Frédéric Bastiat (1801-1850) |
This is part of a collection of works by Frédéric Bastiat. See also the list of his works in chronological order.
T.253 |
1850.03.29 | "The Balance of Trade" (Balance du commerce) | Written on 29 March 1850 for an unnamed journal; also published as a chapter in the pamphlet Plunder and Law (1850), pp. 54-61. | facs. PDF; OC5, pp. 402-406 and [HTML] | CW4 (forth-coming) |
Oeuvres complètes de Frédéric Bastiat, mises en ordre, revues et annotées d’après les manuscrits de l’auteur. Ed. Prosper Paillottet and biographical essay by Roger de Fontenay. (Paris: Guillaumin, 2nd ed. 1862-64, 7 vols).
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La balance du commerce est un article de foi.
On sait en quoi elle consiste : un pays importe-t-il plus qu’il n’exporte ; il perd la différence. Réciproquement, ses exportations dépassent-elles ses importations ; l’excédant forme son bénéfice. Cela est tenu pour un axiome et on légifère en conséquence.
Sur cette donnée, M. Mauguin nous a avertis avant-hier, chiffres en main, que la France fait au dehors un commerce dans lequel elle a trouvé le moyen de perdre bénévolement, et sans que rien l’y oblige, 200 millions tous les ans.
« Vous avez perdu sur votre commerce, dans onze années, 2 milliards, entendez-vous ! »
Puis, appliquant son infaillible règle aux détails, il nous a dit : « En objets fabriqués, vous avez vendu, en 1847, [413] pour 605 millions, et vous n’avez acheté que pour 152 millions. Vous avez doncgagné 450 millions. »
« En objets naturels, vous avez acheté pour 804 millions, et vous n’avez vendu que pour 114 millions ; vous avez doncperdu 690 millions. »
Ce que c’est que de tirer, avec une naïveté intrépide, toutes les conséquences d’un principe absurde ! M. Mauguin a trouvé le secret de faire rire, aux dépens de la balance du commerce, jusqu’à MM. Darblay et Lebeuf. C’est un beau succès, et il m’est permis d’en être jaloux.
Permettez-moi d’apprécier le mérite de la règle selon laquelle M. Mauguin et tous les prohibitionistes calculent les profits et les pertes. Je le ferai en racontant deux opérations commerciales que j’ai eu l’occasion de faire.
J’étais à Bordeaux. J’avais une pièce de vin qui valait 50 fr. ; je l’envoyai à Liverpool, et la douane constata sur ses registres une exportation de 50 francs.
Arrivé à Liverpool, le vin se vendit à 70 fr. Mon correspondant convertit les 70 fr. en houille, laquelle se trouva valoir, sur la place de Bordeaux, 90 fr. La douane se hâta d’enregistrer une importation de 90 francs.
Balance du commerce en excédant de l’importation, 40 fr.
Ces 40 fr., j’ai toujours cru, sur la foi de mes livres, que je les avais gagnés. M. Mauguin m’apprend que je les ai perdus, et que la France les a perdus en ma personne.
Et pourquoi M. Mauguin voit-il là une perte ? Parce qu’il suppose que tout excédant de l’importation sur l’exportation implique nécessairement un solde qu’il faut payer en écus. Mais où est, dans l’opération que je raconte, et qui est l’image de toutes les opérations commerciales lucratives, le solde à payer ? Est-il donc si difficile de comprendre qu’un négociant compare les prix courants des diverses places et ne se décide à opérer que lorsqu’il a la certitude, ou du [414] moins la chance, de voir la valeur exportée lui revenir grossie ? Donc ce que M. Mauguin appelleperte doit s’appelerprofit.
Peu de jours après mon opération, j’eus la bonhomie d’éprouver un regret ; je fus fâché de ne l’avoir pas retardée. En effet, le vin baissa à Bordeaux et haussa à Liverpool ; de sorte que si je ne m’étais pas autant pressé, j’aurais acheté à 40 fr. et vendu à 100 fr. En vérité, je croyais que sur ces bases monprofit eût été plus grand. J’apprends par M. Mauguin que c’est laperte qui eût été plus écrasante.
Ma seconde opération, monsieur le rédacteur, eut une issue bien différente.
J’avais fait venir du Périgord des truffes qui me coûtaient 100 fr. : elles étaient destinées à deux célèbres ministériels anglais, pour un très-haut prix, que je me proposais de convertir en livres. Hélas ! j’aurais mieux fait de les dévorer moi-même (je parle des truffes, non des livres ni des torys). Tout n’eût pas été perdu, comme il arriva, car le navire qui les emportait périt à la sortie du port. La douane, qui avait constaté à cette occasion une sortie de 100 fr., n’a jamais eu aucune rentrée à inscrire en regard.
Donc, dira M. Mauguin, la France a gagné 100 fr. ; car c’est bien de cette somme que, grâce au naufrage, l’exportation surpasse l’importation. Si l’affaire eût autrement tourné, s’il m’était arrivé pour 2 ou 300 fr. de livres, c’est alors que la balance du commerce eût été défavorable et que la France eût été en perte.
Au point de vue de la science, il est triste de penser que toutes les entreprises commerciales qui laissent de la perte selon les négociants, donnent du profit suivant cette classe de théoriciens qui déclament toujours contre la théorie.
Mais au point de vue de la pratique, cela est bien plus triste encore, car qu’en résulte-t-il ?
Supposons que M. Mauguin eût le pouvoir (et, dans une [415] certaine mesure, il l’a par ses votes) de substituer ses calculs et sa volonté aux calculs et à la volonté des négociants, et de donner, selon ses expressions, « une bonne organisation commerciale et industrielle au pays, une bonne impulsion au travail national », que fera-t-il ?
Toutes les opérations qui consisteraient à acheter à bon marché au dedans pour vendre cher au dehors, et à convertir le produit en denrées très-recherchées chez nous, M. Mauguin les supprimera législativement, car ce sont justement celles où la valeur importée surpasse la valeur exportée.
En compensation, il tolérera, il favorisera au besoin par des primes (des taxes sur le public) toutes les entreprises qui seront basées sur cette donnée : Acheter cher en France pour vendre à bon marché à l’étranger, en d’autres termes, exporter ce qui nous est utile pour rapporter ce qui ne nous est bon à rien. Ainsi, il nous laissera parfaitement libres, par exemple, d’envoyer des fromages de Paris à Amsterdam pour rapporter des articles de modes d’Amsterdam à Paris, car on peut affirmer que, dans ce trafic, la balance du commerce serait toute en notre faveur.
Oui, c’est une chose triste, et j’ose ajouter dégradante, que le législateur ne veuille pas laisser les intéressés décider et agir pour eux-mêmes en ces matières, à leurs périls et risques. Au moins alors chacun a la responsabilité de ses actes ; celui qui se trompe est puni et se redresse. Mais quand le législateur impose et prohibe, s’il a une erreur monstrueuse dans la cervelle, il faut que cette erreur devienne la règle de conduite de toute une grande nation. En France, nous aimons beaucoup la liberté, mais nous ne la comprenons guère. Oh ! tâchons de la mieux comprendre, nous ne l’en aimerons pas moins.
M. Mauguin a affirmé avec un aplomb imperturbable qu’il n’y a pas en Angleterre un homme d’État qui ne professe la [416] doctrine de la balance du commerce. Après avoir calculé la perte qui, selon lui, résulte de l’excédant de nos importations, il s’est écrié : « Si l’on faisait à l’Angleterre un semblable tableau, elle en frémirait, et il n’y a pas un membre de la Chambre des Communes qui ne se crût menacé sur son banc. »
Et moi j’affirme que si l’on venait dire à la Chambre des Communes : « La valeur totale de ce qui sort du pays surpasse la valeur totale de ce qui y entre », c’est alors qu’on se croirait menacé, et je doute qu’il se trouvât un seul orateur qui osât ajouter : La différence est un profit.
En Angleterre, on est convaincu qu’il importe à la nation de recevoir plus qu’elle ne donne. De plus, on s’est aperçu que c’est la tendance de tous les négociants, et c’est pourquoi on y a pris le parti de leslaisser faire, et de rendre aux échanges la Liberté.