pas regardé les propriétés connue étant le produit de l'industrie de chaque individu; ils les ont considérées comme si elles avaient été spontanément produites par la nature; ou plutôt comme les Romains considéraient les richesses des peuples industrieux qu'ils dépouillaient: comme eux , ils ont voulu que les richesses produites par quelques-uns, fussent partagées de manière que chacun en eut une égale part.
Ne voyant dans les personnes industrieuses que des instrumens créés pour nourrir la classe oisive , quelques - uns se sont imaginé que le moyen le plus efficace de faire prospérer l'état était de dévorer inutilement la plus grande quantité possible de produits industriels. C'est alors qu'a été posée cette maxime que , « pour que l'Etat monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant du laboureur à l'artisan , au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitans principaux , aux princes, sans quoi tout serait perdu ».[23] C'est alors aussi qu'on a, osé écrire « qu'il faut que les lois favorisent tout, le commerce que la constitution de ce gouverne [34] peut donner ; afin que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour ».[24]
Il est une multitude de moyens d'acquérir la propriété ; mais on a observé que les individus qui, étant incapables de rien produire par eux-mêmes, sont parvenus à s'enrichir par la violence , par la ruse ou par le vice, ont eu, en général, des mœurs atroces ou infâmes. Cette observation, confirmée par l'histoire de quelques peuples anciens, par les préjugés puisés dans la lecture de leurs philosophes , et par des exemples modernes, a fait croire que la propriété , c'est-à-dire , la production , était elle-même la source de tous les crimes. On n'a donc rien trouvé de mieux, pour donner de la morale aux peuples, que d'attaquer cette prétendue source de misères humaines. « Le premier, a dit Rousseau, qui, ayant enclos un terrain , s'avisa de dire , ceci est à moi , et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misère et d'horreurs n'eût point épargnés au genre-humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: [35] gardez -vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous,' et que la terre n'est à aucun. »
Ainsi , tandis que , d'un côté , une partie de la population , héritière des erreurs et des habitudes des sauvages de la Germanie , s'obstinait à regarder comme au-dessous d'elle tous les moyens de production , et à ne voir dans les hommes industrieux que de vils instrumens qu'il fallait sans doute ménager, mais assez seulement pour qu'ils pussent, sans périr, satisfaire aux: besoins toujours renaissans du prince et de sa cour ; d'un autre côté , les écrivains les plus éloquens, imbus des erreurs nées dans l'enfance des peuple de la Grèce ou de l'Italie , persuadaient aux hommes que les fruits de la terre étaient à tous; que la terre n'était à aucun, et que tous les crimes et les malheurs du monde étaient nés de l'industrie , des arts, des sciences , en un mot, de la production des choses nécessaires à l'homme, c'est-à-dire ,de la propriété. Toutes ces idées étaient les mêmes, quant aux résultats qu'elles devaient produire : elles ne différaient que dans la manière dont elles étaient présentées; et les philosophes qui attaquaient les préjugés nobiliaires, étaient eux-mêmes dominés par des préjugés de la même nature.
[36]
Il existe chez tous les peuples deux partis ; celui des hommes oisifs qui veulent vivre aux dépens d'autrui, et celui des hommes industrieux qui veulent qu'on respecte les produits de leur industrie. Tant que les premiers sont assez forts ou assez bien organisés pour comprimer les seconds, la lutte est sourde et peu apparente; il règne dans le monde une espèce de calme assez semblable à celui que montre un homme courageux au milieu des tourmens; ce calme, les forts sont convenus de l'appeler le bon ordre , parce qu'en effet ils trouvent cet ordre fort bon. Aussitôt que l'équilibre des forces s'établit, les agitations commencent : c'est le temps des révolutions. Si les hommes industrieux ont le dessous, on les appelle des esclaves révoltés , des séditieux , des rebelles, quelquefois aussi des révolutionnaires; on châtie les uns ,. on resserre les fers des autres , et le bon ordre se rétablit. Si c'est au contraire la classe dévorante, qui succombe, les hommes qui la composent sont, des oppresseurs, des tyrans; on les proscrit. Spartacus échoue dans la lutte qu'il engage contre la tyrannie romaine; il n'est qu'un esclave fugitif digne du dernier supplice : s'il eût réussi , il eût peut-être sauvé le monde.[25]
[37]
Telle est en deux mots l'histoire de la révolution française. La lutte qui s'est engagée entre la classe active et industrieuse , et la classe oisive et dévorante, n'a eu d'abord pour objet que de garantir à la première le libre exercice de ses facultés , et la jouissance paisible des produits de son industrie. Si, après avoir pris le dessus , les défenseurs de la cause populaire étaient restés dans les bornes d'une sage modération; s'ils avaient respecté chez leurs adversaires , les droits pour lesquels ils avaient combattu; si, au lieu de confisquer au profit de l'Etat, les propriétés des hommes qui allaient exciter des guerres contre la France , ils les avaient déclaré dévolues dans l'ordre naturel des successions aux plus proches de leurs parens qui resteraient fidèles à la [38] patrie ; enfin, si, après avoir montré un grand respect pour la propriété , ils avaient organisé le Gouvernement de manière qu'il fût obligé de la respecter toujours , la révolution se serait probablement opérée sans aucune secousse violente, et un ordre de choses durable se serait peut-être établi. Mais avec les fausses idées qu'on avait sur la propriété, et avec les principes d'une égalité mal entendue , il était impossible qu'on ne se précipitât point dans le désordre , et qu'on ne marchât pas de révolution en révolution.
L'ignorance des principes constitutifs de la propriété amène d'abord la confiscation des biens d'une classe nombreuse. On crée ensuite des assignats; et ils sont multipliés au point qu'après avoir progressivement perdu de leur valeur , ils n'en conservent plus aucune. Cette banqueroute générale amène une multitude de banqueroutes particulières. Celui qui ne reçoit que la moitié de ce qui lui est dû , s'acquitte en ne payant que la moitié de ce qu'il doit. Les propriétés passent ainsi, comme par enchantement, d'une personne à une autre , sans qu'il soit possible de les arrêter. Le malheureux qui ne possédait rien, ou qui même était accablé de dettes, se trouve tout-à-coup avoir une grande fortune , sans avoir rien fait pour la produire; et celui qui avait [39] des richesses immenses , se voit dans la pauvreté , sans avoir rien fait pour y tomber.
Cette banqueroute est bientôt suivie d'une autre, qui amène de nouveaux désordres. On fait perdre aux personnes qui avaient confié leurs propriétés à l'Etat, les deux tiers de leurs créances; et cette seconde banqueroute générale est encore suivie d'une multitude de banqueroutes particulières. Cependant toutes les idées, en matière de législation , se confondent. Ne voyant pas quelle est la source de la propriété, on croit que c'est la loi qui la crée, parce qu'on voit qu'elle la fait arbitrairement passer d'une main dans une autre. Au milieu du délire qu'inspirent les idées des peuples à demi-sauvages, l'industrie et le commerce sont décriés comme contraires à un gouvernement républicain; et l'homme qui travaille à la prospérité de son pays , s'expose à être traité comme celui qui en médite la ruine. C'est ainsi qu'au nom de Platon , d'Aristote et, de leurs disciples , on attaque successivement toutes les bases de la prospérité nationale , et que l'on crée des gouvernemens qui se montrent et disparaissent comme des décorations de théâtres. Ces attentats à la propriété , sont suivis par des attentats d'un autre genre. Mais pour concevoir la. gravité.de. ceux-ci , il faut remonter à quelques vérités fondamentales.
[40]
Nous avons précédemment observé que si la nature, abandonnée à elle-même , ne produisait pas toutes les choses propres à satisfaire nos besoins , chacun de nous portait en lui-même l'industrie nécessaire pour les lui faire produire , et pour approprier à notre usage des choses qui ne nous seraient d'aucune utilité dans leur forme primitive. Si chacun produisait assez pour soi , et que nul ne voulût ni s'emparer des produits d'autrui, ni troubler l'ordre le plus favorable à l'espèce humaine , on n'aurait besoin ni de lois , ni de gouvernement. Le plus habile serait le plus riche , et le plus sage le plus heureux. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent, Parmi tous les peuples , même parmi les plus civilisés , il existe , comme dans les bois, un. certain nombre d'individus incapables de rien produire de bon , et ne sachant vivre que sur le travail des autres. Cette espèce de sauvages auxquels on donne des nons différens , selon qu'ils sont couverts de haillons ou d'habits brodés , troubleraient l'ordre public , s'ils n'étaient contenus ou occupés: Pour n'avoir rien à craindre d'eux, il faut leur ouvrir des prisons, des hôpitaux ou des antichambres. Il faut aussi tracer des règles de conduite aux cœurs gâtés, ou aux esprits de travers qui se trouvent parmi les peuples, [41] afin qu'ils ne troublent pas l'harmonie qui doit régner entre des hommes destinés à vivre ensemble.
Pour obtenir ces résultats et quelques autres dont il est inutile de parler ici, on est obligé de confier à quelques membres de la société , le soin de garantir les autres des atteintes qui pourraient être portées à leur personne ou à leurs biens; et comme les hommes qu'on charge de ce soin ne peuvent pas employer leur temps pour eux-mêmes , chacun s'oblige à leur donner une partie de ses revenus. Mais il arrive souvent qu'au lieu de protéger la classe active et industrieuse contre la classe oisive et dévorante, les gouveruans font cause commune avec celle-ci, pour opprimer celle-là, et s'en partager les dépouilles. Alors, ce ne sont plus les affaires d'une société qu'on administre, c'est une nation qu'on exploite à l'aide d'une nuée de commis, de soldats ou de moines. Tous ceux qui participent directement ou indirectement à l'exploitation, ne rendant point au public, par leurs services, l'équivalent de ce qu'ils reçoivent de lui, ou de ce qu'ils aident à lui ravir, doivent être considérés comme de véritables spoliateurs dont l'existence est un attentat continuel à la propriété. Pour connaître les maux sans nombre qui résultent d'un tel ordre [42] de choses, et pour avoir des idées complètes sur l'état moral de la France , il suffit de jeter un coup -d'œil sur la marche de son dernier gouvernement.
A peine un homme a-t-il saisi les rênes de l'Etat, qu'usurpant tous les droits de la nation, il s'empare des administrations des communes, des administrations des départemens, des gardes nationales, des tribunaux, de l'éducation publique , de la liberté de la presse , en un mot , de toutes les institutions destinées à protéger les citoyens contre les abus de pouvoir; il appelle aux emplois publics tous les hommes qui, à une grande bassesse d'àme et à une insigne lâcheté, peuvent joindre quelques talens; il fait disparaître peu-à-peu de la scène tous ceux auxquels il connaît du courage , des lumières et de la probité; il fait sortir de la classe industrieuse l'élite de la population, et la jette malgré elle dans la classe oisive des soldats pour la rendre inhabile à toute profession utile et en faire des complices; il va fouiller dans le cœur humain pour y soulever ce qu'il y a de plus vil, et toutes les passions lâches et honteuses accoururent se ranger autour de lui pour être ses auxiliaires; enfin, lorsqu'il s'est entouré de la lie de tous les partis , et qu'il a masqué en ducs, en barons, en [43] chambellans, en sénateurs, les vieux marquis du la monarchie féodale, et les républicains de Robespierre, il offre à cette troupe immonde les dépouilles de la France et de l'Europe , sans autre condition que de se prosterner à ses pieds et de l'adorer : Et ostendit ei omnia regna mundi , et dixit ei : haec omnia tibi dabo , si cadens adoraveris me.
Pendant ce long règne , le plus funeste qui ait jamais pesé sur un peuple, puisque les calamités actuelles de la France n'en sont qu'une conséquence nécessaire, la propriété a reçu des atteintes aussi funestes que celles qui lui avaient été portées pendant les troubles de la révolution. Une multitude de sénateurs , de courtisans , de préfets, de princesses, de conseillers d'état, de ministres , de législateurs, se sont partagé les impôts levés sur le public. Mais quels services lui ont-ils rendu en échange? Et ces nuées de soldats, de commis , de chansonniers; d'espions dont on avait fait l'appui du trône, de quelle utilité ont-ils été pour le peuple qui les nourrissait? Etaient-ils créés dans l'intérêt du peuple ou dans l'intérêt de l'homme qui voulait qu'on rapportât tout à lui? Nous ne parlons point de ce qui s'est passé dans les pays qui ont été occupés par la force militaire ; mais on conviendra que ce n'est pas là que les armées [44] françaises ont appris à connaître la propriété , et qu'elles ont contracté l'habitude de la respecter. Le mal le plus grand qu'ait produit ce pillage universel, n'est pas d'avoir enlevé , sans utilité, à la classe industrieuse , une partie de ses richesses. C'est d'avoir démoralisé un nombre immense d'individus, en les habituant à vivre dans l'oisiveté , ou à retirer un salaire, non pour le bien qu'ils faisaient, mais pour le mal dont ils étaient complices. C'est d'avoir fait disparaître le déshonneur qui doit flétrir tout homme qui devient un instrument d'usurpation ou de tyrannie. C'est enfin d'avoir habitué les yeux du peuple au spectacle du vice , et de l'avoir rendu incapable d'éprouver à son aspect aucun sentiment d'indignation.
Nous avons vu que les hommes ne pouvaient prospérer qu'en dirigeant vers les objets nécessaires à leurs besoins , les forces productives de la nature; que les produits de leur industrie , que nous avons nommés propriétés , étaient une suite de leur organisation , et faisaient une partie essentielle de leur existence; que les barbares qui avaient envahi l'Europe , étant incapables de rien produire , n'avaient pu exister qu'en ravissant à des hommes plus faibles ou moins féroces qu'eux, les produits de leur travail ; qu'ils avaient conservé cette manière de vivre jusqu'à ce que quelques-uns de leurs chefs, étant devenus les plus forts , les avaient asservis pour se mettre à leur place; qu'alors au lieu de devenir eux-mêmes des producteurs , ils s'étaient faits les auxiliaires de leurs chefs et avaient conservé tous les préjugés nés de la barbarie ; qu'en France la partie industrieuse ayant acquis enfin de la force , avait pris le dessus sur la classe oisive; mais que les divers gouvernemens qu'elle avait établis ayant adopté les maximes des peuples à demi-sauvages , propagées par les écrivains du dix-huitième siècle, et n'ayant pas su respecter la propriété , avaient été successivement renversés.
Si maintenant on demande comment il se peut que des erreurs qui étaient partagées par la population presque toute entière de la France, aient entraîné la chute des divers gouvernemens qui les ont commises, nous répondrons que la nature agit sur les peuples comme elle agit sur les individus. Pour altérer leur constitution ou pour leur rendre la santé , elle n'a besoin ni de leur avis , ni même de leur volonté. Elle agit sur eux, mais sans eux et souvent malgré eux. Les attaques qui sont portées à l'espèce humaine par quelques individus , peuvent bien ralentir ses progrès; mais elle finit tôt ou tard par vaincre [46] les obstacles qu'on lui oppose. En dépit des erreurs et des faux systèmes qu'elle adopte , elle agit toujours suivant les lois de sa nature ou de son organisation. Quand elle souffre elle reçoit avec joie le médecin qui se présente pour la guérir; mais , si elle découvre un empyrique là où elle avait cru voir un médecin habile ; si elle s'aperçoit qu’au lieu d'un remède salutaire qu'elle attendait, on lui administre du poison, elle repousse la main ennemie ou mal habile qui le lui présente , et se venge quelquefois des imposteurs qui l'ont trompée.
La chute de tous les gouvernemens qui se sont succédés en France n'a donc rien qui doive surprendre. Ils ont tous attaqué le corps social en portant des atteintes continuelles à la propriété ; et ils ont éprouvé le sort de tout individu , de tout gouvernement, de tout peuple même qui veut lutter contre la nature humaine : ils ont succombé. Plusieurs autres causes ont cependant concouru à accélérer leur chute ; et il faut placer au nombre des plus influentes, le mépris que les hommes ont conçu pour eux-mêmes ou pour leurs semblables; et l'ignorance, ou , ce qui est pis encore, la fausse science des peuples sur l'organisation sociale.
Les peuples sauvages ont pour eux-mêmes une [47] estime qui va jusqu'à l'exaltation; mais ils méprisent souverainement tout ce qui n'est pas eux ou qui ne vient pas d'eux. La force des muscles étant le seul moyen qu'ils sachent employer pour pourvoir à leur subsistance., devient , par cela même, la mesure de l'estime qu'ils s'accordent mutuellement. Un Hercule est un dieu devant lequel chacun se prosterne. Un Newton ne serait qu'un vil esclave, indigne d'être admis parmi les forts. Le mépris excessif de ce qui est étranger , combiné avec une estime exagérée des forces musculaires , a produit chez tous les peuples à demi-barbares, un effet qui mérite d'être remarqué. Il a partagé l'espèce humaine en deux classes : celle des hommes libres ou des plus forts , et celle des esclaves ou des plus faibles. Les esclaves étant ordinairement des hommes pris à la guerre , ont été méprisés sous le double rapport d'étrangers et d'hommes faibles. Rejetés dans une classe inférieure , et avilis jusqu'à l'excès , ils sont en effet devenus vils. Les hommes libres, au contraire, exaltés par l'idée de leur supériorité , et par l'égalité qui doit naturellement régner entre des personnes qui s’occupent d'une même chose, ou qui s'adonnent au même exercice, ont tourné toutes leurs idées vers le genre de perfection qui convenait à leur position ; et [48] chacun a été obligé d'accorder à son semblable; ou pour mieux dire à son égal, l'estime qu'il avait pour soi-même. La distance qui s'est ainsi établie entre les hommes de ces deux classes , a été si immense , que les premiers n'ont pu être atteints par le mépris dans lequel les seconds ont été plongés. Le rapprochement des classes a produit chez les modernes un effet contraire.
La propriété , comme nous l'avons déjà observé , se compose des produits propres à satisfaire nos besoins ; et ces produits résultent de l'usage de nos facultés. Tout homme porte donc en lui-même un trésor qui doit suffire à sou existence , s'il est assez heureux ou assez sage pour savoir l'exploiter; et c'est à la découverte et à l'exploitation de ce trésor que nous devons l'abolition de l'esclavage. Aussitôt, en effet, que quelques hommes ont eu trouvé l'art de donner de la valeur aux choses par le seul exercice de leurs facultés, ils ont pu acquérir des possesseurs des terres , les objets nécessaires à leur existance. Or , plus ils ont perfectionné leur industrie , plus ils ont pu acquérir de ces choses; plus ils ont pu se multiplier. A mesure que la, classe industrieuse s'est accrue en richesse et en puissance , la classe des esclaves a dû s'éteindre, dans la même proportion; car si les possesseurs [49] des terres ont pu acquérir des produits industriels, ce n'est qu'en donnant en échange les produits agricoles dont ils nourrissaient leurs esclaves. Ce n'est donc point aux préceptes de la religion chrétienne , à la volonté des gouvernemens, ou à la générosité des seigneurs féodaux qu'il faut attribuer l'abolition de l'esclavage. La race des esclaves n'a point été affranchie : elle a péri dans l'avilissement et dans la misère; elle a péri comme elle eût péri jadis dans la Grèce et dans l'Italie, si on ne l'eût pas continuellement renouvelée avec des hommes libres.[26]
Les effets du développement de l'industrie ne se sont pas bornés à l'extinction des esclaves; ils ont réduit à rien l'influence de leurs maîtres. Après les avoir mis à même de consommer leurs produits agricoles , l'industrie leur a fourni les moyens de consommer la valeur même de leurs terres , et n'a laissé à la plupart d'entre eux de leur ancienne grandeur , qu'un insupportable orgueil, des prétentions ridicules , une insatiable avidité , et une incapacité absolue de rien faire d'utile ou de bon. Lorsqu'on voit, d’un [50] côté, les esclaves et les maîtres formés par la conquête tomber insensiblement dans la misère, et s'éteindre presqu'en même temps ; et que, d'une autre côté , l'on considère l'industrie créant des richesses et des peuples nouveaux , on est tenté de croire que les déluges dont la tradition se trouve chez tons les peuples , représentent les conquérans qui ont dévasté le monde ; et que la fable de Deucalion n'est que l'image de l'industrie qui prenant dans ses mains des matières brutes, en fait sortir des générations nombreuses et florissantes.
L’industrie , en détruisant la domination qu'exerçait une partie de l'espèce humaine sur l'autre, ou , pour mieux dire , en faisant disparaître les maîtres et les esclaves , a donc créé de nouveaux hommes , étrangers aux préjugés et aux habitudes des uns , et à l'avilissement ou à la bassesse des autres. Celui qui trouve dans l'exercice de ses facultés, les moyens de pourvoir à sa subsistance sans nuire à aucun de ses semblables, n'est l'ennemi de personne, et ne peut avoir pour ennemis que ceux qui veulent mettre des entraves à son industrie, ou lui en ravir les produits. Tout sentiment de domination lui est donc étranger, et il ne peut savoir ce que c'est que les haines ou les prétentions nationales. Ces baisons [51] indissolubles, décorées du nom de patriotisme, et formées jadis entre des hommes qui s'associaient , soit pour ravir une proie qu'ils devaient se partager , soit pour ne pas devenir eux-mêmes la proie des autres, ne sont pour lui qu'un sentiment faible ou nul, à moins qu'il ne s'agisse de repousser des sauvages extérieurs ou intérieurs. N'appréciant les hommes que par leur valeur intrinsèque, dans un prince il ne trouve qu'un homme, mais il trouve un homme dans un simple manœuvre. Il ne suffit pas , pour être estimé de lui , d'être Français , Anglais ou Allemand , il faut être bon à quelque chose. Comme il ne reçoit rien des autres sans leur donner en échange une valeur égale, il n'est sous la dépendance de personne; et par conséquent les vices de l'esclavage sont aussi étrangers à son caractère que ceux de la domination. La philosophie et la religion avaient condamné les distinctions arbitraires établies par la violence ou par le caprice; il n'appartenait qu'à l'industrie de les faire disparaître , et.de ne laisser d'autre inégalité parmi les hommes que celle qui résulte de leur propre nature.
Les rapports de haine ou d'amitié qui existaient jadis entre les hommes ont donc entièrement changé. Dans les républiques de l’antiquité, [52] un citoyen n'avait à admirer et à chérir que vingt ou trente mille hommes ; tous les autres étaient des objets de haine ou de mépris. C'étaient des ennemis qu'il fallait vaincre et dépouiller, ou des ennemis déjà vaincus , dépouillés et asservis. Les sentimens d'affection de citoyen à citoyen , devaient avoir une grande énergie, d'abord , parce qu'ils s'étendaient sur peu de personnes , et , en second lieu , parce que l'état ne pouvait se maintenir que par l'union intime de ses membres. Les sentimens de haine devaient avoir également beaucoup de force , parce qu'on se trouvait dans un état d'hostilité continuel avec tous les peuples, et qu'on se battait pour savoir si l'on serait maître ou esclave. Tout homme qui était membre de l'état, devait avoir une grande importance , et la perte d'un général , pour si peu qu'il fût habile, devait être considérée comme une calamité publique.
Dans les états modernes c'est autre chose. Les hommes industrieux ont pour amis tous ceux qui respectent leur industrie , et qui n'en consomment les produits qu'en leur donnant en échange une valeur égale; ils ont pour ennemis tous ceux qui consomment leurs produits industriels sans leur en rendre la valeur. Mais ces amis et ces ennemis ne se trouvent pas réunis en groupes, et séparés comme autrefois par les frontières des états. Ils sont répandus en quelque sorte sur toute la surface du globe , et il n'est pas facile de les distinguer les uns des autres. En considérant les choses d'un peu haut, on croirait qu'il n'existe en effet au monde que deux nations; celle des hommes industrieux ou utiles , et celle des hommes nuisibles et dévorans.
L'affection et la haine des hommes n'ont donc pas , comme autrefois , un objet distinct et déterminé ; ce sont des sentimens vagues qui, par par (sic) cela même qu'ils ne portent sur rien de précis , et qu'ils s'étendent sur une multitude immense d'individus, ne peuvent avoir aucune énergie. Jadis les malheurs d'un citoyen pouvaient mettre tout un peuple en mouvement; aujourd'hui un homme produit peu d'effet sur ses concitoyens par le tableau de ses infortunes; c'est peu pour s'intéresser à lui on pour l'abandonner, de savoir s'il est ou non soumis au même gouvernement que soi; le point essentiel est de savoir s'il est ami ou ennemi, c'est-à-dire si l'on a avec lui des intérêts communs ou des intérêts contraires. Il est tel pays au monde où il suffifirait qu'un homme se présentât eu livrée ou en costume de moine pour être délaissé de chacun. Le titre de citoyen qu'il pourrait ajouter à sa [54] qualité ne serait peut-être qu'une raison de plus pour le mépriser ou pour le haïr.
Chez quelques peuples anciens la valeur réelle ou absolue des hommes était très-petite; mais leur valeur relative était immense. Chez les modernes, c'est tout le contraire : les hommes ont une assez grande valeur réelle; mais leur valeur relative est si petite qu'elle est à peine aperçue, et qu'elle ne forme entre eux aucun lien.[27] L'adulation peut bien dire encore que le [55] salut d'un peuple dépend de l'existence de tel homme ou même de tel enfant; elle peut bien dire qu'une nation toute entière est prête à s'immoler pour la défense ou pour la gloire d'un individu; mais ce langage, transmis de père en fils à nos gentillâtres par les sauvages de la Germanie,[28] n'est pas compris des peuples civilisés , et ne peut en imposer à personne. Ceux qui l'écoutent n'en sont pas plus la dupe que ceux qui le tiennent; les uns et les autres savent bien qu'un savant, un guerrier , ou un prince de moins chez un peuple , ne mettent pas ce peuple en péril. Des expériences récentes leur ont prouvé que lorsqu'il s'agit de se défendre, les empereurs et les maréchaux ne sont pas plus habiles que les nations elles-mêmes. Relativement à la masse des hommes civilisés, les plus grands personnages sont donc aujourd'hui fort petits , et leur importance se réduit à peu de chose. Mais que sera-ce des hommes ordinaires? Que sera-ce de ceux qui traversent la carrière de la vie sans être même aperçus ? Depuis que chacun trouve en soi-même les moyens de [56] conserver son existence , un individu , quel qu'il soit, est d'une utilité si bornée pour un autre, que sa perte est à peine comptée pour quelque chose, si ce n'est dans le sein de sa famille ou parmi le petit nombre de ses amis.
Nous avons déjà remarqué que , chez les anciens , il y avait une telle distance entre les maîtres et les esclaves, que le mépris dont ceux-ci étaient couverts ne pouvait jamais réjaillir sur ceux-là. Ce mépris attaché aux esclaves les suivait même dans l'état de liberté , lorsqu'il leur était permis d'y arriver ; car alors ils prenaient un nom particulier qui ne leur permettait pas de se confondre avec les hommes libres. Le respect attaché à la qualité de ceux-ci n'était donc point détruit ou affaibli par la confusion des classes. Chez les peuples modernes , qui ne connaissent pas l'esclavage domestique , les fonctions que remplissaient autrefois les esclaves, doivent être confiées à des personnes libres : or, beaucoup de ces fonctions supposant un caractère vil, ceux qui les remplissent sont nécessairement avilis. Mais , comme en général on est obligé de payer en argent ce qu'on refuse de payer en estime , ceux qui exercent des emplois méprisables font souvent en peu de temps des fortunes considérables. Ils abandonnent alors le métier [57] dans lequel ils se sont enrichis , et portent dans un rang plus élevé leur fortune et leur bassesse. Le mépris ne pouvant plus les poursuivre à travers leur déguisement, se répand presque toujours sur toute la classe dans laquelle ils entrent. Il arrive alors ce qu'on voit quelquefois dans des sociétés particulières. Si dans un nombre d'hommes respectables, mais inconnus, on sait qu'il existe un seul misérable , cela suffit pour que la méfiance se porte sur tous , et que l'estime ne puisse se reposer sur aucun. L'abaissement subit des fortunes produit le même effet qu'un avancement trop rapide; il engendre le mépris pour le commun des hommes. L'infortune est ordinairement la route qui conduit à l'infamie; et il est difficile d'estimer beaucoup celui à qui il ne manque pour être un homme méprisable , que d'être un homme ruiné.
Les causes de dépréciation relative, pour tous les individus dont se compose l'espèce humaine , existent chez tous les peuples qui ont déjà fait quelques progrès dans la civilisation , mais qui conservent encore des préjugés et des habitudes de barbarie. Il en est d'autres qui sont particulières à la France, et qu'il convient d'exposer , si l'on veut savoir comment elle est arrivée au point où elle se trouve.
[58]
Les progrès de l'industrie , en faisant dépendre le sort de chaque individu de l'exercice de ses facultés productives , et en détruisant de cette manière les causes de guerre de peuple à peuple, éteignent les haines nationales , et relâchent , ainsi que nous l'avons dit , les liens que produit entre les hommes d'un même état, le besoin d'attaquer ou de se défendre. Mais , dans un pays qui n'est qu'à demi civilisé , le peuple peut se diviser en deux partis : l'un peut vouloir dominer pour continuer de vivre sans rien produire ; l'autre peut se fatiguer de voir dévorer ses produits en pure perte. La classe improductive et dévorante peut aussi, lorsque les hommes industrieux sont asservis, se diviser en sections pour savoir quelle sera la partie qui dominera. Dans l'un et l'autre cas, aussitôt que les partis en viennent à une guerre ouverte, il se forme entre les hommes qui appartiennent à chacun , une liaison dont la force est toujours en raison de la haine que les partis se portent l'un à l'autre. Chacun des deux protège ses hommes quels qu'ils soient; mais aussi il se montre implacable pour tous ceux qui se trouvent dans les rangs opposés, quels qu'ils puissent être. Chacun a ses lois , ses mœurs , son langage, sa patrie- Il règne entre les individus qui le [59] composent la même union, le même desir de dépouiller l'ennemi, qu'entre les soldats des républiques des premiers âges; ce sont de vrais patriotes romains , avec cette différence cependant , qu'après la victoire, ceux ci n'égorgeaient pas leurs prisonniers.
Depuis que la révolution a commencé , la France a été presque constamment le théâtre sur lequel des factions de ce genre se sont ainsi déchirées , ou si elle a joui d'un calme intérieur apparent, pendant quelques années , ce calme lui a été plus funeste encore que les guerres civiles. A peine un parti a-t-il eu le dessus , qu'il s'est hâté de dresser une formule appelée Constitution , afin d'en imposer d'abord à la foule, et de préparer ensuite mieux à son aise les armes avec lesquelles il voulait achever d'écraser les vaincus. Comme les triomphateurs avaient des intérêts communs, ils n'ont jamais, voulu d'autre garantie de la part des gouvernans , toujours choisis parmi eux , que cette communauté même d'intérêts, persuadés , sans doute , qu'ils pourraient ainsi mieux satisfaire leur vengence et leur cupidité. Lorsque les armes de destruction ont été créées , ceux qui en étaient les auteurs ont été abandonnés par l'opinion publique; et alors elles ont passé dans les mains [60] de leurs adversaires qui s'en sont servis à leur tour pour les accabler. Les excès dont ces actions et ces réactions ont été suivies , ont habitué le peuple à voir couler le sang humain pour des faits souvent innocens , et quelquefois même honorables. En voyant égorger ou proscrire sans examen ni jugement , des hommes qui lui paraissaient respectables , il a fini par se persuader qu'un homme ne valait pas même la peine d'être jugé, et que chacun pouvait bien se faire justice sans se soumettre aux lentes formalités des lois. Quelle idée d'ailleurs a-t-on pu se faire de la dignité de l'homme , dans un pays où il faut prendre cent fois plus de précaution pour décider de la propriété d'une bête que pour faire égorger un citoyen ? Les excès révolutionnaires ont avili l'espèce humaine ; le régime de Bonaparte est venu mettre le comble à la dégradation. Sous ce régime les massacres ont été faits en masse ; les hommes ont été vendus ou se sont vendus eux-mêmes comme de vils troupeaux; et l'on a vu des pères bâtir l'espérance d'une fortune sur l'horrible trafic qu'ils se proposaient de faire de leurs enfans.
Nous ne pouvons nous empêcher de faire observer ici que les gouvernans qui, à l'exemple de Bonaparte , fondent leur puissance sur la [61] dégradation des hommes soumis à leur autorité, font un très-mauvais calcul; car, lorsque l'espèce humaine est avilie à ses propres yeux, elle n'oublie pas que ceux qui la gouvernent sont aussi des hommes. Quelqu'opinion qu'ait d'ailleurs une personne d'elle-même et de ses semblables , elle tient toujours à la vie et à son bien être, et se détache d'un gouvernement qui ne lui donne aucune protection. Sa force est petite sans doute, et l'on peut mettre peu d'importance à sa haine ou à son amour; mais si les individus ont peu de force , les grandes masses en ont beaucoup; et de quoi se composent-elles? On croit ne rien faire quand on repousse la demande d'un malheureux qui n'est sorti de 1a foule que pour faire entendre quelques plaintes, et qui doit bientôt y rentrer pour disparaître sans retour. On se trompe : l'injure faite à l'un est ressentie par tous; ils peuvent bien garder le silence , et laisser opprimer celui qui ne peut pas se défendre. Mais si la justice des nations est tardive, elle n'en est pas moins sûre. L'homme qui a reçu une injure la pardonne quelquefois : l'espèce humaine est implacable; quand les oppresseurs lui échappent, elle se venge sur leur mémoire, et les poursuit jusques dans les derniers de leurs descendans.
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L'indépendance que les hommes ont acquise par l'exercice de leur industrie , les ayant rendu moins nécessaires les uns aux autres , et les diverses causes que nous avons rapportées précédemment, les ayant en quelque sorte dégradés à leurs propres yeux , ils n'ont pas senti le besoin de se protéger mutuellement, ou du moins ils n'en ont pas eu la capacité. Il est résulté de là que les gouvernans sur l'esprit desquels les mêmes causes avaient agi, et qui avaient d'ailleurs à satisfaire leurs intérêts particuliers, ont cru qu'ils pouvaient se dispenser de protéger des individus, et qu'il n'y avait aucun danger à courir à satisfaire leurs vengeances contre des hommes que rien ne paraissait protéger. L'événement les a détrompés : il leur a constamment prouvé que les masses les plus considérables n'étaient que des individus , et. que si elles étaient inhabiles à défendre les oprimés , elles savaient au moins ne pas défendre les oppresseurs.
Les gouvernés comme les gouvernans ayant méconnu la propriété , et n'ayant su ni respecter ni faire respecter les personnes,[29] il était difficile qu'ils fussent capables de bien organiser [63] un gouvernement, ou de le maintenir après l'avoir organisé. Quand on ne connaît pas ou qu'on oublie le but auquel on veut arriver, il est difficile de ne pas s'égarer en route.
On a reproché aux philosophes du dix-huitième siècle d'avoir tout détruit, et de n'avoir su rien édifier. Ce reproche, en le supposant fondé, est fort insignifiant sous quelques rapports; mais il est très-grave sous beaucoup d'autres. Il est en effet des erreurs nuisibles (et presque toutes les erreurs le sont) qu'on peut détruire, sans qu'il soit nécessaire de les remplacer par quelque chose que ce soit. Il est aussi des pratiques qu'on peut attaquer, par la raison ou par le ridicule , sans avoir besoin de leur en substituer de nouvelles. Mais, quand il s'agit- d'organisation sociale, il n'en est pas tout à fait ainsi. Comme un gouvernement défectueux est préférable à une absence totale de gouvernement, on ne doit attaquer les institutions d'un peuple, lors même qu'elles sont vicieuses , qu'après; lui avoir donné les moyens d'en établir et sur-tout d'en maintenir de moins mauvaises ; autrement, on lui inspire, sans utilité, du dégoût pour ce qui existe, et l'on s'expose à le jetfer dans l'anarchie ou dans le despotisme , seuls états pour lesquels il ne faut ni lumières , ni talens , ni vertus.
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Les écrivains du dernier siècle, quand ils ont parlé de gouvernement, n'ont peut-être pas gardé toute la circonspection qu'exigeait l'état d'ignorance dans lequel se trouvaient presque tous les peuples de l'Europe. Indignés des vices des gouvernemens sous lesquels ils vivaient, ils les out attaqués sans ménagement :. et comme ils n'avaient eux-memes aucune idée de l'organisation sociale; qui convenais aux modernes , .ils ont tourné leurs regards vers les peuples de l’antiquité. La beauté de quelques grands caractères dont les défauts étaient- cachés par la distance des temps, les a saisis d'admiration ; et cette admiration pour quelques hommes , leurs a fait prendre pour modèle les institutions sous lesquelles ils s'étaient formée. Ils auraient dû voir cependant que ces instituions, faites pour des peuples dans l'enfance , n’avaient pour, base que l’état .militaire , le pillage, et l’esclavage domestique ; que par conséquent elles ne pouvaient convenir à des peuples qui n’admettaient pas la servitude personnelle, et qui fondaient leur existence sur le progrès des arts , de commerce et de l'agriculture.
Les écrits de Rousseau ont été pour la plupart rédigés dans cet esprit. Le contrat social est devenu , en quelque sorte, le manuel des politiques [65] du siècle. Tout homme , après l'avoir lu, s'est cru en état de donner des lois à un peuple , et une .génération presque toute entière s’est ainsi trouvé engagée dans une route qui ne pouvait la conduire qu'à l'anarchie d'abord , et ensuite au despotisme. Un petit nombre d'hommes qui avaient mieux étudié la marche de la civilisation, s'étaient préservés de l'erreur commune; mais leur influence n'a jamais été assez forte pour arrêter le mouvement rétrograde imprime à l’esprit public. Le retour vers les républiques des premiers âges a commencé à se faire sentir dans l'assemblée constituante; il a été plus marqué dans l'assemblée législative, et il s'est montré avec la plus:grande énergie dans la convention nationale. Ainsi, plus la classe ignorante a pris d'influence, et plus les maximes de l'enfance des peuples ont acquis de force. Cependant, on n cru qu'on, avait beaucoup avancé, parce qu'on avait fait de grands pas en arrière.[30]
[66]
Ils ne manquait plus à la France, pour avoir une république dans le genre de celles de Sparte ou de Rome, que d'abandonner entièrement les arts et le commerce, d'avoir trois ou quatre cent millions d'esclaves domestiques , de trouver des peuples à piller pour nourrir ou vêtir une partie de la population, et de savoir se contenter de la jaquette de bure, du lit de jonc et du brouet noir du Spartiate. Il eût fallu avoir en outre quelques vertus, sans quoi on aurait bien pu se trouver sous une république comme celles d'Alger ou de Maroc , qui du reste ressemblent beaucoup plus qu'on ne pense aux républiques de Rome ou de Sparte. Ces moyens ayant manqué, on est tombé dans des désordres épouvantables , on a sacrifié des hommes sans nombre , et les réformateurs ont eu le sort de tous ceux qui veulent soumettre les peuples à des lois ou à des opinions que leur caractère repousse : ils sont morts victimes de leurs propres folies.
Les peuples sauvages ne sachant pas diriger les forces productives de la nature , sont obligés de vivre de ce qu'elle produit quand elle est abondonnée à elle-même, ou de ce qu'ils ravissent à leurs voisins, ce qui leur donne ces habitudes de rapine et d'oisiveté que nous appelons militaires , et qui se sont fait remarquer chez tous [67] les peuples au moment où ils sont sortis de la barbarie. Quelques-uns de ces peuples, tels que les Spartiates ou les Romains, les ont même conservées jusqu'à leur extinction ou à leur asservissement. Cependant, quoique nées de la barbarie, ces habitudes n'en avaient pas moins fait l'objet de l'admiration des modernes , et elles avaient été regardées en France comme un exemple qu'on ne pouvait se dispenser de suivre. L'assemblée constituante , tout en déclarant que la nation française ne ferait jamais de guerre offensive,, avait transformé les gardes des communes en gardes nationales , et leur avait donné un costume entièrement militaire.[31] Plus tard, la convention avait décrété que tous les Français étaient soldats, et qu'ils seraient tous exercés au maniement des armes.
La passion pour l'art militaire, et l'affaiblissement ou l'extinction du courage civil ont produit un effet singulier. En donnant à un chef d'armée les moyens de s'emparer des rênes du Gouvernement, elles ont fait sortir la nation de la fausse route dans laquelle elle s'était aveuglément précipitée, et l'ont jetée dans une route [68] également fausse. Les républiques des premiers âges ont cessé d'être prises pour modèles ; mais comme Bonaparte était trop ignorant pour voir que, dans l'état actuel de la civilisation, la passion des armes n'était qu'une aberration de l'esprit humain; comme il ne concevait pas d'ailleurs une organisation sociale fondée sur la nature même de l'homme , il n'a abandonné les maximes républicaines que pour embrasser les maximes du gouvernement féodal. Rousseau a cessé dès ce moment d'être le guide des législateurs de la France, et c'est Montesquieu qui l'a remplacé. Ainsi, au lieu de rétrograder de deux ou trois mille ans, on n'a plus voulu reculer que de deux ou trois siècles. Alors a été formé ce gouvernement, dans lequel on a fait entrer tout à la fois les simulacres des institutions républicaines des anciens, des institutions de la chevalerie du moyen âge ou de la féodalité, et des institutions des temps modernes; assemblage monstrueux, qui en réalité ne comprenait qu'un chef et des soldats, mais qui en apparence réunissait en un seul corps les choses les plus incohérentes
cujus , velut aegri somnia , vanœ
Fingentur species , ut nec pes , nec caput uni
Reddatur formae.
Depuis le commencement de la révolution [69] jusqu'à la chute du gouvernement impérial, on a donc marché d'erreur en erreur , sans pouvoir trouver le point auquel il convenait de s'arrêter. Et remarquons que les hommes qui ont ainsi pris une fausse direction , et qui l'ont ensuite imprimée aux autres, n'étaient pas des ignorans sortis de la dernière classe du peuple ; c'étaient des philosophes, des jurisconsultes, des médecins, des prêtres, des généraux, en un mot des savans de toutes les classes; c'étaient des hommes dont l'éducation avait été soignée, et qui en général pouvaient ne pas être mal intentionnés; mais, au lieu d'étudier les choses, ils avaient appris des systèmes, et sans examiner quel était l'état de la civilisation ou les besoins de leurs contemporains, ils faisaient des lois qui ne pouvaient convenir qu'à des peuples d'un autre âge.
Les hommes les plus éclairés n'ayant eu pour la plupart aucune idée arrêtée sur le gouvernement qui convenait aux peuples modernes , et la multitude étant tout à fait ignorante à cet égard , faut-il s'étonner qu'aucune institution n'ait pu tenir ? Si, quand une constitution est faite , les gouvernés sont incapables d'en apprécier les avantages, et si les gouvernemens eux-mêmes ne trouvent aucun inconvénient à la violer, ou aucun [70] bénéfice à l'observer, comment pourrait-elle n'être pas détruite ? Donner une constitution à un peuple ignorant, n'est-ce pas faire présent d'un livre de maximes à un enfant ? il l'accepte avec joie , le parcourt avec rapidité, s'il sait lire, et le jette ensuite pour ne plus s'en souvenir.
Cependant, quand les calamités arrivent, on murmure , on crie, on se révolte, on renverse le gouvernement; comme si les hommes qui gouvernent n'étaient pas eux-mêmes tirés du sein de la nation ! comme s'ils pouvaient être plus éclairés ou plus honnêtes gens qu'on ne l'est communément dans leur pays! comme s'ils devaient donner une grande attention aux affaires de l'Etat, quand ceux qui y sont le plus intéressés n'y prennent seulement pas garde ! L'opinion publique environne toujours de quelque faveur celui qui attaque un ministre impopulaire : quelquefois , en effet, une pareille attaque prouve au moins du courage; ce serait cependant une question assez curieuse à traiter que celle de savoir lequel est le plus digne de pitié, du ministre qui débite publiquement et sciemment des inepties pour faire adopter une fausse mesure; de l’assemblée qui l'écoute avec patience, et qui adopte la mesure proposée sachant qu'elle est mauvaise; ou du peuple qui à choisi les membres de cette [71] assemblée par une lâche complaisance , et qui n'ose pas ou qui ne sait pas les désavouer, quand ils s'écartent de leur devoir.
Le défaut de connaissance d'une organisation sociale propre à l'état actuel de la civilisation , et l'incapacité de la multitude, quand il s'est agi de prendre une résolution dans les circonstances difficiles, suffisaient pour rendre instables toutes les institutions imaginables; mais rien n'a favorisé la marche du despotisme comme les craintes produites par las excès de la révolution , et les fausses idées sur la valeur militaire.
Tel homme aura bravé cent fois la mort sur un champ de bataille , qui tremblera à l'aspect d'un commissaire de police , et ne pourra résister à l'appât d'un ruban ; tel autre se sera caché au jour du combat , qui ne sera ébranlé ni par les menaces , ni par les caresses d'un tyran , et qui marchera à l'échafaud sans hésiter. Le courage militaire n'est donc pas le même que le courage civil ; le premier , quand il est destitué de toute qualité morale , fait les conquérans et les esclaves , le second fait les hommes libres; l'un peut se concilier avec toute sorte de vices , l'autre n'en admet peut-être aucun; et l'on peut avoir observé que , quoiqu'ils ne s'excluent pas , celui-ci a toujours été d'autant plus rare , que [72] celui-ci a été: plus commun. Un peuple qui triomphe , est donc bientôt un peuple esclave: la France a déjà fait l'épreuve de cette vérité; nous desirons que d’autres ne la fassent pas à leur tour, et qu'après de brillans triomphes , ils ne soient pas réduits à porter envie aux vaincus. L'affaiblissement, on pourrait presque dire l'extinction du courage civil,. et le développement excessif du courage militaire, ont donné aux gouvernemens de la France les moyens les plus efficaces de renverser les lois destinées à mettre des bornes à leur pouvoir.
Le spectacle des excès de tout genre commis pendant la révolution a frappé de terreur presque tous l'es hommes qui en ont été témoins, et. qui ont couru ou cru courir quelque danger. Cette impression a été si forte et si long-temps soutenue qu'elle est devenue ineffaçable , et qu'elle leur fait encore voir avec effroi tout ce qui peut leur rappeler ces temps de calamité. Ils ont entendu les cris de liberté, d'égalité, de droits de l'homme , de constitution , pendant qu'une populace effrénée se livrait aux crimes les plus atroces ; et il s'est formé dans leurs esprits une association d’idées qui rend à leurs yeux toutes ces choses inséparables, et ne leur permet plus de voir qu'elles n'ont rien de commun entre [73] elles. Locke avait observé qu'un homme qui avait souffert de la douleur dans un certain lieu, qui avait été malade ou qui avait vu mourir son ami dans une telle chambre , ne pouvait plus séparer l'idée du lieu, de l'idée de la douleur qu'il y avait éprouvée , et qu'il lui était aussi impossible de souffrir l'une que l'autre.[32] Il en est de même de la plupart des personnes qui ont traversé la révolution; les choses qu'elles s'imaginent avoir vues en même temps, ne peuvent plus se présenter séparément à leur esprit. Vouloir qu'elles les désunissent, c'est leur demander une chose qui n'est pas en leur puissance ; tant qu'elles entendront parler de liberté , d’égalité, d'assemblées populaires , elles se rappelleront les crimes dont elles ont été témoin, et ressentiront les terreurs qu'elles ont alors éprouvées.
Ces terreurs profondes ont produit une aliénation totale d'esprit chez beaucoup de personne;[33] des maladies graves chez beaucoup d'autres , et elles ont détruit tout sentiment d'énergie chez presque toutes. La crainte, lorsqu'elle a été [74] extrême , est de toutes les passions celle qui dure le plus long-temps , et qui se renouvelle avec le plus de facilité. « Pour juger de son influence , dit un médecin allemand, on n'a qu'à se représenter l'homme saisi d'épouvante: les sens internes , la perception , le souvenir , etc., perdent leur force, il est comme frappé de paralysie; il regarde sans voir , il entend sans comprendre. Tout le corps tremble ou se roidit; la figure devient rouge ou pâle , selon que le sang est arrêté à la surface ou dans l'intérieur : la respiration est gênée , le mouvement du cœur est suspendu , et les pulsations ou s'interrompent ou éprouvent des irrégularités. Le foie paraît également troublé dans ses fonctions ; la bile s'arrête ou produit un débordement, auquel succèdent parfois des vomissemens ou des évacuations d'autres matières , que suspendent souvent les spasmes.
» Quelquefois la rupture des vaisseaux dont les parois sont faibles ; dans d'autres cas leur extension , celle du cœur , ou quelques anévrismes , sont la suite de ces violentes motions : on a vu jusqu'à des apoplexies, et même la mort, frapper comme la foudre les êtres qui se trouvaient atteints d'un pareil effroi. La révolution française , qui a excité des craintes si justes et si [75] multipliées , a fait remarquer aussi un plus grand nombre de maladies pareilles ».[34]
Si les terreurs produites par les excès révolutionnaires ont produit une telle désorganisation physique chez un grand nombre de personnes; si elles ont produit une aliénation totale d'esprit chez plusieurs, elles ont causé , ainsi que nous l'avons déjà observé, de fausses associations d'idées chez le plus grand nombre. Lorsque des idées incohérentes sont tellement liées .entre elles qu'il n'est plus possible de les séparer , et qu'elles se rapportent aux choses les plus communes de la vie , la personne qui en est possédée se trouve atteinte de folie. Ainsi , par exemple, qu'une femme soit frappée de terreur, et que, dans son effroi, elle entende prononcer par les objets qui l'épouvantent, les mois de père, de mère , de frère, d'enfant; si ces mots, ou les idées qu'ils rappellent, ne peuvent plus se présenter à son esprit sans être accompagnés de l'idée des dangers qu'elle a courus, et sans lui faire éprouver les sentimens de terreur dont elle â été frappée , elle sera considérée comme ayant l'esprit aliéné. Mais celui qui ne peut [76] entendre les mots de liberté, d’égailté , de constitution, etc., sans que les idées des crimes de la révolution, et des dangers qu'il peut avoir personnellement courus se présentent à son esprit , ne se trouve-t-il pas atteint d'une folie duu même genre ? Si cette folie nous frappe moins , c'est d'abord parce qu'elle n'influe point sur la conduite ordinaire de la vie ; en second lieu, parce qu'elle est beaucoup plus commune que la première; et enfin, parce que pour la reconnaître, il faut être capable d'apercevoir l'incohérence des idées dont elle se forme.
Continuons notre parallèle , et supposons qu'un grand nombre de femmes atteintes de la folie dont nous avons parlé , se trouvent réunies dans un même lieu : elles pourront se conduire d'une manière fort raisonnable , pourvu qu'aucune des idées associées dans leurs esprits ne se présente à elles; mais que le mot fatal qui les aura frappées soit prononcé , toutes les idées dont l'association forme leur folie se présenteront à l'instant à elles, et reproduiront tous les symptômes précédemment décrits ; les sens internes,. la perception, le souvenir perdront leur force; elles seront comme frappées de paralysie; elles regarderont sans voir, entendront sans comprendre. Si, dans ce moment d'effroi , l'idée de leurs forces [77] vient se joindre aux idées qui les épouvantent, elles passeront de l'accablement à la fureur; elles pousseront des cris de rage , voudront égorger tout ce qui se présentera devant elles; et, dans leur impuissance, elles vomiront les injures les plus atroces sur ceux quelles ne pourront pas atteindre.
Si nous substituons à ces femmes les hommes atteints de la folie analogue , nous verrons que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Tant qu'ils se croîront'les plus faibles , les mots terribles qui les auront frappés, les feront pâlir d'effroi , et leur enlèveront l'usage-de tous leurs sens; ils regarderont sans voir, écouteront sans entendre; leur voix ne produira que dés sons inarticulés , ou dès mots décousus et sans idées. Mais si :au contraire ils viennent à éprouver un sentiment de force, ils entreront en fureur, dresseront des listes de proscriptions, voudront égorger tous les hommes que leur imagination effrayée leur présentera comme des ennemis.[35] Chercher à ramener ces malheureux: par le raisonnement, ou vouloir les punir des excès commis dans leur démence , serait une folie ou une cruauté. On ne peut avoir pour eux que ce sentiment de pitié qu'inspire à un homme calme et compatissant, la présence d'un de ses semblables privé de l'usage de la raison.[36]
Les excès de la révolution , outre l'antipathie qu'ils ont inspirée à un grand nombre de personnes [79] pour des institutions utiles, ou même nécessaires , ont rendu timides les hommes éclairés dont ils n'ont pas altéré le jugement. La plupart ont vu périr leurs amis pour la défense d'un peuple qui a paru insensible à leur perte, et qui n'a jamais fait le moindre mouvement pour les sauver ; ils ont vu que toutes les fois qu'il a été question de verser du sang, des adresses sont arrivées de toutes parts pour enflammer les fureurs des tyrans, ou pour les justifier, mais que jamais une voix courageuse ne s'est élevée en faveur des victimes; et il est difficile qu'après de si funestes expériences , et lorsque l'âge a amorti les passions qui seules peur vent produire un grand dévouement, il leur soit resté assez d'énergie pour soutenir une cause dont la défense a si mal réussi à leurs amis. Plusieurs se sont trouvés engagés dans les affaires publiques aux époques les plus déplorables; et quoiqu'ils n'aient point participé aux mesures funestes qui ont été prises , ou même qu'ils s’y soient opposés de tout leur pouvoir, il a suffi que leurs noms s'y soient trouvés mêlés , pour que cela ait dû leur inspirer une certaine méfiance d'eux-mêmes , et les rendre plus timides.
Le courage civil ainsi affaibli par les excès commis durant les troubles révolutionnaires, a été ensuite presque entièrement détruit par l'exaltation du courage militaire. Une des bizarreries les plus remarquables de la révolution de France, c’est l'opposition constante qui a régné entre les idées, les habitudes et les sentimens de la plupart des Français. On aurait voulu vivre en paix avec tous les peuples , on sentait le besoin de se livrer à des travaux utiles , et l'oisiveté était considérée comme un vice lâche et honteux; mais on avait en admiration les costumes, les exercices , ou les évolutions militaires , un beau corps d'armée excitait l'enthousiasme des gens les plus froids, et tel qui venait de se ruiner pour se faire remplacer dans le service, allait admirer le corps dont la formation était cause de sa ruine. D'une part, on déplorait le sort des peuples réduits à la triste nécessité de se défendre , on s'intéressait à eux, on aurait voulu les secourir; mais de l'autre, on admirait les armées qui allaient les combattre , on s'enorgueillissait de leurs victoires, les rubans qui étaient la récompense de leurs exploits étaient un objet de vénération et d'envie. D'où provenaient ces absurdes contradictions ? de ce qu'on jugeait en barbares, et de ce qu'on sentait en hommes civilisés: on avait la tète remplie d'idées grecques, romaines ou germaines, et on était affecté de sentimens qu'on ne devait qu'à soi. Or , il est impossible qu'il existe quelque courage civil, et, par conséquent [81] quelque liberté là où se trouve un gouvernement assez stupide pour honorer l'esprit, d'envahissement et de rapine , et un- peuple, assez sot pour s'extasier devant des parades de, théâtre qui le ruinent , ou pour accorder son estime à des gens payés et honorés pour l'asservir.[37]
Si l'on considère maintenant que la propriété a été constamment méconnue et que l'espèce humaine a été également méprisée par les seigneurs féodaux , par les princes dont le pouvoir était absolu , et par les gouvernemens populaires$ que les rois , les nobles, les prêtres , les philosophes [82] et les peuples mêmes , n'ont guère mieux connu les uns que les autres le but du gouvernement; que de tous les côtés on a commis des erreurs également graves, et que ces erreurs, produites par les révolutions arrivées dans la nature humaine, étaient inévitables, on ne sera plus surpris qu'aucune institution n'ait pu tenir, et qu'en changeant de gouvernement on n'ait jamais changé que de despotes. Peut-être aussi que les hommes seront portés à avoir un peu plus d'indulgence les uns pour les autres, et qu'ils finiront par comprendre que pour jouir d'une bonne organisation sociale , il faut posséder assez de capacité pour la concevoir, et assez de courage pour la maintenir, quand elle est établie. S'il y a de mauvaises lois , c'est parce que la masse des peuples est incapable d'en apprécier de bonnes ; s'il y a des ministres corrupteurs , c'est parce qu'il y a des hommes à vendre : il n'y aurait point de despotes, si personne ne voulait être esclave.
On s'est imaginé que pour avoir la liberté, un peuple n'avait besoin que d'une bonne constitution; c'est une erreur dont il est temps de se désabuser; les lois ni les constitutions ne créent rien, elles déclarent ce qui est, et le garantissent ou le prohibent selon le besoin. Mais il n'est pas [83] plus en leur pouvoir de transformer des esclaves en hommes libres, ou des hommes libres en esclaves, qu'il n'est au pouvoir d'un individu de donner à un enfant la force d'un homme, ou de rendre un homme semblable à un enfant. Vaincre tous les obstacles qui s'opposent à l'accomplissement de nos désirs, ce n'est pas la liberté, car dans ce sens nul homme ne saurait être libre ; mais avoir une volonté inébranlable de remplir ses devoirs dans toutes les circonstances de la vie , voilà ce qui la constitue ; partout où l'homme porte cette volonté, il est libre ; partout où cette volonté l'abandonne, il est esclave.[38] Qu'importe, par exemple, qu'on nous permette ou qu'on nous interdise de publier nos pensées, si nous sommes assez lâches pour ne pas oser dire la vérité quand la loi nous y autorise, ou si nous n'avons pas le courage de la faire entendre lorsqu'il y a quelque danger. Vous demandez qu'on vous permette de faire connaître par écrit vos opinions , et vous n'osez pas les faire connaître de vive voix ! pensez-vous qu'il existe une loi qui vous oblige à soumettre vos paroles à la censure préalable d'un agent de police, ou attendez-vous qu'un dieu [84] vienne vous délier la langue ? Vous avez peur de l'arbitraire ! mais si vous le craignez pour vos paroles , pourquoi ne le craindriez-vous pas pour vos écrits ? dites plutôt que vous êtes né pour être esclave , et que vous chargez les autres de votre propre honte. Non , ce n'est pas à la force qu'il faut attribuer l'asservissement des peuples, c'est à l'ignorance , à la cupidité , à la vanité , à la sottise et sur-tout à la lâcheté. Bonaparte ne se fut jamais rendu remarquable et fut mort peut-être inconnu, dans un pays où il n'eût pas trouvé tous ces vices à mettre en œuvre.
Mais faut-il donc désespérer de la liberté des peuples ? Gardons-nous de le penser : le temps emporte les vices et les erreurs avec les générations qui en ont été infectées. Les peuples ne sortent de la barbarie que par degrés , et tous les efforts qu'ils font pour s'en dégager sont douloureux. La puissance des seigneurs féodaux ne pouvait peut-être s'éteindre qu'en se concentrant dans les mains d'un seul; le pouvoir absolu , résultat nécessaire de cette concentration, ne pouvait s'établir sans enfanter ou sans laisser exister un grand nombre de vices et d'erreurs; et l'autorité ne pouvait ensuite sortir des mains des rois pour passer dans les mains des peuples, sans que ces vices et ces erreurs produisissent une explosion terrible , [85] et sans que les courages les plus fermes en fussent ébranlés.[39] Les Anglais, en cessant d'être soumis à la domination de Cromwel , se précipitèrent sous le joug des Stuarts : le parlement alla jusqu'à renoncer à faire usage des armes défensives , ce qui équivalait, dit Hume, à une renonciation absolue à toutes les limitations de la monarchie , et même à tous les privilèges de la nation. Mais à peine la génération dont les troubles civils et le despotisme militaire avaient détruit le caractère, fut éteinte, que les principes de liberté proclamés antérieurement reparurent avec une force nouvelle, et apprirent aux Stuarts qu'un gouvernement est bien près de sa ruine , quand il prend pour règles de conduite les maximes qui lui sont suggérées par des esprits malades.
En France, on verra de même disparaître successivement toutes les causes qui ont occasionné la chute des institutions sociales qu'on y avait établies. Les philosophes, qui, jusqu'au commencement de la révolution , s'étaient occupé [86] de politique , avaient presque tous considéré le gouvernement comme une fin à laquelle tout devait être subordonné. Aujourd'hui on ne le considèré plus que comme un moyen ; la fin et le bien-être des peuples. Cette différence , dans la manière d'envisager les choses, fait prendre à la législation une direction nouvelle, et peut seule mettre un terme aux révolutions; car les hommes ne consentiront jamais à se considérer comme une matière brute, destinée à mettre en œuvre tel ou tel système politique. Lorsque des lois leur seront données, ils ne demanderont pas si elles conviennent à une monarchie , à une républiqiue, ou à un gouvernement despotique ; ils demanderont si elles conviennent à leurs intérêts; et ce n'est que lorsqu'elles s'y rapporteront qu'elles auront de la stabilité.
La propriété, sans être guère plus sacrée qu'elle ne l'a été jusqu'ici, est cependant un peu mieux connue. Si l'on se permet encore de frapper de stérilité les facultés productives de l’homme,[40] du moins on respecte jusqu'à un certain point les choses qu'on lui permet de produire ; et s'il n'existe aucune proportion entre la part qu'il est tenu de donner de ses produits et les services qu'on lui rend en échange , cela tient à des circonstances qui tôt ou tard finiront par disparaître. La confiscation , d'ailleurs , est abolie; et cela seul est un avantage inappréciable.
Le respect pour soi-même et pour les autres , respect sans lequel il ne peut exister aucune liberté , se rétablira à mesure que les causes qui l'ont affaibli s'éloigneront de nous. Les guerres civiles, les meurtres, les spoliations, les imprisonnemens illégaux , les tribunaux d'exception , enfin toutes les choses qui avilissent les hommes [88] en leur donnant une existence précaire , disparaîtront avec les factions qui les ont enfantées; et ces temps ne sont pas éloignés : déjà la génération qui se présente, étrangère à tous les partis, flétrit ce que chacun d'eux a de criminel; et la plupart des hommes qui ont déshonoré leur pays par leurs excès ou par leur bassesse , peuvent, en descendant à la tombe, entendre le jugement de la postérité.
L'indépendance que chaque homme acquiert par l'exercice de ses talens où de son industrie, a dissout pour toujours ces liaisons intimes qui existaient autrefois entre les citoyens d'un mème état ; mais les individus ont gagné en qualité d'hommes beaucoup plus qu'ils n'ont perdu en qualité de citoyens: s'ils ont des amis moins ardens, ils en ont un plus grand nombre ; s'ils ne sont pas aussi bien défendus dans leur propre pays , ils ont beaucoup moins à craindre des peuples étrangers , ou pour mieux dire, il n'y a plus de peuples étrangers pour les hommes qui savent se rendre utiles à leurs semblables. D'ailleurs, plus l'organisation sociale se perfectionne, et plus les moyens honteux de s'enrichir deviennent rares : on pourrait donc , par l'extinction de la classe oisive et dévorante , arriver à ce point que la fortune de chacun serait presque en raison directe de son [89] mérite , c'est-à-dire de son utilité ; et qu'à quelques exceptions près, il n'y aurait de misérables que les gens vicieux ou inutiles. Alors l'estime reprendrait sa force parmi les hommes ; et ils seraient plus portés à se protéger mutuellement , ou pour mieux dire , ils n'en auraient presque plus besoin.
En France, comme dans beaucoup d'autres pays, la masse du peuple est encore peu instruite sur l'organisation sociale la plus convenable aux peuples modernes ; mais si on ne voit que confusément ce qui convient, on voit du moins d'une manière très-claire ce qui ne convient plus; et l'on est aussi peu disposé à se précipiter dans le régime de la féodalité , qu'à revenir à un système de démagogie qui dissoudrait le corps social , ou à un système militaire qui amènerait de nouveau la misère et la ruine de l'État. Un avantage inappréciable qu'a la France sur les autres peuples , c'est que l'intervalle qui sépare le régime féodal du gouvernement représentatif est franchi, et qu'il n'y a plus moyen de rétrograder. Par suite de cette transition, les intérêts des hommes les moins instruits se trouvent étroitement liés aux intérêts des hommes les plus éclairés et les plus déterminés à soutenir une forme de gouvernement qui protége tout ce qu'il [90] y a d'utile, et qui ne laisse pas aux abus le temps de prendre racine. De faux systèmes peuvent encore être produits; mais les hommes intéressés à les faire adopter , ont manifesté des prétentions si contraires aux intérêts du peuple, que la méfiance qu'ils inspirent aux esprits même les plus bornés , sert mieux la cause de la liberté que tous les raisonnemens possibles : pour un peuple qui a pris en haine , on pourrait même dire en horreur , toute institution féodale , c'est un mauvais signe de ralliement qu'un titre de marquis ou de baron.
L’esprit militaire, si dangereux pour la liberté, a perdu tout sou empire. Presque tous les hommes , dont la violence avait fait des instrumens de devastation et d'asservissement, sont rentrés dans la classe industrieuse à laquelle on les avait arrachés. En reprenant des habitudes d'ordre et de travail, ils se convaincront qu'il y a fort peu de gloire à vivre dans l'oisiveté, et au moyen de ce qu'on ravit à ses semblables, ou de ce qu'on aide à leur ravir. Après avoir appris de leurs concitoyens à respecter les propriétés des autres , ils pourront à leur tour leur enseigner à défendre leurs foyers, et à repousser toute force qui menacerait leur pays d'asservissement. Ainsi, la destruction d'une armée permanente trop [91] nombreuse , nuisible peut-être au moment où elle a en lieu , aura eu néanmoins le triple avantage de diminuer les forces du pouvoir arbitraire, d'augmenter la classe des personnes industrieuses, et de leur donner plus de capacité pour se défendre , dans le cas où elles auraient besoin d'empêcher que leurs rjchesses devinssent la proie de leurs ennemis. On doit d'ailleurs aux armées françaises cette justice qu’elles ont eu toujours horreur des guerres civiles; qu'à toutes les époques elles sont restées du côté de la nation contre les armées étrangères , et que si des généraux ont quelquefois trahi leur pays pour passer à l'ennemi , elles ont constamment abandonné les traîtres.
Les faux systèmes discrédités , l'esprit d'envahissememt détruit, et le spectacle des crimes de le révolution avant perdu sa funeste influence , toutes les idées saines reprennent leur empire , et chacun se sent assez de courage pour les défendre dès qu'il en a les moyens. Les fausses craintes et l'esprit de faction peuvent encore mettre quelques entraves aux progrès de l'esprit humain; mais le cercle des hommes peureux et des gens de parti se resserre de jour en jour; et le moment n'est peut-être pas loin où les uns et les autres sentiront qu'il n'est pas au pouvoir de quelques [92] individus de faire marcher les peuples en arrière.
Mais comment les Français jouiront-ils de quelque liberté civile ou politique , si l'indépendance nationale de la France est anéantie, et si des gouvernemens étrangers peuvent se mêler de ses affaires intérieures ? Cette objection est grave , sans doute; mais il ne faut pas lui donner plus d'importance qu'elle n'en mérite. Si tous les projets de paix perpétuelle qu'on a faits jusqu'à ce jour ont été jugé chimériques , quoique fondés sur l'intérêt commun des hommes , il serait difficile dé croire à la perpétuité d'une paix qui n'aurait pour but que l'inique asservissement d'une nation. Il peut bien convenir au gouvernement de tel peuple d'Europe que la France soit épuisée, et que toute influence de sa part soit anéantie ; mais ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tous. La maxime de Machiavel, d'asservir les peuples les uns par les autres en les divisant, est trop connue d'ailleurs pour être dangereux ; et ce n'est pas en Europe qu'un diplomate astucieux pourra trouver des Indiens.
Nota. Dans un second article nous développerons les moyens qui peuvent donner de la stabilité aux institutions des peuples modernes. Nous ferons voir que le premier est que chacun jouisse , dans l'ordre social , d'une influence et d'une considération proportionnées à sa valeur ou à son utilité absolue. (Voir la note de la page 54. )
[1] Si ta propriété, dira-t-on , n'est que le produit du travail de l'homme, les terres ne sont donc pas des propriétés. Si quelques personnes trouvaient l'objection spécieuse , qu'elles recherchent la cause première de la valeur des terres, ou qu'elles étudient l'économie politique; elles trouveront que cette valeur a été d'abord un produit
[2] Il faut même , pour que ce respect s'établisse, qu’un peuple soit assez avancé dans la civilisation , pour constituer un gouvernement durable.
[3] Nec arare terram , aut exspectare annum , tam facile persuaseris, quam vocare hostes et vulnera mereri: pigrum quin immò et iners videtur sudore adquirere, quod possis sanguine parari.(TACIT. de morib. ger., cap. xiv.).
[4] Je suppose que ces anciennes fortunes ont été créées par les personnes qu'on a asservies et attachées au sol dont on s'est emparé : il est impossible que des hommes qui n'ont jamais rien su produire , aient acquis de la fortune, autrement qu'en ravissant ce que d'autres avaient produite.
[5] Epistolœ Gregorii VII, lib. 11, Epist.V. Recueil des hist. de France. tom. xiv , pag. 582.
[6] Ib. , tom. xv, pag. 483.
[7] Vita Ludov. grossi, Recueil des hist. de France , tonm. 12 , pag. 31.
[8] Odericus Vitalis, hist. Eccl. , lib. xiii, Recueil des hist. de France , tom. xii , pag. 765.
[9] Epistola Petri venerabilis. Recueil des hist. de France, tom. 15, pag. 651.
[10] Epistotœ Ludovici VII, Recueil des hist. ds France, tom. 16, pag. 109. Ces faits, puisés dans un ouvrage inédit, intitulé : Mémoires pour servir à l'histoire de la féodalité, de la barbarie et des progrès de la civilisation en France, sont très-communs dans l'histoire. Nous croyons en avoir assez rapportés pour notre objet.
[11] Ordonnance des eaux et forêts, du mois d'août 1669, tit. 3o , art. 2.
[12] « The killing of a deer or a boar, or even a hare, was punished with the loss of the delinquent's eyes ; and that at a time , when the killing of a man could be atoned for by paying a moderate fine or composition. History of England, chap. iv, The new forest.
[13] OEuvres de Louis XIV, tom. Ier., pag. 108.
[14] Ce père Tellier était un Jésuite; il est bon de le noter.
[15] Mémoires de Saint-Simon , tom. 3, p. 37.
[16] « Peut-on se rappeler, sans frémir, le pillage public et avoué des Dragons , la désunion des familles , parens armés contre parens pour se ravir leurs biens ; le spectacle d'un peuple nombreux, errant, nu, fugitif; nobles, riches, vieillards , gens souvent très-renommés par leurs vertus et leur savoir , faibles, délicats, accoutumés à une vie aisée, jetés dans les cachots , enchaînés à la rame , périssant sous le nerf des comites. . . .? » Mémoires de Saint-Simon , tom. vi, p. 128.
[17] Quelques écrivains ont loué cette manière d'acquérir : elle leur a paru très-noble. Ils auraient dû faire attention qu'un peuple ne pouvait acquérir par la guerre, que ce qu'un autre avait acquis par le travail; et que si tous avaient voulu employer le premier de ces moyens , le métier n'aurait rien valu pour aucun.
[18] On croit assez généralement que si les Romains méprisaient les arts industriels , ils avaient au moins beaucoup de goût pour les travaux agricoles. Cette erreur est venue de ce qu'au lieu de juger ce peuple par des faits généraux et constans , on l'a jugé d'après quelques faits particuliers et rares. Quand l'Italie était peuplée d'une multitude de petits états indépendans, son sol était assez bien cultivé pour en nourrir les habitans. Mais quand elle eût été subjuguée par les Romains , et réunie en un seul peuple , la Sicile , l'Afrique et l'Egypte purent à peine lui fournir assez de blé pour subsister. Cependant sa population était alors bien moins nombreuse qu'auparavant. Ce qui a fait croire que les Romains aimaient les travaux agricoles , c'est leur aversion pour l'habitation des villes. Cette aversion est cependant un sentiment commun à tous les peuples qui sortent de l'enfance , même à ceux qui-ne connaissent que le métier des armes.
[19] Le but final des travaux de l'homme n'est pas l’argent, sur-tout quand il est considéré comme monnaie; l’argent n'est qu'un moyen d'échanger des produits contre des produits d'une autre nature. Ainsi, pour parler avec exactitude , Montesquieu devait dire que, chez les grecs, tous les travaux et toutes les professions qui tendaient à créer des choses nécessaires à l'homme , étaient regardés comme indignes d'un homme libre. Tous les sauvages et tous les gentilshommes auraient été de cet avis.
[20] On voit qu'il n'est ici question que des simples ouvriers , et que les raisons pour lesquelles on leur refuse le droit de cité , peuvent s'appliquer aux ouvriers employés dans les travaux agricoles.
[21] Esprit des Lois , liv. iv , chap. 8.
[22] Tous les principes de Montesquieu , sur les gouvernemens républicains , sont absolument les mêmes que ceux, des républiques des premiers âges. Rousseau , dans le discours qui sert de base à son Contrat Social, se suppose dans le lycée d'Athènes, répétant les leçons de ses maîtres , ayant les Platons et les Xenocrates pour juges, et le genre humain pour auditeur. Mably, traitant de la législation ou des principes des lois , établit un dialogue entre un Suédois et un Anglais ; et il donne le beau rôle au Suedois , plus difficile à contenter, dit-il , et plein des idées des anciens philosophes sur l'art de régler une république.
[23] Montesquieu , Esprit des Lois , liv. vii, chap. 4.
[24] Esprit des Lois , liv. v, chap. 8.
[25] La guerre soutenue par des esclaves contre leurs maîtres , a quelque chose de vil à nos yeux. Ce sont des hommes qui se battent pour que le produit de leur industrie ne soit pas la proie de ceux qui les ont asservis: c'est une guerre ignoble. La guerre soutenue par Pompée contre César nous charme; elle a pour objet de savoir quel sera le parti qui tyrannisera le monde; elle se fait entre des hommes qui sont aussi incapables les uns que les autres de subsister par leurs propres moyens: c'est une guerre noble. — Si nous remontions à la source de nos opinions, nous trouverions que la plupart ont été faites par nos ennemis.
[26] Il y a eu une espèce d'hommes qui, .sans être entièrement libres , n'étaient cependant pas tout-à-fait esclaves; ce sont les tributaires. Ceux-là ont acquis leur entière liberté en donnant à leurs demi-maîtres plus de produits industriels , qu'ils n'étaient tenus de leur en donner.
[27] La -valeur absolue d'un individu se détermine par la balance du bien et du mal que cet individu fait à l'espèce humaine. Si la balance est égale, il n'y a point de valeur dans l'individu ; si la somme du mal l'emporte , il y a perte; si c'est la somme du bien, il y a valeur de tout ce qui excède la somme du mal. Ainsi, l'homme qui par un sage emploi de ses capitaux fait vivre dix familles , a une valeur décuple de celui qui n'en fait vivre qu'une. Mais ne résulte-t-il pas de là que le plus petit de nos manufacturiers est au-dessus du grand Pompée, et que César était au-dessous d'un bouvier? Cette idée ne peut manquer de déplaire beaucoup; puisque nos littérateurs et la plupart même de nos philosophes lisent l'histoire de Rome , comme nos ouvriers lisaient, il y a quelques années , les bulletins de la grande-armée. D'ailleurs , il y a au monde une multitude de gens aux yeux desquels les tyrans et les dévastateurs ont une très-grande valeur relative.
[28] Illum defendere , tueri, sua quoque fortia facta gloriae ejus adsignare, praecipuum sacramentum est. Principes pro victoria pugnant; comites pro principe. TACIT. de Morib. Germ. Cap. xiv.
[29] C'est bien attaquer les personnes que de porter atteinte à leurs propriétés ; mais c'est les attaquer d'une manière indirecte.
[30] On. trouve dans la constitution de 1793 presque tous les principes fondamentaux du Contrat Social, et dans les idées et les mœurs de ce temps , les idées et les mœurs des tribus sauvages de l'Amérique. Voy. Robertson's history of America , vol. 2 , book iv, pag. 124. — Ferguson's an essay on the history of civil society, part. 2 , sect. 1.
[31] Toute garde qui est instituée , non pour opprimer, mais pour défendre une nation , est nationale. Refuser cette dénomination aux troupes de ligne , c'est déclarer qu'elles ne font pas partie de la nation.
[32] Essai sur l'entendement humain, liv. xi , chap. xxxii , s. 12.
[33] Voir le Traité Médico-Philosophique, sur l'aliénation mentale, par M. Pinel.
[34] De l'Education physique de l'homme , chap. xi , p. 431, par M. Friedlander.
[35] Cette espèce de manie que nous signalons ici , n'est pas la- seule que la révolution a produite. M. Pinel, parlant des recherches qu'il a faites sur l'aliénation mentale, s'écrie : « Quelle époque plus favorable que les orages d'une révolution , toujours propres à exalter au plus haut degré les passions humaines, ou plutôt à produire la manie sous toutes ses formes! » Traite Médico-Philosophique, Sur l'alienation mentale , introduct. , p. 30 , 2e. édit. Quelquefois le vulgaire croit voir une assemblée de brigands, là où un observateur exercé ne voit qu'une réunion de maniaques. Il faut convenir cependant que le vulgaire aurait raison , si la manie était feinte et non réelle.
[36] Les associations d'idées qui forment la manie sont de plusieurs genres. Les unes produisent l'antipathie pour des choses bonnes en elles-mêmes; les autres produisent la sympathie pour des choses indifférentes ou nuisibles. Locke rapporte qu'un jeune homme ayant appris à danser dans une chambre où se trouvait un vieux coffre, ne pouvait plus danser dans cette chambre ni ailleurs , s’il ne voyait dans la même position , le vieux coffre ou quelque chose de semblable. Combien de braves gens qui ne se plaignent de la révolution que parce qu'elle a dérangé leur vieux coffre, et qui ne voudraient le rétablir que pour danser avec plus de grâce, au hasard de faire casser les jambes à tout le monde!
[37] On parle encore de gloire militaire : il serait bon de s'entendre sur la valeur de ces mots. Les Romains qui à cet égard peuvent passer pour nos maîtres , mesuraient la gloire d'un général par la quantité de butin qu'il apportait à la république; et l'on sait qu'ils étaient très-avides de gloire. Mais les modernes , d'après quoi la mesurent-ils ? Est-ce d'après le nombre d'hommes qu'ils égorgent , ou d'après le nombre de courtisans qu'ils nourrissent au moyen de leurs rapines ? Qu'est-ce donc que cette gloire dont ils se vantent ? Lorsqu'on voit des gens se consoler de l'asservissement de leur pays, en pensant à ce qu'ils appellent sa gloire militaire, on serait tenté de les assimiler à des fous qui se consoleraient des pertes faites dans un naufrage , en songeant à la beaute de la tempête qui aurait submergé leurs vaisseaux.
[38] La liberté dont il est ici question, n'est pas la liberté civile ou politique ; c'est une liberté morale qui engendre toutes les autres, et sans laquelle aucune ne peut exister.
[39] On a beaucoup crié , et l'on criera encore contre les hommes qu'on appelle des révolutionnaires : on devrait voir cependant que ces hommes avaient été élevés dans les temps pour lesquels on paraît avoir un si profond respect. La révolution a produit les constitutionnels ; mais la monarchie féodale avait enfanté les terroristes.
[40] Lorsqu'on établit un privilège , on n'accroît pas les facultés productives de ceux qui doivent en jouir ; on frappe seulement de stérilité les facultés productives de tous les autres; et l'on attaque leur propriété jusques dans sa source. Ainsi, par exemple, lorsqu'au lieu d’établir des règles générales pour prévenir l'abus des imprimeries, des journaux, ou de toute autre chose , et que l'on ne garantit qu'à quelques personnes privilégiées le droit d'exercer leur industrie par l'un de ces moyens, on frappe de nullité une partie des facultés productives de toute une nation , et l'on attente directement à sa propriété qui est de produire, aussi bien que de jouir de ses produits. Cela n'empêche pas du reste de proclamer que les propriétés sont inviolables; que tous les citoyens sont égaux devant la loi , et tant d'autres belles choses qu'on répète depuis près de trente ans, sans trop savoir ce qu'elles signifient.
Charles Dunoyer, “Du système de l'équilibre des puissances européennes” Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817), pp. 93-142.
Le premier moyen dont l'homme s'avise pour satisfaire ses appétits, c'est de prendre; ravir a été sa première industrie; c’a été aussi le premier objet des associations humaines, et l'histoire ne fait guère connaître de sociétés qui n'aient été d'abord formées pour la guerre et le pillage. Les peuples anciens les plus connus, les nations modernes les plus civilisées, n'ont été originairement que des hordes sauvages vivant de rapine.
Tant que ces peuples sont rests barbares, et il en est qui le sont toujours restés, tant que la guerre a été leur principal moyen d'existence, il a été impossible qu'ils eussent l'idée de vivre en état de paix; et la raison en est simple, c'est que n'ayant aucune industrie, aucun moyen de produire les choses nécessaires à leurs besoins; ils n'auraient pu prendre la résolution de vivre en paix sans se condamner, en quelque sorte, à périr. Aussi voit-on que les Romains, dont la [94] guerre et le pillage ont toujours été la principale industrie, n'ont jamais eu, tant qu'il leur est resté des peuples à vaincre et à dépouiller, l'idée de renoncer à la guerre. On peut observer également que les Barbares qui ont renversé leur empire, n'ont jamais eu, tant qu'ils ont conservé leurs anciennes mœurs, l'idée de vivre en état de paix. L'idée de faire de la paix un état, et un état durable, est une idée toute moderne; elle ne remonte guère au-delà du 17e siècle; elle a été le fruit d'une civilisation déjà avancée.
C'est dans le cours des guerres longues et cruelles de la Réformation, que les peuples de l'Europe" ont conçu, pour la première fois, l'idée de se constituer en état de paix. Cette idée leur a été suggérée par les maux, extrêmes que leur faisait la guerre, à une époque où ils commençaient à jouir des bienfaits de l'industrie et de la civilisation. La guerre avait enfanté le système de l'équilibre; ce système est devenu le moyen qu'ils ont employé pour fonder la paix.
Nous disons que la guerre avait enfanté le système de l'équilibre. Ce système, en effet, n'est qu'une suite de l'esprit guerrier; l'équilibre de l'Europe n'est que l'esprit guerrier parvenu en Europe à son plus grand développement. L'effet [95] de l'esprit guerrier n'est pas seulement de mettre aux prises deux individus, ou deux peuples. En même temps qu'il les rend ennemis, il les excite à se fortifier chacun de son côté, à rallier respectivement à leur cause le plus d'auxiliaires possible; d'où il résulte que la querelle de deux individus peut devenir celle de deux villes, et la guerre de deux peuples celle de dix nations. Voilà ce qui' est arrivé en Europe, et c'est ainsi qu'est parvenu à s'y établir ce système de l'équilibre des puissances, qui n'est autre chose que l'état de guerre d'une moitié de l'Europe contre l'autre.
Ce système a commencé à se développer à la chute du gouvernement féodal. Tant que ce gouvernement s'était maintenu, l'esprit guerrier n'avait pu s'exercer que sur des bases assez étroites. Il avait eu autant de centres d'action qu'il y avait en Europe d'États différents, et il n'avait guère mis aux prises que les possesseurs de fiefs de chaque contrée, soit entre eux, soit avec leurs suzerains. Lorsque ces derniers ont eu réduit leurs vassaux à la condition de sujets, et étendu à la fois leurs pouvoirs et leurs domaines, l'esprit guerrier a commencé à se déployer sur un terrain plus vaste, et à exercer ses ravages dans de plus grandes proportions. La guerre, allumée d'abord entre deux États, s'est bientôt étendue à plusieurs, [96] et elle a fini par les embrasser tous. C'est surtout à l'époque de la Réforme qu'on l'a vu devenir générale. Elle s'est faite d'abord entre l'Autriche et l'Espagne d'une part, et la France, la Turquie et les princes protestants du nord d'autre part; puis entre l'Espagne, d'un côté, et les Pays-Bas et l'Angleterre de l'autre; puis entre l'Autriche, l'Espagne, le Pape et la Bavière d'une part, et de l'autre la France, la Suède, et les états protestants de l'Allemagne; en étendant les relations des peuples, elle n'a fait qu'agrandir le cercle de ses fureurs; elle ne les a tous rapprochés que pour les mettre tous aux prises; enfin elle a partagé l'Europe en deux confédérations ennemies, et lorsqu'on a fait la paix on l'a laissée dans cet état. Il y a mieux: on s'est efforcé de rendre cet état durable; on a voulu en faire l'état habituel de l'Europe, et l'on a prétendu fonder ainsi le repos de cette partie du monde.
Pendant cent cinquante ans que la guerre avait duré entre des forces à peu près égales, on avait eu, ce semble, le temps de reconnaître que cette égalité de forces n'était pas, par elle-même, un moyen d'empêcher la guerre. Cependant on a voulu faire de cette égalité un principe de paix. On a partagé systématiquement l'Europe en deux ligues, [97] qu'on s'est efforcé de rendre égales, mais qu'on a laissées ennemies; et au moment où l'on ne faisait, en réalité, que constituer la guerre, on a annoncé au monde une éternelle paix. Cette paix entre des forces dont l'esprit restait le même, et qui, pour être pareilles, ne cessaient pas d'être rivales, a été, comme il ne pouvait manquer d'arriver, presqu'aussitôt troublée qu'établie. On n'a pas moins persisté à prétendre que le seul moyen d'assurer la paix, c'était de partager également les forces, et on en a fait de nouvelles répartitions dont la guerre a été constamment le résultat. Enfin, après trois siècles d'expériences toutes semblables, on continue encore à dire que le seul moyen de fonder en Europe une paix durable, c'est d'établir une juste proportion entre la force des États qui la composent, et de les partager en deux confédérations qui se balancent; c'est là le langage qu'ont tenu dans ces derniers temps toutes les puissances européennes;[1] c'est sur ce principe [98] qu’elles ont prétendu se régler au congrès de Vienne; et des hommes qui passent pour habiles n'ont critiqué l'esprit qui a présidé aux opérations de cette assemblée, que parce qu'il a empêché de fonder en Europe un véritable équilibre.[2]
On attribue communément deux objets au système de l'équilibre. Le premier est de maintenir la paix entre les puissances en les réduisant à [99] l’impossibilité de faire la guerre avec succès. Le second est, sinon de les empêcher de faire la guerre, du moins d'empêcher qu'aucune d'elles ne puisse, en la faisant, obtenir d'assez grands avantages pour devenir prépondérante et menacer l'existence ou la liberté des autres.
Le système de l'équilibre est-il propre à remplir l'un ou l'autre de ces objets? Examinons d'abord s'il peut remplir le premier; oublions les trois siècles de guerres qu'il n'a point empêchées; ne le considérons qu'en lui-même, et voyons si, par sa nature, il est propre à maintenir la paix.
Montaigne dit quelque part, que le fil le plus délié, s'il était partout d'une force parfaitement égale, serait capable de résister à tous les efforts qu'on pourrait faire pour le rompre. Il en donne pour raison que la force de ce fil étant partout la même, il n'y aurait pas de cause pour qu'il se rompît à un endroit plutôt qu'à un autre. Ce sophisme paraît bien absurde; il l'est moins pourtant que le raisonnement de ceux qui prétendent assurer la paix par l'équilibre des puissances européennes; car le fil le plus délié est encore plus fort que ne peut l'être l'équilibre le mieux établi. Ce qui fait la force du fil de Montaigne, ce n'est pas seulement l'exacte proportion de toutes ses [100] parties, c'est encore l'union intime, l'étroite affinité qui existe entre elles, et qui en font un seul et même corps; or, cette union, cette affinité si nécessaires, le système de l'équilibre ne les établit point, il ne les suppose pas même entre les peuples. Loin de les supposer unis, il les suppose divisés, et ce n'est qu'en balançant leurs forces qu'il tend à détruire leur opposition, et à les placer dans un état d'union et de paix. Or, est-il possible que leur union naisse de l'équilibre de leurs forces? Si toutes les parties du fil de Montaigne se repoussaient mutuellement, il est clair que l'égalité de ces parties ne ferait pas qu'elles restassent unies ensemble. Comment donc l'égalité de forces entre des peuples dont les intérêts se repousseraient, serait-elle plus propre à les tenir unis et paisibles? Comment des peuples qui seraient violemment entraînés à la guerre, en seraient-ils détournés parce qu'ils auraient des forces égales?
Supposons, .pour un moment, que les forces des différents États de l'Europe étant distribuées de manière à former entre eux la balance la plus exacte, ce qui du reste est bien évidemment impraticable; supposons, disons-nous, que ces différents États ne soient tous peuplés que de Goths, de Lombards, de Cattes, de ce qu'il y avait de [101] plus barbare dans les nations germaines; supposons que ces peuples conservent toujours leurs anciennes mœurs; qu'ils aient encore la même horreur invincible pour le travail et pour toute espèce d'industrie; qu'ils aiment mieux s'exposer aux plus grands dangers pour obtenir la possession d'un objet, que de faire le moindre effort pour le produire; qu'ils trouvent honteux d'arracher par des sueurs ce qu'on peut acquérir avec du sang; qu'ils laissent à des esclaves attachés à la glèbe le soin de fertiliser leurs champs, et qu'ils n'aiment, qu'ils n'honorent que la guerre et la rapine; qu'elles soient leur occupation la plus noble, leur passion la plus ardente, leur principal moyen d'existence; nous le demandons, est-il système d'équilibre qui puisse empêcher de tels peuples de se jeter lés uns sur les autres? Il est évident que l'égalité de leurs forces, loin de refroidir leur ardeur belliqueuse, ne fera qu'exalter leur orgueil et leur courage, irriter leur férocité mutuelle, et rendre à la fois leurs luttes plus fréquentes et plus meurtrières.
Considérons ces peuples dans une situation nouvelle. Supposons qu'ils sont arrivés au temps de l'anarchie féodale ;que dans chaque État, tous les liens de la subordination sont rompus; que depuis le plus petit possesseur de fief jusqu'au roi, il n'y a pas un seigneur qui ne veuille faire de sa [102] terre un État indépendant, et que, pour établir une paix durable entre tous ces Etats, on organise des systèmes d'équilibre semblables a celui sur lequel on prétend fonder aujourd'hui le repos de l'Europe; supposons qu'en même temps les chefs de tous ces petits États conservent, ainsi que leurs compagnons d'armes, des mœurs à peu près aussi barbares que celles qu'ils avaient dans les forêts de la Germanie; qu'ils aient toujours le même éloignement pour le travail, le même mépris pour l'industrie, le même goût pour les dépenses désordonnées,[3] la même passion pour la guerre et le pillage; y aura-t-il système d'équilibre qui tienne contre de telles mœurs? Suffira-t-il de balancer les forces des différents États pour les empêcher de se faire la guerre? Bien loin de là : on verra, en France par exemple, que tant que les grands vassaux de la couronne auront des forces égales a celles de leur suzerain commun, le roi, il lui feront, et se feront entre eux des guerres interminables, dans lesquelles chacun s'efforcera d'entraîner ses propres vassaux, de telle sorte que la guerre finira par s'établir à la fois sur tous les points du même royaume. Pour faire cesser ce désordre, il faudra attendre qu'un peuple [103] nouveau, un peuple industrieux et paisible s'élève a côté de ce peuple de barbares, qu'il prête à la couronne l'appui de ses forces toujours croissantes, que, pendant des siècles, la politique et la civilisation unissent leurs efforts contre les anarchistes féodaux. Ce ne sera qu'avec des peines infinies qu'elles parviendront à leur faire abandonner l'usage des guerres privées; et lorsqu'ils seront réduits à l'impossibilité de recruter des armées, et de forcer leurs sujets à se battre avec eux , on les verra , pour se consoler, se faire chevaliers errans , courrir par voies et par chemins à la quête des aventures les plus extravagantes ; et, pour dernière ressource, embrasser avec fureur l'usage des duels.
Considérons les mêmes hommes dans une autre situation. Supposons que, dépouillés enfin de leur puissance, et réduits ainsi à l'impossibilité de continuer leurs guerres privées, ils se réunissent en divers pays à leurs suzerains, et qu'après avoir été leurs ennemis les plus opiniâtres ils deviennent leurs plus fermes appuis. Supposons que ceux-ci, se trouvant alors tout-puissants dans leurs États, commencent à chercher des rivaux hors des limites de leurs empires, et que bientôt, pour rétablir ou pour conserver la paix, on se mette à former entre les [104] différons états de l'Europe des confédérations , des balances , des équilibres; supposons , en même temps , que les hommes qui partagent le pouvoir avec les chefs de ces états , tout en profitant depuis long-temps des bienfaits de la civilisation, n'en aient point suivi les progrès, qu'ils n'en comprennent pas même l'esprit; que sous des dehors polis et brillans, ils rétiennent encore les habitudes de la vie sauvage; qu'il n'y ait toujours à leurs veux de métier vraiment noble que celui des armes; que la première qualité de tout Roi soit d'être un grand donneur de batailles ; que le premier devoir de tout gentilhomme soit de suivre son prince à la guerre; que pour les princes et pour les nobles la guerre voit le premier.moyen d'illustration;[4] que hors de la guerre il n'y ait que le repos et l'oisiveté; auxquels on attache quelque honneur, et que du reste on professe un souverain mépris pour l'industrie , les sciences , les arts utiles; que l'on considère les, artisans, les agriculteurs, les savans , à peu près comme les Romains , [150] les Germains, et tous les peuples guerriers et barbares considéraient leurs esclaves, comme des hommes destinés à produire les choses.nécessaires aux besoins et aux plaisirs de ceux dont le métier est de faire la guerre, de consommer, de détruire et de se reposer; qu'il soit de principe que les peuples doivent ne pas être trop à l’aise, sans quoi il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir ; qu'il les faut comparer à des mulets qui étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail;[5] qu'on doit protéger le commerce tout juste autant qu'il est nécessaire pour que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour;[6] que les riches doivent manger beaucoup pour que les pauvres ne meurent pas de faim;[7] qu'il faut consommer le plus possible pour que l'État se soutienne, et que sans cela tout serait perdu;[8] etc. Nous le demandons, si telles sont dans les divers États de l'Europe, les maximes et les mœurs des [106] hommes en possession de la puissance; si ces hommes passionnés pour la guerre et pleins de mépris pour l'industrie, pensent, d'un autre côté, que le meilleur moyen de faire vivre les industrieux et de soutenir l'État, c'est de dépenser beaucoup; si dès lors la guerre leur paraît utile par les dépenses même qu'elle entraîne, et s'ils sont portés à la faire par préjugé en même temps que par passion, y aura-t-il système d'équilibre qui puisse les retenir, et n'est-il pas évident que, de quelque manière que leurs forces se balancent, la guerre sera leur état habituel?
Il est d'autant plus étrange qu'on veuille faire sortir la paix du système de l'équilibre, que ce système, comme nous l'avons dit en commençant, n'est qu'une suite de l'esprit guerrier, et que loin d'être une mesure prise pour la paix, il n'est jamais qu'une disposition faite pour la guerre. Que voit-on en effet dans ce système? On voit deux grandes puissances rivales s'efforçant, chacune de son côté, de rallier autour d'elle le plus grand nombre d'autres puissances qu'elles peuvent, et finissant ordinairement par partager l'Europe en deux confédérations ennemies; puis ces deux confédérations augmentant leurs armées à l'envi l'une de l'autre, et mettant sur pied des populations entières; [107] puis ces mêmes confédérations occupées, de part et d'autre, à dresser leurs soldats, à munir leurs places fortes, à forger des armes, à remplir leurs arsenaux, à accumuler des provisions de guerre, etc. Voilà le spectacle qu'offrent des puissances rivales cherchant à se mettre en équilibre. Or, quel est le principe de ces effrayantes dispositions, sinon l'esprit guerrier? Quel en est. l'objet, sinon la guerre? Il est tellement vrai que la guerre est l'objet des efforts que font deux grandes puissances pour se mettre en équilibre, qu'aussitôt qu'elles se sont entourées l'une et l'autre de forces à peu près égales, et que l'équilibre entre elles semble le mieux établi, on les voit se provoquer de mille manières, et, dans leur impatience de se mesurer, se déclarer ordinairement la guerre pour les plus misérables motifs.[9] Si, après beaucoup de fureurs [108] exhalées et de sang répandu, il arrive qu'elles ne puissent pas se vaincre, elles font la paix de lassitude; mais c'est une paix armée, une paix dans laquelle toutes deux s'efforcent d'accaparer le plus de puissance possible, et de se mettre encore en équilibre, une paix enfin qui n'est qu'une nouvelle préparation a la guerre. Si, au contraire, l'une d'elles est vaincue, alors parmi les puissances victorieuses, on en voit bientôt s'élever deux qui deviennent rivales, et c'est entre celles-ci que l'équilibre renaît. Mais quelle que soit la manière dont les forces se combinent, quelles que soient les puissances entre lesquelles l'équilibre s'établit, fruit de l'esprit guerrier, cet équilibre prétendu n'est jamais qu'une préparation à la guerre; c'est donc une chose [109] évidemment déraisonnable que de le présenter comme un gage de paix.
Il y a d'ailleurs une cause particulière pour que le système de l'équilibre ne puisse point assurer la paix, c'est le rôle que joue dans ce système une certaine puissance de l'Europe , la puissance anglaise ; c'est l'intérêt que cette puissance a d'en faire sortir la guerre. Cet intérêt est assez connu. Comme la balance s'établit toujours , non du continent à l'Angleterre , mais d'une partie du continent à l'autre , le gouvernement Anglais ne peut que gagner à ce que l'équilibre se rompe; car, en se rompant, il ne fait que mettre une partie des puissances continentales aux prises avec l'autre, et il est manifeste que tant que ces puissances se battent entre elles, elles ne peuvent pas avoir la pensée de se réunir contre lui. C'est déjà un grand avantage, mais ce n'est pas le seul qui résulte pour le gouvernement Anglais des ruptures qui surviennent dans l'équilibre des puissances. Si les guerres continentales garantissent sa sûreté, elles servent sur-tout son ambition ; tandis que les puissances du continent épuisent dans ces guerres leurs forces mutuelles, le gouvernement Anglais travaille en paix à accroître les siennes ; tandis qu'elles se disputent avec fracas quelques provinces d'Europe, le [110] gouvernement Anglais envahit le monde en silence. Ce gouvernement a donc le plus grand intérêt à faire éclater sur le continent, les guerres qu'y prépare le système de l'équilibre. Aussi , depuis un siècle et demi, toute sa politique , relativement, aux puissances continentales , a-t-elle été de les exciter sans relâche à se mettre en équilibre , et en même temps de faire tous ses efforts pour les empêcher d'y rester. Placé à distance et en lieu sûr , entre les deux bassins de la balance politique , il n'est pas de moyens qu'il n'ait employés pour les tenir dans un état d'oscillation perpétuelle ; ses richesses, ses armes, sa politique, il a tous mis en œuvre pour cela.[10] Qu'on juge [111] ensuite s'il était possible qu'il s'établit d'équilibre durable entre les puissances du continent, surtout quand on connaît l'esprit qui les portait à balancer leurs forces.
On aurait beau faire, si l'esprit guerrier continuait à être l'esprit dominant parmi les peuples [112] européens, il n'y aurait point en Europe de paix possible. L'obstacle serait dans les hommes, non dans les choses; ce ne seraient pas les traités qui manqueraient aux nations, ce seraient les nations qui manqueraient aux traités. Si les nations étaient portées à la paix, l'équilibre entre elles serait inutile; la paix subsisterait malgré l'inégale répartition des forces : tandis que si leurs inclinations naturelles les poussent à la guerre, il n'y aura point d'équilibre qui puisse les en détourner, et l'égalité de leurs forces ne pourra servir qu'à rendre leurs querelles plus opiniâtres et plus sanglantes. Enfin, autant il serait absurde de vouloir fonder la liberté chez un peuple où l'on n'aurait de respect ni pour les propriétés, ni pour les personnes, et où chacun voudrait s'élever et s'enrichir aux dépens de tous; autant il le serait de prétendre établir la paix entre des peuples chez lesquels on observerait les mêmes dispositions et qui voudraient devenir riches et puissants les uns aux dépens des autres. Une pareille prétention les rendrait essentiellement ennemis; et à moins que l'un d'eux ne parvînt à asservir tous les autres, ils seraient tous nécessairement dans un état de guerre permanent.
On a dit que la guerre n'était point dans les [113] mœurs des nations modernes; que parler aujourd'hui de conquêtes, de gloire militaire, ce serait se tromper d'un millier d'années;[11] que [114] depuis long-temps, l'esprit des peuples était uniquement tourné vers le commerce, l'industrie, et l'exercice de tous les arts utiles et.paisibles. Il nous semble que juger ainsi les nations modernes, c'est les traiter avec beaucoup de faveur. Si l'esprit d'industrie avait réellement été l'esprit dominant parmi elles, il y a longtemps qu'elles jouiraient de la paix; car l'effet nécessaire de la prépondérance acquise par l'esprit d'industrie serait de faire cesser la guerre.
L'esprit d'industrie, en effet, n'agit pas comme l'esprit guerrier; il n'excite pas à ravir, mais à produire; il ne s'exerce pas contre les hommes, mais sur les choses et sur les hommes; il est essentiellement inoffensif, et aussitôt que deux hommes ou deux peuples agissent d'après son impulsion, on doit voir disparaître par cela même tout ce que l'esprit de rapine pourrait avoir mis d'hostile dans leurs relations.
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Ce n'est pas là son unique effet. En même temps qu'il fait cesser les relations hostiles, il en fait naître d'amicales et unit tous ceux qu'il anime par les liens de leur intérêt commun. Comme l'homme le plus industrieux ne pourrait produire à lui seul qu'une très-petite partie des choses nécessaires à ses besoins, il faut qu'une multitude d'hommes se livrent à une multitude d'occupations différentes. Or, de cette diversité dans les travaux, et par conséquent dans les productions, il résulte que chaque producteur, pour satisfaire ses besoins, est obligé d'échanger une partie de ce qu'il produit contre une partie de ce que d'autres produisent; de sorte que chacun ayant besoin de tous, tous se trouvent intéressés à la conservation de chacun. Pour sentir quelle doit être la force de cet intérêt, et celle du lien qu'il forme entre les producteurs, il suffit de considérer à quel état de détresse ils se trouveraient tous réduits, si chacun était obligé de se contenter des produits de sa propre industrie, et ne pouvait les échanger contre ceux qui sont le résultat du travail d'autrui et que ses besoins lui rendent nécessaires. L'esprit d'industrie et la division des travaux qui en est la suite immédiate, tendent donc à unir très-fortement tous les hommes industrieux et forment le lien fondamental de toute société.
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Mais ce ne sont pas encore là les seuls effets de l'esprit d'industrie; en même temps qu'il unit les producteurs, il doit nécessairement faire qu'ils s'intéressent à leur prospérité mutuelle; car quelle que soit l'industrie que chacun d'eux exerce, il est évident qu'il trouvera d'autant mieux l'emploi de ses produits et pourra en tirer un parti d'autant plus avantageux, que les producteurs dont il sera entouré gagneront eux-mêmes davantage: L'esprit d'industrie doit donc faire désirer à tous les producteurs de se voir chaque jour plus nombreux; car plus leur nombre ira croissant, plus la masse et la variété des produits augmenteront, plus il y aura pour chaque produit d'autres produits contre lesquels il pourra être échangé, plus chaque producteur aura de débouchés ouverts, plus ses moyens d'échange seront multipliés. L'esprit d'industrie est donc essentiellement ennemi de toute rivalité, de toute barrière élevée entre le producteurs d'un pays et ceux d'un autre; il tend à mettre en communication non-seulemeut ceux d'une ville, mais ceux d'un royaume, mais ceux de dix royaumes, mais ceux du monde entier.
Enfin, tandis qu'il fait cesser l'état d'inimitié violente dans lequel l'esprit de rapine entretient les hommes, tandis qu'il intéresse chacun de ceux qu'il anime à la conservation et à la prospérité de tous les autres, tandis qu'il les excite à se mettre tous [117] en rapport entre eux, et qu'il tend ainsi à rendre générales la paix et l'union qu'il établit parmi ceux qu'il gouverne, il tend aussi à perpétuer la durée de cette paix et de cette union; car plus elles durent, plus il fait croître la prospérité des hommes qui obéissent à ses impulsions, plus il ajoute à leur bien-être, et plus par conséquent il doit leur rendre précieuses et chères la concorde et la paix qui sont la double condition des biens dont ils jouissent.
Tels sont les effets naturels de l'esprit d'industrie. Cet esprit est un moyen assuré de pacification entre les individus et les peuples qu'il anime ; et s'il eût véritablement dirigé les nations européennes, il y a longtemps, nous le répétons, que ces nations jouiraient de la paix. Mais pour qu'il pacifie les citoyens d'un État ou les peuples d'une contrée, il faut qu'il soit l'esprit dominant parmi les peuples de cette contrée ou les citoyens de cet État; il faut qu'il agisse universellement, et que son influence sur les hommes qu'il dirige ne soit pas balancée par celle de passions contraires. Si la population d'un pays se trouve partagée en deux classes d'individus, dont l'une soit uniquement occupée à produire, et l'autre uniquement occupée à dévorer, on sent que l'esprit d'industrie qui anime la première ne suffira pas pour établir la concorde entre elle et la seconde. Si une nation industrieuse a un gouvernement qui l'épuise et qui ne la protège point, on conçoit que [118] l’industrie qui s'est développée au sein de cette nation ne fera pas qu'elle soit très-unie à son gouvernement. Si, dans une réunion de peuples industrieux, il se trouve des peuples guerriers qui ne veuillent ou qui ne sachent vivre que de rapine, il est manifeste que l'industrie des uns ne sera pas une raison pour qu'ils vivent en paix avec les autres. D'un autre côté, si des nations industrieuses se laissent aller à des passions tout-à-fait contraires à l'esprit d'industrie, si elles sont successivement agitées par le fanatisme religieux, par des idées de domination et de vaine gloire, par des rivalités de commerce, etc.; et si ces passions, qui ne sont propres qu'à les diviser, sont plus fortes chez elles que l'esprit d'industrie qui ne tendrait qu'à les unir, il est manifeste encore que l'esprit d'industrie ne pourra pas être, parmi ces nations, un principe très-efficace d'union et de paix. Il ne suffit donc point qu'il y ait de l'industrie dans une contrée pour que la paix s'y établisse; il faut que l'esprit d'industrie y 'soit généralement répandu; il faut que son influence n'y soit pas détruite ou altérée par celle d'idées ou de passions contraires; il faut, en un mot, qu'il y domine, qu'il y dirige la conduite des peuples et celle des hommes qui gouvernent.
Maintenant, nous le demanderons, quels que [119] soient les progrès que l'industrie a faits en Europe depuis quelques siècles, peut-on dire que l'esprit d'industrie ait été jusqu'ici l'esprit dominant des peuples européens? Cet esprit a-t-il été général parmi ces peuples? A-t-il été le principal mobile de la partie industrieuse et éclairée des diverses nations dont se compose la société européenne? Nous ne croyons pas qu'on hésite à répondre négativement à ces questions; il est du moins très-certain pour nous qu'elles ne peuvent recevoir qu'une réponse négative.
Et d'abord, que l'esprit d'industrie n'ait pas été l'esprit général des peuples européens, même depuis que l'industrie a fait parmi eux le plus de progrès, c'est' une chose si évidente qu'elle mérite à peine d'être démontrée. On sait assez, en effet, au milieu de quels obstacles l'industrie a fait les progrès qu'elle a accomplis; on sait de quelle multitude de plantes parasites et dévorantes l'arbre de la civilisation est resté chargé; on sait quelles nuées de soldats, de moines, de commis de gouvernement, de courtisans, de nobles, de bourgeois anoblis, ont couvert la surface de l'Europe, tandis que l'industrie s'y est développée; on sait enfin que l'esprit d'industrie n'a pas été, en général, l'esprit dominant des ces diverses classes d'hommes.
Il n'a pas été, à coup sûr, celui des soldats de profession; car qu'ont produit ces soldats? [120] qu’ont produit les armées permanentes? Ont-elles produit seulement la sûreté de l'Europe, pour laquelle on dit qu'elles sont instituées? Et contre qui l'ont-elles défendue? Est-ce contre des hordes sauvages venues de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique? Non, c'est contre les armées permanentes de l'Europe. Mais si l'Europe n'a eu besoin d'être défendue que contre ses armées permanentes, on ne peut donc pas dire que ses armées permanentes ont produit sa sûreté; il faut dire, au contraire, que ce sont elles qui l'ont troublée perpétuellement. Ce qu'ont produit ces armées, ce sont des massacres, des viols, des pillages, des incendies; ce sont des vices et des crimes; ce sont la dépravation, la ruine et l'asservissement des peuples : elles ont été l'opprobre et le fléau de la civilisation.
L'esprit d'industrie n'a pas été non plus celui des moines; car, après l'esprit militaire, il n'en est pas assurément de plus contraire à l'esprit d'industrie que l'esprit de monachisme. Quelle est la vie du moine? Il mange, il se repose, il prie et ne produit rien; ce n'est pas dire assez, il empêche de produire. Après avoir envahi de vastes étendues du sol et soustrait à la production des capitaux immenses, il se sert de ce qu'il ne peut dévorer pour alimenter la paresse là où il fait naître [121] l'indigence; et tandis qu'il dépouille le peuple de ses biens, il lui fait perdre aussi l'usage de ses facultés, et lui ravit jusqu'aux moyens, jusqu'au désir de sortir de la misère. Telle est la vie du moine; tels ont été les.effets du monachisme partout où il a régné.[12]
L'esprit d'industrie n'a pas été davantage celui des hommes de race noble. Fidèles aux mœurs de leurs ancêtres, les nobles descendans des Goths, des Huns, des Francs, des Slaves ; des Vandales, ont toujours considéré l'industrie comme une chose essentiellement vile; et lorsqu'amollis par les progrès d'une civilisation plus douce, ils ont eu perdu l'habitude de s'enrichir par des rapines, ils ont commencé à prendre celle de s'enrichir par l'intrigue; d'hommes de guerre ils sont devenus hommes de cour, et leur fortune ne s'est généralement soutenue et agrandie que par les dons, les libéralités, les faveurs, qui leur étaient octroyés aux [122] dépens de la société tout entière et en retour desquels il ne leur est presque jamais arrivé de rendre à la société des valeurs équivalentes.
Le même esprit n'a pas plus été celui des roturiers anoblis que celui des nobles d'ancienne race. On sait quel était l'effet de l'anoblissement; il faisait sortir l'anobli de la classe des hommes qui produisaient, pour le faire entrer, lui et toute sa postérité, dans celle des hommes qui consommaient et qui ne produisaient point. Aussitôt qu'un homme était anobli, tout travail lucratif et productif lui était à peu près interdit. Plus sa noblesse était nouvelle, plus il devait se montrer jaloux de la conserver pure et de vivre noblement, c'est-à-dire sans rien produire. Dès lors l'industrie devenait à ses yeux une occupation foncièrement ignoble et dégradante; et son plus grand soin devait être d'oublier et de faire oublier la profession lucrative qu'il avait précédemment exercée, et à laquelle il devait son élévation et sa fortune. Suivre le prince à la guerre, hanter les antichambres, faire sa cour aux grands, visiter sa terre, chasser, dépenser beaucoup et ne rien faire, telles étaient désormais les seules occupations dignes de ce bourgeois devenu gentilhomme; et comme dans sa nouvelle condition il n'avait que des occasions de dissiper sa fortune, et qu'il ne lui était [123] permis d'exercer aucune profession propre à l'entretenir et à l'accroître, il s'ensuivait nécessairement que lui et ceux de sa race ne pouvaient s'élever ni se soutenir que par les faveurs du prince, c'est-à-dire aux dépens du public.
Enfin, on peut dire que l'esprit d'industrie n'a point été, en général, celui des gouvernements, et cela par une raison bien simple, c'est qu'en général ils ont mal connu et encore plus mal rempli leur tâche, et qu'il leur est très-rarement arrivé de fournir à la société l'équivalent des valeurs qu'ils recevaient d'elle pour la gouverner. On sait quel est, en principe, l'objet de la fonction des gouvernements : cet objet est fort simple; il se réduit à empêcher que nul ne fasse de ses facultés un usage nuisible à autrui, et à laisser d'ailleurs chacun en faire, sauf cette réserve, l'emploi le plus libre et le plus étendu. Tout gouvernement qui remplit cette tâche exerce une véritable industrie; il crée une valeur très-réelle et très-importante; il produit la liberté et la sûreté des personnes et des fortunes,- richesse précieuse sans laquelle nulle autre ne saurait exister, produit inestimable qui est la condition de l'existence et du progrès de l'ordre social. Le meilleur de tous les gouvernements est celui qui donne à ce produit la plus grande perfection au meilleur marché possible; -le pire de tous [124] est celui qui le fournit de la plus mauvaise qualité et qui le fait payer le plus cher.
Lorsqu'un gouvernement ne se propose d'autre fin que de procurer ce produit à la société qui le paie pour cet objet; lorsqu'il s'efforce de faire jouir tous les membres de cette société de la sûreté de leurs biens et de leurs personnes et du libre exercice de leurs facultés, et qu'il n'exige d'eux que ce qui est rigoureusement nécessaire pour leur rendre ce service, on peut dire que ce gouvernement est conduit par l'esprit d'industrie. Si, en leur rendant, exactement ce service, il le leur fait payer au-delà de ce qu'il vaut, au-delà du prix auquel ils pourraient se le faire rendre, tout ce qu'il leur prend en sus est une véritable soustraction qu'il leur fait subir, et, à cet égard, il se conduit par esprit de rapine. S'il leur rend imparfaitement le même service; s'il les protége mal, et qu'en même temps il exige d'eux plus qu'il ne faudrait pour les bien protéger, il se conduit encore plus par esprit de rapine. Enfin, si, au lieu de les protéger, il ne cherche qu'à usurper sur eux une grande autorité afin de pouvoir les faire contribuer au gré de son avarice; s'il leur ravit leur liberté pour être mieux en état de leur enlever leur fortune; s'il les opprime pour les exploiter, on sent que, dans ce cas, il n'est dirigé par aucun autre mobile, que par l'esprit de rapine : son action dégénère alors en un [125] véritable brigandage; elle n'est plus que la spoliation organisée. [Note: in another version he says “un brigandage constitué”]
Maintenant il est aisé de juger si les gouvernements européens ont été dirigés par l'esprit d'industrie, depuis que l'industrie a fait en Europe ses plus grands progrès. Pour qu'il fût possible de dire qu'ils ont été dirigés par l'esprit d'industrie, il faudrait que leur action eût consisté à faire jouir pleinement les peuples confiés à leur garde de cette liberté des personnes et de cette sûreté des fortunes que leur fonction est de garantir; il faudrait de plus qu'en leur procurant ce bien précieux, ils ne les eussent- pas obligés de le payer au-delà de ce qu'il devait naturellement coûter. Or, quel est en Europe le gouvernement dont on pourrait dire qu'il ait jusqu'ici procuré aux peuples soumis à son pouvoir une liberté véritable et à juste prix? quel est, au contraire, celui qui, soit constamment, soit par intervalles, ne les a pas cruellement opprimés, et ne leur a pas fait payer sa tyrannie cent fois plus cher que ne devrait coûter la liberté la plus parfaite? quelles sommes n'ont-ils pas dévorées les uns et les autres? et cependant qu'ont-ils fait des capitaux immenses que les peuples leur ont livrés? que leur ont-ils procuré en échange de tant de valeurs? Le despotisme, la guerre, l'esclavage, la misère; tels [126] sont les biens dont ils les ont ordinairement fait jouir.
Il s'en faut donc beaucoup que l'esprit d'industrie ait été l'esprit général en Europe, depuis que l'industrie s'y est développée. Cet esprit n'a été, en général, ni celui des gouvernements, ni celui des diverses et nombreuses classes d'hommes qui ont pris part à leur action. A-t-il été celui de la partie industrieuse et éclairée des peuples européens, de celle qui a le plus concouru à la production des richesses, de celle à qui les arts, les sciences et l'industrie ont dû leurs plus grands progrès? Pas davantage. Dans le cours des travaux les plus utiles, la masse de la population européenne a presque toujours été agitée des passions les plus contraires aux progrès de la civilisation, et l'esprit d'industrie n'a pas même été celui des hommes industrieux. Il y a eu un certain nombre d'opinions, de systèmes, d'idées plus ou moins contraires à l'esprit d'industrie, qui ont occupé tout le monde, qui ont été l'affaire importante, l'affaire générale des peuples de l'Europe depuis que l'industrie s'est développée parmi eux, et particulièrement depuis trois siècles.
Parmi ces idées, celles qui les premières ont agité l'Europe ont été des idées relatives à la religion: ç'a été la doctrine de [127] Luther, de Calvin et de leurs sectateurs; celle de- l'église romaine et de ses sectateurs. Pendant un siècle et demi, les seules questions qui aient fortement excité l'attention de l'Europe ont été de savoir si le christianisme obligeait de reconnaître l'autorité du pape; s'il devait y avoir une hiérarchie et une subordination dans l'église; si le jeûne, l'abstinence des viandes, les vœux monastiques, le célibat des prêtres, étaient des choses conformes ou contraires a la religion chrétienne; si l'on devait croire au purgatoire; si les indulgences étaient bonnes à quelque chose; si la messe était un sacrifice; si le baptême effaçait le péché; si Jésus-Christ était présent dans l'eucharistie; s'il s'opérait, dans ce sacrement, une transubstantiation ou seulement une consubstantiation, etc. Toutes ces choses, sur lesquelles on convient généralement aujourd'hui qu'il n'y a point à discuter, et sur lesquelles, par conséquent, il serait difficile de faire naître des discussions, mettaient alors toutes les têtes en feu d'un bout de l'Europe à l'autre, et y suscitaient les controverses et les guerres les plus violentes. Tout ce qui tenait au progrès des arts, des sciences, de l'industrie, n'excitait qu'un intérêt faible et secondaire. L'important n'était pas d'avoir des champs bien cultivés, un commerce actif, des manufactures [128] florissantes; ce qui importait surtout, c'était de faire triompher les idées religieuses auxquelles on était attaché; on abandonnait pour cela sa famille, ses foyers, son pays; le protestant palatin se réunissait au protestant français, le français au hollandais, le suédois, le danois à l'allemand : de toutes parts, les hommes unis par les mêmes opinions, s'attiraient, se rapprochaient, se liguaient; et partout les hommes d'une secte mettaient au premier rang des devoirs de convertir ou d'exterminer les hommes de la secte ennemie; c'était là la passion universelle et dominante.
Une autre passion non moins ennemie de la paix et de l'industrie que le fanatisme religieux, et qui n'a pas été moins générale en Europe, c'est le patriotisme, je veux dire le désir de chaque nation de s'élever au-dessus des autres, d'obtenir sur elles une grande prééminence, soit comme objet de gloire, soit comme moyen de sûreté, soit encore comme moyen de faire un commerce exclusif plus étendu.[13] Il n'est point [129] de peuple en Europe qui n'ait donné dans ce funeste travers; il n'en est point qui n'ait pardonné [130] à son gouvernement de lui imposer les plus cruels sacrifices pour lui faire faire des conquêtes, tant qu'elles n'ont pas été suivies de revers et d'humiliations. Toute la France admirait Louis XIV avant que la fortune l'eût abandonné : ce fut après qu'il eût envahi la Flandre et la Franche-Comté; après que ses armées, sous les ordres de Turenne, eurent ravagé le Palatinat; après qu'il eut inspiré à toute l'Europe une haine violente contre la France, que l’Hôtel-de-Ville de Paris lui décerna le nom de Grand, et que la nation entière parut confirmer ce titre accordé avec si peu de discernement. De nos jours, la nation française ne s'est guère montrée plus judicieuse. On ne peut malheureusement pas nier que, dans ces derniers temps, elle n'ait tiré une vanité fort grande et fort sotte du dangereux ascendant qu'elle avait usurpé sur les autres nations; qu'elle n'ait beaucoup admiré les triomphes de ses armées, même après qu'elles avaient cessé de la défendre, et lorsque leurs conquêtes la faisaient si cordialement et, il faut le dire, si justement haïr de ses voisins. Au reste, les torts de la France, à cet égard, ont été aussi ceux de tous les autres peuples; il n'en est pas un qui soit sans péché, et qui ait le droit de lui jeter la pierre. Nous avons tous eu, en Europe, l'absurde manie de chercher à nous [131] dominer les uns les autres; nous avons tous été ambitieux et conquérants : nous l'avons été en France sous Louis XIV et sous Bonaparte; en Espagne sous Charles V; en Prusse sous Frédéric II; en Suède sous Charles XII ; en Russie sous Pierre Ier et sous Catherine; en Angleterre, où nous passons pour être plus raisonnables qu'ailleurs, nous nous sommes montrés plus ambitieux que partout ailleurs: nous poursuivons-là, depuis cent ans, par les moyens les plus déloyaux, un vain projet de domination universelle; et il a fallu que la misère vint nous assaillir au milieu de nos triomphes, pour que nous fussions en état d'en comprendre la sottise. Telle a été notre folie à tous : peuples prétendus civilisés, nous nous sommes conduits en vrais sauvages.
Au désir si vain d'avoir la prééminence les uns sur les autres, les peuples européens ont joint une passion plus déraisonnable encore, s'il est possible, plus ennemie de leur repos et de leur prospérité, plus contraire à l'esprit d'industrie; je veux parler de l'esprit de monopole, c'est-à-dire de la prétention élevée par chaque peuple d'être exclusivement industrieux, d'approvisionner exclusivement tous les autres des produits de son industrie. Cette prétention est née principalement de l'idée qu'on s'est faite que l'or et l'argent étaient l'unique richesse dans [132] le monde. Il est résulté de cette idée que chacun a aspiré à posséder de ces métaux préférablement à toute autre chose; et comme, d'une part, la quantité en était limitée, et que, de l'autre, on ne pouvait s'en procurer qu'en les échangeant contre d'autres produits industriels, il est arrivé que chaque peuple a considéré l'industrie des autres nations comme un obstacle à sa propre fortune, que chaque peuple a voulu à la fois empêcher les autres d'être industrieux et les forcer à devenir tributaires de son industrie, diminuer la concurrence des producteurs et des vendeurs et augmenter celle des consommateurs, vendre beaucoup et acheter peu. Par l'effet de cette prétention, l'esprit d'industrie est devenu un principe plus hostile, plus ennemi de toute civilisation que l'esprit de rapine même. Un peuple vivant de rapine peut chercher à enlever aux autres une partie de ce qu'ils possèdent, il peut leur imposer des tributs onéreux; mais du moins il ne tend pas précisément à les empêcher de produire, et ne s'efforce pas de mettre des entraves à l'exercice de leurs facultés. Les Romains laissaient aux peuples qu'ils dépouillaient, leurs arts, leurs sciences, et la liberté de les cultiver; s'ils se montraient avides de leurs richesses, ils ne portaient pas envie à leur industrie, et ne cherchaient pas à en arrêter les [133] progrès. Égarés par les idées de monopole, les peuples modernes se sont montrés, à cet égard, plus barbares que les barbares. Ils n'ont pas cherché précisément a se dépouiller les uns les autres de leurs richesses, mais ils se sont mutuellement envié la faculté d'en produire; chacun considérant les produits créés par les autres comme autant de débouchés fermés pour ses propres produits, s'est efforcé d'empêcher que les autres ne produisissent; chacun a eu pour maxime d'entraver, autant que possible, le commerce et l'industrie des autres nations;[14] il n'est pas de mesures hostiles [134] qu’on n'ait imaginées, pas de guerres qu'on n'ait entreprises ou suscitées pour arriver à ce but; et tandis que chaque nation croyait assurer des débouchés à ses produits, on ne faisait, en réalité, que s'enlever des moyens d'échange; chaque peuple s'appauvrissait de tout ce qu'il faisait perdre aux autres et allait directement contre le but qu'il s'efforçait d'atteindre. C'est là une vérité que l'économie politique a rendue de nos jours tout à fait évidente, et qui est destinée à produire, tôt ou tard, une grande révolution dans les relations internationales [Or “des peuples”].
Telles sont les principales paissions, les divers ordres d'idées qui ont dirigé la conduite des peuples européens depuis que l'industrie s'est le plus perfectionnée parmi eux. Et ces erreurs n'ont pas été seulement celles du vulgaire; elles ont été celles des hommes de toutes les classes, celles des hommes les plus éclairés; elles ont même été enseignées aux peuples par des hommes d'un mérite éminent, et il n'est guère de sottises qui, avant de devenir vulgaires, n'aient été d'abord érigées en maximes par des esprits supérieurs. La superstition, le monachisme, l'esprit nobiliaire, l'esprit de conquête, le monopole, ont tous eu pour apôtres des littérateurs, des savants, des publicistes du premier ordre.
Les faits prouvent donc avec évidence que [135] l’esprit d'industrie n'a pas été jusqu'à présent celui des peuples européens. D'abord, il y a toujours eu parmi ces peuples des classes entières d'hommes pour qui l'industrie a été un objet de mépris, et puis nous voyons que la masse même de la population européenne a constamment été agitée de passions essentiellement hostiles, essentiellement contraires à l'esprit d'industrie. Maintenant nous revenons au système de l'équilibre, et nous demandons ce que ce système pouvait pour la paix au milieu de toutes ces passions? Pouvait-il les adoucir, les subjuguer, les détruire? Pouvait-il empêcher qu'elles n'excitassent les peuples à se faire la guerre? Il le pouvait si peu qu'il était lui-même un effet de ces passions, qu'il n'était que le plan d'après lequel elles poussaient les peuples à s'ordonner pour se combattre. On voit donc que, par sa nature, le système de l'équilibre n'est nullement propre à assurer la paix; il ne tend pas même à ce but.
Mais si ce système ne peut pas prévenir la guerre, peut-il au moins assurer l'indépendance des États? Peut-il empêcher que nulle puissance en Europe ne devienne assez prépondérante pour menacer l'existence ou la liberté des autres? Il semble d'abord qu'il soit plus propre à remplir ce second objet que le premier; car, quoique [136] depuis trois siècles la guerre ait été permanente au sein de la société européenne, il a cependant péri peu de grands États, et il suffit de jeter les yeux sur la carte de l'Europe pour y apercevoir d'abord les principales puissances qui y figuraient il y a deux ou trois cents ans. Cependant peut-on conclure de ce fait général que le système de l'équilibre est véritablement propre à assurer l'indépendance des puissances européennes?
La première chose qu'il y a à considérer, c'est la dépense d'efforts qu'il exige pour remplir cet objet. Il est, à cet égard, d'une imperfection choquante. On peut le comparer à ces vieilles machines, fruit d'un art encore dans l'enfance, où l'on a multiplié les rouages, et où les forces employées sont sans nulle proportion avec l'effet qu'on veut obtenir. Nous ne voulons pas dire par-là, cependant, que l'effet qu'est destiné à produire le système de l'équilibre soit dépourvu d'importance. S'il tend à assurer aux chefs des différents États de l'Europe la conservation de leur couronne et de leurs domaines, l'objet est important sans doute, et mérite bien que les peuples lassent quelque effort pour y atteindre. Cependant il se pourrait que le système de l'équilibre exigeât d'eux pour cela plus d'efforts que n'en mérite l'objet qu'on se propose, et e'est, il nous semble, ce qui arrive. Voyez en effet comment se soutient ce système de l'équilibre, et à quel prix il [137] assure l'indépendance des souverains? Il exige qu'on leur fournisse d'immenses armées; que ces armées soient entretenues et renouvelées avec la fleur de la population européenne, à mesure que les chefs d'État les font exterminer les unes par les autres; qu'on leur donne de quoi les solder, les nourrir, les équiper; qu'on leur procure les moyens d'entourer leurs possessions d'une double et triple ceinture de places fortes; d'élever partout des arsenaux, des magasins, des casernes ; de fabriquer des armes et toutes sortes de machines et de munitions de guerre, etc., etc. Tels sont, en partie, les sacrifices que rend nécessaires le système de l'équilibre. On voit évidemment que, s'il soutient les souverains, il ne les soutient qu'en écrasant les peuples.
Mais préserve-t-il du moins dans son intégrité l'indépendance des souverains? Les peuples, pour prix des sacrifices et des efforts qu'il les oblige à faire, parviennent-ils à conserver chacun au maître de qui ils dépendent la possession de sa couronne et de ses domaines? Tous n'y réussissent pas. Quelques-uns parviennent à élever la puissance de leurs chefs au-dessus de celle des souverains qui commandent aux autres nations; leurs chefs leur disant alors qu'ils sont un peuple de héros, qu'ils sont un vaillant, un grand peuple. D'autres, moins heureux ou moins puissants, ne peuvent pas [138] même toujours épargner à leurs souverains l'humiliation d'être battus, ni empêcher qu'on n'écorne leur héritage; et alors ceux-ci leur crient de défendre la patrie, de sauver l'indépendance nationale; mais les efforts qu'ils font pour cela ne sont pas toujours couronnés de succès, et il n'est pas rare qu'il leur arrive de perdre leur indépendance, c'est-à-dire de changer de maîtres. Combien de princes en Europe que le système de l'équilibre n'a point préservés du malheur de perdre leur couronne ! Combien de souverains à qui il n'a pu conserver leurs domaines! Qu'avaient fait de leurs États, sous Bonaparte, la moitié des rois de l'Europe? Qu'en ont fait à leur tour la plupart des souverains que Bonaparte avait élevés? Qu'en ont fait les anciens rois de Pologne? Qu'en ont fait les princes médiatisés de l'Allemagne? Qu'a fait le Danemarck de la Norwège; la Suède de la Finlande; la Saxe de la moitié de ses possessions? Qu'ont fait Génes et Venise de leur antique indépendance, etc., etc.? Il s'en faut, comme on voit, que le système de l'équilibre garantisse non pas seulement l'autonomie, mais même l'existence de tous les États.
Il est vrai qu'après une longue suite de bouleversements et de guerres, les anciennes grandes puissances du continent se trouvent aujourd'hui [139] de bout et en possession de vastes territoires. Mais ces puissances elles-mêmes jouissent-elles toutes d'une véritable indépendance? La France est-elle indépendante avec les cent cinquante mille hommes qui occupent ses places fortes sous le commandement d'un général anglais? Gênes, Naples, l'Espagne, le Portugal, le Piémont, tous les États du midi de l'Europe sont-ils véritablement indépendants? Ces États ne sont-ils pas tous, plus ou moins, sous l'influence de la puissance anglaise, et cette puissance n'emporte-t-elle pas la balance, même sur le continent? Puis, sa suprématie sur les mers est-elle douteuse, et à cet égard, toutes les puissances continentales ne sont-elles pas tombées dans une entière dépendance?
Les faits démontrent donc que le système de l'équilibre n'est pas plus propre à assurer l'indépendance des puissances continentales qu'à les empêcher de se faire la guerre. L'effet de ce système est de les tenir toutes dans un état permanent de révolution. Il élève les unes, il abaisse les autres; il en détruit d'anciennes, il en crée de nouvelles; et s'il maintient une sorte d'indépendance entre les plus considérables, c'est en les réduisant à un tel état d'effort et de souffrance, c'est en les écrasant tellement, que les sacrifices au prix desquels cette indépendance est si laborieusement préservée, constituent la plus lourde des servitudes.
[Editor’s note: This section was added in the other edition of this article.] Les faits démontrent donc que le système de l'équilibre n'est pas plus propre à assurer l'indépendance des puissances continentales qu'à les empêcher de se faire la guerre. L'effet de ce système est de les tenir toutes dans un état permanent de révolution. Il élève les unes ,il abaisse les autres, il en détruit d’anciennes, il en crée de nouvelles; et s'il maintient une sorte d'indépendance entre les plus marquantes, c'est en les réduisant à un tel état .d'effort et de souffrance , c'est en les écrasant tellement qu'il les fait tomber par cela même sous la domination de la puissance anglaise. Enfin , s'il assure . la prépondérance de celle-ci, ce n'est pas sans la réduire elle-même à un état très-violent; car , quoique dans le système de l'équilibre européen elle ne prenne pas ordinairement une part active à la guerre, on sait qu'elle est presque toujours obligée d'y concourir par des subsides; de sorte qu'elle n'épargne le sang de ses sujets qu'aux dépens de leur fortune, et qu'elle ne les préserve de périr par le fer qu'en les exposant à périr par la faim au milieu des richesses qu'ils produisent et qu'elle dévore. Ajoutons à cela que le système de l'équilibre ne lui assure la triste prééminence dont elle jouit que parce que l'équilibre se fait ordinairement d'une partie du continent à l'autre , et que s'il venait jamais à s'établir du continent à elle , il y a apparence qu'elle ne conserverait pas long-temps la vaine supériorité qu'il lui a procurée jusqu'ici. Ce système n'offre donc de véritable garantie à aucune puissance, et il est la ruine de toutes.
Il n'est qu'une chose qui puisse assurer aux peuples la paix, et aux gouvernements leur indépendance : c'est la destruction des erreurs et des passions favorables à la guerre, c'est la propagation des idées favorables à la paix. On sait que [141] ce qui a fait cesser les guerres privées en Europe, c'est l'élévation progressive d'un peuple nouveau à qui ces guerres étaient à charge. La même cause peut seule y faire cesser les guerres générales; il faut qu'il se forme en Europe une nation nouvelle, une nation industrieuse et paisible à qui les guerres entre les États soient aussi odieuses, aussi insupportables que l’étaient autrefois aux habitants de ces États les guerres particulières des seigneurs féodaux. Dès que cette nation européenne se sera élevée; dès qu'elle aura acquis assez d'importance et de force pour pouvoir comprimer, là où elles se manifesteraient, les passions favorables à la guerre, la guerre cessera naturellement. Mais une telle nation se formera-t-elle ? Deviendra-t-elle jamais assez puissante pour pouvoir contenir les ennemis de la paix? Plusieurs causes peuvent le faire espérer. Les idées propres à la faire naître existent; ces idées circulent d'une extrémité de l'Europe à l'autre ; elles rallient déjà la plupart des hommes éclairés de tous les pays. Si la masse de la population européenne ne les entend pas encore, elle se dépouille peu à peu cependant de l'ignorance et des passions qui pourraient l'empêcher de les adopter. Le fanatisme religieux, l'esprit militaire, celui de monopole ont perdu une grande partie [142] de leur influence. Nul prince n'oserait entreprendre la guerre aujourd'hui dans le dessein avoué d'agrandir son territoire; tous les peuples commencent à comprendre que le monopole les appauvrit au lieu de les enrichir; chaque jour la matière de la guerre s'use, et le temps n'est pas loin, peut-être, où on ne la fera plus que contre les fauteurs des erreurs et des passions qui l'ont entretenue jusqu'à nos jours.
D…..R.
[1] L'Autriche et la Russie, en se liguant contre Bonaparte au mois de septembre 1813, se sont dit animées du même désir de mettre un terme aux souffrances de l'Europe, par l'établissement d'un juste équilibre des puissances. L'Angleterre et l'Autriche se sont alliées, un peu plus tard, dans le dessein d'accélérer l'époque d'une paix générale qui, par un juste équilibre entre les puissances, assurât la tranquillité et le bonheur de l'Europe. La Bavière, en s'alliant à l'Autriche, a promis de coopérer de tout son pouvoir au rétablissement d'un équilibre entre-les puissances, qui fût propre à fonder un véritable état de paix. Les puissances alliées, en arrivant sur le Rhin, ont déclaré toutes ensemble qu'elles voulaient une paix qui, par une juste répartition de forces, par un juste équilibre, pût désormais préserver l'Europe des calamités sans nombre qui l'avaient accablée depuis vingt ans. Par l'alliance de Chaumont, les souverains coalisés se sont proposé de resserrer les liens qui les unissaient, pour la poursuite vigoureuse d'une guerre entreprise dans la vue d'assurer le repos futur de l'Europe, par le rétablissement d'un juste équilibre des puissances. — En un moi, toutes les fois qu'il s'est agi de faire connaître le but de la guerre et les moyens par lesquels on se proposait d'assurer la paix, on a mis en avant le système de l'équilibre. — Voir le Recueil des pièces officielles..... de Schœll.
[2] V. l'ouvrage de M. de Pradt sur le congrès de Vienne.
[3] Nulli domus, aut ager, aut aliqua cura : prout ad quemque venêre, aluntur, prodigi alieni, contemptores sut Tac, De mor. Germ., 31.
[4] Ce que nous disons ici est sans application relativement aux chefs des monarchies constitutionnelles des temps modernes. On sait qu'une maxime fondamentale de ces monarchies, c'est que le prince ne va point à la guerre.
[5] Testant, pol. du card. de Richelieu, p. 198. Amsterd., 1691.
[6] Montesquieu, Esprit des Lois, liv. 5, chap. ix.
[7] Id., ibid., liv. 7, chap. iv.
[8] Id., ibid.
[9] Il serait aisé de citer beaucoup de faits à l'appui de cette assertion. On connaît ce passage de Voltaire : « Après la paix d'Aix-la-Chapelle, l'Europe chrétienne se trouva partagée en deux grands partis qui se ménageaient l'un l'autre, et qui soutenaient, chacun de leur côté, cette balance, le prétexte de tant de guerres, laquelle devait assurer une éternelle paix. Les États de l’impératrice-reine de Hongrie et une partie de l'Allemagne, la Russie, l'Angleterre, la Hollande et la Sardaigne, composaient une de ces grandes factions; l'autre était formée par la France, l'Espagne, les Deux-Siciles, la Prusse et la Suède: toutes les puissances restèrent armées; et on espéra un repos durable par la crainte même que les deux moitiés de l'Europe semblaient inspirer l'une à l'autre On se flatta que longtemps il n'y aurait aucun agresseur, parce que tous les États étaient armés pour se défendre; maison se flatta en vain... Une légère querelle entre la France et l'Angleterre, pour quelques terrains sauvages vers iAcadie, inspira une nouvelle politique à tous les souverains de l'Europe. » Siècle de Louis XV, chap. 30 et 31.
[10] Tout le monde sait quels ont été pour lui les fruits de cette tactique; elle lui a valu l'empire du monde. Tandis qu'il excitait les puissances européennes à défendre leur indépendance sur le continent, il a envahi par degrés la domination des mers; il a rendu sa puissance tout-à-fait prépondérante en Asie , en Afrique , et en Amérique au moins relativement à l'Europe ; enfin il est parvenu à partager avec les premières puissances du continent la domination de l'Europe même. Il suffit de jeter un coup-d'oeil sur l'état de ses forces et l'importance de ses possessions dans les quatre parties du monde, pour être convaincu dé la vérité de ces faits.
Il semble que de tels résultats auraient dû faire voir enfin, sinon aux gouvernemens que leurs passions rendent aveugles , du moins aux écrivains qui se chargent de les diriger , tout le danger de cette doctrine de l'équilibre , qui n'assure l'indépendance des puissances du continent qu'en les faisant tomber toutes sous le joug du ministère britannique. Cependant on a vu, dans ces derniers temps, un écrivain jouissant de quelque célébrité, s'efforcer dé prouver que le congrès de Vienne n'avait mis aucun équilibre entre les forces des différentes puissances continentales ; qu'il avait laissé prendre à la Russie une prépondérance à laquelle il n'avait opposé aucun contre-poids,, et qui devenait pour l'Europe la chose du monde la plus menaçante ; et prétendre, en conséquence, que la sûreté de l'Europe, son intérêt le plus pressant, exigeaient qu'il se formât de suite une étroite confédération entré la Suède la Prusse, l'Empire , l'Autriche et la Turquie , soutenus au centre de l'Europe par la France-et les Pays-Bas , pour balancer l'effrayant ascendant de la Russie. Ce que cet écrivain a dit à cet égard est tellement remarquable , que si l'on connaissait moins l'indépendance de son caractère et sa probité politique, on serait tenté de croire qu'il a écrit sous l'inspiration du ministère britannique. La chose est assez curieuse pour mériter que nous nous en occupions dans un article à part.
[11] C'est depuis trois ans seulement qu'on a dit que, depuis mille ans, l'esprit de guerre et de conquête n'est plus celui des peuples. Si cette remarque de M. Benjamin de Constant est exacte, il faut convenir du moins qu'elle est faite un peu tard; et il est assez singulier que personne, avant cet écrivain, n'ait observé une révolution accomplie depuis mille ans dans les idées des peuples d'Europe. Mais ce qui est plus singulier encore, c'est que, dans un écrit destiné à prouver que l'esprit guerrier n'est plus celui de notre époque, M. Benjamin de Constant fasse un éloge pompeux de la guerre; qu'il avance qu'elle n'est pas toujours un mal; qu'à de certaines époques elle est dans la nature de l'homme, et qu'elle favorise le développement de ses facultés; qu'il donne à entendre qu'elle peut être un moyen de prospérité pour les peuples; qu'il dise, par exemple, que « chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière. » Est-ce que chez les anciens ce que la guerre détruisait profitait à quelqu'un? Est-ce qu'une guerre heureuse était heureuse pour tout le monde? Elle procurait aux vainqueurs des terres, des tributs, des esclaves, il est vrai; mais que procurait-elle .aux vaincus qu'elle dépouillait de leurs biens? Ajoutait-elle aussi à leur richesse publique et particulière? On voit bien que M. de Constant ne songeait pas aux vaincus quand il a écrit ceci. C'est un tort qu'on a trop souvent quand on s'occupe de l'histoire des peuples conquérants, et particulièrement de celle des Romains; on prend parti pour ce peuple contre ceux qu'il asservit et qu'il dépouille, sans songer qu'on se met ainsi du côté des barbares, et qu'on procède avec eux à l'invasion du monde. On doit s'étonner cependant que M. Benjamin de Constant ait eu une pareille distraction, surtout au moment où il voulait prouver que l'esprit de conquête est contraire à nos mœurs et à nos idées.—Voir l'écrit intitulé De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, par Benjamin de Constant-Rebecque; Paris, 1814.
[12] « Henri VIII, dit Montesquieu, voulant réformer l'église d'Angleterre, détruisit les moines; nation paresseuse elle même, et qui entretenait la paresse des autres, parce que, pratiquant l'hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent... Depuis ce changement, l'esprit de commerce et d'industrie s'établit en Angleterre. » Esprit des Lois, liv. 23, chap. xxix.
[13] Nous n'examinerons point si une telle prééminence est un véritable objet de gloire pour une nation. Il faut qu'on ait hébété, comme on l'a fait, les peuples de l'Europe, pour qu'on soit parvenu à leur faire considérer comme une chose glorieuse ce qu'on ne leur procure jamais qu'au prix de leur liberté, de leur repos, de tout leur bien-être. Nous n'examinerons pas davantage si les peuples augmentent leur sûreté en s'efforçant, chacun de leur coté, d'accroître leur puissance. Qui ne voit que cet état d'efforts de tous contre tous est ce qui détruit leur sûreté, et non ce qui la fait naître? Enfin, nous ne chercherons pas s'il est nécessaire de commencer par envahir le monde pour pouvoir, sans désavantage, commercer librement avec lui. Lorsqu'une nation incorpore un pays conquis à son territoire, elle permet à ce pays de commercer librement avec elle, et elle ne doute pas qu'elle ne fasse une chose aussi avantageuse pour elle-même que pour ce pays. Si elle s'en adjoignait un second, elle lui donnerait la même faculté, et elle croirait encore agir conformément à son intérêt propre. Enfin, si elle s'adjoignait successivement toutes les contrées du globe, elle permettrait successivement à toutes de commercer librement avec elle, et elle serait toujours convaincue qu'elle fait une chose qui lui tourne à profit. Mais si une nation croit .qu'il lui est utile de permettre à un peuple de commercer librement avec elle, lorsque ce peuple est sous sa domination, comment peut elle croire qu'il lui est nuisible d'accorder la même faculté à ce peuple, lorsqu'il cesse de lui être soumis? Comment la liberté du commerce, que l'on considérerait comme très-avantageuse si le monde était soumis à une seule puissance, peut-elle paraître une chose pernicieuse, parce qu'il est soumis à un grand nombre de dominations différentes? Peu de raisons, ce nous semble, sont plus propres que celle-là à l'aire sentir l'absurdité du commerce exclusif.
[14] [This note appears in another version of this article.] La nation anglaise est , sans contredit , celle qui, à cet égard, a eu les torts les plus graves. Si elle est de toutes les nations européennes celle qui a fait faire chez elle les plus grands progrès à l'industrie, elle est aussi celle qui a le plus travaillé à en arrêter les progrès chez les autres. Elle a sacrifié à ce but une partie considérable de ses richesses. Elle a employé le fruit de ses travaux à entretenir partout la guerre et le despotisme; et la civilisation est devenue dans ses mains l'auxiliaire le plus puissant de la barbarie. On avait vu quelquefois des peuples polis chercher à civiliser des barbares , niais on n'en avait pas vu s'efforcer de retenir dans la barbarie des peuples tendant à se civiliser; et la nation anglaise est la première qui ait offert au monde un tel spectacle. On peut dire que nul peuple avant elle n'avait fait une aussi grande violence à l'espèce humaine.
[CD??], [CR] “Traité d'économie politique, 3e. édit., par M. Jean-Baptiste Say,” Le Censeur européen T.1 (Jan. 1817?), pp. 159-227.
TRAITE D'ECONOMIE POLITIQUE, OU SIMPLE EXPOSITION DE LA MANIERE DONT SE FORMENT, SE DISTRIBUENT ET SE CONSOMMENT LES RICHESSES;
TROISIÈME ÉDITION,
A laquelle se trouve joint un Epitôme des principes fondamentaux de l'Economie politique;
Par Jean-Baptiste SAY,
Chevalier de Saint-Wolodimir, membre de l'Academie imperiale des Sciences de Saint-Pétersbourg, de celle de Zurich, etc.; professeur d'Économie potitique à l'Athenee de Paris.
(2 vol. in-8o. : prix, 12 fr., et 15 fr. par la poste. A Paris, chez Déterville, libraire, rue Hautefeutille, n°. 8.)
(Premier article)
Il y a deux sortes de systèmes : les uns, enfantés par des imaginations ardentes ou bizarres, ne reprisant rien de réel, et peuvent être modifiés [160] de mille manières; les autres, faits sur des observations justes, n'ont rien d'arbitraire, et sont immuables comme les choses même qu'ils représentent ou dont ils ne sont que l'exposition : les premiers paraissent ordinairement dans les temps de barbarie, et obtiennent un grand succès parmi les gens médiocres et les esprits faux, toujours -portés à admirer ce qu'ils entendent le moins; les seconds ne se montrent que chez des peuples déjà éclairés, et excitent peu d'enthousiasme parce qu'ils portent avec eux les caractères de l'évidence, et qu'ils ne permettent pas aux imaginations de divaguer ; ceux-ci répandent une lumière vive et durable, et acquièrent avec le temps l'autorité de la raison et de la vérité; ceux-là, au contraire, après avoir jeté quelques fausses lueurs, disparaissent comme des météores, et laissent le monde dans l'obscurité.
Dans les sciences physiques ou naturelles, les faux systèmes j quoique nuisibles, .peuvent cependant n'avoir que des conséquences peu dangereuses : quelles que soient les opinions qu'on ait sur l'organisation de l'univers, les astres n'en suivent pas moins leur cours, et tous les livres du monde ne sauraient en déranger la marche. D'ailleurs, en physique, les expériences, quelque coûteuses qu'elles soient, ne peuvent nuire [161] qu'à ceux qui les font. Mais dans les sciences morales ou politiques, il n'en est pas de même: ici les expériences ne se font pas sur les choses, elles se font sur les peuples, et un faux système suffit quelquefois pour faire le malheur de plusieurs générations. Cependant c'est dans ces sciences qu'on en a fait le plus : on n'a pas cru qu'en morale, comme en physique, la nature eût une marche réglée; et que le meilleur système, ou pour mieux dire le seul bon, fût celui qui exposerait simplement la manière dont les choses se passent. On s'est imaginé que dans cette science tout était arbitraire : parce qu'on a vu que l'homme pouvait se plier à quelques règles, on-a cru ou l'on a fait semblant de croire qu'il pouvait se plier indifféremment à toutes, et les hommes qui n'avaient réfléchi sur rien, qui n'avaient rien vu, rien observé, se sont cru aussi savans que ceux qui avaient passé leur vie à étudier.
La manie de chercher des règles de conduite dans son imagination, au lieu de les chercher dans la nature même de l'homme, a eu peu de danger dans les individus qui n'ont joui d'aucun pouvoir ou d'aucun crédit; mais lorsqu'elle s'est trouvée chez des hommes auxquels on supposait de grands talens, ou qui étaient revêtus d'une autorité très-étendue, elle a eu les résultats les [162] plus funestes. Machiavel, traçant, dans son prince, les règles de la politique astucieuse ou atroce suivies par quelques cabinets, faisait un système, et préparait ainsi le malheur des peuples à venir; Charles IX ordonnant les massacres de la St.-Barthélemi, exécutait un système, celui de l'égalité des opinions religieuses; Louis XIV proscrivant des milliers de familles, exécutait aussi un système, c'était le même que celui de Charles IX; Roberspierre (sic) envoyant à l'échafaud les hommes les plus éclairés et les plus riches de la nation,,exécutait un système analogue, celui de l'égalité absolue en politique; Bonaparte faisant périr toutes les années sept ou huit cent mille hommes, exécutait un système d'un autre genre, il constituait des monarchies.
En économie politique, les faux systèmes n'ont pas été moins funestes à l'espèce humaine qu'en religion ou en politique : car il faut leur attribuer la plupart des malheurs qui ont désolé le monde . Les horreurs commises par les Espagnols en Amérique pour y amasser de l'or ; les crimes commis dans les Indes par les Anglais pour soumettre ce pays à leur domination ; les guerres faites ou suscitées à la France par le gouverne-r ment d'Angleterre depuis des siècles, pour détruire l'industrie française ; le blocus continental [163] de Bonaparte et sa guerre de Russie pour détruire l'industrie anglaise; la guerre actuelle de l'Espagne contre les peuples de l'Amérique méridionale; enfin, presque toutes les calamités qui ont pesé ou qui pèsent encore sur les peuples, n'ont eu lieu que parce qu'on s'est opiniâtre à faire exécuter de faux, systèmes d'économie politique. Tous ces systèmes ont tourné ou tourneront à la ruine et à la honte de ceux qui les ont soutenus ; parce que la nature agissant par des lois constantes et invariables, finit toujours par vaincre les obstacles qu'on lui oppose.
Les sciences morales et politiques ne sont pas plus arbitraires que les sciences physiques ou naturelles; dans les unes comme dans les autres, on ne s'instruit que par l'observation. L'organisation de l'homme est aussi invariable que l'organisation d'une plante, et les phénomènes généraux qui en résultent, sont aussi indépendans du moraliste ou du législateur, que les phénomènes résultans de l'organisation des êtres inanimés, sont indépendans du naturaliste qui les observe et nous les fait connaître. Dans toutes ses parties, la nature suit une marche constante et invariable; les choses, dans les mêmes circonstances, arrivent toujours de la même manière; il ne peut donc y avoir qu'une bonne [164] manière de les exposer; il ne peut y avoir qu'un bon système dans chaque science, et les plus grands génies n'ont d'autre avantage sur le commun des hommes, que de bien voir comment les choses se passent, et de les exposer comme il les ont vues. Locke et Condillac, étudiant les facultés de l'homme, n'ont pas plus créé l'entendement humain, que Newton, en observant les astres, n'a produit la gravitation universelle; les premiers comme le dernier ne se sont instruits que par .l'observation des faits, et ne nous ont donné des connaissances qu'en nous faisant voir ce qu'ils avaient eux-mêmes vu.
Il semble que, dans l'étude des choses, les hommes ont toujours suivi une marche inverse de leur utilité : ils se sont occupé d'abord: de fables ou de poésie; ils ont ensuite porté leur attention sur l'histoire, c'est-à-dire sur les erreurs de leurs ancêtres ; les sciences physiques ou naturelles sont venues plus tard, et enfin l'étude de l'homme est venue la dernière.[1] Les [165] peuples, à cet égard, se sont conduits comme des individus : il leur a falu des contes dans leur enfance, des hochets ou des jeux dans leur adolescence, et des études utiles dans l'âge mûr. Sans qu'il soit nécessaire de rechercher dans la nature de l'esprit humain, les causes générales qui ont déterminé les hommes à suivre cette marche, on peut indiquer les causes particulières qui ont retardé les progrès des sciences morales, ou qui en ont fait un véritable chaos.
Une science ne peut faire des progrès que lorsque les hommes sont réunis en société, et que leur temps n'est pas absorbé par la recherche des choses les plus nécessaires à leur existence. Mais s'il faut une société organisée pour se livrer à l'étude des sciences, il faut un gouvernement et des lois pour avoir une société. Des institutions sociales, bonnes ou mauvaises, doivent donc précéder les études nécessaires à la connaissance de l'homme, c'est-à-dire qu'on doit établir une société, avant de connaître les bases sur lesquelles une bonne société doit être fondée. Comme les hommes qui gouvernent trouvent toujours que le meilleur des gouvernemens est ce-lui dans lequel ils se trouvent, et que le pire est celui qui les déplacerait, il est donc naturel qu'ils cherchent à faire partager cette opinion [166] aux gouvernés ; qu'ils considèrent comme criminel tout homme qui chercherait à établir un autre ordre de choses, et que toutes les règles de morale et de politique se rapportent à qui est déjà établi. L'ignorance forme donc les premiers gouvernement, et c’est ensuite le besoin de commander et l'habitude d'obéir qui réduisent en système les institutions qu'elle a créées.[2]
Cependant, comme il est impossible que des hommes qui établissent des systèmes, non d'après la nature des choses, mais d'après leur imagination, puissent se rencontrer sans se communiquer leurs idées, il s'est établi une multitude de formes de gouvernement, et chacun a cru que la forme du sien était la seule bonne. Des philosophes, ou des hommes qu'on a pris pour tels, sont ensuite venus ; ils ont réduit en maximes générales des faits particuliers qu'ils avaient remarqués dans chaque pays, et ils ont présenté aux hommes comme dès règles de sagesse,- ce qui n'était au fond, que le produit de [167] l'ignorance ou du hasard, ou même de quelque chose de pire. Les sciences morales et politiques n'ont donc été que des recueils de systèmes arbitraires, copiés sur ceux que les peuples avaient adoptés avant que d'avoir aucune connaissance de l'homme. Ces systèmes ont ensuite été multipliés, soit par le désir de plaire aux gouvernemens, soit par la vanité de produire quelque chose de nouveau. Comme il est plus facile at plus expéditif de lire des livres que d'étudier les choses, les législateurs et les moralistes modernes ont trouvé qu'ils n'avaient rien de mieux a faire que de prendre pour modèle les institutions de leurs prédécesseurs. Semblables à Procruste qui égalait à la longueur de ses lits les voyageurs qu'il attirait dans son antre, ils ont choisi dans les systèmes arbitraires qu'ils ont trouvé faits, celui qui convenait le plus à leurs vues ou à leur caractère, et ils ont voulu que tous les hommes soumis à leur autorité y fussent rapportés.
En législation et en morale, la plupart des peuples pourront être tenus long-temps encore dans les lits de Procruste. En sera-t-il de même en économie politique ? Cette question revient à celle-ci : les écrivains et les gouvernemens ont-ils adopté ou adopteront-ils un système fondé sur la nature même des choses, ou s’égareront-ils [168] encore dans des systèmes imaginaires ou arbitraires ? Il n'entre pas dans notre objet d'examiner ici quelles sont les maximes suivies par les gouvernemens ; nous obséderons seulement que lorsqu'un peuple n'a que de fausses idées sur ses véritables intérêts, il est impossible que ceux qui le gouvernent en aient de justes. Deux puissances se disputent aujourd'hui l'empire du monde : la force et l'opinion; tant que celle-ci reste muette ou inactive, la première agit seule; si les peuples veulent être bien gouvernés, il faut donc qu'ils s'éclairent et qu'ils se forment des opinions justes sur les choses qui les intéressent. Un gouvernement, quelle que soit l'étendue de son autorité, se hasarde rarement à choquer le sens d'une nation; jamais il ne parviendrait à faire exécuter une loi qui serait contraire à la raison publique : des ministres peuvent bien souffrir qu'on les considère comme de petits despotes, mais il n'en est aucun qui veuille passer pour un imbécille ou pour un fou .
C'est sur tout en économie politique qu'il importe aux peuples de s'éclairer. Mais comment parviendront-ils à acquérir des lumières? La plupart des hommes n'ont ni le temps ni la capacité nécessaires pour s'instruire sans le secours des livres ; et il existe une telle méfiance contre [169] les écrivains qui s'occupent aujourd'hui de sciences morales ou politiques, que chacun se sent disposé à condamner un ouvrage avant même de l'avoir lu. Deux causes ont concouru à faire naître cette méfiance ; la première, c'est l'arbitraire qu'on a remarqué dans presque tous les ouvrages qu'on a déjà lus;[3] la seconde, le peu de bonne foi qu'on trouve dans la plupart des écrivains. Pendant les quinze années qu'a duré le règne de Bonaparte, tous les hommes qui ont voulu ne pas sacrifier à l'idole du jour, ont été tenus dans l'ombré; et on ne s'est pas borné à les écarter des affaires publiques : on leur a interdit de se faire connaître par des ouvrages qui auraient pu honorer leur caractère. La génération qui s'est élevée pendant cet intervalle, n'a donc connu que les hommes qu'il avait plu au chef de mettre en scène; et à peine le grand drame politique a été joué, que la plupart des acteurs ont disparu pour changer de costume, et reparaître aux yeux du public avec un rôle nouveau, fies brusques métamorphoses ont inspiré [170] une telle méfiance que toutes les fois qu'on voit paraître un écrivain qu'on ne connaît pas, on se demande avec inquiétude et avant même de juger ses écrits, quel est cet homme ? Si l'on reçoit une réponse satisfaisante, on lit l'ouvrage ; sinon, on le rejette ou on le parcourt avec dégoût.
Les personnes qui ne connaissent pas M. Say pourront aussi nous demander, avant de lire son ouvrage, quel est cet homme? La réponse, facile pour nous, sera satisfaisante pour nos lecteurs; car si dans tous les temps on doit se trouver heureux d'avoir un homme de plus à estimer, à combien plus forte raison ne doit-on pas l'être à une époque où il est si rare de rencontrer des hommes d'un caractère honorable! Nous prendrons notre réponse dans l'avertissement même qui se trouve en tête de l'ouvrage, et qui en renferme l’histoire.
« La première édition de cet ouvrage, y est-il dit, parut en 1803. L'auteur exerçait alors des fonctions qui pouvaient devenir importantes (celles de tribun.) Il s’aperçut bientôt qu'on voulait, non pas travailler de bonne foi à la pacification de l'Europe et au bonheur de la France, mais à un aggrandissement personnel et vain, bien insensé, puisqu'il devait amener l’humiliation et la ruine ; ce que l'on conservait de [171] formes de la liberté, ce que l'on proclamait du respect pour les droits de la nation et de l'humanité, n'était plus qu'un semblant destiné à leurrer le gros du public. Quant aux hommes qu'on ne pouvait duper, et qui ne se laissent pas acheter, ils étaient contenus par une administration active, appuyée de la force militaire,
» Trop faible pour s'opposer à une telle usurpation, et ne voulant pas la servir, l'auteur dut s'interdire la tribune; et revêtant ses idées de formules générales, il écrivit des vérités qui pussent être utiles en tout temps et dans tous les pays. Telle fut l'origine de ce Traité d'économie politique.
» Après y avoir travaillé trois ou quatre ans, l'auteur n'avait encore que les matériaux d'un bon ouvrage; et cependant le despotisme, ennemi né du bon sens, poursuivait sa marche effrayante. Une police inquiète, acquérant chaque jour quelques-uns des droits que perdait la liberté, on voyait s'approcher de nouveau et sous d'autres livrées, cette époque de terreur où le philosophe paisible et ami du bien courait le danger d'être assailli dans son domicile, et de voir ses manuscrits, fruits pénibles des ses veilles, saisis et dispersés. L'auteur sauva le sien [172] par l'impression, tout imparfait qu'il était, et tandis qu'on le pouvait encore.
» Il fut éliminé du Tribunat; et en même temps, par une contradiction qui n'étonnera que ceux qui n'ont pas assez étudié les hommes et les époques, on le nomma à un emploi lucratif. Mais comme il était hors de son pouvoir de changer les principes de l'administration, et hors de sa volonté de coopérer à des désastres, il envoya sa démission, et résolut d'essayer, dans un cercle borné, de faire le bien qu'on devait désormais désespérer d'opérer en grand. Il forma dans un méchant village, à cinquante lieues de Paris, une manufacture où quatre cents ouvriers, la plupart composés de femmes et d'enfans, trouvèrent de l'occupation; en peu d'années, il eut la satisfaction de voir l'industrie et l'aisance animer des campagnes où, durant des siècles, un régime féodal et monacal n'avait su entretenir que la mendicité et la misère.
» Ses loisirs furent employés à perfectionner ce livre, qu'on ne pouvait plus dès long-temps se procurer dans la librairie : il menait ainsi de front la théorie et la pratique. Enfin il profita de l'espèce de liberté qui suivit l'entrée en France des armées de l'Europe entière, pour donner de [173] cet ouvrage une seconde édition, beaucoup moins imparfaite que la première. Le Traité d’économie politique reparaît aujourd'hui avec de nouvelles et importantes corrections, où l'auteur a mis à profit les conversations qu'il a eues avec les hommes les plus distingués de la France et de l’Angleterre. »[4]
La conduite ferme et désintéressée d'un écrivain est d'un favorable augure pour ses ouvrages, sur-tout dans les sciences morales et politiques; cependant ce n'est qu'une présomption, et dans cette matière, une présomption ne dispense pas de la preuve.
On peut être honnête homme et faire mal des vers.
On peut aussi avoir un grand caractère, être, vm homme désintéressé, un excellent patriote, et n'avoir pas pour cela les moyens de faire un bon ouvrage; nous devons donc examiner le Traité d’économie politique en lui-même, et abstraction faite, de toute considération personnelle. L'auteur a-t-il suivi une bonne méthode [174] dans ses recherches? Son système est-il l'exposition fidèle de la manière dont les choses se passent naturellement, ou n'est-il, comme la plupart des ouvrages de politique ou de morale, qu'un recueil de vieilles erreurs tournées en maximes générales?
Le titre même de l'ouvrage et le discours préliminaire annoncent déjà que M. Say a fort bien senti qu'une science, quelle qu'elle soit, n'est pas un recueil de maximes ou de recettes, mais une suite de faits généraux qui s'enchaînent mutuellement, et qui dérivent les uns des autres. Il a cherché l'économie politique, non pas dans son imagination, mais dans les choses mêmes.
« En commençant cet ouvrage, dit-il, j'ai dépouillé tout système, Que voulais-je prouver? Rien. Je voulais exposer comment les richesses se forment, se répandent et se détruisent. De quelle manière pouvais-je acquérir la connaissance de ces faits ? En les observant. C'est le résultat de ces observations que je donne. Tout le monde peut les refaire. »
» En économie politique, comme en physique, comme en tout, dit-il ailleurs, on a fait des systèmes avant d'établir des vérités, parce qu'un système est plutôt bâti qu'une vérité n'est découverte. Mais cette science a profité des [175] excellentes méthodes qui ont tant contribué aux progrès de plusieurs autres ; et elle a fait elle-même des progrès remarquables depuis qu'elle n'a plus admis que les faits bien observés et les conséquences rigoureuses de ces mêmes faits ; ce qui exclut totalement ces préjugés, ces autorités qui, en science connue en morale, en littérature et comme en administration, viennent s'interposer entre l’homme et la vérités.
Comparant l'économie politique à la statistique, M. Say observe que la première, nous fait connaître, toujours d'après des faits bien observés, quelle est la nature des richesses. De la connaissance de leur nature, ajoute-t-il , elle déduit les moyens de les créer ; elle expose la marche que les richesses suivent dans leur distribution, et les phénomènes qui accompagnent leur anéantissement. C'est l'exposé des faits généraux qui s'observent en cette matière. C'est par rapport aux richesses, la connaissance des effets et des causes. Elle montre quels faits s'enchaînent nécessairement; tellement que l'un est la suite, de l'autre, et pourquoi l’un est la suite de l’autre. Mais- elle ne cherche plus ses explications dans des suppositions; il faut que l'on conçoive nettement, d'après la nature de chaque chose, pourquoi l'enchaînement a eu lieu; il [76] faut que la science vous conduise d'un chaînon à l'autre, de telle sorte que tout esprit bien fait puisse voir clairement de quelle manière ces chaînons se tiennent. C'est ce qui constitue l'excellence de la méthode moderne.
Mais quoi ! dira-t on, si l'auteur n'imagine rien, s'il se borne à exposer les faits qui se passent journellement sous nos yeux, à quoi bon prendre la peine de faire un livre ? N’avons-nous pas des yeux comme lui pour voir comment les choses se passent? Sans doute, nous avons des yeux; mais nous avons besoin qu'on nous apprenne à en faire usage, et qu'on nous fasse remarquer ce qui est devant nous. Si nous savions observer les choses par nous-mêmes, tous les livres sur les sciences seraient inutiles ; car, lorsqu'ils sont bien conçus, ils ne contiennent pas autre chose que des expositions de faits. L’économie politique ne crée ni ne détruit les richesses ; mais elle nous fait voir comment elles se créent et se détruisent; elle nous' fait voir comment les particuliers et les peuples, qui ne sont que des réunions de particuliers, se ruinent souvent en croyant s'enrichir ; et ce n'est pas là une connaissance frivole.
Dans un discours préliminaire, l'auteur détermine le champ où peuvent s'étendre les [177] recherches de cette science, et l'objet qu'elles doivent se proposer ; il fait voir comment on s'est égaré, lorsqu'on a confondu l'économie politique avec la politique pure, ou avec les connaissances des arts ou des sciences qui peuvent concourir à la formation des richesses ; il attaque les préjugés qui se sont formés contre l'économie politique ; il démontre l'utilité de cette science; il en suit les progrès, et détermine les pas qui lui restaient à faire. Au nombre des causes qui ont contribué à lui faire faire des progrès, l'auteur place avant toutes les autres les révolutions qui sont arrivées en Europe depuis vingt-cinq ans.
» Mais ce qui sur-tout contribue aux progrès de l'économie politique, dit-il, ce sont les circonstances graves où le monde civilisé s'est trouvé enveloppé depuis vingt-cinq ans. Les dépenses des gouvernemens se sont accrues à un point scandaleux; les appels qu'ils ont été forcés, pour subvenir à leurs besoins, de faire à leurs sujets,, ont averti ceux-ci de leur importance; le concours de la volonté générale, ou du moins de ce qui en a l'air, a été réclamé, sinon établi, presque partout. Des contributions énormes, levées sur les peuples sous des prétextes plus ou moins spécieux, n'ayant pas même été suffisantes, il a fallu avoir recours au crédit ; pour obtenir [178] du crédit, il a fallu montrer ses besoins comme: ses ressources; et la publicité des comptes de l'Etat, la nécessité de justifier aux yeux du public les actes de l'administration, a produit dans la politique une révolution morale dont la marche ne peut plus s'arrêter.
» Dans le même temps, de grands bouleversemens, de grands malheurs ont fourni de grandes expériences. L’abus des papiers-monnaies, des interruptions commerciales et d'autres, ont fait apercevoir les dernières conséquences de presque tous les excès. Et tout à coup des digues imposantes rompues, de grandes invasions, des gouvernemens détruits, d'autres créés, des empires nouveaux formés dans un autre hémisphère, des colonies devenues indépendantes, un certain élan général des esprits, si favorable à tous les développemens des facultés humaines, de grandes espérances et de grands mécomptes, ont certainement beaucoup agrandi le cercle de nos idées, d'abord chez les hommes qui savent observer et penser, et par suite chez tout le monde.[5] »
[179]
M. Say, comme le titre l'indique, a divisé son traité en quatre parties. La première, qui est la plus considérable, puisqu'elle forme à elle seule la moitié de l'ouvrage, fait connaître la production des richesses ; la seconde en expose la distribution; la troisième la consommation; la quatrième est un épitôme des principes fondamentaux de l'économie politique.
Toutes les choses qui ont une valeur, telles que des métaux, des grains, des étoffes, des denrées de toutes les sortes, sont des richesses. On donne, par extension, le nom de richesses aux choses qui les produisent : ainsi, des terres, des établissemens industriels, des contrats de rentes, des effets de commerce sont des richesses, parce qu'ils servent à obtenir des choses qui ont une valeur.
La valeur des choses naît des usages auxquels elles sont propres, c'est-à-dire de leur utilité. Créer des choses qui ont de l'utilité, c'est donc créer des valeurs ; c'est créer des richesses.
Mais on ne crée pas la matière : seulement on peut la mettre sous une forme qui la rende propre à notre usage, ou qui en augmente l'utilité. Donner de l’utilité aux choses, c'est donc créer la valeur ou des richesses; et détruire l’utilité [180] des choses, c'est en détruire la valeur, c'est détruire des richesses.
Ces idées sont fort simples ; elles sont, ce semble, à la portée des esprits les plus communs; cependant elles sont la base de l'économie politique ; elles donnent la solution d'une multitude de problèmes sur lesquels on a inutilement fait plusieurs volumes, et elles détruisent des erreurs pour lesquelles on a versé et l'on verse encore des torrens de sang. Nous verrons plus tard combien ces vérités sont devenu fécondes entre les mains de M. Say.
En économie politique, la création d'utilité se nomme production. Pour mesurer exactement la production, il faudrait donc avoir une mesure exacte de l'utilité. Mais où trouver cette mesure, puisque les choses utiles ou nécessaires pour les uns, sont quelquefois superflues pour les autres? M. Say la trouve dans l'estimation générale de l'utilité de chaque objet en particulier, estimation dont on peut se faire une idée au moyen de la quantité d'autres objets qu'ils consentent à donner en échange de celui-là. Cette évaluation, nommée par Smith valeur échangeable des choses, et valeur appréciative par Turgot, M. Say la désigne plus brièvement par le nom de valeur.
[181]
Deux choses ont une valeur égale, lorsque, généralement, on consent librement à les échanger l'une contre l'autre. Quelquefois, pour comparer deux valeurs, on se sert d'un terme moyen: ainsi nous dirons qu'une aune de drap qui peut s'échanger contre un setier de blé, vaut six aunes de toile qn'on échangerait contre la même quantité de blé. Au lieu de blé, on pourrait employer pour terme intermédiaire une autre chose, du bétail, du fer, du cuivre, de l'argent, etc., alors on dirait qu'un cheval qui vaut la quantité d'argent contenue dans cent écus, a la même valeur qu'une paire de bœufs pour laquelle on consentirait à donner la même somme.
Trois genres d'industrie sont particulièrement employés à la production : l'industrie agricole, ou l'agriculture; l’industrie manufacturière ; et l’industrie commerciale, ou le commerce. On donne le nom de produits aux choses que l'industrie nous procure.
» Ces trois sortes d'industrie, qu'on peut, si l'on veut, séparer en une foule de ramifications, dit M. Say, concourent à la production exactement de la même manière. Toutes donnent une utilité à ce qui n'en avait point, ou accroissent celle qu'une chose avait déjà. Le laboureur, en semant un grain de blé, en fait germer vingt autres : il [182] ne les tire pas du néant; il se sert d'un outil puissant qui est la terre, et il dirige une opération par laquelle différentes substances, auparavant répandues dans le sol, dans l'eau, dans l'air, se changent en grains de blé.
« La noix de galle, le sulfa te de fer, la gomme arabique, sont des substances répandues dans la nature ; l'industrie du négociant, du manufacturier, les réunit, et leur mélange dorme cette liqueur noire qui permet de transmettre des connaissances utiles. Ces opérations du négociant, du manufacturier, sont analogues à celles du cultivateur ; et celui-ci se propose un but et emploie des moyens du même genre que les deux autres. »
La secte ou la société qu'on nommait des Economistes avait prétendu que l'agriculture était seule productive de richesses. Raynal avait reconnu que l'industrie manufacturière était aussi productive ; mais il avait soutenu que l'industrie commerciale ou le commerce ne produisait aucune valeur. M. Say réfute ces deux erreurs. Pour prouver combien l'industrie manufacturière est productive, il cite un exemple qui est frappant. « Une livre de fer brut, dit-il, coûte environ cinq sols à la fabrique. On en fait de l'acier, et avec cet acier, le petit ressort qui [183] meut le balancier d'une montre. Chacun de ces ressorts ne pèse qu'un dixième de grain, et, quand il est parfait, il peut se vendre jusqu'à dix-huit francs. Avec une livre de fer, on peut fabriquer, en accordant quelque chose pour le déchet, quatre-vingt mille de ces ressorts, et porter par conséquent une matière qui vaut cinq sols, à une valeur d'un million quatre cent quarante mille francs.
» L'industrie commerciale concourt à la production de même que l'industrie manufacturière, en élevant la valeur d'un produit par son transport d'un lieu dans un autre. Un quintal de coton du Brésil a acquis un usage de plus, et vaut davantage dans un magasin d'Europe que dans un magasin de Rio-Janeiro. C'est une façon que le commerçant donne aux marchandises ; une façon qui rend propres à l'usage, des choses que ne l'étaient pas; une façon non moins utile, non moins compliquée et non moins hasardeuse qu'aucunes de celles que donnent les deux autres industries. Il se sert dans le même but, et pour un résultat analogue, des propriétés naturelles du bois, des métaux dont ses navires sont construits, du chanvre qui compose ses voiles, du vent qui les enfle, de tous les agens naturels qui peuvent concourir à ses desseins, de la même manière [184] qu'un agriculteur se sert de la terre, de la pluie et des airs. »
On voit, par cet exemple, comment le commerce crée des richesses, en ajoutant aux choses une nouvelle valeur. Quelquefois il n'accroît pas seulement la voleur d'une chose, il en crée la valeur toute entière; cela a lieu lorsqu'un objet n'est d'aucune utilité dans un pays, et qu'on le transporte dans un autre où il est utile.
Et remarquons que ce n'est pas une vaine dispute que celle dans laquelle il s'agit de savoir si tel ou tel genre d'industrie est ou non productif de richesses. Quand les économistes prétendaient que l'agriculture était seule productive, ils avilissaient l'industrie manufacturière et commerçante en soutenant que les hommes industrieux de ces deux classes n’existaient qu'aux dépens des agriculteurs; et ils tendaient à ruiner l'agriculture en soutenant qu'étant seule productive, elle devait seule payer les impôts. Leur erreur venait de ce qu'ils ne s'étaient pas fait une juste idée de la richesse. A leurs yeux la matière était la richesse: ils auraient dû voir que c'était l'utilité ou la valeur de la matière; et que l'industrie manufacturière et l'industrie commerçante n'étant que l'art de donner de la [185] valeur aux choses, étaient aussi productives que l'industrie agricole.
Etant reconnu que la richesse se compose de toutes les choses qui ont une valeur, et qu'on peut la créer en donnant de la valeur aux choses, il s'ensuit qu'on peut s'enrichir sans rien ravir à personne, et qu'un état peut arriver au comble de la prospérité sans faire le moindre mal à ses voisins, ou même en servant leurs intérêts. On a supposé cependant le contraire ; on a cru que les uns ne pouvaient s'enrichir que de ce qui était perdu par les autres; ce qui a fait dire à l'anglais Steuart qu'une fois que le commerce extérieur d'une nation cessait, la masse intérieure des richesses ne pouvait être augmentée. Il semblerait, dit M. Say, que la richesse ne peut venir que du dehors. Mais au dehors,, d'où viendrait-elle? Encore du dehors. Il faudrait donc, en la cherchant de dehors en dehors, et en supposai! t les mines épuisées, sortir de notre globe, ce qui est absurde.
« C'est sur ce principe évidemment faux, ajoute M. Say, que Forbonnais aussi bâtit son système prohibitif, et, disons le franchement, qu'est fondé le système exclusif des négocians peu éclairés, celui de tous les gouvernemens de l’Europe et du monde. Tous s'imaginent que ce qui est [186] gagné par un particulier est nécessairement perdu par un autre j que ce qui est gagné par un pays est inévitablement perdu par un autre pays, comme si les choses n'étaient pas susceptibles de croître en valeur, et comme si la propriété de plusieurs particuliers et des nations ne pouvait pas s'accroître sans être dérobée à personne. Si les uns ne pouvaient être riches qu'aux dépens des autres, comment tous les particuliers dont se compose un état pourraient-ils en même temps être plus riches à une époque qu'à l'autre, comme ils le sont évidemment en France, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, comparativement à ce qu'ils étaient? Comment toutes les nations seraient-elles de nos jours plus opulentes et mieux pourvues de tout qu'elles ne l'étaient au septième siècle? D'où auraient-elles tiré les richesses qu'elles possèdent maintenant, et qui alors n'étaient nulle part? Serait-ce des mines du nouveau monde ? Ces mines ont à la vérité fourni aux nations des richesses métalliques qu'elles n'avaient pas alors; mais la valeur, bien plus considérable de toutes les autres choses qu'elles possèdent de plus qu'alors, d'où l'ont-elles tirée? Il est évident que c'est une valeur créée. »
Après avoir fait connaître la nature des richesses, M. Say examine quelles sont les choses à l’aide [187] desquelles on peut les produire. Il fait voir que ce sont les capitaux, les agens naturels et l'industrie ou le travail de l'homme.
Il comprend sous le nom de capitaux, les outils, les instrumens des arts, les choses qui doivent fournir à l'entretien de l'homme industrieux, jusqu'à ce qu'il ait achevé sa portion de travail dans l'œuvre de la production; les matières hrutes que son industrie doit transformer en produits complets. La valeur de toutes les constructions, de toutes les améliorations répandues sur un bien fonds, et qui eu augmentent le produit annuel, la valeur des bestiaux, des salines, sont aussi des capitaux. Les monnaies sont encore un capital productif, toutes les fois qu'elles servent aux échanges sans lesquels la production ne pourrait avoir lieu. Le concours des capitaux dans la production est appelé service productif des capitaux.
« Lorsqu'on laboure et qu'on ensemence un champ, dit M. Say, outre les connaissances et le travail qu'on met dans cette opération, outre les valeurs déjà formées dont on fait usage, comme les valeurs de la charrue, de la herse, des semences, des vêtemens et des alimens consommés par les travailleurs pendant que la production a lieu, il y a un travail exécuté par le [188] sol, par l'air, par l'eau, par le soleil, auquel l'homme n'a aucune part, et qui pourtant concourt à la création d'un nouveau produit qu'on recueillera au moment de la récolte. C'est ce travail que je nomme le service productif des agens naturels.
» Cette expression, agens naturels, est prise ici dans un sens fort étendu, car elle comprend non-seulement les corps inanimés dont l'action travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du monde physique; comme la gravitation qui fait descendre le poids d'une horloge, le magnétisme qui dirige l'aiguille d'une boussole, l'électricité de l'acier, la pesanteur de l'atmosphère, la chaleur qui se dégage par la combustion, etc. » .
Les capitaux, les agens naturels et l'industrie de l'homme sont donc nécessaires pour obtenir un produit.[6] Les capitaux étant aussi nécessaires à la production que l’industrie [189] elle-même, il est tout naturel que celui à qui ils appartiennent, ait, dans les produits qu'ils servent à former, une part proportionnelle aux services qu'ils rendent. Cette part peut être plus ou moins grande, selon que les capitaux produisent plus pu moins : quelle qu'elle soit, on la nomme intérêt ou usure.[7] Mais si les capitaux doivent nécessairement concourir à former les produits, et si les services qu'ils rendent sont essentiellement variables, que penser des lois qui interdisent à ceux qui en sont propriétaires de prendre une part de ces produits, ou qui veulent que dans tous les cas cette part soit la même ? Que ferait un homme de son industrie, s'il n'avait pas de matériaux sur lesquels il pût l'exercer, et que ferait un homme de ses capitaux, s'il ne les livrait pas à l'industrie pour les rendre [190] productifs? On voit comment les notions les plus simples amènent la solution des questions qui ont paru les plus difficiles.
Après avoir établi que les capitaux consistent, non pas en une somme d'argent, mais en une certaine quantité de valeurs, et après avoir montré comment ils concourent à la production, M. Say examine les opérations communes à toutes les industries; il fait voir la part que prennent dans la production le savant qui étudie les lois de la nature, l'entrepreneur qui dirige l'application des règles tracées par le savant, et l'ouvrier qui exécute le travail manuel indiqué par l'entrepreneur. Partout, dit-il, l'industrie se compose de la théorie, de l'application, de l'exécution. Ce n'est qu'autant qu'une nation excelle dans ces trois genres d'opérations, qu'elle est parfaitement industrieuse. Si elle est inhabile dans l'une ou dans l'autre, elle ne peut se procurer des produits qui sont tous le résultat de toutes les trois. Dès-lors on aperçoit l'utilité des sciences qui, au premier coup-d'oeil, ne paraissent destinées qu'à satisfaire une vaine curiosité.
En examinant la proportion dans laquelle le travail de l'homme, le travail de la nature et celui des machines concourent dans la production, [191] M. Say détruit une erreur très-répandue et très-nuisible aux progrès de l'industrie; c'est l'opinion que l'invention d'une machine qui abrège le travail, est nuisible à l'espèce humaine. Les machines, dit Montesquieu, dont l'objet est d'abréger l'art, ne sont pas toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre, et qu'il convienne également à celui qui l'achète et à l'ouvrier qui Ta fait, les machines qui en simplifieraient la manufacture, c’est-à-dire qui diminueraient le nombre des ouvriers, seraient pernicieuses j et si les moulins à eau n'étaient pas partout établis, je ne les croirais pas aussi utiles que l'on dit, parce qu'ils ont fait reposer une infinité de bras …[8]
Cette erreur de Montesquieu est si répandue et peut avoir des résultats si funestes, qu'on nous pardonnera d'en rapporter la réfutation toute entière; d'ailleurs le moyen de faire connaître un ouvrage, est de montrer comment l'auteur raisonne.
« Lorsqu'une nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif quelconque, remplace un [192] travail humain déjà en activité, une partie des bras industrieux, dont le service est utilement suppléé, demeure sans ouvrage. Mais ce malheur, toujours passager, est promptement réparé. La grande multiplication d'un produit en-fait baisser le prix : le bon marché en étend l'usage ; et sa production, quoique devenue plus expéditive, ne tarde pas à occuper plus de travailleurs qu'auparavant. Il n'est pas douteux que le travail du coton occupe plus de bras en Angleterre, en France et en Allemagne, dans ce moment qu'avant l'introduction des machines qui ont singulièrement abrégé et perfectionné ce travail.
» Un exemple assez frappant encore du même effet, est celui que présente la machine qui sert à multiplier rapidement les copies d'un même écrit : je veux dire l’imprimerie.
» Je ne parle pas de l'influence qu'a eue l'imprimerie sur le perfectionnement des connaissances humaines et sur la civilisation ; je ne veux la considérer que comme manufacture et sous ses rapports économiques. Au moment où elle fut employée, une foule de copistes durent rester inoccupés; car on peut estimer qu'un seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que deux cents copistes. Il faut donc croire que cent [198] quatre-vingt-dix-neuf ouvriers sur deux cents restèrent sans ouvrage. Hé bien ! la facilité de lire les ouvrages imprimés, plus grande que pour les ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres tombèrent, l'encouragement que cette invention donna aux auteurs pour en composer en bien plus grand nombre, soit d'instruction, soit d'amusement; toutes ces causes tirent qu'au bout de très-peu de temps, il y eut plus d'ouvriers imprimeurs employés qu'il n'y avait auparavant de copistes. Et si à présent on pouvait calculer exactement, non-seulement le nombre des ouvriers imprimeurs, mais encore des industrieux que l'imprimerie fait travailler, comme graveurs de poinçons, fondeurs de caractères, fabricans de papier, voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on trouverait peut-être que le nombre des personnes occupées par la fabrication des livres est cent fois plus grande que celui qu'elle occupait avant l'invention de l'imprimerie.
» Mais quelques avantages que présente définitivement l'emploi d'une nouvelle machine pour la classe même des entrepreneurs et telle des ouvriers, la classe qui en retire le principal avantage est celle des consommateurs, et c'est toujours la classe essentielle, parce qu'elle est la plus nombreuse, parce que les producteurs [194] de tout genre viennent s'y ranger, et que le bonheur de cette classe composée de toutes les autres constitue le bien-être général, l'état de prospérité d'un pays. Je dis que ce sont les consommateurs qui retirent le principal avantage des machines. En effet, si leurs inventeurs jouissent exclusivement pendant quelques années du fruit de leur découverte, rien n'est plus juste ; mais il est sans exemple que le secret ait pu être gardé long-temps. Tout se sait, principalement ce que l'intérêt personnel excite à découvrir , et ce qu'on est obligé de confier à la discrétion de plusieurs individus qui construisent la machine ou qui s'en servent. Dès-lors la concurrence abaisse la valeur du produit de toute l'économie qui est faite sur les frais de production; et c'est là le profit du consommateur. La mouture du blé n'en rapporte probablement pas plus aux meuniers d'à présent qu'à ceux d'autrefois; mais la mouture coûte bien moins aux consommateurs.
» Le bon marché n'est pas le seul avantage que l'introduction des procédés expéditifs procure aux consommateurs : ils y gagnent en général plus de perfection dans les produits. Des peintre» pourraient exécuter au pinceau les dessins qui ornent nos indiennes, nos papiers pour tentures; [195] mais les planches d'impression, mais les rouleaux qu'on emploie pour cet usage, donnent aux dessins une régularité, aux couleurs une uniformité que le plus habile artiste ne pourrait jamais atteindre.
« En poursuivant cette recherche dans tous les arts industriels, on verrait que la plupart des machines ne se bornent pas à suppléer simplement le travail de l'homme, et qu'elles donnent un produit réellement nouveau en donnant une perfection nouvelle.
» Enfin , les machines font plus encore : elles multiplient même les produits auxquels. elles ne s'appliquent pas. On ne croirait peut-être pas, si l'on ne prenait la peine d'y réfléchir, que la charrue, la herse et d'autres semblables machines, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ont puissamment concouru à procurer à l'homme une grande partie non-seulement des nécessités de la vie, mais même des superfluités dont il jouit maintenant, et dont probablement il n'aurait jamais seulement conçu l’idée. Cependant si les diverses façons que réclame le sol ne pouvaient se donner que par le moyen de la bêche, de la houe et d'autres instrumens aussi peu expéditifs ; si nous ne pouvions faire concourir à ce travail des animaux qui, [196] considérés en économie politique, sont des espèces de machines, il est probable qu'il faudrait employer, pour obtenir les denrées alimentaires qui soutiennent notre population actuelle, la totalité des bras qui s'appliquent actuellement aux arts industriels. La charrue a donc permis à un certain nombre de personnes de se livrer aux arts, même les plus futiles, et, ce qui vaut mieux, à la culture des facultés de l’esprit.
« Les anciens ne connaissaient pas les moulins : de leur temps, c'étaient des hommes qui broyaient le froment dont on faisait le pain; il fallait peut-être vingt personnes pour broyer autant de blé qu'un seul moulin peut en moudre. Or, un seul meunier, deux au plus, suffisent pour alimenter et surveiller le moulin. Ces deux hommes, à l'aide de cette ingénieuse machine, donnent un produit égal à celui de vingt personnes au temps de César. Nous forçons donc le vent ou un cours d'eau, dans chacun de nos moulins, à faire l'ouvrage de dix-huit personnes, et ces dix-huit personnes que les anciens employaient de plus que nous, peuvent de nos jours trouver à subsister comme autrefois, puisque le moulin n'a pas diminué les produits de la société ; et en même temps leur industrie peut s'appliquer à créer d'autres produits [197] qu'elles donnent en échange du produit du moulin et multiplie ainsi la masse des richesses. »
C'est ainsi que M. Say, toujours en analysant les faits et en faisant voir comment ils se passent, détruit des préjugés soutenus quelquefois par les autorités les plus imposantes, et arrive sans effort aux conséquences les plus satisfaisantes. Ayant montré l'influence des machines sur la production des richesses, il fait voir l'influence non moins étonnante de la division des travaux; il examine les cas où elle peut avoir lieu avec profit, et ceux où elle est nuisible ou impossible; il ne dissimule point les mauvais effets qui en sont la suite, ni comment en accroissant la capacité d'une personne pour un certain genre de travail, elle la diminue ou la détruit pour tout autre genre. Les différentes manières d'exercer l'industrie commerciale sont ensuite développés; et l'auteur, après avoir montré quel est l'objet du commerce en général et comment le commerce est productif de richesses, traité successivement du commerce extérieur, du commerce intérieur, du commerce en gros, du commerce en détail, du commerce de spéculation, du commerce de transport, et enfin des rapports du commerce maritime avec la puissance militaire.
[198]
Au sujet du commerce de transport, M. Say examine s'il convient de le laisser exclusivement exercer par des nationaux, ou si l'on peut l'abandonner aux hommes de tous les pays, et il se détermine pour ce dernier parti comme le plus avantageux, en s'appuyant de l'exemple de la Turquie, qui n'a pu entretenir le peu d'industrie qui s'exerce chez elle qu'en permettant aux étrangers de lui apporter ce qui lui manque, et de prendre chez elle ce qui s'y produit.
» Des gouvernemens moins sages en cela que celui de Turquie ont interdit aux armateurs étrangers le commerce de transport chez eux. Si les nationaux pouvaient faire ce transport à meilleur compte que les étrangers, il était superflu d'en exclure ces derniers ; si les étrangers pouvaient le faire à moins de frais, on se privait volontairement du profit qu'il y avait à les employer.
» Rendons cela plus sensible par un exemple.
» Le transport des chanvres de Riga au Havre revient, dit-on, à un navigateur hollandais à 35 francs par tonneau. Nul autre ne pourrait les transporter si économiquement, je suppose, que le Hollandais peut le faire. Il propose an, gouvernement français, qui est consommateur [199] de chanvre de Russie, de se charger de ce transport pour 40 francs par tonneau. Il se réserve, comme on voit, un bénéfice de 5 francs. Je suppose encore que le gouvernement français voulant favoriser les armateurs de sa nation, préfère d'employer des vaisseaux français auxquels le même transport reviendra à 50 francs, et qui, pour se ménager le même bénéfice, le feront payer 55 francs. Qu'en résultera-t-il ? Le gouvernement aura fait un excédent de dépense de 15 francs par tonneau pour faire gagner 5 fr. a ses compatriotes ; et comme ce sont ses compatriotes également qui paient les contributions sur lesquelles se prennent les dépenses publiques, cette opération aura coûté 15 fr. à des Français pour faire gagner 5 fr. à d'autres Français. »
Si nous voulions donner une analyse exacte du Traité d'Economie politique de M. Say, il faudrait donner à cet article une étendue beaucoup plus vaste que la nature de notre travail ne le comporte ; et quand nous aurions analysé l'ouvrage, nous aurions encore peu fait pour des lecteurs qui s'imagineraient qu'on peut apprendre une science en l'effleurant. Lorsqu'un ouvrage est bien fait, il est impossible de s'en former une idée autrement qu'en le lisant; car si celui qui eu rend compte se borne à en faire connaître [200] les propositions principales, le lecteur ne voyant pas les conséquences qui les lient les unes aux autres, n'aperçoit que des faits isolés don t il ne peut connaître ni les effets ni les causes, et qui, par conséquent, ne forment pas une science; et si l'on veut montrer comment les propositions s'enchaînent mutuellement, on se trouve dans la nécessité de copier l'ouvrage tel que l'auteur l'a produit. Nous nous bornerons donc à faire voir comment l'auteur traite des matières sur lesquelles l'ignorance et les préjugés ont fait commetre tant de sottises, pour ne rien dire de pis.
Si la propriété était, comme elle devrait être, une chose sacrée, c'est-à-dire, si tout homme jouissant de sa raison, pouvait employer ses talens et ses capitaux de la manière qu'il jugerait la plus conforme à ses intérêts en respectant les mêmes droits chez les autres, la richesse publique s'accroîtrait continuellement ; puisque la richesse publique n'est que la réunion des richesses particulières, et que chaque homme est le meilleur juge de ce qui convient à ses intérêts. Mais quoiqu'en thèse générale chacun convienne de cela, quand il s'agit de ses intérêts individuels, on cesse d'en convenir lorsqu'il s'agit de l'intérêt des autres ; alors on veut que l’administration [201] détermine ce qu'il convient ou ce qu'il ne convient pas de produire, et la manière même dont les choses doivent être produites.
« La nature des besoins de la société, dit M. Say, détermine à chaque époque, et, selon les circonstances, une demande plus ou moins vive de tels ou tels produits. Il en résulte que dans ces genres de production, les services productifs sont un peu mieux payés que dans les autres branches de production, c'est-à-dire, que les profits qu'on y fait sur l'emploi de la terre, des capitaux et du travail, y sont un peu meilleurs. Ces profits attirent de ce côté des producteurs, et c'est ainsi que la nature des produits se conforme toujours naturellement aux besoins de la société. On a déjà vu que ces besoins sont d'autant plus étendus, que la production est plus grande, et que la société en général achète d'autant plus qu'elle a plus de quoi acheter.
» Lorsqu'au travers de cette marche naturelle des choses, l'autorité se montre et dit : le produit qu'on veut créer, celui qui donne les meilleurs profits, et par conséquent celui qui est le plus recherché n'est pas celui qui convient; il faut qu'on s'occupe de tel autre, elle dirige évidemment une partie de la production vers un genre dont le besoin se fait moins sentir aux dépens [202] d’un autre, dont le besoin se fait sentir davantage.
» En France, en 1794, il y eut des personnes persécutées et même conduites à l'échafaud, pour avoir transformé des terres labourées en prairies artificielles. Cependant, du moment que ces personnes trouvaient plus d'avantage à élever des bestiaux qu'à cultiver des grains, on peut être certain que les besoins de la société réclamaient plus de bestiaux que de grains, et qu'elles pouvaient produire une plus grande valeur dans la première de ses denrées que dans la seconde.
» L'administration disait que la valeur produite importait moins que la nature des produits et qu'elle préférait qu'il y eût du blé produit pour cinquante francs, plutôt que de la viande pour cent francs. En cela, elle se montrait peu éclairée, elle ignorait que le produit le plus grand est toujours le meilleur, et qu'une terre qui produit en viande de quoi acheter en blé le double de ce qu'elle en pourrait produire, produit réellement deux fois autant de blé que si on l'avait semée en grains, puisqu'avec son produit on peut se procurer cette qualité de blé. Cette manière d'obtenir du blé, poursuit-on, n'en augmente pas la quantité. C'est vrai, si on ne l'achète pas des mains de l'étranger; mais [203] aussi cette denrée est, dans ce moment là, moins rare que la viande, puisqu'on consent à donner le produit de deux arpens de blé pour celui d'un arpent de prairie.[9] Que si le blé est assez rare et assez recherché pour que le produit des terres labourées vaille plus que celui des prairies, alors l'ordonnance est superflue; l'intérêt personnel du producteur suffit pour faire cultiver le blé.
» Il ne reste donc plus qu'à savoir qui, de l'administration ou du cultivateur, sait le mieux quel genre de culture rapportera davantage ; et il est permis de supposer que le cultivateur qui vit sur le terrain, l'étudié, l'interroge, qui plus que personne est intéressé à en tirer le meilleur parti, en sait à cet égard plus que l'administration.
» Si l'on insiste, et si l'on dit que le cultivateur ne connaît que le prix courant du marché, et ne saurait prévoir, comme l'administration, les besoins futurs du peuple, on peut répondre que l'un des talens des producteurs, talent que leur intérêt les oblige de cultiver avec soin, est non-seulement de connaître, mais de prévoir les besoins.
[204]
» Lorsqu'à une autre époque on a forcé les particuliers à planter des betteraves ou du pastel dans des- terrains qui produisaient du blé, on a fait un mal du même genre ; et je ferai remarquer, en passant, que c'est un bien mauvais calcul que de vouloir obliger la zone tempérée à .fournir des produits de la zone torride. Nos terres produisent péniblement y en petite quantité et en qualités médiocres, des matières sucrées et colorantes qu'un autre climat donne avec profusion; mais elles produisent au contraire, avec facilité, des fruits, des céréales que leur poids et leur volume ne permettent pas de tirer de bien loin. Lorsque nous condamnons nos terres à nous donner ce qu'elles produisent avec désavantage, aux dépens de ce qu'elles produisent plus volontiers; lorsque nous achetons par conséquent fort cher ce que nous paierions à fort bon marché, si nous le tirions des lieux où il se produit avec avantage, nous devenons nous-mêmes victimes de notre propre folie. Le comble de l'habileté est de tirer le parti le plus avantageux des forces de la nature, et le comble de la démence est de lutter contre elles; car c'est employer nos peines à détruire une partie des forces que la nature voudrait nous prêter.
» On dit encore qu'il vaut mieux payer plus [205] cher un produit, lorsque son prix ne sort pas du pays, que de le payer moins cher lorsqu'il faut l'acheter au dehors. Mais qu'on se reporte aux procédés de la production que nous avons analysés, on y verra que les produits ne s'obtiennent que par le sacrifice, la consommation d'une certaine quantité de matières et de services productifs, dont la valeur est par ce fait aussi complètement perdue pour le pays que si elle était envoyée au dehors. »
L'erreur que réfute ici M. Say, a été adoptée de la meilleure foi du monde par des gens qui n'étaient pas sans lumières sous certains rapports, mais qui n'avaient aucune idée juste sur la production et sur la consommation des richesses. Il vaut mieux, disait-on, payer 6 fr. une livre de sucre produite dans l'intérieur, que de payer 3 fr. une livre de sucre qui nous serait apportée par les étrangers. Dans le premier cas, il est vrai que le sucre coûte plus cher aux consommateurs; mais la somme qu'on donne pour se le procurer ne sort pas du pays, et par conséquent la richesse nationale n'est point altérée : dans le second, le sucre ne coûte que la moitié, mais le prix passe dans les mains des étrangers, et la nation est appauvrie d'autant.
Ce raisonnement, qui était admis par les [206] meilleurs patriotes, n'était au fond qu'un sophisme. Mais d'où provenait l'erreur ? de ce qu'on avait l'habitude de considérer l’argent comme l'unique richesse d'un pays : on ne voyait pas que pour produire dans l'intérieur une livre de sucre qui pouvait se vendre 6 fr., il fallait consommer des valeurs pour 5 fr. ; que ces valeurs devant se consommer pour reparaître en sucre, il importait fort peu qu'elles périssent dans une chaudière au sein de la France, ou qu'elles fussent livrées à des marchands, pour être consommées en d'autres pays; que le point essentiel était de leur faire produire la plus grande quantité possible de sucre, et que le meilleur moyeu était de les échanger contre cette denrée venue de l'étranger. Mais les marchands de sucre voulaient de l'argent et non des denrées! Qu'importe? Ceux qui avaient besoin d'en acheter, ne pouvaient se procurer de l'argent qu'en vendant leurs denrées; c'était donc toujours acheter du sucre avec des denrées, et c'était l'acheter moins cher de la moitié. En définitive, soit que les transactions commerciales aient lieu entre des gens d'un même pays, soit qu'elles aient lieu entre des gens de nations différentes, on n'achète des produits qu'avec d'autres produits ; et dans l'un et l'autre cas, les échanges doivent être également [207] profitables à toutes les parties, sans quoi elles ne les feraient pas.[10]
Tous les gouvernement ont cependant adopté un système contraire ; et ce système, qu'on a appelé balance du commerce, a reçu l'assentiment des peuples auxquels il a fait le plus de mal. Voici comment M. Say l'expose et le réfute.'
« La comparaison que fait une nation de la valeur des marchandises qu'elle vend à l'étranger, avec la valeur des marchandises qu'elle achète à l'étranger, forme ce qu'on appelle la balance du commerce. Si elle a envoyé au dehors plus de marchandises qu'elle n'en a reçues, on suppose qu'elle a un excédent à recevoir en or ou en argent; on dit que la balance du commerce lui est favorable : dans le cas opposé, on dit que la balance lui est contraire.
» Le système exclusif croit, d'une part, que le commerce d'une nation est d'autant plus avantageux, qu'elle exporte plus de marchandises, [208] qu'elle en importe moins, et qu'elle a un plus fort excédent à recevoir de l'étranger en numéraire et en métaux précieux ; et d'une autre part, il suppose que, par le moyen des droits d'entrées, des prohibitions et des primes, un gouvernement peut rendre la balance plus favorable, ou moins contraire à sa nation.
» Ce sont ces deux suppositions qu'il s'agit d'examiner; et d'abord il convient de savoir comment se passent les faits.
» Quant un négociant envoie des marchandises dans l'étranger, il les y fait vendre, et reçoit de l'acheteur, par les mains de ses correspondans, le montant de la vente en monnaie étrangère. S'il espère pouvoir gagner sur les retours des produits de sa vente, il fait acheter une marchandise dans l'étranger et se la fait adresser. L'opération est à peu près la même quand elle commence par la fin, c'est-à-dire, lorsqu'un négociant fait d'abord acheter dans l'étranger, et paie ses achats par les marchandises qu'il y envoie.
» Ces opérations ne sont pas toujours exécutées pour le compte du même négociant. Celui qui fait l'envoi, quelquefois ne veut pas faire l'opération du retour ; alors il fait des traites ou lettres de change sur le correspondant qui a [209] vendu sa marchandise; il négocie ou vend ces traites à une personne qui les envoie dans l'étranger, où elles servent à acquérir d'autres marchandises que cette dernière personne fait venir.
» Dans l'un et l'autre cas, une valeur est envoyée, une autre valeur revient en échange; mais nous n'avons point encore examiné si une portion des valeurs envoyées ou revenues était composée de métaux précieux. On peut raisonnablement supposer que lorsque les négocians sont libres de choisir les marchandises sur lesquelles portent leurs spéculations, ils préfèrent celles qui leur présentent plus d'avantage, c’est-à-dire celles qui, rendues à leur destination, auront le plus de valeur. Ainsi, lorsqu'un négociant français envoie en Angleterre des eaux-de-vie, et que, par suite de cet envoi, il a mille livres sterlings à faire venir, il compare ce que produiront en France ces mille livres sterlings, dans le cas où il les fera venir en métaux précieux, avec ce qu'elles produiront s'il les fait venir en quincailleries.
» Nous n'examinerons pas dans ce moment, si la valeur du retour doit être plus ou moins forte en marchandise-monnaie qu'en toute autre marchandise. Pour dégager de la question tout ce qui pourrait la compliquer, nous supposerons que la [210] valeur de ce retour, sous l'une de ces formes, est parfaitement égale à sa valeur sous l'autre forme. La question alors se réduit à ceci:
Valeur égale pour valeur égale, convient-il à une nation de recevoir en paiement des métaux précieux, préférablement à toute autre marchandise?
» Pour résoudre cette question, nous sommes obligés de nous retracer quelques notions élémentaires.
» Quelles sont les fonctions des métaux précieux dans la société ? Façonnés en bijoux, en ustensiles, ils servent à l'ornement de nos personnes, de nos maisons, et à plusieurs usages domestiques. Sous cette forme, ils font partie de cette portion de capital de la société, que l'on peut regarder comme productif d'utilité et d'agrément.
» Façonnés en monnaie, ils deviennent du numéraire, et servent aux échanges que les hommes font des valeurs qu'ils possèdent; c'est-à-dire que, lorsqu'une personne qui possède une valeur eu blé, par exemple, veut, en échange de cette valeur, se procurer une valeur en habillement, elle commence par échanger son blé contre du numéraire, pour échanger ensuite son numéraire contre un habit. Sous la forme de numéraire, [211] les métaux précieux font partie du capital de la société, c'est-à-dire qu'ils font partie de l'avoir tantôt d'un particulier, tantôt d’un autre, qui tous sont membres de la société.
» Ces deux principaux mages de l’or et de l'argent leur établissent, par tout pays, une valeur qui varie selon les circonstances, mais qui indique assez fidèlement le besoin que la société a de cette marchandise dans la position où elle se trouve. Si elle est fort riche, et si conséquemment elle est en état d'avoir beaucoup d'ustensiles et de bijoux en or et en argent, elle recherche davantage ces métaux, et les paie plus chèrement, c'est-à-dire qu'elle livre, en échange des métaux précieux , une plus forte quantité de quelqu'autre marchandise que ce soit ; elle a besoin en même temps de plus de numéraire, parce que la masse des valeurs à échanger est plus considérable. Les usages de l'or et de l'argent établissent donc en chaque lieu un certain besoin de cette marchandise; et lorsque le pays en possède là quantité nécessaire pour satisfaire à ce besoin, ce qui s’introduit de plus n'étant recherché de personne, forme des valeurs dormantes qui sont à charge à leurs possesseurs. La valeur relative de ces métaux recevant de cette circonstance quelque altération, les personnes qui en font spécialement le commerce , [212] cherchent à les faire passer dans les lieux où ils valent relativement davantage, c'est-à-dire, où ils peuvent trouver à s'échanger contre une plus forte quantité de marchandises.
Si maintenant on répète la question: Convient-il de recevoir des métaux précieux préférablement à toute autre marchandise? La réponse deviendra plus facile : oui, si l'état de la société en réclame plus qu'elle n'en possède; non, dans le cas contraire. Mais en même temps on s'apercevra que, si les besoins de la société réclament de l'or et de l'argent, le taux de leur valeur, relativement aux autres marchandises, assure dès-lors des bénéfices aux négocians qui en font venir; et que si l'état de la société n'en réclame pas, on la condamnerait à perdre en l'obligeant à recevoir des métaux précieux, plutôt que toute autre chose qui vaut relativement davantage, puisque ses négocians en trouvent la défaite plus lucrative .…
« On dit qu'en augmentant par une balance favorable du commerce la masse du numéraire, on augmente la masse des capitaux du pays, et qu'en le laissant écouler, on la diminue. Il faut donc répéter ici qu'un capital ne consiste pas dans une somme d'argent, mais qu'il consiste dans des valeurs consacrées à la consommation [213] reproductive, et qui se trouvent successivement sous différentes formes. Lorsqu'on veut employer un capital dans une entreprise quelconque, ou, lorsqu'on veut le prêter, on commence à la vérité par lé réaliser et par transformer en argent comptant les différentes valeurs dont on peut disposer. La valeur de ce capital, qui se trouve ainsi passagèrement sous la forme d'une somme d'argent, ne tarde pas à se transformer, par des échanges, en diverses constructions, et en matières commerciables nécessaires à l'entreprise projetée. L'argent comptant momentanément employé sort de nouveau de cette affaire, et va servir à d'autres échanges, après avoir rempli son office passager, de même que beaucoup d'autres matières sous la forme desquelles s'est trouvé successivement cette valeur capitale. Ce n'est donc point perdre ou altérer un capital que de disposer de sa valeur, sous quelque forme matérielle qu'elle se trouve, pourvu qu'on en dispose de manière à s'assurer le remplacement de cette valeur.
» Qu'un Français, négociant en marchandises d'outre-mer, envoie dans l'étranger un capital de cent mille francs en espèces pour avoir du coton: son coton arrivé, il possède cent mille francs en coton au lieu de cent mille francs en [214] espèces ( sans parler du bénéfice ). Quelqu’un a-t-il perdu cette somme de numéraire ? Non, certes ; le spéculateur l'avait acquise à titre légitime. Un fabricant de coton achète cette marchandise, et la paie en numéraire : est-ce lui qui perd la somme ? Pas davantage. Au contraire, cette valeur de cent mille francs sera portée à deux cent mille francs entre ses mains; ses avances payées il. y gagnera encore. Si aucun des capitalistes n'a perdu les cent mille fr. de numéraire exporté, qui peut dire que l'état les a perdus? Le consommateur les perdra y dira-t-on : en effet , les consommateurs perdront la valeur des étoffes qu'ils achèteront ; mais les cent mille francs de numéraire n'eussent pas été exportés, et les consommateurs auraient consommé en place des étoffes de lin et de laine pour une valeur équivalente, qu'il y aurait toujours, en une valeur de cent mille francs détruite, perdue sans qu'il fut sorti un sol.du pays. La perte de valeur dont il est ici question , n'est pas le fait de l'exportation, mais de la consommation qui aurait eu lieu tout de même. Je suis donc fondé à dire que l'exportation du numéraire n'a rien fait perdre à l’état.[11]
[215]
» Vous voulez, dites-vous, empêcher les capitaux de sortir : vous ne les arrêterez point en emprisonnant le numéraire. Celui qui veut envoyer ses capitaux au dehors y réussit aussi bien en expédiant des marchandises dont l'exportation est permise. Tant mieux, dites-vous ; ces marchandises auront fait gagner nos fabricans. Oui, mais la valeur de ces marchandises n'existe plus dans le pays, puisqu'elle n'entraîne point de retour avec lequel on puisse faire de nouveaux achats; c'est une valeur capitale de moins chez vous, et qui féconde l'industrie étrangère au lieu de la vôtre. Voilà un vrai sujet de crainte. Les capitaux cherchent les lieux où ils trouvent de la sûreté et des emplois lucratifs , et abandonnent peu à peu les lieux où l'on ne sait pas leur offrir de tels avantages ; mais pour déserter ils n'ont nul besoin de se transformer en numéraire.
» Si l'exportation du numéraire ne fait rien perdre aux capitaux de la nation, pourvu qu'elle amène des retours, son importation ne leur fait rien gagner. En effet, on ne peut faire entrer du numéraire sans l'avoir acheté par une valeur équivalente, et il a fallu exporter celle-ci pour importer l’autre …
» Il vaut mieux, dit-on encore, envoyer à [216] l’étranger des denrées qui se consomment, comme des produits manufacturés, et garder les produits qui ne se consomment pas comme le numéraire. Mais les produits qui se consomment, s'ils sont les plus recherchés, sont plus profitables que les produits qui ne se consomment pas. Forcer un producteur à remplacer une portion de son capital soumise à une consommation rapide, par une autre valeur d'une consommation plus lente, serait lui rendre souvent un fort mauvais service. Si un maître de forges avait fait un marché pour qu'on lui livrât, à une époque déterminée, des charbons, et que, le terme étant arrivé, et dans l'impossibilité de les lui livrer , on lui en donnât la valeur en argent, on serait fort mal venu à lui prouver qu'on lui a rendu service, en.ce que l'argent qu'on lui offre est d'une consommation plus lente que le charbon.
» Si un teinturier avait donné dans l'étranger une commission pour du bois de campèche, on lui ferait un tort réel de lui envoyer de l'or, sous prétexte qu'à égalité de valeur c'est une marchandise plus durable. Il a besoin-, non d'une marchandise durable, mais de celle qui, périssant dans sa cuve, doit bientôt reparaître dans la teinture de ses étoffes. …
» S'il ne fallait importer que la portion la plus [217] durable des capitaux productifs, d'autres objets très - durables, le fer, les pierres devraient partager cette faveur avec l'argent et l'or.
» Ce qu'il importe de voir durer, ce n'est aucune matière en particulier : c'est la valeur du capital. Or, la valeur du capital se perpétue, malgré le fréquent changement des formes matérielles dans lesquelles réside cette valeur. Il ne peut même rapporter un profit, un intérêt, que lorsque ces formes changent perpétuellement; et vouloir la conserver en argent, ce serait le condamner à être improductif.
» Après avoir montré qu'il n'y a aucun avantage à importer de l'or et de l'argent préférablement à toute autre marchandise, j'irai plus loin, et je dirai que dans la supposition où il serait desirable qu'on obtînt une balance constamment favorable, il serait impossible d'y parvenir.
» L'or et l'argent, comme toutes les autres matières dont l'ensemble formé les richesses d'une nation, ne sont utiles à cette nation que jusqu'au point où ils n'excèdent pas les besoins de cette nation. Le surplus occasionnant plus d'offres de cette marchandise qu'il n'y en a de demandes, en avilit la valeur d'autant plus que [218] l'offre est plus grande, et il en résulte un puissant encouragement pour s'en procurer au-dedans, afin d'en tirer parti au-dehors avec bénéfice.
» Rendons ceci sensible par un exemple.
» Supposons pour un instant que les communications intérieures d'un pays et l'état de ses richesses soient tels, qu'ils exigent l'emploi constant de mille voitures de tout genre; supposons que, par un système commercial quelconque, on parvint à y faire entrer plus de voitures qu'il ne s'en détruirait annuellement, de manière qu'au bout d'un an il s'en trouvât quinze cents au lieu de mille, n'est-il pas évident qu'il y aurait dès-lors cinq cents voitures inoccupées sous différentes remises, et que les propriétaires de ces voitures, plutôt que d'en laisser dormir la valeur, chercheraient à s'en défaire au rabais les uns des autres, et pour peu que la contrebande en fût aisée, les feraient passer dans l'étranger pour en tirer un meilleur parti? On aurait beau faire des traités de commerce pour assurer une plus grande importation de voitures, on aurait beau favoriser à grands frais l'exportation de beaucoup de marchandises pour en faire rentrer la valeur sous forme de voitures, plus la [219] législation chercherait à en faire entrer, et plus les particuliers chercheraient à en faire sortir.
» Ces voitures sont le numéraire. On n'en a besoin que jusqu'à un certain point ; nécessairement il ne forme qu'une partie des richesses sociales, parce qu'on a besoin d'autre chose que de numéraire. Il en faut plus ou moins selon la situation des richesses générales, de même qu'il faut plus de voitures à une nation riche qu'à une nation pauvre. Quelles que soient les qualités brillantes ou solides de cette marchandise, elle ne vaut que d'après ses usages, et ses usages sont bornés. Ainsi que les voitures, elle a une valeur qui lui est propre, valeur qui diminue si elle est abondante par rapport aux objets avec lesquels on l'échange, et qui augmente si elle devient rare par rapport aux mêmes objets.
» On dit qu'avec de l'or et de l'argent on peut se procurer de tout : c'est vrai; mais à quelles conditions? Ces conditions sont moins bonnes quand, par des moyens forcés, on multiplie cette denrée au-delà des besoins; de là les efforts qu'elle fait pour s'employer au-dehors. Il était défendu de faire sortir de l'argent d'Espagne, et l'Espagne en fournissait à toute l'Europe, En 1812, le papier-monnaie d'Angleterre ayant rendu superflu tout l’or qui servait de [220] monnaie, et les matières d'or en général étant dès là devenues surabondantes par rapport aux emplois qui- restaient pour cette marchandise, sa valeur relative avait baissé dans ce pays là, les guinées passaient d'Angleterre en France, malgré la facilité de garder les frontières d'une île, et malgré la peine de mort infligée aux contrebandiers.
» De quoi servent donc tous les soins que prennent les gouvernemens pour faire pencher en faveur de leur nation la balance du commerce? à peu près à rien, si ce n'est à former de beaux tableaux démentis par les faits.
» Pourquoi faut-il que des notions si claires, si conformes au simple bon sens, et à des faits constatés par tous ceux qui s'occupent de commerce,, aient néanmoins été rejetées dans l'application par tous les gouvernemens de l'Europe, et combattues par plusieurs écrivains qui ont fait preuve d'ailleurs et de lumières et d'esprit? C'est, disons-le, parce que les premiers principes de l'économie politique sont encore presque généralement ignorés; parce qu'on élevé sur de mauvaises bases des raisonnemens ingénieux dont se paient trop aisément, d'une part, les passions des gouvernemens ( qui emploient les prohibitions comme une arme offensive ou comme [221] une ressource fiscale), et d'une autre part l’avidité de plusieurs classes de négocians et de manufacturiers qui trouvent dans les privilèges un avantage particulier, et s'inquiètent peu de savoir si leurs profits sont le résultat d'une production réelle ou d'une perte supportée par d'autres classes de la nation.
» Vouloir mettre en sa faveur la balance du commerce, c'est-à-dire vouloir donner des marchandises et se les faire payer en or, c'est ne vouloir point de commerce ; car le pays avec lequel vous commercez ne peut vous donner en échange que ce qu'il a. Si vous lui demandez exclusivement des métaux précieux, il est fondé à vous en demander aussi; et du moment qu'on prétend de part et d'autre à la même marchandise, l'échange devient impossible. Si l'accaparement des métaux précieux était exécutable, il ôterait toute possibilité de relations commerciales avec la plupart des états du monde.
» Lorsqu'un pays vous donne en échange ce qui vous convient, que demandez-vous de plus? Que peut l'or davantage? Pourquoi voudriez vous avoir de l'or, si ce n'est pour acheter ensuite ce qui vous convient?
» Un temps viendra où l'on sera bien étonné qu'il ait fallu se donner tant de peine pour prouver la sottise d'un système aussi creux, et pour prouver [222] la sottise d’un système aussi creux, et pour lequel on a livré tant de guerres. »
Les raisons que donne M. Say contre la balance du commerce, nous paraissent d'une grande force; cependant on trouve le système qu'il combat bien plus absurde encore après avoir lu ce qu'il dit sur les monnaies. Nous regrettons que l'étendue des passages que nous avons déjà rapportés ne nous permette pas de citer ce qu'il dit sur cet objet, ainsi que sur les effets des réglemens qui déterminant le mode de production, sur les compagnies privilégiées, sur lé commerce des grains, sur les colonies et sur beaucoup d'autres objets. Les préjugés, à cet égard, sont si nombreux et si contraires aux vrais intérêts des peuples, qu'il est presqu'impossible qu'un gouvernement fasse quelque bien tant qu'ils ne seront pas détruits.
Comme en général on est peu disposé à croire que les idées auxquelles on est dès long-tems habitué, et qu'on voit très-répandues, sont des erreurs, nous citerons un exemple qui pourra inspirer quelque méfiance à ceux qui ne veulent point absolument fermer les yeux à la lumière. Nous le prendrons dans le traité même qui nous occupe.
« Lorsqu'on commença à fabriquer des cotonnades en France, dit M. Say, le commerce [223] tout entier des villes d'Amiens, de Reims, de Beauvais, etc. se mit en réclamation, et représenta toute l'industrie de ces villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant qu'elles soient moins industrieuses ni moins riches qu'elles ne l'étaient il y a un demi-siècle; tandis que l'opulence de Rouen et de la Normandie a reçu un grand accroissement des manufactures de coton.
» Ce fut bien pis quand là mode des toiles peintes vint à s'introduire: toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement; de toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, des mémoires, des députations et beaucoup d'argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, les enfans, les femmes, les vieillards dans la désolation, les terres les mieux cultivées du royaume restant en friche, et cette belle et riche province devenant un désert.
» La ville de Tours fit voir les députés dé tout le royaume dans les gémissetnens, prédit une commotion qui occasionnera une convulsion dans le gouvernement politique … Lyon ne voulut point se taire sur un projet qui répandait la terreur dans toutes les fabriques. Paris ne s'était jamais présenté au pied du trône, que le commerce arrosait de ses larmes, pour une [224] affaire aussi importante. Amiens regarda la permission des toiles peintes comme la tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. Son mémoire délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, et signé de tous les membres, était ainsi terminé : Au reste, il suffit, pour proscrire à jamais l’usage des toiles peintes, que tout le. royaume frémisse d'horreur quand il entend annoncer qu'elles vont être permises. Vox populi, vox Dei. »
Il n'existe personne aujourd'hui qui ne soit convaincu que les manufactures de toiles peintes ont répandu en France une main-d'œuvre prodigieuse, par la préparation et la filature des matières premières, le tissage, le blanchiment, l'impression des toiles; et chacun en lisant les passages précités sera peut-être tenté de rire de l'ignorance et des vaines terreurs qu'inspiraient les toiles peintes. Cependant, de toutes les personnes qui souriront de pitié à la lecture de ces passages, il n'y en aura pas un dixième, pas un centième peut-être, qui ne soient imbues de préjugés et d'erreurs plus grossièrs et plus funestes que ceux qui leur paraissent aujourd'hui si ridicules. Les erreurs des gouvernemens sont nuisibles aux nations : l'expérience nous le [225] démontre tous les jours ; mais nous ne craidrons pas d'affirmer que les erreurs ou les préjugés des peuples sont encore plus funestes que ceux des gouvernemens. Et lorsque nous parlons des peuples, ce n'est pas seulement des hommes qui n'ont reçu aucune éducation: c'est des hommes les plus marquant de la société, de ceux qui forment l'opinion de la multitude , et qui se croient les plus éclairés.
L'étude de l'ouvrage de M. Say, eh faisant voir comment les nations arrivent à la prospérité ou tombent dans la misère, apprendra aux peuples, et par suite aux gouvernemens, à mieux diriger l'emploi de leurs moyens. Adam Smith avait développé avec beaucoup de sagacité un graud nombre de vérités sur cette matière ; mais ce n'est que dans les mains de M. Say que l'economie politique est devenue une véritable science: c'est à lui qu'on devra les heureux changemens qui s'opéreront en France et dans beaucoup d'autres pays, soit en économie politique, soit en législation. Des chaires pour l'enseignement de cette science s'établissent dans presque tous les états de l'Europe. Dans toutes les universités de l'Allemagne, de l'Angleterre et même de l'Espagne, on professe l'économie politique ; le commerce de Barcelone en a établi un enseignement [226] à ses frais. En Russie, cette science entre dan* l'éducation des princes : l'empereur a voulu que les grands-ducs Nicolas et Michel, ses frères, en lissent un cours dont la direction a été confiée à M. Storch. En France …
Dans un second article nous rendrons compte de la partie de l'ouvrage de M. Say qui traite de la consommation des richesses. Nous ferons sentir la grande influence que doit exercer l'économie politique sur la morale, sur la législation civile , sur l'organisation des gouvernemens, et sur les relations des peuples entre eux; enfin, nous ferons voir que, sans la connaissance de cette science, il est impossible. de ne pas commettre un grand nombre d'erreurs sur beaucoup d'autres. C'est sur-tout aux jeunes gens qui peuvent tôt ou tard être appelés au maniement des affaires publiques, que nous en recommanderons l'étude : pour aimer cette science et pour l'étudier avec fruit, il faut avoir des sentimens généreux et un esprit dégagé de préjugés et d'erreurs. On est peu disposé à recevoir des vérités utiles, quand l'âge de l'ambition est arrivé, et qu'on s'est faussé l'esprit en étudiant de faux systèmes. L'ouvrage dé M. Say facilitera singulièrement leurs études: cet ouvrage a un avantage qu'on ne trouverait peut-être dans aucun autre; c'est de joindre [227] détendue et la profondeur des vues à la clarté et' à la méthode qui doivent distinguer tout bon ouvrage élémentaire.
Nota. Dans le septième volume du Cénseur, saisi le 4 septembre 1815, par ordre du ministre de la police (Fouché), nous avions rendu compte de la seconde édition de l'ouvrage de M. Say ; la troisième édition de cet ouvrage ayant paru avant qu'il ait été jugé si la saisie de notre volume est ou non illégale, nous ne nous sommes pas cru dispensés d'en rendre compte dans celui-ci. Ce que nous avons dit, au reste, de la seconde édition du Traité d'économie politique, pourra s'appliquer à la troisième.
[1] Ne pourrait-on pas conclure de. là que la plus frivole des sciences est celle à laquelle on attache le plus d'importance, et que la plus utile est toujours celle qu'on néglige le plus ? Ne pourrait-on pas en conclure aussi que l'économie politique t? … mais taisons-nous ; craignons, de scandaliser l'ignorance et la sottise.
[2] Les hommes s'attachent à de mauvaises institutions, comme ils s'attachent à des habitudes qui les abrutissent et les tuent; l'affection d'un peuple pour telle ou telle; forme de gouvernement n'en prouve donc pas plus la bonté, que l'affection d'un homme pour tel genre de .vices ne prouve l'utilité de ces vices.
[3] Ce qui nuit le plus aux progrès d'une science, ce n'est pas un faux système, c'est la mauvaise réfutation d'un faux système. Rien ne fait perdre l'intérêt qu'on prend à une cause, comme d'entendre déraisonner les deux avocats.
[4] L'auteur a consigné dans une courte brochure (de l'Angleterre et des Anglais; Paris, Arthus Bertrand) les observations qu'il recueillit sur la situation économique de ce peuple, lorsqu'il parcourut l'Angleterre et l’Ecosse en 1814.
[5] Ce passage ne se trouve pas dans les éditions précédentes, non plus que beaucoup d'autres également important .
[6] Nous avons dit précédemment ( page 8 ) que les produits, auxquels- nous avons donné le nom de propriété, n'étaient que le résultat de l'industrie humaine. N'ayant voulu considérer la propriété que dans ses rapports avec la législation, nous avons dû ne pas tenir compte des choses qui échappent à l'empire des lois ; et tels sont en général les agens naturels. Quant aux capitaux , nous les avons compris sous la dénomination de produits, parce qu'en effet ils ne sont pas autre chose que des produits accumulés.
En général, les agens naturels n'ont par eux-mêmes aucune valeur, parce qu'ils nous sont fournis gratuitement par la nature; il en est autrement, lorsqu'ils se mêlent ou qu'ils s'identifient avec des capitaux, comme, par exemple, lorsqu'on rend fertile une terre qui ne produirait rien, ou presque rien, si elle était abandonnée à elle-même.
[7] Du mot latin uti servir.
[8] Esprit des Lois, liv. 23, chap. 15.—-Nous citons ici Montesquieu de préférence à tout autre, à cause de l'autorité dont il jouit, et des erreurs sans nombre qu'il a propagées.
[9] Un premier acte de violence en amène toujours un second; après avoir obligé les particuliers à échanger leurs denrées contre du papier sans valeur, on se trouva dans la nécessité de les forcer à en produire.
[10] Nous examinerons plus tard si un, sytème hostile, adopté par une nation riche et puissante pour ruiner ses voisins, ne peut pas déranger l'ordre naturel des choses chez eux, et leur faire adopter pour leur sûreté, une politique qui t en d'autres temps, serait contraire à leurs intérêts.
[11] C'est en effet la quantité des valeurs, et non 1a quantité du numéraire, qui constitue-la richesse.
[CC?], "De l'organisation sociale considérée dans ses rapports avec les moyens de subsistance des peuples" Le Censeur européen T.2 (March 1817), pp. 1-66.
[1]
Le premier besoin de l'homme est de pourvoir à sa subsistance, et il ne peut y pourvoir, ainsi que nous l'avons vu précédemment, qu'au moyen des produits spontanés de la nature, au moyen de ce qu'il ravit à ses semblables, ou au moyen des [2] produits de son industrie.[1] Le premier de ces moyens, qui est celui des peuples sauvages, est peu favorable au bien-être et à la propagation de l'espèce humaine, parce que la terre abandonnée à elle-même ne montre aucune prédilection pour l'homme dans les choses qu'elle produit. Le second, qui appartient aux peuples barbares, lui est également peu favorable, parce qu'il tient les hommes dans un état continuel de guerre, et qu'il corrompt tout à la fois l'individu qui opprime pour ravir, et celui qui est opprimé et qui produit. Le troisième est celui qui convient le plus à l'homme, parce qu'il fournit abondamment à ses besoins, et qu'il est le seul qui puisse le maintenir dans un état permanent de paix, et donner à ses facultés tout le développement dont elles sont susceptibles.
A aucune époque, aucun de ces moyens n'est exclusivement employé à la conservation de l'homme. Le sauvage se fait une hutte pour se mettre à l'abri de l'intempérie des airs; il dépouille l'animal qu'il a tué, pour se couvrir de sa peau; il fait un arc et des flèches pour [3] atteindre sa proie : il exerce donc un certain genre d'industrie. Le barbare qui vit de proie ne fait pas dépendre son existence uniquement du succès de ses guerres : il s'empare, comme le sauvage, des produits spontanés de la nature ; il cultive grossièrement la terre, et la force à lui donner ce qu'il n'est pas toujours assuré d'acquérir par les armes; il exerce aussi une industrie plus ou moins grossière, puisqu'il fabrique ses armes et qu'il cultive son champ.. Enfin, l'homme civilisé emploie à sa conservation, outre les produits de son industrie, qui en sont le principal fondement, les choses qui lui sont fournies gratuitement par la nature, et celles qu'il ravit à ses semblables, lorsqu'accidentellement il se trouve en état de guerre avec eux. A toutes les époques, l'homme emploie donc les mêmes moyens pour conserver son existence; ce qu'il faut seulement remarquer, c'est qu'il y a toujours un de ces moyens qui fournit à ses besoins dans une proportion plus ou moins grande, selon que la civilisation est plus ou moins avancée.
C'est donc le degré de civilisation d’un peuple, qui détermine le moyen principal à l'aide duquel ce peuple doit se conserver ; c'est la nécessité d'employer ce moyen et de lui donner toute l'extension dont it est susceptible, qui détermine [4] ensuite la forme de son gouvernement, et le choix des hommes qu'il lui importe d'y faire entrer.
Lorsqu'une tribu de sauvages se met en campagne contre ses ennemis, dit Robertson, le guerrier dont le courage est le plus éprouvé mène la jeunesse au combat. S'ils vont en troupe à la chasse, le chasseur le plus expérimenté marche à leur tête et dirige leurs mouvemens. Mais dans les temps de tranquillité et d'inaction, lorsqu'aucune occasion de déployer ces talens ne se présente, toute prééminence cesse, et il n'est rien qui n'indique que tous les membres de la communauté sont égaux.
Lorsque les hommes d'une tribu, continue le même auteur, sont appelés au combat, soit pour envahir le territoire de leurs ennemis, soit pour repousser leurs attaques; lorsqu'ils sont engagés ensemble dans les fatigues et les dangers de la chasse, ils s'aperçoivent qu'ils font partie d'un corps politique. Ils sentent qu'ils sont liés aux hommes avec lesquels ils agissent, et ils suivent et révèrent ceux qui excellent parmi eux en sagesse et en valeur. Mais durant les intervalles qui séparent ces efforts communs, ils paraissent sentir à peine les liens d'une union politique. Aucune forme visible de gouvernement n'est établie. Les noms de magistrat et de sujet sont hors [5] d'usage. Chacun semble jouir de son indépendance naturelle presque toute entière. Si un projet d'utilité publique est proposé, les membres de la communauté sont libres de choisir s'ils veulent aider ou non à le mettre à exécution. Aucun service ne leur est imposé comme un devoir, nulle loi ne les obligerait à le remplir.[2]
Quoique nos idées aient, pour la plupart, pris naissance dans des temps de barbarie, nous ne rechercherons point en détail quelle est la manière dont s'organisent les peuples sauvages ou barbares : il suffit que nous ayons fait remarquer d'une manière générale que les moyens que ces peuples sont capables d'employer pour se procurer les choses nécessaires à leur existence, déterminent la forme de leur organisation sociale et le choix des hommes qui doivent les diriger; que du moment qu'il ne s'agit plus de mettre ces moyens en usage, toute apparence de gouvernement cesse parmi eux, et que chacun reste libre de disposer de ses actions comme bon lui semble. Des recherches plus approfondies sur ce sujet seraient difficiles à faire, et auraient peu d'utilité; ce qu'il importe d'observer avec soin, c'est la manière dont se sont organisés les peuples, dont les idées ou les habitudes ont exercé et exercent [6] encore sur nous quelque influence. On volt déjà qu'il s'agit des Romains et des Francs, peuples essentiellement pillards ou guerriers.
Si l'histoire du peuple romain ne nous apprennait pas que cette nation avait placé la source de ses revenus dans le pillage de ses voisins, .son organisation sociale suffirait pour nous l'apprendre. Le peuple est d'abord divisé en tribus, les tribus en curies, les curies en décuries. On met à la tête de ces sections, des chefs qui prennent un nom analogue à la section qu'ils commandent: ainsi les tribus sont commandées par des tribuns, les curies par des curions, les décuries par des décurions. Cette division générale, dans laquelle on fait entrer les femmes, les enfans et les vieillards, est néanmoins toute militaire, et chaque fraction du peuple est commandée par le soldat le plus courageux.[3]
Cette première division opérée, on en fait une seconde. On choisit les hommes les plus distingués par leur expérience, par leur fortune et surtout [7] par leurs talens militaires, et l’on en forme un corps auquel on donne le nom de sénat. Pour être admis dans ce corps, il faut avoir occupé divers emplois civils, et nul ne peut parvenir à un emploi de ce genre, sans avoir servi dix ans ku moins comme militaire. Le choix des sénateurs est fait par les chefs des armées, par les consuls, par les tribuns militaires ou par des -censeurs qui ont eux-mêmes rempli des fonctions du même genre. Enfin, le sénat est un corps si essentiellement militaire, que lorsque les armées éprouvent quelque grande défaite, c'est parmi les sénateurs que les pertes se font principalement remarquer.[4]
Cette seconde division du peuple, ou, pour mieux dire, de l'armée, qui met d'un côté les chefs principaux, et de l'autre les officiers subalternes et les soldats, est suivie d'une troisième. On choisit les jeunes gens les plus robustes et les plus riches, et on en forme la cavalerie : les hommes qui composent cette classe prennent le titre de cavaliers (equités), et forment ensuite l'ordre équestre, c'est-à-dire, l'ordre des gens à cheval. Ce corps est divisé en centuries, chaque centurie étant composée de cent hommes.
[8]
La dernière classe de la nation se compose des hommes qui cultivent les campagnes, et de ceux qui exercent les arts ou le commerce dans l'intérieur de la ville. Ceux-ci sont les plus méprisés.
Dans l'état romain, chacun jouissait donc d'un rang et d'une autorité proportionnée à son importance militaire. Le sénat, tout composé de généraux, avait la direction du trésor public; il fixait les appointemens des officiers; il pourvoyait aux approvisionnemens et à l'habillement des armées; il déterminait les provinces qui devaient être assignées aux consuls et aux prêteurs; il recevait les ambassadeurs étrangers et nommait les ambassadeurs de la république; il décrétait des actions de grâces pour les victoires remportées sur les ennemis, et décernait les honneurs de l'ovation ou du triomphe aux vainqueurs; il reconnaissait pour roi ou déclarait ennemi tel prince que bon lui semblait; il prononçait sur les disputes qui s'élevaient entre les alliés et les sujets de Rome; enfin, il jugeait les crimes publics.
Les consuls, qui, en leur qualité de généraux, étaient, à proprement parler, les chefs de la république, faisaient la levée des troupes; ils pourvoyaient à ce qui leur était nécessaire; ils nommaient uni partie des officiers de l'armée ; ils [9] avaient, hors de Rome, droit de vie et de mort sur tous leurs subordonnés; ils avaient le gouvernement des provinces ; ils appelaient à Rome, sous l'autorisation du sénat, les personnes qu'ils jugeaient à propos d'y appeler; ils recevaient les lettres des gouverneurs des provinces, des rois et des nations; ils avaient sous leurs ordres tous les magistrats de la république, à l'exception des tribuns du peuple; ils assemblaient le peuple, ils convoquaient le sénat, ils proposaient des lois; enfin, ils rendaient la justice aux citoyens.[5]
Les censeurs qui étaient chargés de faire le recensement des citoyens, d'évaluer leur fortune et de veiller à tout ce qui intéressait la morale publique, et qui avaient le droit d'élire les sénateurs, d'exclure du sénat les membres qu'ils jugeaient indignes de s'y trouver, de priver de leur cheval les cavaliers dont la conduite était répréhensible, enfin, d'enlever aux citoyens tous leurs droits, à l'exception de la liberté, n'étaient eux-mêmes que d'anciens généraux qui avaient passé par tous les grades militaires, et la censure [10] qu'ils exerçaient devait être naturellement dans l'intérêt de l'esprit guerrier.
Les hommes qui composaient l'ordre équestre, et qui n'étaient que l'élite de la cavalerie romaine, n'avaient eu d'abord d'autres fonctions que de servir dans l'armée ; mais, dans la suite, ils furent chargés de remplir les fonctions de juges ou de jurés, et ils prirent la ferme des revenus publics. Leur qualité de fermiers leur acquérait une telle considération, que notre langue manque de termes pour rendre les qualifications qu'on leur donnait. Cicéron les appelait : homines amplissimi, honestissimi et ornatissimi,[6] flos equitum romanorum, ornamentum civitatis, firmamentum reipublicae.[7] Ce respect pour les hommes qui affermaient les revenus publics, était commun aux officiers qui suivaient les consuls à l'armée, et qui étaient chargés de percevoir les tributs levés sur les peuples vaincus: il suffisait d'avoir rempli un tel office pour avoir droit d'être élu sénateur.
On voit, par ce qui précède, que les Romains étant portés à faire de la guerre, c'est-à-dire du pillage, la principale source de leurs revenus, se [11] sont organisés de manière à donner à ce moyen d'existence toute l'énergie dont il a été susceptible. Le degré de considération et d'autorité qu'ils ont donné à chacun de leurs concitoyens, a toujours été en raison de sa capacité militaire. Pour être admis à remplir une fonction civile, il a fallu avoir servi pendant dix ans dans les armées, et s'être ainsi long-temps exercé au pillage[8]; pour être admis dans le sénat, il a fallu au moins avoir été questeur et s'être exercé auprès d'un consul à percevoir les tributs mis sur les peuples vaincus; pour être nommé consul, il a fallu avoir fait preuve, dans un grade inférieur, qu'on savait vaincre les peuples et en faire des esclaves ; pour obtenir les honneurs du triomphe , il a fallu avoir battu et dépouillé l'ennemi; et plus le peuple vaincu a été riche, ou plus la quantité des dépouilles exposées aux yeux du public a été considérable, plus aussi le général a été jugé grand.
L'organisation du peuple romain n'a pas seulement donné une grande énergie au moyen que [12] ce peuple a été obligé d'employer pour se conserver; il a en outre établi entre les citoyens une hiérarchie tellement naturelle, qu'elle a maintenu l'ordre parmi eux tant qu'elle a continué d'exister. Toutes les fois que les hommes ne peuvent satisfaire leurs besoins que par des efforts communs, il s'établit naturellement entre eux un ordre qui les met dans une dépendance mutuelle, et qui permet à chacun de faire de ses moyens le meilleur emploi possible. Si des sauvages, par exemple, veulent attaquer une peuplade d'autres sauvages, ils ne choisissent pas leur chef au hasard; ils prennent celui d'entre eux auquel ils reconnaissent le plus de courage et d'expérience, et ils se subordonnent ensuite les uns aux autres, de manière que les plus faibles et les moins expérimentés se trouvent naturellement les derniers. Cette subordination doit être d'autant plus durable qu'elle est plus naturelle r et que chacun occupe la place qui lui est assignée par ses propres moyens. Ceux qui se trouvent dans les derniers rangs doivent être peu tentés de se plaindre, parce qu'ils doivent se sentir bien moins sous la dépendance de leurs chefs que sous la dépendance de leurs propres besoins, dépendance à laquelle les hommes les plus indociles se soumettent sans murmurer. Or, ce que l’instinct [13] dicte à des sauvages, les Romains l'ont exécuté jusqu'à la chute de leur république. Jusque-là on les a toujours vu choisir pour chefs ceux qui ont été les plus capables de les conduire.
Des écrivains qui n'avaient pas assez réfléchi sur les rapports qui existaient entre l'organisation sociale de ce peuple, et les moyens qu'il employait pour satisfaire ses besoins, ont paru surpris que les agitations auxquelles il avait été livré, n'eussent jamais ébranlé son gouvernement, ni produit d'effusions de sang. Ne pouvant pas expliquer ce phénomène par des causes naturelles, ils l'ont attribué à la sagesse des hommes de ce temps. Les hommes de ce temps n'étaient pas plus sages que ceux d'aujourd'hui, seulement ils avaient des institutions plus appropriées à leurs besoins et à leurs goûts. A aucune époque les hommes ne se révoltent contre la nécessité, et ne cherchent à sortir d'une subordination qui est dans la nature même des choses. Le peuple romain avait à souffrir de la dureté de ses chefs; mais il aurait eu à souffrir bien davantage si ces chefs lui avaient manqué. Conçoit-on qu'une armée qui se voit commandée par ce qu'elle a de plus habile et de plus sage, et qui ne peut exister qu'au moyen de la guerre, se débarrasse de tous ses chefs en même temps pour se soumettre à des [14] incapables ou à des inconnus? Et le peuple romain avec ses consuls, son sénat y ses chevaliers , ses tribuns même, était-il autre chose qu'une armée ainsi commandée?,
Mais cette subordination établie par le besoin de la guerre, devait cesser aussitôt que le peuple ou une partie du peuple vivrait dans un état de paix, ou lorsqu'un chef commanderait assez longtemps les armées pour les habituer à ne voir que lui en état de bien les conduire. C'est en effet ce qui arriva vers la fin de la république et sous les empereurs. La prolongation du commandement militaire sur la tète de quelques généraux, et les habitudes pacifiques que contractèrent la plus grande partie des hommes qui se trouvaient à la tête de l'état, détruisirent tous les rapports de subordination y sous les empereurs, le sénat ne fut plus qu'un conseil dont les membres n'avaient aucune influence, parce que leur existence n'importait plus à la sûreté ou à la richesse des citoyens.
Tant que les Romains avaient eu des ennemis extérieurs à dépouiller, leurs généraux et leurs soldats, qui étaient des brigands pour le reste du monde, étaient pour eux de véritables producteurs; et c'est avec raison qu'on donnait à chacun d'eux un rang proportionné à la quantité [15] du de richesses qu'il apportait à la république; mais aussitôt que le monde eut été soumis et pacifié, les armées romaines ne furent plus pour leur propre pays que des troupes oisives et dévorantes, toujours disposées à exercer sur leurs concitoyens les cruautés qu'elles avaient exercées jusque-là contre les étrangers, et elles les dépouillèrent de la même manière qu'elles avaient dépouillé leurs ennemis. Alors, si l'on avait voulu rétablir l'ordre et la liberté, il aurait fallu détruire l'esprit militaire, chercher les rapports que le nouvel ordre des choses avait établis, et. placer les hommes dans une subordination naturelle. Mais cela était incompatible avec les préjugés du peuple romain, avec la domination qu'il voulait exercer sur tous les autres peuples, et peut-être même avec l'état dans lequel ces peuples se trouvaient.
Le gouvernement féodal, établi en Europe après l'invasion des barbares du nord, était moins régulier que celui du peuple romain; il n'avait pas pour objet, comme celui de ce peuple, le pillage successif de toutes les nations connues; il ne tendait qu'à faire exister les vainqueurs au moyen de ce que produisaient les hommes déjà vaincus.
Les Germains ne pouvaient souffrir le séjour des villes; ils les regardaient comme des buissons [16] enveloppés des filets. Après qu'ils eurent envahi le midi de l'Europe, ils se dispersèrent dans les campagnes; ils y établirent des châteaux forts, et de là ils infestèrent les campagnes voisines. Pour se soustraire aux incursions de ces nobles seigneurs, que l'abbé du Bos appelle des brigands nichés dans des forteresses, les habitans cherchèrent un appui parmi eux, et consentirent à devenir leurs tributaires et à les suivre à la guerre, sous la condition d'être protégés par eux. Chaque seigneur se fit ainsi une clientelle qui lui paya un tribut, et qui lui aida à ravager les terres de ses voisins non tributaires. Divers autres genres de clientelles s'établirent en même temps, et concoururent à former ce qu'on appela le gouvernement féodal. De tous les écrivains qui ont parlé de l'établissement de ce gouvernement, M. de Montlosier nous paraissant être celui qui en a donné l'explication la plus naturelle, nous prendrons dans le système qu'il a exposé ce qui se rapporte le plus à notre sujet.
La nation française s'est formée de trois nations : des Gaulois, des Romains et des Germains. Chacune de ces nations eut ses clientelles.
A Rome, les particuliers, les familles, les villes, les provinces, les nations même, se [17] choisirent des patrons ou des appuis dans le sériat. Le devoir des patrons était d'aider leurs cliens de leurs lumières, de les diriger dans leurs affaires, de, les protéger contre les vexations, do prendre leur^défense de\ant les tribunaux. Les cliens, à leur tour, devaient assister leurs patrons dans leurs entreprises, leur donner leur suffrage dans les élections, leur fournir les moyens de donner une dot à leurs filles, les racheter, lorsqu'ils étaient faits prisonniers. Les devoirs et les obligations qui résultaient de ce patronage ne constituaient, comme on voit, que des rapports purement civils.
Les Gaulois comptaient trois espèces de clientelles. L'homme faible mettait sa terre sous la protection de l'homme puissant, et s'engageait à lui payer un tribut, en retour de la protection qui lui était accordée. D'un autre côté, des hommes armés s'attachaient aux grands, et ne les abandonnaient ni en paix ni en guerre. Enfin, il se formait des confédérations particulières qui étaient de véritables dévouemens. La condition des dévoués était de partager en tout le sort de l'ami qu'ils avaient choisi; ils jouissaient avec lui des avantages de la vie, quand il était heureux; ils souffraient avec lui, quand il était dans l’infortune, [18] et après avoir vécu ensemble, leur condition était de mourir avec lui.
« Le caractère de ces trois clientelles une fois connu, dit M. de Montlosier, il est à remarquer que, comme les Francs, en s'établissant, n'abolirent ni ce qui avait pu s'introduire de 1a clientelle civile des Romains, ni ce qui avait pu 4e conserver de la clientelle servile des Gaules,, la clientelle militaire qu'ils tenaient de leurs ancêtres, et dont ils introduisirent l'usage, dut changer en beaucoup de points l'ordre social. Oit peut suivre les traces et les progrès de ce changement.
» Chez les Germains, on ne pouvait donner ses terres, comme chez les Gaulois; les terres né formaient point de propriété. Dans les Gaules r où les terres se trouvèrent pour les Francs des propriétés, les terres suivirent la condition de leurs maîtres. Les hommes recherchaient la protection des hommes; les domaines recherchaient la protection des domaines. Les hommes étaient enrégimentés, les domaines s'armèrent et s'enrégimentèrent. Les hommes et les domaines se virent ainsi associés aux mêmes devoirs et aux mêmes services. L'ancienne clientelle gauloise , où on donnait servilement sa terre, s’annoblit en [19] s'unissant à la clientelle germaine, où on donnait son courage. La clientelle civile des Romains reçut, à son tour, un lustre qu'elle n'avait pas.[9]
» Cependant les nouveaux actes, qui semblaient se rapporter en quelque sorte aux actes anciens, pouvaient occasionner ainsi des méprises. [20] On déclara solennellement que les actes de ce genre ne portaient aucun préjudice à l'ingénuité. Il fut stipulé qu'un homme libre pouvait désormais prendre un patron sans s'avilir, remettre ses biens sans s'asservir. Ces dispositions sont consignées dans les formules de Marculfe et dans les Capitulaires.
» Un changement dans les dénominations s'ajouta à ces-précautions. Le mot modeste, senior, dont nous avons fait depuis seigneur, fut substitué à celui de patron. Le mot noble vassus, dont nous avons fait depuis vassal, fut substitué au mot abaissé de client. On adopta dans le même sens miles, dont nous avons fait depuis chevalier, et qui ne signifia pendant long-temps qu'un militaire. Les nouveaux actes eux-mêmes, qui auparavant s'étaient rendus généralement par le mot tradere, commencèrent à s'exprimer par le mot adouci commendare.
» Des signes précis furent créés pour consacrer et distinguer ces divers engagemens. Un homme venait, soit avec son escorte guerrière, si c'était un grand de l'état, soit avec les premiers de sa nation, si c'était un prince, mettre solennellement sa main dans la main de l'homme puissant auquel il se vouait. C'était, dans ce cas, sa foi et son courage qu'il lui remettait. Cette espèce [21] de recommandation, la plus illustre de toutes , est rappelée constamment dans les chartes comme d'origine franque, more Francorurum , more francico. »
« Dans d’autres circonstances , on voyait un homme se présenter avec un morceau de gazon, une fleur ou une branche d'arbre. C'était, dans ce cas, ses affaires, son alleu, tous ses biens , qu'on mettait sous la protection de l'homme auquel on se recommandait. Cette seconde espèce du recommandation était noble, car elle avait communément pour condition le vasselagc, on le service militaire.
» Enfin , il y avait une troisième espèce de recommandés j c'étaient ceux qui, après s'être coupé les cheveux du devant de la tête, se présentaient dans la cour d'un homme puissant pour les lui offrir. Ce signe , qui exprimait la remise entière de la personne (et des biens), entraînait ce quon appelait alors bondage , c'est-à-dire la perte de l'ingénuité : cette espèce de recommandation était vile .[10] »
Les Francs, habitués à vivre de pillage, ayant [22] continué à se livrer à ce noble métier, lorsque’ils eurent envahi les provinces qui avaient été déjà subjuguées par les Romains, les habitans, pour trouver auprès de certains d'entre eux quelque protection, consentirent à leur payer un tribut et à devenir les complices de leurs brigandages dans les guerres qu’ils se firent mutuellement. Il résulta de là une espèce de subordination qui soumit les hommes laborieux aux hommes oisifs et dévorans, et qui donna à ceux-ci les moyens d'exister sans rien produire, ou de vivre noblement.
Comme le gouvernement, connu sous le nom de féodal, était essentiellement militaire, on avait établi ou conservé divers grades qui donnaient à ceux qui en étaient revêtus des noms analogues à leurs fonctions. Le gouverneur d'une province, qui avait tout à la fois le commandement de l'armée et l'administration de la justice , se nommait duc , du mot latin dux , qui signifie chef. Les lieutenans du duc ou du chef, qui lui aidaient à rendre la justice et qui cormmandaient les troupes en son absence, se nommaient comtes , du mot latin comités , qui signifie compagnons. Les gouverneurs des frontières appelées marches, se nommaient marchis , dont nous avons fait marquis. Les capitaines qui [23] commandaient les places fortes, moindres que les villes où résidaient les comtes, se nommaient châtelains. Ces diverses dénominations n'étaient que des titres d'office, et ne se donnaient que pour un temps; ceux qui en étaient revêtus étaient de simples administrateurs, comme sont aujourd'hui nos gouverneurs militaires, nos préfets ou nos sous-préfets. Par suite des progrès que fit le gouvernement féodal, le commandement des provinces, des frontières, des villes, des places fortes fut donné en propriété aux titulaires, sous la condition de rendre foi et hommage à leur chef, c'est-à-dire, sous la condition du service militaire ; enfin ces titres devinrent héréditaires, et ceux qui en étaient revêtus furent les grands vassaux de la couronne.
Dans la suite on érigea des terres en duchés, .en marquisats, en comtés, en baronnies, en châtellenies. Suivant les édits de Charles IX et de Henri III, la terre d'un duché devait produire huit mille écus de rente; le marquisat devait être composé de trois baronnies et de six châtellenies unies, et tenues du Roi seul à hommage; le comté, de deux baronnies et de trois châtellenies, ou d'une baronnie et de six châtellenies, et la châtellenie devait avoir haute, moyenne et basse justice, et autres droits honorifiques ou prééminences.
[24]
II était naturel que les Francs qui étaient incapables d'exister autrement qu'en dépouillant les hommes industrieux qu'ils avaient asservis, avi-' lissent ceux d'entre eux qui se livreraient à des entreprises industrielles. Celui qui abandonnait le métier de pillard pour devenir un homme industrieux, renonçait à l'état de barbarie, et passait dans l'état de civilisation; il abdiquait son titre de vainqueur pour se ranger dans la classe des vaincus; cela s'appelait déroger. On disait au contraire qu'un homme s'annoblissait, lorsqu'il sortait de la classe des hommes industrieux ou civilisés pour passer dans la classe des hommes oisifs et dévorans, dans la classe des barbares.[11]
Une organisation sociale aussi vicieuse portait en elle-même le germe de sa destruction. Aussitôt que les hommes qui n'appartenaient pas à la caste dominante eurent trouvé le secret de créer des richesses par leur industrie, et que les nobles eurent perdu la puissance de s'en emparer autrement qu'en leur donnant en échange une valeur égale, les premiers habitués à l'ordre, au [25] travail et à l'économie, s'accrurent continuellement, tandis que les seconds, ne sachant rien produire, et faisant consister leur gloire à beaucoup dévorer, tombèrent en peu de temps dans une décadence complète. Sous Louis XIII, la noblesse marchait escortée d'une multitude de pages, de serviteurs, de gens armés; l'industrie se montra sous le règne de Louis XIV, et tout ce cortège disparut.
« Je venais de rechercher récemment l'histoire et les détails des états de 1614 , dit M. Montlosier, lorsque je vis ouvrir ceux de 1789. Dans tous les deux figure un ordre de noblesse. Grand dieu quelle différence! Quel lustre d'un côté et quelle pompe! De l'autre côté quel dénuement, quel délabrement! Là, tous les vestibules de la noblesse sont remplis de pages, de serviteurs, de gens de livrée armés. Un simple seigneur se trouve avoir un grand nombre de gentilshommes à cheval et à sa suite. Ici, le plus grand seigneur est sans pages, sans écuyer, sans gentilhomme de suite, sans un seul homme à cheval. Le plus grand seigneur a pour escorte un misérable laquais sans armes, tout honteux des couleurs ou des habits de son maître. »[12]
[26]
En 1789, le gouvernement féodal était donc anéanti en France. On y trouvait encore des [27] ducs, des comtes, des marquis; mais ces ducs n'avaient aucun commandement, ces comtes n'étaient les compagnons ou les suppléans de personne, ces marquis n'avaient aucun pouvoir militaire ou civil; en un mot, la hiérarchie féodale était détruite, il n'en restait plus que les dénominations et quelques redevances qui se réduisaient à fort peu de chose. L'assemblée constituante, par ses décrets, effaça ces derniers restes d'un système que les progrès de la civilisation avaient insensiblement aboli. Le besoin de trouver auprès des grands une protection contre leurs propres brigandages avait rendu le peuple leur tributaire; ce besoin ayant cessé, le peuple s'affranchit du tribut.
Une nation ne peut plus fonder son existence sur l'asservissement et le pillage des autres nations; cette manière de vivre n'est pas dans les mœurs des peuples qui ont déjà fait quelques progrès dans la civilisation, et si quelqu'un tentait de l'embrasser, sa tentative pourrait lui devenir funeste. Le monde, d'ailleurs, a des bornes, et s'il était possible de le soumettre, il faudrait bien rester en paix après l'avoir subjugué. Le gouvernement militaire des Romains ne peut donc plus être mis en usage. Dans les temps modernes, les soldats consomment [28] beaucoup, et ne produisent rien, même pour le peuple qui les emploie : ce n'est donc point par leur influence qu'on peut accroître les moyens d'existance d'un peuple.
Si une nation ne peut point placer la source de ses revenus dans le pillage, elle ne peut pas la placer non plus, au moins d'une manière durable, dans l'oppression d'une classe de serfs Ou de tributaires : les hommes laborieux de la plupart des nations d'Europe sont trop éclairés et trop forts pour être asservis par une caste particulière. La noblesse française s'est mal trouvée d'avoir voulu conserver une prééminence qui n'était plus dans la nature des choses;[13] son exemple doit effrayer ceux qui seraient tentés de l'imiter. La hiérarchie féodale ne peut donc plus se rétablir ou se soutenir; la classe oisive et dévorante n'est ni assez éclairée, ni assez forte pour asservir la classe industrieuse; ce n'est plus elle qui peut se dire exclusivement le peuple.
Mais si aucun des peuples européens ne peut placer la principale source de ses revenus, ni dans le pillage des autres peuples, ni dans le [29] travail d'une classe de tributaires, comment peuvent-ils pourvoir à leur existence ? comment peuvent-ils donner aux moyens qu'ils sont obligés d'employer toute l'énergie dont ils sont susceptibles ? Les peuples pourvoient à leur existence par le travail de chaque individu sur les choses que la nature a placées sous sa main: l'industrie agricole, l'industrie manufacturière et l'industrie commerciale sont donc les principales sources dans lesquelles ils puisent tous la satisfaction de leurs besoins les plus pressans. Ainsi, si l'on veut avoir une organisation sociale bienfaisante et durable, il faut la former de manière qu'elle donne à ces moyens d'existence toute l'énergie possible, et qu'elle protège tous les intérêts qui s'y rattachent.[14]
Ce qu'il ne faut jamais perdre de vue, c’est [30] qu'un fonctionnaire public, en sa qualité de fonctionnaire, ne produit absolument rien; qu'il n'existe au contraire que sur les produits de la classe industrieuse, et qu'il ne peut rien consommer qui n'ait été enlevé aux producteurs. Cette vérité reconnue, il en résulte qu'un état dans lequel chacun tendrait à s'emparer des emplois publics, dans une autre vue que celle de favoriser la production en protégeant les propriétés, ou en garantissant aux personnes l'exercice et le produit innocens de leurs facultés, serait un état essentiellement vicieux : un tel état tomberait promptement dans la misère, puisqu'il est impossible qu'on ne devienne pas misérable, lorsque tout le monde tend à consommer et à ne rien produire. La première condition à remplir quand on veut faire prospérer un peuple, c'est donc de faire qu'il y ait plus de profit et plus d'honneur à créer soi-même des richesses, qu'à défendre celles qui ont été produites par d'autres; c'est de constituer les fonctions publiques de manière qu'on se trouve plus heureux d'être citoyen que d'être magistrat, d'être protégé que d'être protecteur.
L'homme qui cultive son champ ou qui travaille dans ses ateliers est plus estimable que le gendarme qui en écarte les voleurs, parce qu’il est [31] beaucoup plus nécessaire. On conçoit en effet qu'un peuple pourrait exister sans gendarmes ; mais on ne conçoit pas comment il pourrait exister sans agriculteurs, sans hommes industrieux. Ce que nous disons d'un gendarme, oh peut le dire d'un soldat et d'un général, d'un commis et d'un préfet, d'un douanier et d'un directeur, d'un huissier et d'un président; en un mot, de tous les hommes qui sont chargés de veiller à la sûreté de ceux qui fournissent aux besoins de tous, et sans lesquels aucun peuple ne saurait exister.[15]
Dans tous les états de l'Europe, on estime et l'on honore cependant beaucoup plus les hommes qui sont ou qui se disent chargés de veiller à la sûreté des membres de la société , que ceux aux moyens desquels la société existe; partout la considération attachée à chaque état ou à chaque profession y est presque toujours en raison inverse de son utilité. Tel homme croirait se dégrader s'il se livrait à une entreprise industrielle, qui croit s'élever beaucoup en acquérant le droit [32] de diriger les mouvemens de trente ou quarante machines qu'on appelle des soldats, et en devenant lui-même une machine semblable dans les mains d'un autre chef; tel autre se croirait déshonoré pour la vie, si pour faire sa fortune il était obligé de passer deux heures par jour dans une boutique ou dans un magasin, qui se morfond dans une antichambre pour y attendre un emploi qui lui donnera à peine de quoi vivre, et qui peut-être n'arrivera jamais. Croit-on que ce mépris pour les occupations utiles, et cette soif ardente de grades militaires ou d'emplois civils soient produits par le desir de protéger les hommes industrieux contre les attaques de l'extérieur ou de l'intérieur? Non, certes, personne n'a cette pensée. Lorsqu'on se jette ainsi vers de fausses routes, on n'a nulle idée de bien public: on se conduit comme des esclaves qui obéissent encore aux préjugés qui leur furent dictés par leurs anciens maîtres, ou l'on cherche à exister aux dépens du peuple, sans s'inquiéter si on lui rend par ses services l'équivalent de ce qu'on reçoit de lui.
Les barbares qui avaient envahi le midi de l'Europe, étant incapables de se livrer à aucun travail utile, ne virent rien de plus noble que le pillage, ni de plus vil que les travaux [33] industriels. Ce jugement, qui était une conséquence de leur ignorance et de leurs habitudes barbares, devint un préjugé pour les hommes mêmes qu'il avilissait; car tel est l'effet de la force et de l'habitude, quand elles sont long-temps soutenues, qu'elles nous font recevoir comme des vérités incontestables, les erreurs qui nous sont les plus funestes. Le système féodal ayant été détruit, et les descendans des barbares ne pouvant plus exister du produit de leurs rapines cm des tributs levés sur les vaincus, ils conservèrent le monopole des places; et ils levèrent sur le public, sous le nom d'impôt, un nouveau tribut qu'ils se partagèrent.
Lorsque la révolution française est arrivée, les travaux industriels étaient encore considérés comme avilissans, non-seulement par la caste nobiliaire, mais encore par la classe bourgeoise, et par les hommes mêmes qui se livraient à l'industrie. Les emplois improductifs étaient les plus recherchés; et la France présentait le spectacle bizarre d'un peuple que ses besoins poussaient vers la civilisation, et que ses préjugés reportaient sans cesse vers la barbarie.
L'enfant dont le père avait créé une fortune par d'utiles travaux, se hâtait de rétrograder, et s'enrégimentait dans la classe des hommes oisifs [34] et dévorans; et s'il venait à se ruiner ses descendans se faisaient moines pour ne pas déroger.[16] Alors, comme sous le régime féodal, il existait deux peuples en France ; un peuple de dominateurs et un peuple de tributaires, ou un peuple d'employés et un peuple d'industrieux qu'on exploitait. Après que ceux-ci ont eu le dessus, ils n'ont songé qu'à prendre part à l'exploitation ; au lieu de réduire les emplois de manière qu'ils ne fussent plus qu'une charge exercée au profit des hommes utiles, ils en ont fait un métier auquel ils ont voulu que chacun eût le droit d'aspirer. La constitution de 1791 a considéré, en effet, comme un droit naturel et civil, l'admissibilité aux places et aux emplois. C'est sous le même point de vue qu'elle a été considérée depuis; et l'on peut dire que la révolution [35] française n'a été qu'une guerre dont le but a été de savoir par qui les places seraient occupées, ou pour mieux dire de savoir si la nation serait exploitée par des hommes de la caste nobiliaire, ou par des hommes sortis de la classe industrieuse. Les mêmes causes ont produit ou produiront les mêmes effets chez toutes les autres nations.
Puisque ce n'est point par les choses que produisent les militaires ou les fonctionnaires publics que les peuples existent, les uns ni les autres ne produisant rien, mais bien au contraire par les produits de l'agriculture, de l'industrie manufacturière et du commerce, le gouvernement doit être institué de manière à donner à ces moyens d'existence toute l'énergie qu'ils sont capables d’acquérir. Les hordes de sauvages qui s'organisent pour des expéditions de chasse, ou pour faire des excursions sur les terres de leurs voisins, se mettent sous la direction du chasseur le plus habile ou du guerrier le plus courageux. Les peuples barbares qui ne peuvent vivre que de pillages ou des tributs qu'ils imposent aux vaincus, s'organisent de la même manière : ils choisissent pour chef l'homme qu'ils croient le plus capable de les conduire à la guerre, se subordonnent ensuite les uns aux autres, de manière que chacun ait une importance et un [36] rang proportionné à sa valeur militaire, et à la quantité de butin qu'il apporte à la communauté. Nous autres peuples prétendus civilisés nous ne sommes pas si habiles; nous ne pouvons exister que par l'agriculture, les arts, le commerce, en un mot par les produits de nos travaux, et c'est aux qualités estimées par les barbares que nous donnons la prééminence. Nous ne savons honorer que ce qui tend au pillage ou à la destruction de nos richesses ; les vertus guerrières et monachales, l'esprit de rapine et d'oisiveté.
Qu'aurait-on dit des Romains, si, ne pouvant subsister que par la guerre, ils avaient pris pour chef des hommes industrieux et naturellement pacifiques; s'ils avaient formé un sénat d'agriculteurs, de manufacturiers, de commerçans; s'ils avaient exalté la gloire de l'industrie et du commerce, et avili l'esprit militaire ? On aurait dit qu'ils étaient atteints de folie, ou qu'ils avaient résolu de mourir de faim. Mais que ne devrait-on pas dire de peuples qui, n'ayant pas d'autres moyens d'existence que leurs travaux agricoles ou industriels, prendraient pour chefs des généraux; qui exalteraient continuellement les habitudes militaires, et ne donneraient à leurs enfans que des hochets, des costumes et des livres [37] propres à former l'esprit guerrier, ou à leur faire mépriser les travaux utiles; qui abandonneraient eux-mêmes leurs occupations habituelles pour s'exercer à faire des demi-tours à droite et à gauche, et qui se croiraient des hommes fort importans, lorsqu'affublés d'un bonnet de crin ou de peau d'ours, et ornés d'une moustache postiche, ils auraient perdu leur journée dans un corps de garde, ou à faire des processions militaires sur les places ou dans les rues?
La faim n'est pas toujours une mauvaise conseillère ; si elle pousse quelquefois les individus à commettre des crimes, elle les oblige plus souvent encore à réfléchir sur leur conduite passée, et détruit des préjugés que les raisonnemens les plus solides n'auraient pu atteindre. La misère, qui assiége déjà tous les peuples d'Europe, leur inspirera de la méfiance pour les systèmes qu'ils ont suivis ; elle les engagera à les examiner avec plus de soin, et leur apprendra que s'ils veulent sortir de l'état de détresse où ils se trouvent, ils doivent, à l'exemple des peuples les plus ignorans et les plus grossiers, avoir une organisation sociale qui donne à leurs moyens d'existence, c’est-à-dire, à l'agriculture, aux arts, au commerce, toute la perfection dont ils sont susceptibles. Il y a peu d'années que cette idée eût été [38] généralement repoussée, parce que la nécessité de la mettre en pratique eût été peu sentie, et qu'elle eût attaqué une multitude de préjugés; aujourd'hui elle ne déplaira peut-être qu'à ceux qui, devant naturellement occuper les derniers rangs dans l'ordre social, veulent néanmoins se trouver aux premiers.
Lorsque les Romains voulaient choisir des sénateurs, ils les cherchaient parmi les hommes qui, dans leurs guerres, avaient apporté le plus de richesses à la république. De même, les peuples modernes qui veulent former un sénat, doivent en choisir les membres parmi les hommes qui augmentent le plus la richesse nationale; ils doivent les choisir parmi les agriculteurs qui ont les terres les plus considérables et les mieux cultivées; parmi les fabricans qui ont les ateliers les plus nombreux et les plus florissans; parmi les négocians qui ont les magasins les plus vastes, les mieux fournis; parmi les banquiers qui disposent des plus grands capitaux; enfin parmi ceux qui exercent le plus d'influence sur la prospérité publique. S'i l s'agit de choisir un conseil inférieur, une chambre de représentans, par exemple, il faut suivre la même règle; il faut même la suivre pour tous les emplois publics, depuis le sénateur jusqu'au juge de paix ou au [39] maire de village. Il faut que, dans l'ordre social, les hommes les plus inutiles, ceux qui produis sent le moins ou qui ne vivent que sur les produits d'autrui, soient rejetés dans les derniers rangs, fussent-ils tous des barons ou des marquis.
Mais quoi.! suffira-t-il qu'un homme se présente avec une grande fortune pour avoir droit de remplir les fonctions les plus éminentes ? Dans un état bien constitué, celui qui remplit des fonctions publiques n'exerce pas un droit, il remplit un devoir ou une obligation, il protége les personnes et les propriétés. La question est donc mal posée : il faut demander s'il doit suffire de posséder des propriétés considérables pour être chargé de remplir des fonctions publiques élevées; la réponse devient facile. Ce n'est pas seulement à cause des propriétés qu'on possède qu'on doit exercer des magistratures ; c'est aussi à cause des qualités ou des vertus que cette possession suppose. Celui qui cultive bien ses terres, qui économise une partie de ses revenus pour les rendre plus productives, prouve par cela même qu'il honore l'agriculture, qu'il saura la faire respecter, et qu'il concourt de tout son pouvoir à augmenter la fortune publique. Celui qui, par son travail, crée des richesses et les emploie à des [40] entreprises industrielles, prouve également qu'il estime l'industrie, et qu'il saura la protéger. On peut en dire autant de celui qui se livre au commerce. Le travail et l'économie supposent d'ailleurs beaucoup d'autres vertus, et l'absence des vices que l'oisiveté enfante.
Si donc un homme se présentait pour être élu à des fonctions publiques, et qu'il donnât pour preuve de son aptitude, des biens qu'il aurait usurpés soit dans les pillages de la guerre, soit en remplissant des emplois déshonorans, soit en mal versant dans des fonctions précédemment remplies, on lui répondrait avec raison que ses richesses, bien loin d'être un titre d'admission, doivent être au contraire une cause d'exclusion; qu'il ne les a pas créées, mais déplacées; et que c'est mal prouver qu'on respectera et qu'on fera respecter les propriétés d'autrui, que de produire des biens qui attestent qu'on les a constamment violées. Les richesses qu'on aurait gagnées au jeu seraient aussi une cause d'exclusion, plutôt qu'un titre d'admission ; car le jeu déplace les richesses et ne les crée pas. Ces richesses d'ailleurs ne peuvent jamais rien prouver pour celui qui les possède, tandis qu'elles prouvent presque toujours contre lui. Enfin il ne faudrait pas même admettre celui qui, possédant des terres [41] considérables, les abandonnerait à des fermiers pour vivre oisif dans les grandes villes ; dans ce cas, il faudrait plutôt admettre le fermier que le propriétaire, le premier étant un homme fort utile, et le second n'étant plus bon à rien qu'à être courtisan.
Et les vertus! et les talens! on les dédaignera donc s'ils ne marchent escortés de la fortune? A Dieu ne plaise ! On doit au contraire les récompenser avec beaucoup de générosité; mais on doit s'abstenir de leur faire supporter aucune charge : or, nous avons dit que les fonctions publiques ne devaient être que des charges imposées aux hommes les plus capables de les soutenir. Si les emplois publics pouvaient être considérés comme des récompenses, ceux qui les exerceraient seraient fondés à les exercera leur profit ;il faudrait donc qu'une nation se donnât à exploiter pour récompenser quelques hommes de talent ou de vertu: autant vaudrait n'en point avoir.
Quelles sont d'ailleurs les vertus dont on entend parler? sont-ce les vertus domestiques? mais quand un citoyen en a de semblables, c'est à sa femme et à ses enfans à l'en récompenser, et point du tout au public. Veut-on parler des vertus publiques ? les peuples ne doivent en [42] reconnaître de telles que celles qui les font prospérer. Quand Scipion apportait à Rome les dépouilles de Carthage, les Romains le jugaient un homme très-vertueux. Les hommes qui enrichissent les nations modernes sont vertueux d'une manière moins désastreuse: ils créent les richesses, et ne les ravissent pas. Le travail et l'économie, le respect des propriétés d'autrui et de leur personne, voilà les vertus les plus utiles, celles qu'il importe d'encourager. Mais les premières portent avec elles leur récompense, et les secondes ne peuvent pas être récompensées, parce qu'elles doivent être celles de tout le monde. Il ne reste donc que les faits militaires et les découvertes des savans: les uns doivent trouver leur récompense aux invalides, les autres dans des académies.[17]
Mais toutes les précautions qu'on pourrait prendre pour n'appeler aux fonctions publiques [43] que les hommes qui concourent le plus à la prospérité nationale, et qui par conséquent y sont les plus intéressés, seraient vaines, si dès l'instant qu'un individu serait parvenu à un emploi, l’intérêt de l'homme en place était supérieur à l'intérêt du citoyen. Il faut donc que chacun mette moins de prix aux fonctions publiques qu'i l remplit, qu'aux qualités qui l'y ont appelé; il faut que la place soit toujours au-dessous de l'homme, et qu'on puisse à tout instant l'abandonner sans descendre. Alors on ne fera pas de bassesses pour l'acquérir ou pour la conserver; on ne se rendra point le docile instrument du despotisme; les peuples y gagneront de la sécurité et du repos, et les gouvernemens seront débarrassés de cette foule d'intrigans qui les assiégent sans cesse, qui leur dissimulent la vérité quand ils sont parvenus, et qui tôt ou tard finissent par amener leur ruine. C'est pour avoir suivi un système contraire que la France a été presque toujours opprimée depuis le commencement de la révolution ; des emplois qui n'auraient dû fournir qu'une occupation secondaire et momentanée, absorbaient tous les instans de la vie, ou du moins ne permettaient pas qu'on s'occupât d'autre chose. On était préfet, conseiller, député, sénateur par métier; et c'était à la [44] conservation du métier que le public était constamment sacrifié. Si l'on veut obtenir un résultat contraire, il faut suivre une marche contraire; il faut faire marcher l'intérêt de l'agriculture, des arts, du commerce, avant l'intérêt de la place qu'on occupe; il faut qu'en réunissant la qualité d'homme industrieux et d'homme public, on ait plus à gagner dans la première que dans la seconde, et que par conséquent on donne moins de temps à celle-ci qu'à celle-là.[18]
Les emplois publics ne devraient donc jamais être un moyen de faire fortune; ceux qui sont appelés à les remplir ne devraient y trouver qu'une indemnité précisément égale à la valeur du temps qu'il sont obligés d'y consacrer; et ce temps devrait avoir le moins de durée possible. On ne doit pas craindre au reste que l'impossibilité de s'enrichir dans les emplois publics soit [45] un motif d'éloignement pour les hommes dignes d'y être appelés. Lorsqu'on a un grand intérêt au maintien de l'ordre, et au respect des propriétés, on n'abandonne pas volontairement le soin des affaires publiques à ceux qui peuvent avoir un intérêt contraire, sur-tout quand on peut s'en charger soi-même sans faire aucune perte, et en méritant la reconnaissance et l'estime de ses concitoyens.
Ce qu'on pourrait avoir à craindre, ce serait que des hommes continuellement occupés d'agriculture, de manufactures, de commerce, n'eussent pas les connaissances nécessaires pour traiter convenablement des affaires publiques. Mais qu'est-ce donc que les affaires publiques, si ce ne sont les affaires des particuliers considérées sous un point de vue général ? Qui saura mieux que les agriculteurs, que les négocians, que les manufacturiers et que les banquiers, ce qui est favorable ou nuisible à l'agriculture, au commerce, aux manufactures, au crédit public ?Ce ne sont pas ceux qu'on appelle des ignorans que nous devons craindre, ce sont bien plutôt les faux savans; ce sont les hommes qui ne savent voir que ce qui est dans les livres; qui ne font pas une sottise qu'ils ne l'appuient de l'autorité de Montesquieu, de Platon ou d'Aristote, et qui [46] nous exilent ou nous emprisonnent en Vertu du caveant consules du sénat romain. Les vrais savans ne sont pas les hommes qui, ne connaissant que des opinions ou de faux systèmes, sont aussi incapables d'apprécier les temps présens que les temps passés; ce sont ceux qui voient les choses telles qu'elles sont, et qui connaissent la manière dont elles doivent être traitées. En résumé, pour que tout aille bien, il faut que chacun se mêle de ses affaires; que les hommes qui se disent savans fassent des livres, si bon leur semble; mais qu'ils laissent traiter les affaires de l'état par ceux qui y sont les plus intéressés, et qui influent le plus sur sa prospérité.
Si les sociétés étaient organisées de manière que chacun eût dans l'état une influence et un rang proportionnés à son utilité ou à sa valeur absolue, les peuples en obtiendraient des résultats incalculables.[19] Les entraves qui gênent [47] l’agriculture, l'industrie, le commerce, disparaîtraient, et la prospérité publique s'accroîtrait dans tous les pays avec rapidité, parce que les gouvernemens ne seraient à craindre que pour les hommes oisifs ou dangereux, et que toute personne laborieuse serait assurée de trouver protection auprès d'eux. Supposons en effet une chambre de pairs ou un sénat composé des hommes que des richesses créées par leurs talens, des travaux agricoles considérables ou de grandes entreprises commerciales auraient rendu les plus remarquables dans l'état, chacun des membres qui le composeraient ne serait-il pas en réalité tout ce qu'il devrait être au jugement d'un écrivain célèbre?
« Ayant la conscience de son importance et de sa dignité, sa conduite dans le parlement ne serait dirigée que par le devoir constitutionnel d'un sénateur.Il se considérerait comme [48] personnellement chargé de la garde des lois. Voulant soutenir les justes mesures du gouvernement, mais déterminé à surveiller la conduite du ministère, il saurait s'opposer à la violence des factions avec autant de fermeté qu'aux empiétemens de la prérogative. Il serait aussi incapable de trafiquer des places avec les ministres, pour lui ou pour les autres, que de descendre et de se mêler aux intrigues de l'opposition. Toutes les fois qu'il serait appelé par une question importante à émettre son opinion dans le parlement, il serait écouté, même par le plus indigne ministre, avec déférence et avec respect ; son autorité suffirait pour rendre respectable ou pour discréditer les mesures du gouvernement. Le peuple tournerait ses regards vers lui, comme vers son protecteur, et le prince aurait dans son royaume un homme à l'intégrité et au jugement duquel il pourrait se confier avec sûreté.[20] »
Si la chambre des députés ou des représentai était composée de la même manière, et que, dans toutes les places de l'administration ou de l'ordre judiciaire, on trouvât des hommes d'un caractère semblable, on ne voit pas non-seulement comment les citoyens pourraient n'être pas [49] protégés, mais même comment ils pourraient être opprimés. Cette manie de gouverner qui se trouve jusques dans les hommes des dernières classes, quand ils ont en main leur petite part d'autorité, et qui de toutes les tyrannies est incontestablement la plus insupportable, parce qu'elle est la plus humiliante et la plus inutile, ferait place à des.habitudes plus raisonnables. Si l'estime et la considération n'étaient attachées qu'aux travaux utiles, on ne perdrait pas son temps à faire perdre celui des autres par des vexations sans objet;[21] on serait plus riche de tout le temps qu'on donne à des inutilités, et l'on n'aurait pas à payer des milliards à son gouvernement.
Déjà nous avons eu occasion de faire remarquer que l'indépendance que chaque personne avait acquise en cherchant dans l'exercice de ses facultés des moyens d'existence, avait détruit les liaisons intimes qui formaient le patriotisme des anciens; et nous avons dit que l'isolément des individus était une des principales causes de l'oppression des peuples. Il ne faudrait pas tirer de cette observation la conséquence qu'il n’existe [50] plus de liens entre les hommes, et qu'il est impossible de les rattacher à un intérêt commun. Si la hiérarchie militaire des peuples sauvages ou barbares n'existe plus, il s'en est formé une autre qui, pour être moins apparente, n'en est pas moins réelle. A mesure que les hommes de guerre qui environnaient jadis les seigneurs féodaux se sont éteints, les hommes adonnés à l'industrie se sont entourés d'un nombre d'ouvriers encore plus considérable. Un barbare qui voulait produire des richesses pour son pays, avait besoin d'une certaine capacité militaire, de ses armes et de quelques soldats bien déterminés; un homme civilisé qui veut enrichir le sien, a besoin aussi d'une certaine capacité industrielle, de quelques capitaux et d'un grand nombre d'ouvriers laborieux. Tous les genres d'industrie produisent, comme l'industrie guerrière, une subordination entre les hommes qui y participent; dans tous, il faut la réunion des efforts de plusieurs, pour obtenir de grands résultats ; et celui qui possède la plus grande capacité et les capitaux les plus considérables, est naturellement le chef de tous les autres, celui qui les fait exister.[22]
[51]
En réunissant ainsi en un seul conseil les nommes qui se trouvent à la tête d'une multitude d'interêts, et qui peuvent disposer de la force d’un [52] grand nombre de personnes, on ne se borne pas à donner une grande énergie aux moyens d'existence des peuples; on détruit en outre l'isolement dont nous avons précédemment parlé, et l'on fait cesser la faiblesse qui en est la suite, faiblesse qui amène toujours l'oppression. Si tous les intérêts se trouvaient en effet réunis en un faisceau, on ne voit pas comment on pourrait blesser les droits d'un homme utile, sans que la vibration que le coup occasionnerait n'arrivât sur-le-champ jusqu'à la tête du corps social ; tandis que, dans l'état d'isolement où se trouvent tous les hommes, il n'en est aucun qu'on ne puisse impunément opprimer, parce qu'il n'en est pas un qui puisse trouver quelque part une voix qui reconnaisse la sienne.
Enfin, si les états européens étaient ainsi constitués, si les hommes qui ne veulent pas obtenir d'autres richesses que celles qui sont le produit de leurs travaux, avaient seuls voix délibérative dans les conseils publics, on verrait disparaître d'Europe un des fléaux les plus funestes pour les peuples civilisés : les armées permanentes. Dans tous les pays, les soldats seraient traités comme les moines ont été déjà traités en France; les casernes, comme les couvens, deviendraient des ateliers propres à l'industrie, et la substance des [53] peuples ne servirait pas à alimenter les hommes qui les oppriment.
Les princes qui gouverneraient des états ainsi constitués, n'y trouveraient pas moins leur avantage que les peuples; et le temps n'est pas loin où ils auront peut-être besoin de recourir à une organisation de cette nature, pour se mettre à l'abri des factions ou des mouvemens populaires. Les gouvernemens ne peuvent en effet se maintenir et avoir de la durée, qu'en mettant de leur côté la force, la richesse et les lumières, c'est-à-dire, en attachant à leur existence les hommes qui exercent sur la classe nombreuse la plus grande influence, qui ont à leur disposition les capitaux les plus considérables, et qui voient le mieux comment les choses doivent être pour que le peuple soit content et que le gouvernement n'ait rien à craindre de lui. Or, où trouvera-t-on ces hommes, si ce n'est dans les classes que nous avons indiquées; et comment les attachera-t-on au gouvernement, si on les exclut de toute participation aux affaires de l'état, et si on leur fait voir que les personnes les moins intéressées à la chose publique, sont précisément celles à qui l'on en confie la direction?
Pour sentir de quelle importance il est pour un gouvernement de s'environner des hommes [54] qui ont le plus de part à la formation de la richesse nationale, il suffit de jeter un coup-d'œil sur ce qui s'est passé en France depuis le commencement de la révolution. L'assemblée constituante, composée d'avocats, de prêtres, de littérateurs, de gentilshommes, ayant besoin d'un appui contre les intrigues des courtisans, est obligée de le chercher dans l'opinion de la multitude. Le premier mouvement donné, les hommes qui possèdent l'art de flatter les passions populaires, s'emparent de la puissance tour-à-tour, sans qu'il soit possible au gouvernement ou à la majorité des assemblées de la ressaisir. Le prince est attaqué dans son palais au 10 août; il se réfugie dans le sein de l'assemblée législative; et cette assemblée qui paraissait toute puissante, ne voit pas d'autre moyen de le sauver que de l'enfermer dans une maison de force. La convention nationale arrive; des démagogues s'emparent encore de la multitude; et après avoir inspiré la terreur à la majorité de l'assemblée, ils font périr sur l'échafaud le prince et sa famille. Ils ne s'arrêtent pas là : ils attaquent successivement tous les hommes qu'ils supposent contraires à leurs desseins, et envoient au supplice tous ceux de leurs collègues qui leur déplaisent, sans que la populace y daigne [55] seulement prendre garde. Plus tard, le directoire croit qu'il existe dans le sein des assemblées une conspiration qui tend à rétablir la royauté : il ordonne à la force armée de s'emparer des députés suspects, et les fait déporter sans le moindre obstacle. Bonaparte, simple général, arrive d'Egypte, vient demander compte aux représentans du peuple de leur conduite, les chasse du lieu de leurs séances, et reste maître du gouvernement. Les assemblées prennent alors une autre direction; jusques-là elles avaient été l'instrument de la démagogie, dès ce moment elles deviennent l'instrument du despotisme militaire ; elles accordent à Bonaparte tout ce qu'il demande. Il est battu par les armées de la coalition : les mêmes assemblées prononcent sa déchéance et proclament les Bourbons. Bonaparte reparaît; les députés et les pairs qui l'avaient déchu après l'avoir si longtemps soutenu, veulent qu'on le repousse, mais personne ne reconnaît leur voix : le gouvernement est encore renversé. Comment ne pas reconnaître, après tant d'événemens, que ce n'est pas dans les hommes qu'on a choisis que réside la puissance, et qu'il faut suivre un autre système si l'on veut que le gouvernement se soutienne'?
Lorsque la hiérarchie féodale a été détruite et [56] qu’on a senti le besoin de reconstituer le gouvernement, il fallait rechercher quels étaient les intermédiaires naturels entre lui et les habitans des campagnes; entre lui et les ouvriers ou les artisans dont se compose la population des grandes villes. Si l'on avait fait cette recherche on n'aurait pas appelé aux assemblées des hommes de lettres, des avocats, des médecins, des prêtres, gens fort utiles sans doute, mais dont les peuples se passent le plus qu'ils peuvent, et qu'ils voient disparaître sans beaucoup de regret. Si les assemblées eussent été autrement composées, si l'on n'y avait vu que de riches cultivateurs, des manufacturiers considérables, des banquiers ou des négocians dont les relations auraient été fort étendues, le jacobinisme y aurait joué un assez mauvais rôle, et ne se serait pas répandu sur toute la surface de la France ; l'insurrection du 10 août n'eut pas été facile à opérer; les ouvriers des faubourgs ne seraient pas venus intimer des ordres à la convention nationale; Robespierre, s'il avait eu quelque pouvoir, y aurait regardé à plus d'une fois avant d'envoyer ses collègues à l'échafaud ; le directoire n'eut pas fait déporter une partie des représentans du peuple; Bonaparte, déserteur, ne serait pas venu demander compte aux assemblées nationales de leur [57] conduite, et les chasser du lieu de leurs séances; il n'aurait pas ensuite, à l'aide d'un sénat et d'un corps législatif sans consistance, opprimé la France et ravagé la plus grande partie de l'Europe; enfin en 1815, il n'eût pas osé paraître sur le territoire français, parce que les craintes qui ont précipité vers lui une partie de la population, n'auraient point existé, et que le langage à l'aide duquel il a séduit une foule de gens sans lumières, eût été absurde.
On a dit qu'une monarchie ne pouvait se soutenir, s'il n'existait pas entre le prince et le peuple une classe d'hommes intermédiaire : cette observation est juste; on a tort seulement de l'appliquer exclusivement au gouvernement monarchique. Dans toute société, les hommes sont subordonnés les uns aux autres, bien moins par leurs institutions que par leurs besoins : partout on voit les faibles rechercher la protection des forts; les timides la protection des courageux, les inexpérimentés les lumières des sages, les pauvres les secours des riches. Tant que les lois ne dérangent pas la subordination qui résulte de la nature même des hommes ou des choses, l'ordre se maintient sans effort ; mais si l'on veut substituer une subordination arbitraire à celle que la nature a établie; si l'on veut soumettre un peuple [58] guerrier à des hommes laborieux et pacifiques; un peuple industrieux à des militaires ou à des hommes qui méprisent le travail; des philosophes à des prêtres, ou des prêtres à des philosophes, tout tombe dans le désordre, ou l'on ne maintient la tranquillité qu'à l'aide de la violence. Toute la difficulté consiste donc à savoir choisir les hommes qui, dans l'état où se trouve la civilisation, sont appelés à diriger les autres. Un peuple est-il obligé de chercher dans le pillage ses moyens d'existence? il se forme naturellement chez lui une aristocratie de talens militaires; son sénat n'est qu'une assemblée de généraux. Ne peut-il exister qu'au moyeu d'une classe de tributaires? ceux qui comptent le plus grand nombre de serfs dans leurs domaines doivent former l'aristocratie; son sénat ne doit admettre que des seigneurs féodaux. Enfin ne peut-il exister qu'au moyen de son agriculture, de ses manufactures, de son commerce ? il doit reconnaître seulement une aristocratie d'agriculteurs, de manufacturiers, de commerçans.
En France, nous avons commis à cet égard d'étranges bévues; persuadés qu'il fallait une classe intermédiaire, nous nous sommes imaginé qu'il dépendait de nous d'en créer les élémens; nous avons pris au hasard quelques [59] hommes qui n'avaient presqu'aucun rapport avec la masse de la population, des médecins, des avocats, des gens de lettres, des mathématiciens, des militaires; nous leur avons donné de fortes pensions sur l'état, et puis nous avons dit, voilà une aristocratie. Il fallait dire, voilà des pensionnaires. C'est en effet la seule qualité qu'on a remarquée en eux; la seule à laquelle ils ont eux-mêmes attaché quelque prix, celle pour laquelle ils ont tout sacrifié. Un sénat de gens pensionnés ne peut jamais être qu'un instrument dans les mains de celui qui le paie, favorable au despotisme, sous un despote, et à la démagogie sous un gouvernement démocratique. Il importe fort peu au peuple que les membres d'un tel sénat soient ou non opprimés; il sait bien que, quand même on les ferait disparaître tous, on ne manquerait jamais d'hommes pour en former un nouveau sur le même plan. Une assemblée de pensionnaires est aussi faible pour protéger le peuple que pour soutenir le prince; ce n'est pas à elle qu'on est subordonné, c'est elle-même, au contraire, qui est subordonnée à ceux qui la paient. Nul ne se sent intéressé à la soutenir, si elle est attaquée; ni à obéir à ses ordres, ai elle veut secourir le gouvernement. En un [60] mot il n'existe entre elle et le peuple aucun lien naturel : elle n'a à sa disposition ni hommes, ni argent.
L'objet qu'on se proposait, au moins en apparence, en prenant pour sénateurs des hommes qui n'avaient qu'une fortune médiocre, et en leur assurant un salaire annuel, était, d'une part, d'appeler au sénat les hommes les plus éclairés, et d'assurer, d'une autre part, leur indépendance. Le premier objet n'était point rempli; parce qu'en général les savans ou les érudits sont les gens les moins propres à bien gouverner, leurs idées et leurs intérêts étant dirigés vers un genre de spéculations étrangères aux affaires de l'état. Le second objet était encore moins rempli que le premier ; par la raison que les besoins d'un homme sont essentiellement variables, et que la richesse d'un individu consiste bien moins dans une quantité donnée de biens, que dans la proportion qui se trouve entre ses revenus et ses besoins. D'ailleurs, un grand corps politique, destiné à contenir en même temps le peuple dans la subordination, et le pouvoir dans les limites qui lui sont tracées par les lois constitutionnelles, n'a pas seulement besoin d'indépendance il a aussi besoin de force, et l'on ne voit pas d’où [61] pourraient tirer la leur des hommes qui ne peuvent disposer d'aucune richesse, et auxquels personne ne se trouve subordonné.
Lorsqu'un gouvernement n'a pas pour appui une aristocratie puissante par ses richesses et par de nombreuses clientelles, il est obligé de chercher sa sécurité dans la force militaire, et d'obtenir par la crainte une soumission qui devrait être le résultat d'une subordination naturelle. Pour avoir une force militaire, il faut enlever à l'industrie les hommes qui lui sont le plus utiles, et lui ravir ensuite une grande partie de ses produits, pour faire vivre les hommes qu'on lui a enlevés. Il faut donc inspirer la terreur aux citoyens, diminuer la quantité des produits nationaux, et accroître les consommations; et tout cela, afin de soutenir un système qui laisse le peuple et le gouvernement dans un état continuel de faiblesse et de crainte.
On peut agiter ici la question de savoir s'il est de l'intérêt public qu'il y ait dans l'état des fonctions qui se transmettent héréditairement de père en fils.[23]
[62]
Cette question revient à celle de savoir si les qualités nécessaires pour remplir des fonctions publiques, peuvent se transmettre de père en fils par voie héréditaire : or il est évident non-seulement qu'elles ne peuvent pas ainsi se transmettre, mais même qu'elles s'éteignent souvent, avant que la personne qui les possède ait cessé d'exister. Pour avoir une aristocratie qui ne soit pas purement nominale, et qui puisse toujours prêter de la force au gouvernement et préserver par conséquent le peuple de l'oppression, il faut que les lois ramènent sans cesse dans son sein les élémens qui la constituent et qui tendent à s'en écarter, et qu'elles repoussent les élémens qui peuvent la détruire. Ce n'est que par ce moyen que les Romains conservèrent dans leur sénat une aristocratie militaire, depuis le commencement jusqu'à la fin de la république. Les sénateurs qui formaient cette aristocratie étaient nommés à vie; mais, toutes les cinq années, les censeurs faisaient la revue du sénat, et en expulsaient ou y appelaient les hommes qu'ils jugeaient incapables ou dignes d'en faire partie. Si l'aristocratie féodale s'est éteinte, c'est parce qu'elle n'a pas pu ainsi se recruter. Les qualités propres à former une aristocratie d'agriculteurs, de [63] manufacturiers, de négocians, de banquiers, sont peut-être encore moins stables que les qualités propres à former une aristocratie militaire : pour la rendre perpétuelle, il faut donc ne pas la rendre héréditaire, et employer des moyens analogues à ceux qu'employaient les Romains pour conserver la leur.
Nous avons dit ailleurs,[24] en parlant de la chambre des pairs, qu'il était bon que les fonctions de la pairie fussent héréditairement transmissibles de père en fils. Il nous semble qu'à cet égard nous sommes tombés dans l'erreur, parce que nous n'avons pas eu des idées complètes de ce que doit être une aristocratie. Deux raisons nous ont déterminés à embrasser cette opinion; la nécessité d'assurer l'indépendance de la pairie, et le besoin de former dans son sein un esprit de corps propre à prévenir les révolutions. Nous avons cru qu'on assurerait son indépendance et qu'on formerait cet esprit de corps, si l'on exigeait que chacun des membres possédât une certaine quantité de biens immeubles inaliénables , et si l'autorité de la pairie se transmettait de père en fils, avec les biens qui y sciaient attachés.
[64]
Ces raisons nous paraissent aujourd'hui peu concluantes. Ce qui rend une aristocratie nécessaire,[25] c'est bien moins l'indépendance dont elle jouit que la force dont elle dispose. Epictète et Philoxène étaient des hommes indépendans par caractère; mais était-il au pouvoir de l'un ou de l'autre de résister à la tyrannie de Néron ou de Denis, et de s'opposer aux fureurs de la populace de Rome ou de Syracuse ? La précaution d'assurer aux pairs ou aux sénateurs un revenu fixe serait vaine, si on ne trouvait en même temps l'art de mettre des bornes à leurs besoins; celui qui jouit de trente mille fr. de rente, et qui par ses besoins est porté à en dépenser cinquante, est bien plus sous la dépendance du gouvernement, que celui qui n'en possède que la dixième partie, et qui n'a pas besoin d'en dépenser davantage. D'ailleurs, c'est le revenu et non la terre qui constitue la richesse; ce n'est donc rien que d'empêcher l'aliénation du fonds, si l'on ne prévient pas les anticipations de revenu. Pour avoir un sénat héréditaire toujours [65] riche, il faudrait donc en mettre tous les membres en tutelle. L'esprit de corps serait bien moins utile que nuisible, s'il.n'avait pas pour objet de prêter de la force au gouvernement, de préserver les citoyens de l'arbitraire, et de favoriser, autant qu'il est possible, les moyens qu'un peuple est obligé d'employer pour conserver son existence: or, on ne voit pas dans quel sens l'hérédité du pouvoir sénatorial pourrait être propre à l'un de ces objets.
Après avoir montré quelle doit être l'organisation sociale des peuples modernes, il resterait à examiner quels sont les moyens par lesquels on peut appeler aux emplois publics les hommes les plus propres à favoriser la prospérité nationale; mais cette recherche nous mènerait trop loin, et nous la réserverons pour un autre article.
Dans ces dernières considérations sur l'organisation sociale, nous n'avons tenu aucun compte des titres ou des dénominations qui nous restent de la féodalité. C'est qu'en effet ces titres et ces dénominations sont étrangers à la question. Vouloir exclure aujourd'hui un homme de toute participation aux affaires publiques, par la seule raison que ses ancêtres auraient appartenu à un ordre de choses qui n'existe plus, serait une extravagance digne de 1793. Vouloir l'y appeler [66] pour cette seule raison, serait une folie qui ne serait pas moindre. L'essentiel est d'examiner ce que les hommes sont au temps où l'on doit s'en servir; et, si l'on a des choix à faire, de porter ses regards sur ceux qui n'ayant point une fortune à acquérir, ont une réputation à conserver.
[1] L'industrie de l'homme ne crée par les choses ; mais elle en crée presque toute la valeur. ( Voy. tom. 1er., pages 186 et 187 ).
[2] History of America, book 4.
[3] Suivant Denys d'Halicarnasse, Rome eut des tribuns dès son origine; ce ne fut cependant que la 260e. année de la fondation de cette ville que les tribuns du peuple furent créés. Les grades de centurion, de curion, de dédécurion, ont toujours été des grades militaires, sous les. empereurs comme du temps da la république.
[4] Tit-Liv., lib. 23, s. 23.
[5] Lorsque la guerre retint trop long-temps les consuls hors de Rome pour qu'ils pussent rendre la justice, on leur substitua des prêteurs.
[6] Pro lega Manil, 7.
[7] Pro plancio, 9.
[8] Les Romains, en ravissant les richesses des peuples vaincus, mettaient dans leurs rapines le même ordre et la même régularité que mettent de riches agriculteurs dans leurs moissons, ou de riches négocians dans leur commerce.
[9] Dans les mœurs des sauvages ou des barbares, la rapine et le pillage étant le seul moyen honorable de vivre, il était naturel que les clientelles civiles des Gaulois ou des Romains s'annoblissent en s'alliant à la clientelle des Francs. Voici en effet en quoi consistait cette dernière; c'est M. de Montlosier lui-même qui nous en donne l’explication d'après un passage de Tacite : « Parmi les » grands, c'est à qui aura un plus grand nombre de compagnons. C'est une décoration pendant la paix, un appui à la guerre. Défendre son prince, le préserver, lui attribuer ses hauts faits, c'est le devoir de tout compagnon. Le prince combat pour la victoire, le compagnon pour le prince. Ce cheval belliqueux ou ces armes sanglantes et victorieuses, voilà les récompenses; d'abonni dans et grossiers festins forment la solde. La guerre et le pillage pourvoient à la munificence. » ( De la Monarchie française, tom. 1, pag. 34.)
Dans le système féodal, un militaire, un homme qui vit de brigandage, un noble, .sont toujours des termes synonymes. On voit ainsi ce que c'est que s'annoblir, et comment Bonaparte devait créer une noblesse.
[10] De la Monarchie française, depuis son établissement jusqu'à nos jours , par M. le comte de Montlosier, tom. 1er, pag. 35.
[11] Les- enfans nés d'un homme qui avait dérogé en exerçant une industrie, ne succédaient pas à la noblesse de leurs ancêtres; mais ceux d'un homme qui n'avait dérogé qu'en commettant des crimes, étaient nobles comme leurs ayeux.
[12] De la Monarchie française, liv. 3, sect. 11, t. 1er., p.297. — A côté du tableau de la décadence de la noblesse, on pourrait placer le tableau des progrès de la partie industrieuse de la nation.
Si l'on compare, pourrait-on dire, les Hommes industrieux de 1614 à ceux de 1789, grand Dieu quelle différence ! quelle misère et quel avilissement d’un côté d« l'autre, quelle richesse et quelle magnificence! Là, on ne trouve que quelques pauvres artisans qui peuvent à peine gagner de quoi vivre; le plus riche fabricant se voit méprisé, et ne compte qu'un petit nombre de misérables ouvriers tout humiliés du métier qu'ils exercent. Ici, le plus simple manufacturier possède de riches ateliers, et est environné de la considération publique; des villes entières se peuplent, des chantiers se forment, les mers se couvrent de vaisseaux; les ports reçoivent les richesses des deux mondes; les campagnes sont mieux cultivées et plus peuplées, parce que les cultivateurs trouvent à en échanger les produits contre les produits que crée l'industrie, ou que leur apporte le commerce; un peuple nouveau plus laborieux, plus riche, plus puissant, plus éclairé et plus heureux que l'ancien, s'élève ainsi sur les débris du régime féodal- Tout cela peut bien nous consoler de la perte des pages, des varlets, des gens de livrée et de la ruine de quelques misérables gentilhommières. — Ce qui est arrivé en France, arrivera infailliblement dans tous les pays soumis au régime féodal; les seigneurs dé ces pays n'ont pas d'autre moyen d'éviter leur ruine, que d'abandonner la vie oisive des sauvages ou des barbares, et de s'élever à la dignité d'hommes laborieux.
[13] Il est contre la nature des choses que le faible commande au fort, que le pauvre précède le riche, que le savant obéisse à l'ignorant, etc.
[14] Les hommes n'ont pas seulement des besoins physiques à contenter, ils ont aussi des jouissances morales à satisfaire, et celles-ci sont sans contredit les plus douces, les plus pures, les plus durables. Mais quoiqu'elles tiennent le premier rang dans ce qui constitue le bonheur de l'homme, elles ne tiennent que le second dans ce qui perpétue son existence : on verra d'ailleurs que le travail le plus propre à satisfaire les besoins physiques de tous.les hommes en général, est aussi le plus propre à leur procurer des jouissances morales.
[15] On conçoit qu'il y a ici des proportions à garder, et qu’un fonctionnaire, dans une circonstance donnée, peut être plais utile à la prospérité nationale, qu'un homme qui s'applique immédiatement à la production.
[16] Les professions de médecin, d'avocat, d'homme de lettres, n'ayant pas pu être soumises à un tribut par les seigneurs féodaux, n'ont point participé à la dégradation de toutes les autres; d'ailleurs, comme ces professions ne créent rien qui soit propre à être pillé, et que ceux qui les exercent paraissent vivre sans rien produire, elles rapprochent de la noblesse ceux qui les exercent ; c'est ce qui fait qu'il y a encore une foule de gens qui jettent leurs enfans dans une carrière qui ne leur offre aucune ressource, mais qui doit les faire vivre noblement.
[17] L'art. 5 de la déclaration des droits, faite en 1793, portait : « Les peuples libres ne connaissent d'autres motifs de préférence dans leurs élections, que les vertus et les talents » On sait ce que valurent à la France les vertueux de cette époque. Lorsque Bonaparte institua sa noblesse, il voulait, disait-il, créer de grandes récompenses pour les grands services; c'était le signal de la dévastation de l'Europe.
[18] En France, où tout le monde a la manie de vouloir gouverner ou de se faire gouverner, on ne concevra rien à ceci : on ne pourra pas s'imaginer qu'en Amérique, par exemple, le président des Etats-Unis abandonne les rênes du gouvernement pour aller faire sa récolte; que le président du sénat est logé dans un hôtel garni pendant la tenue du congrès; qu'il va vaquer à ses affaires quand la session est terminée ; qu'on n'y est fonctionnaire public qu'accidentellement, tandis qu'on y est homme industrieux à tous les instans de la vie.
[19] Un homme n'a qu'une utilité relative, lorsqu'il ne fait du bien à une personne, à une famille ou à un peuple, qu'aux dépens d'une autre personne, d'une autre famille ou d'un autre peuple. Les conquérans, les despotes, les voleurs de grand chemin, ont tous une utilité relative ; les uns à leurs soldats, les autres à leurs satellites, les autres à leurs complices ; ils donnent aux uns une partie de ce qu'ils ont enlevé aux autres. Un homme a une utilité absolue, lorsque le bien qu'il fait d'un côté, n'est pas détruit ou compensé par le mal qu'il fait de l'autre. Ce n'est que lorsque les hommes qui n'ont qu'une utilité relative seront tous considérés comme des brigands qu'on pourra dire que le monde est civilisé.
[20] Letters of Junius, letter 23.
[21] Pour avoir une idée de ceci, il faudrait être de la garde dite nationale de la ville de Paris.
[22] Cette différence dans la manière d'obtenir des richesses, a produit dans les moeurs des peuples des changemens très-considérables. Il faut à des hommes qui vivent de pillage ou de rapine, des qualités qui seraient inutiles à des hommes qui vivent du produit de leur travail. Les premiers ont besoin d'un grand courage militaire; les seconds ont besoin de patience et de sagacité. Les uns doivent toujours être disposés à sacrifier leur vie pour le salut de leurs concitoyens; les autres n'ont nul besoin de ce dévouement ; ils enrichissent leur patrie à moins de frais, et sans lui faire des ennemis. Le chef d'une troupe de guerriers est pour eux un homme très-précieux, parce que leur vie peut tenir à la sienne; le chef d'un certain nombre d'hommes industrieux leur est moins nécessaire, parce qu'il peut mourir sans que ses ateliers en souffrent. Celui-ci doit donc trouver des compagnons moins dévoués à sa personne que celui-là. Enfin les hommes qui vivent de proie n'étant pas toujours assurés d'en trouver, sont obligés de s'habituer aux privations les plus dures ; il n'en est pas de même de ceux qui vivent d'un, travail dont la production est constante et régulière. C'est pour n'avoir pas aperçu la cause de ces différences qu'on a fait tant de divagations sur la forme des gouvernemens. On a dit que dans les uns il fallait de la vertu, que dans les autres il n'en fallait point; qu'il fallait des préjugés dans ceux-ci, de la crainte dans ceux-là, et mille autres sottises pareilles qu'on répète encore tous les jours.
[23] Cette question n'est point applicable à la royauté. Nous avons examiné la question relative à l'hérédité du pouvoir royal, dans le Censeur, tom. 5, pag. 24 et suivantes.
[24] Censeur, tom. 5, pag. 11.
[25] Par le mot aristocratie, nous n'entendons que la subordination établie entre les hommes par leurs besoins mutuels : cette aristocratie est naturelle, puisqu'elle dérive de la nature de l'homme.
[D…..r], "Considérations sur l'état présent de l'Europe, sur les dangers de cet état, et sur les moyens d'en sortir" Le Censeur européen T.2 (March 1817), pp. 67-106.
Considerations Sur l'état présent de l'Europe, sur les dangers de cet état, et sur les moyens d'en sortir.
[67]
Nous avons précédemment expliqué comment, dans le système de l'équilibre politique, l'Europe se trouvait constituée.[1] Nous avons dit que, dans ce système, les puissances européennes étaient partagées en deux confédérations armé/ss, de forces à peu près égales, et que l'objet prétendu de ce partage était, s'oit de les maintenir en paix, soit d'assurer leur mutuelle indépendance. Nous avons établi que cette organisation purement militaire, n'était propre à remplir ni l'un ni l'autre de ces objets; nous avons dit, qu'ayant sa source dans l'esprit guerrier, elle ne pouvait produire que la guerre, et que, par cela seul qu'elle tendait à perpétuer la guerre, elle mettait dans un péril continuel l'indépendance et la tranquillité de tous les états. Nous avons dit que les seuls moyens capables d'assurer aux [68] peuples la paix, et aux gouvernemens leur independance, c'était la destruction des erreurs et des passions favorables à la guerre, c'était la propagation des idées favorables à la paix; que les guerres générales ne pouvaient cesser en Europe que par les mêmes causes qu'y avaient cessé les guerres privées; qu'elles n'y cesseraient que lorsqu'il s'y serait élevé une Nation nouvelle à qui les guerres entre les souverains paraîtraient aussi odieuses, aussi intolérables que l'étaient autrefois aux sujets de ces souverains, les brigandages particuliers des seigneurs féodaux, et lorsque cette Nation aurait acquis assez de consistance et de force pour pouvoir comprimer, là où elles se manifesteraient, les passions favorables à la guerre. Enfin, nous avons dit que les idées propres à constituer une telle Nation existaient, que ces idées circulaient dans toute l'Europe, qu'elles ralliaient déjà la plupart des hommes éclairés de tous les pays, et qu'elles étaient plus ou moins senties par toute cette partie de la population européenne qui sollicite des réformes et l'établissement d'un bon système représentatif. .
Il y a donc, au sein de l'Europe, un noyau déjà assez fort de cette Nation nouvelle, de cette Nation européenne, de cette Nation ennemie de [69] la guerre et du despotisme, dont l'élevation progressive doit, tout à la fois, affranchir et pacifier l'Europe. Voyons quelles ont été jusqu'ici les conséquences de ce fait. La première qui nous frappe, c'est que, par le seul fait de l'existence de cette Nation et des accroissemens qu'elle a déjà pris, la constitution de l'Europe se trouve changée, que le système de l'équilibre est à peu près détruit, ou du moins que les bases de ce système sont déplacées, et que l'équilibre ne se fait plus, comme auparavant, d'une moitié des puissances à l'autre, mais d'une moitié de la population à l'autre, de l'ancien peuple au peuple nouveau, c'est-à-dire de la partie de la population européenne qui paraît vouloir maintenir encore l'arbitraire, l'esprit guerrier, le monopole, etc., à la partie de cette population qui demande la paix et la liberté.
Le système de l'équilibre tel qu'il était établi, l'équilibre de puissances à puissances, ne pouvait subsister qu'autant que l'ancien peuple exerçait sans contradiction un pouvoir absolu dans chaque état, qu'autant qu'il pouvait faire partager ses passions à la masse, et qu'il disposait pleinement de ses ressources. Lorsque la Nation dont nous nous occupons, la Nation des industrieux, [70] a commencé à lui opposer des résistances dans l'intérieur de chaque état, son action au dehors a dû être moins grande, le système de l'équilibre a commencé à s'affaiblir; à mesure que cette Nation s'est développée et que les résistances se sont étendues, ce système s'est affaibli toujours davantage. Enfin, le moment est venu où cette Nation a été assez forte, a opposé d'assez grandes résistances, pour obliger les chefs du peuple ancien à renoncer à toute action des uns sur les autres, et à s'unir pour se défendre. C’est ce qui a eu lieu au commencement de la révolution française. On a vu alors, pour la première fois, les puissances européennes oublier leurs vieilles inimitiés; et au lieu de rester partagées en confédérations rivales, ne former plus qu'une confédération unique destinée à contenir les mouvemens de la Nation nouvelle, qui voulait élever ses intérêts au-dessus des passions de l'ancienne, et donner en Europe, à l'esprit de paix, d'industrie et de.liberté, la prépondérance qu'y avaient eue jusqu’alors l'esprit de guerre, de monopole et de despotisme. Malheureusement cette Nation, égarée par de fausses doctrines, autant qu'aigrie par les résistances qu'on lui opposait, a perdu son objet de vue. Toute la partie qui dirigeait le mouvement s'est jetée hors de la route de la civilisation; elle s'est fait conquérante [71] et guerrière, et l'esprit qu'elle devait détruire a eu plus que jamais le dessus. Alors l'équilibre a recommencé à se faire, comme auparavant, de puissances à puissances; c'a été une guerre de dominations nouvelles contre des dominations anciennes. Dans cette lutte, les dominations anciennes ont été long-temps battues; mais enfin, ayant appelé à leur aide la Nation des industrieux, les amis de la paix et de la liberté contre lesquels elles s'étaient d'abord liguées, elles ont obtenu le dessus, et les dominations nouvelles ont été détruites. Qu'est-il alors arrivé ? C'est que la Nation des industrieux s'étant relevée plus nombreuse et plus forte que jamais, l'ancien peuple effrayé de sa puissance, s'est partout uni pour lui résister; de sorte qu'aujourd'hui, comme dans les premières années de la révolution, l'équilibre se fait toujours, non d'une partie des puissances à l'autre, mais de la Nation ancienne à la Nation nouvelle dont nous nous occupons.
Un autre effet de l'existence de cette dernière, c'est qu'en même temps qu'elle a porté les membres de l'autre à se réunir et à se confédérer, elle les a aussi excités à augmenter leurs forces, à les concentrer davantage, et que plus la Nation nouvelle a fait de progrès, plus l'autorité de l'ancienne s'est aggrandie. Nous avons [72] fait remarquer ailleurs combien en France, depuis le commencement de la révolution, celle ci avait accru ses moyens d’action.[2] Cette observation, incontestablement vraie en France, ne l'est pas moins dans les autres états de l'Europe. L'ancien peuple a partout aujourd'hui, sans nul doute, plus de pouvoir nominal et de ressources matérielles qu'avant la révolution; il tient en général sur pied des armées plus nombreuses, il lève des contributions plus fortes, il a à sa solde un nombre d'hommes infiniment plus considérable, toutes les branches de l'administration sont plus sous sa main; dans les pays où son autorité semble limitée par des lois fondamentales, elle est au fond beaucoup plus étendue; enfin, tandis que, dans chaque état particulier, il se trouve muni de plus grands moyens d'action, il a, au milieu de l'Europe, une espèce de gouvernement central appuyé de forces considérables, dont la mission paraît être de surveiller la Nation nouvelle et de réprimer ses mouvemens là où ils éclateraient avec trop de violence, et sur-tout en France, où ces mouvemens seraient plus dangereux qu’ailleurs.
[73]
Quel est donc aujourd'hui l'état de l'Europe? quelle est sa constitution véritable ? Le voici: l'Europe, comme dans le système de l'équilibre des puissances, se trouve partagée en deux grandes confédérations; mais il y a cette différence que chacune de ces confédérations est composée non d'états distincts, comme dans le système de l'équilibre, mais d'hommes d'opinions différentes et d'intérêts opposés. C'est la vieille Europe aux prises avec la nouvelle ; c'est la barbarie se débattant contre la civilisation. On voit dans l'une des deux confédérations, des agriculteurs, des commerçans, des manufacturiers, des savans, des industrieux de toutes les classes et de tous les pays; dans l'autre, la majeure partie de l'ancienne et de la nouvelle aristocratie de l'Europe, des gens en place, des soldats de profession, d'ambitieux fainéans de tous les rangs et de tous les pays, qui demandent à être enrichis et élevés aux dépens des hommes qui travaillent. L'objet de la première est d'extirper de l'Europe trois grands fléaux, la guerre, l'arbitraire et le monopole; de faire que par-tout pays on puisse exercer librement toute espèce d'industrie utile, et être assuré d'en recueillir les produits; enfin, d'introduire les formes de gouvernement les plus propres à garantir ces avantages et à les garantir [74] au moins de frais possible. L'objet de la seconde est uniquement d'exercer le pouvoir, de l'exercer avec le plus de sûreté et de profit possible, et pour cela de maintenir la guerre, l'arbitraire, les prohibitions, etc. La première n'est point organisée ; ses membres épars et inégalement répartis dans les diverses contrées de l'Europe, n'ont entre eux que peu de rapports et des rapports mal assurés ; ils n'ont aucun centre d'action, ni particulier ni général; toute leur force est dans leur nombre et dans l'évidente justice de leurs réclamations. La seconde, au contraire, est fortement et savamment constituée; elle a presqu'autant de centres d'action qu'il y a en Europe d'états différens, et au sein de l'Europe un centre d'action général ; il existe entre ses membres des rapports réguliers et fréquens ; elle possède d'immenses moyens de gouvernement, etc. Enfin, plus la première s'étend, plus elle aequièrt d'influence morale par la propagation de ses idées sur l'objet et la forme des gouvernemens, plus la seconde accroît ses moyens matériels de résistance, et semble faire d'efforts pour écarter l'autre du but qu'elle veut atteindre.
Tel est, au vrai, l'état de l'Europe. Cet état est-il plus sûr que celui qui l'a précédé? Cette [75] espèce d'équilibre est-il plus propre que l'ancien à fonder la paix publique de l'Europe et la sûreté de ses gouvernemens? Nous ne saurions le penser. Tout équilibre est un état de lutte, et de celui-ci, comme de l'autre, il peut sortir beaucoup de révolutions et de guerres. Cela serait même inévitable si, à mesure que la Nation nouvelle croît, s'éclaire, se fortifie, l'autre voulait toujours augmenter ses moyens d'action et se rendait d'autant plus redoutable, qu'on serait plus en état de lui résister. Qu'on se rappelle pourquoi la révolution a commencé. On se plaignait des excessives dépensés des gouvernans, de l'excès de leurs pouvoirs, de l'abus qu'ils en faisaient. Eh bien! on ne peut le nier, leurs dépenses ont été depuis beaucoup plus fortes, leurs pouvoirs plus exorbitans, leurs actes arbitraires plus crians èt plus multipliés; c'est-à-dire que les maux dont on se plaignait sont devenus extrêmes. Supposons que les choses aillent toujours du même train: qu'en résultera-t-il ? Qu'on ne se plaindra plus? qu'on sera plus patient, parce qu'on souffrira davantage, qu'on connaîtra mieux la cause de ses maux et qu'on sera plus en état d'y porter remède? Il serait bien peu sensé de le croire. Il est clair que si on n'a pas pu supporter un état meilleur, quand on était plus ignorant et plus faible, on [76] ne supportera pas un état pire à mesure qu'on deviendra plus instruit et plus fort.
Le nouvel équilibre peut donc engendrer beaucoup de guerres et de désordres, et il est fort à desirer qu'on sorte bientôt d'un état qui semble provoquer les révolutions. Toutefois, s'il est imprudent de vouloir s'y tenir, il ne le serait pas moins de vouloir en sortir trop vite. Il n'y aurait pas moins de péril à précipiter le cours des choses, qu'à tenter d'en arrêter la marche. Le nouvel état de l'Europe est un point par lequel il fallait nécessairement passer pour arriver au but où la civilisation nous mène, et l'on ne saurait ni l'esquiver ni l'enjamber. Il a fallu que la Nation des industrieux devînt beaucoup plus forte que l'ancienne aristocratie de l'Europe, pour être en état de renverser la tyrannie féodale; il ne suffit point qu'elle balance les forces des gouvernemens absolus[3] et de tous les intérêts qui les défendent, pour qu'elle puisse entreprendre de [77] les désarmer et de leur enlever ce qu'ils ont de violent et d'oppressif. Il ne faut pas perdre de vue que ses membres sont encore épars et en quelque sorte sans liaison, qu'ils ont communiquer et de se qu'elle n'est point orgarnisée tandis qu'en général ses ennemis le sont. Cela lui donne un grand désavantage et l'oblige à tenir une conduite extrêmement prudente.
Mais quelle doit être cette conduite ? Par quels moyens la Nation des industrieux pourra-t-elle faire sortir l'Europe de l'état de crise où nous la voyons et la conduire sans secousses au but où elle aspire ? Comment parviendra-t-elle à désarmer la barbarie, et à assurer le triomphe de la civilisation ? Quelle doit être pour cela sa politique, soit dans chaque état et à l'égard de chaque gouvernement en particulier, soit en Europe en général, et à l'égard de tous les gouvernemens pris ensemble et considérés dans leurs relations extérieures ? Voyons d'abord quelle doit être sa conduite dans l'intérieur de chaque état.
Les nombreux et rapides bouleversemens qui se sont succédés en Europe, depuis un quart de siècle, y ont fait contracter à beaucoup d'esprits, particulièrement en France, où ces bouleversemens ont été plus fréquens et plus multipliés [78] qu'ailleurs, une disposition bien dangereuse, celle de vouloir remédier par des révolutions aux maux qu'enfantent les mauvais gouvernemens. Aussitôt qu'un gouvernement trompe l'idée qu'on s'en était faite ou les espérances qu'il avait données, la première idée qui se présente à beaucoup de personnes, c'est celle de le renverser et d'en élever un autre à sa place ; dès ce moment on n'a plus d'espoir que dans une révolution. Une tendance aussi aveugle ne doit pas être celle de la Nation des industrieux; elle ne pourrait en avoir de plus fatale à ses desseins, de plus contraire au but qu'elle veut atteindre.
Nous avons déjà fait remarquer ailleurs combien les changemens de gouvernement sont un moyen insuffisant de remédier aux maux que fait souffrir aux peuples une administration vicieuse.[4] Nous croyons devoir revenir sur cette idée capitale, et faire voir qu'un tel remède n'est propre qu'à empirer le mal auquel on l'applique, qu'une révolution violente ne sert qu'à retarder les progrès de la liberté.
Une seule considération suffira pour faire sentir d'abord à la Nation des industrieux, combien [79] seraient vaines pour l'objet qu'elle se propose, les entreprises dirigées contre les gouvernemens; c'est que de pareilles entreprises n'ajouteraient rien à ses véritables forces, et que si elle n'en avait pas assez pour obliger le gouvernement existant à marcher dans une bonne direction, on ne voit pas comment, par elle-même, elle pourrait en avoir assez pour renverser ce gouvernement, en élever un meilleur et le retenir dans la bonne voie. Lorsqu'un bouleversement a eu lieu, il n'y a, par le fait de ce bouleversement, dans l'état où il s'est opéré, ni une idée, ni une vertu de plus. La Nation dont il s'agit n'y a donc absolument rien gagné; et si le nouveau gouvernement veut abuser du pouvoir, elle n'a pas plus de moyens pour l'empêcher qu'elle n'en avait pour obliger celui qui est tombé à en faire un bon usage.
Une révolution n'augmente donc point ses forces ; nous ne disons pas assez, elle les diminue; car elle accroît celles de ses ennemis. Dans les temps de révolution le despotisme trouve toujours autour de lui une plus grande quantité de vices et de sottise à mettre en œuvre, et par conséquent de plus grands moyens de résister aux progrès de la civilisation. L'effet de toute révolution est d'attirer dans les routes du pouvoir une multitude de nouvelles recrues, et d'y [80] attirer particulièrement des auxiliaires du despotisme. Quels sont, lorque les révolutions éclatent, les hommes qu'on voit accourir pour prendre part au mouvement? Sont-ce des agriculteurs, des commerçans, des manufacturiers, des industrieux éclairés et riches, des hommes véritablement intéressés à résister aux excès du pouvoir? Non, ce sont presque toujours des oisifs, des ambitieux, des hommes ayant une fortune à faire et appartenant par leur position à toute tyrannie qui voudra les enrichir. Voilà les hommes que les révolutions mettent en scène, les hommes qu'elles appellent autour du pouvoir : elles rapprochent toujours de lui une nouvelle masse d'instrumens.
Ce n'est pas tout: en même temps qu'elles mettent ces instrumens à sa portée, elles l'excitent à s'en servir, elles lui font prendre un essor et des développemens effrayans. Le despotisme se retrempe dans les guerres civiles, il s'y exerce à l'arbitraire et à la violence, il en sort toujours armé de nouveaux moyens d'oppression. Aussitôt qu'un gouvernement est attaqué, il se hâte de pourvoir à sa sûreté par des mesures extraordinaires, il se munit de nouveaux pouvoirs, s'entoure de nouvelles forces. S'il sort victorieux de l'assaut qui lui est livré, il retient dans ses [81] mains les armes qu'il avait saisies pour se défendre, et le péril n'est jamais assez loin pour qu'il consente à les poser. S'il est renversé, au contraire, celui qui s'élève à sa place retient les forces qu'il avait réunies pour l'abattre, et il ne se trouve jamais assez bien établi pour consentie à s'en passer; de sorte que, quelle que soit l'issue de la lutte, le pouvoir qui en sort est toujours plus fort et plus oppressif que celui qu'on avait voulu détruire. C'est ce qu'il a été facile d'observer dans le cours des agitations de la France, à chaque bouleversement nouveau, le pouvoir faisait toujours de nouvelles conquêtes, et c'est à force de révolutions qu'il est parvenu à ce degré d'accroissement qui semble lui rendre impossible tout nouveau progrès.
Et ce n'est pas seulement là où elles éclatent que les révolutions tendent à renforcer le pouvoir; c'est, à la fois, partout où leur action se fait sentir. Une révolution qui éclaterait en Allemagne ferait prendre infailliblement en France de nouvelles mesures de sûreté. Une révolution qui éclaterait en France ne pourrait manquer de produire le même effet en Allemagne. Au point où en sont les choses, il est impossible qu'un gouvernement soit attaqué, sans qu'à l'instant même tous les autres ne prennent l'alarme et ne [82] travaillent à accroître et à concentrer leurs moyens d'action. C'est ce qu'on a assez vu à l'occasion de la révolution française. Cette révolution a fait faire presque partout au pouvoir, des progrès pareils à ceux qu'il a faits en France. Elle a affaibli partout les garanties de la liberté: elle a fait suspendre, pendant sept ans, en Angleterre, les lois protectrices de la sûreté individuelle ; elle a mis dans les mains de plusieurs princes d'Allemagne assez de forces pour pouvoir renverser toutes les bornes imposées à leur autorité, et gouverner despotiquement leurs sujets; enfin elle a fait prendre au système militaire et financier de toutes les puissances de l'Europe, de si prodigieux accroissemens, qu'on ne sait comment la Nation des industrieux ne succombe pas sous le double faix des armées et des impôts qui pèsent sur elle.
C'est sur tout par les résultats de la révolution du vingt mars, qu'on peut juger combien une révolution opérée dans un état peut, dans les autres, accroître les forces du pouvoir et diminuer celles de la liberté. Cette révolution a augmenté le matériel du despotisme, non-seulement en France, mais dans toute l'Europe. Tandis qu'en France elle a donné lieu à la création d'une armée nouvelle, mi-partie d'étrangers. et [83] de français, à l'établissement de cours prévotales, à la suspension des garanties constitutionnelles de la sûreté des personnes et de la liberté de la presse; en Angleterre elle a mis le ministère à même de s'entourer d'une force armée de cent cinquante mille hommes, de suspendre l'acte d'habeus corpus, de défendre les assemblées publiques, et d'annuller ainsi, en quelque sorte, le droit de pétition, en un mot, de renverser presque de fond en comble la constitution du pays; en Allemagne elle a donné une nouvelle consistance aux armées permanentes, elle a permis de retarder l'établissement de plusieurs constitutions particulières et celui de la confédération germanique, d'abolir les sociétés secrètes, d'éloigner des affaires publiques la plupart des hommes connus par leur attachement à la liberté, de supprimer plusieurs journaux populaires, d'entraver la circulation des idées libérales d'un état à un autre. Enfin elle a permis à la coalition de lever sur la France d'énormes contributions de guerre et d'y établir cette armée d'occupation qui pèse à la fois sur tous les hommes libres de l'Europe. Voilà les services qu'ont rendu au pouvoir les révolutionnaires du vingt mars : jamais hommes, il faut le dire, n'avaient mieux mérité du despotisme.
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Et remarquez bien que l'entreprise de ces hommes ne pouvait avoir qu'une issue fatale à la liberté ; car, faites les suppositions les plus favorables à leur cause; supposez que Bonaparte eut été vainqueur à Waterloo; supposez, contre toute vraisemblance, que, dans une guerre qui n'était point nationale du côté de la France, qui l'était du côté de tous les autres peuples, qui était faite sur-tout avec une incroyable ardeur de la part de toute la population de l'Allemagne; supposez, disons-nous, que dans une lutte aussi inégale, Bonaparte et ses partisans eussent obtenu d'assez grands avantages pour pouvoir remettre en question tout ce qui s'était fait à Paris et à Vienne; croyez-vous qu'alors la révolution du 20 mars eût pris une tournure plus favorable à la liberté? croyez - vous que, dans la nouvelle série de guerres qui se serait ouverte, les gouvernemens eussent manqué de prétextes pour augmenter leurs armées, pour aggraver le poids des impôts, pour accroître leurs pouvoirs, pour retarder l'établissement des constitutions promises, pour suspendre l'exécution des constitutions établies? Ah ! la révolution du 20 mars a eu des suites bien funestes à la liberté sans doute; mais combien elle aurait pu lui devenir plus fatale encore, si Bonaparte eût [85] remporté des victoires, et que la guerre se fût prolongée!
C'est donc une chose certaine que les révolutions, les révoltes, les séditions ne sont favorables qu'au pouvoir. En veut-on une dernière preuve? nous dirons que les mauvais gouvernemens les appelèrent souvent à leurs secours, que le despotisme les considéra toujours comme son extrême ressource. Une tyrannie nouvelle a-telle une grande peine à s'établir? Une vieille tyrannie se sent-elle fortement ébranlée ? Voici ce qui leur arrive de faire: elles vont au devant du péril qui les menace; elles excitent les peuples à l'insurrection : les hommes simples, les insensés donnent dans le piége; alors le pouvoir se montre, il saisit un grand nombre de coupables, il proscrit, ordonne des exécutions, prend des. mesures de conservation extraordinaires, et le crime dans lequel il a entraîné une partie de ses sujets lui suffit souvent pour enchaîner le reste.
Au commencement de 1804, Bonaparte, déjà consul à vie, méditait de s'élever à l'empire. Le pas lui semblait difficile et périlleux; il craignait que l'opinion ne lui opposât de vives résistances: que fait-il? il essaie de l'enchaîner par la terreur; il organise une grande conspiration.. Il savait que le gouvernement anglais [86] avait à Paris des agens chargés d'attenter à sa personne. Il conçoit l'idée d'étendre ce complot, de le rendre commun à beaucoup d'hommes, afin de lui donner plus d'éclat et d'en tirer plus de forces. En conséquence, il attire en France et à Paris, par la promesse de rétablir les Bourbons, un très-grand nombre d'émigrés marquans restés à l'étranger. Ces hommes s'aperçoivent bientôt qu'ils sont joués; quelques-uns alors entrent dans le complot de Georges; Pichegru qui est à leur tête tente d'y entraîner Moreau. Quand les choses paraissent assez avancées, le consul commence à les faire ébruiter par sa police; bientôt après il fait sonner l'alarme ; un rapport de son ministre de la justice informe la France qu'il se trame une affreuse conspiration contre l'état et contre son chef. Moreau, Pichegru, Georges et un grand nombre de ses complices, sont arrêtés avec éclat. Pichegru est étranglé dans son cachot; le duc d'Enghien, saisi en pays étranger comme prévenu d'avoir dirigé le mouvement, est assassiné dans le donjon de Vincennes; le procès de Georges et de Moreau commence avec un appareil effrayant ; et au milieu de l'effroi que causent ces scènes, le scélérat qui les a préparées se fait déclarer empereur.
Vers la fin de 1812, après la retraite de [87] Moscou, les agens de cet homme dans un pays conquis, voisin de la France, craignaient très-vivement que leur autorité ne parût ébranlée à la population par le désastre de leur maître, et que la tentation ne lui vînt de profiter du moment pour entreprendre de s'affranchir. Voici ce qu'ils firent pour se rassurer. Ils chargèrent un misérable d'ourdir une conspiration. Celui-ci en dressa le plan ; il en proposa l'exécution à un de ses amis, officier à la réforme, et à un aubergiste : ces malheureux tombèrent dans le piége; d'autres personnes y tombèrent aussi. Quand les fonctionnaires, premiers instigateurs du crime, trouvèrent qu'il y avait assez d'individus compromis et assez de preuves acquises contre ceux qu'ils voulaient perdre, ils firent répandre sourdement le bruit qu'une insurrection allait éclater; puis ils annoncèrent avec éclat qu'ils venaient de découvrir les preuves d'une machination affreuse; ils saisirent les victimes qu'ils avaient marquées, firent prononcer leur sentence, les livrèrent aux bourreaux, frappèrent tout le monde de terreur, et parvinrent ainsi à calmer leurs propres, craintes.
« Les manufactures d'Angleterre, dit le maréchal de camp Pillet, furent totalement sans ouvrage en 1811 : les ouvriers mouraient de faim; [88] le pain avait été élevé à un prix excessif; la misère était générale ; le mécontentement était universel. Le ministère profita de cette occasion pour recruter abondamment ses armées qui éprouvaient des pertes immenses en Espagne ; mais une partie des hommes employés dans les manufactures n'était pas en état de porter les armes y il restait quantité d'hommes mariés, d'enfans de vieillards qui menaçaient, dans les grandes villes manufacturières, d'une sédition prochaine. Le ministère prit les devants. Les villes les plus à craindre reçurent des secours, tandis que les provinces du Lancasts-shire, du Nothingamshire, du Derby-shire, n'obtinrent que des provocations à l'insurrection.
» On fabrique dans ces provinces de la bonneterie toute au métier, des toiles de coton, en petite quantité; on y excita une grande fermentation ; on se servit du prétexte des nouveaux métiers. Ils avaient été inventés pour épargner les bras; mais ils diminuaient la quantité des ouvriers, et il fallait les détruire pour le moment. Voilà ce que disaient les émissaires d'un ministère qui comptait bien sur la crédulité du peuple; car il était dérisoire de vouloir donner plus de bras aux manufacturiers, lorsque ceux-ci étaient dans l'impuissance de vendre leurs [89] produits et de payer leurs ouvriers. Des coureurs envoyés par les ministres, se disant enrôlés sous l'étendard du capitaine Ludd, d'où leur est venu le nom de Luddittes, allèrent par petits pelotons briser les métiers; deux manufactures considérables furent incendiées; un chef manufacturier y propriétaire, fut assassiné; plusieurs personnes périrent.
» Le ministère alors eut l'air de prendre des mesures pour arrêter le mal et prévenir de grands désordres. Des régimens de cavalerie furent envoyés dans ces comtés; quelques victimes sacrifiées, exécutées ou condamnées à la déportation. De semblables mesures firent cesser sans peine des séditions auxquelles le peuple ne s'était porté qu'avec une sorte de répugnance.[5] »
— Il nous serait aisé de citer encore des faits pareils à ceux que nous venons de rapporter. Mais en voilà assez sans doute pour établir la vérité que ces faits ont pour objet de prouver.
Résumons nos idées. Les révolutions, avons-nous dit, n'avancent rien; elles n'augmentent point les forces des véritables amis de la liberté; elles n'ajoutent rien à la masse des [90] lumières et des qualités morales nécessaires pour résister au despotisme; elles ne retranchent rien de la quantité de vices et de sottises nécessaires pour le soutenir; bien loin de l'affaiblir, elles lui donnent toujours de nouveaux appuis; elles mettent à sa disposition une multitude de nouveaux auxiliaires; elles l'invitent à s'en servir, elles l'excitent à accroître ses forces, et dans quelques mains qu'elles le laissent ou qu'elles le portent, il sort toujours des tempêtes qu'elles ont soulevées plus fort qu'il n'était avant ces tempêtes. Les despotes sont si convaincus de ces vérités, que souvent ils ont provoqué des révolutions dans l'intérêt de leur puissance; enfin les révolutions tendent à augmenter les forces matérielles du pouvoir, non-seulement là où elles s'opèrent, mais partout où se fait sentir l'ébranlement qu'elles occasionnent : tout cela est démontré jusqu'à l'évidence par les résultats de la révolution française. La première loi que doive se faire, dans chaque état, la Nation des industrieux, c'est donc de combattre de toutes ses forces cette aveugle tendance aux révolutions, dans laquelle on a été jeté par les révolutions de France. Cette tendance serait pour elle un éternel sujet de déceptions; elle ne ferait que l'éloigner toujours [91] davantage du but où elle aspire, et rendre ses ennemis de plus en plus redoutables. Ce n'est point en luttant directement contre le despotisme qu'elle pourra parvenir à le détruire; c'est en agissant sur elle-même et sur les hommes abusés qui le défendent; c'est en s'instruisant de ses véritables intérêts, en portant peu à peu la lumière au sein des masses dont il dispose, et en travaillant à s'y faire des auxiliaires. Lorsqu'elle aura long-temps recruté pour le compte de la civilisation, lorsqu'elle sera parvenue à faire comprendre et vouloir à un très-grand nombre d'hommes ce qui est le véritable intérêt de tous, alors elle se placera sans effort dans une situation conforme à son bien-être; elle n'aura pas besoin pour cela de faire de révolutions, ou plutôt elle aura fait la seule révolution capable de la placer dans une situation pareille; c'est-à-dire qu'elle aura désarmé le despotisme, qu'elle lui aura enlevé ses auxiliaires, qu'elle aura réduit le pouvoir à la nécessité de se montrer ce qu'il doit être, un moyen de sûreté simple et peu dispendieux. Jusque-là, elle aurait beau le faire changer de mains, il pourrait toujours être tyrannique; car il trouverait toujours autour de lui les moyens de le devenir; elle aurait beau l'entourer de barrières, elle ne ferait en quelque [92] sorte que lui donner des appuis; car il pourrait toujours former ces barrières d'hommes disposés à le soutenir : les formes représentatives, si propres à modérer son action là où l'on est assez avancé pour avoir de bonnes assemblées publiques, ne servent ordinairement qu'à le rendre plus violent et plus oppressif dans les pays où l'on ne trouve, pour se faire représenter, que des hommes ignorans ou corrompus. C'est donc, non à renverser les gouvernemens que l'on doit tendre, mais à s'éclairer assez, à propager assez les idées saines pour qu'il devienne de jour en jour plus difficile aux mauvais gouvernemens de faire le mal.
Combien il est à déplorer qu'on n'ait pas toujours suivi une pareille tendance! que l'on serait aujourd'hui plus avancé! qu'il resterait moins de résistances à vaincre, et combien on serait plus en état de les surmonter! que d'efforts on a faits en pure perte! que de sang inutilement versé! Supposez que toutes les forces de cœur et de tête qu'on a appliquées à faire et à défaire des gouvernemens, depuis un quart de siècle, eussent été employées à se mettre et à mettre les peuples en état d'en avoir de meilleurs, combien ne serions-nous pas plus près du moment où nous en aurons de bons ? Supposez [93] qu'on eût pris cette direction seulement en 1814 et 1815, que les hommes qui ont fait la révolution du 20 mars eussent mis à contenir l'autorité dans ses limites, la moitié de l'énergie qu'il leur a fallu déployer pour soutenir Bonaparte, qu'ils eussent à la fois repoussé Bonaparte et refusé d'obéir aux mesures arbitraires des agens de l'autorité, combien la liberté n'aurait-elle pas gagné à cette conduite? combien, dans toute l'Europe, ne serait-on pas aujourd'hui plus avancé ? Enfin, supposez qu'à dater d'aujourd'hui seulement les hommes à révolution sortissent de la fausse route où ils sont engagés, et qu'au lieu de fonder l'espoir d'un meilleur avenir sur des reviremens de pouvoir qui n'avancent rien, ils voulussent, dès ce moment, travailler au seul changement vraiment profitable, c’est-à-dire à l'avancement des bonnes idées, combien à l'instant même le parti de la liberté n'aurait-il pas acquis de forces ? …
Mais une cause puissante a dû s'opposer jusqu'ici, et s'opposera encore long-temps, sans doute, à ce qu'on sorte de la carrière des révolutions; c'est qu'en général on aspire beaucoup moins à améliorer les gouvernemens qu'à s'élever au pouvoir. Il importe de bien caractériser cette tendance, et de montrer combien, dans la lutte [94] où est engagée la Nation des industrieux, elle tend à diminuer ses forces et à augmenter celles de ses ennemis.
Dans tous les temps, à tous les degrés de la civilisation, le pouvoir a été, pour ceux qui l'ont exercé, un très-puissant moyen de production. Chez des hordes tout à fait barbares, le pouvoir, exercé en commun, procure à la horde, des bestiaux qu'elle se partage, des captifs qu'elle égorge et qu'elle dévore. Chez des peuples un peu plus avancés, il procure des champs dont on prend possession, des hommes qu'on asservit et qu'on attache à la terre pour la cultiver. Aux Grecs des temps héroïques, le pouvoir procurait des troupeaux, des femmes et d'autres biens qu'ils se liguaient pour ravir. Chez les Romains, où l'on était constitué pour la conquête, le pillage et l'asservissement du monde, le pouvoir produisait des terres, du butin, des esclaves, dont chaque citoyen recevait une part selon le rang qu'il avait dans l'armée ou dans le peuple, selon la part qu'il prenait au pouvoir. Dans d'autres temps et chez d'autres nations, le pouvoir n'a pas été moins productif. On sait ce qu'il valut aux peuples du Nord, lorsqu'ils envahirent et subjuguèrent le Midi. On sait aussi ce qu'il a long-temps valu aux descendans de ces peuples, à ces braves gentilshommes [95] qui, dans leurs terres et leurs châteaux-forts, s'étaient si bien organisés pour le pillage des campagnes et les vols de grand chemin. Dans les temps modernes, le pouvoir est devenu plus lucratif encore qu'il ne l'était dans le moyen âge; il a profité de tous les progrès de la civilisation, et plus le travail et l'industrie ont créé de richesses, plus le pouvoir est devenu un excellent moyen de s'enrichir. Ses instrumens de spoliation se sont multipliés, étendus, régularisés; et la perfection en est aujourd'hui si grande, qu'il est tel pays de l'Europe, où à l'aide d'une machine appelée représentation nationale, et de quelques autres instrumens qu'on nomme soldats, douaniers, agens du fisc, etc., il procure, sans combat, sans bruit, sans scandale, au petit nombre d'hommes qui l'exercent, le cinquième, le quart, le tiers, et jusqu'à la moitié de tous les revenus d'une grande nation. Nous ne parlons jusque-là que des profits matériels du pouvoir. Que n'aurions-nous pas à dire, si nous voulions entrer dans le détail des jouissances morales qu'il procure? Il produit des plaisirs d'action, de vanité, de sécurité. Il donne du génie, de la célébrité, de la considération, de la gloire. Il est la source de tous les [96] biens que convoite le plus vivemeut le cœur de l'homme.
Le pouvoir est donc une bonne chose, une excellente chose : on peut dire qu'il a été jusqu'ici le plus productif de tous les métiers, du moins pour ceux qui l'ont exercé. Qu'est-il arrivé de là ? C'est que le monde entier a voulu le faire. Le pouvoir a été le grand objet du genre humain. Dans tous les pays, à toutes les époques, presque tous les efforts et toute l'activité des individus et des peuples se sont portés vers ce but, comme s'il était la véritable fin de l'homme. Tandis que dans toute société, chaque associé a aspiré à en dominer d'autres, dans la grande société du genre humain, chaque société particulière a aspiré à dominer d'autres sociétés, et le mouvement de l'espèce entière a été de s'élever graduellement vers le pouvoir. C'est même en cela qu'ont consisté, en quelque sorte, les progrès de la société; et la civilisation, dont l'effet aurait dû être de détourner peu à peu le monde de cette tendance sauvage, et d'exciter les hommes à exercer ensemble contre les choses l'action qu'ils s'efforçaient d'exercer les uns sur les autres, semble n'avoir eu pour effet que de porter un nombre d'hommes toujours [97] plus grand dans le pouvoir. C'est un phénomène dont il est curieux de suivre le développement à travers les progrès de la civilisation.
Dans la barbarie du moyen âge, le pouvoir, en Europe, était l'apanage exclusif des hommes qui avaient renversé l'Empire romain. Ces hommes, accoutumés à vivre de proie, étaient le fléau de la classe industrieuse. A mesure que cette classe s'est élevée, l'intérêt de la civilisation à la tête de laquelle elle se trouvait placée, aurait demandé qu'elle pût attirer progressivement à elle les barbares qui l'avaient d'abord tenue sous le joug, qu'elle pût leur faire abandonner leur métier de gens de guerre et de rapine, et en faire peu à peu des hommes industrieux. C’était là la direction que les choses auraient dû prendre pour aller dans un sens conforme au progrès de la société. Elles ont pris tout juste la marche contraire. Les hommes industrieux ne se sont pas recrutés dans la classe oisive et dévorante; mais la classe oisive et dévorante s'est constamment recrutée parmi les hommes industrieux; la civilisation n'a pas cessé de lui envoyer des auxiliaires, et sa destinée semble avoir été de n'élever les hommes des classes laborieuses que pour les voir trahir sa cause et passer dans les rangs de ses ennemis. Observez en effet, la direction que ces hommes ont suivie, [98] depuis que la civilisation fait des progrès en Europe, et notamment depuis l'affranchissement des communes. Leur tendance a toujours été de se précipiter dans le pouvoir. On les a vu, à mesure qu'ils s'élevaient, abandonner l'industrie, mère de leur fortune, et se vouer à l'exercice improductif des fonctions publiques ou des professions dites libérales. En France, aussitôt qu'un agriculteur, un manufacturier, un commerçant, avaient acquis quelques richesses, ils n'avaient rien de plus pressé que de les porter à dévorer au gouvernement, en lui demandant, en retour, d'être admis, au rang des hommes ayant le privilége exclusif d'exploiter la fortune publique. On appelait cela s'anoblir. Cette disposition à s'anoblir était universelle en France ; et dès avant la révolution, elle avait fait passer dans la classe oisive une partie considérable de la population.
Enfin, un jour, le peuple entier voulut se faire noble; ce fut le jour même où, par l'organe de ses représentais, il décréta l'abolition de la noblesse et se proclama peuple souverain. Le peuple français, ce jour-là, se fit véritablement noble; car il se jeta tout entier dans le pouvoir. En vain les hommes qui en avaient eu jusqu'alors la jouissance exclusive, voulurent essayer de lui en défendre l'entrée; leur résistance [99] ne fit qu'irriter l'envie qu'il avait de s'anoblir et le faire aspirer au pouvoir avec une nouvelle violence. L'agriculteur abandonna ses' champs, l'artisan ses ateliers, le négociant ses magasins, le savant ses livres, et toute une population d'hommes voués à l'exercice des arts, du commerce et de tous les genres de production, se précipitèrent dans les clubs, dans les administrations, dans les armées, dans toutes les branches du pouvoir. Le peuple se mit à gouverner le peuple, à exploiter le peuple ; et il ne parut pas sentir qu'il se dévorait lui-même. Depuis, cette disposition à gouverner n'a pas cessé de se soutenir et même de faire des progrès. Sous Bonaparte, elle était devenue une véritable frénésie; il n'y avait plus dans la Nation une famille qui ne voulût avoir place dans le gouvernement, ni dans le gouvernement un employé qui n'aspirât à gouverner le plus possible. Après la chute de Bonaparte, la même disposition a peut être pris encore un nouveau degré d'énergie; elle a été sur-tout fortifiée par la prétention que les anciens possesseurs du pouvoir ont manifestée d'en faire, de nouveau, le monopole.[6] Cette prétention a plus révolté la masse [100] des citoyens que la plupart des atteintes portées à la sûreté des fortunes ou des personnes. Elle a provoqué la révolution du 20 mars; elle a fait celle du 5 septembre, et qui sait celles qu'elle nous prépare encore. Enfin, ce n'est pas seulement en France que les peuples sont atteints de la manie de gouverner, c'est en Angleterre, c'est en Allemagne, c'est partout. En Angleterre le peuple demande à concourir en masse aux élections, et à former, tous les ans, un parlement nouveau. En Allemagne, on aime, sans doute, bien franchement la liberté ; mais on aime encore plus l'égalité peut être; et si le peuple aspire à se mettre à l'abri des atteintes de l'arbitraire, il aspire surtout à participer à l'exercice des fonctions publiques. Il semble que dans l'un et l'autre pays on se propose moins d'attirer le gouvernement dans la Nation, que de faire entrer la Nation dans le gouvernement : c'est-là la tendance universelle en Europe.
Voilà où l'on en est ; voilà quelle a été la marche de la civilisation. Elle n'a fait, comme nous [101] l'avons dit, que porter un nombre d'hommes toujours croissant dans le pouvoir. Elle a d'abord multiplié le nombre des nobles ; puis elle a excité des peuples en masse à s'anoblir, à se proclamer souverains: le peuple français s'est proclamé souverain, le peuple anglais s'est proclamé souverain, le peuple allemand se proclame souverain; il n'y a que les Espagnols, les Autrichiens et les Russes qui ne se soient pas encore élévés à cette dignité; mais ils voudront y parvenir à leur tour, sans doute ; et lorsque tous les peuples de l'Europe se seront ainsi constitués souverains dans le droit, il ne leur restera plus qu'un pas à faire pour atteindre le comble de la perfection, ce sera de devenir souverains de fait, c'est-à-dire d'abandonner les soins de l'agriculture, du commerce et des arts pour se mettre à se régenter eux- mêmes.
Si jamais les peuples de l'Europe en venaient là, on pourrait dire que l'effet de la civilisation aurait été de les conduire au dernier degré de la barbarie; car le comble de la barbarie, de la part de l'homme, c'est de vouloir faire son objet du gouvernement. C'est pour avoir voulu faire du gouvernement leur objet, que les peuples anciens ont eu des esclaves; que les Romains ont ravagé le monde; que les Germains ont ataché a [102] la glèbe les peuples du midi de l'Europe; qu'eut ou leurs descendants les ont exploités pendant quatorze siècles; que les Français ont fait depuis vingt-cinq ans tant d'horreurs et de sottises, etc. Nous l'avons dejà dit vingt fois; nous le répéterons mille fois encore : l'objet de l'homme n'est point le gouvernement, le gouvernement ne doit être à ses yeux qu'une chose très- secondaire, nous dirons presque très-subalterne; son objet, c'est l'industrie, c'est le travail, c'est la production de toutes les choses nécessaires à son bonheur.
Dans un état bien ordonné, le gouvernement ne doit être qu'une dépendance de la production, qu'une commission chargée par les producteurs, qui la paient pour cela, de veiller à la sûreté de leurs personnes et de leurs biens pendant qu'ils travaillent. Dans un état bien ordonné, il faut que le plus grand nombre possible d'individus travaillent, et que le plus petit nombre possible gouvernent. Le comble de la perfection serait que tout le monde travaillât et que personne ne gouvernât. Au lieu de cela, il arrive que personne ne veut travailler, et que tout le monde veut gouverner.
Si la chose était rigoureusement vraie; s'il était vrai qu'au lieu de faire son objet de la production, le monde entier voulût faire son objet [103] du pouvoir; qu'au lieu de vouloir être industrieux il voulut être noble; qu'au lieu de vouloir travailler il voulût gouverner, le monde périrait à l'instant même; car toute production venant à cesser, et la nature ne lui fournissant gratuitement qu'une très-petite partie des choses nécessaires à ses besoins, il est évident qu'il ne lui resterait plus le moyen de vivre. Heureusement, quoique les peuples se prétendent souverains dans la théorie, une bonne partie des individus dont ils se composent restent industrieux dans la pratique. On peut, dans leur état actuel, comparer ces peuples à des essaims mi-partis de frelons et d'abeilles, essaims dans lesquels les abeilles consentent à distiller des torrens de miel pour les frelons, dans l'espoir d'en conserver au moins quelques rayons pour elles. Malheureusement il ne leur en reste pas même toujours une faible partie. Aussi arrive-t-il que beaucoup d'abeilles, se lassant de travailler sans jouir, aspirent à passer du côté des frelons où l'on jouit sans travailler; c'est-à-dire que beaucoup d'industrieux voyant combien le métier des gouvernans est bon, et combien, par suite, celui des producteurs est ingrat et pénible, sont excités à abandonner leurs utiles travaux pour aller grossir la foule des hommes dévorans ou inutiles.
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C'est cette abondance dans laquelle vivent les hommes qui gouvernent, aux dépens des hommes qui travaillent, qui, de tout temps, ont provoqué dans les rangs de l'industrie ces défections nombreuses, ces fréquentes désertions à l'ennemi, et dans la masse des peuples, cette disposition universelle à se jeter dans le pouvoir, que nous venons de faire remarquer. Il suffit d'avoir bien caractérisé cette tendance, pour faire sentir à l'instant même combien elle est funeste à la Nation des industrieux, combien elle est propre à diminuer ses forces et à accroître celles de ses ennemis.
Le pouvoir s'enrichit de toutes les pertes que fait la Nation des industrieux; plus le nombre de ses auxiliaires croît, plus il peut exercer sur elle une action violente. Ce n'est pas tout: quand le nombre des prétendans au pouvoir est devenu très-grand, et qu'il n'est plus possible à l'Industrie de produire assez pour assouvir l'avidité de tous, il arrive toujours qu'ils se divisent pour savoir à qui appartiendra le droit de la faire contribuer, et leurs discordes lui sont encore plus fatales que leur union. Après chaque révolution, elle se trouve, comme nous l'avons fait voir, plus faible et plus asservie qu'elle ne l'était auparavant; toutes les mesures violentes que chaque faction prend contre ses [105] rivales tournent à son préjudice; et de plus, comme la faction triomphante n'est jamais sûre de conserver long-temps le pouvoir, elle est excitée par cela même à en user le plus largement possible, et cela tourne encore à sa ruine. On ne finirait pas si on voulait entrer dans le détail de toutes les suites fâcheuses qu'ont pour elle la disposition des peuples à entrer dans le pouvoir. Elle doit donc appliquer toutes ses forces à changer cette aveugle disposition : ce doit être là sa principale tâche. Jusqu'ici, les habitans de l'Europe avaient fait consister leur gloire à obtenir un grand empire les uns sur les autres; elle doit faire que leur ambition se propose désormais un but à la fois plus élevé et plus profitable, celui d'exercer ensemble une grande action sur les choses; le mouvement de la civilisation avait été de tourner graduellement tous les regards vers le pouvoir, elle doit travailler à les ramener insensiblement vers elle, en s'efforçant d'ôter au pouvoir les moyens de lui ravir ses trésors et d'agir sur les hommes par l'attrait des richesses en même temps que par celui de la vanité.
Ainsi, rappeler les hommes au travail et à l'industrie, les détourner de la recherche du pouvoir, diminuer ainsi les forces des tyrans qui [106] en abusent, ou des factions qui se le disputent, empêcher que la guerre n'éclate entre ces factions, et que le pouvoir ne se fortifie par leurs discordes; telle doit être, dans chaque état et à l'égard de chaque gouvernement, la conduite de l'a Nation des industrieux. Nous examinerons, dans un autre article, quelle doit être sa politique à l'égard de tous les gouvernemens pris ensemble, et nous rechercherons particulièrement en quoi consiste, pour elle, l'indépendance nationale, et jusqu'à quel point elle doit s'intéresser à l'indépendance de chaque état, dans le sens qu'on attache vulgairement à ce mot.
D…..R.
[1] V. tom. 1er., Du système de l'équilibre des puissances européennes.
[2] V. tome 1er., pag. 339 et suiv.
[3] Il faut appeler absolus non-seulement les gouvernemens qui ne sont pas parlementaires, mais encore les gouvernemens prétendu représentatifs, où le pouvoir exécutif dispose, selon ses vues, des assemblées publiques. Il est même évident que ceux-ci sont beaucoup plus absolus que les autres; car il est infiniment plus difficile de leur résister.
[4] V. tom. 1er. , Considérations sur l'état moral de la nation française, etc.
[5] L'Angleterre vue à Londres et dans ses provinces, pag, 138 et suivantes.
[6] Une pareille prétention devait avoir nécessairement cet effet. Il suffit qu'une classe d'hommes veuille gouverner seule, pour qu'à l'instant même toutes les autres aspirent à gouverner. S'il n'y avait jamais eu de nobles y il n'y aurait jamais eu de peuple souverain.
Augustin Thierry, [CR] “Manuel électoral à l’usage de MM. les électeurs des départemens de la France, par un Électeur éligible. - Candidats présentés aux électeurs de Paris pour la session de 1817 par un Électeur du département de la Seine,” Le Censeur européen T.2 (March 1817), pp. 107-68.
[107]
MANUEL ÉLECTORAL A l’usage de MM. les électeurs des départemens de la France (petit vol. in-18; prix 1 fr.) PAR UN ÉLECTEUR ÉLIGIBLE.
CANDIDATS Présentés aux électeurs de Paris pour la session de 1817, (brochure in-8o de 47 pag.) PAR UN ÉLECTEUR DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE.
CE qui importe le plus à chacun de nous , cè qui renferme tous nos moyens d'existence et de bien-être , la richesse de la France, se trouve aujourd'hui dans un état qui doit éveiller l'attention de tout homme qui met du prix à sa vie et à ses jouissances.
[108]
Deux invasions dans l'espace de deux ans, les travaux troublés , les campagnes ravagées une foule d'établissemens d'industrie fondés sur des prohibitions ou des monopoles tombant les uns après les autres,[1] le pillage et les banqueroutes marchant de front, avaient attaqué [109] déjà nos capitaux de toute espèce, lorsque la mauvaise saison est venue appauvrir nos revenus , en frappant la terre d'une stérilité imprévue.
Et encore, le mince produit qui nous est laissé après tant de pertes , il nous faut le partager y d'un côté, avec les gouvernemens étrangers, de l'autre avec notre gouvernement.
Le reste doit suffire à notre subsistance, et nous sommes, vingt -cinq millions. Pour que la nécessité de vivre ne fasse pas entamer les capitaux , il faut absolument que le travail redouble ; et pour parler le langage de l'économie politique, qu'il contraigne les agens de la production à donner le plus qu'ils peuvent. Or ce travail, qui doit le faire ? Ce n'est pas le gouvernement, c'est nous ; le gouvernement n'a point de moyens pour produire ; il n'en a que pour consommer ; nous seuls avons l'industrie, le gouvernement n'a que des besoins.
Ces besoins qui sont des besoins d'action, c'est à l'industrie d'y pourvoir ; et il est rare que les besoins du gouvernement soient satisfaits, que son action s'exerce, sans que l'industrie en souffre en quelque chose ; de manière que ce lui qui produit paie, afin qu'en retour il soit gêné dans le travail de la production. L'administration [110] demande , pour exister et pour agir, des ministères, une armée, une police, une gendarmerie, des tribunaux extraordinaires ; on lui accorde tout cela, c’est-à-dire qu'on retranche de ses revenus les millions qui le représentent. Qu’arrive-t-il après ? Les gendarmes sont sur les routes : on ne voyage pas librement, il faut des formalités , des retards , et les affaires n'en veulent point ; les affaires manquent. Vos spéculations ont offensé quelque règlement inconnu; la police va descendre chez vous , le scellé sera mis partout, le travail sera suspendu, les portes seront fermées , vos pratiques viendront, seront pressées et iront ailleurs. Vos correspondais sont suspects, le prévôt veut vous interroger : vous irez , vous retournerez, vous perdrez des heures , des jours, des mois, le temps n'est rien pour lui. C'est ainsi que la gène vient de toutes parts; et si on lui échappe on n'échappe pas à la crainte qui dérange aussi les travaux. On rallentit ses démarches , on se répand moins, on écrit moins, on devient nonchalant : l'intérêt du gain cède à l'intérêt du repos; ce colosse d'administration que l'on trouve à chaque pas devant soi, attire sans cesse la vue ; on se le grossit encore ; ou s'exagère les obstacles par le désir de ne les point rencontrer l'esprit tendu vers ce point est moins [111] propre à tout le reste ; l'invention languit, les bras tombent, la production s'arrête.
Mais le besoin ne s'émousse pas avec l'activité ; il faut vivre chaque jour. Le gouvernement qui n'a que de longues vues, passe sur ce détail de temps ; s'il nous regarde, c'est dans l'avenir ; et si l'avenir lui paraît beau, il s'y complait et n'aperçoit plus le présent. L'avenir est tout pour les corporations qui ne meurent point, mais le présent est tout pour les individus qui meurent ; et nous sommes des individus, quoique nous soyons aussi dans un sens une corporation. Si, considérés comme un corps , nous avons des intérêt de corps , et s'il est bon qu'on s'en occupe , considérés comme individus , nous avons des intérêts individuels qui ne doivent point non plus être négligés.
Il faut que le gouvernement, pour ne pas se laisser emporter dans son activité pour notre bienêtre futur , trouve des barrières dans la nécessité sans cesse présentée de notre bien-être du moment. Il faut , en d'autres termes, que ceux qui produisent soient organisés pour résister à l'action de ceux qui administrent.
Cette résistance est , dans une société organisée , la première, et presque la seule fonction, de l'assemblée des communes , ou des rcprésentans, [112] ou des députés, comme on voudra la nommer ; c'est le conseil des avocats de la production et de l'intérêt individuel. Tel doit être l'esprit de ceux qui y siégent ; et pour que cela ne puisse jamais manquer d'être, il ne doit y siéger que des hommes industrieux, c'est-à-dire agriculteurs, manufacturiers , commerçans.
Voilà le principe qui doit servir de règle dans les élections prochaines. Nous faire représenter par des industrieux, est une nécessité pour nous, aujourd'hui que notre premier intérêt est dans l'activité de l'industrie. Il faudrait se conformer à cette maxime , quand-bien même elle ne serait salutaire que dans la conjoncture présente. Mais ce n'est pas ici une loi de circonstance; où il y a une représentation nationale, quelque soit le temps ou le lieu, ce sont les producteurs qui sont les représentans naturels ; quiconque n'a pas une industrie productive est inhabile à représenter.
Dans toute société humaine il y a deux grands intérêts, et il n'y en a que deux : la production et la sûreté. Ces deux intérêts, par une bizarrerie remarquable, sont, dans un sons, ennemi l'un de l'autre ; car si le producteur veut pourvoir lui-même à sa sûreté, il faut qu’il suspende souvent son travail; et s'il veut que d'autres y [113] pourvoient, il faut qu'il les paie pour cela. Et du moment qu'il y a deux classes distinctes dont l’une produit , et nourrit l’autre, qui, en retour, la protége, une guerre nécessaire s’engage entre ces deux espèces d’hommcs.
Les producteurs veulent être libres ; les protecteurs veulent être puissans; la protection ne s'exerce qu'au moyen de gênes et de restrictions sans nombre ; plus chacun est comprimé, moins les autres ont à craindre de lui, plus il y a de sûreté pour tous. Aussi , les protecteurs, les gouvernans, comme on les appelle, pour produire la sécurité collective, empiètent de toutes manières sur les facultés des individus ; ils veulent que chacun leur aliène la plus grande part de son pouvoir d'agir, pour lui retirer la plus grande part de son pouvoir de nuire ; ils iraient jusqu'à tout exiger, jusqu'à étouffer toute action, toute faculté, toute industrie, et cela au nom de la sûreté publique pour laquelle ils travaillent et dont ils représentent l'intérêt, si l'intérêt contraire , celui de l'indépendance privée, n'était aussi représenté , s'il n'y avait pas aussi des hommes qui travaillassent pour lui.
Cette nécessité existerait dans le cas où les gouvernans n'auraient en effet d'autre intérêt que l'intérêt de la sûreté publique; leur intérêt alors [114] sêrait toujours en opposition avec la liberté , et par suite avec l'existence individuelle ; mais c'est bien autre chose, lorsque le plaisir de l'autorité vient s'y joindre , et -le besoin d'accroître le pouvoir pour en tirer plus d'avantages.
Le gouvernement est organisé pour que son action s'exerce toujours avec le plus de force et de promptitude. Ses agens se répondent d'une extrémité du pays a l'autre : un mot dit à Paris, est redit en deux heures dans trente villes : la poste ? les courriers, les télégraphes , sont à lui; tout vole, les ordres , l'argent, les hommes. Pendant dix heures ,chaque jour , des millions de commis dictent,-écrivent, commandcnt, exécutent. Les lois , les édits , les réglemens, les avis., les arrèts, les sentences sortent en foule et causent en cent endroits des déplacemens, des arrestations , des emprisonnemens ; suspendent les travaux, les font reprendre , ferment et; ouvrent les débouchés , renversent et créent les fortunes. C'est un travail qui ne s'arrête point un instant, parce que ceux qui le font y mettent tout leur esprit , toutes leurs forces , tout leur temps.
Contre cette activité des représentons de l'intérêt collectif, comment les hommes laborieux, absorbés pat des soies personnels, peuvent-ils [115] soutenir leurs intérêts ? On travaille sur eux , et eux, ils travaillent sur les choses : peuvent-ils se charger d'une double fatigue , et tandis qu'ils agissent d'un côté, réagir de l'autre ? Tout est lié dans l'administration , et eux, ils sont isolés, ou bien ils sont associés pour des affaires du manufacture et de commerce ; peuvent-ils en meme temps former une ligue perpétuelle pour des objets de politique , pour repousser la surabondance d'action de ceux qui gouvernent, restreindre les réglemens, éclaircir les besoins, arrêter les recrues, les exactions, les entreprises extérieures ?
Impuissans pour ces deux occupations, incapables de se livrer entièrement à l'nue, sans devenir moins propres à l'autre, il faut que par nécessité ils délèguent à des tiers pris parmi eux celle qui peut se déléguer , l'occupation politique. Ces hommes iront siéger près du centre de l'administration ; là ils examineront toutes les mesures à leur source ; ils feront corps contre le corps des gouvernans; ils ne laisseront exécuter aucun décret sans l'avoir discuté , amendé, sanctionné. Voilà la vraie naturc, l'origine nécessaire de la représentation nationale.[2]
[116]
Il est impossible de s'imaginer dans un membre du conseil des représentons autre chose qu'un homme industrieux suspendant son travail d'industrie , et devant le reprendre après le temps de sa mission autre chose qu'un homme dont l'intérêt le plus vif soit l'intérêt personnel ? et qui y par cela même , soit capable de sentir avec délicatesse tout ce qui peut offenser les intérêts personnels; qu'un homme qui, produisant lui-même sa subsistance , est à portée de dire sciemment à quel point ce qu'on fait sous le prétexte de protéger sa propriété, la blesse ; à quel point cette protection nest plus nécessaire ; de quel côté menace véritablement le danger d'être troublé ou volé ; et si l'on n'invente pas des périls chimériques pour se faire accorder des droits et des armes.
Si nous voulons connaître exactement l'objet d'une institution, remontons à sa première origine ; alors le besoin qui l'a fait établir se montre clair y et n'est point obscurci par des explications et des théories faites après coup.
[117]
Du moment qu'il y eut eu Europe une classe -nombreuse d'hommes industrieux travaillant pour eux-mêmes et non pour des maîtres , il y eut des corps de représentans, et ce fut pour la première fois. Dans l'antiquité tous les hommes libres étaient hommes d'état ; dans la féodalité les tributaires étaient tous à la discrétion des seigneurs, et les seigneurs ne déléguaient à personne le soin de traiter de leurs affaires , ils s'assemblaient et entraitaient eux-mêmes de concert avec leur chef.
Le, tiers-état naquit, et aussitôt il fut représenté; ses députés vinrent plaider pour les besoins de chaque homme travaillant, contre les besoins des hommes gouvernant, de la noblesse et du clergé. Les députés des communes , en Angleterre, défendirent les mêmes intérêts devant le Roi et les Lords spirituels et temporels assemblés en parlement.
Le Roi et les seigneurs d'un côté ; les fabricans, les financiers, les négocians de l'autre , débattaient ainsi leurs intérêts réciproques ; ainsi, il y avait discussion ouverte, entre l'intérêt du repos de la société, que les huissiers et les moralistes du public se faisaient fort de procurer , et l'intérêt de la vie que procuraient en réalité les producteurs.
[118]
Ainsi le corps administrant , agitant lui même pour lui., et le corps représentatif de l'industrie , agissant pour les industrieux, étaient séparés comme les intérêts divers que chacun d’eux devait soutenir. Il serait en effet ridicule de penser qu'un même homme puisse jouer à la fois. les deux rôles; partager son esprit entre le désir d'être pàcha ou préfet, et le désir d’étendre l’arbitraire, entre l'intérêt d'un gros traitement sur les taxes, et l'intérêt de réduire les taxes. Les exclusions constitutionnelles, lors.-qu'elles existent-ne sont que la déclaration de cette impossibilité.
Ces exclusions peuvent être plus ou moins étendues par la loi, mais le principe est absolu ; et quand la loi manquerait pour sanctionner la raison, la raison n'en devrait pas moins être obéie. D’ailleurs, nous sommes dans des circonstances où la nécessité parle haut ; tout est perdu, s'il sort de de nos élections des hommes qui capitulent sur la liberté qui seule nourrit l'industrie, et sur. l'économie publique, qui seule assure les fruits du travait à celui qui s'épuise au travail.
Nous devons nous défendre d'une fausse manière de voir que nous avons prise dans l'imitation mal entendue des coutumes de l’antiquité. Parce que nous lisons qu'il y eut des hommes [119] qui, sous le nom de peuple-souverain , allaient tous ensemble décréter de gaîté de cœur des arrêts qui les enchaînaient dans l'usage de leur :esprit et de leurs membres, n'allons pas croire que notre lot, à nous, soit d'être un peuple demi-souverain , secourant dans leurs opérations ceux qui lui font des réglemens comme pour s'assurer qu'il ne manquera pas de lois. Soyons tranquilles, ceux là y pourvoiront ; ils sont toujours assez empressés de nous en donner. Notre affairé, l'emploi de ceux que nous déléguons, c'est d'arrêter au contraire ce flux de réglemens dont chacun nous retranche un moyen d'agir, une faculté. Les lois étaient un bien pour les hommes de l'antiquité ; ils pouvaient les aimer comme les soldats aiment leur discipline qui les rend forts, si elle les gênes. Les anciens étaient tous soldats ; c’était la guerre qui les nourrissait. Pour nous qui sommes destinés à vivre de l'industrie, chacun de nous, pour produire beaucoup , a besoin d'être beaucoup à lui-même ; la discipline qui l'y arrache continuellement lui ôte de sa force. Il faut le dire, la loi, le frein des volontés individuelles est trop souvent up mal pour nous ; si ce mal est nécessaire supportons le, mais faisons en même temps qu'il soit le moindre possible.
[120]
Notre profession de foi politique devrait être celle-ci :
» Nous n'aimons pas les réglemens ni les voies de fait ; parce que les uns et les autres troublent nos travaux, et entravent nos facultés.
« Pourtant, comme dans l'absence de toute contrainte sociale, nous serions faibles contre les oisifs et les voleurs , quoique forts pour le travail, nous sommes disposés à relâcher quelque chose de notre liberté, et nous en aliénons volontiers une partie à ceux qui prennent le soin de veiller sur nos ennemis.
» Nous né voulons point participer à leurs opérations, qui toutes dans un sens nous sont à charge; mais nous prétendons au pouvoir de retenir leur activité , si elle passait les bornes, si elle devenait moins utile à notre repos que nuisible à notre industrie.
» Ce pouvoir, nous en chargeons quelques-uns de nous qui l'exerceront en notre nom .[3] Le corps gouvernant, provoque ou fait les lois, et les [121] exécuté, nos délégués contrôleront les lois et les mesures. »
Avec de pareilles maximes, avec l'idée nettement conçue du véritable objet de la représentation , nous aurions déjà une règle pour nos choix à faire, nous saurions que les hommes du gouvernement sont par la force des choses inéligibles , et nous n'irions chercher des députés que parmi les hommes de profession privée, c'est-à-dire, étrangers par état à la conception, à la résolution, à l'exécution de toute mesure publique.
Où finit le domaine du gouvernement? Où commence celui de l'industrie privée et indépendante ? Y a-t-il des professions indépendantes auxquelles on doit s'adresser de préférence, et quelles sont ces professions ? Voilà ce qui reste a examiner.
Dans toutes les constitutions des Etats-Unis d'Amérique, qui ont plus clairement qu'aucun état en Europe l'industrie et la production pour objet, tout emploi , toute charge, toute fonction quelconque qui rattache directement ou indirectement celui qui l'exerce au pouvoir public, soit exécutif, soit administratif, soit judiciaire, l'exclut irrévocablement des assemblées [122] représentatives .[4] Or, cet usage constitutionnel ne peut être venu dans ce pays d'un désir d'avoir ce que nous appelons ici des élections populaires; car tout y est peuple, jusqu'au roi. Le motif s’en [123] trouve dans un sentiment profond de l'incapacité naturelle à tout homme d'exercer des fonctions contradictoires; de faire des réglemens et de les défaire ensuite , de blâmer ses propres [124] décisions; de conseiller, d'ordonner, d'exécuter des levées d'hommes et d'argent, de servir dans les armées, et de voter a près contre les recrues , les armées et les impôts. Il serait bien extraordinaire [125] qu'on pût une seule fois voter pour toutes ces choses dans l'intérêt de la liberté et de l’industrie.
Tout ce qui tient aux établissemens que nous appelons publics, est, d'après ces principes, dans les Etats-Unis, constitutionnellement inhabile à représenter ; et ces principes portent si loin dans la pratique, que certaines exclusions doivent nous étonner fort, nous qui depuis trente ans avons des chambres représentatives sans nous douter encore de ce que c'est que représentation. Les fonctions de prêtre, et jusqu'à celles de directeur ou de professeur d'un collége aux frais [126] du gouvernement y entraînent l'incapacité d'être éligible aux fonctions de député des citoyens.[5] Cela peut paraître singulier, mais cela découle naturellement des vraies maximes du système représentatif.
L'entreprise générale de l'administration publique se partage en diverses entreprises particulières, qui concourent au même but chacune sélon sa nature. Il y a des établissemens pour la défense extérieure , et pour la paix intérieure , qu'on désigne par les noms de force militaire, de force civile , de justice civile; il y a aussi des établissemens de morale publique et de religion), dont l'objet est de prêter secours à la justice ; il y a des établissemens d'éducation publique [127] fondés pour diriger les esprits des administrés de la manière la plus commode à l'administration, et pour lui former une pépinière de jeunes gens où elle se recrute. Autant il y a de ces établissemens, autant il y a de corporations dans lesquelles se partage la grande corporation des gouvernans. On trouve le corps des officiers militaires , le corps des officiers civils, le corps des juges, les prêtres, les prédicateurs, les professeurs, les instituteurs de toute espèce, tous gens du gouvernement, n'ayant d'affaire qu'avec lui et nullement avec les producteurs sur lesquels ils opèrent seulement chacun selon son emploi ; mais dont ils ne reçoivent directement ni ordre, ni mandat, ni traitement, ni pension ; tous par conséquent également incapables de figurer comme représentais.
On dit communément que tous les intérêts des habitans d'un pays doivent avoir des avocats dans les chambres représentatives, lesquelles doivent se peupler par conséquent de mandataires de tous les ordres et de tous les corps ; c'est une grande erreur : le simple bon sens dit que, s'il y a des corporations qui ont ailleurs des avocats, elles n'ont pas besoin d'en trouver encore là, et que la délégation spéciale est un droit naturel et exclusif de ceux qui n'ont que ce moyen de faire connaître et respecter leur intérêt. Or, les [128] corporations laborieuses, les commerçans, les fabricans, les cultivateurs sont seuls dans ce cas; les corporations soldées trouvent dans ceux qui les paient et qu'elles servent, des organes et des défenseurs toujours prêts.
Voilà l'esprit des lois américaines. Nulle part la distinction nécessaire entre un producteur et un administrant, n'a été si exactement établie ; c'est que, sans cette distinction, la production, la propriété des hommes qui n'administrent pas, est compromise de mille manières, et que ceux qui ont fondé les états d'Amérique, seuls avec leur industrie sur une terre toute neuve, n'ayant ni esclaves ni maîtres, et ne voulant rien devoir qu'à eux-mêmes, n'étaient pas gens à jouer avec la propriété d'où dépendait la vie de chacun d'eux.
Laissez faire à leur gré les gouvernans , et les intérêts individuels disparaisssent; c'est le despotisme, c'est la mort. Mêlez-vous aux gouvernemens et divertissez-vous à exercer le pouvoir , soyez tous des hommes publics, et les intérêts individuels disparaissent encore ; c’est la démocratie, c'est la mort aussi, à moins que vous n'ayez des sujets à exploiter ou des ennemis à piller. Mais séparez de vous ceux qui gouvernent, élevez contre l'administration une [129] anti-administration ; ne souffrez pas que l'intérêt privé soit la proie de l'intérêt collectif, et vous serez litres, et vous pourrez. subsister sans être ni des tyrans ni des voleurs.
Dans notre Europe où rien n'avance franchement , où chaque siècle est tiré en arrière par le siècle qui l'a précédé, où l'héritage des préjugés se transmet et passe d'une génération à l'autre, à côté de l'héritage des lumières , ce système est né il y a près de six cents ans, et il a été corrompu dès sa naissance. En Amérique, où il n'y a point de masures ni de souvenirs, l'institution s'est fondée pure et se conserve pure.
Nous avons établi que toute personne qui reçoit le prix de son travail du public représenté par le gouvernement, et non d'un individu ou d'une société d'industrie particulière, est par la force des choses inéligible à la place de représentant.
Cela posé, on sait parmi quels hommes il faut choisir ; mais il reste à chercher quels hommes parmi ceux-là on doit préférer, quels sont pour ainsi dire les degrés d'éligibilité.
Les hommes dont l'existence est toute privée, qui ne reçoivent de l'administration ni honoraires , ni pensions , se divisent en deux classes [130] principales ; les uns tirent leur revenu d'un capital en terres ou en meubles qu'ils livrent à ferme ou à loyer, et qu'ils laisssent reposer dans les mains du fermier sans travailler dessus pour l'accroître. Ce sont les hommes qu'on appelle simplement propriétaires, et qu'on devrait nommer propriétaires improductifs, pour les distinguer de ceux qui tourmentent sans cesse leurs capitaux pour leur faire rendre le plus possible , qui renvoient au capital les revenus obtenus pour les faire produire à leur tour , qui , améliorant beaucoup et consommant peu, ne laissent jamais leur patrimoine comme ils l'ont rèçu; et maintiennent le pays dans un état de richesse et de bien-être toujours croissant.
Les propriétaires improductifs n'occasionnent aucun changement dans la richesse générale. S'ils étaient seuls, le moindre fléau imprévu serait incurable; une invasion, une mauvaise année causerait la perte de tout un peuple ; mais les autres sont là pour tout guérir par leurs capitaux accumulés. C'est à ces derniers qu'il faut s'adresser premièrement, sur-tout lorsqu'il y a à réparer; et c'est aujourd'hui un de nos grands besoins.
Nos choix doivent donc se porter d'abord sur la classe des propriétaires productifs; qui est elle-même [131] divisée en plusieurs classes, qui ne sont pas toutes au même rang.
Avant d'aller plus loin , remarquons que la loi fondamentale qui fixe les conditions de l'éligibilité, est opposée dans sa disposition principale aux vrais principes d'une bonne représentation, La loi demande mille francs de contributions directes, c'est-à-dire qu'elle considère la propriété foncière comme la véritable base du droit de représentation , et la meilleure garantie pour les représentés.
On ne sait donc pas qu'en France les propriétaires fonciers sont le plus généralement propriétaires improductifs ; que la foule des désoeuvrés , qui ne vivent pas aux dépens d'autrui, est composée en grande partie de propriétaires fonciers; que les rentiers seraient encore à préférer, parce que, quelquefois au moins, ils font des économies , tandis que les autres sont dissipateurs par naturel, et aiment la consommation pour elle-même.
Veut-on voir ce que c'est que des propriétaires fonciers dans une assemblée représentative et comme ces gens-là entendent l'intérêt de la propriété et de la richesse ? qu'on relise les discours dont ils ont déshonoré les deux dernières sessions des chambres à l'occasion du budget; on [132] y voit presque chaque page ce refrein : Périsse, l’héritage de cent familles industrieuses plutôt qu'un seul de nos chênes ! Les hommes qui font avancer la société en bien-être , les hommes qui travaillent et qui produisent, y sont -traités de joueurs, d'usuriers , d'agioteurs; les capitaux mobiliers sont du papier sur lequel on souffle , tandis que les terres en friche, les fermes dégradées que le .propriétaire visite une fois en dix ans , sont le salut de la France. Ceux qui vivent de ce capital impérissable, sans soins et sans frais d'esprit , lui rendent une sorte de culte , comme le sauvage qui se laisse nourrir par son arbre , et qui ne sait que tomber à genoux pour l'en remercier.
Si ce ne sont pas là les paroles même de ces harangues, c'en est du moins le sens ; et à quoi mène cette doctrine ? Aux plus grands fléaux de nos temps modernes , aux banqueroutes publiques, aux réductions , aux mobilisations, aux consolidations forcées par lesquelles des milliards sont anéantis dans un jour, et périssent pour les familles et pour la société.
C'est un reste des préjugés sortis de la barbarie féodale que le seul fait de la possession d'une terre attire encore sur le propriétaire un plus haut degré d'estime que ne ferait tout autre [133] fonds équivalent. Les habitudes de l'assujétissement durent souvent long-temps après que l'assujétissement est passé. Il semble que ce soit 1e soutenir d'avoir été les esclaves des propriétaires de la terre, qui nous -fait- reporter involontairement sur cette propriété une partie du respect servile que nous avions pour nos maîtres.
Et certes, ce n'est pas l'intérêt qui nous engage à cette déférence; la propriété territoriale; lorsqu'elle est jointe à l'industrie, est la plus utile et la plus noble; mais lorsqu'elle en est détachée, c'est peut-être la moins morale de toutes. La fortune du-seigneur de campagne n'est liée à celle de personne, l'espérance de ses revenus n'est point fondée sur la prospérité et le succès de ses correspondans qu'il aide, mais sur la misère de ses fermiers qu'il pressure ; l'abondance des richesses ne grossit point les siennes, l'appauvrissement général les diminue peu ; il peut rester également- insensible au mal comme au bien- public ; ni l'un ni l'autre ne vont jusqu'à lui. Que lui importe l'activité de la production ? il y a toujours assez de produit s'il trouve à échanger le revenu de ses blés ou de ses bois, qu'il doit dévorer dans l'année. Au contraire, le progrès de l'industrie doit lui être à charge ; l'industrie élève des [134] fortunes qui peuvent éclipser la sienne , et le blesser dans son orgueil ou dans son influence.
Même , il a moins d'intérêt que le capitaliste ou le fabricant à ce que le pays qu'il habite ne soit point envahi. L'ennemi ravage la terre , mais il ne l'emporte point avec lui ; c'est le revenu d'un an , de deux ans, qui est consommé , et le capital reste. Mais, lorsque les machines sont brisées, les magasins pillés, les ateliers incendiés, c'est le capital aussi qui disparaît. L'intérêt de la liberté est faible pour le propriétaire de terres, il n'a besoin que de sûreté, et s'il se défiait de la probité de ses voisins, il invoquerait volontiers le despotisme qui maintient en comprimant. Nulle part cette sorte de propriété n'est mieux assurée qu'en Turquie.
Ce sont les hommes sans propriété territoriale, dit un historien philosophe,[6] qui ont conquis [135] la liberté pour les peuples modernes ; et c'est sur les possesseurs du sol qu'ils l'ont conquise.
S'il y a parmi les éligibles aux fonctions représentatives une place pour les propriétaires sans [136] industrie , ce doit être la dernière place. La plupart des propriétaires fonciers , en France, sont dans ce cas ; c'est un malheur, mais la règle ne peut se plier pour les personnes ; quoi qu’il [137] en soit, l'intérêt agricole ne manquera point de représentans ;on en trouvera dans leurs fermiers.
La première classe des éligibles doit se composer des hommes livrés aux grandes spéculations de finance ; ils sont les plus capables de porter dans l'examen de l'administration publique , laquelle, sous un rapport , peut être regardée comme une spéculation financière , la critique la plus haute et les vues les plus générales. Les défauts des plans, les erreurs involontaires ou volontaires, les mauvaises mesures d'impôt, la somme des besoins, celle des recettes; toutes ces discussions, qui doivent se résoudre par les mêmes opérations d'esprit qu'ils ont à faire chaque jour pour leurs entreprises particulières , leur sont faciles. Nous en avons une expérience toute récente. Ce sont les hommes de finance qui, dans les derniers débats sur le budget , dans la chambre et hors de la chambre, ont montré le plus de talent et de fermeté.[7] [138] La fermeté est souvent un fruit de la confiance dans ce qu'on voit; elle vient des lumières autant que du courage.
Dans la seconde classe sont les négocians , les fabricans, les cultivateurs, tout le reste des hommes d'industrie et d'affaires , qui viendraient, selon l'intérêt de la production , s'interposer entre les projets du gouvernement et les amendemens proposés , et faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre; gens ayant besoin à la fois et de liberté et de protection, et qui, partagés entre ces deux intérêts, ne sont point disposés a souffrir que le bon ordre étouffe la liberté , et non plus, que la liberté détruise le bon ordre.
Après eux, il faudrait mettre les savans qui appliquent leur esprit à la théorie des arts utiles. Ces hommes sont liés par intérêt à la prospérité de l'industrie matérielle ; car sans capitaux leurs découvertes restent sans emploi, et plus les capitaux sont abondans , plus elles promettent de [139] fortune aux inventeurs. Ils tiennent d'ailleurs presque toujours à la classe des fabricans ; ou bien ils font eux-mêmes l'essai de leurs découvertes, ou bien ils s'associent à des capitalistes.
Enfin , dans la troisième classe des éligibles se rangent les gens de lettres et les savans livrés aux pures spéculations de l'intelligence, les avocats , les jurisconsultes, tout ceux qui cherchent leurs moyens de vie ou d'aisance dans le talent d'écrire ou de parler ou de conseiller. Ces hommes ont peuplé les assemblées depuis vingt-cinq ans , et les assemblées étaient des académies où chacun ne défendait plus d'autre intérêt que celui de son éloquence ou de sa raison. En petit nombre, parmi les défenseurs naturels de la propriété , ils pourront, en prêtant leur voix au bon sens, l'aider à se faire jour, et séduire ou convaincre les esprits durs que le vrai et l'utile n'auront pas frappés.
Nous n'avons pas besoin de rappeler que nous ne parlons ici que des gens de lettres de profession, c'est-à-dire indépendans du gouvernement, et n'ayant ni pensions ni chaires. Ceux-là sont dans le nombre des gens soldés ; leur intérêt n’est pas que l'argent soit dans les poches des particuliers avec lesquels ils n'ont rien à débattre, mais dans les coffres de l'administration qui les [140] paie. Plus le trésor se grossit , plus il y a d'extorqué aux producteurs, plus il y a pour eux de chances de fortune. L'esprit que donne un pareil état est loin d'être conforme, comme on voit, à ce que nous avons dit du véritable esprit de la représentation nationale.
Tant que l'instruction publique sera donnée par le gouvernement , ceux qui professeront seront du gouvernement et non de la nation. Tant que l'instruction publique sera donnée par le gouvernement, elle sera ce qu'est une denrée produite sans concurrence, mauvaise et chère. Un monopole est dans tous les cas, le fléau le plus funeste à ceux qui consomment, et c'est bien pis lorsque le gouvernement se l'attribue. Or ici, c'est un monopole établi par le gouvernement sur les idées , les progrès , la civilisation du peuple.[8]
[141]
Voyez aussi ce qu'on est au sortir du collège ; on a appris dans les livres classiques, anciens ou modernes, que l'état, est tout; et comme le gouvernement s'appelle l'état, on veut être du gouvernement pour être quelque.chose ; on cherche une place au lieu d'un métier. On aime mieux se faire le valet des valets d'un ministre que l'égal d'un honnête homme libre. Les greffes et-les bureaux de barrière se peuplent de lettrés; les comptoirs et les ateliers sont abandonnés à la masse ignorante. C'est bien là ce qu'il -faut à l'administration ; plus on aime ses places , plus on l'aime, plus elle est forte. Mais la nation qui s'épuise à produire, ne trouverait-elle pas mieux son compte, si on venait l'aider dans ce travail, au lieu d'aider les gouvernans dans le travail de la consommation ?
Vivre de sa seule industrie personnelle, et par-là avoir un intérêt matériel à la prospérité de l'industrie d'autrui et au bien-être des producteurs , c'est la condition indispensable pour être capable de représenter la nation, c'est-à-dire les producteurs ; mais une autre condition est encore indispensable, c'est qu'à ces intérêts matériels en faveur de la production, ne se joignent pas des intérêts moraux en opposition avec elle.
Un homme peut professer une industrie [142] productive et être détaché de cette profession par ses désirs ou ses habitudes; il peut regarder son existence indépendante comme un pis aller auquel il veut se résoudre en attendant des postes, des honneurs, des dignités. Cet homme serait inhabile à être représentant ; car il conserverait toujours , dans l'exercice de ses fonctions , une arrière pensée de ne point trop contrarier le gouvernement dans son action, ni dans ses dépenses, pour que les emplois fussent toujours en bon nombre et d'un gros profit; deux choses qui sont contre l'intérêt des représentés, lesquels ont à essuyer à la fois et l'administration et les frais de l'administration.
Electeurs patriotes , s'il se présente devant vous un homme qui vante le plaisir ou le profit des places , et qui s'en montre avide ; dites lui qu'il s'a dresse mal , que vous n'avez rien à donner de ce qu'il desire , et renvoyez-le à ceux qui en disposent.
Gardons-nous sur-tout d'une vieille tactique à laquelle on a été fidèle durant toute la révolution , et qui a peut être été la première cause de cette constante violation de la liberté et de la propriété, dans laquelle ont trempé toutes nos assemblées représentatives. C'est de ressusciter contre l'action du gouvernement existant, les [143] hommes d'un gouvernement détruit sur l'es ruines duquel s'est élève l'autre. Des représentons ainsi choisis lutteront violemment , il est vrai, contre l'administration présente ; mais qui voudront-ils servir dans cette lutte ? Non pas leurs commetans, mais eux-mêmes et que peut-il résulter de leur victoire ? Que le pouvoir passe dans leurs mains et que les vexations se fassent à leur profit.
Les ennemis de nos ennemis peuvent être aussi les nôtres, et ils le sont dans ce cas. … Des ambitieux ,quel que fût leur parti, se garderaient bien de rien faire dans notre intérêt , ce serait agir contre eux-mêmes. Retrancher quelque chose des profusions, des abus, du pouvoir, de la clientelle administrative, ce serait détériorer une possession qu'ils envient et pour laquelle ils s’agitent. Encore, ne serait-on pas assuré qu'ils voulussent persister dans le combat. Si les- gouvernans offraient de capituler, et de céder une partie pour conserver en paix le reste , il y a peu à douter que les autres ne fussent pas empressés à accepter et à vendre la nation et sa cause. Nous en avons vu des exemples. Un homme qui se plaisait à exploiter les producteurs au nom de la souveraineté démocratique , est tout prêt à les exploiter de nouveau au nom de la souveraineté monarchique; peu lui importe le titre.
[144]
Nous ne serons une nation représentée que lorsque nous aurons pour mandataires des hommes professant une industrie indépendante, et offrant en même temps des garanties morales de leur constance dans cette industrie, et de leur volonté de ne chercher la fortune que par elle. Des hommes d'une conscience assez délicate pour regarder l'argent levé pour le public comme un moyen de vivre retranché aux hommes et qui craindraient d'y toucher , effrayés de la responsabilité terrible à laquelle se soumet celui qui doit se dire : j’ôte à leur subsistance, que leur donné-je en retour? Des hommes ayant un esprit assez haut , une ame assez ferme, pour ne voir dans l'administration qu'un camp ennemi.
Ces caractères sont communs dans les sociétés nouvelles de l'Amérique ; ils sont rares encore parmi nous, ou peut-être ne les découvrons-nous en si petit nombre que parce qu'ils se cachent et fuient le grand jour.
On ne les voit point au milieu des coteries, dans les antichambres des ministres y dans les corridors des palais ; ils ne figurent point dans les pompes où le pouvoir s'étale ; il font peu de bruit et beaucoup de bien. Allons les trouver dans leurs retraites, au fond de leurs comptoirs, [145] de leurs bureaux, de leurs ateliers , des campagnes qu'ils cultivent ; disons-leur avec un sentiment profond : ô nos concitoyens ! ô nos amis ! nous vous avions ignoré, nous vous connaissons, et nous venons à vous. Vous souffrez quand nous souffrons; quand nous prospérons, vos fortunes prospèrent. Allez faire respecter votre intérêt avec le nôtre; soyez nos défenseurs, soyez notre salut, comme vous êtes notre gloire.
Nous venons de remonter en abstraction jusqu'à la nature du titre et des fonctions de représentant, et nous avons tiré de cette recherche quelques principes dont nous conseillons l'application présente. Une chose qui nous persuade que nous avons bien vu, une chose qui n'a pas échappé, sans doute , au lecteur attentif, c'est qu'en nous laissant aller où nous menait la théorie., nous n'avons jamais fait que raisonner le sentiment commun de tous les bons esprits , et expliquer en quelque sorte le vœu général, la conscience de la nation.
Il est remarquable comme aujourd'hui, à chaque nouveau point de discussion qui se présente dans ce qui touche à nos intérêts civils, nous tombons tous d'accord, et comme chaque [146] controverse qui s'élève, presque aussitôt disparaît : la politique devient enfin un une science.
Deux écrits différens ont paru au sujet des élections prochaines : l'un est une espèce d'instruction pour les électeurs de France, qui jointe à la charte constitutionnelle et à la nouvelle loi, forme un manuel à leur usage ; l'autre est une liste raisonnée des hommes qu'il conviendrait d'admettre dans la députation de Paris. Les auteurs de ces deux brochures ne vont pas loin à la recherche des principes, et cependant presqu'à chaque fois qu'ils ont à traiter des choix que nos besoins commandent, ils s'accordent ensemble , et avec ce qui vient d'être dit ; s'il y a quelque divergence, c'est .dans les points difficile, où le seul instinct du bien, sans un examen profond des choses ne suffit plus pour guider le jugement.
« Quels sont les députés que la nation réclame, se demande l'auteur du Manuel à la fin de son livre ? et les hommes qu'il désigne comme la tête de la représentation nationale , ce sont des chefs de manufactures et d'entreprises industrielles, des banquiers, des commerçans d'une réputation bien établie , qui soient connus par un attachement solide et raisonné aux principes d'une sage liberté.
[147]
» Des hommes d'un bon sens éprouvé , d'un grand caractère plutôt que des hommes d’esprit. »
Les véritables fonctions de la représentation nationale sont exposées .de la manière suivante , par l'électeur du département de la Seine , auteur de la liste de candidats,
« Nous desirons que les candidats soient pénétrés de ces grandes vérités; que, dans le droit de voter l'impôt et de fixer le budget, réside toute la puissance dé la chambre ; qu'en exerçant ce droit avec impassibilité , elle peut opposer une barrière inexpugnable à tous les genres de despotisme ; que devant cette barrière, viendront se briser toutes les forces ministérielles, et qu'il n'est point d'usurpation à craindre pour un peuple dont les représentans n'accordent à l'autorité exécutive que les fonds strictement nécessaires pour satisfaire aux besoins réels de l'état. Ces besoins doivoivent être connus, prouvés, évidens. Faire payer au peuple un centime de plus qu'il ne doit y est crime ? est trahison; donner aux ministres une somme que leur administration ne réclame pas impérieusement, c'est leur donner les moyens d'échapper à toute responsabilité.
» Nous desirons dans nos candidats le courage de repousser avec indignation toute loi de [148] circonstance., parce que l'art de faire naître les circonstances est depuis vingt-cinq ans trop bien connu des gouvernans ; parce que les lois d'exception laissent un champ libre à l'arbitraire , à la tyrannie. »
L’exclusion naturelle de tous les hommes qui participent à l'administration, ou qui y sont liés par intérêt ne lui a pas échappé.
« Quoique la loi ne repousse des élections populaires ni les nobles, ni les hommes en place, et qu'on doive choisir le mérite partout où il est supérieur, il me paraît raisonnable d'appeler de préférence aux fonctions de député les citoyens indépendans. S'il se présente un grand seigneur ou un courtisan , je lui montrerai la chambre des pairs où doit tendre son ambition. Si l'on me parle d'un fonctionnaire public, je répondrai qu'un évêque doit être dans son diocèse, un préfet dans sa préfecture, un directeur général à la tête de son administration , et un pensionnaire au coin de son feu. Le nombre des représentans est trop faible, pour qu'on nomme députés des gens du pouvoir exécutif. Songeons que pour s'assurer la majorité de la chambre, les ministres n'ont que cent vingt-sept députés, je ne dis pas à corrompre, mais à mettre dans leur parti. Combien cela leur serait facile, si par leurs [149] litres, leurs emplois ou leurs pensions, ces députés étaient déjà dans leur dépendance ! »
Voici à quel caractère il veut qu'on reconnaisses l'homme indépendant , le seul homme vraiment capable d'exercer les fonctions de représentant.
« L'indépendant est celui qui, jouissant d’une fortune aisée y peut choisir ses occupations , ne cherche point à associer des fonctions libres à des places honorifiques ou lucratives, pour ne jamais se trouver entre son devoir et sa conscience.[9] Il craint même le joug de la reconnaissance, et ne se mettrait point sur les rangs, des députés, s'ils se trouvait lié par une ou plusieurs. pensions qu'il devrait au gouvernement.[10] Voilà quelles sont les qualités.générales que nous désirons aux candidats.
» Qu'ils ne dissimulent jamais un abus pour avoir une place.
» Qu'ils n'acceptent qu'avec réserve les invitations des ministres et des grands , parce que l'honneur qu'on prétend leur faire, par ces politesses n'est jamais désintéressé. »
[150]
« Nous voulons , dit à son tour l'auteur du Manuel, des hommes sortis purs des épreuves de nos révolutions, qui n'aient point trempé dans des excès criminels que les amis de la liberté ont désavoués avec horreur , et dont ils ont eux-mêmes été les victimes, qui ne se soient ni prostitués aux factions , ni flétris à aucune époque.
» Plusieurs de ces hommes ont été constamment repoussés de toutes les fonctions éminentes , soustraits avec soin aux regards et aux suffrages de leurs concitoyens. C'est donc dans une condition privée qu'il sera souvent nécessaire de les chercher.
» Il faut fouiller dans le sein de la Nation; elle y renferme des vertus , des talens cachés: qu'il est temps de faire valoir ».
L'auteur se déclare contre l'ambition sous quelque forme qu'elle se montre; l'amour de la gloire, le plus pur en apparence, lui paraît toujours couvrir quelque desir de pouvoir et d'action à exercer sur les hommes ? c'est-à-dire contre les hommes. Il ne veut de grâce que pour une seule ambition , celle dont l'objet est d'opérer fortement sur les choses physiques, et non sur le genre humain. Il demande que l'on reçoive avec reconnaissance « les esprits étendus, les cœurs généreux qui veulent augmenter la [151] puissance de l'homme sur la nature, qui sont tourmentés du besoin de servir l'humanité ».
Tous les deux sentent la nécessité d'avoir enfin une véritable représentation de l'intérêt des citoyens ; ils pensent également que la circonstance en accroît le besoin , que rien ne doit être négligé de ce qui peut conduire à ce résultat; et chacun de leur côté, ils s'évertuent à chercher des moyens par où l'on puisse plus facilement l'obtenir. L'auteur du Manuel veut que les électeurs se fassent un travail des élections, et s'y préparent de loin.
« L'homme d'un grand caractère, d'un talent distingué y qui aurait de l'énergie et du courage pour défendre à la tribune publique les droits de la Nation , sera très-souvent timide pour se produire lui-même dans une assemblée électorale. Son patriotisme désintéressé s'oppose à ce qu'il se jette en avant pour appeler sur lui les suffrages : content des les mériter, il n'agira point pour les obtenir.
» Mais s'il s'établit de bonne heure , et pendant quelques mois de suite, jusqu'au moment des élections , entre un grand nombre de ceux qui devront y concourir, des rapports intimes et des communications familières, dégagés de mystère et d'intrigue où préside la confiance , [152] où chaque candidat soit examiné sévèrement,, où toute considération particulière soit écartée ; si les choix il faire sont préparés, discutés, mûris. dans les diverses réunions qui résultent de nos relations, sociales alors on arrivera au jour imprévu de la convocation des colléges électoraux avec une préparation convenable; chaque électeur aura pu recueillir des renseignemens positifs sur les candidats proposés. Les choix dirigés sur les hommes les plus honorables, seront garantis de l'influence des. mauvaises listes, des cabales, des coteries ».
Il conseille aux citoyens de se servir des listes d'éligibles dressées par les soins de l'autorité pour former des listes de confiance qui se passeraient de main en main, et seraient proposées en quelque sorte à la critique nationale.
» Chacun, dit-il, peut extraire des listes particulières de candidats en ajoutant à chaque nom l'âge , l'état, le domicile de l'individu, et des observations sur son caractère moral, sur la profession ou les fonctions qu'il a exercées on qu'il exerce encore, sur les actions ou les écrits par lesquels il a pu se faire connaître j enfin suc ses principes et sur sa conduite ».
L’électeur de la Seine propose la candidature [153] dont il décrit les pratiques telles qu'elles existaient chez les Romains.
« La candidature romaine , dit-il , bonne pour un peuple à demi-civilisé , ne peut convenir à nos mœurs. Ce qu'il y a d'essentiellement bon, c'est la demande solennelle des hommes qui se croient aptes à remplir les fonctions de députes , c'est la présentation publique de ceux que l'opinion désigne comme les plus dignes de défendre les droits du peuple. La gloire de faire le bien de son pays est le seul salaire attaché à cette place honorable; il est toujours beau de chercher à la mériter.
» La candidature romaine durait deux ans ; celle que nous croyons utile de créer en France durerait tout au plus trente jours.
» Si la loi était encore à faire , je proposerais d'assembler les électeurs un mois avant les élections, pour vérifier les titres des électeurs , pour recevoir la déclaration des éligibles qui prétendent à l'honneur de la députation, et pour faire un scrutin de liste dans lequel on prendrait pour candidats tous les éligibles qui auraient obtenu au moins dix voix. Cette liste publiée n'obligerait point les électeurs à donner leur suffrage aux éligibles qui y seraient portés; mais elle éclairerait leur conscience , leur ferait [154] counaître les hommes qui attirent sur eux l'attention publique, donnerait le temps de prendre des renseignemens sur la moralité et les talens des candidats, et , le jour de l'élection définitive, les électeurs voteraient avec connaissance de cause.
» Mais la loi est faite, il faut l'exécuter. Elle veut qu'on nomme immédiatement; et, pour ne point voter en aveugles , il est du devoir des électeurs qui sont peu répandus dans la société , de chercher à connaître les éligibles dignes de leurs suffrages ; il est du devoir de ceux qui , par état, sont en relation avec beaucoup d'hommes, de manifester hautement d'avance leur opinion sur les choix qu'ils croient les plus utiles à leur pays. C'est dans ces communications préliminaires , faites avec décence et franchise, que consisterait la candidature que nous proposons.
» Il n'y a qu'une grande publicité dans les prétentions et dans les opinions individuelles, qui puisse arracher les électeurs aux dangers de l'influence , ce germe corrupteur, comme dit Mirabeau, qui infecte et vicie les-élections publiques, et fait naitre la plus dangereuse des aristocraties, çelle des hommes ardens contre les citoyens paisibles ».
[155]
S'il y a des principes nécessaires qui doivent régler désormais les choix des citoyens, c'est dans les élections de Paris qu'il est important sur-tout que ces principes soient pratiqués. L'exemple de Paris a sur les provinces une influence qui s'exerce également pour le bien comme pour le mal. Des nominations, des exclusions bien motivées par des maximes constantes , une marche régulière, assurée, évidente, suivie invariablement par les électeurs de Paris, le serait bientôt par ceux des grandes villes, empressés à les étudier , à comprendre , à adopter leur façon d'agir; de-là l'imitation gagnerait jusques aux bourgs.
Depuis 1789 jusqu'à l'an VIII , où par un renversement singulier de tout principe , le droit d'élire devint une prérogative de l'administration , les élections de Paris ont été faites sans aucune espèce de discernement de profession ou de personne. Ou n'a point consulté , dit l'électeur de la Seine,
« les besoins de l'état, le genre de talens ou de lumières qu'il était utile de réunir et de préférer.
» L'assemblée constituante reçut de Paris cinquante-cinq députés , savoir dix nobles , seize magistrats ou avocats, sept commerçans, trois, cultivateurs, trois savans et gens de lettres , un seul financier ; ce qui est remarquable à une [156] époque ou le gouvernement périssait par les finances.
» Paris n'eut que vingt-trois députés à nommer à l'assemblée législative ; dans ces députés on ne compte plus de nobles , et l'on ne voit qu'un seul ecclésiastique; mais on y trouve dix avocats, deux commerçans, deux militaires et un cultivateur.
» La capitale nomme vingt-quatre représentans à la convention , et dans ce nombre ne figure aucun prêtre, aucun noble; on y remarque neuf avocats , deux marchands, dix artistes, savans ou gens le lettres , et trois comédiens.
» Le conseil des anciens et le conseil des cinq-cents ont donné lieu à quatre élections. Paris a fourni à ces deux conseils cinquante-neuf députés dans les quatre années. On n'y voit ni nobles, ni prêtres, mais vingt-six avocats, vingt-six gens de lettres et propriétaires , deux militaires , deux commerçans, cinq administrateurs et un banquier.
» En récapitulant toutes ces élections, on voit que sur cent soixante députés, le département de la Seine a fait choix de :
2 financiers,
4 cultivateurs,
[157]
13 commerçans ,
42 savans, artistes, gens de lettres - et propriétaires,
61 avocats,
16 prêtres,
10 nobles,
5 administrateurs,
4 militaires ,
3 comédiens. »
Si l'on examine ces élections d'après les règles que nous avons déduites de la nature des choses et des besoins de notre civilisation, quel cahos et quelles contradictions ! Les hommes à préférer sont le plus petit nombre ; le plus grand nombre consiste en hommes à rejeter , ou à n'admettre que pour remplir les vides.
Les financiers, les agriculteurs, les commerçans , forment la huitième partie de toute la députation.
Les avocats , gens de lettres, artistes , savans, propriétaires non industrieux en composent les deux tiers.
Les prêtres , les nobles-dignitaires , les militaires , les administrateurs y sont pour un quart.
Il nous fut resté sans doute plus de liberté et de bien-être de ces temps où nous nous félicitions [158] de notre pouvoir d'être représcntés, sans savoir nous faire représenter , si les proportions avaient été renversées , si les hommes de l'industrie avaient fait les deux tiers de la représentation nationale , les hommes de lettres le quart, et les hommes de l'administration le huitième.
L'électeur de la Seine appelle ces élections des élections bizarres ; il sent qu'elles le sont, mais il s'explique mal le pourquoi. Faute de principes sûrs, en condamnant l'erreur, en voulant l'éviter , il y tombe , et l'on y retomberait; encore si l'on s'en tenait aux choix qu'il conseille. La liste d'éligibles qu'il propose ressemble beaucoup plus qu'il ne croit à la liste de députés qu'il blâme.
On y trouve :
5 financiers ,
4 commerçans ,
Pas un cultivateur ; personne n' y est désigné sous ce nom,
16 savans, gens de lettres, avocats, propriétaires ,
9 administrateurs ,
10 militaires et un prêtre.
ce qui donnerait, si les élections se faisaient dans la proportion fixée par cette liste , une députations où les gens de l'autorité figureraient pour [159] la moitié, où les gens de lettres seraiént en nombre double des industrieux négocians et fabricans, et où l'industrie agricole ne serait point représentée.
Parmi les personnes proposées dans la liste , il y en a un grand nombre que nous n'avons point l'honneur de connaître, qui seraient, nous aimons à le croire, dignes d'être députés, mais que l'auteur a mal servis, en les présentant avec des titres qui sont loin de les recommander.
Au lieu de rappeler par le mot de général , que tel homme, redevenu citoyen indépendant, a commandé les milices du pouvoir , il eût fallu annoncer avec empressement qu'il ne commande plus ; au lieu d'entasser , autour de son nom comme des qualités rares, les titres des emplois par lesquels il a passé, il eût été mieux de déclarer qu'il a déserté les places, et qu'il s'est déshabitué , dans quelque industrie si petite qu'elle soit, des mœurs et de la science des gouvernans.
Tout homme a eu dans sa vie des circonstances diverses ; ce qu'il est, il ne l'a pas toujours été. Lorsqu'on jette un nom dans le public , il est important d'examiner sous quel aspect -l'intérêt veut qu'on le présente, sans quoi l'on risque [160] fort de le disgracier aux yeux des hommes y et de leur dérober, son utilité dont ils jugeraient mal. Si l'on s'en: tenait aux mots de la liste, M. de la Fayette serait inéligible ; il y-est classé parmi les généraux.
Mais M. de la Fayette n'est point général, car il n'a à ses ordres ni corps d'armée, ni division, ni brigade; car il ne reçoit ni solde, ni demi-solde , ni pension de retraite. Il est cultivateur, il est homme industrieux, voilà son titre. C'est à ce titre qu'il lui appartient de figurer à la tête des éligibles; et, si les choix sont ce qu'ils doivent être , à la tête des députés de la France.
Quel homme l'industrie française proclamerait-elle comme son plus digne représentant, si ce n'était, le citoyen français, qui le premier a senti que la cause d'un peuple industrieux était la cause de tous les hommes ; qui est allé à deux mille lieues de son pays dévouer sa fortune et sa vie à l'affranchissement d'une société laborieuse, attaquée dans sa liberté , attaquée dans sa subsistance par les lois de ses administrateurs ?
Une nation déjà riche, où chaque citoyen était enrôlé contre les soldats et les. agens du pouvoir, et ,où personne en combattant n'avait d'autre objet que sa propre indépendance, sans aucune [161] pensée d'ambition ; une révolution conduite par des hommes dont aucun ne spéculait sur elle ; et ne songeait à rendre libre le travail des autres dans la vue de l'exploiter à son compte : ce spectacle frappa M. de la Fayette ; il fut attiré par ces caractères auxquels le sien ressemblait ; il courut se montrer à ces hommes comme un de leurs concitoyens ; et voilà ce qui fit de lui un général.[11]
[162]
Certes, ce ne fut pas le désir de se faire ce que nous appelons une carrière par les armes , qui entraîna M. de la Fayette à la défense des Américains ; il allait trouver un peuple chez qui la profession de guerrier dévait finir avec la guerre ; il s'engageait dans des expéditions, d'où il ne pouvait rapporter ni butin, ni grades, ni cordons , et où le prix de la victoire devait être le même pour le plus brave et pour le plus timide: une vie libre dans le travail. Avec l'ambition d'avancer, ce n'est pas à l'Amérique, c'est à ses ennemis, c'est au ministère anglais, qu'il eût porté ses services.
Bien plus , par son départ en 1777, il signait sciemment son exclusion de toute dignité, de toute place en France ; il se fermait sa patrie. Le traité d'Amitié et de Commerce n’existait pas. Le Roi pouvait se faire l'ennemi des hommes qu'il allait servir.
En quelque coin reculé du monde que se fût levée cette liberté pure et paisible, la vraie [163] liberté moderne qu'il, avait devinée , là il eût vu ses amis, sa fortune ; là il eût volé comme un frère qui va rejoindre ses frères, non comme un soldat qui se vend où l’on veut le payer. Cet amour de l'indépendance pour elle-même, cet amour des hommes indépendans , plus puissant sur lui que toutes les habitudes, l'eût retenu loin de la France, si bientôt la liberté n'y eût pas été invoquée.
Au nom de la liberté, il redevint citoyen français. Trouver dans sa contrée natale ce qu'il avait cherché loin d'elle , c'était le plus cher de ses voeux. Quand il fallut combattre, il fut mis , comme en Amérique, à la tête des hommes qui voulaient être libres, plus. empressé à leur donner des exemples que des ordres.
Mais nous étions trop nouveaux pour l'independance ; nous la voulions sans la connaître. Nous crûmes que tout serait fait si les barrières , du gouvernement étaient brisées , et si chacun y avait une entrée. En poursuivant la liberté , nous nous précipitions dans le pouvoir. Comme un homme d'un esprit sain au milieu de frénétiques, est accusé par eux de la maladie qui les obsède , M. de la Fayette fut condamné par les révolutionnaires qui ne le comprenaient point; [164] il, s'exila L'administration se reforma bientôt avec tout son vieil attirail ; les. places , les grades, les commandement furent au concours. M. de la Fayette ne commanda point ; il resta citoyen. Fidèle aux mœurs de la liberté , il cultivait ses champs comme Washington , et pratiquait en silence les véritables vertus civiles. la simplicité et l'industrie.
Qu'on se représente M. de la Fayette au com mencement de la revolution ,seul , fuyant l'autorité, au milieu d'hommes qui se jouaient avec elle comme avec une arme inconnue échappée des mains de l’ennemi ; qu'on le voie, homme de la civilisation, parmi des sectateurs aveugle de l'esprit et des coutumes antiques ; ami de l’indépendance laborieuse , parmi les apôtres de l'oisiveté et de la gloire du pillage ; Américain parmi des Spartiates; et l’on comprendra que ces temps n'étaient pas faits pour lui, qu'il y était hors de sa place. Si les hommes de cette époque ont fini leur rôle , il n'a pas commencé le sien. Chacun de nous veut-il maintenant subsister de ses propres moyens , et non aux dépens- de tous les autres? Voulons-nous chercher nos jouissances en nous-mêmes, dans le contentement de nos besoins et dans l’aisance, et non pas hors. de nous, [165] dans l'orgueil de dominer ? - Voulons-nous qu'il n'y ait pas un homme entre nous qui ne puisse lever le front contre tout homme gouvernant sans que celui-ci ait à répondre : mais vous vivez de ces impôts; de cette loi, de ces abus ? Voulons-nous franchement être libres ? M. de la Fayette nous appartient.
La Nation industrieuse trouvera en lui un defenseur et un exemple. On le verra tel qu'il est, non point tel qu'il a paru dans quelques scènes de la révolution , obligé de se masquer pour être populaire, et de feindre des mœurs qui n'étaient point les siennes pour ne pas paraître, étranger. Rendu à lui-même , il se montrera ce que tout citoyen devrait être, favorable à l'administration tant qu'elle se contient dans ses limites, inflexible dans son opposition, si elle va plus loin que les besoins ; ami ardent de tout citoyen utile, ennemi déclaré de quiconque répudierait l'industrie et la liberté, pour contenter au détriment de la liberté et de l'existence d'autrui,-son ambition et son avarice.
A côté de cet homme qui n'a jamais été lé valet ni le maître de personne , l'auteur de la liste inscrit des gouverneurs de provinces conquises. Pense-t-il donc que MM. de St-Cyr, [166] de Thiard, et Donzelot, lui sauront gré de les montrer aux yeux des électeurs de France dans des fonctions qu'ils désavouent sans doute, et avec des dignités dont ils voudraient n'avoir point été déshonorés ? Qu'est-ce qu'un citoyen français, vice-roi en Saxe ou en Espagne ? Et de quel front un homme viendrait-il se faire un droit de pareils titres à la face de la Nation rassemblant ses représentans?
« Vous avez plié sous l'arbitraire, lui dirait-on, et vous avez fait plier des hommes sous l'arbitraire ; c'est pour nous un double motif de nous tenir en garde contre vous. Votre domination n'était point trop dure, vous aviez la main légère; que nous importe cela ? Nous n'avons pas des députés pour être frappés doucement. Et d'ailleurs, faut-il un si rare mérite pour être trouvé supportable par des gens qui s'attendent à tout souffrir de vous, et qui se regardent comme une proie de guerre ? »
Pour nous , si nous voulions présenter des candidats à MM. les électeurs de Paris, nous ne leur offririons pas des noms rangés au hasard, et nous ferions ressortir l'importance de chaque homme par sa classe, et l'importance de chaque [167] classe par les besoins présens, et les principes nécessaires.
Au premier rang, et à part, seraient les hommes industrieux qui se sont déjà signalés dans les fonctions de représentans, comme MM. de la Fayette, Lafitte, Lé-Voyer-d'Argenson ; puis ceux qui, par des écrits publiés, ont donné d'avance une sorte de garantie de leur conduite, comme MM. Casimir-Perier, Basterrèche, Vital-Roux ; puis enfin ceux qui n'ont pu donner des preuves de leur bon esprit et de leurs lumières que dans les transactions sociales : MM. Scipion-Périer, de Ternaux, Delessert, Ferrey, Gros-d‘Avilliers, et d'autres encore.
Nous proposerions, en outre, des savans dans la théorie de l'industrie , occcupés en même temps à des travaux d'industrie pratique ; M. Say, M. de Lasteyrie, M. Çhaptal qui oublierait qu'il a été ministre, et à qui l'on pardonnerait ce titre, en faveur de ses manufactures et de la société d'encouragement.
Enfin, s'il y avait un vide à remplir, ou si les électeurs trouvaient bon de joindre à la députation un talent de tribune qui servît d'organe eux intérêts sentis, nous conseillerions de [168] ehoisir entre MM Manuel et Tripier. Pourvu que celui des deux qui serait élu, comprit bien, par la profession et le caractère de ses collègues, quels sont les intérêts qu'il doit faire valoir, quelle est la raison dont son éloquence doit être l'instrument , et qu'on ne l'a pas mis à ce poste pour briller, mais pour être utile.
A. THIERRY.
[1] Un des plus grands maux du système prohibitif, c'est qu'il s'enracine dans l'industrie de façon que tout s'arrange d'après lui , et que le moindre échec qu'il reçoit devient une cause de bouleversement dans les fortunes.
L'administration perd plus à ces secousses, qu'elle ne gagne aux taxes que la prohibition lui permet d'asseoir, et qu'elle obtiendrait d'une autre manière. C'est un fait qui frapperait ceux qui gouvernent , si les faits étaient quelque chose pour eux ; mais la coutume les emporte , ils suivent leur routine.
Lorsque les armées alliées eurent rompu la ligne des douanes françaises , lorsque les produits étrangers , répandus en France avec profusion , eurent fait tomber toutes les manufactures qui ne pouvaient soutenir la concurrence, le mal des mesures prohibitives était évident, et l'occasion était belle pour l'éviter à l'avenir en les abolissant. Au lieu de cela on les a remises en vigueur , avec la plus grande exactitude , pour le bien de ceux qui avaient souffert de leur violation ; c'est-à-dire que, loin de détourner ces malheureux d'une direction d'industrie où le premier accident politique peut leur faire trouver leur ruine, et où d'eux-mêmes ils ne se fussent point engagés de rechef , on les y a précipités.
[2] Cela n'est point en opposition avec ce qui a été dit dans le premier article de ce volume , sur le gouvernement des producteurs; cela veut dire seulement que tout producteur gouvernant, ne saurait être en même temps représentant des producteurs.
[3] Cette question ; quels sont les véritables représentais ? conduit tout d'un coup à cette autre , quels sont les véritables électeurs de la représentation ? Entamer ici cette dernière question , ce serait sortir du sujet : nous la traiterons ailleurs.
[4] « Aucun membre du conseil d'état, secrétaire ou trésorier d'état, juge, procureur général, commissaire général, officier de terre ou de mer , à la solde du continent ou de cet état (excepté les officiers de la milice qui ne reçoivent point de solde , et qui ne sont appelés au service que par occasion), aucun garde des testamens et des actes, shérif, officier des douanes, receveur des taxes, ne pourra être membre du sénat, ni de la chambre des représentant de cet état. (Constitution de New-Hampshire , chap. I. )
» Aucune personne pourvue d'un office de juge de la Cour suprême ou des plaids communs , secrétaire d'état, procureur général, solliciteur général, trésorier ou receveur général, juge-vérificateur des testamens, shérif, garde des registres des testamens ou des actes , greffier , ne pourra en même temps avoir une place dans le sénat ou la chambre des représentans de cet état. (Const. de Massachusscts, chap. 2 , art. 2).
» Aucun juge ni shérif, ni aucune autre personne revêtue de quelque emploi que ce soit, sous l'autorité du gouvernement , ne pourra être élu membre de l'assemblée générale, excepté les juges de paix qui ne sont point payés, et dont les offices pourtant seront déclarés vacant, dès qu'ils auront été élus, et qu'ils prendront place dans l'assemblée. ( Constitution de New-Jersey, art. 20 ).
» Aucun membre de la chambre des représentans ne pourra posséder aucun autre emploi excepté dans la milice (garde nationale, dont les officiers ne reçoivent point de traitement. ) (Constitution de Pensylvanic, chap. 2, art. 7).
» Les membres du conseil privé , les secrétaires d'état, les commissaires de l'office dxi prêt public, les juges et les greffiers, tant qu'ils seront en place , ainsi que tous les entrepreneurs de fournitures pour le service de terre et de mer, ne seront éligibles, ni pour l'une ni pour l'autre des chambres de l'assemblée. (Constitution de Délaware, art. 18).
» Aucun sénateur ou délégué , s'il accepte et prête serment en cette qualité, ne possédera ni n'exercera aucun emploi lucratif, et ne recevra les profits d'un emploi exercé par toute autre personne. Aucune personne revêtue d'un emploi lucratif, ou en recevant en partie les profits, ou recevant en tout ou en partie les profits résultans de quelque commission, marché ou entreprise quelconque pour l'habillement ou autres fournitures de l'armée de terre ou de la marine, ni aucune personne employée soit dans les troupes réglées de terre, soit dans la marine de cet état ou des Etats-Unis , le pourra siéger dans l'assemblée générale.
» Et si quelque sénateur ou délégué exerce ou possède quelque emploi lucratif , ou touche soit directement, soit indirectement en tout ou en partie les profits d'un emploi exercé par une autre personne, il sera, d'après la conviction, dans une Cour de loi, privé de sa place, et puni comme coupable de corruption et de parjure volontaire. (Constit. de Mar land, art.. 47 et 49.)
» Tous ceux qui occupent des emplois lucratifs sont incapables d'être élus membres de l'une et de l'autre des chambres de l'assemblée de cet état. (Constit. de Virginie, art. 12. )
» Aucun membre du conseil d'état, secrétaire d'état, procureur général, greffier,, juge; aucun officier de troupes réglées ou de marine, au service ou à la paie , soit de cet état, soit des Etats-Unis , et aucun traitant ou agent pour la fourniture de vivres ou d'habillemens à des troupes réglées ou à une marine quelconque, ne pourra siéger ni dans le sénat ni dans la chambre des communes, et ne sera éligibie pour aucune de ces places. (Constitution de la Caroline septentrionale , art. 27 ).
» Si quelque membre du sénat ou de la chambre des représentâtes accepte quelque place lucrative ou quelque commission , sa place de sénateur ou de représentant vaquera, et il y sera pourvu par une nouvelle élection ; mais il ne sera pas inhabile à y rentrer s'il est réélu , à moins qu'il n'ait été nommé secrétaire d'état , commissaire de la trésorerie , officier des douanes , garde des re gistres, greffier, shérif, commissaire des approvisionnemens militaires ; tous les officiers ci-dessus étant déclarés par la présente constitution inhabiles à être sénateurs ou représentants. ( Const. de la Caroline mérid. art. 20. )
» Aucun habitant pourvu d'un emploi lucratif ou d'une commission militaire sous l'autorité de cet état ou do quelque autre état que ce soit, excepté les officiers de la milice , ne sera éligible comme représentant. ( Const. de Géorgie, art 17). »
Les mêmes dispositions se trouvent dans les constitutions des nouveaux états de Vermont, de Tennessee, de Kentueky et d'Ohio ( Voyez le recueil des constitutions d'Amérique.)
[5] « Aucun président, professeur ou instituteur du collège de Harward, ne pourra siéger en même temps dans le sénat ou dans la chambre des représentans. ( Const.de Massachusets, art. 2 ).
» Aucun ministre ou prédicateur de l'évangile, de quelque secte que ce soit, ne pourra siéger dans l'assemblée générale de cet état. ( Const. de Maryland , art. 37. )
» Aucun ministre de l'évangile, ni aucun prédicateur public, de quelque secte que ce soit, ne-sera éligible pour la place de sénateur ou de réprésentant, tant qu'il exercera les fonctions ecclésiastiques, ni deux ans après les avoir quittées. ( Const. de la Caroline mérid. art. 219. )» Voyez les autres constitutions.
[6] M. Sismonde-Sismondi dans son histoire des républiques italiennes. Le passage est assez remarquable pour être transcrit en entier.
« Dans le moyen âge, on parlait des droits exclusifs des nobles, aujourd'hui l'on parle de ceux des propriétaires de terres ; par ces deux noms , mis quelquefois en opposition l'un avec l'autre , on a toujours entendu la même chose.
» On a vu des familles, au moyen âge, être considérées comme nobles, par la simple transformation de leurs richesses mobilières en immobilières.
» Les économistes prétendent que la nation n'est composée que des propriétaires de terres , et qu'il dépend de ceux-ci d'imposer quelles conditions il leur plaît à ceux à qui ils permettent d'habiter le sol qu'ils possèdent.
» Ce système a été adopté, et pendant plusieurs siècles la souveraineté a été abandonnée toute entière aux propriétaires du sol ; car le sol de l'Europe avait été divisé entre les nobles qui n'étaient encore que des soldats , et il n'y avait pas dans tout l'Occident une seule parcelle de terre qui ne fût la propriété d'un gentilhomme. Les propriétaires voulurent que la seule condition, moyennant laquelle on pourrait habiter sur leur sol, fût la servitude; et comme il n'y avait plus d'asyle ouvert à ceux qui ne voulaient pas souscrire à cette condition , les propriétaires convinrent de se renvoyer les fuyards.
» Grâce à l'esprit de liberté , de telles lois furent violées ; partout où , sur la propriété d'un noble ,les habitations des artisans et des marchands rapprochées formèrent une ville ; les bourgeois de cette ville, les armes à la main, forcèrent les nobles propriétaires à reconnaître les bornes du droit de propriété. C'est ainsi que du 10e au 12e siècle les gens sans propriété territoriale reconquirent la liberté aux générations futures. Pendant le 13e siècle (et aujourd'hui c'est l'état des choses), la querelle entre les nobles propriétaires des campagnes et les bourgeois établis dans les villes changea de nature et d'objet. Les premiers reconnaissaient la liberté civile des seconds ; mais ils voulaient être chargés exclusivement de l'administration de l'état. Ils pouvaient, disaient-ils, nourrir et affamer la cité; ils ne pouvaient séparer leur intérêt personnel de l'intérêt public ; ils étaient enracinés au sol, tandis que dans les villes les fortunes mobiles s'accroissaient , se maintenaient au milieu des révolutions ; les nouveaux riches ne donnaient aucune garantie de leur attachement et de leur obéissance.
» Mais les négocians, qui supportaient presque seuls toutes les charges de l'état, qui participaient par leurs capitaux aux fruits des terres , s'indignèrent. Ils n'offraient point, il est vrai, de garantie; mais ils en demandaient une , la liberté. Fidèles à la patrie tant qu'elle était libre , ils n'étaient pas de ces gens qu'un tyran peut atteindre et enchaîner. Sur l'Océan , libres au milieu des nations asservies , ils préparaient dans l'exil les jours de la vengeance et de la liberté. Tandis que les nobles, vendus tour à tour aux empereurs ou aux condottieri, se laissaient enchainer par leurs propriétés territoriales, qui étaient une garantie, non de leur patriotisme et de leur bravoure , mais de leur obéissance et de leur lâcheté envers l'ennemi qui pouvait ravager leurs campagnes. »
[7] Le système de crédit et le paiement intégral de l'arriéré ont été proposés dans la commission du budget , et soutenus dans la chambre des députés par M. Lafitte, banquier. M. Basterrèche, banquier et négociant, a écrit deux brochures sur les finances, dans l'une desquelles il a exposé avec force les circonstances politiques qui contraignent le gouvernement à donner des garanties pour qu'il obtienne du crédit. M. Casimir-Périr, banquier, a examiné scrupuleusement si les besoins exposés par les ministres étaient vraiment des besoins de l'état, et si, en s'en tenant à leurs demandes , il n'y avait pas encore des économies possibles.
[8] De bonnes gens vont crier au jacobinisme ; mais il faut qu'ils apprennent que c'est aux jacobins qu'on doit d'avoir joint aux attributions spéciales du gouvernement celle de diriger les esprits , et de l'avoir fait pouvoir enseignant, comme il était déjà par lui-même ou par ses agens pouvoir exécutif, législatif et judiciaire. Avant 1791, il y avait bien un monopole d'instruction ; mais au moins ce n'était pas le gouvernement qui l'exerçait : le privilége exclusif appartenait à des compagnies indépendantes de lui. L'université était libre.
[9] « On a vu un conseiller d’état disgracié pour avoir voté dans un sens opposé à celui du ministère. »
[10] « On assure qu'il est plusieurs députés qui cumulent deux,, trois ou quatre pensions. »
[11] Voici un fait qui fera connaître le caractère de cette guerre, et l'esprit dans lequel elle fut conduite :
« Le comte de Rochambeau, chef de cette bonne armée ( l'armée française) , la conduisait de l’état Rhod-IsLnd à celui de Virginie. Un jour , dans cette longue marche , il posa son camp près d'un village entouré de vergers. C'était la saison où les fruits sont dans leur maturité , et des soldats pillèrent ceux de quelques arbres , dont leurs tentes étaient voisines. Le lendemain , au point du jour , la colonne se mit en mouvement : elle cheminait sous la conduite de Rochambeau, lorsqu'un constable parut tout à coup, et d'une main retenant la bride du cheval que montait le vieux général, il lui présenta de l'autre un ordre du Shériff, et lui dit qu'il ne pourrait poursuivre sa marche qu'après que le propriétaire des fruits aurait été indemnisé du dommage qu'il avait é prouvé.
» Rochambeau fit payer à l'instant même. L'armée sur cet acte de justice , là discipline fut mieux observée, et les habitans conçurent une nouvelle confiance dans leur allié. » (Complot d'Arnold et de sir Henry Clinton contre les États- Unis d'Amérique, et contre le général Washington, septembre 1780. p. 180.)
[CC??], [CR] “Traité d'économie politique, par J.-B. Say” (Part 2) Le Censeur européen T.2 (Mar. 1817), pp. 169-221.
[169]
TRAITE D'ECONOMIE POLITIQUE, OU SIMPLE EXPOSITION DE LA MANIERE DONT SE FORMENT, SE DISTRIBUENT ET SE CONSOMMENT LES RICHESSES;
TROISIÈME ÉDITION,
A laquelle se trouve joint un Epitôme des principes fondamentaux de l'Economie politique;
Par Jean-Baptiste SAY,
Chevalier de Saint-Wolodimir, membre de l'Académie impériale des Sciences de Saint-Pétersbourg, de celle de Zurich, etc.; professeur d'Économie politique à l'Athénée de Paris.
( 2 vol. in-8o. : prix, 12 fr., et 15 fr. par la poste. A Paris, chez Déterville, libraire, rue Hautefeuille, n°. 8.)
(Deuxième et dernier article.)
Nous avons fait voir précédemment comment M. Say, dans la première partie de son ouvrage, a exposé le phénomène de la production des richesses; comment à l'aide de quelques faits simples et incontestables, il est arrivé sans [170] effort à la solution des questions les plus délicates, et sur lesquelles on avait long-temps disputé sans s'entendre ; enfin, comment par la seule analyse des faits, il a détruit les erreurs et les préjugés les plus nuisibles, ceux qui rendent les peuples ennemis les uns des autres.
La seconde partie du Traité d'Economie politique renferme l'exposition de la manière dont se distribuent les richesses parmi les personnes qui concourent à la production.
Ce ne sont pas les produits qui se distribuent entre les personnes qui ont concouru à les former : les produits arrivent presque toujours aux consommateurs, sans que les producteurs en aient fait le moindre usage. Ce qui se distribue entre les producteurs, c'est la valeur des choses produites. Prenons pour exemple une montre, et suivons, depuis l'origine, la manière dont on s'est procuré ses moindres parties, et comment leur valeur a été acquittée entre les mains d'une foule de producteurs.
« On verra d'abord, dit M. Say, que l'or, le cuivre et l'acier qui entrent dans sa composition, ont été achetés à des exploitateurs de mines, qui ont trouvé dans ce produit le salaire de leur industrie, l'intérêt de leurs capitaux, le revenu foncier de leur terre.
[171]
» Les marchands de métaux qui les ont obtenus de ces premiers producteurs, les ont revendus à des ouvriers d'horlogerie ; ils ont ainsi été remboursés de leurs avances, et payés des profits de leur commerce.
» Les ouvriers qui dégrossissent les différentes pièces dont se compose une montre, les ont vendues à un horloger, qui, en les payant, a remboursé les avances faites de leur valeur, ainsi que l'intérêt de ces avances, et acquitté les profits du travail exécuté jusques-là. Une seule somme égale à ces valeurs réunies, a suffi pour opérer ce paiement complexe. L'horloger a fait de même à l'égard des fabricans qui lui ent fourni le cadran, le cristal, etc.; et, s'il y a des ornemens, à l'égard de ceux qui lui ont fourni les diamans, les émaux, ou tout ce qu'on voudra imaginer.
» Enfin, le particulier qui achète la montre pour son usage, rembourse à l'horloger toutes les avances qu'il a faites, avec leurs intérêts, et de plus, le profit de son talent et de ses travaux industriels.
» La valeur entière de cette montre s'est, comme on voit, avant qu'elle fût achevée, disséminée entre tous ces producteurs, qui sont bien plus nombreux que je ne l'ai dit et qu'on ne l'imagine [172] communément, et parmi lesquels peut se trouver, sans qu'il s'en doute, celui même qui a acheté la montre, et qui la porte dans sou gousset. En effet, ce particulier ne peut-il pas avoir placé ses capitaux entre les mains d'un exploitateur de mines, ou d'un commerçant qui fait arriver les métaux, ou d'un entrepreneur qui fait travailler une multitude d'ouvriers, ou enfin d'une personne qui n'est rien de tout cela, mais qui a sous-prêté à l'un de ces gens là une portion des fonds qu'il avait pris à intérêt du consommateur de la montre?
» On a remarqué qu'il n'est point du tout nécessaire que le produit ait été achevé, pour que plusieurs de ses producteurs aient pu retirer l'équivalent de la portion de valeur qu'ils y ont ajoutée; ils l'ont même consommée dans bien des cas, long-temps avant que le produit fût parvenu à son terme. Chaque producteur a fait à celui qui l'a précédé, l'avance de la valeur du produit, la façon qui lui a été donnée jusque-là. Son successeur, dans l'échelle de la production, lui a remboursé à son tour ce qu'il a payé, plus la valeur que la marchandise a reçue en passant par ses mains. Enfin le dernier producteur, qui est pour l'ordinaire un marchand en détail, a été remboursé par le consommateur [173] de la totalité de ses avances, plus de la dernière façon que lui-même a donnée au produit. »
C'est donc la valeur des produits qui se distribue entre toutes les personnes qui concourent à la créer, et qui forme leurs revenus. Pour déterminer la part qu'en retire chacun des producteurs, M. Say cherche d'abord sur quels fondemens elle s'établit. La valeur d'une chose évaluable étant la quantité d'une autre chose que le vendeur consent à recevoir et que l'acquéreur consent à céder en échange, deux volontés concourent à la former, celle du vendeur et celle de l'acquéreur. Le vendeur élève la valeur de sa chose aussi haut, et l'acheteur la baisse aussi bas qu'ils le peuvent l'un et l'autre. Le point où les deux efforts se balancent, est celui où se fixe la valeur de la chose. Cette valeur est appelée prix , lorsqu'elle est fixée en argent.
La valeur ainsi entendue, M. Say examine quelles sont les circonstances qui concourent à l'élever ou à l'abaisser, et les effets qui résultent de l'élévation et de l'abaissement. Les frais de production, et l'activité de l'offre et de la demande sont ce qui influe le plus sur la fixation de la valeur. Moins la chose produite exige de frais de production, moins la valeur en est élevée; et moins la valeur en est élevée, plus la demande [174] en est étendue, parce qu'à mesure que le produit baisse, il tombe au niveau d'un plus grand nombre de consommateurs.
Un procédé économique a donc l'avantage d'augmenter la richesse des consommateurs, sans diminuer les bénéfices des producteurs. Ainsi, lorsque le métier à bas, par exemple, a été inventé, si le prix des bas est tombé de la moitié, les consommateurs qui n'en usaient qu'une paire ont pu en user deux pour la même valeur, et un grand nombre de ceux qui étaient obligés de s’en passer, ont pu en avoir à leur usage. Un impôt qui augmente les frais de production, opère un effet contraire; il appauvrit tout à la fois les producteurs et les consommateurs.
Dans cette seconde partie de son ouvrage, M. Say cherche ce qu'il faut entendre par la quantité d'une marchandise qui est dans la circulation et par l'étendue de la demande ; il traite de l'argent considéré comme marchandise en circulation ; des variations réelles, des variations relatives, et des variations nominales dans les prix; de la distribution des revenus dans la société, des genres de production qui paient plus largement les services productifs; des revenus industriels, des revenus des capitaux, des revenus territoriaux, des effets des revenus perçus d’une [175] nation dans l'autre ; enfin de la population dans ses rapports avec l'économie politique. Toutes ces matières sont de la plus haute importance: cependant nous nous abstiendrons d'en faire ici l'analyse, pour nous occuper exclusivement de la partie qui est relative aux consommations, et de l'influence que doit exercer l'économie politique sur la civilisation.
Créer des richesses ce n'est pas créer de la matière; car la matière sans valeur n'est pas une richesse. Les hommes d'ailleurs ne créent point les choses, ils ne peuvent que les modifier, on en changer la forme. Créer des richesses, c'est créer de l'utilité, c'est donner de la valeur aux choses, c'est les mettre sous une forme qui les rende propres à notre usage. Détruire des richesses ou les consommer, ce n'est pas non plus annihiler de la matière; car il n'est pas plus au pouvoir de l'homme de détruire les choses que de les créer; c'est en détruire l'utilité, en faire disparaître la valeur.
La destruction ou la consommation des richesses ainsi entendue, il est évident qu'on peut détruire la valeur d'une chose, sans donner à une autre chose une valeur équivalente ou supérieure; et qu'on peut aussi la détruire pour la remplacer par une chose d'une valeur égale [176] ou même plus considérable. Celui qui jette du blé dans une rivière, le détruit sans donner à rien une valeur nouvelle. Celui qui le jette dans un champ bien préparé, le détruit également; mais, au moyen de cette destruction, il obtient une quantité de blé d'une valeur supérieure. De même, le seigneur qui fait consommer ses revenus par des courtisans, par des valets, par des chevaux de luxe, ou par des meutes de chiens, détruit la valeur de ses richesses sans obtenir aucune valeur en échange. L'agriculteur qui fait au contraire consommer les siens par des ouvriers laborieux et par des animaux qui lui servent à cultiver ou à améliorer ses terres, détruit également des richesses; mais cette destruction est suivie d'une création de valeurs supérieures à celles qui ont été détruites. Il existe donc deux sortes de consommations : les consommations improductives, et les consommations reproductives.
Toutes les valeurs ajoutées aux choses n'étant créées que pour l'usage, sont, par leur nature, destinées à périr; puisqu'il n'est rien qu'un long usage ne parvienne à détruire. Comment peuvent donc se faire les accumulations de capitaux? Pour qu'une valeur s'accumule, répond M. Say, il n'est pas nécessaire qu'elle réside dans le même produit ; il suffit qu'elle se [177] perpétue. Or, les valeurs capitales se perpétuent par la reproduction : les produits qui composent un capital, se consomment aussi bien que tout autre ; mais leur valeur, en même temps qu'elle est détruite par la consommation, se reproduit dans .d'autres matières ou dans la même. Quand je nourris un atelier d'ouvriers, il s'y fait une consommation d'alimens, de vêtemens, de matières premières; mais pendant cette consommation, il se fixe une nouvelle valeur dans les produits qui vont sortir de leurs mains. Les produits qui formaient mon capital ont bien été consommés; mais le capital, la valeur accumulée, ne l'est pas; elle reparaît sous d'autres formes, prête à être consommée de .nouveau; si, au contraire, elle est consommée improductivement, elle ne reparaît plus. »
Il n'y a, à proprement parler, que les deux espèces de consommations que nous avons déjà mentionnées; cependant on les divise encore en consommations privées et en consommations publiques. Les unes et les autres sont soumises aux mêmes règles, et produisent les mêmes effets pour les peuples et pour les particuliers. Les plus remarquables de ces effets sont que les consommations improductives diminuent la richesse nationale de toute la valeur des choses consommées, et que les consommations_ reproductives, au contraire, [178] l'accroissent presque toujours. Les premières n'exigent aucune espèce d'habileté ; on est capable, sans travail et sans gène, de manger de bons morceaux ou de se parer d'un bel habit. Les secondes exigent au contraire une certaine capacité; elles demandent de l'industrie. Les consommations improductives ne servent jamais à de nouvelles productions; elles n'encouragent pas même les hommes industrieux à produire, puisque les valeurs qu'on a consommées improductivement ne donnent pas les moyens d'acheter de nouveaux produits, et qu'il n'y a d'encouragement à produire que là où ces moyens existent.
Les consommations reproductives étant une condition nécessaire dé la création des richesses ou de la production, M. Say a dû s'en occuper dans la première partie de son ouvrage ; aussi dans la troisième partie s'est-il borné à faire remarquer quelques-uns des résultats qui en sont la suite, pour s'occuper exclusivement des consommations improductives, qu'il nomme tout simplement consommations.
Pour savoir si une consommation est bien ou mal faite, il suffit de comparer la perte qui en résulte pour le consommateur avec la satisfaction qui lui en revient. Du jugement sain ou faux [179] qui apprécie cette perte et la compare avec cette satisfaction, dit l'auteur, découlent les consommations bien ou mal entendues, c'est-à-dire, ce qui, après la production réelle des richesses, influe le plus puissamment sur le bonheur ou le malheur des familles et des nations.
» Sous ce rapport les consommations les mieux entendues seront:
» 1°. Celles qui satisfont des besoins réels. Par besoins réels, j'entends ceux à la satisfaction desquels tiennent notre existence, notre santé et le contentement de la plupart des hommes: ils sont opposés à ceux qui proviennent d'une sensualité recherchée, de l'opinion et du caprice. Ainsi les consommations d'une nation seront, en général, bien entendues, si l'on y trouve des choses commodes plutôt que splendides, beaucoup de linge et peu de dentelles; des alimens abondans et sains, en place de ragoûts recherchés; de bons habits et point de broderies. Chez une telle nation les établissemens publics auront peu de faste et beaucoup d'utilité; les indigens n'y verront pas des hôpitaux somptueux, mais ils y trouveront des secours assurés; les routes ne seront pas deux fois trop larges, mais les auberges en seront bien tenues ; les villes n'offriront peut-être pas de si beaux [180] palais, mais on y marchera en sûreté sur des trottoirs …
» 2°. Les consommations lentes plutôt que les consommations rapides, et celles qui choisissent de préférence les produis de la meilleure qualité. Une nation et des particuliers feront preuve de sagesse, s'ils recherchent principalement les objets dont la consommation est lente et l'usage fréquent. C'est par cette raison qu'ils auront une maison et des ameublemens commodes et propres ; car il est peu de choses qui se consomment plus lentement qu'une maison, ni dont on fasse un usage plus fréquent, puisqu'on y passe la majeure partie de sa vie. Leurs modes ne seront pas très-inconstantes; la mode a le privilége d'user les choses avant qu'elles aient perdu leur utilité, souvent même avant qu'elles aient perdu leur fraîcheur; elle multiplie les consommations, et condamne ce qui est encore excellent, commode et joli, à n'être plus bon à rien. Ainsi la rapide succession des modes appauvrit un état de ce qu'elle consomme et de ce qu'elle ne consomme pas.
» Il vaut mieux consommer les choses de bonne qualité, quoique plus chères; en voici la raison: dans toute espèce de fabrication, il y a de certains frais qui sont les mêmes, et qu'on paie [181] également, que le produit soit bon ou bien qu'il soit mauvais; une toile faite avec de mauvais lin a exigé, de la part du tisserand, du marchand en gros, de l'emballeur, du voiturier, du marchand en détail, un travail précisément égal à ce qu'aurait exigé pour parvenir au consommateur une toile excellente. L'économie que je fais en achetant une médiocre qualité, ne porte donc point sur le prix de ces divers travaux qu'il a toujours fallu payer selon leur entière valeur, mais sur le prix de la matière première seule ; et néanmoins ces différens travaux payés aussi chèrement, sont plus vite consommés, si la toile est mauvaise que si elle est bonne.
» On sent que les réglemens par lesquels l'autorité publique se mêle des détails de la fabrication ( en supposant qu'ils réussissent à faire fabriquer des marchandises de meilleure qualité, ce qui est fort douteux ) sont insuffisans pour les faire consommer ; ils ne donnent pas au consommateur le goût des bonnes choses et les moyens de les acquérir. La difficulté se rencontre ici, non du côté du producteur, mais du côté du consommateur. Qu'on me trouve des consommateurs qui veuillent et qui puissent se procurer du beau et du bon, je trouverai des producteurs qui leur en fourniront. C'est l'aisance d’une [182] nation qui la conduit à ce but ; l'aisance ne fournit pas seulement les moyens d'avoir du bon, elle en donne le goût. Or, ce ne sont point des réglemens qui procurent de l'aisance, c'est la production active et l'épargne; c'est l'amour du travail favorable à tous les genres d'industrie, et l'économie qui amasse des capitaux. C'est dans les pays où ces qualités se rencontrent, que chacun acquiert assez d'aisance pour mettre du choix dans ses consommations. La gêne, au contraire, marche toujours de front avec la prodigalité ; et lorsqu'on est commandé par le besoin, on ne choisit pas.
» Les jouissances de la table, des jeux, des feux d'artifice, sont au nombre des plus passagères. Je connais des villages qui manquent d'eau, et qui consomment dans un seul jour de fête ce qu'il faudrait d'argent pour amener de l'eau, et pour élever une fontaine sur leur place publique. Leurs habitans aiment mieux s'enivrer en l'honneur de leur patron, et aller péniblement, tous les jours de l'année, puiser de l'eau bourbeuse à la distance d'un quart de lieue. C'est en partie à la misère, en partie à des consommations malentendues, qu'il faut attribuer la mal-propreté qui environne la plupart des habitations des gens de la campagne.
[183]
» .En général, un pays où l'on dépenserait,, soit dans les villes, soit dans les campagnes, en jolies maisons, en vètemens propres, en ameublemens bien tenus, en instruction, une partie de ce qu'on dépense en jouissances frivoles et dangereuses ; un tel pays, dis-je, changerait totalement d'aspect, prendrait un air d'aisance y paraîtrait plus civilisé, et semblerait incomparablement plus attrayant à ses propres habitans et aux étrangers.
» 3°. Les consommations faites en commun. Il y a différens services dont les frais ne s'augmentent pas en proportion de la consommation qu'où en fait. Un seul cuisinier peut préparer également bien le repas d'une seule personne et celui de dix; un même foyer peut faire rôtir plusieurs pièces de viande aussi bien qu'une seule; de là l'économie qu'on trouve dans l'entretien en commun des communautés religieuses et civiles, des soldats, des ateliers nombreux ; de là celle, qui résulte de la préparation dans des marmites communes de la nourriture d'un grand nombre de personnes dispersées; c'est le principal avantage des établissemens connus sous le nom de soupes économiques.
» 4°. Enfin, par des considérations d'un autre ordre, les consommations bien entendues sont [184] celles qu'avoue la saine morale. Celles au contraire qui l'outragent, finissent ordinairement par tourner a mal pour les nations comme pour les particuliers. »
Après ces considérations sur les consommations en général, l'auteur traite des consommations privées, de leurs motifs et de leurs résultats. Le chapitre dans lequel cette partie de la science est traitée, est sans contredit un des plus intéressans de l'ouvrage, par les idées d’utilité et de morale pratique qu'il renferme. L'auteur ne perd pas son temps à faire des déclamations contre la prodigalité ou l'avarice, ou à faire l'apologie de l'économie et du bon ordre ; il démontre d'une manière simple et nette quels sont les résultats des deux excès entre lesquels une sage économie tient le milieu; et ses démonstrations qui présentent ces deux vices dans toute leur nudité, en les dépouillant de ce qui les rend agréables aux yeux des hommes superficiels, font aimer la vertu qui leur est opposée en en faisant Voir les heureuses conséquences. Nous en citerons ici quelques pages, en prévenant toutefois le lecteur qu'elles perdent beaucoup à être séparées de celles qui les précèdent et de celles qui les-suivent.
« Relativement à la «consommation, dît-il, [185] les excès sont la prodigalité et l’avarice. L'une et l'autre se privent des avantages que procurent les richesses : la prodigalité en épuisant ses moyens, l'avarice en se défendant d'y toucher. La prodigalité est plus aimable, et s'allie a plusieurs qualités sociales. Elle obtient grâce plus aisément, parce qu'elle invite à partager ses plaisirs; toutefois elle est, plus que l'avarice, fatale à la société : elle dissipe, elle ôte à l'industrie les capitaux qui la maintiennent : en détruisant un des grands agens de la production, elle tue l'autre. Ceux qui disent que l'argent n'est bon qu'à être dépensé, et que les produits sont faits pour être consommés, se trompent beaucoup, s'ils entendent seulement la dépense et la consommation consacrées à nous procurer des plaisirs. L'argent est bon encore à être occupé reproductivement : il ne l'est jamais sans qu'il en résulte un très-grand bien ; et toutes les fois qu'un fonds placé se dissipe, il y a dans quelque coin du monde une quantité équivalente d'industrie qui s'éteint : l'avare qui ne fait pas valoir son trésor dans la crainte de l'exposer, à la vérité ne favorise pas l'industrie, mais du moins il ne lui -ravit aucun de ses moyens; ce trésor amassé l'a été aux dépens de ses jouissances, et non, comme le vulgaire est porté à l'imaginer, aux dépens [186] du public ; il n'a pas été retiré d'un emploi productif, et à la mort de l'avare, du moins, il se place et court animer l'industrie, s'il n'est pas dissipé par ses successeurs, ou s'd n'a pas été tellement caché qu'on ne puisse le découvrir.
» Les prodigues ont grand tort de se glorifier de leurs dissipations : elles ne sont pas moins indignes de la noblesse de notre nature que les lésines de l'avare. Il n'y a aucun mérite à consommer tout ce qu'on peut, et à se passer des choses quand on ne les a plus. C'est ce que font les bêtes, et encore les plus intelligentes sont-elles mieux avisées. Ce qui doit caractériser les procédés de toute créature douée de raison, c'est, dans chaque circonstance, de ne faire aucune consommation sans un but raisonnable: tel est le conseil que donne l'économie.
» L'économie est le jugement appliqué aux consommations. Elle connaît ses ressources, et sait ne les pas excéder. Elle compare la valeur des sacrifices qu'elle fait, avec la satisfaction, l'avantage quelconque qui doit eu résulter. L'économie n'a point de principes absolus; elle est toujours relative à la fortune, à la situation, aux besoins du consommateur. Telle dépense conseillée par une sage économie dans une fortune médiocre, serait une mesquinerie pour un riche , et une prodigalité pour un ménage indigent. Il faut dans la maladie s'accorder des douceurs qu'on se refuserait en état de santé. Un bienfait qui mérite la plus haute louange, lorsqu'il est pris sur les jouissances personnelles du bienfaiteur, est digne de mépris, s'il n'est accordé qu'aux dépens de la subsistance de ses enfans.
» L'économie s'éloigne autant de l'avarice que de la prodigalité. L'avarice entasse, non pour consommer, non pour produire, mais pour entasser; c'est un instinct, un besoin machinal et honteux. L'économie est fille de la sagesse et d'une raison éclairée; elle sait se refuser le superflu pour se ménager le nécessaire, tandis que l'avare se refuse le nécessaire, afin de se procurer le superflu dans un avenir qui n'arrive jamais. On peut porter l'économie dans une fête somptueuse, et l'économie fournit les moyens de la rendre plus belle encore : l'avarice ne peut se montrer nulle part sans tout gâter. Une personne économe compare ses facultés avec ses besoins présens, avec ses besoins futurs, avec ce qu'exigent d'elles sa famille, ses amis, l'humanité. Un avare n'a point de famille, point d'amis, à peine a-t-il des besoins, et l'humanité n'existe pas pour lui. L'économie ne veut rien consommer en vain: l'avarice ne veut rien consommer du tout. La [188] première est l'effet d'un calcul louable, en ce qu'il offre seul le moyen de s'acquitter de ses devoirs, et d'être généreux sans injustice. L'avarice est une passion vile, par la raison qu'elle se considère exclusivement et sacrifie tout à elle.
» Ou a fait de l'économie une vertu, et ce n'est pas sans raison : elle suppose la force et l'empire de soi-même comme les autres vertus, et nulle n'est plus féconde en heureuses conséquences. C'est elle qui, dans les familles, prépare la bonne éducation physique et morale des enfans, et le soin des vieillards; c'est elle qui assure à l'âge mûr cette sénérité d'esprit nécessaire pour se bien conduire, et cette indépendance qui met un homme au-dessus des bassesses. C'est par l'économie seule qu'on peut être libéral, qu'on peut l'être long-temps, qu'on peut l'être avec fruit. Quand on n'est libéral que par prodigalité, on donne sans discernement à ceux qui ne méritent pas comme a ceux qui méritent; à ceux à qui l'on ne doit rien ; aux dépens de ceux à qui l'on doit. Souvent on voit le prodigue obligé d'implorer le secours des gens qu'il a comblés de profusions : il semble qu'il ne donne qu'à charge de revanche ; taudis qu'une personne économe donne toujours gratuitement, parce qu'elle ne donne que ce dont elle peut disposer. Elle est [189] riche avec une fortune médiocre, au lieu que l'avare et le prodigue sont pauvres avec de grands biens. »
Après avoir ainsi tracé le tableau des heureux effets de l'économie, après avoir démontré qu'elle est la base des plus hautes vertus, puisqu'elle met l'homme à l'abri du besoin, lui garantit son indépendance, et le dispense de recourir à des bassesses pour pourvoir à son existence, M. Say fait voir que le désordre exclut l'économie; qu'il marche au hasard, un bandeau sur les yeux, au travers des richesses, tantôt ayant sous la main ce qu'il desire le plus, et s'en passant faute de l'apercevoir, tantôt saisissant et dévorant ce qu'il lui importe de conserver.
« Est-ce manquer d'économie, se demande M. Say, que de dépenser tout son revenu ? Je le crois, répond-il. La prévoyance prescrit de faire la part des événemens. Qui peut répondre de conserver toujours sa fortune toute entière? Quelle est la fortune qui ne dépende en rien de l'injustice, de la mauvaise foi ou de la violence des hommes ? N'y a-t-il jamais eu de terres confisquées ? Aucun vaisseau n'a-t-il jamais fait naufrage ? Peut-on répondre de n'avoir point de procès ? ou peut-on répondre qu'on le gagnera? Aucun riche négociant n'a-t-il jamais été victime [190] d'une faillite ou d'une fausse spéculation ? Si chaque année on dépense tout sou revenu, le fonds peut décroître sans cesse ; il le doit même suivant toutes les probabilités.
» Mais, dût-il rester toujours le même, suffit-il de l'entretenir ? Une fortune fût-elle considérable, demeure-t-elle considérable lorsqu'elle vient à être partagée entre plusieurs enfans ?Et quand même elle ne devrait pas être partagée, quel mal y a-t-il à l'augmenter, pourvu que ce soit par de bonnes voies ? N'est-ce pas le desir qu'ont les particuliers d'ajouter à leur bien-être qui, en augmentant les capitaux par l'épargne, favorise l'industrie, rend les nations opulentes et civilisées ? Si nos pères n'avaient pas eu ce désir, nous serions encore sauvages, et l'on ne sait pas bien encore jusqu'à quel point on peut être civilisé. Beaucoup de gens croient qu'il y a un terme à l'opulence des nations; j'ai beau le rechercher, il m'est impossible de l'apercevoir. »
La question du luxe, qui a divisé tant de grands esprits, est résolue par le simple exposé des principes de la création et de la destruction des richesses. Du moment qu'il est démontré que les capitaux ne sont que des revenus accumulés, qu'ils sont un agent nécessaire à la production, [191] et que le luxe consomme improductivement et les revenus annuels, et même les revenus accumulés qui forment les capitaux, il est clair qu'il doit être funeste à tous les états, quelles que soient leurs richesses. Si le luxe consomme tous les revenus annuels, les capitaux ne peuvent point s'accroître, et par conséquent l'état reste stationnaire ; s'il consomme les revenus annuels, et de plus une partie des revenus accumulés, l'état perd ses capitaux, la production diminue, la population s'éteint.
On a cependant fait souvent l'apologie du luxe. Si les riches ne dépensent pas beaucoup, a .dit Montesquieu, les pauvres mourront de faim.[1] Voltaire n'était pas à cet égard plus éclairé que Montesquieu, lorsqu'il écrivait:
Sachez sur-tout que le luxe enrichit
Un grand état, s'il en perd un petit.
Cette splendeur, cette pompe mondaine
D'un règne heureux est la marque certaine;
Le riche est né pour beaucoup dépenser.
La Fontaine avait exprimé la même pensée long-temps avant Voltaire, en disant:
La République a bien à faire
De gens qui ne dépensent rien: [192]
Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
L'homme le plus économe consomme ses revenus annuels, comme celui qui montre le plus de luxe; il y a seulement cette différence entre l'un et l'autre, que le premier les consomme d'une manière reproductive en augmentant ses capitaux, et en faisant subsister toutes les années un plus grand nombre d'hommes utiles et laborieux, et que le second lee consomme improductivement avec des oisifs, et sans rien ajouter à sa fortune.
« Ce que le raisonnement démontre, dit M. Say, est confirmé par l'expérience. La misère marche toujours à la suite du luxe. Un riche fastueux emploie en bijoux de prix, en repas somptueux, en hôtels magnifiques, en chiens, en chevaux, en maîtresses, des valeurs qui, placées productivement, auraient acheté des vêtemens chauds, des mets nourrissans, des meubles commodes à une foule de gens laborieux condamnés par lui à demeurer oisifs et misérables. Alors le riche a des boucles d'or, et le pauvre manque de souliers; le riche est habillé de velours, et le pauvre n'a pas de chemises.
» Telle est la force des choses, que la magnificence a beau vouloir éloigner de ses regards la pauvreté, la pauvreté la suit opiniâtrement comme [193] pour lui reprocher ses excès. C'est ce qu'on observait à Versailles, à Rome, à Madrid, dans toutes les cours; c'est ce dont la France a offert en dernier-lieu un triste exemple à 'la suite d'une administration dissipatrice et fastueuse, comme s'il avait fallu que des principes aussi incontestables dussent recevoir cette terrible confirmation. »
Le luxe ne produit pas seulement l’appauvrissement des nations et la destruction des classes laborieuses de la société, il démoralise ceux-là même qui s’y adonnent. Les-ressources lentes et bornées -de la -production véritable ne suffisent pas-à l’avidité de ses besoins-; il compte bien plutôt , comme l'observe M. Say, sur les profits rapides et honteux de l'intrigue, industrie ruineuse pour les nations, en ce qu'elle-ne produit pas, mais seulement entre en -partage des produits des autres. Lorsqu’on est porté à dépenser -par luxe ou par-ostentation, le fripon développe toutes les ressources de son génie; le chicaneur spécule sur l'obscurité des lois; l'homme en pouvoir vend à -la sottise et à l'improbité la protection qu'il doit gratuitement au-mérite et au bon droit. J'ai vu dans-un souper, dit Pline, Paulina couverte d’un-tissu de perles et d'émeraudes qui valait quarante-millions de sesterces; ce qu’clle pouvait-prouver, disait-elle, par ses [194] registres. Elle le devait aux rapines de ses ancêtres. C'était, ajoute l'auteur romain, pour que sa petite-fille parût dans un festin chargée de pierreries, que Lollius consentit à répandre la désolation dans plusieurs provinces, à être diffamé dans l'Orient, à perdre l'amitié du fils d'Auguste, et finalement à mourir par le poison.
Les effets des consommations privées étant connus, il est facile de se faire des idées exactes des effets des consommations publiques. Dans les unes comme dans les autres, les choses sont soumises aux mêmes lois. Ce que les gouvernemens consomment d'une manière reproductive, ne diminue point la richesse nationale y puisqu'une valeur qui paraît détruite, se montre sous une nouvelle forme après la consommation. Ce qu'ils consomment au contraire d'une manière improductive, est autant de retranché à la richesse publique ; c'est une valeur détruite sans retour. On peut faire à son égard la supposition que nous avons faite à l'égard d'un simple particulier. S'il consomme la portion de revenus enlevée à chaque individu au moyen de l'impôt, dans des travaux productifs d'utilité publique, s'il creuse des canaux, s'il fait de grandes routes, les biens pris au public sont consommés, mais la richesse [195] nationale n’est point diminuée; à mesure qu'une valeur a été détruite, une autre valeur a été créée. Si au lieu de faire consommer le produit des impôts par des hommes laborieux, qui rendent toujours par leurs travaux au-delà de ce qu'ils ont reçu, il le fait consommer par des hommes oisifs, par des valets, par des courtisans, par des moines, par des soldats inutiles à la sûreté de l'état, enfin par des gens qui ne produisent rien, la valeur en est entièrement détruite, et aucune valeur équivalente n'est créée pour la remplacer.
On a dit que l'argent, ou plutôt les valeurs levées sur les peuples au moyen des impôts, leur étaient restituées par les dépenses des gouvernemens ; on a prétendu que les impôts étaient favorables à la prospérité publique, en ce qu'ils faisaient circuler le numéraire. Cette erreur mise en principe par de grands écrivains, a été réduite en pratique par des princes qu'on a jugé grands. Madame de Maintenon rapporte dans une lettre au cardinal de Noailles, qu'un jour exhortant le Roi à faire des aumônes plus considérables, Louis XIV lui répondit : Le Roi fait l'aumône en dépensant beaucoup. « Mes nombreuses armées, écrivait Frédéric II à d'Alembert pour justifier ses guerres, » font circuler les espèces, [196] et répandent dans les provinces, avec une distribution égale, les subsides que les peuples fournissent au gouvernement. » Les contribuables les moins éclairés savent bien que cela n'est pas vrai; l'expérience leur a prouvé à tous, que pour payer l'impôt, ils sont obligés de vendre une partie de leurs revenus; que l'argent qu'ils en retirent étant une fois versé dans le trésor public, ne peut rentrer dans leurs mains pour payer l'impôt de l'année suivante qu'au moyen d une autre partie de leurs revenus; de sorte que le gouvernement leur en enlève annuellement la moitié, le tiers ou le quart, selon ses besoins, sans rien leur donner en échange. Il n'est donc pas à craindre que l’erreur, dont il est ici question, devienne populaire : jamais on ne fera entendre à un peuple qu'il s'enrichit en payant d'énormes impôts à un gouvernement dissipateur. Mais s'il n'est pas à craindre que les peuples adoptent cette erreur, il l’est beaucoup que des écrivains et des gouvernans la considèrent comme une vérité, ceux-ci pour justifier leurs profusions, et ceux-là pour y avoir part. Voici donc comment M. Say la réfute.
« Le gouvernement, dit-il, exige d'un contribuable le paiement en argent d'une contribution quelconque. Pour satisfaire le percepteur, ce [197] contribuable échange contre de la monnaie d'argent les produits dont il peut disposer, et remet cette monnaie aux préposés du fisc; d'autres agens en achètent des draps et des vivres pour la troupe : il n'y a point encore de valeur consommée ni perdue; il y a une valeur livrée gratuitement par le redevable, et des échanges opérés.. La valeur fournie existe encore sous la forme de vivres et d'étoffes dans les magasins de l'armée. Mais enfin cette valeur se consomme; dès-lors cette portion de richesse sortie des mains d'un contribuable est anéantie, détruite.
» Ce n'est point la somme d'argent qui est détruite: celle-ci a passé d'une main dans une autre, soit gratuitement, comme lorsqu'elle a passé du contribuable au percepteur; soit par voie d'échange, lorsqu'elle a passé de l'administrateur au fournisseur auquel on a acheté les vivres ou le drap; mais au travers de tous ces mouvemens, la valeur de l'argent s'est conservée ; et après avoir passé dans une troisième main, dans une quatrième, dans une dixième, elle existe encore sans aucune altération sensible : c'est la valeur du drap et des vivres qui n'existe plus; et ce résultat est précisément le même que si le contribuable avec le même argent, eût acheté des vivres et du drap, et les eût consommés lui-même. [198] Il n'y a d'autre différence, si ce n'est qu'il aurait joui de cette consommation, tandis que c'est l'État (c'est-à-dire le gouvernement ) qui en a joui.
Ce qui a pu accréditer l'erreur que les gouvernemens restituent au public par leurs dépenses, les valeurs qu'ils ont reçues de lui, c'est qu'on a remarqué qu'ils remettent en circulation l'argent qu'ils ont levé sur les peuples; mais remarquons bien qu'ils le reçoivent gratuitement, qu'ils ne le rendent qu'en recevant une valeur équivalente, et que les hommes qui l'ont donné l'auraient également dépensé. Si un gouvernement lève sur un peuple cent millions, par exemple, au-delà de ce qui est absolument nécessaire pour les besoin de l'Etat, il pourra employer cette somme à donner de gros salaires à des valets, des gratifications à des courtisans, des pensions à des poètes ; il pourra même l'employer, si l'on veut, à élever des arcs de triomphe, des pyramides, des palais. Il résultera de cet emploi que des valets qui ne produiront rien, seront bien vêtus et bien nourris ; que des courtisans qui ne produisent pas davantage, auront des habits brodés, une bonne table, des chevaux, des maîtresses, des meutes; que des poètes et des architectes vivront à l'aise, et que le public jouira de la [199] lecture de quelques vers de plus, et de la vue de quelques monumens. Mais il en résultera aussi que les hommes sur lesquels on aura levé des valeurs pour cent millions, ne pourront pas les dépenser à cultiver leurs champs, à accroître leurs manufactures, à étendre leur commerce. Chez une telle nation les laquais seront donc bien vêtus et bien nourris; et les ouvriers employés à l'industrie agricole ou manufacturière seront couverts de haillons et mourront de faim; les courtisans feront des dépenses énormes pour leurs plaisirs, et les agriculteurs, les manufacturiers, les commerçans vivront dans la gêne et ne pourront pas élever leur famille; on verra des monumens dans les grandes villes, et des masures dans les campagnes. Voilà de quelle manière le gouvernement rendra au peuple les valeurs qu'il aura reçues de lui. Un tel gouvernement, suivant Robert Hamilton, ressemble à un voleur qui, après avoir dérobé la caisse d'un négociant, lui dirait : je vais employer tout cet argent à vous acheter des denrées de votre commerce. De quoi vous plaignez-vous? N'aurez-vous pas tout votre argent ? et de plus, n'est-ce pas un encouragement pour votre industrie? L'encouragement que donne le gouvernement en dépensant l'argent des contributions, ajoute M. Say [200] qui rapporte cette comparaison, est exactement le même que celui-là.
Ayant établit que les valeurs prises aux peuples par leurs gouvernemens ne reviennent plus aux contribuables, M. Say examine en quoi consistent en général les dépenses publiques. Il traite des dépenses relatives à l'administration civile et judiciaire ; des dépenses relatives à l'armée, an dépenses relatives à l'enseignement public; des dépenses relatives aux établissemens de bienfaisance ; enfin des dépenses relatives aux édifices et constructions publics. Ces divers traités renferment tous des réflexions utiles ; mais il en est quelques-uns qui sont plus importans que d'antres . et de ce nombre sont ceux dans lesquels l'auteur s'occupe des dépenses de l'armée, et de l'enseignement public.
M. Say fait l’énumération de ce que coûtent les guerres, et des avantages qui en reviennent, et il démontre que les uns sont toujours immenses, tandis que les autres se réduisent à rien; il met au nombre des dépenses non-seulement ce que coûtent les armées et leur matériel, mais encore ce que les guerres empêchent de gagner et ce qu'elles détruisent.
« Ce serait apprécier imparfaitement les frais de la guerre, dit-il, si l'on n'y comprenait aussi [201] les ravages qu'elle commet, et il y a toujours un des deux partis pour le moins exposé à ses ravages, celui chez lequel s'établit le théâtre de la guerre. Plus un état est industrieux, et plus la guerre est pour lui destructive et funeste. Lorsqu'elle pénètre dans un pays riche de ses établissemens agricoles, manufacturiers et, commerciaux, c'est alors un feu qui gagne des lieux pleins de matières combustibles; sa rage s'en augmente, et la dévastation est immense. Smith appelle soldat un travailleur improductif : plut à Dieu! C'est bien plutôt un travailleur destructif; non-seulement il n'enrichit la société d'aucun produit, non-seulement il consomme ceux qui sont nécessaires à son entretien, mais trop souvent il est appelé à détruire, inutilement pour lui-même, le fruit pénible des travaux d'autrui.
» Des gouvernemens plus ambitieux que justes ont cherché souvent à justifier à leurs propres yeux, et à ceux de leurs sujets, les guerres en exaltant la puissance et le profit qu'ils attribuent aux conquêtes. Avec un peu de calme, et mettant le calcul à la place des passions, on trouvera qu'une conquête ne vaut jamais ce qu'elle a coûté.
» Lorsqu'on fait la conquête d'une province [202] ou d'un pays entier, la nation conquérante s'empare des revenus publics de la nation conquise, mais en même temps elle demeure chargée de ses dépenses publiques; autrement la nation conquise n'aurait plus ni administration, ni justice, ni défense, ni établissemens publics, et elle échapperait à ses conquérans par sa désorganisation même.
» Il est bon de remarquer que les dépenses publiques doivent même monter plus haut dans un pays qui a passé sous une domination étrangère, que sous un gouvernement indigène. Qui envoie-t-on pour le gouverner? Des proconsuls, des vice-rois, chez qui la cupidité naturelle se trouve rarement balancée par des sentimens nobles. Pourquoi ménageraient-ils les hommes qu'ils gouvernent ? Ce ne sont pas leurs compatriotes. Que leur importe leur amour et leur estime ? Ils ne séjourneront que passagèrement parmi eux; ils aiment bien mieux se livrer aux impulsions de leurs caprices et de leur avidité, jouir et amasser ; et pour faire tolérer leurs déprédations, les autoriser dans toutes les parties de l'administration. De là, l'épuissement d'une province, le déclin de son industrie, de sa population, de ses richesses, de ses forces.
» Ainsi, un pays conquérant ne retire d’une [203] province conquise que le montant des déprédations que ses agens y commettent, pourvu même qu'ils ne dissipent pas à mesure, tout entier, le montant de leurs déprédations, et qu'ils en rapportent chez eux une partie. C'est là tout ce que l'Inde rapporte aux Anglais.
» Lorsqu'on laisse au pays conquis son administration propre, le pays conquérant en retire un subside qui n'est jamais bien considérable, et qui ne dure pas long-temps : car un peuple conquis ne peut fournir beaucoup au-delà de ses propres consommations publiques, et s'affranchit d'un pareil tribut à la première occasion favorable.
» Lors donc qu'une nation a accru par des conquêtes son territoire, sa population, ses impôts d'un cinquième, il ne faut pas croire qu'elle ait accru sa puissance dans la même proportion; car ses charges sont en même temps plus fortes; et si l'on considère que plus un pays est vaste, moins il peut être bien administré ; si l'on considère qu'il est plus difficile à défendre contre les entreprises du dehors et contre celles du dedans, et qu'il engendre tous les abus dans son sein en même temps qu'il éveille toutes les jalousies au dehors, on ne sera plus surpris que les états s'affaiblissent en s'agrandissant ; vérité qui [204] aurait l'air d'un paradoxe, si elle n'était pas un fait. »
Au sujet des dépenses relatives à l'enseignement public, M. Say examine si le public est intéressé à ce qu'on cultive tous les genres de connaissances, et s'il est nécessaire qu'on enseigne à ses frais celle qu'il est de son intérêt qu'on cultive. Il observe que toutes les connaissances sont utiles à la société; cependant il les distingue en deux classes : les unes présentent à ceux qui les cultivent des avantages assez considérables pour que la société n'ait rien à faire à cet égard; les autres, quoiqu'utiles à la masse des citoyens, n'offrent pas assez de profit à ceux qui sont portés à les exercer, pour que la société puisse les abandonner à elles-mêmes. De ce nombre sont les hautes sciences dans lesquelles on ne s'occupe que de la théorie.
« En traitant des profits du savant, dit M. Say, j'ai montré par quelle cause ses talens n'étaient point récompensés selon leur valeur. Cependant les connaissances théoriques ne sont pas moins utiles à la société que les procédés d'exécution. Si l'on n'en conservait pas le dépôt, que deviendrait leur application aux besoins de l'homme? Cette application ne serait bientôt plus qu'une routine aveugle qui dégénérerait promptement; les arts tomberaient, la barbarie reparaîtrait [205] promptement; les arts tomberaient, la barbarie reparaîtrait.
» Les académies et les sociétés savantes, un petit nombre d'écoles très-fortes, où non-seulement on conserve le dépôt des connaissances et les bonnes méthodes d'enseignement, mais où l’étend sans cesse le domaine des sciences, sont donc regardés comme une dépense bien entendue en tout pays où l'on sait apprécier les avantages attachés au développement des facultés humaines. Mais il faut que ces académies et ces écoles soient tellement organisées, qu'elles n'arrêtent pas les progrès des lumières au lieu de les favoriser, qu'elles n'étouffent pas les bonnes méthodes d'enseignement au lieu de les répandre. Long-temps avant la révolution française on s'était aperçu que la plupart des universités avaient cet inconvénient. Toutes les grandes découvertes ont été faites hors de leur sein; et il en est peu auxquelles elles n'aient opposé le poids de leur influence sur la jeunesse, et de leur crédit sur l’autorité.[2]
[206]
» Cette expérience montre combien il est essentiel de ne leur attribuer aucune juridiction. Un candidat est-il appelé à faire des preuves ? il ne convient pas de consulter des professeurs qui sont juges et parties, qui doivent trouver bon tout ce qui sort de leur école, et mauvais tout ce n'en vient pas. Il faut constater le mérite du candidat, et non le lieu de ses études, ni le temps qu'il y a consacré ; car exiger qu'une certaine instruction, celle qui est relative à la médecine, par exemple, soit reçue dans un lieu désigné, c'est empêcher une instruction qui pourrait être meilleure; et prescrire un certain cours d'études, c'est prohiber toute autre marche plus expéditive. S'agit-il de juger le mérite d'un procédé quelconque ? il faut de même se défier de l'esprit de corps. »
M. Say pense qu'on ne saurait sur-tout donner trop d'encouragement à la composition des bons ouvrages élémentaires. L'honneur et le profit que procure un bon ouvrage de ce genre, dit-il, ne paient pas le travail et les connaissances qu’il suppose. C'est une duperie de servir le public par ce moyen, parce que la récompense [207] naturelle qu'on en reçoit n'est pas proportionnée au bien que le public en retire. Dans l'état actuel des connaissances, ces réflexions sont justes; celui qui composerait un bon ouvrage élémentaire en retirerait peu de profit, parce qu'il y a peu de professeurs qui aient assez de capacité pour apprécier un bon ouvrage élémentaire, et assez de désintéressement pour rendre justice à l'auteur. L'instruction étant d'ailleurs un objet de monopole, ceux qui l'exercent ont trouvé l'art d'y joindre le monopole des ouvrages élémentaires ; et, comme tous les monopoleurs, ils font payer cher de mauvaises denrées, et prohibent celles qui sont bonnes, mais qui ne viennent pas d'eux.
L'instruction qui doit être donnée aux dépens de la société, c'est celle qui ne pourrait pas être acquise, si elle n'en faisait pas les frais. A une époque où les arts sont perfectionnés, et où la division du travail est introduite jusques dans les moindres embranchemens, dit M. Say, la plupart des ouvriers sont forcés de réduire toutes leurs actions et toutes leurs pensées à une ou deux opérations, ordinairement très-simples et constamment répétées; nulle circonstance nouvelle, imprévue, ne s'offre jamais à eux; n'étant dans aucun cas appelés à faire usage de leurs [208] facultés intellectuelles, elles s'énervent, s'abrutissent, et ils deviendraient bientôt eux-mêmes non-seulement incapables de dire deux mots qui eussent le sens commun sur toute autre chose que leur outil, mais encore de concevoir, ni même de comprendre aucun dessein généreux, aucun sentiment noble. Les idées un peu élevées tiennent à la vue de l'ensemble; elles ne germent point dans un esprit incapable de saisir des rapports généraux; un ouvrier stupide ne comprendra jamais comment le respect de la propriété est favorable à la prospérité publique, ni pourquoi lui-même est plus intéressé à cette prospérité que l'homme riche; il regardera tous les grands biens comme une usurpation. Un certain degré d'instruction, un peu de lecture, quelques conversations avec d'autres personnes de son état, quelques réflexions pendant son travail, suffiraient pour l'élever à cet ordre d'idées, -et mettraient même plus de délicatesse dans ses relations de père, d'époux, de frère, de citoyen.
» Mais la position du simple manouvrier dans la machine productive de la société, réduit ses profits presqu’au niveau de ce qu'exige sa subsistance. C’est tout au plus s'il peut élever ses enfans et leur apprendre un métier ; il ne leur donnera pas ce degré d'instruction que nous supposons [209] nécessaire au bien-être de l'ordre social. Si la société veut jouir de l'avantage attaché à ce degré d'instruction dans cette classe, elle doit donc le donner à ses frais.
» On atteint ce but par des écoles où 1 on enseigne gratuitement à lire, à écrire et à compter. Ces connaissances sont le fondement de toute les autres, et suffisent pour civiliser le manouvrier le plus simple. A vrai dire, une nation n'est pas civilisée, et ne jouit pas par conséquent des avantages attachés à la civilisation, quand tout le monde n'y sait pas lire, écrire et compter, sans cela elle n'est pas encore complétement tirée de l'état de barbarie ».
Dans tous les temps, c'est donc un devoir pour les hommes qui jouissent d'une certaine aisance, le procurer à ceux des classes inférieures les premiers élémens de l'instruction. Mais quand même ce ne serait pas un devoir, et qu'on ne serait pas porté à instruire gratuitement la classe indigente par le seul plaisir de faire le bien, on devrait y être porté au moins par le sentiment de ses propres intérêts. Les révolutions qui ont agité l'Europe semblent n'avoir eu pour objet que de la préparer â des révolutions nouvelles, plus violentes encore que celles qu'on y a vues. L'esprit de démagogie qui a tout bouleversé en France, [210] paraît s'être étendu sur tous les autres états, et les menace d'une désorganisation totale. Le meilleur moyen de prévenir les désordres, est d'éclairer les hommes qui peuvent être les instrumens des factieux. Quand une fois l'agitation a commencé, il est bien difficile d'y porter remède.
La troisième partie du traité que nous avons cherché à faire connaître, est terminée par un chapitre sur l'impôt, et par un autre sur les emprunts; matières délicates, qu'on ne peut pas faire connaître par des extraits, et pour lesquelles nous renvoyons à l'ouvrage même de M. Say.
Nous avons annoncé, dans le précédent volume, que nous nous occuperions dans celui-ci de l'influence que doit exercer l'économie politique sur la morale, sur la législation civile, sur l'organisation des gouvernemens, et sur les relations des peuples entre eux. Pour faire connaître toute l'étendue de cette influence, il faudrait un traité non moins considérable que celui dont nous venons de rendre compte. Nous nous bornerons donc à indiquer les points principaux par lesquels ces diverses sciences tiennent à l'économie politique, et à faire voir qu'il est à peu près impossible d'avoir des idées bien exactes sur celles-là, si l'on ne connaît pas au moins les principes généraux de celle-ci.
[211]
Une des erreurs les plus funestes à l'espèce humaine est celle qui porte chaque homme à considérer tous les autres comme ses ennemis, et qui lui persuade que la prospérité de l'un est une calamité pour un autre, ou qu'il a toujours quelque chose à gagner dans le malheur d'autrui. Cette erreur, qui était celle de Rousseau,[3] étant une fois admise comme une vérité, tous les préceptes de la morale deviennent inutiles; on a beau enseigner aux hommes qu'ils descendent tous du même père, qu'ils doivent s'aimer comme des frères. L'intérêt, plus fort que toutes les maximes, fait qu'ils se considéreront comme ennemis ; jusqu'à ce qu'il leur ait été démontré qu'ils ont des intérêts communs, que le mal qui arrive à l'un est un mal pour les [212] outres, et que la prospérité de chacun est un avantage pour tous. Or, c'est à l'économie politique que nous devons la démonstration de cette importante vérité.
Par un effet de la division des occupations dans la société, chacun ne fait que la plus petite part des choses qui lui sont nécessaires; et l'homme dont les besoins sont les plus bornés, emploie peut-être à son usage le produit de l'industrie de cent mille personnes. Que l'on calcule le nombre d'hommes dont le concours a été nécessaire pour obtenir une paire de bas de coton, par exemple, et l'on verra que le nombre en est immense; il a fallu des agriculteurs, des astronomes, des mathématiciens, des mineurs, des constructeurs de vaisseaux, des géographes, des marins, des mécaniciens, des commerçans, et une foule d'autres, sans parler des simples manouvriers que chacun de ceux-là a employés. Mais si chacun ne produit qu'une faible parue des choses dont il a besoin, il se trouve évidemment intéressé à ce que les choses dont il manque soient produites en grande quantité et à peu de frais, puisque c'est le seul moyen de les obtenir sans qu'il lui en coûte beaucoup, et de se défaire avantageusement des produits de sa propre industrie.
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Nous ferons mieux sentir ceci par un exemple.. Qu'un agriculteur se trouve placé au milieu d'un désert, il aura peu de profita retirer du produit de ses terres; il suffira qu'elles lui donnent du blé pour lui et pour sa famille, et qu'elles nourrissent un petit nombre d'animaux. Si, à côté de lui, il vient s'établir un forgeron, par exemple, aussitôt il trouvera à vendre une partie de sa récolte, et il pourra obtenir en échange des instrumens nécessaires à la culture. S'il vient ensuite s'établir près de sa terre des fileurs et un tisserand, ce sera encore un moyen de vendre ses produits, et d'obtenir des habits en échange. Toute branche d'industrie créée sera donc un débouché ouvert pour ses propres produits, et toute branche d'industrie détruite sera un débouché fermé. Il eu sera de même des artisans à l'égard de l'agriculteur, ou même à l'égard les uns des autres : chacun sera intéressé à voir prospérer l'industrie de ses voisins, parce que cette prospérité fera la sienne.
L'économie politique montre doue comment les hommes ont des intérêts communs; elle détruit les jalousies, les haines qui les rendent ennemis les uns des autres; elle unit les diverses classes de la société entre elles, et les dispose se secourir mutuellement.
[214]
Les moralistes ont dit que l'oisiveté est la mère de tous les vices; l'économie politique a montré qu'elle est en outre la source de toutes les misères, comme le travail est la source de toutes les richesses et d'un grand nombre de vertus. Les moralistes enseignent à l'homme à mettre ses devoirs avant ses intérêts; les économistes lui montrent comment il peut concilier ses intérêts et ses devoirs. Les uns lui apprennent à lutter contre les besoins de la nature, les autres lui apprennent à satisfaire ses besoins, non-seulement sans nuire à personne, mais même en faisant du bien aux autres. L'économie politique ne condamne pas l'orgueil, mais elle apprend aux hommes à s'apprécier et à se mettre chacun à sa place. Elle ne prêche pas contre les bassesses; elle montre comment on peut les éviter. Les richesses ne sont pas pour elle un objet de mépris, elles sont un moyen de bien-être et de bienfaisance. Elle ne les emploie pas à nourrir la paresse ou l'oisiveté; elle en fait un plus noble usage, elle s'en sert pour faire vivre des hommes utiles et laborieux. Elle ne se borne pas à recommander les vertus domestiques; elle enseigne les moyens de les pratiquer. Elle ne s'occupe point de patriotisme; elle fait mieux, elle montre comment les intérêts de chacun sont unis aux intérêts de tous, et [215] comment on peut faire le bien de son pays, sans faire du mal à aucun autre.
L'influence de l'économie politique sur la législation civile est moins sensible que sur la morale. Pour la faire apercevoir, il faudrait entrer dans des explications peu agréables, et qui seraient probablement peu intelligibles pour les personnes qui ne se sont point occupées de ces matières. Nous nous bornerons donc à faire apercevoir quelques-uns des rapports qui existent entre les deux sciences.
Il en est de nos lois comme de nos préjugés; pour la plupart, elles nous viennent de Rome. Il n'y a pas même fort long-temps que les décisions des jurisconsultes ou des empereurs romains avaient encore force de loi en France ; et aujourd'hui même l'étude des lois romaines sert d'introduction à l'étude des lois françaises.
La propriété est la base de toute législation: car on n'a que faire de lois là, où on ne reconnaît pas de propriété. Mais les Romains la connaissaient-ils ? Les, jurisconsultes français eux-mêmes l'ont-ils bien connue ? nous nous permettons d'en douter. Pour nous, peuples industrieux, il doit en être de la propriété comme de tous les actes de la vie ; comme du mariage, de la naissance , de la puissance paternelle, des contrats; ce sont [216] des faits que la loi reconnaît, et qu'elle protège. Ces faits résultent de notre organisation et de nos besoins. On peut en troubler la marche ou en arrêter quelques conséquences; mais on ne peut pas les empêcher sans détruire l'espèce humaine. C'est un fait que les richesses sont le produit du travail de l'homme sur la nature; que, sans le secours de ces richesses, il ne peut ni conserver son existence, ni perpétuer l'existence de sa famille, et que la loi qui lui en garantit la disposition, à lui ou aux siens, ne lui donne rien; mais que seulement elle le protège lui et sa volonté.
Pour les Romains, nos maîtres en législation il n'en était pas ainsi; comme ils étaient essentiellement pillards, ils ne pouvaient pas reconnaître la propriété telle que nous l'entendons, sans reconnaître en même temps qu'ils ne subsistaient que de brigandage. La propriété était pour eux un droit ; la loi formait le droit, et la volonté du peuple formait la loi; système commode, à l'aide duquel ils pouvaient légitimement dépouiller le monde, et acquérir des droits immenses à l'aide des proscriptions, des confiscations, des amendes, etc. Les Romains disaient qu'on acquérait la propriété par la guerre ; nous, nous dirons que, par la guerre, on vole la propriété [217] comme on la vole quelquefois sur les grands chemins. A nos yeux, une acquisition ne sera pas plus valable que l'autre; il n'y aura de différence que dans l'impunité. Il en serait autrement, si la propriété n était qu'un droit existant en vertu des lois civiles.
N'ayant aucune notion sur la création des valeurs, les jurisconsultes romains se sont trouvé fort embarrassés, lorsqu'ils ont eu à décider de la propriété d'un objet fabriqué avec des matières qui appartenaient à un autre que le fabricant. Est-ce la matière qui doit l'emporter sur la forme ? Est-ce la forme qui doit l'emporter sur la matière ? Il ne peut pas exister de forme sans matière, disait l'un. Il ne peut pas exister de matière sans forme, répondait l'autre; et là-dessus, grands débats, pour savoir lesquels des deux, de la forme ou de la matière, donne l'être à la chose. Les jurisconsultes français ne se sont pas jetés dans ces puérilités; mais ils auraient évité bien des embarras et bien des longueurs, s'ils avaient eu quelques connaissances sur la formation des valeurs.
Ceux-ci ont défini la propriété, le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue , pourvu qu'on n’en fasse pas un usage prohibé par les Lois ou par les Réglemens. [218] Remarquons d'abord que cette définition n'a pas de sens; car il en résulte qu'on a la propriété de tout, et qu'on n'a la propriété de rien. On peut en effet jouir et disposer de tout, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage contraire aux lois ou aux réglemens; puisque chacun a le droit de faire tout ce que les lois ou les réglemens ne lui défendent pas. On n'a la propriété de rien, si les lois et les réglemens peuvent arbitrairement fixer l'usage qu'on doit faire des choses; si ceux par qui sont faits les réglemens et les lois ne reconnaissent pas qu'il existe des faits qu'ils sont obligés de respecter.
Si, au lieu de dire que la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses, on avait dit que les propriétés sont des choses dont on a le droit de jouir et de disposer, on aurait pu donner encore une définition peu exacte; mais du moins on aurait vu, tout d'un coup, que les lois ne créent pas les propriétés, et que par conséquent on peut commettre des brigandages avec des lois comme on le peut avec des jugemens, comme on le peut avec des armes. Les législateurs se voyant d'ailleurs obligés de remonter aux faits primitifs qui donnent naissance aux propriétés, auraient trouvé que tout dérive du travail de l'homme sur les agens de la nature, et ils auraient senti [219] l’absurdité qu'il y a à proclamer le respect de la propriété, et à mettre en même temps des entraves aux travaux qui lui donnent naissance.
Pour n'avoir pas connu la manière dont se forment, se distribuent et se détruisent les richesses, on a mis beaucoup de confusion dans les lois, et souvent on a manqué de principes pour les faire. A chaque pas qu'on fait en législation, il est question d'apprécier les choses; et comment les appréciera-t-on, si l'on n'a aucune connaissance de la théorie des valeurs et des monnaies? Comment un magistrat appelé à prononcer sur des dommages soufferts, pourra-t-il prononcer avec connaissance de cause, s'il ne connaît pas tous les élémens qui entrent dans la composition de la valeur? L'ignorance dans laquelle on vit à cet égard est telle, que si les jugemens qu'on rend tous les jours étaient examinés d'après les vérités établies par l'économie politique, on en trouverait bien peu qui ne présentassent quelque grande iniquité.
L'influence de l'économie politique sur l'organisation des sociétés, sera beaucoup plus considérable qu'on ne saurait l'imaginer. Si depuis quelque temps les publicistes donnent à leurs écrits une direction plus juste et plus élevée, s'ils voient mieux le but des gouvernemens, et la manière dont il faut les organiser pour atteindre ce but, c'est à l'économie politique qu'il faut l'attribuer. Cette science, en faisant voir comment les peuples prospèrent ou dépérissent, a posé les véritables fondemens de la politique et détruit tous les préjugés qui servaient de base à une vieille routine ; elle a mis tous les écrivains qui savent lire, à même de voir la différence qui existe entre l'état de la civilisation du premier et du moyen âges, et l'état de la civilisation des peuples modernes. C'est pour n'avoir pas su apprécier cette différence, qu'on a commis tant d'erreurs et tant de crimes en France, depuis le commencement de la révolution.
Enfin, l'économie politique doit produire entre les peuples les mêmes effets qu'elle produit entre les individus; c'est de les unir ensemble en leur faisant voir qu'ils ont des intérêts communs, et que la prospérité ou la ruine de l’un, est toujours un bien ou un mal pour les autres.
On ne saurait donc trop inviter les jeunes gens à étudier cette science. Mais dans quelle ville iront-ils donc en faire une étude ? Nous pourrions leur indiquer plusieurs villes d'Allemagne, d'Angleterre, ou même d'Espagne. A Barcelone, par exemple, on en fait un cours qu'on dit fort bon. Nous regrettons de ne pouvoir pas leur citer [221] une ville plus voisine. Et, si nous nous permettions de donner un avis à ceux qui ne peuvent pas sortir de France pour aller suivre en pays étranger les écoles publiques où l'on enseigne des ouvrages traduits du français, nous leur conseillerions d'étudier les originaux.
[1] Esprit des lois, liv. vii, chap. 4.
[2] « Ce qui a été appelé Université sous Bonaparte était pis encore. Ce n'était qu'un moyen dispendieux et vexatoire de dépraver les facultés intellectuelles des jeunes gens, c'est-à-dire de remplacer dans leur esprit de justes notions des choses, par des opinions propres à perpétuer l'esclavage des Français. »
[3] « Qu'on admire tant qu'on voudra la société humaine, il n'en sera pas moins vrai qu'elle porte nécessaircment les hommes à s'entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparens, et â se faire en effet tous les maux imaginables. Que peut-on penser d'un commerce où la raison de chaque particulier lui dicte des maximes directement contraires â celles que la raison publique prêche au corps de la société, et où chacun trouve son compte dans le malheur d’autrui? » ( Rousseau, discours sur l'Origine de l'inégalité parmi les hommes. )
[D…..r], [ CR] “Des Nations et de leurs rapports mutuels (Thierry)” Le Censeur européen T2 (27 March 1817), pp. 222-46.
[222]
DES NATIONS ET DE LEURS RAPPORTS MUTUELS: Ce que ces rapports ont été aux diverses époques de la civilisation; ce qu'ils sont; quels principes de conduite en dérivent[1];
Par A. Thierry. (Brochure in-8. de 150 pages).
Qu'est-ce qu'une nation ? Quelles condition» sont nécessaires pour former une nation ? Une multitude d'hommes constituent-ils une nation , par cela seul qu'ils sont nés dans un certain nombre de lieues carrées , par cela seul qu'ils sont renfermés dans de certaines limites ? mais alors on ne sait plus de quelle nation sont les hommes; car le nombre des lieues carrées peut tous [223] les jours diminuer ou s'accroître ; tous les jours, les limites peuvent s'étendre ou se resserrer; et trois hommes qui croyaient hier très-fermement être Polonais, par exemple, peuvent très-bien se trouver aujourd'hui, l'un Autrichien, l'autre Russe et l'autre Prussien. Suffit-il pour former une nation de parler la même langue? mais les Belges et les Français parlent la même langue , et cependant ils sont de nation différente; mais le peuple, au midi de la France, ne parle pas le même idiome qu'à l'ouest , et cependant un Breton et un Provençal sont de même nation. Faut-il, pour former une nation, être soumis aux mêmes lois , vivre sous le même gouvernement? mais tous les peuples de l'Allemagne ne sont pas soumis aux mêmes lois et au même gouvernement , et cependant on dit vulgairement la nation allemande. Qu'est-ce donc qu'une nation? On voit qu'en se servant de ce mot dans le sens ordinaire, on est exposé à tomber dans d'assez grandes contradictions, et qu'on ne sait pas trop précisément ce que l'on dit.
Cela étant, nous adopterons volontiers la définition que M. Thierry nous donne du mot nation. Elle nous paraît beaucoup plus satisfaisante que celle qu'on en donne vulgairement. Nation et société , dit-il, sont des termes [224] synonymes : or, société, association, c'est ligue ; ligue, c'est union d'efforts pour un intérêt commun; donc nation c'est ligue, c'est union d'efforts. « Partout où il se trouve un objet où des hommes tendent, de concert, là, et seulement là, il y a une nation. »
« C'était une nation, dit M. Thierry, que le peuple de guerriers , qui, par des efforts communs , défendit sa liberté contre les Perses; et cette nation c'étaient tous les Grecs. C'était une nation que le peuple de marchands, qui, dans le treizième siècle , maintenait de concert son indépendance contre l'Empire germanique; et c'était l'Italie presque entière. C'était aussi une nation que le peuple de dévots qui se jetait sur l'Afrique, pour rendre aux Sarrasins tout le mal qu'il en avait reçu; et cette nation , c'était l'Europe. »
« Voulons-nous donc savoir, ajoute M. Thierry, quelles sont en Europe les nations? Jetons hardiment les yeux au loin, sans nous laisser arrêter ou distraire par les inégalités du sol, par les différences du langage , du gouvernement, de l'habit , des manières; et partout où nous verrons des hommes pensant et voulant de même, à l'égard de ce qu'ils croient être leurs plus chers intérêts , disons, sans craindre de nous tromper: [225] Ces hommes s'entendent, ils sont unis, ils sont actifs dans des vues communes ; ici il y a une nation.
» C'est une chose commode pour la géographie que les divisions de territoire formées par des limites remarquables; mais c'est tomber dans un abus de mots que de donner, sans examen , le nom de nation au nombre de peuple contenu entre deux mers , deux rivières, deux chaînes de montagnes. Tel prince qui dit : « La nation à qui je commande. . . . » , bâtit souvent d'une seule parole un édifice que toute sa puissance ne saurait élever là où les bases n'en sont point posées , une société. On n'associe les hommes que lorsqu'ils consentent : il faudrait au préalable avoir vérifié le consentement.
» Voit-on dans les villes les mêmes partis , les mêmes coteries , toujours renfermés dans les mêmes quartiers , entre les mêmes rues ?Les intérêts qui ameutent les factions ne planent-ils pas au-dessus de la population toute entière ? ne la séparent-ils pas lorsqu'elle est rapprochée ? ne l'unissent-ils pas lorsqu'elle est séparée ? Les nattions sont des partis. Tel homme vivant où il est né , a ses concitoyens loin de lui, et les étrangers à sa porte.
» Les nations se forment d'elles-mêmes, se [226] détruisent d'elles-mêmes, se maintiennent d’elles-mêmes. La guerre et la diplomatie ont beau faire, ce qu'elles divisent reste uni, ce qu'elles unissent reste divisé : leur action ne change point les choses; elle trouble seulement, et pour un temps. La diplomatie opère , et les nations subsistent; la diplomatie passera , et les nations resteront. »
Il n'y a donc de nation, selon M. Thierry, que là où il y a des hommes unis dans un intérêt commun, organisés en vue de cet intérêt et agissant conformément à leur organisation. S'il en est ainsi, quels seront les peuples en Europe que nous pourrons considérer comme une nation? Quel sera l'état où nous trouverons la population ralliée autour d'un même intérêt et agissant dans des vues communes? Interrogez le premier ministre de tel pays de l'Europe que vous voudrez; demandez-lui quel est l'objet des dix, des vingt, des trente millions d'hommes qu'il administre; demandez-lui si cette multitude a un intérêt commun, si elle est unie et agissante dans la vue de cet intérêt, si elle est une nation en un mot: qu'aura-t-il à vous répondre? .
Il y a eu plusieurs nations en Europe. Les Romains, depuis la fondation jusqu'à la chute de leur république, ont été certainement une nation. Leur objet, durant cet intervalle, n'a pas été un [227] instant douteux; cet objet, c'était l'agrandissement indéfini de leur empire , c'était sa prospérité fondée sur la ruine de tous les peuples qu'ils subjuguaient. Ils avaient une organisation fortement adaptée à cet objet ; enfin, pendant sept siècles, ils ont tendu au but de leur institution avec une force, un ensemble , une constance imperturbables.
L'Europe chrétienne, depuis le 11e. siècle jusqu'au 16e., depuis Grégoire VII jusqu'à Léon X, depuis l'établissement de la domination absolue des papes jusqu’à la naissance du schisme de Luther, peut être considérée comme ayant formé une nation. La masse des peuples chrétiens, dans ce long espace de temps , ont été unis dans une même pensée, celle de faire leur salut, d'éviter l'enfer et de conquérir le Ciel. Ils ont eu des institutions appropriées à cette fin : c'était la constitution de l'église romaine; c'étaient tous les réglemens relatifs aux pratiques du culte catholique; enfin on les a vu marcher ensemble par les voies qu'elles leur traçaient, et avec un zèle ardent, aveugle, illimité, au but de ces institutions. Ils ne considéraient ce monde que comme une terre d'exil, une vallée de larmes et de misère, un lieu de passage à un monde meilleur. Leur première pensée était pour cet autre [228] monde; leurs plus grands efforts avaient pour objet de le conquérir; ils usaient pour cela leur vie dans la prière, le jeune, la pénitence; ils couvraient la terre de monumens religieux, ils donnaient leur bien à l'église , ils faisaient des pélerinages , ils se précipitaient par torrens à la poursuite des infidèles.
Dans le gouvernement féodal, le chef de chaque seigneurie, ses vassaux, ses compagnons, ses coureurs , toute sa clientelle formaient ensemble une nation. Ces hommes étaient unis et actifs dans un but commun , celui ,de faire payer tribut aux industrieux répandus dans leurs terres,, de rançonner les voyageurs qui y passaient, de piller les pays voisins de ceux de leur obéissance, de soumettre les chefs de ces pays à des redevances, à des hommages.
Depuis l'établissement des monarchies absolues, les chefs de ces monarchies, leur noblesse , tout ce qui a participé à l'exercice du pouvoir , ont aussi formé des nations. Ces hommes avaient un objet commun , le même, à peu près , que celui des seigneurs féodaux et de leurs compagnons; c'était ,de faire contribuer les industrieux,, d'arrondir le domaine, de porter la guerre dans les pays voisins, d'y amasser, à main armée, de l'argent et de la gloire ; ils étaient parfaitement [229] constitués en vue de leur objet; enfin ils allaient ordinairement d'un pas ferme et bien réglé au but de leur institution.
Les peuples de la Grande-Bretagne ont formé une nation, depuis plus d'un siècle. Ces peuples se sont montré fortement ralliés autour d'un même objet; cet objet, c'était ,le monopole indéfini de l'industrie et du commerce,; conséquens à leur but, ils ont créé chez eux des lois favorables à la production , une immense marine marchande pour transporter leurs produits, et une marine militaire formidable pour protéger leur navigation et s'ouvrir des débouchés; enfin ils ont mis dans la poursuite de leur objet un art, un accord, une tenacité que n'y avait peut être mis encore aucune autre nation.
Voilà une partie des nations qu'il y a eu en Europe, à prendre ce mot dans le sens que lui donne M. Thierry. Toutes ces nations sont tombées, ou touchent au moment de leur ruine. La nation romaine a commencé à se désorganiser aussitôt qu'elle a cessé de conquérir, et elle était dissoute depuis long-temps , lorsque les Barbares se sont présentés pour lui ravir ses conquêtes. La nation chrétienne s'est divisée en une multitude de sectes, et le sentiment religieux n'unit plus que d'une manière assez faible les membres [230] de chacune de ces sectes; le sentiment religieux semble n'être plus assez fort pour constituer des nations. Les nations féodales ont été vaincues par leurs tributaires, et se sont vu forcées de se réfugier au sein des monarchies absolues. Les monarchies absolues, à leur tour, se trouvent faibles en présence de leurs sujets; elles sentent la nécessité de transiger avec eux, et de toutes parts elles cherchent leur salut dans ces traités qu'on nomme constitutions. Une grande partie des habitans de l'Angleterre commencent à s'apercevoir que le monopole leur coûte plus qu'il ne leur rapporte; ils cessent dès-lors de se rallier à cet objet, et le peuple anglais ne forme plus corps de nation. Ainsi, les intérêts divers qui avaient réuni, jusqu'ici, les habitans de l'Europe , l'esprit de conquête et de rapine , celui de religion, celui de monopole, etc., ont cessé d'agir sur eux d'une manière assez forte, pour leur servir de point de ralliement. Chacun de ces objets , il est vrai, retient toujours sous son empire un nombre d'hommes plus ou moins considérable : le monopole unit encore une partie de la population anglaise ; beaucoup d'hommes continuent à vivre sous l'influence du sentiment religieux; le pouvoir absolu ne laisse pas que de compter autour de lui un assez bon nombre de [231] fidèles; il y a des voltigeurs de la feodalité; on en trouverait, en cherchant un peu, de la république romaine. Mais si ces objets rallient encore un assez grand nombre d'hommes, ils en laissent un bien plus grand nombre dans l'isolement, et l'on peut dire que l,a masse de la population européenne se trouve dans un état de désorganisation dont ses annales n'avaient pas encore offert d'exemple.,
M. Thierry paraît avoir eu le sentiment de cette grande vérité, quand il a composé l'écrit qui fait l'objet de cet article. Il suffit de rechercher avec quelque soin l'intention de cet écrit pourvoir que l'auteur, en traitant des rapports des nations, s'est moins proposé de dire ce que ces rapports ont été que ce qu'ils ont cessé d'être, que ce qu'ils sont devenus, et qu'il a eu particulièrement en vue de faire ressortir, de mettre en évidence ,les intérêts nouveaux autour desquels la civilisation prescrit aux hommes de se rallier.,
Nous avons vu que ce qui avait fondé jusqu'ici la plupart des sociétés, que ce qui avait été ,l'objet des nations, c'était la conquête, le pillage, la superstition, le monopole,, etc. Si l'un ou l'autre de ces objets, auxquels on a mis tant d'importance , auxquels on s'est attaché avec tant [232] d’obstination, de persévérance, de fanatisme, avait été l'objet unique, l'objet exclusif de tous les hommes, on sent que c'eût été bientôt fait de l'espèce humaine. Heureusement, il n'en a pas été, il ne pouvait pas en être ainsi; et tandis que chez ,les nations guerrières, on employait son activité a ravager le monde , et que chez ,les nations dévotes, on usait la moitié de son temps à de stériles pratiques, chez les unes comme chez les autres, ,un nombre d'hommes plus ou moins considérable s'occupait quelquefois à produire les choses nécessaires à la vie humaine,. Il est vrai que le travail utile, le travail productif n'a été long-temps, aux yeux des nations , qu'une chose très-secondaire, une chose vile même sur laquelle elles dédaignaient d'abaisser leur vue , dont elles remettaient le soin aux esclaves, et qu'elles reléguaient avec eux hors de l'état. Mais ,ce qui d'abord avait paru vil, est peu à peu devenu noble,; ce qui avait paru secondaire a fini par devenir capital. L'industrie exclue de la cité par la barbarie y est entrée avec la civilisation; à mesure qu'elle y a répandu ses bienfaits, et qu'on s'est trouvé plus en état d'en sentir le prix, elle y a acquis un nouveau: degré d'influence, et le temps est venu où l'on commence à la considérer ,comme ce qu'il y a de plus important dans l'état, comme la source [233] de toutes les vertus, dont il a besoin pour se soutenir , comme le principe qui lui doit servir de base et l'objet en vue duquel il doit être constitué.
C'est ainsi que M. Thierry l'a considérée dans son ouvrage. Il a vu, avec tous les bons esprits, dans l'industrie étendue, dans l'industrie éclairée,-le principe qui doit servir à reconstituer l'Europe, l'intérêt autour duquel doivent se reformer les nations. Il dit d'abord ce que c'est que nation et ce que c'est qu'étranger: nation, c'est tout ce qui est d'une même civilisation; étranger, c'est tout ce qui est d'une civilisation différente. Il montre ensuite quel était dans l'origine l'objet des nations, et quels rapports il en résultait entre elles. Il fait voir ,comment l'industrie ayant changé cet objet,, il en est résulté de nouveaux rapports ; il dit enfin ce que ces rapports ont d'abord été et ce qu'ils doivent devenir.
« Les nations ont été d'abord des soldats se battant loyalement, et barbares avec noblesse; puis elles sont devenues de petits marchands occupés à se disputer des places pour leurs petites boutiques , au lieu de songer à les garnir, et volant leurs pratiques pour avoir plus à leur vendre : elles sont aujourd'hui de riches négocians , ayant de vastes comptoirs, de nombreux ateliers, [234] de grands capitaux accumulés: ce nouvel état est bien différent de l'autre; mais les mœurs qu'il commande sont aussi bien différentes. Les nations tiendront-elles maintenant leur esprit plus bas que leur fortune ? »
M. Thierry emploie un chapitre entier sur l'esprit guerrier , et une foule de passage, dans tout le cours de son écrit, à prouver que les nations ne sont plus des soldats , quoiqu'il y ait encore beaucoup de soldats parmi les nations, et que la guerre n'est plus leur objet encore que la guerre soit permanente au milieu d'elles.
« A voir les choses d'un œil ferme dit-il, ,la guerre n'a plus de place dans le système intérieur de l'Europe,; elle n'y existe plus que comme action du corps entier sur le dehors ; et pourtant il y aura encore des guerres intestines : il y aura des guerres , parce qu'il y a encore des soldats; mais les soldats ne sont point les peuples : on pourra voir aux prises soldats contre soldats, nations contre soldats, ,mais non plus nations contre nations,. Ces troubles même et ce tumulte hâteront le moment de l'ordre et du repos; les soldats et leurs chefs , comme les guerriers de Cadmus , se détruiront les uns par les autres; ils mourront; mais les nations vivront et vivront libres. »
Si les nations ne sont plus des soldais , elles [235] ne doivent pas être davantage de petits marchands envieux et fripons, se disputant des places pour leurs boutiques , et cherchant à se ruiner mutuellement pour faire de meilleures affaires. M. Thierry a autant ,dirigé son ouvrage contre les jalousies commerciales que contre l'esprit militaire, , et il s'est appliqué avec beaucoup de soin à faire sentir l'absurdité du système exclusif. Il a reproduit avec force et avec quelques développemens qui lui sont propres , les idées de Smith et de M. Say sur ce chapitre.
Enfin, il s'est efforcé d'établir que ,l'industrie étendue, l'industrie éclairée , était le seul principe qui pût s'accorder avec l'état actuel des peuples,, le seul qui pût en faire des nations. Il a fait voir les nouveaux rapports que ce principe tendait à établir entre eux, et il a montré comment dans ces rapports, et dans ces rapports seulement, se trouvaient la sûreté , la richesse, l'honneur, le bonheur, et tous les biens qu'ils ont cherché jusqu'ici dans la guerre , le monopole , etc. Cela l'a conduit à traiter successivement, et dans autant de chapitres distincts de l'existence, de la sûreté, de la richesse, de la valeur nationales , de l’honneur national et du bonheur national; et sous chacun de ces points de vue, il ft fait voir à la fois quels étaient les [236] anciens rapports établis par ,l’esprit guerrier,, quels sont les rapports nouveaux établis par ,l'esprit d'industrie, , et combien ceux-ci sont mieux appropriés que ceux-là au but que les hommes se proposent. Parcourons rapidement quelques-uns de ses chapitres.
En parlant de l'existence nationale, M. Thierry observe que , long-temps, chaque peuple n'a su voir de moyen de se conserver que dans la destruction ou l'asservissement des autres peuples. « De là , dit-il, ,l'égoïsmc patriotique , la haine des étrangers, l'aversion pour le repos, l'amour de la gloire et des conquêtes., » Il montre dans quelle situation violente ces sentimens plaçaient les nations les unes à l'égard des autres, et combien ils compromettaient leur existence au lieu de l'assurer. Il y voit la cause de toutes les révolutions qui ont troublé les anciens états, la cause qui fit tomber tous les peuples sous le joug des Romains ., la cause qui fit tomber les Romains sous le joug des Barbares. Il montre ensuite combien le dogme de la fraternité des hommes , substitué par le christianisme à l’égoïsme national, a été impuissant à son tour pour assurer l’existence des nations; enfin il termine par les réflexions suivantes:
« C'est par la multiplication des besoins et des [237] travaux divers, que la fraternité des hommes peut devenir un objet de pratique. La véritable société chrétienne est celle où chacun produit quelque chose qui manque aux autres , lesquels produisent tout ce qui lui manque. ,L'intérêt d'union , c'est l'intérêt des jouissances de la vie; le moyen d'union , c'est le travail.
» Ce n'est point dans les plus beaux temps de la ferveur chrétienne , que des nations lignées contre une nation qui les avait toutes insultées, ont proclamé que l'existence de leurs ennemis leur était précieuse; c'est aujourd'hui, c'est dans un temps où l'on se plaint que le christianisme est oublié. Une ligue de peuples chrétiens a signalé son zèle par ses dévastations et ses cruautés; ,une ligue de peuples industrieux, a servi ses intérêts en épargnant la nation dont elle avait à se venger : rendons grâces aux lumières qui nous rendent meilleurs. »
Après avoir parlé de l’existence des nations, l'auteur s'occupe de leur sûreté. « C'était pour leur sûreté, dit-il, que les Lacédémoniens faisaient la chasse des Ilotes; c'était pour leur sûreté que les Romains faisaient la chasse des Barbares Détruire pour n'être point détruit , conquérir pour n'être point conquis, » telles étaient les relations des anciens peuples. [238] L’industrie a changé ces relations; la guerre n'est plus nécessaire à la sûreté. « Une nation prise à part d'autres, n'a point maintenant ce besoin d'être guerrière qu'elle aurait naturellement au milieu de nations intéressées à la guerre ou passionnées pour elle. Désormais, un peuple qui voudra s'autoriser à une action militaire, doit alléguer d'autres raisons que sa sûreté, d'autres intérêts que son existence. ».
Aussi M. Thierry ne comprend-il pas comment la sûreté des états peut exiger qu'on entretienne dans leur sein ces multitudes armées qui en dévorent la substance. « On dit que ce sont des remparts pour l'Etat. Avant d'examiner si l'état a besoin de remparts, dit-il, on peut demander pourquoi ces remparts de l'état ne se trouvent pas aux confins de l'état, comme les murs aux bornes d'une ville, afin d'avoir là en face l'étranger et derrière la nation ? Pourquoi, au contraire, ils sont le plus souvent placés au centre , autour de la capitale , autour du siége de l'administration suprême, ayant là en face la nation et derrière le gouvernement? Est-ce que le gouvernement serait la nation ? est-ce que la nation serait l'étranger ? »
L'auteur pense que la véritable sûreté des nations industrieuses est ,dans la communauté [239] d’intérêts que l'industrie établit entre elles,, dans leur alliance, dans leurs efforts communs pour le maintien de la paix. Il trouve que l'Angleterre, la France, la Hollande ont toutes trois pour objet l'industrie; il en conclut qu'elles ont les mêmes intérêts, qu'en conséquence elles doivent s'unir, et il pense que leur union suffit pour garantir la paix et la sûreté générales. Cette vue, telle que l'auteur l'a présentée , ne nous paraît pas juste; elle est même contraire à ses principes. ,Il y a en Angleterre plusieurs nations, il y en a plusieurs en France,. Les ministres anglais qui défendent le monopole , ne sont pas de la même nation que les industrieux français qui l'ont en aversion; si ces ministres sont des hommes civilisés, ces industrieux sont des barbares ; il n'y a pas d'accord praticable entre la barbarie et la civilisation. Il ne peut donc point se former d'alliance, d'une manière générale , entre la France, la Hollande et l'Angleterre ; il ne peut point s'en former d'une manière générale entre deux états; il ne peut ,s'en former qu'entre les hommes de ces deux états qui ont la même civilisation,. Ainsi, pour ramener la pensée de M. Thierry à sa juste expression, il faudrait dire : la sûreté des hommes industrieux est dans la communauté de leurs intérêts, dans leur alliance, dans leurs efforts communs pour [240] le maintien de la paix. Il y a, en Angleterre , en France, en Hollande , un très-grand nombre d'hommes industrieux, et d'industrieux éclairés; il y en a en Allemagne , il y en a dans toute l'Europe : ces hommes ont les mêmes intérêts ; ,ils doivent donc s'allier , s'allier pour la paix; c'est dans la paix qu'ils trouveront leur sûreté, et ils sont assez forts pour la maintenir.,
Un des meilleurs chapitres de l'ouvrage de M. Thierry, c'est celui qui traite de la valeur nationale. L'auteur cherche à établir que la valeur n'est pas l'appanage exclusif des nations guerrières. Il prouve que cette qualité peut se montrer aussi chez ,les nations industrieuses,, et chez celles-ci à un plus haut degré que chez celles-là; il le prouve par des faits nombreux; il le prouve aussi par d'éloquens raisonnemens.
« On connaît les vertus de la guerre , dit-il, on ne connaît point celles de l'industrie. La passion de l'indépendance paisible a de quoi tremper les ames, aussi bien que la passion de l'indépendance guerrière. D'un citoyen soldat celle-ci fait un héros; mais l'autre fait davantage , elle fait un héros d'un citoyen qui n'était pas même soldat.
» Le premier sentiment qu'éprouve l'homme guerrier, l'homme qui se destine à combattre , [241] c'est qu'il y a d'autres hommes à qui il doit nuire. ,Le premier sentiment qu'éprouve l'homme industrieux, l'homme qui se destine à produire , c'est qu'il y a d'autres hommes à qui il sera utile.,
» Et de même, la première impression que le guerrier fait sentir à ceux qui l'entourent, c'est le besoin d'échapper à son action, c'est la crainte. La première impression que fait éprouver l'industrieux, c'est le besoin d'avoir part aux fruits de son travail, c'est l'amitié.
» De là vient à tous les deux le sentiment de leur force et la confiance dans leur force. Je suis fort, dit le guerrier : partout les hommes tremblent à mon nom; je suis fort, dit l'industrieux: partout les hommes embrassent mon intérêt. Personne n'osera m'attaquer, dit l'un; tous me défendront, dit l'autre.
» Or, c'est cette confiance dans ses forces qui est le principe de la valeur; le guerrier peut sentir sa force dans le nombre de ceux qu'il épouvante; l'industrieux, dans le nombre de ceux qu'il intéresse. La valeur n'est pas plus étrangère à l'industrieux qu'au guerrier. .
» Et ce sentiment, principe de la valeur, doit être plus vif encore dans celui-là. Un ennemi qui s'élève contre le guerrier, lui en suscite d'autres qui se taisaient par crainte d'être seuls , et [242] que l'exemple encourage ; un ennemi qui s'élève contre l'industrieux ne lui suscite que des défenseurs; il trouve des amis , comme dit un publiciste , au sein même de ses ennemis. »
L'auteur, parlant de l’honneur national, observe que les nations placent différemment leur honneur selon le degré de civilisation auquel elles sont parvenues. Pour l'homme tout-à-fait barbare , l'honneur est tout entier dans la force des muscles; pour l'homme un peu plus avancé , dans les forces du cœur, dans le courage; pour l'homme tout-à-fait civilisé, dans les forces do l'esprit, dans l'intelligence. Au premier rang sont les hommes habiles et sages; au second les hommes intrépides; au dernier les hommes robustes : Hercule, aujourd'hui, ne serait plus un homme distingué qu'à la halle. « Toutes les nations, dit M. Thierry, n'ont long-temps tiré vanité que de leurs généraux et de leurs victoires; c'était là ce que chacune enviait aux autres. L'Espagne aurait acheté, de tout ce qu'elle avait, l'honneur d'avoir produit Bayard , et la France l'honneur de-la journée de Pavie. Aujourd'hui, si un peuple envie quelque chose au peuple anglais, ce n'est ni son général, ni sa victoire de Waterloo. …
» Lutter de corps, poursuit-il, c'est le propre [243] des enfans, ou bien des hommes qui restent enfans malgré l'âge. Les hommes formes, les hommes vraiment hommes , ne luttent que des forces de l'esprit. Les nations de l'Europe sont maintenant à l'âge d'homme; toute lutte corporelle n'est plus pour elles un exercice; leur honneur n'est plus dans leurs bras. Les objets présens de dispute, de concurrence, d'ambition , de gloire , au lieu d'un peu de fumée à payer de beaucoup de sang , ce sont tous les biens de l'humanité à produire au sein de la paix; nos facultés à perfectionner , nos sciences à agrandir, nos jouissances à multiplier. Les peuples doivent désormais placer là tout leur honneur.
» Loin que ces rivalités paisibles aient rien de. commun avec le tumulte des armes et la fureur des guerriers, l'aspect seul des guerriers est importun; plus on les tiendra éloignés plus les efforts qu'ils gênent seront grands et utiles. Si les nations de l'Europe ont encore à faire la guerre, c'est pour bannir la guerre du seul de l'Europe.
» Un jour que le Sénat de Rome était divisé sur l'une des plus hautes questions d'état, et que chaque orateur déployait son énergie pour faire triompher son éloquence et son parti, deux gladiateurs se battaient à la porte pour l'honneur et [244] pour un dîner. Ces braves, entendant la dispute, crurent le Sénat disposé à se battre ; chacun d'eu, aussitôt s'élance au milieu de la salle , voulant prendre parti dans l'assemblée , et vider ainsi les deux querelles à la fois. A leur aspect , la discussion s'arrête, et le Sénat, tout d'une voix, Ordonne aux licteurs de chasser plus loin ces misérables. »
M. Thierry, dans un dernier chapitre, traite du bonheur national. Il considère ce sujet d'une manière très-élevée. Il pense, et il s'étudie à prouver que le bonheur, pour l'homme, consiste sur-tout dans l'exercice, dans l'action de ses facultés. Plus le cercle dans lequel il peut les exercer utilement pour ses semblables est étendu, plus le plaisir de l'action a pour lui de vivacité, plus son bonheur est grand et pur. Cela, conduit M. Thierry à considérer combien le bonheur des hommes devait nécessairement être restreint dans ces premiers âges, où le bonheur de chaque peuple était en opposition avec celui de tous les autres, où l'ame était de nécessité rétrécie par l'égoïsme national, où ce qu'un citoyen , un homme public faisait pour son pays , il le faisait contre tous les autres, où il ne pouvait trouver des concitoyens au-delà des bornes de la patrie , qu'en commençant par y faire des [245] vaincus. Il finit par montrer combien l'industrie place les hommes dans une situation plus douce , combien elle élargit la sphère dans laquelle ils peuvent exercer leurs facultés sans nuire , combien, par conséquent, elle étend leur bonheur[2].
« Le citoyen industrieux , dit-il, n'a pas besoin , s'il jette les yeux hors de sa nation , de trouver des vaincus ,pour trouver des concitoyens; il en trouve partout où il y a des hommes industrieux comme lui,. Que l'homme d'état ne craigne pas désormais d'agrandir ses vues et son ame , qu'il ne craigne pas que son bonheur s'accorde mal avec son devoir; le bien de sa patrie est le bien de l'Europe, le bien de l'Europe est le bien de sa patrie.
» Tout ce qui se produit de richesse et de liberté au-dedans d'une nation, est gagné pour celles qui l'entourent; tout ce qui s'en produit autour d'elle , est gagné pour elle-même. ,Citoyens , travaillez pour le monde, le monde travaille pour vous,.
» Vos armes , ce sont les arts et le commerce; vos victoires, ce sont leurs progrès; votre patriotisme , c'est la bienveillance et non la haine. [246] Voulez-vous joindre à ces vertus douces les vertus fortes et mâles auxquelles le Lacédémonien se formait en combattant ? O citoyens ! vous avez des ennemis , des ennemis plus acharnés que les Perses , L'ignorance et ceux qu'elle fait vivre. »
Voilà comment M. Thierry a considéré l'industrie. Voilà comment il a montré qu'en elle se trouvait la sûreté, l’honneur, le bonheur, ,tous les biens que l'homme recherche en s'associant à d'autres hommes,; et c'est ainsi qu'il a fait voir quel était l’intérêt auquel les peuples devaient se rallier, la base sur laquelle devait se reconstituer l'Europe, le seul principe capable d'en former une nation.
D….R.
[1] Cet écrit se trouve inséré dans un ouvrage publié récemment, ayant pour titre : L’Industrie littéraire et scientifique liguée avec l'industrie commerciale et manufacturière , etc.
[2] M. Thierry aurait dû dire aussi combien elle le rend plus assuré.
“T” [Thierry??], “Des factions” Le Censeur européen T.3 (9 Mai, 1817), pp. 1-8.
Les peuples civilisés se trouvent aujourd'hui dans une position tout à fait neuve, et qui n'a aucune comparaison dans l'histoire des anciens temps. Le genre humain n'est pas, comme les autres espèces d'animaux, stationnaire par sa [2] nature, il a des organes qui le rendent propre à se perfectionner; l'homme a pu s'emparer des forces de la nature; il a su, par ses progrès successifs, se faire un domaine de propriété matérielle et de propriété intellectuelle que les générations se transmettent en héritage, et qui s'accroît, par la succession des temps, par de nouvelles acquisitions, qui viennent sans cesse grossir le capital.
Le domaine matériel et intellectuel des anciens était infiniment petit, en comparaison du nôtre. Les peuples étaient isolés, sans communications, inconnus les uns aux autres. L'art de la navigation les a tous mis en rapport: le commerce a excité l'industrie, et le travail, autrefois honteux et réservé aux esclaves, est devenu de nos jours la vertu des peuples; la propriété en est la récompense. Les progrès des arts, les moyens d'échange ont rendu l'homme indépendant : il sait vivre de son travail, il n'est plus attaché à la glèbe, son existence ne dépend pas des caprices d'un maître; il fuit les persécutions, emportant avec lui sa propriété et son industrie, pour les transplanter partout où il trouve liberté, protection et profit.
Le domaine intellectuel s'est accru comme le domaine matériel. L'imprimerie est le moyen [3] magique qui sert à conserver et à accroître ce trésor précieux; il le place à l'abri de toutes les tentatives du despotisme et de la barbarie. Cet art merveilleux met les peuples en conversation permanente; il est un organe nouveau, inconnu aux anciens, qui démasque l'erreur et proclame la vérité; il ne laisse perdre aucune invention utile, tout ce qu'il recueille devient un héritage pour la postérité.
Ces changemens établissent une différence très-grande entre les anciens temps et ceux où nous vivons; ils doivent influer sur les gouvernemens après avoir changé la situation des peuples.
Les peuples de l'antiquité étaient divisés en maîtres et en esclaves; ceux-ci, presque semblables aux bêtes, devaient travailler sans pouvoir acquérir; les autres, vivant dans l'oisiveté, ne connaissaient d'autre métier que la guerre, d'autre droit que la force, d'autre vertu que le courage. Chez eux le travail devait être honteux, puisque la force seule assurait la propriété. De là leur penchant pour la guerre, et leur grande estime pour la force physique et l'audace.
La passion des peuples modernes est d'acquérir par le travail, de conserver et de jouir. La force et le courage n'est plus leur vertu essentielle, c'est le [4] travail et l'industrie; ils ne desirent pas la guerre si contraire à leur but, ils veulent la paix, la liberté des communications, et tout ce qui peut faciliter les échanges dans le monde entier. La France, placée pour ainsi dire à la tête de la civilisation de l'Europe, a ce vif desir plus qu'aucun autre peuple du continent, et le gouvernement qui voudra favoriser son penchant, s'emparera de la force et de l'opinion nationales; il gouvernera avec ceux qui ont acquis, ceux qui veulent acquérir, ceux pour qui le travail est une vertu, et la conservation de la propriété un besoin; ce sont ces hommes qui forment le plus grand nombre et qu'on peut appeler la nation.
Les factions sont composées d'hommes parasites qui veulent vivre sans travail aux dépens de ceux qui travaillent. Il faut créer pour eux des places dans les administrations, dans la judicature, dans l'armée de terre et dans la marine. Si les gens de cette espèce sont rangés sous deux bannières différentes, ils menacent de troubler l'état. On est obligé de composer avec les uns et les autres, et c'est toujours la partie saine et laborieuse qui doit payer ces compositions. Si l'on veut gouverner avec une faction contre l'autre, on s'égare; la masse industrieuse reste neutre, et les factions sont aux prises, troublent [5] l'état, et font des révolutions toujours nuisibles à la propriété, à l'industrie et au travail, c’est-à-dire à la masse de la nation; elles ne sont utiles qu'au parti factieux qui remporte la victoire, et qui use de son triomphe pour occuper toutes les places, qu'il regarde comme son domaine, et exploiter la nation qui est toujours la proie de la cupidité et de l'intrigue du vainqueur. Le seul moyen de gouverner la France est d'écarter les factions, quelle que soit leur bannière, et de gouverner dans l'intérêt de la partie productive et industrielle qui en est la masse, tandis que les autres ne sont qu'un chancre rongeur qu'il faut extirper.
Les factieux sont toujours en mouvement, ils s'agitent en tous sens : on croirait, par l'effet qu'ils produisent, qu'ils ont la force et le nombre de leur côté; mais qu'on les compte, et l'on sera étonné de leur faiblesse. La classe des hommes laborieux qui veulent acquérir, posséder ou conserver, est au contraire fort nombreuse, et par conséquent très-forte; mais, par sa nature, elle est patiente, tranquille et pacifique; elle n'oppose au gouvernement qui la contrarie qu'une force d'inertie qui est terrible, parce qu'elle l'abandonne, à la merci des factieux. Un gouvernement qui veut se conserver, doit tirer cette [6] classe nombreuse de son état d'inertie et la mettre en jeu. Il n'y a qu'un moyen pour y parvenir, c'est de gouverner dans son sens et selon ses intérêts; il faut abandonner les factieux de tous les partis qu'on peut assimiler à des compagnies de brigands, qui, ne sachant pas travailler et produire, veulent vivre largement, et à l'aise, aux dépens de la classe industrieuse et productive. Tant qu'un gouvernement, quel qu'il soit, ne suivra pas cette marche, il pourra être renversé par des révolutions ; et s'il se soutient pendant quelque temps, il ne le devra qu'à une force étrangère sur laquelle il ne peut pas toujours compter, ou à une force organisée prise dans le parti qu'il favorise, et qui coûtera à la nation des sacrifices énormes, qui l'appauvriront en la laissant sans défense contre un attaque extérieure. Le résultat d'un pareil gouvernement serait le despotisme, la pauvreté, la misère, l'humiliation et la dépendance politique envers les autres puissances de l'Europe, et toujours il resterait sur le cratère des révolutions.
Le gouvernement que desirent les hommes industrieux, qui veulent acquérir par le travail ou en conserver les fruits, est celui de la justice qui doit convenir également à tous; ils ne demandent pas des priviléges, ils ne veulent ni [7] titres, ni places, ni pensions; ils veulent mettre leurs personnes et le fruit de leur travail à l'abri de toute violence, de toute exaction et de tout pillage, soit arbitraire, soit administratif, soit judiciaire. Ils ne refusent pas de contribuer pour les frais du gouvernement; mais ils demandent que leurs députés consentent l'impôt et qu'ils en vérifient l'emploi. Ils consentent à fournir, pour la solde de l'administration, les fonds absolument nécessaires; mais ils seraient révoltés qu'une classe privilégiée ne pouvant rétablir la féodalité territoriale, voulût fonder sur une échelle énorme la féodalité des places et des pensions, qui frapperait en même temps l'agriculture, l'industrie et le commerce, en établissant un pillage méthodique et organisé sur la fortune publique.
Si la partie industrieuse des peuples avait assez de capacité pour juger sainement de ses intérêts et assez d'énergie pour les défendre, les factions n'auraient jamais une longue existence. Mais les hommes les plus laborieux, les plus utiles, sont presque toujours les seuls qui voient mal leurs intérêts, ou qui ne savent pas faire usage de leurs forces pour les faire respecter. Aussitôt qu'ils se sentent opprimés par une faction, ils ne voient rien de mieux à faire que d'appeler à leur aide la faction ennemie; et lorsque celle-ci a [8] triomphé, ils se voient dans la nécessité de recourir à la première pour s'en débarrasser. Ils se constituent ainsi l'instrument de leurs ennemis, pour en être ensuite les victimes.
Le meilleur moyen de se débarrasser des factions, pour un peuple comme pour son gouvernement, c'est de mettre les élections de la plupart des fonctionnaires dans les mains de la partie de la nation qui est la plus opposée aux factieux, dans les mains des hommes qui s'adonnent aux travaux les plus utiles, et pour lesquels toutes les révolutions sont à craindre.
T.
[CC??], [CR] “Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue” Le Censeur européen T.3 (May 1817), pp. 9-192.
Si cette brochure eût été publiée en France, il nous eût suffi d'en donner un extrait au public, et d'y joindre quelques réflexions, pour faire sentir la fausseté des principes qui y sont établis. Mais n'étant connue dans ce pays que par les exemplaires qui y ont été apportés de l'étranger, et l'esprit de parti ayant l'art de rendre séduisantes les choses les plus condamnables, nous avons cru qu'il serait plus utile de donner cet écrit tel qu'il a été publié, et de faire remarquer [10] ce qu'il a de faux , par des notes mises au bas du texte, et par quelques réflexions ajoutées à la fin. Cette méthode préviendra d'ailleurs l'accusation d'avoir dissimulé une partie des pensées de l'auteur , ou d'en avoir altéré le sens. Si. les notes placées au bas des pages sont un peu trop nombreuses , les amis de la liberté nous pardonneront d'avoir cédé au plaisir de démasquer un vieux tyran; quant aux autres , nous n'eûmes jamais l'intention de leur plaire. Chacune de ces notes aura au reste peu d'étendue; nous nous bornerons même souvent à mettre en caractères italiques les passages sur lesquels nous aurons voulu attirer l'attention du lecteur.[1]
[Editor's note: The next 137 pages are a very long quotation of the book with occasional commentary by CC in the footnotes. At the end of the quote on p. 148 CC resumes his analysis of the book. The facs. PDF contains the entire article not just CC’s introduction and final comments.]
[148]
Tel est ce mémoire, que quelques esprits faibles ou égarés par leurs passions ont [149] considéré comme un chef-d'œuvre de politique, mais que les hommes éclairés et amis de leur pays n'ont pu lire sans un profond dégoût. Nous l'avons rapporté dans toute son intégrité; non parce que tout nous en a paru innocent, mais parce que, si nous en avions supprimé une seule syllable, nos observations auraient perdu leur force. Les hommes qui regrettent le régime impérial, auraient prétendu que les mots supprimés expliquaient tout le reste; et ce qui, dans le mémoire, ne peut être attribué qu'à un esprit faux ou à un misérable égoïsme, eût été pour eux une marque de patriotisme ou de profondeur. Si donc ces hommes veulent encore nous faire croire au génie du héros de leur choix il faut qu'ils en trouvent les preuves dans l'écrit qu'on vient de lire ; car elles n'existent nulle autre part.
Dans cet écrit, Bonaparte se donne comme l'homme de la révolution. Si nous voulons l'en croire, il n'a combattu que pour la faire triompher; dans toutes les guerres qui ont eu lieu pendant son règne, il n'a eu pour objet que de consolider le nouveau régime ; les princes qui lui ont fait la guerre, n'ont au contraire combattu que pour faire triompher le régime ancien. Ces assertions, nous n'en doutons pas, peuvent donner de la popularité à celui qui en est l'auteur mais il s'agit de les apprécier.
[150]
La révolution française ayant été déterminée par le désordre survenu dans les finances, désordre qui avait été amené par d'anciens abus, un de ses premiers, objets a été de modérer les taxes ou les contributions, et de prévenir les abus qui pourraient les aggraver. Pour modérer les taxes, on a déclaré que tous les citoyens, sans distinction, y contribueraient suivant l'étendue de leurs facultés ; c'est-à-dire qu'on a détruit les priviléges établis en faveur des nobles et des prêtres. Pour prévenir le retour des abus ou des excès de pouvoir,, on a organisé des administrations locales dont les nombres étaient à la nomination du peuple ; on à établi la représentation nationale, le jugement par jurés et la liberté de la presse; on a détruit en même temps les prérogatives attribuées à naissance; on a aboli en outre, mais pour d'autres motifs, les signes de la féodalité et les droits qui se rattachaient au système féodal. La destruction de ces priviléges et l'établissement du système représentatif ayant amené des guerres entre la masse du peuple et les classes privilégiées, et, celles-ci ayant eu le dessous, une partie de leurs biens ont été confisqués et vendus. La garantie de ces ventes est devenue dès-lors un des objets de la révolution ; mais remarquons bien que cet objet n'a été qu'accidentel et tout à-fait secondaire : le but principal de la révolution [151] était le respect, et non la confiscation des propriétés.
Un des principaux objets de la révolution, était de prévenir les guerres d'envahissement et de conquête, et de faire respecter par le gouvernement français, non-seulement l'indépendance de la nation française, mais encore l'indépendance de toutes les autres nations.
« La guerre, disait la constitution de 1791, ne peut être décidée que par un décret du corps législatif, rendu sur la proposition formelle et nécessaire du roi, et sanctionnée par lui.
» Si le corps législatif décide que la guerre ne doive pas être faite, le roi prendra sur-le-champ des mesures pour faire cesser ou prévenir toutes hostilités; les ministres demeurent responsables des délais.
» Si le corps législatif trouve que les hostilités commencées sont une aggression coupable de la part des ministres ou de quelque autre agent du pouvoir exécutif, l'auteur de l'aggression sera poursuivi criminellement.
» La nation française, ajoutait la constitution renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes , et n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple. »
[152]
Les principaux objets de la révolution française étant déterminés, il ne s'agit plus que de savoir si c'est vers ces objets que Bonaparte a dirigé ses efforts.
En le jugeant d'après son mémoire, et surtout d'après ses actes, on se convaincra qu'il n'a jamais eu aucun plan de politique, qu'il a toujours été mené par les événemens, et qu'il a cherché à les faire tourner à son avantage personnel. Il reconnaît, lui, qu'il a été constamment maîtrisé par les circonstances, dans la page 45 de son mémoire.
Il était même impossible que Bonaparte s'attachât à la révolution pour en faire triompher les principes; car n'ayant reçu, comme il le dit lui-même, qu'une éducation pitoyable, et aucune idée de politique n'étant entrée dans sa tête, il ne pouvait que suivre le parti qui lui offrirait de l'avancement. «Le comble de mon ambition, dit-il, se bornait alors à porter un jour une épaulette à bouillon sur chacune de mes épaules : un colonel d'artillerie me paraissait le nec plus ultra de la grandeur humaine. »
N'ayant pas d'autre objet que son intérêt individuel, Bonaparte devait s'attacher au parti qu'il croirait le plus fort. C'est ce qu'il fit en 1793 ; il se jeta parmi les anarchistes, et son [153] zèle alla si loin, qu'il déplut même au comité de salut public. Le représentant du peuple Aubri le fit destituer de ses fonctions de général de brigade comme anarchiste ; et lorsque Bonaparte nous apprend (page 19 de son mémoire) qu'il prit l'anarchie en horreur, il aurait dû commencer par nous dire que c'est comme anarchiste qu'il fut destitué.
Se trouvant sans emploi, il vint à Paris, parce qu'on ne pouvait en obtenir que là. Il s'attacha à Barras. Robespierre était mort; Barras jouait un rôle; il fallait bien, dit-il, m'attacher à quelqu'un et à quelque chose. Bonaparte ne s'attacha donc à Barras, que parce qu'il ne pouvait pas s'attacher à Robespierre. S'il était venu du temps de celui-ci, il se serait attaché à sa cause; et si on lui en avait demandé la raison, il aurait probablement dit : Marat était mort; Robespierre jouait un rôle, il fallait bien m’attacher à quelqu'un et à quelque chose.
Les sections de Paris s'étant insurgées, Barras proposa à son protégé de prendre le commandement des troupes : Bonaparte accepta, non qu'il y mît quelque intérêt, car il s'occupait moins de politique que de guerre; mais parce qu'il préférait d'être à la tête des troupes, plutôt, dit-il, qu'à se jeter dans le rang des sections où il [154] n'avait rien à faire. Jusqu'ici on ne voit qu'un individu qui s'occupe uniquement de ses intérêts personnels, et qui s'attache non au parti qui lui paraît le plus juste, mais à celui qu'il croit le plus fort.
Cette politique de tout juger par la force, a fait la règle de sa conduite dans toutes les circonstances. Il n'y a plus qu'un secret pour mener le monde, dit-il, c'est d'être fort ; parce qu'il n'y a dans la force ni erreur, ni illusion; c'est le vrai mis à nu.[2] Il dit ailleurs, en parlant de son autorité, qu'il fallait qu'elle fût en entier dans le fait, c'est-à-dire dans la force;[3] c'est aussi dans le fait ou dans la force qu'il faisait consister sa monarchie.[4] La force étant à ses yeux le vrai mis à nu, il a placé l'influence militaire au-dessus de l'influence civile, c'est-à-dire les baïonnettes au-dessus des lois;[5] pour lui, un homme n'a été rien, s'il n'a pas été précédé d'une réputation militaire;[6] l’instinct de la guerre lui a tenu lieu de raison;[7] l'autorité du quartier-général et l'émotion du champ de bataille sont devenues ses passions dominantes.[8] Il a pris une épée pour bâton de [155] commandement;[9] il a exercé son autorité de fait et non de droit;[10] il n'y a eu de vraiment imposant que la gloire militaire;[11] ou pour mieux dire, nulle gloire n'a pu s'acquérir, si ce n'est sur le champ de bataille.[12]
Mais la force n'est qu'un moyen; et Bonaparte avait une fin dans tout ce qu'il faisait. Si on veut l'en croire, cette fin était le triomphe de la révolution. Si l'on juge au contraire de sa conduite par ses propres aveux et par ce qui est arrivé, on verra que la fin de toutes ses actions a été son intérêt personnel, et qu'il n'a jamais embrassé un parti que pour s'en rendre maître, et le faire servir d'instrument à ses passions. On a déjà vu que, dans l'affaire des sections, il n'avait pris la défense de la convention que parce qu'il n'y avait rien à faire dans le parti contraire : or, qu'on le suive dans toutes ses expéditions, dans tontes ses entreprises, et l'on verra qu'il n'a jamais eu en vue que lui d'abord, et ensuite ce qu'il appelait sa dynastie.
C'est lui qui nous apprend qu'il n'a ressemblé à personne; que par sa nature il a été toujours isolé;[13] qu'il n'a jamais eu l'art [156] d’émouvoir le peuple, n'ayant pas avec la multitude cette communauté de sentimens qui produit l'éloquence des rues;[14] qu'il mit beaucoup de zèle dans sa première bataille, parce qu'il en attendait son avancement;[15]que ce fut pour se mettre en évidence, et pour attirer l'attention sur lui, qu'il entreprit l'expédition d'Egypte;[16] qu'à son retour, il assouvit les factions pour fonder son autorité, et rester maître de la révolution, ne voulant pas en être le chef;[17] qu'il mit trois consuls dans la constitution de l'an 8, au lieu de deux, parce qu'il ne voulait pas être appareillé, et que le premier rang lui appartenait de droit dans cette trinité;[18] qu'il voulut que tout fût neuf dans son pouvoir, afin que toutes les ambitions y trouvassent de quoi vivre;[19] qu'après s'être emparé du consulat, la paix qu'il demanda parce qu'elle était une fortune pour lui, était un opprobre pour la France, et un opprobre dont elle n'aurait pas pu se laver;[20] qu'il expulsa les tribuns qui avaient quelque courage, et détruisit la république, pour conserver son autorité;[21] que [157] la lutte qui s'engagea, quand il fut parvenu à l'empire, était d'un grand intérêt pour lui, parce qu'elle devait amener en Europe des combinaisons nouvelles dont il serait la victime ou l'arbitre;[22] qu'il négligea le parti qu'il pouvait tirer des Polonais, parce qu'ils lui parurent peu propres à remplir ses vues;[23] que l'issue des premiers efforts de la coalition éleva la gloire des armées françaises, mais qu'elle laissa la question indécise entre l’Europe et lui;[24] qu'il fit des rois de ses frères, afin que sa famille ne restât pas mêlée dans les rangs de la société;[25] que pour donner de la confiance aux Lombards, il lit sa propre affaire de la leur;[26] que son ambition n'a pas consisté à posséder quelques lieues carrées de plus ou de moins, mais à faire triompher sa cause;[27] que le favori qui conduisait tout en Espagne lui était resté dévoué, mais que ce favori ayant perdu son crédit, son dévouement lui devint inutile,[28] ce qui amena l'envahissement de ce pays; que quelque déplorable que fût l'état social de l'Espagne, il ne voulut pas dédaigner cette conquête;[29] que c'était pour accoutumer [158] l'opinion de l'Europe à la nature de son pouvoir, qu'il ne voulait pas la montrer toujours sous un aspect hostile, ce qui lui faisait sentir le besoin d'accorder quelque relâche aux peuples;[30] qu'il avait l'air aggresseur, parce qu’il se battait pour détruire et pour faire du neuf;[31] qu'il avait bien été fait pour son siècle, mais qu'il fallait qu'il créât son siècle pour lui;[32] que son pouvoir n'était plus contesté, mais que sa mort pouvait être dangereuse pour sa dynastie; qu'en s'alliant à la maison d'Autriche, il plaçait son trône à l'abri des tempêtes; et qu'ainsi il pouvait croire, sans trop de prévention, qu'il avait fini son œuvre;[33] qu'ayant cru être tenu à quelques égards pour cette maison, cette faiblesse perdit ses affaires, parce qu'elle lui fit sacrifier la Pologne à ses convenances;[34] qu'après que les Français eurent éprouvé les plus; grands désastres, il refusa une paix qui laissait la France dans son intégrité, parce qu'il aurait appris qu'il pouvait rendre, et que tout le monde aurait voulu ravoir son indépendance; qu'en déposant sa couronne de fer, il aurait mis en compromis celle de l'empire; que les chances [159] de là paix lui étaient toutes funestes et que celles de la guerre pouvaient le sauver; qu'il fallait que la grande révolution du dix-neuvième siècle ( la révolution qui mettait sa famille sur le trône), s'achevât sans retour, ou qu'elle s'étouffât sous un monceau de morts;[35] que la destinée du monde ne tenait plus qu'à une seule bataille, et qu'on la lui aurait abandonnée s'il avait été vainqueur;[36] qu'il ne voulait pas appeler au secours de la France les troupes qu'il avait placées dans les forteresses de l'Allemagne, parce qu'avec une seule victoire, il se serait retrouvé maître du Nord jusqu'à Dantzick;[37] que ses ennemis auraient tremblé devant cette fatalité qui lui donnait la victoire; que maître encore du Midi et du Nord par ses garnisons, il aurait repris son ascendant; qu'il aurait eu la gloire des revers, comme celle des victoires;[38] que transporté à l'île d'Elbe, après avoir tout perdu en France, il se précipita de nouveau sur ce pays, dans la crainte d'être transféré à l'île Sainte-Hélène;[39] qu'il fit croire aux Français que la paix était assurée, quoiqu'il eût la certitude du contraire; qu'en venant de l'île d’Elbe, [160] il aurait accepte la paix de 1814, quoique moins avantageuse pour la France que celle qui lui avait été offerte, parce que celle-ci le faisait d'écheoir, tandis que l'autre l'élevait de son île au trône de France;[40] qu'ayant promis de rétablir la liberté, il mit les mots à la place des choses, et qu'il jeta ainsi lui-même la division parmi les Français;[41] qu'il voulut remuer toutes les passions pour profiter de leur aveuglement; que sans cela, il ne pouvait pas sauver la France du péril où il l'avait jetée;[42] que ces moyens n'ayant pas réussi, il se trouva seul contre le monde entier (4).[43]
Bonaparte, dans tout ce qu'il a fait, n'a donc jamais vu que lui, ou ce qu'il a jugé lui appartenir; dans tout le cours de son mémoire, c'est toujours moi, ma dynastie, mon pouvoir, mon autorité, mon empire, mon siècle, mes soldats, mes armées, ma gloire., mes victoires, mes revers, mes alliés, mes ennemis, mes villes, mes forteresses, mon élévation, ma chute. Si la France ou les peuples qu'il avait asservis se trouvent quelquefois en scène, ce n’est jamais que comme instrumens. Cet égoïsme qui l'a rendu, [161] comme il le dit lui-même, unique dans son espèce, et qui l'a toujours tenu dans l'isolement (j'ai été par ma nature toujours isolé, page 12), l'a suivi jusque dans son île de Sainte-Hélène. Le chirurgien du vaisseau qui l'y a transporté (M. Warden ) a remarqué que ce vice était le trait le plus saillant de son caractère ; il a recueilli tous ses discours, et l'on n'y voit pas que la France, qu'il laissait dans l'état le plus déplorable, se soit présentée une seule fois à son souvenir.[44]
[162]
Sacrifier tout à son intérêt personnel et à celui 'de sa famille, et envahir, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, tout ce qui peut être envahi par la ruse ou par la force, telle a donc été la politique de Bonaparte. Les moyens qu'il a employés pour arriver à son but, sont clignes de remarque, par [163] les rapports qu'ils ont avec la fin qu'il se proposait, et par la constance avec laquelle il y est resté attaché.
Lorsqu'un individu veut lier sa cause à celle d'un malfaiteur, la première idée qui se présente à lui, c'est de devenir son complice; de même ; lorsqu’un scélérat veut s'attacher un homme dont il se défie, il ne voit rien de mieux que de la faire tremper dans quelques-uns de ses crimes. Telle fut la politique de Catilina ; telle a été celle de Bonaparte. S'étant emparé de l'autorité suprême par la force, il se voit soupçonné par quelques personnes de vouloir placer les Bourbons sur le trône. Pour détruire ce soupçon-, il ne perd pas son temps à faire des promesses ou des protestations auxquelles il sait bien qu'on ne croirait pas; il fait une incursion sur le territoire d'un de ses alliés; il y saisit un prince de la famille que quelques personnes redoute ; il le conduit à Paris; l'y fait égorger dans les vingt-quatre heures par les grands de sa cour, et le lendemain il fait proclamer cet assassinat dans toute la France.
« Les républicains, dit-il (c'est lui-même qui parle ), redoutaient que je ne remontasse une vieille royauté à l'aide de mon armée. Les royalistes fomentaient ce bruit, et se plaisaient à me [164] représenter comme un singe des anciens monarques; d'autres royalistes plus adroits, répandaient sourdement que je m'étais enthousiasmé du rôle de Monck, et que je ne prenais la peine de restaurer le pouvoir que pour en faire hommage aux Bourbons, lorsqu’il serait en état de leur être offert … Je ne pouvais pas laisser courir une telle opinion, parce qu'elle tendait à nous désunir. Il fallait à tout prix détromper la France, les royalistes et l'Europe, afin qu’ils sussent tous à quoi s'en tenir avec moi … La police découvrit de petites menées royalistes, dont le foyer était au-delà du Rhin. Une tête auguste s'y trouvait impliquée. Toutes les circonstances de cet événement cadraient d'une manière incroyable avec celles qui me portaient à tenter un coup d'état. La perte du duc d'Enghien décidait la question qui agitait la France. Elle décidait de moi sans retour, je l’ordonnai ..... Le délit de ce malheureux prince se bornait à de misérables intrigues avec quelques vieilles baronnes de Strasbourg. Il jouait son jeu: ces intrigues étaient surveillées; elles ne menaçaient ni la sûreté de la France, ni la mienne. Il a péri victime de la politique, et d'un concours inoui de circonstances. »
L'idée de se lier à des hommes par une [165] communauté de crimes, est une de celles qui a le plus flatté l'imagination de Bonaparte. Si dès son début, il se trouva lié à la cause de la révolution, ce ne fut point parce qu'elle était conforme à ses opinions politiques, car il n'en avait point; ce fut parce qu'il avait mitraillé les Parisiens, insurgés contre la convention. Je m'attachai naturellement, dit-il, au parti pour lequel je venais de me battre, et je me trouvai lié à la cause de la révolution. Si son alliance avec la maison d'Autriche flattait sa politique, c'est parce que cette maison, en s'unissant à lui, devenait complice de sa grandeur. S'il a regretté de n'avoir pas donné le Hanovre à la Prusse, c'est parce qu'en lui donnant du terrain, il l'aurait compromise, c'est-à-dire qu'il se la serait assurée. Enfin, s'il a grossi le volume de quelques souverains, s'il les a fait conquérant malgré eux, c'a été pour les compromettre et les attacher à sa cause. Il a suivi la même politique dans l'intérieur : toutes les fois qu'il a voulu créer un favori, il a commencé par en faire un complice.
Ce moyen pouvait être bon pour s'attacher quelques princes, ou pour recruter sa cour, si toutes fois il est vrai que des alliances de cette nature puissent avoir quelque durée; mais il était insuffisant pour rallier à lui un grand [166] nombre d'individus. Pour obtenir ce résultat, il a créé des places sans nombre, il y a attaché des appointemens énormes, relativement à l'utilité dont ces places étaient; il les a montrées à tous les ambitieux, et il a ainsi soulevé la cupidité de la masse du peuple. Cependant, comme les impôts, ou plutôt les tributs levés sur la classe industrieuse, auraient été insuffisans pour satisfaire toutes les ambitions, il leur a distribué sous le nom de majorats, une partie des richesses des peuples asservis; il a rétabli des ordres et des titres féodaux, et il a gagné, par la vanité, ceux qu'il n'a pu séduire par l’avarice. J’étais appelé, dit-il y à préparer le sort à venir de la France,: et peut-être celui du monde; mais il fallait auparavant faire la guerre, faire la paix, assouvir les factions; fonder mon autorité …;[45] il fallait que tout fut neuf dans mon pouvoir, afin que toutes les ambitions y trouvassent de quoi vivre; [46]l'esprit de l’empire était le mouvement ascendant; il agitait toute la nation ; elle se soulevait pour s’élever; j'ai placé au sommet de ce mouvement de grandes récompenses;[47] ce mouvement a fait ma force (4).[48]
[167]
Pour chercher à se rendre fort par de pareils moyens, il fallait que Bonaparte eût un profond mépris pour les hommes; et c'est en effet ce qu'on remarque dans son mémoire, depuis le commencement jusqu'à la fin. On voit qu'il est toujours prêt à les sacrifier par milliers, pour les motifs les plus frivoles. Ce fut pour attiser l'attention et rester en vue, qu'il alla ensevelir dans les déserts d'Egypte l'armée qui l'avait illustré en Italie, et qu'il perdit la marine française. N'ayant rien à faire en Egypte, il entreprit la conquête de la Palestine, parce que cela lui parut curieux, et que cette expédition avait quelque chose de fabuleux.[49] Ce fut pour donner une pâture à la curiosité des oisifs qu'il envoya périr à Saint - Domingue l'armée que Moreau avait commandée, sachant bien que, si la France avait reconquis cette île, ce n'eût été que pour les Anglais.[50] Ce fut, faute de mieux, qu’il mit en avant un projet de descente en Angleterre, et qu'il sacrifia huit ou neuf cents millions pour un projet qu'il n'avait pas l’intention de réaliser.[51] Enfin, ce fut pour compléter, par une absurdité, son système continental, qu'ili fit périr en Russie ou en Allemagne l'élite de la nation française.[52]
[168]
Le caractère et les principes de Bonaparte étant connus, il reste à examiner comment il les a employés à faire triompher la révolution, c'est-à-dire à établir un gouvernement représentatif, et des institutions propres, soit à le maintenir, soit à prévenir le retour des abus.
A son retour d'Egypte, il trouve un gouvernement menacé par des factions, Il est à peine arrivé, que tous les conspirateurs se le disputent, parce qu'il leur faut une épée : j’étais, dit-il, le pivot des conspirations. Cependant, comme l'opinion publique demande la réforme et non la destruction du gouvernement, les conspirateurs mettent les jacobins en scène, et les font hurler dans les clubs comme du temps de la terreur; lorsqu'ils ont jeté l'effroi dans la nation, ils convoquent à Saint-Cloud le conseil des anciens et le conseil des cinq-cents; ceux des membres qu'on croit capables d'opposer quelque résistance ne reçoivent leurs lettres de convocation que quand il n'est plus temps de s'y rendre; et lorsque tout est ainsi préparé, Bonaparte, avec une troupe de ses satellites, marche contre la représentation nationale et la disperse.[53] [169] Les républicains, dit-il, avaient établi leur quartier-général dans le conseil des cinq-cents: ils firent une belle défense; il fallut gagner la bataille de Saint-Cloud pour achever cette révolution.[54]
« Le directoire, a écrit un homme connu par l'indépendance de ses opinions et par son patriotisme, le directoire avait éprouvé de nombreuses disgraces, toutes provoquées par les frères de Bonaparte (Lucien était un des chefs de la conspiration) et par des Corses dévoués à son parti. Un coup d'état était déjà monté et près d'éclater contre cette suprême autorité, Bonaparte s'en était emparé avec adresse. Il avait traversé toutes les intrigues, opposé sa renommée aux titres fondés sur la naissance ou d'anciens services, gagné les uns par des promesses, intimidé les autres par ses menaces, et, seul, il obtint la direction de ce grand mouvement. Cependant il laisse divaguer l'opinion sur le choix de celui en faveur duquel il sera exécuté. Il s'accole à S.... pour le tromper; il le trompe pour n'avoir pas à le craindre. Il ne voit, dans ses collègues, qu'un limon grossier et inerte privé de sentiment, d'idées et de volonté. Enfin, toute [170] incertitude cesse ; et Bonaparte, qui n'a été que le général du directoire au 18 brumaire (13 décembre 1799), hérite de sa puissance, et fixe le sort de chaque directeur. Il proscrit celui dont il s'est servi; dans un autre, la pourpre sénatoriale paie la nullité : celui qui pourrait ne s'y pas condamner, il le gorge de richesses et l'abreuve de honte. Tout est soumis. Dès le 19 brumaire, les hommes forts en expérience révolutionnaire, et, parmi ces hommes, le plus éminent par son esprit, ses qualités, sa réputation, rompent le lien d'une précédente confédération, se détachent de celui qui l'avait cimentée, se réunissent à Bonaparte, sans mission, par des motifs divers, et de leurs conceptions sort la république consulaire, dont un chef d'armée s'était, à la manière du Pape Sixte-Quint, déclaré le premier magistrat.
» Bonaparte fut traité comme le possesseur légitime de la suprême puissance. Sa gloire militaire est le titre avoué de son élévation; la crainte et la vénalité en furent les véritables causes. Le 18 brumaire, jour de deuil et de terreur, glaçait encore tous les esprits. On sentait ce qu'un tel magistrat pouvait entreprendre; mais l'homme de bien ne le disait que par son silence; tandis que les intrigans et les [171] ambitieux remplissaient les airs de leurs louangeuses clameurs, que les poètes prophétisaient le grand homme, le grand siècle des règnes. d'Astrée, de Marc-Aurelle et de Trajan.
» C'est maintenant une toute autre agitation, un autre mouvement. Quels concours d'intrigues et de bassesses, de mensonges officieux, de calomnieuses- révélations ! Tous les ennemis du directoire sont les amis du nouveau gouvernement, Et qui ne veut pas avoir été l'ennemi du directoire ? A peine l'ingratitude de Bonaparte envers, B.... (qui peut-être se souvenait trop de ses bienfaits envers Bonaparte) est connue, que les bas courtisans du directeur se déclarent ses ardens détracteurs. Tous courent aux places; les hommes qui en sont dignes attendent d'y être appelés. C'est le petit nombre, et dans ce petit nombre il y aura peu d'élus. Les prétendans et les protégés circulent de la rue de la Victoire au Luxembourg, de la rue Taitbout aux Tuileries. Toutes les avenues sont obstruées. On se heurte, on se croise. Les femmes, et quelles femmes! restent en possession du crédit et de la faveur. Cela ne peut être autrement. Le droit est fondé sur les stipulations avouées ou secrètes, sur des échanges et des compensations admises dans les républiques comme dans les monarchies. …
[172]
» S'il est vrai qu'Auguste eût pu régner comme régna Tibère, il n'est pas moins certain que Bonaparte pouvait franchir, d'un pas, les divers degrés qui l'ont conduit de la dictature consulaire à la monarchie impériale, de celle-ci au despotisme militaire le plus absolu, et gouverner dans le principe comme il a gouverné dans la suite. Il se serait épargné bien des soins, à la France bien des malheurs. Son régime aurait été franchement dur, peut-être cruel, au lieu d'être machiavélique, et pour ainsi dire frauduleux; car à de pompeuses promesses répondirent toujours des lois plus fiscales, des conscriptions plus meurtrières, des guerres plus désastreuses. On a dit, même lorsqu'il était le plus craint (et je ne suis pas très-éloigné de le croire sur parole), que son caractère se composait de l'orgueil insensé de Caligula, des basses inclinations de Commode, de la triste et sombre politique de Tibère, et d'une insensibilité pour tout ce qui est humain, dont aucun de ces médians princes n'approcha jamais. …[55] »
[173]
L'historien croit que ce portrait est exagéré; peut-être la postérité en jugera-t-elle autrement.
Bonaparte s'est à peine rendu maître de l'autorité, qu'il crée une représentation nationale à sa manière. Une des chambres législatives était composée de cinq cents membres; il la réduit à trois cents. L'autre, connue sous le nom de conseil des anciens, était composée de deux cents cinquante, il la réduit à quatre-vingts, et lui donne le nom de sénat-conservateur. L'initiative des lois prenait naissance dans le sein de la représentation nationale; Bonaparte s'en empare et la fait exercer par ses agens. Les projets de lois étaient soumis à une discussion publique: Bonaparte ordonne que les séances de son sénat seront secrètes, et que le corps législatif fera la loi en statuant par scrutin secret, et sans aucune discussion de la part de ses membres. Il crée un corps, appelé tribunat, auquel il donne le droit de parler sur les projets de loi; mais il déclare que les vœux manifestés par ce corps n'auront aucune suite nécessaire, et n'obligeront aucune autorité constituée à une délibération. Bientôt craignant que les discussions du tribunat n'entravent son autorité, il épure les tribuns, c'est-à-dire, qu'il destitue ceux auxquels il soupçonne des talens, du courage ou de la probité; il finit par [174] détruire le tribunat, et ne conserve plus qu'une assemblée de muets, dont les membres sont élus par sou sénat. Il anéantit donc la représentation nationale. Voilà l'homme de la révolution!
Dans toutes les communes, et dans les chefs-lieu des départemens, il existait des administrations dont les membres étaient à la nomination du peuple. Bonaparte craignant de trouver autant de centres d'opposition qu'il y avait d'administrations, les détruit d'un seul coup, en s'emparant du droit d'en nommer les membres, ou de les faire nommer par ses agens. Il s'empare en même temps du droit de nommer les juges, et il veut qu'ils ne soient inamovibles qu'après cinq années d'exercice; et comme s'il craignait que les tribunaux ne soient pas encore assez sous sa dépendance, il place à côté d'eux des tribunaux spéciaux qu'il charge de prononcer dans tous les cas où son gouvernement sera intéressé. Ne pouvant pas détruire l'institution du jury, il veut que les jurés soient désignés par ses préfets ; ce qui ne les rend pas moins à craindre que les juges spéciaux. Que devient la révolution ?
Aucune responsabilité n'est établie pour les ministres ou pour leurs subordonnés; bien loin de là, il est déclaré que nul agent du gouvernement ne pourra être mis en jugement sans une [175] autorisation de son conseil, ce qui établit dans l'état autant d'inviolables qu'il y a d'agens de l'autorité. La presse entièrement asservie, n'est plus qu'un moyen de tromper le public. L'éducation de la jeunesse est mise exclusivement dans les mains de l'autorité; et la religion elle-même, ou pour mieux dire ses ministres, ne sont employés qu'à consolider le pouvoir de Bonaparte et de sa dynastie. En un mot, toutes les forces de l'état sont consacrées à créer un siècle pour un individu. Il fallait, dit Bonaparte, consolider mon ouvrage, en donnant à la France des institutions conformes an nouvel ordre social qu'elle avait adopté. Il fallait créer mon siècle pour moi.[56]
Toutes les garanties constitutionnelles, qui étaient le véritable objet de la révolution, étant anéanties, les Français se sont trouvé à la discrétion de Bonaparte, et le régime auquel ils ont été soumis a été bien plus dur, bien plus cruel que celui qui existait avant la révolution. Le décret sur les prisons d'état, a remplacé les lettres de cachet. Le décret sur la censure des écrits, a remplacé l'ancienne censure. Les préfets ont pris la place des intendans. Les droits réunis ont été substitués aux impôts de l'ancien régime. [176] L’université impériale et la conscription, ont rendit Bonaparte propriétaire de tous les jeunes gens au-dessous de vingt-un ans. Le sénatus-consulte sur les gardes nationales, lui a livré toute la population mâle depuis l'âge de vingt-un ans jusqu'à soixante. Les préfets ont été chargés de faire l'inventaire des filles à marier, afin que Bonaparte pût les distribuer à ses soudarts, chacun selon son mérite. Enfin les Français ont perdu tous leurs droits: Bonaparte a pu s'emparer de leurs biens, de leurs personnes, de leurs enfans, et même de leurs pensées. « J'avais répandu partout, dit-il (page 75), une impulsion uniforme, parce qu'on ne donnait qu'un seul mot d'ordre dans l'empire. Aussi, tout se mouvait dans cette machine ; mais le mouvement ne s'opérait que dans les cadres que j'avais préparés. »
» On peut regarder à cette époque, dit M. de Montlosier, la France entière comme envahie. La famille était envahie par la conscription ; l'intérieur de la maison par la nécessité d'avoir des domestiques et des ouvriers légitimés par la police; la propriété par un accroissement continuel d'impôts non consentis. Des recherches faites partout sur la fortune des filles à marier, faisaient présager que dans peu les pères ne pourraient pas plus disposer de leurs filles que de leurs enfans mâles. Les juges ne pouvaient plus [177] avoir la propriété de leurs consciences, les administrateurs celles de leurs opinions. En matière d'état, les rédacteurs les plus affidés n'avaient pas même la propriété de leurs rédactions : présentés la veille, leurs rapports se trouvaient le lendemain dans le Moniteur, altérés, dénaturés. Ici la pensée était torturée, falsifiée; là elle était franchement commandée. Ceux qui pouvaient parler n'avaient pas le droit de la parole. Les muets n'avaient pas le droit de se taire. La France en était venue au point que le silence avait quelque chose de factieux. On parle quel-fois des préfets, il ne faut pas se les représenter comme quelque chose qui a un corps et une ame ; c'étaient des instrumens. Leurs mouvemens partaient du haut du ministère de l'intérieur, de la même manière que ceux du télégraphe. En quelque situation que ce fût, il n'y avait plus moyen de se conserver individu; on ne pouvait être que membre. Ce membre n'avait pas la permission de s'animer. Tout le cœur, toute l'aine-de la France étaient aspirés par un seul homme. Il n'y avait plus qu'un seul esprit en France : tout le reste était devenu matière » (1).[57]
[178]
Et qu'on ne s'imagine pas que cet état d'envahissement était temporaire. Si Bonaparte dit, en parlant de son consulat (page 41), que la révolution avait des ennemis trop acharnés au-dedans et au-dehors, pour qu'elle ne fût pas forcée d'adopter une forme dictatoriale, comme toutes les républiques dans les momens de danger; s'il reconnaît (page 46) qu'il existait une république de nom, une souveraineté de fait, une représentation nationale faible, un pouvoir exécutif fort, et une armée prépondérante; il ajoute (page 71): « Il n'y avait en réalité, dans l'état, qu'une vaste démocratie menée par une dictature. Cette espèce de gouvernement est commode pour l'exécution; mais elle est d'une nature temporaire, parce qu'elle n'est qu'en viager sur la tête du dictateur. Je devais la rendre perpétuelle en faisant des institutions à demeure. »
Bonaparte voulant établir à perpétuité une forme de gouvernement qui livrait à l'arbitraire la nation toute entière, et qui anéantissait sans retour les institutions pour lesquelles les Français avaient fait les plus grands sacrifices était donc l'ennemi le plus redoutable de la révolution. Cette vérité est évidente pour quiconque a assez de capacité pour lier deux idées ensemble ; [179] lui-même ne peut s'empêcher de la reconnaître dans différens passages de son mémoire. Supposant que les Bourbons, avant leur retour, avaient l'intention de rétablir les choses sur le pied où elles étaient avant la révolution; il dit, en parlant de la conspiration du 3 nivose, qu'il attribue à des royalistes : Rien n'était prêt en France pour les Bourbons.[58] Les royalistes m'auraient assassiné, dit-il, en parlant de la conspiration de Georges, qu'ils n'en auraient pas été plus avancés. Chaque chose a son temps.[59] Plus loin, il ajoute : Mon autorité s'accrut, parce qu'on l'avait menacée. Il n'y avait rien de prêt en France pour une contrerévolution.[60] Il suppose, dans tout le cours de son mémoire, que les rois alliés étaient à là tête de la faction qui voulait rétablir l'ancien régime; il affirme qu'il y avait impossibilité absolue de concilier le régime ancien et le régime nouveau, et cependant il dit qu'il s'imagina que ces princes pourraient s'allier de bonne foi avec lui, parce que c'était le parti le plus sûr.[61] La politique des princes ; ajoute-t-il,[62] devait pencher maintenant en ma faveur, parce que [180] mon metier n'était plus d'ébranler les trônes . mais de les affermir; j'avais rendu de nouveau la royauté formidable. En cela j'avais travaillé pour eux … Qui aurait pu deviner, continue-t-il, que, séduits par la haine qu'ils avaient pour moi, ils abandonneraient le parti du trône, et remettraient eux-mêmes la révolution dans leurs états, pour en être tôt ou tard les victimes! Mais, ajoute-t-il (page 115), trop de préventions obstruaient les yeux des souverains, pour qu'ils pussent voir le danger là où il était. Ils crurent le voir là où était le secours.
Ainsi, il est bien évident, et par les faits qui ont eu lieu, et par le manuscrit venu de SainteHélène,, que Bonaparte a constamment travaillé à détruire ce que la révolution avait produit d'utile ou de bon; que par conséquent toutes les guerres qu'il a entreprises n'ont été faites que pour satisfaire ses passions personnelles; que les princes ou les peuples qui l'ont combattu, avaient pour objet, non de faire rétrogader la révolution, comme il le dit, mais de mettre des bornes à son ambition : leur objet à cet égard est si peu équivoque, que, dans l'alternative de s'allier à Bonaparte ou de remettre la révolution dans leurs états, ils se sont déterminés pour ce dernier parti.
[181]
Que faut-il donc penser de Bonaparte, lorsqu'il dit qu'il avait favorisé le parti qui, au 18 fructidor, était resté maître de la république, parce que c'était le sien, et parce que c'était le seul qui pût faire marcher la révolution ; qu'il était à la tête de la grande faction qui voulait anéantir le système sur lequel roulait le monde depuis la chute des Romains; que tout pacte était impossible entre les deux factions; que, seul, il promettait à la France de consolider l'œuvre de la révolution;[63] enfin, qu'il fallait que la grande révolution du 19e siècle s'achevât sans retour, ou qu'elle s'étouffât sous un monceau de morts?[64] Il faut penser qu'il fait ici comme il a fait dans toutes les circonstances où il a cru avoir besoin de l'opinion : il met les mots à la place des choses. On pourrait croire aussi qu'il veut se montrer révolutionnaire aux yeux des hommes amoureux de changemens, et partisans des anciennes monarchies aux yeux de ceux qui veulent les soutenir; mais si son intention était en effet de flatter les deux partis, il leur suppose, à l'un et à l'autre, un peu trop de bêtise; ses ridicules forfanteries ne peuvent plus en imposer à personne.
[182]
Bonaparte se vante d'avoir maintenu l'égalité: il se moque de nous ; n'est-ce pas lui qui a établi la plus dure et la plus intolérable des inégalités, celle des gens à sabre et celle des pékins, comme il les appelait ? Qu'on nous dise si un bourgeois, ou même un soldat, pouvait réclamer la protection des lois contre une injustice d'une personne de la famille de Bonaparte, ou même de sa cour; si l'intérêt du contribuable, de l'administré n'était pas toujours sacrifié à celui de l'homme en place et de l'administration ? Jamais cet homme n'a mieux montré qu'il était étranger à tout sentiment d'égalité, que lorsqu'il s'est vanté d'avoir protégé l'égalité.
Dans un état où l'égalité règne, la loi y est égale pour tous. Tout homme qui ne blesse pas les lois, peut marcher tête levée; le puissant, soit par ses places, soit par la faveur du chef, tremble d'y insulter le plus obscur citoyen; les fonctions publiques y sont remplies, non par ceux qui se montrent les lâches adulateurs de celui qui gouverne, mais par ceux qui, par leur probité, leur capacité, leurs habitudes, peuvent sacrifier au public, de la manière la plus utile, une partie de leur temps, en exigeant de lui les salaires les moins considérables. Or, qu'on nous dise si c'est à ces caractères qu'on peut reconnaître le règne de [183] Bonaparte. La noblesse impériale ne blessait pas l'égalité, dit-il, parce qu'on pouvait y arriver de partout; mais cette noblesse n'était-elle pas héréditaire ? Ne jouissait-elle pas du privilége des majorats ? Le pouvoir ne lui était-il pas exclusivement réservé ? Et si elle n'existait, comme il le dit lui-même, que par le pouvoir dont elle jouissait, sa perpétuité ne rendait-elle pas nécessaire l'hérédité des places dans les familles ? On y arrivait de toutes parts. Certes, voilà une belle consolation! Ne dirait-on pas qu'avant la révolution, on faisait venir des hommes du ciel pour faire des nobles, et que la noblesse se recrutait ailleurs que parmi les roturiers ? Avant la révolution, les non-nobles étaient des roturiers, des vilains; sous Bonaparte, ils étaient des pékins ; les premiers étaient quelquefois menés avec le bâton; les seconds étaient plus souvent menés avec le sabre : il n'y a pas là de quoi s'enorgueillir. Avant la révolution, le prince le plus guerrier n'eut pas écrit, un homme n'est RIEN, s'il n'est précédé d'une réputation militaire;[65] il n'y a de vraiment imposant que la gloire militaire;[66] la gloire ne s'obtient que sur les champs de bataille;[67] j’ai fait un ordre qui honore les [184] administrateurs, parce qu'il a reçu, de mes soldats, un brevet d'honneur.[68] Attila n'eût pas tenu un autre langage.
Si Bonaparte a détruit les principes de législation que la révolution avait établis, il n'a pas mieux respecté les principes de politique extérieure. Par leur constitution de 1791, les Français avaient déclaré qu'ils renonçaient à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, et qu'ils n'emploieraient jamais leurs forces contre la liberté d'aucun peuple. Cette déclaration, faite par une assemblée qui ne reconnaissait aucune autorité au-dessus de la sienne, était incontestablement l'expression du vœu national : or, Bonaparte peut-il dire qu'il l'a respecté, lui qui, en paraissant en Italie, y prend le langage du maître; qui prétend qu'il n'était pas seulement chargé de gouverner la France, mais de lui soumettre le monde; qui donnait Venise à la Lombardie, et le Tyrol à la Bavière; qui asservissait des peuples pour les donner à ses frères ; qui s'empara de l'Italie, de Naples, de la Hollande, du Piémont, d'une partie de l'Allemagne, et qui fit une guerre atroce à l'Espagne et à la Russie, parce que la première ne voulut [185] pas recevoir le roi Joseph, et que la seconde ne voulut pas se laisser réduire à une complète nullité, et prétendit rester maîtresse chez elle?
Bonaparte prétend qu'il faisait la guerre pour porter les principes de la révolution dans les états dont il faisait la conquête; c’est une imposture grossière qu'il prend soin lui-même de réfuter. Lorsque le vieux roi d'Espagne eut été forcé d'abdiquer, le parti qui se trouva maître du pouvoir, ne demandait, dit Bonaparte (p. 92), qu'un gouvernement capable, et une autorité qui fût en état d'ôter la rouille qui couvrait ce pays, afin de lui rendre de la considération au-dehors, et de la civilisation au-dedans. Or voilà le parti qu'il a voulu détruire, pour lui substituer le roi Joseph et une cour digne de lui. Ses autres guerres n'ont pas eu un motif beaucoup plus élevé.
Releverons-nous maintenant les mensonges, les contradictions et les absurdités qui fourmillent dans son mémoire? Bonaparte dit que, lorsqu'il proposa d'élire trois consuls, les républicains se défièrent de sa proposition, parce qu'ils entrevirent un élément de dictature dans ce triumvirat;[69] qu'il accusa les Brutus du coin, de la conspiration du 3 nivose;[70] que les républicains [186] s'effrayèrent de la hauteur où le portaient les circonstances; qu'ils se défièrent de l'usage qu'il allait faire de son pouvoir;[71] et plus loin, il affirme que les républicains n'ont jamais redouté l'empire.[72] Il assure que le système sur lequel il avait fondé l'empire était ennemi né des anciennes dynasties; qu'il savait qu'entre elles et lui la guerre devait être mortelle;[73] et cependant, il soutient qu'il était de l'intérêt de ces dynasties de s'allier à lui, qu'il avait travaillé pour elles, et qu'en l'attaquant, elles ont abandonné le parti du trône.[74] Il dit qu'à son retour de l'île d'Elbe la France l'aimait comme son sauveur; que son entreprise lui avait rendu la confiance des Français; qu'il était de nouveau l'homme de leur choix;[75] et il convient cependant que la caste impériale se dégoûta de lui; que la foule de la nation leva les épaules; que les républicains se défièrent de son allure, parce qu'elle n'était pas naturelle; qu'il n'y avait plus de dévouement pour lui dans les chefs de l'armée, et enfin qu'il partit pour son quartier-général, seul contre le monde entier.[76]
Bonaparte, dira-t-on, a fait beaucoup de [187] fautes ; mais on ne peut pas l'accuser d'avoir été un sot et d'avoir eu de courtes vues. Peut-être. Un jour un empereur romain se met en tête qu'un homme qui gouverne un grand peuple doit nécessairement avoir une grande importance militaire: il forme en conséquence une nombreuse armée, rassemble ses machines de guerre, et se met en campagne. Il marche jusque sur le bord de la mer sans avoir vu un seul ennemi: ne pouvant aller plus loin, ne trouvant personne à tuer, et ayant un desir très-vif de se mettre en vue et d'attirer l'attention sur lui, il ordonne à ses soldats de ramasser des coquilles, et rentre dans sa ville avec les honneurs du triomphe. Si pour arriver à ses coquilles, cet empereur avait fait massacrer sept ou huit cent mille hommes, on aurait bien pu dire qu'il était un grand sabreur; mais nous ne pensons pas qu'on lui eût déféré le titre de grand génie. Si, à la manie de sacrifier des armées pour obtenir des résultats mesquins, ridicules ou absurdes, cet empereur eût joint l'égoïsme le plus impudent et le plus stupide; s'il eût été destitué de tout sentiment de morale et d'humanité; s'il eût commis et avoué les crimes les plus abominables pour arriver à une fin de laquelle ces crimes devaient l'écarter, on aurait pu lui conserver encore son titre de grand sabreur, mais on ne lui [188] eût pas donné le titre de grand homme ou de grand génie. Or cet homme, c'est Bonaparte ; ce serait Caligula, si Caligula avait été un donneur de batailles.
Suivez en effet Bonaparte depuis le commencement de sa carrière jusqu'à la fin ; comparez les objets qu'il s'est proposé aux sacrifices qu'il a faits pour les obtenir, et dites-nous ensuite s'il avait des vues beaucoup plus étendues que celles de l'empereur romain. Il forme le dessein d'aller en Egypte, et il sacrifie pour cela l’armée d'Italie et la marine française. Son but était, dit-il, de se mettre en évidence, de fixer l'attention pour rester en vue.[77] Avait-il un but plus grand que celui de l'empereur de Rome? Arrivé en Egypte, il tente la conquête de la Palestine et y perd une partie de son armée. Son objet était d'employer son temps à quelque chose.[78] N'aurait-il pas mieux fait de ramasser des coquilles? Il revient en France, rassemble une armée, et l'envoie à Saint-Domingue, bien convaincu que l'expédition ne peut pas réussir. Quel était son dessein ? il nous le dit lui - même, il voulait donner une pâture à la curiosité des oisifs.[79] N'eût-il pas beaucoup mieux fait d'imiter [189] Caligula ? Se trouvant désœuvré, il forme un projet de descente en Angleterre ; il conduit son armée à Boulogne; il fait des préparatifs qui coûtent à la France sept ou huit cents millions. Le motif de cette grande entreprise était de passer son temps, n'ayant rien de mieux à faire.[80] N'eût-il pas mieux fait de ramasser des coquilles? Pour notre malheur, la nature lui a donné un frère à demi-imbécille; il forme le projet d'en faire un roi, et l'envoie en Espagne, où il perd successivement trois armées sans pouvoir arriver à son but. Ne valait-il pas encore mieux qu'il ramassât des coquilles ? Enfin, il envoie une armée immense eu Russie, et elle y périt, parce que le grand homme n'a pas prévu qu'il y ferait froid en hiver. L'objet de cette expédition était, dit-il, d'exécuter un système qui n'était bon à rien s'il n'était pas complet,[81] et qui ne pouvait être complété que par une absurdité:[82] Bonaparte allait en Russie avec une armée formidable, pour empêcher la contrebande et brûler des marchandises anglaises.[83] Il eût mieux fait mille fois de ramasser des coquilles suèdes bords de la Méditerranée. On peut donc être un fort grand sabreur, et avoir des vues très-courtes, un esprit très-borné.
[190]
Bonaparte n'est pas seulement un esprit faux et un homme à courtes vues, il lui arrive aussi très-souveut d'être un sot. Nous pourrions en trouver de nombreux exemples dans son histoire; mais, pour ne pas trop nous écarter, nous ne les chercherons que dans son mémoire. L'homme qui sacrifie tout à ses passions, est un être essentiellement vicieux; mais l'homme qui fait parade de son égoïsme, est un être essentiellement sot. Celui qui commet un crime pour arriver à une fin dont ce crime doit l'éloigner, est un brigand et un esprit faux; mais quel titre donner à celui qui s'en vante ? Qui obligeait Bonaparte à nous dire qu'il s'était attaché à Barras, parce qu'il n'avait pas pu s'attacher à Robespierre ? Qui lui demandait l'aveu de l'assassinat du duc d'Enghien ? Ne pouvait-il pas dénier l'assassinat de Pichegru, sans dire, pour unique raison, que cet assassinat lui était inutile, et sans ajouter qu'il avait des juges pour le condamner et des soldats pour le fusiller ? Avait-il besoin, pour se justifier de l'expédition d'Espagne, de dire qu'il n'avait pas usé d'assez de perfidies pour tromper les Espagnols ?
Il ne faut cependant pas être injuste, et refuser au mémoire de Bonaparte toute espèce de mérite. Nous connaissions assez le caractère de celui qui en [191] est le héros, et le caractère de ses courtisans ; mais il y avait encore des hommes abusés que ce mémoire détrompera. Ils y verront que Bonaparte et les siens ont été les hommes, non des principes, mais des vices de la révolution, et qu'ils avaient tous fondé leur existence sur l'asservissement de la partie la plus saine de la nation. J'offris à la nation de la liberté, dit Bonaparte en parlant de son retour de l'île d'Elbe; cette liberté produisit son effet ordinaire … La caste impériale se dégoûta, parce que j'ébranlais le système auquel elle avait attaché ses intérêts.
Mais ce mémoire est-il véritablement de Bonaparte? Nous ne pouvons dire à cet égard que notre avis, puisque nous n'avons aucune preuve positive. Nous pensons donc qu'il est de lui; parce que nous ne croyons pas qu'il existe un autre homme capable d'avoir écrit de pareilles turpitudes. L'on y remarque quelques anachronismes; l'ordre des faits s'y trouve quelquefois interverti. Pour certaines personnes, c'est une raison d'en suspecter l'authenticité; pour d'autres, c'est une raison d'y croire. Si un autre homme que Bonaparte, disent celles-ci, avait fait ce mémoire, il ne l'aurait fait que les pièces sous les yeux, et ne serait pas tombé dans les erreurs qu'on y remarque.
[192]
Voici, au reste, l'avertissement que l'éditeur anglais a mis en tête du manuscrit:
« This work, which is equally distinguished by its spirit and its ingenuity, was given to the Publisher, with an assurance of its being brought from St. Helena, though an air of mystery was affectedly thrown round the mode of its conveyance.
» Whether it be really written by Buonaparte, or by some confidential friend, is a matter that must be left entirely to conjecture. It bears some resemblance to his style, more to his manner, and is altogether just what the ostensible Author, or and able apologist under his name, might be expected to say of his opinions, motives, and actions. «
[1] On lit entête de la brochure deux avertissemens,. un de l'auteur, l'autre de l'éditeur; nous allons rapporter ici le premier ; le second sera placé à la fin du manuscrit.
« Je n'écris pas des commentaires : car les événemens de mon règne sont assez connus , et je ne suis pas obligé d'alimenter la curiosité publique. Je donne le précis de ces événemens, parce que mon caractère et mes intentions peuvent être étrangement défigurés , et je tiens à paraître tel que j'ai été aux yeux de mon fils, comme à ceux de la postérité.
» C'est le but de cet écrit. Je suis forcé d'employer une voie détournée pour le faire paraître. Car s'il tombait dans les mains des ministres anglais , je sais , par expérience , qu'il resterait dans leurs bureaux. »
[2] Page 46.
[3] p. 59.
[4] p. 49.
[5] p. 14.
[6] p. 22.
[7] p. 22.
[8] p. 32.
[9] Page 34.
[10]p. 41
[11] p. 32.
[12] p. 37.
[13] p. 12.
[14] p. 14.
[15] p. 18.
[16] p. 27 et 28.
[17] p. 31.
[18] p. 32.
[19] p. 34.
[20] p. 35.
[21] p. 40.
[22] p. 61.
[23] p.64.
[24] p. 65.
[25] p. 66.
[26] p. 67.
[27] p. 70.
[28] p. 90.
[29] p. 93.
[30] Page 102.
[31] p. 103.
[32] p. 70.
[33] p. 109.
[34] p. 115 et 116.
[35] Page 122.
[36] p. 123.
[37] p. 124.
[38] p. 128.
[39] p. 137.
[40] Pages 143 et 144.
[41] p. 144 et 145.
[42] p. 144.
[43] p. 147.
[44] «Voici, avec la plus grande exactitude, dit M. Warden, l'extrait d'une conversation avec le général Bertrand, et dans laquelle, sur-tout au commencement, il manifesta une vive émotion. Il reconnut sans déguisement, et déplora en homme sensé l'excès de l'ambition de Bonaparte. ....
— » Napoléon, continua Bertrand, est réellement un homme rare et extraordinaire.
— » Cela n'est pas douteux; mais je voudrais voir en lui un peu plus de l'homme ordinaire. Si je le voyais caresser des enfans, comme vous faites votre Hortense et votre Henri ; si je le voyais jouer avec un chien, ou flatter un cheval de la main, j'éprouverais pour lui des sentimens tout différens de ceux qu'il m'inspire aujourd'hui.
— » Croyez moi, cher docteur, c'est un homme qui ne ressemble en rien aux autres.
— » Soit : mais, encore une fois, je voudrais qu'il eût quelques-unes de leurs qualités; je voudrais apprendre que l'an voit par fois se manifester en lui des sentiment tendres et affectueux, tels que ceux d'un bon père et d'un bon mari.
— » C'est ce que je puis vous certifier. La nature ne lui a pas refusé un cœur, dans le sens que vous y attachez. Mais il ne peut ni ne veut en faire parade. Peut-on attendre d'un tel homme quelque chose de frivole ou de puérile ? Or c'est ce que paraîtrait, dans un semblable caractère, l'aimable et gracieuse simplicité de la vie domestique : d'ailleurs les qualités individuelles de l'homme disparaissent en lui, aux yeux de ceux qui ne l'aperçoivent qu'environné de tout l'éclat de sa vie publique.
» Mais enfin, général Bertrand, tout cet éclat est maintenant éclipsé: et je voudrais, par intérêt pour lui, et pour l’honneur de la nature humaine, que l'on pût distinguer en lui quelque chose qui ressemblât à un sentiment affectueux. »
Correspondance de Guillaume Warden, chirurgien, à bord du vaisseau de S. M. britannique, le Northumberland, qui a conduit Napoléon Bonaparte à l'île de SainteHélène.— Edition de Bruxelles, pages 171—173.
[45] Page 31.
[46] p. 34.
[47] p. 73.
[48] p.58. Bonaparte se juge ici, comme nous l’avons jugé nous-mêmes, Censeur Européen, tome 1er, p. 41, 42, et 43.
[49] Page 27.
[50] p. 46.
[51] p. 6.
[52] p. 111.
[53] Les détails de cette conspiration se trouvent dans un mémoire publié en 1815, par F … B. ....
[54] Page. 33.
[55] Essai historique et critique sur la révolution française, ses causes et ses résultats, avec les portraits des hommes les plus célèbres, troisième édition, par M*** tome 3, pages 23 et suiv.
[56] Page 70.
[57] De la Monarchie française, par M. le comte de Montlosier, tom. 3, pages 320 et 321.
[58] Page 48.
[59] p. 53.
[60] p. 55.
[61] p. 82.
[62] p. 113.
[63] Page 56.
[64] p. 122.
[65] Page 22.
[66] p. 32.
[67] p. 37.
[68] Page 74.
[69] Page 32.
[70] p. 48.
[71] Page 49.
[72] p. 57.
[73] p. 80.
[74] p. 115.
[75] p. 142.
[76] p. 145 et 147.
[77] Page 27.
[78] p. id.
[79] p. 47.
[80] Page 52.
[81] p. 89.
[82] p. 111.
[83] p. 112.
[CC??], [CR] “L'Industrie, ou Discussion politiques, morales et philosophiques, dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendans (par Saint-Simon), T. 2, Le Censeur européen T.3 (May 1817), pp. 193-208.
[193]
L'Industrie ou Discussions politiques, morales et philosophiques, dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendant ; par H- Saint-Simon , tome 2 (vol. in-8°. de 346 pages.)
Nous avons rapporté dans notre précédent Volume le prospectus de l'ouvrage de M. de Saint-Simon. L'auteur avait donné, dans ce prospectus, une idée générale de l'objet de son entreprise. Dans le volume qu'il vient de publier, cet objet est déterminé d'une manière plus précise.
« Les hommes livrés à l'industrie , et dont la collection forme la société légitime , n'ont qu'un besoin , c'est la liberté; la liberté pour eux, c'est de n'être point gênés dans le travail de la production , c'est de n'être pas troublés dans la jouissance de ce qu'ils ont produit.
» L'homme est naturellement paresseux : un homme qui travaille n'est déterminé à vaincre sa paresse que par la nécessité de répondre à ses besoins, ou par le désir de se procurer des [194] jouissances. Il ne travaille donc que dans la mesure de ses besoins et de ses désirs. Mais, dans l'état de société, les jouissances qui le sollicitent étant très-multipliées , et beaucoup plus nombreuses que ses facultés productives , il est forcé de donner une partie de ce qu'il peut produire en échange de certains produits qu'il n'obtient pas directement de son travail. Cette nécessité ( qui s'est convertie pour lui en une source de richesses) est la seule qu'il reconnaisse , la seule à laquelle il consente de se soumettre; c'est-à-dire que l'homme industrieux , comme tel, n'est véritablement soumis qu'à une seule loi, celle de son intérêt.
» Mais il y a autour de la société , il circule dans son sein une foule d'hommes parasites qui, ayant les mêmes besoins et les mêmes désirs que les autres, n'ont pu surmonter comme eux la paresse naturelle à tous, et qui, ne produisant rien, consomment ou veulent consommer comme s'ils produisaient. Il est de force que ces gens-là vivent sur le travail d'autrui , soit qu'on leur donne , soit qu'ils prennent : en un mot, il y a des fainéaus , c'est-à-dire des voleurs.
» Les travailleurs sont donc exposés à se voir privés de la jouissance qui est le but de leur travail. De ce danger résulte pour eux un besoin [195] d'une espèce particulière, lequel donne lieu à un travail distinct des autres , celui qui a pour but d'empêcher la violence dont l'oisiveté menace l'industrie.
» Aux yeux de l'industrie, un gouvernement n'est autre chose que l'entreprise de ce travail. La matière du gouvernement , c'est l'oisiveté ; dès que son action s'exerce hors de là, elle devient arbitraire , usurpatrice , et par conséquent tyrannique et ennemie de l'industrie; il fait le mal que son but est d'empêcher. Puisqu'on travaille pour soi, on veut travailler à sa manièretoute les fois qu'une action supérieure et étràngère à l'industrie se mêle à la sienne et prétend la gouverner, elle l'entrave et la décourage. L'action de l'industrie cesse dans la proportion exacte de la gêne qu'elle éprouve;[1] si les industrieux sont susceptibles d'être gouvernés, ce n'est pas en tant qu'industrieux.
» L action du gouvernement étant jugée un service utile à la société, la société doit consentir à payer ce service. Pendant que le navigateur parcourt les mers, il ne cultive pas les champs; [196] pendant que celui qui gouverne veille à la sûreté de ceux qui produisent, il ne produit pas. Mais le navigateur, aussi bien que celui qui gouverne, paient leur part de travail utile. L'un et l'autre méritent leur part dans les produits; celle du navigateur s'apprécie facilement par la concurrence; celle du gouvernement, que doit-elle être?
» La solution de ce problême est sur toute chose ce qui intéresse l'industrie; car , si elle ne fait pas les sacrifices nécessaires , le service languira , et la sûreté dont elle a besoin ne sera pas complète. D'un autre côté, si, faute de données suffisantes pour apprécier la valeur du service , elle le paie beaucoup plus qu'il ne devrait l'être, il en résulte pour elle un double inconvénient. D'abord elle retire à ses occupations productives une partie des capitaux dont elles ont besoin pour prospérer; et, de l'autre, elle donne au gouvernement un excès de force et d'action qui ne peut manquer de s'étendre jusqu'à elle , et de s'exercer à son détriment.
» L'industrie a besoin d'être gouvernée le moins possible, et pour cela il n'est qu'un moyen, c'est d'en venir à être gouvernée au meilleur marché possible.
» Qu'on cherche dans la société industrielle [197] l'homme de tous le moins pourvu d'intelligence, un homme dont les idées ne s'étendent pas audelà de sesaffaires domestiques, et après lui avoir appris que l'impôt levé sur lui est en grande partie le salaire d'un travail qui lui procure la tranquillité , et qui empêche qu'il ne soit inquiétédans la jouissance de ses propriétés, qu'on lui propose cette question.
» S'il était possible de faire que vous eussiez pour peu d'argent ces mêmes avantages que voua payez aujourd'hui si cher , ne seriez-vous pas de cet avis?
» Et s'il était clair à vos yeux qu'en payant votre tranquillité moins cher, elle dût par cela même se trouver plus complète et mieux assurée, ne seriez-vous pas encore plus partisan du bon marché?
» La réponse de cet homme n'est pas douteuse. Hé bien! lui dirons-nous, c'est-là ce que nous voulons vous procurer , c'est-là ce que toute la société désire naturellement comme vous, c'est-là ce que nous voulons avec elle, et c'est le but de notre entreprise. »
M. de Saint-Simon ayant déterminé l'objet qu'il se propose , continue en ces termes :
« Nous avons reconnu dans la société deux ordre de travailleurs, ceux qui produisent et ceux [198] qui veillent pour les producteurs. Il en est un troisième , ce sont les hommes qui font profession de méditer sur les intérêts généraux de la société , ce sont les écrivains politiques : or, c'est le gouvernement qui est en possession d'administrer les intérêts généraux de la société; c'est donc avec le gouvernement que cette classe de travailleurs se trouve naturellement en rapport.
» Cet état de choses serait sans inconvénient, si le gouvernement n'avait jamais recours aux écrivains que comme à un conseil dont les lumières peuvent éclairer et faciliter ses travaux. Mais il n'en est pas ainsi; l'intérêt des gouvernails n'est pas tout entier dans les intérêts généraux. Cet intérêt même, dans un sens , est, par sa nature, opposé à ceux-là;[2] aussi sont-ils bien moins empressés de consulter sur ce qui convient, et ce qu'il serait bon de faire , que de faire trouver bon ce qu'ils ont fait ou ce qu'ils veulent faire : aussi les voit-on s'occuper et employer toute leur influence y non pas à faire parler l'opinion , mais à la former; à chercher [199] non des gens qui discutent, mais des gens qui approuvent et qui démontrent; non des conseillers , en un mot, mais des avocats.
» Les écrivains , dira-t-on , n'obéissent qu'à la conviction , ils ne servent que la vérité; la conduite du gouvernement n'est approuvée et secondée par eux que quand ils la jugent conforme aux intérêts des gouvernés. Nous le croyons, nous savons même que les écrivains qui travaillent sous les yeux et sous l'influence du gouvernement, ne travaillent ou du moins ne prétendent jamais travailler que pour la société toute entière, qu'ils se croiraient offensés qu'on pensât d'eux le contraire; mais nous n'en croyons pas moins que les gouvernés doivent sentir mieux que personne ce qu'ils veulent et ce qui les intéresse. Nous croyons que le gouvernement est un intermédiaire au moins inutile entre ceux qui méditent sur les intérêts publics et ceux qui les sentent; entre les écrivains politiques et l'industrie.
» La chose donc qui m'a paru nécessaire, c'était qu'il existât un moyen d'annuller cet intermédiaire inutile et souvent dangereux : c'était que des rapports s'établissent directement entre l'industrie et les gens de lettres : c'était que les hommes libéraux, les hommes qui pensent que [200] les gouvernemens n'existent que pour les gouvernés , non les gouvernés pour les gouverneinens, n'eussent pas à attendre comme unique retour d'un courage utile, que l'abandon et la misère : c'était, en un mot, de constituer, à côté de la faveur et de la protection du pouvoir, une protection et une faveur nationales.
» Or, c'est là ce que l'industrie a désiré en formant l'entreprise que nous déclarons , c'est avec ce caractère qu'elle s'y présente, c'est là ce qu'elle apporte comme sa mise personnelle dans l'association qu'elle propose , dans la ligue de l'industrie commerciale et manufacturière avec l'industrie littéraire et scientifique.
» L'industrie fait cause commune avec la littérature politique. »
Ce volume se compose de lettres de M. de Saint-Simon à un Américain , de l'extrait de plusieurs brochures sur les finances, d'un mémoire sur les progrès de l'industrie agricole et manufacturière en France depuis trente ans, par M. Chaptal, et d'un petit traité intitulé les trois époques : Époque révolutionnaire, Époque militaire , Époque industrielle.
Nous avons eu plusieurs fois occasion de faire observer que l'économie aurait une influence très-grande sur l'organisation sociale, et qu'elle [201] deviendrait la base de la politique. M. de Saint-Simon est tout-à-fait du même avis. Il pense qu'à cet égard M. Say a rendu les plus grands services.
» Son ouvrage, dit-il, renferme tout ce que l'économie politique a découvert et démontré jusqu'ici; c'est présentement le nec plus ultra de cette science en Europe.
» Voici, ce me semble , les vérités les plus générales , et par conséquent les plus importantes qui s'y trouvent dans un grand jour.
» 1°. Que la production des choses utiles est le seul but raisonnable et positif que les sociétés politiques puissent se proposer, et conséquemment que le principe respect à la production et aux producteurs est infiniment plus fécond que celui-ci : Respect à la propriété et aux propriétaires.[3]
» 2°. Que le gouvernement nuit toujours à l'industrie quand il se mêle de ses affaires , qu'il lui nuit même dans les cas où il fait des efforts pour l'encourager; d'où il suit que les gouvernemens doivent borner leurs soins à préserver [202] l'industrie de toute espèce de troubles et de contrariétés.
» 3°. Que les producteurs de choses utiles étant les seuls hommes utiles à la société, ils sont les seuls qui doivent concourir à régler sa marche; qu'étant les seuls qui paient réellement l'impôt, ils sont les seuls qui aient droit de le voter.
» 4°. Que les hommes ne peuvent jamais diriger leurs forces les uns contre les autres sans nuire à la production; que les guerres donc , quel qu'en soit l'objet, nuisent à toute l'espèce humaine , qu'elles nuisent même aux peuples qui restent vainqueurs.
» 5°. Que le désir, de la part d'un peuple y d'exercer un monopole sur les autres peuples y est un désir mal conçu , parce que le monopole ne pouvant être acquis et maintenu que par la force , il doit diminuer la somme des productions du peuple même qui en jouit.
» 6°. Que la morale gagne de fait , en même temps que l'industrie se perfectionne; que cette observation est vraie , soit qu'on envisage les rapports de peuple à peuple, ou les relations entre les individus ; que par conséquent l'instruction à répandre, que les idées à fortifier dans tous les esprits, à rendre par-tout dominantes, sont celles [203] qui tendent à augmenter dans chacun l'activité à produire, et le respect pour la production d'autrui.
» 7°. Que toute l'espèce humaine ayant un but et des intérêts communs, chaque homme doit se considérer uniquement, dans les rapports sociaux , comme engagé dans une compagnie de travailleurs. »
De cette série de faits observés par l'économie politique, M. de Saint-Simon tire la conclusion générale, que la politique elle-même n'est que la science de la production.
Etre gouvernés le moins possible et au meilleur marché possible , tel est donc le but que doivent se proposer les peuples qui instituent ou qui réforment leurs gouvernemens. Ce but est à nos yeux le plus raisonnable ou le plus utile; mais de grands obstacles s'opposent à ce que les peuples puissent l'atteindre. Quand les nations ont contracté l'habitude d'être menées, ce qu'elles craignent le plus c'est d'être abandonnées à elles-mêmes. On leur a tant répété que l'ordre , la prospérité , la force qui leur sont propres, sont le produit de la sagesse de leurs chefs, qu'elles ont fini par le croire. Lorsque la Louisiane fut cédée aux Etats-Unis d'Amérique, les Français qui habitaient ce pays se désolèrent, en songeaut [204] qu'ils seraient obligés de se gouverner eux-mêmes , et que l'autorité ne pourrait pas exercer sur eux un pouvoir arbitraire. Ils crurent qu'ils allaient se dépouiller, s'égorger mutuellement; chacun tremblait à l'aspect de son voisin ; et une année s'était déjà écoulée, qu'ils commençaient à peine à se rassurer. Combien d'Européens sont dans le même cas que les habitans de la Louisiane?
Au besoin d'être gouvernés , se joint le désir de vouloir gouverner; on pourrait même dire que l'un est la conséquence de l'autre. Il en est de l'action des gouvernemens comme de la religion: chacun pense ne pas en avoir besoin pour soi; mais chacun aussi en veut pour son voisin. On est bien sûr que , quoiqu'on ne soit pas surveillé par des espions ou gardé par des gendarmes, on n'ira pas voler ou tuer les gens; et quand même on n'aurait pas cette certitude , on serait encore bien-aise de n'être ni gardé ni surveillé. Mais on n'est pas également assuré que sans gendarmes et sans espions , on ne sera ni volé ni assassiné; et l'on consentirait volontiers à voir mettre tous ses concitoyens sous le séquestre pour être soi-même plus en sûreté. Voilà pourquoi tout le monde voudrait être gendarme, officier, juge de paix, préfet, ministre, c'est-à-dire homme gardant les autres. L'intérêt de la vanité se [205] joint au désir de la sûreté. Dans un pays qui sort à peine ou qui n'est pas même sorti de la servitude , on est bien plus fier d'être maître que d'être libre : tout ce qui prend un air de domination séduit; et si l'on aspire à n'être plus esclave , c'est bien moins pour jouir de la liberté, que pour avoir soi-même des esclaves. Enfin, le profit qu'on trouve à exercer l'autorité , est un nouveau motif pour que chacun cherche à s'en emparer.
Le premier obstacle qui s'oppose à ce que les peuples soient peu gouvernés, et à ce qu'ils soient gouvernés à bon compte , se recontre donc dans les peuples mêmes. Le second se rencontre dans les gouvernemens déjà établis. Allez persuader à un ministre, à un conseiller d'état, à un préfet, à un conseiller de l'université, que le bien public n'exige pas qu'ils exercent un pouvoir très-étendu, et qu'ils jouissent de 10 , de 20 , de 30, de 40, de 100 mille francs de rente : il faudra que vous soyez doué d'une grande éloquence, si vous parvenez à vous faire écouter sans exciter chez eux de vifs mouvemens d'impatience. Il n'est pas un employé, quel qu'inutile qu'il soit, qui ne s'imagine être un personnage essentiel au salut de la chose publique, et qui ne défende son autorité et son salaire avec une opiniâtreté [206] invincible, et souvent même de la meilleure foi du monde.
Ce qui s'oppose sur-tout à l'établissement d'un ordre de choses régulier , c'est que les diverses classes du peuple n'ont pas l'esprit de leur profession. Les hommes qui exercent une industrie manquent d'idées ou ont des idées fausses; les hommes qui ont des idées n'ont point d'industrie , ou manquent de fortune; de sorte que tout va mal, parce qu'on ne peut rien organiser de tolérable. Cet état de choses est pénible ; mais il était inévitable dans le passage de la barbarie à la civilisation. Ce ne sont pas les constitutions qui nous en feront sortir : c'est l'instruction et l'abandon des vieux préjugés et des anciennes habitudes; ce n'est pas dans les institutions qu'il faut mettre la liberté, c'est dans les hommes.
» Sachons bien ce que nous voulons, dit M. de Saint-Simon , pour qu'on ne puisse plus noirs donner le change. Tant que nous resterons dans ce vague des idées où nous a réduits si longtemps l'esclavage de la presse, et dont nous semblons nous accommo er encore; que sommes-nous, sinon un butin pour le premier maître qui voudra s'emparer de nous? L'amour de la liberté ne suffit pas à un peuple pour être libre , il lui faut sur-tout la science de la liberté. »
[207]
L'auteur, tout en exaltant l'esprit industriel et en condamnant l'esprit guerrier, c'est-à-dire l'esprit d'envahissement, sait rendre justice au courage avec lequel les Français, dans les premiers temps de la révolution, repoussèrent les ennemis qui venaient envahir le territoire.
« A l'approche des armées étrangères, dit-il, le Français lit entendre , sur tous les points de la France, le cri : Aux armes! aux armes!
» Mais l'armée régulière était désorganisée; tout était dans le trouble et la confusion. Déjà plusieurs places fortes étaient au pouvoir de l'étranger; le nord et le midi étaient également menacés. Sans troupes, sans armes, sans munitions , sans argent, sans pain, la France semblait ne pouvoir échapper à la conquête ... Mais que ne peut l'exaltation d'un peuple naturellement courageux!
» Au même instant, tous les ateliers, toutes les places publiques se transforment en arsenaux; le sol des souterrains se convertit en foudre; tout fer devient un glaive, tout Français est soldat , et huit cent mille guerriers semblent sortir tout armés de dessous terre.
» Partagés en quatorze armées, par-tout ils font tête à l'ennemi, opposant au courage et à la discipline, le courage et l'enthousiasme; ils combattent et meurent en chantant ...
[208]
» Cette grande impulsion étant l'effet d'une passion , l'on vit régner alors , dans les armées françaises, ce désintéressement généreux qui excuse et anoblit jusqu'à l'erreur.
» Croyant combattre pour la patrie et pour la liberté , le Français bravait la mort et quittait la vie sans regret.
» D'infâmes délateurs traînaient-ils à l'échafaud un général victorieux? nul ne balançait à lui succéder, et pourtant nul alors n'osait être ambitieux.
» Ce dévouement, cet enthousiasme se manifestaient dans tous les combats des armées de terre , et jusqu'au sein des flots qui engloutissaient le vaisseau le Vengeur [4] »
Que les temps sont changés! ... Pourquoi, plus tard, n'avons-nous pas trouvé en France le même dévouement? C'est qu'on ne s'y battait plus que pour soutenir un despote et gagner des cordons.
[1] Si l'industrie a fait depuis l'affranchissement des communes de continuels progrès , c'est que l'action du gouvernement s'est de moins en moins exercée sur elle.
[2] L'industrie veut être gouvernée le moins possible , et les gouvernans veulent nécessairement gouverner le plus possible; l'industrie veut payer le moins possible , et tes gouvernans veulent obtenir d'elle le plus d'argent possible.
[3] Ces deux principes ont une grande analogie entre eux ; à proprement parler , le second n'est que la conséquence du premier.
[4] Le 13 prairial (1794), le vaisseau français le Vengeur, après un combat sanglant contre une flotte anglaise, percé de toutes parts , aima mieux couler bas que de se rendre , et ses milles marins s'ensevelirent dans les flots , aux cris de vive la liberté! en présence de la flotte anglaise, forcée d'admirer tant de courage et de dévouement.
[CC??], “De la multiplication des pauvres, des gens à places, et des gens à pensions" Le Censeur européen T.7 (28 mar. 1818), pp. 1-79.
[1]
Nous l'avons déjà dit: il n'existe dans le monde que deux grands partis ; celui des hommes qui veulent vivre du produit de leur [2] travail ou de leurs propriétés, et celui des hommes qui veulent vivre sur le travail ou sur les propriétés d'autrui; celui des agriculteurs, des manufacturiers, des commerçans, des savans, des industrieux de toutes les classes, et celui des courtisans, des gens à places, des moines, des armées permanentes, des pirates, des mendians.
Depuis l'origine du monde, ces deux partis ont toujours été en état de guerre; et, selon que l'un ou l'autre a triomphé, la gloire, la richesse, la vertu ont été son partage. Quand le parti des mangeurs de gens a eu le dessus, il s'est proclamé exclusivement brave, loyal, vertueux; le parti contraire n'a été qu'un ramas de lâches esclaves, avilis et corrompus par le luxe. Quand celui-ci a pu se soustraire à l'asservissement, [3] ses ennemis n'ont été que de misérables brigands ou de vils imposteurs. Sois juste, et tu seras fort, dit le philosophe. Le monde répond: Sois fort, et je te proclamerai juste.
Notre dessein n'est pas de nous prononcer pour l'un ou l'autre de ces deux partis : ils sont tous les deux également redoutables; nous les respectons donc également, et nous nous plaisons à reconnaître qu'ils ont l'un et l'autre de grandes qualités.
Les mangeurs de gens sont braves, sobres et vigilans, lorsqu'ils ne peuvent vivre qu'en pillant des peuples pauvres, qui savent leur faire acheter chèrement la victoire : témoin le peuple de Rome, dans les premiers temps de la république ; témoin le peuple de Sparte, quand il était obligé de vivre sur le travail de ses ilotes. Les hommes industrieux ont aussi leurs qualités : ils sont doux, confians, économes et point querelleurs; et n'eussent-ils d'autre mérite que celui de faire vivre les mangeurs, on devrait leur en rendre des actions de grâces, et nous pardonner si parfois nous nous laissons aller à l'inclination qui nous porte de leur côté.
Mais, nous le répétons, nous n'embrassons aucun des deux partis ; nous voulons seulement [4] faire voir comment l'un et l'autre se recrutent naturellement, et par la seule force des choses: nous voulons faire remarquer comment chacun d'eux accroît sa puissance, et diminue celle de son ennemi. Lorsque tous les deux connaîtront bien leurs moyens respectifs, la guerre se fera d'une manière plus franche, et chacun pourra mieux s'opposer aux efforts de son adversaire. Nous ne pouvons pas nous dissimuler cependant que le parti des mangeurs a toujours été plus fort et plus rusé que le parti contraire: un loup est plus habile qu'un mouton; un renard en sait plus qu'une poule. Il est donc possible que nos idées ne soient utiles qu'au parti qui en a le moins besoin; s'il en est ainsi, nous nous trouverons heureux d'avoir quelques droits à sa reconnaissance.
C'est une loi de la nature que tous les individus du règne végétal et du règne animal tendent à se multiplier dans une progression toujours croissante. Un grain de blé peut en produire trente : chacun de ces trente peut en produire autant; de sorte que, dans un nombre donné d'années, un grain de blé suffirait pour couvrir la surface de la terre, si tous les germes qui sont produits étaient développés, et si rien n'en arrêtait l'accroissement. De [5] même, un animal quelconque, un renard ou un lapin, par exemple, pourraient couvrir la surface de la terre d'animaux de leur espèce, dans un petit nombre de siècles, s'ils trouvaient toujours de quoi subsister, et si rien,ne les détruisait à mesure qu'ils se multiplient.
Cette loi de la nature est commune à l'homme, comme à tous les êtres qui jouissent de la faculté de se reproduire. Le monde n'existe, dit-on, que depuis six mille ans; cet espace de temps a suffi pour que deux individus de l'espèce humaine aient peuplé la terre. Si aujourd'hui tout le genre humain, moins deux individus, périssait, ces deux individus pourraient suffire encore pour la repeupler. Depuis environ cent cinquante ans, la population des Etats-Unis d'Amérique double tous les vingt-cinq ans: si elle est dans ce moment de douze millions et demi, et si elle continuait à s'accroître dans la même proportion, il ne faudrait pas deux siècles, pour qu'elle fût plus nombreuse que ne l'est aujourd'hui la population du monde entier.
L'accroissement de la population a néanmoins des bornes : plusieurs obstacles peuvent le retarder; il n'en est qu'un qui puisse en arrêter les progrès; il n'en est qu'un qu'il soit [6] impossible de franchir : c'est le défaut des moyens d'existence. Tant que les moyens de vivre s'accroissent, la population se multiplie ; quand ils restent stationnaires, la population reste stationnaire; aussitôt qu'ils diminuent, la population diminue dans la même proportion. Ce phénomène s'observe chez les peuples les plus sauvages et les plus misérables, comme chez les plus civilisés; chez les uns comme chez les autres, la population tend toujours à se mettre au niveau des moyens d'existence, ou à les dépasser. Il parait même que plus un peuple est ignorant et misérable, plus il a de tendance à s'accroître au-delà de ce que le sol peut nourrir. Un sauvage, étant naturellement imprévoyant, s'abandonne à ses inclinations sans se mettre en peine si ses enfans trouveront ou ne trouveront pas les moyens de vivre. Un homme civilisé met plus de calcul dans ses actions; il réprime ses désirs, quand il prévoit qu'il ne peut les satisfaire qu'en faisant son malheur ou celui d'autrui.
Dans l'intérieur de l'Amérique, on peut parcourir des forêts immenses sans rencontrer un seul individu. Dans les parties dont le climat est moins rigoureux, et où par conséquent des animaux peuvent vivre, on trouve quelques [7] tribus peu nombreuses qui existent des faibles secours que leur fournit la chasse. Les tribus sont moins rares sur les bords des lacs et des fleuves, parce que le poisson est plus abondant que le gibier. Cependant tous ces sauvages sont extrêmement misérables, et leur nombre est toujours aussi grand que peut le supporter l'état du pays dans lequel ils se trouvent. Quand les moyens que la chasse et la pêche leur fournissent viennent à leur manquer, ils mangent des araignées, des œufs de fourmis, des vers, des lézards, des serpens, et une espèce de terre onctueuse. Ils conservent les os des poissons et des serpens, les mettent en poudre et les dévorent; quelquefois ils restent deux ou trois jours sans rien manger, ou ils mangent leurs enfans; quelquefois aussi des tribus entières périssent par la famine ou par les maladies qui en sont la suite.
Dans les pays que le despotisme a dévastés, en Syrie, en Egypte, partout où les Turcs se sont établis, la population, quelque peu nombreuse qu'elle soit, comparativement à l'étendue du pays, est aussi considérable que peuvent le permettre les moyens d'existence qu'il est possible d'y produire. C'est en attaquant les sources de la production que les Turcs font [8] disparaître les hommes de ce pays, et le transforment en désert. «Partout, dit un voyageur philosophe, les paysans sont réduits au petit pain plat d'orge ou de doura, aux ognons, aux lentilles et à l'eau. Leurs organes se connaissent si peu en mets, qu'ils regardent de l'huile forte et de la graisse rance comme un manger délicieux. Pour ne rien perdre du grain, ils y laissent toutes les graines étrangères, même l'ivraie, qui donne des vertiges et des éblouissemens pendant plusieurs heures, ainsi qu'il m'est arrivé de l'éprouver dans les montagnes du Liban et de Nablons : lorsqu'il y a disette, ils recueillent les glands de chêne; et, après les avoir fait bouillir ou cuire sous la cendre, ils les mangent.
» Dans les cantons ouverts aux Arabes, tels que la Palestine, il faut semer le fusil à la main. A peine le blé jaunit-il, qu'on le coupe pour le cacher dans les matmoures, ou caveaux souterrains. On en retire le moins que l'on peut pour les semences, parce que l'on ne sème qu'autant qu'il le faut pour vivre ; en un mot, l'on borne toute l'industrie à satisfaire les premiers besoins. Or, pour avoir un peu de pain, des ognons, une mauvaise chemise bleue et un pagne de laine, il ne faut pas la porter bien loin, Le paysan vit [9] donc dans la détresse, mais du moins il n'enrichit pas ses tyrans; et l'avarice du despotisme se trouve punie par son propre crime.[2] »
Si, dans les pays soumis à des gouvernemens despotiques, la population s'abaisse à mesure que les moyens d'existence diminuent, et si elle se met ainsi au niveau des subsistances; dans les pays où les hommes jouissent d'un gouvernement qui les protége, et qui laisse ainsi prendre à l'industrie humaine tous les développemens dont elle est susceptible, la population s'élève graduellement à mesure que la terre devient plus productive, et se met encore au niveau des moyens d'existence. C'est un fait qu'on a remarqué chez les premiers peuples civilisés, comme chez les derniers : partout on a vu un certain nombre d'individus qui n'avaient que les choses absolument nécessaires pour exister, et qui tendaient toujours à se multiplier au-delà des moyens qu'ils avaient pour vivre ; partout on à vu une classe de malheureux qu'on a toujours vainement tenté de secourir, parce qu'à mesure qu'on leur a donné [10] des secours, ils se sont multipliés dans la proportion des secours qu'on leur a donnés.
Il est difficile, nous pourrions même dire impossible, que les choses soient autrement. Cent mille individus peuvent doubler en nombre, dans un espace de temps donné, tout aussi-bien que deux mille; et il n'y a pas. de terme auquel l'espèce humaine perde la faculté de se reproduire. La population tend donc à s'accroître dans une progression géométrique: si la population des États-Unis d'Amérique, par exemple, était de douze millions et demi, et si elle continuait à s'accroître dans la proportion qu'elle a suivie jusqu'ici, elle serait de vingt-cinq millions dans vingt-cinq ans, de cinquante millions dans cinquante ans, de cent millions dans soixante-quinze ans, de deux cents millions dans cent ans, et de trois milliards deux cents millions dans deux cents ans. Mais, quelque fertile que soit le pays, et quelle que soit l'industrie des habitans, il est impossible que les moyens d'existence se multiplient dans même la proportion. En supposant qu'un peuple possède toute l'activité et toute la capacité imaginables, c'est aller au-delà du possible que d'admettre qu'il peut à l'infini accroître les produits de son sol, dans une proportion arithmétique.
[11]
Ainsi, la population tend à s'accroître dans cette proportion .-1,2,4,8, 16,32,64, 128, 256; tandis que les moyens de subsistances ne peuvent s'accroitre que dans celle-ci : 1,2,5, 4, 5, 6, 7, 8, 9; et encore arrive-t-on à un terme où tout accroissement ultérieur devient impossible. Il faut donc que l'excédent de population, dont la prudence ou d'autres causes ne préviennent pas l'existence, périsse de misère où des maux qu'elle enfante; puisqu'il est impossible que l'accroissement de la population marche d'un pas plus rapide que l'accroissement des moyens d'existence.
A la vérité, il existe chez tous les peuples un certain nombre d'individus qui consomment plus de choses qu'il ne leur en faudrait pour exister : si donc ces individus se réduisaient à ce qui leur est strictement nécessaire pour vivre, la population s'accroîtrait au moyen de ce qui serait retranché de leurs consommations habituelles, sans que la somme des moyens d'existence eût été augmentée. Mais alors il, arriverait que la moindre diminution dans les subsistances serait une calamité publique, et que ce qui produit une disette ou une simple augmentation dans le prix des grains, produirait une famine, et réduirait la population au [12] point où elle serait restée, si chacun eût conservé la faculté de retrancher quelque chose de ses consommations. C'est ce qu'on remarque dans la Chine : une grande' partie du peuple ne consomme que ce qui lui est absolument nécessaire; aussi, quoique ce pays soit le mieux cultivé de la terre, les famines y sont très-fréquentes, parce que la moindre diminution dans les récoltes peut les produire.
La population a une telle tendance à s'élever au niveau des moyens d'existence, que les calamités les plus terribles qui attaquent l'espèce humaine, sans porter une atteinte considérable à la production des choses nécessaires à la vie, ne produisent que des effets de peu de durée. De tout temps, l'Afrique a été le pays où les peuples des autres parties de la terre ont acheté des esclaves; dans ce pays, les parens vendent leurs enfans pour peu de chose à des hommes qui les exportent: ce commerce a couvert l'Amérique de nègres, et cependant il ne paraît pas que l'Afrique soit moins peuplée qu'elle l'était il y a plusieurs siècles.- La peste fait des ravages continuels chez les peuples orientaux, et cependant ces peuples sont aussi nombreux que le permet l'état misérable dans lequel le despotisme a plongé toute espèce d’industrie.
[13]
« Les effets de l'effroyable peste qui eut lieu à Londres, en 1666, dit le savant et profond auteur de l’Essai sur les principes de la population, ne furent plus perceptibles quinze ou vingt ans après. On peut douter même si la Turquie et l'Egypte sont généralement moins peuplées à cause des pestes qui les ravagent périodiquement. Si le nombre d'habitans que ces pays renferment est moins considérable qu'il le fut autrefois, on doit l'attribuer à la tyrannie et à l'oppression des gouvef nemens sous lesquels ils gémissent, et au découragement que l'agriculture en a ressenti, plutôt qu'aux pertes que la peste leur fait éprouver. Les traces des famines les plus destructives dans la Chine, dans l'Indostan, dans l'Egypte et dans tous les autres pays, sont, suivant tous les rapports, bientôt effacées; et les plus terribles convulsions de la nature, telles que les éruptions volcaniques, les tremblemens de terre, si elles n'arrivent pas assez fréquemment pour emporter les habitans ou pour détruire leur esprit d'industrie, ne produisent jamais que de faibles effets sur la population ordinaire des états. »[3]
[14]
On peut dire des guerres ce que nous disons de la peste et de la famine : quelque grand que soit le nombre de soldats qu'elles détruisent, les pertes quelles font éprouver à la population sont bientôt réparées, si elles n'attaquent pas la source des subsistances. La Belgique a été presque de tout temps le théâtre de la guerre; cependant elle a toujours été également peuplée. La France a été en état de guerre depuis le commencement de la révolution; elle a perdu, sur les champs de bataille ou dans les hôpitaux, un nombre incalculable de ses habitans; un nombre fort considérable encore a péri par l'émigration ou par les proscriptions, et cependant elle est plus populeuse aujourd'hui qu'elle ne l'était quand la révolution a commencé : elle n'a pas été plus épuisée par la conscription, que l'Afrique par la traite des nègres. La cessation de la guerre (si toutefois on peut dire que la guerre a cessé quand on paye des tributs ) n'augmentera pas la population d'un seul individu, si les impôts restent les mêmes, ou si les moyens d'existence ne prennent aucun accroissement. ïl y aura peut-être moins de décès; mais il y aura aussi moins de naissances.
Puisque l'accroissement des moyens [15] d’existence amènent toujours un accroissement de population, et que la population décroît à mesure que les moyens de vivre diminuent, il suffit d'examiner comment les subsistances se distribuent parmi les diverses classes d'hommes, pour savoir dans quelles proportions chacune de ces classes se fortifie ou s'affaiblit. Supposons que la France ait vingt-cinq millions d’habitans, et que l'Angleterre n'en ait que douze. Si les Anglais trouvent le moyen d'enlever annuellement à la France, sous une forme ou sous une autre, de quoi faire exister trois millions d'individus, la population française décroîtra d'un pareil nombre, et la partie de la nation anglaise, qui profitera des tributs, s'accroîtra d'autant, à moins que ces tributs ne soient dissipés en vaines profusions. Le peuple qui paye un tribut perd donc par cela même un nombre d'hommes égal à celui que ce tribut aurait fait exister; et en s'affaiblissant ainsi, il se rend plus incapable de résister à ceux qui voudront exiger de lui des tributs plus considérables encore. Au contraire, le peuple qui en a rendu un autre tributaire, se rend comparativement plus fort de tout ce qu'il fait perdre au peuple assujetti, et en outre de l'accroissement de population que peut produire [16] chez lui la distribution des tributs qu'il se fait payer.
La forme dans laquelle un tribut est levé ne change rien à la question : qu'on exige des subsistances en nature, ou une contribution en argent, c'est au fond la même chose, puisque les contribuables, ou, ce qui est la même chose, les tributaires ne peuvent se procurer de l'argent qu'en vendant leurs subsistances, et que ceux à qui ils la donnent ne peuvent s'en servir1 utilement qu'en l'employant à acheter les choses qu'ils croiront utiles à leur bien-être ou à leur sûreté. Des troupes cantonnées chez un peuple et vivant à ses dépens, produisent les mêmes effets qu'un tribut emporté chez un peuple conquérant. Celui-ci n'étant plus obligé de distraire de ses moyens d'existence ce qui était nécessaire à ses armées, s'accroît de tout ce qu'il n'est plus obligé de leur donner. Le peuple tributaire, au contraire, étant obligé de distraire de ses subsistances tout ce qu'il faut pour faire subsister une armée d'occupation, s'affaiblit ou décroît dans la même proportion.[4]
[17]
Nous pouvons appliquer à deux villes, à deux villages ou même à deux familles, les raisonnemens que nous venons de faire relativement à deux nations : la loi de l'accroissement ou du décaissement de la population est la même pour tous les individus de l'espèce ; elle est la même pour les peuples chasseurs que pour les peuples pasteurs, pour les peuples guerriers ou barbares, que pour les peuples agricoles ou commerçans. Si une ville de France était obligée de distribuer annuellement la moitié de ses moyens d'existence à une autre ville, il faudrait bien qu'elle perdît la moitié de ses habitans; et si la ville qui profiterait du tribut ne s'accroissait pas dans la même proportion, ce serait parce que la distribution du tribut ne serait pas sagement faite.
Si, au lieu de supposer qu'une ville est tributaire de l'autre, et lui fournit annuellement une partie de ses moyens d'existence, nous supposons que le tribut continue, mais que les tributaires et les hommes qui vivent du tribut se réunissent dans une même ville ou sur un [18] même territoire, il est évident que l'effet sera le même: les individus obligés de donner une partie de leur subsistance, diminueront dans la proportion de ce qu'ils seront obligés de donner; ceux qui en profiteront s'accroîtront dans la même proportion. Pour rendre ceci plus sensible, prenons pour exemple la ville de Paris. Supposons que, toutes les choses nécessaires à la vie pouvant y pénétrer sans payer d'impôt, il soit possible d'y élever une famille au moyen de trois mille francs par année; il est à peu près sûr que toutes les personnes qui jouiront de ce revenu au moyen de leur industrie ou de leurs capitaux, s'établiront, et que ceux qui n'en jouiront pas seront .obligés de vivre dans le célibat, et mourront sans avoir laissé de descendans. Si nous supposons maintenant qu'au lieu de laisser entrer librement les subsistances, on les soumet à un impôt qui en double le prix, il est clair qu'il faudra, pour élever une famille, six mille francs au lieu de trois mille. Tous ceux qui n'auront point ce revenu devront s'abstenir du mariage, et ceux qui seront déjà établis ne pourront plus élever leurs enfans. La partie de la population industrieuse ou propriétaire décroîtra donc à mesure que les impôts élèveront le prix des subsistances; et, si [19] ces impôts sont distribués a des courtisans, à des gens à places, à des moines, à des états-majors ou à des mendians, la race de ceux-ci s'accroîtra du nombre que perdra la classe industrieuse ou propriétaire.
Ces propositions nous paraissent évidentes par elles-mêmes; -cependant, si la vérité pouvait en être révoquée en doute, l'expérience viendrait à notre secours pour la confirmer. Aucun peuple n'a" su, autant que le peuple romain, fonder son existence sur le brigandage : avant qu'il eût asservi la plus grande partie des nations connues, il avait rendu tous les petits peuples de l'Italie ses tributaires. Or ces peuples, si nombreux lorsqu'ils luttaient contre la tyrannie romaine, et qu'une partie de leur population périssait en défendant son indépendance, avaient presque entièrement disparu vers la fin de la république. Les guerres les plus cruelles n'avaient pu détruire leur prospérité ; les tributs ou les impôts rendirent leur pays désert, et à leur place s'éleva cette populace romaine qui devint si terrible dans les mains de Marius et de César.
L'Angleterre nous offre un exemple plus éclatant encore de ce que peut une distribution forcée ou mal entendue des moyens [20] d’existence. Les monastères anglais, comme les monastères de tous les pays, avaient créé dans leurs environs un nombre assez considérable! de mendians. Lorsque la destruction en eut été prononcée, il fallut songer à faire vivre cette populace paresseuse, à laquelle la charité monacale avait donné naissance. Il fut établi, sous la reine Elizabeth, que chaque commune nourrirait ses pauvres : une taxe fut donc établie sur tous les propriétaires, et dès ce moment les individus qui n'avaient pas de quoi exister ou de quoi faire exister une famille, purent se multiplier sans craindre de voir périr de misère les enfans auxquels ils donnaient le jour. De leur côté, les cultivateurs, obligés de donner aux pauvres une partie de leur subsistance, durent se marier avec plus de circonspection, puisqu'ils n'eurent plus la certitude de pouvoir élever leurs enfans avec la même facilité. La taxe pour les pauvres, en effet, ne faisait pas venir un grain de blé de plus dans le pays, et puisqu'elle devait nécessairement augmenter la population nécessiteuse, il fallait bien qu'elle diminuât la population qui pouvait vivre des produits de ses propriétés ou de son travail.[5]
[21]
La taxe pour les pauvres a produit l'effet qu'on devait naturellement en attendre : elle a soulagé momentanément quelques malheurs individuels, mais elle a étendu la pauvreté sur une plus grande surface; elle a créé un plus grand nombre de misérables; elle a accablé d'impôts les agriculteurs ou les propriétaires, et elle a arrêté, ou au moins retardé l'accroissement de la partie industrieuse de la population. Les hommes laborieux qui ne gagnaient que ce qui leur était nécessaire pour vivre et pour élever leur famille, sont tombés dans la classe des pauvres, et ont été obligés de recourir à la taxe créée pour faire subsister ces derniers. Cette taxe n'ayant augmenté en rien les moyens de subsistance du pays, a jeté sur le marché un plus grand nombre d'acheteurs, puisqu'elle a donné aux pauvres qu'elle a créés, les moyens d'acheter les choses nécessaires à la vie :le prix des subsistances s'est élevé par la concurrence des acheteurs, et ceux qui auparavant avaient de quoi exister, n'ont plus trouvé le moyen de vivre qu'en ayant recours à la taxe.
[22]
Au commencement du dix-huitième siècle, en 1700, le nombre des pauvres s’élevait, en Angleterre, à cinq cent soixante-quinze mille; c'est-à-dire, que cette classe ne faisait pas tout-à-fait la dixième partie de la population. La taxe qui leur était accordée était de 700,000 livres sterling, environ dix-huit millions huit cent mille francs. Le nombre des pauvres s'est graduellement augmenté, et il a fallu augmenter, dans la même proportion, la taxe qui leur était accordée. En 1814, les pauvres faisaient la cinquième partie de la population;[6] la taxe s'était déjà élevée de dix millions huit cent mille francs, à seize millions sterling, ou à trois cent quatre-vingt-quatre millions de francs. Depuis 1800 jusqu'à 1814> la population d'Angleterre s'est accrue d'un million, et ce qu'on croira difficilement, c'est que la classe des pauvres est la seule qui se soit ainsi multipliée; la classe qui peut vivre du produit de son industrie ou de ses propriétés, obligée de livrer aux pauvres ses moyens d'existence, non-seulement ne s'est point accrue, mais elle a même [23] diminué, ainsi que nous le verrons bientôt.[7]
On croira peut-être qu'un pays dans lequel on donne régulièrement aux pauvres trois cent quatre-vingts millions de francs toutes les années, est un pays où tout le monde vit également à l'aise; mais point du tout. Il y a, proportion gardée, plus de misérables en Angleterre que dans tout autre pays. La loi qui établit une tàxe pour les pauvres, bien loin de diminuer le nombre des malheureux, ne fait au contraire que l'accroître; elle est tout à la fois une calamité pour les familles qu'elle fait naitre, et pour les cultivateurs ou pour les propriétaires qu'elle atteint. On a voulu constater en effet, il y a deux ans, l'état des ouvriers pauvres ou de leur famille, et l'état des agriculteurs qui paient la taxe, et il est résulté des [24] recherches qu'on a faites, que la somme énorme à laquelle se montait cette taxe, sans avoir soulagé sensiblement la classe pauvre, écrasait l'agriculture. Comme les faits se font toujours mieux entendre que les théories, on nous pardonnera de citer quelques exemples à l'appui de nos raisonnemens.
En 1816, le comité d'agriculture, voulant connaître les ressources agricoles du pays, a adressé à tous ses correspondans une circulaire dans laquelle il leur a posé neuf questions. Au nombre de ces questions était la suivante: Quel est l'état des ouvriers pauvres., et quelle est la proportion de la taxe des pauvres, comparée à celle des années 1811 et 1812? Sur cette question, deux cent soixante-treize lettres ont été écrites des divers comtés de l'Angleterre. De ces deux cent soixante-treize lettres, deux cent trente-sept annoncent que la classe pauvre manque de travail; et, au nombre de ces deux cent trente-sept, il en est cent une qui s'étendent sur ce défaut de travail, et qui dépeignent, en termes plus ou moins énergiques, la misère et la détresse qui en résultent. Quelques-unes annoncent que l'état des pauvres est tellement misérable, qu'il devient alarmant.[8]
[25]
Un propriétaire écrit du Cambridgeshire qu'il est effrayé de l'étendue du mal, et qu'il le croit trop profondément enraciné pour être aisément guéri. Les bandes de pillards et de braconniers, dit-il, s'accroissent d'une manière alarmante; les murmures et les plaintes des ouvriers demi-affamés (half-starved) s'accroissent dans la même proportion.[9] Un autre propriétaire écrit de la même province que le sort des ouvriers pauvres est affligeant. Un troisième, que leur état est véritablement déplorable : cet état, dit-il, est causé par le défaut d'occupation; ils cherchent de l'emploi, mais les fermiers ne peuvent leur en donner.[10]
L'état des pauvres et de la classe ouvrière, écrit-on du Herefordshire, est pire que je ne l'ai jamais vu, et chaque semaine il devient de plus en plus déplorable, parce que les moyens des fermiers diminuent.[11]
J. Boys écrit du comté de Kent, que l'état des ouvriers pauvres est pire que ce qu'il se [26] souvient de l'avoir vu. Dans la paroisse d'Ash, ajoute-t-il, dans laquelle je suis propriétaire et tenancier, l'officier de la paroisse m'a dernièrement informé que quarante-six ouvriers s'étaient adressés au comité pour avoir du travail ou de l'argent, et qu'on avait été obligé de secourir le plus grand nombre.[12]
W. Whiteside écrit du Lancashire en ces termes : L'état des ouvriers pauvres est tel, qu'un grand nombre parcourent le pays pour trouver du travail; mais c'est en vain, les fermiers qui ont de l'ouvrage à faire, n'ont pas le moyen de les payer; cela fait qu'un grand nombre, qui autrefois auraient rougi de penser à recevoir des secours publics, tombent à la charge de la paroisse.[13]
John Buckley écrit du Leicestershire : La condition des ouvriers pauvres, causée par la pauvreté des fermiers, et conséquemment par le défaut de travail, est incontestablement pire que ce qu'elle était lorsque le blé se vendait le double de ce qu'il se vend aujourd'hui : ils sont tous plus ou moins à la charge de leurs [27] paroisses; la taxe des pauvres est généralement aussi élevée, dans plusieurs paroisses elle est même plus élevée qu'elle ne l'était en 1811 et en 1812.[14]
Thomas Pilley écrit du Lincolnshire que les ouvriers pauvres, autrefois si utilement employés, meurent maintenant de faim (are now starving) à défaut d'occupation. Les taxes, continue-t-il, peuvent encore être levées, mais elles ne pourront être long-temps payées. Les fermiers, au lieu d'employer ou d'assister les pauvres, auront bientôt besoin d'être eux-mêmes employés ou assistés; et, je suis fâché de le dire, c'est ce qui dans ce moment arrive à un grand nombre.[15] Un autre écrit de la même province : La prison du comté est remplie de débiteurs insolvables, et les maisons de travail offrent un misérable asile à de pauvres familles qui naguère aidaient à supporter les charges de leurs paroisses.[16]
Le nombre des misérables ou des vagabonds est doublé dans quelques parties du comté de [28] Monmouth, suivant une lettre d'Edward Berry.[17] Dans le Norfolk, la misère ne paraît pas moins grande. L'état actuel des ouvriers pauvres, écrit John Thurtell, est véritablement affligeant; il est pire que nous ne l'avons jamais vu. Un grand nombre de ces malheureux, jouissant d'une parfaite santé, sont obligés d'implorer les secours de la paroisse dans le canton de Mutford et Lothingland, dans lequel je réside. Les admissions dans la maison de travail, depuis la Saint-Michel dernier, ont été plus nombreuses qu'à aucune autre époque où le prix du blé était plus élevé, et toutes les semaines elles s'accroissent à un degré alarmant. Nous sommes obligés d'accorder des secours, hors de la maison de travail, à beaucoup d'ouvriers en bonne santé, parce que nous ne pouvons pas les.employer.[18]
Samuel Taylor écrit du même comté en ces termes: Quant aux pauvres, je puis dire avec vérité que leur situation est un des caractères les plus alarmans de cette malheureuse époque. La nécessité d'en disposer et de les maintenir demande l'attention la plus profonde de la [29] législature. La maison de travail des cantons de Loddon et de Clavering est entièrement remplie, n'ayant pas moins de quatre cents pauvres; et lundi 1g, cent cinquante ouvriers ( tous robustes, actifs, voulant, mais ne pouvant pas se procurer du travail ) se sont présentés pour obtenir des secours.[19] L'état des ouvriers pauvres, écrit un riche propriétaire du même comté, est aussi misérable qu'en 1811 et en 1812, quoique les taxes des pauvres soient beaucoup plus élevées que dans ces années.[20] Un troisième s'exprime dans des termes bien plus remarquables : Soyez assurés, dit-il, que si des mesures ne sont point promptement prises, le produit du sol ne sera plus suffisant pour nourrir les pauvres qui l'habitent. La paroisse de Carbrooke, contenant environ cinq cents âmes, est annuellement chargée de huit cents à neuf cents livres sterling (environ deux cent mille francs ) pour la taxe de ses pauvres.[21]
Edward Martin écrit du Northamptonshire, que les ouvriers pauvres n'ont jamais été depuis vingt-cinq ans dans un état aussi misérable. [30] Un grand nombre de jeunes gens, dit-il, vont de maison en maison demander de l'ouvrage, et ils sont payés partie par celui qui les emploie, êt partie par l'inspecteur ou le surveillant des pauvres.[22]
Un habitant du Sommerset, Richard Loke, écrit que la taxe des pauvres, dans sa paroisse, s'élevait à quatre cent soixante-deux livres sterling en 1811; qu'elle s'éleva à cinq cent soixante-dix livres sterling en 1815 ; et cette année, ajoute-t-il ( en 1816 ), elle s'élève à sept cent vingt-trois livres sterling.[23] Le blé étant beaucoup moins cher en 1816 qu'en 1811, et la taxe des pauvres ayant presque doublé, on devrait croire que ces pauvres ont été beaucoup plus à leur aise; mais ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Les pauvres se sont multipliés plus rapidement que les taxes, et ils ont été plus misérables peut-être qu'ils ne l'étaient auparavant. Les ouvriers pauvres, dit M. Richard Loke que nous venons de citer, ont beaucoup de peine à se procurer du travail, même à un prix très-bas, et ils sont dans un état qui [31] n’est pas loin de la famine: They are in a state little short of starvation.[24]
Dans le Suffolk, les pauvres ne sont pas dans une situation beaucoup plus heureuse. John Tomson écrit de cette province qu'un des symptômes de décadence les plus alarmans est l'état des ouvriers pauvres. Beaucoup, dit-il, sont sans emploi, parce que les maîtres ne sont pas en état de leur payer leur travail. Que faut-il donc faire? On ne peut pas les laisser mourir de faim. On les envoie travailler sur les routes, et ils sont soutenus par la taxe des pauvres.[25] Studd écrit du même comté, que dans son voisinage l'état des pauvres est lamentable; que ne pouvant pas les faire travailler à l'agriculture, on les fait travailler sur les routes; que dans quelques paroisses on les trouve par dix, vingt, trente et jusqu'à soixante-dix; que cependant depuis 1811 jusqu'à 1815, la taxe des pauvres s'est accrue du tiers.[26]
Robert Fuller écrit de la même province : Si l'on n'y apporte un prompt remède, les pauvres [32] ne pourront plus être soutenus ni par ce qu'ils gagneront, ni par le moyen de taxes; ils ne peuvent déjà plus l'être par ce qu'ils gagnent, et ils s'accroissent de telle manière tous les jours, que je crains que les taxes ne puissent bientôt plus leur suffire; et lorsque les pauvres ne trouveront plus de travail, et que les fermiers ne pourront plus leur payer de taxes, les conséquences en seront terribles.[27] Du comté de .Surrey, Thomas Page écrit que les ouvriers de son voisinage sont dans un état de pauvreté qu'il n'avait jamais vu auparavant. Il annonce que plusieurs vivent au moyen de la taxe des pauvres, et plusieurs par leurs déprédations nocturnes. Cependant, depuis 1812, cette taxe a été augmentée d'un cinquième.[28]
Nous bornerons ici nos citations : ceux qui ne seront pas convaincus de l'état de détresse dans lequel se trouve la classe ouvrière en Angleterre, pourront consulter le recueil que nous venons de citer : ils y en trouveront une preuve plus complète.
Les trois cent quatre-vingts millions qu’on [33] donne annuellement aux pauvres, bien loin de diminuer le nombre des misérables, n'a donc fait que l'augmenter. La taxe des pauvres, nous le répétons, n'a pas multiplié les moyens d'existence; elle les a déplacés. La partie de la population qui en a profité s'est accrue en conséquence, et elle est arrivée jusqu'au point où la misère ne lui a plus permis de se multiplier. La partie de la population qui a donné une partie de ses moyens d'existence a dû s'affaiblir, ou du moins rester stationnaire. Comparativement à ce qu'était celle-ci, lorsqu'elle a commencé à payer la taxe, elle peut ne pas avoir décru : mais comparativement à la classe qui vit sur elle, elle s'est excessivement affaiblie, puisque dans l'origine elle était dans la proportion de dix à un, et qu'elle est aujourd'hui dans la proportion de cinq ou même de trois à un.
Ce qui doit nous étonner, ce n'est pas que la classe pauvre se soit multipliée jusqu'au point où elle se trouve; c'est que la multiplication n'ait pas été plus rapide, et que tous les produits du sol de l'Angleterre n'aient pas été déjà absorbés par les pauvres. Si depuis que la taxe est établie, elle avait en effet alimenté les pauvres d'une manière tolérable, ceux qu’elle [34] aurait nourris couvriraient déjà la surface du sol; et ce n'est qu'à la parcimonie et à la dureté avec lesquelles elle a été accordée, que les Anglais doivent de n'avoir pas été entièrement envahis par une immense multitude de mendians.
« Le faible secours accordé aux personnes qui sont dans la misère, dit Malthus, la manière insultante et capricieuse avec laquelle ce secours est donné par les inspecteurs, et la fierté naturelle à l'homme, non encore entièrement éteinte chez les paysans anglais, ont détourné la partie la plus vertueuse et la mieux pensante d'entre eux, de se marier avant d'avoir, pour élever leur famille, de meilleures ressources que l'assistance de leurs paroisses. Le désir de rendre notre condition plus douce, et la crainte de la rendre pire, comme le vis mediatrix naturae en médecine, sont le vis mediatrix rei-publiae en politique, et tendent continuellement à arrêter les désordres qui naissent de nos étroites institutions. En dépit des préjugés en faveur de la population, et des encouragemens directs que donnent au mariage les lois des pauvres, ces deux sentimens opèrent comme un obstacle préventif à l'accroissement de la [35] population; et il est heureux pour ce pays qu'il en soit ainsi.
« Mais, ajoute le même écrivain, outre cet esprit d'indépendance et de prudence qui prévient la fréquence des mariages, malgré l'encouragement qui résulte des lois des pauvres, ces lois elles-mêmes sont un obstacle qui n'est pas peu considérable, et elles détruisent ainsi d'un côté ce qu'elles créent de l'autre; chaque paroisse, étant obligée de nourrir ses propres pauvres, craint naturellement d'en voir augmenter le nombre; et en conséquence, les propriétaires sont bien plus portés à détruire qu'à élever des chaumières (cottages), à moins qu'ils n'aient un besoin réel et pressant d'ouvriers. Ce défaut de chaumières est un obstacle puissant au mariage, et cet obstacle est probablement la principale raison pourquoi nous avons été capables de suivre le système des lois des pauvres pendant si long-temps.
» Ceux que ces causes n'empêchent pas de se marier, reçoivent de faibles secours dans leurs maisons, où ils souffrent toutes les conséquences qui naissent d'une sale pauvreté, ou bien ils sont réunis et enfermés dans des maisons de travail malsaines, où règne toujours, surtout parmi les enfans, une grande mortalité. Le [36] compte effrayant qui a été rendu par Jonas Hanway, du traitement des pauvres à Londres, est bien connu; et il paraît, d'après M. Howlet, et d'après d'autres écrivains, que, dans plusieurs autres parties de ce pays, leur situation n'est pas de beaucoup meilleure. Une grande partie de l'excès de population produit par les lois sur les pauvres, est ainsi emportée par l'effet même de ces lois, ou du moins par leur mauvaise exécution. La partie qui survit, exigeant que les subsistances destinées à la continuation du travail soient divisées entre un nombre plus grand que celui qu'elles peuvent naturellement faire exister, et ravissant une part considérable de ces subsistances aux ouvriers laborieux et économes, pour alimenter les fainéans ou les intempérans, rend plus dure la condition de ceux qui sont hors des maisons de travail, les oblige à y entrer toutes les années, et produit ce mal excessif dont nous nous plaignons avec tant de justice, ce nombre immense d'individus qui vivent sur la charité publique.[29] »
La population s'élevant toujours au niveau [37] des moyens de subsistance, comme nous l'avons dit, la manière dont ces moyens s'accroissent, n'en change pas les effets. Ainsi, qu'on livre à une classe d'individus les moyens de vivre ou sous le titre d'aumône, ou sous le titre de salaire, ou sous le titre de traitement, ou sous le titre de récompense, le nom ne fait rien à la chose: cette classe se multiplie dans la proportion des subsistances qui lui sont fournies. Plus on lui en donne, plus elle devient nombreuse, exigeante, insatiable. Si c'est une classe de gens à places, elle suit dans son accroissement exactement la même progression que nous avons remarquée dans la classe des pauvres. Elle n'encombre pas d'ouvriers les maisons de travail; mais, ce qui est bien pire, elle encombre les bureaux de surnuméraires, et les antichambres de valets ou de courtisans.
Que l'on crée une place et qu'on y attache un revenu suffisant pour faire vivre une famille, aussitôt il se présentera un oisif pour la remplir, et un père disposé à lui donner sa fille. Voilà déjà une pépinière de gens à places. Les enfans arrivent, et comme ils ne peuvent pas tous croître et multiplier sous le toit paternel, il faut bien-qu'on s'occupe de leur trouver des postes dans lesquels ils puissent vivre eux et les [38] descendans de chacun d'eux. C'est bien pire, si la place créée donne à celui qui doit l'occuper quelque crédit ou quelque influence. Alors, ce n'est pas seulement celui-ci qui engendre des gens à places, ce sont ses frères, ses neveux, ses cousins, ses arrière-petits-cousins. Il faut d'abord placer tous ces gens-là, et si parmi eux il se trouve des filles sans dot à marier, il faut trouver des hommes sachant lire et écrire, qui veuillent bien s'en charger moyennant une place.[30]
En Angleterre, les gens à places ou à pensions se sont recrutés dans une portion presque égale à celle des pauvres. Lorsqu'un individu rend à la caste quelque service signalé, on lui donne sur-le-champ les moyens de vivre dans l'opulence ; et, s'il a des descendans, il est convenu qu'on doit donner à chacun d'eux les moyens d'élever une famille. La multiplication des gens à places est déjà par elle-même une chose fort précieuse; mais la multiplication des individus qui peuvent protéger les gens à places [39] est une chose qui n'a point de prix; c'est la création d'une race presque divine. Qu'un chef d'armée se montre habile, soit à maintenir les tributaires dans la soumission, soit à en multiplier le nombre, en asservissant quelque peuple étranger, aussitôt les richesses pleuvent sur lui et sur les siens; on cherche, par tous les moyens, à multiplier une race si précieuse; on dote ses frères, ses sœurs; on crée des places pour leurs enfans, et on les dresse pour leur faire faire le même métier. En suivant ce système, les gens à places se sont multipliés au point de consommer à eux seuls la moitié des produits du sol et de l'industrie du pays.[31]
Lorsqu'une multitude excessive de pauvres et de gens à places absorbe, sous quelque forme que ce soit, la subsistance de la classe industrieuse ou propriétaire; lorsque les tributs sont arrivés au point qu'on ne peut plus les accroître sans danger, et qu'ils emportent la meilleure part des profits des capitaux, il se présente un autre moyen d'augmenter les dépenses; [40] c’est de consommer les capitaux eux-mêmes, et d'en faire payer les intérêts aux hommes laborieux : cela s'opère au moyen de ce qu'on appelle le crédit publie, ou au moyen du système des emprunts, système qui peut devenir le plus terrible des fléaux, quand il est employé régulièrement pour satisfaire à des besoins habituels.
Pour sentir les conséquences de ce système, il suffit d'examiner comment les choses se passent. Un homme, par exemple, possède un capital de cent mille francs. Ce capital, placé dans une entreprise industrielle, lui produit cinq pour cent. Tant que cet homme laissera son capital ainsi placé, il pourra consommer annuellement une somme de cinq mille francs, sans qu'il en coûte absolument rien à personne. Bien loin de là, celui qui fait valoir ce capital, et les ouvriers qu'il emploie, y trouvent un bénéfice, puisqu'il leur fournit le moyen d'exercer leur industrie. Le gouvernement établit un impôt; et, comme tout impôt ne peut être qu'un prélèvement des produits annuels d'une nation, les revenus des capitaux décroissent à mesure que les impôts augmentent. Celui qui, avec un capital de cent mille francs, jouissait de cinq mille francs de rente, [41] ne jouira plus que de quatre, de trois, ou de deux, selon que la partie qu'on lui en prendra sera plus ou moins forte. La partie qui lui sera enlevée ira grossir le revenu des gens à places; et, si, par la diminution de ses revenus, il ne peut plus élever une famille, la classe de ceux-ci pourra en élever une de plus.
Maintenant, si nous supposons qu'un gouvernement se présente, et dise à notre capitaliste : Vos cent mille francs, placés dans une entreprise industrielle, ne vous produisent qu'un revenu de trois mille francs; si vous les retirez des mains de celui qui les fait valoir, et si vous me les donnez, je les consommerai, et je vous paierai une rente annuelle de neuf mille francs; il est évident que cette opération, si elle s'exécute, aura pour effet 1°. de détruire un capital productif, et par conséquent de diminuer d'autant la production ou la matière imposable; 2°. d'accroître les impôts de tout ce qui sera nécessaire pour payer la rente de l'individu qui aura livré son capital; 3°. de faire sortir cet individu de la classe des hommes qui vivent sur leurs propriétés, et de l'enrégimenter dans la classe de ceux qui vivent sur les propriétés ou sur l'industrie d'autrui; 4°. enfin, [42] de lui donner les moyens d'élever un nombre d'enfans plus grand que celui qu'il aurait pu élever, s'il avait continué de vivre sans rien prendre sur les revenus des autres.
Les rentiers ou les pensionnaires, comme les mendians et les gens à places, ne peuvent vivre, en effet, que sur les revenus d’autrui; et, plus la part qu'on leur en donne est grande, plus ils se multiplient, plus ils acquièrent de force pour défendre ou pour se faire donner la part qui leur a été promise. On pourrait considérer les pensionnaires comme ces individus égoïstes et paresseux qui abandonnent leur industrie et livrent une partie de leur fortune, pour s'enrégimenter parmi les gentilshommes : les uns et les autres aspirent également à vivre sur les revenus d'autrui, à rester oisifs tandis que d'autres travaillent pour eux,, et à ne point payer d'impôts, ou, ce qui est la même chose, à s'exempter des charges qui devraient peser sur tous.
L'Angleterre nous offre encore un exemple des excès auxquels un gouvernement peut arriver, en se faisant livrer des capitaux qu'il consomme, et en en payant l'intérêt sur les revenus des propriétaires ou des industrieux. En 1689, époque où Guillaume et Marie montèrent sur [43] le trône, le gouvernement devait 1 million 54 mille 925 livres sterling. Il devait en 1815 la somme de 777 millions 470 mille livres sterling; c'est-à-dire que, dans l'espace d'un peu plus de deux siècles, il avait augmenté sa dette de 776 millions 405 mille 75 livres sterling, ou de 18 milliards 525 millions 721 mille 800 francs. Cette dette produisait en 1815, suivant le chancelier de l'échiquier, 55 millions 973 mille-livres sterling de rente, ou 865.millions 252 mille francs. Or, en supposant que, l'un portant l'autre, chaque individu consomme annuellement en Angleterre une somme de six cents francs, le parti des gens à places n'a pu établir ce tribut sur les propriétaires ou sur lés industrieux de cette nation, sans prévenir ou sans détruire l'existence d'un million et demi de personnes de ces deux classes, et sans créer une armée équivalente de pensionnaires; armée qui, par sa nature, est toujours disposée à soutenir les percepteurs et les dispensateurs des tributs. Le parti des gens à places a donc acquis, par cette seule combinaison, la force relative que peuvent donner près de trois millions d'individus.
Cette multiplication énorme de pauvres, de [44] gens à places et de pensionnaires, tous vivant aux dépens de la classe industrieuse, a produit un résultat digne d’être observé : elle a déplacé les avantages qui résultent de la propriété, et elle a en quelque sorte asservi la population laborieuse, à la population oisive et dévorante qui s'est élevée sur elle. Ce n'est pas, en effet, en cultivant un champ ou en le rendant productif, qu'on jouit des avantages de la propriété; c'est en en percevant et en en consommant les produits. Or, les véritables consommateurs en Angleterre sont les pauvres, les pensionnaires, les salariés, en un mot, tous ceux qui se partagent les produits enlevés aux diverses branches de l'industrie. Si, au moyen des capitaux qu'on place sur une terre, et des travaux qu'on y emploie, on lui fait produire des valeurs, par exemple, pour trois mille francs, celui-là peut se dire propriétaire, qui perçoit cette somme, et qui peut la consommer sans rien donner en échange. Si on exige du cultivateur une somme de mille francs pour faire subsister des pauvres, dès ce moment les pauvres jouissent d'un tiers de sa propriété. Si on exige encore mille francs pour faire vivre, des pensionnaires ou des rentiers, ceux-ci [45] jouissent d'un autre tiers de sa propriété. Enfin, si on lui enlève le dernier tiers pour alimenter des gens à places, la propriété entière disparaît de ses mains, et il ne se trouve plus que le colon ou l'esclave de ceux qui consomment ses produits.
Pour faire voir dans quelle proportion les pauvres se multiplient- en Angleterre, nous avons déjà cité les renseignemens recueillis par le comité d'agriculture ; qu'il nous soit permis d'avoir recours aux mêmes documens, pour faire remarquer l'influence des taxes, quelle qu'en soit la dénomination, sur le sort des propriétaires ou des agriculteurs; ces citations prouveront ce que nous avons déjà avancé, ce qui est d'ailleurs évident par soi-même, que plus les producteurs donnent de leurs produits, plus ils s'affaiblissent, et plus ils donnent de force à ceux qui ne peuvent vivre que sur les revenus d'autrui.
Le comité d'agriculture, au nombre des questions qu'il a adressées à ses correspondans, a placé celle-ci : Existe-t-il des fermes qui aient été réaffermées depuis peu avec une réduction de rente? S'il en existe, quelle est la proportion [46] de la réduction? Sur cette question, deux cent douze lettres ont été écrites des diverses parties du royaume, et toutes ces lettres s'accordent à reconnaître qu'il y a eu réduction dans les prix des baux. Le taux commun de la réduction a été de vingt-cinq pour cent. Dans quelques parties de l'Angleterre, la réduction a été moins considérable; mais dans d'autres elle l'a été bien davantage, et dans quelques-unes les terres ont été abandonnées, parce que les taxes établies pour alimenter les pauvres, les gens d'église, les pensionnaires ou les gens à places, faisaient plus qu'en absorber les produits.
Les lettres reçues par le comité d'agriculture sont classées suivant l'ordre des comtés, et celles qui sont relatives à chaque comté, sont précédées d'un tableau dans lequel on trouve l'indication des fermes qui ont été abandonnées par les fermiers, ou qui sont restées incultes. Le nombre de celles qui sont abandonnées par les fermiers s'élèvent au moins à six cent quarante ou à six cent cinquante, et forment une étendue de terrain immense. On en compte plusieurs que les propriétaires eux-mêmes ne peuvent plus cultiver. Dans le comté de Cambridge, par exemple, des paroisses entières [47] restent sans culture.[32] Dans d'autres comtes, on trouve jusqu'à vingt-quatre fermes, formant une étendue de quatre mille acres, qui sont dans le même cas. Il en est d'autres où l'on trouve neuf mille acres de terre également abandonnés par les fermiers et par les propriétaires.
Mais ce qui prouve surtout l'accroissement prodigieux de la classe des fainéans et des mangeurs, et l'affaiblissement de la classe industrieuse, c'est la détresse des agriculteurs-, et l'impuissance de leurs efforts pour échapper à leur ruine. Pour faire bien connaître l'état dans lequel ils se trouvent, il faudrait rapporter toutes les lettres adressées au comité d'agriculture. Qu on nous permette d'en insérer ici seulement quelques extraits; les passages que nous en rapporterons justifieront quelques-unes des propositions qui précèdent.
M. Macque en écrit du Bedfordhsire : Trois de mes fermes sont actuellement vacantes; une, contenant quatre cent quatre acres; l’autre, [48] quatre cents, et la troisième deux cent cinquante. Je suis obligé de cultiver ces fermes à des frais énormes, pour empêcher qu'elles ne tombent dans un état de dégradation complète. Je paie la taxe de la propriété comme propriétaire et comme tenancier. Je paie les dîmes, la taxe des pauvres, la taxe pour les routes, etc., sans attendre de rien récolter d'une année au moins; et les produits que je puis attendre pour l'avenir, seront, je le crains, au-dessous des charges que je suis obligé de supporter. J'ai perdu en outre seize cents livres sterling (trente-huit mille quatre cents francs ) d'arrérages de rente, par la vente clandestine que mes fermiers ont faite de leurs récoltes ou de leur autres biens, et par leur insolvabilité. Ces fermes sont situées dans le meilleur territoire du Bedfordshire, etc..[33]
Le passif des faillites des fermiers, écrit, du Cambridgeshire, J. Page, s'élève à soixante-treize mille livres sterling ( un million sept cent cinquante-deux mille francs), sans aucun dividende pour les créanciers.[34] Dans ce [49] voisinage, ajoute le docteur N. Thompson, beaucoup plus de tenanciers que je ne puis dire ont abandonné leurs fermes; plusieurs de ces fermes ont été prises par les propriétaires: un bien plus grand nombre sont restées absolument inoccupées. A peu de milles de Long-Stowe, c'est-à-dire dans les paroisses de Croxton, Eltisley, Joseland, Jelling, le Gransdens, le Hatleys, on suppose qu'il existe plus de huit mille acres inoccupés et l'on s'attend à en voir de jour en jour abandonner davantage.[35] Nos prisons, dit John Mortlock, sont remplies de fermiers, autrefois respectables, et à peine un propriétaire peut obtenir d'en être payé.[36] Thomas Briggs ajoute que dans sa paroisse plusieurs fermes sont abandonnées par les tenanciers. J'ai été obligé, dit-il, de prendre en main l'exploitation d'une des miennes; il en est trois, faisant ensemble sept cents acres, qui sont dans ce moment entièrement incultes: at the present time lying intirely waste.[37]
Les lettres du Cornwal renferment des [50] détails semblables. John Wallis annonce que les fermiers peuvent trouver à peine dans leurs récoltes les moyens de payer les taxes, et que conséquemment les rentes ne sont point payées. Les fermiers découragés, ajoute-t-il, négligent leurs terres, et ceux qui n'ont que les capitaux employés à la culture, sont indifférens aux conséquences de leur négligence, parce que ces capitaux ont perdu la moitié de leur valeur.[38] La société d'agriculture de Cornwal, écrit le président de cette société, peut établir que la détresse qui pèse sur toutes les classes engagées dans l'agriculture, est bien au-delà de tout ce qui, jusqu'à ce jour, était venu à la connaissance de la société ; le propriétaire est dans la misère, parce qu'il ne reçoit point de rente; le tenancier, parce qu'il ne peut pas vendre sa récolte; et l'ouvrier, parce qu'il ne trouve pas d’emploi. Si l'on n'y porte remède, non-seulement un grand nombre d'individus en souffriront, mais les taxes ne pourront pas être payées.[39]
Miles Bowker écrit du Dorsetshire : La dé. tresse des fermiers est ici tellement grande, [51] qu’il leur est impossible de payer la rente, les taxes et leurs ouvriers, sans prendre sur le capital nécessaire à l'exploitation de leurs fermes, capital qui dans ce moment ne trouve pas d'acquéreurs Il y a environ quatre ans que j'ai déboursé treize cents livres sterling (312 mille francs) pour élever un troupeau de mille mérinos, acquérir et améliorer cent cinquante acres de terre tenus à vie, et mettre en valeur mille acres de plus de ferme ; et cette somme, par des pertes et par la diminution de la valeur du capital, est à moitié consommée. S'il était nécessaire de vendre le capital, il ne me rapporterait pas autant de couronnes (écus) qu'il m'a coûté de livres sterling, quoiqu'il soit notoire que je fais le labourage à pins bas prix que les fermiers voisins, et que j'aie vécu avec moins d'un pour cent du capital. Mes enfans, au lieu d'aller à l'école, sont devenus ouvriers et laboureurs, et plus nous nous épuisons de travail, plus nos pertes deviennent considérables. Il y a déjà plusieurs semaines que j'ai abandonné deux de mes fermes; une seule personne s'est présentée pour voir l'une et l'autre, et il paraît probable que nul ne voudra s'en charger.[40]
[52]
Il est venu à ma connaissance, écrit Isaac Royer, du comté d'Essex, que plusieurs fermiers n'ont pu se sauver ni par leur industrie, ni par leur application. Les calamités sont si grandes et si nombreuses, qu'il faudrait un volume considérable pour les contenir. Là où une diminution de rente a eu lieu, la ruine des fermiers est retardée, mais elle n'est pas prévenue.[41] Je n'hésiterai point à dire, ajoute John Vaisey du même comté, qu'un tiers des possesseurs ( qui n'ont pas d'autre source de revenu), aussi loin que s'étendent mes connaissances dans le pays, sont insolvables dans ce moment.[42]
On écrit d'un autre comté, d'Huntingdonshire, que la misère des fermiers est extrême. La paroisse d'Atley Saint-George, dit un des propriétaires, est composée de neuf cents acres; une grande partie est en pâturage; environ trois cents acres sont sans fermiers; trois cents sont dans les mains d'un fermier; le surplus est occupé par le propriétaire, parce qu'il n'a pas trouvé à l'affermer. Quelques [53] paroisses du voisinage restent presque entièrement sans culture; d'où il résulte une grande détresse, parce que les ouvriers manquent de travail : Some parishes in the neighbourhood are almost wholly uncultivated, and great distress prevails, from the labourers not having it in their power to procure any work.[43]
Dans le comté de Kent, il est des paroisses où la seule taxe des pauvres monte presqu'au niveau de la rente.[44] C'est encore pire dans quelques parties du Lancastshire. La détresse des fermiers, écrit M. W.Whiteside,se montre de tous les côtés : plusieurs sont incapables de payer les dépenses les plus urgentes, ce qui les oblige à suspendre leurs paiemens ou a faire banqueroute. Leur misère est telle, qu'ils n'ont pas le moyen de se procurer même les choses nécessaires à la vie..... Je pense que des remèdes puissans doivent être promptement adoptés, ou que la race actuelle des fermiers sera ruinée. Une diminution de rente ( autant que mes faibles moyens me permettent d'en juger ) serait un remède inefficace pour un si grand mal ; [54] parce que, quand même on déchargerait les fermiers de la rente entière, il y en aurait encore peu qui pourraient vivre : As very few farmers could live, if they were exonerated from the whole rent.[45]
George Tennison écrit du Lincolnshire que les récoltes ont été bonnes; mais que le produit en est enlevé par les impôts, par la taxe des pauvres ou par les ouvriers. Les fermes, ajoute-t-il, sont ainsi devenues de nulle valeur, partout où l'on ne peut pas élever des troupeaux.[46] Turnet, de la même province, dit que plusieurs fermiers ont consommé leurs capitaux; que d'autres, en très-grand nombre, ont fait faillite; qu'il ne se fait plus d'améliorations, et que les fermes sont généralement négligées.[47] Thomas Pilly ajoute que dans peu de temps les taxes ne pourront plus être payées, et que les fermiers, au lieu d'employer et d'assister les pauvres, auront bientôt besoin d'être secourus eux-mêmes : je suis fâché de le [55] dire, continue-t-il, mais un grand nombre sont déjà dans ce cas.[48]
Dans la comté de Monmouth, les cultivateurs paraissent être encore plus écrasés par les taxes que dans les autres. Plusieurs fermiers, écrit un magistrat, M. J.-H. Moggridge, ont, avant la moisson, vendu tout le blé qu'ils avaient à vendre, pour payer les taxes des pauvres et du roi ( to pay parochial and Kings taxes ), et ils n'ont rien conservé pour payer les taxes ou la rente de la moitié de l'année courante. Plusieurs doivent déjà des arrérages considérables, particulièrement pour la taxe des pauvres et des routes. Le défaut considérable et toujours croissant de travail, la misère des tenanciers et de leurs familles ruinées, le désespoir qui se manifeste dans la contenance et dans les discours d'un grand nombre, les allusions à la résistance aux lois, et les tentatives faites pour la justifier, les multitudes traînées devant les magistrats pour le non-paiement des taxes ( multitudes qui excèdent le nombre de cent en même temps et d'un seul lieu ), le ton et l'esprit du pays, me font craindre que, lorsque les [56] ouvriers cesseront d'être employés aux travaux publics déjà bien avancés, il ne soit difficile de maintenir la tranquillité publique. Cette opinion est celle des personnes qui ont le plus de rapports avec la classe opprimée, et de ceux qui, conjointement avec moi, exercent les fonctions d'officiers de paix.
Dans une seconde lettre, le même magistrat, après avoir annoncé quelques violences causées par une excessive misère, ajoute : Dans le seul voisinage de la ville de Newport, j'en suis bien informé, les biens de près de deux cents personnes doivent être vendus pour le paiement de la taxe des pauvres, si elles ne la paient pas dès demain. Les fermiers de ces environs, continue-t-il, sont maintenant dans l'habitude d'abandonner leurs maisons, après avoir vendu aussi clandestinement qu'ils le peuvent ce qui leur reste de leur capital ou de leurs autres propriétés … La souffrance est presque universelle, et l'anticipation terrible.[49]
Les magistrats, les fermiers, tenanciers ou agriculteurs de trente paroisses du même comté - se sont réunis ( le 19 mars 1816 ), et il a été [57] unanimement reconnu, 1°. que les fermiers et possesseurs de terres dans ce pays sont accablés par une misère sans exemple et toujours croissante; 2°. qu'en conséquence plusieurs fermiers ont été déja ruinés, et que leur capital a été vendu, par suite d'exécutions judiciaires, pour le paiement des rentes et des taxes; que plusieurs autres sont menacés du même sort, et que ceux qui restent encore vivent sur leurs capitaux qu'ils sont obligés de retirer de la culture des terres; 3°. que le prix de vente de tout le produit disponible des fermes du voisinage, n'est pas suffisant pour acquitter les frais de culture, les contributions, la taxe des pauvres et autres charges publiques qui doivent être payées avant aucune rente; 4°- que le prix du blé et les autres produits des fermes n'est pas plus élevé qu'avant la guerre de 1793, et que les taxes sont près de cinq fois plus fortes; 5°. que, sans un remède prompt et efficace, la ruine générale des fermiers, la perte de la rente pour le propriétaire, et le non-paiement des taxes au gouvernement, ne pourront manquer d'arriver; que la terre cessera d'être cultivée ( comme cela a déjà eu lieu en partie ), et que la disette, sinon la famine, en sera la [58] conséquence, etc..[50] Ce tableau du comté de Monmoth est terminé par une lettre d'Edward Berry, qui finit par cette phrase : Je puis hardiment affirmer que, si les rentes ne sont pas diminuées de près de moitié, et les baux consentis pour vingt-un ans, le reste de ceux qui tiennent les propriétés les abandonneront ou seront ruinés. Ainsi, le comté de Monmouth ne présentera plus qu'un vaste désert: Thus the county of Monmouth will present a vast desart.[51]
Le poids des taxes n'est pas moindre dans le comté de Norfolk. La détresse des' fermiers, écrit Wm. Diball, est au-delà de ce que je puis dire : plusieurs qui ont déboursé des sommes considérables pour améliorer leurs fermes, en ont été chassés sans un shelling, n'ayant pas pu payer leurs rentes. L'état de détresse de ce comté, dans lequel je réside, est tel que je ne connais aucun remède qui puisse y apporter quelque secours : une faible diminution des rentes et des taxes ne serait pas suffisante ; et, avec les charges qui pèsent actuellement sur [59] l’agriculture, et au prix où se trouve le blé, je considère la meilleure terre comme ne valant pas la peine d'être cultivée : I do not consider even good land to be worth occupying. Cependant, ajoute-t-il, si l'on ne met promptement ordre à cet état de choses, je crains que les conséquences n'en soient terribles. Je crois que les huit dixièmes au moins d es possesseurs actuels ne pourront pas tenir leurs fermes encore deux années sans quelque grande révolution ; et il paraît digne de considération de savoir comment il sera possible de maintenir les pauvres en paix.[52]
En voilà suffisamment, sans doute, pour établir que les pauvres, les gens à pensions et les gens à places peuvent se multiplier comme les sauterelles qui formaient une des sept plaies d'Egypte, et dévorer à eux seuls les produits du sol dont ils ont couvert la surface. Nous aurions pu rapporter un bien plus grand nombre d'exemples; nous aurions pu citer le comté de Northumberland dans lequel se trouve tel district où, sur mille deux cent trente fermiers, il en est plus de mille qui payent les taxes, non [60] sur leurs profits, mais sur leurs pertes;[53] le Sommerset dans lequel il est des districts qui ne peuvent pas payer les trois quarts des dîmes ou des autres taxes, avec le prix de leur blé et de leurs troupeaux;[54] le comté de Suffolk, enfin, ' d'où l'on écrit, après avoir trace un tableau énergique des misères qui accablent les agriculteurs, que, sans un remède prompt et radical, le royaume sera dans peu entraîné dans une ruine et dans une destruction générales, et ne présentera plus à ses habitans qu'un désert inculte et sauvage.[55] Mais des citations plus nombreuses fatigueraient nos lecteurs sans leur donner plus de lumières.
Les classes qui dévorent en Angleterre les produits de l'agriculture sont principalement les pauvres et les gens d'église. Les premiers en prennent une part sous le nom de taxes, les seconds en prennent une autre sous le nom de dîmes. Les gens à places ou à pensions prennent aussi la leur; mais ceux-ci vivent et se multiplient spécialement au moyen de ce qu’ils [61] enlèvent aux autres branches de l'industrie. En 1815, la part qu'ils en prenaient était d'environ un milliard sept cents millions de francs: ces valeurs se répartissaient entre eux dans une proportion plus ou moins forte. M. Say[56] pense qu'on ne s'éloignerait guère de la vérité en annonçant que le gouvernement ( c’est-à-dire, la foule immense des gens à places ) consomme la moitié des revenus qu'enfantent le sol, les capitaux et l'industrie du peuple anglais. Qu'on ajoute à cela ce que consomment les pauvres, les gens d'église, l'entretien des routes, et toutes les charges locales, et l'on verra ce qui reste aux propriétaires ou aux industrieux de quelque classe qu'ils soient.
Rien, ce nous semble, ne prouve mieux l'énormité des consommations des gens à places ou à pensions que l'étendue de l'industrie anglaise, le travail opiniâtre auquel se livrent les hommes laborieux de cette nation, l'économie qu'ils apportent dans leurs dépenses personnelles, et l'état de détresse dans lequel ils se trouvent continuellement. Suivant l'écrivain que nous venons de citer, « la nation [62] anglaise en général, sauf quelques favoris de la fortune, est obligée à un travail opiniâtre; elle ne peut pas se reposer. On ne voit pas en Angleterre, dit-il, d'oisif de profession; on y est remarqué dès qu'on a l'air désoccupé, et qu'on regarde autour de soi. Il n'y a point de ces cafés, de ces billards remplis de désœuvrés du matin au soir, et les promenades y sont désertes tout autre jour que le dimanche; chacun y court absorbé par ses affaires. Ceux qui mettent quelque ralentissement dans leurs travaux, sont promptement atteints par la ruine; et l'on m'a assuré à Londres que beaucoup de familles, de celles qui avaient peu d'avances, sont tombées dans les derniers embarras pendant le séjour des souverains alliés, parce que ces princes excitaient vivement la curiosité, et que, pour les voir, on sacrifiait quelquefois ses occupations plusieurs jours de suite.[57] »
Cette prodigieuse activité ne sauve pas la classe industrieuse de la misère, parce que les gens à places ou à pensions sont encore plus avides que les industrieux ne sont laborieux. « Chaque consommation, chaque mouvement pour ainsi dire est soumis à une taxe : aussi un [63] Anglais qui a un commerce, si le capital qu'il emploie ne lui appartient pas, et s'il est obligé d'en payer l’intérêt, ne peut soutenir sa famille. Une terre, un fonds placé, qui partout ailleurs suffiraient pour procurer de l'aisance sans travail, ne suffisent point en Angleterre pour faire vivre leur possesseur : il faut encore, s'il ne les fait pas valoir lui-même, qu'il exerce un talent, qu'il concoure soit en chef, soit en sous ordre, à une autre entreprise.[58] »
On a vanté quelquefois la liberté dont jouit le peuple anglais, et peut-être nous est-il arrivé de tomber à cet égard dans l'erreur commune. II nous semble qu'on s'est mal entendu quand on a parlé de cette nation et de sa liberté. En Angleterre, comme dans presque tous les pays, il y a deux peuples : celui qui vit sur l'industrie d'autrui, et celui qui ne vit que sur son travail. Le premier peut se dire libre: il est parfaitement organisé pour imposer et pour percevoir les tributs sur lesquels son existence est fondée: il a des assemblées qui délibèrent, soit sur ce qu'il a besoin de percevoir, soit sur la manière dont il doit le percevoir;[59] [64] il a, sur tout le territoire, des receveurs chargés de la perception, des soldats ou d'autres agens pour forcer les tributaires récalcitrans; en cas de besoin, la partie organisée peut appeler à son secours la partie qui ne l'est point, et lui distribuer la prodigieuse quantité d'armes qui encombrent ses magasins. Les individus qui cultivent la terre, ou qui exercent tout autre genre d'industrie, sont libres dans ce sens, que nul ne peut les arrêter ou les gêner dans leur travail, et qu'ils peuvent impunément prendre la fuite; mais ils sont entièrement esclaves dans ce sens qu'ils ne s'appartiennent pas, et que les produits du sol qu'ils cultivent, ou de l'industrie qu'ils exercent, peuvent leur être et leur sont même régulièrement enlevés à mesure qu'ils prennent naissance. Dans ce sens, on peut dire que les industrieux Anglais sont les hommes les plus esclaves de l'Europe, par la raison que, de tous les maîtres, les leurs sont ceux qui sont organisés avec le plus de science et le plus de force. La sécurité des esclaves travailleurs est presque toute dans l'intérêt des maîtres, puisque ceux-ci sont les seuls qui profitent du surcroît de production qui en résulte.
Ce qui constitue en effet la liberté, ce n’est [65] pas de pouvoir seulement exercer ses facultés, sans obstacle, c'est de pouvoir les exercer à son profit. Il était à Rome des esclaves qui cultivaient les arts ou les sciences; et leurs maîtres, bien loin d'en gêner, en encourageaient au contraire l'exercice; mais aussitôt que ces esclaves avaient créé un produit, les maîtres étaient là pour s'en emparer et pour en jouir. Il y avait aussi des esclaves qui se livraient aux travaux de l'agriculture; mais les produits des champs qu'ils exploitaient étaient consommés par leurs maîtres. Les esclaves travailleurs de l'Angleterre sont précisément dans le même cas : ils ne peuvent pas dire qu'ils s'appartiennent, puisque le produit de leur .travail est consommé par d'autres; et si la propriété d'une chose consiste dans la faculté d'en percevoir et d'en consommer les produits sans rien donner en échange, les pauvres, les gens à places ou les gens à pensions, sont, à peu de chose près, en Angleterre, les vrais propriétaires du sol et des hommes qui le cultivent.
Les agriculteurs anglais commencent, quoique un peu tard, à s'apercevoir de ces vérités. La taxe pour les pauvres, écrit M. Taylor, est le plus grand de tous nos maux; elle est un mal à l'accroissement duquel nulle limite n'est [66] fixée, et qui ( à moins qu'il ne soit arrêté à temps) fera, dans quarante ans d'ici, du propriétaire nominal d'une terre un simple administrateur d'un bien des pauvres.[60] M. Walter Forbes ajoute qu'il ne se permettra pas de juger si le système actuel est nécessaire; mais qu'en admettant qu'il le soit en effet, il ne craindra pas d'annoncer que la propriété foncière du royaume est à la veille de changer de mains, dans une étendue dont on n'avait pas eu d'exemple : the landed property of this kingdom is on the eve of changing hands to an extent beyond all former example.[61] Nous avons vu précédemment que le bien des possesseurs était vendu pour payer les taxes des pauvres et du roi, et que les prisons étaient remplies de débiteurs insolvables, ce qui semblerait prouver que nous nous sommes trompés, quand nous avons dit que les industrieux Anglais étaient des esclaves travailleurs qui avaient la faculté de prendre la fuite.
Il est des gens qui s'imaginent que la partie laborieuse de la nation anglaise pourra se [67] soustraire à l'exploitation, au moyen d'une réforme parlementaire, d'une révolution ou d'une banqueroute. De toutes les chimères, celle-là est assurément la plus vaine. Une réforme parlementaire ne serait que la désunion ou la désorganisation des gens à places et des gens à pensions, et l'union ou l'organisation de ceux qui les nourrissent du produit de leur travail : or, comment peut-on s'imaginer que des hommes qui ne vivent que par la force de leur union, consentiront à se désunir et à laisser former une organisation dont le but unique serait de les faire mourir de faim? Qu'aurait-on dit si les esclaves de Rome s'étaient présentés devant leurs maîtres, pour leur demander la dissolution du sénat ou des comices, et la permission de se mettre à leur place? Les pétitions que présentent aux leurs une partie des habitans d'Angleterre, sont-elles beaucoup plus sensées?
Une révolution dans l'intérêt de la classe industrieuse est moins probable encore qu'une réforme. Il peut y avoir en Angleterre des séditions, des révoltes, des massacres; mais les maîtres resteront les maîtres, et les industrieux, de quelque classe qu'ils soient, achèveront de perdre le peu de sûreté dont ils jouissent encore. Quant à la banqueroute, elle est [68] tout aussi chimérique qu'une révolution utile. Les gens à places perdraient la moitié de leur armée s'ils licenciaient les gens à pensions; ce sont d'utiles auxiliaires qu'ils se garderont bien d'envoyer dans le camp ennemi. Ces auxiliaires, il est vrai, coûtent beaucoup; mais qu'importe! n'est - ce pas aux dépens des industrieux qu'ils vivent, et les gens à places en sont-ils bien moins nourris? Si l'on doutait de l'impossibilité d'une révolution utile et d'une banqueroute, il suffirait, pour en être convaincu, d'examiner les mœurs, les forces et l'organisation de la partie de la population qui vit sur les capitaux et sur le travail de l'autre.
Le premier effet de la taxe pour les pauvres a été, comme nous l'avons vu, de faire prendre à cette classe un accroissement prodigieux; le second, de lui inspirer du dégoût pour le travail et pour l'économie, et de lui donner ainsi tous les vices qu'enfantent la fainéantise et la misère; le troisième de lui faire considérer tous les biens du pays comme une propriété à laquelle elle a un droit incontestable, ou de répandre cet esprit de prétendue égalité qui forme un des élémens les plus actifs de la démagogie, et qui finit toujours par enfanter le despotisme militaire.
[69]
Le travail est le premier besoin de l'homme, parce que ce n'est que par lui que les hommes peuvent exister; mais le travail n'est point un plaisir par lui-même, au moins pour le plus grand nombre ; il n'est qu'un moyen de vivre ou de se procurer des jouissances. Lors donc qu'il est possible d'obtenir la fin, sans le secours du moyen, il arrive que le travail cesse; cette possibilité est produite par la taxe pour les pauvres. Les individus qui peuvent vivre et se multiplier sans rien faire, ne prennent pas beaucoup de peine : pour un mendiant, l'oisiveté est la première des jouissances; c'est à celle-là qu'il sacrifie toutes les autres. Aussi de toutes les plaintes formées par les cultivateurs anglais, celle-ci est-elle une des plus communes. Ils se plaignent beaucoup aussi que cette taxe engendre le vice et la dépravation. Nous avons déjà fait de si nombreuses citations, que nous n'en ferons ici qu'une seule, et nous renverrons à l'ouvrage même les lecteurs qui seront curieux de connaître un plus grand nombre de faits.[62]
[70]
M. Thomas Coburn rapporte que, pendant l'hiver, des ouvriers qu'il désigne, venaient régulièrement travailler à neuf heures, et s'en alloient à trois. Je leur représentai, dit-il, que les lois du pays m'obligeant à les nourrir eux et leurs familles, ils devaient en retour, pour me mettre à même de les faire vivre, travailler le même nombre d'heures que les autres ouvriers. Ils me répliquèrent que, pour moi ni pour qui que ce fût, ils ne voulaient pas travailler plus tard que trois heures. Je les citai donc devant le magistrat, M. Hide, qui leur dit que leur devoir était de travailler pendant l’hiver, depuis le point du jour, jusqu'à la nuit, et que, s'ils ne travaillaient pas ainsi, il les enverrait en prison. Ils reçurent cette menace avec mépris, et répliquèrent que, si on les envoyaient en prison ( ce qui leur était fort indiffèrent), la paroisse nourrirait leurs familles: this they treated with contempt, and said, « if they went to prison ( which was a matter of indifference to them) the parish must maintain their families.[63]
On connaît les vices de la basse classe de la [71] nation anglaise; on sait que, de l'aveu même des écrivains de cette nation, il se commet plus de crimes chez elle que chez toutes les autres nations de l'Europe ensemble; mais ce qu'on ne sait pas aussi-bien, c'est que la multitude immense qui vit, au moyen de la taxe des pauvres, quoique avilie par l'habitude de recevoir l'aumône,[64] n'en considère pas moins le sol du pays comme une propriété dont elle a-le droit de consommer les fruits. Ils n'ont oublié, dit le docteur Macqueen, ni la doctrine de l'égalité, ni les droits de l'homme ; ils les chérissent au contraire avec passion, et n'y renoncent qu'avec répugnance. Ils considèrent leurs paroisses respectives comme leur héritage ; ils croient avoir le droit d'y recourir à la moindre infortune réelle ou imaginaire, et quelle qu'en soit la cause. Si leur demande ne leur est pas immédiatement accordée, ils volent- chez le magistrat le plus voisoin, qui est ordinairement le curé de la paroisse, et en obtiennent un ordre pour l'inspecteur.[65] M. John Béresford écrit dans les mêmes termes : Il y a [72] plusieurs années, dit-il, qu'il était honteux de recevoir les secours de la paroisse; mais ce sentiment est malheureusement disparu : les ouvriers pauvres paraissent croire maintenant qu'ils ont un droit aussi incontestable aux secours de la paroisse qu'aux salaires qui sont le prix de leur travail, et ils les réclament avec la même confiance.[66]
Quelque extraordinaire que puisse nous paraître cette manière de voir des pauvres de l'Angleterre, elle est si naturelle à l'esprit humain, que le temps, bien loin de la détruire, lui donnera toutes les forces de l'habitude et des préjugés. Elle est ou sera, tôt ou tard, partagée par tous ceux qui vivent sur le bien d'autrui; et l'époque n'est peut-être pas bien éloignée où les mendians mangeront aussi les peuples en vertu du droit divin.[67] Or, que l'on songe maintenant au nombre immense d'individus qu'alimentent les 380 millions dont se compose la taxe des pauvres : qu'on songe aux habitudes, aux vices, aux idées dont cette [73] population est imbue; qu'on ajoute à cette force celle d'une multitude non moins considérable de gens à places et de gens à pensions, tous vivant sur les biens ou sur l'industrie d autrui, et pouvant employer tout leur temps, toute leur capacité, toute leur force à se soutenir, tandis que la partie laborieuse qui alimente cette multitude du produit de ses sueurs, n'a pas un moment à donner à sa défense, et qu'on se dise par quel moyen cette dernière classe pourrait se soustraire à l'asservissement.
Si le chef d'une armée, qui aurait acquis quelque influence, appelait tout à coup autour de lui la foule des mécontens en leur promettant la liberté et légalité, il pourrait peut-être renverser les chefs de l'administration actuelle, et substituer le despotisme militaire à l'olygarchie qui est en possession du pouvoir. Mais que gagnerait à cela la partie industrieuse de la nation? Quand les pauvres qu'elle alimente seraient couverts d'habits rouges ou bleus, en faudrait-il moins les nourrir, et seraient-ils beaucoup plus traitables quand chacun d'eux aurait un sabre ou une baïonnette à la main? Ce serait une déplorable révolution que celle qui consisterait à substituer des casernes à des maisons de travail, et des lieutenans généraux [74] ou des marechaux à des sinécurîstes d'une autre espèce. Il serait même très-probable que celui qui viendrait ainsi proclamer la liberté et l'égalité, sans faire croître un grain de blé de plus dans le pays, ferait alliance avec les premiers mangeurs, et que la classe industrieuse aurait à nourrir tout à la fois les anciens et les nouveaux parvenus.
Nous avons dit, en commençant, que la population s'élevait toujours au niveau des moyens de subsistance, et tendait même à les dépasser; qu'en ôtant à une partie d'un peuple des moyens de subsistance et en les donnant à une autre, on diminuait les forces de celle-là, ou l'on en arrêtait l'accroissement, et l'on augmentait, dans la même proportion, les forces de celle-ci; que le déplacement des subsistances, n'en augmentant pas la quantité, ne pouvait point augmenter la population ou l'empêcher de décroître; enfin, que, lorsqu'on donnait à des pauvres, à des gens à places ou à tout autre classe d'individus, les moyens de vivre ou d'élever des familles, on arrêtait l'accroissement de la classe laborieuse, et l'on substituait une race oisive et immorale à une population active et vertueuse.
Ces propositions ayant été prouvées par des [75] faits incontestables, chacun peut en déduire les conséquences qu'il croit utiles à ses intérêts. Ceux qui veulent vivre sur le travail d'autrui doivent faire multiplier les places et grossir les salaires: car plus il y aura d'employés, plus ils prendront sur les revenus d'autrui, plus aussi ils pourront se multiplier, plus ils acquerront de force. Si le pays qu'ils habitent a des assemblées représentatives, ils doivent faire leurs efforts pour les envahir, parce qu'ils pourront ainsi mieux veiller à leurs intérêts, c’est-à-dire, défendre et grossir leurs salaires. Ils doivent aussi, autant qu'ils le peuvent, se faire livrer les capitaux de ceux qui en ont, et, après les avoir consommés, en faire payer largement le revenu à la classe industrieuse; c'est un moyen excellent pour affaiblir celte classe, et pour fortifier la leur. Un pensionnaire avec lequel ils partagent est un ami toujours disposé à les secourir; un capitaliste dont ils prennent régulièrement les revenus, est un adversaire qu'il faut vaincre tous les jours. Ils doivent enfin, autant que possible, faire multiplier la classe des pauvres. Cette classe, quand elle est nombreuse, peut leur être d'une grande utilité. Elle est un épouvantail qui dispose toujours à la soumission la classe [76] qui l'alimente. Qu'on la lui fasse voir en tumulte, ou qu'on la lui montre enrégimentée et couverte d'habits rouges ou bleus, l'effet en est constamment le même.
Les hommes qui veulent vivre sur leurs revenus, et ne pas les laisser consommer par d'autres, doivent suivre une marche contraire: il faut qu'ils donnent de leurs biens la part la plus petite qu'il est possible : le comble de la perfection serait de ne rien donner du tout. Cette perfection, ils ne doivent pas espérer de l'atteindre; mais leurs efforts doivent y tendre continuellement. S'ils jouissent d'une représentation nationale, ils n'ont rien de plus pressé que de s'emparer de ce poste, et d'employer ensuite tous leurs efforts à diminuer, autant qu'il est possible, le nombre des places et la quotité des salaires. Au lieu de demander bêtement qu'on proclame comme un droit constitutionnel et imprescriptible la faculté de faire antichambre pour avoir une place, ils doivent faire en sorte que les salaires des places soient tellement réduits, que nul ne puisse plus les envier; ils doivent, en ce point, imiter ce sage peuple qui a fait, en tête de sa constitution, la déclaration suivante:
« Comme, pour conserver son indépendance, [77] tout homme libre qui n'a point une propriété suffisante, doit avoir quelque profession, métier, commerce ou ferme qui le fasse subsister honnêtement, il n'est pas nécessaire de créer des emplois lucratifs, parce que leur effet ordinaire est d'inspirer à ceux qui les possèdent ou qui les postulent, un esprit de dépendance ou de servitude, indigne d'hommes libres. Ainsi, toutes les fois que les émolumens d'un emploi augmenteront au point de le faire désirer à plusieurs personnes, il faudra que la législature en diminue les profits.[68] »
En réduisant le nombre des places et en en diminuant les profits, on n'aura pas besoin de consommer les capitaux des particuliers, et de créer ainsi des pensionnaires: une légère contribution suffira pour payer les dépenses absolument nécessaires. Les capitalistes resteront donc du côté des industrieux, et n'iront pas, après s'être transformés en pensionnaires, prêter main-forte à ceux qui voudraient grossir le nombre et les bénéfices des gens à places.
[78]
Mais ce serait vainement que les hommes qui ne veulent ni vivre aux dépens de personne, ni que personne vive à leurs dépens, aspireraient à la diminution des salaires et du nombre des salariés, s'ils alimentaient une classe de pauvres ou de mendians, et s'ils ne savaient pas prendre l'habitude de veiller eux-mêmes au maintien de l'ordre public.[69] Alimenter les mendians, c'est établir des pépinières de malfaiteurs ou de vagabonds; quand les vagabonds ou les malfaiteurs abondent, il faut une police pour les surveiller, des soldats ou des gendarmes pour les arrêter, des prisons et des geôliers pour les garder, des magistrats pour les juger: et, quand tous ces gens-là sont nécessaires, il faut les payer. En les payant ils se multiplient, et quand ils se multiplient et qu'ils deviennent forts, ils exploitent le peuple qu'ils devaient protéger : dès ce moment, ce peuple se trouve leur tributaire, et la liberté n'existe plus.
[79]
Nota. Dans le second volume de cet ouvrage, nous avons traité de l'organisation sociale considérée dans ses rapports avec les moyens d'existence des peuples. Si les idées que nous avons alors énoncées avaient pu paraître paradoxales à quelques-uns de nos lecteurs, nous les invitons à les examiner de nouveau : celles que nous venons de développer dans cet article leur en feront mieux sentir la vérité.
[1] Le mot pauvre n'est pas employé ici par opposition à riche; il signifie tout individu qui vit sur la charité publique, soit qu'il aille mendier de porte en porte, soit qu'il reçoive des secours à domicile. Les mots gens à places ne comprennent pas tous les hommes qui remplissent des fonctions publiques ; ils s'appliquent seulement aux individus qui recherchent les emplois publics comme un moyen de vivre ou de s'enrichir. Enfin, les mots gens à pensions se s'appliquent pas aux personnes qui, ayant rendu des services réels à leurs concitoyens, en reçoivent un dédommagement : ils s'appliquent à ceux qui spéculent pour vivre aux dépens du public, sans s'inquiéter s'ils lui ont, ou s'ils ne lui ont pas rendu quelques services.
[2] Voyage en Syrie et en Égypte, pendant les années 1783, 1784 et 1785; par M. C.-F- Volney, tome 11, pag. 377 et 378.
[3] An Essay on the principe of population, etc.; by T. R. Malthus, tom. II, pag. 198, cinquième édition.
[4] C'est ainsi que la populace romaine, qui vivait des tributs levés sur les peuples vaincus, s'accrut d’une manière prodigieuse; tandis que les peuples tributaires s'affaiblirent au point de ne pouvoir plus opposer aucune résistance.
[5] La taxe des pauvres a produit en Angleterre les règlemens les plus tyranniques et les plus vexatoires pour les ouvriers laborieux. Voyez Smith, Richesse des nations, liv. 1, chap. 10.
[6] II est des écrivains qui croient qu'elle en fait le tiers. De l'Angleterre et des Anglais ; par J.-B. Say, pag. 20, deuxième édition.
[7] From 1800 to 1814, the gênerai population had increased above a million, and within the same calamitous period, the population of the poor increased also above a million ; the increase of poor thus keeping equal peace with the increase of the gêneral population, or, in plainer phrase, every additional subject became a pauper. The poor were as one to five of the entire population. The poor rates rose from three to sixteen millions. Reflexions upon the progressive decline of the British empire, etc.; by Henry Schultes, p. 12.
[8] Agricultural state of the kingdom, in februari, march, and april, 1816; etc., première partie, pag. 7.
[9] Agricultural state of the kingdom, etc., première partie, pag. 40.
[10] Ibid, pag. 40 et 41.
[11] Ibid, pag. 102.
[12] Agricultural state of the kingdom, etc., pag. 128.
[13] Ibid, pag. 143.
[14] Agricultural state of the kingdom, etc., pag. 148.
[15] Ibid, pag. 157.
[16] Ibid, pag. 158.
[17] Agricultural state of the kingdom, etc.,pag. 184.
[18] Ibid, pag. 194.
[19] Agricultural state of the kingdom, etc., pag. 197.
[20] Ibid, pag. 204.
[21] Ibid, pag. 206.
[22] Agricultural state of the kingdom, etc., pag. 229.
[23] Ibid, part- deuxième, pag. 2.
[24] Agricultural state of the kingdom, etc, partie deuxième, pag. 2.
[25] Ibid, pag. 25.
[26] Ibid, pag. 29.
[27] Agricultural state of the kingdom, etc., partie deuxième, pag. 40.
[28] Ibid, pag. 50.
[29] An essay on the principle of population, etc., book 3, chap. 6, vol. 11, pag. 243, 246.
[30] On pourrait citer en France tel fonctionnaire, qui, de notoriété publique, a marié par ce moyen, sous le gouvernement impérial, au moins soixante cousines ou arrière-cousines.
[31] Les maximes des gens à places ont été exposées et défendues par le célèbre Burke. M. Jérémie Bentham a bien voulu prendre la peine de les réfuter dans un écrit intitulé : Défense of economy against the late M. Burke.
[32] Voici quelques passages du tableau relatif à ce comté: « Three farms, containing 700 acres, entierely waste; .... many and many uncultivated some parishes almost wholly uncultivated. »
[33] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 24.
[34] Ibid, pag. 35.
[35] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 35.
[36] Ibid, pag. 37.
[37] Ibid, pag. 42.
[38] Agricultural stale of the kingdom, etc., partie première, pag. 53.
[39] Ibid.
[40] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 75, 76.
[41] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 87.
[42] Ibid, pag.
[43] Agricultural state of thé kingdom, etc., partie première, pag. 114.
[44] Ibid, pag. 140.
[45] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 144, 145.
[46] Ibid, pag. 153.
[47] Ibid, pag. 155.
[48] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 167.
[49] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 173, 175.
[50] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 177, 178.
[51] Ibid , pag. 184.
[52] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 187-190.
[53] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 240.
[54] Ibid, partie deuxième, pag. 4.
[55] Ibid, pag. 26.
[56] De l'Angleterre et des Anglais; par J.-B. Say, pag. 16, deuxième édition.
[57] De l'Angleterre et des Anglais, pag. 21.
[58] De l'Angleterre et des Anglais, pag. 19.
[59] Voyez le tome v du Cens. Europ., p. 105 et suiv.
[60] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 71.
[61] Ibid, pag. 127.
[62] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 25, 60, 68, 139, 221, 256, 262 ; et partie deuxième, pag-. 5, 14, 25.
[63] Agricultural slate of the kingdom, etc., partie première, pag. 256.
[64] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première.
[65] Ibid, pag. 25.
[66] Agricultural state of the kingdom, etc., partie première, pag. 60.
[67] La dîme, dans les pays où elle existe encore, est perçue en vertu des lois divines.
[68] Article 36 de la constitution de Pensilvanie. Les dispositions de cet article ont été adoptées dans presque tous les États-Unis. Il en est résulté que tous les impôts ont fini par être supprimes, moins les douanes qui suffisent aux dépenses du gouvernement.
[69] La manière dont on alimente les pauvres est étrangère à la question; ainsi, qu'on établisse une taxe pour leur distribuer des secours à domicile comme en Angleterre, ou qu'on établisse des impôts pour les faire subsister dans des hôpitaux, l'effet est à peu près toujours le même.
Charles Dunoyer, [CR] “Petit volume contenant quelques aperçus des hommes et de la société;” par J.-B. Say. Le Censeur européen T.7 (Mar. 1818), pp. 80-126.
PETIT VOLUME CONTENANT QUELQUES APERÇUS DES HOMMES ET DE LA SOCIÉTÉ; Par J.-B. SAY, De l'académie impériale de Saint-Pétersbourg, de la Société royale de Madrid, etc. (Seconde édition, corrigée et augmentée)[1]
Il est fort peu de publicistes dont les écrits doivent contribuer aussi puissamment que ceux [81] de M. Say aux progrès de la société et à l'amélioration des gouvernemens. L'influence que sont destinées à exercer sur la politique proprement dite les doctrines de l'économie politique, qu'il a le mérite d'avoir élevée au rang des sciences morales les plus positives et les mieux faites, est véritablement immense. En attirant nos regards sur le phénomène de la production, et en nous portant à envisager ce phénomène dans toute son étendue, l'économie politique tend à nous affermir par le raisonnement sur les véritables voies de la civilisation, que nous n'avons encore suivies que par une sorte d'instinct, et dont de funestes passions nous ont trop souvent détournés. Elle nous conduit à reconnaître que tout ce qui se fait dans la société de véritablement utile au bonheur des hommes, c'est le travail qui l'opère, le travail appliqué au développement de toutes nos facultés et à la création de tous les biens que nos besoins réclament. Elle nous amène à voir combien est salutaire la direction que le travail donne à notre activité, combien est pernicieuse celle que lui impriment la recherche du pouvoir, le goût des conquêtes, toutes les passions dominatrices. Le travail détruit tout principe d'hostilité entre les hommes, ils [82] les réconcilie, il accorde l'intérêt de chacun avec l'intérêt de tous; il est un principe d'union et de prospérité universelles. L'esprit de domination, au contraire, divise à la fois tous les hommes; il n'élève les uns qu'en abaissant les autres; il est un principe de ruine pour tous, même pour ceux qu'il fait jouir momentanément d'une sorte de prospérité. Telle est la vérité fondamentale à laquelle conduisent les principes de l'économie politique. Or, de cette vérité généralement sentie, doit résulter un grand changement dans la direction des idées. Un nouvel objet s'offre à l'activité universelle; les individus et les nations détournent insensiblement sur les choses l'action qu'ils aspiraient à exercer les uns sur les autres; le travail acquiert la considération et la dignité que perd l'esprit de domination; il devient la passion générale, l'objet fondamental de la société.
Le premier effet des doctrines économiques est donc de placer la société sur ses vrais fondemens, de l'attacher à son objet véritable, au travail. Mais ce n'est pas là leur effet unique. En même temps qu'elles présentent l'industrie, considérée dans ses innombrables applications, comme l'objet naturel des associations [83] humaines, elles enseignent les véritables intérêts des peuples industrieux, elles montrent quel est le régime qui leur serait le plus favorable, et c'est principalement sous ce rapport que leur influence sur la politique est grande. Elles attaquent par la base les systèmes militaire et mercantile, et surtout ce régime réglementaire qui tend à tout envahir et à tout paralyser; qui tiendrait volontiers toutes nos facultés captives; qui prétend en diriger le développement, en déterminer les opérations; décider d'avance sur toutes choses ce qu'il faut croire, ce qu'il faut pratiquer; dire comment on doit louer Dieu, comment élever ses enfans, comment écrire, comment parler, comment se taire, comment ensemencer son champ, comment fabriquer, comment faire le commerce: sorte de monstre à mille bras, qui enchaîne étroitement l'arbre de la civilisation, et en contrarie de toutes parts le développement et la croissance. L'économie politique nous apprend que le premier besoin de l'industrie est d'être franche d'entraves; travailler à la régler c'est s'évertuer à la détruire; borner le cercle de ses opérations, c'est resserrer celui de ses bienfaits. Son second besoin est de pouvoir jouir avec sécurité du fruit de ses travaux ; elle est [84] amie de la paix autant qu'ennemie de la contrainte, et l'on peut la paralyser en lui ravissant ses produits comme en l'empêchant de produire. Liberté et sûreté, voilà donc sa devise; il ne lui faut que cela pour prospérer. mais il ne lui faut pas moins que cela; et on la voit constamment s'élever ou décliner selon le degré de liberté et de sûreté dont elle jouit.
Ainsi, en même temps que les doctrines économiques nous conduisent à reconnaître quel est le véritable objet de la société, elles nous apprennent à voir quel est l'objet certain des gouvernemens. L'objet de la société, c'est la production considérée sous le point de vue le plus vaste et le plus élevé ; celui des gouvernemens c'est, en laissant toute liberté à la production, de faire jouir les producteurs de la sûreté qui leur est indispensable. Tout ce qui tend à troubler la sûreté, voilà la matière et toute la matière des gouvernemens. Leur action ne peut aller plus loin.
De là, dans la politique proprement dite, un changement fort important et qu'on ne saurait trop faire remarquer. L'action que les gouvernemens doivent exercer sur la société, n'est plus une action directe, mais indirecte et en quelque sorte négative. Leur tâche n'est pas [85] de la dominer, mais de la préserver de toute domination. Ils ne sont pas chargés de lui assigner un but et de l'y conduire, mais seulement d'écarter les obstacles qui entravent plus ou moins sa marche vers le but que lui indiquent et auquel la portent sa nature et ses besoins. La société reçoit sa destination d’elle-même; elle la suit par sa propre impulsion. Les hommes qui prétendraient la diriger ressembleraient à la mouche du coche, et seraient peut-être un peu plus ridicules. Voir le mouvement de la société dans l'action des gouvernemens, c'est confondre les évolutions de la mouche avec la marche du coche. Croire que le monde ne se meut que parce que les gouvernemens décrètent, réglementent, s'agitent, c'est croire que le char ne chemine que parce que la mouche bourdonne, s'empresse, s'assied sur le nez du cocher, et demande aux chevaux le loyer de sa peine. Il est vrai que, dans la société, les chevaux paient; mais il n'en faut pas conclure que les mouches traînent le char. Tandis que quelques hommes rendent des lois, bourdonnent des harangues, font des parades, livrent des batailles, multiplient, précipitent de stériles mouvemens, et pensent ainsi gouverner le monde, le genre humain, conduit [86] par les seules lois de son organisation, peuple la terre, la rend vivante et féconde, multiplie à l'infini les produits des arts, agrandit le domaine des sciences, perfectionne toutes ses facultés, accroît tous les moyens de les satisfaire, et accomplit ainsi ses destinées. Cet immense mouvement de l'espèce humaine échappe à l'action des hommes vains qui prétendent la conduire, et ils pourraient disparaître qu'il ne serait ni suspendu, ni ralenti. Il n'est donc pas au pouvoir des gouvernemens de diriger la société; tout ce dont ils sont capables, c'est de rendre sa marche un peu plus ou un peu moins facile, selon qu'ils appliquent leur puissance à fortifier ou à affaiblir les résistances qu'elle éprouve. Ce n'est que sur ces résistances qu'ils doivent agir; leur tâche est de les vaincre et n'est que cela.
Dès lors, toute action des gouvernemens au-delà de cet objet est une usurpation réelle; tout effort des gouvernemens pour assigner une fin particulière à la société, ou pour la conduire par d'autres voies que les siennes à la fin qu'elle doit atteindre, est une véritable tyrannie. Ainsi, toute organisation dont l'objet serait de faire d'un peuple un peuple souverain, un peuple conquérant, un peuple dévot, serait [87] également absurde et tyrannique ; et toute mesure par laquelle on entreprendrait de diriger le mouvement d'un peuple industrieux vers sa destination naturelle, toute intervention des gouvernemens dans le commerce, les arts, l'agriculture, la religion, les sciences, l'éducation, l'imprimerie, serait pareillement un acte de déraison et de tyrannie. Il est bien entendu que les gouvernemens n'ont pointa se mêler de ces choses; elles sont la matière de la société, et non celle des gouvernemens. Les individus dont la société se compose, cultivent, fabriquent, commercent, écrivent, élèvent leurs enfans, honorent les dieux au gré de leurs besoins, de leur raison, de leur conscience; et les bons gouvernemens n'entrent dans ce grand mouvement de la société humaine que pour reconnaître ce qui le trouble, et s'efforcer de le réprimer. Leur tâche est de veiller à la sûreté de tous, en prenant le moins possible sur le temps, sur-les revenus, sur la liberté de chacun.
Dès lors, le meilleur gouvernement sera évidemment celui qui retranchera le moins de notre liberté, de nos moyens de vivre, et qui cependant nous fera jouir de la plus grande sûreté.
[88]
Dès lors, entre un gouvernement qui dépensera des milliards, qui multipliera les prohibitions et les gênes, et sous lequel pourtant on sera exposé à toute sorte d'avanies et de violences, et un gouvernement qui , pour quelques millions et sans presque rien ôter de la liberté d'agir, mettra chacun à l'abri de toute espèce d'insultes; entre le gouvernement des Etats-Unis, par exemple, qui, pour moins de 50 millions, et en laissant la plus grande latitude à la liberté, fera jouir douze millions d'Américains de la sûreté la plus parfaite, et tel gouvernement d'Europe qui, dans un pays de seize millions d'habitans, dépensera près de 2 milliards, s'armera de lois d'exception, chargera la liberté d'entraves, et cependant ne fera jouir ses sujets que d'une sûreté précaire; on voit à l'instant lequel remplit le mieux son objet.
Dès lors deviennent impossibles toute querelle pour des chefs, toute révolution pour changer de domination, toute guerre civile pour passer des mains d'un parti dans celles d'un autre. Le gros du public a enfin le bon sens de comprendre qu'il ne vaut pas mieux être exploité par des wighs que par des torys, par des ministériels que par des ultra, par des jacobins [89] que par des bonapartistes. On se demande seulement s'il serait possible, et comment il serait possible d’être de moins en moins exploité par qui que ce soit.
Dès lors tombe toute discussion sur des formes de gouvernement qui n'aurait pas directement pour objet de le rendre plus doux, moins coûteux, et tout à la fois plus favorable à la sûreté. L'objet n'est pas de le rendre accessible à tous, mais utile à tous. Il ne s'agit pas de savoir si les pouvoirs se balancent, mais si leur action s'exerce au profit du public. Il n'est pas question de faire que l'aristocratie, la démocratie et la royauté régnent paisiblement ensemble, mais d'empêcher que tout cela considère la société comme un domaine. L'important, enfin, n'est pas d'avoir un gouvernement intitulé monarchie ou république; car ces mots peuvent, l'un et l'autre, signifier des horreurs ou des sottises; mais ce qui importe, quelle que soit l'enseigne de la compagnie chargée de veiller à la sûreté commune, c'est qu'elle coûte peu, et qu'elle ne vexe point.
Dès lors perdent leur magie les mots de constitution, de gouvernement représentatif. On conçoit la possibilité d'avoir un jury, des conseils municipaux, [90] départementaux, nationaux, et cependant de payer fort cher pour être fort malmené. Si, par la manière dont elles sont constituées, ou par l'effet d'habiles manœuvres, ces institutions se trouvent habituellement composées d'hommes appartenant aux ministres, si le contrôle du gouvernement gît ainsi dans les mains de ses agens, si l'obstacle à l'arbitraire en est le moyen, si l'intervention du public dans ses affaires n'est qu'un surcroit de forces donné au pouvoir exécutif contre le public, si le pouvoir exécutif se trouve nanti de toute la force du public pour agir sur lui, si le public se rend ainsi malgré lui l'artisan de ses propres misères, s'il se met lui-même sous le régime des lois d'exception, s'il se charge lui-même d'impôts accablans, s'il se harcèle, se pille, se dévore lui-même, on conçoit que l'organisation qui tourne ainsi ses forces contre lui n'est qu'une déception cruelle, qu'elle est la plus terrible de toutes les tyrannies. Il ne suffit donc pas d'avoir un gouvernement dit représentatif pour se trouver sous le meilleur de tous les régimes. Ce régime peut être le meilleur il est vrai, mais il peut aussi être le pire : cela dépend tout-à-fait de l'usage auquel servent les forées immenses qu'il met en jeu. Il est le pire, si le ministère [91] peut à son gré disposer de ces forces, et ajouter leur puissance à la sienne pour opprimer plus violemment et plus sûrement le pays. Il est le meilleur, si elles servent à modérer son action, et à réduire ses dépenses toutes les fois qu'elles passent les bornes; si elles ne lui accordent que le pouvoir strictement nécessaire au maintien de la sûreté, et laissent ainsi à la liberté toute l'extension qu'elle doit avoir.
Voilà comment les doctrines économiques, en même temps qu'elles signalent le but des gouvernemens, ne permettent jamais de le perdre de vue. On n'en est distrait ni par les couleurs qu'ils arborent, ni par les formes sous lesquelles leur action se manifeste, ni par l'espèce d'hommes qu'ils mettent en œuvre, ni par la pompe qu'ils étalent, ni par les sentimens qu'ils affectent. En vain s'offriraient-ils aux regards entourés de monumens fastueux; en vain diraient-ils qu'ils ont fait triompher le pays, qu'ils sanctifient le peuple, qu'ils l'associent au pouvoir exercé sur lui. Ce n'est point à ces signes qu'on juge de leur mérite. On demande uniquement quelle est la sûreté dont ils font jouir les citoyens, et quels sacrifices ils leur imposent pour les préserver de tout trouble. Plus la sûreté est grande et leur action [92] légère, plus on les trouve parfaits. On pense qu'ils font des progrès à mesure qu'ils se font moins sentir, et que le pays le mieux gouverné serait celui où le maintien de la sûreté n'exigeant plus l'intervention d'une force spéciale et permanente, le gouvernement pourrait en quelque sorte disparaître, et laisser aux habitans la pleine jouissance de leur temps, de leurs revenus, de leur liberté.
Ajoutons qu'en nous faisant découvrir en quoi consiste la bonté des gouvernemens, les doctrines économiques nous conduisent à voir de quelle manière on peut leur faire faire des progrès. Si les gouvernemens se perfectionnent à mesure qu'ils se rendent moins sensibles, et s'ils peuvent se rendre moins sensibles à mesure que le maintien de la sûreté exige un moindre développement de forces, il s'ensuit évidemment que le seul moyen de leur faire faire des progrès, c'est d'agir sur ce qui exige l'emploi de ces forces, d'épuiser en quelque sorte la matière de leur action, d’ôter ce qui menace la sûreté. Il serait aussi difficile d'établir un gouvernement doux dans un pays peuplé d'oisifs, d'ambitieux, de voleurs, qu'il pourrait l'être d'en établir un violent dans un pays dont tous les habitans seraient livrés à [93] des occupations utiles, et trouveraient dans leurs travaux des moyens assurés de bien-être et d'aisance. Le gouvernement serait violent dans le premier, par cela seul qu'il y aurait beaucoup d'hommes qui aspireraient à dominer, beaucoup qui auraient besoin d'être contenus, et il le serait quelle que fût la forme qu'on lui donnât; car la forme ne changerait pas la matière : elle ne serait qu'une nouvelle manière de la mettre en œuvre, qu'un nouveau cadre dans lequel s'agiteraient les ambitions. Dans le second, au contraire, le gouvernement serait doux, par cela seul qu'il y aurait très-peu d'hommes qui aspireraient à exercer le pouvoir, très-peu sur qui le pouvoir aurait besoin d'être exercé, et il le serait quelle que fût sa constitution ; car la constitution du gouvernement ne changerait pas celle des hommes, et ne ferait pas qu'ils fussent disposés à exercer ou à souffrir la domination, si leurs mœurs ne les excitaient qu'au travail, et repoussaient également toute idée de domination et de servitude. Voyez l'Amérique, où tous les hommes travaillent, où nul du moins ne peut s'élever que par le travail ; où, au lieu de voler, de conquérir, on travaille; où, au lieu de mendier, de solliciter, d'intriguer, de cabaler, de conspirer, on [94] travaille; le gouvernement y est si doux, qu'il est à peine sensible, et il serait bien difficile qu'il déployât une grande action; car qui l'exercerait, et sur qui s'exercerait-elle? Des peuples aussi occupés, aussi heureux par le travail, n'ont besoin ni de gouverner, ni d'être gouvernés. Voyez l'Europe, au contraire, où tant d'hommes ne travaillent point, où l'on s'enrichit par la domination bien mieux encore que par le travail; où, au lieu de travailler, on se fait la guerre, on se pille; où, au lieu de travailler, on sollicite, on intrigue, on cabale, on complotte; les gouvernemens y sont d'une dimension et d'une activité démesurées: les nations disparaissent derrière ces colosses ; elles succombent sous le poids de leur action, et il serait bien difficile de les resserrer dans des cadres étroits, et de les rendre peu sensibles; car que faire de cette masse d'artistes-gouvernans qu'ils mettent en œuvre, de celle qui voudrait participer à leur action, et qu'ils tiennent en échec ? Le moyen d'être peu gouverné dans des contrées où tout le monde veut faire figure, et où le seul moyen d'y réussir c'est d'être du gouvernement? On aurait beau faire, on aurait beau varier les formes du pouvoir, il est de force que son action se proportionne à la masse [95] d'hommes qui veulent y prendre part, ou sur lesquels il est nécessaire qu'elle s'exerce. Le seul moyen de la rendre moins sensible, c'est donc de travailler à rendre le nombre de ces hommes de moins en moins considérable.
Enfin, en même temps que les doctrines économiques nous conduisent à reconnaître que le seul moyen d'améliorer les gouvernemens, c'est d'en épuiser la matière, de réduire le nombre des ambitieux et des oisifs qui ont besoin de gouverner ou d'être gouvernés, elles tendent d'une manière très-directe à produire cet heureux effet; car elles attaquent l'ambition et l'oisiveté dans leur source même, dans ce qui les engendre et les alimente, dans les dépenses inutiles des gouvernemens.
Il n'en faut pas douter, si dans notre Europe, en France surtout, où il pourrait être si facile de s'honorer et de s'enrichir par d'utiles travaux, on voit tant de gens courir à la fortune par des voies honteuses, tant de gens qui vivent de pouvoir ou de larcin, tant de fripons et d'hommes à places, c'est surtout à l'excès des dépenses publiques qu'il faut attribuer ce désordre. Ce sont ces dépenses qui, en tarissant les sources naturelles de la richesse, détournent les hommes de tous les rangs des occupations honorables, et les font recourir pour s'élever à des expédiens honteux; excitent ceux des classes inférieures à la mendicité, au vol, au vagabondage; ceux des classes plus élevées à la poursuite des emplois, à l'intrigue, aux cabales, aux factions, et peuplent ainsi la société de cette multitude d'hommes pour lesquels ou contre lesquels les gouvernemens sont nécessaires. On ne saurait nier que la direction que suit cette multitude ne soit particulièrement déterminée par celle que les dépenses publiques font prendre à une portion considérable des revenus de la société. Les gens comme il faut ne courraient pas tant après les places, si les impôts ne faisaient fluer l'argent du puplic du côté des places. Tant de misérables ne se feraient pas une ressource du vol, si les impôts, en épuisant les hommes qui pourraient les occuper, ne leur ravissaient pas la faculté de chercher une. ressource plus honorable dans le travail. Le meilleur moyen de faire refluer toute cette cohue d'ambitieux et de fripons vers les occupations honnêtes et utiles, de délivrer ainsi la société des hommes qui la troublent, et d'épuiser par cela même la matière des gouvernemens, c'est donc de réduire les dépenses publiques, de rendre insensiblement [97] à leur cours naturel l'immense portion des revenus de la société qu'elles absorbent, et de faire ainsi que le travail devienne tout à la fois le seul moyen et un moyen toujours plus assuré de bien être et d'aisance. Or, l'économie politique ne peut manquer d'amener tôt ou tard ce résultat. Elle répand, en effet, une telle lumière sur les consommations publiques, elle fournit des moyens si sûrs et si simples de les apprécier, qu'il paraît impossible que le gros du public ne soit pas, une fois, frappé de l'inutilité et des effets désastreux de la plupart de celles qu'on fait à ses dépens, et qu'éclairé sur ces abus, il n'en obtienne pas tôt tard le redressement.
Ainsi, les doctrines économiques nous conduisent à reconnaître que l'objet de toute société civilisée, c'est le travail, considéré dans toutes ses applications utiles; que l'objet unique des gouvernemens, doit être de veiller au repos de la société, en laissant à sa liberté la plus grande latitude possible; que le meilleur gouvernement est celui qui procure le plus de sûreté aux citoyens, et qui retranche le moins de leur temps, de leurs revenus, de leur liberté; que dès lors les gouvernemens deviennent meilleurs à mesure qu'ils se rendent moins [98] sensibles; qu'ils peuvent se rendre moins sensibles à mesure que la société se civilise, à mesure que le nombre d'hommes, qui ont besoin de gouverner ou d'être gouvernés, diminue; que le véritable moyen de diminuer le nombre de ces hommes, c'est de restreindre de plus en plus la facilité de s'enrichir par le pouvoir, d'augmenter de plus en plus, au contraire, celle de s'élever par le travail; et enfin que le meilleur moyen d'obtenir ce dernier résultat, c'est de réduire progressivement les dépenses publiques, de rendre par degrés à leur destination naturelle, à la reproduction, les immenses capitaux que ces dépenses en détournent et qu'elles détruisent improductivement. Voilà les principales vérités politiques auxquelles l'économie politique donne naissance. On comprend maintenant comment cette science peut contribuer aux progrès de la société et à l'amélioration des gouvernemens; et il serait difficile, en envisageant le bien immense qu'elle est destinée à produire, de ne pas sentir quelque reconnaissance pour l'écrivain auquel nous devons de l'avoir tirée du domaine des spéculations et mise à la portée de toutes les intelligences. L'ouvrage de M. Say, sur l'économie politique, est sans [99] contredit l'une des productions les plus éminemment utiles de ce siècle, l'une de celles qui répondent le mieux à ses besoins et qui paraissent devoir le plus influer sur sa direction.
Le petit ouvrage du même écrivain, à l'occasion duquel nous sommes entrés dans ces considérations, est loin sans doute d'avoir la même importance, cependant il en a plus de beaucoup que ne semblerait l'annoncer son titre, et, pour ne pas sortir du sujet qui nous occupe, nous dirons qu'il renferme des vues capables d'influer aussi sur la direction des idées, et de concourir efficacement aux progrès de la société et à l'amélioration des gouvernemens. La preuve de cette vérité ne se fera pas attendre.
Nous disons qu'un des meilleurs moyens de faire faire des progrès à la société, c'est de réduire les consommations publiques. Mais le moyen d'opérer cette réduction? le moyen d'obtenir que les gouvernemens dépensent peu? le moyen de réformer les abus d'un mauvais gouvernement, en un mot ? grande question que M. Say n'agite point dans son petit volume, mais sur laquelle une de ses pensées nous paraît jeter un trait éclatant de lumière.
Est-ce par des sermons, des remontrances, [100] de justes et sévères censures qu'on peut réprimer les excès du pouvoir? Est-ce par des menaces, des révoltes, des révolutions? Est-ce enfin par des institutions destinées à le contenir dans de certaines limites? On ne s'est guère avisé jusqu'ici d'autres expédiens. Le vulgaire des réformateurs, semblables à l'animal stupide qui ne sait que mordre la pierre dont il est atteint, ne connaissent de meilleur moyen de corriger les gouvernemens tyranniques, que de les culbuter et de les remplacer par d'autres. Les hommes honnêtes et modérés repoussent ces moyens violens, et croient que pour faire cesser leurs excès, il suffit de leur en représenter les dangereuses conséquences. Une classe d'hommes plus habiles redoutent les révolutions, et croient faiblement au pouvoir des remontrances; mais ils ont une confiance sans bornes dans les constitutions; les constitutions sont leur grand cheval de bataille, et ils ne doutent pas que pour mettre un gouvernement dans l'impuissance de nuire, il ne suffise d'ériger autour de lui, sous le nom de chambres, de jury, de conseils municipaux, des espèces de redoutes dans lesquelles le public pourra placer des gens pour le défendre. Les uns et les autres ont cela de commun que, [101] pour corriger le pouvoir, ils ne cherchent à agir que sur le pouvoir; chacun agit à sa manière ; mais tous dirigent leur action du même côté.
Est-ce là une tendance bien éclairée ? Est-ce sur les gouvernemens qu'il est le plus convenable d'agir pour corriger les abus des gouvernemens? Voilà la question sur laquelle la pensée que nous avons annoncée nous parait répandre une vive lumière. L'auteur recherche en quoi consiste la moralité des ouvrages de littérature.
« Lorsque je demande, dit-il, ce qu'on entend par un ouvrage moral, on me répond que c'est un ouvrage où le vice finit par être puni, et où la vertu reçoit sa récompense. Cela paraît tout simple. Si pourtant cela ne corrigeait personne, où serait la moralité? Voyez, observez, réfléchissez. Le méchant qui est dans le monde, que pense-t-il en voyant punir son confrère le méchant du théâtre ? Selon lui, c'est un sot que l'auteur a fait tomber dans un piège pour complaire à la bonhomie du public. S'il gagne quelque chose à cet exemple, c'est un peu plus d'adresse pour éviter de devenir lui-même la fable des honnêtes gens. Quant aux personnes vertueuses, [102] lorsqu'elles voient, à la fin d'un cinquième acte, la vertu récompensée et le vice confondu, elles disent en soupirant: C’est bon pour le théâtre, ou bien pour les romans; mais ce nest pas là l'histoire du monde. Et le monde va comme devant.
» Il est satisfaisant, j'en conviens, de voir, même en fiction, les méchans punis : cela réjouit l'âme; et j'aime l'auteur qui me procure cette petite satisfaction, à défaut d'une plus réelle; mais un littérateur habile, pour être vraiment moral, sait employer d'autres moyens.
» Voyez Molière! s'il a gâté le métier des tartufes, pensez-vous que ce soit en faisant intervenir, au dénoûment, le grand monarque qui vient, comme un dieu dans une machine, retirer la famille d'Orgon du désastre où, l'a plongée l'imbécillité de son chef? Si l'échafaud n'effraie pas les voleurs, pense-t-on que les lettres de cachet feront trembler les hypocrites? Ils savent que cette foudre ne va pas mieux que l'autre choisir de préférence les méchans. Qui peut se vanter d'avoir rencontré des hypocrites corrigés ? Où trouverons-nous donc la moralité, l'utilité ? Le voici. On ne corrige pas les tartufes, mais on diminue le nombre des Orgons. Les jourbes disparaissent comme toute [103] espèce de vermine faute d'alimens. Croyez-vous qu'il y eût moins de tartufes qu'autrefois, si nous avions autant d'imbéciles pour les écouter?
» Or, c'est une utilité morale bien réelle que celle qui résulte du chef-d'œuvre de Molière. Et remarquez que l'utilité morale ici ne vient point de ce que le méchant est puni; au contraire, il ne le serait pas que la moralité serait bien plus forte. Qui peut nier que si Tartufe en venait à ses fins, s'il réussissait à dépouiller la famille d'Orgon, à le mettre lui-même hors de sa propre maison, et à les faire tous passer pour des calomniateurs, on ne sentît bien autrement encore le danger de laisser s'impatroniser un directeur dans sa famille ? Molière n'a pas préféré ce dénoûment, non qu'il le jugeât immoral, mais probablement parce qu'il craignait que tout cela ne sortît du genre de la comédie; et la preuve, c'est qu'il a fait un dénoûment de cette espèce dans une autre comédie où l'offense n'a pas un caractère aussi grave. Il a humilié le bon sens et le bon droit; il a fait triompher le vice et l'imposture : George Dandin demande pardon à sa femme infidèle de l'avoir soupçonnée, quand ce ne sont plus seulement des soupçons qu'il a, mais une [104] certitude. Aussi cria-t-on à l'immoralité, et l’on ne fit pas attention que si Molière eût confondu la femme au lieu du mari, sa pièce ne montrait plus les inconvéniens des mariages disproportionnés et n'avait plus aucune moralité.
» Le même reproche fut fait à Voltaire au sujet de Mahomet. Les fanatiques avaient de bonnes raisons pour vouloir que Mahomet fût puni. Lorsqu'un filou est pris sur le fait et parvient à s'échapper, les autres ont soin de crier au voleur !
» Bien fou donc qui s'imagine, par des livres, corriger les hypocrites, les femmes galantes, les conquérans, les usurpateurs, les fourbes qui travaillent en petit, ou ceux qui travaillent en grand. Mais, par des livres, ce dont on peut se flatter, c'est de corriger leurs dupes. »
Voilà la pensée. On ne corrige pas les tartufes ; mais on diminue le nombre des Orgons. On ne corrige point les fourbes; mais on peut se flatter de corriger leurs dupes. Corrige-t-on les mauvais gouvernemens? Est-ce attaquer l'arbitraire dans son principe que de l'attaquer dans les gouvernemens? Est-ce travailler à déraciner l'arbitraire que de faire changer le pouvoir de mains, ou de le faire changer [105] de formes? Ce sont là, avons-nous dit, les grands moyens de répression en usage. Qu'on juge maintenant de leur suffisance. On n'a qu'une demande à se faire pour cela : y a-t-il un Orgon de moins dans un pays après qu'il a changé de chefs, ou que son gouvernement a changé de formes? S'il s'y trouve le même nombre d'imbéciles, qu'est-ce qui empêche que le nouveau chef ne se conduise aussi mal que le dernier? Qu'est-ce qui empêche que les nouvelles formes de gouvernement ne servent, comme les précédentes, à piller, à fouler le pays?
Tel peuple crie, dans sa détresse : Oh! si nous avions un autre prince! si nous avions François au lieu de Guillaume.! Hélas! en seriez-vous plus éclairé? Que les amis de François parlent ainsi, qu'ils préfèrent son règne à celui de Guillaume, cela est fort simple; si François régnait, ils régneraient avec lui, et prendraient part à la curée. Mais vous, misérable troupeau, dont le destin est d'être la proie de tous les partis, que gagnerez-vous à un changement de chef? Si vous ne savez vous défendre contre le gouvernement de Guillaume, comment vous défendrez-vous contre celui de François? Encore une fois, serez-vous plus [106] éclaire sous François que sous Guillaume? François sera moins méchant, dites-vous; et si son héritier l'est davantage, changerez-vous son héritier? Ce sera donc à n'en pas finir? Ne voyez-vous pas qu'il serait bien plus court de commencer par vous changer vous-même? Peuple d'Orgons, déniaisez-vous, et vous n'aurez pas besoin de changer de maîtres. Tâchez de comprendre vos vrais intérêts, et les hommes qui vivent, et ceux qui voudraient vivre de votre sottise, disparaîtront à mesure : les fourbes, les ambitieux disparaissent, comme toute espèce de vermine, faute dalimens.
Qu'on place à la tête des États-Unis, avec l'autorité la plus illimitée, tel grand, tel habile despote qu'on voudra; que ce despote veuille traiter les Américains comme il pourrait faire un peuple d'Europe; qu'il veuille avoir à sa discrétion l'argent et les hommes du pays. Pensez-vous que l'Amérique aura besoin de s'insurger pour empêcher cet extravagant de réaliser ses projets de domination? Ce serait lui faire une grande injure. Ces projets, contre lesquels un petit nombre d'hommes sensés s'élèveraient vainement chez vous, tomberont d'eux mêmes chez elle. C'est que tout y manque pour l'exécution; c'est que, faute de matériaux, il ne s’y [107] trouvera point d'artistes; c'est qu'à défaut de gens capables de sentir le prix d'un gouvernement pareil à celui que cet homme voudrait établir, il n'y en aura point qui veuillent risquer de lui prêter main-forte ; c'est, en un mot, que cet homme ne sera soutenu par personne, et que le despote le plus obstiné sera forcé de se conduire là comme le plus sincère ami de la liberté. Le moyen que vous ayez de bons chefs, ce n'est donc pas d'en changer jusqu'à ce que vous en trouviez de tels; mais d'acquérir assez de sens, de modération, de fermeté, pour réduire les plus mauvais à l'impuissance de vous nuire.
Vous vous êtes plaint quelquefois que vos princes n'avaient rien de populaire. C'étaient là des regrets bien aveugles ou bien superflus. De deux choses l'une: ou vous manquez de lumières, ou vous connaissez vos vrais intérêts. Si vous manquez de lumières, c'est un grand bonheur pour vous que vos maîtres n'aient point de popularité; car alors ils ne peuvent pas abuser de vos passions à la faveur de votre ignorance : ils vous rendent le service de vous tenir en garde contre eux-mêmes; ils vous dessillent eux-mêmes les yeux; ils vous forcent de reconnaître ce qui vous intéresse. Si, au [108] contraire, vous êtes instruit de vos vrais intérêts, que vous importe qu'ils ne soient pas populaires ? Ne faudra-t-il pas alors qu'ils se conduisent comme s'ils l'étaient? L'essentiel, encore une fois, ce n'est pas que vos chefs ne soient pas des tartufes, mais qu'ils ne commandent pas à des Orgons : c'est à vous de les faire ce que vous avez intérêt qu'ils soient.
S'il ne suffit pas, pour devenir libre, de se donner de nouveaux chefs, il ne suffit pas davantage de se donner de nouvelles institutions. Rien ne peut tenir lieu à un peuple de lumières et de fermeté. Les mêmes formes de gouvernement, qui sont une sauvegarde pour une nation judicieuse et forte, ne seront qu'un moyen de plus d'accabler une nation ignorante et faible. Ce que vous appelez le palladium de vos libertés, peut n'être que le gage de votre servitude : une garantie n'en est une que pour celui qu'elle sert à protéger. Que vous importe d'avoir une forteresse, si vous ne savez en défendre l'entrée à l'ennemi, ou si les gens que vous y placez pour vous défendre ont la maladresse ou l'infamie de tirer sur vous? Mieux vaudrait pour le pays que la citadelle fut rasée: les habitans auraient moins d'insultes à souffrir. Quel mauvais gouvernement oserait, en [109] l’absence de toute représentation nationale, ce qu'il peut oser derrière une représentation nationale dont il est le maître?
Quand, après avoir changé et rechangé la forme de votre gouvernement, vous vous trouvez encore opprimé, l'on vous voit toujours prêt à dire : C’est' que l'institution est mauvaise; si vous remontiez à la vraie source du mal, vous diriez peut-être : C'est que le bon sens est encore chez nous en minorité. Il est des pays qu'aucune institution ne saurait préserver de la servitude ; tel serait celui qui ne comprendrait pas la vraie liberté, qui n'en connaîtrait pas le prix, ou qui n'aurait pas le cœur de la défendre. Que servirait d'avoir des assemblées bien constituées, à qui ne pourrait y envoyer que des hommes ignorans, avides, turbulens ou pusillanimes? Que servirait d'avoir une bonne loi d'élections à qui serait incapable de faire de bons choix? Il est incontestablement des cas où un peuple se trouve au-dessous de ses institutions ; et ne peut accuser que lui-même du mal qu'il leur impute. Nous pourrions peut-être à quelques égards, nous citer pour exemple. Qui oserait affirmer que nous tirons de nos lois constitutionnelles tout le bien qu'il serait possible d'en tirer, sans même y faire le moindre [110] changement? Qui oserait dire qu'avec plus de lumières et une meilleure tenue, nous ne pourrions pas trouver dans ces lois, telles qu'elles sont, le moyen d'être plus libres sans être moins tranquilles? Profitons-nous de la loi des élections, par exemple, autant qu'il serait en notre pouvoir? Tous les choix, aux dernières élections, ont-ils été aussi éclairés qu'ils auraient pu l'être? On reproche au législateur d'avoir trop restreint le cercle dans lequel il serait permis de choisir. Mais est-ce au législateur qu'il convient de faire des reproches, quand on voit que les électeurs ne profitent pas même de la latitude qu'il leur a donnée? quand on voit que, sur une cinquantaine de députés qu'ils avaient à élire l'année dernière, ils ont choisi trente-cinq des présidens que leur avaient envoyés les ministres, et de plus un certain nombre d'agens salariés et révocables du gouvernement. Ne paraît-il pas évident que ce sont ici les électeurs qui sont en faute, et que la loi, malgré ses imperfections, se trouve en avant des lumières communes?[2]
[111]
Enfin, vous convenez quelquefois de la bonté des institutions; mais comme il est impossible [112] que vous ayez tort, vous accusez le gouvernement de ne pas les respecter. La charte renferme de bonnes dispositions, dites-vous; mais les ministres ne l'exécutent pas. Qu'est-ce à dire? sont-ce les ministres qui la violent, ou vous qui ne savez pas la défendre? sont-ce les ministres qui acceptent les lois d'exception? sont-ce les ministres qui passent à l'ordre du jour sur toutes les réclamations des citoyens contre des actes arbitraires? Ce sont les amis du ministère, dites-vous. Mais ces amis du ministère ont-ils été choisis par les ministres? Vous vous étonnez que les lois n'offrent pas toutes les garanties qu'on pourrait en attendre; c'est du contraire qu'il faudrait vous étonner. Si vous faites des mauvaises élections, il est de force que les chambres soient mauvaises; si les chambres sont mauvaises, il est tout simple que les ministres ne se gênent pas pour violer la charte. C'est vous qui les excitez à l'arbitraire; vous les tentez par de mauvais choix, et le mal que vous leur imputez est votre ouvrage. Choisissez mieux vos défenseurs, et l'on respectera mieux vos libertés.
Mais enfin, dites-vous, quand nos choix seraient mauvais, cela justifierait-il le ministère? Pourquoi proposer des lois d'exception ? [113] Nous voulons la charte, toute la charte; le roi l'a jurée; les ministres doivent nous en faire jouir. Quelle candeur , quelle innocence dans ces plaintes! Les ministres doivent vous faire jouir de la charte ! mais si vous attendez la liberté des ministres, pourquoi prendre des sûretés contre eux? pourquoi des chartes? pourquoi des garanties? Vous leur faites outrage; vous perdez à leurs yeux le mérite de votre confiance ; vous les intéressez à la trahir. Si, au contraire, vous croyez avoir besoin de garanties contre leur pouvoir, comment attendez-vous d'eux la liberté? Ne croyez-vous pas qu'ils vont faire valoir pour vous vos moyens de défense, et se servir de vos armes contre eux-mêmes? Il n'y a pas de milieu, vous voulez être libres par la faveur du ministère, ou malgré toute opposition possible de sa part. Dans le premier cas, vous n'avez pas besoin de charte; dans le second, c'est à vous de la faire observer, et il est peu sensé de vous plaindre qu'elle est imparfaite ou mal exécutée. Du moment que vous prenez les armes contre l'arbitraire, du moment que vous vous mettez en état de défense contre le pouvoir ministériel, vous ne devez attendre la liberté que de vous-mêmes. Il est tout simple que des ministres, et [114] surtout des ministres que vous manifestez la prétention de contenir, veuillent avoir à leur disposition le plus d'hommes, le plus d'argent, le plus de pouvoir possible. Il est tout simple qu'au lieu de fortifier vos garanties, ils travaillent à les détruire; qu'au lieu de les faire servir à la défense de vos libertés, ils les emploient à l'accroissement de leur puissance. C'est à vous de déjouer ces desseins, d'empêcher qu'on ne se serve de vos armes pour vous battre, de tirer de vos lois le bien que vous en attendez. Quand vous aurez la force de vous en approprier l'usage, vous ne prétendrez plus que c'est aux ministres de vous en faire jouir : jusque-là, il parait au moins inutile d'élever cette prétention.
C'est donc une bien pauvre, ou du moins une bien insuffisante tactique, que de s'attaquer aux gouvernemens pour devenir libre. Malheur aux amis de la liberté qui seraient réduits à attendre son salut d'un changement de ministres! malheur à ceux qui voudraient tout devoir aux qualités des princes ou à la nature des institutions, et rien à la raison publique. Les gouvernemens sont peu de chose par eux-mêmes. Les hommes et les institutions n'ont de force que dans la masse qui se trouve [115] derrière, et qui leur sert de point d'appui. Les mêmes lois peuvent, selon la différence des pays, servir à fonder la plus douce liberté et le despotisme le plus intolérable. Nous revenons à dire que nos institutions, tout imparfaites qu'elles sont, nous paraîtraient beaucoup meilleures si nous étions plus capables d'en tirer parti ; que nous aurions toujours de bons chefs si nous avions de bons ministres, que nous aurions de bons ministres si nous avions de bonnes chambres, que nous aurions de bonnes chambres si nous avions de bons colléges électoraux; c'est-à-dire, si la masse des électeurs étaient éclairés, si, à la modération par laquelle ils se sont déjà si honorablement distingués, ils joignaient tous le discernement et la fermeté nécessaires pour résister aux insinuations des partis, et ne jamais faire que de bons choix. L'essentiel, pour que nous ayons de bonnes chambres, de bons ministres, de bons chefs, un bon gouvernement, c'est donc que nous ayons de bons électeurs, c'est-à-dire, que le corps de la nation connaisse ses vrais intérêts, et soit en état de les défendre.
« Voilà pourquoi, continue M. Say, dont nous reprenons la pensée sur la moralité des écrits, voilà pourquoi tout ouvrage, [116] quelles que soient sa forme et sa couleur, qu'on l'ait fait pour la scène ou pour la méditation, est utile du moment qu'il fait bien connaître l'homme et la société, du moment qu'il arrache les masques sous lesquels se déguisent le mauvais sens et les mauvaises intentions, du moment, en un mot, qu'il donne de la sagacité à la droiture. La résignation est une vertu de brebis. La vertu des hommes doit être telle qu'il convient à une créature intelligente. Je me la représente, comme faisaient les anciens, sous les traits de Minerve : noble, sereine, douce, mais armée. »
Si c'est là ce qui constitue la moralité des écrits, ce sont incontestablement des livres très-moraux que ceux de M. Say. Il en est peu où la raison puisse prendre de meilleures armes, où les hommes sincères puissent mieux acquérir cette sagacité si nécessaire à la bonne foi, cette intelligence de leurs vrais intérêts seule capable de les affranchir de l'empire des intrigans et des fourbes de toute espèce. On a déjà pu juger, par ce que nous en avons rapporté ailleurs ( dans le tome 6 ), combien le petit volume arrache de masques et met de choses à nu, combien il renferme de notions justes et utiles. Il nous est aisé de confirmer, [117] par de nouvelles citations, la bonne opinion qu'on doit avoir conçue de sa moralité.
— « On se plaint de l'issue de tel événement : La fortune a trahi nos efforts, dit-on; c'est-à-dire, en d'autres termes : il est arrivé un résultat sans cause. Pourquoi ces plaintes d'enfant? ce qui est arrivé devait arriver. Votre maison s'est écroulée; c'est qu'elle était mal étayée. Le peuple a couvert d'acclamations ses oppresseurs; c'est parce que le peuple n'est pas assez avancé pour comprendre ses véritables intérêts. La fortune n'a rien à faire là dedans: au lieu de l'accuser, travaillez les causes, l'effet suivra. Tel est le rôle qui convient à des créatures raisonnables.
— « Je le vois d'ici, Damoclète : Vous êtes fier de l'éducation que vous donnez à vos enfans; vous vous applaudissez de leur avoir caché la perversité des hommes; vous croyez les avoir laissés purs : j'ai peur … — De quoi ? — Que vous ne les ayez rendus niais.— Oh!,…— Daignez m'écouter. Savez-vous ce qui donne tant d'avantage à l'intrigue pour surprendre la bonne foi des honnêtes gens? C'est votre principe d'éducation. Je vous estime heureux même si quelqu'un de vos enfans se trouve avoir un caractère assez ferme pour ne pas dire à une [118] certaine époque : Mon père a fait de moi une dupe. Je croyais à la bonne foi; il n’y en a point sur la terre. Bien fou qui ne fait pas comme les autres.
» Ne vous méprenez pas sur mes intentions, Damoclète. Je ne vous dis pas: Enseignez le vice, mais ne le dissimulez pas. Présenté de cette manière, le vice n'offre qu'un spectacle salutaire, qui montre les difformités en même temps que les attraits, et les suites déplorables a côté des préliminaires séduisans. S'agit-il de vos rapports avec le monde, vous gardez pour vous seul vos soupçons et vos découvertes ; vous déguisez à vos enfans les précautions que vous êtes forcé de prendre contre la mauvaise foi, la cupidité, la corruption des hommes! Mais, dites-le-moi, Damoclète, quelle science plus utile et d'une plus constante application pouvez-vous donc leur enseigner?
» Je conviens que cette méthode vous oblige vous-même à marcher dans le sentier de la vertu : sans cela vous vous dénonceriez au mépris de vos élèves : raison de plus pour vous la recommander. »
Nous ne ferons pas de réflexions sur ces deux pensées ; elles rentrent dans le sens de celle que nous avons commentée, et nous ne les rapportons [119] que comme une confirmation de la grande vérité que celle-ci renferme. On voit que M. Say fait consister la moralité de l'éducation, comme celle des livres, moins encore à prêcher la vertu qu'à mettre en garde contre le vice. Sa maxime la plus constante est que le meilleur moyen de rendre les hommes bons, c'est de les rendre judicieux, de les éclairer sur leurs vrais intérêts.
« Vous vous plaignez que chacun n'écoute que ses intérêts, dit-il : Je m'afflige du contraire. Connaître ses vrais intérêts est le commencement de la morale : agir en conséquence en est le complément. »
« Un des plus heureux effets que l'humanité puisse éprouver du progrès des lumières, dit-il encore,.est de pouvoir apprécier plus justement à quoi se montent les déplorables succès du vice et du crime. Un calcul superficiel peut faire penser qu'il y a quelque avantage à manquer à sa parole, quand on peut le faire impunément, à opprimer la faiblesse et le bon droit, etc. On voit en effet quelques hommes parvenus au faîte de la fortune par ces honteux moyens; mais ici, comme dans beaucoup de cas, on est frappé des succès parce qu'ils sautent aux yeux, et on ne l'est pas des revers, des [120] inconvéniens, des maux qui ont accompagné une conduite coupable. Les punitions éclatantes, qui malheureusement sont rares, ont seules frappé; les punitions secrètes ont échappé sans être moins réelles. Or, une plus juste appréciation des choses montre, je crois, que tout compensé, et si l'on met en ligne de compte à la charge d'une mauvaise conduite, outre les punitions directes qu'elle attire quelquefois, la mauvaise réputation qu'elle donne, les portes qu'elle ferme à la fortune et aux jouissances de la vie, les soucis, les tracas qu'il faut se donner pour cacher ce qui ne doit pas être su, défendre ce qui peut être attaqué, se mettre à couvert enfin, et les risques de ne pas réussir ; si l'on compare, si l'on pèse en somme tous les heureux et tous les mauvais résultats du vice et du crime, je n'hésite pas à prédire que l'on trouvera le bassin des avantages plus léger, beaucoup plus léger que l'autre, et qu'à tout prendre, lorsqu'on s'engage dans un mauvais sentier, on fait tout simplement un mauvais calcul. Il y a plus de chances défavorables dans le vice que dans la vertu, »
On sent que, plaçant ainsi dans le bon sens les plus sûres garanties de la vertu et du bonheur des hommes, étant convaincu qu'ils se conduisent [121] d'autant mieux et sont d'autant plus heureux qu'ils peuvent moins s'abuser ou être abusés, M. Say doit attacher un fort grand prix à la liberté de la presse, qui les met à même d'entendre le pour et le contre sur toute espèce de questions, et de prendre ainsi, dans tous les cas, le parti le plus conforme à leurs vrais intérêts.
« Il n'est, dit-il, si mauvaise cause en faveur de laquelle on ne puisse apporter quelque bonne raison. On a fait l'éloge de la folie, de la fièvre, de Néron. Et dans tous ces éloges, il se trouve des raisons en vérité très-plausibles. S'ensuit-il que ce soient de bonnes choses? Nullement. Et pourquoi? C'est qu'il y a des raisons encore meilleures à donner contre elles. Pour juger une question toute entière, il faut donc écouter non-seulement le Pour, mais le Contre.
» Or, dans les questions politiques, le public, qui est le juge suprême puisqu'il s'agit de lui-même et de ses intérêts, entend-il le pour et le contre ? Jamais. Ses conseillers s'arrachent la parole; et, pour avoir toujours raison, le plus adroit, ou le mieux soutenu, ôte la parole à ses adversaires. Et ce pauvre public auquel on a persuadé que, par amour pour la paix, il ne fallait entendre qu'une seule bande d'avocats, comment prendrait-il un parti [122] éclairé ? Il commet des sottises; on le fait interdire; et cela s'appelle Gouverner. »
On voit, par cette pensée, que c'est surtout pour le public, pour les hommes qui lisent, que M. Say regarde la liberté de la presse comme nécessaire. C'est une vérité trop peu sentie, très-peu sentie et contre laquelle même il existe un préjugé fort accrédité, quoique fort sot et fort ridicule. On peut remarquer que le gros du public, le ventre de la nation, prend en général assez peu d'intérêt aux débats sur la liberté de la presse. Pourquoi cela? c'est qu'il ne se croit pas intéressé dans la querelle; c'est qu'il a la bêtise de la regarder comme une affaire particulière entre les écrivains et le gouvernement. M. Say signale cette erreur et la réfute en quelques mots ; c'est une de ses pensées les plus judicieuses.
« Je ne sais pourquoi, dit-il, l'on représente toujours la liberté de la presse comme un avantage au profit de ceux qui écrivent. Ce n'est pas cela du tout. Elle est entièrement dans l'intérêt de ceux qui lisent; car ce sont eux qu'il s'agit de tromper ou de détromper. »
Ce qui distingue le plus éminemment le petit volume ; c'est la justesse des aperçus. C'est là le premier mérite de toutes les productions [123] de M. Say. Il n'est point d'esprit qui se laisse moins imposer par les apparences et qui aille plus droit à la vérité. Il se plaît à déchirer les masques, à dépouiller les charlatans de leur oripeau, comme il parle lui-même, et à mettre les hommes et les choses à nu pour les faire apprécier à leur véritable valeur. Nous pourrions justifier cette remarque par bien des exemples; nous pourrions en citer de piquans; nous pourrions en citer de terribles. Quoi de plus terrible, par exemple, que cet éloge de Henri IV par Sully, que cite M. Say: « J'aurais voulu que ce prince....; » mais est-il convenable de citer une citation? Toutes réflexions faites, nous ne rapporterons pas l'éloge de Henri IV. Voici autre chose.
« Depuis longues années, par de profondes méditations, je cherche en vain à découvrir lequel des deux est le plus ridicule, d'un grand benêt, dans la force de l'âge, marmottant à deux genoux ses patenôtres ; ou bien d'un bourgeois affublé d'une peau d'ours sur la tête, d'une moustache postiche, et se croyant un sapeur.
— » Tatouage[3] des sauvages de la mer du [124] sud, moustaches des sauvages d'Europe ! même chose. Hélas! quel homme est en droit de se moquer d'un autre!
— » Entre l'enfant qui bat le tambour qu'on vient de lui acheter à la foire, et l'officier qui, fier des épaulettes dont il a reçu le brevet, promène à pied ses éperons, en usant le pavé du bout de son sabre, la différence n'est pas si grande que beaucoup de gens voudraient nous le faire croire.
—» Le public aime un peu les gens qui sont bons, et beaucoup ceux qui pourraient être médians et qui ne le sont pas. Donnez-moi le pouvoir de faire du mal : en me croisant les bras, je vais me faire adorer; on fera peut-être un poème épique en mon honneur.
—«Une multitude de personnes, et même des personnages, parce qu'ils sont au-dessous de tout, ne peuvent jamais comprendre qu'on soit au-dessus d'une bassesse.
— » Qu'est-ce qu'un charlatan? C'est un homme qui monte sur des tréteaux pour vanter sa drogue … —Monsieur, cette pensée est trop hardie ; il faut la supprimer : on va dire que par tréteaux, vous entendez une académie, une tribune, une chaire, un trône, toute espèce de [125] situation élevée d'où l'on peut parler haut et se faire entendre au loin.
— » Je veux devenir un homme de bonne compagnie. Voyons ; que faut-il faire?— Amuser, ne blesser aucun amour-propre.—Que faut-il de plus? —Rien. — Vous plaisantez. — Nullement. — Un homme qui aurait malversé dans ses emplois, qui aurait sacrifié son pays par un vil intérêt, n'est certainement pas admis dans la bonne compagnie. — Pourquoi non, s'il a eu l'adresse d'esquiver le scandale, s'il est riche, s'il a des titres, des plaques, des rubans ?. ... — Puisqu'il en est ainsi, vive la bonne compagnie pour faire le bonheur d'un pays!
— » N'avez-vous point de bonnes raisons à donner contre votre antagoniste, tirez-vous d'affaire par un trait d'esprit (si vous pouvez). Avez-vous tort, donnez-lui un ridicule. — Voilà un précepte abominable. — J'en conviens. — Pourquoi le donnez-vous?— Parce qu'il n'apprendra rien aux pervers, et qu'il émousse leurs armes. »
Il est temps de s'arrêter. En voilà assez pour faire connaître le petit volume; il nous faudrait le transcrire, si nous voulions rapporter tout ce qu'il renferme de juste et de piquant. [126] Nous aimons mieux renvoyer à l'ouvrage même. Nous croyons du reste fort inutile d'en recommander la lecture; le nom de l'auteur est une recommandation assez forte, et la rapidité avec laquelle la première édition a été enlevée répond assez de l'empressement avec lequel le public recevra celle-ci. Nous nous bornerons à dire que l'auteur y a fait des changemens heureux et plusieurs additions importantes.
D…..R
[1] De l'imprimerie de Didot l'aîné. — Se vend à Paris, chez Déterville, libraire, rue Hautefeuille, N°. 8. Prix 1 fr. 80 cent.
[2] On ne devinerait certainement pas combien les anciens et les nouveaux collèges électoraux ont choisi de députés parmi les agens du gouvernement; combien, dans une mesquine représentation de deux cent quarante ou deux, cent cinquante membres, il se trouve d'hommes dépendant par leurs fonctions du ministère. Il y en a plus de vingt, plus de quarante, plus de quatre-vingts, plus de cent: il y en a cent vingt; et encore ne comptons-nous pas les juges, les hommes décorés, titrés, pensionnés, qui se trouvaient en dehors de ce nombre, et que nous considérons comme des hommes indépendans par leur position. Assurément, nous sommes loin de vouloir rien insinuer contre le caractère personnel des cent vingt fonctionnaires amovibles qui se trouvent à la chambre des députés. Mais est-il bien sage, nous le demandons encore une fois, de remettre le contrôle de l'administration aux subordonnés de l'administration? Est-il convenable de confier à des préfets la surveillance du ministère de l'intérieur, d'envoyer des receveurs généraux pour vérifier les comptes du ministre des finances, de charger des colonels et des procureurs du roi de poursuivre, s'il y a lieu, les ministres de la guerre ou de la justice ? Le bon sens montre que cela est absurde; le fait le prouve encore mieux peut-être. Qu'on prenne la peine d'examiner comment la chambre est divisée, quels sont les hommes qui se trouvent derrière le banc des ministres, qui votent perpétuellement avec eux, qui crient impitoyablement l'ordre, du jour! à toutes les pétitions, et l'on verra l'avantage qu'il y a de choisir ses députés parmi les hommes du ministère.
[3] Ce sont ces peintures baroques dont se barbouillent les sauvages.
Augustin Thierry, [CR] "Commentaire sur l'Esprit des lois de Montesquieu, suivi d'observations inédites de Condorcet, sur le vingt-neuvième livre du même ouvrage" Le Censeur européen T.7 (mars 1818), pp. 191-260.
[191]
COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS DE MONTESQUIEU,
Suivi d'observations inédites de Condorcet, sur le vingt-neuvième livre du même ouvrage.
(Un volume in-8°. de 500 pages. )
Les livres ont leur destinée comme les hommes. De même que chaque corps humain, chaque traité de la science humaine n'a qu'un temps de vie ou d'existence active; après ce délai vient le terme fatal où il se confond dans la matière commune des ouvrages à consulter. Et, comme les générations ensevelies servent en quelque sorte de matériaux pour la vie des générations présentes, dans le tombeau des bibliothèques, les livres prêtent leurs débris à des conceptions nouvellement nées, qui s'en nourrissent, s'enflent par eux, grandissent et vivent à leur place. On s'approprie leurs [192] méthodes, leur style; on y puise des faits, des aperçus, des développemens. Ils fournissent encore un aliment à l'esprit de ceux qui pensent et qui écrivent; mais ceux qui agissent n'y vont plus chercher des préceptes et des règles d'action; c'est à de nouveaux venus qu'ils s'adressent.
Ce changement de rôle est inévitable, et le talent n'en préserve pas. Le talent fait aimer l'auteur après que son ouvrage n'est plus, c’est-à-dire ne gouverne plus. L'exactitude, les traits ingénieux, les grâces, sont de tous les siècles: quiconque a brillé par ces dons de l'esprit, ne peut être oublié que pour celui qui les possède à un degré plus haut. Mais cette influence de conduite par laquelle un homme se place au premier rang de son siècle, par laquelle un livre s'élève comme l'un des signaux qui doivent marquer le but, et éclairer, si l'on peut le dire, la manœuvre de l'esprit humain, cette influence est passagère comme chaque mouvement de cette manœuvre. Plus les opérations se pressent, plus tôt ou demande un nouveau guide. Dans un siècle politique, les traités de politique ont la vie courte; et le philosophe, ami des hommes, travaille pour être promptement inutile.
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Mais alors, on peut le dire, son succès est à son comble; il voulait entraîner ses contemporains. vers le but que découvrait son esprit, et ses contemporains l'ont dépassé ; il obtient sa part dans la gloire de leur progrès : cette gloire va s'ajouter à celle de son talent. C'est un assez beau partage que de joindre au titre de penseur ingénieux, celui de vétéran de la civilisation. Or c'est ainsi que Montesquieu s'offre à nous désormais. E1i le présentant sous cet aspect, nous ne croyons rien lui refuser de ce que la France et l'humanité lui doivent.
Dans tout ouvrage scientifique, il y a deux choses à distinguer : la nature des questions posées et leur solution, le point de vue de l'auteur et sa manière de voir. Un traité quelconque renferme toujours deux affirmations implicites: l'une que le problème est bien établi, l'autre qu'il est bien résolu; voilà ce que l'écrivain promet de lui-même, et la critique a le droit de lui contester ce double mérite ; mais il n'est pas indifférent qu'on s'attaque à l'un ou à l'autre. Si l'on accorde le problème, et que l'on nie la solution, le traité n'est pas détruit; le fondement reste; l'idée primitive de l'auteur, mise en œuvre par une autre plume, aura encore de l'influence. Mais, si le point de vue est [194] frappé de fausseté, s'il y a erreur dans le choix des données, si le critique peut ruiner les premiers principes et déplacer le champ de la question, tout s'écroule ; et le traité, fait pour être pratiqué, ne se montre plus que comme un monument de l'art, curieux peut-être, mais sans usage; que comme une médaille dont l'empreinte est belle, mais qui n'a pas de cours.
Du moment qu'un écrit a paru avec la prétention d'agir sur son siècle, le siècle, qui craint plus encore les mauvais guides que le défaut de guides, est saisi d'une sorte d'inquiétude, et réagit contre l'ouvrage. Une double épreuve se consomme. Ces questions nous importent-elles, se demande-t-on, et, si elles nous importent, sont - elles résolues? La critique s'exerce. Si le fondement et l'ensemble résistent, si de simples détails cèdent, le siècle avoue l'ouvrage, et se laisse conduire.
Sous cette conduite on s'avance ; en avançant on éprouve, à ses propres risques, la valeur des préceptes et la raison des conseillers; on a bientôt acquis l'expérience que ceux-là n'avaient point, et l'on obtient sur eux l'avantage du trajet qu'on a fait par eux : alors l'esprit humain fait la revue de ses conducteurs, [195] et conteste les titres qu'il a donnés. Les ouvrages qui se sont fait respecter par la critique contemporaine, subissent une épreuve plus périlleuse, la critique de l'âge suivant; le double examen recommence; on remet en question et la nature et la solution des problèmes. Heureux le livre qui, dans ce moment décisif, ne périt pas tout entier, et dont le plan rajeuni fournit encore une enveloppe à des faits que son auteur n'avait point vus, à des notions qu'il n'avait pu concevoir!
C'est ainsi que l'Esprit des lois échappe à l'arrêt qui le menaçait, non comme ouvrage de génie, à ce titre il est immortel; mais comme traité pratique de la science sociale. Le Commentaire dont nous allons rendre compte lui continue une partie de cette existence, en y introduisant les résultats des recherches nouvelles, et de l'expérience des derniers temps; en prêtant à Montesquieu les vues que notre siècle lui eût suggérées, et dont le sien était incapable; en tirant dés solutions, à notre usage, de ces problèmes qui n'ont pas été posés pour nous.
L'auteur du Commentaire avait eu pour première idée de s'élever de plein saut au-delà du point de vue du politique du dix - huitième [196] siècle, et de donner à ses contemporains un traité original et complet. En travaillant sur l’Esprit des lois, il songeait à former son opinion sur les sujets abordés par Montesquieu, et nullement à s'asservir à sa méthode; il pensait que cette méthode pouvait bien n'être plus la meilleure, et nous en doutons avec lui. Il est probable que les éternelles discussions sur le gouvernement et sa forme doivent quitter le premier rang parmi les principes politiques, et le céder à des considérations plus essentielles à la nature et à l'objet de la société. Mais la science qui les fournira est encore au berceau, et c'est peut-être un plus grand service de l'introduire dans les questions anciennes, de l'y faire voir toute lumineuse et toute positive, que de s'épuiser à la réduire en systèmes incomplets. « Je me suis déterminé, dit l'auteur, à ne donner aujourd'hui qu'un commentaire sur Montesquieu. Un autre plus heureux, profitant de la discussion, si elle s'établit, pourra donner dans la suite un vrai Traité des lois. C'est ainsi, je pense, que doivent marcher toutes les sciences, chaque ouvrage partant toujours des opinions les plus saines, actuellement reçues, pour y ajouter quelque degré de justesse. C'est là vraiment [197] suivre le sage précepte de Condillac, d’aller rigoureusement du connu à l'inconnu. »[1] II y a une grande philosophie dans cette contrainte que l'écrivain s'impose pour l'intérêt de ses contemporains ; il ramène sur lui-même son esprit emporté en avant; il le soumet à une suite et à des règles dont il ne reconnaît pas la bonté, craignant bien plus de n'être pas compris que de paraître avoir manqué d'invention, et préférant la gloire de l'utilité à celle de l’audace.
« Si Montesquieu, dit-il, s'est trompé dans le choix de l'ordre qu'il fallait suivre, je pourrais bien, à plus forte raison, m'y tromper aussi, malgré l'énorme avantage que me donnent sur lui les lumières acquises pendant les cinquante prodigieuses années qui séparent le moment où il a éclairé ses contemporains, de celui où je soumets aux » miens le résultat de mes études. »[2]
Ces cinquante années que l'auteur du Commentaire oppose à la science de tous les siècles précédens, entassée dans le livre de Montesquieu, sont vraiment prodigieuses; elles [198] renferment la découverte de la- vraie méthode d'observation, la découverte de la science de l'économie politique, la révolution qui a changé en états libres les colonies anglaises de l'Amérique, et enfin dix révolutions diverses dans la seule révolution française. Une pareille succession de faits et de connaissances nouvelles est au-dessus de tout le patrimoine des âges antérieurs; un homme qui en a rempli sa pensée ne doit pas craindre d'entrer en lutte.
On remarquera aussi quelle confiance l'auteur du Commentaire semble avoir dans ses contemporains, dans les données où il puise. Sa marche est simple et calme. Il expose avec naïveté plutôt qu'il ne démontre avec empire; il né pense pas que l'esprit de ses lecteurs puisse lui manquer. Il paraît tendre plutôt à éveiller en eux des idées dont ils ont Je germe, qu'à leur inspirer des idées qui lui sont propres; et, comme Socrate le disait de lui-même, il accouche les esprits plutôt qu'il ne les féconde. Il n'accumule point les faits avec profusion, parce qu'il sait que chacun les a en assez grand nombre dans sa mémoire ou sous les yeux; il semble, en un mot, avoir la conscience d'écrire pour un siècle plein.
Montesquieu, au contraire, paraît l’écrivain [199] d'un siècle tourmenté de désirs, et ne trouvant rien en soi qui réponde à ses vœux. Il est incertain et inquiet; il veut tout voir, tout dire, tout montrer; il déroule aux yeux tout le passé et tout le présent de l'espèce humaine : la barbarie comme la civilisation, les coutumes bizarres comme les lois raisonnables, ont une place dans cet immense tableau. Ce qu'il craint surtout, c'est de taire quelque chose de peur que par hasard le bien ne s'y rencontre et n'échappe. Ce qu'il craint encore, c'est de louer quelque chose, de peur que sa raison peu sûre d'elle-même n'égare le jugement de ses disciples. 11 est l'avocat du pour et du contre; il trouve partout des avantages, et partout des maux. Il n'entend pas conseiller, mais donner matière au choix. La vanité, l'oisiveté, l'inégalité, l'ignorance, figurent dans son livre comme des ingrédiens nécessaires au système social. C'est avec peine qu'il laisse apercevoir quelque prédilection pour deux des formes de gouvernement qu'il expose : pour la république des anciens, et pour la constitution représentative de l'Angleterre.
Et encore, cet objet d'offrir de nombreuses combinaisons d'ordre social aux esprits avides de nouveautés, et indécis sur le bien et le mal [200] politique, Montesquieu ne l'atteint pas. Tout ce long amas de faits, d'autorités, de raisonnemens, n'aboutit qu'à resserrer la pensée dans le cercle étroit de cinq formes de régime,[3] et à montrer non pas comment l'une succède à l'autre, mais par quels moyens ce qui existe peut se perpétuer, en dépit des résistances, des intérêts et des lumières. Tant d'agitations et de recherches le ramènent ainsi à un conseil assez naïf, et qu'il eût pu donner à moins de frais: « Conservez et affermissez, parce qu'il n'y a » pas de mal sans bien. »[4]
L’Esprit des lois est un vaste recueil de faits de tous les temps et de tous les lieux, enchaînés ensemble par quelques principes qui se sont présentés à l'auteur comme indépendans des [201] temps et des lieux. Le Commentaire sur l'Esprit des lois renferme peu de détails; c'est un recueil des faits généraux de notre civilisation présente. La méthode de l'Esprit des lois est pénible, parce que l'on y a rangé violemment et à force d'esprit, sous les mêmes chefs, une multitude de choses incohérentes par leur nature. La méthode du Commentaire est facile, parce que les faits principaux sont de nature commune, et se rapprochent sans peine sous des principes qui n'en sont que la déduction.
L’Esprit des lois est écrit d'un style rapide qui emporte le lecteur par-dessus les vides de la dialectique, et les inégalités du plan. Montesquieu est plutôt peintre que raisonneur ; obligé de représenter beaucoup de choses étranges pour son siècle, il les a rendues frappantes par la touche : ses images sont vives, ses traits sont brillans. Le style du Commentaire n'offre rien de semblable; il est tout logique; la déduction y est sensible; le lecteur est conduit sans, efforts des principes aux conséquences : l'auteur avait de quoi persuader, il n'a pas eu besoin de s'appliquer à séduire.
Pour achever le parallèle, nous opposerons au texte de chaque livre important de l'Esprit des lois, le texte de chaque chapitre [202] correspondant du Commentaire; le lecteur jugera ainsi, en une seule fois, et de la suite de l'ouvrage, et de la justesse des idées qu'il développe.
Livre 2. Des lois qui dérivent directement de la nature du gouvernement.
Texte de l'Esprit des lois : Il y a trois espèces de gouvernement, le républicain, le monarchique et le despotique. Dans le gouvernement républicain, le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance; dans le monarchique, un seul gouverne par des lois fixes et établies; dans le despotique, un seul gouverne sans règle et sans loi.
Texte du Commentaire : Il n'y a que deux espèces de gouvernement; ceux qui sont fondés sur les droits généraux des hommes, et ceux qui se prétendent fondés sur des droits particuliers.
Livre 3. Des principes des gouvernemens.
Texte de l'Esprit des lois : Le principe de la démocratie est la vertu ou l'amour de l'égalité; celui de l'aristocratie est la modération; celui de la monarchie est l'honneur, c'est-à-dire l'ambition des places et de l'estime; celui du despotisme est la crainte.
Texte du Commentaire : Le principe des [203] gouvernemens fondés sur les droits des hommes est la raison.
Livre 4- Que les lois de l’éducation doivent être relatives au principe du gouvernement.
Texte de l'Esprit des lois: Dans les monarchies, l'éducation doit avoir pour objet l'urbanité et les égards réciproques; dans les états despotiques, la terreur et l'abaissement des esprits; dans les républiques, elle doit inspirer un sentiment pénible, le renoncement à soi-même.
Texte du Commentaire: Les gouvernemens fondés sur la raison peuvent seuls désirer que l'instruction soit saine, forte, et généralement répandue.
Livre 5. Que les lois que le législateur donne doivent être relatives au principe du gouvernement.
Texte de l'Esprit des lois : Les lois que le législateur donne doivent, dans la république, entretenir légalité et la frugalité; dans la monarchie, soutenir la noblesse, sans écraser le peuple; sous le gouvernement despotique, tenir également tous les états dans le silence.
Texte du Commentaire : Les gouvernemens fondés sur la raison n'ont qu'à laisser agir la nature.
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Livre 7. Conséquences des principes des gouvernemens, par rapport au luxe.
Texte de l'Esprit des lois : Le luxe est nécessaire aux monarchies et aux états despotiques.
Texte du Commentaire : L'effet du luxe est d'employer le travail d'une manière inutile et nuisible.
Livre 11. Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution.
Texte de l'Esprit des lois : Une portion de la puissance législative doit être confiée à des députés librement élus dans toutes les parties de l’empire. L'autre partie doit être donnée a un corps de nobles qui s'assemblent et délibèrent à part; ce corps sera héréditaire, pour qu'il ait un grand intérêt à conserver ses prérogatives odieuses par elles-mêmes : la puissance executive doit être entre les mains d'un monarque.
Texte du Commentaire : Le problème qui consiste à distribuer les pouvoirs de la société, de la manière la plus favorable à la liberté, ne peut être résolu qu'en ne donnant jamais à un seul homme assez de pouvoir, pour qu'on ne puisse pas le lui ôter sans violence, et sans que tout change avec lui.
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Livre 12. Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec le citoyen.
Texte de l'Esprit des lois: La liberté politique, considérée dans son rapport avec le citoyen, consiste dans la sûreté où il est, à l'abri des lois ; ou du moins dans l'opinion de cette sûreté qui fait qu'un citoyen n'en craint pas un autre : c'est principalement par la nature et la proportion des peines que cette liberté s'établit et se détruit.
Texte du Commentaire : La liberté politique ne saurait subsister sans la liberté individuelle et la liberté de la presse, et celle-ci sans la procédure par jurés.
Livre 13. Des rapports que la levée des tributs et la grandeur des impôts ont avec la liberté.
Texte de l'Esprit des lois : La grandeur des impôts doit être en proportion directe avec la liberté.
Texte du Commentaire : L'impôt est toujours un mal; il nuit de plusieurs manières différentes à la liberté et à la richesse.
Livres 20 et 21. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec le commerce.
Texte de l'Esprit des lois : La liberté du commerce n'est pas une faculté absolue accordée aux négocions, de faire ce qu'ils veulent; [206] elle consiste à ne gêner les négocions qu'en faveur du commerce? Dans la monarchie, la noblesse ne doit point s'y adonner, encore moins le prince. Il est des nations auxquelles le commerce est désavantageux.
Texte du Commentaire : Les négocions sont les agens du commerce; l'argent en est l’instrument. Mais ce n’est pas là le commerce : le commerce consiste dans l'échange; il est la société toute entière; il est la source de tout bien; c'est lui qui a civilisé le monde; c'est lui qui a affaibli l'esprit de dévastation.
Cet aperçu des idées principales que présente le Commentaire sur l’Esprit des lois, est extrait de la table analytique placée en tête du livre;[5] nous allons transcrire, à la suite, quelques dissertations tirées du corps de l'ouvrage.
1. Le type des gouvernemens nationaux.
«Le principe conservateur du gouvernement représentatif pur est l'amour des individus pour la liberté et l'égalité, ou, si l'on veut, pour la paix et la justice. Il faut qu'ils soient plus occupés de conserver et d'employer à leur gré ce [207] qu'ils ont, que d'acquérir ce qu'ils n'ont pas, ou que, du moins, ils n'y emploient d'autre moyen que le développement de, leurs facultés individuelles, et ne cherchent pas à obtenir de l'autorité la possession des droits de quelques autres individus, ou une portion de la fortune publique; qu'en conséquence de leur extrême attachement à tout ce qui leur appartient légitimement, ils soient affectés de l'injustice qui serait faite à leurs voisins par la force publique, comme d'un danger qui les menace directement, et qu'ils ne puissent en être consolés par aucune faveur qui leur soit personnelle.
» La simplicité, l'habitude du travail, le mépris de la vanité, l'amour de l'indépendance, si inhérent à tout être doué de volonté, disposent très - naturellement à de tels sentimens.[6]
»Tout ce qui est bien et vrai est en sa faveur, tout ce qui est mal ou faux est contre lui; il doit donc par tous les moyens favoriser le progrès des lumières, et surtout leur diffusion, car il a encore plus besoin de les répandre que de les accroître. Étant essentiellement lié à l'égalité, à la justice, à la saine morale, il [208] doit sans cesse combattre la plus funeste des inégalités, celle qui entraîne toutes les autres, l'inégalité des talens et des lumières dans les différentes classes de la société. Il doit tendre continuellement à préserver la classe inférieure des vices de l'ignorance et de la misère, et la classe opulente de ceux de l'insolence et du faux savoir; il doit tendre à les rapprocher toutes deux de la classe mitoyenne, où règne naturellement l'esprit d'ordre, de travail, de justice et de raison, puisque par sa position et son intérêt direct, elle est également éloignée de tous les excès.[7]
» Il n'a nul besoin de contraindre les sentimens, et de forcer les volontés; ni de créer des passions factices ou des intérêts nouveaux, ou des illusions séductrices. Il doit, au contraire, laisser un libre cours à toutes les inclinations qui ne sont pas dépravées, et à toutes les industries qui ne sont pas contraires au bon ordre. Il est conforme à la nature : il n'a qu'à la laisser agir.
» Il désire que l'esprit de travail, d'ordre et d'économie, règne dans la nation. Il n'ira pas, comme certaines républiques anciennes, [209] demander minutieusement compte aux individus de leurs actions et de leurs moyens, ou les gêner dans le choix de leurs occupations. Il ne lés tourmentera même pas par des lois somptuaires qui ne font qu'aigrir les passions, et qui ne sont jamais qu'une atteinte inutile portée à la liberté et à la propriété. Il lui suffira de ne point détourner les hommes des goûts sages et des idées vraies, de ne fournir aucun aliment à la vanité, de faire que le faste et le déréglement ne soient pas des moyens de succès, que le désordre des finances de l'état ne soit pas une occasion fréquente de fortunes rapides, et que l'infamie d'une banqueroute soit un arrêt de mort civile.
» Ce gouvernement, qui a un besoin pressant que toutes les idées justes se propagent, et que toutes les erreurs s'évanouissent, ne croira pas atteindre ce but en payant des écrivains; en faisant parler des professeurs, des prédicateurs, des comédiens; en donnant des livres élémentaires privilégiés; en faisant composer des almanachs, des catéchismes, des instructions, des pamphlets, des journaux; en multipliant les inspections, les règlemens, les censures, pour protéger ce qu'il croit la vérité. Il laissera tout simplement chacun jouir du beau [210] droit de dire et d'écrire tout ce qu'il pense, fari quae sentiat; bien sûr que, quand les opinions sont libres, il est impossible qu'avec le temps la vérité ne surnage pas, et ne devienne pas évidente et inébranlable. »[8]
2. Le type des gouvernemens spéciaux.
« Dans une monarchie héréditaire, où l'on reconnaît au prince et à sa famille des droits ( et par conséquent des intérêts ) qui sont propres à lui seul et distincts de ceux de la nation, on les fonde ou sur l'effet de la conquête, ou sur le respect dû à une antique possession, ou sur l'existence d'un pacte tacite ou créé exprès, dans lequel le prince et sa famille sont considérés comme une partie contractante, ou sur un caractère surnaturel et une mission divine, ou sur tout cela ensemble. Dans tous ces cas également, il n'est pas douteux que le souverain ne doive chercher à inculquer et à répandre les maximes de l'obéissance passive, un profond respect pour les formes établies, une haute idée de ces arrangemens politiques, beaucoup d'éloignement pour l'esprit d'innovation et de [211] recherche, une grande aversion pour la discussion des principes.
» Dans cette vue, il doit d'abord appeler a son secours les idées religieuses qui saisissent les esprits dès le berceau, et font naître des habitudes profondes et des opinions invétérées long-temps avant l’âge de la réflexion. Toutefois, il doit commencer par s'assurer de la dépendance des prêtres qui les enseignent, sans quoi il aurait travaillé pour eux et non pas pour lui. Cette précaution prise, parmi les religions entre lesquelles il peut choisir, il doit donner la préférence à celle qui exige le plus la soumission des esprits, qui proscrit le plus tout examen, qui accorde le plus d'autorité à l'exemple, à la coutume, à la tradition, aux décisions des supérieurs, qui recommande le plus la foi et la crédulité, et enseigne un plus grand nombre de dogmes et de mystères. Il doit, par tous les moyens, rendre cette religion exclusive et dominante autant qu'il le peut, sans révolter les préventions trop généralement répandues; et, s'il ne le peut pas, il faut que, parmi les autres religions, il donne, comme en Angleterre, la préférence absolue à celle qui ressemble le plus à celle-là.
» Ce premier objet rempli, et ce premier [212] fonds d'idées jeté dans les têtes, le second soin du souverain doit être de rendre les esprits doux et gais, légers et superficiels. Les belles lettres et les beaux-arts, ceux d'imagination et ceux de pur agrément, le goût de la société et le haut prix attaché à l'avantage d'y réussir par ses grâces, sont autant de moyens qui contribueront puissamment à produire cet effet: l'érudition même et les sciences exactes n'y nuiront pas, au contraire. Les brillans succès que les Français ont obtenus dans tous ces genres au moment du réveil de leur imagination, l'éclat qui en a rejailli sur eux, et la vanité qu'ils en ont conçue, sont certainement les principales causes qui les ont éloignés si long-temps du goût des affaires, et de celui des recherches philosophiques. Or, ce sont ces deux dernières inclinations que le prince doit surtout tâcher d'étouffer et de" contrarier. S'il y réussit, il n'a plus rien à faire, pour assurer la plénitude de sa puissance et la stabilité. de son existence, qu'à fomenter dans toutes les classes de la société le penchant à la vanité individuelle, et le désir de briller. Pour cela, il lui suffit de multiplier les rangs, les titres, les préférences, les distinctions, en faisant en sorte que les honneurs, qui rapprochent le plus de sa personne, [213] soient du plus haut prix aux yeux de celui qui les obtient.[9]
» Dans le gouvernement spécial sous forme monarchique, le prince a besoin d'appuyer son droit privé de beaucoup d'autres droits privés qui y soient subordonnés, mais qui y soient liés. Il a besoin ^de s'entourer de nobles puissans, mais soumis, hautains et souples, qu'il tienne en sujétion, et qui y tiennent la nation. H a besoin de se servir de corps imposons, mais dépendans, d'employer des formes respectées, mais qui cèdent à sa volonté, d'imprimer un grand respect pour les usages établis; en un mot, de donner à tout un caractère de dépendance et de perpétuité raisonnées que l'on puisse défendre par des motifs plausibles, sans être obligé de recourir incessamment à la discussion du droit primitif et originaire.
» Il n'y a que la classe inférieure, dans un tel ordre de choses, qui s'enrichisse continuellement par l'économie, par le commerce, par tous les arts utiles; et, si on ne la soutirait pas sans cesse par tous les moyens, elle deviendrait rapidement la plus riche et la plus puissante, et même la seule puissante, étant déjà, par la nature de ses [214] occupations, la plus éclairée et la plus sage: or, c'est ce qu'il faut éviter. Les -mariages des filles riches des plébéiens avec les membres pauvres du corps de la noblesse, sont un excellent moyen de prévenir cet inconvénient. »[10]
3. Les dépenses des gouvernemens.
« D'abord tout ce qui est employé à payer les soldats, matelots, juges, administrateurs, prêtres et ministres, et surtout à alimenter le luxe des possesseurs et des favoris du pouvoir, est absolument perdu; car aucun de ces gens-là ne produit rien qui remplace ce qu'il consomme.
» Ensuite il y a, à la vérité, dans tous les états, quelques sommes consacrées à provoquer et à récompenser les succès dans les arts, dans les sciences et dans différens genres d'industrie; et celles-là on peut les considérer comme servant indirectement à augmenter la richesse publique. Mais, en général, elles sont faibles; et de plus, il est douteux si le plus souvent elles n'auraient pas encore mieux produit l'effet désiré, étant laissées à la disposition des consommateurs et des amateurs qui ont un [215] intérêt plus direct au succès, et en sont, en général, les meilleurs juges.
» Enfin il n'y a point de gouvernement qui n'emploie des fonds plus ou moins considérables à faire construire des ponts, des chaussées, des canaux et autres ouvrages qui augmentent le produit des terres, facilitent la circulation des denrées, et accélèrent le développement de l'industrie : il est certain que les dépenses de ce genre accroissent directement la richesse nationale, et sont réellement productives. Néanmoins on peut dire encore que si, comme il arrive fréquemment, le gouvernement, qui a payé ces constructions, en profite pour établir des péages et autres impositions qui, outre les frais de l'entretien, lui produisent l'intérêt de ses avances, il n'a rien fait que ce que des particuliers auraient pu faire aux mêmes conditions, avec les mêmes fonds, si on les leur avait laissés; et il faut même ajouter que ces particuliers auraient presque toujours atteint le même but à moins de frais.
» De tout cela il résulte que la presque totalité des dépenses publiques doit être rangée dans la classe des dépenses justement nommées stériles et improductives, et que, par conséquent, tout ce qu'on paie à l'état, soit à titre [216] d'impôts, soit à titre d'emprunts, est un résultat de travaux productifs antérieurement faits, qui doit être regardé comme presqu'entièrement consumé et anéanti, le jour où il entre dans le trésor national.
» Il est constant que les sommes absorbées par les dépenses de l'état, sont une cause continuelle d'appauvrissement, et que par conséquent la grandeur des revenus nécessaires pour faire face à ces dépenses, est un mal sous le rapport économique. Mais, s'il est visible que la grandeur de ces revenus est nuisible à la richesse nationale, il n'est pas moins manifeste qu'elle est encore plus funeste à la liberté politique, parce qu'elle met dans les mains des gouvernans de grands moyens de corruption et d'oppression. Ce n'est donc pas, on ne saurait trop le redire, parce que les Anglais paient de grands subsides, qu'ils sont libres et riches; mais c'est parce qu'ils sont libres, jusqu'à un certain point, qu'ils sont riches; et c'est parce qu'ils sont riches qu'ils peuvent payer de grand subsides : c'est parce qu'ils ne sont pas assez libres qu'ils en paient d'énormes; et c'est parce qu'ils en payent d'énormes, qu'ils ne seront bientôt plus ni libres ni riches. »[11]
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4. Le commerce.
« Plus l'esprit de commerce s'accroît, plus celui de ravage diminue. Les hommes les moins querelleurs sont toujours Ceux qui ont des moyens paisibles de faire des gains légitimes, et qui possèdent des richesses vulnérables. Quant à la prétendue avidité que le commerce, proprement dit, inspire à ceux qui en font leur état social, c'est un reproche vague qu'il faut rejeter parmi les déclamations les plus insipides et les plus insignifiantes. L'avidité consiste à ravir le bien d'autrui par violence ou par souplesse, comme dans les deux nobles métiers de conquérant et de courtisan. Mais le négociant, comme tous les autres hommes industrieux, ne cherche son bénéfice que dans son talent, en . vertu de conventions libres, et en réclamant la foi et les lois. Application, probité, modération, leur sont nécessaires pour réussir, et par conséquent ils contractent les meilleures de toutes les habitudes morales. Si l'occupation continuelle de se procurer un gain les rend quelquefois un peu âpres pour leurs intérêts, on peut dire que l'on désirerait dans son ami quelque chose de plus libéral et de plus tendre; mais on ne peut pas exiger la perfection des [218] hommes pris en masse; et un peuple qui serait, en général, modelé sur ceux que nous venons de peindre, serait le plus vertueux de tous les peuples. C'est le désordre qui est le plus grand ennemi de l'homme : partout où il y a ordre, il y a bonheur. J'aime et j'admire ceux qui font du bien; mais que personne ne fasse du' mal, et vous verrez comme tout ira. Ajoutez que l'homme laborieux fait plus de bien à l'humanité, même en n'en faisant pas à dessein, que n'en peut jamais faire l'oisif le plus philanthrope avec tout son zèle.
» Quant à ces guerres absurdes et ruineuses que l'on fait trop souvent pour conserver l'empire et le monopole exclusif de quelques colonies lointaines, ce n'est point encore là le commerce, mais la manie de la domination et la démence de l'avidité; ou, comme disait Mirabeau, du papier monnaie forcé; et comme on pourrait dire de bien d'autres choses, c'est une orgie de l’autorité en délire. »[12]
5. La religion.
« La religion n'est pas un sujet bien difficile à traiter sous le rapport de l'article social. [219] L’esprit des lois, à cet égard, doit être de ne blesser, ni gêner les opinions religieuses d'aucun citoyen, de n'en adopter aucune, et d'empêcher qu'aucune ait la moindre influence sur les affaires civiles. Sans doute il y a des religions plus nuisibles que d'autres par les usages qu'elles adoptent, par les maximes pernicieuses qu'elles consacrent, par le célibat de leurs prêtres, par les moyens de séduction, de corruption ou seulement d'influence qu'elles leur donnent, par la dépendance d'un souverain étranger, surtout par leur aversion plus ou moins grande pour les lumières en tout genre. Mais aucune, quelle qu'elle soit, n'appartient en rien à l'ensemble du corps social. Elle est une relation immédiate et particulière de chaque individu avec l'auteur de toutes choses; elle n'est point au nombre des choses qu'il a dû et pu mettre en commun avec ses co-associés ou ses concitoyens. On ne peut jamais s'engager à penser de même ou autrement qu'un autre, parce qu'on n'en est pas le maître; on n'est pas de même certain de ne pas changer d'avis. Le gouvernement ne doit donc jamais faire enseigner aucun système religieux.[13]
[220]
» D'ailleurs les opinions religieuses ont ceci de particulier, qu'elles donnent un pouvoir illimité à ceux qui les annoncent, sur ceux qui y croient. Leurs promesses sont immenses dans l'avenir; nul puissance temporelle ne peut les balancer. Il suit de là que les prêtres sont toujours dangereux pour l'autorité civile, ou bien que pour, en être soutenus, ils adorent tous ses abus, et font un devoir aux hommes de lui sacrifier tous leurs droits. Ainsi, tout gouvernement qui veut opprimer, s'attache les prêtres, et puis travaille à les rendre assez puissans pour le servir. »[14]
Telle est la doctrine du Commentaire sur l'Esprit des lois. Pour tout éloge, il nous suffira de dire que l'ouvrage sert de texte à l'enseignement politique dans plusieurs colléges des Etats-Unis. Nous devons avouer que nous sentons une sorte d'orgueil personnel, en rappelant cette adoption; car les principes du Commentaire sont aussi les nôtres. Si quelque chose peut nous inspirer de la confiance dans nos maximes, c'est de voir qu'elles ne sont pas propres à nous seuls, puisque des ouvrages d'un haut mérite les professent; c'est de voir qu’elles [221] ne sont pas propres aux seuls auteurs politiques, puisque la terre du bien-être social leur accorde le droit de bourgeoisie, et les tient en réserve dans son sein, comme une partie du patrimoine moral que ses citoyens doivent transmettre à leurs fils. Quand des hommes, qui ne se connaissent pas, qui ont écrit à quelques années d'intervalle,[15] qui, chacun de leur côté, se sont imposé la loi de tout chercher dans l'examen des faits, et rien dans leur imagination ; quand ces hommes parviennent à des résultats communs, n'y a-t-il pas au moins quelque présomption que ces résultats sont conformes à la nature des choses, et expriment la conscience du siècle présent? Ce n'est pas la sotte vanité qui nous inspire ce langage. Nous oublions nos travaux; qu'ils périssent, que nous cessions de penser et d'écrire, le siècle pensera toujours, et les voix ne lui manqueront point. Avec nous ou sans nous, par le penchant invincible des esprits, les [222] doctrines économiques feront de la politique une science, et changeront la face du monde.
Le dix-neuvième siècle aura sa doctrine différente de celle du dix-huitième; il aura sa révolution différente de la dernière, conduite avec plus d'ordre, et terminée avec plus de fruit.[16] Nous ne sortirons pas de notre sujet, en plaçant ici quelques réflexions sur ces deux doctrines, et sur leurs effets.
Lorsqu'un siècle de littérature eut passé sur la France, lorsque l'art d'écrire, inventé par un petit nombre, fut devenu l'héritage de la nation, et que les esprits, rassasiés de sentir, quittèrent les choses de goût et de pur agrément pour les choses de raison et de recherches sérieuses, la science du bien et du mal social fut tout d'un coup l'objet de l'attention des penseurs et des écrivains. Les premiers qui [223] jetèrent les yeux autour d'eux, pour faire la revue de notre espèce, tressaillirent involontairement, en voyant par toute l'Europe l'alliance honteuse de la civilisation et de la servitude. Les hommes étaient polis, riches, laborieux; mais leur esprit était tenu à la gêne, leur corps soumis aux contraintes, leurs biens en proie à l'avidité d'une race d'hommes qui pensait .peu, ne travaillait point, et dont le seul emploi, la seule vertu, était de vivre et de gouverner. A cette vue, il se forma dans les esprits un préjugé qui devait avoir une longue influence. Par un sophisme trop commun, l'union fortuite de deux faits de nature diverse parut une connexion nécessaire,[17] et l'on se dit : « Les peuples de l'Europe moderne sont civilisés et asservis, d'autres peuples ont été, d'autres sont encore pauvres, ignorans et sans maîtres : c'est la civilisation et surtout la richesse qui produit l'esclavage. Nous ne parlons que d'art, de commerce, de finances; les anciens parlaient de vertu. »[18]
Si, au lieu de juger si précipitamment, et de se laisser entraîner par une prévention [224] irréfléchie, on eût remonté jusqu'à la source des événemens et interrogé l'histoire, on eût appris que la servitude européenne était un fait indépendant et de la civilisation, et de la richesse, et de l'industrie des peuples; l'on eût vu que ce fait avait sa cause, non dans un changement de moeurs, non dans des habitudes dégradées, mais dans une circonstance toute matérielle, hors de toute volonté et de toute règle morale; la conquête. Les peuples de l'Europe civilisée ont été envahis lorsqu'ils n'étaient ni civilisés, ni riches; d'abord ils ont partagé leur pauvreté avec les vainqueurs, ensuite les vainqueurs ont dévoré leur richesse.[19] Ces générations de maîtres, de toutes les tailles et de tous les titres, qu'on voyait se partager les hommes et le fruit du travail des hommes, n'étaient point nées de l'opulence nationale, féconde en êtres nuisibles, comme les anciens poètes le disaient de [225] la corruption ; le pays inculte, la nation grossière les avaient vu naître. Au contraire, l'accroissement du travail, l'acquisition des lumières et de l'aisance, avaient dénaturé peu à peu' l'état primitif des vaincus, et chaque progrès avait ôté quelque chose au pouvoir des conquérons. Le serf de corps avait trouvé dans sa richesse naissante le moyen de racheter ses membres; le peuple affranchi devait trouver dans sa richesse avancée une puissance pour effacer la conquête.
Abandonnons les faits de l'histoire, et recherchons, par le simple raisonnement, quelles sont les bases nécessaires d'un système de bien-être et de liberté; si notre esprit est libre dé préventions, il s'arrêtera de force sur le travail. Le travail produit aux hommes la vie et les jouissances de chaque jour : le travail donne à chacun sa valeur, par l'estime que son utilité commandé, et que nul être pensant ne peut se défendre de lui accorder; il donne à chacun sa liberté, par le pouvoir d'action qu'il procure ; il fait naître et maintient, par sa seule existence, l'ordre avec la personnalité. Voilà ce que les grands esprits du dix-huitième siècle auraient professé pour lé bien de leurs contemporains, s'ils n'eussent consulté que leur raison et la nature des choses. Mais [226] le travail, prospérant sous le despotisme, fut enveloppé dans la haine qu'ils portaient au despotisme, et ils le reléguèrent hors de la politique, comme un objet de bien-être privé, dont la science sociale n'avait point à tenir compte ; ils cherchèrent ailleurs le principe des associations humaines. L'homme travaille; il apprend que la division des travaux en diminue la fatigue, et que l'échange en multiplie les jouissances; il se lie à d'autres hommes; les hommes associés défendent en commun leurs personnes et leurs produits : c'est à ce troisième degré que s'arrêtèrent les penseurs du dernier siècle. Faisant abstraction des deux premiers, et séparant la défense de la production, ils donnèrent à la société pour principe la crainte, et pour obj et la sûreté.[20]
Si la défense est le principe de l'association, le premier besoin social, ce n'est pas la plus grande liberté de chacun, c'est la plus grande sujétion de chacun au pouvoir né de la force commune. Dans ce système, tout progrès vers l'indépendance individuelle est un degré de dissolution. La liberté est en raison [227] inverse, la sûreté en raison directe des contraintes publiques. On est étonné en voyant à quelle distance de leur but étaient jetés ces hommes dont l'esprit ne s'était éveillé qu'au sentiment insupportable d'une gêne excessive. C'est au nom de las liberté qu'ils bâtissaient cet échafaudage, sous lequel la liberté ne pouvait manquer d'être étouffée.
Le pouvoir une fois pris pour base, la pensée n'eut plus à rouler que sur des combinaisons de pouvoir, sur des formes, des distributions d'hommes, des distinctions, des choix. Quand on jeta les yeux sur ce qui était, et que l'on chercha ce qui devait être, l'on ne vit plus que comme une œuvre d'enfans, la lente émancipation qui s'opérait graduellement depuis six siècles; on établit des axiomes sonores et décisifs : Il y a par la nature un pouvoir souverain; il y a par la nature une forme de pouvoir légitime; il y a, par la nature, des hommes à qui le pouvoir appartient de droit. Quelle est cette forme? quels sont ces hommes? voilà le problème.[21] Après avoir ainsi décrété irrévocablement la souveraineté, ce qui ne veut dire [228] autre chose que puissance absolue, on pensa que tout serait fait quand on aurait soumis à la critique la forme actuelle du pouvoir souverain, et la légitimité des mains qui le possédaient.
Quelle est la meilleure forme de gouvernement? ce fut la première question, et c'est une question vicieuse par sa nature. La bonté du gouvernement est une idée complexe à laquelle on ne peut répondre par le fait simple d'un nombre ou d'un arrangement d'hommes. Le gouvernement doit être bon pour la liberté des gouvernés, et c'est quand il gouverne le moins possible; il doit être bon pour la richesse nationale, et c'est quand il agit le moins possible sur le travail qui la produit, et quand il consomme le moins possible; il doit être bon pour la sûreté publique, et c'est quand il protége le plus possible, pourvu que la protection ne coûte pas plus qu'elle ne rapporte.[22] On voit que [229] dans toutes ces questions, la forme est renvoyée au loin comme une chose de pur complément, et comme un moyen secondaire. La forme du gouvernement n'importe beaucoup qu'à ceux qui gouvernent. S'il est difficile de se dire quelle est la meilleure forme de gouvernement à subir, il ne l'est pas de montrer clairement quelle est la meilleure à exploiter.
Aussi, quand Montesquieu, avec le désir d'être utile à ceux qui sont gouvernés, traite des formes de gouvernement, il ne fait guère autre chose que détailler longuement la diversité de privilèges et de jouissances que ces diverses formes apportent à ceux qui gouvernent; l'étendue de leurs libertés, mesure de la servitude publique, l'étendue de leurs profits, mesure de la détresse publique. L'apanage des gouvernans, si le pouvoir qu'ils exercent est souverain ou absolu, coûte à peu près autant sOus toutes les formes; la seule différence est que dans les unes un petit nombre possède long-temps? et que dans les autres un grand nombre participe à la jouissance, et que les successions sont rapides. Mais qu'est-ce que cela importe à ceux qui paient et que l'on met en œuvre?
Pour juger de la bonté d'un gouvernement, à l'égard de ceux qui le supportent, il faut [230] mesurer la dose de puissance qu'il a contre eux, et la dose de résistance qu'ils ont contre lui; l'excès de la seconde somme sur la première sera la mesure de sa bonté. C'est en perdant de leurs pouvoirs d'action que les gouvernemens s'améliorent. Chaque fois que les gouvernés gagnent de l'espace, il y a-un progrès. Nous ne comptons point comme des moyens de liberté les balances de pouvoir et les oppositions privilégiées; ce sont des membres séparés du corps par une scission factice; leur inimitié toujours circonspecte se garde bien de mettre en danger les intérêts communs de la puissance. Il n'y a de digues salutaires que celles qui sont opposées par la masse sans titres à la masse entière des gens titrés, et au pouvoir, soit exécutif, soit législatif, soit judiciaire, soit modérant, soit conservateur, etc., etc. Les constitutions des Etats-Unis ne sont en grande partie que la déduction des cas divers où il n'est pas bon que- le peuple soit gouverné.[23]
[231]
Le sentiment de la liberté agissait pourtant sur les esprits, et il fallut que de force il s'accommodât au système des idées qui reposait sur le pouvoir. On fit entrer la liberté dans ce système, par le moyen d'un abus de mots. On appela libre l'état social où le pouvoir serait partagé entre tous, de. manière que chacun pourrait apporter sa voix dans les décisions qui sanctionneraient sa soumission à la force publique. On croyait que, par cette organisation, nul ne serait contraint, gêné, troublé, dépouillé, qu'en vertu de sa propre volonté ; principe manifestement faux, à moins qu'on n'établisse en même temps que le refus de voter pourra soustraire à l'action de la loi. Hors de cette supposition, on trouve, à [232] chaque mesure prise, la majorité libre, et la minorité esclave; et, de plus, si la volonté générale est souveraine, ce que l'on ne met jamais en question, la moitié moins un des citoyens est condamnée aux extrémités de la servitude. C'est que, partout où l'on crée un pouvoir sans limites, il y a un vice nécessaire que rien ne peut effacer.
Après que Montesquieu eût étalé froidement ses cinq formes de pouvoir, des esprits plus empressés vantèrent avec passion la forme démocratique, celle où la souveraineté, c’est-à-dire, la puissance absolue sur le peuple, appartient au peuple lui-même. Ils la préconisèrent comme la seule espèce de gouvernement libre, la seule légitime, la seule naturelle. Les exemples furent mis en œuvre pour plier les esprits au joug de la théorie; ils cédèrent, et le choix de la masse fut arrêté. Il faut que la nation reprenne ses pouvoirs, s'écriait-on, voila le seul remède; comme si les pouvoirs existans avaient jamais été créés et aliénés par la nation ; comme si les Gaulois avaient jamais appelé leurs conquérans pour mettre la paix entre eux, et leur donner la sûreté ; comme si la souveraineté ne tenait pas, de sa seule nature, le poids dont elle accablait. Quand des [233] liens vous tiennent resserrés, que vous importe la matière dont ils sont faits? Relâchez-les, n'en changez pas.
Des hommes qui voyaient plus juste, et qui, en écoutant les maîtres du siècle, pensaient aussi d'après eux-mêmes, tentèrent de faire entrer dans la liberté ce peuple qui s'ébranlait en masse pour se jeter dans le commandement. L'assemblée constituante médita une diminution du pouvoir présent, et non la fondation d'un pouvoir nouveau. La déclaration des droits marqua les bornes du gouvernement; le droit de résistance les cimenta. Des associations municipales couvrirent la France, et formèrent des camps civils contre l'action des agens du pouvoir. Les titres qui perpétuaient la distinction entre le peuple vainqueur et le peuple vaincu des Gaules furent abolis par un accord : tout était fait pour la liberté.
Mais l'assemblée constituante, après avoir fondé, ne resta pas là pour maintenir : ses membres, trop confians et d'une probité trop délicate, se décrétèrent inéligibles pour la législature suivante, et abandonnèrent leur ouvrage au choc de l'opinion commune. L'opinion mit sa science en pratique; et le peuple n'échappa à la souveraineté de ses anciens [234] maitres que pour être courbé sous la souveraineté de ses délégués, opérant sur lui eu son nom.[24]
Du moment que l'on fut désabusé sur la vertu de la souveraineté populaire pour procurer l'indépendance de chaque citoyen, l'on recourut, en quelque sorte, au catalogue des formes de gouvernement, et l'on constitua une aristocratie temporaire de cinq membres;[25] organisation par laquelle, suivant Montesquieu, l'on conservait encore le gouvernement républicain. Ce mot veut dire gouvernement fondé sur l'intérêt public? il convient à tout état ou le pouvoir n'est pas assez grand pour être assimilé à la possession d'un domaine. C'est le degré de l'indépendance individuelle, et non pas le nombre des administrans, ou leur arrangement, qui fait la république.
On voulut établir, comme sauvegarde du bien-être social, ce que l'on appelle l'équilibre des pouvoirs, sans songer qu'il n'y a en fait qu'une puissance, la puissance de ceux qui disposent de l'argent et des hommes, la [235] puissance executive.[26] En comptant au nombre des puissances sociales les prétendus pouvoirs législatif et judiciaire, qui n'ont aucune action personnelle contre le pouvoir exécutif, quand celui-ci en a contre eux, on établit un ordre de choses dans lequel le gouvernement posséda plus de moyens d'opprimer qu'on n'avait cru lui en remettre. Après trois ans, le directoire exécutif de 1795 ne souffrit plus autour de lui qu'un simulacre de représentation des intérêts civils, et se délivra de tout contrôle national, en décimant, avec la force qu'il tirait des citoyens, ceux que les citoyens avaient mandés pour régler l'emploi de cette force.[27]
Le pouvoir de l'aristocratie directoriale devint l'héritage de ceux qui la renversèrent.[28] Une nouvelle aristocratie s'éleva; et, . par un nouvel arrangement constitutionnel, concentra la souveraineté qu'elle s'attribuait, la rendit plus capable d'action et plus fortement enracinée.[29] Chaque jour le pouvoir se resserra [236] davantage, et se prolongea pour ceux qui le possédaient.[30] Bientôt il absorba tous les droits des hommes, hors ceux de la vie physique, et les enveloppa dans une sorte d'acte de possession héréditaire.[31] Le premier consul déclara, aux citoyens constitutionnellement libres, qu'en vertu de la puissance qu'ils lui avaient livrée, ils deviendraient, eux et leurs fils, le patrimoine éternel de sa race.
On crut sortir, pour la première fois, de la république. Si l'on était jamais entré dans un état de choses digne de ce nom, on n'eût pas vu en résulter une domination aussi antisociale. Il y a trop loin de l'administration à la possession : mais l'administration n'avait jamais existé de fait. Le pouvoir des anciens maîtres, limité en vain par l'assemblée constituante, avait été partagé par des comités et des conseils[32] qui l'avaient remis à cinq directeurs, qui l'avaient cédé à trois consuls, qui l'avaient transmis à un empereur, qui devait [237] le léguer à son fils. C'est ainsi qu'on avait parcouru le cercle entier de la science politique du dix-huitième siècle, et fait l'expérience de tous ses degrés et de toutes les formes qu'elle distingue, depuis la démocratie jusqu'au despotisme héréditaire.
Au moment où le cercle se ferma, les esprits furent découragés. En pensant que tous les procédés théoriques avaient été mis en oeuvre pour évoquer la liberté, et que la liberté s'était obstinée à ne point paraître, ils crurent qu'une destinée inflexible condamnait la France à ne la jamais voir, et l'abattement les saisit. Mais cet effroi superstitieux ne fut pas de longue durée; l'on revint sur soi-même, et l'on découvrit qu'on s'était fourvoyé. Le bon sens fut consulté au lieu de Montesquieu et de Rousseau. Des voix s'élevèrent pour demander que la souveraineté eût des bornes;[33] et, en 1814, ceux qui en héritèrent crurent avoir besoin de déclarer solennellement qu'il y aurait des cas prévus où les personnes et les choses seraient sacrées pour le pouvoir.[34]
[238]
Nous ne sommes pas où nous avait placés l'assemblée constituante; mais son exemple nous enseigne notre conduite. A l'aide de ses principes, nous devons commencer une révolution nouvelle, ou, pour parler plus exactement, continuer le cours de la grande révolution interrompue depuis 1792.
Le calme avec lequel nous avons regardé s'asseoir et s'ordonner le gouvernement présent, nous qui, durant vingt-cinq années, avions mis tout notre honneur et tout notre bien dans le privilége de choisir des hommes, de nous distribuer dans leurs mains, ou d'applaudir au moins, par des signatures, à la sagacité de nos constituans : cette indifférence nouvelle pour notre caractère annonce une direction nouvelle de notre activité politique. Nous sommes ramenés par l'expérience aux véritables moyens du bien-être civil. Éclairons-nous pour n'être point trompés, fortifions-nous pour n'être point mis en œuvre contre nous - mêmes, demandons de l'espace pour nos actions et nos projets, appliquons là toute notre étude, et laissons le reste au temps et au hasard.
Le pouvoir est un fait; les besoins de la société sont un autre fait, qui souvent n'a nul rapport au premier. Si la société, sous un point [239] de vue, a besoin du pouvoir, sous un autre point de vue elle a besoin de l'absence du pouvoir. L'action nécessaire pour la délivrer de la surabondance de protection, elle seule peut l’exercer, et c'est la seule qui lui convienne. Le pouvoir s'ordonne et se conserve de lui-même : on peut en laisser le soin à ceux qui le possèdent; ils ne le laisseront jamais manquer aux besoins; mais ceux qui le supportent peuvent seuls juger de l'excès. On a cherché à marquer la différence entre le pouvoir utile et le pouvoir nuisible; on a distingué la puissance légale et la puissance arbitraire; mais cette distinction, qui marque l'origine, ne décide pas de la qualité : c'est par l'effet que le pouvoir se fait sentir; c'est par l'effet qu'il est bon ou mauvais. Une action légale, exercée au rebours de la raison, et contre les besoins, est un aussi grand fléau que la même action arbitraire. D'ailleurs, ceux qui possèdent le pouvoir savent 4 bien quelle différence imperceptible il y a entre la loi et leur volonté, entre l'acte législatif et le projet ministériel. Nous devons nous servir de l'épreuve de la légalité, pour repousser un acte nuisible arbitraire, et de l'épreuve de la raison contre le même acte légalement commis. Ce n'est pas la loi, comme le soutient [240] Plutarque, qui est la reine des mortels et des dieux : c'est la raison.
Marquons en quelle somme et à quel degré nous avons besoin de nos facultés actives, et nous saurons à quel point le pouvoir peut entreprendre sur nous, sans nous nuire. Le pouvoir absolu est un monstre qui n'est pas l'enfant de la société, mais de la victoire et de la conquête. En quelque lieu que vous le verrez peser sur les hommes, vous pourrez toujours aller chercher son origine dans un envahissement primitif. Il n'y a pas, en droit, de pouvoir absolu. La société ne l'a pas sur elle-même. L'action où elle se soumet est subordonnée à son existence, qui dépend du travail, lequel dépend de la liberté. Il faut que le pouvoir, qui ne frappe qu'à grands coups, qui ne marche qu'à grands pas, trouve partout pour obstacles des corps indépendans de lui, et représentans de l'intérêt individuel ; sans cela, le char roule, et écrase tout. Ces corps sont la marque et la seule marque de l'existence de la société; mais, nous le répétons, l'on ne doit pas compter dans le nombre ceux que le gouvernement forme et compose : ce qui est par lui, peut-il être contre lui?
On peut douter que la société-ait besoin de [241] voir vivre et agir au milieu d'elle des hommes armés de la force de plusieurs millions d'hommes. Le mal que chacun de nous peut faire est borné par la mesure de ses facultés physiques; et voilà ce qui fait la sécurité commune. N’est-ce donc pas une cause éternelle d'effroi et de trouble que ceux dont l'être physique est, par la vertu du pouvoir, enflé dans des proportions gigantesques, et dont l'être moral, resserré dans la dimension vulgaire, est petit, faible, aveugle, passionné comme le nôtre? La société est attirée hors d'elle-même par cet aspect étrange. Chacun se presse autour du colosse pour obtenir un souffle de cette vie surnaturelle qu'il communique à tout ce qui l'approche. Les aspirans quittent les travaux utiles, les élus s'en font directeurs, et ils bouleversent l'ordre naturel. La société est tourmentée, gênée, dévorée : l'excès de la police a de plus funestes effets que l'absence même de toute police.
Bien plus, toute puissance excessive fait servir son existence d'argument pour ses progrès. L'état de maladie où elle maintient la société, s'il cessait brusquement, causerait, dit-on, une crise mortelle. Pour détourner cet accident t il faut aggrandir encore ces existences énormes, [242] d'autant plus enviées qu'elles sont plus formidables. Quand le matériel qui fait leur action, quand les soldats, les batteries de canon, les tribunaux, les espions, les ministères, passent d'une main à l'autre, la commotion est effrayante; mais si l'arsenal était réduit sans changer de maîtres, on serait délivré à la fois et de ses effets et de l'activité de ceux qui en ambitionnent l'héritage. La puissance sociale doit être mesurée au degré de l'immoralité qui subsiste encore : si elle croît au-delà, l'immoralité croît avec elle; et, tandis que l'immoralité s'augmente, la sûreté de la puissance décroit, et l'on est menacé de violentes secousses. Pour étouffer les révolutions, c'est sur la puissance elle-même qu'il faut frapper; si elle demande des armes, refusez hardiment : c'est un fiévreux qui demande des cordiaux. On a pu dire : Ou je mourrai, ou je serai César, et remuer le monde pour réussir ; mais jamais un citoyen d'Amérique ne s'arrachera à son repos, à son travail, à ses espérances privées, pour renverser du trône le roi des États-Unis, qui voyage seul à cheval, et que chacun salue par son nom.
Nous allons chercher au loin l'origine de la société, pour en découvrir les vrais principes: ces principes sont tout près de nous; et il n’y [243] a pas six cents ans qu'est née la société, la société laborieuse, la société civilisée, la société où nous vivons.
Après l'invasion des barbares, il n'y eut plus en Europe qu'un camp et des esclaves : on voyait des troupes de brigands associés, et à côté un amas de serfs, captifs sur la terre qui devait nourrir leurs maîtres : ces hommes n'avaient rien de commun entre eux que leur fraternité de servitude. Quelques-uns s'échappèrent, et se réunirent. La difficulté de vivre seuls, et le besoin de n'être pas ressaisis, furent le lien de leur communauté; telles furent les premières sociétés civilisées; elles grandirent, elles s'entourèrent de murs, et la civilisation eut ses cités, comme la barbarie avait ses châteaux.
Certes, les premiers qui respirèrent un air libre, et se rencontrèrent hors du pouvoir de leurs anciens possesseurs, ne s'avisèrent pas de remettre à un seul, ou à plusieurs d'entre eux, le joug qu'ils venaient de briser, et de se livrer à discrétion pour avoir plus de force contre leurs ennemis. Comme ils se procuraient la vie, ils pensèrent qu'ils pourraient aussi bien se procurer la sûreté; et seulement ils choisirent quelques hommes pour les avertir à l'heure du [244] danger, soit que le péril vînt du dehors, soit que les insensés et les oisifs menaçassent de troubler l'ordre et la paix nécessaires au travail. Les moyens d'exercer cette double surveillance furent donnés à ceux qui en étaient jugés capables : c'est ainsi que la société eut un gouvernement, et voilà quel est le gouvernement d'une société civilisée.
Aussitôt que le gouvernement est sorti de ces attributions, aussitôt qu'il possède plus de force qu'il n'est nécessaire pour les remplir, il cesse d'être le gouvernement; son action s'assimile à l'action exercée sur les habitans d'une terre quand elle est envahie par des soldats; il dégénère en domination, et cela arrive, quelque nombre d'hommes qu'il y ait, dans quelque arrangement qu'ils s'ordonnent, et quelques titres qu'ils prennent : pareillement si l'administration garde ses limites, elle demeure un gouvernement, quels que soient le nom et la forme.
Après la tâche de l'avertir de ses dangers, juger les différens de ses membres est la seule fonction que la société ne puisse pas exercer en corps, et à laquelle des hommes pris parmi elles doivent se consacrer spécialement. Un philosophe, qu'on ne peut pas accuser de ces principes que le pouvoir nomme anti-civils, [245] parce qu'ils ne proclament pas que la société roule sur lui, et qu'il est toute la société, un philosophe a pensé que la fonction de juge était le seul emploi délégué essentiel à l'ordre social, et que les gouvernans n'étaient rien que les satellites, les geôliers et les exécuteurs de la justice. « Je regarde, dit Hume,[35] le vaste appareil de notre gouvernement comme n'ayant d'autre objet réel que la distribution de la justice, ou, en d'autres termes, le soutien des douze juges. Les rois, les parlemens, les flottes, les armées, les ministres, le conseil privé, sont subordonnés, dans leur but, à l'accomplissement de ce besoin social. » On peut douter si ce vaste appareil est bien nécessaire pour la rectitude des jugemens, et si la justice ne marcherait point d'un pas plus ferme, sans [246] toute cette pompeuse escorte; si tant de puissance ne crée pas des coupables, et n'offusque pas les yeux qui doivent discerner le bien du mal, et le criminel de l'innocent.
La garantie extérieure d'une société n'est pas dans la force de ceux qui administrent, mais dans la force que chaque citoyen puise dans son intérêt, dans sa liberté, dans ses moyens propres. La guerre n'est pas un jeu d'administration à administration, et des avantages diplomatiques ne la justifient pas; la guerre est une chose sérieuse, c'est la dernière raison des opprimés. Entreprise gravement, elle doit se conduire gravement. Si la communauté est attaquée, elle se défend toute entière ; si la communauté est insultée, elle se venge toute entière; des bandes armées qui provoquent et rendent l'outrage ne satisfont point à ses haines, et lui en attirent qu'elle ne méritait pas. Les hommes ont des bras pour se faire justice : ceux qu'on venge, ce sont les esclaves, ou les enfans; ce qu'on défend, ce sont les biens qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. Les Romains protégeaient leurs peuples, les seigneurs protégeaient leurs serfs; [247] les citoyens d'Amérique se protègent, et ils disent que c'est le premier de leurs droits.[36]
[248]
Voilà le tableau de la société, et la mesure du pouvoir social : si l'on regarde les choses, cette mesure est loin d'être observée; presque partout elle est méconnue. Nous vivons sous des puissances fondées par la conquête, et quelque dégénérées qu'elles soient, elles gardent des restes de leur première origine. Mais elles se dénatureront encore, et l'administration naîtra. Pour hâter ce temps, nous devons agir sur nous-mêmes; nos mœurs seules feront ce changement, impossible sans elles. Il faut que chaque citoyen, s'il veut mériter ce titre, loin de tendre au pouvoir, l'évite, se fasse une conscience délicate qui se refuse à vivre du public, et une raison saine qui lui dise qu'être en place, ce n'est pas toujours être utile, et que travailler, c'est toujours l'être.
Ne demandons pas du pouvoir pour faire le bien de nos concitoyens, chacun de nous a son pouvoir personnel. Le pouvoir communiqué porte avec lui sa destination, c'est un instrument spécial qui fait son œuvre malgré la main et la volonté ; les facultés de chacun sont à sa disposition entière. Devenez plus riche, plus éclairé, plus éloquent, plus courageux; obtenez plus d'amis, plus de cliens : voilà la puissance d'un homme libre.
[249]
Quelque petite que soit en nous, cette puissance, nous en devons l'emploi à la cause commune; le devoir est le même pour tous, la gloire est aussi la même. Dans cette sainte entreprise, le succès apportera à chacun des profits au-delà de sa mise; la pensée aura moins de gênes, le travail moins de découragemens, l'utilité plus d'estime, et la jouissance plus de sûreté. Qu'on n'allègue plus les circonstances comme un prétexte à l'inaction ; tous les momens sont propices pour acquérir la liberté; elle s'obtient par une sage et lente conquête, et non par le hasard d'un coup de main; elle doit naître du travail de tous ensemble, et non de l'effort de quelques hommes seuls : un libérateur est un maître.
Soyons graves dans nos opinions, et pleins de suite dans nos démarches; ne laissons pas croire qu'en gagnant quelques ambitieux, on nous aura tous persuadés; qu'on sache que nous avons un objet réel, des intérêts communs, de la force et de l'opiniâtreté; montrons que nous savons maintenant notre route, et que nous la suivrons désormais sans trébucher et sans dévier. Nous épargnerons à quelques hommes bien des agitations inutiles, et à nous-mêmes peut-être la peine de nous déclarer [250] un jour; car ce qui nous importe, ce n'est pas de châtier, c'est de prévenir.
Les conquêtes de terres, les conquêtes d'hommes, ne sont point de notre civilisation; abjurons-les pour toujours; mais précipitons-nous dans la conquête de la liberté et du bien-être, la seule utile, la seule digne de nous. Des esprits ardens se sont passionnés pour les mâles exercices de 1’âme auxquels forment les combats; ici il y a des combats, il y à place pour les vertus énergiques, les beaux dévouemens, les nobles amitiés, les grands sacrifices, le courage ; on y trouvera le péril de tout perdre, et l'honneur qui survit au désespoir. Dans les autres luttes où s'engagent les hommes, l'humanité gémît avec les vaincus; la gloire d'un petit nombre est une plaie faite au genre humain; mais les triomphes de la civilisation sont des bienfaits pour le monde; le vainqueur n'est pas seul fortuné, et le malheur des vaincus est peu de chose : ils ne perdent que des erreurs et des vices.
En nous formant à ces mœurs, en suivant ces objets, nous ne ferons rien de bien nouveau et dont nous n'ayons déjà reçu l'exemple. Des histoires faussement appliquées nous ont égarés loin de la bonne voie; il y en a une qui [251] nous aiderait à y marcher avec fermeté, et c'est l'histoire de nos aïeux.
Quel est celui de nous qui n'a pas entendu raconter la misère d'une classe d'hommes qui, dans le temps où des barbares inondaient l'Europe, conservait pour l'humanité les arts et les mœurs de l'industrie? Outragés, dépouillés chaque jour par leurs vainqueurs et leurs maîtres, ils ont subsisté péniblement, ne rapportant de leurs travaux que la conscience de faire bien, et de garder en dépôt la civilisation pour leurs enfans et pour le monde.
Ces sauveurs de nos arts, c'étaient nos pères; nous sommes les fils de ces serfs, de ces tributaires, de ces bourgeois que des conquérans dévoraient à merci; nous leur devons tout ce que nous sommes. A leur nom se rattachent des souvenirs de vertu et de gloire; mais ces souvenirs brillent peu, parce que l'histoire, qui devait les transmettre, était aux gages des ennemis de nos pères. Nous n'y trouverions point la vertu féroce du Tartare qui s'immole pour son chef, et cherche la mort eh la donnant: mais la passion de l'indépendance; mais le courage de l'homme civilisé qui se défend et n'attaque point; mais la persévérance dans le bien [252] qui triomphe de tout. Nos pères étaient sans armes, et ils ont vaincu des guerriers.
Voilà notre patrimoine d'honneur national, voilà ce qu'il nous appartient de revendiquer, au lieu des massacres mémorables qui remplissent et souillent les annales de notre pays. Si les auteurs de ces exploits en déchargent une partie sur nous, renvoyons-la à ses possesseurs. Il est vrai que notre sang fut versé dans leurs querelles et dans leurs brigandages, mais c'était malgré nous, et notre esprit se reportait avec amertume vers nos travaux interrompus, tandis que nos corps, mus par une volonté étrangère, devenaient des machines à ravager et à tuer. Voilà ce que nos enfans devraient lire sous nos yeux; mais, esclaves affranchis d'hier, notre mémoire ne nous a rappelé longtemps que les familles et les actions de nos maîtres. Il n'y a pas trente ans que nous nous avisâmes que nos pères étaient la nation. Nous avons tout admiré, tout appris, hors ce qu'ils ont été et ce qu'ils ont fait. Nous sommes patriotes, et nous ne parlons jamais de ceux qui, durant quatorze siècles, ont cultivé la patrie souvent dévastée par d'autres mains : les Gaules étaient avant la France.
[253]
Si une plume habile et libérale entreprenait enfin notre histoire, c'est-à-dire, l'histoire de nos villes et de nos associations, chacun de nous y trouverait des préceptes pour sa conduite privée, et tous ensemble nous y verrions ce que c'est que l'ordre social, ce qui le fait naître et ce qui le détruit. Nous puiserions dans l'histoire des communes du treizième siècle, des lumières supérieures aux systèmes du dix-huitième, et le démenti des préjugés du pouvoir moderne, et le démenti des préjugés de la liberté antique.
Du moment que les tributaires des conquérans du moyen âge purent s'affranchir de la captivité qui les attachait au domaine, leur premier soin fut de se reconnaître et de se rallier par des affiliations sous le serment; associations de travail et de liberté, où chacun se dévouait à produire pour la société, et à la défendre. Ainsi naquirent les communes.[37]
[254]
Partout où des hommes renaissaient à l'indépendance, ces hommes étaient alliés; les communes se cherchaient, s'unissaient entre elles comme leurs membres l'étaient ensemble; elles faisaient corps contre la ligue de leurs maîtres et de leurs ennemis.[38]
Ceux-ci, indignés de perdre leur proie, cherchaient à dissoudre ces confédérations, et elles résistaient; ils s'adressaient à la lâcheté, et ne la rencontraient nulle part; ils s'adressaient à la superstition, et faisaient jouer la divinité comme une machine de guerre; mais les prêtres, comme les soldats, trouvaient des âmes libres, et cédaient.[39]
[255]
Chaque cité industrieuse où vivaient des hommes de la race guerrière et maîtresse, exigeait d'eux des gages et une caution; le noble oisif comme le vagabond, l'homme habitué aux excès et aux mœurs du pouvoir comme celui dont la raison s'aliénait, étaient exclus des registres civils. Mais aussitôt que la moindre profession laborieuse les ralliait aux travaux et aux mœurs des citoyens, leur nom figurait sur les rôles publics. L'on vit en plus d'un lieu ces familles briguer long-temps, sans l'obtenir, le brevet de roture qui devait réhabiliter leur race.[40]
[256]
Les communes ont péri, et leur bon sens avec elles; elles suivirent de force les chances de la possession du territoire où elles étaient nées. Ce sera, nous le pensons, le progrès de ce siècle, de ressusciter leur esprit, de l'inspirer à de plus grandes masses d'hommes, et d'opposer la ligue de la civilisation à la ligue des dominateurs et des oisifs.
Une puissance invisible et toujours agissante, le travail excité par l'industrie, précipitera à la fois, dans ce mouvement général, toute la population européenne. La force productive des nations brisera toutes. ses [257] entrâves, comme la force productive du corps humain, développée en son temps, déconcerte les précautions, s'affanchit des préjugés et de la contrainte. L'industrie désarmera le pouvoir, en faisant déserter ses satellites, qui trouveront plus de profit dans le travail libre et honnête, que dans le métier d'esclaves gardiens d'esclaves. L'industrie ôtera au pouvoir ses prétextes et ses excuses, en rappelant ceux que la police contient aux jouissances et aux vertus du travail. L'industrie ôtera au pouvoir ses revenus, en proposant à moins de frais les services qu'il se fait payer. A mesure que le pouvoir perdra de sa force réelle et de son utilité apparente, la liberté gagnera, et les hommes libres se rapprocheront.
Si les hommes se dégagent des liens qui les incorporent à ces agglomérations incohérentes qui divisent la population européenne, à ces dominations formées et accrues par des conquêtes, ou par des donations diplomatiques, ce ne sera point pour se grouper en souverainetés isolées, et s'unir violemment par un système de personnalité collective; d'une société à l'autre le passage se fera peu sentir. [258] Les fédérations remplaceront les états;[41] les chaînes lâches, mais indissolubles de l'intérêt, succéderont au despotisme des hommes et des lois; la tendance au gouvernement, première passion du genre humain, cédera à la communauté libre, besoin des hommes civilisés: l'ère de l'empire a fini, l'ère de l'association commence.
Le Commentaire sur l'Esprit des Lois est un des livres dont nous recommandons le plus la lecture. On peut le mettre au nombre des ouvrages élémentaires de cette doctrine saine et substantielle dont la pratique doit nous amener la liberté sans violence, comme les doctrines spécieuses du dernier siècle nous ont amené des violences sans liberté. A Dieu ne plaise que nous proférions un blasphème [259] contre les âmes nobles et les génies philosophiques qui ont ouvert pour nous la carrière de la science sociale. Ils ont acquitté leur conscience; et, s'ils ont erré, ce fut la faute du temps, et non leur faute. De même, si nous découvrons leurs meprises, si nous conseillons mieux qu'ils n'ont fait, la gloire en est au siècle présent, et nullement à notre sagesse.
L'auteur du Commentaire, en donnant son ouvrage au public, a voulu se dérober à la reconnaissance; il a caché son nom. L'ouvrage, imprimé d'abord en Amérique, a été attribué à M. Jefferson, ancien président des EtatsUnis; nous croyons qu'il est d'un Français, et nous aimerions à ne pas nous tromper en le croyant. L'auteur connaît trop la France, et il la rappelle trop souvent pour que son intérêt pour notre pays ne soit pas suspect de patriotisme. L'analyse exacte, la déduction grave et simple, les aperçus moraux qui font le caractère de son style, décèlent un esprit habitué aux recherches philosophiques, et de l'école qui n'admet pour principes que les faits certains ou leurs conséquences les plus directes. Quel que soit l'auteur, nous nous plaisons à lui [260] rendre ce témoignage, que son travail ne sera point sans fruit pour ses concitoyens et pour l'humanité.
A. Thierry.
[1] Réflexions préliminaires, pag. 15.
[2] Idem.
[3] La démocratie, l'aristocratie, la monarchie, te despotisme, et la constitution anglaise.
[4] « Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes. Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois; qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels. » ( Préface de l’Esprit des lois. )
[5] Page 9.
[6] Chap. III, pag. 24 à 26.
[7] Chap. IV, pag. 46 a 50.
[8] Chap. V, pag. 63 à 66.
[9] Chap. IV, pag. 38 à 41
[10] Chap. V, pag. 59 à 61.
[11] Chap. XIV, pag. 264 à 267.
[12] Chap. XVIII, pag. 391 à 394.
[13] Chap. XXI, pag. 423 à 424.
[14] Chap. XXI, pag. 425-426.
[15] « Le Commentaire sur l'Esprit des lois, écrit en » 1806, a été imprimé en anglais à Philadelphie en 1811, sous les auspices du célèbre M. Jefferson, ancien président des États-Unis. » (Avertissement de l'éditeur, pag. 5. )
[16] La nécessité de la langue nous oblige de désigner, par le mot de révolution, un mouvement des esprits et des choses que nous allons présenter comme opposé à ce qu'on appelle vulgairement la révolution, c'est-à-dire, au mouvement de 1789, abâtardi et détourné de sa véritable tendance depuis 1792. Nous ne voudrions pas que la mauvaise foi ou la sottise abusassent contre notre pensée de ce terme que nous employons par force et non par choix.
[17] Cum hoc; ergò propter hoc.
[18] Esprit des lois, liv. III, chap. III.
[19] La Gaule fut conquise par des Francs, l'Angleterre par des Saxons, puis par des Danois, et en dernier lieu par des Normands ; l'Italie et l'Espagne par des Germains des Goths et des Scythes. A la fin du siècle dernier, un conseiller au parlement définissait encore le peuple de France, c'est-à-dire, la nation subjuguée des Gaules, un peuple serf, taillable et corvéable à plaisir et à miséricorde.
[20] Esprit des lois, livre Ier., chap. 2 et 3. Contrat social, liv. 1er, chap. 6.
[21] Voyez les Œuvres politiques de Rousseau et de Mably, passim.
[22] « Avant qu'il soit fait aucune loi pour ordonner la levée d'une taxe, il faudra qu'il apparaisse clairement que l'objet pour lequel on imposera la taxe, sera plus utile à la communauté que ne le serait l'argent de la taxe à chaque particulier, si elle n'était pas levée.» ( Constitution de l'État de Pensylvanie, États-Uni» d'Amérique. )
[23] On y trouve presqu'à chaque article ce» formules : Chaque citoyen a droit … Le peuple a droit.... Aucun citoyen ne doit, dans aucun cas ni dans aucun temps, être empêché de … Aucun magistrat ni aucune cour de justice ne décideront que.... La législature ne passera aucun acte contre.... Il ne doit point être exigé que.... Dans aucun cas, il ne sera fait aucune loi sur.... etc., etc. ( Voyez le Recueil des constitutions américaines. ) C'est de là que nous sont venues les déclarations de droits. La première qui ait été proposée en Europe, fut présentée à l'assemblée constituante par le général Lafayette, le 11 juillet 1789. Elle est remarquable par sa brièveté et par la netteté de ses principes, qui furent reproduits d'une manière un peu plus diffuse en tête de la constitution de 1791.
[24] Constitution de 1793, et gouvernement révolutionnaire de l'an 2 (1794 ).
[25] Constitution de l'an 3 ( 1795).
[26] Commentaire sur l'Esprit des lois, chap. XI, p. 166.
[27] Révolution du 18 fructidor an 7 ( 1799).
[28] Révolution du 18 brumaire an 8 ( 1800 ).
[29] Constitution de l'an 8 ( 1800 ).
[30] Sénatus-consultes du 10 floréal et du 16 thermidor an 10 ( 1802 ).
[31] Sénatus-consulte du 28 floréal an 12 ( 1804 ).
[32] Conseil exécutif, comité de salut public, comité de sûreté générale, commune de Paris, etc.
[33] Protestation de cinq députés an Corps-Législatif, Constitution votée par le sénat ( 1814).
[34] Charte constitutionnelle.
[35] We are to look upon ail the vast apparatus of our government, as having ultimately no other object or purpose but the distribution of justice, or, in other words, the support of the twelve judges. Kings and parliaments, fleets and armies, officers of the court and revenue, ambassadors, ministers, and privy counsellors, are all subordinate in their end to this part of administration. ( Hume's Essays, vol. 1, pag. 35, essay V. Of the origin of government. )
[36] Toutes les constitutions des États-Unis déclarent et sanctionnent ce droit.
« Chaque citoyen a le droit de jouir de la vie et de la liberté, et celui de les défendre; le droit d’acquérir des propriétés, de les posséder, et de les protéger. » (Constit. de Massachussets, de Pensylvanie, d'Ohio, etc.)
« Le peuple a le droit d'avoir des armes, et de les porter pour sa défense et pour la défense commune. » ( Constit. de Caroline, de Vermont, de Kentucky, etc.)
Ce droit était refusé aux colons américains, quand ils appartenaient au gouvernement anglais.
« La défense des colonies de l'Amérique septentrionale était très-dispendieuse pour l'Angleterre. Le meilleur moyen de diminuer cette dépense, était de mettre les armes dans les mains des habitans, et de leur enseigner le moyen de s'en servir; mais l'Angleterre ne se souciait point que les Américains apprissent à connaître leurs propres forces. Pour retenir ses colonies dans la soumission, elle leur rendit sa protection nécessaire. Elle voulut écarter tout ce qui tendait à nourrir l'esprit guerrier dans les citoyens ; et, quoiqu'on fût alors dans le fort de la guerre entre l'Angleterre et la France, le ministère anglais improuva l'acte par lequel l'assemblée de Pensylvanie avait permis l'organisation des milices. Les régimens qui avaient été formes furent licenciés, et l'on fit marcher des troupes régulières pour défendre la province » (Vie deB. Franklin, écrite par lui-même, pag. 246 ).
[37] Les communes prenaient quelquefois le nom de libertés, libertates. « ....Undè percipimus cur ejusmodi communiarum institutiones libertatum nomine donentur : quia videlicet incolae ex iis ab omni jugo servitutis eximuntur, et sibi invicem confœderati, et juramento astricti jura sua. tuentur. » ( Ducange, Gloss. verbo Communia. )
[38] La ligue lombarde, en 1167 ; la ligue anséatique, en 1240 j la confédération du Rhin, en 1253, etc.
[39] Le clergé déclamait en chaire contre les communes; il les appelait exécrables; il s'indignait de ce que, contre tout droit, des esclaves se dérobaient par force à leurs maîtres : ce qui prouve que si la religion chrétienne a détruit, comme on le dit, l'esclavage, du moins ses ministres ne l'ont pas beaucoup aidée dans cette œuvre de charité. Voici ce qu'un écrivain du temps raconte d'un certain Guibert, évêque: « Inter missas sermonem habuit de execrabilibus communiis illis, in quibus contra jus et fas violenter servi à dominorum jure se subtrahunt. » Le mot de commune lui semblait un mot nouveau et détestable. Novum ac pessimum nomen ( Ducange Gloss. verbo Communia).
[40] Robertson, introd. à l'hist. de Charl. V, tom. II, pag. 122 à 140.
« A Pise, chaque fois qu'une famille privée troublait l'ordre public, elle était inscrite dans le rôle des nobles, pour être punie à jamais de sa désobéissance aux lois.
» Pour avoir part à l'administration dans les communautés de Florence et de Sienne, il fallait appartenir à un art ou métier, et l'exercer personnellement. Les Anziani de Pistoja devaient être marchands et bourgeois, à l'exclusion perpétuelle des anciens nobles, et de ceux que l'état anoblirait en punition de leurs crimes. Il y avait à Modène un registre intitulé le livre des nobles, dans lequel tous les gentilshommes étaient inscrits avec quelques bourgeois que les tribunaux leur avaient associés comme coupables des mêmes désordres; et tous ensemble étaient exclus de tous les offices publics. La même législation s'établit à Bologne, à Padoue, à Brescia, à Gènes et dans toutes les villes libres.» ( Histoire des républiques italiennes, par M. Sismondi, tome 4, pag. 57, 100, 168 ).
» En 1343, cinq cent trente familles de Florence furent effacées, par un acte de faveur, du rôle de la noblesse, pour être inscrites dans celui de la bourgeoisie. Les unes avaient cessé d'inspirer de la crainte, les autres avaient mérité par leur conduite la bienveillance du peuple. » ( Histoire des républiques italiennes -, par » M. Sismondi, tome 5, pag. 337 ).
[41] Le mot d'état devrait désormais être effacé de la langue politique; ce mot veut dire proprement domaine; dans la langue anglaise cette signification lui a été conservée; estate désigne une terre possédée par un maître. Jamais une association d'hommes n'a porté ce nom; les anciens appelaient la société chose publique, les modernes l'ont appelée commune, communauté, compagnie. Dans toute espèce de science, l'exactitude de la nomenclature est peut-être ce qu'il y a de plus important.
[CC??], [CR] “De la Monarchie française depuis la seconde restauration jusqu'à la fin de 1816” (Montlosier). Le Censeur européen T.9 (July 1818), pp. 156-91.
[156]
DE LA MONARCHIE FRANÇAISE Depuis la seconde restauration jusqu'à la fin de la session de 1816, Avec un supplément sur la session actuelle ; Par M. le comte De Montlosier, [Un vol. in-8o. de 483 pages. ]
A Diverses époques, des assemblées populaires ont fait connaître en France les droits, ou, si l'on veut, les prétentions des hommes qu'elles représentaient; elles ont réclamé la sûreté des personnes et des propriétés, le libre exercice de l'industrie, la liberté des cultes, la liberté de la presse, l’égale répartition des impôts et des charges sociales, enfin l'égalité devant la loi, soit dans les punitions, soit dans les [157] récompenses; elles ont demandé aussi des institutions propres à garantir les droits qu'elles ont réclamés. En formant ces réclamations, elles n'ont pas demandé des priviléges; elles ont voulu que les charges et les avantages sociaux fussent communs à tous les Français, sans distinction de rang ou de naissance.
Les nobles se sont généralement opposés à l'établissement d'un tel ordre de choses, sans s'expliquer sur leurs prétentions particulières. Au commencement de la révolution, une explication de leur part n'était pas nécessaire; on savait qu'en allant invoquer le secours des puissances étrangères pour rentrer dans leur pays, pêle-mêle avec des soldats anglais, russes ou autrichiens, ils voulaient rétablir les choses dans l'état- où elles étaient avant la révolution, et prendre, contre les hommes qui l'avaient opérée, des mesures assez énergiques pour ne pas en craindre le retour. Mais aujourd'hui que les titres féodaux sont détruits, et que le retour pur et simple aux vieilleries du moyen âge paraît impossible, même à la plupart de ceux qui pourraient en profiter, une déclaration des prétentions nobiliaires serait d'une grande utilité, et nous regretterons long-temps que les braves et loyaux députés de la chambre de 1815 se [158] soient séparés avant de nous avoir donné une déclaration des droits des gentilshommes.
Lorsque plusieurs partis sont en présence, ils n'ont qu'un moyen de s'accorder : c'est de faire connaître, chacun de leur côté, les prétentions qu'ils élèvent. Ces prétentions connues, on peut les débattre, et transiger ensuite au moyen de quelques concessions réciproques: mais tant qu'elles restent dans le vague, ou que l'un des partis refuse de s’expliquer, il n'y a pas d'autre moyen d'en finir que d'en venir aux mains, ressource toujours dangereuse, même pour ceux qui ont la force et la raison, de leur côté. Un mauvais traité est préférable à la guerre la plus heureuse : les jugemens de Mars coûtent autant et ne valent pas mieux que ceux de Thémis.
Nulle assemblée de: nobles n'ayant fait la déclaration des droits du gentilhomme, nous sommes réduits à chercher dans les livres des écrivains de ce parti, .en quoi consistent ces droits, ces priviléges, ou ces prétentions, comme on voudra les appeler. Si nous parvenons à les bien déterminer, nous aurons fait un grand pas vers une conciliation générale; car alors il ne s'agira plus que de savoir si chacun des partis veut ou peut faire les sacrifices nécessaires pour [159] arriver à une pacification. Dans toute discussion, la plus grande difficulté est de s'entendre : une question bien posée, est une question à moitié résolue.
Mais nous ne devons pas nous dissimuler que, dans cette recherche, tous les désavantages sont de notre côté. Les droits ou les prétentions du parti populaire ne sont point équivoques; ils ont été développés dans une multitude d'ouvrages; ils sont réduits en articles de loi ; des assemblées de représentans les ont proclamés: il n'y a donc, à cet égard ni réticence, ni arrière-pensée. Les droits ou les prétentions des gentilshommes ne se trouvant consignés, au contraire, que dans quelques livres, le parti de la noblesse, peut toujours soutenir que les auteurs n'-avaient pas la mission d'exprimer son vœu, et étendre ou restreindre ses prétentions, selon qu'il se croira plus ou moins de force. Toutefois, nous ne laisserons pas que de rechercher dans les livres quelles, sont ces prétentions. Si la noblesse croit que les écrivains de son parti les ont exagérées, elle les démentira, et nous arriverons plus vite à une conciliation. Si elle pense au contraire qu'ils les ont trop restreintes, elle nous fera connaître celles qui ont été omises, et ce sera encore un moyen [160] d'arrangement, parce que ce sera un moyen de s'entendre.
De tous les gentilhommes écrivains, dont les ouvrages ne remontent pas au-delà de 1814, M. le comte de Montlosier est, à notre avis, celui qui a mis dans ses écrits le plus dé raison, le plus d'esprit et le plus de franchise ; nous dirions même le plus de modération, si son dernier volume ne devait pas apporter quelques modifications à ce jugement. C'est donc dans ses ouvrages' que nous devons chercher ce qu'il appelle les droits, et ce que d'autres nommeront les prétentions de son parti. Mais, avant de nous livrer à cette recherche, nous devons faire voir comment il considère les hommes et les choses : car c'est de sa manière de les voir que naissent toutes ses idées.
M. de Montlosier voit, deux Frances sur notre territoire :- une France ancienne et une France nouvelle ; il y voit aussi deux peuples, un peuple ancien et un peuple nouveau.
La France ancienne se compose des anciennes provinces, des anciennes lois, des anciennes institutions, des anciennes habitudes, des anciennes dénominations, enfin de tout ce qui a existé avant la révolution, et par conséquent [161] de tout le régime féodal. Le peuple ancien se compose de tous les gentilshommes.
Cette France et ce peuple ancien ont péri par la révolution, suivant M. de Montlosier. « J'entends continuellement, dit-il, parler de la France et du peuple français. Je sais qu'il y a eu autrefois en Europe un peuple de ce nom. Mais on n'en peut douter, ce peuple a disparu. Un grand nombre d'entre nous a assisté à ses derniers momens. Nous l’avons vu étendu à terre, massacré, dépécé. Nous avons vu comment la tête a été séparée du tronc, le tronc mis en pièces. Non-seulement la tête mise à part à été massacrée à part; nous avons vu encore comment on a dépécé les membres, comment on a dépecé aux differentes contrées leurs lois, leurs coutumes, leurs institutions, jusqu'à leur nom propre. »
La France a donc entièrement disparu aux jeux de M. de Montlosier; on peut en dire autant du peuple français. « On parle, en Europe, dit-il, du peuple français. Un peuple est quelque chose qui donne l'idée d'un passé, d'un présent, d'un avenir. Depuis la catastrophe qui a anéanti notre passé, bouleversé notre présent, et qui ne nous laisse apercevoir aucun avenir, sous quel rapport serions-nous [162] encore un peuple? Une multitude composée des débris d'une vieille nation qu'on reconnaît à certains signes avoir existé autrefois, et qui, par un acte de suicide sans exemple, s'est efforcée de se tuer elle-même et de s'abolir : voilà au juste ce que c'est aujourd'hui que le peuple français. » ( P. 4 et 5 ).
La destruction de la vieille France, c’est-à-dire, des anciennes institutions, des anciennes coutumes, enfin de tout ce qui a été détruit par la révolution, est, au jugement de l'auteur, une des catastrophes les plus déplorables. « Ah! s'écrie-t-il avec douleur, si, en 1789, l'assemblée qu'on appelle Constituante, se fût contentée de mettre le feu à la ville de Paris, et de proche en proche à Saint-Denis, à Versailles, à Lyon, à Rouen, à Toulouse, la France pouvait survivre à cette rage insensée … Quelque perte qu'il éprouve, un pays qui a conservé ses anciennes mœurs, ses anciennes institutions, ses anciennes lois, est, par cela même, plein de vie. … Mais un pays qui a abattu tout son ancien édifice social, un pays renégat de ses anciennes institutions et de ses anciennes lois; un pays qui a perdu tout son moral, en conservant seulement son matériel; un tel pays a beau figurer parmi les peuples, il n'est pas [163] moins détruit à mes yeux que la fameuse Thèbes aux cent portes, dont les ruines frappèrent de stupeur notre armée dans les déserts de l'Égypte. » (page 3 et 4).
La révolution opérée par l'assemblée constituante ayant été pour la France une catastrophe plus terrible que ne le fût jadis l'invasion des peuples barbares, il n'est aucun sacrifice qu'on ne doive faire pour détruire le peu qui nous reste de l'ouvrage de cette assemblée célèbre, et pour rétablir cette vieille France, dont la perte est si amèrement déplorée par tons nos loyaux gentilshommes. Il faut à tout prix rétablir les anciennes lois, les anciennes mœurs: il le faut, quand même cela exigerait que toutes nos villes fussent réduites en cendres. Ce rétablissement, plus précieux que toutes les richesses du monde et que l'existence de plusieurs millions de citoyens, est commandé par l'intérêt de l'Europe, par l'intérêt de la légitimité, par les droits et par les intérêts des gentilshommes auxquels se rattache le sort du genre humain, et même par l'intérêt de ceux qui n'appartiennent pas à la caste nobiliaire.
M. de Montlosier croit en effet que les principes de la révolution se sont répandus dans toute l'Europe, et qu'ils finiront, si l'on n’y [164] met ordre, par y généraliser les bouleversemens et les catastrophes de la France. « On assure, dit-il, que nous ne sommes pas loin de ce dénoûment. De toutes parts les colléges, les universités, les académies, sont en marche contre les anciennes institutions, c'est-à-dire, pour parler un peu plus clairement, contre les anciens droits et les anciennes propriétés; et, pour parler encore plus clairement, contre toutes les anciennes inégalités. »
Ailleurs, M. de Montlosier observe qu'à mesure que les événemens s'éloignent, une partie de la nation se relève et la révolution avec elle. Il assure que, si ce mouvement est abandonné à lui - même, elle se relèvera de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle se soit replacée au niveau de 1793. « Le mouvement que je signale ici, ajoute-t-il, n'est pas seulement propre à la France, c'est celui de toute l'Europe. Selon la conduite du gouvernement, la France préservera l'Europe de cet abîme, ou bien elle l’y entraînera. »
La légitimité se trouve également intéressée au rétablissement de l'ancienne France et de l'ancien peuple français. M. de Montlosier pense que le char légitime de Louis XVIII ne saurait marcher sur un essieu tout [165] révolutionnaire; et que l'ancien peuple, c'est-à-dire, le peuple des gentilshommes, est seul attaché au maintien de la légitimité. Il conjure, en conséquence, les puissans d'aujourd'hui de ne pas laisser le trône dans la position où il se trouve. « Si nous avions un roi nouveau, dit-il, il serait convenable de reprendre beaucoup de choses de la France ancienne. Avec un roi ancien, c'est indispensable. »
Enfin, le peuple nouveau est lui-même intéressé à relever le peuple ancien ou la noblesse. « En la relevant aujourd'hui pour vous, dit M. de Montlosier, vous êtes sûr qu'un jour elle ne se relèvera pas pour elle. En la relevant par votre force, vous préviendrez les suites d'un triomphe qui s'opérerait par la sienne. » Il faut donc que le peuple français, pour prévenir ce qui lui arriverait si la noblesse se rétablissait par elle-même, se hâte de lui donner lui-même l'existence. C’est ainsi qu'on prévient en effet les ravages de la petite vérole; pour se garantir du mal, il faut se l'inoculer.
Le rétablissement de l'ancienne France et de l'ancien peuple étant jugé nécessaire, il faut examiner en quoi ce rétablissement consiste; nous verrons ensuite par quels moyens on peut l'opérer. Mais comme la France nouvelle pourrait [166] ne pas accepter gracieusement le destin qu'on veut lui faire, il est nécessaire de prendre d'abord ses précautions. « Quand un cheval vigoureux vient à s’abattre et à s'engager dans les traits, dit M. de Montlosier, que faites-vous? vous le contenez d'abord vigoureusement; sans cela il brisé tout. La nation française; a été de même abattue par la révolution. Depuis vingt-cinq ans, elle se démène avec violence, et ne peut parvenir à aucune situation fixe. S'emparer d'abord de ses mouvemens pour avoir le temps de la dégager, la remettre ensuite dans sa véritable place : voilà ce qu'il faut effectuer. »
Lorsque la France aura été liée et garrotée, et qu'on se sera ainsi rendu maître de ses mouvemens, il faudra la conduire sans detours au but qu'on se propose, et la remettre dans.sa véritable place. Car, ce qui exciterait le plus la méfiance, « ce serait, dit l'auteur, un retour simulé, et néanmoins progressif, vers les choses anciennes., de manière que l'ensemble de la nation ne pût .savoir avec précision, ni où on va, ni où on s'arrêtera. Une marche franche qui marque; l'intention et le but n'inspirera aucunes alarmes : au contraire, elle les dissipera. »
M. de Montlosier pense donc qu'il faut en [167] agir franchement avec la France nouvelle, après s'être rendu maître de ses mouvemens. Suivant lui, une déclaration d'état sur les choses de l'ancien régime est absolument nécessaire. Cette déclaration devrait être faite par une haute commission formée à cet effet, commission qui serait composée des féaux de Louis XVIII, c'est-à-dire, de ses fidèles.
La France nouvelle liée, la haute commission des féaux composée, il est encore une mesure qu'il faudra ne pas oublier avant de marcher au but. « Avant tout, dit M. de Montlosier, ce qu'il faut faire, c'est de marcher bien armé, et avec du gros canon, s'il est possible, contre ce qui s'appelle aujourd'hui accroissement des lumières, progrès de la civilisation, esprit du siècle : masques nouveaux sous lesquels reparaissent nos anciens droits de l'homme, avec leur séquelle de liberté, égalité, fraternité, ou la mort. » Nous verrons plus loin que la considération attachée aux travaux utiles est principalement une des choses contre lesquelles il faut marcher bien armé, avec du gros canon, s'il est possible.
Tout est préparé : il ne reste plus qu'à se mettre en marche vers la grande restauration. D'abord « il faut, à quelque prix que ce soit, [168] qu'une nation soit distribuée en classes; en dépit de la haine du mot, il faut que chaque classe ait ses privilèges: ce qui ne veut dire autre chose que ses lois particulières, privatae leges. » Il faut donc établir des castes; mais quelles règles suivra-t-on pour les établir? quelles personnes seront dans la première? quelles dans la seconde? quelles dans la troisième? Le choix pourrait être embarrassant, si M. de Montlosier ne nous présentait des règles infaillibles.
On s'est imaginé qu'il n'existait en France qu'une seule légitimité : cette erreur a été commise par les rois, par leurs ministres et surtout par les peuples nouveaux. Les gentilshommes se sont seuls apercus qu'autour de la grande légitimité, il existait une multitude de légitimités moyennes ou petites, « On a affirmé, dit-il, que les puissances s'étaient armées, en faveur de la légitimité. C'est bien; mais n'y a-t-il qu'une seule légitimité au monde ? N'est-ce que dans les trônes qu'il faut la reconnaître? Ne pénètre-t-elle pas aussi en quelque manière dans les rangs, dans les droits, dans les possessions des simples citoyens? »
A la première restauration on ne reconnut qu'une seule légitimité, à la seconde on commit la même erreur : cependant « autour de la [169] grande légitimité qui avait reparu, on apercevait une multitude de petites légitimités qui voulaient reparaître. » On se préparait à venger les atteintes portées à la grande légitimité : on eût voulu venger aussi les atteintes portées aux légitimités inférieures : une « grande vengeance publique ne semblait réclamée dès lors, ajoute M. de Montlosier, que comme une belle occasion pour des vengeances privées. »
Nous avons donc, suivant ce système, des ducs, des marquis, des comtes, des barons légitimes; et cela par la même raison que nous avons un roi légitime. Les seigneurs existant ainsi en vertu du droit divin, il est évident que les lois humaines n'ont pu porter aucune atteinte à leurs droits, et que le peuple nouveau aurait tout-à-fait mauvaise grâce à ne pas se reconnaître vassal du peuple ancien. En même temps que la France a été soumise à son roi légitime, chaque village, chaque province a dû reconnaître la légitimité de son ancien seigneur.
S'il existe des ducs, des comtes, des barons légitimes, il en existe aussi qui sont illégitimes. Ceux-ci font à côté des premiers une fort triste figure; et il serait bien difficile de les fondre en un seul corps. On en jugera par la [170] comparaison qu'établit M. de Montlosier entre les uns et les autres.
« Je suppose, dit-il, que, fatiguée de la situation actuelle de Saint-Domingue, il vienne à la pensée de quelque grande puissance de le rendre à son souverain légitime, et qu'elle en fasse la conquête. Qu'on se représente un prince français, accompagné seulement de quelques serviteurs, allant siéger par capitulation dans un sénat mi-parti de blancs et de noirs. Si les blancs ont la prépondérance, on voit tout de suite quelle figure font les ducs de Marmelade et de Limonade. Si, au contraire, ce sont les noirs qui l'emportent, je tremble pour notre prince et pour ce qui l'accompagne.
» A la première restauration cette fable s'est réalisée. Par la conduite qu'ont tenue alors les puissances (les ennemis), les noirs se sont trouvés avoir une telle prépondérance, que la victoire a eu lieu sans combat. Depuis la seconde restauration, je conviens qu'une victoire ne serait plus si facile; mais on a laissé encore tous les élémens d'une crise. »
Nous n'avons pas seulement des ducs, des comtes et des barons illégitimes ; l'illégitimité se trouve aussi chez les hommes en place et même chez des bourgeois. L'assemblée [171] constituante, qui avait détruit la noblesse, n'avait en effet établi que des illégitimités. M. de Montlosier reproche aux puissances coalisées la conduite qu'elles ont tenue; il leur reproche d'avoir regardé comme une chose habile de faire rétrograder l'année 1814 vera l'année 1790 et 1792; puis il leur parle en ces termes: « Eh quoi! vous ne voyez pas qu'une seule chose a fait périr Louis XVI : c'est de se trouver comme tête ancienne sur un corps nouveau, et d'avoir à commander comme légitime à beaucoup d'illégitimités ! Ces illégitimités, si terribles dans leur jeunesse, vous les croyez adoucies aujourd'hui parce qu'elles ont vieilli! »
La nation devant à tout prix être divisée en classes, on voit qu'il est aisé de savoir comment la division sera faite : ce seront les ducs et les marquis, les comtes et les vicomtes, les barons et les chevaliers, enfin tous les gentilhommes ou tous les seigneurs légitimes qui composeront la première; et, pour que le mécontentement ne soit pas trop grand, on pourra leur adjoindre quelques ducs ou quelques barons de Limonade ou de Marmelade. Si ces noirs illégitimes font une triste figure, si les anciens les éclipsent par la blancheur de leur peau légitime, ce sera tant pis pour eux.
[172]
Mais quels seront les priviléges, les prérogatives dont jouiront les gentilshommes légitimes? Leur rendra-t-on les biens confisqués? Seront-ils remis en possession des droits féodaux? Les dîmes leur seront-elles payées en vertu du droit divin? Chacun d'eux aura-t-il ses tributaires particuliers, comme dans l'heureux temps de la féodalité, ou les tributs seront-ils perçus par des mesures générales sur la nation, et répartis ensuite entre eux, selon l'élévation de leurs grades?
Il faut reconnaître d'abord que le clergé n'est pour rien dans la question, et qu'ainsi la conformation des ventes des biens ecclésiastiques ne peut pas souffrir de difficulté. Il en est de même, suivant M. de Montlosier, de l'abolition des dîmes, des cens, des droits seigneuriaux. « Lorsque pendant un siècle entier, dit-il, tout un peuple aura été enseigné à regarder ces droits comme des usurpations; lorsque toutes les lumières d'un pays, se concertant pour créer les ténèbres, les savans pour créer l'ignorance, les juges pour consacrer l'injustice, auront réussi à diffamer un ordre de l'état, en même temps que tous ses droits, toutes ses possessions, comment un peuple résistera-t-il à cette action continue, à ce concert unanime? [173] Comment ne se croira-t-il pas dans la ligne de l’équité, en reprenant un jour, par la force, des avantages qu'on lui a enseigné avoir été envahis par la force ? »
Les acquisitions de biens confisqués souffrent plus de difficultés. « Les condamnations ayant été nulles, les effets de ces condamnations ne sont-ils pas nuls de droit? » M. de Montlosier, après avoir ainsi posé la question, distingue les acquisitions des acquéreurs. « Je ne balance pas, dit-il, à considérer les acquisitions comme illégitimes. Les acquéreurs me paraissent mériter une grande faveur. » L'auteur s'engage ici dans des questions de droit, dont nous ne croyons pas devoir nous occuper. Il avoue que ceux qui veulent recouvrer absolument tout ce qu'ils ont perdu visent à perdre ce qui leur reste : mais il croit que les mesures qu'on a prises pour consolider les ventes des biens confisqués sur les émigrés, ont été peu sages et peu convenables. Adoptant la maxime suivant laquelle ce qui est à nous ne peut pas être transporté à autrui sans nous, il pense que les émigrés doivent être appelés à sanctionner eux-mêmes les ventes de leurs biens.
Il serait cependant possible, suivant lui, de [174] dépouiller les acquéreurs sans blesser la charte. L'article 10 porte que l'état peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'intérêt public, légalement constaté, mais avec une indemnité préalable. Partant de cet article, M. de Montlosier s'exprime en ces termes : «Si, après avoir pris le conseil constitutionnel de ses féaux et fait constater par eux l'intérêt public, Louis XVIII jugeait à propos d'exiger de la part des acquéreurs le sacrifice de leurs propriétés acquises, il le pourrait avec une indemnité préalable. D'après cet article, il n'y a nul doute. »
On voit qu'il n'est rien que des hommes d'esprit ne puissent démontrer. La liberté de la presse et la sûreté individuelle nous ont été confisquées en vertu de la charte qui les déclarait inviolables; il ne manquerait plus que de suivre la même marche à l'égard des ventes de biens nationaux. Il est cependant une difficulté que M. de Montlosier n'a pas prévue : c'est de savoir sur qui on prendrait les fonds nécessaires pour indemniser les acquéreurs. Les prendre sur ceux-ci serait absurde, car on ne se paie pas une indemnité à soi-même. Les prendre sur d'autres serait inique, puisque ce serait confisquer les biens de ceux qui n'ont rien acquis, [175] en faveur des émigrés ou des acquéreurs des biens vendus.
Le même raisonnement s'applique aux indemnités qu'on voudrait payer aux émigrés. Faire payer ces indemnités par les acquéreurs serait réellement les dépouiller ; les faire payer par d'autres serait une iniquité que rien ne pourrait justifier. Quant à ceux qui voudraient les faire payer par l'état, ils devraient bien nous expliquer quelles sont les personnes dont l'état se compose, lorsqu'on en a distrait les acquéreurs qui ne doivent rien restituer; les non-acquéreurs qui n'ont aucune restitution à faire n'ayant profité de rien, et les émigrés qui devraient profiter des indemnités.
Quoique dans le système de M. de Montlosier, les nobles légitimes ne doivent recouvrer ni les dîmes, ni les droits féodaux, ni même ceux de leurs biens qui ont été vendus, gardons-nous de croire qu'ils ne doivent recevoir aucune indemnité. Il est des honneurs, des titres, des dignités, des places dont ils jouiront exclusivement.
D'abord, on doit se bien pénétrer de l'importance d'un gentilhomme. Un gentilhomme, comme on l'a vu, est à un roturier, même quand celui-ci est devenu comte ou duc, ce [176] qu'un blanc est à un noir : cette comparaison établit, en faveur du premier sur le second, une supériorité incontestable; elle prouve sans difficulté que nos seigneurs les gentilshommes légitimes sont nés pour commander et se reposer, et que nous autres noirs illégitimes, nous sommes nés pour travailler et pour obéir. En partant de ce point, on peut faire la déclaration des droits du gentilhomme légitime; on va voir qu'en effet tout dérive de là.
M. de Montlosier rappelle que chez les Germains le travail et quelques tributs composaient toute la servitude, et que le loisir et le courage distinguaient l'homme d'une condition ingénue. Or, il est clair que les hommes du Nord ayant envahi nos ancêtres, ces conquérans légitimes transmirent à leurs descendans le droit d'exploiter les enfans des vaincus, et que ceux-ci ne peuvent pas se rendre maîtres de leurs propres personnes sans se constituer usurpateurs et sans violer le droit divin.
L'indépendance pleine est le partage exclusif du gentilhomme légitime. « Dans la noblesse, dît M. de Montlosier, l'indépendance est absolue. Il n'y a de dépendance que pour le roi et pour la patrie. »
Un gentilhomme légitime est un être [177] essentiellement courageux; car le courage est un droit qu'il tient des Germains ses ancêtres. En effet, que sont en France aujourd'hui les gentilshommes français, si ce n'est « des grenadiers ayant quelques lignes de plus que leurs camarades, avec le privilége d'un bonnet, et de figurer en première ligne au feu et à l'assaut ? » Si, comme nous l'assure ici M. de Montlosier, les gentilshommes ont le privilége de figurer en première ligne au feu et à l'assaut, nous n'avons pas à nous en plaindre; jamais la révolution du 20 mars ne serait arrivée, s'ils n'avaient pas plus abusé de leurs autres priviléges qu'ils n'ont abusé de celui-là.
Un gentilhomme est citoyen de l'état. « Sa cité, dit M. de Montlosier, est la France entière. » On peut bien, suivant lui, écarter dés assemblées électorales les fonctionnaires publics. Cette jalousie paraît raisonnable,. mais elle ne peut porter sur un chef de famille noble. « L'éloigner du collége électoral, sous prétexte qu'il ne paie pas telle ou telle somme de contribution, me paraît ridicule, je dirai plus, un scandale. Tout citoyen n'est sûrement pas gentilhomme; mais tout gentilhomme me paraît nécessairement citoyen, et, comme tel,membre né de son collége électoral. »
[178]
Nous avons vu qu'à tout prix il fallait que la population fût divisée en castes, et que chacun restât circonscrit dans la sienne. Voici quelle est la sphère d'un gentilhomme : « Au-dessus de lui, le gentilhomme ne peut exercer les fonctions dans la chambre des pairs; au-dessous, il ne peut exercer de profession lucrative. Entre ces deux exclusions sa condition est déterminée: c'est d'être candidat né pour toutes les places de service public. On n'est pas gentilhomme parce qu'on est seigneur, ou parce qu'on paie des impositions d'une dénomination particulière. On est gentilhomme parce qu'on a été voué par la faveur du roi, ou par sa naissance, aux professions de service public, à l’exclusion des professions de service privé. On a beaucoup reproché à la noblesse de prétendre aux places honorables. Ou par les mœurs, ou par les lois, ou par les ordonnances, ou par la charte, il faut absolument qu'elle ait les places honorables de l'état : car elle ne peut en avoir d'autres. » .
Ce n'est pas assez que la noblesse ne puisse pas faire autre chose que convoiter des places ou en occuper, il faut encore qu'elle en repousse, ceux qui, après avoir acquis de la fortune par leur industrie, voudraient entrer dans la même carrière. « En même temps que les [179] lois encourageront ce mouvement (industriel) comme principe de prospérité pour l'état, l'opinion s'empressera de le châtier, comme principe de dépravation pour les mœurs; elle repoussera constamment des rangs supérieurs ces colosses d'or formés récemment dans la boue. Conservatrice des rangs et des mœurs, elle refusera tout lustre d'état à ce lustre bourgeois; elle lui interdira tout poste d’honneur, jusqu'à ce que, se filtrant peu à peu, et dépouillant son impureté originaire, il ait mérité d'entrer dans les rangs élevés, et de renforcer de son éclat subalterne leur éclat. »
Ces priviléges, inhérens à la personne de tout gentilhomme, sont précieux. Il en est d'autres qui ne le sont pas moins. On vient de voir qu'il est dans leurs personnes des qualités occultes et légitimes qui les rendent seuls propres au service public, et qu'ils y sont tous voués par leur naissance. Cela seul les place exclusivement dans le domaine de l'honneur et de la gloire. « Un ministre de Louis XVI, dit M. de Montlosier, parla un jour dans une proclamation de l'honneur qui était dû aux professions bourgeoises; M. Burke remarqua qu'il n'y avait d'honneur que pour les professions vouées au service public. » M. de [180] Montlosier dit ailleurs : « L'honneur, le respect, la haute consideration appartiennent spécialement à tout ce qui est voué au service public. C'est dans les professions de l'honneur que se place le domaine de la gloire. »
Il est encore un autre privilége attaché à la personne de tout gentilhomme,- c'est de ne pas être appelé en qualité de simple soldat, en vertu de la loi sur le recrutement. Tout gentilhomme naissant officier, c'est le dégrader que de le faire servir dans une qualité inférieure. C'est un attachement excessif à ce privilége, qui a causé la grande colère qui s'est manifestée parmi la noblesse à l'occasion de la dernière loi sur le recrutement. « Au milieu des violations et des violences, des maux et des misères qui affligent l'humanité, dit à ce sujet M. de Montlosier, il en est d'une nature absolument insupportable et qu'il est convenable de supporter : il en est d'autres d'un caractère particulier qu'on ne supporte jamais. Je soupçonne, que c'est quelque chose qui se rapporte à ce que les Romains appelaient chez eux diminutio capites, mutation statûs, ou bien un simple déplacement de grade, d'où est venu chez nous le mot DÉGRADATION. »
L'oisiveté et la dissipation étant le [181] caractère distinctif de la caste, et tout gentilhomme devant, suivant M. de Montlosier, se laisser mourir de faim plutôt que de se livrer à un travail qui est réputé vil, toutes les issues se trouvent ouvertes pour perdre, et aucune pour acquérir, Il est donc nécessaire que les gentilshommes aient un privilége pour prévenir un résultat qui, pour eux, serait le néant. Ce privilége est celui des grands emplois et des grands mariages. « Par toutes les issues des grands mariages et des grands emplois se répare ce qui a échappé par d'autres issues. Les grandes propriétés mobilières glissent par cette pente vers les brèches des grandes propriétés territoriales. » Ainsi, lorsqu'un gentilhomme légitime aura dissipé sa fortune, il se gardera bien de s'en former une nouvelle en se livrant à un travail qui est réputé vil; il se traînera d'antichambre en antichambre pour solliciter un emploi qui le mette à même de s'enrichir aux dépens du public; et, s'il ne peut y parvenir, il s'adressera à l'un de ces colosses d'or formés récemment dans la boue, et, pourvu que le colosse veuille bien laisser glisser ses grandes propriétés mobilières vers les brèches survenues à la propriété territoriale du gentilhomme, celui-ci consentira à devenir le mari de sa fille ou de sa [182] nièce, et à renforcer son propre éclat de ce lustre bourgeois.
Les priviléges attachés à la personne d'un gentilhomme légitime seraient mal compris si l'on ne faisait pas connaître la sphère dans laquelle tout bourgeois et tout homme qui exerce quelque industrie doivent être circonscrits.
Il faut savoir d'abord que tout travail est essentiellement vil, et qu'il avilit nécessairement celui qui s'y livre : à cet égard, nous n'avons pas trouvé d'exception dans l'ouvrage de M. Montlosier; ainsi, l'agriculteur et le manufacturier, le banquier et le négociant, le courtier et l'agent de change, l'avocat et le médecin, l'astronome et le mathématicien, en un mot, tous ceux qui retirent quelques bénéfices de leurs talens, remplissent des professions serviles ; ils sont à l'égard des gentilshommes dans la position où se trouvaient les esclaves des conquérans venus du Nord, à l'égard de leurs maîtres.
M. de Montlosier observe que le pauvre qui n'a au monde que sa liberté, et qui est obligé d'acheter avec ce seul bien les choses nécessaires à sa subsistance, représente le dernier degré des conditions sociales, c'est-à-dire, l'état d'esclavage. Il convient qu'il y a sûrement de la différence dans les professions lucratives; mais, [183] dit-il, cette différence n'est pourtant pas aussi grande qu'on se l'imagine.
« Tout ce qui est condamné à se donner une certaine peine, ajoute-t-il, le gagne petit et le gagne gros; celui qui sue pour gagner du cuivre; celui qui, du soir au matin, se démène pour gagner de l'or; celui qui, ayant déjà beaucoup d'or, continue à se démener pour en avoir davantage ; celui qui appelle individuellement les passans pour les faire entrer dans son magasin ; celui qui se contente de les appeler collectivement dans des affiches ou dans des écriteaux ; tout cela, avec des nuances différentes, peut être censé du même ordre et de la même condition. »
Nous pourrions demander ici à M. de Montlosier si l'homme qui va de porte en porte mendier du cuivre, et l'homme qui va d'antichambre en antichambre mendier de l'or, ne peuvent pas aussi être censés du même ordre et de la même condition ; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit : laissons aux mendians le privilége des injures.
L'honneur, le respect, la haute considération, le courage, la gloire, les grands emplois et les gros salaires, appartiennent exclusivement, ainsi que nous l'avons vu, aux [184] gentilshommes légitimes. Voici quel est le lot des roturiers: « Les classes inférieures sont faites pour le travail et pour l'économie : c'est de là qu'elles doivent prendre leur élan. Une certaine élégance, une certaine délicatesse, une certaine susceptibilité, et surtout une certaine ambition, me paraissent chez elle un indice de corruption, et non pas de perfection. »
Il faut donc prendre bien garde de ne laisser pénétrer aucun homme appartenant à l'industrie dans une des places réservées aux gentilshommes: une telle invasion serait une calamité publique. Un noble est citoyen de l'état. Sa cité est la France entière. Mais un bourgeois n'est citoyen que de sa ville ou de son village. « Là, dit M. de Montlosier, finit son importance. »
Cet écrivain parait singulièrement scandalisé que, pendant les cent jours du dernier règne de Bonaparte, un négociant ait été appelé à la chambre des pairs.
« Nous avons pu nous applaudir, dit-il, de voir des marchands de toiles membres d'une cour des pairs; nous avons admiré des avocats et des procureurs devenus tout à coup comtes, ducs, princes. » Ailleurs, il dit que les classes qui ne sont pas nobles trouveraient beau, comme sous [185] Bonaparte, que le général d'armée et le marchand de toiles fussent ensemble admis à la chambre des pairs. » Comme Bonaparte, s'écrie-t-il dans un troisième passage, était un grand homme ! il donnait des titres de baron aux chirurgiens, et il faisait entrer les marchands de toiles peintes à la chambre des pars ! »
Cette ardeur de s'emparer des places et d'en exclure tout homme qui tient à une industrie quelconque, est un penchant très-raisonnable chez les hommes qui conservent les mœurs anciennes, c'est-à-dire les mœurs des conquérans ; le moyen le plus sûr d’exploiter une nation, et de la traiter en peuple conquis, est de s'emparer de tous les postes, et d'en chasser impitoyablement tout homme qui, par ses habitudes ou par sa position, pourrait faire cause commune avec les vaincus.
Ce n'est pas assez de tracer une ligne de démarcation entre les castes; il faut encore que chacune ait ses statuts et ses règlemens particuliers, les gentilshommes comme les bourgeois. Les classes inférieures doivent aussi avoir les leurs : les jurandes, les maîtrises, les corporations sont nécessaires comme moyen de façonner à l'obéissance, et de rétablir les choses anciennes. Sous ce rapport, la domination de [186] Bonaparte a été utile: elle a façonné le peuple nouveau à l'obéissance. La conscription elle-même n'a pas été sans utilité. « Cette mesure, dit M. de Montlosier, n'a pas été un aussi grand fléau qu'on pourrait le croire. Elle a délivré les parens de fils insolens; les maîtres, d'ouvriers, de compagnons, d'apprentis insubordonnés. Tout cela a été du moins apprendre dans les camps à obéir et à regretter la douceur des liens domestiques. »
Mais quels sont les hommes qu'on chargera de rétablir la France ancienne avec son peuple ancien ? Où trouvera-t-on des gens assez adroits et assez énergiques pour s'emparer de la nation et s'en rendre maître ; pour combattre avec force les progrès des lumières et de la civilisation; pour restituer aux gentilshommes légitimes les priviléges inhérens à leurs personnes, et pour renfermer les autres classes dans la sphère subalterne qui leur est propre?
M. de Montlosier croit que les puissances coalisées étaient fort propres pour remplir cet objet: il emploie plusieurs chapitres de son ouvrage, soit à démontrer qu'elles en avaient le droit, soit à les censurer de ce qu'elles n'ont pas usé de ce droit incontestable. Leur conduite à cet égard lui paraît inconcevable : [187] elles n'ont songé qu'à une seule légitimité, tandis qu'elles auraient dû s'occuper d'une multitude d'autres légitimités qui, à tout prix, voulaient reparaître, mais qui ne pouvaient y parvenir par leurs propres efforts.
Les puissances coalisées n'ayant rien fait pour rétablir les anciennes institutions, les anciennes mœurs, pour attaquer les progrès des lumières, en un mot, pour rétablir la France ancienne, il ne reste qu'à suivre l'exemple de Bonaparte; c'est-à-dire, qu'il faut faire pour les gentilshommes ce qu'il faisait pour les hommes qui s'étaient attachés à sa fortune.
« Napoléon, dit M. de Montlosier, avait pour double objet de faire la contre-révolution dans les choses (c’est-à-dire, dans les institutions et dans les principes), et de compléter la révolution dans les personnes. Il élevait au plus haut point tout jacobin qui abandonnait ses principes. Il frappait de toutes ses forces le jacobin qui les conservait. Des révolutionnaires infidèles à la révolution, voilà ce qu'il lui fallait. »
Le choix du duc d'Otrante pour ministre, en 1815, pouvait être bon sous ce rapport; car, suivant M. de Montlosier, « Des hommes sortis de la révolution, sont souvent ses ennemis les plus ardens, et toujours ses ennemis les plus éclairés.
» Enfin, pour arriver au rétablissement de la France ancienne, c’est-à-dire, à la contre-révolution dans les principes et dans les institutions, M. de Montlosier ne voit rien de mieux que de suivre la marche et d'employer les hommes du gouvernement impérial. « C'est là, selon moi, dit-il, qu'il faut faire usage de cette habileté tant prônée de Bonaparte, et employer les bons instrumens formés à son école. »
On va prendre peut-être M. de Montlosier pour un partisan outré de la chambre de 1815; point du tout: s'il montre une grande vénération pour les hommes qui la composaient, il désapprouve formellement la marche qu'ils ont suivie, et il applaudit à l'ordonnance du 5 septembre.
« Que la France ancienne, dit-il, ne fasse point de reproche au gouvernement. Dès les premiers momens de la seconde restauration, Louis XVIII s'est placé pleinement et franchement dans la ligne de la France ancienne. Si les meneurs de la France ancienne avaient voulu le permettre, le roi tiendrait encore aujourd'hui cette ligne ; mais ces hommes mal avisés n'ont pas voulu amener à eux la France nouvelle ; ils n'ont pas voulu, avec des liens [189] doux et honorables, la captiver et l'attacher. Ils ont montré l'intention de la garrotter et de la subjuguer. Au lieu de tempérer le déploiement de la force, ils en ont affecté l’éclat … Ils ont effrayé la nation ; ils ont effrayé le roi lui-même, la dissolution de l'assemblée est devenue inévitable. »
M. de Montlosier se montre un grand admirateur de l'administration actuelle. Trouve-t-il que les ministres élèvent au plus haut point tout jacobin qui abandonne ses principes, et qu'ils frappent de toutes leurs forces le jacobin qui les conserve? Pense-t-il qu'ils attaquent le progrès des lumières avec toute leur artillerie? A-t-il quelques raisons de croire qu'ils font usage de cette habileté tant vantée de Bonaparte, et qu'ils emploient les bons instrumens formés à son école? Enfin, a-t-il, pour les admirer, des motifs que nous ne connaissons pas? C'est ce que nous ne saurions dire; tout ce que nous pouvons affirmer, c'est qu'il est leur admirateur.
Nous nous sommes plus attachés à exposer les principes de M. de Montlosier qu’à les combattre, parce qu'on en trouve la réfutation dans nos volumes précédens. Les fonctions publiques ne doivent pas être établies dans l'intérêt de ceux qui [190] les remplissent; elles doivent l'être dans l'intérêt du public. Pour savoir quelles sont les personnes à qui il faut les confier, il faut donc chercher ce qui convient non à telle ou telle partie de la nation, mais à ceux qui paient pour faire aller le gouvernement. Or, nous avons prouvé précédemment qu'un titre de gentilhomme était un mauvais garant pour un administrateur. Quant à l'honneur, au respect, à la haute considération dont M. de Montlosier veut faire l'apanage exclusif de la noblesse, ce ne sont pas des choses dont on dispose par des règlemens ou des ordonnances : dans un pays où il existe une opinion publique, les gouvernemens donnent des places, des cordons ou de l'argent; c'est le public qui donne le reste.
Il est beaucoup de personnes auxquelles les prétentions exposées par M. de Montlosier feront jeter les hauts cris. Elles voudront qu'on maintienne à tout prix le droit acquis à chacun de solliciter des places. Pour faciliter l'exercice de ce droit, elles voudront abaisser, avilir même tout ce qui se montrera avec des prétentions de gentilhomme. Ces cris et ces efforts ne produisent rien : le meilleur moyen de rabattre les prétentions exclusives, c'est de réduire au plus petit nombre possible les agens [191] du gouvernement, et de diminuer les salaires, de telle sorte que les emplois deviennent de véritables charges. Alors, il faudra bien que les gentilshommes vivent sur leurs propres biens, ou qu'ils travaillent s'ils veulent vivre; alors, ceux qui n'ont point de propriétés, et qui trouvent que l'homme est avili par le travail, pourront adresser au monarque le discours que tient en leur nom M. de Montlosier: « Le roi peut prendre sur les opinions actuellement en faveur le parti que sa sagesse lui suggérera … Notre douleur ne peut avoir qu'un seul langage; notre devoir est de le saluer en mourant : Caesar, morituri te salutant. »
Nous nous sommes attachés dans cette analyse a exposer le système de M. de Montlosier, en faisant abstraction des accessoires. La partie que nous avons négligée n'est pas la moins intéressante de son ouvrage. L'auteur y parle des hommes et des partis avec une indépendance et avec une sincérité qui honorent son caractère; quoique nous ne soyons pas toujours de son avis, nous avons lu son ouvrage avec plaisir: les choses de détail font plus que racheter les vices du système.
[D…..r], "De l'influence qu'exercent sur le gouvernement les salaires attachés à l'exercice des fonctions publiques". Le Censeur européen T.11 (15 Feb. 1819), pp. 75-118.
[75]
ON a beaucoup parlé des tributs que nous payons au gouvernement sous le rapport des privations qu'ils nous imposent, des effets qu'ils ont relativement à notre aisance, à notre prospérité, au progrès de la richesse nationale; mais on ne parait pas avoir fait la même attention à l'influence qu'ils exercent sur le gouvernement lui-même. Notre dessein ici est de les considérer sous ce point de vue spécial. Nous nous proposons de rechercher quel est, relativement au gouvernement, l'effet des salaires que nous payons aux hommes qui gouvernent. Nous voulons examiner si l'on peut, sans péril pour la liberté, faire du service public une profession lucrative; si l'on peut salarier le gouvernement sans le rendre ennemi des intérêts que son devoir est de garantir; s'il est possible d'en faire une industrie sans qu'il dégénère en exploitation, en despotisme.
Il est des pays où nul ne peut s'enrichir que dans l'exercice des professions privées, où le service public est une charge pour tous et n’est [76] un bénéfice pour personne, où le pouvoir ne rapporte à ceux qui l'exercent que de la considération et des fatigues, où les places, loin d'être un fonds à exploiter, n'offrent pas même en général des moyens d'existence, si ce n'est aux employés subalternes et pour ainsi dire aux manœuvres de l'administration. Nous pouvons citer en exemple quelques cantons de la Suisse; nous pouvons citer encore les Etats-Unis. Il est fort peu de commis dans la république de Genève qui ne soient mieux payés que les fonctionnaires les plus éminens. La république n'accorde annuellement à son premier magistrat que quatre-vingts louis ; elle n'en donne pas plus de soixante à ses fonctionnaires du second ordre. Dans d'autres états de la confédération helvétique les salaires attachés aux premiers emplois sont encore plus exigus. Ils ne le sont pas moins, proportion gardée, aux Etats-Unis d'Amérique. La liste civile du président des vingt-deux états n'égale pas, à beaucoup près, le traitement d'un de nos ministres : il ne reçoit annuellement que 25,000 dollars, environ 125,000 francs. Les ministres n'ont que 4,500 dollars, environ 22,500 francs. La dépense du président des chambres et des divers services de l'intérieur, moins la guerre et la marine, [77] n'est que d'un million huit cent mille dollars, environ 9 millions de francs. Le département de la guerre coûte, en. francs, 28 ou 29 millions ; celui de la marine 20 millions. Le budget de toutes les dépenses ordinaires de l'année ne s'élève pas au-dessus de 11 millions 500 mille dollars, environ 57 millions de francs. Et encore faut-il remarquer qu'aux États-Unis l'argent vaut, relativement aux autres denrées, à peu près un tiers de moins qu'en France, ce qui réduit la liste civile du président de 125 mille francs à 83 mille, le traitement des ministres de 22 mille à moins de 15, et la dépense totale du gouvernement de 57 millions à environ 38. En général aux Etats-Unis les fonctionnaires publics sont défrayés, mais non pas dotés; ils reçoivent une indemnité, mais non pas un salaire; ils entretiennent, ils accroissent leur fortune par les mêmes moyens que le reste des citoyens, par l'agriculture, par le commerce, par la pratique des arts industriels etudes professions privées, jamais par l'exercice des fonctions publiques. On a eu tellement pour principe d'empêcher que l'exercice du pouvoir pût devenir un moyen de lucre, qu'on en a fait une disposition de la loi formelle. Un article fondamental de la constitution de Pensilvanie, [78] article qu'ont adopté la plupart des états de l'Union; veut que tout homme qui ne possède pas une propriété suffisante exerce quelque profession particulière qui puisse le faire subsister honnêtement. Cet article porte, en outre, qu'il ne doit jamais être créé d'emplois lucratifs; et il ajoute qu'aussitôt qu'une place présente assez de bénéfices pour tenter la cupidité de plusieurs personnes, la législature doit se hâter d'en baisser le salaire.
Nous avons en France sur tout cela de bien autres idées que les Américains. Au lieu de dire que tout homme qui n'a point de propriétés doit exercer quelque profession privée, nous disons qu'un honnête homme qui manque de fortune doit s'efforcer d'obtenir un emploi salarié, et tâcher de vivre sur le domaine public. Ce qui nous choque ce n'est pas qu'on fasse un métier lucratif de l'exercice du pouvoir; ce serait qu'une classe quelconque d'individus voulût s'arroger le privilége exclusif de l'exploiter. Nous n'avons qu'une maxime relativement aux emplois, c'est qu'ils doivent être également accessibles à tous. Ce point accordé, nous sommes universellement d'avis qu'on ne saurait trop les multiplier, ni les doter avec assez de largesse. Pourvu que la carrière soit [79] ouverte à toutes les ambitions, nous sommes bien aises qu'elles y trouvent de quoi vivre; nous voulons que le pouvoir soit non-seulement la première, la plus noble, mais encore la plus lucrative de toutes les industries. En conséquence, nous créons le plus de places que nous pouvons, et nous les dotons avec toute la magnificence dont nous sommes capables. Nous accordons, par exemple, au chef suprême de l'administration, une somme à peu près égale à la dépense entière du gouvernement des vingt-deux États-Unis d'Amérique. Nous fixons la liste civile à 34 millions. Un seul de nos ministres reçoit plus que les ministres américains tous ensemble. Le reste est payé à proportion. Finalement,, nous attachons de tels salaires à l'exercice du pouvoir, surtout dans les hauts emplois, qu'il n'est point parmi nous de genre d'industrie dans lequel on fasse communément de meilleures affaires, et qu'en France le plus productif de tous les métiers est sans contredit celui de gouvernant.
Il y a donc, entre nous et les peuples que nous venons de nommer, cette différence que nous salarions grassement nos fonctionnaires publics, tandis qu'ils ne font que les indemniser; que nous les payons en argent, tandis qu'ils les [80] paient surtout en consideration; qu'ils font du service pubic une charge, tandis que nous en faisons un moyen de fortune. La question maintenant est de savoir qui de nous ou de ces peuples se montrent le plus sages et le plus avisés; quels sont des gouvernemens salariés ou de ceux qui ne le sont pas les plus propres à remplir leur objet, ceux sous lesquels la sûreté des personnes et des fortunes, la liberté des opinions, des consciences, de toutes les industries sont le mieux établies et le plus religieusement respectées.
A ne regarder d'abord que les faits, sans nous enquérir des causes auxquelles il faut les rapporter, nous sommes forcés de reconnaître que les intérêts à garantir le sont mieux dans les pays où les fonctionnaires publics sont à peine indemnisés, que dans ceux où ils sont dotés avec la plus grande magnificence. Ainsi, par exemple, il paraît constant en fait, que la propriété, le premier des intérêts que tout gouvernement doive défendre, est plus à l'abri de tout attentat particulier aux Etats-Unis où la protection des lois ne coûte pas quarante millions par an, qu'elle ne l'est en Angleterre où les dépenses publiques s'élèvent annuellement à plus de trois milliards. Il paraît certain également que, là où les gouvernemens exigent [81] pour leur salaire une portion considérable de la fortune des citoyens, il y a moins de sûreté pour les personnes, et de liberté pour les opinions et les actions. Il suffit de jeter les yeux sur les pays où le service public est une profession lucrative, pour voir que les individus y sont exposés à beaucoup plus d'avanies, de violences et de contraintes, que dans ceux où il ne présente aucun bénéfice à faire; qu'il se commet par exemple plus d'actes arbitraires en France qu'aux États-Unis, et qu'en général le despotisme se trouve à peu près partout au niveau des contributions publiques.
Mais ne nous tenons pas à l'indication de ces faits ; montrons qu'ils sont la conséquence de la cause que nous énonçons, et que là où le gouvernement est un moyen de fortune il doit, par la force même dès choses, dégénérer en tyrannie.
Il est d'abord un point constant; c'est que, par cela seul qu'on fait de l'exercice du pouvoir une profession lucrative, on donne à ceux qui l'exercent un intérêt opposé à celui du reste des hommes. Le pouvoir, considéré; comme industrie, a un caractère fort différent de la plupart des autres travaux. Tandis que toutes les industries privées se vivifient par leur prospérité mutuelle, celle des hommes à [82] places ne peut prospérer qu'au détriment, de toutes les autres. Le travail d'un fonctionnaire public est loin, comme on sait, d'être productif: tout ce qu'on lui; donne, en échange de ses bons ou mauvais services, est définitivement perdu pour la richesse commune. L’ambition, qui n'est que de l'émulation dans la carrière du pouvoir; l'ambition, si féconde en heureux résultats dans les travaux ordinaires, est ici, un principe de ruine; et plus un fonctionnaire public veut faire de progrès dans la profession qu'il a embrassée, plus il tend, comme il est naturel, à s'élever et à accroître ses profits, plus il devient à charge à la société qui le paye. Faire un moyen de fortune de l'exercice des fonctions publiques, c'est donc créer une classe d'hommes, ennemie par état, ennemie de fait, sinon d'intention, du bien-être et de la prospérité de toutes les autres.
De plus, c'est faire prendre à cette classe d'hommes des accroissement illimités. Toute espèce vivante, toute nation, toute classe d'individus, toute famille tend naturellement à s'accroître dans la même proportion que ses moyens de subsistance. Livrer à la classe d'hommes qui suivent la carrière des places une portion plus ou moins considérable des revenus du public, [83] c'est donc provoquer dans cette classe d'hommes un accroissement de population égal au nombre d'individus que ces revenus peuvent servir à élever; et comme il est dans l'ordre ordinaire de la nature que les enfans se vouent à la même profession que leurs parens, provoquer cet accroissement de population, c'est multiplier dans 'une proportion toujours plus grande le nombre d'hommes qui voudront se faire une industrie de l'exercice des fonctions publiques. [Bastiat also argued this!!!] Nous ne nous arrêterons pas plus long-temps à ce point de vue. Nous avons déjà montré ailleurs comment les salaires font pulluler les hommes à places; nous renvoyons le lecteur à celui de nos volumes où ce phénomène a été développé [1].
Mais ce n'est pas seulement en multipliant les naissances dans les familles vouées au service public que les salaires tendent à faire croître les classes gouvernantes; c'est en y attirant sans cesse de nouvelles recrues; ils les agrandissent du dehors en même temps que du dedans, et par accession autant que par génération. L'effet des salaires est d'aller exciter les passions ambitieuses dans tous les rangs de la société, et [84] de provoquer de continuelles irruptions des classes laborieuses vers les classes gouvernantes. Lorsque le service public est une profession lucrative, il arrive à l’égard de cette profession ce qui arrive à l'égard de toutes les branches d'industrie dans lesquelles il y .a de gros bénéfices à faire; tout le monde se tourne de ce côté. Il y a même une raison pour que la foule se porte vers le gouvernement avec plus d'empressement que vers aucune autre profession. Il n'est possible de réussir dans les carrières ordinaires qu'à de certaines conditions qu'il est indispensable de remplir. Il faut, dans une certaine mesure, du talent, de l'activité, de l'ordre, de l'intelligence. Rien de tout cela n'est rigoureusement nécessaire pour devenir homme en place: le hasard, l'intrigue, la faveur disposent de la plupart des emplois. Dès lors il n'est plus personne qui ne croie pouvoir en obtenir; le gouvernement devient une sorte de loterie dans laquelle chacun se flatte d'avoir un bon lot : il se présente comme une ressource à qui n'en a point d'autres; tous les hommes sans profession prétendent en faire leur métier; et une multitude presque innombrable d'intrigans, de désœuvrés, d'honnêtes et de malhonnêtes gens se jettent pêle-mêle dans cette [85] carrière où il se trouve bientôt mille fois plus de bras qu'il n'est possible d'en mettre en œuvre.
Tel est le premier effet des salaires. Cet effet a deux conséquences inévitables, et qu'il est essentiel de développer. La première, c'est qu'à mesure que les aspirans au pouvoir se multiplient, il est de force que le pouvoir étende ses attributions. La seconde, c'est qu'à mesure qu'il étend ses attributions il est de force qu'il accroisse ses dépenses. Naturellement la puissance publique n'aurait point de nombreux devoirs à remplir. Veiller à la sûreté intérieure et extérieure, telle est à peu près toute sa tâche. Mais le moyen qu'elle se tienne dans ses limites, lorsqu'un nombre toujours croissant d'auxiliaires la pressent de les dépasser! Le moyen qu'elle circonscrive son action lorsque ses instrumens se multiplient outre mesure? Il est sensible que plus la voie se remplit, plus il faut qu'elle s'élargisse; plus ses embranchemens ont besoin de s'étendre et de se multiplier. Ainsi, le gouvernement qui, d'après le principe de son institution n'aurait à s'occuper que du maintien de la sûreté, sera conduit, pour ouvrir des débouchés à la foule toujours grossissante de ses créatures, de se faire une multitude d'occupations toutes plus ou moins [86] étrangères à ses attributions naturelles. En même temps qu'il veillera'à la sûreté du public, il voudra se charger de son éducation, de son salut, de la direction de ses idées, de la formation de ses mœurs; il prétendra l'approvisionner de certaines denrées; il se constituera le régulateur de la plupart de ses travaux; enfin, il prendra de tels développemens, qu'il n'y aura bientôt plus moyen de dérober à son action aucun mouvement, aucune pensée, aucune portion de son existence.
Ce n'est pas tout; à mesure que la multiplication des prétendans le forcera d'étendre son activité à de nouveaux objets, la multiplication de ses modes d'activité le forcera nécessairement d'accroître le nombre et le faix des taxes; de sorte que plus son action deviendra gênante, plus elle deviendra coûteuse : à chaque nouvelle création d'emplois il diminuera tout à la fois la liberté d'agir et les moyens de vivre; il aggravera le poids des impôts en même temps qu'il multipliera le nombre des entraves, et il n'y aura pas de terme à ses empiétemens sur l'indépendance et sur la fortune des citoyens.
[Editor's Note: There is a revised section of this paragraph which has been added to the version of this article which appeared in Dunoyer’s Oeuvres, T. 3, p. 111. Dunoyer, Charles, Oeuvres de Dunoyer, revues sur les manuscrits de l'auteur, 3 vols., ed. Anatole Dunoyer (Paris: Guillaumin, 1870, 1885, 1886).]
[In the CE article it continues as follows:] Les salaires, en faisant croître sans cesse la classe d'individus qui se destinent à l'exercice des fonctions publiques, rendent donc inévitables, [87] par cela même la multiplication indéfinie des emplois et la progression illimitée des charges publiques. Ces conséquences en ont à leur tour qui ne sont pas moins dignes de remarque. A mesure que le pouvoir s'étend et s'appesantit ainsi, par l'influence des salaires, des raisons d'un autre ordre se présentent pour qu'il s'étende et s'appesantisse encore davantage. Il arrive qu'en dégénérant en exploitation, il devient la source de mille désordres dont la répression exige ensuite qu'il se donne un nouveau degré d'extension et d'intensité. Il peuple la société d'oisifs, de mendians, de voleurs, de banqueroutiers, de malfaiteurs de tous les genres.
[In the version of the article in the Oeuvres, vol. 3 it was replaced by the following;] La masse considérable des salaires qui sont affectés à la dotation du gouvernement, en faisant croître sans cesse la classe des individus qui se destinent à l'exercice des fonctions publiques, rend donc inévitables, par cela même, la multiplication indéfinie des emplois et la progression illimitée des charges qui pèsent sur tous les citoyens. Ces conséquences en ont à leur tour d'autres encore, qui ne sont pas moins dignes de remarque. A mesure que le pouvoir s'étend et s'appesantit par l'effet du régime du salariat appliqué à la dotation des offices publics, des raisons d'un autre ordre viennent s'ajouter aux premières, pour l'obliger à s'étendre, a se fortifier encore davantage, et à augmenter le fardeau des contributions dont le produit est la source où il puise ses-forces. Ayant dégénéré en exploitation de la fortune des particuliers, de telle sorte qu'il revêt le caractère d'une entreprise de spoliation légale, le gouvernement devient indirectement, mais inévitablement, la cause première de mille désordres^ dont la répression exige ensuite qu'il donne un nouveau degré d'intensité à son action.
[In both versions the passage continues with:] Or, plus les malfaiteurs abondent, plus il a besoin d'être fort pour les réprimer. Il la peuple surtout d'ambitieux et de mécontens, et c'est ici principalement ce qui l'oblige à devenir oppressif. Il est impossible qu'un gouvernement lève et distribue beaucoup d'argent sans qu'il se suscite à lui-même beaucoup d'ennemis et beaucoup d'envieux ; beaucoup d'ennemis, parce qu'il devient horriblement onéreux pour ceux qui paient; beaucoup d'envieux, parce qu'il devient extraordinairement profitable à ceux qui reçoivent. Il se constitue ainsi en état d'hostilité soit avec des partis qui convoitent avec passion [88] ses priviléges, soit avec le gros du public qui aspire de toutes ses forces à s'en affranchir; et il se voit conduit, pour empêcher que la domination ne se détériore ou qu'elle ne passe dans d'autres mains, à s'entourer d'espions, de satellites, de prisons d'état, d'échafauds, et à s'armer de mille instrumens de violence et de terreur.
Telle est l'influence des salaires; voilà comment, en faisant une industrie du pouvoir, on fait de ceux à qui on le défère une classe ennemie du bien-être de toutes les autres; comment on fait prendre à cette classe des développemens indéfinis; comment, à mesure qu'elle croît et se multiplie, le gouvernement est forcé d'étendre ses attributions et d'élever ses dépenses; comment, à mesure qu'il empiète ainsi sur l'indépendance et sur la fortune des citoyens, il devient la source de nombreux désordres qu'il ne peut réprimer qu'en devenant encore plus oppressif; comment enfin, à force de s'étendre et de s'appesantir, il finit par s'entourer de tout un peuple de concurrens et d'ennemis contre lesquels il ne peut se défendre qu'en descendant aux derniers degrés de la violence et de l'arbitraire.
Et ce n'est pas là une vaine théorie que nous développons. Il suffit de jeter les yeux autour de [89] nous, pour y découvrir des preuves éclatantes du danger qu'il y a de faire du service public une profession lucrative. Voyez quelle extension désordonnée les salaires y ont fait prendre à l'administration; surtout, depuis que l'exploitation des places a cessé d'être le privilége d'une caste, et que chacun a pu se vouer à cette sorte d'industrie ; surtout depuis que le chef du dernier gouvernement a commencé à la rendre si productive. Comme les hommes à places se sont multipliés! comme les attributions du pouvoir se sont étendues! comme le poids des impôts s'est aggravé! Nous regrettons de n'avoir pas sous les- yeux les almanachs publiés depuis trente ans. Il serait curieux de montrer comment s'est accru, d'année en année, le personnel de l'administration; comment les bureaux, les antichambres, les casernes se sont progressivement encombrés. On peut juger, par ce qui est arrivé dans quelques services, de ce qui est arrivé dans tous.
En 1791 on ne comptait, dans les bureaux de l'administration centrale de l'enregistrement, que 116 employés ; on y en compte aujourd'hui 190. Il n'y avait, à la même époque, que 83 directeurs des départemens; aujourd'hui, le territoire étant le même, on en [90] compte 88. Le nombre des inspecteurs, en 1791, n'était que de 166; il est aujourd'hui de 216. Celui des vérificateurs n'était également que de 166; il est maintenant de 232. Il n'y avait à Paris, en 1791, qu'un seul directeur de l'enregistrement; il y en a trois aujourd'hui, qui sont considérés et rétribués comme directeurs de première classe. En 1792, dix-huit bureaux suffisaient à Paris pour la distribution du papier timbré; depuis, le nombre s'en est tellement accru que certains distributeurs perçoivent à peine, en un trimestre, une somme égale au montant de leur traitement. L'atelier du timbre, en 1813, n'avait que 159 employés pour fournir du papier à 130 départemens; aujourd'hui, pour en fournira 84 départemens, il en a 174: il lui faut 15 employés de plus pour approvisionner 46 départemens de moins.
En 1791, l'administration centrale des douanes ne comptait que 58 employés; elle en a 108 maintenant. La même administration, en 1791, n'avait que 15,000 préposés; aujourd'hui, la ligne de douanes à garder étant la même, le nombre des préposés est de près de 24,000 : il s'est accru de plus du tiers. En 1811, il n'y avait à Paris que 8 agens au bureau de [91] la douane; maintenant, pour faire des recettes beaucoup moins considérables, il y en a 21. On n'en comptait que 17 à l'entrepôt des sels; il y en a 28, aujourd'hui que les recettes sont sensiblemens réduites.
Si l'on voulait prendre la peine de faire des rapprochemens de ce genre dans les diverses branches du service public, on trouverait que le personnel a fait partout les mêmes progrès. Il en fait dans tous les ministères, dans l'administration intérieure, dans la justice, dans l'armée. Il en a fait surtout dans les états-majors. Qu'on juge, par exemple, du développement qu'a dû prendre l’état-major de l'armée pendant la guerre, par ceux qu'il a pris depuis la paix. Nous n'avions, à l'époque où nos forces militaires ont été le plus exagérées, en 1812, que 553 lieutenans généraux ou maréchaux de camp. Depuis la restauration, le nombre des officiers généraux s'est presque doublé: il s'est élevé de 553 à 951. Une seule compagnie des gardes du corps, dont l'effectif ne passe pas 240 hommes, compte aujourd'hui, dans son état-major, autant d'officiers supérieurs et de généraux que pouvaient en compter les plus grands corps d'armée sous Bonaparte.
Et il ne suffit pas, pour se faire une idée [92] complète du prodigieux accroissement qu'a pris la famille des hommes à place, de porter ses yeux dans l'intérieur de l'administration; il faut regarder autour d'elle. Il ne suffit pas de compter ceux qui possèdent ; il faut nombrer aussi ceux qui briguent, ceux qui aspirent. Ces dernières classes embrassent la nation presque entière. Qu'on aille au levant ou au couchant, au midi ou au septentrion, on trouve partout le même appétit de places. Il n'est presque point de familles, surtout dans les départemens pauvres, qui n'élèvent des regards supplians vers l'administration, et qui ne lui demandent de se charger de la fortune d'une partie de leurs enfans. C'est le mouvement ascendant dont parlait Bonaparte: de toutes parts la nation se soulève pour déserter au gouvernement et entrer en partage des tributs qu'il lève sur elle.
A mesure que ce mouvement a poussé plus d'hommes vers le pouvoir, le pouvoir a été forcé d'agrandir ses cadres. Il ne s'est pas contenté de multiplier les emplois dans les administrations existantes, il a créé une foule d'administrations nouvelles. On compterait peut-être trente sortes de régies qu'il a créées ainsi pour ouvrir des débouchés à la multitude [93] toujours croissante des aspirans, ou pour augmenter ses ressources. Régie des tabacs, régie des sels, régie des jeux, régie des hôpitaux, régie des écoles, régie du commerce, régie des manufactures, etc., etc., etc. . ; .
Il ne lui a pas suffi de multiplier les emplois; il lui a fallu aussi multiplier les salaires, et plus son domaine s'est agrandi ; plus toutes ses dépenses se sont accrues. Il n'est presque pas de services dont les frais depuis vingt-six et moins de vingt-six ans n'aient été doublés et triplés : en voici quelques preuves.
En 1791, les dépenses du personnel à l'administration centrale de l'enregistrement et des domaines ne s'élevaient qu'à 325 mille francs; aujourd'hui elles s'élèvent à 774 mille. Les directeurs des départemens ne coûtaient que 600 mille francs: ils en coûtent près de 1,500 mille. Les inspecteurs et les vérificateurs ne recevaient ensemble que 840 mille francs; on leur compte plus de deux millions. Les employés du timbre ne coûtaient que 100 mille francs; ils en coûtent plus de 240 mille. La dépense entière de l'administration de l'enregistrement ne montait pas à quatre millions; elle s'élève à plus de dix. — Même progrès dans les dépenses des douanes. Les frais de cette [94] administration, en 1791, ne passaient pas 8 millions et demi ; aujourd'hui, la ligne des douanes étant la même, ils excèdent 23 millions; ils sont presque triples. — En 1802, les dépenses générales du ministère de l’intérieur, y compris les traitemens des préfets, sous-préfets, conseillers de préfecture et secrétaires généraux, ne s'élevaient qu'à 30 millions; les mêmes dépenses s'élèvent à près de 40, aujourd’hui que la France est réduite de plus d'un cinquième. En 1802, les employés des bureaux de ce ministère, y compris ceux des ponts et chaussées et de l'instruction publique, qui faisaient partie de l'intérieur, ne recevaient ensemble que 625 mille francs; ils en reçoivent aujourd'hui près de 13 cent mille. —Aujourd'hui, les dépenses du ministère de la justice sont de 8 millions plus fortes qu'en 1802, où la France était d'un cinquième plus grande. — En 1802, la gendarmerie ne coûtait que 14 millions ; aujourd'hui que la France a 22 départemens de moins, elle en coûte près de 28. — En 1802, le budget de toutes les dépenses ordinaires, y compris la dette publique, ne montait qu'à 500 millions ; aujourd'hui que la France est d'un cinquième moins grande, le budget des mêmes dépenses s'élève à plus de 680 millions.
[95]
Il est vraiment curieux de voir comment, d'année en année, les budgets se sont graduellement élevés, à mesure que s'est accrue la multitude des gens à places, et que s'est étendu le domaine de l'administration. Les dépenses ordinaires, avons-nous dit, ne passaient pas 500 millions en 1802 ; elles sont montées à 589 en 1803. Elles ont été à 720 en 1807, à 772 en 1808, à 786 en 1809, à 795 en 1810. En 1811, elles ont atteint 1 milliard. Elles se sont élevées à 1 milliard 30 millions en 1812; et en 1813, elles ont passé onze cent cinquante millions. A l'époque de la restauration, le territoire de la France ayant été réduit de plus d'un tiers, on sent que les dépenses publiques ont dû subir aussi une réduction considérable; cependant elles sont .demeurées comparativement plus fortes qu'elles ne l'étaient avant la chute de l'empire, et les budgets ont continué à suivre leur mouvement ascendant. En effet, tandis que celui de 1815 ne s'élevait, en dépenses ordinaires et extraordinaires, qu'à 791 millions, celui de 1816 est monté à 884, celui de 1817 à un milliard 69 millions, et celui de 1818 à un milliard 98 millions. Celui de cette année présentera sans doute une diminution à cause du départ des troupes étrangères; mais il y a [96] apparence que, s'il est plus bas d'un côté, il sera plus élevé de l'autre, et qu'on remarquera encore un progrès dans les dépenses ordinaires de l'administration.
Il n'y a dans tout cela rien qui doive nous étonner, et dont nous puissions raisonnablement nous plaindre. Ces conséquences sont la suite naturelle et forcée du caractère mercenaire que nous avons imprimé à l'administration. Tant que nous voudrons que le service public soit un métier, une industrie, une profession lucrative et la plus lucrative de toutes les professions, il arrivera, bon gré mal gré, que le nombre des gens à places ira toujours croissant, que le gouvernement étendra chaque jour ses usurpations, qu’il agravera chaque jour ses dépenses. Les salariés engendreront les salariés; les places engendreront les places ; le génie de la fiscalité se déguisera sous mille formes pour surprendre les revenus du public. Quand il ne sera plus possible de rien prendre sur les revenus, on vantera les heureux effets du crédit, et l'on commencera, à l'aide de l'emprunt, à dévorer les capitaux. Non-seulement l'administration ne présentera jamais aucun boni sur les fonds qui lui auront été alloués; mais quoiqu'on lui accorde tous les ans tout ce qu'elle aura demandé, [97] il arrivera que tous les ans elle excédera ses -crédits. On la verra se faire une ressource de l'arriéré, et enfler ses dettes pour pouvoir accroître ses dépenses. Elle fera, après plusieurs années, des demandes de millions dépensés de plus sur un exercice. Des ministres se permettront d'aliéner des rentes, et d'ajouter à la dette publique sans nulle autorisation. On ne rendra, pendant plusieurs années, aucun compte des fonds de non-valeur. Des branches importantes du revenu public seront soustraites à la connaissance des chambres. On ne parlera point des bonifications obtenues par des négociations d'effets publics. On ne rendra nul compte du produit de la refonte des monnaies. On percevra, sous diverses formes, des rétributions qu'aucune loi n'aura autorisées. Finalement, il n'y aura pas d'expédiens dont on ne s'avise pour tâcher d'avoir tous les ans un peu plus d'argent. Tout cela arrivera malgré les meilleures intentions de la part des ministres, et par la seule force des choses. En vain le gouvernement promettra de diminuer le nombre de ses serviteurs et de réduire ses dépenses ; il arrivera, nonobstant ses promesses, qu’il accroîtra ses dépenses, et qu'il augmentera le nombre de ses serviteurs. Nous avons de ceci un exemple récent et digue de [98] mémoire. En 1817, le ministère avait pris l'engagement positif de porter aussi loin que possible, en 1818, les réformes et les retranchemens. En 1818, il a demandé dix-neuf millions de plus qu'en 1817; et, en faisant cette demande, il n'a pas craint d'affirmer qu'il avait religieusement rempli son engagement, et poussé aussi loin que possible les retranchemens et les réformes. Ajoutons, pour mieux faire sentir le piquant de ces paroles, que dans le temps où l'on a enflé de 19 millions la somme de ses dépenses, on a encore accru le personnel de l'administration, et que le ministre notamment qui parlait des réformes opérées, a porté le nombre de ses employés de 1352 à 1355. Voilà de quelle manière les gouvernemens salariés exécutent leurs promesses de se réduire. Se réduire, pour eux, ce n'est jamais renoncer aux abus existans; c'est tout au plus se restreindre sur les abus à introduire; et si, d'une année à l'autre, ils n'ont multiplié les emplois lucratifs que par centaines; s'ils n'ont accru des dépenses déjà scandaleuses que de quelques dizaines de millions, ils croiront avoir été d'une économie singulièrement rigide ; ils feront parade de leurs sacrifices; ils se vanteront d'avoir religieusement [99] rempli l'engagement de diminuer leurs dépenses [2].
Il nous semble qu'il est inutile de pousser plus loin ces observations. Le peu que nous avons dit nous parait suffire pour résoudre la question que nous nous étions proposée. S'il est vrai, comme le raisonnement et les faits le démontrent, qu'il soit impossible de doter les emplois, de faire du service public un moyen de fortune, sans multiplier hors de toute mesure le nombre des gens à places; s'il est vrai qu'à mesure que cette classe d'hommes croît et se multiplie l'administration soit forcée d'étendre sans cesse ses attributions et ses moyens de défense; s'il est vrai, enfin, qu'à mesure qu’elle [100] empiète et qu'elle devient plus menaçante, elle soit forcée d'aggraver sans cesse le poids des impôts, il nous est démontré que, par cela seul que le service public a le caractère d'une industrie, il doit nécessairement dégénérer en exploitation, en despotisme; il nous est démontré qu'il ne saurait y avoir, sous les gouvernemens à salaires, ni liberté pour les actions, ni inviolabilité pour les personnes, ni sûreté pour les fortunes.
Et quelle liberté d'agir peut-il exister en effet sous des gouvernemens qui, pour fournir du travail et des moyens de vivre à la multitude toujours grandissante des quêteurs d'emplois, sont obligés de s'ingérer dans tout, de préposer des régulateurs et d'imposer des entraves aux industries qui devraient être les plus indépendantes ? De quelle sécurité peuvent jouir les personnes là où les gouvernemens, pour se défendre contre l'avidité des factions que leurs dépenses ameutent, ou contre les mécontentemens du public qu'elles épuisent et qu'elles excèdent, sont forcés de s'entourer de délateurs, de cachots, de tribunaux extraordinaires, et de semer partout la défiance et la terreur? Quelle peut être enfin la sûreté des fortunes, là où l'administration, à mesure qu'elle se [101] développe, est forcée détendre toujours davantage ses empiétemens sur les fortunes? là où elle exige annuellement pour son salaire, le cinquième, le quart, le tiers et jusqu'à la moitié de tous les revenus du public ? Dira-t-on qu'elle défend les propriétés contre les entreprises des particuliers? Cela d'abord ne peut être vrai que très-imparfaitement ; car, à mesure qu'un gouvernement appauvrit un pays par l'excès de ses dépenses, il y multiplie nécessairement les voleurs, et il vient bientôt un temps où il fait commettre, sans le vouloir, plus de brigandages qu'il n'en réprime. Mais quand même, en s'emparant de la partie la plus claire de tous les revenus d'un pays, un gouvernement parviendrait à prévenir ou à réprimer tout attentat privé contre les fortunes, il ne serait encore pas vrai de dire assurément qu'il garantit la propriété. Que vous importe, en effet, que tel gouvernement défende votre bien contre les voleurs, s'il vous enlève tous les ans en impôts plus que les voleurs ne pourraient vous prendre? s'il faut lui donner plus que ne pourraient vous ravir les brigands contre lesquels il s'efforce de vous protéger? Qui oserait dire que le gouvernement anglais, par exemple, qui coûte tous les ans à ses sujets plus de trois [102] milliards, plus de la moitié de tous leurs revenus, défend réellement leurs propriétés [3]?
Il est donc vrai qu'il ne peut exister ni sûreté pour les personnes et les fortunes, ni indépendance pour l'industrie, pour les opinions, pour les consciences, là où le gouvernement a le caractère d'une profession lucrative. Un tel gouvernement tend, par sa nature, à l'invasion de toutes les libertés et de tous les revenus des peuples; et l'on peut dire qu'une nation qui, en fondant ses institutions politiques, attache de gros salaires à l'exercice du pouvoir, jette infailliblement les bases d'une tyrannie.
Ajoutons que, s'il est périlleux pour la liberté des gouvernés de faire une industrie du service public, cela n'est guère moins funeste à la [103] sûreté des gouvernans. Les salaires, à force de faire pulluler les hommes à places, les multiplient bientôt au point qu'il ne peut plus y avoir place pour tous dans la même exploitation. On peut voir en France un exemple de ce terrible phénomène. Il y a peut-être dans le royaume dix fois plus d'aspirans au pouvoir que l'administration la plus gigantesque ne pourrait en recevoir dans ses cadres. On voit accumulés sur le terrain de l'ancienne France les hommes qui suffisaient naguère à l'administration de la moitié de l'Europe. On y voit tous les employés de l'ancienne monarchie; tous les hommes nouveaux que les dernières épurations ont mis en scène. On y trouverait aisément de quoi gouverner vingt royaumes. Or, quand les choses en sont venues à ce point, et l'effet naturel des salaires est de les y conduire, il n'est plus possible que les gouvernemens aient la paix. Leur repos et leur sûreté ne sont pas moins incompatibles que la liberté des peuples avec l'existence de cette masse d'individus qui se sont fait, ou qui aspirent à se faire une industrie de l'exercice des fonctions publiques. Ils se trouvent réduits, s'ils ne sont assez sages et assez habiles pour faire rentrer dans la vie privée cette populace d'hommes [104] publics, à l'impossibilité de prendre aucune bonne mesure à son égard. Que pourraient-ils faire en effet? L'appeler toute entière ? C’est évidemment impossible. Appeler, de préférence,, un certain parti? ce serait se mettre aux prises avec les autres. Se composer un parti métis d'hommes choisis dans tous les partis? ce serait les soulever tous contre soi. Essayer de les contenir les uns par les autres? ce serait se les rendre tous encore plus contraires. Qu'on y réfléchisse, et l'on verra qu'un gouvernement qui a multiplié sans mesure autour de lui les hommes à places, et qui est forcé de se conduire au milieu d'une telle population, sans pouvoir la faire entrer dans ses cadres, n'a réellement aucun moyen d'assurer sa marche. Il traîne, au milieu des factions qui le harcèlent et loin du public qui l'abandonne à leur merci, une existence précaire et honteuse qui finit presque toujours d'une manière violente.
Quelles n'ont pas été, depuis quatre ans, les agitations du gouvernement, au milieu de l'ancienne et de la nouvelle noblesse, au milieu des hommes à places du vieux régime, et de ceux que la révolution a formés? Il a voulu s'entourer d'abord des hommes de la monarchie, il a soulevé contre lui les hommes de l’empire: [105] il a subi la révolution du 20 mars. Il a paru, au 5 septembre, vouloir se rapprocher des hommes de l'empire, il a soulevé les hommes de la monarchie: ils ont tiré le canon de détresse; on les accuse d'avoir fomenté les plus graves désordres, et l'on doutait, il n'y a pas longtemps, s'ils n'avaient pas conspiré contre lui. Aujourd'hui, incertain entre ces partis, ne pouvant sans péril en repousser aucun, incapable de satisfaire aux prétentions de tous, il se trouve placé dans une situation violente dont il s'efforcerait vainement de sortir tant que subsistera la cause qui la perpétue, tant que le gouvernement sera un métier lucratif, tant que la possibilité de faire sa fortune dans les places attirera tout le monde dans la carrière des places et multipliera les factions autour du gouvernement.
Ce serait donc une chose tout-à-fait indispensable, si l'on avait la moindre envie d'affermir le gouvernement et de le rendre favorable à la liberté, de le dérober aux assauts de l'ambition et d'empêcher qu'il ne dégénérât en despotisme, que de s'appliquer à combattre cette déplorable tendance du public à entrer dans les places, à vivre de places, à s'élever, à s'enrichir par les places. Mais existe-t-il quelque moyen de [106] changer une direction qui vient de si loin, qui est devenue si générale et si forte? Ce point nous reste à examiner.
L'histoire nous fait connaître à quel expédient on a eu recours, dans d'autres temps, pour faire cesser un désordre de ce genre, « Les Guise, dit M. de Lacretelle [4], avaient songé d'abord à grossir le nombre de leurs partisans par les libéralités et les grâces qui signalent d'ordinaire un nouveau règne. Ils avilirent l'ordre de Saint-Michel en le prodiguant. Mais bientôt ils se repentirent d'avoir multiplié autour d'eux les solliciteurs. Le cardinal de Lorraine fit éclater son impatience avec une brutalité féroce. La cour était à Fontainebleau: la ville était remplie de personnes qui venaient présenter des demandes soit au roi, soit à ses ministres. Le cardinal de Lorraine fit planter une potence auprès du château, et publier, à son de trompe, une ordonnance par laquelle il était enjoint à tous ceux qui s'étaient rendus à Fontainebleau pour y soliciter quelque grâce, d'en sortir dans les vingt-quatre heures sous peine d'être pendus. »
[107]
Nous ne proposerons pas d'imiter cette conduite. L'expédient du cardinal de Lorraine, outre qu'il est un peu sévère, serait évidemment insuffisant. Si on voulait pendre aujourd'hui tous ceux qui convoitent ou qui briguent des emplois, il faudrait pendre la moitié de la France, à commencer par une partie de ses députés qui, pendant les sessions des chambres, ne viennent faire ici que l'office de solliciteurs. Ce serait d'ailleurs un fort mauvais moyen, pour faire perdre le goût des places, que de chercher à repousser par la violence ceux qui désireraient en obtenir. Un tel expédient, loin d'amortir les passions ambitieuses, ne ferait, à coup sûr, que les rendre plus ardentes. La chose du monde que les hommes de ce temps soient le moins disposés à souffrir, c'est que les détenteurs du pouvoir, quels qu'ils puissent être, prétendent rester seuls en possession du privilége d'exploiter les autres. S'il est décidé que l'exercice des fonctions publiques doit être un moyen de fortune, tout le monde voudra avoir le droit de faire sa fortune par ce moyen. Si vous voulez tondre le public, il n'y aura bientôt plus personne qui ne le veuille aussi. Si l'on doit dévorer la France, toute la nation demandera, peu à peu, [108] à être de la curée. Ces choses-là sont inévitables. Il ne faut pas que les gouvernemens qui se sont créé un riche domaine sur les revenus des peuples, s'attendent désormais à rester paisibles possesseurs de cette fortune. S'ils en jouissent encore sans remords, ils n'en jouiront plus sans inquiétudes: leur destinée est de vivre au sein des factions et des troubles. Il n'est pas en leur pouvoir d'empêcher que la vue du butin immense qu'ils distribuent à leurs créatures, n'aille enflammer au loin la cupidité et n'ameute autour d'eux une population turbulente et toujours plus nombreuse d'ambitieux et d'intrigans affamés. Si donc ils veulent éloigner cette avide et menaçante cohue, ils n'ont évidemment qu'un parti à prendre, c'est de renoncer à ce qui l'attire. Pour parvenir à dissoudre les factions, il faut de toute nécessité qu'ils abandonnent ce qui les rallie. C'est faire du pouvoir une chose trop digne d'envie pour le commun des hommes que d'y attacher d'énormes profits en même temps, qu'on l'entoure de distinctions et d'honneurs. L'expérience montre que la considération qui s'attache à la possession des emplois, dans les pays où ils ne sont pas dotés, est plus que suffisante pour les faire rechercher. Il n'y a nul profit à occuper des [109] places, surtout des places élevées, aux Étals-Unis, et l'on ne voit pas que, pour cela, elles demeurent désertes. Cessons donc de faire du pouvoir un moyen de fortune, si nous ne voulons pas qu'il reste un objet d'ambition universelle ; si nous ne voulons pas qu'il perpétue au milieu de nous le despotisme et l'anarchie. C'est en multipliant les emplois salariés, c'est en enflant progressivement les salaires qu'on a tout entraîné vers le service public; on ne peut ramener les hommes aux travaux de la vie privée que par un procédé contraire. Il faut diminuer le taux des traitemens et le nombre des emplois; il faut n'attacher que des indemnités aux offices nécessaires, et supprimer tout-à-fait les fonctions inutiles, c'est-à-dire, toutes celles qui sont hors des véritables attributions du gouvernement, toutes celles qui n'ont pour objet que d'offrir une occupation et des moyens de fortune aux individus qui les remplissent; toutes celles qui ne sont destinées qu'à alimenter ou à défendre les abus.
Sans doute une telle réforme n'est pas sans difficultés. Il y a des résistances à vaincre; toutes les ambitions sont solidaires pour la défense des abus; nulle faction ne veut que le pouvoir se détériore, et la suppression d’un [110] emploi nuisible ou inutile peut être aussi vivement combattue par ceux qui le convoitent que par ceux qui le possèdent. Cependant, quelque idée qu'on veuille se faire de ces difficultés, elles ne sont point insurmontables; et un gouvernement qui voudrait entreprendre de les vaincre, serait sûr, avec un peu d’énergie et quelque ménagement, d'y réussir.
Considérez d'abord qu'il n'y a nulle proportion entre le nombre des personnes dont une bonne réforme peut blesser les intérêts et celui des personnes à qui elle est ordinairement utile; entre le nombre des amis qu'elle fait et celui des ennemis qu'elle suscite. La suppression d'un abus ne peut aliéner du gouvernement que quelques ambitieux privilégiés ou aspirant à l'être; elle lui concilie infailliblement l'estime et l'affection du public. Il peut arriver même qu'elle mette de son parti le grand nombre à qui elle profite sans armer contre lui le petit nombre à qui elle nuit. Il y a dans la justice évidente une telle autorité, que ceux qui ont le malheur de s'en trouver blessés n'ont pas toujours le courage de s'en plaindre. Il nous est difficile de croire, par exemple, que si, dans des vues manifestes d'économie, d'ordre, de bien public, le gouvernement se [111] décidait à supprimer telle ou telle branche de l'administration qui nuit évidemment au pays, il se trouvât, parmi les employés que frapperait cette mesure, beaucoup d'individus qui osassent s'en formaliser. Si, en 1814, les officiers de l'ancienne armée ont pris de l'humeur de ce qu'on les renvoyait dans leurs foyers avec la moitié de leur traitement, c'est beaucoup moins, il faut avoir la justice de le dire, par le regret de se voir dépouillés de leurs commandemens et de leur solde, que par le ressentiment assez naturel de les voir transporter à d'autres personnes qui n'y avaient pas assurément plus de titres qu'eux. On en peut dire autant de la plupart des fonctionnaires qu'on a destitués depuis la restauration. En général, si les déplacemens ont excité tant d'irritation et de rancune, c'est moins à cause du dommage éprouvé qu'à cause de l'injure soufferte. Si les réformes n'avaient pas paru faites dans un fâcheux esprit de préférence et de favoritisme; si elles avaient paru inspirées par quelque amour du bien public, par quelque pitié pour les souffrances des contribuables, par quelque désir de les soulager, elles n'eussent certainement pas excité tant de ressentimens. Ce qui aigrit, c'est l'injustice; mais il est peu d'hommes qu'on ne [112] puisse amener à faire le sacrifice de leurs intérêts privés à l'intérêt bien démontré du public.
Il semble même que cela serait peu difficile si, en même temps qu'on travaillerait à l'intérêt général, on gardait quelque ménagement pour les intérêts particuliers; si, en même temps qu'on frapperait les abus, on évitait de blesser trop cruellement les personnes. Or, c'est une précaution que la prudence et la justice commanderaient également de prendre. Quelque inutiles ou même quelque pernicieux que puissent être des emplois, on ne pourrait pas condamner ceux qui ont passé une partie de leur vie à les remplir, et qui se sont mis dans l'impossibilité d'embrasser une autre profession, à se trouver tout à coup sans moyens d'existence, et à languir dans la détresse eux et leur famille. Il y aurait à cela de l'injustice et de la cruauté. Si dans les professions privées on est venu quelquefois au secours des individus que le progrès des arts, la découverte de nouvelles machines laissaient tout à coup sans emploi, pourquoi n'en serait-il pas de même dans le service public? pourquoi, à mesure que se simplifierait et se perfectionnerait le gouvernement, ne soutiendrait-on pas ceux que la suppression des emplois inutiles viendrait à priver de leur état? [113] Le meilleur moyen de rendre les réformes faciles, c'est de désintéresser ceux qu'elles doivent atteindre. Si l'on avait eu cette sagesse au commencement de la révolution, si, en attaquant certains abus, on eût pourvu convenablement au sort des individus qui en vivaient, il est permis de croire que la révolution aurait eu quelques obstacles de moins à vaincre.
Il ne serait donc pas impossible, à la rigueur, d'opérer la réforme dont nous parlons sans exciter trop de clameurs et provoquer trop de résistances. Il suffirait en quelque sorte, pour cela, de tuer les abus en laissant vivre les personnes; de supprimer les emplois inutiles en indemnisant, selon le besoin, ceux qu'on en dépouillerait. On écarterait ainsi, tout à la fois, et les prétendans et les titulaires : ceux-ci consentiraient à se retirer, parce qu'ils n'auraient aucun motif de se plaindre, ceux-là parce qu'ils ne verraient plus rien à convoiter. A mesure que diminueraient le nombre et les profits des emplois, l'administration deviendrait nécessairement plus douce, et le nombre des ambitieux moins considérable; et tandis que la nation s'affranchirait du despotisme, le gouvernement se mettrait peu à peu à l'abri des révolutions.
[114]
Au lieu de cela,, qu'a-t-on fait? On a ménagé soigneusement les abus et déployé sa sévérité contre les personnes. On a conservé les emplois et supprimé les employés. On a exagéré le nombre et les profits des places, et l'on a appelé de nouveaux individus à en jouir. Il existait une ancienne garde, on l'a écartée et l'on en a formé une nouvelle. On avait une armée trop nombreuse qu'il était impossible de payer; on a appelé des Suisses que l'on paye le double. Il existait dix fois plus d'officiers qu'il n'était possible d'en employer; on a créé une multitude d'officiers nouveaux auxquels on a livré les postes des anciens avec des traitemens supérieurs. Il y avait beaucoup de préfets et de sous-préféts de reste ; une épuration générale en a doublé le nombre. Il y avait trop de juges, on a nommé de nouveaux juges; il y avait trop d'administrateurs, on a créé de nouveaux administrateurs ; les administrations étaient encombrées de commis, on a renvoyé ceux qui s'y trouvaient et on en a appelé un plus grand nombre. Finalement, on a partout frappé les personnes et partout respecté, accumulé les désordres. Qu'on regarde l'administration que nous avait laissée Bonaparte ; qu'on passe en revue les états-majors, les régies, le nombre [115] des emplois, le taux des salaires: on verra que tout cela a été conservé, accru, outré, poussé jusqu'au scandale. Seulement, les mêmes choses ne sont plus possédées par les mêmes personnes: en améliorant le domaine, on l'a fait passer en de nouvelles mains.
Il est aisé de concevoir qu'elles ont dû être les conséquences d'une telle conduite. Comme la réforme n'atteignait que les personnes, elle a rencontré des résistances invincibles qu'elle n'eût point éprouvées si elle avait porté sur les - choses. Les hommes du gouvernement impérial, voyant qu'on ne les dépouillait de leurs emplois que pour les transporter aux hommes de l'ancien régime, n'ont pas vu le moindre motif pour se résigner à en faire le sacrifice ; et au lieu de rentrer dans la vie privée, ils se sont opiniâtrement maintenus sur les routes du pouvoir en attendant du temps et des événemens l'occasion de les ressaisir. Plus tard, les hommes de l'ancien régime, voyant qu'on ne leur enlevait une partie de leurs places que pour les redonner aux hommes du gouvernement impérial, n'ont vu, à leur tour, aucune raison pour consentir à se laisser dépouiller en faveur de leurs concurrens; et au lieu de jouir paisiblement du pouvoir qui leur restait, ils ont fait un vacarme [116] épouvantable pour recouvrer celui qu'ils avaient perdu. Enfin, le gros du public n'éprouvant aucune espèce de soulagement de ces mutations d'hommes; voyant que l'administration impériale continuait à peser sur lui de tout son poids; voyant que, malgré quelques améliorations introduites' dans les formes générales du gouvernement, il restait sanglé, bâté, chargé comme sous Bonaparte, et que même son fardeau devenait un peu plus pesant, le gros du public, disons-nous, n'a aucune raison très-positive de se féliciter des réformes opérées, et au lieu de se rallier au ministère, il a fait tout ses efforts pour se délivrer des abus qu'il voulait maintenir. Le ministère, en ne faisant porter les réformes que sur les personnes et en conservant, en accumulant les abus, s'est donc mis dans la nécessité d'avoir toujours à lutter contre une faction et contre le public. Or, cette nécessité subsistera pour lui tant que les réformes, au lieu de porter sur les hommes, ne tomberont pas sur les choses; tant qu'il voudra maintenir et les états-majors, et les sinécures, et les gros salaires, et les milliers de places inutiles; tant qu'il voudra, en un mot, que le pouvoir reste un domaine. Il n'obtiendra jamais qu'une faction renonce à ce domaine en faveur [117] de l'autre. Il obtiendra encore moins que le public le laisse en jouir paisiblement avec aucune. S'il veut l'exploiter avec des royalistes, il aura contre lui les bonapartistes et la nation. S'il veut le faire valoir avec des bonapartistes, il aura contre lui la nation et les royalistes. S'il veut en jouir avec un tiers parti formé de royalistes et de bonapartistes, il aura contre lui les deux factions et le public. Si, pour s'en assurer la possession, il s'arme de lois de terreur, il a recours à des mesures violentes, ces mesures ne serviront qu'à lui rendre encore plus contraires et le parti qui ne sera pas admis à l'exploitation, et le public sur qui elle sera exercée. Il n'a manifestement qu'un moyen de sortir de cet état de lutte et de péril, c'est de faire qu'il n'y ait plus de domaine, d'abandonner ce que les factions se disputent et que le public refuse d'accorder. Ce seul changement dans sa conduite en amènera nécessairement un très-heureux dans sa situation. Si, au lieu d'enlever une sinécure à un royaliste pour la donner à un bonapartiste, il supprime la sinécure, il est évident qu'aucun des prétendans ne pourra se plaindre, et que le public, en faveur de qui s'opérera la réforme, aura lieu d'être satisfait. C'est donc, non à changer de parti qu'il doit [118] tendre, mais à supprimer ce qui divise les partis et tient le public éloigné de lui, à supprimer les places inutiles, à baisser les profits des hauts emplois nécessaires, à faire que le pouvoir au lieu de se présenter comme un bénéfice, se présente comme une charge, et change de caractère et de nature. En opérant cette réforme, il s'ôtera sans doute l'appui des partis, mais il se délivrera aussi de leurs attaques; il verra les factions se fondre et le public se rallier à lui, et tandis qu'il acquerra de la force, la nation gagnera de l'aisance et de la liberté.
D….R.
[1] Voyez tome VII, page 1 à 79.
[2] Voici comment s'exprimait M. le ministre des finances en présentant au roi le budget de 1818, dans lequel les dépenses ordinaires excédaient de 18,847,633f. celles de l'année 1817: « Je dois le déclarer à votre majesté, c'est après s'être convaincu de l'impossibilité de pousser plus loin les retranchemens et les reformes que son ministère lui propose cette fixation. A la dernière session, le gouvernement avait pris l'engagement de réduire les dépenses, et de ne s'arrêter dans la carrière des sacrifices qu'au point où l'intérêt de l'état lui tracerait cette limite; cet engagement a été religieusement rempli. »
[3] M. Say, dans son écrit intitulé De l'Angleterre cl des Anglais, page 11 et suivantes, rapporte d'après Colquhoun ( On the wealth of the British empire ), qu'en 1813 le total des dépenses faites par les mains du gouvernement anglais s'élevait à la somme incroyable de 2 milliards 697 millions de francs. Ajoutez à cette somme celle de 384 millions à laquelle se montait déjà la taxe des pauvres ; ajoutez-y la dîme qu'on paie au clergé; ajoutez-y les dépenses locales, et vous verrez que les charges qui pèsent annuellement sur la population anglaise passent de beaucoup trois milliards de francs.
[4] Histoire des guerres de religion, tome I, liv. IV, page 342.
Dunoyer, [CR] “De la force des gouvernements (Tarayre)”, Le Censeur européen T.12 (15 March 1819), pp. 89-126.
[89]
De la force des gouvernements, ou Du rapport que la force des gouvernemens doit avoir avec leur nature et leur constitution; Par J.-J. Tarayre, lieutenant général[1].
Nous nous proposons d'examiner, à l'occasion de cet écrit, le nouvel établissement militaire de la France. Nous y sommes excités par l'espèce de popularité dont jouit la loi qui sert de base à cet établissement. Des écrivains et des députés fort libéraux, mais qui ont peu réfléchi sur cette loi, en parlent avec le ton de l'admiration et de l'emphase ; ils l'estiment presque à l'égal de la loi des élections ; ils la placent sur la même ligne et la recommandent aux mêmes hommages; ils la considèrent enfin comme une des meilleures garanties que la France possède de sa liberté. Il serait difficile, ce nous semble, de tomber dans une plus grave [90] méprise. La loi de recrutement, que l'on compare à la loi des élections, est faite dans un esprit diamétralement opposé. Les deux grands corps que ces deux lois créent dans l'état , le corps électoral et l'armée, ne sont ni formés des mêmes élémens, ni dirigés par les mêmes mobiles. L'un est composé, dans sa masse , des hommes les plus pauvres du pays, l'autre des hommes les plus riches. Dans l’un on attend sa fortune de son avancement, dans l'autre de son travail; celui-ci a besoin de la paix , et celui-là de la guerre ; le premier a besoin de liberté, et le second de pouvoir ; on imaginerait difficilement deux corporations dont la constitution diffère plus, et dont les principes d'action soient plus contraires. Il ne faudrait qu'un chef entreprenant, et des circonstances favorables , pour que l'armée, telle que la loi de recrutement, pût devenir fatale à l'indépendance et à la liberté du pays. un instrument comme il en faut pour dominer et faire des conquêtes. Nous ne disons ait eu le dessein de la former pour un tel but, ni qu'il fût facile de l'employer en ce moment à un tel usage ; mais nous disons que, par sa nature et son principe , elle est éminemment propre à cet usage. C'est une vérité qui sortira , [91] nous l'espérons , avec quelque évidence de l'examen dans lequel nous allons entrer. Mais d'abord mettons sous nos yeux le corps de l'institution qu'il s'agit d'apprécier, et tâchons d'en bien connaitre les élémens , l'organisation et les mobiles.
L'armée , selon la loi de recrutement , est un corps qui, sans y comprendre la garde du prince et la gendarmerie , se compose , en temps de paix, de deux cent quarante mille hommes enrôlés volontairement ou tirés au sort dans la masse des jeunes gens de vingt ans. La loi n'exige des enrôlés volontaires que de jouir de leurs droits civils, et de n'être pas repris de justice, ou déclarés, par jugement, hommes sans aveu. D'ailleurs elle ne leur impose aucune condition de fortune, et il est aisé de voir que, les enrôlés volontaires doivent sortir de ce qu'il y a de plus misérable dans la population. La masse des jeunes gens que le sort désigne doit se trouver, au moment où le sort vient de la former, composée d'hommes de meilleure condition ; mais elle ne tarde pas à changer de nature : comme la loi permet de s'y faire remplacer, il n'est pas d'homme, tant soit peu aisé, qui ne sacrifie volontiers une partie de sa [92] fortune pour en sortir ; et en définitive il se la conscription, comme les enrôlemens volontaires , ne porte à l'armée que des hommes des classes les plus malheureuses. Le corps des officiers doit se trouver, en général, mieux composé; cependant, comme la loi ne demande à ceux qui aspirent aux grades que du zèle, de l'intelligence et des services, il est évident que le corps des officiers, comme le reste de l'armée , doit se trouver composé , au moins en partie , d'hommes entièrement dépourvus de fortune. L'armée, considérée en masse et séparément d'une partie de ses officiers ne présente donc qu'une agrégation d'hommes sortis des classes les plus mal aisées de la société. Voilà pour ce qui est de sa composition.
Quant à son organisation, elle est bien connue. L'armée , partagée en diverses armes et divisée en légions, régimens , brigades , divisions, ne forme qu'un corps homogène dont toutes les parties sont étroitement liées entre elles par une chaine d'officiers qui l'enveloppent de toutes parts , et qui sont rigoureusement subordonnés l'un à l'autre depuis le caporal jusqu'au général en chef qui tient ainsi le corps entier sous sa main, En entrant dans [93] ce corps , les hommes abjurent toute personnalité, toute volonté propre ; ils contractent l'obligation et bientôt l'habitude de ne se sentir que dans la masse organisée dont ils font partie, et de ne se mouvoir que par l'impulsion de leurs chefs et suivant les règles de la discipline. Tout concourt à les unir entre eux et à les séparer des citoyens, l'uniforme, le casernement, la permanence du corps auquel ils appartiennent. La loi porte, il est vrai , que ce corps doit se renouveler tous les ans par sixième ; mais elle aime que ses membres se vouent à un service perpétuel, et elle leur permet de se rengager ; elle les у excite même par l'appât d'une haute paie, et en leur ouvrant l'entrée de certains corps de choix. Enfin, tandis que tout isole ainsi les membres de l'armée du reste des citoyens, ils sont élevés et entretenus dans un superbe mépris pour les moeurs et les professions de la vie civile. Telle est l’organisation du corps.
Quant au principe destiné à le faire mouvoir, il n'est pas bien difficile de le découvrir. Ce principe se montre avec évidence dans les dispositions de la loi relatives à l'avancement. La loi fait une profession du service militaire ; elle le présente comme une carrière ouverte à toutes [94] les ambitions , et où les ambitions ne rencontrent point de bornes ; elle pose en principe que tout soldat pourra s'élever aussi haut que l'instinct de la guerre, son ardeur , ses talens, ses services, pourront le pousser. Enfin elle assure, par plusieurs dispositions, l'application de ce principe. Le désir de l'avancement est donc le mobile universel de l'armée. Tout le corps est, en quelque sorte , saturé d'ambition ; et comme il se trouve plein d'hommes qui ont leur fortune à faire , et qui ne peuvent pas tous l'attendre des lois de l'avancement, il n'est pas impossible , au moins en temps de guerre , que l'amour du butin vienne se mêler à l'espoir des grades , et donner à ce mobile un plus haut degré d'énergie.
Voilà l'armée, telle que la fait la loi de recrutement; une vaste corporation d'hommes généralement pauvres, séparés des citoyens par leur organisation, encore plus par la nature de leur industrie , pour qui l'on fait du service militaire un métier et de l'ambition un besoin. Voilà l'institution que certains libéraux nous présentent, de la meilleure foi du monde. , comme une des premières garanties de l'indépendance et des libertés du pays. Maintenant que cette institution est définie , il nous sera [95] facile de montrer jusqu'à quel point l'opinion qu'on s'en forme est raisonnable.
Le croirait-on ? Ce qui fait que l'on considère l'armée, telle qu'elle est constituée , comme une garantie des droits des citoyens et de l'indépendance de la nation, c'est uniquement qu'elle est composée d'hommes pris dans la masse du peuple , et qu'elle peut avoir pour officiers des hommes pris aussi parmi le peuple. Une armée sortie ainsi du sein de la nation , dit-on, doit être essentiellement nationale, et une armée essentiellement nationale doit être essentiellement propre à défendre l'indépendance et les libertés de la nation. On ne va pas plus loin que cela. On n'examine ni de quelle partie , au juste de la population, l'armée se compose , ni comment elle est montée, ni quel ressort la fait mouvoir ; l'armée sort de la masse de la nation donc elle est nationale, donc elle garantit les libertés et l'indépendance de la nation.
Avec un pareil argument, il n'y a pas d'armée dont on ne pût faire l'apologie; il faudrait admirer l'armée que nous avait laissée le duc de Feltre, car cette armée sortait aussi du sein de la nation. Nous conviendrons pourtant que cette armée, toute nationale qu'elle était, était [96] encore moins propre à défendre les droits des citoyens et l'indépendance du pays, que ne le peut être une armée formée selon le mode , et d'après les principes de la loi de recrutement. L'armée du duc de Feltre , si excellente pour réprimer des séditions factices, pour courir sus à des citoyens désarmés, pour faire feu sur de malheureux captifs, pour escorter la guillotine dans les campagnes, cette armée si terrible aux nationaux, laissait entièrement le pays à la discrétion de l'étranger. Nous croyons que le nouveau mode de recrutement peut produire une armée plus formidable à l'ennemi et plus douce à ses compatriotes. Nous croyons qu'une armée tirée au hasard de la masse de la population, et commandée par des hommes pris dans ses rangs, doit être de meilleur aloi qu'une armée d'enrôlés volontaires, recrutés avec discernement parmi ce que la population renferme de plus misérable , et mis dans les mains d'une faction qui veut attraper le pouvoir et exercer des vengeances ; nous croyons enfin qu'une armée de conscrits, ce qu'on appelle une armée nationale, peut , après quinze ans de guerres invasives, conserver encore quelque moralité, et nous en trouvons une preuve éclatante dans l'honorable conduite qu'a tenue l'ancienne armée [97] après son licenciement. Mais il y a loin de là à croire qu'une armée est propre à garantir l'indépendance et les libertés du pays, par cela seul qu'elle sort de la masse de la population, et qu'on peut l'appeler nationale. Tout ce qui est national en effet n'est pas également excellent; il faut reconnaitre, bien qu'avec douleur, qu'il peut y avoir des sottises vraiment nationales. Nous croyons que notre commune admiration, pour ce qu'on appelle armées nationales, en est une grande preuve.
« Une armée nationale pour défendre la liberté publique ! s'écriait un député, en combattant la loi de recrutement ! mais que manquait-il aux armées de César et de Pompée pour être des armées nationales? N'étaient-elles pas composées de citoyens romains.? n'avaient ils pas été élevés dans l'amour de la liberté romaine, et dans tous les sentimens qu'inspiraient aux Romains de tous les rangs la longue habitude et le souvenir imposant de la république et cependant les armées du beau-père,” comme celles du gendre, ne conspiraient-elles pas, à l'envi l'une de l'autre, à asservir la liberté publique, et le vainqueur ne la fit-il pas fléchir, cette république toute entière, sa brillante dictature?
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« Que manquait-il aux armées de Fairfax et de Cromwell pour être des armées nationales? N'étaient-elles pas composées de citoyens anglais, tous nés, élevés, nourris dans les idées des libertés parlementaires et de résistance à la prérogative royale ; et cependant l'heureux Cromwell ne les fit-il pas servir à étouffer toutes les libertés publiques sous son injurieux protectorat?
» Que manquait-il aux armées de Bonaparte pour être des armées nationales? N'étaient-elles pas composées de citoyens français, nés presque tous dans le berceau de la révolution, nourris de son lait, tous chauds encore du fanatisme de la liberté et de l'égalité, et brûlant d'en propager les principes; et cependant Bonaparte a-t-il respecté la constitution républicaine ? ne l'a-t-il pas opprimée avec toutes les libertés qu'elle nous avait garanties ? Hommes de peu de mémoire , et qui oubliez si aisément et les leçons de l'histoire et les notions de la raison, rappelez-vous le sénat romain , lorsque la révolte éclata parmi les légions, et que des extrémités de l'empire elles accoururent comme des tempêtes; voyez le sénat, haussant ou baissạnt la voix, suivant ce que la renommée lui apprend des heureuses dispositions, de la [99] marche de l'armée , mesurant ses expressions sur le nombre des lieues qui lui restent à parcourir ; après avoir commencé par la menace , il continue par la flatterie , et finit par les supplications les plus abjectes[2].
» Il est sûr qu'il y a bien peu de raison à considérer une armée comme propre à garantir nos droits et notre indépendance , par cela seul qu'elle sort, elle et ses chefs, de la masse de la population. Le gros bons sens dit que pour juger de la propriété d'une machine, il faut voir de quelles pièces elle se compose; comment elle est organisée, et par quel principe elle est mue. Or, si l'on juge ainsi de l'armée qu'institue la loi de recrutement, si l'on en examine avec quelque attention, les élémens, le mécanisme et le mobile, on est forcé de reconnaître qu'elle a une tendance toute contraire à celle qu'on lui suppose, et que sa nature lutte violemment contre l'indépendance et les libertés du pays qu'on la dit propre à garantir.
Le principe fondamental de la loi de recrutement, c'est que le service militaire est un métier dans lequel chacun peut s'élever sans [100] autre condition que celle des talens et des services.[3] C'est là proprement toute l'institution. Eh bien, nous disons qu'une armée ainsi instituée est , par sa nature , nécessairement poussée à la guerre. Si le service militaire est un métier, l'avancement est indispensable. Nul ne peut consentir à rester sous-lieutenant, lieutenant , capitaine , ni même colonel toute sa vie. Il est très-peu de grades qui puissent contenter la juste ambition d'un homme pour qui le service est une profession, un moyen de se créer une fortune. Bonaparte, simple sous-lieutenant, considérait le grade de colonel comme le nec plus ultra de la grandeur humaine. Quand il fut colonel, il voulut être général ; quand il fut général, il voulut être empereur ; quand il fut empereur de France, il voulut être empereur d’Europe. Le désir de s'élever est la tendance naturelle dans toute profession. Tout le monde, dans la nouvelle armée, se sentira donc pressé [101] Or, du désir, du besoin d'obtenir de l’avancement. Or, pour pouvoir avancer, il faut que les cadres se vident, et pour que les cadres se vident, il faut nécessairement guerroyer. La guerre est donc dans la destination naturelle d'une armée constituée comme la nôtre , d'une armée pour qui le service militaire est un métier. C'est là sa véritable tendance.
On n'accuse que l'ambition de Bonaparte de cette suite de conquêtes qui ont fini par nous amener de si éclatans revers. On a tort. Le principe de ces conquêtes n'était pas seulement dans l'ambition de Bonaparte; il était dans la constitution de son armée, qui a servi de patron à la nôtre. L'impulsion partait de la base: Le mouvement était ascendant. Chacun attendait que la mort vînt frapper son chef immédiat pour s'élever à sa place. Chacun appelait la guerre et le carnage au secours de son ambition.
On trouve dans les mémoires de Bonaparte une parole qui suffit seule pour rendre raison de ses entreprises militaires, et du funeste égarement de nos armées. L'historien parle de l'impétuosité avec laquelle nos troupes débordèrent en Italie après le passage du mont SaintBernard. Voici, à ce sujet, le mot qui lui échappe: « Nous étions tous jeunes dans ce temps, [102] dit-il , soldats et généraux. Nous avions tous notre fortune à faire. Nous avions notre fortune à faire! Quelle plus claire et plus énergique explication Bonaparte pouvait-il donner de ses campagnes ? Nous étions jeunes , nous avions tous notre fortune à faire ; de là , l'impétuosité avec laquelle nous nous précipitons du haut des Alpes sur l'Italie; de là, plus tard , nos irruptions successives en Allemagne, en Espagne, en Russie; de là, ce désir effréné d'avancement, qui , depuis le dernier soldat jusqu'au général en chef, agitait également toute l'armée, et lui faisait un besoin impérieux de la guerre. Ce désir était naturel, il était légitime; c'est le mouvement nécessaire de toute armée où l'on est soldat par métier, où l'on a sa fortune à faire, et où les lois secondent, dans tous les rangs, cette juste ambition.
Que ferez-vous d'une armée de deux à trois cent mille hommes, organisée d'après de tels principes ? Quel aliment fournirez-vous à son activité ? Par quel moyen 'satisferez-vous au besoin que chacun y éprouvera de se créer une existence ? car enfin, vous devez bien penser que des milliers d'officiers et de sous-officiers , jeunes , intelligens, ardens, ayant tous une fortune à faire , ne se résoudront pas facilement à tenir garnison toute leur vie , et [103] à vieillir sans honneur et sans profit dans les derniers grades de l'armée ? Il est, évident que les voeux de cette population de jeunes officiers, que ceux de l'armée toute entière vous solliciteront perpétuellement à la guerre? Et qu'arrivera-t-il si la suite des temps donne à l'état un chef qui n'ait pas besoin d'y être sollicité? Qu’arrivera-t-il si les pays voisins prennent de l'ombrage de l'existence en France d'une force aussi agressive de sa nature ? s'il se trouve dans ces pays des armées constituées comme la nôtre , et dans lesquelles on ait aussi besoin de se battre pour faire son chemin ? Que de prétextes de guerres ne créez-vous pas par le seul établissement d'une armée dans laquelle chacun a un état à se faire, et où la guerre se présente comme le premier, comme le seul moyen de l'acquérir ?
Ce qui rend le plus fàcheux l'existence d'une armée de cette nature , c'est qu'il n'est presque pas possible d'en changer la tendance, parce qu'il n'est pas possible de faire que les hommes renoncent à avancer dans la profession qu'ils ont embrassée. En vain , occupera-t-on cette armée à des travaux utiles. En vain introduira-t-on l'enseignement mutuel dans ses rangs. C'est sans doute une chose excellente [104] en soi , et tout-à-fait honorable pour le gouvernement, que d'avoir voulu faire jouir l’armée des bienfaits de l'instruction primaire. -Cependant il est difficile de croire que cette mesure ait pour effet de changer ses dispositions. Les soldats ne sentiront pas moins le besoin d'avancer, parce qu'ils sauront lire et écrire. Il est évident qu'ils aspireront d'autant plus vivement aux grades, au contraire, qu'ils se jugeront plus capables de les remplir ; et il sera d'autant plus naturel qu'ils désirent de l'avancement après avoir acquis de l'instruction, que c'est , en général , comme moyen d'avancement quel instruction leur est offerte[4].
Il paraît donc certain qu'une armée de la [105] nature de celle qu'institue la loi de recrutement, une armée, où l'avancement est indispensable , et où tout concourt à en inspirer le désir, est , par cela même, nécessairement poussée à la guerre. Or, par cela seul qu'une armée tend à la guerre, elle compromet la sûreté du pays qui l'a instituée pour sa défense. Cela est vrai ; quelles que soient ses forces: Cela est même d'autant plus vrai que ses forces sont plus grandes ; car plus elle a de forces, plus elle doit être disposée à céder au penchant qui la pousse vers les expéditions militaires , et il est impossible qu'elle obéisse à [106] cette impulsion , sans compromettre tôt ou tard l'indépendance du pays confié à sa garde. Aussi , loin que l'on puisse se rassurer contre l'esprit de notre nouvel établissement militaire, par le grand développement donné à ses forces, il est évident que l'étendue de ses forces n'est qu'une raison de plus d'en redouter l'esprit, et qu'une armée d'environ trois cent mille hommes, à qui sa nature fait un besoin de la guerre, doit paraitre plus compromettante que ne le paraitrait une armée pressée du même besoin , mais moins en état de le contenter. D'où il faut conclure que toutes les précautions que le législateur a prises pour renforcer au besoin l'armée nouvelle, que la réserve sur laquelle il l'a appuyée, et la faculté qu'il s'est ménagée de donner , en temps de guerre, un développement indéfini à ses cadres , ne contribuent qu'à la rendre plus contraire à la sûreté de la France.
Il est vrai de dire pourtant que, dans l'état actuel des esprits et des choses , notre indépendance sera beaucoup moins compromise par l'existence d'une telle armée , qu'elle ne l'était, il n'y a pas long-temps, par celle d'une armée toute semblable. Le mouvement national qui soutenait celle-ci dans ses entreprises est [107] entièrement tombé. L'esprit public a pris une autre direction. La population porte maintenant toute son activité sur elle-même, et met à s'instruire de ses vrais intérêts , et à conquérir les institutions propres à les garantir, l'ardeur qu'elle avait déployée quinze ans à agrandir son territoire. Cette disposition agit sur l'armée elle-même, et lutte contre l'esprit qu'elle a reçu des lois de son institution. Mais, parce que la tendance universelle des esprits résiste à la tendance particulière que l'armée tient de sa nature , cette tendance particulière en existe-t-elle moins , et la loi qui l'a imprimée à la force publique en est-elle plus raisonnable ? N'est-ce pas une heureuse conception, dans un pays où l'on ne forme plus que des pensées de paix et de liberté, que d'avoir organisé la force armée comme on l'avait précédemment organisée pour les besoins du despotisme et de la conquête ?
D'ailleurs, de ce que l'état moral et matériel de la France et de son gouvernement ne permet pas de supposer qu'on se servira de l'armée pour attaquer, il ne s'ensuit pas qu'on ne sera pas obligé de s'en servir pour se défendre. Or, de la nature dont elle est, il ne sera pas moins dangereux de l'employer défensivement [108] qu'offensivement; car sa tendance à la guerre ne se développera pas avec moins de force dans la défense, que dans l'attaque. Il est sensible qu'elle devra s'y développer au contraire avec beaucoup plus d'énergie , parce qu'elle pourra s'y développer avec moins de scrupule. Imaginez de quelle ardeur de jeunes militaires honnêtes , patriotes, mais ayant besoin d'avancement, se précipiteront dans une guerre où ils pourront croire défendre la patrie en courant à la fortune. Jugez des charmes qu'une telle guerre aura pour eux, du plaisir qu'ils trouveront à la prolonger et à la pousser loin. Nous ne serions pas surpris que, dans l'impétuosité de leur zèle pour l'indépendance nationale, ils se laissassent entrainer encore jusqu'aux extrémités de l'Europe. C'est à ce piége que l'ancienne armée a été prise. Le véritable mobile de cette armée, comme de celle à laquelle elle a servi de modèle, était le désir de l'avancement. Mais elle croyait céder à une impulsion plus noble. On avait grand soin de avait toujours un caractère purement défensif, qu'il s'agissait toujours de sauver l'indépendance nationale ; et, comme un but aussi légitime ne pouvait être trop atteint, cette armée, qu'aiguillonnait en secret [109] la passion de l'avancement, ne demandait pas mieux que de marcher à la conquête de l'indépendance nationale; et c'était pour conquérir l'indépendance nationale qu'elle envahissait successivement l'Italie, la Hollande, l'Allemagne, l'Espagne , la Pologne , et qu'elle s'avançait jusqu'en Russie.
La tendance générale de la nation'à la paix n'empêche donc point que la tendance particulière de l'armée à la guerre ne soit extrêmement dangereuse , car, encore un coup, si la nation n'a pas envie d'attaquer, elle peut être réduite à la nécessité de se défendre; et c'est sur.. tout sous le voile d'une guerre défensive qu'une armée, pressée comme la nôtre du désir de l'a vancement, pourra donner un libre essor à son ambition, et pousser ses chefs a des entreprises téméraires qui compromettront notre sûreté.
Ajoutons que si une telle armée compromet notre sûreté par sa tendance , elle la compromet encore plus par l'extrême faiblesse å laquelle elle nous réduit. En même temps qu'elle augmente nos périls elle paralyse la plus grande partie de nos forces. Elle rapetisse la nation'; elle la réduit en quelque sorte aux dimensions de l'armée. La France, relativement à ses ennemis, n'est plus un peuple de trente millions [110] d'individus; c'est une puissance de trois cent mille hommes. Toute sa force est resserrée dans le cadre de ses troupes. Partout où l'armée n'est le pays est indéfendu. Hors des cadres de l'armée, on ne voit qu'une multitude éparse, inerte , d'autant plus faible que l'armée est plus forte, et qu'elle se croit moins obligée de se défendre elle-même.
On ne saurait dire tout ce que l'existence au milieu d'un peuple d'une force spéciale et permanente, chargée seule du soin de veiller à sa sûreté, lui ôte de sa capacité de se défendre. Cette force lui inspire une sécurité trompeuse qui le tient dans l'engourdissement. En même temps elle le met en défiance de lui-même; elle lui fait perdre le sentiment de sa force et de sa dignité ; elle éteint en lui toute énergie ; elle le laisse, ou plutôt elle le retient dans un état complet de dissolution; elle consomme, sans fruit, une portion considérable de ses ressources, et quand , par l'effet des agressions injustes auxquelles ne peut manquer de l’entraîner tôt ou tard sa nature, elle l'aura environné de périls qu'elle ne sera plus en état de repousser, il se trouvera que ce peuple, appauvri, lâche, inorganisé; inhabile à manier les armes, ne sera plus lui-même en état de se défendre. C'est ainsi qu’une [111] armée de la nature de celle qu'institue la loi de recrutement est propre à garantir notre indépendance. Elle nous compromet et nous affaiblit; elle attire l'ennemi, et paralyse nos forces.
Est-elle plus propre à garantir nos libertés ? Il suffit , pour résoudre cette question, de chercher ce qu'il y a de commun entre les intérêts de la liberté et ceux de l'armée qu’institue la loi de recrutement. Cette loi, avons-nous dit, fait une profession du service militaire. Les intérêts de cette profession sont-ils compatibles avec ceux de la liberté? Est-il possible que l'armée prospère et que la liberté fleurisse? L'armée fleurit dans la guerre et la liberté dans la paix. L'armée fleurit par les tributs, et la liberté par le travail. L'armée fleurit par les règlemens, et la liberté périt par les règlemens. Le plus grand intérêt de la liberté est de réduire les attributions du pouvoir, et le plus grand de l'armée, de les étendre. Le premier besoin de la liberté est de baisser les taxes, et le premier de l'armée, de les élever. Il est sensible qu'entre la liberté et la profession des armes, il n'existe point de conditions de prospérité communes , qu'il n'en existe que de contraires, et que les membres de l'armée, loin d'avoir, .comme militaires de profession, les intérêts de [112] la liberté à défendre, ont, comme tels, tous les intérêts du despotisme à soutenir. Il serait possible sans doute qu'une armée de la nature de la nôtre ne voulût pas se prêter à soutenir le despotisme; mais ce serait une disposition dont il faudrait lui savoir gré, sans qu'on pût en faire honneur à sa nature; car elle serait infidèle à sa nature par cela seul qu'elle serait dans une telle disposition. L'armée que nous a donnée la loi de recrutement n'est donc pas plus propre, par sa nature, à défendre nos libertés qu'à garantir notre indépendance.
Nous irons plus loin. Nous dirons qu'elle n'est à soutenir le gouvernement; qu'elle nuit au contraire à sa stabilité, parce qu'il y a lutte entre ses intérêts et les principes de l'institution sur laquelle le gouvernement se fonde. Le gouvernement a sa base dans les colléges électoraux. C'est là qu'il a placé sa force ; c'est de là qu'il reçoit l'impulsion; c'est en effet de la que sortent les chambres, et la majorité des chambres, représentant la majorité des colléges électoraux, détermine nécessairement la direction des affaires. Il est si vrai que le gouvernement reçoit l'impulsion des colléges électoraux, que tout ce qu'il peut faire, lorsqu'il croit que les chambres [113] s'égarent, c'est d'en appeler à ces colléges. C'est donc bien véritablement de la que part la direction.
Or, y a-t-il accord entre la direction que suivent les colleges électoraux et celle que doit suivre une armée de la nature de la nôtre ? Nullement. Nous disons qu'il y a opposition , au contraire. Nous l'avons montré dès le début de cet article, et il serait facile de rendre cette opposition plus saillante. L'un des premiers intérêts des colléges électoraux, le gouvernement entretienne avec tous les peuples des relations de paix et d'amitié constantes; l'un des premiers intérêts de l'armée, c'est qu'il ait à soutenir des guerres fréquentes, qui multiplient pour elle les chances de fortune et d'avançement. L'un des premiers intérêts des colleges électoraux, c'est qu'on examine sévèrement les dépenses publiques, et qu'on supprime toutes celles qui ne sont pas d'une évidente utilité; l'un des premiers intérêts de l'armée, c'est qu'on n'examine point les dépenses publiques, parce qu’utiles ou inutiles, celles qu'on fait pour elle doivent naturellement lui paraître indispensables. L'un des premiers intérêts des colléges électoraux, c'est qu'on réforme graduellement toute institution qui gêne ou grève [114] le public sans lui être d'aucun profit. L'un des premiers intérêts de l'armée, c'est qu'on n'accorde rien à l'esprit de réforme, parce que, de réforme en réforme, cet esprit pourrait finir par arriver jusqu'à l'armée. En un mot, les colléges électoraux ont, par leur nature, tous les intérêts de la paix et de la liberté à faire triompher, et l'armée, par sa nature, tend à faire prédominer tous les intérêts contraires. Il y a lutte manifeste entre le pouvoir chargé d'exprimer les voeux du public, et le pouvoir chargé de les appuyer. Or , quand, dans un pays , la force et la volonté publiques sont divisées d'intérêt, il est difficile que le gouvernement ait une assiette bien fixe. L'armée qu'institue la loi de recrutement n'est donc guère plus favorable à la stabilité du trône qu'à l'indépendance et aux libertés du pays.
Mais, que prétendez-vous ? dira-t-on : voulez-vous prouver que la France peut se passer d'armée? Aucunement. Nous savons que notre indépendance, nos libertés, notre gouvernement et les institutions sur lesquelles il se fonde peuvent avoir, au dehors et au dedans, des ennemis redoutables, contre lesquels la force seule peut les mettre en sûreté. Mais nous [115] sommes convaincus qu'une force armée, de la nature de la nôtre, est peu propre à remplir cet objet. Nous sommes convaincus que notre indépendance est mal assurée par une armée à qui l'on a fait un besoin de la guerre, et qui tend à la fois à accroître nos dangers et à diminuer nos forces; nous sommes convaincus que nos libertés sont mal défendues par une armée qui a, comme armée, des intérêts contraires à ceux de la liberté. Nous sommes convaincus que le gouvernement est mal affermi par une armée dont l'esprit lutte contre celui. des institutions qui lui servent de base. Nous croyons, en un mot, que la nature de notre force armée devrait être analogue à celle du gouvernement, et qu'elle devrait avoir pour mobile les intérêts mêmes que nos institutions tendent à faire prévaloir.
Cette idée que la nature de toute force armée doit être analogue à celle du gouvernement qui l'emploie, est l'idée fondamentale de l'ouvrage du général Tarayre. « De toutes les institutions publiques , dit-il, la force armée est celle dans l'établissement de laquelle il importe le plus à un gouvernement de se bien conformer au principe de sa constitution; car c'est celle dont l'action est le plus énergique, et qui tend, [116] le plus directement à l'affaiblir ou à le consolider. » Le général Tarayre, montre comment, dans toute forme de gouvernement, on a toujours eu soin d'approprier la force armée à l'objet de l'institution politique, de telle sorte qu'elle vint naturellement à l'appui des intérêts qu'il s'agissait de faire prédominer. « Dans le pur despotisme, dit-il, il n'y a proprement qu'un intérêt dominant : celui du despote. La force publique. y doit donc être composée d'hommes qui soient, dans toute l'acception du mot, les instrumens de la force du despote. « La monarchie féodale, poursuit-il, a une base plus large que le gouvernement purement despotique. On, la peut définir, une association de corps privilégiés dans laquelle chacun a fait ses conditions. Sa force se compose de l'union de ces corps et de l'assujettissement du peuple qui supporte le fardeau de leurs priviléges, et qui sert de matière à leurs exactions. Dans un tel gouvernement, il serait peu prudent de composer la force armée d'hommes pris dans la classe moyenne, qui est celle sur laquelle pèse spécialement le poids du pouvoir, et qui doit être naturellement ennemie de ceux qui l’exercent. Régulièrement, elle doit être composée de vagabonds et de gentilshommes, c’est-à-dire, de soldats recrutés parmi les prolétaires et de chefs pris dans les classes privilégiées. »
Passant ensuite au gouvernement représentatif, le général établit que, dans ce gouvernement, comme dans tons, la force armée doit être composée de manière à faire prévaloir les intérêts que le gouvernement a pour objet de défendre. Il commence, en conséquence, par rechercher quels sont ces intérêts. « Les intérêts que protege le gouvernement représentatif, dit-il, different essentiellement de ceux que tendent à faire prévaloir les autres sortes de gouvernement. L'objet du gouvernement despotique est de mettre un peuple à la discrétion d'un homme; celui de la monarchie féodale est de le soumettre à la domination de certaines classes d’hommes; le gouvernement représentatif tend à le soustraire à toute domination; son objet est de mettre les individus à l'abri des exactions et des violences, de leur assurer å tous, et à peu de frais, la plus grande liberté possible dans le travail, et la plus grande sûreté possible dans la jouissance des fruits de leurs travaux. »
Ayant ainsi défini l'objet précis du gouvernement représentatif, le général Tarayre montre comment la force armée peut être appropriée [118] à cet objet et mise en harmonie avec les institutions qui y sont conformes. Il montre de quels élémens il la faut composer pour cela, comment elle doit être organisée , et quels en doivent être les mobiles.
On voit bien clairement, dit-il, où il faut chercher les élémens de la force publique dans ce gouvernement, et de quels hommes il convient de la former pour qu'elle offre un appui véritable aux intérêts qu'il protége. On doit la former de tous les hommes qui possèdent quelque fortune et qui cherchent à l'accroître par le travail; de tous ceux qui, par leurs lumières, leur industrie, leurs capitaux, concourent de quelque manière à l'activité, à la vie, à la prospérité sociales. Sous ce gouvernement, poursuit-il, la force publique , qu'elle soit employée à faire la police locale, à poursuivre les malfaiteurs, où à repousser l'ennemi, ne doit présenter qu'un corps homogène de citoyens directement intéressés au maintien des libertés que garantit le gouvernement, et armés pour les défendre. Il faut , dit-il encore, qu'elle soit composée d'élémens analogues à ceux dont on a formé les colléges électoraux; il faut aller puiser la force à la même source que la loi. Le législateur a composé les colléges électoraux des hommes [119] les plus intéressés au maintien de la sûreté de la propriété, de la liberté; il doit, pour être conséquent, composer pareillement la force publique d'hommes intéressés au maintien de la liberté, de la propriété et de la sûreté.
Le général Tarayre pense, en conséquence, qu'il y aurait de certaines conditions de fortune, à exiger des hommes qui seraient appelés à faire partie de la force publique. Il voudrait que la masse de cette force ne fût composée que des Français de vingt à soixante ans, qui auraient, ou dont les pères auraient le droit de concourir à l'élection des administrations municipales. Il voudrait en outre que tout individu de cette masse qui serait appelé à un service actif, ne pût se faire remplacer que par un électeur municipal, ou par un fils d'électeur, ou par un homme à qui il aurait préalablement constitué en toute propriété un immeuble ou un capital d'une valeur suffisante pour lui donner le droit d'être électeur. Tels sont les élémens dont il pense que devrait être composée la force armée. Voici maintenant quelles seraient ses idées sur l'organisation de cette force.
Il donnerait à la force publique, considérée dans son ensemble, le nom de garde nationale. La garde nationale serait divisée en garde [120] mobile, destinée à repousser les agressions étrangères, et en garde sédentaire ou municipale destinée à faire la police intérieure. La garde nationale mobile serait composée d'hommes de vingt à vingt-six ans, et la garde sédentaire d'hommes de vingt-six à soixante. Nous ne dirons rien des idées du général sur l'organisation de la garde sédentaire ; mais nous devons faire connaitre son organisation de la garde mobile, dont la destination serait la même que celle de l'armée permanente actuelle.
D'après ses vues ,
« la garde nationale mobile serait organisée comme la garde nationale sédentaire, mais dans des cadres à part. Elle serait armée de fusils de calibre, et équipée de gibernes. L'armement et l'équipement ne resteraient pas à la disposition des hommes. Ils seraient déposés dans un ou plusieurs arsenaux, établis dans chaque département, et placés sous la surveillance de l'autorité publique. La garde mobile ne serait pas astreinte à avoir d'uniforme. On pourrait lui faire porter l'habit gaulois pendant la durée des exercices. Elle serait réunie tous les ans dans chaque département, par bataillons ou légions, en un ou plusieurs rassemblemens, pour être exercée au maniement des armes et aux évolutions. Elle serait soldée [121] pendant le temps de sa réunion ; elle ne serait employée à faire aucun service intérieur. »
Telle serait la force qui serait spécialement destinée à de défendre le pays en cas d'invasion. Cette force, comme on voit, resterait habituellement dans ses foyers. Mais , d'après les plans du général, il devrait en être annuellement extrait de quoi former une armée active qui serait placée aux frontières. Cette armée, composée d'artillerie, de cavalerie et d'infanterie, serait recrutée par la voie de sort, parmi les membres de la garde nationale mobile de l'âge de vingt ans. La durée du service ne pourrait que de six ans pour l'infanterie , et de sept ans pour la cavalerie et l'artillerie. La fixation de cette armée serait votée tous les ans par les chambres. Elle pourrait, si la défense du territoire l'exigeait, recevoir un grand développement ; elle pourrait embrasser dans ses cadres la garde mobile toute entière ; mais elle serait habituellement très-peu forte. Le général Tarayre ne pense pas qu'en temps de paix elle dût s'élever à plus de cinquante mille hommes. Vingt mille hommes d'infanterie lui paraîtraient suffire pour surveiller notre seule frontière attaquable , depuis Huningue jusqu'à Dunkerque. Cependant il voudrait qu'on tint [122] sur pied des troupes de cavalerie et d'artillerie dans une proportion plus grande, à cause de la longueur et de la difficulté de l'instruction dans ces deux armes. « Je proposerais , dit-il, d'avoir sur pied un cadre de trente mille hommes de cavalerie qui, en temps de paix , serait réduit à vingt mille hommes et quinze mille chevaux, et un cadre de quinze mille hommes d'artillerie, réduit à dix mille en temps de paix. » Telle est, en gros, la manière dont le général Tarayre organiserait la force publique. Il nous reste à montrer par quel ressort il voudrait qu'elle fût mise en mouvement.
Ce ressort se découvre dans la nature même des élémens dont il la compose, et dans le but pour lequel elle est instituée. Elle est instituée pour la conservation des biens que tend à garantir le gouvernement représentatif; elle est composée des hommes les plus intéressés à les défendre ; le général veut que ces hommes ne soient mus que par l'intérêt même qu'ils ont à les défendre. Il pense que la honte et le malheur de se laisser conquérir sont des stimulans assez forts pour exciter un peuple, et surtout des Français, à repousser toute invasion étrangère. Il ne veut pas qu’on introduise dans une force purement défensive d'autre principe d’action. [123] Il croit qu'on la dénature sitôt qu'on lui fait du service une ressource, et qu'on l'excite à se battre par l'espoir de l'avancement. Un tel mobile , suivant lui , ne peut convenir qu'à une armée destinée à la conquête. Entre le mobile qu'on doit donner à une armée destinée à la conquête , dit-il, et celui qu'on doit donner à une armée destinée à la défense , la différence est extrême ; elle est aussi grande que celle qui existe entre l'objet de ces deux forces. Tandis que la première doit être excitée à se battre par l'appât du butin et l'espoir des récompenses militaires, il faut que la seconde ne soit poussée à la guerre que par l'effroi du pillage et le besoin de sauver les biens acquis par le travail. La chose la plus contraire à la nature de celle-ci, serait qu'elle eût ce qu'on appelle un esprit militaire, et que la guerre fût pour elle un métier , une industrie. L'objet fondamental des lois de son institution doit être d'empêcher que cela n'arrive.
Pour cela deux conditions lui paraissent indispensables. La première , c'est de faire que cette force soit toujours composée d'hommes ayant un intérêt direct à la conservation des biens que tend à garantir le gouvernement représentatif, et nous avons vu quelles précautions [124] il prend pour cela. La seconde, c'est d'éviter que les lois de son organisation et de sa discipline lui fassent perdre de souvenir des affections natives et les habitudes de la vie privée, et il l'organise, en effet , dans cette vue. Ces précautions sont très-sages sans doute ; mais il nous paraît évident qu'elles ne suffisent pas. Il n'y a qu'un moyen efficace d'empêcher que le service militaire ne dégénère en industrie, l'armée ne se dénature; c'est de ne point attacher de salaires aux grades , du moins aux grades élevés, et d'en faire une charge imposée à la fortune. Si l'on attache des salaires, des honneurs et toute sorte de distinctions aux emplois de l'armée , on aura beau la composer avec choix et l'organiser avec prudence, on n'empêchera pas qu'on n'y, aspire aux grades, qu'on n'y aspire à la guerre , qu'on n'y aspire à se vendre, et que par conséquent le service militaire ne devienne un véritable métier, et l'armée un pur instrument de despotisme et de conquête. Dans une bonne organisation de la force publique, on ne devrait salarier les hauts emplois que dans les armes savantes, les seules dans lesquelles il soit nécessaire de faire une profession du service militaire.
En résumant les idées du général Tarayre, [125] nous voyons que, dans son système, la force publique serait composée d'une armée d'observation des frontières habituellement très-peu nombreuse, mais susceptible d'une grande extension et qui aurait sa base dans la garde nationale mobile, qui aurait sa base dans la garde nationale sédentaire ou municipale , qui aurait sa base dans la propriété, dans l'industrie , dans tous les intérêts que tend à faire prévaloir le gouvernement représentatif. Nous voyons en outre que dans ce corps , on ne pourrait se porter à la défense du pays que par le désir de mettre ces grands intérêts à couvert, par le besoin de sauver sa personne , ses libertés, sa fortune, et , si l'on veut, par l'attrait d'une gloire qui serait véritable alors , parce qu'elle serait pure d'ambition.
Il y a loin sans doute de cette organisation de la force publique à celle qui existe ; mais pense-t-on qu'elle fût moins propre à nous faire respecter, et à fonder solidement notre indépendance ? Une pareille organisation, dit le général Tarayre, aurait ce double avantage qu'elle ne présenterait rien d'hostile aux étrangers , et que cependant elle rendrait la France extrêmement puissante. La nation s'exercerait sans péril au maniement des armes ; [126] elle recouvrerait le sentiment de ses forces sans concevoir le désir d'en abuser ; elle deviendrait bientôt inexpugnable. Cet état aurait ceci de particulièrement avantageux, qu'il ne nuirait presque point à l'agriculture , à l'industrie , aux arts, et qu'il nous déchargerait , en très-grande partie, des énormes dépenses dans lesquelles nous entraîneront sans aucun fruit, pendant la paix , une armée active et une armée de réserve de cinq ou six cent mille hommes. Il est permis de croire , ajoute le général, qu'aucune puissance n'oserait attaquer une nation ainsi organisée : sa modération lui assurerait de nombreux amis, et ses ennemis s'éloigneraient en considérant sa puissance.
Ce jugement que le général Tarayre porte lui-même de son système, et que vous adoptons en entier, serait susceptible de recevoir d'utiles développemens que nous regrettons de ne pouvoir lui donner ici. On en trouvera une partie dans l'ouvrage de l’auteur.
D….R.
[1] A Paris, à la librairie d'Aimé-Comte, rue Gît-le-Cæur no. 10; chez Delaunay et Pélicier, au Palais-Royal; et chez Mongie, boulevart Poissonnière, no. 18.
[2] Discussion à la chambre des députés sur la loi de recrutement. (Moniteur du 21 janvier 1818.)
[3] « Je veux que les dispositions de la charte qui appellent indistinctement tous les Français aux grades et aux emplois ne soient point illusoires; et que le soldat n'ait d'autres bornes à son honorable carrière que celle des talens et des services. » (Discours du trône à l'ouverture de la session de 1819.)
[4] Le lieutenant général Lahoussaye , commandant la 14e. division militaire, en ouvrant dernièrement à Caen une école d'enseignement mutuel pour les militaires de sa division , s'exprimait ainsi : « Cette nouvelle méthode , simple, facile et prompte, donnera , avec les premiers élémens de l'instruction, l'espoir de l'avancement, et procurera au soldat les moyens d'acquérir les connaissances indispensables pour obtenir des grades que ses chefs regrettaient souvent de ne pouvoir accorder à sa bravoure éprouvée, à son exacte discipline. »
A Bordeaux , le général commandant la division , en ouvrant une école semblables a parlé dans le même sens « Le ministre, a-t-il dit, qui a si vivement défendu à la tribune des chambres sa loi sur le recrutement, n'aura pas dit vainement ces paroles mémorables. « Le roi veut que le soldat mesure d'un coup d'oeil la carrière qu'il doit parcourir, et puisse arriver à tous les grades suns autres limites que ses talens et ses devoirs. » Le général, après avoir cité ces paroles, a ajouté que ces promesses seraient vaines si l'on donnait pas au soldat l'instruction nécessaire pour pouvoir remplir des grades. (Voyez le journal du Commerce du 10 mars 1819.)
Il est aisé de juger que l'instruction primaire distribuée dans un pareil esprit ne devra pas avoir pour effet d'affaiblir dans l'armée le désir de l'avancement, et par conséqucnt le besoin de la guerre.