FRÉDÉRIC BASTIAT,
La Spoliation, la Classe, et l’État (Plunder, Class, and State):
An Anthology of Texts (1845-1851)
Edited by David M. Hart

[Honoré Daumier, "Gargantua" (1830)]

[Created: 7 August, 2023]
[Updated: 21 August, 2023 ]
The Guillaumin Collection
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Source

Frédéric Bastiat, La Spoliation, la Classe, et l’État (Plunder, Class, and State): An Anthology of Texts (1845-1851). Edited and with an Introduction by David M. Hart (Sydney: The Pittwater Free Press, 2023).http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Bastiat/ClassAnthology/PCS-anthology.html

Frédéric Bastiat, La Spoliation, la Classe, et l’État (Plunder, Class, and State): An Anthology of Texts (1845-1851). Edited and with an Introduction by David M. Hart (Sydney: The Pittwater Free Press, 2023).

The texts in this anthology come from the following sources [abbreviated title with link to complete online text]:

  • [CL] - Cobden et la ligue, ou l’Agitation anglaise pour la liberté du commerce (Paris: Guillaumin, 1845).
  • [SE1] - Sophismes économiques. Par M. Frédéric Bastiat. Membre correspondant de l’Institut et du Conseil général des Landes. Deuxième Série. (Paris: Guillaumin, 1848).
  • [SE2] - Sophismes économiques. Par M. Frédéric Bastiat. Membre correspondant de l’Institut et du Conseil général des Landes. Deuxième Série. (Paris: Guillaumin, 1848).
  • [HE] - Harmonies économiques. 2me Édition. Augmentée des manuscrits laissés par l’auteur. Publiée par la Société des amis de Bastiat. (Paris: Guillaumin, 1851).
  • [Loi] - La Loi. Par M. F. Bastiat. Membre correspondent de l'Institut. Représentant du Peuple a l'Assemblée Nationale. (Paris: Librairie de Guillaumin et Cie., 1850).
  • [CQV] - Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ou l’Économie politique en une leçon. Par M. F. Bastiat. Représentant du Peuple à l’Assemblée Nationale, Membre correspondant de l’Institut (Paris: Guillaumin, 1850).
  • [OC1] - Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Mises en Ordre, Revues et Annotées d’après les manuscrits de l’auteur. Deuxième Édition. Tome Premier. Correspondance, Mélanges (Paris: Guillaumin et Cie Libraires, 1862).
  • [OC2] - Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Mises en ordre, revues et annotées d’après les manuscrits de l’auteur Deuxième Édition. Tome Deuxième. Le Libre-Échange (Paris: Guillaumin et Cie, Libraires, 1862).
  • [OC4] - Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Mises en ordre, revues et annotées d’après les Manuscrits de l’auteur. 2e Édition. Tome Quatrième: Sophismes Économiques, Petits Pamphlets I (Paris Guillaumin et Cie Libraires, 1863).
  • [OC5] - Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Mises en ordre, revues et annotées d’après les manuscrits de l’auteur. Tome Cinquième. Sophismes Économiques Petits Pamphlets II [1er Édition] (Paris: Guillaumin et Cie Libraires, 1854).
  • [OC7] - Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Mises en Ordre, Revues et Annotées d’après les manuscrits de l’auteur. Deuxième Édition. Tome Septième. Essais - Ébauches - Correspondance. (Paris: Guillaumin et Cie Libraires, 1864).
  • [LHL] - Lettres d’un habitant des Landes (Paris: A. Quantin, 1877).

This book is part of a collection of works by Frédéric Bastiat and my edition of his Works.

 


 

Table of Contents

Editor's Introduction: Bastiat's Theory of Plunder, Class, and the State [to come]

The Texts

  1. “Introduction” to Cobden et la ligue (Cobden and the League) (July 1845)
  2. “Conclusion” to Sophismes économiques (I) (written November 1845, published early 1846)
  3. Three chapters fromSophismes économiques II (written 1846, 1847, published early 1848)
    • I. Physiologie de la Spoliation (The Physiology of Plunder) (c. 1847)
    • II. Deux Morales (Two Moral Philosophies) (c. 1847)
    • IX. Le vol à la prime (Theft by Subsidy) (Jan. 1846)
  4. "Peuple et Bourgeoisie" (The People and the Bourgeoisie) (May 1847)
  5. “Anglomanie, Anglophobie” (Anglomania, Anglophobia) (c. 1847)
  6. “L'État” (The State) (June, Sept. 1948)
  7. “Justice et fraternité” (Justice and Fraternity) (June 1848)
  8. “Propriété et spoliation” (Property and Plunder) (July 1848)
  9. Three chapters from Harmonies économiques (1850, 1851)
    • “Conclusion” to the first edition of Harmonies économiques (written late 1849, printed early 1850)
    • Chap. XVII. Services Privés, Services Publics (Private Services, Public Services) (published posthumously in the 2nd edition of 1851)
    • Chap. XIX .“Guerre” (War) (published posthumously in the 2nd edition of 1851),
  10. A collection of four essays published as Spoliation et Loi (Plunder and Law) (mid 1850)
    • I. Aux Démocrates
    • II. À MM. les Protectionnistes du Conseil général des Manufactures (May 1850)
    • III. La guerre aux chaires d’Économie politique, en 1847 (June 1847)
    • IV. Balance du Commerce
  11. La Loi (The Law) (June 1850)
  12. Two chapters from Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas (The Seen and the Unseen) (July 1850)
    • Chap. III. L'Impôt (Taxes)
    • Chap. VI. Les Intermédiaires (The Middlemen)
  13. A Selection of his Letters

 


 

Editor's Introduction: Bastiat's Theory of Plunder, Class, and the State

An earlier version of the Introduction can be found here. I am currently revising and expanding it.

 


 

1. “Introduction” to Cobden et la ligue (Cobden and the League) (July 1845)

Source

Frédéric Bastiat, Cobden et la ligue, ou l’Agitation anglaise pour la liberté du commerce (Paris: Guillaumin, 1845).

  • [T.27 (1845.06)] “Introduction,” CL, pp. i-xcvi; OC3, pp. 1-80.
  • FB's first book was reviewed in the July 1845 edition of JDE, T. 11, no. 44, p. 446 so it was probably published in June. It consists of a lengthy "Introduction" by Bastiat and his translations of meetings, newspaper accounts, and other material produced by the Anti-Corn Law League.

[i]

INTRODUCTION.

La personne la plus exposée à se faire illusion sur le mérite et la portée d'un livre, après l'auteur, c'est certainement le traducteur. Peut-être n'échappé-je pas å cette loi, car je n'hésite pas à dire que celui que je publie, s'il obtenait d'être lu, serait pour mon pays une sorte de révélation. La liberté, en matière d'échanges, est considéréc chez nous comme une utopie ou quelque chose de pis. On accorde bien, abstraitement, la vérité du principe; on veut bien reconnaitre qu'il figure convenablement dans un ouvrage de théorie. Mais on s'arrête là. On ne lui fait même l'honneur de le tenir pour vrai qu'à une condition : c'est de rester à jamais relégué, avec le livre qui le contient, dans la poudre des bibliothèques; de n'exercer sur la pratique aucune influence, et de céder le sceptre des affaires au principe antagonique, et par cela même abstraitement faux, de la prohibition, de la restriction, de la protection. S'il est encore quelques économistes qui, au milieu du vide qui s'est fait autour d'eux, n'aient pas tout à fait laissé échapper de leur cœur la sainte foi dans le dogme de la liberté, à peine osent-ils, d'un regard incertain , en chercher le douteux [ii] triomphe dans les profondeurs de l'avenir. Comme ces semences recouvertes d'épaisses couches de terre inerte, et qui n'écloront que lorsque quelque cataclysme, les ramenant à la surface, les aura exposées aux rayons vivifiants du soleil, ils voient le germe sacré de la liberté enfoui sous la dure enveloppe des passions et des préjugés, et ils n'osent compter le nombre des révolutions sociales qui devront s'accomplir avant qu'il soit mis en contact avec le soleil de la vérité. Ils ne se doutent pas, ils ne paraissent pas du moins se douter que le pain des forts, converti en lait pour les faibles, a été distribué sans mesure à toute une génération contemporaine; que le grand principe, le droit d'échanger, a brisé son enveloppe, qu'il s'est répandu comme un torrent sur les intelligences, qu'il anime toute une grande nation, qu'il y a fondé une opinion publique indomptable, qu'il va prendre possession des affaires humaines, qu'il s'apprête à absorber la législation économique d'un grand peuple! C'est là la bonne nouvelle que renferme ce livre. Parviendra-t-elle à vos oreilles, amis de la liberté, partisans de l'union des peuples, apôtres de l'universelle fraternité des hommes, défenseurs des classes laborieuses, sans qu'elle réveille dans vos cœurs la confiance, le zèle et le courage ? Oui, si ce livre pouvait pénétrer sous la froide pierre qui couvre les Tracy, les Say, les Comte, je crois que les ossements de ces illustres philanthropes tressailleraient de joie dans la tombe.

Mais hélas ! je n'oublie pas la restriction que j'ai [iii] posée moi-même : Si ce livre obtient d'être lu. Cobden ! Ligue ! Affranchement des échanges ! Qu'est ce que Cobden ? Qui a entendu parler en France de Cobden ? Il est vrai que la postérité attachera son nom à une de ces grandes réformes sociales qui marquent de loin en loin les pas de l'humanité dans la carrière de la civilisation : la restauration, non du droit au travail, selon la logomachie du jour, mais du droit sacré du travail à sa juste et naturelle rémunération. Il est vrai que Cobden est à Smith ce que la propagation est à l'invention ; qu'aidé de ses nombreux compagnons de travaux, il a vulgarisé la science sociale; qu'en dissipant dans l'esprit de ses compatriotes les préjugés qui servent de base au monopole, cette spoliation au dedans, et à la conquête, cette spoliation au dehors; en ruinant ainsi cet aveugle antagonisme qui pousse les classes contre les classes et les peuples contre les peuples, il a préparé aux hommes un avenir de paix et de fraternité fondé, non sur un chimérique renoncement à soi-même, mais sur l'indestructible amour de la conservation et du progrès individuels, sentiment qu'on a essayé de flétrir sous le nom d'intérêt bien entendu, mais auquel, il est impossible de ne pas le reconnaître, il a plu à Dieu de confier la conservation et le progrès de l'espèce; il est vrai que cet apostolat s'est exercé de notre temps, sous notre ciel, à nos portes, et qu'il agite encore jusqu'en ses fondements, une nation dont les moindres mouvements ont coutume de nous préocuper à l'exces. Et cependant qui a entendu parler de Cobden ? Eh [iv] bon Dieu ! nous avons bien autre chose à faire qu'à nous occuper de ce qui, après tout, ne tend qu'à changer la face du monde. Ne faut-il pas aider M. Thiers à remplacer M. Guizot, ou M. Guizot à remplacer M. Thiers ? Ne sommes-nous pas menacés d'une nouvelle irruption de barbares sous forme d'huile égyptienne ou de viande sarde ? et ne serait-il pas bien fåcheux que nous reportassions un moment sur la libre communication des peuples une attention si utilement absorbée par Noukahiva, Papeïti et Mascate ?

La Ligue! De quelle Ligue s'agit-il ? L'Angleterre a-t-elle enfanté quelque Guise ou quelque Mayenne ? Les catholiques et les anglicans vont-ils avoir leur bataille d'Ivry ? L'agitation que vous annoncez se rattache-t-elle à l'agitation irlandaise ? Va-t-il y avoir des guerres, des batailles, du sang répandu ? Peut-etre alors notre curiosité serait-elle éveillée, car nous aimons prodigieusement les jeux de la force brutale, et puis nous prenons tant d'intérêt aux questions religieuses ! nous sommes devenus si bons catholiques, si bons papistes depuis quelque temps.

Affranchissement des échanges ! Quelle déception ! Quelle chute ! Est-ce que le droit d'échanger, si c'est un droit, vaut la peine que nous nous en occupions ? Liberté de parler, d'écrire, d'enseigner, à la bonne heure; on peut y réfléchir de temps en temps, à moments perdus, quand la question suprême, la question ministérielle laisse à nos facultés quelques instants de répit, car enfin ces libertés intéressent les hommes qui ont des loisirs. Mais la liberté d'acheter et de vendre! la [v] liberté de disposer du fruit de son travail, d'en retirer par l'échange tout ce qu'il est susceptible de donner, cela intéresse aussi le peuple, l'homme de labeur, cela touche à la vie de l'ouvrier. D'ailleurs, échanger, trafiquer, cela est si prosaïque ! et puis c'est tout au plus une question de bien-être et de justice. Le bien-être ! oh! c'est trop matériel, trop matérialiste pour un siècle d'abnégation comme le nôtre ! La justice! oh! cela est trop froid. Si au moins il s'agissait d'aumones, il y aurait de belles phrases à faire. Et n'est-il pas bien doux de persévérer dans l'injustice quand en même temps on est aussi prompts que nous le sommes à faire montre de charité et de philanthropie?

« Le sort en est jeté, s'écriait Kepler, j'écris mon livre; on le lira dans l'âge présent ou dans la postérité; que m'importe ? il pourra attendre son lecteur. » — Je ne suis pas Kepler; je n'ai arraché à la nature aucun de ses secrets; et je ne suis qu'un simple et très médiocre traducteur. Et cependant j'ose dire comme le grand homme : Ce livre peut attendre; le lecteur lui arrivera tôt ou tard. Car enfin, pour peu que mon pays s'endorme quelque temps encore dans l'ignorance volontaire où il semble se complaire à l'égard de la révolution immense qui fait bouillonner tout le sol britannique, un jour il sera frappé de stupeur à l'aspect de ce feu volcanique..... non, de cette lumière bienfaisante qu'il verra luire au septentrion. Un jour, et ce jour n'est pas éloigné, il apprendra, sans transition, sans que rien la lui ait fait présager, cette grande nouvelle : l'Angleterre ouvre tous [vi] ses ports ; elle a renversé toutes les barrières qui la séparaient des nations; elle avait cinquante colonies, elle n'en a plus qu'une et c'est l'univers ; elle échange avec quiconque veut échanger ; elle achète sans demander à vendre ; elle accepte toutes les relations sans en exiger aucune; elle appelle sur elle l'invasion de vos produits; l'Angleterre a affranchi le travail et l'échange. — Alors, peut-être, on voudra savoir comment, par qui, depuis combien de temps cette révolution a été préparée; dans quel souterrain impénétrable, dans quelles catacombes ignorées elle a été ourdie, quelle franc-maçonnerie mystérieuse en a noué les fils; et ce livre sera là pour répondre ; « Et mon Dieu ! cela s'est fait en plein soleil, ou du moins en plein air (car on dit qu'il n'y a pas de soleil en Angleterre). Cela s'est accompli en public, par une discussion qui a durée dix ans, soutenue simultanément sur tous les points du territoire. Cette discussion a augmenté le nombre des journaux anglais, en a allongé le format; elle a ensanté des milliers de tonnes de brochures et de pamphlets ; on en suivait le cours avec anxiété aux États-Unis, en Chine, et jusques chez les hordes sauvages des noirs Africains. Vous seuls, Français, ne vous en doutiez pas. Et pourquoi ? Je pourrais le dire, mais est-ce bien prudent ? N'importe ! la vérité me presse et je la dirai. C'est qu'il y a parmi nous deux grands corrupteurs qui soudoyent la publicité. L'un s'appelle Monopole et l'autre Esprit de parti. Le premier a dit : J'ai besoin que la haine s'interpose entre la France et l'étranger, car si les [vii] nations ne se haïssaient pas, elles finiraient par s'entendre, par s'unir, par s'aimer, et peut-être, chose horrible à penser ! par échanger entre elles les fruits de leur industrie. Le second a dit : J'ai besoin des inimitiés nationales, parce que j'aspire au pouvoir, et j'y arriverai si je parviens à m'entourer d'autant de popularité que j'en arracherai à mes adversaires; si je les montre vendus à un étranger prêt à nous envahir, et si je me présente comme le sauveur de la patrie. Alors l'alliance a été conclue entre le monopole et l'esprit de parti, et il a été arrêté que toute publicité, à l'égard de ce qui se passe au dehors, consisterait en ces deux choses : Dissimuler, dénaturer. C'est ainsi que la France a été tenue systématiquement dans l'ignorance du fait que ce livre a pour objet de révéler. Mais comment les journaux ont-ils pu réussir ? Cela vous étonne ? et moi aussi. Mais leur succès est irrécusable.

Cependant, et précisément parce que je vais introduire le lecteur (si j'ai un lecteur) dans un monde qui lui est complètement étranger, il doit m'être permis de faire précéder cette traduction de quelques considérations générales sur le régime économique de la Grande-Bretagne, sur les causes qui ont donné naissance à la Ligue, sur l'esprit et la portée de cette association au point de vue social, moral et politique.

On a dit et on répète souvent que l'école économiste qui confie à leur naturelle gravitation les intérêts des diverses classes de la société, était née en Angleterré, et on s'est hâté d'en conclure, avec une surprenante [viii] légèreté, que cet effrayant contraste d'opulence et de misère qui caractérise la Grande-Bretagne était le résultat de la doctrine proclamée avec tant d'autorité par Ad. Smith, exposée avec tant de méthode par J.-B. Say. On semble croire que la liberté règne souverainement de l'autre côté de la Manche et qu'elle préside à la manière inégale dont s'y distribue la richesse.

« Il avait assisté, » disait ces jours derniers, M. Mignet, en parlant de M. Sismondi, « il avait assisté à la grande révolution économique opérée de nos jours. Il avait suivi et admiré les brillants effets des doctrines qui avaient affranchi le travail, renversé les barrières que les jurandes, les maîtrises, les douanes intérieures et les monopoles multipliés opposaient à ses produits et à ses échanges; qui avaient provoqué l'abondante production et la libre circulation des valeurs, etc.

« Mais bientôt il avait pénétré plus avant, et des spectacles moins propres à l'enorgueillir des progrès de l'homme et à le rassurer sur son bonheur s'étaient montrés à lui dans le pays même où les théories nouvelles s'étaient le plus vite et le plus complètement développées, en Angleterre où elles régnaient avec empire. Qu'y avait-il vu ? Toute la grandeur, mais aussi tous les excès de la production illimitée...., chaque marché fermé réduisant des populations entières à mourir de faim, les dérèglements de la conurrence, cet état de nature des intérêts , souvent plus meurtrier que les ravages de la guerre; il y avait vu l'homme réduit à être un ressort d'une machine [ix] plus intelligente que lui, entassé dans des lieux malsains où la vie n'atteignait pas la moitié de sa durée, où les liens de famille se brisaient et les idées de morale se perdaient... En un mot, il y avait vu a l'extrême misère et une effrayante dégradation racheter tristement et menacer sourdement la prospérité et les splendeurs d'un grand peuple.

« Surpris et troublé, il se demanda si une science qui sacrifait le bonheur de l'homme à la production de la richesse.... était la vraie science... Depuis ce moment, il prétendit que l'économie politique devait avoir beaucoup moins pour objet la production abstraite de la richesse que son équitable distribution. »

Disons en passant que l'économie politique n'a pas plus pour objet la production (encore moins la production abstraite), que la distribution de la richesse. C'est le travail, c'est l'échange qui ont ces choses-là pour objet. L'économie politique n'est pas un art, mais une science. Elle n'impose rien, elle ne conseille même rien, et par conséquent elle ne sacrifie rien; elle décrit comment la richesse se produit et se distribue, de même que la physiologie décrit le jeu de nos organes; et il est aussi injuste d'imputer à l'une les maux de la société qu'il le serait d'attribuer à l'autre les maladies qui affligent le corps humain.

Quoi qu'il en soit, les idées très répandues dont M. Mignet s'est rendu le trop éloquent interprète conduisent naturellement à l'arbitraire. A l'aspect de cette révoltante inégalité que la théorie économique, [x] tranchons le mot, que la liberté est censée avoir engendrée , là où elle règne avec le plus d'empire, il est tout naturel qu'on l'accuse, qu'on la repousse, qu'on la flétrisse et qu'on se réfugie dans des arrangements sociaux artificiels, dans des organisations de travail, dans des associations forcées de capital et de main-d'ouvre, dans des utopies, en un mot, où la liberté est préalablement sacrifiée comme incompatible avec le règne de l'égalité et de la fraternité parmi les hommes.

Il n'entre pas dans notre sujet d'exposer la doctrine du libre échange ni de combattre les nombreuses manifestations de ces écoles qui, de nos jours, ont usurpé le nom de socialisme et qui n'ont entre elles de commun que cette usurpation.

Mais il importe d'établir ici que, bien loin que le régime économique de la Grande-Bretagne soit fondé sur le principe de la liberté, bien loin que la richesse s'y distribue d'une manière naturelle, bien loin enfin que, selon l'heureuse expression de M. de Lamartine, chaque industrie s'y fasse par la liberté une justice qu'aucun système arbitraire ne saurait lui faire, il n'y a pas de pays au monde, sauf ceux qu'afflige encore l'esclavage, où la théorie de Smith, la doctrine du laissez-faire, laissez-passer soit moins pratiquée qu'en Angleterre, et où l'homme soit devenu pour l'homme un objet d'exploitation plus systématique.

Et il ne faut pas croire, comme on pourrait nous l'objecter, que c'est précisément la libre concurrence qui a amené, à la longue, l'asservissement de la main-d'ouvre aux capitaux et de la classe laborieuse à la [xi] classe oisive. Non, cette injuste domination ne saurait être considérée comme le résultat, ni même l'abus d'un principe qui ne dirigea jamais l'industrie britannique, et, pour en fixer l'origine, il faudrait remonter à une époque qui n'est certes pas un temps de liberté, à la conquête de l'Angleterre par les Normands.

Mais sans retracer ici l'histoire des deux races qui foulent le sol britannique et s'y sont livré, sous la forme civile, politique, religieuse , tant de luttes sanglantes, il est à propos de rappeler leur situation respective au point de vue économique.

L'aristocratie anglaise, on le sait, est propriétaire de toute la surface du pays. De plus elle tient en ses mains la puissance législative. Il ne s'agit que de savoir si elle a usé de cette puissance dans l'intérêt de la communauté ou dans son propre intérêt.

« Si notre Code financier , » disait M. Cobden, en s'adressant à l'aristocratie elle-même dans le Parlement, « si le statute-book pouvait parvenir dans la lune, seul et sans aucun commentaire historique , il n'en faudrait pas davantage pour apprendre à ses habitants qu'il est l'ouvre d'une assemblée de seigneurs maîtres du sol ». (Landlords.)

Quand une race aristocratique a tout à la fois le droit de faire la loi et la force de l'imposer, il est malheureusement trop vrai qu'elle l'a fait à son profit. C'est là une pénible vérité. Elle contristera, je le sais, les âmes bienveillantes qui comptent pour la réforme des abus, non sur la réaction de ceux qui les [xii] subbissent, mais sur la libre et fraternelle initiative de ceux qui les exploitent. Nous voudrions bien qu'on pût nous signaler dans l'histoire un tel exemple d'abnégation. Mais il ne nous a jamais été donné ni par les castes dominantes de l'Inde, ni par ces Spartiates, ces Athéniens et ces Romains qu'on offre sans cesse à notre admiration, ni par les seigneurs féodaux du moyen âge, ni par les planteurs des Antilles, et il est même fort douteux que ces oppresseurs de l'humanité aient jamais considéré leur puissance comme injuste et illégitime.

Si l'on pénètre quelque peu dans les nécessités, on peut dire fatales, des races aristocratiques, on s'aperçoit bientôt qu'elles sont considérablement modifiées et aggravées par ce qu'on a nommé le principe de la population.

Si les classes aristocratiques étaient stationnaires de leur nature; si elles n'étaient pas comme toutes les autres douées de la faculté de multiplier, un certain degré de bonheur et même d'égalité serait peut-être compatible avec le régime de la conquête. Une fois les terres partagées entre les familles nobles, chacune transmettrait ses domaines, de génération en génération à son unique représentant, et l'on conçoit que, dans cet ordre de choses, il ne serait pas impossible à une classe industrieuse de s'élever et de prospérer paisiblement à côte de la race conquérante.

Mais les conquérants pullulent tout comme de simples prolétaires. Tandis que les frontières du pays sont immuables, tandis que le nombre des domaines [xiii] seigneuriaux reste le même, parce que, pour ne pas affaiblir sa puissance, l'aristocratie prend soin de ne les pas diviser et de les transmettre intégralement, de mâle en mâle, dans l'ordre de primogéniture, de nombreuses familles de cadets se forment et multiplient à leur tour. Elles ne peuvent se soutenir par le travail, puisque dans les idées nobiliaires, le travail est réputé infâme. Il n'y a donc qu'un moyen de les pourvoir; ce moyen, c'est l'exploitation des classes laborieuses. La spoliation au dehors s'appelle guerre, conquêtes, colonies. La spoliation au dedans se nomme impôts, places, monopoles. Les aristocraties civilisées se livrent généralement à ces deux genres de spoliation; les aristocraties barbares sont obligées de s'interdire le second par une raison bien simple, c'est qu'il n'y a pas autour d'elles une classe industrieuse à dépouiller. Mais quand les ressources de la spoliation extérieure viennent aussi à leur manquer, que deviennent donc , chez les barbares, les générations aristocratiques des branches cadettes ? ce qu'elles de viennent? On les étouffe, car il est dans la nature des aristocraties de préférer au travail la mort même.

« Dans les archipels du grand Océan, les cadets de famille n'ont aucune part dans la succession de leurs pères. Ils ne peuvent donc vivre que des aliments que leur donnent leurs aînés s'ils restent en famille, ou de ce que peut leur donner la population asservie s'ils entrent dans l'association militaire des arreoys. Mais quel que soit celui des deux partis qu'ils prennent , ils ne peuvent espérer de perpétuer leur race. [xiv] L'impuissance de transmeltre à leurs enfants aucune propriété et de les maintenir dans le rang où ils naissent, est sans doute ce qui leur a fait une loi de les étouffer [1]. »

L'aristocratie anglaise, quoique sous l'influence des mêmes instincts qui inspirent l'aristocratie malaie (car les circonstances varient, mais la nature humaine est partout la même), s'est trouvée, si je puis m'exprimer ainsi , dans un milieu plus favorable. Elle a eu en face d'elle et au-dessous d'elle la population la plus laborieuse, la plus active, la plus persévérante, la plus énergique et en même temps la plus docile du globe; elle l'a méthodiquement exploitée.

Rien de plus fortement conçu, de plus énergiquement exécuté que cette exploitation. La possession du sol met aux mains de l'oligarchie anglaise la puissance législative; par la législation, elle ravit systématiquement la richesse à l'industrie. Cette richesse, elle l'emploie à poursuivre au dehors ce système d'empiètements qui a soumis quarante-cinq colonies à la Grande-Bretagne, et les colonies lui servent à leur tour de prétexte pour lever, aux frais de l'industrie et au profit des branches cadettes, de lourds impôts, de grandes armées, une puissante marine militaire.

Il faut rendre justice à l'oligarchie anglaise. Elle a déployé, dans sa double politique de spoliation intérieure et extérieure, une habileté merveilleuse. Deux mots, qui impliquent deux préjugés, lui ont suffi pour y associer les classes mêmes qui en supportent tout le [xv] fardeau : elle a donné au monopole le nom de Protection, et aux colonies celui de Débouchés.

Ainsi l'existence de l'oligarchie britannique, ou du moins sa prépondérance législative, n'est pas seulement une plaie pour l'Angleterre, c'est encore un danger permanent pour l'Europe.

Et s'il en est ainsi, comment est-il possible que la France ne prête aucune attention à cette lutte gigantesque que se livrent sous ses yeux l'esprit de la civilisation et l'esprit de la féodalité ? Comment est-il possible qu'elle ne sache pas même les noms de ces hommes dignes de toutes les bénédictions de l'humanité, les Cobden, les Bright, les Moore, les Villiers, les Thompson, les Fox, les Wilson et mille autres qui ont osé engager le combat, qui le soutiennent avec un talent, un courage, un dévouement, une énergie admirables ? C'est une pure question de liberté commerciale, dit-on; et ne voit-on pas que la liberté du commerce doit ravir à l'oligarchie et les ressources de la spoliation intérieure, les monopoles, et les ressources de la spoliation extérieure, les colonies, puisque monopoles et colonies sont tellement incompatibles avec la liberté des échanges, qu'ils ne sont autre chose que la limite arbitraire de cette liberté!

Mais que dis-je ? Si la France a quelque vague connaissance de ce combat à mort qui va décider pour longtemps du sort de la liberté humaine, ce n'est pas à son triomphe qu'elle semble accorder sa sympathie. Depuis quelques années, on lui a fait tant de peur des mots liberté, concurrence, sur-production; on lui a [xvi] tant dit que ces mots impliquent misère, paupérisme, dégradation des classes ouvrières ; on lui a tant répété qu'il y avait une économie politique anglaise qui se faisait de la liberté un instrument de machiavélisme et d'oppression, et une économie politique française qui, sous les noms de philanthropie, socialisme, organisation du travail, allait ramener l'égalité des conditions sur la terre, qu'elle a pris en horreur la doctrine qui ne se fonde après tout que sur la justice et le sens commun, et qui se résume dans cet axiôme : « que les hommes soient libres d'échanger entre eux, quand cela leur convient, les fruits de leurs travaux. » Si cette croisade contre la liberté n'était soutenue que par les hommes d'imagination qui veulent formuler la science sans s'être préparés par l'étude, le mal ne serait pas grand. Mais n'est-il pas douloureux de voir de vrais économistes, poussés sans doute par la passion d'une popularité éphémère, céder à ces déclamations affectées et se donner l'air de croire ce qu'assurément ils ne croient pas, à savoir : que le paupérisme, le proletariat, les souffrances des dernières classes sociales doivent être attribués à ce qu'on nomme concurrence exagérée, sur-production.

Ne serait-ce pas, au premier coup d'œil, une chose bien surprenante que la misère, le dénuement, la privation des produits eussent pour cause.... quoi? précisément la surabondance des produits. N'est-il pas singulier qu'on vienne nous dire que si les hommes n'ont pas suffisamment de quoi se nourrir, c'est qu'il y a trop d'aliments dans le monde? que s'ils n'ont pas [xvii] de quoi se vêtir, c'est que les machines jettent trop de vêtements sur le marché ? Assurément le paupérisme en Angleterre est un fait incontestable; l'inégalité des richesses y est frappante. Mais pourquoi aller chercher à ces phénomènes une cause si bizarre quand ils s'expliquent par une cause si naturelle : la spoliation systématique des travailleurs par les oisifs ?

C'est ici le lieu de décrire le régime économique de la Grande-Bretagne, tel qu'il était dans les dernières années qui ont précédé les réformes partielles, et à certains égards trompeuses, dont, depuis 1842, le Parlement est saisi par le cabinet actuel.

 

La première chose qui frappe dans la législation financière de nos voisins, et qui est faite les propriétaires du continent, c'est l'absence presque totale d'impôt foncier dans un pays grevé d'une si lourde dette et d'une si vaste administration.

En 1706 (époque de l'Union, sous la reine Anne),

l'impôt foncier entrait dans le revenu public pour liv. st. 1,997,379
L'accise, pour 1,792,763
La douane, pour 1,549,351

En 1841, sous la reine Victoria :

Part contributive de l'impôt foncier (landtax) liv. st. 2,037,627
Part contributive de l'accise 12,858,014
Part contributive de la douane 19,185,217

Ainsi l'impôt direct est resté le même pendant que les impôts de consommation ont décuplé.

[xviii]

Et il faut considérer que, dans ce laps de temps, la rente des terres ou le revenu du propriétaire a augmenté dans la proportion de 1 à 7, en sorte que le même domaine qui, sous la reine Anne, acquittait 20 pour 100 de contributions sur le revenu, ne paye pas aujourd'hui 3 pour 100.

On remarquera aussi que l'impôt foncier n'entre que pour un vingt-cinquième dans le revenu public (2 millions sur 50 dont se composent les recettes générales). En France, et dans toute l'Europe continentale, il en constitue la portion la plus considérable, si l'on ajoute à la taxe annuelle les droits perçus à l'occasion des mutations et transmissions, droits dont, de l'autre côté de la Manche, la propriété immobilière est affranchie, quoique la propriété personnelle et industrielle y soit rigoureusement assujétte.

 

La même partialité se montre dans les taxes indirectes. Comme elles sont uniformes au lieu d'être graduées selon les qualités des objets qu'elles frappent, il s'ensuit qu'elles pèsent incomparablement plus sur les classes pauvres que sur les classes opulentes.

Ainsi le thé Pekoe vaut 4 shellings et le Bohea 9 deniers ; le droit étant de 2 shellings, le premier est taxé à raison de 50, et le second à raison de 300

Ainsi le sucre raffiné valant 71 shellings, et le sucre brut 25 shellings, le droit fixe de 24 shellings est de 34 pour 100 pour l'un, et de 90 pour 100 pour l'autre.

De même le tabac de Virginie commun, le tabae du [xix] pauvre, paye 1200 pour 100, et le Havane 105 pour 100.

Le vin du riche en est quitte pour 28 pour 100. Le vin du pauvre acquitte 254 pour 100.

Et ainsi du reste.

 

Vient ensuite la loi sur les céréales et les comestibles (corn and provisions law), dont il est nécessaire de se rendre compte.

La loi-céréale, en excluant le blé étranger ou en le frappant d'énormes droits d'entrée, a pour but d'élever le prix du blé indigène, pour prétexte de protéger l'agriculture, et pour effet de grossir les rentes des propriétaires du sol.

Que la loi-céréale ait pour but d'élever le prix du blé indigène, c'est ce qui est avoué par tous les partis. Par la loi de 1815, le Parlement prétendait très ostensiblement maintenir le froment à 80 shellings le quarter; par celle de 1828, il voulait assurer au producteur 70 shellings; la loi de 1842 (postérieure aux réformes de M. Peel, et dont par conséquent nous n'avons pas à nous occuper ici), a été calculée pour empêcher que le prix ne descendit au-dessous de 56 shellings qui est, dit-on, strictement rémunérateur. Il est vrai que ces lois ont souvent failli dans l'objet qu'elles avaient en vue; et en ce moment même les fermiers, qui avaient compté sur ce prix législatif de 56 shellings et fait leurs baux en conséquence, sont forcés de vendre à 45 shellings. C'est qu'il y a dàns les lois naturelles qui tendent à ramener tous les [xx] profits à un commun niveau, une force que le despotisme ne parvient pas facilement à vaincre.

D'un autre côté, que la prétendue protection à l'agriculture soit un pur prétexte, c'est ce qui n'est pas moins évident. Le nombre des fermes à louer est limité; le nombre des fermiers ou des personnes qui peuvent le devenir ne l'est pas. La concurrence qu'ils se font entre eux les force donc à se contenter des profits les plus bornés auxquels ils peuvent se réduire. si par suite de la cherté des grains et des bestiaux, le métier de fermier devenait très lucratif, le seigneur ne manquerait pas de hausser le prix du bail, et il le ferait d'autant mieux que, dans cette hypothèse, les entrepreneurs viendraient s'offrir en nombre considérable.

Enfin, que le maître du sol, le landlord, réalise en définitive tout le profit de ce monopole, cela ne peut être douteux pour personne. L'excédant du prix extorqué au consommateur doit bien aller à quelqu'un, et puisqu'il ne peut s'arrêter au fermier, il faut bien qu'il arrive au propriétaire.

Mais quelle est au juste la charge que le monopole des blés impose au peuple anglais ?

Pour le savoir, il suffit de comparer le prix du blé étranger, à l'entrepôt, avec le prix du blé indigène. La différence multipliée par le nombre de quarters consommés annuellement en Angleterre donnera la mesure exacte de la spoliation légalement exercée, sous cette forme, par l'oligarchie britannique.

Les statisticiens ne sont pas d'accord. Il est probable qu'ils se laissent aller à quelque exagération en plus ou [xxi] en moins, selon qu'ils appartiennent au parti des spoliateurs ou des spoliés. L'autorité qui doit inspirer le plus de confiance est sans doute celle des officiers du bureau du commerce (Board of trade), appelés à donner solennellement leur avis devant la Chambre des communes réunie en comité d'enquête.

Sir Robert Peel, en présentant, en 1842, la première partie de son plan financier, disait : « Je crois que toute confiance est due au gouvernement de S. M. et aux propositions qu'il vous soumet, d'autant que l'attention du Parlement a été sérieusement appelée sur ces matières dans l'enquête solennelle de 1839. »

Dans le même discours, le premier ministre disait encore : « M. Deacon Hume, cet homme dont je suis sûr qu'il n'est aucun de nous qui ne déplore la perte, établit que la consommation du pays est d'un quarter de blé par habitant. »

Rien ne manque donc à l'autorité sur laquelle je vais m'appuyer, ni la compétence de celui qui donnait son avis, ni la solennité des circonstances dans lesquelles il a été appelé à l'exprimer, ni même la sanction du premier ministre d'Angleterre.

Voici sur la question qui nous occupe, l'extrait de cet interrogatoire remarquable [2].

Le Président : Pendant combien d'années avez-vous occupé des fonctions à la douane et au bureau du commerce?

M. Deacon Hume : J'ai servi trente-huit ans [xxii] dans la douane et ensuite onze ans au bureau du commerce,

D. Vous pensez que les droits protecteurs agissent comme une taxe directe sur la communauté en élevant le prix des objets de consommation?

R. Très décidément. Je ne puis décomposer le prix que me coûte un objet que de la manière suivante : une portion est le prix naturel; l'autre portion est le droit ou la taxe, encore que ce droit passe de ma poche dans celle d'un particulier au lieu d'entrer dans le trésor public....

D. Avez-vous jamais calculé quel est le montant de la taxe que paye la communauté par suite de l'élévation de prix que le monopole fait éprouver au froment et à la viande de boucherie?

R. Je crois qu'on peut connaître très approximativement le montant de cette charge additionnelle. On estime que chaque personne consomme annuellement un quarter de blé. On peut porter à 10 shellings ce que la protection ajoute au prix naturel. Vous ne pouvez porter à moins du double ce qu'elle ajoute, en masse, au prix de la viande , orge, avoine, foin, beurre et fromage. Cela monte à 36 millions sterling par an ( 900 millions de francs ), et au fait le peuple paye cette somme de sa poche tout aussi infailliblement que si elle allait au trésor sous la forme de taxes.

D. Par conséquent, il a plus de peine à payer les contributions qu'exige le revenu public ?

R. Sans doute ; ayant payé des taxes personnelles, il est moins en état de payer des taxes nationales,

[xxiii]

D. N'en résulte-t-il pas aussi la souffrance, la restriction de l'industrie de notre pays ?

R. Je crois même que vous signalez là l'effet le plus pernicieux. Il est moins accessible au calcul, mais si la nation jouissait du commerce que lui procurerait, selon moi, l'abolition de toutes ces protections, je crois qu'elle pourrait supporter aisément un accroissement d'impôts de 30 shellings par habitant.

D. Ainsi, d'après vous, le poids du système protecteur excède celui des contributions ?

R. Je le crois, en tenant compte de ses effets directs et de ses conséquences indirectes plus difficiles à apprécier.

Un autre officier du Board of trade, M. Mac-Grégor, répondait :

« Je considère que les taxes prélevées dans ce pays sur la production de la richesse due au travail et au génie des habitants, par les droits restrictifs et prohibitifs, dépassent de beaucoup, et probablement de plus du double, le montant des taxes payées au trésor. »

M. Porter, autre membre distingué du Board of trade, et bien connu en France par ses travaux statistiques, déposa dans le même sens.

Nous pouvons donc tenir pour certain que l'aristocratie anglaise ravit au peuple, par l'opération de cette seule loi ( corn and provisions law), une part du produit de son travail, ou, ce qui revient au même, des satisfactions légitimement acquises qu'il pourrait s'accorder, part qui s'élève à 1 milliard par an, et peut [xxiv] ètre à 2 milliards, si l'on tient compte des effets indirects de cette loi. C'est là, à proprement parler, le lot que les aristocrates-législateurs, les aînés de famille se sont fait à eux-mêmes.

 

Restait à pourvoir les cadets; car, ainsi que nous l'avons vu, les races aristocratiques ne sont pas plus que les autres privées de la faculté de multiplier, et, sous peine d'effroyables dissentions intestines, il faut bien qu'elles assurent aux branches cadettes un sort convenable, c'est-à-dire, en dehors du travail, en d'autres termes, par la spoliation, puisqu'il n'y a et ne peut y avoir que deux manières d'acquérir : Produire ou ravir.

Deux sources fécondes de revenus ont été ouvertes aux cadets : le trésor public et le système colonial. A vrai dire, ces deux conceptions n'en font qu'une. On lève des armées, une marine, en un mot des taxes pour conquérir des colonies, et l'on conserve les colonies pour rendre permanentes la marine, les armées ou les taxes.

Tant qu'on a pu croire que les échanges qui s'opèrent, en vertu d'un contrat de monopole réciproque, entre la métropole et ses colonies, étaient d'une nature différente et plus avantageuse que ceux qui s'accomplissent entre pays libres, le système colonial a pu etre soutenu par le préjugé national. Mais lorsque la science et l'expérience ( et la science n'est que l'expérience méthodique), ont révélé et mis hors de doute cette simple vérité : les produits s'échangent contre des produits, [xxv] il est devenu évident que le sucre, le café, le coton qu'on tire de l'étranger, n'offrent pas moins de débouchés à l'industrie des regnicoles que ces mêmes objets venus des colonies. Dès lors ce régime, accompagné d'ailleurs de tant de violences et de dangers, n'a plus pour point d'appui aucun motif raisonnable ou même spécieux. Il n'est que le prétexte et l'occasion d'une immense injustice. Essayons d'en calculer la portée.

Quant au peuple anglais, je veux dire la classe productive, il ne gagne rien à la vaste extension de ses possessions coloniales. En effet, si ce peuple est assez riche pour acheter du sucre, du coton, du bois de construction, que lui importe de demander ces choses à la Jamaïque, à l'Inde et au Canada , ou bien au Brésil, aux Etats-Unis, à la Baltique? Il faut bien que le travail manufacturier anglais paye le travail agricole des Antilles comme il payerait le travail agricole des nations du Nord. C'est donc une folie que de faire entrer dans le calcul les prétendus débouchés ouverts à l'Angleterre par ses colonies. Ces débouchés elle les aurait alors même que les colonies seraient affranchies, et par cela seul qu'elle y exécuterait des achats. Elle aurait de plus les débouchés étrangers dont elle se prive en restreignant ses approvisionnements à ses possessions, en leur en conférant le monopole.

Lorsque les États-Unis proclamèrent leur indépendance , les préjugés coloniaux étaient dans toute leur force, et tout le monde sait que l'Angleterre crut son commerce ruiné. Elle le crut si bien, qu'elle se ruinait [xxvi] d'avance en frais de guerre pour retenir ce vaste continent sous sa domination. Mais qu'est-il arrivé ? En 1776, au commencement de la guerre de l'indépendance, les exportations anglaises à l'Amérique du nord étaient de 1,300,000 liv. sterl., elles s'élevèrent à 3,600,000 liv. sterl. en 1784, après que l'indépendance eût été reconnue ; et elles montent aujourd'hui à 12,400,000 liv. sterl., somme qui égale presque celles de toutes les exportations que fait l'Angleterre à ses quarant-cinq colonies, puisque celles-ci n'ont pas dépassé en 1842 13,200,000 liv. sterl. – Et en effet on ne voit pas pourquoi des échanges de fer contre du coton, ou d'étoffes contre des farines ne s'accompliraient plus entre les deux peuples. Serait-ce parce que les citoyens des Etats-Unis sont gouvernés par un président de leur choix au lieu de l'être par un lord-lieutenant payé au frais de l'Echiquier ? Mais quel rapport y a-t-il entre cette circonstance et le commerce ? Et si jamais nous nommions nos maires et nos préfets, cela empêcherait-il les vins de Bordeaux d'aller à Elbeuf, et les draps d'Elbeuf de venir à Bordeaux ?

On dira peut-être que, depuis l'acte d'indépendance, l'Angleterre et les Etats-Unis repoussent réciproquement leurs produits, ce qui ne serait pas arrivé si le lien colonial n'eût pas été rompu. Mais ceux qui font l'objection entendent sans doute présenter un argument en faveur de ma thèse ; ils entendent insinuer que les deux pays auraient gagné à échanger librement entre eux les produits de leur sol et de leur [xxvii] industrie. Je demande comment un troc de blé contre du fer, ou de tabac contre de la toile , peut être nuisible selon que les deux nations qui l'accomplissent sont ou ne sont pas politiquement indépendantes l'une de l'autre? — Si les deux grandes familles anglo-saxones agissent sagement conformément à leurs vrais intérêts, en restreignant leurs échanges réciproques, c'est sans doute parce que ces échanges sont funestes, et en ce cas elles auraient également bien fait de les restreindre alors même qu'un gouverneur anglais résiderait encore au Capitole. Si au contraire elles ont mal fait, c'est qu'elles se sont trompé, c'est qu'elles ont mal compris leurs intérêts, et l'on ne voit pas comment le lien colonial les eût rendues plus clairvoyantes.

Remarquez en outre que les exportations de 1776 s'élevant à 1,300,000 liv. sterl., ne peuvent pas être supposées avoir donné à l'Angleterre plus de vingt pour cent, ou 260,000 liv. sterl. de bénéfice, et pense-t-on que l'administration d'un aussi vaste continent n'absorbait pas dix fois cette somme?

On s'exagère d'ailleurs le commerce que l'Angleterre fait avec ses colonies et surtout les progrès de ce commerce. Malgré que le gouvernement anglais contraigne les citoyens à se pourvoir aux colonies et les colons à la métropole; malgré que les barrières de douane qui séparent l'Angleterre des autres nations se soient, dans ces dernières années, prodigieusement multipliées et renforcées, on voit le commerce étranger de l'Angleterre se développer plus rapidement que [xxviii] son commerce colonial, comme le constate le tableau suivant :

  exportations.  
    total.
  aux colonies. à l'étranger.  
1831 10,254,940 l. st. 26,909,432 l. st. 37,164,372 l. st.
1842 13,261,436 34,119,587 47,381,023

Aux deux époques, le commerce colonial n'entre que pour un peu plus du quart dans le commerce général. L'accroissement, dans onze ans, est de trois millions environ, et il faut remarquer que les Indes Orientales, auxquelles ont été appliquées, dans l'intervalle, les principes de la liberté, entrent pour 1,300,000 liv. dans cet accroissement, et Gibraltar, qui ne donne pas lieu à un commerce colonial, mais à un commerce étranger, avec l'Espagne, pour 600,000 liv. sterl., en sorte qu'il ne reste pour l'augmentation réelle du commerce colonial, dans un intervalle de onze ans, que 1,100,000 liv. sterl. Pendant ce même temps, et en dépit de nos tarifs, les exportations de l'Angleterre en France se sont élevées de liv. sterl. 602,688 à 3,193,939.

Ainsi le commerce protégé a progressé dans la proportion de 8 pour 100, et le commerce contrarié de 450 pour 100!

Mais si le peuple anglais n'a pas gagné, s'il a même énormément perdu au système colonial, il n'en est pas de même des branches cadettes de l'aristocratie britannique.

D'abord ce système exige une armée, une marine, une diplomatie, des lords-lieutenants, des gouverneurs, [xxix] des résidents, des agents de toutes sortes et de toutes dénominations. Quoiqu'il soit présenté comme ayant pour but de favoriser l'agriculture, le commerce et l'industrie, ce n'est pas, que je sache, à des fermiers, à des négociants, à des manufacturiers que ces hautes fonctions sont confiées. On peut affirmer qu'une grande partie de ces lourdes taxes, que nous avons vu peser principalement sur le peuple, sont destinées à salarier tous ces instruments de conquête, qui ne sont autres que les puînés de l'aristocratie anglaise.

C'est un fait connu d'ailleurs que ces nobles aventuriers ont acquis de vastes domaines dans les colonies. La protection leur a été accordée; il est bon de calculer ce qu'elle coûte aux classes laborieuses.

Antérieurement à 1825, la législation anglaise sur les sucres était très compliquée.

Le sucre des Antilles payait le moindre droit; celui de Maurice et des Indes était soumis à une taxe plus élevée. Le sucre étranger était repoussé par un droit prohibitif.

Le 5 juillet 1825, l'île Maurice, et le 13 août 1836, l'Indé anglaise furent placées avec les Antilles sur le pied de l'égalité.

La législation simplifiée ne reconnut plus que deux sucres : le sucre colonial et le sucre étranger. Le premier avait à acquitter un droit de 24 sh., le second de 63 sh. par quintal.

Si l'on admet pour un instant que le prix de revient soit le même aux colonies et à l'étranger, par exemple, [xxx] 20 sh., on comprendra aisément les résultats d'une telle législation, soit pour les producteurs, soit à l'égard des consommateurs.

L'étranger ne pourra livrer ses produits sur le marché anglais au-dessous de 83 sh., savoir : 20 sh. pour couvrir les frais de production, et 63 sh., pour acquitter la taxe. Pour peu que la production coloniale soit insuffisante à alimenter ce marché; pour peu que le sucre étranger s'y présente, le prix vénal (car il ne peut y avoir qu'un prix vénal) sera donc de 83 shell., et ce prix, pour le sucre colonial se décomposera ainsi :

20 sh. Remboursement des frais de production.
24 Part du trésor public ou taxe.
39 Montant de la spoliation ou monopole.
83 Prix payé par le consommateur.

On voit que la loi anglaise avait pour but de faire payer au peuple 83 sh. ce qui n'en vaut que 20, et de partager l'excédant, ou 63 sh., de manière à ce que la part du trésor fût de 24, et celle du monopole de 39 sh.

Si les choses se fussent passées ainsi, si le but de la loi avait été atteint, pour connaître le montant de la spoliation exercée par les monopoleurs au préjudice du peuple, il suffirait de multiplier par 39 sh. le nombre de quintaux de sucre consommé en Angleterre.

Mais, pour le sucre comme pour les céréales, la loi a failli dans une certaine mesure. La consommation limitée par la cherté n'a pas eu recours au sucre étranger, et le prix de 83 sh. n'a pas été atteint.

Sortons du cercle des hypothèses et consultons les [xxxi] faits. Les voici soigneusement relevés sur les documents officiels.

années consommation
totale
consommation
par habitant
.
prix
du
sucre colonial
à l'entrepôt
prix
du
sucre étranger
à l'entrepôt
      sh. d. sh. d.
1837 3,954,810 16 12/13 34 7 21 3
1838 3,909,365 16 8/13 33 8 21 3
1839 3,825,599 15 12/13 39 2 22 2
1840 3,594,834 14 7/9 49 1 21 6
1841 4,058,435 16 1/2 39 8 20 6
moyenne. 3,868,668 16 1/6 39 5 21 5

De ce tableau il est fort aisé de déduire les pertes énormes que le monopole à infligées, soit à l'Echiquier, soit au consommateur anglais.

Calculons en monnaies françaises et en nombres ronds pour la plus facile intelligence du lecteur.

A raison de 49 fr. 20 c. (39 sh. 5 d.), plus 30 fr. de droits (24 sh.), il en a coûté au peuple anglais, pour consommer annuellement 3,868,000 quintaux de sucre, la somme de 306 millions et demi, qui se décompose ainsi :

103 1/2 millions qu'aurait coûté une égale quantité de sucre étranger au prix de 29 fr. 75 (21 sh. 5 d.)

116 millions impôt pour le revenu à 30 fr. (24 sh.)

86 1/2 millions part du monopole résultant de la différence du prix colonial au prix étranger.

306 millions.

[xxxii]

Il est clair que, sous le régime de l'égalité et avec un impôt uniforme de 30 fr. par quintal, si le peuple anglais eût voulu dépenser 306 millions de francs en ce genre de consommation, il en aurait eu, au prix de 26 fr. 75, plus 30 francs de taxe, 5,400,000 quintaux ou 22 kil. par habitant au lieu de 16.

Le trésor, dans cette hypothèse, aurait recouvré 162 millions au lieu de 116.

Si le peuple se fût contenté de la consommation actuelle, il aurait épargné annuellement 86 millions, qui lui auraient procuré d'autres satisfactions et ouvert de nouveaux débouchés à son industrie.

 

Des calculs semblables, que nous épargnons au lecteur, prouvent que le monopole accordé aux propriétaires de bois du Canada coûte aux classes laborieuses de la Grande-Bretagne, indépendamment de la taxe fiscale, un excédant de 30 millions.

Le monopole du café leur impose une surcharge de 6,500,000 fr.

Voilà donc, sur trois articles coloniaux seulement, une somme de 124 millions enlevée purement et simplement de la bourse des consommateurs, en excédant du prix naturel des denrées ainsi que des taxes fiscales, pour être versée, sans aucune compensation, dans la poche des colons.

Je terminerai cette dissertation, déjà trop longue, par une citation que j'emprunte à M. Porter, membre du Board of trade.

« Nous avons payé en 1840, et sans parler des droits d'entrée, 5 millions de livres de plus que n'aurait fait pour une égale quantité de sucre toute autre nation. Dans la même année, nous avons exporté pour 4,000,000 1. st. aux colonies à suere; en sorte que nous aurions gagné un million à suivre le vrai principe, qui est d'acheter au marché le plus avantageux, alors même que nous aurions fait cadeau aux planteurs de toutes les marchandises qu'ils nous ont prises.

M. Ch. Comte avait entrevu , dès 1827, ce que M. Porter établit en chiffres.

« Si les Anglais, disait-il, calculaient quelle est la quantité de marchandises qu'ils doivent vendre aux possesseurs d'hommes pour recouvrer les dépenses qu'ils font dans la vue de s'assurer leur pratique, ils se convaincraient que ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est de leur livrer leurs marchandises pour rien et d'acheter, à ce prix, la liberté du commerce. »

Nous sommes maintenant en mesure, ce me semble, d'apprécier le degré de liberté dont jouissent en Angleterre le travail et l'échange, et de juger si c'est bien dans ce pays qu'il faut aller observer les désastreux effets de la libre concurrence sur l'équitable distribution de la richesse et l'égalité des conditions.

Récapitulons, concentrons dans un court espace les faits que nous venons d’établir.

1° Les branches aînées de l'aristocratie anglaise possèdent toute la surface du territoire.

2° L'impôt foncier est demeuré invariable depuis cent cinquante ans, quoique la rente des terres ait [xxxiv] septuplé. Il n'entre que pour un vingt-cinquième dans les recettes publiques.

3° La propriété immobilière est affranchie de droits de succession, quoique la propriété personnelle y soit assujétie.

4° Les taxes indirectes pèsent beaucoup moins sur les objets de qualités supérieures à l'usage des riches, que sur les mêmes objets de basses qualités à l'usage du peuple.

5° Au moyen de la loi-céréale, les mêmes branches aînées prélèvent sur la nourriture du peuple un impôt que les meilleures autorités fixent à un milliard de francs.

6° Le système colonial, poursuivi sur une très grande échelle, nécessite de lourds impôts, et ces impôts, payés presque en totalité par les classes laborieuses, sont, presque en totalité aussi, le patrimoine des branches cadettes des classes oisives.

7° Les taxes locales, comme les dimes (tithes ), arrivent aussi à ces branches cadettes par l'intermédiaire de l'Église établie.

8° Si le système colonial exige un grand développement de forces, le maintient de ces forces a besoin, à son tour, du régime colonial, et ce régime entraine celui des monopoles. On a vu que sur trois articles seulement, ils occasionnent au peuple anglais une perte sèche de 124 millions.

J'ai cru devoir donner quelque étendue à l'exposé de ces faits parce qu'ils me paraissent de nature à [xxxv] dissiper bien des erreurs, bien des préjugés, bien d'aveugles préventions. Combien de solutions aussi évidentes qu'inattendues n'offrent-ils pas aux économistes ainsi qu'aux hommes politiques ?

Et d'abord, comment ces écoles modernes, qui semblent avoir pris à tâche d'entraîner la France dans ce système de spoliations réciproques, en lui faisant peur de la concurrence, comment dis-je, ces écoles pourraient-elles persister à soutenir que c'est la liberté qui a suscité le paupérisme en Angleterre ? Dites-donc qu'il est né de la spoliation, de la spoliation organisée, systématique, persévérante, impitoyable. Cette explication n'est-elle pas plus simple, plus vraie et plus satisfaisante à la fois ? Quoi! La liberté entrainerait le paupérisme! La concurrence, les transactions libres, le droit d'échanger une propriété qu'on a le droit de détruire, impliqueraient une injuste distribution de la richesse! La loi providentielle serait donc bien inique! il faudrait donc se hâter d'y substituer une loi humaine, et quelle loi ? Une loi de restriction et d'empêchement. Au lieu de laisser faire, il faudrait empêcher de faire; au lieu de laisser passer, il faudrait empêcher de passer; au lieu de laisser échanger, il faudrait empêcher d'échanger; au lieu de laisser la rémunération du travail à celui qui l'a accompli, il faudrait en investir celui qui ne l'a pas accompli! Ce n'est qu'à cette condition qu'on éviterait l'inégalité des fortunes parmi les hommes! « Oui, disiez-vous, l'expérience est faite; la liberté et le paupérisme coexistent en Angleterre. » Mais vous ne pourrez plus le dire. [xxxvi] Bien loin que la liberté et la misère y soient dans le rapport de cause à effet, l'une d'elles du moins, la liberté, n'y existe même pas. On y est bien libre de travailler, mais non de jouir du fruit de son travail. Ce qui coexiste en Angleterre, c'est un petit nombre de spoliateurs et un grand nombre de spoliés, et il ne faut pas être un grand économiste pour en conclure l'opulence des uns et la misère des autres.

 

Ensuite, pour peu qu'on ait embrassé dans son ensemble la situation de la Grande-Bretagne telle que nous venons de la montrer, et l'esprit féodal qui domine ses institutions économiques, on sera convaincu que la réforme financière et douanière qui s'accomplit dans ce pays est une question européenne, humanitaire, aussi bien qu'une question anglaise. Il ne s'agit pas seulement d'un changement dans la distribution de la richesse au sein du Royaume-Uni, mais encore d'une transformation profonde de l'action qu'il exerce au dehors. Avec les injustes privilèges de l'aristocratie britannique tombent évidemment et la politique qu'on a tant reprochée à l'Angleterre, et son système colonial, et ses usurpations, et ses armées, et sa marine, et sa diplomatie, en ce qu'elles ont d'oppressif et de dangereux pour l'humanité.

 

Tel est le glorieux triomphe auquel aspire la ligue lorsqu'elle réclame

« l'abolition totale , immédiate et sans condition de tous les monopoles, de tous les droits protecteurs quelconques en faveur de l'agriculture, des manufactures, du commerce et de la [xxxvii] navigation, en un mot la liberté absolue des échanges. [3] »

Je ne dirai que peu de choses ici de cette puissante association. L'esprit qui l'anime, ses commencements, ses progrès, ses travaux, ses luttes, ses revers, ses succès, ses vues, ses moyens d'action, tout cela se manifestera, plein d'action, et de vie dans la suite de cet ouvrage. Je n'ai pas besoin de décrire minutieusement ce grand corps, puisque je l'expose respirant et agissant devant le public français, aux yeux de qui, par un miracle incompréhensible d'habileté, la presse subventionnée du monopole l'a si longtemps tenu caché.

Au milieu de la détresse que ne pouvait manquer d'appesantir sur les classes laborieuses le régime que nous venons de décrire, sept hommes se réunirent à Manchester au mois d'octobre 1838, et, avec cette virile détermination qui caractérise la race anglo-saxonne, ils résolurent de renverser tous les monopoles par les voies légales, et d'accomplir, sans troubles , sans effusion de sang, par la seule puissance de l'opinion, une révolution aussi profonde, plus profonde peut-être que celle qu’ont opéré nos pères en 1789.

Certes, il fallait un courage peu ordinaire pour affronter une telle entreprise. Les adversaires qu'il s'agissait de combattre avaient pour eux la richesse, l'influence, la législature, l'Église, l'État, le Trésor public, les terres, les places, les monopoles, et ils [xxxviii] étaient en outre entourés d'un respect et d'une vénération traditionnelles.

Et où trouver un point d'appui contre un ensemble de forces si imposant? Dans les classes industrieuses ? Hélas ! en Angleterre comme en France, chaque industrie croit son existence attachée à quelque lambeau de monopole. La protection s'est insensiblement étendue à tout. Comment faire préférer des intérêts éloignés et, en apparence, incertains à des intérêts immédiats et positifs ? Comment dissiper tant de préjugés, tant de sophismes que le temps et l'égoïsme ont si profondément incrustés dans les esprits? Et à supposer qu'on parvienne à éclairer l'opinion dans tous les rangs et dans toutes les classes, tâche déjà bien lourde, comment lui donner assez d'énergie, de persévérance et d'action combinée pour la rendre, par les élections, maîtresse de la législature?

L'aspect de ces difficultés n'effraya pas les fondateurs de la Ligue. Après les avoir regardées en face et mesurées, ils se crurent de force à les vaincre. L'agitation fut décidée.

Manchester fut le berceau de ce grand mouvement. Il était naturel qu'il naquit dans le nord de l'Angleterre, parmi les populations manufacturières, comme il est naturel qu'il naisse un jour au sein des populations agricoles du midi de la France. En effet, les industries qui dans les deux pays offrent des moyens d'échanges sont celles qui souffrent le plus immédiatement de leur interdiction, et il est évident que s'ils étaient libres, les Anglais nous enverraient du [xxxix] fer, de la houille, des machines , des étoffes, en un mot des produits de leurs mines et de leurs fabriques, que nous leur payerions en grains, soies, vins, huiles, fruits, c'est-à-dire en produits de notre agriculture.

Cela explique jusqu'à un certain point le titre bizarre en apparence que prit l'association : anti-corn-law-league [4]. Cette dénomination restreinte n'ayant pas peu contribué sans doute à détourner l'attention de l'Europe sur la portée de l'agitation, nous croyons indispensable de rapporter ici les motifs qui l'ont faite adopter.

Rarement la presse française a parlé de la Ligue ( nous dirons ailleurs pourquoi), et lorsqu'elle n'a pu s'empêcher de le faire, elle a eu soin du moins de s'autoriser de ce titre : Anti-corn-law, pour insinuer qu'il s'agissait d'une question toute spéciale, d'une simple réforme dans la loi qui règle en Angleterre les conditions de l'importation des grains.

Mais tel n'est pas seulement l'objet de la Ligue. Elle aspire à l'entière et radicale destruction de tous les privilèges et de tous les monopoles , à la liberté absolue du commerce, à la concurrence illimitée, ce qui implique la chute de la prépondérance aristocratique en ce qu'elle a d'injuste, la dissolution des liens coloniaux en ce qu'ils ont d'exclusif, c'est-à-dire une révolution complète dans la politique intérieure et extérieure de la Grande-Bretagne.

Et pour n'en citer qu'un exemple, nous voyons aujourd'hui les free-traders prendre parti pour les [xl] États-Unis dans la question de l'Oregon et du Texas. Que leur importe, en effet, que ces contrées s'administrent elles-mêmes sous la tutelle de l'Union, au lieu d'être gouvernées par un président mexicain ou un lord-commissaire anglais, pourvu que chacun y puisse vendre, acheter, acquérir, travailler; pourvu que toute transaction honnête y soit libre ? A ces conditions, ils abandonneraient encore volontiers aux États-Unis et les deux Canada et la Nouvelle-Écosse, et les Antilles par-dessus le marché; ils les donneraient même sans cette condition, bien assurés que la liberté des échanges sera tôt ou tard la loi des transactions internationales [5].

[xli]

Mais il est facile de comprendre pourquoi les free-traders ont commencé par réunir toutes leurs forces contre un seul monopole, celui des céréales : c'est qu'il est la clef de voûte du système tout entier. C'est la part de l'aristocratie, c'est le lot spécial que se sont adjugé les législateurs. Qu'on leur arrache ce monopole, et ils feront bon marché de tous les autres.

C'est d'ailleurs celui dont le poids est le plus lourd au peuple, celui dont l'iniquité est la plus facile à démontrer. L'impôt sur le pain! sur la nourriture! sur la vie !Voilà, certes, un mot de ralliement merveilleusement propre à réveiller la sympathie des masses.

C'est certainement un grand et beau spectacle que de voir un petit nombre d'hommes essayant, à force de travaux, de persévérance et d'énergie, de détruire le régime le plus oppressif et le plus fortement organisé, après l'esclavage, qui ait pesé jamais sur un grand peuple et sur l'humanité, et cela sans appeler à la force brutale, sans même essayer de déchaîner [xlii] l'animadversion publique, mais en éclairant d'une vive lumière tous les replis de ce système, en résulant tous les sophismes sur lesquels il s'appuie en inculquant aux masses les connaissances et les vertus qui seules peuvent les affranchir du joug qui les écrase.

Mais ce spectacle devient bien plus imposant encore quand on voit l'immensité du champ de bataille s'agrandir chaque jour par le nombre des questions et des intérêts qui viennent les uns après les autres s'engager dans la lutte.

D'abord l'aristocratie dédaigne de descendre dans la lice. Quand elle se voit maîtresse de la puissance politique par la possession du sol, de la puissance matérielle par l'armée et la marine, de la puissance morale par l'Église , de la puissance législative par le Parlement, et enfin de celle qui vaut toutes les autres, de la puissance de l'opinion publique par cette fausse grandeur nationale qui flatte le peuple et qui semble liée aux institutions qu'on ose attaquer, quand elle contemple la hauteur, l'épaisseur et la cohésion des fortifications dans lesquelles elle s'est retranchée, quand elle compare ses forces avec celles que quelques hommes isolés dirigent contre elle , elle croit pouvoir se renfermer dans le silence et le dédain.

Cependant la Ligue fait des progrès. Si l'aristocratie a pour elle l'Église établie, la Ligue appelle à son aide toutes les Églises dissidentes. Celles-ci ne se rattachent pas au monopole par la dime; elles se soutiennent par des dons volontaires, c'est-à-dire par la confiance publique. Elles ont bientôt compris que [xliii] l'exploitation de l'homme par l'homme, qu’on la nomme esclavage ou protection, est contraire à la charte chrétienne. Seize cents ministres dissidents répondent à l'appel de la Ligue. Sept cents d'entre eux, accourus de tous les points du royaume, se réunissent à Manchester. Ils délibérérent; et le résultat de leur délibération est qu'ils iront prêcher dans toute l'Angleterre la cause de la liberté des échanges comme conforme aux lois providentielles, qu'ils ont mission de promulguer.

Si l'aristocratie a pour elle la propriété foncière et les classes agricoles, la Ligue s'appuie sur la propriété des bras, des facultés et de l'intelligence. Rien n'égale le zèle avec lequel les classes manufacturières s'empressent de concourir à la grande œuvre. Les souscriptions spontanées versent au fonds de la Ligue 200,000 fr. en 1841, 600,000 en 1842, un million en 1843 , 2 millions en 1844; et en 1845 une somme double, peut-être triple, sera consacrée à un des objets que l'association a en vue, l'inscription d'un grand nombre de free-traders sur les listes électorales. Parmi les faits relatifs à cette souscription, il en est un qui produisit sur les esprits une profonde sensation. La liste, ouverte à Manchester le 14 novembre 1844, présenta à la fin de cette même journée une recette de 16,000 livres sterling ( 400,000 francs). Grâce à ces abondantes ressources, la Ligue, revêtant ses doctrines des formes les plus variées et les plus lucides, les distribue parmi le peuple dans des brochures, des pamphlets, des placards, des journaux innombrables; [xliv] elle divise l’Angleterre en douze districts, dans chacun, desquels elle entretient un professeur d'économie polilique. Elle-même, comme une université mouvante, tient ses séances en public dans toutes les villes et tous les comtés de la Grande-Bretagne. Il semble d'ailleurs que celui qui dirige les évènements humains a ménagé à la Ligue des moyens inattendus de succès. La réforme postale lui permet d'entretenir avec les comités élecloraux qu'elle a fondés dans tout le pays une correspondance qui comprend annuellement plus de 300,000 dépêches; les chemins de fer impriment à ses mouvements un caractère d'ubiquité, et l'on voit les mêmes hommes qui ont agité le matin à Liverpool agiter le soir à Edimbourg ou à Glascow; enfin la réforme électorale à ouvert à la classe moyenne les portes du Parlement, et les fondateurs de la Ligue , les Cobden, les Bright, les Gibson, les Villiers, sont admis à combattre le monopole en face des monopoleurs et dans l'enceinte même où il fut décrété. Ils entrent dans la Chambre des communes, et ils y forment, en dehors des Whigs et des Torys, un parti si l'on peut lui donner nom, qui n'a pas de précédents dans les annales des peuples constitutionnels, un parti décidé à ne sacrifier jamais la vérité absolue, la justice absolue, les principes absolus aux questions de personnes, aux combinaisons, à la stratégie des ministères et des oppositions.

Mais il ne suffisait pas de rallier les classes sociales sur qui pèse directement le monopole; il fallait encore désiller les yeux de celles qui croient sincèrement [xlv] leur bien-être et même leur existence attachés au système de la protection. M. Cobden entreprend cette rude et périlleuse tâche. Dans l'espace de deux mois, il provoque quarante meetings au sein même des populations agricoles. Là, entouré souvent de milliers de laboureurs et de fermiers, parmi lesquels on pense bien que se sont glissés, à l'instigation des intérêts menacés, bien des agents de désordre, il déploie un courage, un sang-froid, une habileté, une éloquence qui excitent l'étonnement, si ce n'est la sympathie de ses plus ardents adversaires. Placé dans une position analogue à celle d'un Français qui irait précher la doctrine de la liberté commerciale dans les forges de Decazeville ou parmi les mineurs d'Anzin, on ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans cet homme éminent, à la fois économiste, tribun, homme d'État, tacticien, théoricien, et auquel je crois qu'on peut faire une juste application de ce qu'on a dit de Destutt de Tracy : « A force de bon sens, il atteint au génie.» Ses efforts obtiennent la récompense qu'ils méritent, et l'aristocratie a la douleur de voir le principe de la liberté gagner rapidement au sein de la population vouée à l'agriculture.

Aussi le temps n'est plus où elle s'enveloppait dans sa morgue méprisante; elle est enfin sortie de son inertie. Elle essaye de reprendre l'offensive, et sa première opération est de calomnier la Ligue et ses fondateurs. Elle scrute leur vie publique et privée; mais forcée bientôt d'abandonner le champ de bataille des personnalités où elle pourrait bien laisser plus de morts et de [xlvi] blessés que la Ligue, elle appelle à son secours l'armée de sophismes qui, dans tous les temps et dans tous les pays, ont servi d'étai au monopole. Protection à l'agriculture, invasion des produits étrangers, baisse des salaires résultant de l'abondance des subsistances, indépendance nationale, épuisement de numeraire, débouchés coloniaux assurés, prépondérance politique, empire des mers, voilà les questions qui s'agitent, non plus entre savant, non plus d'école à écoles, mais devant le peuple, mais de démocratie à aristocratie,

Cependant il se rencontre que les Ligueurs ne sont pas seulement des agitateurs courageux; ils sont aussi de profonds économistes. Pas un de ces nombreux sophismes ne résiste au choc de la discussion, et au besoin, des enquêtes parlementaires, provoquées par la Ligue, viennent en démontrer l'inanité.

L'aristocratie adopte alors une autre marche. La misère est immense, profonde, horrible, et la cause en est patente, c'est qu'une odieuse inégalité préside à la distribution de la richesse sociale. Mais au drapeau de la Ligue qui porte inscrit le mot justice, l'aristocratie oppose une bannière où on lit le mot charité. Elle ne conteste plus les souffrances populaires; mais elle compte sur un puissant moyen de diversion: l'aumône.

« Tu souffres, dit-elle au peuple; c'est que tu as trop multiplié, et je vais te préparer un vaste système d'émigration. (Motion de M. Butler.) — Tu meurs d'inanition; je donnerai à chaque famille un jardin et une vache. (Allotments.) — Tu es exténué de fatigue ; c'est que l'on exige de toi trop de travail, et j'en limiterai [xlviii] la durée. (Bill de dix heures. ) »

Ensuite viennent les souscriptions pour procurer gratuitement aux classes pauvres des établissements de bains, des lieux de récréations, les bienfaits d'une éducation nationale, etc. Toujours des aumônes, toujours des palliatifs; mais quant à la cause qui les nécessite, quant au monopole, quant à la distribution factice et partiale de la richesse, on ne parle pas d'y toucher.

La ligue a ici à se défendre contre un système d'agression d'autant plus perfide, qu'il semble attribuer à ses adversaires, entre autres monopoles, le monopole de la philanthropie et la placer elle-même dans ce cercle de justice exacte et froide qui est bien moins propre que la charité, même impuissante, même hypocrite, à exciter la reconnaissance irréfléchie de ceux qui souffrent.

Je ne reproduirai pas les objections que la Ligue oppose à tous ces projets d'institutions prétendues charitables; on en verra quelques-unes dans le cours de l'ouvrage. Il me suffira de dire qu'elle s'est associée à celle de ces œuvres qui ont un caractère incontestable d'utilité. C'est ainsi que parmi les free-traders de Manchester, il a été recueilli près d'un million pour donner de l'espace, de l'air et du jour aux quartiers habités par les classes ouvrières. Une somme égale, provenant aussi de souscriptions volontaires, a été consacrée dans cette ville à l'établissement de maisons d’école. Mais en même temps la Ligue ne s'est pas lassé de montrer le piège caché sous ce fastueux étalage de philanthropie :

« Quand les Anglais meurent [xlviii] de faim, disait-elle, il ne suffit pas de leur dire : « Nous vous transporterons en Amérique où les aliments abondent »; il faut laisser ces aliments entrer en Angleterre. — Il ne suffit pas de donner aux familles ouvrières un jardin pour y faire croître des pommes de lerre; il faut surtout ne pas lui ravir une partie des profits que lui procureraient une nourriture plus substancielle. — Il ne suffit pas de limiter le travail excessif auquel les condamne la spoliation; il faut faire cesser la spoliation même, afin que dix heures de travail en valent douze. — Il ne suffit pas de leur donner de l'air et de l'eau, il faut leur donner du pain ou du moins le droit d'acheter du pain. Ce n'est pas la philanthropie mais la liberté qu'on doit opposer à l'oppression; ce n'est pas la charité mais la justice qui peut guérir les maux de l'injustice. L'aumône n'a et ne peut avoir qu'une action insuffisante, fugitive, incertaine et souvent dégradante. »

A bout de ses sophismes, de ses faux-fuyants, de ses prétextes dilatoires, il restait une ressource à l'aristocratie : la majorité parlementaire, la majorité qui dispense d'avoir raison. Le dernier acte de l'agitation devait donc se passer au sein des collèges électoraux. Après avoir popularisé les saines doctrines économiques, la Ligue avait à donner une direction pratique aux efforts individuels de ses innombrables prosélytes. Modifier profondément les constituants (constituencies) du royaume, saper l'influence aristocratique, attirer sur la corruption les châtiments de la loi et de l'opinion, telle est la nouvelle phase dans laquelle est [xlix] entrée l'agitation avec une énergie que les progrès semblent acroître. Vires acquirit eundo. A la voix de Cobden, de Bright et de leurs amis, des milliers de free-traders se font inscrire sur les listes électorales, des milliers de monopoleurs en sont rayés, et d'après la rapidité de ce mouvement, on peut prévoir le jour où le sénat ne représentera plus une classe, mais la communauté.

On demandera peut-être si tant de travaux, tant de zèle, tant de dévouement, sont demeurés jusqu'ici sans influence sur la marche des affaires publiques et si le progrès des doctrines libérales dans le pays ne s'est pas réfléchi à quelque degré dans la législation.

J'ai exposé en commençant le régime économique de l'Angleterre antérieurement à la crise commerciale qui a donné naissance à la Ligue; j'ai même essayé de soumettre au calcul quelque-unes des extorsions que les classes dominatrices exercent sur les classes asservies par le double mécanisme des impôts et des monopoles.

Depuis cette époque, les uns et les autres ont été modifiés. Qui n'a pas entendu parler du plan financier que sir Robert Peel vient de soumettre à la Chambre des communes, plan qui n'est que le développement de reformes commencées en 1842 et 1844, et dont la complète réalisation est réservée à des sessions ultérieures du Parlement ? Je crois sincèrement qu'on a méconnu en France l'esprit de ces réformes, qu'on en a tour-a-tour exagéré ou atténué la portée. On m'excusera donc si j'entre ici dans quelques détails, que [l] je m'efforcerai du reste d’abréger le plus qu'il me sera possible.

La spoliation (qu'on me pardonne le retour fréquent de ce terme; mais il est nécessaire pour détruire l'erreur grossière qui est impliquée dans son synonyme protection); la spoliation , réduite en système de gouvernement, avait produit toutes ses naturelles conséquences : une extrême inégalité des fortunes, la misère, le crime et le désordre au sein des dernières couches sociales, une diminution énorme dans toutes les consommations, par suite l'affaiblissement des recettes publiques, et le déficit, qui, croissant d'année en année, menaçait d'ébranler le crédit de la Grande-Bretagne. Evidemment il n'était pas possible de rester dans une situation qui menaçait d'engloutir le vaisseau de l'État. L'Agitation irlandaise, l'Agitation commerciale, l'Incendiarisme dans les districts agricoles, le rébeccaïsme dans le pays de Galles, le Chartisme dans les villes manufacturières, ce n'était là que les symptômes divers d'un phénomène unique, la souffrance du peuple. Mais la souffrance du peuple, c'est-à-dire des masses, c'est-à-dire encore de la presque universalité des hommes, doit à la longue gagner toutes les classes de la société. Quand le peuple n'a rien, il n'achète rien; quand il n'achète rien, les fabriques s'arrêtent, et les fermiers ne vendent pas leur récolte, et s'ils ne vendent pas, ils ne peuvent payer leurs fermages. Ainsi les grands seigneurs législateurs eux-mêmes se trouvaient placés par l'effet même de leur loi entre la banqueroute des fermiers et la banqueroute de l'État, [li] et menacés à la fois dans leur fortune immobilière et et mobilière. Ainsi l'aristocratie sentait le terrain trembler sous ses pas. Un de ses membres les plus distingués, sir James Graham, aujourd'hui ministre de l'intérieur, avaient fait un livre pour l'avertir des dangers qui l'entouraient :

« Si vous ne cédez une partie, vous perdrez tout, disait-il, et une tempête révolutionnaire balayera de dessus la surface du pays non-seulement vos monopoles, mais vos honneurs, vos privilèges, votre influence et vos richesses mal acquises. »

Le premier expédient qui se présenta pour parer au danger le plus immédiat , le déficit, fut, selon l'expression consacrée aussi par nos hommes d'État, d'exiger de l'impôt tout ce qu'il peut rendre. Mais il arriva que les taxes mêmes qu'on essaya de renforcer furent celles qui laissèrent le plus de vide au Trésor, Il fallut renoncer pour longtemps à cette ressource, et le premier soin du cabinet actuel, quand il arriva aux affaires, fut de proclamer que l'impôt était arrivé à sa dernière limite : « I am bound to say that the people of this country has been brought to the utmost limit of taxation. » (Peel, discours du 10 mai 1842.)

Pour peu que l'on ait pénétré dans la situation respective des deux grandes classes dont j'ai décrit les intérêts et les luttes, on comprendra aisément quel était pour chacune d'elles le problème à résoudre.

Pour les free-traders, la solution était très simple : abroger tous les monopoles. Affranchir les importations, c'était nécessairement accroitre les échanges et par [lii] conséquent les exportations; c'était donc donner au peuple tout à la fois du pain et du travail; c'était encore favoriser toutes les consommations, par conséquent les taxes indirectes, et en definitive rétablir l'équilibre des finances.

Pour les monopoleurs, le problème était pour ainsi dire insoluble. Il s'agissait de soulager le peuple sans le soustraire aux monopoles, de relever le revenu public sans augmenter les taxes, et de conserver le système colonial sans diminuer les dépenses nationales.

Le ministère Whig (Russell, Morpeth, Melbourne, Baring, etc.) présenta un plan qui se tenait entre ces deux solutions. Il affaiblissait, sans les détruire, les monopoles et le système colonial. Il ne fut accepté ni par les monopoleurs, ni par les free-traders. Ceux-là voulaient le monopole absolu, ceux-ci la liberté illimitée. Les uns s'écriaient : « Pas de concessions ! » les autres : « Pas de transactions ! »

Battus au Parlement, les Wighs en appelèrent au corps électoral. Il donna amplement gain de cause aux Torys, c'est-à-dire à la protection et aux colonies. Le ministère Peel fut constitué (1841) avec mission expresse de trouver l'introuvable solution que j'indiquais tout-à-l'heure au grand et terrible problème posé par le déficit et la misère publique; et il faut avouer qu'il a surmonté la difficulté avec une sagacité de conception et une énergie d'exécution remarquables.

J'essaierai d'expliquer le plan financier de M. Peel, tel du moins que je le comprends.

[liii]

Il ne faut pas perdre de vue que les divers objets qu'a dû se proposer cet homme d'État , eu égard au parti qui l'appuie , sont les suivants :

1° Rétablir l'équilibre des finances.

2° Soulager les consommateurs.

3° Raviver le commerce et l'industrie.

4° Conserver autant que possible le monopole essentiellement aristocratique, la loi céréale.

5° Conserver le système colonial, et avec lui l'armée, la marine, les hautes positions des branches cadettes.

6° On peut croire aussi que cet homme éminent, qui plus que tout autre sait lire dans les signes du temps et qui voit le principe de la Ligue envahir l’Angleterre à pas de géant, nourrit encore au fond de son âme une pensée d'avenir personnelle mais glorieuse, celle de se ménager l'appui des free-traders pour l'époque où ils auront conquis la majorité, afin d'imprimer de sa main le sceau de la consommation à l'œuvre de la liberté commerciale, sans souffrir qu'un autre nom officiel que le sien s'attache à la plus grande révolution des temps modernes.

Il n'est pas une des mesures, une des paroles de sir Robert Peel qui ne satisfasse aux conditions prochaines ou éloignées de ce programme. On va en juger.

Le pivot autour duquel s'accomplissent toutes les évolutions financières et économiques dont il nous reste à parler, c'est l'income-tax.

L'income-tax, on le sait , est un subside prélevé sur les revenus de toutes natures: Cet impôt est [liv] essentiellement temporaire et patriotique, On n'y a recours que dans les circonstances les plus graves , et jusqu'ici, en cas de guerre. Sir Robert Peel l'obtint du Parlement en 1842, et pour trois ans; il vient d'être prorogé jusqu'en 1849. C'est la première fois qu'au lieu de servir à des fins de destruction et à infliger à l'humanité les maux de la guerre, il sera devenu l'instrument de ces utiles réformes que cherchent à réaliser les nations qui veulent mettre à profit les bienfaits de la paix.

Il est bon de faire observer ici que tous les revenus au-dessous de 150 liv. sterl. (3,700 fr. ) sont affranchis de la taxe, en sorte qu'elle frappe exclusivement la classe riche. On a beaucoup répété de ce côté comme de l'autre côté du Détroit, que l'income-tax était définitivement inscrit dans le Code financier de l’Angleterre. Mais quiconque connaît la nature de cet impôt et le mode d'après lequel il est perçu, sait bien qu'il ne saurait être établi d'une manière permanente, du moins dans sa constitution actuelle, et si le cabinet entretient à cet égard quelque arrière-pensée, il est permis de croire qu'en habituant les classes aisées à contribuer dans une plus forte proportion aux charges publiques, il songe à mettre l'impôt foncier ( land-tax ) dans la Grande-Bretagne plus en harmonie avec les besoins de l'État et les exigences d'une équitable justice distributive.

Quoi qu'il en soit, le premier objet que le ministère Tory avait en vue, le rétablissement de l'équilibre dans les finances, fut atteint, grâces aux ressources [lv] de l'income-tax, et le déficit qui menaçait le crédit de l’Angleterre a, du moins provisoirement, disparu.

Un excédant de recettes était même prévu dès 1842. Il s'agissait de l'appliquer à la seconde et à la troisième conditions du programme : Soulager les consommateurs; raviver le commerce et l'industrie.

Ici nous entrons dans la longue série des réformes douanières exécutées en 1842, 1843, 1844 et 1845. Notre intention ne peut être de les exposer en détail; nous devons nous borner à faire connaitre l'esprit dans lequel elles ont été conçues.

Toutes les prohibitions ont été abolies. Les bœufs, les veaux, les moutons, la viande fraîche et salée qui étaient repoussés d'une manière absolue furent admis à des droits modérés; les bœufs, par exemple, à 25 fr. par tête ( le droit est presque double en France ) ce qui n'a pas empèché M. Gauthier de Rumilly de dire en pleine Chambre, en 1845, sans être contredit par personne, tant les journaux ont eu soin de nous tenir dans l'ignorance sur ce qui se passe de l'autre côté de la Manche, que les bestiaux sont encore prohibés en Angleterrre.

Les droits furent abaissés dans une très forte proportion, et quelquefois de moitié, des deux tiers et des trois quarts sur 650 articles de consommation; entre autres les farines, l'huile, le cuir, le riz, le café, le suif, la bière, etc., etc.

Ces droits , d'abord abaissés, ont été complétement abolis en 1845 sur 430 articles, parmi lesquels figurent toutes les matières premières de quelque [lvi] importance, la laine, le coton, le lin, le vinaigre, etc., etc.

Les droits d'exportation furent aussi radicalement abrogés. Les machines et la houille, ces deux puissances dont, dans des idées étroites de rivalité commerciale, il serait peut-être assez naturel que l'Angleterre se montrât jalouse, sont en ce moment à la disposition de l'Europe. Nous en pourrions jouir aux mêmes prix que les Anglais, si, par une bizarrerie étrange, mais parfaitement conséquente au principe du système protecteur, nous ne nous étions placés nous-mêmes, par nos tarifs, dans des conditions d'infériorité à l'égard de ces instruments essentiels de travail, au moment même ou l'égalité nous était offerte ou pour mieux dire conférée sans condition.

On conçoit que l'abrogation totale d'un droit d'entrée doit laisser un vide définitif, et l'abaissement un vide au moins momentané dans le Trésor. C'est ce vide que les excédants de recette dûs à l'income-tax sont destinés à couvrir.

Cependant l'income-tax n'a qu'une durée limitée. Le cabinet Tory a espéré que l'accroissement de la consommation, la recrudescence du commerce et de de l'industrie réagiraient sur toutes les branches de revenus de manière à ce que l'équilibre des finances fût rétabli en 1849, sans que la ressouce de l'income-tax fùt plus longtemps nécessaire. Autant qu'on en peut juger par les résultats de la réforme partielle de 1842, ces espérances ne seront pas trompées. Déjà les recettes générales de 1844 ont dépassé celles de 1843 de liv, sterl. 1,410,726 ( 35 millions de francs. )

[lvii]

D'un autre côté, tous les faits concordent à témoigner que l'activité a repris dans toutes les branches de travail, et que le bien-être s'est répandu dans toutes les classes de la société. Les prisons et les work-houses se sont dépeuplées; la taxe des pauvres a baissé; l'accise a fructifié; le rebeccaisme et l'incendiarisme se sont apaisés; en un mot, le retour de la prospérité se montre par tous les signes qui servent à la révéler, et entre autres par les recettes des douanes.

Recettes de l'année 1841 (sous le systèrne ancien). 19,900,000 l. st.
1842 18,700,000
1843 première année de la réforme. 21,400,000
1844. 23,500,000

Maintenant si l'on considère que, pendant cette dernière année, les marchandises qui ont passé par la douane n'ont rien payé à la sortie, (abrogation des droits d'exportation), et n'ont acquitté à l'entrée que des taxes réduites, au moins pour 650 articles (abaissement des droits d'importation), on en concluera rigoureusement que la masse des produits importés a dû augmenter dans une proportion bien énorme pour que la recette totale, non-seulement n'ait pas diminué, mais encore se soit élevée de cent millions de francs.

Il est vrai que, d'après les économistes de la presse et de la tribune françaises, cet accroissement d'importations ne prouve autre chose que la décadence de l'industrie de la Grande-Bretagne, l'invasion, l'inondation de ses marchés par les produits étrangers, et la stagnation de son travail national; nous laisserons ces [lviii] messieurs concilier, s'ils le peuvent, cette conclusion avec tous les autres signes par lesquels se manifeste la renaissante prospérité de l'Angleterre, et pour nous, qui croyons que les produits s'échangent contre des produits, satisfaits de trouver dans l'accord des faits qui précèdent une preuve nouvelle et éclatante de la vérité de cette doctrine, nous dirons que sir Robert Peel a rempli la seconde et la troisième condition de son programme : Soulager le consommaleur, raviver le commerce et l'industrie.

Mais ce n'était pas pour cela que les Torys l'avaient porté, le soutenaient au pouvoir. Encore tout émus de la frayeur que leur avait causé le plan bien autrement radical de John Russell, et de l'orgueil de leur récent triomphe sur les Whigs, ils n'étaient pas disposés à perdre le fruit de leur vicioire, et ils entendaient bien ne laisser agir l'homme de leur choix, dans l'accomplissement de son œuvre, qu'autant qu'il ne toucherait pas, ou qu'il ne toucherait que d'une manière illusoire aux deux grands instruments de rapine que s'est législativement attribué l'aristocratie anglaise : La loi-céréale et le système colonial.

C'est surtout dans cette difficile partie de sa tâche que le premier ministre a déployé toutes les ressources de son esprit fertile en expédients.

Lorsqu'un droit d'entrée a fait arriver le prix d'un produit à ce taux que la concurrence intérieure ne permet pas, en aucun cas, de dépasser, tout son effet protecteur est obtenu. Ce qu'on ajouterait à ce prix serait purement nominal, et ce qu'on en retrancherait [lix] dans les limites de cet excédant serait évidemment inefficace. Supposez qu'un produit français, soumis à la rivalité étrangère, se vende à 15 fr., et qu'affranchi de cette rivalité, il ne puisse, à cause de la concurrence intérieure, s'élever au-dessus de 20 fr. En ce cas, un droit de 5 ou 6 fr. sur le produit étranger donnera au similaire national toute la protection qu'il soit au pouvoir du tarif de conférer. Le droit fût-il porté à 100 fr., n'éleverait pas d'un centime le prix du produit, d'après l'hypothèse même, et par conséquent toute réduction qui ne descendrait pas au-dessous de 5 ou 6 fr. serait de nul effet pour le producteur et pour le consommateur.

il semble que l'observation de ce phénomène a dirigé la conduite de sir Robert Peel en ce qui concerne le grand monopole aristocratique, le blé, et le grand monopole colonial, le sucre.

Nous avons vu que la loi-céréale, qui avait pour but avoué d'assurer au producteur national 64 sh. par quarter de froment avait failli dans son objet. L'échelle mobile (sliding-scale) était bien calculée pour atteindre ce but, car elle ajoutait au prix du blé étranger à l'entrepôt un droit graduel qui devait faire ressortir le prix vénal à 70 sh. et plus. Mais la concurrence des producteurs nationaux d'une part, et de l'autre la diminution de consommation qui suit la cherté, ont concouru à retenir le blé à un taux moyen moins élevé et qui n'a pas dépassé 56 sh. Qu'a fait alors sir Robert Peel, il a tranché dans cette portion de droit qui était radicalement inefficace, et il a baissé [lx] l'échelle mobile de manière, à ce qu'il pensait, à fixer le froment å 56 sh., c'est-à-dire au prix le plus élevé que la concurrence intérieure lui permette d'atteindre, dans les temps ordinaires, en sorte qu'en réalité il n'a rien arraché à l'aristocratie ni rien conféré au peuple.

A cet égard, sir Robert n'a pas caché cette politique de prestidigitateur, car à toute demande de droits plus élevés, il répondait :

« Je crois que vous avez eu des preuves concluantes que vous êtes arrivés à l'extrême limite de la taxe utile (profitable taxation), sur les articles de subsistances. Le vous conseille de ne pas l'accroître, car si vous le faites, vous serez certainement déjoués dans votre but. » Most assuredly you will be defeated in your object.)

Je n'ai parlé que du froment, mais il est bon d'observer que la même loi embrasse les céréales de toutes sortes. De plus, le beurre et le fromage, qui entrent pour beaucoup dans les revenus des domaines seigneuriaux, n'ont point été dégrevés. Il est donc bien vrai que le monopole aristocratique n'a été que très inefficacement entamé.

La même pensée a présidé aux diverses modifications introduites dans la loi des sucres. Nous avons vu que la prime accordée aux planteurs, ou le droit différentiel entre le sucre colonial et le sucre étranger, etait de 39 sh. par quintal. C'est là la marge que la spoliation avait devant elle; mais à cause de la concurrence que se sont entre elles les colonies, elles n'ont pu extorquer au consommateur, en excédant du prix [lx] naturel et du droit fiscal que 18 sh. (Voir ci-dessus, p. 245.) Sir Robert pouvait donc abaisser le droit différentiel de 39 sh. à 18 sans rien changer, si ce n'est une lettre morte, dans le statute-book.

Or, qu'a-t-il fait? Il a établi le tarif suivant :

Sucre colonial, brut. 14 sh.
Sucre colonial, terré. 16
Sucre étranger (libre), brut 23
Sucre étranger (libre), terré 28
Sucre étranger (esclave) 63

Il estime qu'il entrera en Angleterre, sous l'empire de ce nouveau tarif, 230,000 tonnes de sucre colonial, et la protection étant de 10 sh. par quintal ou 10 liv. st. par tonne, la somme extorquée au consommateur pour être livrée sans compensation aux planteurs sera de 2,300,000 liv. st. ou f. 57,000,000. Au lieu de 86 millions (Voir page 246).

Mais d'un autre côté, il dit : « la conséquence sera que la Trésor recevra du droit sur le sucre par suite de la réduction, liv. st. 3,960,000. Le revenu obtenu de cette denrée, l'année dernière, a été de 5,216,000 liv., il y aura donc l'année prochaine une perte de revenu de 5,300,000 liv. st. » soit fr. 32,500,000, et c'est l'income-tax, c'est-à-dire un nouvel impôt, qui est chargé de remplir le vide laissé à l'Échiquier, en sorle que si le peuple est soulagé, en ce qui concerne la consommation du sucre, ce n'est pas au préjudice du monopole, mais aux dépens du Trésor, et comme on rend à celui-ci par l'income-tax ce qu'il perd sur la douane, il en résulte que les spoliations et les charges [lxii] restent les mêmes, et c'est tout au plus si l'on peut dire qu'elles subissent un léger déplacement.

Dans tout l'ensemble des réformes réelles ou apparentes accomplies par sir Robert Peel, sa prédilection en faveur du système colonial ne cesse de se manifester, et c'est là surtout ce qui le sépare profondément des free-traders. Chaque fois que le ministre a dégrevé une denrée étrangère, il a eu soin de dégrever dans une proportion au moins aussi forte la denrée similaire venue des colonies anglaises; en sorte que la protection reste la même. Ainsi, pour n'en citer qu'un exemple, le bois de construction étranger a été réduit des cinq sixièmes; mais le bois des colonies l'a été des neuf dixièmes. Le patrimoine des branches cadettes de l'aristocratie n'a donc pas été sérieusement entamé, pas plus que celui des branches aînées, et, à ce point de vue, l'on peut dire que le plan financier (financial statement), l'audacieuse expérience (bold experiment), du ministre dirigeant, demeurent renfermés dans les bornes d'une question anglaise, et ne s'élèvent pas la hauteur d'une question humanitaire; car l'hunianité n'est que fort indirectement intéressée au régime intérieur de l'échiquier anglais, mais elle eût été profondément et favorablement affectée d'une réforme, même financière, qui aurait impliqué la chute de ce système coloniał qui a tant troublé et menace encore si gravement la paix et la liberté du monde.

Loin que sir Robert Peel suive la Ligue sur ce lerrain, il ne perd pas une occasion de se prononcer en faveur des colonies, et dans l'exposé des motifs de son [lxiii] plan financier, après avoir rappelé à la Chambre que l'Angleterre possède quarante-cinq colonies, après avoir même demandé, à ce sujet, un accroissement d'allocations, il ajoute :

« On pourra dire qu'il est contraire à la sagesse d'étendre autant que nous l'avons fait notre système colonial. Mais je m'en tiens au fait que vous avez des colonies, et que, les ayant, il faut les pourvoir de forces suffisantes. Je répugnerais, d'ailleurs, quoique je sache combien ce système entraîne de dépenses et de dangers, je répugnerais à condamner cette politique qui nous a conduit à jeter sur divers points du globe les bases de ces possessions animées de l'esprit anglais, parlant la langue anglaise et destinées peut-être à s'élever dans l'avenir au rang de grandes puissances commerciales ! »

Je crois avoir démontré que sir Robert Peel a rempli avec habileté les plus funestes parties de son programme. Il me resterait à justifier les motifs des prévisions qui m'ont fait dire :

« On peut croire encore que cet homme éminent qui, plus que tout autre, sait lire dans les sigues du temps, et qui voit le principe de la Ligue envahir l'Angleterre à pas de géant, nourrit au fonds de son âme une pensée personnelle, mais glorieuse, celle de se ménager l'appui des free-traders pour l'époque où ils auront conquis la majorité, afin d'imprimer de ses mains le sceau de la consommation à l'œuvre de la liberté commerciale, sans souffrir qu'un autre nom officiel que le sien s'attache à la plus grande révolution des temps modernes. »

Comme il ne s'agit ici que d'une simple conjecture [lxiv] qui, vu l'humble source d'où elle émane, ne peut avoir pour le lecteur qu'une faible importance, je ne vois aucune utilité à la justifier à ses yeux. Je ne crois pas qu'elle ait rien de chimérique pour quiconque a étudié la situation économique du Royaume-Uni, le dénouement probable des réformes qu'il subit , le caractère de celui qui les dirige, le mouvement et le déplacement, même actuels, des majorités, et surtout les rapides progrès de l'opinion dans les masses et au sein du corps électoral. Jusqu'ici sir Robert Peel s'est montré grand financier, grand ministre, grand homme d'État peut-être; pourquoi n'aspirerait-il pas au titre de grand homme que la postérité ne décernera plus sans doute qu'aux bienfaiteurs de l'humanité ?

Il ne sera peut-être pas sans intérêt pour le lecteur d'entrevoir l'issue propable des réformes dont nous ne connaissons encore que les premiers linéaments. Une brochure récente vient de révéler un plan financier qui doit rallier les membres influents de la Ligue. Nous le mentionnerons ici, tant à cause de son admirable simplicité et de sa parfaite conformité aux principes les plus purs de la liberté commerciale, que parce qu'il est loin d'être dépourvu de tout caractère officiel. Il émane, en effet , d'un oflicier du Board of trade, M. Mac Grégor, comme la réforme postale eut pour promoteur un employé du post-office, M. Rowland-Hill. On peut ajouter qu'il a assez d'analogie avec les changements opérés par sir Robert Peel pour laisser supposer qu'il n'a pas été jeté dans le public à l'insu, et moins encore contre la volonté du premier ministre.

[lxv]

Voici le plan du secrétaire du Board of trade.

Il suppose que les dépenses s'élèveront, comme aujourd'hui, à 50 millions st. Elles devront subir sans doute une grande diminution, car ce plan entraîne une forte réduction dans l'armée, la marine, l'administration des colonies et la perception de l'impôt; en ce cas, les excédants de recettes pourront être affectés, soit au remboursement de la dette, soit au dégrèvement de la contribution directe dont il va être parlé.

Les recettes se puiseraient aux sources suivantes :

Douane. — Les droits seraient uniformes, que les produits viennent des colonies où de l'étranger.

Il n'y aurait que huit articles soumis aux droits d'entrée, savoir :

1° Thé ; 2° sucre; 3° café et cacao ; 4° tabac ; 5° esprits distillés; 6° vins ; 7° fruits secs ; 8° épiceries. — Produit.... 21,500,000 l. st.

Esprits distillés à l'intérieur.... 5,000,000

Drèche tant indigène qu'importée.... 5,000,000 - 31,500,000 l. st.

Ces deux derniers impols réunis à l'administration des douanes.

Timbre. — On en éliminerait les droits sur les assurances contre les risques de mer et d'incendie, et l'on y réunirait les licenes, ci.... 7,500,000

Taxe foncière, non rachetée .... 1,200,000

Déficit à couvrir, la première année, par un impôt direct qui est une combinaison de l'income tax et du land-tax.... 9,800,000

Total égal de la dépense.... 50,000,000 l, st.

Quant à la poste, M. Mac Gregor pense qu'elle ne doit pas être une source de revenus. On ne peut pas abaisser le tarif actuel, puisqu'il est réduit à la plus minime monnaie usitée en Angleterre, mais les excédants de recettes seraient appliqués à l'amélioration du service et au développement des paquebots à vapeur.

[lxvi]

Il faut observer que dans ce système :

1° La protection est complètement abolie, puisque la douane ne frappe que des objets que l'Angleterre ne produit pas, excepté les esprits et la dréche. Mais ceux-ci sont soumis à un droit égal à leurs similaires étrangers.

2° Le système colonial est radicalement renversé. Au point de vue commercial, les colonies sont indépendantes de la métropole et la métropole des colonies, car les droits sont uniformes ; il n'y a plus de privilèges, et chacun reste libre de se pourvoir au marché le plus avantageux. Il suit de là qu'une colonie qui se séparerait politiquement de la mère-patrie n'apporterait aucun changement dans son commerce et son industrie. Elle ne serait que soulager ses finances.

3° Toute l'administration financière de la Grande-Bretagne se réduit à la perception de l'impôt direct , à la douane, considérablement simplifiée, et au timbre. Les assessed-taxes et l'accise sont supprimés, et les transactions intérieures et extérieures laissées à une liberté et une rapidité dont les effets sont incalculables.

Tel est, très en abrégé le plan financier qui semble être comme le type, l'idéal vers lequel on ne peut s'empêcher de reconnaître que tendent de fort loin, il est vrai , les réformes qui s'accomplissent sous les yeux de la France inattentive. Cette digression servira peut-être de justification à la conjecture que j'ai [lxiv] osé hasarder sur l'avenir et les vues ultérieures de sir Robert Peel.

Je me suis efforcé de poser nettement la question qui s'agite en Angleterre. J'ai décrit et le champ de bataille, et la grandeur des intérêts qui s'y discutent, et les forces qui s'y rencontrent, et les conséquences de la victoire. J'ai démontré, je crois, que, quoique, en apparence, toute la chaleur de l'action semble se concentrer sur des questions d'impôt, de douanes, de céréales, de sucre, au fait il s'agit de monopole et de liberté, d'aristocratie et de démocratie, d'égalité ou d'inégalité dans la distribution du bien-être. Il s'agit de savoir si la puissance législative et l'influence politique demeureront aux hommes de rapine ou aux hommes de travail, c'est-à-dire si elles continueront à jeter dans le monde des ferments de troubles et de violences, ou des semences de concorde, d’union, de justice et de paix.

Que penserait-on de l'historien qui s'imaginerait que l'Europe en armes, au commencement de ce siècle, ne faisait exécuter, sous la conduite des plus habiles généraux , tant de savantes manœuvres à ses innombrables armées que pour savoir à qui resteraient les champs étroits où se livrèrent les batailles d'Austerlitz ou de Wagram ? Les dynasties et les empires dépendaient de ces luttes. Mais les triomphes de la force peuvent être éphémères ; il n'en n'est pas de même de ceux de l'opinion ; et quand nous voyons tout un grand peuple dont l'action sur le monde n'est pas contestée, s'impreigner des doctrines de la justice [lxviii] et de la vérité, quand nous le voyons renier les fausses idées de suprématie qui l'ont si longtemps rendu dangereux aux nations, quand nous le voyons prêt à arracher l'ascendant politique à une oligarchie cupide et turbulente , gardons-nous de le croire, alors même que l'effort des premiers combats se porterait sur des questions économiques, que de plus grands et de plus nobles intérêts ne sont pas engagés dans la lutte. Car, si à travers bien des leçons d'iniquité, bien des exemples de perversité internationale, l'Angleterre, ce point imperceptible du globe, a vu germer sur son sol tant d'idées grandes et utiles; si elle fut le berceau de la presse, du jury, du système représentatif, de l'abolition de l'esclavage, malgré les résistances d’une oligarchie puissante et impitoyable, que ne doit pas attendre l'univers de cette même Angleterre, alors que toute sa puissance morale, sociale et politique aura passé aux mains de la démocratie, par une révolution lente et paisible, péniblement accomplie dans les esprits, sous la conduite d'une association qui renferme dans son sein tant d'hommes dont l'intelligence supérieure et la moralité éprouvées jettent un si grand éclat sur leur pays et sur leur siècle ? Une telle révolution n'est pas un évènement, un accident, une catastrophe due à un enthousiasme irrésistible, mais éphémère. C'est, si je puis le dire, un lent cataclysme social qui change toutes les conditions d'existence de la société, le milieu où elle vit et respire. C'est la justice s'emparant de la puissance et le bon sens entrant [lxix] en possession de l'autorité. C'est le bien général, le bien du peuple, des masses, des petits et des grands, des forts et des faibles devenant la règle de la politique; c'est le privilège, l'abus, la caste disparaissant de dessus la scène, non par une révolution de palais ou une émeute de la rue, mais par la progressive et générale appréciation des droits et des devoirs de l'homme. En un un mot, c'est le triomphe de la liberté humaine, c'est la mort du monopole, ce Protée aux mille formes tour à tour conquérant, possesseur d'esclaves, théocrate, féodal, industriel, commercial, financier et même philanthrope. Quelque déguisement qu'il emprunte, il ne saurait plus soutenir le regard de l'opinion publique, car elle a appris à le reconnaitre sous l'uniforme rouge, comme sous la robe noire, sous la veste du planteur, comme sous l'habit brodé du noble pair. Liberté à tous! à chacun juste et naturelle rémunération de ses œuvres ! à chacun juste et naturelle accession à l'égalité en proportion de ses efforts, de son intelligence, de sa prévoyance et de sa moralité. Libre échange avec l'univers ! Paix avec l'univers ! Plus d'asservissement colonial, plus d'armée, plus de marine que ce qui est nécessaire pour le maintient de l'indépendance nationale! Distinction radicale de ce qui est et de ce qui n'est pas la mission du gouvernement et de la loi ! L'association politique réduite à garantir à chacun sa liberté et sa sûreté contre toute aggression inique, soit du dehors, soit au dedans; impôt équitable pour défrayer convenablement les hommes chargés de cette mission, et non pour [lxx] servir de masque, sous le nom de débouchés à l'usurpation extérieure, et sous le nom de protection à la spoliation des citoyens les uns par les autres. Voilà ce qui s'agite en Angleterre, sur le champ de bataille, en apparence si restreint, d'une question douanière; mais cette question implique l'esclavage dans sa forme moderne, car, comme le disait au Parlement un membre de la Ligue, M. Gibson : « S'emparer des hommes pour les faire travailler à son profit, ou s'emparer des fruits de leur travail, c'est toujours de l'esclavage, il n'y a de différence que dans le degré. »

A l'aspect de cette révolution qui, je ne dirai pas se prépare, mais s'accomplit dans un pays voisin, dont les destinées, on n'en disconvient pas, intéressent le monde entier; à l'aspect des symptômes évidents de ce travail humanitaire, symptômes qui se révèlent jusques dans les régions diplomatiques et parlementaires par les reformes successives arrachées à l'aristocratie depuis quatre ans, à l'aspect de cette agitation puissante, bien autrement puissante que l'agitation irlandaise, et bien autrement importante par ses résultats, puisqu'elle tend, entr'autres choses, à modifier les relations des peuples entre eux, à changer les conditions de leur existence industrielle, et à substituer dans leurs rapports le principe de la fraternité à celui de l'antagonisme, on ne peut s'étonner assez du silence profond, universel et systématique que la presse française semble s'être imposé. De tous les phénomènes sociaux qu'il m'a été donné d'observer, ce silence, et surtout son succès, est certainement [lxxi] celui qui me jette dans le plus profond étonnement. Qu'un petit prince d'Allemagne, à force de vigilance, fût parvenu, pendant quelques mois, à empêcher le bruit de la révolution française de retentir dans ses domaines, on pourrait, à la rigueur, le comprendre. Mais qu'au sein d'une grande nation, qui se vante de posséder la liberté de la presse et de la tribune, les journaux aient réussi à soustraire à la connaissance du public, pendant sept années consécutives, le plus grand mouvement social des temps modernes, et des faits qui, indépendamment de leur portée humanitaire, doivent exercer et exercent déjà sur notre propre régime industriel une influence irrésistible, c'est là un miracle de stratégie auquel la postérité ne pourra pas croire et dont il importe de pénétrer le mystère.

Je sais que c'est manquer de prudence, par le temps qui court, que de heurter la presse périodique. Elle dispose arbitrairement de nous tous. Malheur à qui fuit son despotisme qui veut être absolu! Malheur à qui excite son courroux qui est mortel ! Le braver ce n'est pas courage, c'est folie, car le courage affronte les chances d'un combat, mais la folie seule provoque un combat sans chances, et quelle chance peut vous accompagner devant le tribunal de l'opinion publique, alors que, même pour vous défendre, il vous faut emprunter la voix de votre adversaire, alors qu'il peut vous écraser à son choix par sa parole ou son silence ? — N'importe ! Les choses en sont venues au point qu’un acte d'indépendance peut déterminer, dans le [lxxii] journalisme même, une réaction favorable. Dans l'ordre physique, l'excès du mal entraîne la destruction, mais dans le domaine impérissable de la pensée, il ne peut amener qu'un retour au bien. Qu'importe le sort du téméraire qui aura attaché le grelot ? Je crois sincèrement que le journalisme trompe le public; je crois sincèrement en savoir la cause, et, advienne que pourra, ma conscience medit que je ne dois pas me taire.

Dans un pays où ne règne pas l'esprit d'association, où les hommes n'ont ni la faculté, ni l'habitude, ni peut-être le désir de s'assembler pour discuter au grand jour leurs communs intérêts, les journaux, quoiqu'on en puisse dire, ne sont pas les organes mais les promoteurs de l'opinion publique. Il n'y a que deux choses en France, des individualités isolées, sans relations, sans connexion entre elles, et une grande voix, la presse, qui retentit incessamment à leurs oreilles. Elle est la personnification de la critique, mais ne peut être critiquée. Comment l'opinion lui servirait-elle de frein, puisqu'elle fait régle, et régente elle-même l'opinion? En Angleterre, les journaux sont les commentateurs, les rapporteurs, les véhicules d'idées, de sentiments, de passions qui s'élaborent dans les meetings de Conciliation-Hall, de Covent-Garden et d'Exeter-Hall. Mais ici où ils dirigent l'esprit public, la seule chance qui nous reste de voir à la longue l'erreur succomber et la vérité triompher, c'est la contradiction qui existe entre les journaux eux-mêmes et le contrôle réciproque qu'ils exercent les uns sur les autres.

[lxxiii]

On conçoit donc que s'il était une question entre toutes que les journaux de tous les partis eussent intérêt à représenter sous un faux jour, ou même à couvrir de silence, on conçoit, dis-je, que, dans l'état actuel de nos mœurs et de nos moyens d'invesgation, ils pourraient, sans trop de témérité, entreprendre d'égarer complètement l'opinion publique sur cette question spéciale. — Qu'aurez-vous à opposer à cette ligue nouvelle ? — Arrivez-vous de Londres ? Voulez-vous raconter ce que vous avez vu et entendu ? Les journaux vous fermeront leurs colonnes. Prendrez-vous le parti de faire un livre ? Ils le décrieront, ou, qui pis est, ils le laisseront mourir de sa belle mort, et vous aurez la consolation de le voir un beau jour

Chez l'épicier,
Roulé dans la boutique en cornet de papier.

Parlerez-vous à la tribune ? Votre discours sera tronqué, défiguré ou passé sous silence.

Voilà précisément ce qui est arrivé dans la question qui nous occupe.

Que quelques journaux eussent pris en main la cause du monopole et des haines nationales, cela ne devrait surprendre personne. Le monopole rallie beaucoup d'intérêts; le faux patriotisme est l'âme de beaucoup d'intrigues, et il suffit que ces intrigues et ces intérêts existent pour que nous ne soyons pas étonné qu'ils aient leurs organes. Mais que toute la presse périodique, parisienne ou provinciale, celle du nord comme celle du midi, celle de gauche comme celle de [lxxiv] droite, soit unanime pour souler aux pieds les principes les mieux établis de l'économie politique; pour dépouiller l'homme du droit d'échanger librement selon ses intérêts; pour attiser les inimitiés internationales, dans le but patent et presque avoué d'empêcher les peuples de se rapprocher et de s'unir par les liens du commerce, et pour cacher au public les faits extérieurs qui se lient à cette question, c'est un phénomène étrange qui doit avoir sa raison. Je vais essayer de l'exposer telle que je la vois dans la sincérité de mon âme. Je n'attaque point les opinions sincères, je les respecte toutes; je cherche seulement l'explication d'un fait aussi extraordinaire qu'incontestable, et la réponse à cette question : Comment est-il arrivé que parmi ce nombre incalculable de journaux qui représentent tous les systèmes, même les plus excentriques, que l'imagination puisse enfanter, alors que le socialisme, le communisme, l'abolition de l'hérédité, de la propriété, de la famille trouvent des organes, le droit d'échanger, le droit des hommes à troquer entr'eux le fruit de leurs travaux n'ait pas rencontré dans la presse un seul défenseur ? Quel étrange concours de circonstances a amené les journaux de toutes couleurs, si divers et si opposés sur tout autre question, à se constituer, avec une touchante unanimité, les défenseurs du monopole, et les instigateurs infatigables des jalousies nationales, à l'aide desquelles il se maintient, se renforce et gagne tous les jours du terrain ?

D'abord, une première classe de journaux a un intérêt direct à faire triompher en France le système de [lxxv] la protection. Je veux parler de ceux qui sont notoirement subventionnés par les comités monopoleurs, agricoles, manufacturiers ou coloniaux. Etouffer les doctrines des économistes, populariser les sophismes qui soutiennent le régime de la spoliation, exalter les intérêts individuels qui sont en opposition avec l'intérêt général, ensevelir dans le plus profond silence les faits qui pourraient réveiller et éclairer l'esprit public, telle est la mission qu'ils se sont chargés d'accomplir, et il faut bien qu'ils gagnent en conscience la subvention que le monopole leur paye.

Mais cette tâche immorale en entraîne une autre plus immorale encore. Il ne suffit pas de systématiser l'erreur, car l'erreur est éphémère par nature. Il faut encore prévoir l'époque où la doctrine de la liberté des échanges, prévalant dans les esprits, voudra se faire jour dans les lois, et ce serait certes un coup de maitre que d'en avoir d'avance rendu la réalisation impossible. Les journaux auxquels je fais allusion ne se sont donc pas bornés à prêcher théoriquement l'isolement des peuples. Ils ont encore cherché à susciter entre eux une irritation telle qu'ils fussent beaucoup plus disposés à échanger des boulets que des produits. Il n'est pas de difficultés diplomatiques qu'ils n'aient exploitées dans cette vue; évacuation d’Ancône, affaires d'Orient, droit de visite, Taïti, Maroc, tout leur a été bon.

« Que les peuples se haïssent, a dit le monopole, qu'ils s'ignorent, qu'ils se repoussent, qu'ils s'irritent, qu'ils s'entr’égorgent, et, quel que soit le sort des, doctrines, mon règne est pour longtemps assuré! »,

[lxxvi]

Il n'est pas difficile de pénétrer les secrets motifs qui rangent les journaux dits de l'opposition parlementaire parmi les adversaires de l'union et de la libre communications des peuples.

D'après notre constitution, les contrôleurs des ministres deviennent ministres eux-mêmes, s'ils donnent à ce contrôle assez de violence et de popularité pour avilir et renverser ceux qu'ils aspirent à remplacer. Quoi qu'on puisse penser, à d'autres égards, d'une telle organisation, on conviendra du moins qu'elle est merveilleusement propre à envenimer la lutte des partis pour la possession du pouvoir. Les députés candidats au ministère ne peuvent guère avoir qu'une pensée, et cette pensée le bon sens public l'exprime d'une manière triviale mais énergique : « Ote-toi de là que je m'y mette. » On conçoit que cette opposition personnelle établit naturellement le centre de ses opérations sur le terrain des questions extérieures. On ne peut pas tromper longtemps le public sur ce qu'il voit, ce qu'il touche, ce qui l'affecte directement; mais sur ce qui se passe au-dehors, sur ce qui ne nous parvient qu'à travers des traductions infidèles et tronquées, il n'est pas indispensable d'avoir raison, il suffit, ce qui est facile, de produire une illusion quelque peu durable. D'ailleurs, en appelant à soi cet esprit de nationalité si puissant en France, en se proclamant seul défenseur ne notre gloire, de notre drapeau, de notre indépendance; en montrant sans cesse l'existence du ministère liée à un intérêt étranger, on est sûr de le battre en brèche avec une force populaire irrésistible [lxxvii] : car quel ministre peut espérer de rester au pouvoir si l'opinion le tient pour lâche, traître et vendu à un peuple rival ?

Les chefs de parti et les journaux qui s'attèlent å leur char sont donc forcément amenés à fomenter les haines nationales; car comment soutenir que le ministère est lâche sans établir que l'étranger est insolent et que nous sommes gouvernés par des traitres sans avoir préalablement prouvé que nous sommes entourés d'ennemis qui veulent nous dicter des lois ?

C'est ainsi que les journaux dévoués à l'élévation d'un nom propre concourent avec ceux que les monopoleurs soudoient, à rendre toujours imminente une conflagration générale, et par suite à éloigner tout rapprochement international, toute réforme commerciale.

En s'exprimant ainsi, l'auteur de cet ouvrage n’entend pas faire de la politique, et encore moins de l'esprit de parti. Il n'est attaché à aucune des grandes individualités dont les luttes ont envahi la presse et la tribune, mais il adhère de toute son âme aux intérêts généraux et permanents de son pays, à la cause de la vérité et de l'éternelle justice. Il croit que ces intérêts et ceux de l'humanité se confondent loin de se contredire, et dès lors il considère comme le comble de la perversité de transformer les haines nationales en machine de guerre parlementaire. Du reste, il a si peu en vue de justifier la politique extérieure du cabinet actuel, qu'il n'oublie pas que celui qui la dirige employa contre ses rivaux les mêmes armes que ses rivaux tournent aujourd'hui contre lui.

[lxxviii]

Chercherons-nous l'impartialité internationale et suite la vérité économique dans les journaux légitimistes et républicains ? Ces deux opinions se meuvent en dehors des questions personnelles puisque l'accès du pouvoir leur est interdit. Il semble dès lors que rien ne les empêche de plaider avec indépendance la cause de la liberté commerciale. Cependant, nous les voyons s'attacher à faire obstacle à la libre communication des peuples. Pourquoi ? Je n'attaque ni les intentions ni les personnes. Je reconnais qu'il y a au fond de ces deux grands partis des vues dont on peut contester la justesse, mais non la sincérité. Malheureusement, cette sincérité, ne se manifeste pas toujours dans les journaux qui les représentent. Quand on s'est donné la mission de saper journellement un ordre de choses qu'on croit mauvais, on finit par n'être pas très scrupuleux dans le choix des moyens. Embarrasser le pouvoir, entraver sa marche, le déconsidérer, telles sont les tristes nécessités d'une polémique qui ne songe qu'à déblayer le sol des institutions et des hommes qui le régissent pour y substituer d'autres hommes et d'autres institutions. Là encore, le recours aux passions patriotiques, l'appel aux sentiments d'orgueil national, de gloire, de suprématie, se présentent comme les armes les plus efficaces. L'abus suit de près l'usage, et c'est ainsi que le bien-être et la liberté des citoyens, la grande cause de la fraternité des nations, sont sacrifiés sans scrupule à cette cuvre de destruction préalable, que ces partis considèrent comme leur première mission et leur premier devoir.

[lxxix]

Si les exigences de la polémique ont fait un besoin à la presse opposante de sacrifier la liberté du commerce, parce que, impliquant l'harmonie des rapports internationaux, elle leur ravirait un merveilleux instrument d'attaque, il semble que, par cela même, la presse ministérielle soit intéressée à la soutenir. Il n'en est pas ainsi. Le gouvernement, accablé sous le poids d'accusations unanimes, en face d'une impopularité qui fait trembler le sol sous ses pieds, sent bien que la voix peu retentissante de ses journaux n'étouffera pas la clameur de toutes les oppositions réunies. Il a recours à une autre tactique. On l'accuse d'être voué aux intérêts étrangers? Eh bien! il prouvera, par des faits, son indépendance et sa fierté. Il se mettra en mesure de pouvoir venir dire au pays : Voyez , j'aggrave partout les tarifs; je ne recule pas devant l'hostilité des droits différentiels; et parmi les îles innombrables du Grand Océan, je choisis, pour m'en emparer, celle dont la conquête doit susciter le plus de collisions et froisser le plus de susceptibilités étrangères!

La presse départementale aurait pu déjouer toutes ces intrigues, en les dévoilant;

Une pauvre servante au moins m'était restée,
Qui, de ce mauvais air, n'était infectée.

Mais au lieu de réagir sur la presse parisienne, elle attend humblement, niaisement son mot d'ordre. Elle ne veut pas avoir de vie propre. Elle est habituée à recevoir par la poste l'idée qu'il faut délayer, la manœuvre à laquelle il faut concourir, au profit de [lxxx] M. Thiers, de M. Molé ou de M. Guizot. Sa plume est à Lyon, à Toulouse, à Bordeaux, mais sa tête est à Paris.

Il est donc vrai que la stratégie des journaux, qu'ils émanent de Paris ou de la province, qu'ils représentent la gauche, la droite ou le centre, les a entraînés à s'unir à ceux que soudoient les comités monopoleurs pour tromper l'opinion publique sur le grand mouvement social qui s'accomplit en Angleterre; pour n'en parler jamais, ou, si l'on ne peut éviter d'en dire quelques mots, pour le représenter, ainsi que l'abolition de l'esclavage, comme l'œuvre d'un machiavélisme profond, qui a pour objet définitif l'exploitation du monde au profit de la Grande-Bretagne, par l'opération de la liberté même.

Il me semble que cette puérile prévention ne résisterait pas à la lecture de ce livre. En voyant agir les free-traders, en les entendant parler, en suivant pas à pas les dramatiques péripéties de cette agitation puissante qui remue tout un peuple, et dont le dénoûment certain est la chute de cette prépondérance olygarchique qui est précisément, selon nous-mêmes, ce qui rend l'Angleterre dangereuse, il me semble impossible que l'on persiste à s'imaginer que tant d'efforts persévérants, tant de chaleur sincère, tant de vie, tant d'action, n'ont absolument qu'un but : tromper un peuple voisin en le déterminant à fonder lui-même sa législation industrielle sur les bases de la justice et de la liberté.

Car enfin, il faudra bien reconnaître, à cette lecture, [lxxxi] qu'il y a en Angleterre deux classes, deux peuples, deux intérêts, deux principes, en un mot : aristocratie et démocratie. Si l'une veut l'inégalité, l'autre tend à l'égalité; si l'une défend la restriction, l'autre réclame la liberté; si l'une aspire à la conquête, au régime colonial, à la suprématie politique, à l'empire exclusif des mers, l'autre travaille à l'universel affranchissement; c'est-à-dire à répudier la conquête, à briser les liens coloniaux, à substituer, dans les relations internationales, aux artificieuses combinaisons de la diplomatie, les libres et volontaires relations du commerce. Et n'est-il pas absurde d'envelopper dans la même haine ces deux classes, ces deux peuples, ces deux principes, dont l'un est, de toute nécessité, favorable à l'humanité si l'autre lui est contraire ? Sous peine de l'inconséquence la plus aveugle et la plus grossière, nous devons donner la main au peuple anglais ou à l'aristocratie anglaise. Si la liberté, la paix, l'égalité des conditions légales, le droit au salaire naturel du travail sont nos principes, nous devons sympathiser avec la Ligue; si, au contraire, nous pensons que la spoliation, la conquête, le monopole, l'envahissement successif de toutes les régions du globe sont, pour un peuple, des éléments de grandeur qui ne contrarient pas le développement régulier des autres peuples, c'est à l'aristocratie anglaise qu'il faut nous unir. Mais, encore une fois, le comble de l'absurde, ce qui serait éminemment propre à nous rendre la risée des nations, et à nous faire rougir plus tard de notre propre folie, ce serait d'assister à cette lutte [lxxxii] de deux principes opposés en vouant aux soldats des deux camps la même haine et la même exécration. Ce sentiment, digne de l'enfance des sociétés et qu'on prend si bizarrement pour de la fierté nationale, a pu s'expliquer jusqu'ici par l'ignorance complète où nous avons été tenus sur le fait même de cette lutte; mais y persévérer alors qu'elle nous est révélée, ce serait avouer que nous n'avons ni principes, ni vues, ni idées arrêtées; ce serait abdiquer toute dignité; ce serait proclamer à la face du monde étonné que nous ne sommes plus des hommes, que ce n'est plus la raison, mais l'aveugle instinct qui dirige nos actions et nos sympathies.

Si je ne me fais pas illusion, cet ouvrage doit offrir aussi quelque intérêt au point de vue littéraire. Les orateurs de la Ligue se sont souvent élevés au plus haut degré de l'éloquence politique, et il devait en être ainsi. Quelles sont les circonstances extérieures et les situations de l'âme les plus propres à développer la puissance oratoire ? N'est-ce point une grande lutte où l'intérêt individuel de l'orateur s'efface devant l'immensité de l'intérêt public? Et quelle lutte présentera ce caractère si ce n'est celle où la plus vivace aristocratie et la plus énergique démocratie du monde, combattent avec les armes de la légalité, de la parole et de la raison, l'une pour ses injustes et séculaires privilèges, l'autre pour les droits sacrés du travail, la paix, la liberté et la fraternité dans la grande famille humaine?

Nos pères aussi ont soutenu ce combat, et l'on vit [lxxxiii] alors les passions révolutionnaires transformer en puissants tribuns des hommes qui, sans ces orages, fussent restés enfouis dans la médiocrité, ignorés du monde et s'ignorant eux-mêmes. C'est la révolution qui, comme le charbon d'Isaïe, toucha leurs lèvres et embrasa leurs cours; mais à cette époque, la science sociale, la connaissance des lois auxquelles obéit l’humanité, ne pouvait nourrir et régler leur fougueuse éloquence. Les systématiques doctrines de Raynal et de Rousseau, les sentiments surannés empruntés aux Grecs et aux Romains, les erreurs du XVIIIe siècle, et la phraséologie déclamatoire, dont, selon l'usage, on se croyait obligé de revêtir ces erreurs, si elles n'ôtèrent rien, si elles ajoutèrent même au caractère chaleureux de cette éloquence, la rendent stérile pour un siècle plus éclairé; car ce n'est pas tout que de parler aux passions, il faut aussi parler à l'esprit, et, en touchant le cœur, satisfaire l'intelligence.

C'est là ce qu'on trouvera, je crois, dans les discours des Cobden, des Thompson, des Fox, des Gibson et des Bright. Ce ne sont plus les mots magiques mais indéfinis, liberté, égalité, fraternité, allant réveiller des instincts plutôt que des idées; c'est la science, la science exacte, la science des Smith et des Say, empruntant à l'agitation des temps le feu de la passion, sans que sa pure lumière en soit jamais obscurcie.

Loin de moi de contester les talents des orateurs de mon pays. Mais ne faut-il pas un public, un théâtre, une cause surtout pour que la puissance de la parole s'élève à toute la hauteur qu'il lui esi donnée d'atteindre ? [lxxiv] Est-ce dans la guerre des portefeuilles, dans les rivalités personnelles, dans l'antagonisme des coteries; est-ce quand le peuple, la nation et l'humanité sont hors de cause, quand les combattants ont répudié tous principes, toute homogénéité dans la pensée politique; quand on les voit, à la suite d'une crise ministérielle, faire entre eux échange de doctrines en même temps que de sièges, en sorte que le fougueux patriote devient diplomate prudent, pendant que l'apôtre de la paix se transforme en Tyrtée de la guerre; est-ce dans ces données étroites et mesquines que l'esprit peut s'agrandir et l'âme s'élever? Non, non, il faut un autre atmosphère à l'éloquence politique. Il lui faut la lutte, non point la lutte des individualités, mais la lutte de l'éternelle justice contre l'opiniâtre iniquité. Il faut que l'œil se fixe sur de grands résultats, que l'âme les contemple, les désire, les espère, les chérisse, et que le langage humain ne serve qu'à verser dans d'autres âmes sympathiques ces puissants désirs, ces nobles desseins, ce pur amour et ces chères espérances.

Un des traits les plus saillants et les plus instructifs, entre tous ceux qui caractérisent l'agitation que j'essaie de révéler à mon pays, c'est la complète répudiation parmi les free-traders de tout esprit de parti et leur séparation des Whigs et des Tories.

Sans doute l'esprit de parti a toujours soin de se décorer lui-même du nom d'esprit public. Mais il est un signe infaillible auquel on peut les distinguer. Quand une mesure est présentée au Parlement, l'esprit [lxxxv] public lui demande : Qu'est-tu ? et l'esprit de parti: D'ou viens-tu ? Le ministre fait cette proposition, donc elle est mauvaise ou doit l'être, et la raison, c'est qu'elle émane du ministre qu'il s'agit de renverser.

L'esprit de parti est le plus grand fléau des peuples constitutionnels, Par les obstacles incessants qu'il oppose à l'administration, il empêche le bien de se réaliser à l'intérieur; et comme il cherche son principal point d'appui dans les questions extérieures, que sa tactique est de les envenimer pour montrer que le cabinet est incapable de les conduire, il s'ensuit que l'esprit de parti, dans l'opposition, place la nation dans un antagonisme perpétuel avec les autres peuples et dans un danger de guerre toujours imminent.

D'un autre côté, l'esprit de parti, aux bancs ministériels, n'est ni moins aveugle, ni moins comprometlant. Puisque les existences ministérielles ne se décident plus par l'habileté ou l'impéritie de leur administration, mais à coup de boules, résolues à être noires ou blanches quand même, la grande affaire, pour le cabinet, c'est d'en recruter le plus possible par la corruption parlementaire et électorale.

La nation anglaise a souffert plus que toute autre de la longue domination de l'esprit de parti, et ce n'est pas pour nous une leçon à dédaigner que celle que donnent en ce moment les free-traders qui, au nombre de plus de cent à la Chambre des communes, sont résolus à examiner chaque mesure en elle-même en la rapportant aux principes de la justice universelle et de l'utilité générale, sans s'inquiéter s'il [lxxxvi] convient à Peel ou à Russell, aux Torys ou aux Whigs qu'elle soit admise ou repoussée.

Des enseignements utiles et pratiques me semblent devoir encore resulter de la lecture de ce livre. Je ne veux point parler des connaissances économiques qu'il est si propre à répandre. J'ai maintenant en vue la tactique constitutionnelle pour arriver à la solution d'une grande question nationale, en d'autres termes l'art de l'agitation. Nous sommes encore novices en ce genre de stratégie. Je ne crains pas de froisser l'amour-propre national en disant qu'une longue expérience a donné aux Anglais la connaissance, qui nous manque, des moyens par lesquels on arrive à faire triompher un principe, non par une échauffourée d'un jour, mais par une lutte lente, patiente, obstinée; par la discussion approfondie, par l'éducation de l'opinion publique. Il est des pays où celui qui conçoit l'idée d'une réforme commence par sommer le gouvernement de la réaliser, sans s'inquiéter si les esprits sont prêts à la recevoir. Le gouvernement dédaigne et tout est dit. En Angleterre, l'homme qui a une pensée qu'il croit utile s'adresse à ceux de ses concitoyens qui sympathisent avec la même idée. On se réunit, on s'organise, on cherche à faire des prosélytes, et c'est déjà une première élaboration dans laquelle s'évaporent bien des rêves et des utopies. Si cependant l'idée a en elle-même quelque valeur, elle gagne du terrain, elle creuse dans toutes les couches sociales, elle s'étend de proche en proche. L'idée opposée provoque de son côté des associations, des [lxxxvii] résistances. C'est la période de la discussion publique, universelle, des pétitions, des motions sans cesse renouvelées; on compte les voix du Parlement; on mesure le progrès, on le seconde en épurant les listes électorales, et, quand enfin le jour du triomphe est arrivé, le verdict parlementaire n'est pas une révolution, il n'est qu'une constatation de l'état des esprits; la réforme de la loi suit la réforme des idées, et l'on peut-être assuré que la conquête populaire est assurée à jamais.

Sous ce point de vue, l'exemple de la Ligue m'a paru mériter d'être proposé à notre imitation. Qu'on me permette de citer ce que dit à ce sujet un voyageur allemand.

« C'est à Manchester, dit M. J. G. Kohl, que se tiennent les séances permanentes du comité de la Ligue. Je dus à la bienveillance d'un ami de pénétrer dans la vaste enceinte où j'eus l'occasion de voir et d'entendre des choses qui me surprirent au dernier point. George Wilson et d'autres chefs renommés de la Ligue, assemblés dans la salle du Conseil, me reçurent avec autant de franchise que d'affabilité, répondant sur le champ à toutes mes questions et me mettant au fait de tous les détails de leurs opérations. Je ne pouvais m'empêcher de me demander ce qui adviendrait en Allemagne d'hommes occupés à attaquer avec tant de talent et de hardiesse les lois fondamentales de l'État. Il y a longtemps sans doute qu'ils gémiraient dans de sombres cachots, au lieu de travailler librement et audacieusement à leur grande [lxxxviii] œuvre, à la clarté du jour. Je me demandais encore si, en Allemagne, de tels hommes admettraient un étranger dans tous leurs secrets avec cette franchise et cette cordialité.

« J'étais surpris de voir les Ligueurs, tous hommes privés, marchands, fabricants, littérateurs, conduire une grande entreprise politique, comme des ministres et des hommes d'État. L'aptitude aux affaires publiques semble être la faculté innée des Anglais. Pendant que j'étais dans la salle du conseil, un nombre prodigieux de lettres était apporté, ouvertes, lues et répondues sans interruption ni retard. Ces lettres affluant de tous les points du Royaume-Uni, traitaient les matières les plus variées, toutes se rapportant à l'objet de l'association. Quelques unes portaient les nouvelles du mouvement des Ligueurs ou de leurs adversaires; car l'œil de la Ligue est toujours ouvert sur les amis comme sur les ennemis......

« Par l'intermédiaire d'associations locales formées sur tous les points de l'Angleterre, la Ligue a étendu maintenant son influence sur tout le pays, et est arrivée à un degré d'importance vraiment extraordinaire. Ses festivals, ses expositions, ses banquets, ses meetings apparaissent comme de grandes solennités publiques...... Tout membre qui contribue pour 50 l. ( 1250 fr. ) a un siège et une voix au conseil.... Elle a des comités d'ouvriers pour favoriser la propagation de ses doctrines parmi les classes laborieuses ; et des comités de dames pour s'assurer la sympathie et la coopération du beau sexe. Elle a des professeurs, des [lxxxix] orateurs qui parcourent incessamment le pays pour souffler le feu de l'agitation dans l'esprit du peuple. Ces orateurs ont fréquemment des conférences et des des discussions publiques avec les orateurs du parti opposé, et il arrive presque toujours que ceux-ci sortent vaincus du champ de bataille...... Les Ligueurs écrivent directement à la reine, au duc de Wellington, à sir Rober Peel et autres hommes distingués , et ne manquent pas de leur envoyer leurs journaux et des rapports circonstanciés et toujours fidèles de leurs opérations. Quelquefois ils délèguent auprès des hommes les plus éminents de l'aristocratie anglaise une députation chargée de leur jeter à la face les vérités les plus dures.

« On pense bien que la Ligue ne néglige pas la puissance de ce Briarée aux cents bras, la Presse. Non seulement elle répand ses opinions par l'organe des journaux qui lui sont favorables; mais encore elle émet elle-même un grand nombre de publications périodiques exclusivement consacrées à sa cause. Celles-ci contiennent naturellement les comptes-rendus des opérations, des souscriptions, des meetings, des discours contre le régime prohibitif, répétant pour la millième fois que le monopole est contraire à l'ordre de la nature et que la Ligue a pour but de faire prévaloir l'ordre équitable de la Providence. — ....L'association pour la liberté du commerce a surtout recours à ces pamphlets courts et peu coûteux, appelés tracts, arme favorite de la polémique anglaise : c'est avec ces courtes et populaires dissertations, à deux sous, dues à la plume [xc] d'écrivains éminents tels que Cobden et Bright, que la Ligue attaque perpétuellement le public, et entretient comme une continuelle fusillade de petit plomb. Elle ne dédaigne pas des armes plus légères encore, des affiches, des placards qui contiennent des devises, des pensées, des sentences, des aphorismes, des couplets, graves ou gais, philosophiques ou satyriques, mais tous ayant trait à ces deux objets précis : le Monopole et le Libre-Échange.... La Ligue et l'anti-Ligue ont porté leur champ de bataille jusque dans les Abécédaires, semant aussi les éléments de la discussion dans l'esprit des générations futures.

« Toutes les publications de la Ligue sont non-seulement écrites, mais imprimées, mises sous enveloppe et publiées dans les salles du comité de Manchester. Je traversai une foule de pièces où s'accomplissent ces diverses opérations jusqu'à ce que j'arrivai à la grande salle de dépôt, où livres , journaux, rapports, tableaux, pamphlets, placards, étaient empilés, comme des ballots de mousseline ou de calicot. Nous parvînmes enfin à la salle des rafraîchissements, où le thé nous fut offert par des dames élégantes. La conversation s'engagea, etc...)

Puisque M. Kohl a parlé de la participation des dames anglaises à l'œuvre de la Ligue, j'espère qu'on ne trouvera pas déplacées quelques réflexions à ce sujet. Je ne doute pas que le lecteur ne soit surpris, et peut-être scandalisé, de voir la femme intervenir dans ces orageux débats. Il semble que la femme perde de sa grâce en se risquant dans cette mêlée scientifique, toute hérissée [xci] des mots barbares Tarifs, Salaires, Profits, Monopoles. Qu'y a-t-il de commun entre des dissertations arides et cet étre éthéré, cet ange des affections douce, cette nature poétique et dévouée dont la seule destinée est d'aimer et de plaire, de compâtir et de consoler ?

Mais, si la femme s'effraye à l'aspect du lourd syllogisme et de la froide statistique, elle est douée d'une sagacité merveilleuse, d'une promptitude, d'une sûreté d'appréciation qui lui font saisir le côté par où une entreprise sérieuse sympathise avec le penchant de son cœur. Elle a compris que l'effort de la Ligue est une cause de justice et de réparation envers les classes souffrantes; elle a compris que l'aumône n'est pas la seule forme de la charité. Nous sommes toujours prêtes à secourir l'infortune, disent-elles, mais ce n'est pas une raison pour que la loi fasse des infortunés. Nous voulons nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui ont froid, mais nous applaudissons à des efforts qui ont pour objet de renverser les barrières qui s'interposent entre le vêtement et la nudité, entre la subsistance et l'inanition.

Et d'ailleurs, le rôle que les dames anglaises ont su prendre dans l’œuvre de la Ligue n'est-il pas en parfaite harmonie avec la mission de la femme dans la société ? — Ce sont des fêtes, des soirées données aux free-traders; — de l'éclat, de la chaleur, de la vie, communiqués par leur présence à ces grandes joutes oratoires où se dispute le sort des masses; — coupe magnifique offerte au plus éloquent orateur ou au plus infatigable défenseur de la liberté.

[xcii]

Un philosophe a dit :

« Un peuple n'a qu'une chose à faire pour développer dans son sein toutes les a vertus, toutes les énergies utiles. C'est tout simplement d'honorer ce qui est honorable et de mépriser ce qui est méprisable. »

Et quel est le dispensateur naturel de la honte et de la gloire ? C'est la femme; la femme, douée d'un tact si sûr pour discerner la moralité du but, la pureté des motifs, la convenance des formes; la femme, qui, simple spectateur de nos luttes sociales, est toujours dans des conditions d'impartialité trop souvent étrangères à notre sexe; la femme, dont un sordide intérêt, un froid calcul ne glace jamais la sympathie pour ce qui est noble et beau; la femme, enfin, qui désend par une larme et qui commande par un sourire.

Jadis, les dames couronnaient le vainqueur du tournoi. La bravoure, l'adresse, la clémence se popularisaient au bruit enivrant de leurs applaudissements. Dans ces temps de troubles et de violences où la force brutale s'appesantissait sur les faibles et les petits, ce qu'il était bon d'encourager, c'était la générosité dans le courage et la loyauté du chevalier unie aux rudes habitudes du soldat.

Eh quoi! parce que les temps sont changés; parce que les siècles ont marché; parce que la force musculaire a fait place à l'énergie morale; parce que l'injustice et l'oppression empruntent d'autres formes, et que la lutte s'est transportée du champ de bataille sur le terrain des idées, la mission de la femme sera terminée ? Elle sera pour toujours reléguée en dehors [xciii] du mouvement social? Il lui sera interdit d'exercer sur des mœurs nouvelles sa bienfaisante influence, et de faire éclore, sous son regard, les vertus d'un ordre plus relevé que réclame la civilisation moderne ?

Non, il ne peut en être ainsi. Il n'est pas de degré dans le mouvement ascensionnel de l'humanité où l'empire de la femme s'arrête à jamais. La civilisation se transforme et s'élève; cet empire doit se transformer et s'élever avec elle, et non s'anéantir ; ce serait un vide inexplicable dans l'harmonie sociale et dans l'ordre providentiel des choses. De nos jours, il appartient aux femmes de décerner aux vertus morales , à la puissance intellectuelle, au courage civil, à la probité politique, à la philanthropie éclairée ces prix inestimables, ces irrésistibles encouragements qu'elles réservaient autrefois à la seule bravoure de l'homme d'armes. Qu'un autre cherche un côté ridicule à cette intervention de la femme dans la nouvelle vie du siècle; je n'en puis voir que le côté sérieux et touchant. Oh! si la femme laissait tomber sur l'abjection politique ce mépris poignant dont elle flétrissait autrefois la lâcheté militaire! si elle avait pour qui trafique d'un vote, pour qui trahit un mandat, pour qui déserte la cause de la vérité et de la justice, quelques-unes de ces mortelles ironies dont elle eût accablé, dans d'autres temps, le chevalier félon qui aurait abandonné la lice ou acheté la vie au prix de l'honneur, oh! nos luttes n'offriraient pas sans doute ce spectacle de démoralisation et de turpitude qui contriste les cours élevés jaloux de la gloire et de la dignité de leur pays... Et cependant il existe des hommes au cœur dévoué, [xciv] à l'intelligence puissante; mais, à l'aspect de l'intrigue partout triomphante, ils s'environnent d'un voile de réserve et de fierté. On les voit, succombant sous la répulsion de la médiocrité envieuse, s'éteindre dans une douloureuse agonie, découragés et méconnus. Oh! c'est au cœur de la femme à comprendre ces natures d'élite. — Si l'abjection la plus dégoûtante a faussé tous les ressorts de nos institutions; si une basse cupidité, non contente de régner sans partage, s'érige encore effrontément en système; si une atmosphère de plomb pèse sur notre vie sociale, peut-être faut-il en chercher la raison dans ce que la femme n'a pas encore pris possession de la mission que lui a assignée la Providence.

En essayant d'indiquer quelques-uns des enseignements que l'on peut retirer de la lecture de ce livre, je n'ai pas besoin de dire que j'en attribue exclusivement le mérite aux orateurs dont je traduis les discours, car, quant à la traduction, je suis le premier à en reconnaître l'extrême faiblesse; j'ai affaibli l'éloquence des Cobden, des Fox, des George Thompson; j'ai négligé de faire connaître au public français d'autres puissants orateurs de la Ligue, MM. Moore, Villiers et le colonel Thompson; j'ai commis la faute de ne pas puiser aux sources si abondantes et si dramatiques des débats parlementaires; enfin, parmi les immenses matériaux qui étaient à ma disposition, j'aurais pu faire un choix plus propre à marquer le progrès de l'agitation. Pour tous ces défauts, je n'ai qu'une excuse à présenter au lecteur. Le temps et l'espace m'ont manqué, l'espace surtout; car, comment [cv] aurais-je osé risquer plusieurs volumes, quand je suis si peu rassuré sur le sort de celui que je soumets au jugement du public.

J'espère au moins qu'il réveillera quelques espérances au sein de l'école des économistes. Il fut un temps où elle était raisonnablement fondée à regarder comme prochain le triomphe de son principe. Si bien des préjugés existaient encore dans le vulgaire, la classe intelligente, celle qui se livre à l'étude des sciences morales et politiques, en était à peu près affranchie. On se séparait encore sur des questions d'opportunité, mais, en fait de doctrines, l'autorité des Smith et des Say n'était pas contestée.

Cependant vingt années se sont écoulées, et bien loin que l'économie politique ait gagné du terrain, ce n'est pas assez de dire qu'elle en a perdu, on pourrait presque affirmer qu'il ne lui en reste plus, si ce n'est l'étroit espace où s'élève l'académie des sciences morales. En théorie, les billevesées les plus étranges, les visions les plus apocalyptiques, les utopies les plus bizarres ont envahi toute la génération qui nous suit. Dans l'application, le monopole n'a fait que marcher de conquête en conquête. Le système colonial a élargi ses bases; le système protecteur a créé pour le travail des récompenses factices, et l'intérêt général a été livré au pillage; enfin, l'école économiste n'existe plus qu'à l'état, pour ainsi dire, historique, et ses livres ne sont plus consultés que comme les monuments qui racontent à notre âge les pensées d'un temps qui n'est plus.

Cependant un petit nombre d'hommes sont restés [xcvi] fidèles au principe de la liberté. Ils y seraient fidèles encore alors qu'ils se verraient dans l'isolement le plus complet, car la vérité économique s'empare de l'âme avec une autorité qui ne le cède pas à l'évidence mathématique.

Mais, sans abandonner leur foi dans le triomphe définitif de la vérité, il n'est pas possible qu'ils ne ressentent un découragement profond à l'aspect de l'état des esprits et de la marche rétrograde des doctrines. Ce sentiment se manifeste dans un livre récemment publié, et qui est certainement l'œuvre capitale qu'a produite depuis 1830 l'école économiste. Sans sacrifier aucun principe, on voit, à chaque ligne, que M. Dunoyer en confie la réalisation à un avenir éloigné, alors qu'une dure expérience, à défaut de la raison, aura dissipé ces préjugés funestes que les intérêts privés entretiennent et exploitent avec tant d'habileté.

Dans ces tristes circonstances, je ne puis m'empêcher d'espérer que ce livre, malgré ses défauts, offrira bien des consolations, réveillera bien des espérances, ranimera le zèle et le dévouement au cœur de mes amis politiques, en leur montrant que si le flambeau de la vérité a pâli sur un point, il jette sur un autre un éclat irrésistible, que l'humanité ne rétrogade pas, mais qu'elle progresse à pas de géant, et que le temps n'est pas éloigné où l'union et le bien-être des peuples seront fondés sur une base immuable : La libre et fraternelle communication des hommes de toutes les régions, de tous les climats et de toutes les races.

 


 

Notes

[1] Anderson , 3e Voyage de Cook.

[2] V.. la traduction de ce document, page 421.

[3] Résolution du conseil de la Ligue, mai 1843.

[4] Association contre la loi-céréale.

[5] On se rappelle les discours de lord Aberdeen et de sir Robert Peel à l'occasion du message du nouveau président des États-Unis. Voici comment s'exprimnait à ce sujet M. Fox dans un meeting de la Ligue et aux applaudissements de six mille auditeurs :

« Quel est donc ce territoire qu'on se dispute ? 300,000 milles carrés dont nous revendiquons le tiers; désert aride, lave desséchée, le Sahara de l'Amérique, le Botany-Bay des Peaux-Rouges, empire des buffles, et tout au plus de quelques Indiens fiers de s'appeler Têtes-Plates, Nez-Fendus, etc. Voilà l'objet de la querelle! Autant vaudrait que Peel et Polk nous poussassent à nous disputer les montagnes de la Lune! Mais que la race humaine s'établisse sur ce territoire. Que les hommes qui n'ont pas de patrie plus hospitalière en soumettent à la culture les parties les moins infertiles, et lorsque l'industrie aura promené autour de ses frontières le char de son paisible triomphe, lorsque de jeunes cités verront fourmiller dans leurs murs d'innombrables multitudes, quand les Montagnes Rocheuses seront sillonnées de chemins de fer, que des canaux uniront l'Atlantique et la mer Pacifique, et que le Colombia verra flotter sur ses eaux la voile et la vapeur, alors il sera temps de parler de l'Oregon. Mais alors aussi, sans bataillons, sans vaisseaux de ligne, sans bombarder des villes ni verser le sang des hommés, le libre commerce fera pour nous la conquête de l'Oregon et même des États-Unis, si l'on peut appeler conquête ce qui constitue le bien de tous. Ils nous enverront leurs produits ; nous les payeronsavec les nôtres. Il n'y aura pas un pionier qui ne porte dans ses vêtements la livrée de Manchester : la marque de Sheffield sera imprimée sur l'arme qui atteindra le gibier ; et le lin de Spitafield sera la bannière que nous ferons flotter sur les rives du Missouri. L'Oregon sera conquis en effet, car il travaillera volontairement pour nous ; et que peut-on demander de plus à un peuple conquis ? C'est pour nous qu'il fera croitre le blé, et il nous le livrera sans nous demander en retour que nous nous imposions des taxes afin qu'un gouverneur anglais contrarie sa législature, ou qu'une soldatesque anglaise sabre sa population. Le libre commerce ! voilà la vraie conquête, elle est plus sure que celle des armes. Voilà l'empire, en ce qu'il a de noble , voilà la domination fondée sur des avantages réciproques, moins dégradante que celle qui s'acquiert par l'épée et se conserve sous un sceptre impopulaire. » (Acclamations prolongées.)

 


 

2.“Conclusion” to Sophismes économiques (I) (written November 1845, published early 1846)

Source

[T.38 (1845.11)] Sophismes économiques. Par M. Frédéric Bastiat, Membre du Conseil général des Landes (Paris: Guillaumin, 1846).

  • (ES1-conclusion) “Conclusion” to Sophismes économiques I. (dated November 1845), SE1, pp. 157-164; OC4, pp. 1-126
  • Comprising articles published in the Journal des économistes, April, July, Oct. 1845 and other material. Conclusion is dated “Mugron, 2 Nov., 1845". Published in Paris, by Guillaumin, in Jan. 1846.

[I-157]

Conclusion.

Tous les sophismes que j'ai combattus jusqu'ici se rapportent à une seule question : Le système restrictif; encore, par pitié pour le lecteur, « j'en passe, et des meilleurs : » Droits acquis, inopportunité, épuisement du numéraire, etc., etc.

Mais l'économie sociale n'est pas renfermée dans ce cercle étroit. Le fourriérisme, le saint-simonisme, le communisme, le mysticisme, le sentimentalisme, la fausse philanthropie, les aspirations affectées vers une égalité et une fraternité chimériques, les questions relatives au luxe, aux salaires, aux machines, à la prétendue tyrannie du capital, aux colonies, aux débouchés, aux conquêtes, à la population, à l'émigration, à l'association, aux impôts, aux emprunts, ont encombré le champ de la science d'une foule d'arguments parasites, de sophismes qui sollicitent la houe et la binette de l'économiste diligent.

Ce n'est pas que je ne reconnaisse le vice de ce plan ou plutôt de cette absence de plan. Attaquer [I-158] un à un tant de sophismes incohérents qui quelquefois se choquent et plus souvent rentrent les uns dans les autres, c'est se condamner à une lutte désordonnée, capricieuse, et s'exposer à de perpétuelles redites.

Combien je préfèrerais dire simplement comment les choses sont, sans m'occuper des mille aspects sous lesquels l'ignorance les voit!... Exposer les lois selon lesquelles les sociétés prospèrent ou dépérissent c'est ruiner virtuellement tous les sophismes à la fois. Quand Laplace eut décrit ce qu'on peut savoir jusqu'ici du mouvement des corps célestes, il dissipa, sans même les nommer, toutes les rêveries astrologiques des Égyptiens, des Grecs et des Hindoux, bien plus sûrement qu'il n'eût pu le faire en les réfutant directement dans d'innombrables volumes. — La vérité est une; le livre qui l'expose est un édifice imposant et durable;

Il brave les tyrans avides
Plus hardi que les pyramides
Et plus durable que l'airain.

L'erreur est multiple et de nature éphémère; l'ouvrage qui la combat ne porte pas en lui-même un principe de grandeur et de durée.

Mais si la force et peut-être l'occasion m'ont manqué pour procéder à la manière des Laplace et des Say, je ne puis me refuser å croire que la forme que j'ai adoptée a aussi sa modeste utilité. Elle me semble surtout bien proportionnée aux besoins du siècle, aux rapides instants qu'il peut consacrer à 'étude.

Un traité a sans doute une supériorité incontestable ; [I-159] mais à une condition, c'est d'être lu, médité, approfondi. Il ne s'adresse qu'à un public d'élite. Sa mission est de fixer d'abord et d'agrandir ensuite le cercle des connaissances acquises.

La réfutation des préjugés vulgaires ne saurait avoir cette haute portée. Elle n'aspire qu'à désencombrer la route devant la marche de la vérité, å préparer les esprits, à redresser le sens public, å briser dans des mains impures des armes dangereuses.

C'est surtout en économie sociale que cette lutte corps à corps, que ces combats sans cesse renaissants avec les erreurs populaires ont une véritable utilité pratique.

On pourrait ranger les sciences en deux catégories.

Les unes, à la rigueur, peuvent n'être sues que des savants. Ce sont celles dont l'application occupe des professions spéciales. Le vulgaire en recueille le fruit malgré son ignorance; quoiqu'il ne sache pas la mécanique et l'astronomie, il n'en jouit pas moins de l'utilité d'une montre, il n'est pas moins entraîné par la locomotive ou le bateau à vapeur sur la foi de l'ingénieur et du pilote. Nous marchons selon les lois de l'équilibre sans les connaître, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir.

Mais il est des sciences qui n'exercent sur le public qu'une influence proportionnée aux lumières du public lui-même, qui tirent toute leur efficacité non des connaissances accumulées dans quelques têtes exceptionnelles, mais de celles qui sont diffusées dans la raison générale. Telles sont la morale, [I-160] l'hygiène, l'économie sociale, et, dans les pays où les hommes s'appartiennent à eux-mêmes, la politique. C'est de ces sciences que Bentham aurait pu dire surtout : « Ce qui les répand vaut mieux que ce qui les avance. » Qu'importe qu'un grand homme, un Dieu même, ait promulgué les lois de la morale, aussi longtemps que les hommes, imbus de fausses notions, prennent les vertus pour des vices et les vices pour des vertus ? Qu'importe que Smith, Say, et, selon M. St-Chamans, les économistes de toutes les écoles aient proclamé, en fait de transactions commerciales, la supériorité de la liberté sur la contrainte, si ceux-là sont convaincus du contraire qui font les lois et pour qui les lois sont faites ?

Ces sciences, que l'on a fort bien nommées sociales, ont encore ceci de particulier que, par cela même qu'elles sont d'une application usuelle, nul ne convient qu'il les ignore. — A-t-on besoin de résoudre une question de chimie ou de géométrie ? On ne prétend pas avoir la science infuse; on n'a pas honte de consulter M. Thénard ; on ne se fait pas difficulté d'ouvrir Legendre ou Bezout. — Mais, dans les sciences sociales, on ne reconnaît guère d'autorités. Comme chacun fait journellement de la morale bonne ou mauvaise, de l'hygiène, de l'économie, de la politique raisonnable ou absurde, chacun se croit apte à gloser, disserter, décider et trancher en ces matières. — Souffrez-vous ? Il n'est pas de bonne vieille qui ne vous dise du premier coup la cause et le remède de vos maux. « Ce sont les humeurs, affirme-t-elle, il faut vous purger.» — Mais qu'est-ce que les humeurs, et y a-t-il des [I-161] humeurs? C'est-ce dont elle ne se met en peine. Je songe involontairement à cette bonne vieille quand j'entends expliquer tous les malaises sociaux par ces phrases banales : c'est la surabondance des produits, c'est la tyrannie du capital, c'est le pléthore industriel, et autres sornettes dont on ne peut pas même dire : Verba et voces pretereaque nihil, car ce sont autant de funestes erreurs.

De ce qui précède, il résulte deux choses : 1° Que les sciences sociales doivent abonder en sophismes beaucoup plus que les autres, parce que ce sont celles où chacun ne consulte que son jugement ou ses instincts; 2º que c'est dans ces sciences que le sophisme est spécialement malfaisant, parce qu'il égare l'opinion en une matière ou l'opinion c'est la force, c'est la loi.

Il faut donc deux sortes de livres à ces sciences. Ceux qui les exposent et ceux qui les propagent; ceux qui montrent la vérité et ceux qui combattent l'erreur.

Il me semble que le défaut inhérent à la forme de cet opuscule, la répétition, est ce qui en fait la principale utilité.

Dans la question que j'ai traitée, chaque sophisme a sans doute sa formule propre et sa portée, mais tous ont une racine commune, qui est l'oubli des intérêts des hommes en tant que consommateurs. Montrer que les mille chemins de l'erreur conduisent à ce sophisme générateur, c'est apprendre au public à le reconnaître, à l'apprécier, à s'en défier en toutes circonstances.

Après tout, je n'aspire pas précisément à faire naître des convictions, mais des doutes.

[I-162]

Je n'ai pas la prétention qu'en posant le livre le lecteur s'écrie : Je sais; plaise au ciel qu'il se dise sincèrement : J'ignore.

« J'ignore, car je commence à craindre qu'il n'y ait quelque chose d'illusoire dans les douceurs de la disette.» (Sophisme I.)

« Je ne suis plus si édifié sur les charmes de l'obstacle. » (Sophisme II.)

« L'effort sans résultat ne me semble plus aussi désirable que le résultat sans effort. » (Sophisme III.)

« Il se pourrait bien que le secret du commerce ne consiste pas, comme celui des armes (selon la définition qu'en donne le spadassin du Bourgeois-Gentilhomme), à donner et à ne pas recevoir. » (Sophisme VI.)

« Je conçois qu’un objet vaut d'autant plus qu'il a reçu plus de façons; mais, dans l’échange, deux valeurs égales cessent-elles d'être égales, parce que l'une vient de la charrue et l'autre de la Jacquart? » (Sophisme XXI.)

« J'avoue que je commence à trouver singulier que l'humanité s'améliore par des entraves, s'enrichisse par des taxes; et franchement je serais soulagé d'un poids importun, j'éprouverais une joie pure, s'il venait à m'être démontré, comme l'assure l'auteur des Sophismes, qu'il n'y a pas incompatibilité entre le bien-être et la justice, entre la paix et la liberté, entre l'extension du travail et les progrès de l'intelligence. » (Sophismes XIV et XX.)

« Donc, sans me tenir pour satisfait par ses arguments auxquels je ne sais si je dois donner le nom de raisonnements ou de paradoxes, j'interrogerai les maîtres de la science.»

[I-163]

Terminons par un dernier et important aperçu cette monographie du Sophisme.

Le monde ne sait pas assez l'influence que le Sophisme exerce sur lui.

S'il en faut dire ce que je pense, quand le droit du plus fort a été détrôné, le Sophisme a remis l'empire au droit du plus fin, et il serait difficile de dire lequel de ces deux tyrans a été le plus funeste à l'humanité.

Les hommes ont un amour immodéré pour les jouissances, l'influence, la considération, le pouvoir, en un mot, pour les richesses.

Et en même temps ils sont poussés par une inclination immense à se procurer ces choses aux dépens d'autrui.

Mais cet autrui, qui est le public, à une inclination non moins grande à garder ce qu'il a acquis, pourvu qu'il le puisse et qu'il le sache.

La spoliation, qui joue un si grand rôle dans les affaires du monde, n'a donc que deux agents : la force et la ruse, et deux limites : le courage et les lumières.

La force appliquée à la spoliation fait le fonds des annales humaines. En retracer l'histoire, ce serait reproduire presque en entier l'histoire de tous les peuples : Assyriens, Babyloniens, Mèdes, Perses, Egyptiens, Grecs, Romains, Goths, Francs, Huns, Turcs, Arabes, Mongols, Tartares, sans compter celle des Espagnols en Amérique, des Anglais dans l'Inde, des Français en Afrique, des Russes en Asie, etc., etc.

Mais, du moins chez les nations civilisées, les hommes qui produisent les richesses sont devenus [I-164] assez nombreux et assez forts pour les défendre. — Est-ce à dire qu'ils ne sont plus dépouillés? Point du tout ; ils le sont autant que jamais, et, qui plus est, ils se dépouillent les uns les autres.

Seulement, l'agent est changé: ce n'est plus par force, c'est par ruse qu'on s'empare des richesses publiques.

Pour voler le public, il faut le tromper. Le tromper c'est lui persuader qu'on le vole pour son avantage; c'est lui faire accepter en échange de ses biens des services fictifs, et souvent pis. — De là le Sophisme. —Sophisme théocratique, Sophisme économique, Sophisme politique, Sophisme financier. — Donc, depuis que la force est tenue en échec, le Sophisme n'est pas seulement un mal, c'est le génie du mal. Il le faut tenir en échec à son tour. — Et, pour cela, rendre le public plus fin que les fins, comme il est devenu plus fort que les forts.

Bon public, c'est sous le patronage de cette pensée que je t'adresse ce premier essai, — bien que la Préface soit étrangement transposée et la Dédicace quelque peu tardive.

Mugron, 2 novembre 1845.

FIN.

 


 

3. Three chapters from Sophismes économiques II (written late 1847, published early 1848)

Source

[T.169 (1848.01)] Sophismes économiques. Par M. Frédéric Bastiat. Membre correspondant de l’Institut et du Conseil général des Landes. Deuxième Série. (Paris: Guillaumin, 1848).

  • (ES2-1) I. Physiologie de la Spoliation (The Physiology of Plunder) (c. 1847), SE2, pp. 1-27; OC4, pp. 127-48.
  • (ES2-2) II. Deux Morales (Two Moral Philosophies)II. Deux Morales (Two Moral Philosophies) (c. 1847), SE2, pp. 28-38; OC4, pp. 148-156.
  • [T.43 (1846.01.15)] (ES2-9) IX. Le vol à la prime (Theft by Subsidy), Journal des Économistes, Jan. 1846, T. XIII, no. 50, pp. 115-120; SE2, pp. 82-92 ; OC4, pp. 189-98.
  • Published in Jan. 1848 from material written and published in 1846 and 1847.

[II-1]

I. — Physiologie de la Spoliation.

Pourquoi irais-je m’aheurter à celte science aride, l'Économie politique? »

Pourquoi? —La question est judicieuse. Tout travail est assez répugnant de sa nature, pour qu’on ait le droit de demander où il mène.

Voyons, cherchons.

Je ne m’adresse pas à ces philosophes qui font profession d’adorer la misère, sinon en leur nom, du moins au nom de l’humanité.

Je parle à quiconque tient la Richesse pour quelque chose. — Entendons par ce mot, non l’opulence de quelques-uns, mais l’aisance, le bien-être, la sécurité , l’indépendance, l’instruction, la dignité de tous.

Il n’y a que deux moyens de se procurer les choses nécessaires à la conservation, à l’embellissement [II-2] et au perfectionnement de la vie : la Production et la Spoliation.

Quelques personnes disent : la spoliation est un accident, un abus local et passager, flétri par la morale, réprouvé par la loi, indigne d’occuper l'Economie politique.

Cependant, quelque bienveillance, quelqu’optimisme que l’on porte au cœur, on est forcé de reconnaître que la Spoliation s’exerce dans ce monde sur une trop vaste échelle, qu’elle se mêle trop universellement à tous les grands faits humains, pour qu’aucune science sociale, et l'Economie politique surtout, puisse se dispenser d’en tenir compte.

Je vais plus loin. Ce qui sépare l’ordre social de la perfection (du moins de toute celle dont il est susceptible), c’est le constant effort de ses membres pour vivre et se développer aux dépens les uns des autres.

En sorte que si la Spoliation n’existait pas, la société étant parfaite, les sciences sociales seraient sans objet.

Je vais plus loin encore. Lorsque la Spoliation est devenue le moyen d’existence d’une agglomération d’hommes unis entr’eux par le lien social, ils se font bientôt une loi qui la sanctionne, une morale qui la glorifie.

Il suffit de nommer quelques-unes des formes les plus tranchées de la Spoliation, pour montrer quelle place elle occupe dans les transactions humaines.

[II-3]

C’est d’abord la Guerre. —Chez les sauvages, le vainqueur tue le vaincu pour acquérir au gibier, un droit sinon incontestable du moins incontesté.

C’est ensuite l’Esclavage. — Quand l’homme comprend qu’il est possible de féconder la terre par le travail, il fait avec son frère ce partage : « A toi la fatigue, à moi le produit. »

Vient la Théocratie.— « Selon ce que tu me donneras ou me refuseras de ce qui t’appartient, je t’ouvrirai la porte du ciel ou de l’enfer. »

Enfin arrive le Monopole. — Son caractère distinctif est de laisser subsister la grande loi sociale : Service pour service, mais défaire intervenir la force dans le débat et par suite d’altérer la juste proportion entre le service reçu et le service rendu.

La Spoliation porte toujours dans son sein le germe de mort qui la tue. Rarement c’est le grand nombre qui spolie le petit nombre. En ce cas, celui-ci se réduirait promptement au point de ne pouvoir plus satisfaire la cupidité de celui-là, et la Spoliation périrait faute d’aliment.

Presque toujours c’est le grand nombre qui est opprimé, et la Spoliation n’en est pas moins frappée d’un arrêt fatal.

Car si elle a pour agent la Force, comme dans la Guerre et l’Esclavage, il est naturel que la Force à la longue passe du côté du grand nombre.

Et si c’est la Ruse, comme dans la Théocratie et le Monopole, il est naturel que le grand nombre [II-4] s’éclaire, sans quoi l’intelligence ne serait pas l’intelligence.

Une autre loi providentielle dépose un second germe de mort au cœur de la Spoliation, c’est celle-ci :

La Spoliation ne déplace pas seulement la richesse, elle en détruit toujours une partie.

La Guerre anéantit bien des valeurs.

L’Esclavage paralyse bien des facultés.

La Théocratie détourne bien des efforts vers des objets puérils ou funestes

Le Monopole aussi fait passer la richesse d’une poche à l’autre; mais il s’en perd beaucoup dans le trajet.

Cette loi est admirable. — Sans elle, pourvu qu'il y eût équilibre de forces entre les oppresseurs et les opprimés, la Spoliation n’aurait pas de terme. — Grâce à elle, cet équilibre tend toujours à se rompre, soit parce que les Spoliateurs se fout conscience d’une telle déperdition de richesses, soit, en l’absence de ce sentiment, parce que le mal empire sans cesse, et qu’il est dans la nature de ce qui empire toujours, de finir.

Il arrive en effet un moment où, dans son accélération progressive, la déperdition des richesses est telle,que le Spoliateur est moins riche qu’il n’eût été en restant honnête.

Tel est un peuple à qui les frais de guerre coûtent plus que ne vaut le butin.

[II-5]

Un maître qui paie plus cher le travail esclave que le travail libre.

Une Théocratie qui a tellement hébété le peuple et détruit son énergie qu’elle n’en peut plus rien tirer.

Un Monopole qui agrandit ses efforts d’absorption à mesure qu’il y a moins à absorber, comme l’effort de traire s’accroît à mesure que le pis est plus desséché.

Le Monopole, on le voit, est une Espèce du Genre Spoliation. Il a plusieurs Variétés, entr'autres la Sinécure, le Privilège, la Restriction.

Parmi les formes dont il se revêt, il y en a de simples et naïves. Tels étaient les droits féodaux. Sous ce régime la masse est spoliée et le sait. Il implique l’abus de la force et tombe avec elle.

D’autres sont très-compliquées. Souvent alors la masse est spoliée et ne le sait pas. Il peut même arriver quelle croie tout devoir à la Spoliation, et ce qu’on lui laisse, et ce qu’on lui prend, et ce qui se perd dans l’opération. Il y a plus, j’affirme que, dans la suite des temps, et grâce au mécanisme si ingénieux de la coutume, beaucoup de Spoliateurs les ont sans le savoir et sans le vouloir. Les Monopoles de cette variété sont engendrés par la Ruse et nourris par l’Erreur. Ils ne s’évanouissent que que devant la Lumière.

J’en ai dit assez pour montrer que l’Economie politique a une utilité pratique évidente. C’est le flambeau qui, dévoilant la Ruse et dissipant l’Erreur, [II-6] détruit ce désordre social , la Spoliation. Quelqu’un, je crois que c’est une femme, et elle avait bien raison, l’a ainsi définie : C’est la serrure de sûreté du pécule populaire.

Commentaire.

Si ce petit livre était destiné à traverser trois ou quatre mille ans, à être lu, relu, médité, étudié phrase à phrase, mot à mot, lettre à lettre, de génération en génération, comme un Koran nouveau ; s’il devait attirer dans toutes les bibliothèques du monde des avalanches d’annotations, éclaircissements et paraphrases, je pourrais abandonner à leur sort, dans leur concision un peu obscure, les pensées qui précèdent. Mais puisqu’elles ont besoin de commentaire, il me paraît prudent de les commenter moi-même.

La véritable et équitable loi des hommes c’est : Echange librement débattu de service contre service. La Spoliation consiste à bannir par force ou par ruse la liberté du débat afin de recevoir un service sans le rendre.

La Spoliation par la force s’exerce ainsi : On attend qu’un homme ait produit quelque chose qu’on lui arrache l’arme au poing.

Elle est formellement condamnée par le décalogue : Tu ne prendras point.

Quand elle se passe d’individu à individu, elle se [II-7] nomme vol et mène au bagne ; quand c’est de nation à nation, elle prend nom conquête et conduit à la gloire.

Pourquoi cette différence? Il est bon d’en rechercher la cause. Elle nous révélera une puissance irrésistible, l’Opinion qui, comme l’atmosphère, nous enveloppe d’une manière si absolue, que nous ne la remarquons plus. Car Rousseau n’a jamais dit une vérité plus vraie que celle-ci : Il faut beaucoup de philosophie pour observer les faits qui sont trop près de nous.

Le voleur, par cela même qu’il agit isolément, a contre lui l’opinion publique. Il alarme tous ceux qui l’entourent. Cependant, s’il a quelques associés, il s’enorgueillit devant eux de ses prouesses, et l’on peut commencer à remarquer ici la force de l’Opinion-, car il suffit de l’approbation de ses complices pour lui ôter le sentiment de sa turpitude et même le rendre vain de son ignominie.

Le guerrier y vit dans un autre milieu. L’Opinion qui le flétrit est ailleurs, chez les nations vaincues ; il n’en sent pas la pression. Mais l’Opinion qui est autour de lui l’approuve et le soutient. Ses compagnons et lui sentent vivement la solidarité qui les lie. La patrie qui s’est créé des ennemis et des dangers a besoin d’exalter le courage de ses enfants. Elle décerne aux plus hardis, à ceux qui, élargissant ses frontières, y ont apporté le plus de butin, les honneurs, la renommée, la gloire. Les poètes chantent leurs exploits et les femmes leur tressent [II-8] des couronnes. Et telle est la puissance de l’Opinion qu'elle sépare de la Spoliation l'idée d’injustice et ôte au spoliateur jusqu’à la conscience de ses torts.

L’Opinion qui réagit contre la spoliation militaire, placée non chez le peuple spoliateur mais chez le peuple spolié, n’exerce que bien peu d’influence. Cependant, elle n’est pas tout à fait inefficace, et d’autant moins que les nations se fréquentent et se comprennent davantage. Sous ce rapport, on voit que l’étude des langues et la libre communication des peuples tendent à faire prédominer l’opinion contraire à ce genre de spoliation.

Malheureusement, il arrive souvent que les nations qui entourent le peuple spoliateur sont elles-mêmes spoliatrices, quand elles le peuvent, et dès lors imbues des mêmes préjugés.

Alors, il n’v a qu’un remède : le temps. Il faut que les peuples aient appris, par une rude expérience, l’énorme désavantage de se spolier les uns les autres.

On parlera d’un autre frein : la moralisation. Mais la moralisation a pour but de multiplier les actions vertueuses. Comment donc restreindra-t-elle les actes spoliateurs quand ces actes sont mis par l’Opinion au rang des plus hautes vertus ? Y a-t-il un moyen plus puissant de moraliser un peuple que la Religion? Y eut-il jamais Religion plus favorable à la paix et plus universellement admise que le Christianisme? Et cependant qu’a-t-on vu pendant dix-huit siècles? On a vu les hommes se [II-9] battre non-seulement malgré la Religion, mais au nom de la Religion même.

Un peuple conquérant ne fait pas toujours la guerre offensive. Il a aussi de mauvais jours. Alors ses soldats défendent le foyer domestique, la propriété, la famille, l’indépendance, la liberté. La guerre prend un caractère de sainteté et de grandeur. Le drapeau, bénit par les ministres du Dieu de paix, représente tout ce qu’il y a de sacré sur la terre; on s’y attache comme à la vivante image de la patrie et de l’honneur ; et les vertus guerrières sont exaltées au-dessus de toutes les autres vertus. — Mais le danger passé, l’Opinion subsiste, et, par une naturelle réaction de l’esprit de vengeance qui se confond avec le patriotisme, on aime à promener le drapeau chéri de capitale en capitale. Il semble que la nature ait préparé ainsi le châtiment de l’agresseur.

C’est la crainte de ce châtiment, et non les progrès delà philosophie, qui retient les armes dans les arsenaux, car, on ne peut pas le nier, les peuples les plus avancés en civilisation font la guerre, et se préoccupent bien peu de justice quand ils n’ont pas de représailles à redouter. Témoins, l’Hymalaya, l’Atlas et le Caucase.

Si la religion a été impuissante, si la philosophie est impuissante, comment donc finira la guerre ?

L’Économie politique démontre que, même à ne considérer que le peuple victorieux, la guerre se [II-10] fait toujours dans l’intérêt du petit nombre et aux dépens des masses. Il suffit donc que les masses aperçoivent clairement cette vérité. Le poids de l’Opinion, qui se partage encore, pèsera tout entier du coté de la paix.

 

La Spoliation exercée par la force prend encore une autre forme. On n’attend pas qu’un homme ait produit une chose pour la lui arracher. On s’empare de l’homme lui-même; on le dépouille de sa propre personnalité ; on le contraint au travail ; on ne lui dit pas : Si tu prends celte peine pour moi, je prendrai cette peine pour toi. On lui dit : A toi toutes les fatigues, à moi toutes les jouissances. C’est l'Esclavage, qui implique toujours l’abus de la force.

Or, c’est une grande question de savoir s’il n’est pas dans la nature d’une force incontestablement dominante d’abuser toujours d’elle-même. Quant à moi, je ne m’y üe pas, et j’aimerais autant attendre d’une pierre qui tombe la puissance qui doit l’arrêter dans sa chute, que de conlier à la force sa propre limite.

Je voudrais, au moins, qu’on me montrât un pays, une époque où l’Esclavage a été aboli par la libre et gracieuse volonté des maîtres.

L’Esclavage fournit un second et frappant exemple de l’insuffisance des sentiments religieux et philanthropiques aux prises avec l’énergique sentiment de l’intérêt. Cela peut paraître triste à [II-11] quelques Ecoles modernes qui cherchent dans l’abnégation le principe réformateur de la société. Qu’elles commencent donc par réformer la nature de l’homme.

Aux Antilles, les maîtres professent de père en fils, depuis l’institution de l’esclavage, la Religion chrétienne. Plusieurs fois par jour ils répètent ces paroles : « Tous les hommes sont frères ; aimer son prochain, c’est accomplir toute la loi. » —Et pourtant ils ont des esclaves. Rien ne leur semble plus naturel et plus légitime. Les réformateurs modernes espèrent-ils que leur morale sera jamais aussi universellement acceptée, aussi populaire, aussi forte d’autorité, aussi souvent sur toutes les lèvres que l’Evangile ? Et si l’Evangile n’a pu passer des lèvres au cœur par-dessus ou à travers la grande barrière de l’intérêt, comment espèrent-ils que leur morale fasse ce miracle ?

Mais quoi! l’Esclavage est-il donc invulnérable? Non ; ce qui l’a fondé le détruira, je veux dire l'Intérêt, pourvu que, pour favoriser les intérêts spéciaux qui ont créé la plaie, on ne contrarie pas les intérêts généraux qui doivent la guérir.

C’est encore une vérité démontrée par l’Economie politique que le travail libre est essentiellement progressif et le travail esclave nécessairement stationnaire. En sorte que le triomphe du premier sur le second est inévitable. Qu’est devenue la culture de l’indigo par les noirs ?

Le travail libre appliqué à la production du sucre [II-12] en fera baisser de plus en plus le prix A mesure, l’esclave sera de moins en moins lucratif pour son maître. L’esclavage serait depuis longtemps tombé de lui-même en Amérique, si, en Europe, les lois n’eussent élevé artificiellement le prix du sucre. Aussi nous voyons les maîtres, leurs créanciers et leurs délégués travailler activement à maintenir ces lois qui sont aujourd’hui les colonnes de l’édifice.

Malheureusement, elles ont encore la sympathie des populations du. sein desquelles l’esclavage a disparu; par où l’on voit qu’encore ici l’Opinion est souveraine.

 

Si elle est souveraine, même dans la région de la Force, elle l’est à bien plus forte raison dans le monde de la Ruse. A vrai dire, c’est là son domaine. La Ruse, c’est l’abus de l’intelligence ; le progrès de l’opinion, c’est le progrès des intelligences. Les deux puissances sont au moins de même nature. Imposture chez le spoliateur implique crédulité chez le spolié, et l’antidote naturel de la crédulité c’est la vérité. Il s’ensuit qu’éclairer les esprits, c’est ôter à ce genre spoliation son aliment.

Je passerai brièvement en revue quelques-unes des spoliations qui s’exercent par la Ruse sur une très-grande échelle.

[II-13]

La première qui se présente c'est la Spoliation par ruse Théocratique.

De quoi s’agit-il? De se faire rendre en aliments, vêtements, luxe, considération, influence, pouvoir , des services réels contre des services fictifs.

Si je disais à un homme : — « Je vais te rendre des services immédiats, »— il faudrait bien tenir parole ; faute de quoi cet homme saurait bientôt à quoi s’en tenir, et ma ruse serait promptement démasquée.

Mais si je lui dis : — « En échange de tes services, je te rendrai d’immenses services, non dans ce monde, mais dons l’autre. Après cette vie, tu peux être éternellement heureux ou malheureux et cela dépend de moi ; je suis un être intermédiaire entre Dieu et sa créature, et puis, à mon gré, t’ouvrir les portes du ciel ou de l’enfer. » — Pour peu que cet homme me croie, il est à ma discrétion.

Ce genre d’imposture a été pratiqué très en grand depuis l’origine du monde, et l’on sait à quel degré de toute-puissance étaient arrivés les prêtres égyptiens.

Il est aisé de savoir comment procèdent les imposteurs. Il suffit de se demander ce qu’on ferait à leur place.

Si j’arrivais, avec des vues de cette nature, au milieu d’une peuplade ignorante, et que je parvinsse, par quelque acte extraordinaire et d’une apparence [II-14] merveilleuse, à me faire passer pour un être surnaturel, je me donnerais pour un envoyé de Dieu, ayant sur les futures destinées des hommes un empire absolu.

Ensuite, j’interdirais l’examen de mes titres ; je ferais plus : comme la raison serait mon ennemi le plus dangereux, j’interdirais l’usage de la raison même, au moins appliquée à ce sujet redoutable. Je ferais de cette question, et de toutes cel- qui s’y rapportent, des questions tabou, comme disent les sauvages. Les résoudre, les agiter, y penser même, serait un crime irrémissible.

Certes, ce serait le comble de l’art de mettre une barrière tabou à toutes les avenues intellectuelles qui pourraient conduire à la découverte de ma supercherie. Quelle meilleure garantie de sa durée que de rendre le doute même sacrilège ?

Cependant, à cette garantie fondamentale, j’en ajouterais d’accessoires. Par exemple, pour que la lumière ne pût jamais descendre dans les masses, je m’attribuerais , ainsi qu’à mes complices, le monopole de toutes les connaissances , je les cacherais sous les voiles d’une langue morte , et d’une écriture hiéroglyphique, et, pour n’être jamais surpris par aucun danger, j’aurais soin d’inventer une institution qui me ferait pénétrer, jour par jour, dans le secret de toutes les consciences. Il ne serait pas mal non plus que je satisfisse à [II-15] quelques besoins réels de mon peuple, surtout si, en le faisant, je pouvais accroître mon influence et mon autorité. Ainsi les hommes ont un grand besoin d’instruction et de morale ; je m’en ferais le dispensateur. Par là je dirigerais à mon gré l’esprit et le cœur de mon peuple. J’entrelacerais dans une chaîne indissoluble 1a morale et mon autorité ; je les représenterais comme ne pouvant exister l’une sans l’autre, en sorte que si quelque audacieux tentait enfin de remuer une question tabou, la société tout entière, qui ne peut se passer de morale, sentirait le terrain trembler sous ses pas, et se tournerait avec rage contre ce novateur téméraire.

Quand les choses en seraient là , il est clair que ce peuple m’appartiendrait plus que s’il était mon esclave. L’esclave maudit sa chaîne, mon peuple bénirait 1a sienne, et je serais parvenu à imprimer, non sur les fronts, mais au fond des consciences, le sceau de 1a servitude.

L’Opinion seule peut renverser un tel édifice d’iniquité; mais par où l’entamera-t-elle, si chaque pierre est tabou ? — C’est l’affaire du temps et de l’imprimerie.

A Dieu ne plaise que je veuille ébranler ici ces croyances consolantes qui relient cette vie d’épreuves à une vie de félicités. Mais qu’on ait abusé de l’irrésistible pente qui nous entraîne vers elles, c’est ce que personne, pas même le chef de la chrétienté, ne pourrait contester, Il y a, ce me semble, [II-16] un signe pour reconnaître si un-peuple est dupe ou ne l’est pas. Examinez la Religion et le prêtre; examinez si le prêtre est l’instrument de la Religion, ou si la Religion est l’instrument du prêtre.

Si le prêtre est l’instrument de la Religion, s’il ne songe qu’à étendre sur la terre sa morale et ses bienfaits, il sera doux, tolérant, humble, charitable, plein de zèle ; sa vie reflétera celle de son divin modèle ; il prêchera la liberté et l’égalité parmi les hommes, la paix et la fraternité entre les nations ; il repoussera les séductions de la puissance temporelle, ne voulant pas faire alliance avec ce qui a le plus besoin de frein en ce monde; il sera l'homme du peuple , l’homme des bons conseils et des douces consolations, l’homme de l'Opinion, l’homme de l’Evangile.

Si, au contraire, la Religion est l’instrument du. prêtre, il la traitera comme on traite un instrument qu’on altère, qu’on plie, qu’on retourne eu toutes façons, de manière à en tirer le plus grand avantage pour soi. Il multipliera les questions tabou; sa morale sera flexible comme les temps, les hommes et les circonstances. Il cherchera à en imposer par des gestes et des attitudes étudiés; il marmottera cent fois par jour des mots dont le sens sera évaporé, et qui ne seront plus qu’un vain conventionalisme. Il trafiquera des choses saintes, mais tout juste assez pour ne pas ébranler la foi en leur sainteté, et il aura soin que de trafic [II-17] soit d’autant moins ostensiblement actif que le peuple est plus clairvoyant. Il se mêlera des intrigues de la terre ; il se mettra toujours du côté des puissants à la seule condition que les puissants se mettront de son coté. En un mot, dans tous ses actes, on reconnaîtra qu’il ne veut pas faire avancer la Religion par le clergé, mais le clergé par la Religion; et comme tant d’efforts supposent un but, comme ce but, dans cette hypothèse, ne peut être autre que la puissance et la richesse, le signe définitif que le peuple est dupe, c’est quand le prêtre est riche et puissant.

Il est bien évident qu’on peut abuser d’une Religion vraie comme d’une Religion fausse. Plus même son autorité est respectable, plus il est à craindre qu’on pousse loin l’épreuve. Mais il y a bien de la différence dans les résultats. L’abus insurge toujours la partie saine, éclairée, indépendante d’un peuple. Il ne se peut pas que la foi n’en soit ébranlée, et l’affaiblissement d’une Religion vraie est bien autrement funeste que l’ébranlement d’une Religion fausse.

La Spoliation par ce procédé et la clairvoyance d’un peuple sont toujours eu proportion inverse l’une de l’autre, car i! est de la nature des abus d’aller tant qu’ils trouvent du chemin. Non qu’au milieu de la population la plus ignorante, il ne se rencontre des prêtres purs et dévoués, mais comment empêcher le fourbe de revêtir la soutane et l’ambition de ceindre la mitre? Les spoliateurs [II-18] obéissent a la loi malthusienne : ils multiplient comme les moyens d’existence ; et les moyens d’existence des fourbes, c’est la crédulité de leurs dupes. On a beau chercher, on trouve toujours qu’il faut que l’Opinion s’éclaire. Il n’y a pas d’autre Panacée.

Une autre variété de Spoliation par la ruse s’appelle fraude commerciale, nom qui me semble beaucoup trop restreint, car ne s’en rend pas coupable seulement le marchand qui altère la denrée ou raccourcit son mètre, mais aussi le médecin qui se fait payer des conseils funestes, l’avocat qui embrouille les procès, etc. Dans l’échange entre deux services, l’un est de mauvais aloi : mais ici, le service reçu étant toujours préalablement et volontairement agréé, il est clair que la Spoliation de cette espèce doit reculer à mesure que la clairvoyance publique avance.

Vient ensuite l’abus des services publics, champ immense de Spoliation, tellement immense que nous ne pouvons y jeter qu’un coup d’œil.

Si Dieu avait fait de l’homme un animal solitaire, chacun travaillerait pour soi. La richesse individuelle serait en proportion des services que chacun se rendrait à soi même.

Mais l’homme étant sociable, les services s'échangent les uns contre les autres, proposition que vous pouvez;, si cela vous convient, construire, a rebours.

[II-19]

Il y a dans la société des besoins tellement généraux, tellement universels, que ses membres y pourvoient en organisant des services publics. Tel est le besoin de la sécurité. On se concerte, on se cotise pour rémunérer en services divers ceux qui rendent le service de veiller à la sécurité commune.

Il n’y a rien là qui soit en dehors de l’Economie politique : Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi. L’essence de la transaction est la même, le procédé rémunératoire seul est différent; mais cette circonstance a une grande portée.

Dans les transactions ordinaires chacun reste juge soit du service qu’il reçoit, soit du service qu'il rend. Il peut toujours ou refuser l’échange ou le faire ailleurs, d’où la nécessité de n’apporter sur le marché que des services qui se feront volontairement agréer.

Il n’en est pas ainsi avec l’Etat, surtout avant l’avènement des gouvernements représentatifs. Que nous ayons ou non besoin de ses services, qu’ils soient de bon ou de mauvais aloi, il nous faut toujours les accepter tels qu’il les fournit et les payer au prix qu’il y met.

Or, c’est la tendance de tous les hommes de voir par le petit bout de la lunette les services qu’ils rendent, et par le gros bout les services qu’ils reçoivent, et les choses iraient bon train si nous n’avions pas, dans les transactions privées, la garantie du prix débattu.

Cette garantie, nous ne l’avons pas ou nous ne [II-20] l’avons guère dans les transactions publiques. — Et cependant, l’État, composé d’hommes (quoique de nos jours on insinue le contraire ), obéit à l’universelle tendance. Il veut nous servir beaucoup, nous servir plus que nous ne voulons, et nous faire agréer comme vrais services ce qui est quelquefois loin de l’être, et cela, pour nous imposer en retour des services ou contributions.

L’État aussi est soumis à la loi malthusienne. Il tend à dépasser le niveau de ses moyens d’existence, il grossit en proportion de ces moyens, et ce qui le fait exister c’est la substance des peuples. Malheur donc aux peuples qui ne savent pas limiter la sphère d’action de l’État. Liberté, activité privée, richesse, bien-ètre, indépendance, dignité, tout y passera.

Car il y a une circonstance qu’il faut remarquer, c’est celle-ci : Parmi les services que nous demandons à l’État, le principal est la sécurité. Pour nous la garantir, il faut qu’il dispose d’une force capable de vaincre toutes les forces particulières ou collectives, intérieures ou extérieures qui pourraient la compromettre. Combinée avec cette fâcheuse disposition que nous remarquons dans les hommes à vivre aux dépens des autres, il y a là un danger qui saute aux yeux.

Aussi, voyez sur quelle immense échelle, depuis les temps historiques, s’est exercée la Spoliation par abus et excès du Gouvernement ? Qu’on se demande quels services ont rendus aux populations et quels services en ont retirés les pouvoirs publics [II-21] chez les Assyriens, les Babyloniens, les Égyptiens, les Romains, les Persans, les Turcs, les Chinois, les Russes, les Anglais, les Espagnols, les Français. L’imagination s’effraie devant cette énorme disproportion.

Enfin, on a inventé le gouvernement représentatif et, à priori , on aurait pu croire que le désordre allait cesser comme par enchantement.

En effet, le principe de ces gouvernements est celui-ci :

« La population elle-même, par ses représentants, décidera la nature et l’étendue des fonctions qu’elle juge à propos de constituer en services publics , et la quotité de la rémunération qu’elle entend attacher à ces services.

La tendance à s’emparer du bien d’autrui, et la tendance à défendre son bien étaient ainsi mises en présence. On devait penser que la seconde surmonterait la première.

Certes, je suis convaincu que la chose réussira à la longue. Mais il faut bien avouer que jusqu'ici elle n’a pas réussi.

Pourquoi ? par deux motifs bien simples . les gouvernements ont eu trop, et les populations pas assez de sagacité.

Les gouvernements sont fort habiles. Ils agissent avec méthode, avec suite, sur un plan bien combiné et constamment perfectionné par la tradition et l’expérience. Ils étudient les hommes et leurs passions. S’ils reconnaissent, par exemple, qu’ils ont l’instinct de la guerre, ils attisent, ils [II-22] excitent ce funeste penchant. Ils environnent la nation de dangers par l’action de la diplomatie, et tout naturellement ensuite, ils lui demandent des soldats, des marins, des arsenaux, des fortifications : souvent même ils n'ont que la peine de se les laisser offrir ; alors ils ont des grades, des pensions et des places à distribuer. Pour cela, il faut beaucoup d’argent; les impôts et les emprunts sont là.

Si la nation est généreuse, ils s’offrent à guérir tous les maux de l’humanité. Ils relèveront, disent-ils, le commerce, feront prospérer l'agriculture, développeront les fabriques, encourageront les lettres et les arts, extirperont la misère, etc., etc. Il ne s’agit que de créer des fonctions et payer des fonctionnaires.

En un mot, la tactique consiste à présenter comme services effectifs ce qui n’est qu’entraves ; alors la nation paie non pour être servie, mais desservie. Les gouvernements, prenant des proportions gigantesques, finissent par absorber la moitié de tous les revenus. Et le peuple s’étonne de travailler autant, d’entendre annoncer des inventions merveilleuses qui doivent multiplier à l’infini les produits et ... d'être toujours Gros-Jean comme devant.

C’est que pendant que le gouvernement déploie tant d’habileté, le peuple n’en montre guère. Ainsi, appelé à choisir ses chargés de pouvoirs, ceux qui doivent déterminer la sphère et la rémunération de l’action gouvernementale, qui choisit-il ? Les [II-23] agents du gouvernement. Il charge le pouvoir exécutif de fixer lui-même la limite de son activité et de ses exigences. Il fait comme le bourgeois gentilhomme, qui, pour le choix et le nombre de ses habits, s’en remet ... à son tailleur.

Cependant les choses vont de mal en pis, et le peuple ouvre enfin les yeux, non sur le remède (il n’en est pas là encore), mais sur le mal.

Gouverner est un métier si doux que tout le monde y aspire, dussi les conseillers du peuple ne cessent de lui dire : Nous voyons tes souffrances et nous les déplorons. Il en serait autrement si nous te gouvernions.

Cette période, qui est ordinairement fort longue, est celle des rébellions et des émeutes. Quand le peuple est vaincu, les frais de la guerre s’ajoutent à ses charges. Quand il est vainqueur, le personnel gouvernemental change et les abus restent.

Et cela dure, jusqu’à ce qu’enfin le peuple apprenne à connaître et à défendre ses vrais intérêts. Nous arrivons donc toujours à ceci : Il n’y a de ressource que dans le progrès de la Raison publique.

Certaines nations paraissent merveilleusement disposées à devenir la proie de la Spoliation gouvernementale. Ce sont celles où les hommes, ne tenant aucun compte de leur propre dignité et de leur propre énergie, se croiraient perdus s’ils n’étaient administrés et gouvernés en toutes choses. Sans avoir beaucoup voyagé, j’ai vu des pays où l’on pense que l’agriculture ne peut faire aucun progrès si l’Etat n’entretient des fermes expérimentales; [II-24] qu’il n’y aura bientôt plus de chevaux, si l’Etat n’a pas de haras ; que les pères ne feront pas élever leurs enfants ou ne leur feront enseigner que des choses immorales, si l’Etat ne décide pas ce qu’il est bon d’apprendre, etc., etc. Dans un tel pays, les révolutions peuvent se succéder rapidement, les gouvernants tomber les uns sur les autres. Mais les gouvernés n’en seront pas moins gouvernés à merci et à miséricorde (caria disposition que je signale ici est l’étoffe même dont les gouvernements sont faits), jusqu’à ce qu'enfin le peuple s’aperçoive qu’il vaut mieux laisser le plus grand nombre possible de services dans la catégorie de ceux que les parties intéressées échangent à prix débattu.

 

Nous avons vu que la société est échange de services. Elle ne devrait être qu’échange de bons et loyaux services. Mais nous avons constaté aussi que les hommes avaient un grand intérêt, et, par suite, une pente irrésistible, à exagérer la valeur relative des services qu’ils rendent. Et véritablement, je ne puis apercevoir d’autre limite à cette prétention que la libre acceptation où le libre refus de ceux à qui ces services sont offerts.

De là il arrive que certains hommes ont recours à la loi pour qu’elle diminue chez les autres les naturelles prérogatives de cette liberté. Ce genre de spoliation s’appelle Privilège ou Monopole. Marquons-en bien l’origine et le caractère.

Chacun sait que les services qu’il apporte dans [II-25] le marché général y seront d’autant plus appréciés et rémunérés qu’ils y seront plus rares. Chacun implorera donc l’intervention de la loi pour éloigner du marché tous ceux qui viennent y offrir des services analogues, — ou, ce qui revient au même, si le concours d’un instrument est indispensable pour que le service soit rendu, il en demandera à la loi la possession exclusive.

Cette variété de Spoliation étant l’objet principal de ce volume, j’en dirai peu de chose ici, et me bornerai à une remarque.

Quand le monopole est un fait isolé, il ne manque pas d’enrichir celui que la loi en a investi. Il peut arriver alors que chaque classe de travailleurs, au lieu de poursuivre la chute de ce monopole, réclame pour elle-même un monopole semblable. Cette nature de Spoliation, ainsi réduite en système, devient alors la plus ridicule des mystifications pour tout le monde, et le résultat définitif est que chacun croit retirer plus d’un marché général appauvri de tout.

Il n’est pas nécessaire d’ajouter que ce singulier régime introduit en outre un antagonisme universel entre toutes les classes, toutes les professions, tous les peuples; qu’il exige une interférence constante, mais toujours incertaine de l’action gouvernementale ; qu’il abonde ainsi dans le sens des abus qui font l’objet du précédent paragraphe ; qu’il place toutes les industries dans une insécurité irrémédiable, et qu’il accoutume les hommes à mettre sur la loi, et non sur eux-mêmes, la responsabilité de [II-26] leur propre existence. II serait difficile d’imaginer une cause plus active de perturbation sociale.

Justification.

On dira : « Pourquoi ce vilain mot : Spoliation? Outre qu’il est grossier, il blesse, il irrite, il tourne contre vous les hommes calmes et modérés, il envenime la lutte. »

Je le déclare hautement. Je respecte les personnes ; je crois à la sincérité de presque tous les partisans de la Protection; et je ne me reconnais le droit de suspecter la probité personnelle, la délicatesse, la philanthropie de qui que ce soit. Je répète encore que la Protection est l’œuvre, l’œuvre funeste d’une commune erreur dont tout le monde, ou du moins la grande majorité, est à la fois victime et complice.—Après cela je ne puis pas empêcher que les choses ne soient ce qu'elles sont.

Qu’on se figure une espèce de Diogène mettant la tête hors de son tonneau, et disant : « Athéniens, vous vous faites servir par des Esclaves. N’avez-vous jamais pensé que vous exerciez sur vos frères la plus inique des Spoliations?

Ou encore, un tribun parlant ainsi dans le Forum : « Romains, vous avez fondé tous vos moyens d’existence sur le Pillage successif de tous les peuples. »

Certes, ils ne feraient qu’exprimer une vérité incontestable. Faudrait-il en conclure qu’Athènes et Rome n’étaient habitées que par de malhonnêtes [II-27] gens ? que Socrate et Platon, Caton et Cincinnatus étaient des personnages méprisables ?

Qui pourrait avoir une telle pensée? Mais ces grands hommes vivaient dans un milieu qui leur ôtait la conscience de leur injustice. On sait qu'Aristote ne pouvait pas même se faire l’idée qu’une société pût exister sans esclavage.

Dans les temps modernes, l’esclavage a vécu jusqu’à nos jours sans exciter beaucoup de scrupules dans l’âme des planteurs. Des armées ont servi d’instrument à de grandes conquêtes, c’est-à-dire à de grandes Spoliations. Est-ce à dire qu’elles ne fourmillent pas de soldats et d’officiers personnellement aussi délicats, plus délicats peut-être qu’on ne l’est généralement dans les carrières industrielles ? d’hommes à qui la pensée même d'un vol ferait monter le rouge au front, et qui affronteraient mille morts plutôt que de descendre à une bassesse?

Ce qui est blâmable ce ne sont pas les individus, mais le mouvement général qui les entraîne et les aveugle, mouvement dont la société entière est coupable.

Il en est ainsi du Monopole. J’accuse le système et non point les individus ; la société en masse et non tel ou tel de ses membres. Si les plus grands philosophes ont pu se faire illusion sur l’iniquité de l’esclavage, à combien plus forte raison des agriculteurs et des fabricants peuvent-ils se tromper sur la nature et les effets du régime restrictif ?

 


 

[II-28]

II. — Deux Morales.

Arrivé, s’il y arrive, au bout du chapitre précédent, je crois entendre le lecteur s’écrier :

« Eh bien ! est-ce à tort qu’on reproche aux économistes d’être secs et froids ? Quelle peinture de l’humanité ! Quoi ! La Spoliation serait une puissance fatale , presque normale, prenant toutes les formes, s’exerçant sous tous les prétextes, hors la loi et par la loi, abusant des choses les plus saintes, exploitant tour à tour la faiblesse et la crédulité et progressant en proportion de ce que ce double aliment abonde autour d’elle ! Peut-on faire du monde un plus triste tableau ? »

La question n’est pas de savoir s’il est triste, mais s’il est vrai. L’histoire est là pour le dire :

Il est assez singulier que ceux qui décrient l’Economie politique (ou l'Économisme, comme il leur plaît de nommer cette science), parce qu’elle étudie l’homme et le monde tels qu’ils sont , poussent bien plus loin qu’elle le pessimisme, au moins quant au passé et au présent. Ouvrez leurs livres et leurs journaux. Qu’y voyez-vous? L’aigreur, la haine contre la société; jusque là que le [II-29] mot même civilisation est pour eux synonyme d’injustice, désordre et anarchie. Ils en sont venus à maudire la liberté tant ils ont peu de confiance dans le développement de la race humaine, résultat de sa naturelle organisation. La liberté ! c’est-elle, selon eux, qui nous pousse de plus en plus vers l’abîme.

Il est vrai qu’ils sont optimistes pour l’avenir. Car si l’humanité, incapable par elle-même, fait fausse route depuis six mille ans, un révélateur est venu, qui lui a signalé la voie du salut, et pour peu que le troupeau soit docile à la houlette du pasteur, il sera conduit dans cette terre promise où le bien-être se réalise sans efforts, où l’ordre, la sécurité et l’harmonie sont le facile prix de l’imprévoyance.

Il ne s'agit pour l’humanité que de consentir à ce que les réformateurs changent, comme dit Rousseau, sa constitution physique et morale.

L’Économie politique ne s’est pas donné la mission de rechercher ce que serait la société si Dieu avait fait l’homme autrement qu’il ne lui a plu de le faire. Il peut être fâcheux que la Providence ait oublié d’appeler, au commencement, dans ses conseils, quelques-uns de nos organisateurs modernes. Et comme la mécanique céleste serait toute différente, si le créateur eût consulté Alphonse le Sage, de même, s’il n’eût pas négligé les avis de Fourrier, l’ordre social ne ressemblerait en rien à celui où nous sommes forcés de respirer, vivre et nous mouvoir. Mais, puisque nous y sommes, [II-30] puisque in eo vivimus, movemur et sumus, il ne nous reste qu’à l’étudier et en connaître les lois, surtout si son amélioration dépend essentiellement de cette connaissance.

Nous ne pouvons pas empêcher que le cœur de l’homme ne soit un foyer de désirs insatiables.

Nous ne pouvons pas faire que ces désirs, pour être satisfaits, n’exigent du travail.

Nous ne pouvons pas éviter que l’homme n’ait autant de répugnance pour le travail que d’attrait pour la satisfaction.

Nous ne pouvons pas empêcher que de cette organisation ne résulte un effort perpétuel parmi les hommes pour accroître leur part de jouissances, en se rejetant, par la force ou la ruse, des uns aux autres, le fardeau de la peine.

Il ne dépend pas de nous d’effacer l’histoire universelle, d’étouffer la voix du passé attestant que les choses se sont ainsi passées dès l’origine. Nous ne pouvons pas nier que la guerre, l’esclavage, le servage, la théocratie, l’abus du gouvernement, les privilèges, les fraudes de toute nature et les monopoles n’aient été les incontestables et terribles manifestations de ces deux sentiments combinés dans le cœur de l'homme : attrait pour jouissances; répugnance pour la fatigue.

« Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » — Mais chacun veut le plus de pain et le moins de sueur possible. C’est la conclusion de l’histoire.

Grâce au Ciel, l’histoire montre aussi que la [II-31] répartition des jouissances et des peines tend à se faire d’une manière de plus en plus égale parmi les hommes.

A moins de nier la clarté du soleil, il faut bien admettre que la société a fait, sous ce rapport, quelques progrès.

S’il en est ainsi, il y a donc en elle une force naturelle et providentielle, une loi qui fait reculer de plus en plus le principe de l’iniquité et réalise de plus en plus le principe de la justice.

Nous disons que cette force est dans la société et que Dieu l’y a placée. Si elle n’y était pas, nous serions réduits, comme les utopistes, à la chercher dans des moyens artificiels, dans des arrangements qui exigent l’altération préalable de la constitution physique et morale de l’homme, ou plutôt nous croirions cette recherche inutile et vaine, parce que nous ne pouvons comprendre l’action d’un levier sans point d’appui.

Essayons donc de signaler la force bienfaisante qui tend à surmonter progressivement la force malfaisante à laquelle nous avons donné le nom de Spoliation, et dont la présence n’est que trop expliquée par le raisonnement et constatée par l’expérience

Tout acte malfaisant a nécessairement deux termes : le point d’où il émane et le point où il aboutit; l’homme qui exerce l’acte, et l’homme sur qui l’acte est exercé; ou, comme dit l’école, l'agent et le patient.

[II-32]

Il y a doue deux chances pour que l'acte malfaisant soit supprimé : l’abstention volontaire de l’être actif, et la résistance de l’acte passif. De là deux morales qui, bien loin de se contrarier, concourent : la morale religieuse ou philosophique et la morale que je me permettrai d’appeler économique.

La morale religieuse, pour arriver à la suppression de l’acte malfaisant, s’adresse à son auteur, à l’homme en tant qu’agent. Elle lui dit : « Corrige-toi ; épure-toi : cesse de faire le mal ; fais le bien, dompte tes passions; sacrifie tes intérêts ; n’opprime pas ton prochain que ton devoir est d’aimer et soulager; sois juste d’abord et charitable ensuite. » Cette morale sera éternellement la plus belle, la plus touchante, celle qui montrera la race humaine dans toute sa majesté ; qui se prêtera le plus aux mouvements de l’éloquence et excitera le plus l’admiration et la sympathie des hommes.

La morale économique aspire au même résultat, mais s’adresse surtout à l’homme en tant que patient. Elle lui montre les effets des actions humaines, et par cette simple exposition, elle le stimule à réagir contre celles qui le blessent, à honorer celles qui lui sont utiles. Elle s’éfforce de répandre assez de bon sens, de lumière et de juste défiance dans la masse opprimée pour ren dre de plus en plus l’oppression difficile et dangereuse.

Il faut remarquer que la morale économique [II-33] ne laisse pas que d’agir aussi sur l’oppresseur. Un acte malfaisant produit des biens et des maux. Des maux pour celui qui le subit, et des biens pour celui qui l’exerce, sans quoi il ne se produirait pas. Mais il s’en faut de beaucoup qu’il y ait compensation. La somme des maux l’emporte toujours, et nécessairement, sur celle des biens, parce que le fait même d’opprimer entraîne une déperdition de forces, crée des dangers, provoque des représailles, exige de coûteuses précautions. La simple exposition de ces effets ne se borne donc pas à provoquer la réaction des opprimés , elle met du côté de la justice tous ceux dont le cœur n’est pas perverti, et trouble la sécurité des oppresseurs eux-mêmes.

Mais il est aisé de comprendre que cette morale, plutôt virtuelle qu’explicite, qui n’est après tout qu’une démonstration scientifique ; qui perdrait même de son efficacité, si elle changeait de caractère ; qui ne s’adresse pas au cœur, mais à l’intelligence ; qui ne cherche pas à persuader, mais à convaincre ; qui ne donne pas des conseils, mais des preuves ; dont la mission n’est pas de toucher mais d’éclairer, et qui n’obtient sur le vice d’autre victoire que de le priver d'aliments; il est aisé de comprendre, dis-je, que cette morale ait été accusée de sécheresse et de prosaïsme.

Le reproche est vrai sans être juste. Il revient à dire que l’Économie politique ne dit pas tout, n’embrasse pas tout, n’est pas la Science universelle. [II-34] Mais qui donc a jamais affiché, en son nom, une prétention aussi exorbitante ?

L’accusation ne serait fondée qu’autant que l’Économie politique présenterait ses procédés comme exclusifs, et aurait l'outrecuidance, comme on dit, d’interdire à la Philosophie et à la Religion tous leurs moyens propres et directs de travailler au perfectionnement de l’homme.

Admettons donc l’action simultanée de la morale proprement dite et de l’Économie politique, l’une flétrissant l’acte malfaisant dans sou mobile, par la vue de sa laideur, l’autre le discréditant dans nos convictions par le tableau de ses effets.

Avouons même que le triomphe du moraliste religieux, quand il se réalise, est plus beau, plus consolant et plus radical. Mais en même temps il est difficile de ne pas reconnaître que celui de la science économique ne soit plus facile et plus sûr.

Dans quelques lignes qui valent mieux que beaucoup de gros volumes, J-B. Say a déjà fait observer que pour faire cesser le désordre introduit par l’hypocrisie dans une famille honorable, il y avait deux moyens : corriger Tartuffe ou déniaiser Orgon. Molière, ce grand peintre du cœur humain, paraît avoir constamment eu en vue le second procédé, comme le plus efficace.

Il en est ainsi sur le théâtre du monde.

Dites-moi ce que fit César et je vous dirai ce qu’étaient les Romains de son temps.

[II-35]

Dites-moi ce qu'accomplit la Diplomatie moderne et je vous dirai l’état moral des nations.

Nous ne paierions pas près de deux milliards d’impôts si nous ne donnions mission de les voter à ceux qui les mangent.

Nous n’aurions pas toutes les difficultés et toutes les charges de la question africaine, si nous étions bien convaincus que deux et deux font quatre en économie politique comme en arithmétique.

M. Guizot n’aurait pas eu occasion de dire : La France est assez riche pour payer sa gloire, si la France ne s’était jamais éprise de la fausse gloire.

Le même homme d’Etat n’aurait jamais dit : La liberté est assez précieuse pour que la France ne la marchande pas, si la France comprenait bien que lourd budget et liberté sont incompatibles.

Ce ne sont pas, comme on croit, les monopoleurs mais les monopolés qui maintiennent les monopoles.

Et, en matière d’élections, ce n’est pas parce qu’il y a des corrupteurs qu’il y a des corruptibles, c’est le contraire, et la preuve c’est que les corruptibles paient tous les frais de la corruption. Ne serait-ce point à eux à la faire cesser ?

Que la morale religieuse touche donc le cœur, si elle le peut, des Tartuffes, des Césars, des Colonistes, des Sinécuristes, des Monopolistes, etc. La [II-36] tâche de l’Économie politique est d’éclairer leurs dupes.

De ces deux procédés, quel est celui qui travaille le plus efficacement au progrès social ? Faut-il le dire? Je crois que c’est le second. Je crains que l’humanité ne puisse échapper à la nécessité d’apprendre d’abord la morale défensive.

J’ai beau regarder, lire, observer, interroger, je ne vois aucun abus, s’exerçant sur une échelle un peu vaste, qui ait péri par la volontaire renonciation de ceux qui en profitent.

J’en vois beaucoup, au contraire, qui cèdent à la virile résistance de ceux qui en souffrent.

Décrire les conséquences des abus, c’est donc le moyen le plus efficace de les détruire. — Et combien cela est vrai surtout quand il s’agit d’abus qui, comme le régime restrictif, tout eu infligeant des maux réels aux masses, ne renferment, pour ceux qui croient en profiter, qu’illusion et déception !

Après cela, ce genre de moralisation réalisera-t-il à lui seul toute la perfection sociale que la nature sympathique de l’àme humaine et de ses plus nobles facultés font espérer et prévoir ? Je suis loin de le prétendre. Admettons la complète diffusion de la morale défensive, qui n’est après tout que la connaissance des intérêts bien entendus toujours d’accord avec l’utilité générale et la justice. Cette société, quoique certainement bien ordonnée, pourrait [II-37] être fort peu attrayante, où il n’y aurait plus de fripons uniquement parce qu’il n’y aurait plus de dupes ; où le vice, toujours lateni et pour ainsi dire engourdi par famine, n’aurait besoin que de quelqu’aliment pour revivre ; où la prudence de chacun serait commandée par la vigilance de tous et où la réforme enfin , régularisant les actes extérieurs, mais s’arrêtant à l’épiderme, n’aurait pas pénétré jusqu’au fond des consciences. Une telle société nous apparaît quelquefois sous la figure d’un de ces hommes exacts, rigoureux, justes, prêts à repousser la plus légère usurpation de leurs droits, habiles à ne se laisser entamer d’aucun côté. Vous l’estimez ; vous l’admirez peut-être; vous en feriez votre Député, vous n’en feriez pas votre ami.

Que les deux morales, au lieu de s’entre-décrier, travaillent donc de concert, attaquant le vice par les deux pôles. Pendant que les Economistes font leur œuvre, dessillent les Orgons, déracinent les préjugés, excitent de justes et nécessaires défiances, étudient et exposent la vraie nature des choses et des actions, que le moraliste religieux accomplisse de son côté ses travaux plus attrayants mais plus difficiles. Qu’il attaque l’iniquité corps à corps; qu’il la poursuive dans les fibres les plus déliées du cœur; qu’il peigne les charmes delà bienfaisance, de l’abnégation , du dévouement ; qu’il ouvre la source des vertus là où nous ne pouvons que tarir la source des vices, c’est sa tâche, [II-38] elle est noble et belle. Mais pourquoi contesterait-il l’utilité de celle qui nous est dévolue ?

Dans une société qui, sans être intimement vertueuse , serait néanmoins bien ordonnée par l’action de la morale Economique (qui est la connaissance de l'Economie du corps social), les chances du progrès ne s’ouvriraient-elles pas devant la morale religieuse?

L’habitude, a-t-on dit, est une seconde nature.

Un pays où de longue main chacun serait déshabitué de l’injustice par la seule résistance d’un public éclairé, pourrait être triste encore. Mais il serait, ce me semble, bien préparé à recevoir un enseignement plus élevé et plus pur. C’est un grand acheminement vers le bien que d’être désaccoutumé du mal. Les hommes ne peuvent rester stationnaires. Détournés du chemin du vice, alors qu’il ne conduirait plus qu’à l’infamie, ils sentiraient d’autant plus l’attrait de la vertu.

La société doit peut-être passer par ce prosaïque état où les hommes pratiqueront la vertu par calcul, pour de là s’élever à cette région plus poétique où elle 11’aura plus besoin de ce mobile.

 


 

[II-82]

IX. — Le vol à la prime.

Ou trouve mon petit livre des Sophismes trop théorique, scientifique, métaphysique. Soit. Essayons du genre trivial, banal, et, s’il le faut, brutal. Convaincu que le public est dupe à l’endroit de la protection, je le lui ai voulu prouver. Il préfère qu’on le lui crie : donc vociférons.

Midas, le roi Midas, a des oreilles d’âne !

Une explosion de franchise fait mieux souvent que les circonlocutions les plus polies. Vous vous rappelez Oronte, et le mal qu’a le misanthrope, tout misanthrope qu’il est, à le convaincre de sa folie.

Alceste. On s’expose à Jouer un mauvais personnage,

Oronte. Est-ce que vous voulez me déclarer par la
     Que j’ai tort de vouloir....

Alceste. Je ne dis pas cela,
     Mais...

Oronte. Est-ce que j’écris mal?

Alceste. Je ne dis pas ce ,
     Mais enfin...

Oronte. Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet ?...

Alceste. Franchement, il est bon à mettre au cabinet.

Franchement, bon public, on te vole. C’est cru, mais c’est clair.

Les mots vol, voler, voleur, paraîtront de [II-83] mauvais goût à beaucoup de gens. Je leur demanderai comme Harpagon à Élise : Est-ce le mol ou la chose qui vous fait peur ?

« Quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas, est coupable de vol. » (C. pén. , art. 379.)

Voler : Prendre furtivement ou par force. (Dictionnaire de l'Académie.)

Voleur : Celui qui exige plus qu’il ne lui est dû. (Id.)

Or, le monopoleur qui, de par une loi de sa façon, m’oblige à lui payer 20 fr. ce que je puis avoir ailleurs pour 15, ne me soustrait-il pas frauduleusement 5 fr. qui m’appartiennent ?

Ne prend-il pas furtivement ou par force ?

N’exige-t-il pas plus qu’il ne lui est dû?

Il soustrait, il prend, il exige, dira-t-on ; mais non point furtivement ou par force ; ce qui caractérise le vol.

Lorsque nos bulletins de contributions se trouvent chargés des 5 fr. pour la prime que soustrait, prend ou exige le monopoleur, quoi de plus furtif, puisque si peu d’entre nous s’en doutent ? Et pour ceux qui ne sont pas dupes, quoi de plus forcé, puisqu’au premier refus le garnisaire est à nos portes?

Au reste, que les monopoleurs se rassurent. Les vols à la prime ou au tarif, s’ils blessent l'équité tout aussi bien que le vol à l’américaine, ne violent pas la loi ; ils se commettent, au contraire, [II-84] de par la loi : ils n’en sont que pires, mais ils n’ont rien à démêler avec la correctionnelle.

D’ailleurs, bon gré, mal gré, nous sommes tous voleurs et volés en cette affaire. L’auteur de ce volume a beau crier au voleur quand il achète, on peut crier après lui quand il vend [3]; s’il diffère de beaucoup de ses compatriotes, c’est seulement en ceci : il sait qu’il perd au jeu plus qu’il n’y gagne, et eux ne le savent pas ; s’ils le savaient, le jeu cesserait bientôt.

Je ne me vante pas, au surplus, d’avoir le premier restitué à la chose son vrai nom. Voici plus de soixante ans que Smith disait :

« Quand des industriels s’assemblent, on peut s’attendre à ce qu’une conspiration va s’ourdir contre les poches du public. » Faut-il s’en étonner, puisque le public n’en prend aucun souci ?

Or donc, une assemblée d’industriels délibère officiellement sous le nom de Conseils généraux. Que s’y passe-t-il et qu’y résout-on ?

Voici, fort en abrégé, le procès-verbal d’une séance.

« Un armateur. Notre marine est aux abois (digression belliqueuse). Cela n’est pas surprenant, je ne saurais construire sans fer. J’en trouve bien à 10 fr. sur le marché du monde; mais, de par [II-85] la loi, le maître de forges français me force à le lui payer 15 fr. : c’est donc 5 fr qu’il me soustrait. Je demande la liberté d’acheter où bon me semble.

» Un maître pe forges. Sur le marché du monde, je trouve à faire opérer des transports à 20 fr. Législativement, l’armateur en exige 30 : c’est donc 10 fr. qu’il me prend. Il me pille, je le pille ; tout est pour le mieux.

» Un homme d’État. La conclusion do l’armateur est bien imprudente. Oh ! cultivons l’union touchante qui fait notre force ; si nous effaçons un iota à la théorie de la protection, adieu la théorie entière.

» L’armateur. Mais pour nous la protection a failli : je répète que la marine est aux abois.

» Un marin. Eh bien ! relevons la surtaxe, et que l’armateur, qui prend 30 au public pour son fret, en prenne 40.

» Un ministre. Le gouvernement poussera jusqu’aux dernières limites le beau mécanisme de la surtaxe ; mais je crains que cela ne suffise pas [4].

[II-86]

» Un fonctionnaire. Vous voilà tous bien empêchés pour peu de chose. N’y a-t-il de salut que dans le tarif, et oubliez-vous l’impôt ? Si le consommateur est bénévole, le contribuable ne l’est pas moins. Accablons-le de taxes, et que l’armateur soit satisfait. Je propose 5 fr. de prime à prendre sur les contributions publiques, pour être livrés au constructeur pour chaque quintal de fer qu’il emploiera.

» Voix confuses. Appuyé, appuyé! Un agriculteur: A moi 3 fr. de prime par hectolitre de blé ! Un tisserand : A moi 2 fr. de prime par mètre de toile ! etc., etc.

« Le president. Voilà qui est entendu; notre session aura enfanté le système des primes, et ce sera sa gloire éternelle. Quelle industrie pourra perdre désormais, puisque nous avons deux moyens si simples de convertir les pertes en profits : le tarif et la prime ? La séance est levée. »

Il faut que quelque vision surnaturelle m’ait montré en songe la prochaine apparition de la prime (qui sait même si je n’en ai pas suggéré la pensée à M. Dupin), lorsqu'il y a quelques mois j’écrivais ces paroles :

« Il me semble évident que la protection aurait pu, sans changer de nature et d’effets, prendre la forme d’une taxe directe prélevée par l’État, et distribuée en primes indemnitaires aux industries privilégiées. »

Et après avoir comparé le droit protecteur à la prime :

[II-87]

« J’avoue franchement ma prédilection pour ce dernier système: il me semble plus juste, plus économique et plus loyal. Plus juste, parce que si la société veut faire des largesses à quelques-uns de ses membres, il faut que tous y contribuent ; plus économique, parce qu’il épargnerait beaucoup de frais de perception et ferait disparaître beaucoup d’entraves ; plus loyal enfin, parce que le public verrait clair dans l’opération et saurait ce qu’on lui fait faire [5]. »

Puisque l’occasion nous en est si bénévolement offerte, étudions le vol à la prime. Aussi bien, ce qu’on en peut dire s’applique au vol au tarif, et comme celui-ci est un peu mieux déguisé, le filoutage direct aidera à comprendre le filoutage indirect. L’esprit procède ainsi du simple au composé.

Mais quoi ! n’y a-t-il pas quelque variété de vol plus simple encore ? Si fait, il y a le vol de grand chemin : il ne lui manque que d’être légalisé, monopolisé, ou, comme on dit aujourd’hui, organisé.

Or, voici ce que je lis dans un récit de voyages :

« Quand nous arrivâmes au royaume de A..., toutes les industries se disaient en souffrance. L’agriculture gémissait, la fabrique se plaignait, le commerce murmurait, la marine grognait et le gouvernement ne savait à qui entendre. D’abord, il eut la pensée de taxer d’importance tous les mécontents, et de leur distribuer le produit de ces [II-88] taxes, après s’être fait sa part : c’eût été comme, dans notre chère Espagne, la loterie. Vous êtes mille, l’État vous prend une piastre à chacun ; puis subtilement il escamote 250 piastres, et en répartit 750, en lots plus ou moins forts, entre les joueurs. Le brave Hidalgo qui reçoit trois quarts de piastres , oubliant qu’il a donné piastre entière, ne se possède pas de joie, et court dépenser ses quinze réaux au cabaret. C’eût été encore quelque chose comme ce qui se passe en France. Quoi qu’il en soit, tout barbare qu’était le pays, le gouvernement ne compta pas assez sur la stupidité des habitants pour leur faire accepter de si singulières protections, et voici ce qu’il imagina.

» La contrée était sillonnée de routes. Le gouvernement les fit exactement kilométrer, puis il dit à l’agriculteur : « Tout ce que tu pourras voler »aux passants entre ces deux bornes est à toi : que cela te serve de prime, de protection, d’encouragement. » Ensuite, il assigna à chaque manufacturier, à chaque armateur, mie portion de route à exploiter, selon cette formule :

Dono tibi et concedo
Virtutem et puissantiam
     Volandi,
     Pillandi,
     Derobandi,
     Filoutandi,
     Et escroquandi,
Impunè per totam istam
     Viam.

» Or, il est arrivé que les naturels du royaume [II-89] de A... sont aujourd’hui si familiarisés avec ce régime, si habitués àne tenir compte que de ce qu’ils volent et non de ce qui leur est volé, si profondément enclins à ne considérer le pillage qu’au point de vue du pillard, qu’ils regardent comme un profit national la somme de tous les vols particuliers, et refusent de renoncer à un système de protection en dehors duquel, disent-ils, il n’est pas une industrie qui puisse se suffire. »

 

Vous vous récriez ? Il n’est pas possible, dites-vous, que tout un peuple consente à voir un surcroît de richesses dans ce (pie les habitants se dérobent les uns aux autres.

Et pourquoi pas ? Nous avons bien cette conviction en France, et tous les jours nous y organisons et perfectionnons le vol réciproque sous le nom de primes et tarifs protecteurs.

N’exagérons rien toutefois : convenons que, sous le rapport du mode de perception et quant aux circonstances collatérales, le système du royaume de A .. peut être pire que le nôtre ; mais disons aussi que, quant au principe et aux effets nécessaires, il n’y a pas un atome de différence entre toutes ces espèces de vols légalement organisés pour fournir des suppléments de profits à l’industrie.

Remarquez que si le vol de grand chemin présente quelques inconvénients d'exécution, il a aussi des avantages qu’on ne trouve pas dans le vol au tarif.

[II-90]

Par exemple : on en peut faire une répartition équitable entre tous les producteurs. Il n’en est pas de même des droits de douane. Ceux-ci sont impuissants par leur nature à protéger certaines classes de la société, tels que artisans, marchands, hommes de lettres, hommes de robe, hommes de d’épée, hommes de peine, etc., etc.

Il est vrai que le vol à la prime se prête aussi à des subdivisions infinies, et, sous ce rapport, il ne le cède pas en perfection au vol de grand chemin; mais, d’un autre côté, il conduit souvent à des résultats si bizarres, si jocrisses, que les naturels du royaume de A... s’en pourraient moquer avec grande raison.

Ce que perd le volé, dans le vol de grand chemin, est gagné par le voleur. L’objet dérobé reste au moins dans le pays. Mais sous l’empire du vol à la prime, ce que l’impôt soustrait aux Français, est conféré souvent aux Chinois, aux Hottentots, aux Cafres, aux Algonquins, et voici comme :

Une pièce de drap vaut cent francs à Bordeaux. Il est impossible de la vendre au-dessous, sans y perdre. Il est impossible de la vendre au-dessus, la concurrence entre les marchands s’y oppose. Dans ces circonstances, si un Français se présente pour avoir ce drap , il faudra qu’il le paie cent francs, ou qu’il s’en passe. Mais si c’est un Anglais, alors le gouvernement intervient et dit au marchand : Vends ton drap, je te ferai donner vingt francs par les contribuables. Le marchand, qui ne veut [II-91] ni ne peut tirer que cent francs de son drap, le livre à l’Anglais pour 80 francs. Cette somme, ajoutée aux 20 francs, produit du vol à la prime, fait tout juste son compte. C’est donc exactement comme si les contribuables eussent donné 20 francs à l’Anglais, sous la condition d’acheter du drap français à 20 francs de rabais, à 20 francs au-dessous des frais de production, à 20 francs au-dessous de ce qu’il nous coûte à nous-mêmes. Donc, le vol à la prime a ceci de particulier, que les volés sont dans le pays qui le tolère, et les voleurs disséminés sur la surface du globe.

Vraiment, il est miraculeux que l’on persiste à tenir pour démontrée cette proposition : Tout ce que l’individu vole à la masse est un gain général. Le mouvement perpétuel, la pierre philosophale , la quadrature du cercle sont tombés dans l’oubli ; mais la théorie du Progrès par le vol est encore en honneur. A priori pourtant on aurait pu croire que de toutes les puérilités c’était la moins viable.

Il y en a qui nous disent : Vous êtes donc les partisans du laissez passer? des économistes de l’école surannée des Smith et des Say ? Vous ne voulez donc pas l’organisation du travail ? Eh ! messieurs, organisez le travail tant qu’il vous plaira. Mais nous veillerons, nous, à ce que vous n’organisiez pas le vol.

D’autres plus nombreux répètent : primes, tarifs, tout cela a pu être exagéré. Il en faut user sans en abuser. Une sage liberté, combinée avec [II-92] une protection modérée, voilà ce que réclament les hommes sérieux et pratiques. Gardons-nous des principes absolus.

C’est précisément, selon le voyageur espagnol, ce qui se disait au royaume de A...

«Le vol de grand chemin, disaient les sages, n’est ni bon ni mauvais; cela dépend des circonstances. Il ne s’agit que de bien pondérer les choses, et de nous bien payer, nous fonctionnaires, pour cette œuvre de pondération. Peut-être a-t-on laissé au pillage trop de latitude, peut-être pas assez. Voyons, examinons, balançons les comptes de chaque travailleur. A ceux qui ne gagnent pas assez, nous donnerons un peu plus de route à exploiter. Pour ceux qui gagnent trop, nous réduirons les heures, jours ou mois de pillage. »

Ceux qui parlaient ainsi s’acquirent un grand renom de modération, de prudence et de sagesse. Ils ne manquaient jamais de parvenir aux plus hautes fonctions de l’État.

Quant à ceux qui disaient : Réprimons les injustices et les fractions d’injustice; ne souffrons ni vol, ni demi-vol, ni quart de vol, ceux-là passaient pour des idéologues, des rêveurs ennuyeux qui répétaient toujours la même chose. Le peuple, d’ailleurs, trouvait leurs raisonnements trop à sa portée. Le moyen de croire vrai ce qui est si simple ?

 


 

[3] Possédant un champ qui le fait vivre, il est de la classe des protégés. Cette circonstance devrait désarmer la critique. Elle montre que, s’il se sert d’expressions dures, c’est contre la chose et non contre les intentions.

[4] Voici le texte : « Je citerai encore les lois de douane des 9 et 11 juin dernier, qui ont en grande partie pour objet d’encourager la navigation lointaine, en augmentant sur plusieurs articles les surtaxes afférentes au pavillon étranger. Nos lois de douane, vous le savez, sont généralement dirigées vers ce but, et peu à peu la surtaxe de 10 fr., établie par la loi du 28 avril 1816 et souvent insuffisante, disparait pour faire place à.... une protection plus efficace et plus en harmonie avec la cherté relative de notre navigation. » — Ce disparaît est précieux. (M. Cunin-Gridaine, séance du 15 décembre 1845 discours d’ouverture.)

[5] Sophismes économiques, Ire série, V), 71, 72.

Endnotes

 


 

4. "Peuple et Bourgeoisie" (The People and the Bourgeoisie) (May 1847)

Source

[T.129 (1847.05.23)] "Peuple et Bourgeoisie" (The People and the Bourgeoisie) Le Libre-Échange, 23 mai 1847, no. 26, p. 202; OC2, pp. 348-55.

51. — PEUPLE ET BOURGEOISIE.

22 Mai 1847.

Les hommes sont facilement dupes des systèmes, pourvu qu’un certain arrangement symétrique en rende l’intelligence facile.

Par exemple, rien n’est plus commun, de nos jours, que d’entendre parler du peuple et de la bourgeoisie comme constituant deux classes opposées, ayant entre elles les mêmes rapports hostiles qui ont armé jadis la bourgeoisie contre l’aristocratie.

« La bourgeoisie, dit-on, était faible d’abord. Elle était opprimée, foulée, exploitée, humiliée par l’aristocratie. Elle a grandi, elle s’est enrichie, elle s’est fortifiée jusqu’à ce que, par l’influence du nombre et de la fortune, elle eût vaincu son adversaire en 89.

« Alors elle est devenue elle-même l’aristocratie. [II-349] Au-dessous d’elle, il y a le peuple, qui grandit, se fortifie et se prépare à vaincre, dans le second acte de guerre sociale. »

Si la symétrie suffisait pour donner de la vérité aux systèmes, on ne voit pas pourquoi celui-ci n’irait pas plus loin. Ne pourrait-on pas ajouter en effet :

Quand le peuple aura triomphé de la bourgeoisie, il dominera et sera par conséquent aristocratie à l’égard des mendiants. Ceux-ci grandiront, se fortifieront à leur tour et prépareront au monde le drame de la troisième guerre sociale.

Le moindre tort de ce système, qui défraye beaucoup de journaux populaires, c’est d’être faux.

Entre une nation et son aristocratie, nous voyons bien une ligne profonde de séparation, une hostilité irrécusable d’intérêts, qui ne peut manquer d’amener tôt ou tard la lutte. L’aristocratie est venue du dehors ; elle a conquis sa place par l’épée ; elle domine par la force. Son but est de faire tourner à son profit le travail des vaincus. Elle s’empare des terres, commande les armées, s’arroge la puissance législative et judiciaire, et même, pour être maîtresse de tous les moyens d’influence, elle ne dédaigne pas les fonctions ou du moins les dignités ecclésiastiques. Afin de ne pas affaiblir l’esprit de corps qui est sa sauvegarde, les priviléges qu’elle a usurpés, elle les transmet de père en fils par ordre de primogéniture. Elle ne se recrute pas en dehors d’elle, ou, si elle le fait, c’est qu’elle est déjà sur la voie de sa perte.

Quelle similitude peut-on trouver entre cette constitution et celle de la bourgeoisie ? Au fait, peut-on dire qu’il y ait une bourgeoisie ? Qu’est-ce que ce mot représente ? Appellera-t-on bourgeois quiconque, par son activité, son assiduité, ses privations, s’est mis à même de vivre sur du travail antérieur accumulé, en un mot sur un capital ? Il n’y a qu’une funeste ignorance de l’économie politique qui ait [II-350] pu suggérer cette pensée : que vivre sur du travail accumulé, c’est vivre sur le travail d’autrui. — Que ceux donc qui définissent ainsi la bourgeoisie commencent par nous dire ce qu’il y a, dans les loisirs laborieusement conquis, dans le développement intellectuel qui en est la suite, dans la formation des capitaux qui en est la base, de nécessairement opposé aux intérêts de l’humanité, de la communauté ou même des classes laborieuses.

Ces loisirs, s’ils ne coûtent rien à qui que ce soit, méritent-ils d’exciter la jalousie [1]  ? Ce développement intellectuel ne tourne-t-il pas au profit du progrès, dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre industriel ? Ces capitaux sans cesse croissants, précisément à cause des avantages qu’ils confèrent, ne sont-ils pas le fonds sur lequel vivent les classes qui ne sont pas encore affranchies du travail manuel ? Et le bien-être de ces classes, toutes choses égales d’ailleurs, n’est-il pas exactement proportionnel à l’abondance de ces capitaux et, par conséquent, à la rapidité avec laquelle ils se forment, à l’activité avec laquelle ils rivalisent ?

Mais, évidemment, le mot bourgeoisie aurait un sens bien restreint si on l’appliquait exclusivement aux hommes de loisir. On entend parler aussi de tous ceux qui ne sont pas salariés, qui travaillent pour leur compte, qui dirigent, à leurs risques et périls, des entreprises agricoles, manufacturières, commerciales, qui se livrent à l’étude des sciences, à l’exercice des arts, aux travaux de l’esprit.

Mais alors il est difficile de concevoir comment on trouve entre la bourgeoisie et le peuple cette opposition radicale qui autoriserait à assimiler leurs rapports à ceux de l’aristocratie et de la démocratie. Toute entreprise n’a-t-elle pas ses chances ? n’est-il pas bien naturel et bien heureux que [II-351] le mécanisme social permette à ceux qui peuvent perdre de les assumer [2]  ? Et d’ailleurs n’est-ce pas dans les rangs des travailleurs que se recrute constamment, à toute heure, la bourgeoisie ? N’est-ce pas au sein du peuple que se forment ces capitaux, objet de tant de déclamations si insensées ? Où conduit une telle doctrine ? Quoi ! par cela seul qu’un ouvrier aura toutes les vertus par lesquelles l’homme s’affranchit du joug des besoins immédiats, parce qu’il sera laborieux, économe, ordonné, maître de ses passions, probe ; parce qu’il travaillera avec quelque succès à laisser ses enfants dans une condition meilleure que celle qu’il occupe lui-même, — en un mot à fonder une famille, — on pourra dire que cet ouvrier est dans la mauvaise voie, dans la voie qui éloigne de la cause populaire, et qui mène dans cette région de perdition, la bourgeoisie ! Au contraire, il suffira qu’un homme n’ait aucune vue d’avenir, qu’il dissipe follement ses profits, qu’il ne fasse rien pour mériter la confiance de ceux qui l’occupent, qu’il ne consente à s’imposer aucun sacrifice, pour qu’il soit vrai de dire que c’est là l’homme-peuple par excellence, l’homme qui ne s’élèvera jamais au-dessus du travail le plus brut, l’homme dont les intérêts coïncideront toujours avec l’intérêt social bien entendu !

L’esprit se sent saisir d’une tristesse profonde à l’aspect des conséquences effroyables renfermées dans ces doctrines erronées, et à la propagation desquelles on travaille cependant avec tant d’ardeur. On entend parler d’une guerre sociale comme d’une chose naturelle, inévitable, forcément amenée par la prétendue hostilité radicale du peuple et de la bourgeoisie, semblable à la lutte qui a mis aux mains, dans tous les pays, l’aristocratie et la démocratie. Mais, encore une fois, la similitude est-elle exacte ? Peut-on [II-352] assimiler la richesse acquise par la force à la richesse acquise par le travail ? Et si le peuple considère toute élévation, même l’élévation naturelle par l’industrie, l’épargne, l’exercice de toutes les vertus, comme un obstacle à renverser, — quel motif, quel stimulant, quelle raison d’être restera-t-il à l’activité et à la prévoyance humaine [3]  ?

Il est affligeant de penser qu’une erreur, grosse d’éventualités si funestes, est le fruit de la profonde ignorance dans laquelle l’éducation moderne retient les générations actuelles sur tout ce qui a rapport au mécanisme de la société.

Ne voyons donc pas deux nations dans la nation ; il n’y en a qu’une. Des degrés infinis dans l’échelle des fortunes, toutes dues au même principe, ne suffisent pas pour constituer des classes différentes, encore moins des classes hostiles.

Cependant, il faut le dire, il existe dans notre législation, et principalement la législation financière, certaines dispositions qui n’y semblent maintenues que pour alimenter et, pour ainsi dire, justifier l’erreur et l’irritation populaires.

On ne peut nier que l’influence législative concentrée dans les mains du petit nombre, n’ait été quelquefois mise en œuvre avec partialité. La bourgeoisie serait bien forte devant le peuple, si elle pouvait dire : « Notre participation aux biens communs diffère par le degré, mais non par le principe. Nos intérêts sont identiques ; en défendant les miens, je défends les vôtres. Voyez-en la preuve dans nos lois ; elles sont fondées sur l’exacte justice. Elles garantissent également toutes les propriétés, quelle qu’en soit l’importance. »

Mais en est-il ainsi ? La propriété du travail est-elle traitée [II-353] par nos lois à l’égal de la propriété accumulée fixée dans le sol ou le capital ? Non certes ; mettant de côté la question de la répartition des taxes, on peut dire que le régime protecteur est le terrain spécial sur lequel les intérêts et les classes se livrent le combat le plus acharné, puisque ce régime a la prétention de pondérer les droits et les sacrifices de toutes les industries. Or, dans cette question, comment la classe qui fait la loi a-t-elle traité le travail ? comment s’est-elle traitée elle-même ? On peut affirmer qu’elle n’a rien fait et qu’elle ne peut rien faire pour le travail proprement dit, quoiqu’elle affiche la prétention d’être la gardienne fidèle du travail national. Ce qu’elle a tenté, c’est d’élever le prix de tous les produits, disant que la hausse des salaires s’ensuivrait naturellement. Or, si elle a failli, comme nous le croyons, dans son but immédiat, elle a bien moins réussi encore dans ses intentions philanthropiques. Le taux de la main-d’œuvre dépend exclusivement du rapport entre le capital disponible et le nombre des ouvriers. Or, si la protection ne peut rien changer à ce rapport, si elle ne parvient ni à augmenter la masse du capital, ni à diminuer le nombre des bras, quelque influence qu’elle exerce sur le prix des produits, elle n’en exercera aucune sur le taux des salaires.

On nous dira que nous sommes en contradiction ; que, d’une part, nous arguons de ce que les intérêts de toutes les classes sont homogènes, et que nous signalons maintenant un point sur lequel la classe riche abuse de la puissance législative.

Hâtons-nous de le dire, l’oppression exercée, sous cette forme, par une classe sur une autre, n’a eu rien d’intentionnel ; c’est purement une erreur économique, partagée par le peuple et par la bourgeoisie. Nous en donnerons deux preuves irrécusables : la première, c’est que la protection ne profite pas à la longue à ceux qui l’ont établie. La seconde, c’est que si elle nuit aux classes laborieuses, elles [II-354] l’ignorent complétement, et à ce point qu’elles se montrent mal disposées envers les amis de la liberté.

Cependant il est dans la nature des choses que la cause d’un mal, quand une fois elle est signalée, finisse par être généralement reconnue. Quel terrible argument ne fournirait pas aux récriminations des masses l’injustice du régime protecteur ! Que la classe électorale y prenne garde ! Le peuple n’ira pas toujours chercher la cause de ses souffrances dans l’absence d’un phalanstère, d’une organisation du travail, d’une combinaison chimérique. Un jour il verra l’injustice là où elle est. Un jour il découvrira que l’on fait beaucoup pour les produits, qu’on ne fait rien pour les salaires, et que ce qu’on fait pour les produits est sans influence sur les salaires. Alors il se demandera : Depuis quand les choses sont-elles ainsi ? Quand nos pères pouvaient approcher de l’urne électorale, était-il défendu au peuple, comme aujourd’hui, d’échanger son salaire contre du fer, des outils, du combustible, des vêtements et du pain ? Il trouvera la réponse écrite dans les tarifs de 1791 et de 1795. Et qu’aurez-vous à lui répondre, industriels législateurs, s’il ajoute : « Nous voyons bien qu’une nouvelle aristocratie s’est substituée à l’ancienne ? » (V. n° 18, page 100.)

Si donc la bourgeoisie veut éviter la guerre sociale, dont les journaux populaires font entendre les grondements lointains, qu’elle ne sépare pas ses intérêts de ceux des masses, qu’elle étudie et comprenne la solidarité qui les lie ; si elle veut que le consentement universel sanctionne son influence, qu’elle la mette au service de la communauté tout entière ; si elle veut qu’on ne s’inquiète pas trop du pouvoir qu’elle a de faire la loi, qu’elle la fasse juste et impartiale ; qu’elle accorde à tous ou à personne la protection douanière. Il est certain que la propriété des bras et des facultés est aussi sacrée que la propriété des produits. Puisque la loi élève le prix des produits, qu’elle élève donc aussi le [II-355] taux des salaires ; et, si elle ne le peut pas, qu’elle les laisse librement s’échanger les uns contre les autres.

 


 

References

[1] V. au tome V, pages 142 à 145, et tome VI, les chap. v et viii. (Note de l’éditeur.)

[2] V. le chap. Salaires, des Harmonies. (Note de l’éditeur.)

[3] V. tome V, page 383, le chap. du pamphlet : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, et au tome VI, la fin du chap. vi. (Note de l’éditeur.)

 


 

5. “Anglomanie, Anglophobie” (Anglomania, Anglophobia) (c. 1847)

Source

[T.97 (1847.??)] “Anglomanie, Anglophobie” (Anglomania, Anglophobia) (c. 1847), OC7.74, pp. 309-27.

[VII-309]

74. — ANGLOMANIE, ANGLOPHOBIE [1] .

Ces deux sentiments sont en présence, et il n’est guères possible, chez nous, de juger l’Angleterre avec impartialité, sans être accusé par les anglomanes d’être anglophobe et par les anglophobes d’être anglomane. Il semble que l’opinion publique exagérant, en France, une ancienne loi de Sparte, nous frappe de mort morale si nous ne nous jetons pas dans une de ces deux extrémités.

Pourtant ces deux sentiments subsistent, ils ont déjà une date ancienne. Donc ils ont leur raison d’être ; car dans le [VII-310] monde des sympathies et des antipathies, comme dans le monde matériel, il n’est pas d’effet sans cause.

Il est facile de se rendre compte de la coexistence de ces deux sentiments. La grande lutte entre la démocratie et l’aristocratie, entre le droit commun et le privilége, se poursuit, sourde ou déclarée, avec plus ou moins d’ardeur, avec plus ou moins de chance, sur tous les points du globe. Mais nulle part, pas même en France, elle n’a autant de retentissement qu’en Angleterre.

Je dis pas même en France. Chez nous, en effet, le privilége, comme principe social, était éteint avant notre révolution. En tous cas, il reçut le coup de grâce dans la nuit du 4 août. Le partage égal de la propriété sape incessamment l’existence de toute classe oisive. L’oisiveté est un accident, le lot éphémère de quelques individus ; et quoi que l’on puisse penser de notre organisation politique, toujours est-il que la démocratie fait le fonds de notre ordre social. Sans doute le cœur humain ne change pas ; ceux qui arrivent à la puissance législative cherchent bien à se créer une petite féodalité administrative, électorale ou industrielle ; mais rien de tout cela n’a de racine. D’une session à l’autre, le souffle du moindre amendement peut renverser le fragile édifice, supprimer toute une curée de places, effacer la protection, ou charger les circonscriptions électorales.

Si nous jetons les yeux sur d’autres grandes nations, comme l’Autriche et la Russie, nous voyons une situation bien différente. Là, le Privilège, appuyé sur la force brutale, règne en maître absolu. C’est à peine si nous pouvons distinguer le sourd bruissement de la démocratie faisant son œuvre souterraine, comme un germe s’enfle et se développe loin de tout regard humain.

En Angleterre, au contraire, les deux puissances sont pleines de force et de vigueur. Je ne dirai rien de la monarchie, espèce d’idole à laquelle les deux armées sont [VII-311] convenues d’imposer une sorte de neutralité. Mais considérons un peu les éléments de force et la trempe des armes avec lesquelles l’aristocratie et la démocratie se livrent combat.

L’aristocratie a pour elle la puissance législative. Elle seule peut entrer à la Chambre des lords, et elle s’est emparée de la Chambre des communes, sans qu’on puisse dire quand et comment elle pourra en être délogée.

Elle a pour elle l’Église établie, dont tous les postes sont envahis par les cadets de famille, institution purement anglaise ou anglicane, comme son nom le dit, et purement politique, dont le monarque est le chef.

Elle a pour elle la propriété héréditaire du sol et les substitutions, garantie contre le morcellement des terres. Par là elle est assurée que sa puissance, concentrée en un petit nombre de mains, ne sera point disséminée et ne perdra pas ce qui la caractérise.

Par la puissance législative, elle a la disposition des taxes ; et ses efforts tendent naturellement à en rejeter le fardeau sur la démocratie, tout en s’en réservant le profit.

Aussi la voit-on commander l’armée et la marine, c’est-à-dire être encore maîtresse de la force brutale ; et la manière dont se recrutent ces corps garantit qu’ils ne passeront pas du côté de la cause populaire. On peut remarquer de plus qu’il y a dans la discipline militaire quelque chose à la fois d’énergique et de dégradant, qui aspire à effacer, dans l’âme de l’armée, toute participation aux sentiments communs de l’humanité.

Avec les trésors et les forces du pays, l’aristocratie anglaise a pu procéder successivement à la conquête de tous les points du globe qu’elles a jugés utiles à sa sécurité et à sa politique. Dans cette œuvre, elle a été merveilleusement secondée par le préjugé populaire, l’orgueil national et le sophisme économique, qui rattachent tant de folles espérances au système colonial.

[VII-312]

Enfin toute la diplomatie britannique est concentrée aux mains de l’aristocratie ; et comme il y a toujours un lien sympathique entre tous les priviléges et toutes les aristocraties de la terre, comme elles sont fondées sur le même principe, que ce qui menace l’une menace l’autre, il en résulte que tous les éléments de la vaste puissance que je viens de décrire sont en opposition perpétuelle avec le développement de la démocratie, non seulement en Angleterre, mais dans le monde entier.

Ainsi s’expliquent la guerre contre l’indépendance des États-Unis et la guerre plus acharnée encore contre la Révolution française ; guerre poursuivie non seulement avec le fer, mais encore et surtout avec l’or, soit qu’il servît à soudoyer des coalitions, soit qu’il fût répandu pour entraîner notre démocratie à l’exagération, au désordre, à la guerre civile.

Il n’est pas nécessaire d’entrer en plus de détails, d’indiquer l’intérêt qu’a pu avoir l’aristocratie anglaise à étouffer partout, en même temps que le principe démocratique, tout élément de force, de puissance et de richesse ; il n’est pas nécessaire d’exposer historiquement l’action qu’elle a exercée dans ce sens sur les peuples, — action qui a reçu la dénomination de système de bascule, — pour montrer que l’anglophobie n’est pas un sentiment tout à fait aveugle, et qu’il a, comme je le disais en commençant, sa raison d’être.

Quant à l’anglomanie, si on l’explique par un sentiment puéril, par l’espèce de fascination qu’exerce toujours sur les esprits légers le spectacle de la richesse, de la puissance, de l’énergie, de la persévérance et du succès, ce n’est pas de celle-là que je m’occupe. Je veux parler des causes sérieuses de sympathie que l’Angleterre peut, à bon droit, exciter dans d’autres pays.

Je viens d’énumérer les forces de l’oligarchie anglaise : propriété du sol, chambre des lords, chambre des [VII-313] communes, taxes, église, armée, marine, colonies, diplomatie.

Les forces de la démocratie n’ont rien d’aussi déterminé.

Celle-ci a pour elle la parole, la presse, l’association, le travail, l’économie, la richesse croissante, l’opinion, le bon droit et la vérité.

Il me semble que le progrès de la démocratie est sensible. Voyez quelles larges brèches elle a faites dans le camp opposé.

L’oligarchie anglaise, ai-je dit, avait la possession du sol. Elle l’a encore ; mais ce qu’elle n’a plus, c’est un privilége enté sur ce privilége, la loi céréale.

Elle avait la Chambre des communes. Elle l’a encore ; mais la démocratie est entrée au Parlement par la brèche du Reform-Bill, brèche qui s’élargira sans cesse.

Elle avait l’Église établie. Elle l’a encore ; mais dépouillée de son ascendant exclusif par la multiplication et la popularité des Églises dissidentes et le bill de l’émancipation catholique.

Elle avait les taxes. Elle en dispose encore ; mais, depuis 1815, tous les ministres, whigs ou torys, se sont vus forcés de marcher de réforme en réforme, et, à la première difficulté financière, l’incom-tax provisoire sera converti en impôt foncier permanent.

Elle avait l’armée. Elle l’a encore, mais chacun sait avec quel soin jaloux le peuple anglais veut qu’on lui épargne la vue des habits rouges.

Elle avait les colonies, c’était sa plus grande puissance morale ; car c’est par les promesses illusoires du régime colonial qu’elle s’attachait un peuple enorgueilli et égaré. — Et le peuple brise ce lien, en reconnaissant la chimère du système colonial.

Enfin, je dois mentionner ici une autre conquête populaire, et la plus grande sans doute. Par cela même que les armes du peuple sont l’opinion, le bon droit et la vérité, par [VII-314] cela encore qu’il possède dans toute sa plénitude le droit de défendre sa cause par la presse, la parole et l’association, le peuple ne pouvait manquer d’attirer, et il a en effet attiré sous son drapeau les hommes les plus intelligents et les plus honnêtes de l’aristocratie. Car il ne faut pas croire que l’aristocratie anglaise forme un ensemble compacte et déterminé. Nous la voyons, au contraire, se partager dans toutes les grandes circonstances ; et, soit frayeur, habileté, ou philanthropie, ce sont d’illustres privilégiés qui viennent sacrifier aux exigences démocratiques une partie de leurs propres priviléges.

Si l’on veut appeler anglomanes ceux qui prennent intérêt aux péripéties de cette grande lutte et aux progrès de la cause populaire sur le sol britannique, je le déclare, je suis anglomane.

Il me semble qu’il n’y a qu’une vérité, qu’il n’y a qu’une justice, que l’égalité prend partout la même forme, que la liberté a partout les mêmes résultats, et qu’un lien fraternel et sympathique doit unir les faibles et les opprimés de tous les pays.

Je ne puis pas ne pas voir qu’il y a deux Angleterre ; puisqu’il y a, en Angleterre, deux sentiments, deux principes, deux causes éternellement en lutte [2] .

Je ne puis pas oublier que si le principe aristocratique voulut, en 1776, courber sous son joug l’indépendance américaine, il trouva dans quelques démocrates anglais une résistance telle, qu’il lui fallut suspendre la liberté de la presse, l’habeas corpus, et fausser le jury.

Je ne puis pas oublier que si le principe aristocratique voulut, en 1791, étouffer notre glorieuse révolution, il lui fallut commencer par lancer chez lui sa soldatesque sur les [VII-315] hommes du peuple, qui s’opposaient à la perpétration de ce crime contre l’humanité.

J’appelle anglomane celui qui admire indistinctement les faits et gestes des deux partis. J’appelle anglophobe celui qui les enveloppe tous deux dans une réprobation aveugle et insensée.

Au risque d’attirer sur ce pauvre petit volume la lourde massue de l’impopularité, oui, je l’avoue, ce grand, cet éternel, ce gigantesque effort de la démocratie pour se dégager des liens de l’oppression et rentrer dans la plénitude de ses droits, offre à mes yeux, en Angleterre, des circonstances particulièrement intéressantes, qui ne se présentent pas dans les autres pays, au moins au même degré.

En France, l’aristocratie est tombée en 89, avant que la démocratie fut préparée à se gouverner elle-même. Celle-ci n’avait pu développer et perfectionner dans tous les sens ces qualités, ces puissances, ces vertus politiques, qui seules pouvaient conserver le pouvoir dans ses mains et lui en faire faire un prudent et utile usage. Il en est résulté que chaque parti, chaque homme même, a cru pouvoir hériter de l’aristocratie ; et la lutte s’est établie entre le peuple et M. Decaze, le peuple et M. de Villèle, le peuple et M. de Polignac, le peuple et M. Guizot. Dans cette lutte, aux proportions mesquines, nous faisons notre éducation constitutionnelle, et le jour où nous serons assez avancés, rien ne nous empêchera de prendre possession de la direction de nos affaires ; car la chute de notre grand antagoniste, l’aristocratie, a précédé notre éducation politique.

Le peuple anglais, au contraire, grandit, se perfectionne, et s’éclaire par la lutte elle-même. Des circonstances historiques, inutiles à rappeler ici, ont paralysé dans ses mains l’emploi de la force physique. Il a dû recourir à la puissance seule de l’opinion ; et la première condition pour que l’opinion fût une puissance, c’était que le peuple lui-même [VII-316] s’éclairât sur chaque question particulière jusqu’à l’unanimité. L’opinion n’aura pas à se faire après la lutte, elle s’est faite et se fait pendant, pour et par la lutte même. C’est toujours dans le parlement que se gagne la victoire, et l’aristocratie est forcée de la sanctionner. Nos philosophes et nos poëtes ont brillé avant notre révolution qu’ils ont préparée ; mais, en Angleterre, c’est pendant la lutte que la philosophie et la poésie font leur œuvre. Du sein du parti populaire surgissent de grands écrivains, de puissants orateurs, de nobles poëtes, qui nous sont entièrement inconnus. Nous nous imaginons ici que Milton, Shakespeare, Young, Thompson, Byron forment toute la littérature anglaise. Nous ne nous apercevons pas que, parce que la lutte se poursuit toujours, la chaîne des grands poëtes n’est pas interrompue ; et le feu sacré anime les Burn, les Campbell, les Moore, les Akenside et mille autres, qui travaillent sans cesse à renforcer la démocratie en l’éclairant.

Il résulte encore de cet état de choses que l’aristocratie et la démocratie se retrouvent en présence à propos de toutes les questions. Rien n’est plus propre à les animer, à les grandir. Ce qui ailleurs n’est qu’un débat administratif ou financier est là une guerre sociale. À peine une question a surgi qu’on s’aperçoit, de part et d’autre, que les deux grands principes sont engagés. Dès lors, de part et d’autre, on fait des efforts immenses, on se coalise, on pétitionne, on propage par d’abondantes souscriptions d’innombrables écrits, bien moins pour la question elle-même qu’à cause du principe toujours présent, toujours vivant qui y est engagé. Cela s’est vu non seulement à l’occasion des lois céréales, mais de toute loi qui touche aux taxes, à l’Église, à l’armée, à l’ordre politique, à l’éducation, aux affaires extérieures, etc.

Il est aisé de comprendre que le peuple anglais a dû s’habituer ainsi à remonter, à propos de toute mesure, jusqu’aux principes primordiaux, et à poser la discussion sur [VII-317] cette large base. Aussi, en général, les deux partis sont extrêmes et exclusifs. On veut tout ou rien, parce qu’on sent, des deux côtés, que concéder quelque chose, si peu que ce soit, c’est concéder le principe. Sans doute, dans le vote, il y a quelquefois transaction. On est bien forcé d’accommoder les réformes au temps et aux circonstances ; mais dans les débats on ne transige pas, et la règle invariable de la démocratie est celle-ci : Prendre tout ce qu’on lui accorde et continuer à demander le reste. — Et même elle a eu l’occasion d’apprendre que le plus sûr pour elle est d’exiger tout, pendant cinquante ans s’il le faut, plutôt que de se contenter d’un peu, au bout de quelques sessions.

Aussi les anglophobes les plus prononcés ne peuvent pas se dissimuler que les réformes, en Angleterre, portent un cachet de radicalisme, et par là de grandeur, qui étonne et subjugue l’esprit.

L’abolition de l’esclavage a été emportée tout d’une pièce. À un jour marqué, à une minute déterminée, les fers sont tombés des bras des pauvres noirs dans toutes les possessions de la Grande-Bretagne. On raconte que, dans la nuit du 31 juillet 1838, les esclaves s’étaient rassemblés dans les églises de la Jamaïque. Leur pensée, leur cœur, leur vie tout entière semblaient attachés à l’aiguille de l’horloge. Vainement le prêtre s’efforçait de fixer leur attention sur les plus imposants sujets qui puissent captiver l’intelligence humaine. Vainement il leur parlait de la bonté de Dieu et de leurs futures destinées. Il n’y avait qu’une seule âme dans l’auditoire, et cette âme était dans une fiévreuse attente. Lorsque le marteau fit retentir le premier coup de minuit, un cri de joie, comme jamais oreille humaine n’en avait entendu, ébranla les voûtes du temple. La parole et le geste manquaient à ces pauvres créatures pour donner passage à l’exubérance de leur bonheur. Ils se précipitaient en pleurant dans les bras les uns des autres, jusqu’à ce que, ce [VII-318] paroxysme calmé, on les vit se jeter à genoux, élever vers le ciel leurs bras reconnaissants, puis confondre dans leurs bénédictions et la nation qui les délivrait, et les grands hommes, les Clarkson, les Wilberforce qui avaient embrassé leur cause, et la Providence qui avait fait descendre dans le cœur d’un grand peuple un rayon de justice et d’humanité.

S’il a fallu cinquante ans pour réaliser d’une manière absolue la liberté personnelle, on est arrivé plus vite, mais seulement à une transaction, à une trêve, sur les libertés politique et religieuse. Le reform-bill et le bill de l’émancipation catholique, d’abord soutenus comme principes, ont été livrés à l’expédient. Aussi l’Angleterre a encore deux grandes agitations à traverser : la charte du peuple et le renversement de l’Église établie comme religion officielle.

La campagne contre le régime protecteur est une de celles qui ont été conduites par les chefs sous la sauvegarde et l’autorité du principe. Le principe de la liberté des transactions est vrai ou faux, il devait triompher ou succomber tout entier. Transiger, c’eût été avouer que la propriété et la liberté ne sont pas des droits, mais, selon le temps et le lieu, des circonstances accessoires, utiles ou funestes. Accepter le débat sur ce terrain, c’eût été se priver volontairement de tout ce qui fait l’autorité et la force ; c’eût été renoncer à mettre de son côté le sentiment de justice qui vit dans tous les cœurs. — Le principe de la liberté commerciale a triomphé ; il a été appliqué aux objets nécessaires à la vie, et il le sera promptement à tout ce qui peut faire l’objet des transactions internationales.

Ce culte de l’absolu a été transporté dans des questions d’un ordre inférieur. Quand il s’est agi de la réforme postale, on s’est demandé si les communications individuelles de la pensée, les épanchements de l’amitié, de l’amour maternel, de la piété filiale, étaient une matière imposable. L’opinion a répondu par la négative ; et dès lors on a poursuivi la [VII-319] réforme radicale, absolue, sans s’inquiéter de quelque embarras ou de quelque déficit au Trésor. On a réduit le port de la lettre au taux de la plus petite monnaie anglaise, parce que cela suffisait pour payer à l’État le service rendu et lui rembourser ses frais. Et comme la poste laisse encore un profit, il ne faut pas douter qu’on réduisit encore le port des lettres, s’il y avait en Angleterre une monnaie au-dessous du penny.

J’avoue qu’il y a dans cette audace et cette vigueur quelque chose de grand, qui me fait suivre avec intérêt les débats du parlement anglais et plus encore les débats populaires qui ont lieu dans les associations et les meetings. C’est là que l’avenir s’élabore, c’est là que de longues discussions dégagent au préalable cette inconnue : un principe est-il engagé dans la question ? — Et si la réponse est affirmative, on peut ignorer le jour du triomphe, mais on peut être sûr que le triomphe est assuré.

Avant de revenir au sujet de ce chapitre, l’anglomanie et l’anglophobie, je dois prémunir le lecteur contre une fausse interprétation qui pourrait se glisser dans son esprit. Bien que la lutte entre l’aristocratie et la démocratie, toujours présente et palpitante au fond de chaque question, donne certainement de la chaleur et de la vie aux débats ; bien qu’en retardant et éloignant la solution, elle contribue à mûrir les idées et former les mœurs politiques du peuple ; il ne faut pas conclure de là que je considère comme un désavantage absolu pour mon pays de n’avoir pas le même obstacle à vaincre, et conséquemment de ne pas sentir le même aiguillon, de n’avoir pas les mêmes éléments de vie et d’ardeur.

Les principes ne sont pas moins engagés chez nous qu’en Angleterre. Seulement les débats devraient être, chez nous, beaucoup plus généraux, beaucoup plus humanitaires (puisque le mot est consacré), comme, chez nos voisins, ils doivent être plus nationaux. L’obstacle aristocratique, pour [VII-320] eux, est chez eux. Pour nous, il est dans le monde entier. Rien, certes, ne nous empêcherait de prendre les principes à une hauteur que l’Angleterre ne peut encore atteindre. Nous ne le faisons pas, et cela dépend uniquement du degré insuffisant de respect, de dévouement pour les principes, auquel nous sommes parvenus.

Si l’anglophobie n’était chez nous qu’une naturelle réaction contre l’oligarchie anglaise, dont la politique est si dangereuse pour les nations et en particulier pour la France, ce ne serait plus de l’anglophobie, mais, qu’on me pardonne ce mot barbare (et qui n’en est que plus juste, puisqu’il réunit deux idées barbares), de l’oligarcophobie.

Malheureusement il n’en est pas ainsi ; et l’occupation la plus constante de nos grands journaux est d’irriter le sentiment national contre la démocratie britannique, contre ces classes laborieuses qui demandent au travail, à l’industrie, à la richesse, au développement de leurs facultés, les forces qui doivent les affranchir. C’est précisément l’accroissement de ces forces démocratiques, la perfection du travail, la supériorité industrielle, l’extension des machines, l’aptitude commerciale, l’accumulation des capitaux, c’est précisément, dis-je, l’accroissement de ces forces qu’on nous représente comme dangereux, comme opposé à nos propres progrès, comme impliquant de toute nécessité un décroissement proportionnel dans les forces analogues de notre pays.

C’est là le sophisme économique que j’ai à combattre, c’est par là que se rattache à l’esprit de ce livre le sujet que je viens de traiter, et qui a pu paraître jusqu’ici une oiseuse digression.

D’abord, si ce que j’appelle ici un sophisme était une vérité, combien elle serait triste et décourageante ! Si le mouvement progressif, qui se manifeste sur un point du globe, occasionnait un mouvement rétrograde sur un autre point, si l’accroissement des richesses d’un pays ne se faisait qu’au [VII-321] moyen d’une perte correspondante répartie sur tous les autres, il n’y aurait évidemment, dans l’ensemble, pas de progrès possible ; et, de plus, toutes les jalousies nationales seraient justifiées. Des idées vagues d’humanité, de fraternité, ne suffiraient certes pas pour déterminer une nation à se réjouir des progrès faits ailleurs, puisqu’ils se seraient faits à ses dépens. Les fraternitaires ne changeront jamais à ce point le cœur humain, et, dans l’hypothèse que j’envisage, cela n’est pas même désirable. Qu’y aurait-il d’honnête, de délicat à me réjouir de ce qu’un peuple s’élève vers le superflu, s’il en doit résulter qu’un autre peuple descende au-dessous du nécessaire ? Non, je ne suis tenu ni moralement ni religieusement à faire, fût-ce au nom de ma patrie, cet acte d’abnégation.

Ce n’est pas tout. Si cette espèce de bascule, était la loi des nations, elle serait aussi la loi des provinces, des communes, des familles. Le progrès national n’est pas d’une autre nature que le progrès individuel ; par où l’on voit que si l’axiome, dont je m’occupe, était une vérité au lieu d’être un sophisme, il n’y a pas un homme sur la terre qui ne dût perpétuellement s’efforcer d’étouffer le progrès de tous les autres, sauf à rencontrer chez tous le même effort contre lui-même. Ce conflit général serait l’état naturel de la société, et la Providence, en décrétant que le profit de l’un est le dommage de l’autre, aurait condamné l’homme à une guerre sans terme, et l’humanité à, un niveau primitif invariable.

Il n’y a donc pas dans les sciences sociales de proposition qu’il soit plus important d’éclaircir. C’est la clef de voûte de tout l’édifice. Il faut absolument connaître la nature propre du progrès, et l’influence que la condition progressive d’un peuple exerce sur la condition des autres peuples. S’il est démontré que le progrès, dans une circonscription donnée, a pour cause ou pour effet une dépression proportionnelle [VII-322] dans le reste de la race humaine, il ne nous reste plus qu’à brûler nos livres, renoncer à toute espérance du bien général, et entrer dans l’universel conflit, avec la ferme volonté d’être le moins possible écrasés en écrasant le plus possible les autres. Ce n’est pas là de l’exagération, c’est de la logique la plus rigoureuse, de la logique trop souvent appliquée. Une mesure politique qui se rattache si bien à l’axiome — le profit de l’un est le dommage de l’autre, — parce qu’elle en est comme l’incarnation, l’acte de navigation de la Grande-Bretagne fut placé ouvertement sous l’invocation de ces paroles célèbres de son préambule : Il faut que l’Angleterre écrase la Hollande ou qu’elle en soit écrasée. Et nous avons vu la Presse invoquer les mêmes paroles pour faire adopter en France la même mesure. Rien de plus simple, dès qu’il n’est pas d’autre alternative pour les peuples, comme pour les individus, que d’écraser ou d’être écrasés. — Par où l’on voit le point où l’erreur et l’atrocité viennent se confondre.

Mais la triste maxime que je mentionne mérite bien d’être combattue dans un chapitre spécial. Il ne s’agit point en effet de lui opposer de vagues déclamations sur l’humanité, la charité, la fraternité, l’abnégation. Il faut la détruire par une démonstration pour ainsi dire mathématique. En me réservant de consacrer quelques pages à cette tâche, je poursuis ce que j’ai à dire sur l’anglophobie.

J’ai dit que ce sentiment, en tant qu’il s’attache à cette politique machiavélique que l’oligarchie anglaise a fait peser si longtemps sur l’Europe, était un sentiment justifiable, qui avait sa raison d’être et ne devait même pas s’appeler anglophobie.

Il ne mérite ce nom que lorsqu’il enveloppe dans la même haine et l’aristocratie et cette portion de la société anglaise qui a souffert autant et plus que nous de la prépondérance oligarchique, et lui a fait résistance, cette classe laborieuse, [VII-323] faible et impuissante d’abord, mais qui a grandi en richesse, en force, en influence assez pour entraîner de son côté une partie de l’aristocratie et tenir l’autre en échec ; classe à laquelle nous devrions tendre la main, dont nous devrions partager les sentiments et les espérances, si nous n’étions retenus par cette funeste et décourageante pensée que les progrès qu’elle doit au travail, à l’industrie et au commerce menacent notre prospérité et notre indépendance ; les menacent sous une autre forme, mais autant que pouvait le faire la politique des Walpole, des Pitt, etc., etc.

C’est ainsi que l’anglophobie s’est généralisée, et j’avoue que je ne puis voir qu’avec dégoût les moyens qui ont été employés pour l’entretenir et l’irriter. Premier moyen bien simple et non moins odieux ; il consiste à tirer parti de la diversité des langues. On a profité de ce que la langue anglaise était peu connue en France pour nous persuader que toute la littérature et le journalisme anglais n’étaient qu’outrages, insultes et calomnies perpétuellement vomis contre la France ; d’où elle ne pouvait manquer de conclure qu’elle était, de l’autre côté du détroit, l’objet d’une haine générale et inextinguible.

En cela on était merveilleusement servi par la liberté illimitée de la presse et de la parole qui existe chez nos voisins. En Angleterre, comme en France, il n’y a pas de question sur laquelle les avis ne se partagent ; en sorte qu’il est toujours possible, dans chaque occasion, de dénicher un orateur ou un journal qui a pris la question du côté qui nous blesse. L’odieuse tactique de nos journaux a été d’aller extraire, de ces discours et ces écrits, les passages les plus propres à humilier notre orgueil national, et de les donner comme l’expression de l’opinion publique en Angleterre, en ayant bien soin de tenir dans l’ombre tout ce qui s’était dit ou écrit dans le sens opposé, même par les journaux les plus influents et les orateurs les plus populaires. Le résultat a [VII-324] été ce qu’il serait, en Espagne, si la presse de ce pays tout entière s’entendait pour puiser toute citation de nos journaux dans la Quotidienne.

Un autre moyen, qui a été employé avec beaucoup de succès, c’est le silence. Chaque fois qu’une grande question s’est agitée, en Angleterre, et qu’elle a été de nature à révéler ce qu’il y avait dans ce pays de vie, de lumière, de chaleur et de sincérité, on peut être sûr que nos journaux se sont attachés à empêcher, par le silence, que le fait ne vînt à la connaissance du public français ; et, s’il l’a fallu, ils se sont imposé dix ans de mutisme. Quelque extraordinaire que cela paraisse, l’agitation anglaise contre le régime protecteur en fait foi.

Enfin, une autre fraude patriotique dont on a usé amplement, ce sont les fausses traductions, les additions, suppressions et substitutions de mots. En altérant ainsi le sens et l’esprit des discours, il n’est pas d’indignation qu’on n’ait pu soulever dans l’âme de nos compatriotes. Il suffisait, par exemple, quand on trouvait gallant French qui veut dire braves français (gallant, c’est le mot vaillant qui a été transporté en Angleterre et qui n’a subi d’autre changement que celui du v initial en g, à l’inverse de ce qui s’est fait pour les mots : garant, warrant, guêpe, wasp, guerre, war), de traduire ainsi : nation efféminée, galante, corrompue. Quelquefois on allait jusqu’à substituer le mot haine au mot amitié, et ainsi de suite [3] .

[VII-325]

À ce propos, qu’il me soit permis de raconter l’origine du livre que je publiai, en 1845, sous le titre de Cobden et la Ligue.

J’habitais un village, au fond des Landes. Dans ce village, il y a un cercle, et j’étonnerais probablement beaucoup les membres du Jockey-club, si je transcrivais ici le budget de notre modeste association. Pourtant j’ose croire qu’il y règne une franche gaieté et une verve qui ne déshonorerait pas les somptueux salons du boulevard des Italiens. Quoi qu’il en soit, dans notre cercle on ne rit pas seulement, on politique aussi (ce qui est bien différent) ; car sachez qu’on y reçoit deux journaux. C’est dire que nous étions patriotes renforcés et anglophobes de premier numéro. — Pour moi, aussi versé dans la littérature anglaise qu’on peut l’être au village, je me doutais bien que nos gazettes exagéraient quelque peu la haine que, selon elles, le nom français inspirait à nos voisins, et il m’arrivait parfois d’exprimer des doutes à cet égard. Je ne puis comprendre, disais-je, pour quoi l’esprit qui règne dans le journalisme de la Grande-Bretagne ne règne pas dans ses livres. Mais j’étais toujours battu, pièces en main.

Un jour, le plus anglophobe de mes collègues, la fureur dans les yeux, me présente le journal et me dit : « Lisez et jugez. » Je lus en effet que le premier ministre d’Angleterre terminait ainsi un discours : « Nous n’adopterons pas cette mesure ; si nous l’adoptions, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations. » — Le rouge du patriotisme me monta aussi au visage.

Cependant, à la réflexion, je me disais : il semble bien extraordinaire qu’un ministre, un chef de cabinet, un homme qui, par position, doit mettre tant de réserve et de mesure dans son langage, se permette envers nous une injure gratuite, que rien ne motive, ne provoque ni ne justifie. M. Peel ne pense pas que la France soit tombée au dernier rang [VII-326] des nations, et, le pensât-il, il ne le dirait pas en plein Parlement.

Je voulus en avoir le cœur net. J’écrivis le jour même à Paris pour qu’on m’abonnât à un journal anglais, en priant qu’on fît remonter l’abonnement à un mois.

Quelques jours après, je reçus une trentaine de numéros du Globe [4] . Je cherchai avec empressement la malencontreuse phrase de M. Peel, et je vis qu’elle disait : « Nous ne pourrions adopter cette mesure sans descendre au dernier rang des nations. » — Les mots comme la France n’y étaient pas.

Ceci me mit sur la voie, et je pus constater depuis lors bien d’autres pieuses fraudes dans la manière de traduire de nos journalistes.

Mais ce n’est pas là tout ce que m’apprit le Globe. Je pus y suivre, pendant deux ans, la marche et les progrès de la Ligue.

À cette époque, j’aimais ardemment, comme aujourd’hui, la cause de la liberté commerciale ; mais je la croyais perdue pour des siècles ; car on n’en parle pas plus chez nous qu’on n’en parlait probablement, en Chine, dans le siècle dernier. Quelles furent ma surprise et ma joie, quand j’appris que cette grande question agitait, d’un bout à l’autre, l’Angleterre et l’Écosse ; quand je vis cette succession non interrompue d’immenses meetings, et l’énergie, la persévérance, les lumières des chefs de cette admirable association !…

Mais ce qui me surprenait bien davantage, c’était de voir que la Ligue s’étendait, grandissait, versait sur l’Angleterre des flots de lumière, absorbait toutes les préoccupations des ministres et du Parlement, sans que nos journaux nous en dissent jamais un mot !…

[VII-327]

Naturellement je me doutai qu’il y avait quelque corrélation entre ce silence absolu sur un fait aussi grave, et le système des fraudes pieuses en matière de traduction.

Pensant naïvement qu’il suffisait que ce silence fût rompu une fois pour qu’on n’y pût persister plus longtemps, je me décidai, en tremblant, à me faire écrivain ; et j’envoyai, sur la Ligue, quelques articles à la Sentinelle de Bayonne. Mais les journaux de Paris n’y firent aucune attention. — Je me mis à traduire quelques discours de Cobden, de Bright et de Fox, et les envoyai aux journaux de Paris eux-mêmes ; ils ne les insérèrent pas. — Il n’est pas possible, me dis-je, que le jour où la liberté commerciale sera proclamée en Angleterre nous surprenne dans cette ignorance. Je n’ai qu’une ressource, c’est de faire un livre……

 


 

References

[1] Cette ébauche est de 1847. L’auteur voulait en faire un chapitre pour la seconde série des Sophismes économiques, qui parut à la fin de l’année.

[2] Voir l’article intitulé Deux Angleterre, t. III, p. 459. (Note de l’éditeur.)

[3] On pourrait plaider, en faveur des journaux, français, une circonstance atténuante. Il y eut, ce me semble, de leur part, ignorance spéciale, prévention, inadvertance plutôt que calcul, dans la plupart des méfaits que Bastiat leur reproche. Qu’on examine, par exemple, les lettres qu’il dut adresser, en septembre et en novembre 1846, à deux des coryphées du journalisme parisien, les rédacteurs en chef de la Presse et du National, et l’on se convaincra que ces deux feuilles, n’entrevoyaient ni la marche ni l’importance du débat sur les Corn-Laws, en Angleterre. — Voir pages 148 à 166. (Note de l’édit.)

[4] Globe and Traveller.

 


 

6. “L'État” (The State) (June 1848)

Source

[T.320] “L'État” (The State) - multiple editions/versions.

  • [T.212 (1848.06.11)] the first version appeared as a brief sketch in his magazine Jacques Bonhomme, no. 1, 11-15 June 1848, p. 2; it was republished in this format in OC7.59, pp. 238-40.
  • [T.222 (1848.09.25)] an expanded 2nd edition was published in the Journal des Débats, 25 Sept. 1848, pp. 1-2.
  • [T.320 (1849.04.??)] a third and more expanded version appeared in 1849, as an article in Annuaire de l'économie politique et de la statistique pour 1849, par MM. Joseph Garnier et Guillaumin et al. Sixième année (Paris: Guillaumin, 1849), pp. 356-68; and in a pamphlet L’État. Maudit Argent (Paris: Guillaumin, 1849), pp. 5-23.
  • The 1849 version was also published in OC4, pp. 327-41. This is the long version we have here.

 


 

59. — L’ÉTAT [4] .

Il y en a qui disent : C’est un homme de finances qui nous tirera de là, Thiers, Fould, Goudchaux, Girardin. Je crois qu’ils se trompent.

— Qui donc nous en tirera ?

— Le peuple.

— Quand ?

[VII-239]

— Quand il aura appris cette leçon : L’État, n’ayant rien qu’il ne l’ait pris au peuple, ne peut pas faire au peuple des largesses.

— Le peuple sait cela, car il ne cesse de demander des réductions de taxes.

— C’est vrai ; mais, en même temps, il ne cesse de demander à l’État, sous toutes les formes, des libéralités.

Il veut que l’État fonde des crèches, des salles d’asile et des écoles gratuites pour la jeunesse ; des ateliers nationaux pour l’âge mûr et des pensions de retraite pour la vieillesse.

Il veut que l’État aille guerroyer en Italie et en Pologne.

Il veut que l’État fonde des colonies agricoles.

Il veut que l’État fasse les chemins de fer.

Il veut que l’État défriche l’Algérie.

Il veut que l’État prête dix milliards aux propriétaires.

Il veut que l’État fournisse le capital aux travailleurs.

Il veut que l’État reboise les montagnes.

Il veut que l’État endigue les rivières.

Il veut que l’État paye des rentes sans en avoir.

Il veut que l’État fasse la loi à l’Europe.

Il veut que l’État favorise l’agriculture.

Il veut que l’État donne des primes à l’industrie.

Il veut que l’État protége le commerce.

Il veut que l’État ait une armée redoutable.

Il veut que l’État ait une marine imposante.

Il veut que l’État…

— Avez-vous tout dit ?

— J’en ai encore pour une bonne heure.

— Mais enfin, où en voulez-vous venir ?

— À ceci : tant que le peuple voudra tout cela, il faudra qu’il le paye. Il n’y a pas d’homme de finances qui fasse quelque chose avec rien.

Jacques Bonhomme fonde un prix de cinquante mille francs à décerner à celui qui donnera une bonne définition de ce [VII-240] mot, l’état ; car celui-là sera le sauveur des finances, de l’industrie, du commerce et du travail [5] .

[IV-327]

III. L’ÉTAT [1].

Je voudrais qu’on fondât un prix, non de cinq cents francs, mais d’un million, avec couronnes, croix et rubans, en faveur de celui qui donnerait une bonne, simple et intelligible définition de ce mot : l’État.

Quel immense service ne rendrait-il pas à la société !

L’État ! Qu’est-ce ? où est-il ? que fait-il ? que devrait-il faire ?

Tout ce que nous en savons, c’est que c’est un personnage mystérieux, et assurément le plus sollicité, le plus tourmenté, le plus affairé, le plus conseillé, le plus accusé, le plus invoqué et le plus provoqué qu’il y ait au monde.

Car, Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais je gage dix contre un que depuis six mois vous faites des utopies ; et si vous en faites, je gage dix contre un que vous chargez l’État de les réaliser.

Et vous, Madame, je suis sûr que vous désirez du fond du cœur guérir tous les maux de la triste humanité, et que vous n’y seriez nullement embarrassée si l’État voulait seulement s’y prêter.

Mais, hélas ! le malheureux, comme Figaro, ne sait ni qui entendre, ni de quel côté se tourner. Les cent mille [IV-328] bouches de la presse et de la tribune lui crient à la fois :

« Organisez le travail et les travailleurs.

Extirpez l’égoïsme.

Réprimez l’insolence et la tyrannie du capital.

Faites des expériences sur le fumier et sur les œufs.

Sillonnez le pays de chemins de fer.

Irriguez les plaines.

Boisez les montagnes.

Fondez des fermes-modèles

Fondez des ateliers harmoniques.

Colonisez l’Algérie.

Allaitez les enfants.

Instruisez la jeunesse.

Secourez la vieillesse.

Envoyez dans les campagnes les habitants des villes.

Pondérez les profits de toutes les industries.

Prêtez de l’argent, et sans intérêt, à ceux qui en désirent.

Affranchissez l’Italie, la Pologne et la Hongrie.

Élevez et perfectionnez le cheval de selle.

Encouragez l’art, formez-nous des musiciens et des danseuses.

Prohibez le commerce et, du même coup, créez une marine marchande.

Découvrez la vérité et jetez dans nos têtes un grain de raison. L’État a pour mission d’éclairer, de développer, d’agrandir, de fortifier, de spiritualiser et de sanctifier l’âme des peuples [2]. »

— « Eh ! Messieurs, un peu de patience, répond l’État, d’un air piteux. »

« J’essaierai de vous satisfaire, mais pour cela il me faut [IV-329] quelques ressources. J’ai préparé des projets concernant cinq ou six impôts tout nouveaux et les plus bénins du monde. Vous verrez quel plaisir on a à les payer. »

Mais alors un grand cri s’élève :

« Haro ! haro ! le beau mérite de faire quelque chose avec des ressources ! Il ne vaudrait pas la peine de s’appeler l’État. Loin de nous frapper de nouvelles taxes, nous vous sommons de retirer les anciennes. Supprimez :

L’impôt du sel ;

L’impôt des boissons ;

L’impôt des lettres ;

L’octroi ;

Les patentes ;

Les prestations. »

Au milieu de ce tumulte, et après que le pays a changé deux ou trois fois son État pour n’avoir pas satisfait à toutes ces demandes, j’ai voulu faire observer qu’elles étaient contradictoires. De quoi me suis-je avisé, bon Dieu ! ne pouvais-je garder pour moi cette malencontreuse remarque ?

Me voilà discrédité à tout jamais ; et il est maintenant reçu que je suis un homme sans cœur et sans entrailles, un philosophe sec, un individualiste, un bourgeois, et, pour tout dire en un mot, un économiste de l’école anglaise ou américaine.

Oh ! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n’arrête, pas même les contradictions. J’ai tort, sans doute, et je me rétracte de grand cœur. Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s’appelant l’État, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour tous les projets, de l’huile pour toutes les plaies, du baume pour toutes les souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des solutions pour tous les doutes, [IV-330] des vérités pour toutes les intelligences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour l’enfance, du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins, prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos curiosités, redresse toutes nos erreurs, toutes nos fautes, et nous dispense tous désormais de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience, d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité.

Et pourquoi ne le désirerais-je pas ? Dieu me pardonne, plus j’y réfléchis, plus je trouve que la chose est commode, et il me tarde d’avoir, moi aussi, à ma portée, cette source intarissable de richesses et de lumières, ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller infaillible que vous nommez l’État.

Aussi je demande qu’on me le montre, qu’on me le définisse, et c’est pourquoi je propose la fondation d’un prix pour le premier qui découvrira ce phénix. Car enfin, on m’accordera bien que cette découverte précieuse n’a pas encore été faite, puisque, jusqu’ici, tout ce qui se présente sous le nom d’État, le peuple le renverse aussitôt, précisément parce qu’il ne remplit pas les conditions quelque peu contradictoires du programme.

Faut-il le dire ? Je crains que nous ne soyons, à cet égard, dupes d’une des plus bizarres illusions qui se soient jamais emparées de l’esprit humain.

L’homme répugne à la Peine, à la Souffrance. Et cependant il est condamné par la nature à la Souffrance de la Privation, s’il ne prend pas la Peine du Travail. Il n’a donc que le choix entre ces deux maux. Comment faire pour les éviter tous deux ? Il n’a jusqu’ici trouvé et ne trouvera jamais qu’un moyen : c’est de jouir du travail d’autrui ; c’est de faire en sorte que la Peine et la Satisfaction n’incombent pas à chacun selon la proportion naturelle, mais que toute la peine soit pour les uns et toutes les satisfactions pour les [IV-331] autres. De là l’esclavage, de là encore la spoliation, quelque forme qu’elle prenne : guerres, impostures, violences, restrictions, fraudes, etc., abus monstrueux, mais conséquents avec la pensée qui leur a donné naissance. On doit haïr et combattre les oppresseurs, on ne peut pas dire qu’ils soient absurdes.

L’esclavage s’en va, grâce au Ciel, et, d’un autre côté, cette disposition où nous sommes à défendre notre bien, fait que la Spoliation directe et naïve n’est pas facile. Une chose cependant est restée. C’est ce malheureux penchant primitif que portent en eux tous les hommes à faire deux parts du lot complexe de la vie, rejetant la Peine sur autrui et gardant la Satisfaction pour eux-mêmes. Reste à voir sous quelle forme nouvelle se manifeste cette triste tendance.

L’oppresseur n’agit plus directement par ses propres forces sur l’opprimé. Non, notre conscience est devenue trop méticuleuse pour cela. Il y a bien encore le tyran et la victime, mais entre eux se place un intermédiaire qui est l’État, c’est-à-dire la loi elle-même. Quoi de plus propre à faire taire nos scrupules et, ce qui est peut-être plus apprécié, à vaincre les résistances ? Donc, tous, à un titre quelconque, sous un prétexte ou sous un autre, nous nous adressons à l’État. Nous lui disons : « Je ne trouve pas qu’il y ait, entre mes jouissances et mon travail, une proportion qui me satisfasse. Je voudrais bien, pour établir l’équilibre désiré, prendre quelque peu sur le bien d’autrui. Mais c’est dangereux. Ne pourriez-vous me faciliter la chose ? ne pourriez-vous me donner une bonne place ? ou bien gêner l’industrie de mes concurrents ? ou bien encore me prêter gratuitement des capitaux que vous aurez pris à leurs possesseurs ? ou élever mes enfants aux frais du public ? ou m’accorder des primes d’encouragement ? ou m’assurer le bien-être quand j’aurai cinquante ans ? Par ce moyen, j’arriverai à mon but en toute quiétude de conscience, car la loi elle-même aura [IV-332] agi pour moi, et j’aurai tous les avantages de la spoliation sans en avoir ni les risques ni l’odieux ! »

Comme il est certain, d’un côté, que nous adressons tous à l’État quelque requête semblable, et que, d’une autre part, il est avéré que l’État ne peut procurer satisfaction aux uns sans ajouter au travail des autres, en attendant une autre définition de l’État, je me crois autorisé à donner ici la mienne. Qui sait si elle ne remportera pas le prix ? La voici :

L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde.

Car, aujourd’hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d’autrui. Ce sentiment, on n’ose l’afficher, on se le dissimule à soi-même ; et alors que fait-on ? On imagine un intermédiaire, on s’adresse à l’État, et chaque classe tour à tour vient lui dire : « Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons. » Hélas ! l’État n’a que trop de pente à suivre le diabolique conseil ; car il est composé de ministres, de fonctionnaires, d’hommes enfin, qui, comme tous les hommes, portent au cœur le désir et saisissent toujours avec empressement l’occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence. L’État comprend donc bien vite le parti qu’il peut tirer du rôle que le public lui confie. Il sera l’arbitre, le maître de toutes les destinées : il prendra beaucoup, donc il lui restera beaucoup à lui-même ; il multipliera le nombre de ses agents, il élargira le cercle de ses attributions ; il finira par acquérir des proportions écrasantes.

Mais ce qu’il faut bien remarquer, c’est l’étonnant aveuglement du public en tout ceci. Quand des soldats heureux réduisaient les vaincus en esclavage, ils étaient barbares, mais ils n’étaient pas absurdes. Leur but, comme le nôtre, était de vivre aux dépens d’autrui ; mais, comme nous, ils [IV-333] ne le manquaient pas. Que devons-nous penser d’un peuple où l’on ne paraît pas se douter que le pillage réciproque n’en est pas moins pillage parce qu’il est réciproque ; qu’il n’en est pas moins criminel parce qu’il s’exécute légalement et avec ordre ; qu’il n’ajoute rien au bien-être public ; qu’il le diminue au contraire de tout ce que coûte cet intermédiaire dispendieux que nous nommons l’État ?

Et cette grande chimère, nous l’avons placée, pour l’édification du peuple, au frontispice de la Constitution. Voici les premiers mots du préambule :

« La France s’est constituée en République pour… appeler tous les citoyens à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être. »

Ainsi, c’est la France ou l’abstraction, qui appelle les Français ou les réalités à la moralité, au bien-être, etc. N’est-ce pas abonder dans le sens de cette bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d’une autre énergie que la nôtre ? N’est-ce pas donner à entendre qu’il y a, à côté et en dehors des Français, un être vertueux, éclairé, riche, qui peut et doit verser sur eux ses bienfaits ? N’est-ce pas supposer, et certes bien gratuitement, qu’il y a entre la France et les Français, entre la simple dénomination abrégée, abstraite, de toutes les individualités et ces individualités mêmes, des rapports de père à fils, de tuteur à pupille, de professeur à écolier ? Je sais bien qu’on dit quelquefois métaphoriquement : La patrie est une mère tendre. Mais pour prendre en flagrant délit d’inanité la proposition constitutionnelle, il suffit de montrer qu’elle peut être retournée, je ne dirai pas sans inconvénient, mais même avec avantage. L’exactitude souffrirait-elle si le préambule avait dit :

« Les Français se sont constitués en République pour appeler la France à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être ? »

Or, quelle est la valeur d’un axiome où le sujet et [IV-334] l’attribut peuvent chasser-croiser sans inconvénient ? Tout le monde comprend qu’on dise : la mère allaitera l’enfant. Mais il serait ridicule de dire : l’enfant allaitera la mère.

Les Américains se faisaient une autre idée des relations des citoyens avec l’État, quand ils placèrent en tête de leur Constitution ces simples paroles :

« Nous, le peuple des États-Unis, pour former une union plus parfaite, établir la justice, assurer la tranquillité intérieure, pourvoir à la défense commune, accroître le bien-être général et assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, décrétons, etc. »

Ici point de création chimérique, point d’abstraction à laquelle les citoyens demandent tout. Ils n’attendent rien que d’eux-mêmes et de leur propre énergie.

Si je me suis permis de critiquer les premières paroles de notre Constitution, c’est qu’il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, d’une pure subtilité métaphysique. Je prétends que cette personnification de l’État a été dans le passé et sera dans l’avenir une source féconde de calamités et de révolutions.

Voilà le Public d’un côté, l’État de l’autre, considérés comme deux être distincts, celui-ci tenu d’épandre sur celui-là, celui-là ayant droit de réclamer de celui-ci le torrent des félicités humaines. Que doit-il arriver ?

Au fait, l’État n’est pas manchot et ne peut l’être. Il a deux mains, l’une pour recevoir et l’autre pour donner, autrement dit, la main rude et la main douce. L’activité de la seconde est nécessairement subordonnée à l’activité de la première. À la rigueur, l’État peut prendre et ne pas rendre. Cela s’est vu et s’explique par la nature poreuse et absorbante de ses mains, qui retiennent toujours une partie et quelquefois la totalité de ce qu’elles touchent. Mais ce qui ne s’est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne se peut même concevoir, c’est que l’État rende au public plus qu’il [IV-335] ne lui a pris. C’est donc bien follement que nous prenons autour de lui l’humble attitude de mendiants. Il lui est radicalement impossible de conférer un avantage particulier à quelques-unes des individualités qui constituent la communauté, sans infliger un dommage supérieur à la communauté entière.

Il se trouve donc placé, par nos exigences, dans un cercle vicieux manifeste.

S’il refuse le bien qu’on exige de lui, il est accusé d’impuissance, de mauvais vouloir, d’incapacité. S’il essaie de le réaliser, il est réduit à frapper le peuple de taxes redoublées, à faire plus de mal que de bien, et à s’attirer, par un autre bout, la désaffection générale.

Ainsi, dans le public des espérances, dans le gouvernement deux promesses : beaucoup de bienfaits et pas d’impôts. Espérances et promesses qui, étant contradictoires, ne se réalisent jamais.

N’est-ce pas là la cause de toutes nos révolutions ? Car entre l’État, qui prodigue les promesses impossibles, et le public, qui a conçu des espérances irréalisables, viennent s’interposer deux classes d’hommes : les ambitieux et les utopistes. Leur rôle est tout tracé par la situation. Il suffit à ces courtisans de popularité de crier aux oreilles du peuple : « Le pouvoir te trompe ; si nous étions à sa place, nous te comblerions de bienfaits et t’affranchirions de taxes. »

Et le peuple croit, et le peuple espère, et le peuple fait une révolution.

Ses amis ne sont pas plus tôt aux affaires, qu’ils sont sommés de s’exécuter.

« Donnez-moi donc du travail, du pain, des secours, du crédit, de l’instruction, des colonies, dit le peuple, et cependant, selon vos promesses, délivrez-moi des serres du fisc. »

L’État nouveau n’est pas moins embarrassé que l’État ancien, car, en fait d’impossible, on peut bien promettre, [IV-336] mais non tenir. Il cherche à gagner du temps, il lui en faut pour mûrir ses vastes projets. D’abord, il fait quelques timides essais ; d’un côté, il étend quelque peu l’instruction primaire ; de l’autre, il modifie quelque peu l’impôt des boissons (1830). Mais la contradiction se dresse toujours devant lui : s’il veut être philanthrope, il est forcé de rester fiscal ; et s’il renonce à la fiscalité, il faut qu’il renonce aussi à la philanthropie.

Ces deux promesses s’empêchent toujours et nécessairement l’une l’autre. User du crédit, c’est-à-dire dévorer l’avenir, est bien un moyen actuel de les concilier ; on essaie de faire un peu de bien dans le présent aux dépens de beaucoup de mal dans l’avenir. Mais ce procédé évoque le spectre de la banqueroute qui chasse le crédit. Que faire donc ? Alors l’État nouveau prend son parti en brave ; il réunit des forces pour se maintenir, il étouffe l’opinion, il a recours à l’arbitraire, il ridiculise ses anciennes maximes, il déclare qu’on ne peut administrer qu’à la condition d’être impopulaire ; bref, il se proclame gouvernemental.

Et c’est là que d’autres courtisans de popularité l’attendent. Ils exploitent la même illusion, passent par la même voie, obtiennent le même succès, et vont bientôt s’engloutir dans le même gouffre.

C’est ainsi que nous sommes arrivés en Février. À cette époque, l’illusion qui fait le sujet de cet article avait pénétré plus avant que jamais dans les idées du peuple, avec les doctrines socialistes. Plus que jamais, il s’attendait à ce que l’État sous la forme républicaine, ouvrirait toute grande la source des bienfaits et fermerait celle de l’impôt. « On m’a souvent trompé, disait le peuple, mais je veillerai moi-même à ce qu’on ne me trompe pas encore une fois. »

Que pouvait faire le gouvernement provisoire ? Hélas ! ce qu’on fait toujours en pareille conjoncture : promettre, et gagner du temps. Il n’y manque pas, et pour donner à ses [IV-337] promesses plus de solennité, il les fixa dans des décrets.

« Augmentation de bien-être, diminution de travail, secours, crédit, instruction gratuite, colonies agricoles, défrichements, et en même temps réduction sur la taxe du sel, des boissons, des lettres, de la viande, tout sera accordé… vienne l’Assemblée nationale ».

L’Assemblée nationale est venue, et comme on ne peut réaliser deux contradictions, sa tâche, sa triste tâche, s’est bornée à retirer, le plus doucement possible, l’un après l’autre, tous les décrets du gouvernement provisoire.

Cependant, pour ne pas rendre la déception trop cruelle, il a bien fallu transiger quelque peu. Certains engagements ont été maintenus, d’autres ont reçu un tout petit commencement d’exécution. Aussi l’administration actuelle s’efforce-t-elle d’imaginer de nouvelles taxes.

Maintenant je me transporte par la pensée à quelques mois dans l’avenir, et je me demande, la tristesse dans l’âme, ce qu’il adviendra quand des agents de nouvelle création iront dans nos campagnes prélever les nouveaux impôts sur les successions, sur les revenus, sur les profits de l’exploitation agricole. Que le Ciel démente mes pressentiments, mais je vois encore là un rôle à jouer pour les courtisans de popularité.

Lisez le dernier Manifeste des Montagnards, celui qu’ils ont émis à propos de l’élection présidentielle. Il est un peu long, mais, après tout, il se résume en deux mots : L’État doit beaucoup donner aux citoyens et peu leur prendre. C’est toujours la même tactique, ou, si l’on veut, la même erreur.

« L’État doit gratuitement l’instruction et l’éducation à tous les citoyens. ».

Il doit :

« Un enseignement général et professionnel approprié, autant que possible, aux besoins, aux vocations et aux capacités de chaque citoyen. »

[IV-338]

Il doit :

« Lui apprendre ses devoirs envers Dieu, envers les hommes et envers lui-même ; développer ses sentiments, ses aptitudes et ses facultés, lui donner enfin la science de son travail, l’intelligence de ses intérêts et la connaissance de ses droits. »

Il doit :

« Mettre à la portée de tous les lettres et les arts, le patrimoine de la pensée, les trésors de l’esprit, toutes les jouissances intellectuelles qui élèvent et fortifient l’âme. »

Il doit :

« Réparer tout sinistre, incendie, inondation, etc. (cet et cætera en dit plus qu’il n’est gros) éprouvé par un citoyen. »

Il doit :

« Intervenir dans les rapports du capital avec le travail et se faire le régulateur du crédit. »

Il doit :

« À l’agriculture des encouragements sérieux et une protection efficace. »

Il doit :

« Racheter les chemins de fer, les canaux, les mines, » et sans doute aussi les administrer avec cette capacité industrielle qui le caractérise.

Il doit :

« Provoquer les tentatives généreuses, les encourager et les aider par toutes les ressources capables de les faire triompher. Régulateur du crédit, il commanditera largement les associations industrielles et agricoles, afin d’en assurer le succès. »

L’État doit tout cela, sans préjudice des services auxquels il fait face aujourd’hui ; et, par exemple, il faudra qu’il soit [IV-339] toujours à l’égard des étrangers dans une attitude menaçante ; car, disent les signataires du programme,

« liés par cette solidarité sainte et par les précédents de la France républicaine, nous portons nos vœux et nos espérances au-delà des barrières que le despotisme élève entre les nations : le droit que nous voulons pour nous, nous le voulons pour tous ceux qu’opprime le joug des tyrannies ; nous voulons que notre glorieuse armée soit encore, s’il le faut, l’armée de la liberté. »

Vous voyez que la main douce de l’État, cette bonne main qui donne et qui répand, sera fort occupée sous le gouvernement des Montagnards. Vous croyez peut-être qu’il en sera de même de la main rude, de cette main qui pénètre et puise dans nos poches ?

Détrompez-vous. Les courtisans de popularité ne sauraient pas leur métier, s’ils n’avaient l’art, en montrant la main douce, de cacher la main rude.

Leur règne sera assurément le jubilé du contribuable.

« C’est le superflu, disent-ils, non le nécessaire que l’impôt doit atteindre. »

Ne sera-ce pas un bon temps que celui où, pour nous accabler de bienfaits, le fisc se contentera d’écorner notre superflu ?

Ce n’est pas tout. Les Montagnards aspirent à ce que « l’impôt perde son caractère oppressif et ne soit plus qu’un acte de fraternité. »

Bonté du ciel ! je savais bien qu’il est de mode de fourrer la fraternité partout, mais je ne me doutais pas qu’on la pût mettre dans le bulletin du percepteur.

Arrivant aux détails, les signataires du programme disent :

« Nous voulons l’abolition immédiate des impôts qui frappent les objets de première nécessité, comme le sel, les boissons, et cætera. »

[IV-340]

« La réforme de l’impôt foncier, des octrois, des patentes. »

« La justice gratuite, c’est-à-dire la simplification des formes et la réduction des frais. » (Ceci a sans doute trait au timbre.)

Ainsi, impôt foncier, octrois, patentes, timbre, sel, boissons, postes, tout y passe. Ces messieurs ont trouvé le secret de donner une activité brûlante à la main douce de l’État tout en paralysant sa main rude.

Eh bien, je le demande au lecteur impartial, n’est-ce pas là de l’enfantillage, et, de plus, de l’enfantillage dangereux ? Comment le peuple ne ferait-il pas révolution sur révolution, s’il est une fois décidé à ne s’arrêter que lorsqu’il aura réalisé cette contradiction : « Ne rien donner à l’État et en recevoir beaucoup ! »

Croit-on que si les Montagnards arrivaient au pouvoir, ils ne seraient pas les victimes des moyens qu’ils emploient pour le saisir ?

Citoyens, dans tous les temps deux systèmes politiques ont été en présence, et tous les deux peuvent se soutenir par de bonnes raisons. Selon l’un, l’État doit beaucoup faire, mais aussi il doit beaucoup prendre. D’après l’autre, sa double action doit se faire peu sentir. Entre ces deux systèmes il faut opter. Mais quant au troisième système, participant des deux autres, et qui consiste à tout exiger de l’État sans lui rien donner, il est chimérique, absurde, puéril, contradictoire, dangereux. Ceux qui le mettent en avant, pour se donner le plaisir d’accuser tous les gouvernements d’impuissance et les exposer ainsi à vos coups, ceux-là vous flattent et vous trompent, ou du moins ils se trompent eux-mêmes.

Quant à nous, nous pensons que l’État, ce n’est ou ce ne devrait être autre chose que la force commune instituée, non pour être entre tous les citoyens un instrument [IV-341] d’oppression et de spoliation réciproque, mais, au contraire, pour garantir à chacun le sien, et faire régner la justice et la sécurité [3].

 


 

References

[1] Pour expliquer la forme de cette composition, rappelons qu’elle fut insérée au Journal des Débats, no du 25 septembre 1848.(Note de l’éditeur.)

[2] Cette dernière phrase est de M. de Lamartine. L’auteur la cite de nouveau dans le pamphlet qui va suivre.(Note de l’éditeur)

[3] Voy. au tome VI, le chap. xvii des Harmonies, et au tome Ier, l’opuscule de 1830, intitulé : Aux électeurs du département des Landes.(Note de l’éditeur)

[4] Même numéro.

[5] On reconnaît, dans cet article et le suivant, l’esquisse du pamphlet l’État, publié trois mois après. Voir t. IV, p. 327.(Note de l’éd.)

 


 

7. “Justice et fraternité” (Justice and Fraternity) (June 1848)

Source

[T.215 (1848.06.15)] “Justice et Fraternité" (Justice and Fraternity), Journal des Économistes, 15 June 1848, T. 20, no. 82, pp. 310-27; also published as a pamphlet, Propriété et Loi. Justice et Fraternité (Property and Law. Justice and Fraternity) (Paris: Guillaumin, 1848), “Propriété et Loi,” pp. 1-32; “Justice et Fraternité,” pp. 33-72. And OC4, pp. 298-326.

[IV-298]

II. JUSTICE ET FRATERNITÉ [1].

L’École économiste est en opposition, sur une foule de points, avec les nombreuses Écoles socialistes, qui se disent plus avancées, et qui sont, j’en conviens volontiers, plus actives et plus populaires. Nous avons pour adversaires (je ne veux pas dire pour détracteurs) les communistes, les fouriéristes, les owénistes, Cabet, L. Blanc, Proudhon, P. Leroux et bien d’autres.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que ces écoles diffèrent entre elles au moins autant qu’elles diffèrent de nous. Il faut donc, d’abord, qu’elles admettent un principe commun à toutes, que nous n’admettons pas ; ensuite, que ce principe se prête à l’infinie diversité que nous voyons entre elles.

Je crois que ce qui nous sépare radicalement, c’est ceci :

L’Économie politique conclut à ne demander à la loi que la Justice universelle.

Le Socialisme, dans ses branches diverses, et par des applications dont le nombre est naturellement indéfini, demande de plus à la loi la réalisation du dogme de la Fraternité.

Or, qu’est-il arrivé ? Le Socialisme admet, avec Rousseau, [IV-299] que l’ordre social tout entier est dans la Loi. On sait que Rousseau faisait reposer la société sur un contrat. Louis Blanc, dès la première page de son livre sur la Révolution, dit : « Le principe de la fraternité est celui qui, regardant comme solidaires les membres de la grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de l’homme, sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu. »

Partant de ce point, que la société est l’œuvre de l’homme, l’œuvre de la loi, les socialistes doivent en induire que rien n’existe dans la société, qui n’ait été ordonné et arrangé d’avance par le Législateur.

Donc, voyant l’Économie politique se borner à demander à la loi Justice partout et pour tous, Justice universelle, ils ont pensé qu’elle n’admettait pas la Fraternité dans les relations sociales.

Le raisonnement est serré. « Puisque la société est toute dans la loi, disent-ils, et puisque vous ne demandez à la loi que la justice, vous excluez donc la fraternité de la loi, et par conséquent de la société. »

De là ces imputations de rigidité, de froideur, de dureté, de sécheresse, qu’on a accumulées sur la science économique et sur ceux qui la professent.

Mais la majeure est-elle admissible ? Est-il vrai que toute la société soit renfermée dans la loi ? On voit de suite que si cela n’est pas, toutes ces imputations croulent.

Eh quoi ! dire que la loi positive, qui agit toujours avec autorité, par voie de contrainte, appuyée sur une force coercitive, montrant pour sanction la baïonnette ou le cachot, aboutissant à une clause pénale ; dire que la loi qui ne décrète ni l’affection, ni l’amitié, ni l’amour, ni l’abnégation, ni le dévouement, ni le sacrifice, ne peut davantage décréter ce qui les résume, la Fraternité, est-ce donc anéantir ou nier ces nobles attributs de notre nature ? Non certes ; c’est dire seulement que la société est plus vaste [IV-300] que la loi ; qu’un grand nombre d’actes s’accomplissent, qu’une foule de sentiments se meuvent en dehors et au-dessus de la loi.

Quant à moi, au nom de la science, je proteste de toutes mes forces contre cette interprétation misérable, selon laquelle, parce que nous reconnaissons à la loi une limite, on nous accuse de nier tout ce qui est au-delà de cette limite. Ah ! qu’on veuille le croire, nous aussi nous saluons avec transport ce mot Fraternité, tombé il y a dix-huit siècles du haut de la montagne sainte et inscrit pour toujours sur notre drapeau républicain. Nous aussi nous désirons voir les individus, les familles, les nations s’associer, s’entr’aider, s’entre-secourir dans le pénible voyage de la vie mortelle. Nous aussi nous sentons battre notre cœur et couler nos larmes au récit des actions généreuses, soit qu’elles brillent dans la vie des simples citoyens, soit qu’elles rapprochent et confondent les classes diverses, soit surtout qu’elles précipitent les peuples prédestinés aux avant-postes du progrès et de la civilisation.

Et nous réduira-t-on à parler de nous-mêmes ? Eh bien ! qu’on scrute nos actes. Certes, nous voulons bien admettre que ces nombreux publicistes qui, de nos jours, veulent étouffer dans le cœur de l’homme jusqu’au sentiment de l’intérêt, qui se montrent si impitoyables envers ce qu’ils appellent l’individualisme, dont la bouche se remplit incessamment des mots dévouement, sacrifice, fraternité ; nous voulons bien admettre qu’ils obéissent exclusivement à ces sublimes mobiles qu’ils conseillent aux autres, qu’ils donnent des exemples aussi bien que des conseils, qu’ils ont eu soin de mettre leur conduite en harmonie avec leurs doctrines ; nous voulons bien les croire, sur leur parole, pleins de désintéressement et de charité ; mais enfin, il nous sera permis de dire que sous ce rapport nous ne redoutons pas la comparaison.

[IV-301]

Chacun de ces Décius a un plan qui doit réaliser le bonheur de l’humanité, et tous ont l’air de dire que si nous les combattons, c’est parce que nous craignons ou pour notre fortune, ou pour d’autres avantages sociaux. Non ; nous les combattons, parce que nous tenons leurs idées pour fausses, leurs projets pour aussi puérils que désastreux. Que s’il nous était démontré qu’on peut faire descendre à jamais le bonheur sur terre par une organisation factice, ou en décrétant la fraternité, il en est parmi nous qui, quoique économistes, signeraient avec joie ce décret de la dernière goutte de leur sang.

Mais il ne nous est pas démontré que la fraternité se puisse imposer. Si même, partout où elle se manifeste, elle excite si vivement notre sympathie, c’est parce qu’elle agit en dehors de toute contrainte légale. La fraternité est spontanée, ou n’est pas. La décréter, c’est l’anéantir. La loi peut bien forcer l’homme à rester juste ; vainement elle essaierait de le forcer à être dévoué.

Ce n’est pas moi, du reste, qui ai inventé cette distinction. Ainsi que je le disais tout à l’heure, il y a dix-huit siècles, ces paroles sortirent de la bouche du divin fondateur de notre religion :

« La loi vous dit : Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait.

« Et moi, je vous dis : Faites aux autres ce que vous voudriez que les autres fissent pour vous. »

Je crois que ces paroles fixent la limite qui sépare la Justice de la Fraternité. Je crois qu’elles tracent en outre une ligne de démarcation, je ne dirai pas absolue et infranchissable, mais théorique et rationnelle, entre le domaine circonscrit de la loi et la région sans borne de la spontanéité humaine.

Quand un grand nombre de familles, qui toutes, pour vivre, se développer et se perfectionner, ont besoin de [IV-302] travailler, soit isolément, soit par association, mettent en commun une partie de leurs forces, que peuvent-elles demander à cette force commune, si ce n’est la protection de toutes les personnes, de tous les travaux, de toutes les propriétés, de tous les droits, de tous les intérêts ? cela, qu’est-ce autre chose que la Justice universelle ? Évidemment le droit de chacun a pour limite le droit absolument semblable de tous les autres. La loi ne peut donc faire autre chose que reconnaître cette limite et la faire respecter. Si elle permettait à quelques-uns de la franchir, ce serait au détriment de quelques autres. La loi serait injuste. Elle le serait bien plus encore si, au lieu de tolérer cet empiétement, elle l’ordonnait.

Qu’il s’agisse, par exemple, de propriété : le principe est que ce que chacun a fait par son travail lui appartient, encore que ce travail ait été comparativement plus ou moins habile, persévérant, heureux, et par suite plus ou moins productif. Que si deux travailleurs veulent unir leurs forces, pour partager le produit suivant des proportions convenues, ou échanger entre eux leurs produits, ou si l’un veut faire à l’autre un prêt ou un don, qu’est-ce qu’a à faire la loi ? Rien, ce me semble, si ce n’est exiger l’exécution des conventions, empêcher ou punir le dol, la violence et la fraude.

Cela veut-il dire qu’elle interdira les actes de dévouement et de générosité ? Qui pourrait avoir une telle pensée ? Mais ira-t-elle jusqu’à les ordonner ? Voilà précisément le point qui divise les économistes et les socialistes.

Si les socialistes veulent dire que, pour des circonstances extraordinaires, pour des cas urgents, l’État doit préparer quelques ressources, secourir certaines infortunes, ménager certaines transitions, mon Dieu, nous serons d’accord ; cela s’est fait ; nous désirons que cela se fasse mieux. Il est cependant un point, dans cette voie, qu’il ne faut pas [IV-303] dépasser ; c’est celui où la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s’y substituant. Il est de toute évidence que la charité organisée ferait, en ce cas, beaucoup plus de mal permanent que de bien passager.

Mais il ne s’agit pas ici de mesures exceptionnelles. Ce que nous recherchons, c’est ceci : la Loi, considérée au point de vue général et théorique, a-t-elle pour mission de constater et faire respecter la limite des droits réciproques préexistants, ou bien de faire directement le bonheur des hommes, en provoquant des actes de dévouement, d’abnégation et de sacrifices mutuels ?

Ce qui me frappe dans ce dernier système (et c’est pour cela que dans cet écrit fait à la hâte j’y reviendrai souvent), c’est l’incertitude qu’il fait planer sur l’activité humaine et ses résultats, c’est l’inconnu devant lequel il place la société, inconnu qui est de nature à paralyser toutes ses forces.

La Justice, on sait ce qu’elle est, où elle est. C’est un point fixe, immuable. Que la loi la prenne pour guide, chacun sait à quoi s’en tenir, et s’arrange en conséquence.

Mais la Fraternité, où est son point déterminé ? quelle est sa limite ? quelle est sa forme ? Évidemment c’est l’infini. La fraternité, en définitive, consiste à faire un sacrifice pour autrui, à travailler pour autrui. Quand elle est libre, spontanée, volontaire, je la conçois, et j’y applaudis. J’admire d’autant plus le sacrifice qu’il est plus entier. Mais quand on pose au sein d’une société ce principe, que la Fraternité sera imposée par la loi, c’est-à-dire, en bon français, que la répartition des fruits du travail sera faite législativement, sans égard pour les droits du travail lui-même ; qui peut dire dans quelle mesure ce principe agira, de quelle forme un caprice du législateur peut le revêtir, dans quelles institutions un décret peut du soir au lendemain l’incarner ? Or, je demande si, à ces conditions, une société peut exister ?

Remarquez que le Sacrifice, de sa nature, n’est pas, [IV-304] comme la Justice, une chose qui ait une limite. Il peut s’étendre, depuis le don de l’obole jetée dans la sébile du mendiant jusqu’au don de la vie, usque ad mortem, mortem autem crucis. L’Évangile, qui a enseigné la Fraternité aux hommes, l’a expliquée par ses conseils. Il nous a dit : « Lorsqu’on vous frappera sur la joue droite, présentez la joue gauche. Si quelqu’un veut vous prendre votre veste, donnez-lui encore votre manteau. » Il a fait plus que de nous expliquer la fraternité, il nous en a donné le plus complet, le plus touchant et le plus sublime exemple au sommet du Golgotha.

Eh bien ! dira-t-on que la Législation doit pousser jusque-là la réalisation, par mesure administrative, du dogme de la Fraternité ? Ou bien s’arrêtera-t-elle en chemin ? Mais à quel degré s’arrêtera-t-elle, et selon quelle règle ? Cela dépendra aujourd’hui d’un scrutin, demain d’un autre.

Même incertitude quant à la forme. Il s’agit d’imposer des sacrifices à quelques-uns pour tous, ou à tous pour quelques-uns. Qui peut me dire comment s’y prendra la loi ? car on ne peut nier que le nombre des formules fraternitaires ne soit indéfini. Il n’y a pas de jour où il ne m’en arrive cinq ou six par la poste, et toutes, remarquez-le bien, complétement différentes. En vérité, n’est-ce pas folie de croire qu’une nation peut goûter quelque repos moral et quelque prospérité matérielle, quand il est admis en principe que, du soir au lendemain, le législateur peut la jeter toute entière dans l’un des cent mille moules fraternitaires qu’il aura momentanément préféré ?

Qu’il me soit permis de mettre en présence, dans leurs conséquences les plus saillantes, le système économiste et le système socialiste.

Supposons d’abord une nation qui adopte pour base de sa législation la Justice, la Justice universelle.

Supposons que les citoyens disent au gouvernement : [IV-305] « Nous prenons sur nous la responsabilité de notre propre existence ; nous nous chargeons de notre travail, de nos transactions, de notre instruction, de nos progrès, de notre culte ; pour vous, votre seule mission sera de nous contenir tous, et sous tous les rapports, dans les limites de nos droits. »

Vraiment, on a essayé tant de choses, je voudrais que la fantaisie prît un jour à mon pays, ou à un pays quelconque, sur la surface du globe, d’essayer au moins celle-là. Certes, le mécanisme, on ne le niera pas, est d’une simplicité merveilleuse. Chacun exerce tous ses droits comme il l’entend, pourvu qu’il n’empiète pas sur les droits d’autrui. L’épreuve serait d’autant plus intéressante, qu’en point de fait, les peuples qui se rapprochent le plus de ce système surpassent tous les autres en sécurité, en prospérité, en égalité et en dignité. Oui, s’il me reste dix ans de vie, j’en donnerais volontiers neuf pour assister, pendant un an, à une telle expérience faite dans ma patrie. — Car voici, ce me semble, ce dont je serais l’heureux témoin.

En premier lieu, chacun serait fixé sur son avenir, en tant qu’il peut être affecté par la loi. Ainsi que je l’ai fait remarquer, la justice exacte est une chose tellement déterminée, que la législation qui n’aurait qu’elle en vue serait à peu près immuable. Elle ne pourrait varier que sur les moyens d’atteindre de plus en plus ce but unique : faire respecter les personnes et leurs droits. Ainsi, chacun pourrait se livrer à toutes sortes d’entreprises honnêtes sans crainte et sans incertitude. Toutes les carrières seraient ouvertes à tous ; chacun pourrait exercer ses facultés librement, selon qu’il serait déterminé par son intérêt, son penchant, son aptitude, ou les circonstances ; il n’y aurait ni priviléges, ni monopoles, ni restrictions d’aucune sorte.

Ensuite, toutes les forces du gouvernement étant appliquées à prévenir et à réprimer les dols, les fraudes, les délits, les crimes, les violences, il est à croire qu’elles [IV-306] atteindraient d’autant mieux ce but qu’elles ne seraient pas disséminées, comme aujourd’hui, sur une foule innombrable d’objets étrangers à leurs attributions essentielles. Nos adversaires eux-mêmes ne nieront pas que prévenir et réprimer l’injustice ne soit la mission principale de l’État. Pourquoi donc cet art précieux de la prévention et de la répression a-t-il fait si peu de progrès chez nous ? Parce que l’État le néglige pour les mille autres fonctions dont on l’a chargé. Aussi la Sécurité n’est pas, il s’en faut de beaucoup, le trait distinctif de la société française. Elle serait complète sous le régime dont je me suis fait, pour le moment, l’analyste ; sécurité dans l’avenir, puisque aucune utopie ne pourrait s’imposer en empruntant la force publique ; sécurité dans le présent, puisque cette force serait exclusivement consacrée à combattre et anéantir l’injustice.

Ici, il faut bien que je dise un mot des conséquences qu’engendre la Sécurité. Voilà donc la Propriété sous ses formes diverses, foncière, mobilière, industrielle, intellectuelle, manuelle, complétement garantie. La voilà à l’abri des atteintes des malfaiteurs et, qui plus est, des atteintes de la Loi. Quelle que soit la nature des services que les travailleurs rendent à la société ou se rendent entre eux, ou échangent au-dehors, ces services auront toujours leur valeur naturelle. Cette valeur sera bien encore affectée par les événements, mais au moins elle ne pourra jamais l’être par les caprices de la loi, par les exigences de l’impôt, par les intrigues, les prétentions et les influences parlementaires. Le prix des choses et du travail subira donc le minimum possible de fluctuation, et sous l’ensemble de toutes ces conditions réunies, il n’est pas possible que l’industrie ne se développe, que les richesses ne s’accroissent, que les capitaux ne s’accumulent avec une prodigieuse rapidité.

Or, quand les capitaux se multiplient, ils se font concurrence entre eux ; leur rémunération diminue, ou, en d’autres [IV-307] termes, l’intérêt baisse. Il pèse de moins en moins sur le prix des produits. La part proportionnelle du capital dans l’œuvre commune va décroissant sans cesse. Cet agent du travail plus répandu devient à la portée d’un plus grand nombre d’hommes. Le prix des objets de consommation est soulagé de toute la part que le capital prélève en moins ; la vie est à bon marché, et c’est une première condition essentielle pour l’affranchissement des classes ouvrières [2].

En même temps, et par un effet de la même cause (l’accroissement rapide du capital), les salaires haussent de toute nécessité. Les capitaux, en effet, ne rendent absolument rien qu’à la condition d’être mis en œuvre. Plus ce fonds des salaires est grand et occupé, relativement à un nombre déterminé d’ouvriers, plus le salaire hausse.

Ainsi, le résultat nécessaire de ce régime de justice exacte, et par conséquent de liberté et de sécurité, c’est de relever les classes souffrantes de deux manières, d’abord en leur donnant la vie à bon marché, ensuite en élevant le taux des salaires.

Il n’est pas possible que le sort des ouvriers soit ainsi naturellement et doublement amélioré, sans que leur condition morale s’élève et s’épure. Nous sommes donc dans la voie de l’Égalité. Je ne parle pas seulement de cette égalité devant la loi, que le système implique évidemment puisqu’il exclut toute injustice, mais de l’égalité de fait, au physique et au moral, résultant de ce que la rémunération du travail augmente à mesure et par cela même que celle du capital diminue.

Si nous jetons les yeux sur les rapports de ce peuple avec les autres nations, nous trouvons qu’ils sont tous favorables à la paix. Se prémunir contre toute agression, voilà sa seule [IV-308] politique. Il ne menace ni n’est menacé. Il n’a pas de diplomatie et bien moins encore de diplomatie armée. En vertu du principe de Justice universelle, nul citoyen ne pouvant, dans son intérêt, faire intervenir la loi pour empêcher un autre citoyen d’acheter ou de vendre au-dehors, les relations commerciales de ce peuple seront libres et très-étendues. Personne ne conteste que ces relations ne contribuent au maintien de la paix. Elles constitueront pour lui un véritable et précieux système de défense, qui rendra à peu près inutiles les arsenaux, les places fortes, la marine militaire et les armées permanentes. Ainsi, toutes les forces de ce peuple seront affectées à des travaux productifs, nouvelle cause d’accroissement de capitaux avec toutes les conséquences qui en dérivent.

Il est aisé de voir qu’au sein de ce peuple, le gouvernement est réduit à des proportions fort exiguës, et les rouages administratifs à une grande simplicité. De quoi s’agit-il ? de donner à la force publique la mission unique de faire régner la justice parmi les citoyens. Or, cela se peut faire à peu de frais et ne coûte aujourd’hui même en France que vingt-six millions. Donc cette nation ne paiera pour ainsi dire pas d’impôts. Il est même certain que la civilisation et le progrès tendront à y rendre le gouvernement de plus en plus simple et économique, car plus la justice sera le fruit de bonnes habitudes sociales, plus il sera opportun de réduire la force organisée pour l’imposer.

Quand une nation est écrasée de taxes, rien n’est plus difficile et je pourrais dire impossible que de les répartir également. Les statisticiens et les financiers n’y aspirent plus. Il y a cependant une chose plus impossible encore, c’est de les rejeter sur les riches. L’État ne peut avoir beaucoup d’argent qu’en épuisant tout le monde et les masses surtout. Mais dans le régime si simple, auquel je consacre cet inutile plaidoyer, régime qui ne réclame que quelques [IV-309] dizaines de millions, rien n’est plus aisé qu’une répartition équitable. Une contribution unique, proportionnelle à la propriété réalisée, prélevée en famille et sans frais au sein des conseils municipaux, y suffit. Plus de cette fiscalité tenace, de cette bureaucratie dévorante, qui sont la mousse et la vermine du corps social ; plus de ces contributions indirectes, de cet argent arraché par force et par ruse, de ces piéges fiscaux tendus sur toutes les voies du travail, de ces entraves qui nous font plus de mal encore par les libertés qu’elles nous ôtent que par les ressources dont elles nous privent.

Ai-je besoin de montrer que l’ordre serait le résultat infaillible d’un tel régime ? D’où pourrait venir le désordre ? Ce n’est pas de la misère ; elle serait probablement inconnue dans le pays, au moins à l’état chronique ; et si, après tout, il se révélait des souffrances accidentelles et passagères, nul ne songerait à s’en prendre à l’État, au gouvernement, à la loi. Aujourd’hui qu’on a admis en principe que l’État est institué pour distribuer la richesse à tout le monde, il est naturel qu’on lui demande compte de cet engagement. Pour le tenir, il multiplie les taxes et fait plus de misères qu’il n’en guérit. Nouvelles exigences de la part du public, nouvelles taxes de la part de l’État, et nous ne pouvons que marcher de révolution en révolution. Mais s’il était bien entendu que l’État ne doit prendre aux travailleurs que ce qui est rigoureusement indispensable pour les garantir contre toute fraude et toute violence, je ne puis apercevoir de quel côté viendrait le désordre.

Il est des personnes qui penseront que, sous un régime aussi simple, aussi facilement réalisable, la société serait bien morne et bien triste. Que deviendrait la grande politique ? à quoi serviraient les hommes d’État ? La représentation nationale elle-même, réduite à perfectionner le Code civil et le Code pénal, ne cesserait-elle pas d’offrir à la [IV-310] curieuse avidité du public le spectacle de ses débats passionnés et de ses luttes dramatiques ?

Ce singulier scrupule vient de l’idée que gouvernement et société, c’est une seule et même chose ; idée fausse et funeste s’il en fut. Si cette identité existait, simplifier le gouvernement, ce serait, en effet, amoindrir la société.

Mais est-ce que, par cela seul que la force publique se bornerait à faire régner la justice, cela retrancherait quelque chose à l’initiative des citoyens ? Est-ce que leur action est renfermée, même aujourd’hui, dans des limites fixées par la loi ? Ne leur serait-il pas loisible, pourvu qu’ils ne s’écartassent pas de la justice, de former des combinaisons infinies, des associations de toute nature, religieuses, charitables, industrielles, agricoles, intellectuelles, et même phalanstériennes et icariennes ? N’est-il pas certain, au contraire, que l’abondance des capitaux favoriserait toutes ces entreprises ? Seulement, chacun s’y associerait volontairement à ses périls et risques. Ce que l’on veut, par l’intervention de l’État, c’est s’y associer aux risques et aux frais du public.

On dira sans doute : Dans ce régime, nous voyons bien la justice, l’économie, la liberté, la richesse, la paix, l’ordre et l’égalité, mais nous n’y voyons pas la fraternité.

Encore une fois, n’y a-t-il dans le cœur de l’homme que ce que le législateur y a mis ? A-t-il fallu, pour que la fraternité fît son apparition sur la terre, qu’elle sortît de l’urne d’un scrutin ? Est-ce que la loi vous interdit la charité, par cela seul qu’elle ne vous impose que la justice ? Croit-on que les femmes cesseront d’avoir du dévouement et un cœur accessible à la pitié, parce que le dévouement et la pitié ne leur seront pas ordonnés par le Code ? Et quel est donc l’article du Code qui, arrachant la jeune fille aux caresses de sa mère, la pousse vers ces tristes asiles où s’étalent les plaies hideuses du corps et les plaies plus hideuses encore de [IV-311] l’intelligence ? Quel est l’article du Code qui détermine la vocation du prêtre ? À quelle loi écrite, à quelle intervention gouvernementale faut-il rapporter la fondation du christianisme, le zèle des apôtres, le courage des martyrs, la bienfaisance de Fénelon ou de François de Paule, l’abnégation de tant d’hommes qui, de nos jours, ont exposé mille fois leur vie pour le triomphe de la cause populaire [3] ?

Chaque fois que nous jugeons un acte bon et beau, nous voudrions, c’est bien naturel, qu’il se généralisât. Or, voyant [IV-312] au sein de la société une force à qui tout cède, notre première pensée est de la faire concourir à décréter et imposer l’acte dont il s’agit. Mais la question est de savoir si l’on ne déprave pas ainsi et la nature de cette force et la nature de l’acte, rendu obligatoire de volontaire qu’il était. Pour ce qui me concerne, il ne peut pas m’entrer dans la tête que la loi, qui est la force, puisse être utilement appliquée à autre chose qu’à réprimer les torts et maintenir les droits.

Je viens de décrire une nation où il en serait ainsi. Supposons maintenant qu’au sein de ce peuple l’opinion prévale que la loi ne se bornera plus à imposer la justice ; qu’elle aspirera encore à imposer la fraternité.

Qu’arrivera-t-il ? Je ne serai pas long à le dire, car le lecteur n’a qu’à refaire en le renversant le tableau qui précède.

D’abord, une incertitude effroyable, une insécurité mortelle planera sur tout le domaine de l’activité privée ; car la fraternité peut revêtir des milliards de formes inconnues, et, par conséquent, des milliards de décrets imprévus. D’innombrables projets viendront chaque jour menacer toutes les relations établies. Au nom de la fraternité, l’un demandera l’uniformité des salaires, et voilà les classes laborieuses réduites à l’état de castes indiennes ; ni l’habileté, ni le courage, ni l’assiduité, ni l’intelligence ne pourront les relever ; une loi de plomb pèsera sur elles. Ce monde leur sera comme l’enfer du Dante : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate. — Au nom de la fraternité, un autre demandera que le travail soit réduit à dix, à huit, à six, à quatre heures ; et voilà la production arrêtée. — Comme il n’y aura plus de pain pour apaiser la faim, de drap pour garantir du froid, un troisième imaginera de remplacer le pain et le drap par du papier-monnaie forcé. N’est-ce pas avec des écus que nous achetons ces choses ? Multiplier les écus, dira-t-il, c’est multiplier le pain et le drap ; multiplier le papier, c’est multiplier les écus. Concluez. — Un quatrième exigera qu’on [IV-313] décrète l’abolition de la concurrence ; — un cinquième, l’abolition de l’intérêt personnel ; — celui-ci voudra que l’État fournisse du travail ; celui-là, de l’instruction, et cet autre, des pensions à tous les citoyens. — En voici un autre qui veut abattre tous les rois sur la surface du globe, et décréter, au nom de la fraternité, la guerre universelle. Je m’arrête. Il est bien évident que, dans cette voie, la source des utopies est inépuisable. Elles seront repoussées, dira-t-on. Soit ; mais il est possible qu’elles ne le soient pas, et cela suffit pour créer l’incertitude, le plus grand fléau du travail.

Sous ce régime, les capitaux ne pourront se former. Ils seront rares, chers, concentrés. Cela veut dire que les salaires baisseront, et que l’inégalité creusera, entre les classes, un abîme de plus en plus profond.

Les finances publiques ne tarderont pas d’arriver à un complet désarroi. Comment pourrait-il en être autrement quand l’État est chargé de fournir tout à tous ? Le peuple sera écrasé d’impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on dévorera l’avenir.

Enfin, comme il sera admis en principe que l’État est chargé de faire de la fraternité en faveur des citoyens, on verra le peuple tout entier transformé en solliciteur. Propriété foncière, agriculture, industrie, commerce, marine, compagnies industrielles, tout s’agitera pour réclamer les faveurs de l’État. Le Trésor public sera littéralement au pillage. Chacun aura de bonnes raisons pour prouver que la fraternité légale doit être entendue dans ce sens : « Les avantages pour moi et les charges pour les autres. » L’effort de tous tendra à arracher à la législature un lambeau de privilége fraternel. Les classes souffrantes, quoique ayant le plus de titres, n’auront pas toujours le plus de succès ; or, leur multitude s’accroîtra sans cesse, d’où il suit qu’on ne pourra marcher que de révolution en révolution.

[IV-314]

En un mot, on verra se dérouler tout le sombre spectacle dont, pour avoir adopté cette funeste idée de fraternité légale, quelques sociétés modernes nous offrent la préface.

Je n’ai pas besoin de le dire : cette pensée a sa source dans des sentiments généreux, dans des intentions pures. C’est même par là qu’elle s’est concilié si rapidement la sympathie des masses, et c’est par là aussi qu’elle ouvre un abîme sous nos pas, si elle est fausse.

J’ajoute que je serai heureux, pour mon compte, si on me démontre qu’elle ne l’est pas. Eh ! mon Dieu, si l’on peut décréter la fraternité universelle, et donner efficacement à ce décret la sanction de la force publique ; si, comme le veut Louis Blanc, on peut faire disparaître du monde, par assis et levé, le ressort de l’intérêt personnel ; si l’on peut réaliser législativement cet article du programme de la Démocratie pacifique : Plus d’égoïsme ; si l’on peut faire que l’État donne tout à tous, sans rien recevoir de personne, qu’on le fasse. Certes, je voterai le décret et me réjouirai que l’humanité arrive à la perfection et au bonheur par un chemin si court et si facile.

Mais, il faut bien le dire, de telles conceptions nous semblent chimériques et futiles jusqu’à la puérilité. Qu’elles aient éveillé des espérances dans la classe qui travaille, qui souffre, et n’a pas le temps de réfléchir, cela n’est pas surprenant. Mais comment peuvent-elles égarer des publicistes de mérite ?

À l’aspect des souffrances qui accablent un grand nombre de nos frères, ces publicistes ont pensé qu’elles étaient imputables à la liberté qui est la justice. Ils sont partis de cette idée que le système de la liberté, de la justice exacte, avait été mis légalement à l’épreuve, et qu’il avait failli. Ils en ont conclu que le temps était venu de faire faire à la législation un pas de plus, et qu’elle devait enfin s’imprégner du principe de la fraternité. De là, ces écoles saint-simoniennes, fouriéristes, communistes, owénistes ; de là, ces tentatives [IV-315] d’organisation du travail ; ces déclarations que l’État doit la subsistance, le bien-être, l’éducation à tous les citoyens ; qu’il doit être généreux, charitable, présent à tout, dévoué à tous ; que sa mission est d’allaiter l’enfance, d’instruire la jeunesse, d’assurer du travail aux forts, de donner des retraites aux faibles ; en un mot, qu’il a à intervenir directement pour soulager toutes les souffrances, satisfaire et prévenir tous les besoins, fournir des capitaux à toutes les entreprises, des lumières à toutes les intelligences, des baumes à toutes les plaies, des asiles à toutes les infortunes, et même des secours et du sang français à tous les opprimés sur la surface du globe.

Encore une fois, qui ne voudrait voir tous ces bienfaits découler sur le monde de la loi comme d’une source intarissable ? Qui ne serait heureux de voir l’État assumer sur lui toute peine, toute prévoyance, toute responsabilité, tout devoir, tout ce qu’une Providence, dont les desseins sont impénétrables, a mis de laborieux et de lourd à la charge de l’humanité, et réserver aux individus dont elle se compose le côté attrayant et facile, les satisfactions, les jouissances, la certitude, le calme, le repos, un présent toujours assuré, un avenir toujours riant, la fortune sans soins, la famille sans charges, le crédit sans garanties, l’existence sans efforts ?

Certes, nous voudrions tout cela, si c’était possible. Mais, est-ce possible ? Voilà la question. Nous ne pouvons comprendre ce qu’on désigne par l’État. Nous croyons qu’il y a, dans cette perpétuelle personnification de l’État, la plus étrange, la plus humiliante des mystifications. Qu’est-ce donc que cet État qui prend à sa charge toutes les vertus, tous les devoirs, toutes les libéralités ? D’où tire-t-il ces ressources, qu’on le provoque à épancher en bienfaits sur les individus ? N’est-ce pas des individus eux-mêmes ? Comment donc ces ressources peuvent-elles s’accroître en passant par les mains d’un intermédiaire parasite et dévorant ? N’est-il pas clair, [IV-316] au contraire, que ce rouage est de nature à absorber beaucoup de forces utiles et à réduire d’autant la part des travailleurs ? Ne voit-on pas aussi que ceux-ci y laisseront, avec une portion de leur bien-être, une portion de leur liberté ?

À quelque point de vue que je considère la loi humaine, je ne vois pas qu’on puisse raisonnablement lui demander autre chose que la Justice.

Qu’il s’agisse, par exemple, de religion. Certes, il serait à désirer qu’il n’y eût qu’une croyance, une foi, un culte dans le monde, à la condition que ce fût la vraie foi. Mais, quelque désirable que soit l’Unité, — la diversité, c’est-à-dire la recherche et la discussion valent mieux encore, tant que ne luira pas pour les intelligences le signe infaillible auquel cette vraie foi se fera reconnaître. L’intervention de l’État, alors même qu’elle prendrait pour prétexte la Fraternité, serait donc une oppression, une injustice, si elle prétendait fonder l’Unité ; car qui nous répond que l’État, à son insu peut-être, ne travaillerait pas à étouffer la vérité au profit de l’erreur ? L’Unité doit résulter de l’universel assentiment de convictions libres et de la naturelle attraction que la vérité exerce sur l’esprit des hommes. Tout ce qu’on peut donc demander à la loi, c’est la liberté pour toutes les croyances, quelque anarchie qui doive en résulter dans le monde pensant. Car, qu’est-ce que cette anarchie prouve ? que l’Unité n’est pas à l’origine, mais à la fin de l’évolution intellectuelle. Elle n’est pas un point de départ, elle est une résultante. La loi qui l’imposerait serait injuste, et si la justice n’implique pas nécessairement la fraternité, on conviendra du moins que la fraternité exclut l’injustice.

De même pour l’enseignement. Qui ne convient que, si l’on pouvait être d’accord sur le meilleur enseignement possible, quant à la matière et quant à la méthode, l’enseignement unitaire ou gouvernemental serait préférable, puisque, dans l’hypothèse, il ne pourrait exclure législativement que [IV-317] l’erreur ? Mais, tant que ce critérium n’est pas trouvé, tant que le législateur, le ministre de l’Instruction publique, ne porteront pas sur leur front un signe irrécusable d’infaillibilité, la meilleure chance pour que la vraie méthode se découvre et absorbe les autres, c’est la diversité, les épreuves, l’expérience, les efforts individuels, placés sous l’influence de l’intérêt au succès, en un mot, la liberté. La pire chance, c’est l’éducation décrétée et uniforme ; car, dans ce régime, l’Erreur est permanente, universelle et irrémédiable. Ceux donc qui, poussés par le sentiment de la fraternité, demandent que la loi dirige et impose l’éducation, devraient se dire qu’ils courent la chance que la loi ne dirige et n’impose que l’erreur ; que l’interdiction légale peut frapper la Vérité, en frappant les intelligences qui croient en avoir la possession. Or, je le demande, est-ce une fraternité véritable que celle qui a recours à la force pour imposer, ou tout au moins pour risquer d’imposer l’Erreur ? On redoute la diversité, on la flétrit sous le nom d’anarchie ; mais elle résulte forcément de la diversité même des intelligences et des convictions, diversité qui tend d’ailleurs à s’effacer par la discussion, l’étude et l’expérience. En attendant, quel titre a un système à prévaloir sur les autres par la loi ou la force ? Ici encore nous trouvons que cette prétendue fraternité, qui invoque la loi, ou la contrainte légale, est en opposition avec la Justice.

Je pourrais faire les mêmes réflexions pour la presse, et, en vérité, j’ai peine à comprendre pourquoi ceux qui demandent l’Éducation Unitaire par l’État, ne réclament pas la Presse Unitaire par l’État. La presse est un enseignement aussi. La presse admet la discussion, puisqu’elle en vit. Il y a donc là aussi diversité, anarchie. Pourquoi pas, dans ces idées, créer un ministère de la publicité et le charger d’inspirer tous les livres et tous les journaux de France ? Ou l’État est infaillible, et alors nous ne saurions mieux faire que de lui soumettre le domaine entier des intelligences ; ou il [IV-318] ne l’est pas, et, en ce cas, il n’est pas plus rationnel de lui livrer l’éducation que la presse.

Si je considère nos relations avec les étrangers, je ne vois pas non plus d’autre règle prudente, solide, acceptable pour tous, telle enfin qu’elle puisse devenir une loi, que la Justice. Soumettre ces relations au principe de la fraternité légale, forcée, c’est décréter la guerre perpétuelle, universelle, car c’est mettre obligatoirement notre force, le sang et la fortune des citoyens, au service de quiconque les réclamera pour servir une cause qui excite la sympathie du législateur. Singulière fraternité. Il y a longtemps que Cervantes en a personnifié la vanité ridicule.

Mais c’est surtout en matière de travail que le dogme de la fraternité me semble dangereux, lorsque, contrairement à l’idée qui fait l’essence de ce mot sacré, on songe à le faire entrer dans nos Codes, avec accompagnement de la disposition pénale qui sanctionne toute loi positive.

La fraternité implique toujours l’idée de dévouement, de sacrifice, c’est en cela qu’elle ne se manifeste pas sans arracher des larmes d’admiration. Si l’on dit, comme certains socialistes, que ses actes sont profitables à leur auteur, il n’y a pas à les décréter ; les hommes n’ont pas besoin d’une loi pour être déterminés à faire des profits. En outre, ce point de vue ravale et ternit beaucoup l’idée de fraternité.

Laissons-lui donc son caractère, qui est renfermé dans ces mots : Sacrifice volontaire déterminé par le sentiment fraternel.

Si vous faites de la fraternité une prescription légale, dont les actes soient prévus et rendus obligatoires par le Code industriel, que reste-t-il de cette définition ? Rien qu’une chose : le sacrifice ; mais le sacrifice involontaire, forcé, déterminé par la crainte du châtiment. Et, de bonne foi, qu’est-ce qu’un sacrifice de cette nature, imposé à l’un au profit de l’autre ? Est-ce de la fraternité ? Non, c’est [IV-319] de l’injustice ; il faut dire le mot, c’est de la spoliation légale, la pire des spoliations, puisqu’elle est systématique, permanente et inévitable.

Que faisait Barbès quand, dans la séance du 15 mai, il décrétait un impôt d’un milliard en faveur des classes souffrantes ? Il mettait en pratique votre principe. Cela est si vrai, que la proclamation de Sobrier, qui conclut comme le discours de Barbès, est précédée de ce préambule : « Considérant qu’il faut que la fraternité ne soit plus un vain mot, mais se manifeste par des actes, décrète : les capitalistes, connus comme tels, verseront, etc. »

Vous qui vous récriez, quel droit avez-vous de blâmer Barbès et Sobrier ? Qu’ont-ils fait, si ce n’est être un peu plus conséquents que vous, et pousser un peu plus loin votre propre principe ?

Je dis que lorsque ce principe est introduit dans la législation, alors même qu’il n’y ferait d’abord qu’une apparition timide, il frappe d’inertie le capital et le travail ; car rien ne garantit qu’il ne se développera pas indéfiniment. Faut-il donc tant de raisonnements pour démontrer que, lorsque les hommes n’ont plus la certitude de jouir du fruit de leur travail, ils ne travaillent pas ou travaillent moins ? L’insécurité, qu’on le sache bien, est, pour les capitaux, le principal agent de la paralysation. Elle les chasse, elle les empêche de se former ; et que deviennent alors les classes mêmes dont on prétendait soulager les souffrances ? Je le pense sincèrement, cette cause seule suffit pour faire descendre en peu de temps la nation la plus prospère au-dessous de la Turquie.

Le sacrifice imposé aux uns en faveur des autres, par l’opération des taxes, perd évidemment le caractère de fraternité. Qui donc en a le mérite ? Est-ce le législateur ? Il ne lui en coûte que de déposer une boule dans l’urne. Est-ce le percepteur ? Il obéit à la crainte d’être destitué. Est-ce le [IV-320] contribuable ? Il paie à son corps défendant. À qui donc rapportera-t-on le mérite que le dévouement implique ? Où en cherchera-t-on la moralité ?

La spoliation extra-légale soulève toutes les répugnances, elle tourne contre elle toutes les forces de l’opinion et les met en harmonie avec les notions de justice. La spoliation légale s’accomplit, au contraire, sans que la conscience en soit troublée, ce qui ne peut qu’affaiblir au sein d’un peuple le sentiment moral.

Avec du courage et de la prudence, on peut se mettre à l’abri de la spoliation contraire aux lois. Rien ne peut soustraire à la spoliation légale. Si quelqu’un l’essaie, quel est l’affligeant spectacle qui s’offre à la société ? Un spoliateur armé de la loi, une victime résistant à la loi.

Quand, sous prétexte de fraternité, le Code impose aux citoyens des sacrifices réciproques, la nature humaine ne perd pas pour cela ses droits. L’effort de chacun consiste alors à apporter peu à la masse des sacrifices, et à en retirer beaucoup. Or, dans cette lutte, sont-ce les plus malheureux qui gagnent ? Non certes, mais les plus influents et les plus intrigants.

L’union, la concorde, l’harmonie, sont-elles au moins le fruit de la fraternité ainsi comprise ? Ah ! sans doute, la fraternité, c’est la chaîne divine qui, à la longue, confondra dans l’unité les individus, les familles, les nations et les races ; mais c’est à la condition de rester ce qu’elle est, c’est-à-dire le plus libre, le plus spontané, le plus volontaire, le plus méritoire, le plus religieux des sentiments. Ce n’est pas son masque qui accomplira le prodige, et la spoliation légale aura beau emprunter le nom de la fraternité, et sa figure, et ses formules, et ses insignes ; elle ne sera jamais qu’un principe de discorde, de confusion, de prétentions injustes, d’effroi, de misère, d’inertie et de haines.

On nous fait une grave objection. On nous dit : Il est bien [IV-321] vrai que la liberté, l’égalité devant la loi, c’est la justice. Mais la justice exacte reste neutre entre le riche et le pauvre, le fort et le faible, le savant et l’ignorant, le propriétaire et le prolétaire, le compatriote et l’étranger. Or, les intérêts étant naturellement antagoniques, laisser aux hommes leur liberté, ne faire intervenir entre eux que des lois justes, c’est sacrifier le pauvre, le faible, l’ignorant, le prolétaire, l’athlète qui se présente désarmé au combat.

« Que pouvait-il résulter, dit M. Considérant, de cette liberté industrielle, sur laquelle on avait tant compté, de ce fameux principe de libre concurrence, que l’on croyait si fortement doué d’un caractère d’organisation démocratique ? Il n’en pouvait sortir que l’asservissement général, l’inféodation collective des masses dépourvues de capitaux, d’armes industrielles, d’instruments de travail, d’éducation enfin, à la classe industriellement pourvue et bien armée. On dit : « La lice est ouverte, tous les individus sont appelés au combat, les conditions sont égales pour tous les combattants. » Fort bien, on n’oublie qu’une seule chose, c’est que, sur ce grand champ de guerre, les uns sont instruits, aguerris, équipés, armés jusqu’aux dents, qu’ils ont en leur possession un grand train d’approvisionnement, de matériel, de munitions et de machines de guerre, qu’ils occupent toutes les positions, et que les autres dépouillés, nus, ignorants, affamés, sont obligés, pour vivre au jour le jour et faire vivre leurs femmes et leurs enfants, d’implorer de leurs adversaires eux-mêmes un travail quelconque et un maigre salaire [4]. »

Quoi ! l’on compare le travail à la guerre ! Ces armes, qu’on nomme capitaux, qui consistent en approvisionnements de toute espèce, et qui ne peuvent jamais être employés qu’à vaincre la nature rebelle, on les assimile, par un sophisme déplorable, à ces armes sanglantes que, dans les combats, les hommes tournent les uns contre les autres ! En vérité, il est trop facile de calomnier l’ordre industriel [IV-322] quand, pour le décrire, on emprunte tout le vocabulaire des batailles.

La dissidence profonde, irréconciliable sur ce point entre les socialistes et les économistes, consiste en ceci : les socialistes croient à l’antagonisme essentiel des intérêts. Les économistes croient à l’harmonie naturelle, ou plutôt à l’harmonisation nécessaire et progressive des intérêts. Tout est là.

Partant de cette donnée que les intérêts sont naturellement antagoniques, les socialistes sont conduits, par la force de la logique, à chercher pour les intérêts une organisation artificielle, ou même à étouffer, s’ils le peuvent, dans le cœur de l’homme, le sentiment de l’intérêt. C’est ce qu’ils ont essayé au Luxembourg. Mais s’ils sont assez fous, ils ne sont pas assez forts, et il va sans dire qu’après avoir déclamé, dans leurs livres, contre l’individualisme, ils vendent leurs livres et se conduisent absolument comme le vulgaire dans le train ordinaire de la vie.

Ah ! sans doute, si les intérêts sont naturellement antagoniques, il faut fouler aux pieds la Justice, la Liberté, l’Égalité devant la loi. Il faut refaire le monde, ou, comme ils disent, reconstituer la société sur un des plans nombreux qu’ils ne cessent d’inventer. À l’intérêt, principe désorganisateur, il faut substituer le dévouement légal, imposé, involontaire, forcé, en un mot la Spoliation organisée ; et comme ce nouveau principe ne peut que soulever des répugnances et des résistances infinies, on essaiera d’abord de le faire accepter sous le nom menteur de Fraternité, après quoi on invoquera la loi, qui est la force.

Mais si la Providence ne s’est pas trompée, si elle a arrangé les choses de telle sorte que les intérêts, sous la loi de justice, arrivent naturellement aux combinaisons les plus harmoniques ; si, selon l’expression de M. de Lamartine, ils se font par la liberté une justice que l’arbitraire ne peut [IV-323] leur faire ; si l’égalité des droits est l’acheminement le plus certain, le plus direct vers l’égalité de fait, oh ! alors, nous pouvons ne demander à la loi que justice, liberté, égalité, comme on ne demande que l’éloignement des obstacles pour que chacune des gouttes d’eau qui forment l’Océan prenne son niveau.

Et c’est là la conclusion à laquelle arrive l’Économie politique. Cette conclusion, elle ne la cherche pas, elle la trouve ; mais elle se réjouit de la trouver ; car enfin, n’est-ce pas une vive satisfaction pour l’esprit que de voir l’harmonie dans la liberté, quand d’autres sont réduits à la demander à l’arbitraire ?

Les paroles haineuses que nous adressent souvent les socialistes sont en vérité bien étranges ! Eh quoi ! si par malheur nous avons tort, ne devraient-ils pas le déplorer ? Que disons-nous ? Nous disons : Après mûr examen, il faut reconnaître que Dieu a bien fait, en sorte que la meilleure condition du progrès, c’est la justice et la liberté.

Les Socialistes nous croient dans l’erreur ; c’est leur droit. Mais ils devraient au moins s’en affliger ; car notre erreur, si elle est démontrée, implique l’urgence de substituer l’artificiel au naturel, l’arbitraire à la liberté, l’invention contingente et humaine à la conception éternelle et divine.

Supposons qu’un professeur de chimie vienne dire : « Le monde est menacé d’une grande catastrophe ; Dieu n’a pas bien pris ses précautions. J’ai analysé l’air qui s’échappe des poumons humains, et j’ai reconnu qu’il n’était plus propre à la respiration ; en sorte qu’en calculant le volume de l’atmosphère, je puis prédire le jour où il sera vicié tout entier, et où l’humanité périra par la phtisie, à moins qu’elle n’adopte un mode de respiration artificielle de mon invention. »

Un autre professeur se présente et dit : « Non, l’humanité ne périra pas ainsi. Il est vrai que l’air qui a servi à la vie [IV-324] animale est vicié pour cette fin ; mais il est propre à la vie végétale, et celui qu’exhalent les végétaux est favorable à la respiration de l’homme. Une étude incomplète avait induit à penser que Dieu s’était trompé ; une recherche plus exacte montre qu’il a mis l’harmonie dans ses œuvres. Les hommes peuvent continuer à respirer comme la nature l’a voulu. »

Que dirait-on si le premier professeur accablait le second d’injures, en disant : « Vous êtes un chimiste au cœur dur, sec et froid ; vous prêchez l’horrible laisser-faire ; vous n’aimez pas l’humanité, puisque vous démontrez l’inutilité de mon appareil respiratoire ? »

Voilà toute notre querelle avec les socialistes. Les uns et les autres nous voulons l’harmonie. Ils la cherchent dans les combinaisons innombrables qu’ils veulent que la loi impose aux hommes ; nous la trouvons dans la nature des hommes et des choses.

Ce serait ici le lieu de démontrer que les intérêts tendent à l’harmonie, car c’est toute la question ; mais il faudrait faire un cours d’économie politique, et le lecteur m’en dispensera pour le moment [5]. Je dirai seulement ceci : Si l’Économie politique arrive à reconnaître l’harmonie des intérêts, c’est qu’elle ne s’arrête pas, comme le Socialisme, aux conséquences immédiates des phénomènes, mais qu’elle va jusqu’aux effets ultérieurs et définitifs. C’est là tout le secret. Les deux écoles différent exactement comme les deux chimistes dont je viens de parler ; l’une voit la partie, et l’autre l’ensemble. Par exemple, quand les socialistes voudront se donner la peine de suivre jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au consommateur, au lieu de s’arrêter au producteur, [IV-325] les effets de la concurrence, ils verront qu’elle est le plus puissant agent égalitaire et progressif, qu’elle se fasse à l’intérieur ou qu’elle vienne du dehors. Et c’est parce que l’économie politique trouve, dans cet effet définitif, ce qui constitue l’harmonie, qu’elle dit : Dans mon domaine, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire. Beaucoup à apprendre, puisque l’enchaînement des effets ne peut être suivi qu’avec une grande application ; peu à faire, puisque de l’effet définitif sort l’harmonie du phénomène tout entier.

Il m’est arrivé de discuter cette question avec l’homme éminent que la Révolution a élevé à une si grande hauteur. Je lui disais : La loi agissant par voie de contrainte, on ne peut lui demander que la justice. Il pensait que les peuples peuvent de plus attendre d’elle la fraternité. Au mois d’août dernier, il m’écrivait : « Si jamais, dans un temps de crise, je parviens au timon des affaires, votre idée sera la moitié de mon symbole. » Et moi, je lui réponds ici : « La seconde moitié de votre symbole étouffera la première, car vous ne pouvez faire de la fraternité légale sans faire de l’injustice légale [6]. »

En terminant, je dirai aux Socialistes : Si vous croyez que l’économie politique repousse l’association, l’organisation, la fraternité, vous êtes dans l’erreur.

L’association ! Et ne savons-nous pas que c’est la société même se perfectionnant sans cesse ?

L’organisation ! Et ne savons-nous pas qu’elle fait toute [IV-326] la différence qu’il y a entre un amas d’éléments hétérogènes et les chefs-d’œuvre de la nature ?

La fraternité ! Et ne savons-nous pas qu’elle est à la justice ce que les élans du cœur sont aux froids calculs de l’esprit ?

Nous sommes d’accord avec vous là-dessus ; nous applaudissons à vos efforts pour répandre sur le champ de l’humanité une semence qui portera ses fruits dans l’avenir.

Mais nous nous opposons à vous, dès l’instant que vous faites intervenir la loi et la taxe, c’est-à-dire la contrainte et la spoliation ; car, outre que ce recours à la force témoigne que vous avez plus de foi en vous que dans le génie de l’humanité, il suffit, selon nous, pour altérer la nature même et l’essence de ce dogme dont vous poursuivez la réalisation [7].

 


 

References

[1] Article inséré au no du 15 juin 1848, du Journal des économistes.(Note de l’éditeur.)

[2] Voy., au tome V, le pamphlet Capital et Rente, et aux Harmonies économiques, tome VI, le chapitre vii. (Note de l’éditeur.)

[3] Dans la pratique, les hommes ont toujours distingué entre un marché et un acte de pure bienveillance. Je me suis plu quelquefois à observer l’homme le plus charitable, le cœur le plus dévoué, l’âme la plus fraternelle que je connaisse. Le curé de mon village pousse à un rare degré l’amour du prochain et particulièrement du pauvre. Cela va si loin que lorsque, pour venir au secours du pauvre, il s’agit de soutirer l’argent du riche, le brave homme n’est pas très-scrupuleux sur le choix des moyens.

Il avait retiré chez lui une religieuse septuagénaire, de celles que la révolution avait dispersées dans le monde. Pour donner une heure de distraction à sa pensionnaire, lui, qui n’avait jamais touché une carte, apprit le piquet ; et il fallait le voir se donner l’air d’être passionné pour le jeu, afin que la religieuse se persuadât à elle-même qu’elle était utile à son bienfaiteur. Cela a duré quinze ans. Mais voici ce qui transforme un acte de simple condescendance en véritable héroïsme. — La bonne religieuse était dévorée d’un cancer, qui répandait autour d’elle une horrible puanteur, dont elle n’avait pas la conscience. Or, on remarqua que le curé ne prenait jamais de tabac pendant la partie, de peur d’éclairer la pauvre infirme sur sa triste position. — Combien de gens ont eu la croix, ce 1er mai, incapables de faire un seul jour ce que mon vieux prêtre a fait pendant quinze années !

Eh bien ! j’ai observé ce prêtre et je puis assurer que, lorsqu’il faisait un marché, il était tout aussi vigilant qu’un honorable commerçant du Marais. Il défendait son terrain, regardait au poids, à la mesure, à la qualité, au prix, et ne se croyait nullement tenu de mêler la charité et la fraternité à cette affaire.

Dépouillons donc ce mot Fraternité de tout ce que, dans ces derniers temps, on y a joint de faux, de puéril et de déclamatoire.(Ébauche inédite de l’auteur, écrite vers la fin de 1847.)

[4] Voy., ci-après Propriété et Spoliation, y compris la note finale. Voy. aussi, au tome II, la réponse à une lettre de M. Considérant. (Note de l’éditeur.)

[5] Déjà plusieurs chapitres des Harmonies économiques avaient alors été publiés dans le Journal des Économistes, et l’auteur ne devait pas tarder à continuer cet ouvrage. (Note de l’éditeur.)

[6] Au moment où l’on préparait à Marseille, en août 1847, une réunion publique en faveur de la liberté des échanges, Bastiat rencontra M. de Lamartine en cette ville et s’entretint longuement avec lui de la liberté commerciale, puis de la liberté en toute chose, dogme fondamental de l’économie politique. — Voy., au t. II, la note qui suit le discours prononcé à Marseille. Voy. aussi, au t. Ier, les deux lettres à M. de Lamartine.(Note de l’éditeur.)

[7] « Il y a trois régions pour l’Humanité : une inférieure, celle de la Spoliation ; — une supérieure, celle de la Charité ; — une intermédiaire, celle de la Justice. »

« Les Gouvernements n’exercent jamais qu’une action qui a pour sanction la Force. Or, il est permis de forcer quelqu’un d’être juste, non de le forcer d’être charitable. La Loi, quand elle veut faire par la force ce que la morale fait faire par la persuasion, bien loin de s’élever à la région de la Charité, tombe dans le domaine de la Spoliation. »

« Le propre domaine de la Loi et des Gouvernements, c’est la Justice. »

Cette pensée de l’auteur fut écrite de sa main sur un album d’autographes, qu’envoya la Société des gens de lettres, en 1850, à l’exposition de Londres. Nous la reproduisons là, parce qu’elle nous semble résumer le pamphlet qui précède. (Note de l’éditeur.)

 


 

8. “Propriété et spoliation” (Property and Plunder) (July 1848)

Source

[T.220 (1848.07.24)] “Propriété et spoliation” (Property and Plunder), Journal des Débats, 24 juli 1848. Five letters to the editor and a reply to Considerant, pp. 24-28. We have the “Fifth Letter.” OC4, pp. 394-441.

[IV-394]

V. PROPRIÉTÉ ET SPOLIATION

Première lettre. [1]

Juillet 1848.

L’assemblée nationale est saisie d’une question immense, dont la solution intéresse au plus haut degré la prospérité et le repos de la France. Un Droit nouveau frappe à la porte de la Constitution : c’est le Droit au travail. Il n’y demande pas seulement une place ; il prétend y prendre, en tout ou en partie, celle du Droit de propriété.

M. Louis Blanc a déjà proclamé provisoirement ce droit nouveau, et l’on sait avec quel succès ;

M. Proudhon le réclame pour tuer la Propriété ;

M. Considérant, pour la raffermir, en la légitimant.

Ainsi selon ces publicistes, la Propriété porte en elle quelque chose d’injuste et de faux, un germe de mort. Je prétends démontrer qu’elle est la vérité et la justice même, et que ce qu’elle porte dans son sein, c’est le principe du progrès et de la vie.

Ils paraissent croire que, dans la lutte qui va s’engager, les pauvres sont intéressés au triomphe du droit au travail et les riches à la défense du droit de propriété. Je me crois [IV-395] en mesure de prouver que le droit de propriété est essentiellement démocratique, et que tout ce qui le nie ou le viole est fondamentalement aristocratique et anarchique.

J’ai hésité à demander place dans un journal pour une dissertation d’économie sociale. Voici ce qui peut justifier cette tentative :

D’abord, la gravité et l’actualité du sujet.

Ensuite, MM. Louis Blanc, Considérant, Proudhon ne sont pas seulement publicistes ; ils sont aussi chefs d’écoles ; ils ont derrière eux de nombreux et ardents sectateurs, comme le témoigne leur présence à l’assemblée nationale. Leurs doctrines exercent dès aujourd’hui une influence considérable, — selon moi, funeste dans le monde des affaires, — et, ce qui ne laisse pas d’être grave, elles peuvent s’étayer de concessions échappées à l’orthodoxie des maîtres de la science.

Enfin, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? quelque chose, au fond de ma conscience, me dit qu’au milieu de cette controverse brûlante, il me sera peut-être donné de jeter un de ces rayons inattendus de clarté qui illuminent le terrain où s’opère quelquefois la réconciliation des écoles les plus divergentes.

C’en est assez, j’espère, pour que ces lettres trouvent grâce auprès des lecteurs.

Je dois établir d’abord le reproche qu’on adresse à la Propriété.

Voici en résumé comment M. Considérant s’en explique. Je ne crois pas altérer sa théorie, en l’abrégeant [2].

« Tout homme possède légitimement la chose que son activité a créée. Il peut la consommer, la donner, l’échanger, la transmettre, sans que personne, ni même la société tout entière, ait rien à y voir.

[IV-396]

« Le propriétaire possède donc légitimement non-seulement les produits qu’il a créés sur le sol, mais encore la plus-value qu’il a donnée au sol lui-même par la culture.

« Mais il y a une chose qu’il n’a pas créée, qui n’est le fruit d’aucun travail ; c’est la terre brute, c’est le capital primitif, c’est la puissance productive des agents naturels. Or, le propriétaire s’est emparé de ce capital. Là est l’usurpation, la confiscation, l’injustice, l’illégitimité permanente.

« L’espèce humaine est placée sur ce globe pour y vivre et se développer. L’espèce est donc usufruitière de la surface du globe. Or, maintenant, cette surface est confisquée par le petit nombre, à l’exclusion du grand nombre.

« Il est vrai que cette confiscation est inévitable ; carcomment cultiver, si chacun peut exercer à l’aventure et en liberté ses droits naturels, c’est-à-dire les droits de la sauvagerie ?

« Il ne faut donc pas détruire la propriété, mais il faut la légitimer. Comment ? par la reconnaissance du droit au travail.

« En effet, les sauvages n’exercent leurs quatre droits (chasse, pêche, cueillette et pâture) que sous la condition du travail ; c’est donc sous la même condition que la société doit aux prolétaires l’équivalent de l’usufruit dont elle les a dépouillés.

« En définitive, la société doit à tous les membres de l’espèce, à charge de travail, un salaire qui les place dans une condition telle, qu’elle puisse être jugée aussi favorable que celle des sauvages.

« Alors la propriété sera légitime de tous points, et la réconciliation sera faite entre les riches et les pauvres. »

[IV-397]

Voilà toute la théorie de M. Considérant [3]. Il affirme que cette question de la propriété est des plus simples, qu’il ne faut qu’un peu de bon sens pour la résoudre, et que cependant personne, avant lui, n’y avait rien compris.

Le compliment n’est pas flatteur pour le genre humain ; mais, en compensation, je ne puis qu’admirer l’extrême modestie que l’auteur met dans ses conclusions.

Que demande-t-il, en effet, à la société ?

Qu’elle reconnaisse le Droit au travail comme l’équivalent, au profit de l’espèce, de l’usufruit de la terre brute.

Et à combien estime-t-il cet équivalent ?

À ce que la terre brute peut faire vivre de sauvages.

Comme c’est à peu près un habitant par lieue carrée, les propriétaires du sol français peuvent légitimer leur usurpation à très-bon marché assurément. Ils n’ont qu’à prendre l’engagement que trente à quarante mille non-propriétaires s’élèveront, à leur côté, à toute la hauteur des Esquimaux.

Mais, que dis-je ? Pourquoi parler de la France ? Dans ce système, il n’y a plus de France, il n’y a plus de propriété [IV-398] nationale, puisque l’usufruit de la terre appartient, de plein droit, à l’espèce.

Au reste, je n’ai pas l’intention d’examiner en détail la théorie de M. Considérant, cela me mènerait trop loin. Je ne veux m’attaquer qu’à ce qu’il y a de grave et de sérieux au fond de cette théorie, je veux dire la question de la Rente.

Le système de M. Considérant peut se résumer ainsi :

Un produit agricole existe par le concours de deux actions :

L’action de l’homme, ou le travail, qui donne ouverture au droit de propriété ;

L’action de la nature, qui devrait être gratuite, et que les propriétaires font injustement tourner à leur profit. C’est là ce qui constitue l’usurpation des droits de l’espèce.

Si donc je venais à prouver que les hommes, dans leurs transactions, ne se font réciproquement payer que leur travail, qu’ils ne font pas entrer dans le prix des choses échangées l’action de la nature, M. Considérant devrait se tenir pour complétement satisfait.

Les griefs de M. Proudhon contre la propriété sont absolument les mêmes. « La propriété, dit-il, cessera d’être abusive par la mutualité des services. » Donc, si je démontre que les hommes n’échangent entre eux que des services, sans jamais se débiter réciproquement d’une obole pour l’usage de ces forces naturelles que Dieu a données gratuitement à tous, M. Proudhon, de son côté, devra convenir que son utopie est réalisée.

Ces deux publicistes ne seront pas fondés à réclamer le droit au travail. Peu importe que ce droit fameux soit considéré par eux sous un jour si diamétralement opposé que, selon M. Considérant, il doit légitimer la propriété, tandis que, selon M. Proudhon, il doit la tuer ; toujours est-il qu’il n’en sera plus question, pourvu qu’il soit bien prouvé que, [IV-399] sous le régime propriétaire, les hommes échangent peine contre peine, effort contre effort, travail contre travail, service contre service, le concours de la nature étant toujours livré par-dessus le marché ; en sorte que les forces naturelles, gratuites par destination, ne cessent pas de rester gratuites à travers toutes les transactions humaines.

On voit que ce qui est contesté, c’est la légitimité de la Rente, parce qu’on suppose qu’elle est, en tout ou en partie, un paiement injuste que le consommateur fait au propriétaire, non pour un service personnel, mais pour des bienfaits gratuits de la nature.

J’ai dit que les réformateurs modernes pouvaient s’appuyer sur l’opinion des principaux économistes [4].

En effet, Adam Smith dit que la Rente est souvent un intérêt raisonnable du capital dépensé sur les terres en amélioration, mais que souvent aussi cet intérêt n’est qu’une partie de la Rente.

Sur quoi Mac-Culloch fait cette déclaration positive :

« Ce qu’on nomme proprement la Rente, c’est la somme payée pour l’usage des forces naturelles et de la puissance inhérente au sol. Elle est entièrement distincte de la somme payée à raison des constructions, clôtures, routes et autres améliorations foncières. La rente est donc toujours un monopole. »

Buchanan va jusqu’à dire que « la Rente est une portion du revenu des consommateurs qui passe dans la poche du propriétaire. »

Ricardo :

« Une portion de la Rente est payée pour l’usage du capital qui a été employé à améliorer la qualité de la terre, élever des bâtisses, etc. ; l’autre est donnée pour l’usage des puissances primitives et indestructibles du sol. »

[IV-400]

Scrope :

« La valeur de la terre et la faculté d’en tirer une rente sont dues à deux circonstances : 1o à l’appropriation de ses puissances naturelles ; 2o au travail appliqué à son amélioration. Sous le premier rapport, la Rente est un monopole. C’est une restriction à l’usufruit des dons que le Créateur a faits aux hommes pour leurs besoins. Cette restriction n’est juste qu’autant qu’elle est nécessaire pour le bien commun. »

Senior :

« Les instruments de la production sont le travail et les agents naturels. Les agents naturels ayant été appropriés, les propriétaires s’en font payer l’usage sous forme de rente, qui n’est la récompense d’aucun sacrifice quelconque, et est reçue par ceux qui n’ont ni travaillé ni fait des avances, mais qui se bornent à tendre la main pour recevoir les offrandes de la communauté. »

Après avoir dit qu’une partie de la Rente est l’intérêt du capital, Senior ajoute :

« Le surplus est prélevé par le propriétaire des agents naturels et forme sa récompense, non pour avoir travaillé ou épargné, mais simplement pour n’avoir pas gardé quand il pouvait garder, pour avoir permis que les dons de la nature fussent acceptés. »

Certes, au moment d’entrer en lutte avec des hommes qui proclament une doctrine spécieuse en elle-même, propre à faire naître des espérances et des sympathies parmi les classes souffrantes, et qui s’appuie sur de telles autorités, il ne suffit pas de fermer les yeux sur la gravité de la situation ; il ne suffit pas de s’écrier dédaigneusement qu’on n’a devant soi que des rêveurs, des utopistes, des insensés, ou même des factieux ; il faut étudier et résoudre la question une fois pour toutes. Elle vaut bien un moment d’ennui.

Je crois qu’elle sera résolue d’une manière satisfaisante [IV-401] pour tous, si je prouve que la propriété non-seulement laisse à ce qu’on nomme les prolétaires l’usufruit gratuit des agents naturels, mais encore décuple et centuple cet usufruit. J’ose espérer qu’il sortira de cette démonstration la claire vue de quelques harmonies propres à satisfaire l’intelligence et à apaiser les prétentions de toutes les écoles économistes, socialistes et même communistes [5].

Deuxième lettre.

Quelle inflexible puissance que celle de la Logique !

De rudes conquérants se partagent une île ; ils vivent de Rentes dans le loisir et le faste, au milieu des vaincus laborieux et pauvres. Il y a donc, dit la Science, une autre source de valeurs que le travail.

Alors elle se met à décomposer la Rente et jette au monde cette théorie :

« La Rente, c’est, pour une partie, l’intérêt d’un capital dépensé. Pour une autre partie, c’est le monopole d’agents naturels usurpés et confisqués. »

Bientôt cette économie politique de l’école anglaise passe le détroit. La Logique socialiste s’en empare et dit aux travailleurs : Prenez garde ! dans le prix du pain que vous mangez, il entre trois éléments. Il y a le travail du laboureur, vous le devez ; il y a le travail du propriétaire, vous le devez ; il y a le travail de la nature, vous ne le devez pas. Ce que l’on vous prend à ce titre, c’est un monopole, comme dit Scrope ; c’est une taxe prélevée sur les dons que Dieu vous a faits, comme dit Senior.

La Science voit le danger de sa distinction. Elle ne la [IV-402] retire pas néanmoins, mais l’explique :

« Dans le mécanisme social, il est vrai, dit-elle, que le rôle du propriétaire est commode, mais il est nécessaire. On travaille pour lui, et il paie avec la chaleur du soleil et la fraîcheur des rosées. Il faut en passer par là, sans quoi il n’y aurait pas de culture. »

« Qu’à cela ne tienne, répond la Logique, j’ai mille organisations en réserve pour effacer l’injustice, qui d’ailleurs n’est jamais nécessaire. »

Donc, grâce à un faux principe, ramassé dans l’école anglaise, la Logique bat en brèche la propriété foncière. S’arrêtera-t-elle là ? Gardez-vous de le croire. Elle ne serait pas la Logique.

Comme elle a dit à l’agriculteur : La loi de la vie végétale ne peut être une propriété et donner un profit ;

Elle dira au fabricant de drap : La loi de la gravitation ne peut être une propriété et donner un profit ;

Au fabricant de toiles : La loi de l’élasticité des vapeurs ne peut être une propriété et donner un profit ;

Au maître de forges : La loi de la combustion ne peut être une propriété et donner un profit ;

Au marin : Les lois de l’hydrostatique ne peuvent être une propriété et donner un profit ;

Au charpentier, au menuisier, au bûcheron : Vous vous servez de scies, de haches, de marteaux ; vous faites concourir ainsi à votre œuvre la dureté des corps et la résistance des milieux. Ces lois appartiennent à tout le monde, et ne doivent pas donner lieu à un profit.

Oui, la Logique ira jusque-là, au risque de bouleverser la société entière ; après avoir nié la Propriété foncière, elle niera la productivité du capital, toujours en se fondant sur celle donnée que le Propriétaire et le Capitaliste se font rétribuer pour l’usage des puissances naturelles. C’est pour cela qu’il importe de lui prouver qu’elle part d’un faux [IV-403] principe ; qu’il n’est pas vrai que dans aucun art, dans aucun métier, dans aucune industrie, on se fasse payer les forces de la nature, et qu’à cet égard l’agriculture n’est pas privilégiée.

Il est des choses qui sont utiles sans que le travail intervienne : la terre, l’air, l’eau, la lumière et la chaleur du soleil, les matériaux et les forces que nous fournit la nature.

Il en est d’autres qui ne deviennent utiles que parce que le travail s’exerce sur ces matériaux et s’empare de ces forces.

L’utilité est donc due quelquefois à la nature seule, quelquefois au travail seul, presque toujours à l’activité combinée du travail et de la nature.

Que d’autres se perdent dans les définitions. Pour moi, j’entends par Utilité ce que tout le monde comprend par ce mot, dont l’étymologie marque très-exactement le sens. Tout ce qui sert, que ce soit de par la nature, de par le travail ou de par les deux, est Utile.

J’appelle Valeur cette portion seulement d’utilité que le travail communique ou ajoute aux choses, en sorte que deux choses se valent quand ceux qui les ont travaillées les échangent librement l’une contre l’autre. Voici mes motifs :

Qu’est-ce qui fait qu’un homme refuse un échange ? c’est la connaissance qu’il a que la chose qu’on lui offre exigerait de lui moins de travail que celle qu’on lui demande. On aura beau lui dire : J’ai moins travaillé que vous, mais la gravitation m’a aidé, et je la mets en ligne de compte ; il répondra : Je puis aussi me servir de la gravitation, avec un travail égal au vôtre.

Quand deux hommes sont isolés, s’ils travaillent, c’est pour se rendre service à eux-mêmes ; que l’échange intervienne, chacun rend service à l’autre et en reçoit un service équivalent. Si l’un d’eux se fait aider par une puissance naturelle qui soit à la disposition de l’autre, cette puissance [IV-404] ne comptera pas dans le marché ; le droit de refus s’y oppose.

Robinson chasse et Vendredi pêche. Il est clair que la quantité de poisson échangée contre du gibier sera déterminée par le travail. Si Robinson disait à Vendredi : « La nature prend plus de peine pour faire un oiseau que pour faire un poisson ; donne-moi donc plus de ton travail que je ne t’en donne du mien, puisque je te cède, en compensation, un plus grand effort de la nature… » Vendredi ne manquerait pas de répondre : « Il ne t’est pas donné, non plus qu’à moi, d’apprécier les efforts de la nature. Ce qu’il faut comparer, c’est ton travail au mien, et si tu veux établir nos relations sur ce pied que je devrai, d’une manière permanente, travailler plus que toi, je vais me mettre à chasser, et tu pêcheras si tu veux. »

On voit que la libéralité de la nature, dans cette hypothèse, ne peut devenir un monopole à moins de violence. On voit encore que si elle entre pour beaucoup dans l’utilité, elle n’entre pour rien dans la valeur.

J’ai signalé autrefois la métaphore comme un ennemi de l’économie politique, j’accuserai ici la métonymie du même méfait [6].

Se sert-on d’un langage bien exact quand on dit : « L’eau vaut deux sous ? »

On raconte qu’un célèbre astronome ne pouvait se décider à dire : Ah ! le beau coucher du soleil ! Même en présence des dames, il s’écriait, dans son étrange enthousiasme : Ah ! le beau spectacle que celui de la rotation de la terre, quand les rayons du soleil la frappent par la tangente !

Cet astronome était exact et ridicule. Un économiste ne le serait pas moins qui dirait : Le travail qu’il faut faire pour aller chercher l’eau à la source vaut deux sous.

[IV-405]

L’étrangeté de la périphrase n’en empêche pas l’exactitude.

En effet, l’eau ne vaut pas. Elle n’a pas de valeur, quoiqu’elle ait de l’utilité. Si nous avions tous et toujours une source à nos pieds, évidemment l’eau n’aurait aucune valeur, puisqu’elle ne pourrait donner lieu à aucun échange. Mais est-elle à un quart de lieue, il faut l’aller chercher, c’est un travail, et voilà l’origine de la valeur. Est-elle à une demi-lieue, c’est un travail double, et, partant, une valeur double, quoique l’utilité reste la même. L’eau est pour moi un don gratuit de la nature, à la condition de l’aller chercher. Si je le fais moi-même, je me rends un service moyennant une peine. Si j’en charge un autre, je lui donne une peine et lui dois un service. Ce sont deux peines, deux services à comparer, à débattre. Le don de la nature reste toujours gratuit. En vérité, il me semble que c’est dans le travail et non dans l’eau que réside la valeur, et qu’on fait une métonymie aussi bien quand on dit : L’eau vaut deux sous, que lorsqu’on dit : J’ai bu une bouteille.

L’air est un don gratuit de la nature, il n’a pas de valeur. Les économistes disent : Il n’a pas de valeur d’échange, mais il a de la valeur d’usage. Quelle langue ! Eh ! Messieurs, avez-vous pris à tâche de dégoûter de la science ? Pourquoi ne pas dire tout simplement : Il n’a pas de valeur, mais il a de l’utilité ? Il a de l’utilité parce qu’il sert. Il n’a pas de valeur parce que la nature a fait tout et le travail rien. Si le travail n’y est pour rien, personne n’a à cet égard de service à rendre, à recevoir ou à rémunérer. Il n’y a ni peine à prendre, ni échange à faire ; il n’y a rien à comparer, il n’y a pas de valeur.

Mais entrez dans une cloche à plongeur et chargez un homme de vous envoyer de l’air par une pompe pendant deux heures ; il prendra une peine, il vous rendra un service ; vous aurez à vous acquitter. Est-ce l’air que vous [IV-406] paierez ? Non, c’est le travail. Donc, est-ce l’air qui a acquis de la valeur ? Parlez ainsi pour abréger, si vous voulez, mais n’oubliez pas que c’est une métonymie ; que l’air reste gratuit ; et qu’aucune intelligence humaine ne saurait lui assigner une valeur ; que s’il en a une, c’est celle qui se mesure par la peine prise, comparée à la peine donnée en échange.

Un blanchisseur est obligé de faire sécher le linge dans un grand établissement par l’action du feu. Un autre se contente de l’exposer au soleil. Ce dernier prend moins de peine ; il n’est ni ne peut être aussi exigeant. Il ne me fait donc pas payer la chaleur des rayons du soleil, et c’est moi consommateur qui en profite.

Ainsi la grande loi économique est celle-ci :

Les services s’échangent contre des services.

Do ut des ; do ut facias ; facio ut des ; facio ut facias ; fais ceci pour moi, et je ferai cela pour toi, c’est bien trivial, bien vulgaire ; ce n’en est pas moins le commencement, le milieu et la fin de la science [7].

Nous pouvons tirer de ces trois exemples cette conclusion générale : Le consommateur rémunère tous les services qu’on lui rend, toute la peine qu’on lui épargne, tous les [IV-407] travaux qu’il occasionne ; mais il jouit, sans les payer, des dons gratuits de la nature et des puissances que le producteur a mises en œuvre.

Voilà trois hommes qui ont mis à ma disposition de l’air, de l’eau et de la chaleur, sans se rien faire payer que leur peine.

Qu’est-ce donc qui a pu faire croire que l’agriculteur, qui se sert aussi de l’air, de l’eau et de la chaleur, me fait payer la prétendue valeur intrinsèque de ces agents naturels ? qu’il me porte en compte de l’utilité créée et de l’utilité non créée ? que, par exemple, le prix du blé vendu à 18 fr. se décompose ainsi :

12 fr. pour le travail actuel, : propriété légitime;

3 fr. pour le travail antérieur, : propriété légitime;

3 fr. pour l’air, la pluie, le soleil, la vie végétale, propriété illégitime ?

Pourquoi tous les économistes de l’école anglaise croient-ils que ce dernier élément s’est furtivement introduit dans la valeur du blé ?

Troisième lettre.

Les services s’échangent contre des services. Je suis obligé de me faire violence pour résister à la tentation de montrer ce qu’il y a de simplicité, de vérité et de fécondité dans cet axiome.

Que deviennent devant lui toutes ces subtilités : Valeur d’usage et valeur d’échange, produits matériels et produits immatériels, classes productives et classes improductives ? Industriels, avocats, médecins, fonctionnaires, banquiers, négociants, marins, militaires, artistes, ouvriers, tous tant que nous sommes, à l’exception des hommes de rapine, nous rendons et recevons des services. Or, ces services réciproques étant seuls commensurables entre eux, c’est en eux [IV-408] seuls que réside la valeur, et non dans la matière gratuite et dans les agents naturels gratuits qu’ils mettent en œuvre. Qu’on ne dise donc point, comme c’est aujourd’hui la mode, que le négociant est un intermédiaire parasite. Prend-il ou ne prend-il pas une peine ? Nous épargne-t-il ou non du travail ? Rend-il ou non des services ? S’il rend des services, il crée de la valeur aussi bien que le fabricant [8].

Comme le fabricant, pour faire tourner ses mille broches, s’empare, par la machine à vapeur, du poids de l’atmosphère et de l’expansibilité des gaz, de même le négociant, pour exécuter ses transports, se sert de la direction des vents et de la fluidité de l’eau. Mais ni l’un ni l’autre ne nous font payer ces forces naturelles, car plus ils en sont secondés, plus ils sont forcés de baisser leurs prix. Elles restent donc ce que Dieu a voulu qu’elles fussent, un don gratuit, sous la condition du travail, pour l’humanité tout entière.

En est-il autrement en agriculture ? C’est ce que j’ai à examiner.

Supposons une île immense habitée par quelques sauvages. L’un d’entre eux conçoit la pensée de se livrer à la culture. Il s’y prépare de longue main, car il sait que l’entreprise absorbera bien des journées de travail avant de donner la moindre récompense. Il accumule des provisions, il fabrique de grossiers instruments. Enfin le voilà prêt ; il clôt et défriche un lopin de terre.

Ici deux questions :

Ce sauvage blesse-t-il les Droits de la communauté ?

Blesse-t-il ses Intérêts ?

Puisqu’il y a cent mille fois plus de terres que la [IV-409] communauté n’en pourrait cultiver, il ne blesse pas plus ses droits que je ne blesse ceux de mes compatriotes quand je puise dans la Seine un verre d’eau pour boire, ou dans l’atmosphère un pied cube d’air pour respirer.

Il ne blesse pas davantage ses intérêts. Bien au contraire : ne chassant plus ou chassant moins, ses compagnons ont proportionnellement plus d’espace ; en outre, s’il produit plus de subsistances qu’il n’en peut consommer, il lui reste un excédant à échanger.

Dans cet échange, exerce-t-il la moindre oppression sur ses semblables ? Non, puisque ceux-ci sont libres d’accepter ou de refuser.

Se fait-il payer le concours de la terre, du soleil et de la pluie ? Non, puisque chacun peut recourir, comme lui, à ces agents de production.

Veut-il vendre son lopin de terre, que pourra-t-il obtenir ? L’équivalent de son travail, et voilà tout. S’il disait : Donnez-moi d’abord autant de votre temps que j’en ai consacré à l’opération, et ensuite une autre portion de votre temps pour la valeur de la terre brute ; on lui répondrait : Il y a de la terre brute à côté de la vôtre, je ne puis que vous restituer votre temps, puisque, avec un temps égal, rien ne m’empêche de me placer dans une condition semblable à la vôtre. C’est justement la réponse que nous ferions au porteur d’eau qui nous demanderait deux sous pour la valeur de son service et deux pour la valeur de l’eau ; par où l’on voit que la terre et l’eau ont cela de commun, que l’une et l’autre ont beaucoup d’utilité, et que ni l’une ni l’autre n’ont de valeur.

Que si notre sauvage voulait affermer son champ, il ne trouverait jamais que la rémunération de son travail sous une autre forme. Des prétentions plus exagérées rencontreraient toujours cette inexorable réponse : « Il y a des [IV-410] terres dans l’île », réponse plus décisive que celle du meunier de Sans-Souci : « Il y a des juges à Berlin [9]. »

Ainsi, à l’origine du moins, le propriétaire, soit qu’il vende les produits de sa terre, ou sa terre elle-même, soit qu’il l’afferme, ne fait autre chose que rendre et recevoir des services sur le pied de l’égalité. Ce sont ces services qui se comparent, et par conséquent qui valent, la valeur n’étant attribuée au sol que par abréviation ou métonymie.

Voyons ce qui survient à mesure que l’île se peuple et se cultive.

Il est bien évident que la facilité de se procurer des matières premières, des subsistances et du travail y augmente pour tout le monde, sans privilége pour personne, comme on le voit aux États-Unis. Là, il est absolument impossible aux propriétaires de se placer dans une position plus favorable que les autres travailleurs, puisque, à cause de l’abondance des terres, chacun a le choix de se porter vers l’agriculture si elle devient plus lucrative que les autres [IV-411] carrières. Cette liberté suffit pour maintenir l’équilibre des services. Elle suffit aussi pour que les agents naturels, dont on se sert dans un grand nombre d’industries aussi bien qu’en agriculture, ne profitent pas aux producteurs, en tant que tels, mais au public consommateur.

Deux frères se séparent ; l’un va à la pêche de la baleine, l’autre va défricher des terres dans le Far-West. Ils échangent ensuite de l’huile contre du blé. L’un porte-t-il plus en compte la valeur du sol que la valeur de la baleine ? La comparaison ne peut porter que sur les services reçus et rendus. Ces services seuls ont donc de la valeur.

Cela est si vrai que, si la nature a été très-libérale du côté de la terre, c’est-à-dire si la récolte est abondante, le prix du blé baisse, et c’est le pêcheur qui en profite. Si la nature a été libérale du côté de l’Océan, en d’autres termes, si la pêche a été heureuse, c’est l’huile qui est à bon marché, au profit de l’agriculteur. Rien ne prouve mieux que le don gratuit de la nature, quoique mis en œuvre par le producteur, reste toujours gratuit pour les masses, à la seule condition de payer cette mise en œuvre qui est le service.

Donc, tant qu’il y aura abondance de terres incultes dans le pays, l’équilibre se maintiendra entre les services réciproques, et tout avantage exceptionnel sera refusé aux propriétaires.

Il n’en serait pas ainsi, si les propriétaires parvenaient à interdire tout nouveau défrichement. En ce cas, il est bien clair qu’ils feraient la loi au reste de la communauté. La population augmentant, le besoin de subsistance se faisant de plus en plus sentir, il est clair qu’ils seraient en mesure de se faire payer plus cher leurs services, ce que le langage ordinaire exprimerait ainsi, par métonymie : Le sol a plus de valeur. Mais la preuve que ce privilége inique conférerait une valeur factice non à la matière, mais aux services, c’est ce que nous voyons en France et à Paris même. Par un [IV-412] procédé semblable à celui que nous venons de décrire, la loi limite le nombre des courtiers, agents de change, notaires, bouchers ; et qu’arrive-t-il ? C’est qu’en les mettant à même de mettre à haut prix leurs services, elle crée en leur faveur un capital qui n’est incorporé dans aucune matière. Le besoin d’abréger fait dire alors : « Cette étude, ce cabinet, ce brevet valent tant, » et la métonymie est évidente. Il en est de même pour le sol.

Nous arrivons à la dernière hypothèse, celle où le sol de l’île entière est soumis à l’appropriation individuelle et à la culture.

Ici il semble que la position relative des deux classes va changer.

En effet, la population continue de s’accroître ; elle va encombrer toutes les carrières, excepté la seule où la place soit prise. Le propriétaire fera donc la loi de l’échange ! Ce qui limite la valeur d’un service, ce n’est jamais la volonté de celui qui le rend, c’est quand celui à qui on l’offre peut s’en passer, ou se le rendre à lui-même, ou s’adresser à d’autres. Le prolétaire n’a plus aucune de ces alternatives. Autrefois il disait au propriétaire : « Si vous me demandez plus que la rémunération de votre travail, je cultiverai moi-même ; » et le propriétaire était forcé de se soumettre. Aujourd’hui le propriétaire a trouvé cette réplique : « Il n’y a plus de place dans le pays. » Ainsi, qu’on voie la Valeur dans les choses ou dans les services, l’agriculteur profitera de l’absence de toute concurrence, et comme les propriétaires feront la loi aux fermiers et aux ouvriers des campagnes, en définitive ils la feront à tout le monde.

Cette situation nouvelle a évidemment pour cause unique ce fait, que les non-propriétaires ne peuvent plus contenir les exigences des possesseurs du sol par ce mot : « Il reste du sol à défricher. »

Que faudrait-il donc pour que l’équilibre des services fût [IV-413] maintenu, pour que l’hypothèse actuelle rentrât à l’instant dans l’hypothèse précédente ? Une seule chose : c’est qu’à côté de notre île il en surgît une seconde, ou, mieux encore, des continents non entièrement envahis par la culture.

Alors le travail continuerait à se développer, se répartissant dans de justes proportions entre l’agriculture et les autres industries, sans oppression possible de part ni d’autre, puisque si le propriétaire disait à l’artisan : « Je te vendrai mon blé à un prix qui dépasse la rémunération normale du travail, » celui-ci se hâterait de répondre : « Je travaillerai pour les propriétaires du continent, qui ne peuvent avoir de telles prétentions. »

Cette période arrivée, la vraie garantie des masses est donc dans la liberté de l’échange, dans le droit du travail [10].

Le droit du travail, c’est la liberté, c’est la propriété. L’artisan est propriétaire de son œuvre, de ses services ou du prix qu’il en a retiré, aussi bien que le propriétaire du sol. Tant que, en vertu de ce droit, il peut les échanger sur toute la surface du globe contre des produits agricoles, il maintient forcément le propriétaire foncier dans cette position d’égalité que j’ai précédemment décrite, où les services s’échangent contre des services, sans que la possession du sol confère par elle-même, pas plus que la possession d’une machine à vapeur ou du plus simple outil, un avantage indépendant du travail.

Mais si, usurpant la puissance législative, les propriétaires défendent aux prolétaires de travailler pour le dehors contre de la subsistance, alors l’équilibre des services est rompu. Par respect pour l’exactitude scientifique, je ne dirai pas que par là ils élèvent artificiellement la valeur du sol ou des [IV-414] agents naturels ; mais je dirai qu’ils élèvent artificiellement la valeur de leurs services. Avec moins de travail ils paient plus de travail. Ils oppriment. Ils font comme tous les monopoleurs brevetés ; ils font comme les propriétaires de l’autre période qui prohibaient les défrichements ; ils introduisent dans la société une cause d’inégalité et de misère ; ils altèrent les notions de justice et de propriété ; ils creusent sous leurs pas un abîme [11].

Mais quel soulagement pourraient trouver les non-propriétaires dans la proclamation du droit au travail ? En quoi ce droit nouveau accroîtrait-il les subsistances ou les travaux à distribuer aux masses ? Est-ce que tous les capitaux ne sont pas consacrés à faire travailler ? Est-ce qu’ils grossissent en passant par les coffres de l’État ? Est-ce qu’en les ravissant au peuple par l’impôt, l’État ne ferme pas au moins autant de sources de travail d’un côté qu’il en ouvre de l’autre ?

Et puis, en faveur de qui stipulez-vous ce droit ? Selon la théorie qui vous l’a révélé, ce serait en faveur de quiconque n’a plus sa part d’usufruit de la terre brute. Mais les banquiers, négociants, manufacturiers, légistes, médecins, fonctionnaires, artistes, artisans ne sont pas propriétaires fonciers. Voulez-vous dire que les possesseurs du sol seront tenus d’assurer du travail à tous ces citoyens ? Mais tous se créent des débouchés les uns aux autres. Entendez-vous seulement que les riches, propriétaires ou non-propriétaires du sol, doivent venir au secours des pauvres ? Alors vous parlez d’assistance, et non d’un droit ayant sa source dans l’appropriation du sol.

[IV-415]

En fait de droits, celui qu’il faut réclamer, parce qu’il est incontestable, rigoureux, sacré, c’est le droit du travail ; c’est la liberté, c’est la propriété, non celle du sol seulement, mais celle des bras, de l’intelligence, des facultés, de la personnalité, propriété qui est violée si une classe peut interdire aux autres l’échange libre des services au dehors comme au dedans. Tant que cette liberté existe, la propriété foncière n’est pas un privilége ; elle n’est, comme toutes les autres, que la propriété d’un travail.

Il me reste à déduire quelques conséquences de cette doctrine.

Quatrième lettre.

Les physiocrates disaient : La terre seule est productive.

Certains économistes ont dit : Le travail seul est productif.

Quand on voit le laboureur courbé sur le sillon qu’il arrose de ses sueurs, on ne peut guère nier son concours à l’œuvre de la production. D’un autre côté, la nature ne se repose pas. Et le rayon qui perce la nue, et la nue que chasse le vent, et le vent qui amène la pluie, et la pluie qui dissout les substances fertilisantes, et ces substances qui développent dans la jeune plante le mystère de la vie, toutes les puissances connues et inconnues de la nature préparent la moisson pendant que le laboureur cherche dans le sommeil une trêve à ses fatigues.

Il est donc impossible de ne pas le reconnaître : le Travail et la nature se combinent pour accomplir le phénomène de la production. L’utilité, qui est le fonds sur lequel vit le genre humain, résulte de cette coopération, et cela est aussi vrai de presque toutes les industries que de l’agriculture.

Mais, dans les échanges que les hommes accomplissent entre eux, il n’y a qu’une chose qui se compare et se puisse [IV-416] comparer, c’est le travail humain, c’est le service reçu et rendu. Ces services sont seuls commensurables entre eux ; c’est donc eux seuls qui sont rémunérables, c’est en eux seuls que réside la Valeur, et il est très-exact de dire qu’en définitive l’homme n’est propriétaire que de son œuvre propre.

Quant à la portion d’utilité due au concours de la nature, quoique très-réelle, quoique immensément supérieure à tout ce que l’homme pourrait accomplir, elle est gratuite ; elle se transmet de main en main par-dessus le marché ; elle est sans Valeur proprement dite. Et qui pourrait apprécier, mesurer, déterminer la valeur des lois naturelles qui agissent, depuis le commencement du monde, pour produire un effet quand le travail les sollicite ? à quoi les comparer ? comment les évaluer ? Si elles avaient une Valeur, elles figureraient sur nos comptes et nos inventaires ; nous nous ferions rétribuer pour leur usage. Et comment y parviendrions-nous, puisqu’elles sont à la disposition de tous sous la même condition, celle du travail [12] ?

Ainsi, toute production utile est l’œuvre de la nature qui agit gratuitement et du travail qui se rémunère.

Mais, pour arriver à la production d’une utilité donnée, ces deux contingents, travail humain, forces naturelles, ne sont pas dans des rapports fixes et immuables. Bien loin de là. Le progrès consiste à faire que la proportion du concours naturel s’accroisse sans cesse et vienne diminuer d’autant, en s’y substituant, la proportion du travail humain. En d’autres termes, pour une quantité donnée d’utilité, la coopération gratuite de la nature tend à remplacer de plus en plus la coopération onéreuse du travail. La partie [IV-417] commune s’accroît aux dépens de la partie rémunérable et appropriée.

Si vous aviez à transporter un fardeau d’un quintal, de Paris à Lille, sans l’intervention d’aucune force naturelle, c’est-à-dire à dos d’homme, il vous faudrait un mois de fatigue ; si, au lieu de prendre cette peine vous-même, vous la donniez à un autre, vous auriez à lui restituer une peine égale, sans quoi il ne la prendrait pas. Viennent le traîneau, puis la charrette, puis le chemin de fer ; à chaque progrès, c’est une partie de l’œuvre mise à la charge des forces naturelles, c’est une diminution de peine à prendre ou à rémunérer. Or, il est évident que toute rémunération anéantie est une conquête, non au profit de celui qui rend le service, mais de celui qui le reçoit, c’est-à-dire de l’humanité.

Avant l’invention de l’imprimerie, un scribe ne pouvait copier une Bible en moins d’un an, et c’était la mesure de la rémunération qu’il était en droit d’exiger. Aujourd’hui, on peut avoir une Bible pour 5 francs, ce qui ne répond guère qu’à une journée de travail. La force naturelle et gratuite s’est donc substituée à la force rémunérable pour deux cent quatre-vingt-dix-neuf parties sur trois cents ; une partie représente le service humain et reste Propriété personnelle ; deux cent quatre-vingt-dix-neuf parties représentent le concours naturel, ne se paient plus et sont par conséquent tombées dans le domaine de la gratuité et de la communauté.

Il n’y a pas un outil, un instrument, une machine qui n’ait eu pour résultat de diminuer le concours du travail humain, soit la Valeur du produit, soit encore ce qui fait le fondement de la Propriété.

Cette observation qui, j’en conviens, n’est que bien imparfaitement exposée ici, me semble devoir rallier sur un terrain commun, celui de la Propriété et de la Liberté, les écoles qui se partagent aujourd’hui d’une manière si fâcheuse l’empire de l’opinion.

[IV-418]

Toutes les écoles se résument en un axiome.

Axiome Économiste : Laissez faire, laissez passer.

Axiome Égalitaire : Mutualité des services.

Axiome Saint-Simonien : À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

Axiome Socialiste : Partage équitable entre le capital, le talent et le travail.

Axiome Communiste : Communauté des biens.

Je vais indiquer (car je ne puis faire ici autre chose) que la doctrine exposée dans les lignes précédentes satisfait à tous ces vœux.

Économistes. Il n’est guère nécessaire de prouver que les Économistes doivent accueillir une doctrine qui procède évidemment de Smith et de Say, et ne fait que montrer une conséquence des lois générales qu’ils ont découvertes. Laissez faire, laissez passer, c’est ce que résume le mot liberté, et je demande s’il est possible de concevoir la notion de propriété sans liberté. Suis-je propriétaire de mes œuvres, de mes facultés, de mes bras, si je ne puis les employer à rendre des services volontairement acceptés ? Ne dois-je pas être libre ou d’exercer mes forces isolément, ce qui entraîne la nécessité de l’échange, ou de les unir à celles de mes frères, ce qui est association ou échange sous une autre forme ?

Et si la liberté est gênée, n’est-ce pas la Propriété elle-même qui est atteinte ? D’un autre côté, comment les services réciproques auront-ils tous leur juste Valeur relative, s’ils ne s’échangent pas librement, si la loi défend au travail humain de se porter vers ceux qui sont les mieux rémunérés ? La propriété, la justice, l’égalité, l’équilibre des services ne peuvent évidemment résulter que de la Liberté. C’est encore la Liberté qui fait tomber le concours des forces naturelles dans le domaine commun ; car, tant qu’un privilége légal m’attribue l’exploitation exclusive [IV-419] d’une force naturelle, je me fais payer non-seulement pour mon travail, mais pour l’usage de cette force. Je sais combien il est de mode aujourd’hui de maudire la liberté. Le siècle semble avoir pris au sérieux l’ironique refrain de notre grand chansonnier :

Mon cœur en belle haine
A pris la liberté.
Fi de la liberté !
À bas la liberté !

Pour moi, qui l’aimai toujours par instinct, je la défendrai toujours par raison.

Égalitaires. La mutualité des services à laquelle ils aspirent est justement ce qui résulte du régime propriétaire.

En apparence, l’homme est propriétaire de la chose tout entière, de toute l’utilité que cette chose renferme. En réalité, il n’est propriétaire que de sa Valeur, de cette portion d’utilité communiquée par le travail, puisque, en la cédant, il ne peut se faire rémunérer que pour le service qu’il rend. Le représentant des égalitaires condamnait ces jours-ci à la tribune la Propriété, restreignant ce mot à ce qu’il nomme les usures, l’usage du sol, de l’argent, des maisons, du crédit, etc. Mais ces usures sont du travail et ne peuvent être que du travail. Recevoir un service implique l’obligation de le rendre. C’est en quoi consiste la mutualité des services. Quand je prête une chose que j’ai produite à la sueur de mon front, et dont je pourrais tirer parti, je rends un service à l’emprunteur, lequel me doit aussi un service. Il ne m’en rendrait aucun s’il se bornait à me restituer la chose au bout de l’an. Pendant cet intervalle, il aurait profité de mon travail à mon détriment. Si je me faisais rémunérer pour autre chose que pour mon travail, l’objection des Égalitaires serait spécieuse. Mais il n’en est rien. Une fois donc qu’ils se seront assurés de la vérité de la théorie [IV-420] exposée dans ces articles, s’ils sont conséquents, ils se réuniront à nous pour raffermir la Propriété et réclamer ce qui la complète ou plutôt ce qui la constitue, la Liberté.

Saint-Simoniens : À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

C’est encore ce que réalise le régime propriétaire.

Nous nous rendons des services réciproques ; mais ces services ne sont pas proportionnels à la durée ou à l’intensité du travail. Ils ne se mesurent pas au dynamomètre ou au chronomètre. Que j’aie pris une peine d’une heure ou d’un jour, peu importe à celui à qui j’offre mon service. Ce qu’il regarde, ce n’est pas la peine que je prends, mais celle que je lui épargne [13]. Pour économiser de la fatigue et du temps, je cherche à me faire aider par une force naturelle. Tant que nul, excepté moi, ne sait tirer parti de cette force, je rends aux autres, à temps égal, plus de services qu’ils ne s’en peuvent rendre eux-mêmes. Je suis bien rémunéré, je m’enrichis sans nuire à personne. La force naturelle tourne à mon seul profit, ma capacité est récompensée : À chacun selon sa capacité. Mais bientôt mon secret se divulgue. L’imitation s’empare de mon procédé, la concurrence me force à réduire mes prétentions. Le prix du produit baisse jusqu’à ce que mon travail ne reçoive plus que la rémunération normale de tous les travaux analogues. La force naturelle n’est pas perdue pour cela ; elle m’échappe, mais elle est recueillie par l’humanité tout entière, qui désormais se procure une satisfaction égale avec un moindre travail. Quiconque exploite cette force pour son propre usage prend moins de peine qu’autrefois et, par suite, quiconque l’exploite pour autrui a droit à une moindre rémunération. S’il veut accroître son bien-être, il ne lui reste [IV-421] d’autre ressource que d’accroître son travail. À chaque capacité selon ses œuvres. En définitive, il s’agit de travailler mieux ou de travailler plus, ce qui est la traduction rigoureuse de l’axiome saint-simonien.

Socialistes. Partage équitable entre le talent, le capital et le travail.

L’équité dans le partage résulte de la loi : les services s’échangent contre les services, pourvu que ces échanges soient libres, c’est-à-dire pourvu que la Propriété soit reconnue et respectée.

Il est bien clair d’abord que celui qui a plus de talent rend plus de services, à peine égale ; d’où il suit qu’on lui alloue volontairement une plus grande rémunération.

Quant au Capital et au Travail, c’est un sujet sur lequel je regrette de ne pouvoir m’étendre ici, car il n’en est pas qui ait été présenté au public sous un jour plus faux et plus funeste.

On représente souvent le Capital comme un monstre dévorant, comme l’ennemi du Travail. On est parvenu ainsi à jeter une sorte d’antagonisme irrationnel entre deux puissances qui, au fond, sont de même origine, de même nature, concourent, s’entr’aident, et ne peuvent se passer l’une de l’autre. Quand je vois le Travail s’irriter contre le Capital, il me semble voir l’Inanition repousser les aliments.

Je définis le Capital ainsi : Des matériaux, des instruments et des provisions, dont l’usage est gratuit, ne l’oublions pas, en tant que la nature a concouru à les produire, et dont la Valeur seule, fruit du travail, se fait payer.

Pour exécuter une œuvre utile, il faut des matériaux ; pour peu qu’elle soit compliquée, il faut des instruments ; pour peu qu’elle soit de longue haleine, il faut des provisions. Par exemple : pour qu’un chemin de fer soit entrepris, il faut que la société ait épargné assez de moyens [IV-422] d’existence pour faire vivre des milliers d’hommes pendant plusieurs années.

Matériaux, instruments, provisions sont eux-mêmes le fruit d’un travail antérieur, lequel n’a pas encore été rémunéré. Lors donc que le travail antérieur et le travail actuel se combinent pour une fin, pour une œuvre commune, ils se rémunèrent l’un par l’autre ; il y a là échange de travaux, échange de services à conditions débattues. Quelle est celle des deux parties qui obtiendra les meilleures conditions ? Celle qui a moins besoin de l’autre. Nous rencontrons ici l’inexorable loi de l’offre et de la demande ; s’en plaindre c’est une puérilité et une contradiction. Dire que le travail doit être très-rémunéré quand les travailleurs sont nombreux et les capitaux exigus, c’est dire que chacun doit être d’autant mieux pourvu que la provision est plus petite.

Pour que le travail soit demandé et bien payé, il faut donc qu’il y ait dans le pays beaucoup de matériaux, d’instruments et de provisions, autrement dit, beaucoup de Capital.

Il suit de là que l’intérêt fondamental des ouvriers est que le capital se forme rapidement ; que par leur prompte accumulation, les matériaux, les instruments et les provisions se fassent entre eux une active concurrence. Il n’y a que cela qui puisse améliorer le sort des travailleurs. Et quelle est la condition essentielle pour que les capitaux se forment ? C’est que chacun soit sûr d’être réellement propriétaire, dans toute l’étendue du mot, de son travail et de ses épargnes. Propriété, sécurité, liberté, ordre, paix, économie, voilà ce qui intéresse tout le monde, mais surtout, et au plus haut degré, les prolétaires.

Communistes. À toutes les époques, il s’est rencontré des cœurs honnêtes et bienveillants, des Thomas Morus, des Harrington, des Fénelon, qui, blessés par le spectacle des souffrances humaines et de l’inégalité des conditions, ont cherché un refuge dans l’utopie communiste.

[IV-423]

Quelque étrange que cela puisse paraître, j’affirme que le régime propriétaire tend à réaliser de plus en plus, sous nos yeux, cette utopie. C’est pour cela que j’ai dit en commençant que la propriété était essentiellement démocratique.

Sur quel fonds vit et se développe l’humanité ? sur tout ce qui sert, sur tout ce qui est utile. Parmi les choses utiles, il y en a auxquelles le travail humain reste étranger, l’air, l’eau, la lumière du soleil ; pour celles-là la gratuité, la Communauté est entière. Il y en a d’autres qui ne deviennent utiles que par la coopération du travail et de la nature. L’utilité se décompose donc en elles. Une portion y est mise par le Travail, et celle-là seule est rémunérable, a de la Valeur et constitue la Propriété. L’autre portion y est mise par les agents naturels, et celle-ci reste gratuite et Commune.

Or, de ces deux forces qui concourent à produire l’utilité, la seconde, celle qui est gratuite et commune, se substitue incessamment à la première, celle qui est onéreuse et par suite rémunérable. C’est la loi du progrès. Il n’y a pas d’homme sur la terre qui ne cherche un auxiliaire dans les puissances de la nature, et quand il l’a trouvé, aussitôt il en fait jouir l’humanité tout entière, en abaissant proportionnellement le prix du produit.

Ainsi, dans chaque produit donné, la portion d’utilité qui est à titre gratuit se substitue peu à peu à cette autre portion qui reste à titre onéreux.

Le fonds commun tend donc à dépasser dans des proportions indéfinies le fonds approprié, et l’on peut dire qu’au sein de l’humanité le domaine de la communauté s’élargit sans cesse.

D’un autre côté, il est clair que, sous l’influence de la liberté, la portion d’utilité qui reste rémunérable ou appropriable tend à se répartir d’une manière sinon [IV-424] rigoureusement égale, du moins proportionnelle aux services rendus, puisque ces services mêmes sont la mesure de la rémunération.

On voit par là avec quelle irrésistible puissance le principe de la Propriété tend à réaliser l’égalité parmi les hommes. Il fonde d’abord un fonds commun que chaque progrès grossit sans cesse, et à l’égard duquel l’égalité est parfaite, car tous les hommes sont égaux devant une valeur anéantie, devant une utilité qui a cessé d’être rémunérable. Tous les hommes sont égaux devant cette portion du prix des livres que l’imprimerie a fait disparaître.

Ensuite, quant à la portion d’utilité qui correspond au travail humain, à la peine ou à l’habileté, la concurrence tend à établir l’équilibre des rémunérations, et il ne reste d’inégalité que celle qui se justifie par l’inégalité même des efforts, de la fatigue, du travail, de l’habileté, en un mot, des services rendus ; et, outre qu’une telle inégalité sera éternellement juste, qui ne comprend que, sans elle, les efforts s’arrêteraient tout à coup ?

Je pressens l’objection ! Voilà bien, dira-t-on, l’optimisme des économistes. Ils vivent dans leurs théories et ne daignent pas jeter les yeux sur les faits. Où sont, dans la réalité, ces tendances égalitaires ? Le monde entier ne présente-t-il pas le lamentable spectacle de l’opulence à côté du paupérisme ? du faste insultant le dénûment ? de l’oisiveté et de la fatigue ? de la satiété et de l’inanition ?

Cette inégalité, ces misères, ces souffrances, je ne les nie pas. Et qui pourrait les nier ? Mais je dis : Loin que ce soit le principe de la Propriété qui les engendre, elles sont imputables au principe opposé, au principe de la Spoliation.

C’est ce qui me reste à démontrer.

[IV-425]

Cinquième lettre.

Non, les économistes ne pensent pas, comme on le leur reproche, que nous soyons dans le meilleur des mondes. Ils ne ferment ni leurs yeux aux plaies de la société, ni leurs oreilles aux gémissements de ceux qui souffrent. Mais, ces douleurs, ils en cherchent la cause, et ils croient avoir reconnu que, parmi celles sur lesquelles la société peut agir, il n’en est pas de plus active, de plus générale que l’injustice. Voilà pourquoi ce qu’ils invoquent, avant tout et surtout, c’est la justice, la justice universelle.

L’homme veut améliorer son sort, c’est sa première loi. Pour que cette amélioration s’accomplisse, un travail préalable ou une peine est nécessaire. Le même principe qui pousse l’homme vers son bien-être le porte aussi à éviter cette peine qui en est le moyen. Avant de s’adresser à son propre travail, il a trop souvent recours au travail d’autrui.

On peut donc appliquer à l’intérêt personnel ce qu’Esope disait de la langue : Rien au monde n’a fait plus de bien ni plus de mal. L’intérêt personnel crée tout ce par quoi l’humanité vit et se développe ; il stimule le travail, il enfante la propriété. Mais, en même temps, il introduit sur la terre toutes les injustices qui, selon leurs formes, prennent des noms divers et se résument dans ce mot : Spoliation.

Propriété, spoliation, sœurs nées du même père, salut et fléau de la société, génie du bien et génie du mal, puissances qui se disputent, depuis le commencement, l’empire et les destinées du monde !

Il est aisé d’expliquer, par cette origine commune à la Propriété et à la Spoliation, la facilité avec laquelle Rousseau et ses modernes disciples ont pu calomnier et ébranler l’ordre social. Il suffisait de ne montrer l’Intérêt personnel que par une de ses faces.

[IV-426]

Nous avons vu que les hommes sont naturellement Propriétaires de leurs œuvres, et qu’en se transmettant des uns aux autres ces propriétés ils se rendent des services réciproques.

Cela posé, le caractère général de la Spoliation consiste à employer la force ou la ruse pour altérer à notre profit l’équivalence des services.

Les combinaisons de la Spoliation sont inépuisables, comme les ressources de la sagacité humaine. Il faut deux conditions pour que les services échangés puissent être tenus pour légitimement équivalents. La première, c’est que le jugement de l’une des parties contractantes ne soit pas faussé par les manœuvres de l’autre ; la seconde, c’est que la transaction soit libre. Si un homme parvient à extorquer de son semblable un service réel, en lui faisant croire que ce qu’il lui donne en retour est aussi un service réel, tandis que ce n’est qu’un service illusoire, il y a spoliation. À plus forte raison, s’il a recours à la force.

On est d’abord porté à penser que la Spoliation ne se manifeste que sous la forme de ces vols définis et punis par le Code. S’il en était ainsi, je donnerais, en effet, une trop grande importance sociale à des faits exceptionnels, que la conscience publique réprouve et que la loi réprime. Mais, hélas ! il y a la spoliation qui s’exerce avec le consentement de la loi, par l’opération de la loi, avec l’assentiment et souvent aux applaudissements de la société. C’est cette Spoliation seule qui peut prendre des proportions énormes, suffisantes pour altérer la distribution de la richesse dans le corps social, paralyser pour longtemps la force de nivellement qui est dans la Liberté, créer l’inégalité permanente des conditions, ouvrir le gouffre de la misère, et répandre sur le monde ce déluge de maux que des esprits superficiels attribuent à la Propriété. Voilà la Spoliation dont je parle, quand je dis qu’elle dispute au principe opposé, depuis [IV-427] l’origine, l’empire du monde. Signalons brièvement quelques-unes de ses manifestations.

Qu’est-ce d’abord que la guerre, telle surtout qu’on la comprenait dans l’antiquité ? Des hommes s’associaient, se formaient en corps de nation, dédaignaient d’appliquer leurs facultés à l’exploitation de la nature pour en obtenir des moyens d’existence ; mais, attendant que d’autres peuples eussent formé des propriétés, ils les attaquaient, le fer et le feu à la main, et les dépouillaient périodiquement de leurs biens. Aux vainqueurs alors non-seulement le butin, mais la gloire, les chants des poëtes, les acclamations des femmes, les récompenses nationales et l’admiration de la postérité ! Certes, un tel régime, de telles idées universellement acceptées devaient infliger bien des tortures, bien des souffrances, amener une bien grande inégalité parmi les hommes. Est-ce la faute de la Propriété ?

Plus tard, les spoliateurs se raffinèrent. Passer les vaincus au fil de l’épée, ce fut, à leurs yeux, détruire un trésor. Ne ravir que des propriétés, c’était une spoliation transitoire ; ravir les hommes avec les choses, c’était organiser la spoliation permanente. De là l’esclavage, qui est la spoliation poussée jusqu’à sa limite idéale, puisqu’elle dépouille le vaincu de toute propriété actuelle et de toute propriété future, de ses œuvres, de ses bras, de son intelligence, de ses facultés, de ses affections, de sa personnalité tout entière. Il se résume en ceci : exiger d’un homme tous les services que la force peut lui arracher, et ne lui en rendre aucun. Tel a été l’état du monde jusqu’à une époque qui n’est pas très-éloignée de nous. Tel il était en particulier à Athènes, à Sparte, à Rome, et il est triste de penser que ce sont les idées et les mœurs de ces républiques que l’éducation offre à notre engouement et fait pénétrer en nous par tous les pores. Nous ressemblons à ces plantes, auxquelles l’horticulteur a fait absorber des eaux colorées et qui reçoivent ainsi une teinte artificielle [IV-428] ineffaçable. Et l’on s’étonne que des générations ainsi instruites ne puissent fonder une République honnête ! Quoi qu’il en soit, on conviendra qu’il y avait là une cause d’inégalité qui n’est certes pas imputable au régime propriétaire tel qu’il a été défini dans les précédents articles.

Je passe par-dessus le servage, le régime féodal et ce qui l’a suivi jusqu’en 89. Mais je ne puis m’empêcher de mentionner la Spoliation qui s’est si longtemps exercée par l’abus des influences religieuses. Recevoir des hommes des services positifs, et ne leur rendre en retour que des services imaginaires, frauduleux, illusoires et dérisoires, c’est les spolier de leur consentement, il est vrai ; circonstance aggravante, puisqu’elle implique qu’on a commencé par pervertir la source même de tout progrès, le jugement. Je n’insisterai pas là-dessus. Tout le monde sait ce que l’exploitation de la crédulité publique, par l’abus des religions vraies ou fausses, avait mis de distance entre le sacerdoce et le vulgaire dans l’Inde, en Égypte, en Italie, en Espagne. Est-ce encore la faute de la Propriété ?

Nous venons au dix-neuvième siècle, après ces grandes iniquités sociales qui ont imprimé sur le sol une trace profonde ; et qui peut nier qu’il faut du temps pour qu’elle s’efface, alors même que nous ferions prévaloir dès aujourd’hui dans toutes nos lois, dans toutes nos relations, le principe de la propriété, qui n’est que la liberté, qui n’est que l’expression de la justice universelle ? Rappelons-nous que le servage couvre, de nos jours, la moitié de l’Europe ; qu’en France, il y a à peine un demi-siècle que la féodalité a reçu le dernier coup ; qu’elle est encore dans toute sa splendeur en Angleterre ; que toutes les nations font des efforts inouïs pour tenir debout de puissantes armées, ce qui implique ou qu’elles menacent réciproquement leurs propriétés, ou que ces armées ne sont elles-mêmes qu’une grande spoliation. Rappelons-nous que tous [IV-429] les peuples succombent sous le poids de dettes dont il faut bien rattacher l’origine à des folies passées ; n’oublions pas que nous-mêmes nous payons des millions annuellement pour prolonger la vie artificielle de colonies à esclaves, d’autres millions pour empêcher la traite sur les côtes d’Afrique (ce qui nous a impliqués dans une de nos plus grandes difficultés diplomatiques), et que nous sommes sur le point de livrer 100 millions aux planteurs pour couronner les sacrifices que ce genre de spoliation nous a infligés sous tant de formes.

Ainsi le passé nous tient, quoi que nous puissions dire. Nous ne nous en dégageons que progressivement. Est-il surprenant qu’il y ait de l’Inégalité parmi les hommes, puisque le principe Égalitaire, la Propriété, a été jusqu’ici si peu respecté ? D’où viendra le nivellement des conditions qui est le vœu ardent de notre époque et qui la caractérise d’une manière si honorable ? Il viendra de la simple Justice, de la réalisation de cette loi : Service pour service. Pour que deux services s’échangent selon leur valeur réelle, il faut deux choses aux parties contractantes : lumières dans le jugement, liberté dans la transaction. Si le jugement n’est pas éclairé, en retour de services réels, on acceptera, même librement, des services dérisoires. C’est encore pis si la force intervient dans le contrat.

Ceci posé, et reconnaissant qu’il y a entre les hommes une inégalité dont les causes sont historiques, et ne peuvent céder qu’à l’action du temps, voyons si du moins notre siècle, faisant prévaloir partout la justice, va enfin bannir la force et la ruse des transactions humaines, laisser s’établir naturellement l’équivalence des services, et faire triompher la cause démocratique et égalitaire de la Propriété.

Hélas ! je rencontre ici tant d’abus naissants, tant d’exceptions, tant de déviations directes ou indirectes, apparaissant [IV-430] à l’horizon du nouvel ordre social, que je ne sais par où commencer.

Nous avons d’abord les priviléges de toute espèce. Nul ne peut se faire avocat, médecin, professeur, agent de change, courtier, notaire, avoué, pharmacien, imprimeur, boucher, boulanger, sans rencontrer des prohibitions légales. Ce sont autant de services qu’il est défendu de rendre, et, par suite, ceux à qui l’autorisation est accordée les mettent à plus haut prix, à ce point que ce privilége seul, sans travail, a souvent une grande valeur. Ce dont je me plains ici, ce n’est pas qu’on exige des garanties de ceux qui rendent ces services, quoiqu’à vrai dire la garantie efficace se trouve en ceux qui les reçoivent et les paient. Mais encore faudrait-il que ces garanties n’eussent rien d’exclusif. Exigez de moi que je sache ce qu’il faut savoir pour être avocat ou médecin, soit ; mais n’exigez pas que je l’aie appris en telle ville, en tel nombre d’années, etc.

Vient ensuite le prix artificiel, la valeur supplémentaire qu’on essaie de donner, par le jeu des tarifs, à la plupart des choses nécessaires, blé, viande, étoffes, fer, outils, etc.

Il y a là évidemment un effort pour détruire l’équivalence des services, une atteinte violente à la plus sacrée de toutes les propriétés, celle des bras et des facultés. Ainsi que je l’ai précédemment démontré, quand le sol d’un pays a été successivement occupé, si la population ouvrière continue à croître, son droit est de limiter les prétentions du propriétaire foncier, en travaillant pour le dehors, en faisant venir du dehors sa subsistance. Cette population n’a que du travail à livrer en échange des produits, et il est clair que si le premier terme s’accroît sans cesse, quand le second demeure stationnaire, il faudra donner plus de travail contre moins de produits. Cet effet se manifeste par la baisse des salaires, le plus grand des malheurs, quand elle est due à [IV-431] des causes naturelles, le plus grand des crimes, quand elle provient de la loi.

Arrive ensuite l’impôt. Il est devenu un moyen de vivre très-recherché. On sait que le nombre des places a toujours été croissant et que le nombre des solliciteurs s’accroît encore plus vite que le nombre des places. Or, quel est le solliciteur qui se demande s’il rendra au public des services équivalents à ceux qu’il en attend ? Ce fléau est-il près de cesser ? Comment le croire, quand on voit que l’opinion publique elle-même pousse à tout faire faire par cet être fictif l’État, qui signifie une collection d’agents salariés ? Après avoir jugé tous les hommes sans exception capables de gouverner le pays, nous les déclarons incapables de se gouverner eux-mêmes. Bientôt il y aura deux ou trois agents salariés auprès de chaque Français, l’un pour l’empêcher de trop travailler, l’autre pour faire son éducation, un troisième pour lui fournir du crédit, un quatrième pour entraver ses transactions, etc., etc. Où nous conduira cette illusion qui nous porte à croire que l’État est un personnage qui a une fortune inépuisable indépendante de la nôtre ?

Le peuple commence à savoir que la machine gouvernementale est coûteuse. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que le fardeau retombe inévitablement sur lui. On lui fait croire que si jusqu’ici sa part a été lourde, la République a un moyen, tout en augmentant le fardeau général, d’en repasser au moins la plus grande partie sur les épaules du riche. Funeste illusion ! Sans doute on peut arriver à ce que le percepteur s’adresse à telle personne plutôt qu’à telle autre, et que, matériellement, il reçoive l’argent de la main du riche. Mais l’impôt une fois payé, tout n’est pas fini. Il se fait un travail ultérieur dans la société, il s’opère des réactions sur la valeur respective des services, et l’on ne peut pas éviter que la charge ne se répartisse à la longue sur [IV-432] tout le monde, le pauvre compris. Son véritable intérêt est donc, non qu’on frappe une classe, mais qu’on les ménage toutes, à cause de la solidarité qui les lie.

Or, rien annonce-t-il que le temps soit venu où les taxes vont être diminuées ?

Je le dis sincèrement : je crois que nous entrons dans une voie où, avec des formes fort douces, fort subtiles, fort ingénieuses, revêtues des beaux noms de solidarité et de fraternité, la spoliation va prendre des développements dont l’imagination ose à peine mesurer l’étendue. Cette forme, la voici : Sous la dénomination d’État, on considère la collection des citoyens comme un être réel, ayant sa vie propre, sa richesse propre, indépendamment de la vie et de la richesse des citoyens eux-mêmes, et puis chacun s’adresse à cet être fictif pour en obtenir qui l’instruction, qui le travail, qui le crédit, qui les aliments, etc., etc. Or, l’État ne peut rien donner aux citoyens qu’il n’ait commencé par le leur prendre. Les seuls effets de cet intermédiaire, c’est d’abord une grande déperdition de forces, et ensuite la complète destruction de l’équivalence des services, car l’effort de chacun sera de livrer le moins possible aux caisses de l’État et d’en retirer le plus possible. En d’autres termes, le Trésor public sera au pillage. Et ne voyons-nous pas dès aujourd’hui quelque chose de semblable ? Quelle classe ne sollicite pas les faveurs de l’État ? Il semble que c’est en lui qu’est le principe de vie. Sans compter la race innombrable de ses propres agents, l’agriculture, les manufactures, le commerce, les arts, les théâtres, les colonies, la navigation attendent tout de lui. On veut qu’il défriche, qu’il irrigue, qu’il colonise, qu’il enseigne et même qu’il amuse. Chacun mendie une prime, une subvention, un encouragement et surtout la gratuité de certains services, comme l’instruction et le crédit. Et pourquoi pas demander à l’État la gratuité de tous les services ? pourquoi pas exiger de [IV-433] l’État qu’il nourrisse, abreuve, loge et habille gratuitement tous les citoyens ?

Une classe était restée étrangère à ces folles prétentions,

Une pauvre servante au moins m’était restée,
Qui de ce mauvais air n’était pas infectée ;

c’était le peuple proprement dit, l’innombrable classe des travailleurs. Mais la voilà aussi sur les rangs. Elle verse largement au Trésor ; en toute justice, en vertu du principe de l’égalité, elle a les mêmes droits à cette dilapidation universelle dont les autres classes lui ont donné le signal. Regrettons profondément que le jour où sa voix s’est fait entendre, ç’ait été pour demander part au pillage et non pour le faire cesser. Mais cette classe pouvait-elle être plus éclairée que les autres ? N’est-elle pas excusable d’être dupe de l’illusion qui nous aveugle tous ?

Cependant, par le seul fait du nombre des solliciteurs, qui est aujourd’hui égal au nombre des citoyens, l’erreur que je signale ici ne peut être de longue durée, et l’on en viendra bientôt, je l’espère, à ne demander à l’État que les seuls services de sa compétence, justice, défense nationale, travaux publics, etc.

Nous sommes en présence d’une autre cause d’inégalité, plus active peut-être que toutes les autres, la guerre au Capital. Le Prolétariat ne peut s’affranchir que d’une seule manière, par l’accroissement du capital national. Quand le capital s’accroît plus rapidement que la population, il s’ensuit deux effets infaillibles qui tous deux concourent à améliorer le sort des ouvriers : baisse des produits, hausse des salaires. Mais, pour que le capital s’accroisse, il lui faut avant tout de la sécurité. S’il a peur, il se cache, s’exile, se dissipe et se détruit. C’est alors que le travail s’arrête et que les bras s’offrent au rabais. Le plus grand de tous les [IV-434] malheurs pour la classe ouvrière, c’est donc de s’être laissé entraîner par des flatteurs à une guerre contre le capital, aussi absurde que funeste. C’est une menace perpétuelle de spoliation pire que la spoliation même.

En résumé, s’il est vrai, comme j’ai essayé de le démontrer, que la Liberté, qui est la libre disposition des propriétés, et, par conséquent, la consécration suprême du Droit de Propriété ; s’il est vrai, dis-je, que la Liberté tend invinciblement à amener la juste équivalence des services, à réaliser progressivement l’Égalité, à rapprocher tous les hommes d’un même niveau qui s’élève sans cesse, ce n’est pas à la Propriété qu’il faut imputer l’Inégalité désolante dont le monde nous offre encore le triste aspect, mais au principe opposé, à la Spoliation, qui a déchaîné sur notre planète les guerres, l’esclavage, le servage, la féodalité, l’exploitation de l’ignorance et de la crédulité publiques, les priviléges, les monopoles, les restrictions, les emprunts publics, les fraudes commerciales, les impôts excessifs, et, en dernier lieu, la guerre au capital et l’absurde prétention de chacun de vivre et se développer aux dépens de tous.

RÉCLAMATION DE M. CONSIDÉRANT ET RÉPONSE DE F. BASTIAT

Publiées par le Journal des Débats, dans son no du 28 juillet 1848.

Monsieur,

Dans les discussions graves dont la question sociale va être l’objet, je suis bien décidé à ne pas permettre que l’on donne au public, comme m’appartenant, des opinions qui ne sont pas les miennes, ou qu’on présente les miennes sous un jour qui les altère et les défigure.

Je n’ai pas défendu le principe de la propriété, pendant vingt ans, contre les Saint-Simoniens qui niaient le droit d’hérédité, contre les Babouvistes, les Owenistes, et contre toutes les variétés de Communistes, pour consentir à me voir rangé parmi les adversaires de ce droit de [IV-435] propriété dont je crois avoir établi la légitimité logique sur des bases assez difficiles à ébranler.

Je n’ai pas combattu, au Luxembourg, les doctrines de M. Louis Blanc, je n’ai pas été maintes fois attaqué par M. Proudhon comme un des défenseurs les plus acharnés de la propriété, pour pouvoir laisser, sans réclamation, M. Bastiat me faire figurer chez vous, avec ces deux socialistes, dans une sorte de triumvirat anti-propriétaire.

Comme je voudrais d’ailleurs n’être pas forcé de réclamer de votre loyauté des insertions trop considérables de ma prose dans vos colonnes, et qu’en ceci vous devez être d’accord avec mon désir, je vous demande la permission de faire à M. Bastiat, avant qu’il aille plus loin, quelques observations propres à abréger beaucoup les réponses qu’il peut me forcer de lui faire et peut-être même à m’en dispenser complétement.

1o Je ne voudrais pas que M. Bastiat, lors même qu’il croit analyser ma pensée très-fidèlement, donnât, en guillemettant et comme citations textuelles de ma brochure sur le droit de propriété et le droit au travail, ou de tout autre écrit, des phrases qui sont de lui, et qui, notamment dans l’avant-dernière de celles qu’il me prête, rendent inexactement mes idées. Ce procédé n’est pas heureux, et peut mener celui qui l’emploie beaucoup plus loin qu’il ne le voudrait lui-même. Abrégez et analysez comme vous l’entendez, c’est votre droit ; mais ne donnez pas à votre abréviation analytique le caractère d’une citation textuelle.

2o M. Bastiat dit : « Ils (les trois socialistes parmi lesquels je figure) paraissent croire que dans la lutte qui va s’engager, les pauvres sont intéressés au triomphe du droit au travail, et les riches à la défense du droit de propriété. » Je ne crois pour ma part, et même je ne crois pas paraître croire rien de semblable. Je crois, au contraire, que les riches sont aujourd’hui plus sérieusement intéressés que les pauvres à la reconnaissance du droit au travail. C’est la pensée qui domine tout mon écrit, publié pour la première fois, non pas aujourd’hui, mais il y a dix ans, et composé pour donner aux gouvernants et à la propriété un avertissement salutaire, en même temps que pour défendre la propriété contre la logique redoutable de ses adversaires. Je crois, en outre, que le droit de propriété est tout autant dans l’intérêt des pauvres que dans celui des riches ; car je regarde la négation de ce droit comme la négation du principe de l’individualité ; et sa suppression, en quelque état de société que ce fût, me paraîtrait le signal d’un retour à l’état sauvage, dont je ne me suis jamais, que je sache, montré très-partisan.

3o Enfin M. Bastiat s’exprime ainsi :

« Au reste, je n’ai pas l’intention d’examiner en détail la théorie de M. Considérant… Je ne veux m’attaquer qu’à ce qu’il y a de grave et [IV-436] de sérieux au fond de cette théorie, je veux dire la question de la Rente. Le système de M. Considérant peut se résumer ainsi : Un produit agricole existe par le concours de deux actions : l’action de l’homme, ou le travail, qui donne ouverture au droit de propriété ; l’action de la nature, qui devrait être gratuite, et que les propriétaires font injustement tourner à leur profit. C’est là ce qui constitue l’usurpation des droits de l’espèce. »

J’en demande mille fois pardon à M. Bastiat, mais il n’y a pas un mot dans ma brochure qui puisse l’autoriser à me prêter les opinions qu’il m’attribue bien gratuitement ici. En général, je déguise peu ma pensée, et quand je pense midi, je n’ai pas l’habitude de dire quatorze heures. Que M. Bastiat donc, s’il veut me faire l’honneur de battre ma brochure en brèche, combatte ce que j’y ai mis et non ce qu’il y met. Je n’y ai pas écrit un mot contre la Rente ; la question de la Rente, que je connais comme tout le monde, n’y figure ni de près ni de loin, ni en espèce ni même en apparence ; et quand M. Bastiat me fait dire « que l’action de la nature devrait être gratuite, que les propriétaires la font injustement tourner à leur profit, et que c’est là ce qui constitue, suivant moi, l’usurpation des droits de l’espèce, » il reste encore et toujours dans un ordre d’idées que je n’ai pas le moins du monde abordé ; il me prête une opinion que je considère comme absurde, et qui est même diamétralement opposée à toute la doctrine de mon écrit. Je ne me plains pas du tout, en effet, de ce que les propriétaires jouissent de l’action de la nature ; je demande, pour ceux qui n’en jouissent pas, le droit à un travail qui leur permette de pouvoir, à côté des propriétaires, créer des produits et vivre en travaillant, quand la propriété (agricole ou industrielle) ne leur en offre pas le moyen.

Au reste, Monsieur, je n’ai pas la prétention grande de discuter, contradictoirement avec M. Bastiat, mes opinions dans vos colonnes. C’est une faveur et un honneur auxquels je ne suis point réservé. Que M. Bastiat fasse donc de mon système des décombres et de la poussière, je ne me croirai en droit de réclamer votre hospitalité pour mes observations que quand, faute d’avoir compris, il m’attribuera des doctrines dont je n’aurai point pris la responsabilité. Je sais bien qu’il devient souvent facile de terrasser les gens quand on leur fait dire ce que l’on veut en place de ce qu’ils disent ; je sais bien surtout qu’on a toujours plus aisément raison contre les socialistes, quand on les combat confusément et en bloc que quand on les prend chacun pour ce qu’ils proposent ; mais, à tort ou à raison, je tiens pour mon compte à ne porter d’autre responsabilité que la mienne.

La discussion qu’engage dans vos colonnes M. Bastiat porte, monsieur le Rédacteur, sur des sujets trop délicats et trop graves pour que, en ceci [IV-437] du moins, vous ne soyez pas de mon avis. Je me tiens donc pour assuré que vous approuverez ma juste susceptibilité, et que vous donnerez loyalement à ma réclamation, dans vos colonnes, une place visible et un caractère lisible.

V. Considérant,
Représentant du peuple.

Paris, le 24 juillet 1848.

M. Considérant se plaint de ce que j’ai altéré ou défiguré son opinion sur la propriété. Si j’ai commis cette faute, c’est bien involontairement, et je ne saurais mieux faire, pour la réparer, que de citer des textes.

Après avoir établi qu’il y a deux sortes de Droits, le Droit naturel, qui est l’expression des rapports résultant de la nature même des êtres ou des choses, et le Droit conventionnel ou légal, qui n’existe qu’à la condition de régir des rapports faux, M. Considérant poursuit ainsi :

« Cela posé, nous dirons nettement que la Propriété telle qu’elle a été généralement constituée chez tous les peuples industrieux jusqu’à nos jours, est entachée d’illégitimité et pèche contre le Droit… L’espèce humaine est placée sur la terre pour y vivre et se développer. L’espèce est donc usufruitière de la surface du globe…

« Or, sous le régime qui constitue la Propriété dans toutes les nations civilisées, le fonds commun sur lequel l’Espèce a plein droit d’usufruit a été envahi ; il se trouve confisqué par le petit nombre à l’exclusion du grand nombre. Eh bien ! n’y eût-il en fait qu’un seul homme exclu de son droit à l’usufruit du fonds commun par la nature du régime de propriété, cette exclusion constituerait à elle seule une atteinte au Droit, et le régime de propriété qui la consacrerait serait certainement injuste, illégitime.

« Tout homme qui venant au monde dans une société civilisée ne possède rien et trouve la terre confisquée tout autour de lui, ne pourrait-il pas dire à ceux qui lui prêchent le respect pour le régime existant de la propriété, en alléguant le respect qu’on doit au droit de propriété : « Mes amis, entendons-nous et distinguons un peu les choses ; je suis fort partisan du droit de propriété et très-disposé à le respecter à l’égard d’autrui, à la seule condition qu’autrui le respecte à mon égard. Or, en tant que membre de l’espèce, j’ai droit à l’usufruit du fonds, [IV-438] qui est la propriété commune de l’espèce et que la nature n’a pas, que je sache, donné aux uns au détriment des autres. En vertu du régime de propriété que je trouve établi en arrivant ici, le fonds commun est confisqué et très-bien gardé. Votre régime de propriété est donc fondé sur la spoliation de mon droit d’usufruit. Ne confondez pas le droit de propriété avec le régime particulier de propriété que je trouve établi par votre droit factice. »

« Le régime actuel de la propriété est donc illégitime et repose sur une fondamentale spoliation. »

M. Considérant arrive enfin à poser le principe fondamental du droit de propriété en ces termes :

« Tout homme possède légitimement la chose que son travail, son intelligence, ou plus généralement que son activité a créée. »

Pour montrer la portée de ce principe, il suppose une première génération cultivant une île isolée. Les résultats du travail de cette génération se divisent en deux catégories.

« La première comprend les produits du sol qui appartenaient à cette première génération en sa qualité d’usufruitière, augmentés, raffinés ou fabriqués par son travail, par son industrie : ces produits bruts ou fabriqués consistent soit en objets de consommation, soit en instruments de travail. Il est clair que ces produits appartiennent en toute et légitime propriété à ceux qui les ont créés par leur activité…

« Non-seulement cette génération a créé les produits que nous venons de désigner… mais encore elle a ajouté une plus-value à la valeur primitive du sol par la culture, par les constructions, par tous les travaux de fonds et immobiliers qu’elle a exécutés.

« Cette plus-value constitue évidemment un produit, une valeur due à l’activité de la première génération. »

M. Considérant reconnaît que cette seconde valeur est aussi une propriété légitime. Puis il ajoute :

« Nous pouvons donc parfaitement reconnaître que, quand la seconde génération arrivera, elle trouvera sur la terre deux sortes de capitaux :

« A. Le capital primitif ou naturel, qui n’a pas été créé par les [IV-439] hommes de la première génération, c’est-à-dire la valeur de la terre brute.

« B. Le capital créé par la première génération, comprenant, 1o les produits, denrées et instruments qui n’auront pas été consommés et usés par la première génération ; 2o la plus-value que le travail de la première génération aura ajoutée à la valeur de la terre brute.

« Il est donc évident et il résulte clairement et nécessairement du principe fondamental du Droit de propriété tout à l’heure établi, que chaque individu de la deuxième génération a un Droit égal au capital Primitif ou Naturel, tandis qu’il n’a aucun Droit à l’autre Capital, au Capital Créé par la première génération. Chaque individu de celle-ci pourra donc disposer de sa part du Capital Créé en faveur de tels ou tels individus de la seconde génération qu’il lui plaira choisir, enfants, amis, etc. »

Ainsi dans cette seconde génération il y a deux sortes d’individus, ceux qui héritent du capital créé et ceux qui n’en héritent pas. Il y a aussi deux sortes de capitaux, le capital primitif ou naturel et le capital créé. Ce dernier appartient légitimement aux héritiers, mais le premier appartient légitimement à tout le monde. Chaque individu de la seconde génération a un droit égal au capital primitif. Or il est arrivé que les héritiers du capital créé se sont emparés aussi du capital non créé, l’ont envahi, usurpé, confisqué. Voilà pourquoi et en quoi le régime actuel de la propriété est illégitime, contraire au droit et repose sur une fondamentale spoliation.

Je puis certainement me tromper ; mais il me semble que cette doctrine reproduit exactement, quoique en d’autres termes, celle de Buchanan, Mac-Culloch et Senior sur la Rente. Eux aussi reconnaissent la propriété légitime de ce qu’on a créé par le travail. Mais ils regardent comme illégitime l’usurpation de ce que M. Considérant appelle la valeur de la terre brute, et de ce qu’ils nomment force productive de la terre.

Voyons maintenant comment cette injustice peut être réparée.

[IV-440]

« Le sauvage jouit, au milieu des forêts, des savanes, des quatre droits naturels : chasse, pêche, cueillette, pâture. Telle est la première forme du Droit.

« Dans toutes les sociétés civilisées, l’homme du peuple, le prolétaire, qui n’hérite de rien et ne possède rien, est purement et simplement dépouillé de ces droits. On ne peut donc pas dire que le droit primitif ait ici changé de forme, puisqu’il n’existe plus. La forme a disparu avec le fond.

« Or quelle serait la forme sous laquelle le Droit pourrait se concilier avec les conditions d’une société industrieuse ? La réponse est facile. Dans l’état sauvage, pour user de son droit, l’homme est obligé d’agir. Les travaux de la pêche, de la chasse, de la cueillette, de la pâture, sont les conditions de l’exercice de son droit. Le droit primitif n’est donc que le droit à ces travaux.

« Eh bien ! qu’une société industrieuse, qui a pris possession de la terre, et qui enlève à l’homme la faculté d’exercer à l’aventure et en liberté sur la surface du sol ses quatre droits naturels ; que cette société reconnaisse à l’individu, en compensation de ces droits, dont elle le dépouille, le droit au travail, — alors en principe, et sauf application convenable, l’individu n’aura plus à se plaindre. En effet, son droit primitif était le droit au travail exercé au sein d’un atelier pauvre, au sein de la nature brute ; son droit actuel serait le même droit exercé dans un atelier mieux pourvu, plus riche, où l’activité individuelle doit être plus productive.

« La condition sine quâ non, pour la légitimité de la propriété, est donc que la société reconnaisse au prolétaire le droit au travail, et qu’elle lui assure au moins autant de moyens de subsistance, pour un exercice d’activité donné, que cet exercice eût pu lui en procurer dans l’état primitif. »

Maintenant je laisse au lecteur à juger si j’avais altéré ou défiguré les opinions de M. Considérant.

M. Considérant croit être un défenseur acharné du droit de propriété. Sans doute il défend ce droit tel qu’il le comprend, mais il le comprend à sa manière, et la question est de savoir si c’est la bonne. En tout cas, ce n’est pas celle de tout le monde.

Il dit lui-même que, quoiqu’il ne fallût qu’une modeste dose de bon sens pour résoudre la question de la propriété, elle n’a jamais été bien comprise. Il m’est bien permis de ne pas [IV-441] souscrire à cette condamnation de l’intelligence humaine.

Ce n’est pas seulement la théorie que M. Considérant accuse. Je la lui abandonnerais, pensant avec lui qu’en cette matière, comme en bien d’autres, elle s’est souvent fourvoyée.

Mais il condamne aussi la pratique universelle. Il dit nettement :

« La propriété, telle qu’elle a été généralement constituée chez tous les peuples industrieux jusqu’à nos jours, est entachée d’illégitimité et pèche singulièrement contre le droit. »

Si donc M. Considérant est un défenseur acharné de la propriété, c’est au moins d’un mode de propriété différent de celui qui a été reconnu et pratiqué parmi les hommes depuis le commencement du monde.

Je suis bien convaincu que M. Louis Blanc et M. Proudhon se disent aussi défenseurs de la propriété comme ils l’entendent.

Moi-même je n’ai pas d’autre prétention que de donner de la propriété une explication que je crois vraie et qui peut-être est fausse.

Je crois que la propriété foncière, telle qu’elle se forme naturellement, est toujours le fruit du travail ; qu’elle repose par conséquent sur le principe même établi par M. Considérant ; qu’elle n’exclut pas les prolétaires de l’usufruit de la terre brute ; qu’au contraire elle décuple et centuple pour eux cet usufruit : qu’elle n’est donc pas entachée d’illégitimité, et que tout ce qui l’ébranle dans les faits et dans les convictions est une calamité autant pour ceux qui ne possèdent pas le sol que pour ceux qui le possèdent.

C’est ce que je voudrais m’efforcer de démontrer, autant que cela se peut faire dans les colonnes d’un journal.

F. Bastiat.

 


 

References

[2] Elle parut dans le Journal des Débats, no du 24 juillet 1848.(Note de l’éditeur.)

[2] Voir le petit volume publié par M. Considérant sous ce titre : Théorie du Droit de propriété et du Droit au travail.

[3]M. Considérant n’est pas le seul qui la professe, témoin le passage suivant, extrait du Juif errant de M. Eugène Sue :

« Mortification exprimerait mieux le manque complet de ces choses essentiellement vitales, qu’une société équitablement organisée devrait, oui, devrait forcément à tout travailleur actif et probe, puisque la civilisation l’a dépossédé de tout droit au sol, et qu’il naît avec sesbras pour seul patrimoine.

« Le sauvage ne jouit pas des avantages de la civilisation, mais, du moins, il a pour se nourrir les animaux des forêts, les oiseaux de l’air, les poissons des rivières, les fruits de la terre ; et, pour s’abriter et se chauffer, les arbres des grands bois.

« Le civilisé, déshérité de ces dons de Dieu, le civilisé qui regarde la Propriété comme sainte et sacrée peut donc, en retour de son rude labeur quotidien qui enrichit le pays, peut donc demander un salaire suffisant pour vivre sainement, rien de plus, rien de moins. »

[4] Cette proposition se trouve plus amplement développée aux chapitres v et ix des Harmonies économiques, tome VI.(Note de l’éditeur.)

[5] Voy. à la fin de cet opuscule, la réclamation que provoqua cette première lettre de la part de M. Considérant, et la réponse de F. Bastiat.(Note de l’éditeur.)

[6] Voy. le chap. xxii de la Ire série des Sophismes.(Note de l’éditeur.)

[7] « Il ne suffit pas que la valeur ne soit pas dans la matière ou dans les forces naturelles. Il ne suffit pas qu’elle soit exclusivement dans les services. Il faut encore que les services eux-mêmes ne puissent pas avoir une valeur exagérée. Car qu’importe à un malheureux ouvrier de payer le blé cher, parce que le propriétaire se fait payer les puissances productives du sol ou bien se fait payer démesurément son intervention ? »

« C’est l’œuvre de la Concurrence d’égaliser les services sur le pied de la justice. Elle y travaille sans cesse. »(Pensée inédite de l’auteur.)

Pour les développements sur la Valeur et la Concurrence, voy. les chap. v et x des Harmonies économiques, au tome VI.

Voy., de plus, au présent volume, les exemples cités pag. 38 et suiv. (Note de l’éditeur.)

[8] Voy., sur la question des intermédiaires, au tome V, le chap. vi du pamphlet Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, et au tome VI, le commencement du chap. xvi. (Note de l’éditeur.)

[9] Nous avons entendu naguère nier la légitimité du fermage. Sans aller jusque-là, beaucoup de personnes ont de la peine à comprendre la pérennité du loyer des capitaux. Comment, disent-elles, un capital une fois formé peut-il donner un revenu éternel ? Voici, par un exemple, cette légitimité et cette pérennité expliquées.

J’ai cent sacs de blé, je pourrais m’en servir pour vivre pendant que je me livre à un travail utile. Au lieu de cela, je les prête pour un an. Que me doit l’emprunteur ? la restitution intégrale de mes cent sacs de blé. Ne me doit-il que cela ? En ce cas, j’aurais rendu un service sans en recevoir. Il me doit donc, outre la simple restitution de mon prêt, un service, une rémunération qui sera déterminée par les lois de l’offre et de la demande : c’est l’intérêt. On voit qu’au bout de l’an, j’ai encore cent sacs de blé à prêter ; et ainsi de suite pendant l’éternité. L’intérêt est une petite portion du travail que mon prêt a mis l’emprunteur à même d’exécuter. Si j’ai assez de sacs de blé pour que les intérêts suffisent à mon existence, je puis être un homme de loisir sans faire tort à personne, et il me serait facile de montrer que le loisir, ainsi acheté, est lui-même un des ressorts progressifs de la société.

[10] Cette hypothèse a été examinée de nouveau par l’auteur dans la dernière partie de sa lettre à M. Thiers. Voy. ci-après les 12 dernières pages de Protectionisme et Communisme. (Note de l’éditeur.)

[11] Sur la propriété foncière, voy. les chap. ix et xiii des Harmonies économiques, au tome VI. — Voy. aussi, au tome II, la seconde parabole du discours prononcé, le 29 septembre 1846, à la salle Montesquieu. (Note de l’éditeur.)

[12] Sur l’objection tirée d’un prétendu accaparement des agents naturels, voy., au tome V, la lettre xive de Gratuité du crédit, et, au tome VI, les deux dernières pages du chap. xiv. (Note de l’éditeur.)

[13] Sur l’Effort épargné, considéré comme l’élément le plus important de la valeur, voy. le chap. v du tome VI. (Note de l’éditeur.)

 


 

9. Three chapters from Harmonies économiques (1850, 1851)

Source

[T.249 and T.260] Harmonies économiques. 2me Édition. Augmentée des manuscrits laissés par l’auteur. Publiée par la Société des amis de Bastiat. (Paris: Guillaumin, 1851). The 1st ed. 1850 [T.249 (1850.01)] contained the first 10 chapters. Manuscript in circulation by Dec. 1849, probably printed in Jan. 1850, OC6. The 2nd posthumous edition [T.261 (1851.07)] was ublished as a book by "The Friends of Bastiat" (Paillottet and Fontenay) with an additional 15 chapters.

  • “Conclusion” to the first edition of Harmonies économiques (written late 1849, printed early 1850), HE, pp. 327-334.
  • Chap. XVII. Services Privés, Services Publics (Private Services, Public Services) (published posthumously in the 2nd edition of 1851), HE, pp. 465-488.
  • Chap. XIX. Guerre (War) (published posthumously in the 2nd edition of 1851), HE, pp. 498-509.

[327]

[CONCLUSION.]

Dans cette première partie de l'œuvre, hélas! trop hâtive, que je soumets au public, je me suis efforcé de tenir son attention fixée sur la ligne de démarcation, toujours mobile, mais toujours distincte, qui sépare les deux régions du monde économique: — La collaboration naturelle, et le travail humain, — la libéralité de Dieu, et l'œuvre de l'homme, — la gratuité, et l'onérosité, — ce qui dans l'échange se rémunère, et ce qui se cède sans rémunération, — l'utilité totale, et l'utilité fractionnelle et complémentaire qui constitue la Valeur, —la richesse absolue, et la richesse relative,— le concours des forces chimiques ou mécaniques contraintes d'aider la production par les instruments qui les asservissent, et la juste rétribution due au travail qui a créé ces instruments eux-mêmes, — la Communauté, et la Propriété.

Il ne suffisait pas de signaler ces deux ordres de phénomènes si essentiellement différents par nature, il fallait encore décrire leurs relations, et, si je puis m'exprimer ainsi, leurs évolutions harmoniques. J'ai essayé d'expliquer comment l'œuvre de la Propriété consistait à conquérir pour le genre humain de l'utilité, à la jeter dans le domaine commun, pour voler à de nouvelles conquêtes, — de telle sorte que chaque effort donné, et, par conséquent, l'ensemble de tous les efforts — livre sans cesse à l'humanité des satisfactions toujours croissantes. C'est en cela que consiste le progrès, que les services humains échangés, tout en conservant leur valeur relative, servent de véhicule à une proportion toujours plus grande d'utilité gratuite et, partant, commune. Bien loin donc que les possesseurs de la valeur, quelque forme qu'elle affecte, usurpent et monopolisent les dons de Dieu, ils les multiplient sans leur faire perdre ce caractère de [328] libéralité qui est leur destination providentielle, — la Gratuité.

A mesure que les satisfactions, mises par le progrès à la charge de la nature, tombent à raison de ce fait même dans le domaine commun, elles deviennent égales, l'inégalité ne se pouvant concevoir que dans le domaine des services humains qui se comparent, s'apprécient les uns par les autres et s'évaluent pour s'échanger. — D'où il résulte que l'Égalité, parmi les hommes, est nécessairement progressive. — Elle l'est encore sous un autre rapport, l'action de la Concurrence ayant pour résultat inévitable de niveler les services eux-mêmes et de proportionner de plus en plus leur rétribution à leur mérite.

Jetons maintenant un coup d'œil sur l'espace qui nous reste à parcourir.

A la lumière de la théorie dont les bases ont été jetées dans ce volume, nous aurons a approfondir:

Les rapports de l'homme, considéré comme producteur et comme consommateur, avec les phénomènes économiques;

La loi de la Rente foncière;

Celle des Salaires;

Celle du Crédit;

Celle de l'Impôt, qui, nous initiant dans la Politique proprement dite, nous conduira à comparer les services privés et volontaires aux services publics et contraints;

Celle de la Population.

Nous serons alors en mesure de résoudre quelques problèmes pratiques encore controversés : Liberté commerciale, Machines, Luxe, Loisir, Association, Organisation du travail, etc.

Je ne crains pas de dire que le résultat de cette exposition peut s'exprimer d'avance en ces termes : Approximation constante de tous les hommes vers un niveau qui s'élève toujours, — en d'autres termes: Perfectionnement et égalisation, — en un seul mot: Harmonie.

Tel est le résultat définitif des arrangements providentiels, des grandes lois de la nature, alors qu'elles règnent sans obstacles, quand on les considère en elles-mêmes et abstraction faite du trouble que font subir à leur action l'erreur et la violence. A la vue de cette Harmonie, l'économiste peut bien s'écrier comme [329] fait l'astronome au spectacle des mouvements planétaires, ou le physiologiste en contemplant l'ordonnance des organes humains : Digitus Dei est hic!

Mais l'homme est une puissance libre, par conséquent faillible. Il est sujet à l'ignorance, à la passion. Sa volonté, qui peut errer, entre comme élément dans le jeu des lois économiques; il peut les méconnaître, les oblitérer, les détourner de leur fin. De même que le physiologiste, après avoir admiré la sagesse infinie dans chacun de nos organes et de nos viscères, ainsi que dans leurs rapports, les étudie aussi à l'état anormal, maladif et douloureux, nous aurons à pénétrer dans un monde nouveau, le monde des Perturbations sociales.

Nous nous préparerons à cette nouvelle étude par quelques considérations sur l'homme lui-même. Il nous serait impossible de nous rendre compte du mal social, de son origine, de ses effets, de sa mission, des bornes toujours plus étroites dans lesquelles il se resserre par sa propre action (ce qui constitue ce que j'oserais presque appeler une dissonance harmonique ), si nous ne portions notre examen sur les conséquences nécessaires du Libre Arbitre, sur les égarements toujours châtiés de l'Intérêt personnel, sur les grandes lois de la Responsabilité et de la Solidarité humaines.

Nous avons vu toutes.les Harmonies sociales contenues en germe dans ces deux principes : Propriété, Liberté. — Nous verrons que toutes les dissonances sociales ne sont que le développement de ces deux autres principes antagoniques aux premiers : Spoliation, Oppression.

Et même, les mots Propriété, Liberté n'expriment que deux aspects de la même idée. Au point de vue économique, la Liberté se rapporte à l'acte de produire, la Propriété aux produits. — Et puisque la Valeur a sa raison d'être dans l'acte humain, on peut dire que la Liberté implique et comprend la Propriété.— Il en est de même de l'Oppression à l'égard de la Spoliation.

Liberté! voilà, en définitive, le principe harmonique. Oppression ! voilà le principe dissonant; la lutte de ces deux puissances remplit les annales du genre humain.

Et comme l'Oppression a pour but de réaliser une appropriation [330] injuste, comme elle se résout et se résume en spoliation, n'est la Spoliation que je mettrai en scène.

L'homme arrive sur cette terre attaché au joug du besoin, qui est une peine.

Il n'y peut échapper qu'en s'asservissant au joug du travail, qui est aussi une peine.

Il n'a donc que le choix des douleurs, et il hait la douleur.

C'est pourquoi il jette ses regards autour de lui, et s'il voit que son semblable a accumulé des richesses, il conçoit la pensée de se les approprier. De là la fausse propriété ou la Spoliation.

La Spoliation! voici un élément nouveau dans l'économie des sociétés.

Depuis le jour où il a fait son apparition dans le monde jusqu'au jour, si jamais il arrive, où il aura complétement disparu, cet élément affectera profondément tout le mécanisme social; il troublera, au point de les rendre méconnaissables, les lois harmoniques que nous nous sommes efforcés de découvrir et de décrire.

Notre tâche ne sera donc accomplie que lorsque nous aurons fait la complète monographie de la Spoliation.

Peut-être pensera-t-on qu'il s'agit d'un fait accidentel, anormal, d'une plaie passagère, indigne des investigations de la science.

Mais qu'on y prenne garde. La spoliation occupe, dans la tradition des familles, dans l'histoire des peuples, dans les occupations des individus, dans les énergies physiques et intellectuelles des classes, dans les arrangements de la société, dans les prévisions des gouvernements, presque autant de place que la Propriété elle-même.

Oh! non, la Spoliation n'est pas un fléau éphémère, affectant accidentellement le mécanisme social, et dont il soit permis à la science économique de faire abstraction.

Cet arrêta été prononcé sur l'homme dès l'origine : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Il semble que, par là, l'effort et la satisfaction sont indissolublement unis, et que l'une ne puisse jamais être que la récompense de l'autre. Mais partout [331] nous voyons l'homme se révolter contre cette loi, et dire à son frère : A toi le travail ; à moi le fruit du travail.

Pénétrez dans la hutte du chasseur sauvage, ou sous la tente du nomade pasteur. Quel spectacle s'offre à vos regards! La femme, maigre, pâle, défigurée, terrifiée, flétrie avant le temps, porte tout le poids des soins domestiques, pendant que l'homme se berce dans son oisiveté. Où est l'idée que nous pouvons nous faire des Harmonies familiales? Elle a disparu, parce que la Force a rejeté sur la Faiblesse le poids de la fatigue. Et combien faudra-t-il de siècles d'élaboration civilisatrice avant que la Femme soit relevée de cette effroyable déchéance?

La Spoliation, sous sa forme la plus brutale, armée de la torche et de l'épée, remplit les annales du genre humain. Quels sont les noms qui résument l'histoire? Cyrus, Sésostris, Alexandre, Scipion, César, Attila, Tamerlan, Mahomet, Pizarre, Guillaume le Conquérant; c'est la Spoliation naïve par voie de conquêtes. A elle les lauriers, les monuments, les statues, les arcs de triomphe, le chant des poëtes, l'enivrant enthousiasme des femmes!

Bientôt le vainqueur s'avise qu'il y a un meilleur parti à tirer du vaincu que de le tuer, et l'Esclavage couvre la terre. Il a été presque jusqu'à nos jours, sur toute la surface du globe, le mode d'existence des sociétés, semant après lui des haines, des résistances, des luttes intestines, des révolutions. Et l'Esclavage, qu'est-ce autre chose que l'oppression organisée dans un but de spoliation?

Si la Spoliation arme la Force contre la Faiblesse, elle ne tourne pas moins l'intelligence contre la Crédulité. Quelles sont sur la terre les populations travailleuses qui aient échappé à l'exploitation des théocraties sacerdotales, prêtres égyptiens, oracles grecs, augures romains, druides gaulois, bramines indiens, muphtis, ulémas, bonzes, moines, ministres, jongleurs, sorciers, devins, spoliateurs de tous costumes et de toutes dénominations? Sous nette forme, le génie de la spoliation place son point d'appui dans le ciel, et se prévaut de la sacrilège complicité de Dieu! Il n'enchaîne pas seulement le bras, mais aussi les esprits. Il sait imprimer le fer de la servitude aussi bien sur la conscience de Seide [332] que sur le front de Spartacus, réalisant ce qui semble irréalisable: l'Esclavage Mental.

Esclavage Mental! quelle effrayante association de mots! — O liberté! On t'a vue traquée de contrée en contrée, écrasée par la conquête, agonisant sous l'esclavage, insultée dans les cours, chassée des écoles, raillée dans les salons, méconnue dans les ateliers, anathématisée dans les temples. Il semblait que tu devais trouver dans la pensée un refuge inviolable. Maïs si tu succombes dans ce dernier asile, que devient l'espoir des siècles et la valeur de la nature humaine?

Cependant, à la longue (ainsi le veut la nature progressive de l'homme), la Spoliation développe, dans le milieu même où elle s'exerce, des résistances qui paralysent sa force et des lumières qui dévoilent ses impostures. Elle ne se rend pas pour cela; elle se fait seulement plus rusée, et s'enveloppant dans des formes de gouvernement, des pondérations, des équilibres, elle enfante la Politique, mine longtemps féconde. On la voit alors usurper la liberté des citoyens, pour mieux exploiter leurs richesses, et tarir leurs richesses pour mieux venir à bout de leur liberté. L'activité privée passe dans le domaine de l'activité publique. Tout se fait par des fonctionnaires; une bureaucratie inintelligente et iracassière couvre le pays. Le trésor public devient un vaste réservoir où les travailleurs versent leurs économies, qui, de là, vont se distribuer entre les hommes à places. Le libre débat n'est plus la règle des transactions, et rien ne peut réaliser ni constater la mutualité des services.

Dans cet état de choses, la vraie notion de la Propriété s'éteint, chacun fait appel à la Loi pour qu'elle donne à ses services une valeur factice.

On entre ainsi dans l'ère des priviléges. La Spoliation, toujours plus subtile, se cantonne dans les Monopoles, et se cache derrière les Restrictions: elle déplace le courant naturel des échanges, elle pousse dans des directions artificielles le capital, avec le capital le travail, et avec le travail la population elle-même. Elle fait produire péniblement au Nord ce qui se ferait avec facilité au Midi; elle crée des industries et des existences précaires; elle substitue aux forces gratuites de la nature les fatigues onéreuses du travail: [333] elle fomente des établissements qui ne peuvent soutenir aucune rivalité, et invoque contre leurs compétiteurs l'emploi de la force; elle provoque les jalousies internationales, flatte les orgueils patriotiques, et invente d'ingénieuses théories, qui lui donnent pour auxiliaires ses propres dupes; elle rend toujours imminentes les crises industrielles et les banqueroutes; elle ébranle, dans les citoyens, toute confiance en l'avenir, toute foi dans la liberté, et jusqu'à la conscience de ce qui est juste. Et quand enfin la science dévoile ses méfaits, elle ameute contre la science jusqu'à ses victimes, en s'écriant: à l'Utopie! bien plus, elle nie non-seulement la science qui lui fait obstacle, mais l'idée même d'une science possible, par cette dernière sentence du scepticisme : il n'y a pas de principes!

Cependant, sous l'aiguillon de la souffrance, la masse des travailleurs s'insurge, elle renverse tout ce qui est au-dessus d'elle. Gouvernement, impôts, législation, tout est à sa merci, et vous croyez peut-être que c'en est fait du règne de la Spoliation ; vous croyez que la mutualité des services va être constituée sur sa seule base possible, et même imaginable, la Liberté.—Détrompez-vous; hélas! cette funeste idée s'est infiltrée dans la masse : que la Propriété n'a d'autre origine, d'autre sanction, d'autre légitimité, d'autre raison d'être que la Loi ; et voici que la masse se prend à se spolier législativement elle-même. Souffrante des blessures qui lui ont été faites, elle entreprend de guérir chacun de ses membres en lui concédant un droit d'oppression sur le membre voisin; cela s'appelle Solidarité, Fraternité. — « Tu as produit; je n'ai pas produit; nous sommes solidaires; partageons. » — « Tu as quelque chose; je n'ai rien; nous sommes frères; partageons. » — Nous aurons donc à examiner l'abus qui a été fait dans ces derniers temps des mots association, organisation du travail, gratuité du crédit, etc. Nous aurons à les soumettre à cette épreuve : renferment-ils la Liberté ou l'Oppression? En d'autres termes: sont-ils conformes aux grandes lois économiques, ou sont-ils la perturbation de ces lois?

La spoliation est un phénomène trop universel, trop persistant, pour qu'il soit permis de lui reconnaître un caractère purement accidentel. En cette matière, comme en bien d'autres, on ne [334] peut séparer l'étude des lois naturelles de celle de leur perturbation.

Mais, dira-t-on, si la spoliation entre nécessairement dans le jeu du mécanisme social comme dissonance, comment osez-vous affirmer l'Harmonie des lois économiques?

Je répéterai ici ce que j'ai dit ailleurs: en tout ce qui concerne l'homme, cet être qui n'est perfectible que parce qu'il est imparfait, l'Harmonie ne consiste pas dans l'absence absolue du mal, mais dans sa graduelle réduction. Le corps social, comme le corps humain, est pourvu d'une force curative, vis medicatrix, dont-on ne peut étudier les lois et l'infaillible puissance sans s'écrier encore : Digitus Dei est hic![FB-20]

 


 

Endnotes

[PP-20] Ici se terminaient les Harmonies économiques, â leur première édition. (P.P. — R.F.)

 


 

[465]

XVII. SERVICES PRIVÉS, SERVICES PUBLICS.

Les services s'échangent contre des services.

L'équivalence des services résulte de l'échange volontaire et du libre débat qui le précède.

En d'autres termes, chaque service jeté dans le milieux social vaut autant que tout autre service auquel il fait équilibre, pourvu que toutes les offres et toutes les demandes aient la liberté de se produire, de se comparer, de se discuter.

On aura beau épiloguer et subtiliser, il est impossible de concevoir l'idée de valeur sans y associer celle de liberté.

Quand aucune violence, aucune restriction, aucune fraude ne vient altérer l'équivalence des services, on peut dire que justice règne.

Ce n'est pas à dire que l'humanité soit alors arrivée au terme de son perfectionnement : car la liberté laisse toujours une place ouverte aux erreurs des appréciations individuelles. L'homme est dupe souvent de ses jugements et de ses passions ; il ne classe pas toujours ses désirs dans l'ordre le plus raisonnable. Nous avons vu qu'un service peut être apprécié à sa valeur sans qu'il ait une proportion raisonnable entre sa valeur et son utilité; suffit pour cela que nous donnions le pas à certains désirs sur d'autres. C'est le progrès de l'intelligence, du bon sens et des mœurs qui réalise de plus en plus cette belle proportion, en mettant chaque service à sa place morale, si je puis m'exprimer ainsi. Un objet futile, un spectacle puéril, un plaisir immoral, peuvent avoir un grand prix dans un pays et être dédaignés et flétris dans un autre. L'équivalence des services est donc autre [466] chose que la juste appréciation de leur utilité. Mais, encore sous ce rapport, c'est la liberté, le sens de la responsabilité qui corrigent et perfectionnent nos goûts, nos désirs, nos satisfactions et nos appréciations.

Dans tous les pays du monde, il y a une classe de services qui, quant à la manière dont ils sont rendus distribués et rémunérés, accomplissent une évolution tout autre que les services privés ou libres. Ce sont les services publics.

Quand un besoin a un caractère d'universalité et d'uniformité suffisant pour qu'on puisse l'appeler besoin public, il peut convenir à tous les hommes qui font partie d'une même agglomération (Commune, Province, Nation) de pourvoira la satisfaction de ce besoin par une action ou par une délégation collective. En ce cas, ils nomment des fonctionnaires chargés de rendre et de distribuer dans la communauté le service dont il s'agit, et ils pourvoient à sa rémunération par une cotisation qui est, du moins en principe, proportionnelle aux facultés de chaque associé.

Au fond, les éléments primordiaux de l'économie sociale ne sont pas nécessairement altérés par cette forme particulière de l'échange, surtout quand le consentement de toutes les parties est supposé. C'est toujours transmission d'efforts, transmission de services. Les fonctionnaires travaillent pour satisfaire les besoins des contribuables ; les contribuables travaillent pour satisfaire les besoins des fonctionnaires. La valeur relative de ces services réciproques est déterminée par un procédé que nous aurons à examiner; mais les principes essentiels de l'échange, du moins abstraitement parlant, restent intacts.

C'est donc à tort que quelques auteurs, dont l'opinion était influencée par le spectacle de taxes écrasantes et abusives, ont considéré comme perdue toute valeur consacrée aux services publics.[FB-50] Cette condamnation tranchante ne soutient pas [467] l'examen. En tant que perte ou gain, le service public ne diffère en rien, scientifiquement, du service privé. Que je garde mon champ moi-même, que je paye l'homme qui le garde, que je paye l'État pour le faire garder, c'est toujours un sacrifice mis en regard d'un avantage. D'une manière ou de l'autre je perds l'effort, sans doute, mais je gagne la sécurité. Ce n'est pas une perte, c'est un échange.

Dira-t-on que je donne un objet matériel, et ne reçois rien qui ait corps et figure ? Ce serait retomber dans la fausse théorie de la valeur. Tant qu'on a attribué la valeur à la matière, non aux services, on a dû croire que tout service public était sans valeur ou perdu. Plus tard, quand on a flotté entre le vrai et le faux au sujet de la valeur, on a dû flotter aussi entre le vrai et le faux au sujet de l'impôt.

Si l'impôt n'est pas nécessairement une perte, encore moins est-il nécessairement une spoliation.[FB-51] Sans doute, dans les sociétés modernes, la spoliation par l'impôt s'exerce sur une immense échelle. Nous le verrons plus tard ; c'est une des causes les plus actives entre toutes celles qui troublent l'équivalence les services et l'harmonie des intérêts. Mais le meilleur moyen de combattre et de détruire les abus de l'impôt, c'est de se préserver de cette exagération qui le représente comme spoliateur par essence.

Ainsi, considérés en eux-mêmes, dans leur nature propre, à [468] l'état normal, abstraction faite de tout abus, les services publics sont, comme les services privés, de purs échanges.

Mais les procédés par lesquels, dans ces deux formes de l'échange, les services se comparent, se débattent, se transmettent, s'équilibrent et manifestent leur valeur, sont si différents en eux-mêmes et quant à leurs effets, que le lecteur me permettra sans doute de traiter avec quelque étendue ce difficile sujet, un des plus intéressants qui puissent s'offrir aux méditations de l'économiste et de l'homme d'État. A vrai dire, c'est ici qu'est le nœud par lequel la politique se rattache à l'Économie sociale. C'est ici qu'on peut marquer l'origine et la portée de cette erreur, la plus funeste qui ait jamais infecté la science, et qui consiste à confondre la société et le gouvernement,— la société, ce tout qui embrasse à la fois les services privés et les services publics, et le gouvernement, cette fraction dans laquelle n'entrent que les services publics.

Quand, par malheur, en suivant l'école de Rousseau et de tous les républicains français ses adeptes, on se sert indifféremment des mots gouvernement et société, on décide implicitement, d'avance, sans examen, que l'État peut et doit absorber l'activité privée tout entière, la liberté, la responsabilité individuelles: on décide que tous les services privés doivent être convertis en services publics; on décide que l'ordre social est un fait contingent et conventionnel auquel la loi donne l'existence; on décide l'omnipotence du législateur et la déchéance de l'humanité.

En fait, nous voyons les services publics ou l'action gouvernementale s'étendre ou se restreindre selon les temps, les lieux, les circonstances, depuis le communisme de Sparte ou des missions du Paraguay jusqu'à l'individualisme des États-Unis, en passant par la centralisation française.

La première question qui se présente à l'entrée de la Politique, eu tant que science, est donc celle-ci:

Quels sont les services qui doivent rester dans le domaine de l'activité privée? — quels sont ceux qui doivent appartenir à l'activité collective ou publique?

Question qui revient à celle-ci:

[469]

Dans le grand cercle qui s'appelle société, tracer rationnellement le cercle inscrit qui s'appelle gouvernement.

Il est évident que cette question se rattache à l'économie politique, puisqu'elle exige l'étude comparée de deux formes très-différentes de l'échange.

Une fois ce problème résolu, il en reste un autre : Quelle est la meilleure organisation des services publics? Celui-ci appartient à la politique pure, nous ne l'aborderons pas.

Examinons les différences essentielles qui caractérisent les services privés et les services publics, étude préalable nécessaire pour fixer la ligne rationnelle qui doit les séparer.

Toute la partie de cet ouvrage qui précède ce chapitre a été consacrée à montrer l'évolution du service privé. Nous l'avons vu poindre dans cette proposition formelle ou tacite :Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi; ce qui implique, soit quant à ce qu'on cède, soit quant à ce qu'on reçoit, un double consentement réciproque. Les notions de troc, échange, appréciation, valeur, ne se peuvent donc concevoir sans Liberté, non plus que celle-ci sans responsabilité. En recourant à l'échange, chaque partie consulte, à ses risques et périls, ses besoins, ses goûts, ses désirs, ses facultés, ses affections, ses convenances, l'ensemble de sa situation; et nous n'avons nié nulle part qu'à l'exercice du libre arbitre s'attache la possibilité de l'erreur, la possibilité d'un choix déraisonnable ou insensé. La faute n'en est pas à l'échange, mais à l'imperfection de la nature humaine; et le remède ne saurait être ailleurs que dans la responsabilité elle-même (c'est-à-dire dans la liberté), puisqu'elle est la source de toute expérience. Organiser la contrainte dans l'échange, détruire le libre arbitre sous prétexte que les hommes peuvent se tromper, ce ne serait rien améliorer; à moins que l'on ne prouve que l'agent charge de contraindre ne participe pas à l'imperfection de notre nature, n'est sujet ni aux passions, ni aux erreurs, et n'appartient pas à l'humanité. N'est-il pas évident, au contraire, que ce serait non-seulement déplacer la responsabilité, mais encore l'anéantir, du moins en ce qu'elle a de plus précieux, dans son caractère rémunérateur, vengeur, expérimental, correctif et par conséquent progressif? Nous avons vu encore que les échanges libres, ou les services [470] librement reçus et rendus étendent sans cesse, sous l'action de la concurrence, le concours des forces gratuites proportionnellement à celui des forces onéreuses, le domaine de la communauté proportionnellement au domaine de la propriété; et nous sommes arrivés ainsi à reconnaître dans la liberté la puissance qui réalise de plus en plus l'égalité en tous sens progressive, ou l'Harmonie sociale.

Quant aux procédés de l'échange libre, ils n'ont pas besoin d'être décrits, car si la contrainte a des formes infinies, la liberté n'en a qu'une. Encore une fois, la transmission libre et volontaire des services privés est définie par ces simples paroles: « Donne-moi ceci, je te donnerai cela; — fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi. » Do ut des; facio ut facias.

Ce n'est pas ainsi que s'échangent les services publics. Ici, dans une mesure quelconque, la contrainte est inévitable, et nous devons rencontrer des formes infinies, depuis le despotisme le plus absolu, jusqu'à l'intervention la plus universelle et la plus directe de tous les citoyens.

Encore que cet idéal politique n'ait été réalisé nulle part, encore que peut-être il ne le soit jamais que d'une manière bien fictive, nous le supposerons cependant. Car que cherchons-nous? Nous cherchons les modifications qui affectent les services quand ils entrent dans le domaine public; et, au point de vue de la science, nous devons faire abstraction des violences particulières et locales, pour considérer le service public en lui-même et dans les circonstances les plus légitimes. En un mot, nous devons étudier la transformation qu'il subit par cela seul qu'il devient public, abstraction faite de la cause qui l'a rendu tel et des abus qui se peuvent mêler aux moyens d'exécution.

Le procédé consiste en ceci:

Les citoyens nomment des mandataires. Ces mandataires réunis décident, à la majorité, qu'une certaine catégorie de besoins, par exemple, le besoin d'instruction, ne sera plus satisfaite par le libre effort ou par le libre échange des citoyens, mais qu'il y sera pourvu par une classe de fonctionnaires spécialement délégués à cette œuvre. Voilà pour le service rendu. Quant au service reçu, comme l'État s'empare du temps et des facultés [471] des nouveaux fonctionnaires au profit des citoyens, il faut aussi qu'il prenne des moyens d'existence aux citoyens au profit des fonctionnaires. Ce qui s'opère par une cotisation ou contribution générale.

En tout pays civilisé, cette contribution se paye en argent. Il est à peine nécessaire de faire remarquer que derrière cet argent il y a du travail. Au fond, on s'acquitte en nature. Au fond, les citoyens travaillent pour les fonctionnaires, et les fonctionnaires pour les citoyens, de même que dans les services libres les citoyens travaillent les uns pour les autres.

Nous plaçons ici cette observation pour prévenir un sophisme très-répandu, né de l'illusion monétaire. On entend souvent dire: L'argent reçu par les fonctionnaires retombe en pluie sur les citoyens. Et l'on infère de là que cette prétendue pluie est un second bien ajouté à celui qui résulte du service. En raisonnant ainsi, on est arrivé à justifier les fonctions les plus parasites. On ne prend pas garde que si le service fût resté dans le domaine de l'activité privée, l'argent qui, au lieu d'aller au trésor et de là aux fonctionnaires, aurait été directement aux hommes qui se seraient chargés de rendre librement le service, cet argent, dis-je serait aussi retombé en pluie dans la masse. Ce sophisme ne résiste pas quand on porte la vue au delà de la circulation des espèces, quand on voit qu'au fond il y a du travail échangé contre du travail, des services contre des services. Dans l'ordre public, il peut arriver que des fonctionnaires reçoivent des services sans en rendre; alors il y a perte pour le contribuable, quelque illusion que puisse nous faire à cet égard le mouvement des écus.

Quoi qu'il en soit, reprenons notre analyse:

Voici donc un échange sous une forme nouvelle. Échange implique deux termes : donner et recevoir. Examinons donc comment est affectée la transaction, de privée devenue publique, au double point de vue des services rendus et reçus.

En premier lieu, nous constatons que toujours ou presque toujours le service public éteint, en droit ou en fait, le service privé de même nature. Quand l'État se charge d'un service, généralement il a soin de décréter que nul autre que lui ne le [472] pourra rendre, surtout s'il a en vue de se faire du même coup un revenu. Témoin la poste, le tabac, les cartes à jouer, la poudre à canon, etc, etc. Ne prit-il pas cette précaution, le résultat serait le même. Quelle industrie peut s'occuper de rendre au public un service que l'État rend pour rien? On ne voit guère personne chercher des moyens d'existence dans l'enseignement libre du droit ou de la médecine, dans l'exécution de grandes routes, dans l'élève d'étalons pur-sang, dans la fondation d'écoles d'arts et métiers, dans le défrichement des terres algériennes, dans l'exhibition de Musées, etc., etc. Et la raison en est que le public n'ira pas acheter ce que l'État lui donne pour rien. Ainsi que le disait M. de Cormenin, l'industrie des cordonniers tomberait bien vite, fût-elle déclarée inviolable par le premier article de la Constitution, si le gouvernement s'avisait de chausser gratuitement tout le monde.

A la vérité, le mot gratuit appliqué aux services publics, renferme le plus grossier et, j'ose dire, le plus puéril des sophismes.

J'admire, pour moi, l'extrême gobe-moucherie avec laquelle le public se laisse prendre à ce mot. Ne voulez-vous pas, nous dit-on, l'instruction gratuite, les haras gratuits?

Certes oui, j'en veux, et je voudrais aussi l'alimentation gratuite, le logement gratuit si c'était possible.

Mais il n'y a de vraiment gratuit que ce qui ne coûte rien à personne. Or, les services publics coûtent à tout le monde; c'est parce que tout le monde les a payés d'avance qu'ils ne coûtent plus rien à celui qui les reçoit. Celui-ci qui a payé sa part de la cotisation générale se gardera bien d'aller se faire rendre le service en payant par l'industrie privée.

Ainsi le service public se substitue au service privé. Il n'ajoute rien au travail général de la nation, ni à sa richesse. Il fait faire par des fonctionnaires ce qu'eût fait l'industrie privée. Reste à savoir encore laquelle des deux opérations entraînera le plus d'inconvénients accessoires. Le but de ce chapitre est de résoudre ces questions.

Dès que la satisfaction d'un besoin devient l'objet d'un service public, elle est soustraite en grande partie au domaine de la liberté et de la responsabilité individuelles. L'individu n'est [473] plus libre d'en acheter ce qu'il en veut, quand il le veut, de consulter ses ressources, ses convenances, sa situation, ses appréciations morales, non plus que l'ordre successif selon lequel il lui semble raisonnable de pourvoir à ses besoins. Bon gré, mal gré, il faut qu'il retire du milieux social, non cette mesure du service qu'il juge utile, ainsi qu'il le fait pour les services privés, mais la part que le gouvernement a jugé à propos de lui préparer, quelles qu'en soient la quantité et la qualité. Peut-être n'a-t-il pas du pain à sa faim, et cependant on lui prend une partie de ce pain, qui lui serait indispensable, pour lui donner une instruction ou des spectacles dont il n'a que faire. Il cesse d'exercer un libre contrôle sur ses propres satisfactions, et n'en ayant plus la responsabilité, naturellement il cesse d'en avoir l'intelligence. La prévoyance lui devient aussi inutile que l'expérience. Il s'appartient moins, il a perdu une partie de son libre arbitre, il est moins progressif, il est moins homme. Non-seulement il ne juge plus par lui-même dans un cas donné, mais il se déshabitue de juger pour lui-même. Cette torpeur morale qui le gagne, gagne par la même raison tous ses concitoyens et l'on a vu ainsi des nations entières tomber dans une funeste inertie.[FB-52]

[474]

Tant qu'une catégorie de besoins et de satisfactions correspondantes reste dans le domaine de la liberté, chacun se fait à cet égard sa propre loi et la modifie à son gré. Cela semble naturel et juste, puisqu'il n'y a pas deux hommes qui se trouvent dans des circonstances identiques, ni un homme pour lequel les circonstances ne varient d'un jour à l'autre. Alors toutes les facultés humaines, la comparaison, le jugement, la prévoyance, restent en exercice. Alors toute bonne détermination amène sa récompense comme toute erreur son châtiment; et l'expérience, ce rude suppléant de la prévoyance, remplit au moins sa mission, de telle sorte que la société ne peut manquer de se perfectionner.

Mais quand le service devient public, toutes les lois individuelles disparaissent pour se fondre, se généraliser dans une loi écrite, coercitive, la même pour tous, qui ne tient nul compte des situations particulières, et frappe d'inertie les plus nobles facultés de la nature humaine.

Si l'intervention de l'État nous enlève le gouvernement de nous-mêmes relativement aux services que nous en recevons, il nous l'ôte bien plus encore quant aux services que nous lui rendons en retour. Cette contre-partie, ce complément de l'échange est encore soustrait à la liberté, pour être uniformément réglementé par une loi décrétée d'avance, exécutée par la force, et à laquelle nul ne peut se soustraire. En un mot, comme les services que l'État nous rend nous sont imposés, ceux qu'il nous demande en payement nous sont imposés aussi, et prennent même dans toutes les langues le nom d'impôts.

Ici se présentent en foule les difficultés et les inconvénients théoriques ; car pratiquement l'État surmonte tous les obstacles au moyen d'une force armée qui est le corollaire obligé de toute loi. Pour nous en tenir à la théorie, la transformation d'un service privé en service public fait naître ces graves questions:

L'État demandera-t-il en toutes circonstances à chaque citoyen un impôt équivalent aux services rendus ? Ce serait justice, et c'est précisément cette équivalence qui se dégage avec une sorte d'infaillibité des transactions libres, du prix débattu qui les précède. Il ne valait donc pas la peine de faire sortir une classe de services du domaine de l'activité privée, si l'État aspirait à réaliser [475] cette équivalence, qui est la justice rigoureuse. Mais il n'y songe même pas et ne peut y songer. On ne marchande pas avec les fonctionnaires. La loi procède d'une manière générale, et ne peut stipuler des conditions diverses pour chaque cas particulier. Tout au plus, et quand elle est conçue en esprit de justice, elle cherche une sorte d'équivalence moyenne, d'équivalence approximative entre les deux natures de services échangés. Deux principes, la proportionnalité et la progression de l'impôt, ont paru, à des titres divers, porter aux dernières limites cette approximation. Mais la plus légère réflexion suffit pour montrer que l'impôt proportionnel, pas plus que l'impôt progressif, ne peut réaliser l'équivalence rigoureuse des services changés. Les services publics, après avoir ravi aux citoyens la liberté au double point de vue des services reçus et rendus, ont donc encore le tort de bouleverser la valeur de ces services.

Ce n'est pas un moindre inconvénient à eux de détruire le principe de la responsabilité ou du moins de la déplacer. La responsabilité! Mais c'est tout pour l'homme : c'est son moteur, son professeur, son rémunérateur et son vengeur. Sans elle, l'homme n'a plus de libre arbitre, il n'est plus perfectible, il l'est plus un être moral, il n'apprend rien, il n'est rien. Il tombe dans l'inertie, et ne compte plus que comme une unité dans un troupeau.

Si c'est un malheur que le sens de la responsabilité s'éteigne dans l'individu, c'en est un autre qu'elle se développe exagérément dans l'État. A l'homme, même abruti, il reste assez de lumière pour apercevoir d'où lui viennent les biens et les maux; et quand l'État se charge de tout, il devient responsable de tout, sous l'empire de ces arrangements artificiels, un peuple qui souffre ne peut s'en prendre qu'à son gouvernement et son seul remède comme sa seule politique est de le renverser. De là un inévitable enchaînement de révolutions. Je dis inévitable, car sous ce régime le peuple doit nécessairement souffrir : la raison en est que le système des services publics, outre qu'il trouble le nivellement des valeurs, ce qui est injustice, amène aussi une déperdition fatale de richesse, ce qui est ruine; ruine et injustice, c'est souffrance et mécontentement, —quatre funestes [476] ferments dans la société, lesquels, combinés avec le déplacement de la responsabilité, ne peuvent manquer d'amener ces convulsions politiques dont nous sommes, depuis plus d'un demi-siècle, les malheureux témoins.

Je ne voudrais pas m'écarter de mon sujet. Je ne puis cependant m'empêcher de faire remarquer que lorsque les choses sont ainsi organisées, lorsque le Gouvernement a pris des proportions gigantesques par la transformation successive des transactions libres en services publics, il est à craindre que les révolutions, qui sont par elles-mêmes un si grand mal, n'aient pas même l'avantage d'être un remède, sinon à force d'expériences. Le déplacement de la responsabilité a faussé l'opinion populaire. Le peuple, accoutumé à tout attendre de l'État, ne l'accuse pas de trop faire, mais de ne pas faire assez. Il le renverse et le remplace par un autre auquel il ne dit pas: Faites moins, mais : faites plus; et c'est ainsi que l'abîme se creuse et se creuse encore.

Le moment vient-il enfin où les yeux s'ouvrent ? Sent-on qu'il faut en venir à diminuer les attributions et la responsabilité de l'État? On est arrêté par d'autres difficultés. D'un côté les Droits acquis se soulèvent et se coalisent; on répugne à froisser une foule d'existences auxquelles on a donné une vie artificielle. — D'un autre côté, le public a désappris à agir par lui-même. Au moment de reconquérir cette liberté qu'il a si ardemment poursuivie, il en a peur, il la repousse. Allez donc lui offrir la liberté d'enseignement?[FB-53] Il croira que toute science va s'éteindre. Allez donc lui offrir la liberté religieuse? Il croira que l'athéisme va tout envahir. On lui a tant dit et répété que toute religion, toute sagesse, toute science, toute lumière, toute morale réside dans l'État ou en découle!

Mais ces considérations reviendront ailleurs, et je rentre dans mon sujet.

Nous nous sommes appliqués à découvrir le vrai rôle de la concurrence dans le développement des richesses. Nous avons [477] vu qu'il consistait à faire glisser le bien sur le producteur, à faire tourner le progrès au profit de la communauté, à élargir sans cesse le domaine de la gratuité et, par suite, de l'égalité.

Mais quand les services privés deviennent publics, ils échappent à la concurrence, et cette belle harmonie est suspendue. En effet, le fonctionnaire est dénué de ce stimulant qui pousse au progrès, et comment le progrès tournerait-il à l'avantage commun quand il n'existe même pas? Le fonctionnaire n'agit pas sous l'aiguillon de l'intérêt, mais sous l'influence de la loi. La loi lui dit: « Vous rendrez au public tel service déterminé, et vous recevrez de lui tel autre service déterminé. » Un peu plus, un peu moins de zèle ne change rien à ces deux termes fixes. Au contraire, l'intérêt privé souffle à l'oreille du travailleur libre ces paroles: « Plus tu feras pour les autres, plus les autres feront pour toi. » Ici la récompense dépend entièrement de l'effort plus ou moins intense, plus ou moins éclairé. Sans doute l'esprit de corps, le désir de l'avancement, l'attachement au devoir, peuvent être pour le fonctionnaire d'actifs stimulants. Mais jamais ils ne peuvent remplacer l'irrésistible incitation de l'intérêt personnel. L'expérience confirme à cet égard le raisonnement. Tout ce qui est tombé dans le domaine du fonctionnarisme est à peu près stationnaire; il est douteux qu'on enseigne mieux aujourd'hui que du temps de François Ier; et je ne pense pas que personne s'avise de comparer l'activité des bureaux ministériels à celle d'une manufacture.

A mesure donc que des services privés entrent dans la classe des services publics, ils sont frappés, au moins dans une certaine mesure, d'immobilisme et de stérilité, non au préjudice de ceux qui les rendent (leurs appointements ne varient pas), mais au détriment de la communauté tout entière.

A côté de ces inconvénients qui sont immenses tant au point de vue moral et politique qu'au point de vue économique, inconvénients que je n'ai fait qu'esquisser comptant sur la sagacité du lecteur, il y a quelquefois avantage à substituer l'action collective à l'action individuelle. Il y a telle nature de services dont le principal mérite est la régularité et l'uniformité. Il se peut même, qu'en quelques circonstances, cette substitution [478] réalise une économie de ressorts et épargne, pour une satisfaction donnée, une certaine somme d'efforts à la communauté. La question à résoudre est donc celle-ci: quels services doivent rester dans le domaine de l'activité privée? Quels services doivent appartenir à l'activité collective ou publique? L'étude que nous venons de faire des différences essentielles qui caractérisent les deux natures de services nous facilitera la solution de ce grave problème.

Et d'abord, y a-t-il quelque principe au moyen duquel on puisse distinguer ce qui peut légitimement entrer dans le cercle de l'activité collective, et ce qui doit rester dans le cercle de l'activité privée?

Je commence par déclarer que j'appelle ici activité collective cette grande organisation qui a pour règle la loi et pour moyen d'exécution la force, en d'autres termes, le gouvernement. Qu'on ne me dise pas que les associations libres et volontaires manifestent aussi une activité collective. Qu'on ne suppose pas que je donne aux mots activité privée le sens d'action isolée. Non. Mais je dis que l'association libre et volontaire appartient encore à l'activité privée, car c'est un des modes, et le plus puissant, de l'échange, Il n'altère pas l'équivalence des services, il n'affecte pas la libre appréciation des valeurs, il ne déplace pas les responsabilités, il n'anéantit pas le libre arbitre, il ne détruit ni la concurrence, ni ses effets, en un mot, il n'a pas pour principe la contrainte.

Mais l'action gouvernementale se généralise par la contrainte. Elle invoque nécessairement le compelle intrare. Elle procède en vertu d'une loi, et il faut que tout le monde se soumette, car loi implique sanction. Je ne pense pas que personne conteste ces prémisses ; je les mettrais sous la sauve-garde de la plus imposante des autorités, celle du fait universel. Partout il y a des lois et des forces pour y ramener les récalcitrants.

Et c'est de là, sans doute, que vient cet axiome à l'usage de ceux qui, confondant le gouvernement avec la Société, croient que celle-ci est factice et de convention comme celui-là: « Les hommes, en se réunissant en société, ont sacrifié une partie de leur liberté pour conserver l'autre. »

[479]

Évidemment cet axiome est faux dans la région des transactions libres et volontaires. Que deux hommes, déterminés par la perspective d'un résultat plus avantageux, échangent leurs services ou associent leurs efforts au lieu de travailler isolément: où peut-on voir là un sacrifice de liberté? Est-ce sacrifier la liberté que d'en faire un meilleur usage?

Tout au plus pourrait-on dire :

« Les hommes sacrifient une partie de leur liberté pour conserver l'autre, non point quand ils se réunissent en société, mais quand ils se soumettent a un gouvernement, puisque le mode nécessaire d'action d'un gouvernement, c'est la force. »

Or, même avec cette modification, le prétendu axiome est encore une erreur, quand le gouvernement reste dans ses attributions rationnelles.

Mais quelles sont ces attributions?

C'est justement ce caractère spécial d'avoir pour auxiliaire obligé la force qui doit nous en révéler l'étendue et les limites. Je dis :Le gouvernement n'agit que par l'intervention de la force, donc son action n'est légitime que là où l'intervention de la force est elle-même légitime.

Or, quand la force intervient légitimement, ce n'est pas pour sacrifier la liberté, mais pour la faire respecter.

De telle sorte que cet axiome qu'on a donné pour base à la science politique, déjà faux de la société, l'est encore du gouvernement. C'est toujours avec bonheur que je vois ces tristes discordances théoriques disparaître devant un examen approfondi.

Dans quel cas l'emploi de la force est-il légitime ? Il y en a un, et je crois qu'il n'y en a qu'un : le cas de légitime défense. S'il en est ainsi, la raison d'être des gouvernements est toute trouvée ainsi que leur limite rationnelle.[FB-54]

Quel est le droit de l'individu ? C'est de faire avec ses [480] semblables des transactions libres, d'où suit pour ceux-ci un droit réciproque. Quand est-ce que ce droit est violé ? Quand l'une des parties entreprend sur la liberté de l'autre. En ce cas, il est faux de dire comme on le fait souvent: « Il y a excès, abus de liberté. » Il faut dire: « Il y a défaut, destruction de liberté. » Excès de liberté sans doute si on ne regarde que l'agresseur: destruction de liberté si l'on regarde la victime, ou même si l'on considère, comme on le doit, l'ensemble du phénomène.

Le droit de celui dont on attaque la liberté, ou, ce qui revient au même, la propriété, les facultés, le travail, est de les défendre même par la force, et c'est ce que font tous les hommes partout et toujours, quand ils le peuvent.

De là découle, pour un nombre d'hommes quelconque, le droit de se concerter, de s'associer, pour défendre, même par la force commune, les libertés et les propriétés individuelles.

Mais l'individu n'a pas le droit d'employer la force à une autre fin. Je ne puis légitimement forcer mes semblables à être laborieux, sobres, économes, généreux, savants, dévots ; mais je puis légitimement les forcer à être justes.

Par la même raison, la force collective ne peut être légitimement appliquée à développer l'amour du travail, la sobriété, l'économie, la générosité, la science, la foi religieuse; mais elle peut l'être légitimement à faire régner la justice, à maintenir chacun dans son droit.

Car où pourrait-on chercher l'origine du droit collectif ailleurs que dans le droit individuel?

C'est la déplorable manie de notre époque de vouloir donner une vie propre à de pures abstractions, d'imaginer une cité en dehors des citoyens, une humanité en dehors des hommes, un tout en dehors de parties, une collectivité en dehors des individualités qui la composent. J'aimerais autant que l'on me dit: « Voilà un homme, anéantissez par la pensée ses membres, ses viscères, ses organes, son corps et son âme, tous les éléments dont il est formé; il reste toujours un homme. »

Si un droit n'existe dans aucun des individus dont, pour abréger, on nomme l'ensemble une nation, comment existerait-il dans la nation ? comment existerait-il surtout dans cette fraction [481] de la nation qui n'a que des droits délégués, dans le gouvernement? Comment les individus peuvent-ils déléguer des droits qu'ils n'ont pas?

Il faut donc regarder comme le principe fondamental de toute politique cette incontestable vérité:

Entre individus, l'intervention de la force n'est légitime que dans le cas de légitime défense. La collectivité ne saurait recourir légalement à la force que dans la même limite.

Or, il est dans l'essence même du gouvernement d'agir sur les citoyens par voie de contrainte. Donc il ne peut avoir d'autres attributions rationnelles que la légitime défense de tous les droits individuels, il ne peut être délégué que pour faire respecter les libertés et les propriétés de tous.

Remarquez que lorsqu'un gouvernement sort de ces bornes, il entre dans une carrière sans limite, sans pouvoir échapper à cette conséquence, non seulement d'outre-passer sa mission, mais de l'anéantir, ce qui constitue la plus monstrueuse des contradictions.

En effet, quand l'État a fait respecter cette ligne fixe, invariable, qui sépare les droits des citoyens, quand il a maintenu parmi eux la justice, que peut-il faire de plus sans violer lui-même cette barrière dont la garde lui est confiée, sans détruire de ses propres mains et par la force, les libertés et les propriétés qui avaient été placées sous sa sauvegarde ? Au delà de la justice, je défie qu'on imagine une intervention gouvernementale qui ne soit une injustice. Alléguez tant que vous vondrez des actes inspirés par la plus pure philanthropie, des encouragements à la vertu, au travail, des primes, des faveurs, des protections directes, des dons prétendus gratuits, des initiatives dites généreuses; derrière ces belles apparences, ou, si vous voulez, derrière ces belles réalités, je vous montrerai d'autres réalités moins satisfaisantes : les droits des uns violés pour l'avantage des autres, des libertés sacrifiées, des propriétés usurpées, des facultés limitées, des spoliations consommées. Et le monde peut-il être témoin d'un spectacle plus triste, plus douloureux, que celui de la force collective occupée à perpétrer les crimes qu'elle était chargée de réprimer?

[482]

En principe, il suffit que le gouvernement ait pour instrument nécessaire la force, pour que nous sachions enfin quels sont les services privés qui peuvent être légitimement convertis en services publics. Ce sont ceux qui ont pour objet le maintien de toutes les libertés, de toutes les propriétés, de tous les droits individuels, la prévention des délits et des crimes, en un mot, tout ce qui concerne la sécurité publique.

Les gouvernements ont encore une autre mission.

En tous pays, il y a quelques propriétés communes, des biens dont tous les citoyens jouissent par indivis, des rivières, des forêts, des routes. Par contre, et malheureusement, il y a aussi des dettes. Il appartient au gouvernement d'administrer cette portion active et passive du domaine public.

Enfin de ces deux attributions en découle une autre:

Celle de percevoir les contributions indispensables à la bonne exécution des services publics.

Ainsi:

Veiller à la sécurité publique,
Administrer le domaine commun,
Percevoir les contributions;

Tel est, je crois, le cercle rationnel dans lequel doivent être circonscrites ou ramenées les attributions gouvernementales.

Cette opinion, je le sais, heurte beaucoup d'idées reçues.

« Quoi! dira-t-on, vous voulez réduire le gouvernement au rôle de juge et de gendarme ! Vous le dépouillez de toute initiative! Vous lui interdisez de donner une vive impulsion aux lettres, aux arts, au commerce, à la navigation, à l'agriculture, aux idées morales et religieuses; vous le dépouillez de son plus bel attribut, celui d'ouvrir au peuple la voie du progrès! »

A ceux qui s'expriment ainsi, j'adresserai quelques questions.

Où Dieu a-t-il placé le mobile des actions humaines et l'aspiration vers le progrès? Est-ce dans tous les hommes? ou seulement dans ceux d'entre eux qui ont reçu ou usurpé un mandat de législateur ou un brevet de fonctionnaire? Est-ce que chacun de nous ne porte pas dans son organisation, dans tout son être, ce moteur infatigable et illimité qu'on appelle [483] désir ? Est-ce qu'à mesure que les besoins les plus grossiers sont satisfaits, il ne se forme pas en nous des cercles concentriques et expansifs de désirs d'un ordre de plus en plus élevé? Est-ce que l'amour des arts, des lettres, des sciences, de la vérité morale et religieuse, est-ce que la soif des solutions qui intéressent notre existence présente ou future, descend de la collectivité à l'individualité, c'est-à-dire de l'abstraction à la réalité, et d'un pur mot aux êtres sentants et vivants?

Si vous partez de cette supposition déjà absurde, que l'activité morale est dans l'État et la passiveté dans la nation, ne mettez-vous pas les mœurs, les doctrines, les opinions, les richesses, tout ce qui constitue la vie individuelle, à la merci des hommes qui se succèdent au pouvoir?

Ensuite, l'État, pour remplir la tâche immense que vous voulez lui confier, a-t-il quelques ressources qui lui soient propres? N'est-il pas obligé de prendre tout ce dont il dispose jusqu'à la dernière obole, aux citoyens eux-mêmes? Si c'est aux individualités qu'il demande des moyens d'exécution, ce sont donc des individualités qui ont réalisé ces moyens. C'est donc une contradiction de prétendre que l'individualité est passive et inerte. Et pourquoi l'individualité avait-elle créé des ressources? Pour aboutir à des satisfactions de son choix. Que fait donc l'État quand il s'empare de ces ressources? Il ne donne pas l'être à des satisfactions, il les déplace. Il en prive celui qui les avait méritées pour en doter celui qui n'y avait aucun droit. Il systématise l'injustice, lui qui était chargé de la châtier.

Dira-t-on qu'en déplaçant les satisfactions il les épure et les moralise? Que des richesses que l'individualité aurait consacrées à des besoins grossiers, l'État les voue à des besoins moraux? Mais qui osera affirmer que c'est un avantage d'intervertir violemment, par la force, par voie de spoliation, l'ordre naturel selon lequel les besoins et les désirs se développent dans l'humanité? qu'il est moral de prendre un morceau de son pain au paysan qui a faim, pour mettre à la portée du citadin la douteuse moralité des spectacles?

Et puis on ne déplace pas les richesses sans déplacer le travail et la population. C'est donc toujours un arrangement factice [484] et précaire, substitué à cet ordre solide et régulier qui repose sur les immuables lois de la nature.

Il y en a qui croient qu'un gouvernement circonscrit en est plus faible. Il leur semble que de nombreuses attributions et de nombreux agents donnent à l'État la stabilité d'une large base. Mais c'est là une pure illusion. Si l'État ne peut sortir d'un cercle déterminé sans se transformer en instrument d'injustice, de ruine et de spoliation, sans bouleverser la naturelle distribution du travail, des jouissances, des capitaux et des bras, sans créer des causes actives de chômages, de crises industrielles et de paupérisme, sans augmenter la proportion des délits et des crimes, sans recourir à des moyens toujours plus énergiques de répression, sans exciter le mécontentement et la désaffection, comment sortira-t-il une garantie de stabilité de ces éléments amoncelés de désordre?

On se plaint des tendances révolutionnaires des hommes. Assurément, on n'y réfléchit pas. Quand on voit chez un grand peuple, les services privés envahis et convertis en services publics, le Gouvernement s'emparer du tiers des richesses produites par les citoyens, la loi devenue une arme de spoliation entre les mains des citoyens eux-mêmes, parce qu'elle a pour objet d'altérer, sous prétexte de l'établir, l'équivalence des services ; quand on voit la population et le travail législativement déplacés, un abîme de plus en plus profond se creuser entre l'opulence et la misère, le capital ne pouvant s'accumuler pour donner du travail aux générations croissantes, des classes entières vouées aux plus dures privations ; quand on voit les Gouvernements, afin de pouvoir s'attribuer le peu de bien qui se fait, se proclamer mobiles universels, acceptant ainsi la responsabilité du mal, on est étonné que les révolutions ne soient pas plus fréquentes, et l'on admire les sacrifices que les peuples savent faire à l'ordre et à la tranquillité publique.

Que si les Lois et les Gouvernements qui en sont les organes se renfermaient dans les limites que j'ai indiquées, je me demande d'où pouvaient venir les révolutions? Si chaque citoyen était libre, il souffrirait moins sans doute, et, si, en même temps, il sentait la responsabilité qui le presse de toutes parts, comment [485] lui viendrait l'idée de s'en prendre de ses souffrances à une Loi, à un Gouvernement qui ne s'occuperait de lui que pour réprimer ses injustices et le protéger contre les injustices d'autrui. A-t-on jamais vu un village s'insurger contre son juge de paix?

L'influence de la liberté sur l'ordre est sensible aux États-Unis. Là, sauf la Justice, sauf l'administration des propriétés communes, tout est laissé aux libres et volontaires transactions des hommes, et nous sentons tous instinctivement que c'est le pays du monde qui offre aux révolutions le moins d'éléments et de chances. Quel intérêt, même apparent, y peuvent avoir les citoyens à changer violemment l'ordre établi, quand d'un côté cet ordre ne froisse personne, et que d'autre part il peut être légalement modifié au besoin avec la plus grande facilité?

Je me trompe. Il y a deux causes actives de révolutions aux États-Unis: l'esclavage et le Régime restrictif. Tout le monde sait qu'à chaque instant ces deux questions mettent en péril la paix publique et le lien fédéral. Or, remarquez-le bien, peut-on alléguer, en faveur de ma thèse, un argument plus décisif? Ne voit-on pas ici la loi agissant en sens inverse de son but? Ne voit-on pas ici la Loi et la Force publique, dont la mission devrait être de protéger les libertés et les propriétés, sanctionner, corroborer, perpétuer, systématiser et protéger l'oppression et la spoliation ? Dans la question de l'Esclavage, la loi dit :

« Je créerai une force, aux frais des citoyens, non afin qu'elle maintienne chacun dans son droit, mais pour qu'elle anéantisse dans quelques uns tous les droits. »

Dans la question des tarifs la loi dit:

« Je créerai une force, aux frais des citoyens, non pour que leurs transactions soient libres, mais pour qu'elles ne le soient pas, pour que l'équivalence des services soit altérée, pour qu'un citoyen ait la liberté de deux, et qu'un autre n'en ait pas du tout. Je me charge de commettre ces injustices, que je punirais des plus sévères châtiments si les citoyens se les permettaient sans mon aveu. »

Ce n'est donc pas parce qu'il y a peu de lois et de fonctionnaires, autrement dit, peu de services publics, que les révolutions sont à craindre. C'est, au contraire, parce qu'il y a beaucoup de lois, beaucoup de fonctionnaires, beaucoup de services publics. Car, [486] par leur nature, les services publics, la loi qui les règle, la force qui les fait prévaloir, ne sont jamais neutres. Ils peuvent, ils doivent s'étendre sans danger, avec avantage, autant qu'il est nécessaire pour faire régner entre tous la justice rigoureuse : au delà, ce sont autant d'instruments d'oppression et de spoliation légales, autant de causes de désordre, autant de ferments révolutionnaires.

Parlerai-je de cette délétère immoralité qui filtre dans toutes les veines du corps social, quand, en principe, la loi se met au service de tous les penchants spoliateurs? Assistez à une séance de la Représentation nationale le jour où il est question de primes, d'encouragements, de faveurs, de restrictions. Voyez avec quelle rapacité éhontée chacun veut s'assurer une part du vol, vol auquel, certes, on rougirait de se livrer personnellement. Tel se considérerait comme un bandit s'il m'empêchait, le pistolet au poing, d'accomplir à la frontière une transaction conforme âmes intérêts ; mais il ne se fait aucun scrupule de solliciter et de voter une loi qui substitue la force publique à la sienne, et me soumette, à mes propres frais, à cette injuste interdiction. Sous ce rapport, quel triste spectacle offre maintenant la France! Toutes les classes souffrent, et au lieu de demander l'anéantissement, à tout jamais, de toute spoliation légale, chacune se tourne vers la loi, lui disant:

« Vous qui pouvez tout, vous qui disposez de la Force, vous qui convertissez le mal en bien, de grâce spoliez les autres classes à mon profit. Forcez-les à s'adresser à moi pour leurs achats, ou bien à me payer des primes, ou bien à me donner l'instruction gratuite, ou bien à me prêter sans intérêt etc etc.... »

C'est ainsi que la loi devient une grande école de démoralisation ; et si quelque chose doit nous surprendre, c'est que le penchant au vol individuel ne fasse pas plus de progrès, quand le sens moral des peuples est ainsi perverti par leur législation même.

Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que la spoliation, quand elle s'exerce ainsi à l'aide de la loi, sans qu'aucun scrupule individuel lui fasse obstacle, finit par devenir toute une savante théorie qui a ses professeurs, ses journaux, ses docteurs, ses législateurs, ses sophismes, ses subtilités. Parmi les arguties [487] traditionnelles qu'on fait valoir en sa faveur, il est bon de discerner elle-ci: Toutes choses égales d'ailleurs, un accroissement de demande est un bien pour ceux qui ont un service à offrir; puisque ce nouveau rapport entre une demande plus active et une offre stationnaire est ce qui augmente la valeur du service. De là on tire cette conclusion : La spoliation est avantageuse à tout le monde : à la classe spoliatrice qu'elle enrichit directement, aux classes spoliées qu'elle enrichit par ricochet. En effet, la classe spoliatrice, devenue plus riche, est en mesure d'étendre le cercle le ses jouissances. Elle ne le peut sans demander, dans une plus grande proportion, les services des classes spoliées. Or, relativement à tout service, accroissement de demande, c'est accroissement de valeur. Donc, les classes légalement volées sont trop heureuses de l'être, puisque le produit du vol concourt à les faire travailler.

Tant que la loi s'est bornée à spolier le grand nombre au profit du petit nombre, cette argutie a paru fort spécieuse et a toujours été invoquée avec succès. « Livrons aux riches des taxes mises sur les pauvres, disait-on ; par là nous augmenterons le capital des riches. Les riches s'adonneront au luxe, et le luxe, donnera du travail aux pauvres. » Et chacun, les pauvres compris, de trouver le procédé infaillible. Pour avoir essayé d'en signaler le vice, j'ai passé longtemps, je passe encore pour un ennemi des classes laborieuses.

Mais, après la Révolution de Février, les pauvres ont eu voix au chapitre quand il s'est agi de faire la loi. Ont-ils demandé qu'elle cessât d'être spoliatrice? Pas le moins du monde : le sophisme des ricochets était trop enraciné dans leur tête. Qu'ont-ils donc demandé? Que la loi, devenue impartiale, voulût bien spolier les classes riches à leur tour. Ils ont réclamé l'instruction gratuite, des avances gratuites de capitaux, des caisses de retraite fondées par l'État, l'impôt progressif, etc., etc.... Les riches se sont mis à crier: « O scandale ! Tout est perdu! De nouveaux barbares font irruption dans la société! » Ils ont opposé aux prétentions des pauvres une résistance désespérée. On s'est battu d'abord à coups de fusil; on se bat à présent à coups de scrutin. Mais les riches ont-ils renoncé pour cela à la spoliation ? Ils n'y [488] ont pas seulement songé. L'argument des ricochets continue à leur servir de prétexte.

On pourrait cependant leur faire observer que, si, au lieu d'exercer la spoliation par l'intermédiaire de la loi, ils l'exerçaient directement, leur sophisme s'évanouirait: Si, de votre autorité privée, vous preniez dans la poche d'un ouvrier un franc qui facilitât votre entrée au théâtre, seriez-vous bien venu à dire à cet ouvrier: « Mon ami, ce franc va circuler et donner du travail à loi et à tes frères? » Et l'ouvrier ne serait-il pas fondé à répondre : « Ce franc circulera de même si vous ne me le volez pas; il ira au boulanger au lieu d'aller au machiniste : il me procurera du pain au lieu de vous procurer des spectacles. »

Il faut remarquer, en outre, que le sophisme des ricochets pourrait être aussi bien invoqué par les pauvres. Ils pourraient dire aux riches:

« Que la Loi nous aide à vous voler. Nous consommerons plus de drap, cela profitera à vos manufactures; nous consommerons plus de viande, cela profitera à vos terres; nous consommerons plus de sucre, cela profitera à vos armements. »

Malheureuse, trois fois malheureuse la nation où les questions se posent ainsi ; où nul ne songe à faire de la loi la règle de justice ; où chacun n'y cherche qu'un instrument de vol à son profit, et où toutes les forces intellectuelles s'appliquent à trouver des excuses dans les effets éloignés et compliqués de la spoliation.

A l'appui des réflexions qui précèdent, il ne sera peut-être pas inutile de donner ici un extrait de la discussion qui eut lieu au Conseil général des Manufactures, de l'Agriculture et du Commerce, le samedi 27 avril 1850.[FB-55]

 


 

Endnotes

[FB-50] « Du moment que cette valeur est payée par le contribuable, elle est perdue pour lui ; du moment qu'elle est consommée par le Gouvernement, elle est perdue pour tout le monde et ne se reverse point dans la société. » (J. B. Say, Traité d'Economie politique, livre iii, chap. 9, p. 504.)

Sans doute ; mais la société gagne en retour le service qui lui est rendu, la sécurité, par exemple. Du reste, Say rétablit, quelques lignes plus bas, la vraie doctrine en ces termes:

« Lever un impôt, c'est faire un tort à la société, tort qui n'est compensé par aucun avantage, toutes les fois qu'on ne lui rend aucun service en échange. » (Ibidem.)

[FB-51] « Les contributions publiques, même lorsqu'elles sont consenties par la nation, sont une violation des propriétés, puisqu'on ne peut prélever des valeurs que sur celles qu'ont produites les terres, les capitaux et l'industrie des particuliers. Aussi, toutes les fois qu'elles excèdent la somme indispensable pour la conservation de la société, il est permis de les considérer comme une spoliation. » (J. B. Say, Traité d'Économie politique, livre iii, chap. 9, p. 504.)

Ici encore la proposition incidente corrige ce que le jugement aurait de trop absolu. La doctrine que les services s'échangent contre lus services, simplifie beaucoup le problème et la solution.

[FB-52] Les effets de cette transformation ont été rendus sensibles par un exemple que citait M. le Ministre de la guerre d'Hautpoul.

« Il revient à chaque soldat, disait-il, 16 centimes pour son alimentation. Le gouvernement leur prend ces 16 centimes, et se charge de les nourrir. Il en résulte que tous ont même ration, composée de même manière, qu'elle leur convienne ou non. L'un a trop de pain et le jette. L'autre n'a pas assez de viande, etc. Nous avons fait un essai : nous laissons aux soldats la libre disposition de ces 16 centimes, et nous sommes heureux de constater une amélioration sensible sur leur sort. Chacun consulte ses goûts, son tempérament, le prix des marchés. Généralement ils ont d'eux-mêmes substitué en partie la viande au pain. Ils achètent ici plus de pain, là plus de viande, ailleurs plus de légumes, ailleurs plus de poisson. Leur sauté s'en trouve bien; ils sont plus contents, et l'État est délivré d'une grande responsabilité. »

Le lecteur comprend qu'il n'est pas ici question de juger cette expérience au point de vue militaire. Je la cite comme propre à marquer une première différence entre le service public et le service privé, entre la réglementation et la liberté. Vaut-il mieux que l'État nous prenne les ressources au moyen desquelles nous nous alimentons et se charge de nous nourrir, ou bien qu'il nous Laisse à la fois et ces ressources et le soin de pourvoir à notre subsistance? La même question se présente à propos de chacun de nos besoins.

[FB-53] Voir le pamphlet intitule Baccalauréat et Socialisme.

[PP-54] L'auteur, dans un de ses précédents écrits, s'est proposé de résoudre la même question. Il a recherché quel était le légitime domaine de la loi. Tous les développements que contient le pamphlet intitulé la Lai s'appliquent à sa thèse actuelle. Nous y renvoyons le lecteur. (P.P. — R.F.)

[PP-55] Ici s'arrête te manuscrit. Nous renvoyons les lecteurs au pamphlet intitule Spoliation et Loi, dans la seconde partie duquel l'auteur a fait justice des sophismes émis à cette séance du conseil général.

A l'égard des six chapitres qui devaient suivre, sous les titres d'Impôts, — Machines,— Liberté des échanges, — Intermédiaires, — Matières premières,— Luxe, nous renvoyons : 1° au discours sur l'impôt des boissons inséré dans la seconde édition du pamphlet Incompatibilités parlementaires; 2° au pamphlet intitulé ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas; 3° aux Sophismes économiques. (P.P. — R.F.)

 


 

[498]

XIX. GUERRE.

De toutes les circonstances qui contribuent à donner à un peuple sa physionomie, son état moral, son caractère, ses habitudes, ses lois, son génie, celle qui domine de beaucoup toutes les autres, parce qu'elle les renferme virtuellement presque toutes, c'est la manière dont il pourvoit à ses moyens d'existence. C'est une observation due à Charles Comte, et il y a lieu d'être surpris qu'elle n'ait pas eu plus d'influence sur les sciences morales et politiques.

En effet, cette circonstance agit sur le genre humain de deux manières également puissantes : par la continuité et l'universalité. Vivre, se conserver, se développer, élever sa famille, ce n'est pas une affaire de temps et de lieu, de goût, d'opinion, de choix; c'est la préoccupation journalière, éternelle et irrésistible de tous les hommes, à toutes les époques et dans tous les pays.

Partout, la plus grande partie de leurs forces physiques, intellectuelles et morales est consacrée directement ou indirectement à créer et remplacer les moyens de subsistance. Le chasseur, le pêcheur, le pasteur, l'agriculteur, le fabricant, le négociant, l'ouvrier, l'artisan, le capitaliste, tous pensent à vivre d'abord (quelque prosaïque que soit l'aveu), et ensuite à vivre de mieux en mieux s'il se peut. La preuve qu'il en est ainsi, c'est qu'ils ne sont chasseurs, pêcheurs, fabricants, agriculteurs, etc., que pour cela. De même, le fonctionnaire, le soldat, le magistrat n'entrent dans ces carrières qu'autant qu'elles leur assurent la satisfaction de leurs besoins. Il ne faut pas en vouloir à l'homme du dévouement et de l'abnégation, s'il invoque lui [499] aussi le proverbe : le prêtre vit de l'autel, — car, avant d'appartenir au sacerdoce, il appartient à l'humanité. Et si, en ce moment, il se fait un livre contre la vulgarité de cet aperçu ou plutôt de la condition humaine, ce livre en se vendant plaidera contre sa propre thèse.

Ce n'est pas, à Dieu ne plaise, que je nie les existences d'abnégation. Mais on conviendra qu'elles sont exceptionnelles; ce qui justement constitue leur mérite et détermine notre admiration. Que si l'on considère l'humanité dans son ensemble, à moins d'avoir fait un pacte avec le démon du sentimentalisme, il faut bien convenir que les efforts désintéressés ne peuvent nullement se comparer, quant au nombre, à ceux qui sont déterminés par les dures nécessités de notre nature. Et c'est parce que ces efforts, qui constituent l'ensemble de nos travaux, occupent une si grande place dans la vie de chacun de nous, qu'ils ne peuvent manquer d'exercer une grande influence sur les manifestations de notre existence nationale.

M. Saint-Marc Girardin dit quelque part qu'il a appris à reconnaître l'insignifiance relative des formes politiques comparativement à ces grandes lois générales qu'imposent aux peuples leurs besoins et leurs travaux. « Voulez-vous savoir ce qu'est un peuple? dit-il, ne demandez pas comment il se gouverne, mais ce qu'il fait. »

Cette vue générale est juste. L'auteur ne manque pas de la fausser bientôt en la convertissant en système. L'importance des formes politiques a été exagérée; que fait-il? Il la réduit à rien, il la nie ou ne la reconnaît que pour en rire. Les formes politiques, dit-il, ne nous intéressent qu'un jour d'élection ou pendant l'heure consacrée à la lecture du journal. Monarchie ou République, Aristocratie ou Démocratie, qu'importe?— Aussi il faut voir à quel résultat il arrive. Soutenant que les peuples enfants se ressemblent, quelle que soit leur constitution politique, il assimile les États-Unis à l'ancienne Egypte, parce que dans l'un et l'autre de ces pays on a exécuté des ouvrages gigantesques. Mais quoi! les Américains défrichent des terres, creusent des canaux, font des chemins de fer, le tout pour eux-mêmes, parce qu'ils sont une démocratie et s'appartiennent! Les Egyptiens [500] élevaient des temples, des pyramides, des obélisques, des palais pour leurs rois et leurs prêtres, parce qu'ils étaient des esclaves! — Et c'est là une légère différence, une affaire de forme, qu'il ne vaut pas la peine de constater ou qu'il ne faut constater que pour en rire!... O culte du classique ! contagion funeste, combien tu as corrompu tes superstitieux sectaires!

Bientôt M. Saint-Marc Girardin, partant toujours de ce point que les occupations dominantes d'un peuple déterminent son génie, dit : Autrefois on s'occupait de guerre et de religion; aujourd'hui c'est de commerce et d'industrie. Voilà pourquoi les générations qui nous ont précédés portaient une empreinte guerrière et religieuse.

Déjà Rousseau avait affirmé que le soin de l'existence n'était une occupation dominante que pour quelques peuples et des plus prosaïques; que d'autres nations, plus dignes de ce nom, s'étaient vouées à de plus nobles travaux.

M. Saint-Marc Girardin et Rousseau n'auraient-ils pas été dupes ici d'une illusion historique? N'auraient-ils pas pris les amusements, les diversions ou les prétextes et instruments de despotisme de quelques-uns pour les occupations de tous? Et cette illusion ne proviendrait-elle pas de ce que les historiens nous parlent toujours de la classe qui ne travaille pas et jamais de celle qui travaille, de telle sorte que nous finissons par voir dans la première toute la nation?

Je ne puis m'empêcher de croire que chez les Grecs, comme chez les Romains, comme dans le moyen âge, l'humanité était faite comme aujourd'hui, c'est-à-dire assujétie à des besoins si pressants, si renaissants qu'il fallait s'occuper d'y pourvoir sous peine de mort. Dès lors je ne puis m'empêcher de croire que c'était, alors comme aujourd'hui, l'occupation principale et absorbante de la portion la plus considérable du genre humain.

Ce qui paraît positif, c'est qu'un très-petit nombre d'hommes étaient parvenus à vivre, sans rien faire, sur le travail des masses assujéties. Ce petit nombre d'oisifs se faisaient construire par leurs esclaves de somptueux palais, de vastes châteaux ou de sombres forteresses. Ils aimaient à s'entourer de toutes les sensualités de la vie, de tous les monuments des arts. Ils se plaisaient [501] à disserter sur la philosophie, la cosmogonie ; et enfin, ils cultivaient avec soin les deux sciences auxquelles ils devaient leur domination et leur jouissance: la science de la force et la science de la ruse.

Bien qu'au-dessous de cette aristocratie, il y eût les multitudes innombrables, occupées à créer, pour elles-mêmes, les moyens d'entretenir la vie, et, pour leurs oppresseurs, les moyens de les saturer de plaisirs ; — comme les historiens n'ont jamais fait la moindre allusion à ces multitudes, nous finissons par oublier leur existence, nous en faisons abstraction complète. Nous n'avons des yeux que pour l'aristocratie; c'est elle que nous appelons la société antique ou la société féodale; nous nous imaginons que de telles sociétés se soutenaient par elles-mêmes, sans avoir recours au commerce, à l'industrie, au travail, au vulgarisme; nous admirons leur désintéressement, leur générosité, leur goût pour les arts, leur spiritualisme, leur dédain des occupations serviles, l'élévation de leurs sentiments et de leurs pensées; nous affirmons, d'un ton déclamatoire, qu'à une certaine époque les peuples ne s'occupaient que de gloire, à une autre d'arts, à une autre de philosophie, à une autre de religion, à une autre de vertus; nous pleurons sincèrement sur nous-mêmes, nous nous adressons toutes sortes de sarcasmes de ce que, malgré de si sublimes modèles, ne pouvant nous élever à une telle hauteur, nous sommes réduits à donner au travail, ainsi qu'à tous les mérites vulgaires qu'il implique, une place considérable dans notre vie moderne.

Consolons-nous en pensant qu'il occupait une place non moins large dans la vie antique. Seulement, celui dont quelques hommes s'étaient affranchis retombait d'un poids accablant sur les multitudes assujéties, au grand détriment de la justice, de la liberté, de la propriété, de la richesse, de l'égalité, du progrès; et c'est là la première des causes perturbatrices que j'ai à signaler au lecteur.

Les procédés par lesquels les hommes se procurent des moyens d'existence ne peuvent donc manquer d'exercer une grande influence sur leur condition physique, morale, intellectuelle, économique et politique. Qui doute que si l'on pouvait observer [502] plusieurs peuplades, dont l'une fût exclusivement vouée à la chasse, une autre à la pêche, une troisième à l'agriculture, une quatrième à la navigation, qui doute que ces peuplades ne présentassent des différences considérables dans leurs idées, leurs opinions, leurs usages, leurs coutumes, leurs moeurs, leurs lois, leur religion ? Sans doute le fonds de la nature humaine se retrouverait partout : aussi dans ces lois, ces usages, ces religions il y aurait des points communs, et je crois bien que ce sont ces points communs qu'on peut appeler les lois générales de l'humanité.

Quoi qu'il en soit, dans nos grandes sociétés modernes, tous ou presque tous les procédés de production, pêche, agriculture, industrie, commerce, sciences et arts sont mis simultanément en œuvre, quoiqu'en proportions variées selon les pays. C'est pourquoi il ne saurait y avoir entre les nations des différences aussi grandes que si chacune se vouait à une occupation exclusive.

Mais si la nature des occupations d'un peuple exerce une grande influence sur sa moralité, ses désirs, ses goûts, sa moralité exercent à leur tour une grande influence sur la nature de ses occupations, ou du moins sur les proportions de ces occupations entr'elles. Je n'insisterai pas sur cette remarque qui a été présentée dans une autre partie de cet ouvrage,[FB-57] et j'arrive au sujet principal de ce chapitre.

 

Un homme (il en est de même d'un peuple) peut se procurer des moyens d'existence de deux manières : en les créant ou en les volant.

Chacune de ces deux grandes sources d'acquisition a plusieurs procédés.

On peut créer des moyens d'existence par la chasse, la pêche, la culture, etc.

On peut les voler par la mauvaise foi, la violence, la force, la ruse, la guerre, etc.

S'il suffit sans sortir du cercle de l'une ou l'autre de ces deux catégories, de la prédominance de l'un des procédés qui lui sont [503] propres pour établir entre les nations des différences considérables, combien cette différence ne doit-elle pas être plus grande entre un peuple qui vit de production, et un peuple qui vit de spoliation?

Car il n'est pas une seule de nos facultés, à quelque ordre qu'elle appartienne, qui ne soit mise en exercice par la nécessité qui nous a été imposée de pourvoir à notre existence; et que peut-on concevoir de plus propre à modifier l'état social des peuples que ce qui modifie toutes les facultés humaines?

Cette considération, toute grave qu'elle est, a été si peu observée que je dois m'y arrêter un instant.

Pour qu'une satisfaction se réalise, il faut qu'un travail ait été exécuté, d'où il suit que la Spoliation, dans toutes ses variétés, loin d'exclure la Production, la suppose.

Et ceci, ce me semble, est de nature à diminuer un peu l'engouement que les historiens, les poêtes et les romanciers manifestent pour ces nobles époques où, selon eux, ne dominait pas ce qu'ils appellent l'industrialisme. A ces époques on vivait; donc le travail accomplissait tout comme aujourd'hui sa rude lâche. Seulement, des nations, des classes, des individualités étaient parvenues à rejeter sur d'autres nations, d'autres classes, d'autres individualités, leur lot de labeur et de fatigue.

Le caractère de la production, c'est de tirer pour ainsi dire du néant les satisfactions qui entretiennent et embellissent la vie, de telle sorte qu'un homme ou un peuple peut multiplier à l'infini ces satisfactions, sans infliger une privation quelconque aux autres hommes et aux autres peuples ; — bien au contraire, l'étude approfondie du mécanisme économique nous a révélé que le succès de l'un dans son travail ouvre des chances de succès au travail de l'autre.

Le caractère de la spoliation est de ne pouvoir conférer une satisfaction sans qu'une privation égale y corresponde ; car elle ne crée pas, elle déplace ce que le travail a créé. Elle entraîne après elle, comme déperdition absolue, tout l'effort qu'elle-même coûte aux deux parties intéressées. Loin donc d'ajouter aux jouissances de l'humanité, elle les diminue, et, en outre, elle les attribue à qui ne les a pas méritées.

[504]

Pour produire, il faut diriger toutes ses facultés vers la domination de la nature ; car c'est elle qu'il s'agit de combattre, de dompter et d'asservir. C'est pourquoi le fer converti en charrue est l'emblême de la production.

Pour spolier il faut diriger toutes ses facultés vers la domination des hommes; car ce sont eux qu'il faut combattre, tuer ou asservir. C'est pourquoi le fer converti en épée est l'embléme de la spoliation.

Autant il y a d'opposition entre la charrue qui nourrit et l'épée qui tue, autant il doit y en avoir entre un peuple de travailleurs et un peuple de spoliateurs. Il n'est pas possible qu'il y ait entre eux rien de commun. Ils ne sauraient avoir ni les mêmes idées, ni les mêmes règles d'appréciation, ni les mêmes goûts, ni le même caractère, ni les mêmes mœurs, ni les mêmes lois, ni la même morale, ni la même religion.

Et certes, un des plus tristes spectacles qui puissent s'offrira l'œil du philanthrope, c'est de voir un siècle producteur faire tous ses efforts pour s'inoculer, par l'éducation, les idées, les sentiments, les erreurs, les préjugés et les vices d'un peuple spoliateur. On accuse souvent notre époque de manquer d'unité, de ne pas montrer de la concordance entre sa manière de voir et d'agir; on a raison, et je crois que je viens d'en signaler la principale cause.

La spoliation par voie de guerre, c'est-à-dire la spoliation toute naïve, toute simple, toute crue, a sa racine dans le cœur humain, dans l'organisation de l'homme, dans ce moteur universel du monde social : l'attrait pour les satisfactions et la répugnance pour la douleur; en un mot, dans ce mobile que nous portons tous en nous-mêmes : l'intérêt personnel.

Et je ne suis pas fâché de me porter son accusateur. Jusqu'ici on a pu croire que j'avais voué à ce principe un culte idolâtre, que je ne lui attribuais que des conséquences heureuses pour l'humanité, peut-être même que je l'élevais dans mon estime au-dessus du principe sympathique, du dévouement, de l'abnégation. — Non, je ne l'ai pas jugé; j'ai seulement constaté son existence et son omnipotence. Cette omnipotence, je l'aurais mal appréciée, et je serais en contradiction avec moi-même, [505] quand je signale l'intérêt personnel comme le moteur universel de l'humanité, si je n'en faisais maintenant découler les causes perturbatrices, comme précédemment j'en ai fait sortir les lois harmoniques de l'ordre social.

L'homme, avons-nous dit, veut invinciblement se conserver, améliorer sa condition, saisir le bonheur tel qu'il le conçoit, ou du moins en approcher. Par la même raison, il fuit la peine, la douleur.

Or le travail, cette action qu'il faut que l'homme exerce sur la nature pour réaliser la production, est une peine, une fatigue. Par ce motif, l'homme y répugne et ne s'y soumet que lorsqu'il s'agit pour lui d'éviter un mal plus grand encore.

Philosophiquement, il y en a qui disent : le travail est un bien. Ils ont raison, en tenant compte de ses résultats. C'est un bien relatif; en d'autres termes, c'est un mal qui nous épargne de plus grands maux. Et c'est justement pourquoi les hommes ont une si grande tendance à éviter le travail, quand ils croient pouvoir, sans y recourir, en recueillir les résultats.

D'autres disent que le travail est un bien en lui-même; qu'indépendamment de ses résultats producteurs, il moralise l'homme, le renforce, et est pour lui une source d'allégresse et de santé. Tout cela est très-vrai, et révèle une fois de plus la merveilleuse fécondité d'intentions finales que Dieu a répandues dans toutes les parties de son œuvre. Oui, même abstraction faite de ses résultats comme production, le travail promet à l'homme, pour récompenses supplémentaires, la force du corps et la joie de l'âme; et puisqu'on a pu dire que l'oisiveté était la mère de tous les vices, il faut bien reconnaître que le travail est le père de beaucoup de vertus.

Mais tout cela, sans préjudice des penchants naturels et invincibles du cœur humain; sans préjudice de ce sentiment qui fait que nous ne recherchons pas le travail pour lui-même ; que nous le comparons toujours à son résultat; que nous ne poursuivons pas par un grand travail ce que nous pouvons obtenir par un travail moindre; que, placés entre deux peines, nous ne choisissons pas la plus forte, et que notre tendance universelle est d'autant plus de diminuer le rapport de l'effort au résultat, [506] que si par là nous conquérons quelque loisir, rien ne nous empêche de le consacrer, en vue de récompenses accessoires, à des travaux conformes à nos goûts.

D'ailleurs, à cet égard le fait universel est décisif. En tous lieux, en tous temps, nous voyons l'homme considérer le travail comme le côté onéreux, et la satisfaction comme le côté compensateur de sa condition. En tous lieux, en tous temps, nous le voyons se décharger, autant qu'il le peut, de la fatigue du travail soit sur les animaux, sur le vent, sur l'eau, la vapeur, les forces de la nature, soit, hélas! sur la force de son semblable, quand il parvient à le dominer. Dans ce dernier cas, je le répète parce qu'on l'oublie trop souvent, le travail n'est pas diminué, mais déplacé.[FB-58]

L'homme étant ainsi placé entre deux peines, celle du besoin et celle du travail, pressé par l'intérêt personnel, cherche s'il n'aurait pas un moyen de les éviter toutes les deux, au moins dans une certaine mesure. Et c'est alors que la spoliation se présente à ses yeux comme la solution du problème.

Il se dit: Je n'ai, il est vrai, aucun moyen de me procurer les choses nécessaires à ma conservation, à mes satisfactions, la nourriture, le vêtement, le gîte, sans que ces choses aient été préalablement produites par le travail. Mais il n'est pas indispensable que ce soit par mon propre travail. Il suffit que ce soit par le travail de quelqu'un, pourvu que je sois le plus fort.

Telle est l'origine de la guerre.

Je n'insisterai pas beaucoup sur ses conséquences.

Quand les choses vont ainsi, quand un homme ou un peuple travaille et qu'un autre homme ou un autre peuple attend, pour se livrer à la rapine, que le travail soit accompli, le lecteur aperçoit d'un coup d'œil ce qui se perd de forces humaines.

D'un côté, le spoliateur n'est point parvenu, comme il l'aurait désiré, à éviter toute espèce de travail. La spoliation armée exige aussi des efforts, et quelquefois d'immenses efforts. Ainsi, pendant que le producteur consacre son temps à créer les objets [507] de satisfactions, le spoliateur emploie le sien à préparer le moyen de les dérober. Mais lorsque l'œuvre de la violence est accomplie ou tentée, les objets de satisfactions ne sont ni plus ni moins abondants. Ils peuvent répondre aux besoins de personnes différentes, et non à plus de besoins. Ainsi tous les efforts que le spoliateur a faits pour la spoliation, et en outre tous ceux qu'il n'a pas faits pour la production, sont entièrement perdus, sinon pour lui, du moins pour l'humanité.

Ce n'est pas tout ; dans la plupart des cas une déperdition analogue se manifeste du côté du producteur. Il n'est pas vraisemblable, en effet, qu'il attendra, sans prendre aucune précaution, l'événement dont il est menacé ; et toutes les précautions, armes, fortifications, munitions, exercice, sont du travail, et du travail à jamais perdu, non pour celui qui en attend sa sécurité, mais pour le genre humain.

Que si le producteur, en faisant ainsi deux parts de ses travaux, ne se croit pas assez fort pour résister à la spoliation, c'est bien pis et les forces humaines se perdent sur une bien autre échelle: car alors le travail cesse, nul n'étant disposé à produire pour être spolié.

Quant aux conséquences morales, à la manière dont les facultés sont affectées des deux côtés, le résultat n'est pas moins désastreux.

Dieu a voulu que l'homme livrât à la nature de pacifiques combats, et qu'il recueillît directement d'elle les fruits de la victoire. — Quand il n'arrive à la domination de la nature que par l'intermédiaire de la domination de ses semblables, sa mission est faussée; il donne à ses facultés une direction tout autre. Voyez seulement la prévoyance, cette vue anticipée de l'avenir, qui nous élève en quelque sorte jusqu'à la providence, — car prévoir c'est aussi pourvoir, — voyez combien elle diffère chez le producteur et le spoliateur.

Le producteur a besoin d'apprendre la liaison des causes aux effets. Il étudie à ce point de vue les lois du monde physique, et cherche à s'en faire des auxiliaires de plus en plus utiles. S'il observe ses semblables, c'est pour prévoir leurs désirs et y pourvoir, à charge de réciprocité.

[508]

Le spoliateur n'étudie pas la nature. S'il observe les hommes, c'est comme l'aigle guette une proie, cherchant le moyen de l'affaiblir, de la surprendre.

Mêmes différences se manifestent dans les autres facultés et s'étendent aux idées.[FB-59] .....

La spoliation par la guerre n'est pas un fait accidentel, isolé, passager; c'est un fait très-général et très-constant, qui ne le cède en permanence qu'au travail.

Indiquez-moi donc un point du globe où deux races, une de vainqueurs et une de vaincus, ne soient pas superposées l'une à l'autre. Montrez-moi en Europe, en Asie, dans les îles du grand Océan, un lieu fortuné encore occupé par la race primitive. Si les migrations de peuples n'ont épargné aucun pays, la guerre a été un fait général.

Les traces n'en sont pas moins générales. Indépendamment du sang versé, du butin conquis, des idées faussées, des facultés perverties, elle a laissé partout des stigmates, au nombre desquels il faut compter l'esclavage et l'aristocratie .....

L'homme ne s'est pas contenté de spolier la richesse à mesure qu'elle se formait : il s'est emparé des richesses antérieures, du capital sous toutes les formes; il a particulièrement jeté les yeux sur le capital, sous la forme la plus immobile, la propriété foncière. Enfin, il s'est emparé de l'homme même. — Car les facultés humaines étant des instruments de travail, il a été trouvé plus court de s'emparer de ces facultés que de leurs produits .....

Combien ces grands événements n'ont-ils pas agi comme causes perturbatrices, comme entraves sur le progrès naturel des destinées humaines! Si l'on tient compte de la déperdition de travail occasionnée par la guerre, si l'on tient compte de ce que le produit effectif, qu'elle amoindrit, se concentre entre les mains de quelques vainqueurs, on pourra comprendre le dénûment des masses, dénûment inexplicable de nos jours par la liberté .....

Comment l'esprit guerrier se propage.

Les peuples agresseurs sont sujets à des représailles. Ils attaquent souvent; quelquefois ils se défendent. Quand ils sont sur [509] la défensive, ils ont le sentiment de la justice et de la sainteté de leur cause. Alors ils peuvent exalter le courage, le dévouement, le patriotisme. Mais, hélas! ils transportent ces sentiments et ces idées dans leurs guerres offensives. Et qu'est-ce alors qui constitue le patriotisme? .....

Quand deux races, l'une victorieuse et oisive, l'autre vaincue et humiliée, occupent le sol, tout ce qui éveille les désirs, les sympathies, est le partage de la première. A elle loisirs, fêtes, goût des arts, richesses, exercices militaires, tournois, grâce, élégance, littérature, poésie. A la race conquise, des mains calleuses, des huttes désolées, des vêtements répugnants .....

Il suit de là que ce sont les idées et les préjugés de la race dominante, toujours associés à la domination militaire, qui font l'opinion. Hommes, femmes, enfants, tous mettent la vie militaire avant la vie laborieuse, la guerre avant le travail, la spoliation avant la production. La race vaincue partage elle-même ce sentiment, et, quand elle surmonte ses oppresseurs, aux époques de transition, elle se montre disposée à les imiter. Que dis-je ! pour elle cette imitation est une frénésie .....

Comment la guerre finit.

La Spoliation comme la Production ayant sa source dans le cœur humain, les lois du monde social ne seraient pas harmoniques, même au sens limité que j'ai dit, si celle-ci ne devait, à la longue détrôner celle-là .....

 


 

Notes

[FB-57] Voir la fin du chapitre xi.

[FB-58] On l'oublie quand on pose cette question: Le travail des esclaves revient-il plus cher ou meilleur marché que le travail salarié?

[PP-59] Voyez Baccalauréat et socialisme. (P.P. — R.F.)

 


 

10. A collection of four essays published as Spoliation et Loi (Plunder and Law) (mid 1850)

Source

[T.257 (1850.05.15)] Spoliation et Loi (Plunder and Law) (Paris: Guillaumin, 1850) (61 pp.). Published originally as "À MM. les protectionnistes du Conseil général des manufactures" (To the Protectionists in the General Council of Manufacturers) in Journal des Economistes, 15 May 1850, T. 26, no. 110, pp. 160-67; and then as a separate pamphlet with 3 other essays (editor not named). They were later published as separate essays in OC5:

  • I. Aux Démocrates, SL, pp. 8-20 ; OC5, pp. 513-17
  • II. À MM. les Protectionnistes du Conseil général des Manufactures, Journal des Economistes, 15 May 1850, T. 26, no. 110, pp. 160-67; SL, pp. 20-40 ; OC5, pp. 1-15
  • III. La guerre aux chaires d’Économie politique, en 1847 (June 1847), SL, pp. 42-52; OC5.2, pp. 16-22
  • IV. Balance du Commerce, SL, pp. 54-61; OC5.8, pp. 402-406.

[V-513]

XII. RÉFLEXIONS SUR L’AMENDEMENT DE M. MORTIMER-TERNAUX [[1]].

Aux Démocrates.

Non, je ne me trompe pas ; je sens battre dans ma poitrine un cœur démocratique. Comment donc se fait-il que je me trouve si souvent en opposition avec ces hommes qui se proclament les représentants exclusifs de la Démocratie ?

Il faut pourtant s’entendre. Ce mot a-t-il deux significations opposées ?

Il me semble, à moi, qu’il y a un enchaînement entre cette aspiration qui pousse tous les hommes vers leur perfectionnement matériel, intellectuel et moral, et les facultés dont ils ont été doués pour réaliser cette aspiration.

[V-514

Dès lors, je voudrais que chaque homme eût, sous sa responsabilité, la libre disposition, administration et contrôle de sa propre personne, de ses actes, de sa famille, de ses transactions, de ses associations, de son intelligence, de ses facultés, de son travail, de son capital et de sa propriété.

C’est de cette manière qu’aux États-Unis on entend la liberté, la démocratie. Chaque citoyen veille avec un soin jaloux à rester maître de lui-même. C’est par là que le pauvre espère sortir de la pauvreté ; c’est par là que le riche espère conserver la richesse.

Et, en effet, nous voyons qu’en très-peu de temps ce régime a fait parvenir les Américains à un degré d’énergie, de sécurité, de richesse et d’égalité dont les annales du genre humain n’offrent aucun autre exemple.

Cependant, là, comme partout, il y a des hommes qui ne se feraient pas scrupule de porter atteinte, pour leur avantage personnel, à la liberté et à la propriété de leurs concitoyens.

C’est pourquoi la loi intervient, sous la sanction de la Force commune, pour prévenir et réprimer ce penchant désordonné.

Chacun concourt, en proportion de sa fortune, au maintien de cette Force. Ce n’est pas là, comme on l’a dit, sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l’autre. C’est, au contraire, le moyen le plus simple, le plus juste, le plus efficace et le plus économique de garantir la liberté de tous.

Et un des problèmes les plus difficiles de la politique, c’est de mettre les dépositaires de cette Force commune hors d’état de faire eux-mêmes ce qu’ils sont chargés d’empêcher.

Les Démocrates français, à ce qu’il paraît, voient les choses sous un jour tout différent.

Sans doute, comme les Démocrates américains, ils condamnent, repoussent et flétrissent la Spoliation que les citoyens seraient tentés d’exercer de leur chef, les uns à [V-515] l’égard des autres, — toute atteinte portée à la propriété, au travail, à la liberté par un individu au préjudice d’un autre individu.

Mais cette Spoliation, qu’ils repoussent entre individus, ils la regardent comme un moyen d’égalisation ; et en conséquence ils la confient à la Loi, à la Force commune, que je croyais instituées pour l’empêcher.

Ainsi, pendant que les Démocrates américains, après avoir chargé la Force commune de châtier la Spoliation individuelle, sont très-préoccupés de la crainte que cette Force ne devienne elle-même spoliatrice, faire de cette Force un instrument de Spoliation, paraît être le fond même et l’âme du système des Démocrates français.

À ce système, ils donnent les grands noms d’organisation, association, fraternité, solidarité. Par là, ils ôtent tout scrupule aux appétits les plus brutaux.

« Pierre est pauvre, Mondor est riche ; ne sont-ils pas frères ? ne sont-ils pas solidaires ? ne faut-il pas les associer, les organiser ? Donc, qu’ils partagent et tout sera pour le mieux. Il est vrai que Pierre ne doit pas prendre à Mondor, ce serait inique. Mais nous ferons des Lois, nous créerons des Forces qui se chargeront de l’opération. Ainsi, la résistance de Mondor deviendra factieuse, et la conscience de Pierre pourra être tranquille. »

Dans le cours de cette législature, il s’est présenté des occasions où la Spoliation se montre sous un aspect spécialement hideux. C’est celle que la Loi met en œuvre au profit du riche et au détriment du pauvre.

Eh bien ! Même dans ce cas, on voit la Montagne battre des mains. Ne serait-ce pas qu’elle veut, avant tout, s’assurer le principe ? Une fois qu’avec l’appui de la majorité, la Spoliation légale du pauvre au profit du riche sera systématisée, comment repousser la Spoliation légale du riche au profit du pauvre ?

[V-516

Malheureux pays, où les Forces sacrées qui devaient être instituées pour maintenir chacun dans son droit, sont détournées à accomplir elles-mêmes la violation des droits !

Nous avons vu hier à l’Assemblée législative une scène de cette abominable et funeste comédie, qu’on pourrait bien appeler la comédie des dupes.

Voici de quoi il s’agissait :

Tous les ans, 300,000 enfants arrivent à l’âge de 12 ans. Sur ces 300,000 enfants, 10,000 peut-être entrent dans les colléges et lycées de l’État. Leurs parents sont-ils tous riches ? Je n’en sais rien. Mais ce qu’on peut affirmer de la manière la plus certaine, c’est qu’ils sont les plus riches de la nation.

Naturellement, ils devraient payer les frais de nourriture, d’instruction et d’entretien de leurs enfants. Mais ils trouvent que c’est fort cher. En conséquence, ils ont demandé et obtenu que la Loi, par l’impôt des boissons et du sel, prît de l’argent aux millions de parents pauvres, pour ledit argent leur être distribué, à eux parents riches, à titre de gratification, encouragement, indemnité, subvention, etc., etc.

M. Mortimer-Ternaux a demandé la cessation d’une pareille monstruosité, mais il a échoué dans ses efforts. L’extrême droite trouve très-doux de faire payer par les pauvres l’éducation des enfants riches, et l’extrême gauche trouve très politique de saisir une telle occasion de faire passer et sanctionner le système de la Spoliation légale.

Sur quoi je me demande : où allons-nous ? Il faut que l’Assemblée se dirige par quelque principe ; il faut qu’elle s’attache à la justice partout et pour tous, ou bien qu’elle se jette dans le système de la Spoliation légale et réciproque, jusqu’à parfaite égalisation de toutes les conditions, c’est-à-dire dans le communisme.

Hier, elle a déclaré que les pauvres paieraient des impôts pour soulager les riches. De quel front repoussera-t-elle les [V-517] impôts qu’on lui proposera bientôt de frapper sur les riches pour soulager les pauvres ?

Pour moi, je ne puis oublier que lorsque je me suis présenté devant les électeurs, je leur ai dit :

« Approuveriez-vous un système de gouvernement qui consisterait en ceci : Vous auriez la responsabilité de votre propre existence. Vous demanderiez à votre travail, à vos efforts, à votre énergie, les moyens de vous nourrir, de vous vêtir, de vous loger, de vous éclairer, d’arriver à l’aisance, au bien-être, peut-être à la fortune. Le gouvernement ne s’occuperait de vous que pour vous garantir contre tout trouble, contre toute agression injuste. D’un autre côté, il ne vous demanderait que le très-modique impôt indispensable pour accomplir cette tâche ? »

Et tous de s’écrier : « Nous ne lui demandons pas autre chose. »

Et maintenant, quelle serait ma position si j’avais à me présenter de nouveau devant ces pauvres laboureurs, ces honnêtes artisans, ces braves ouvriers, pour leur dire :

« Vous payez plus d’impôts que vous ne vous y attendiez. Vous avez moins de liberté que vous ne l’espériez. C’est un peu de ma faute, car je me suis écarté du système de gouvernement en vue duquel vous m’aviez nommé, et, le 1er avril, j’ai voté un surcroît d’impôt sur le sel et les boissons, afin de venir en aide au petit nombre de nos compatriotes qui envoient leurs enfants dans les colléges de l’État ? »

Quoi qu’il arrive, j’espère ne me mettre jamais dans la triste et ridicule nécessité de tenir aux hommes qui m’ont investi de leur confiance un semblable langage.

 


 

References

[1] À l’assemblée législative, dans la séance du 1er avril 1850, pendant la discussion du budget de l’instruction publique, M. Mortimer-Ternaux, représentant du peuple, proposa, par voie d’amendement, une diminution de 300,000 francs sur la dépense des lycées et des colléges, établissements fréquentés par les enfants de la classe moyenne.

Sur cette question, les représentants de l’extrême gauche votèrent avec l’extrême droite. L’amendement mis aux voix fut rejeté par une faible majorité.

Dès le lendemain, Bastiat publia, sur ce vote, dans une feuille quotidienne, l’opinion que nous reproduisons. (Note de l’éditeur.)

 


 

[V-1]

I. SPOLIATION ET LOI [1]

À Messieurs les Protectionistes du Conseil général des Manufactures.

Messieurs les protectionistes, causons un moment avec modération et de bonne amitié.

Vous ne voulez pas que l’économie politique croie et enseigne le libre-échange.

C’est comme si vous disiez : « Nous ne voulons pas que l’économie politique s’occupe de Société, d’Échange, de Valeur, de Droit, de Justice, de Propriété. Nous ne reconnaissons que deux principes, l’Oppression et la Spoliation. »

Vous est-il possible de concevoir l’économie politique sans société ? la société sans échanges ? l’échange sans un rapport d’appréciation entre les deux objets ou les deux services échangés ? Vous est-il possible de concevoir ce [V-2] rapport, nommé valeur, autrement que comme résultant du libre consentement des échangistes ? Pouvez-vous concevoir qu’un produit en vaut un autre si, dans le troc, une des parties n’est pas libre [2]  ? Vous est-il possible de concevoir le libre consentement des deux parties sans liberté ? Vous est-il possible de concevoir que l’un des contractants soit privé de liberté, à moins qu’il ne soit opprimé par l’autre ? Vous est-il possible de concevoir l’échange entre un oppresseur et un opprimé, sans que l’équivalence des services en soit altérée, sans que, par conséquent, une atteinte soit portée au droit, à la justice, à la propriété ?

Que voulez-vous donc ? dites-le franchement.

Vous ne voulez pas que l’échange soit libre !

Vous voulez donc qu’il ne soit pas libre ?

Vous voulez donc qu’il se fasse sous l’influence de l’oppression ? car s’il ne se faisait pas sous l’influence de l’oppression, il se ferait sous celle de la liberté, et c’est ce que vous ne voulez pas.

Convenez-en, ce qui vous gêne, c’est le droit, c’est la justice ; ce qui vous gêne, c’est la propriété, non la vôtre, bien entendu, mais celle d’autrui. Vous souffrez difficilement que les autres disposent librement de leur propriété (seule manière d’être propriétaire) ; vous entendez disposer de la vôtre… et de la leur.

Et puis vous demandez aux économistes d’arranger en corps de doctrine cet amas d’absurdités et de monstruosités ; de faire, à votre usage, la théorie de la Spoliation.

Mais c’est ce qu’ils ne feront jamais ; car, à leurs yeux, la Spoliation est un principe de haine et de désordre, et si elle revêt une forme plus particulièrement odieuse, c’est surtout la forme légale [3] .

[V-3]

Ici, monsieur Benoît d’Azy, je vous prends à partie. Vous êtes un homme modéré, impartial, généreux. Vous [V-4] ne tenez ni à vos intérêts, ni à votre fortune ; c’est ce que vous proclamez sans cesse. Dernièrement, au Conseil général, vous disiez : « S’il suffisait que les riches abandonnassent ce qu’ils ont pour que le peuple fût riche, nous serions tous prêts à le faire. » (Oui ! oui ! c’est vrai !) Et hier, à l’Assemblée nationale : « Si je croyais qu’il dépendît de moi de donner à tous les ouvriers le travail dont ils ont besoin, je donnerais tout ce que je possède pour réaliser ce bienfait…, malheureusement impossible. »

Encore que l’inutilité du sacrifice vous donne le vif chagrin de ne le point faire, et de dire, comme Basile : « L’argent ! l’argent ! je le méprise…, mais je le garde, » assurément, nul ne doutera d’une générosité si retentissante, quoique si stérile. C’est une vertu qui aime à s’envelopper d’un voile de pudeur, surtout quand elle est purement latente et négative. Pour vous, vous ne perdez pas une occasion de l’afficher, en vue de toute la France, sur le piédestal de la tribune, au Luxembourg et au Palais législatif. C’est une preuve que vous ne pouvez en contenir les élans, bien que vous en conteniez à regret les effets.

Mais enfin, cet abandon de votre fortune, personne ne [V-5] vous le demande, et je conviens qu’il ne résoudrait pas le problème social.

Vous voudriez être généreux, et vous ne le pouvez avec fruit ; ce que j’ose vous demander, c’est d’être juste. Gardez votre fortune, mais permettez-moi de garder la mienne. Respectez ma propriété comme je respecte la vôtre. Est-ce de ma part une requête trop hardie ?

Supposons que nous soyons dans un pays où règne la liberté d’échanger, où chacun puisse disposer de son travail et de sa propriété. — Vos cheveux se hérissent ? Rassurez-vous, ce n’est qu’une hypothèse.

Nous sommes donc aussi libres l’un que l’autre. Il y a bien une Loi dans le Code, mais cette Loi, toute impartialité et justice, loin de nuire à notre liberté, la garantit. Elle n’entrera en action qu’autant que nous essayerions d’exercer l’oppression, vous sur moi ou moi sur vous. Il y a une force publique, il y a des magistrats, des gendarmes, mais ils ne font qu’exécuter la Loi.

Les choses étant ainsi, vous êtes maître de forges et je suis chapelier. J’ai besoin de fer, pour mon usage ou pour mon industrie. Naturellement, je me pose ce problème : « Quel est pour moi le moyen de me procurer le fer, qui m’est nécessaire, avec la moindre somme possible de travail ? » En tenant compte de ma situation, de mes connaissances, je découvre que le mieux pour moi est de faire des chapeaux et de les livrer à un Belge, qui me donnera du fer en retour.

Mais vous êtes maître de forges, et vous vous dites : Je saurai bien forcer ce coquin-là (c’est de moi qu’il s’agit) de venir à ma boutique.

En conséquence, vous garnissez votre ceinture de sabres et de pistolets, vous armez vos nombreux domestiques, vous vous rendez sur la frontière, et là, au moment où je vais exécuter mon troc, vous me criez : — Arrête ! ou je [V-6] te brûle la cervelle. — Mais, seigneur, j’ai besoin de fer. — J’en ai à vendre. — Mais, seigneur, vous le tenez fort cher. — J’ai mes raisons pour cela. — Mais, seigneur, j’ai mes raisons aussi pour préférer le fer à bon marché. — Eh bien ! entre tes raisons et les miennes, voici qui va décider. Valets, en joue !

Bref, vous empêchez le fer belge d’entrer, et, du même coup, vous empêchez mes chapeaux de sortir.

Dans l’hypothèse où nous sommes, c’est-à-dire sous le régime de la liberté, vous ne pouvez contester que ce ne soit là, de votre part, un acte manifeste d’Oppression et de Spoliation.

Aussi, je m’empresse d’invoquer la Loi, le magistrat, la force publique. Ils interviennent ; vous êtes jugé, condamné et justement châtié.

Mais tout ceci vous suggère une idée lumineuse.

Vous vous dites : J’ai été bien simple de me donner tant de peine ; quoi ! m’exposer à tuer ou à être tué ! me déplacer ! mettre en mouvement mes domestiques ! encourir des frais énormes ! me donner le caractère d’un spoliateur ! mériter d’être frappé par la justice du pays ! et tout cela, pour forcer un misérable chapelier à venir à ma boutique acheter du fer à mon prix ! Si je mettais dans mes intérêts la Loi, le magistrat et la force publique ! si je leur faisais faire, sur la frontière, cet acte odieux que j’y allais faire moi-même !

Échauffé par cette séduisante perspective, vous vous faites nommer législateur et votez un décret conçu en ces termes :

Art. 1er. Il sera prélevé une taxe sur tout le monde (et notamment sur mon maudit chapelier).

Art. 2. Avec le produit de cette taxe on paiera des hommes qui feront bonne garde à la frontière, dans l’intérêt des maîtres de forges.

[V-7]

Art. 3. Ils veilleront à ce que nul ne puisse échanger avec des Belges les chapeaux ou autres marchandises contre du fer.

Art. 4. Les ministres, procureurs de la République, douaniers, percepteurs et geôliers sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution de la présente loi.

Je conviens, Monsieur, que, sous cette forme, la Spoliation vous serait infiniment plus douce, plus lucrative, moins périlleuse que celle dont vous vous étiez d’abord avisé.

Je conviens qu’elle aurait pour vous un côté fort plaisant. Certes, vous en pourriez rire dans votre barbe, car vous en auriez fait passer tous les frais sur mes épaules.

Mais j’affirme que vous auriez introduit dans la société un principe de ruine, d’immoralité, de désordre, de haines et de révolutions incessantes ; que vous auriez ouvert la porte à tous les essais du socialisme et du communisme [4] .

Vous trouvez, sans doute, mon hypothèse très-hardie. Eh bien ! retournons-la contre moi. J’y consens pour l’amour de la démonstration.

Me voici ouvrier ; vous êtes toujours maître de forges.

Il me serait avantageux d’avoir à bon marché, et même pour rien, des instruments de travail. Or, je sais qu’il y a dans votre magasin des haches et des scies. Donc, sans plus de façons, je pénètre chez vous et fais main basse sur tout ce qui me convient.

Mais vous, usant du droit de légitime défense, vous repoussez d’abord la force par la force ; ensuite, appelant à votre aide la Loi, le magistrat, la force publique, vous me faites jeter en prison et bien vous faites.

Oh ! oh ! me dis-je ; j’ai été gauche en tout ceci. Quand [V-8] on veut jouir du bien d’autrui, ce n’est pas en dépit, c’est en vertu de la Loi qu’il faut agir, si l’on n’est pas un sot. En conséquence, comme vous vous êtes fait protectioniste, je me fais socialiste. Comme vous vous êtes arrogé le droit au profit, j’invoque le droit au travail ou aux instruments de travail.

D’ailleurs, en prison, j’ai lu mon Louis Blanc, et je sais par cœur cette doctrine : « Ce qui manque aux prolétaires pour s’affranchir, ce sont les instruments de travail ; la fonction du gouvernement est de les leur fournir. » Et encore :

« Dès qu’on admet qu’il faut à l’homme, pour être vraiment libre, le pouvoir d’exercer et de développer ses facultés, il en résulte que la société doit à chacun de ses membres, et l’instruction, sans laquelle l’esprit humain ne peut se déployer, et les instruments de travail, sans lesquels l’activité humaine ne peut se donner carrière. Or, par l’intervention de qui la société donnera-t-elle à chacun de ses membres l’instruction convenable et les instruments de travail nécessaires, si ce n’est par l’intervention de l’État [5]  ? »

Donc, moi aussi, fallût-il pour cela révolutionner mon pays, je force les portes du Palais législatif. Je pervertis la Loi et lui fais accomplir, à mon profit et à vos dépens, l’acte même pour lequel elle m’avait jusqu’ici châtié.

Mon décret est calqué sur le vôtre.

Art. 1er. Il sera prélevé une taxe sur tous les citoyens et spécialement sur les maîtres de forges.

Art. 2. Avec le produit de cette taxe, l’État soldera un corps armé, lequel prendra le titre de gendarmerie fraternelle.

Art. 3. Les gendarmes fraternels entreront dans les magasins de haches, scies, etc., s’empareront de ces [V-9] instruments et les distribueront aux ouvriers qui en désirent.

Grâce à cette combinaison habile, vous voyez bien, Monsieur, que je n’aurai plus les risques, ni les frais, ni l’odieux, ni les scrupules de la Spoliation. L’État volera pour moi, comme il fait pour vous. Nous serons à deux de jeu.

Reste à savoir comment se trouverait la société française de la réalisation de ma seconde hypothèse, ou, tout au moins, comment elle se trouve de la réalisation à peu près complète de la première.

Je ne veux pas traiter ici le point de vue économique de la question. On croit que, lorsque nous réclamons le libre-échange, nous sommes mus uniquement par le désir de laisser au travail et aux capitaux la faculté de prendre leur direction la plus avantageuse. On se trompe : cette considération n’est pour nous que secondaire ; ce qui nous blesse, ce qui nous afflige, ce qui nous épouvante dans le régime protecteur, c’est qu’il est la négation du droit, de la justice, de la propriété ; c’est qu’il tourne, contre la propriété et la justice, la Loi qui devait les garantir ; c’est qu’il bouleverse ainsi et pervertit les conditions d’existence de la société. — Et c’est sur ce côté de la question que j’appelle vos méditations les plus sérieuses.

Qu’est-ce donc que la Loi, ou du moins que devrait-elle être ? quelle est sa mission rationnelle et morale ? n’est-ce point de tenir la balance exacte entre tous les droits, toutes les libertés, toutes les propriétés ? n’est-ce pas de faire régner entre tous la justice ? n’est-ce pas de prévenir et de réprimer l’Oppression et la Spoliation de quelque part qu’elles viennent ?

Et n’êtes-vous pas effrayé de l’immense, radicale et déplorable innovation qui s’introduit dans le monde, le jour où la Loi est chargée d’accomplir elle-même le crime que sa mission était de châtier ? le jour où elle se tourne, en principe et en fait, contre la liberté et la propriété ?

[V-10]

Vous déplorez les symptômes que présente la société moderne ; vous gémissez sur le désordre qui règne dans les institutions et dans les idées. Mais n’est-ce pas votre principe qui a tout perverti, idées et institutions ?

Quoi ! la Loi n’est plus le refuge de l’opprimé, mais l’arme de l’oppresseur ! La Loi n’est plus une égide, mais une épée ! La Loi ne tient plus dans ses mains augustes une balance, mais de faux poids et de fausses clefs ! Et vous voulez que la société soit bien ordonnée !

Votre principe a écrit sur le fronton du Palais législatif ces mots : Quiconque acquiert ici quelque influence peut y obtenir sa part de Spoliation légale.

Et qu’est-il arrivé ? Toutes les classes se sont ruées sur les portes de ce palais, criant : à moi, à moi une part de Spoliation !

Après la révolution de Février, quand le suffrage universel a été proclamé, j’ai espéré un moment que sa grande voix allait se faire entendre pour dire : « Plus de Spoliation pour personne, justice pour tous. » — Et c’est là qu’était la vraie solution du problème social. Il n’en a pas été ainsi ; la propagande protectioniste avait trop profondément altéré, depuis des siècles, les sentiments et les idées.

Non, en faisant irruption dans l’Assemblée nationale, chaque classe est venue pour s’y faire, en vertu de votre principe, de la Loi un instrument de rapine. On a demandé l’impôt progressif, le crédit gratuit, le droit au travail, le droit à l’assistance, la garantie de l’intérêt, d’un minimum de salaire, l’instruction gratuite, les avances à l’industrie, etc., etc. ; bref, chacun a voulu vivre et se développer aux dépens d’autrui.

Et sous quelle autorité a-t-on placé ces prétentions ? Sous l’autorité de vos précédents. Quels sophismes a-t-on invoqués ? Ceux que vous propagez depuis des siècles. Ainsi que vous, on a parlé de niveler les conditions du travail.

[V-11]

Ainsi que vous, on a déclamé contre la concurrence anarchique. Ainsi que vous, on a bafoué le laissez faire, c’est-à dire la liberté. Ainsi que vous, on a dit que la Loi ne devait pas se borner à être juste, mais qu’elle devait venir en aide aux industries chancelantes, protéger le faible contre le fort, assurer des profits aux individus aux dépens de la communauté, etc., etc. Bref, le socialisme est venu faire, selon l’expression de M. Ch. Dupin, la théorie de la Spoliation. Il a fait ce que vous faites, ce que vous voulez que fassent avec vous et pour vous les professeurs d’économie politique.

Vous avez beau être habiles, messieurs les restrictionistes, vous avez beau radoucir le ton, vanter votre générosité latente, prendre vos adversaires par les sentiments, vous n’empêcherez pas la logique d’être la logique.

Vous n’empêcherez pas M. Billault de dire au législateur : Vous accordez des faveurs aux uns, il faut en accorder à tous.

Vous n’empêcherez pas M. Crémieux de dire au législateur : Vous enrichissez les manufacturiers, il faut enrichir les prolétaires.

Vous n’empêcherez pas M. Nadeau de dire au législateur : Vous ne pouvez refuser de faire pour les classes souffrantes ce que vous faites pour les classes privilégiées.

Vous n’empêcherez pas même votre coryphée M. Mimerel de dire au législateur : « Je demande 25,000 primes pour les caisses de retraite d’ouvriers, » et de développer ainsi sa motion :

« Est-ce le premier exemple de cette nature qu’offre notre législation ? Établirez-vous en système que l’État peut tout encourager, ouvrir à ses frais des cours de sciences, subventionner les beaux-arts, pensionner les théâtres, donner aux classes déjà favorisées de la fortune la haute instruction, les délassements les plus variés, les jouissances des arts, le repos de la vieillesse, donner tout cela à ceux qui [V-12] ne connaissent pas de privations, faire payer leur part de ces sacrifices à ceux qui n’ont rien, et leur refuser tout, même pour les indispensabilités de la vie ?… »

… « Messieurs, notre société française, nos mœurs, nos lois sont ainsi faites, que l’intervention de l’État, si regrettable qu’on la suppose, se rencontre partout, et que rien ne paraît stable, rien ne paraît durable si l’État n’y montre sa main. C’est l’État qui fait les porcelaines de Sèvres, les tapisseries des Gobelins ; c’est l’État qui expose périodiquement, et à ses frais, les produits de nos artistes, ceux de nos manufactures ; c’est l’État qui récompense nos éleveurs de bestiaux et nos armateurs de pêche. Il en coûte beaucoup pour tout cela ; c’est là encore un impôt que tout le monde paye ; tout le monde, entendez-vous bien ! Et quel bien direct en retire le peuple ? Quel bien direct lui font vos porcelaines, vos tapisseries, vos expositions ? Ce principe de résister à ce que vous appelez un état d’entraînement, on peut le comprendre, quoique hier encore vous ayez voté des primes pour le lin ; on peut le comprendre, mais à condition de consulter le temps ; à la condition surtout de faire preuve d’impartialité. S’il est vrai que, par tous les moyens que je viens d’indiquer, l’État ait eu jusqu’ici l’apparence de venir plus directement au-devant des besoins des classes aisées que de celles moins favorisées, il faut que cette apparence disparaisse. Sera-ce en fermant nos manufactures des Gobelins, en proscrivant nos expositions ? assurément non ; mais en faisant la part directe du pauvre dans cette distribution de bienfaits [6] .  »

Dans cette longue énumération de faveurs accordées à quelques-uns aux dépens de tous, on remarque l’extrême prudence avec laquelle M. Mimerel a laissé dans l’ombre les faveurs douanières, encore qu’elles soient la manifestation la plus explicite de la Spoliation légale. Tous les orateurs qui l’ont appuyé ou contredit se sont imposé la même réserve. C’est fort habile ! Peut-être espèrent-ils, en faisant la part du pauvre, dans cette distribution de bienfaits, sauver la grande iniquité dont ils profitent, mais dont ils ne parlent pas.

Ils se font illusion. Croient-ils qu’après avoir réalisé la [V-13] spoliation partielle par l’institution des douanes, d’autres classes ne voudront pas, par d’autres institutions, réaliser la Spoliation universelle ?

Je sais bien que vous avez un sophisme toujours prêt ; vous dites : « Les faveurs que la loi nous accorde ne s’adressent pas à l’industriel, mais à l’industrie. Les profits qu’elle nous permet de prélever, aux dépens des consommateurs, ne sont qu’un dépôt entre nos mains [7] . »

« Ils nous enrichissent, c’est vrai, mais notre richesse, nous mettant à même de dépenser davantage, d’agrandir nos entreprises, retombe comme une rosée féconde sur la classe ouvrière. »

Tel est votre langage ; et ce que je déplore, c’est que vos misérables sophismes ont assez perverti l’esprit public pour qu’on les invoque aujourd’hui à l’appui de tous les procédés de Spoliation légale. Les classes souffrantes disent aussi : Laissez-nous prendre législativement le bien d’autrui. Nous aurons plus d’aisance ; nous achèterons plus de blé, plus de viande, plus de draps, plus de fer, et ce que nous aurons reçu par l’impôt reviendra en pluie bienfaisante aux capitalistes et aux propriétaires.

Mais, je l’ai déjà dit, je ne discute pas aujourd’hui les conséquences économiques de la Spoliation légale. Quand MM. les protectionistes le voudront, ils me trouveront prêt à examiner le sophisme des ricochets [8] , qui du reste peut être invoqué pour tous les genres de vols et de fraudes.

Bornons-nous aux effets politiques et moraux de l’échange législativement privé de liberté.

Je dis : le temps est venu de savoir enfin ce qu’est la Loi, ce qu’elle doit être.

[V-14]

Si vous faites de la Loi, pour tous les citoyens, le palladium de la liberté et de la propriété, si elle n’est que l’organisation du droit individuel de légitime défense, vous fonderez sur la Justice un gouvernement rationnel, simple, économique, compris de tous, aimé de tous, utile à tous, soutenu par tous, chargé d’une responsabilité parfaitement définie et fort restreinte, doué d’une solidité inébranlable.

 

Si, au contraire, vous faites de la Loi, dans l’intérêt des individus ou des classes, un instrument de Spoliation, chacun d’abord voudra faire la Loi, chacun ensuite voudra la faire à son profit. Il y aura cohue à la porte du Palais législatif, il y aura lutte acharnée au dedans, anarchie dans les esprits, naufrage de toute moralité, violence dans les organes des intérêts, ardentes luttes électorales, accusations, récriminations, jalousies, haines inextinguibles, force publique mise au service des rapacités injustes au lieu de les contenir, notion du vrai et du faux effacée de tous les esprits, comme notion du juste et de l’injuste effacée de toutes les consciences, gouvernement responsable de toutes les existences et pliant sous le poids d’une telle responsabilité, convulsions politiques, révolutions sans issue, ruines sur lesquelles viendront s’essayer toutes les formes du socialisme et du communisme : tels sont les fléaux que ne peut manquer de déchaîner la perversion de la Loi.

 

Tels sont, par conséquent, messieurs les prohibitionistes, les fléaux auxquels vous avez ouvert la porte, en vous servant de la Loi pour étouffer la liberté dans l’échange, c’est-à-dire pour étouffer le droit de propriété. Ne déclamez pas contre le socialisme, vous en faites. Ne déclamez pas contre le communisme, vous en faites. Et maintenant vous nous demandez, à nous économistes, de vous faire une théorie qui [V-15] vous donne raison et vous justifie ! Morbleu ! faites-la vous-mêmes [9] .

 


 

References

[1] Le 27 avril 1850, à la suite d’une discussion très-curieuse, que le Moniteur a reproduite, le Conseil général de l’agriculture, des manufactures et du commerce émit le vœu suivant :

« Que l’économie politique soit enseignée, par les professeurs rétribués par le gouvernement, non plus seulement au point de vue théorique du libre-échange, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation qui régit l’industrie française. »

C’est à ce vœu que répondit Bastiat par le pamphlet Spoliation et Loi, publié d’abord dans le Journal des Économistes, le 15 mai 1850. (Note de l’éditeur.)

[2] Voir la théorie de la valeur, au chap. v du tome VI. (Note de l’éditeur.)

[3] L’auteur avait exprimé cette opinion, trois ans auparavant, dans le numéro du 28 novembre 1847 du journal le Libre-Échange. Répondant au Moniteur industriel, il avait dit :

« Que le lecteur nous pardonne si nous nous faisons casuiste pour un instant. Notre adversaire nous force à mettre le bonnet de docteur. Aussi bien c’est sous le nom de docteur qu’il lui plaît souvent de nous désigner.

Un acte illégal est toujours immoral par cela seul qu’il est une désobéissance à la loi ; mais il ne s’ensuit pas qu’il soit immoral en lui-même. Quand un maçon (nous demandons pardon à notre confrère d’appeler son attention sur si peu de chose), après une rude journée de labeur, échange son salaire contre un coupon de drap belge, il ne fait pas une action intrinsèquement immorale. Ce n’est pas l’action en elle-même qui est immorale, c’est la violation de la loi. Et la preuve, c’est que si la loi vient à changer, nul ne trouvera à reprendre à cet échange. Il n’a rien d’immoral en Suisse. Or ce qui est immoral de soi l’est partout et toujours. Le Moniteur industriel soutiendra-t-il que la moralité des actes dépend des temps et des lieux ? S’il y a des actes illégaux sans être immoraux, il y en a qui sont immoraux sans être illégaux. Quand notre confrère altère nos paroles en s’efforçant d’y trouver un sens qui n’y est pas ; quand certains personnages, après avoir déclaré dans l’intimité qu’ils sont pour la liberté, écrivent et votent contre ; quand un maître fait travailler son esclave à coups de bâton, le Code peut ne pas être violé, mais la conscience de tous les honnêtes gens est révoltée. C’est dans la catégorie de ces actes et au premier rang que nous plaçons les restrictions. Qu’un Français dise à un autre Français, son égal ou qui devrait l’être : — Je t’interdis d’acheter du drap belge, parce que je veux que tu sois forcé de venir à ma boutique. Si cela te dérange, cela m’arrange ; tu perdras quatre, mais je gagnerai deux, et cela suffit. — Nous disons que c’est une action immorale. Que celui qui se la permet l’exécute par ses propres forces ou à l’aide de la loi, cela ne change rien au caractère de l’acte. Il est immoral par nature, par essence ; il l’eût été il y a dix mille ans, il le serait aux antipodes, il le serait dans la lune, parce que, quoi qu’en dise le Moniteur industriel, la loi qui peut beaucoup ne peut cependant pas faire que ce qui est mal soit bien.

Nous ne craignons pas même de dire que le concours de la loi aggrave l’immoralité du fait. Si elle ne s’en mêlait pas, si, par exemple, le fabricant faisait exécuter sa volonté restrictive par des gens à ses gages, l’immoralité crèverait les yeux du Moniteur industriel lui-même. Eh quoi ! parce que ce fabricant a su s’épargner ce souci, parce qu’il a su faire mettre à son service la force publique et rejeter sur l’opprimé une partie des frais de l’oppression, ce qui était immoral est devenu méritoire !

Il peut arriver, il est vrai, que les gens ainsi foulés s’imaginent que c’est pour leur plus grand bien, et que l’oppression résulte d’une erreur commune aux oppresseurs et aux opprimés. Cela suffit pour justifier les intentions et ôter à l’acte ce qu’il aurait d’odieux sans cela. En ce cas, la majorité sanctionne la loi. Il faut s’y soumettre ; nous ne dirons jamais le contraire. Mais rien ne nous empêchera de dire à la majorité que, selon nous, elle se trompe. » (Note de l’éditeur.)

[4] Voy., au tome IV, Protectionisme et Communisme. (Note de l’éditeur.)

[5] Organisation du travail, pages 17 et 24 de l’introduction.

[6] Moniteur du 28 avril 1850.

[7] Moniteur du 28 avril. Voir l’opinion de M. Devinck.

[8] Il se trouve implicitement réfuté aux chap. xii de la première série, iv et xiii de la seconde série des Sophismes. Voy., tome IV, pages 74, 160 et 229. (Note de l’éditeur.)

[9] Dans cette réponse aux protectionistes, qu’il leur adressait au moment de son départ pour les Landes, l’auteur, obligé d’indiquer rapidement ses vues sur le domaine rationnel de la législation, sentit le besoin de les exposer avec plus d’étendue. C’est ce qu’il fit, peu de jours après, pendant un court séjour à Mugron, en écrivant La Loi, pamphlet compris dans le précédent volume. (Note de l’éditeur.)

 


 

[V-16]

II. GUERRE AUX CHAIRES D’ÉCONOMIE POLITIQUE [1]

On sait avec quelle amertume les hommes qui, pour leur propre avantage, restreignent les échanges d’autrui, se plaignent de ce que l’économie politique s’obstine à ne point exalter le mérite de ces restrictions. S’ils n’espèrent pas obtenir la suppression de la science, ils poursuivent du moins la destitution de ceux qui la professent, tenant de l’inquisition cette sage maxime : « Voulez-vous avoir raison de vos adversaires ? fermez-leur la bouche. »

Nous n’avons donc point été surpris d’apprendre qu’à l’occasion du projet de loi sur l’organisation des facultés ils ont adressé à M. le ministre de l’instruction publique un mémoire fort étendu, dont nous reproduisons quelques extraits.

« Y pensez-vous, monsieur le ministre ? Vous voulez [V-17] introduire dans les facultés l’enseignement de l’économie politique ! C’est donc un parti pris de déconsidérer nos priviléges ? »

« S’il est une maxime vénérable, c’est assurément celle-ci : En tous pays, l’enseignement doit être en harmonie avec le principe du gouvernement. Croyez-vous qu’à Sparte ou à Rome le trésor public aurait payé des professeurs pour déclamer contre le butin fait à la guerre ou contre l’esclavage ? Et vous voulez qu’en France il soit permis de discréditer la restriction ! [2]  »

« La nature, monsieur le ministre, a voulu que les sociétés ne puissent exister que sur les produits du travail, et, en même temps, elle a rendu le travail pénible. Voilà pourquoi, à toutes les époques et dans tous les pays, on remarque parmi les hommes une incurable disposition à s’entre-dépouiller. Il est si doux de mettre la peine à la charge de son voisin et de garder la rémunération pour soi ! »

« La guerre est le premier moyen dont on se soit avisé. Pour s’emparer du bien d’autrui, il n’y en a pas de plus court et de plus simple. »

« L’esclavage est venu ensuite. C’est un moyen plus raffiné, et il est prouvé que ce fut un grand pas vers la civilisation que de réduire le prisonnier en servitude au lieu de le tuer. »

« Enfin, à ces deux modes grossiers de Spoliation, le progrès des temps en a substitué un autre beaucoup plus subtil, et qui, par cela même, a bien plus de chances de durée, d’autant que son nom même, protection, est admirablement trouvé pour en dissimuler l’odieux. Vous n’ignorez pas combien les noms font quelquefois prendre le change sur les choses. »

[V-18]

« Vous le voyez, monsieur le ministre, prêcher contre la protection, dans les temps modernes, ou contre la guerre et l’esclavage, dans l’antiquité, c’est tout un. C’est toujours ébranler l’ordre social et troubler la quiétude d’une classe très-respectable de citoyens. Et si la Rome païenne montra une grande sagesse, un prévoyant esprit de conservation en persécutant cette secte nouvelle qui venait dans son sein faire retentir les mots dangereux : paix et fraternité ; pourquoi aurions-nous plus de pitié aujourd’hui pour les professeurs d’économie politique ? Pourtant, nos mœurs sont si douces, notre modération est si grande, que nous n’exigeons pas que vous les livriez aux bêtes. Défendez-leur de parler, et nous serons satisfaits. »

« Ou du moins, si tant ils ont la rage de discourir ne peuvent-ils le faire avec quelque impartialité ? Ne peuvent-ils accommoder un peu la science à nos souhaits ? Par quelle fatalité les professeurs d’économie politique de tous les pays se sont-ils donné le mot pour tourner contre le régime restrictif l’arme du raisonnement ? Si ce régime a quelques inconvénients, certes, il a aussi des avantages, puisqu’il nous convient. Messieurs les professeurs ne pourraient-ils pas mettre un peu plus les inconvénients dans l’ombre et les avantages en saillie ? »

« D’ailleurs, à quoi servent les savants, sinon à faire la science ? Qui les empêche d’inventer une économie politique exprès pour nous ? Évidemment, il y a de leur part mauvaise volonté. Quand la sainte inquisition de Rome trouva mauvais que Galilée fît tourner la terre, ce grand homme n’hésita pas à la rendre immobile. Il en fit même la déclaration à genoux. Il est vrai qu’en se relevant, il murmurait, dit-on : E pur si muove. Que nos professeurs aussi déclarent publiquement, et à genoux, que la liberté ne vaut rien, et nous leur pardonnerons, s’ils marmottent, pourvu que ce soit entre les dents : E pur è buona. »

[V-19]

« Mais nous voulons subsidiairement pousser la modération plus loin encore. Vous ne disconviendrez pas, monsieur le ministre, qu’il faut être impartial avant tout. Eh bien ! puisqu’il y a dans le monde deux doctrines qui se heurtent, l’une ayant pour devise : laissez échanger, et l’autre : empêchez d’échanger, de grâce, tenez la balance égale, et faites professer l’une comme l’autre. Ordonnez que notre économie politique soit aussi enseignée. »

« N’est-il pas bien décourageant de voir la science se mettre toujours du côté de la liberté, et ne devrait-elle pas partager un peu ses faveurs ? Mais non, une chaire n’est pas plutôt érigée, qu’on y voit apparaître, comme une tête de Méduse, la figure d’un libre-échangiste. »

« C’est ainsi que J. B. Say a donné un exemple, que se sont empressés de suivre MM. Blanqui, Rossi, Michel Chevalier, Joseph Garnier. Que serions-nous devenus si vos prédécesseurs n’avaient eu grand soin de borner cet enseignement funeste ? Qui sait ? Cette année même nous aurions à subir le bon marché du pain. »

« En Angleterre, Ad. Smith, Senior et mille autres ont donné le même scandale. Bien plus, l’université d’Oxford crée une chaire d’économie politique et y place… qui ? un futur archevêque [3]  ; et voilà que M. l’archevêque se met à enseigner que la religion s’accorde avec la science pour condamner cette partie de nos profits qui sort du régime restrictif. Aussi qu’est-il advenu ? C’est que peu à peu l’opinion publique s’est laissé séduire, et, avant qu’il soit deux ans, les Anglais auront le malheur d’être libres dans leurs ventes et leurs achats. Puissent-ils être ruinés comme ils le méritent ! »

« Mêmes faits en Italie. Rois, princes et ducs, grands et [V-20] petits, ont eu l’imprudence d’y tolérer l’enseignement économique, sans imposer aux professeurs l’obligation de faire sortir de la science des vues favorables aux restrictions. Des professeurs innombrables, les Genovesi, les Beccaria, et de nos jours, M. Scialoja, comme il fallait s’y attendre, se sont mis à prêcher la liberté, et voilà la Toscane libre dans ses échanges, et voilà Naples qui sabre ses tarifs. »

« Vous savez quels résultats a eu en Suisse le mouvement intellectuel qui y a toujours dirigé les esprits vers les connaissances économiques. La Suisse est libre, et semble placée au milieu de l’Europe, comme la lumière sur le chandelier, tout exprès pour nous embarrasser. Car, quand nous disons : La liberté a pour conséquence de ruiner l’agriculture, le commerce et l’industrie, on ne manque pas de nous montrer la Suisse. Un moment, nous ne savions que répondre. Grâce au ciel, la Presse nous a tirés de peine en nous fournissant cet argument précieux : La Suisse n’est pas inondée parce qu’elle est petite. »

« La science, la science maudite, menace de faire déborder sur l’Espagne le même fléau. L’Espagne est la terre classique de la protection. Aussi voyez-vous comme elle a prospéré ! Et, sans tenir compte des trésors qu’elle a puisés dans le Nouveau-Monde, de la richesse de son sol, le régime prohibitif suffit bien pour expliquer le degré de splendeur auquel elle est parvenue. Mais l’Espagne a des professeurs d’économie politique, des La Sagra, des Florez Estrada, et voici que le ministre des finances, M. Salamanca, prétend relever le crédit de l’Espagne et gonfler son budget par la seule puissance de la liberté commerciale. »

« Enfin, monsieur le ministre, que voulez-vous de plus ? En Russie, il n’y a qu’un économiste, et il est pour le libre-échange. »

« Vous le voyez, la conspiration de tous les savants du monde contre les entraves commerciales est flagrante. Et [V-21] quel intérêt les presse ? Aucun. Ils prêcheraient la restriction qu’ils n’en seraient pas plus maigres. C’est donc de leur part méchanceté pure. Cette unanimité a les plus grands dangers. Savez-vous ce qu’on dira ? À les voir si bien d’accord, on finira par croire que ce qui les unit dans la même foi, c’est la même cause qui fait que tous les géomètres du monde pensent de même, depuis Archimède, sur le carré de l’hypoténuse. »

« Lors donc, monsieur le ministre, que nous vous supplions de faire enseigner impartialement deux doctrines contradictoires, ce ne peut être de notre part qu’une demande subsidiaire, car nous pressentons ce qui adviendrait ; et tel que vous chargeriez de professer la restriction pourrait bien, par ses études, être conduit vers la liberté. »

« Le mieux est de proscrire, une bonne fois pour toutes, la science et les savants et de revenir aux sages traditions de l’empire. Au lieu de créer de nouvelles chaires d’économie politique, renversez celles, heureusement en petit nombre, qui sont encore debout. Savez-vous comment on a défini l’économie politique ? La science qui enseigne aux travailleurs à garder ce qui leur appartient. Évidemment un bon quart de l’espèce humaine serait perdu, si cette science funeste venait à se répandre. »

« Tenons-nous-en à la bonne et inoffensive éducation classique. Bourrons nos jeunes gens de grec et de latin. Quand ils scanderaient sur le bout de leurs doigts, du matin au soir, les hexamètres des Bucoliques, quel mal cela peut-il nous faire ? Laissons-les vivre avec la société romaine, avec les Gracques et Brutus, au sein d’un sénat où l’on parle toujours de guerre, et au Forum où il est toujours question de butin ; laissons-les s’imprégner de la douce philosophie d’Horace :

Tra la la la, notre jeunesse,
Tra la la la, se forme là.

[V-22]

« Qu’est-il besoin de leur apprendre les lois du travail et de l’échange ? Rome leur enseigne à mépriser le travail, servile opus, et à ne reconnaître comme légitime d’autre échange que le væ victis du guerrier possesseur d’esclaves. C’est ainsi que nous aurons une jeunesse bien préparée pour la vie de notre moderne société. — Il y a bien quelques petits dangers. Elle sera quelque peu républicaine ; aura d’étranges idées sur la liberté et la propriété ; dans son admiration aveugle pour la force brutale, on la trouvera peut-être un peu disposée à chercher noise à toute l’Europe et à traiter les questions de politique, dans la rue, à coups de pavés. C’est inévitable, et, franchement, monsieur le ministre, grâce à Tite-Live, nous avons tous plus ou moins barboté dans cette ornière. Après tout, ce sont là des dangers dont vous aurez facilement raison avec quelques bons gendarmes. Mais quelle gendarmerie pouvez-vous opposer aux idées subversives des économistes, de ces audacieux qui ont écrit, en tête de leur programme, cette atroce définition de la propriété : Quand un homme a produit une chose à la sueur de son front, puisqu’il a le droit de la consommer, il a celui de la troquer [4]  ? »

« Non, non, avec de telles gens, c’est peine perdue que de recourir à la réfutation. »

« Vite un bâillon, deux bâillons, trois bâillons ! »

 


 

References

[1] Trois ans avant la manifestation qui provoqua le pamphlet précédent, la destitution des professeurs, la suppression des chaires d’économie politique avaient été formellement demandées par les membres du comité Mimerel, qui bientôt se radoucirent et se bornèrent à prétendre que la théorie de la Protection devait être enseignée en même temps que celle de la Liberté.

Ce fut avec l’arme de l’ironie que Bastiat, dans le n° du 13 juin 1847 du journal le Libre-Échange, combattit cette prétention qui se produisait alors pour la première fois. (Note de l’éditeur.)

[2] Ici se montre le germe de Baccalauréat et Socialisme, qu’on verra plus apparent encore dans les pages qui suivent. Voy. ce pamphlet au tome IV. (Note de l’éditeur.)

[3] M. Whateley, archevêque de Dublin, qui a fondé dans cette ville une chaire d’économie politique, a exercé le professorat à Oxford. (Note de l’éditeur.)

[4] Voy., au tome III, la déclaration de principes de la société du Libre-Échange. (Note de l’éditeur.)

 


 

[V-402]

VIII. BALANCE DU COMMERCE [1]

La balance du commerce est un article de foi.

On sait en quoi elle consiste : un pays importe-t-il plus qu’il n’exporte ; il perd la différence. Réciproquement, ses exportations dépassent-elles ses importations ; l’excédant forme son bénéfice. Cela est tenu pour un axiome et on légifère en conséquence.

Sur cette donnée, M. Mauguin nous a avertis avant-hier, chiffres en main, que la France fait au dehors un commerce dans lequel elle a trouvé le moyen de perdre bénévolement, et sans que rien l’y oblige, 200 millions tous les ans.

« Vous avez perdu sur votre commerce, dans onze années, 2 milliards, entendez-vous ! »

Puis, appliquant son infaillible règle aux détails, il nous a dit :

« En objets fabriqués, vous avez vendu, en 1847, [V-403] pour 605 millions, et vous n’avez acheté que pour 152 millions. Vous avez donc gagné 450 millions. »

« En objets naturels, vous avez acheté pour 804 millions, et vous n’avez vendu que pour 114 millions ; vous avez donc perdu 690 millions. »

Ce que c’est que de tirer, avec une naïveté intrépide, toutes les conséquences d’un principe absurde ! M. Mauguin a trouvé le secret de faire rire, aux dépens de la balance du commerce, jusqu’à MM. Darblay et Lebeuf. C’est un beau succès, et il m’est permis d’en être jaloux.

Permettez-moi d’apprécier le mérite de la règle selon laquelle M. Mauguin et tous les prohibitionistes calculent les profits et les pertes. Je le ferai en racontant deux opérations commerciales que j’ai eu l’occasion de faire.

J’étais à Bordeaux. J’avais une pièce de vin qui valait 50 fr. ; je l’envoyai à Liverpool, et la douane constata sur ses registres une exportation de 50 francs.

Arrivé à Liverpool, le vin se vendit à 70 fr. Mon correspondant convertit les 70 fr. en houille, laquelle se trouva valoir, sur la place de Bordeaux, 90 fr. La douane se hâta d’enregistrer une importation de 90 francs.

Balance du commerce en excédant de l’importation, 40 fr.

Ces 40 fr., j’ai toujours cru, sur la foi de mes livres, que je les avais gagnés. M. Mauguin m’apprend que je les ai perdus, et que la France les a perdus en ma personne.

Et pourquoi M. Mauguin voit-il là une perte ? Parce qu’il suppose que tout excédant de l’importation sur l’exportation implique nécessairement un solde qu’il faut payer en écus. Mais où est, dans l’opération que je raconte, et qui est l’image de toutes les opérations commerciales lucratives, le solde à payer ? Est-il donc si difficile de comprendre qu’un négociant compare les prix courants des diverses places et ne se décide à opérer que lorsqu’il a la certitude, ou du [V-404] moins la chance, de voir la valeur exportée lui revenir grossie ? Donc ce que M. Mauguin appelle perte doit s’appeler profit.

Peu de jours après mon opération, j’eus la bonhomie d’éprouver un regret ; je fus fâché de ne l’avoir pas retardée. En effet, le vin baissa à Bordeaux et haussa à Liverpool ; de sorte que si je ne m’étais pas autant pressé, j’aurais acheté à 40 fr. et vendu à 100 fr. En vérité, je croyais que sur ces bases mon profit eût été plus grand. J’apprends par M. Mauguin que c’est la perte qui eût été plus écrasante.

Ma seconde opération, monsieur le rédacteur, eut une issue bien différente.

J’avais fait venir du Périgord des truffes qui me coûtaient 100 fr. : elles étaient destinées à deux célèbres ministériels anglais, pour un très-haut prix, que je me proposais de convertir en livres. Hélas ! j’aurais mieux fait de les dévorer moi-même (je parle des truffes, non des livres ni des torys). Tout n’eût pas été perdu, comme il arriva, car le navire qui les emportait périt à la sortie du port. La douane, qui avait constaté à cette occasion une sortie de 100 fr., n’a jamais eu aucune rentrée à inscrire en regard.

Donc, dira M. Mauguin, la France a gagné 100 fr. ; car c’est bien de cette somme que, grâce au naufrage, l’exportation surpasse l’importation. Si l’affaire eût autrement tourné, s’il m’était arrivé pour 2 ou 300 fr. de livres, c’est alors que la balance du commerce eût été défavorable et que la France eût été en perte.

Au point de vue de la science, il est triste de penser que toutes les entreprises commerciales qui laissent de la perte selon les négociants, donnent du profit suivant cette classe de théoriciens qui déclament toujours contre la théorie.

Mais au point de vue de la pratique, cela est bien plus triste encore, car qu’en résulte-t-il ?

Supposons que M. Mauguin eût le pouvoir (et, dans une [V-405] certaine mesure, il l’a par ses votes) de substituer ses calculs et sa volonté aux calculs et à la volonté des négociants, et de donner, selon ses expressions, « une bonne organisation commerciale et industrielle au pays, une bonne impulsion au travail national », que fera-t-il ?

Toutes les opérations qui consisteraient à acheter à bon marché au dedans pour vendre cher au dehors, et à convertir le produit en denrées très-recherchées chez nous, M. Mauguin les supprimera législativement, car ce sont justement celles où la valeur importée surpasse la valeur exportée.

En compensation, il tolérera, il favorisera au besoin par des primes (des taxes sur le public) toutes les entreprises qui seront basées sur cette donnée : Acheter cher en France pour vendre à bon marché à l’étranger, en d’autres termes, exporter ce qui nous est utile pour rapporter ce qui ne nous est bon à rien. Ainsi, il nous laissera parfaitement libres, par exemple, d’envoyer des fromages de Paris à Amsterdam pour rapporter des articles de mode d’Amsterdam à Paris, car on peut affirmer que, dans ce trafic, la balance du commerce serait toute en notre faveur.

Oui, c’est une chose triste, et j’ose ajouter dégradante, que le législateur ne veuille pas laisser les intéressés décider et agir pour eux-mêmes en ces matières, à leurs périls et risques. Au moins alors chacun a la responsabilité de ses actes ; celui qui se trompe est puni et se redresse. Mais quand le législateur impose et prohibe, s’il a une erreur monstrueuse dans la cervelle, il faut que cette erreur devienne la règle de conduite de toute une grande nation. En France, nous aimons beaucoup la liberté, mais nous ne la comprenons guère. Oh ! tâchons de la mieux comprendre, nous ne l’en aimerons pas moins.

M. Mauguin a affirmé avec un aplomb imperturbable qu’il n’y a pas en Angleterre un homme d’État qui ne professe la [V-406] doctrine de la balance du commerce. Après avoir calculé la perte qui, selon lui, résulte de l’excédant de nos importations, il s’est écrié : « Si l’on faisait à l’Angleterre un semblable tableau, elle en frémirait, et il n’y a pas un membre de la Chambre des Communes qui ne se crût menacé sur son banc. »

Et moi j’affirme que si l’on venait dire à la Chambre des Communes : « La valeur totale de ce qui sort du pays surpasse la valeur totale de ce qui y entre », c’est alors qu’on se croirait menacé, et je doute qu’il se trouvât un seul orateur qui osât ajouter : La différence est un profit.

En Angleterre, on est convaincu qu’il importe à la nation de recevoir plus qu’elle ne donne. De plus, on s’est aperçu que c’est la tendance de tous les négociants, et c’est pourquoi on y a pris le parti de les laisser faire, et de rendre aux échanges la Liberté.

 


 

References

[1] Lors de la discussion du budget général des dépenses pour l’exercice de 1850, M. Mauguin exposa naïvement à la tribune la vieille et fausse théorie de la balance du commerce. (Moniteur du 27 mars.) Bastiat, qui l’avait déjà réfutée dans ses Sophismes, crut devoir l’attaquer de nouveau ; et comme sa santé ne lui permettait plus de monter à la tribune, il adressa, le 29 mars 1850, à une feuille quotidienne, les réflexions que nous reproduisons. Il est à remarquer qu’il simplifie les calculs hypothétiques, au moyen desquels il élucide sa thèse, en excluant quelques-uns des éléments qu’il avait employés en 1845. (V. tome IV, page 52.) (Note de l’éditeur de l’édition originale.)

 


 

11. La Loi (The Law) (June 1850)

Source

[T.258] La Loi. Par M. F. Bastiat. Membre correspondent de l'Institut. Représentant du Peuple a l'Assemblée Nationale. (Paris: Librairie de Guillaumin et Cie., 1850). FB wrote this while in Mugron in June 1850. Also in OC4, pp. 342-93.

[3]

LA LOI.

La Loi pervertie ! La Loi et à sa suite toutes les forces collectives de la nation, la Loi, dis-je, non-seulement détournée de son but, mais appliquée à poursuivre un but directement contraire! La Loi devenue l'instrument de toutes les cupidités au lieu d'en être le frein ! La Loi accomplissant elle-même l'iniquité qu'elle avait pour mission de punir! Certes, c'est là un fait grave, s'il existe, et sur lequel il doit m'être permis d'appeler l'attention de mes concitoyens.

 

Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie, — la vie physique, intellectuelle et morale.

Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même. Celui qui nous l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir, de la développer, de la perfectionner.

[4]

Pour cela, il nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses; il nous a plongés dans un milieu d'éléments divers. C'est par l'application de nos facultés à ces éléments que se réalise le phénomène de l'Assimilation, de l'Appropriation, par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été assigné.

Existence, Facultés, Assimilation, — en d'autres termes, Personnalité, Liberté, Propriété, — voilà l'homme.

C'est de ces trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité démagogique, qu'elle's sont antérieures et supérieures à toute législation humaine.

Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberlé et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois.

Qu'est-ce donc que la Loi ? Ainsi que je l'ai dit ailleurs, c'est l'organisation collective du Droit individuel de légitime défense.

Chacun de nous tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou conservateurs de la Vie, éléments qui se complètent l'un par l'autre et ne [5] se peuvent comprendre l'un sans l'autre. Car que sont nos Facultés, sinon un prolongement de notre Personnalité, et qu'est-ce que la Propriété si ce n'est un prolongement de nos Facultés ?

Si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, plusieurs hommes ont le Droit de se concerter, de s'entendre, d'organiser une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense.

Le Droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa légitimité dans le Droit individuel, et la Force commune ne peut avoir rationnellement d'autre but, d'autre mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue.

Ainsi, comme la Force d'un individu ne peut légitimement attenter à la Personne, à la Liberté, à la Propriété d'un autre individu, par la même raison la Force commune ne peut être légitimement appliquée à détruire la Personne, la Liberté, la Propriété des individus ou des classes.

Car cette perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre, en contradiction avec nos prémisses. Qui osera dire que la Force nous a été donnée non pour défendre nos Droits, mais pour anéantir les Droits égaux de nos frères ? Et si cela n'est pas vrai de chaque force individuelle, agissant isolément, comment cela serait-il vrai de [6] la force collective, qui n'est que l'union organisée des forces isolées ?

Donc, s'il est une chose évidente, c'est celle-ci : La Loi, c'est l'organisation du Droit naturel de légitime défense; c'est la substitution de la force collective aux forces individuelles pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit d'agir, pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire, pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la Justice.

 

Et s'il existait un peuple constitué sur cette base, il me semble que l'ordre y prévaudrait dans les faits comme dans les idées. Il me semble que ce peuple aurait le gouvernement le plus simple, le plus économique, le moins lourd, le moins senti, le moins responsable, le plus juste, et par conséquent le plus solide qu'on puisse imaginer, quelle que fut d'ailleurs sa forme politique.

Car, sous un tel régime, chacun comprendrait bien qu'il a toute la plénitude comme toute la responsabilité de son Existence. Pourvu que la personne fût respectée, le travail libre et les fruits du travail garantis contre toute injuste atteinte, nul n'aurait rien à démêler avec l'État. Heureux, nous n'aurions pas, il est vrai, à le remercier de [7] nos succès; mais malheureux, nous ne nous en prendrions pas plus à lui de nos revers que nos paysans ne lui attribuent la grêle ou la gelée. Nous ne le connaîtrions que par l'inestimable bienfait de la Sureté.

On peut affirmer encore que, grâce à la nonintervention de l'État dans les affaires privées, les Besoins et les Satisfactions se développeraient dans l'ordre naturel. On ne verrait point les familles pauvres chercher l'instruction littéraire avant d'avoir du pain. On ne verrait point la ville se peupler aux dépens des campagnes, ou les campagnes aux dépens des villes. On ne verrait pas ces grands déplacements de capitaux, de travail, de population provoqués par des mesures législatives, déplacements qui rendent si incertaines et si précaires les sources mêmes de l'existence, et aggravent par là, dans une si grande mesure, la responsabilité des gouvernements.

Par malheur, il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle. Même il s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée que dans des vues neutres et discutables. Elle a fait pis : elle a agi contrairement à sa propre fin; elle a détruit son propre but; elle s'est appliquée à anéantir cette Justice qu'elle devait faire régner, à effacer, entre les Droits, cette limite que sa mission était de faire respecter ; elle [8] a mis la force collective au service de ceux qui veulent exploiter, sans risque et sans scrupule, la Personne, la Liberlé ou la Propriété d'autrui ; elle a converti la Spoliation en Droit pour la protéger, et la légitime défense en crime, pour la punir.

 

Comment cette perversion de la Loi s'est-elle accomplie ? Quelles en ont été les conséquences ?

La Loi s'est pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes : l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie.

Parlons de la première :

Se conserver, se développer, c'est l'aspiration commune à tous les hommes, de telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facullés et de la libre disposition de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible.

Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune. C'est de vivre et de se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres. Ce n'est pas là une imputation hasardée, émanée d'un esprit chagrin et pessimiste. L'histoire en rend témoignage par les guerres incessantes, les migrations de peuples, les oppressions sacerdotales, l'universalité de l'esclavage, les fraudes [9] industrielles et les monopoles dont ses annales sont remplies.

Cette disposition funeste prend naissance dans la constitution même de l'homme, dans ce sentiment primitif, universel, invincible qui le pousse vers le bien-être et lui fait fuir la douleur.

L'homme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation perpétuelles , c'est-à-dire par une perpétuelle application de ses facultés sur les choses, ou par le travail. De là la Propriété.

Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s'assimilant, en s'appropriant le produit des facultés de son semblable. De la la Spoliation.

Or le travail étant lui-même une peine, et l'homme étant naturellement porté à fuir la peine, il s'ensuit, l'histoire est là pour le prouver, que partout où la spoliation est moins onéreuse que le travail, elle prévaut ; elle prévaut sans que ni religion, ni morale puissent, dans ce cas, l'empêcher.

Quand donc s'arrête la spoliation ? Quand elle devient plus onéreuse, plus dangereuse que le travail.

Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d'opposer le puissant obstacle de la force collective à cette funeste tendance ; qu'elle devrait prendre parti pour la Propriété contre la Spoliation.

[10]

Mais la Loi est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe d'hommes. Et la Loi n'existant point sans sanction, sans l'appui d'une force prépondérante, il ne se peut pas qu'elle ne mette en définitive cette force aux mains de ceux qui légifèrent.

Ce phénomène inévitable, combiné avec le funeste penchant que nous avons constaté dans le cœur de l'homme, explique la perversion à peu près universelle de la Loi. On conçoit comment, au lieu d'être un frein à l'injustice, elle devient un instrument et le plus invincible instrument d'injustice. On conçoit que, selon la puissance du législateur, elle détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le reste des hommes, la Personnalité par l'esclavage, la Liberté par l'oppression, la Propriété par la spoliation.

Il est dans la nature des hommes de réagir contre l'iniquité dont ils sont victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces classes, selon le degré de lumières où elles sont parvenues, peuvent se proposer deux buts bien différents quand elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits [11] politiques : ou elles veulent faire cesser la spoliation légale, ou elles aspirent à y prendre part.

Malheur, trois fois malheur aux nations où cette dernière pensée domine dans les masses au moment où elles s'emparent à leur tour de la puissance législative!

Jusqu'à cette époque la spoliation légale s'exerçait par le petit nombre sur le grand nombre, ainsi que cela se voit chez les peuples où le droit de légiférer est concentré en quelques mains. Mais le voilà devenu universel, et l'on cherche l'équilibre dans la spoliation universelle. Au lieu d'extirper ce que la société contenait d'injustice, on la généralise. Aussitôt que les classes déshéritées ont recouvré leurs droits politiques, la première pensée qui les saisit n'est pas de se délivrer de la spoliation (cela supposerait en elles des lumières qu'elles ne peuvent avoir), mais d'organiser contre les autres classes et à leur propre détriment un système de représailles, — comme s'il fallait, avant que le règne de la justice arrive, qu'une cruelle rétribution vînt les frapper toutes, les unes à cause de leur iniquité, les autres à cause de leur ignorance.

 

Il ne pouvait donc s'introduire dans la Société un plus grand changement et un plus grand [12] malheur que celui-là : la Loi converlie en instrument de spoliation.

Quelles sont les conséquences d'une telle perturbation ? Il faudrait des volumes pour les décrire toutes. Contentons-nous d'indiquer les plus saillantes.

 

La première, c'est d'effacer dans les consciences la notion du juste et de l'injuste.

Aucune société ne peut exister si le respect des Lois n'y règne à quelque degré; mais le plus sûr pour que les lois soient respectées, c'est qu'elles soient respectables. Quand la Loi et la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve dans la cruelle alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la Loi, deux malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre lesquels il est difficile de choisir.

Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que Loi et Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses. Nous avons tous une forte disposition à regarder ce qui est légal comme légitime, à ce point qu'il y en a beaucoup qui font découler faussement toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences. L'esclavage, la [13] restriction, le monopole trouvent des défenseurs non seulement dans ceux qui en profitent, mais encore dans ceux qui en souffrent. Essayez de proposer quelques doutes sur la moralité de ces institutions. « Vous êtes, dira-t-on, un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un contempteur des lois; vous ébranlez la base sur laquelle repose la société. » Faites-vous un cours de morale, ou d'économie politique ? Il se trouvera des corps officiels pour faire parvenir au gouvernement ce vœ

« Que la science soit désormais enseignée, non plus au seul point de vue du Libre-Échange (de la Liberté, de la Propriété, de la Justice), ainsi que cela a eu lieu jusqu'ici, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation (contraire à la Liberté, à la Propriété, à la Justice) qui régit l'industrie française. »

« Que dans les chaires publiques salariées par le trésor, le professeur s'abstienne rigoureusement de porter la moindre atteinte au respect dû aux lois en vigueur, etc. [1]

En sorte que s'il existe une loi qui sanctionne l'esclavage ou le monopole, l'oppression ou la [14] spoliation sous une forme quelconque, il ne faudra pas même en parler, car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle inspire ? Bien plus, il faudra enseigner la morale et l'économie politique au point de vue de cette Loi, c'est-à-dire, sur la supposition qu'elle est juste par cela seul qu'elle est Loi.

 

Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi, c'est de donner aux passions et aux luttes politiques, et, en général, à la politique proprement dite, une prépondérance exagérée.

Je pourrais prouver cette proposition de mille manières. Je me bornerai, par voie d'exemple, à la rapprocher du sujet qui a récemment occupé tous les esprits: lé suffrage universel.

Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de Rousseau, laquelle se dit très avancée et que je crois reculée de vingt siècles, le suffrage universel (en prenant ce mot dans son acception rigoureuse) n'est pas un de ces dogmes sacrés à l'égard desquels l'examen et le doute même sont des crimes.

On peut lui opposer de graves objections.

D'abord le mot universel cache un grossier sophisme. Il y a en France trente-six millions d’habitants. Pour que le droit de suffrage fût universel, il faudrait qu'il fût reconnu à trente-six millions [15] d'électeurs. Dans le système le plus large, on ne le reconnait qu'à neuf millions. Trois personnes. sur quatre sont donc exclues et, qui plus est, elles le sont par cette quatrième. Sur quel principe se fonde cette exclusion ? sur le principe de l'Incapacité. Suffrage universel veut donc dire: suffrage universel des capables. Restent ces questions de fait : quels sont les capables ? l'âge, le sexe, les condamnations judiciaires sonl-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaitre l'Incapacité ?

Si l'on y regarde de près, on aperçoit bien vite le motif pour lequel le droit de suffrage repose sur la présomption de capacité, le système le plus large ne différant à cet égard du plus restreint que par l'appréciation des signes auxquels cette capacité peut se reconnaître, ce qui ne constitue pas une différence de principe, mais de degré.

Ce motif, c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui, mais pour tout le monde.

Si, comme le prétendent les républicains de la teinte grecque et romaine, le droit de suffrage nous était échu avec la vie, il serait inique aux adultes d'empêcher les femmes et les enfants de voter. Pourquoi les empêche-t-on ? Parce qu'on les présume incapables. Et pourquoi l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion ? Parce que l'électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote; [16] parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout entière; parce que la communauté a bien le droit d'exiger quelques garanties, quant aux actes d'où dépendent son bien-être et son existence.

Je sais ce qu'on peut répondre. Je sais aussi ce qu'on pourrait répliquer. Ce n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controversé. Ce que je veux faire observer, c'est que cette controverse même (aussi bien que la plupart des questions politiques) qui agile, passionne et bouleverse les peuples, perdrait presque toute son importance, si la Loi avait toujours été ce qu'elle devrait être.

En effet, si la Loi se bornait à faire respecter toutes les Personnes, toutes les Libertés, toutes les Propriétés, si elle n'était que l'organisation du Droit individuel de légitime défense, l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à toutes les oppressions, à toutes les spoliations, croit-on que nous nous disputerions beaucoup, entre citoyens, à propos du suffrage plus ou moins universel ? Croit-on qu'il mettrait en question le plus grand des biens, la paix publique? Croit-on que les classes exclues n'attendraient pas paisiblement leur tour? Croit-on que les classes admises seraient très jalouses de leur privilége? Et n'est-il [17] pas clair qne, l'intérêt étant identique et commun, les uns agiraient, sans grand inconvénient pour les autres.

Mais que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la Loi peut prendre aus uns pour donner aux autres, puiser dans la richesse acquise par toutes les classes pour augmenter celle d'une classe, tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des manufacturiers, des négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens, oh! certes, en ce cas, il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec raison, mettre, elle aussi, la main sur la Loi; qui ne revendique avec fureur son droit d'élection et d'éligibilité; qui ne bouleverse la société plutôt que de ne pas l'obtenir. Les mendiants et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront qu'ils ont des titres incontestables. Ils vous diront :

« Nous n'achetons jamais de vin, de tabac, de sel, sans payer l'impôt, et une part de cet impôt est donné législativement en primes, en subventions à des hommes plus riches que nous. D'autres font servir la Loi à élever artificiellement le prix du pain, de la viande, du fer, du drap. Puisque chacun exploite la Loi à son profit, nous voulons l'exploiter aussi. Nous voulons en faire sortir le Droit a [18] l'assistance, qui est la part de spoliation du pauvre. Pour cela, il faut que nous soyons électeurs et législateurs, afin que nous organisions en grand l'Aumône pour notre classe, comme vous avez organisé en grand la Protection pour la vôtre. Ne nous dites pas que vous nous ferez notre part, que vous nous jetterez, selon la proposition de M. Mimerel, une somme de 600,000 francs pour nous faire faire et comme un os à ronger. Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas, nous voulons stipuler pour nous-mêmes comme les autres classes ont stipulé pour elles-mêmes ! »

Que peut-on répondre à cet argument ? Oui, tant qu'il sera admis en principe que la Loi peut être détournée de sa vraie mission, qu'elle peut violer les propriétés au lieu de les garanlir, chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit pour l'organiser aussi à son profit. La question politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante; en un mot, on se battra à la porte du Palais législatif. La lutte ne sera pas moins acharnée au dedans. Pour en être convaincu, il est à peine nécessaire de regarder ce qui se passe dans les Chambres en France et en Angleterre ; il suffit de savoir comment la question y est posée.

Est-il besoin de prouver que cette odieuse [19] perversion de la Loi est une cause perpétuelle de haine, de discorde, pouvant aller jusqu'à la désorganisation sociale ? Jetez les yeux sur les États-Unis. C'est le pays du monde où la Loi reste le plus dans son rôle, qui est de garanlir à chacun sa liberlé et sa propriété. Aussi c'est le pays du monde où l'ordre social parait reposer sur les bases les plus stables. Cependant, aux États-Unis même, il est deux questions, et il n'en est que deux, qui, depuis l'origine, ont mis plusieurs fois l'ordre politique en péril. Et quelles sont ces deux questions ? Celle de l'Esclavage et celle des Tarifs, c'est-à-dire, précisément les deux seules questions où, contrairement à l'esprit général de cette république, la Loi a pris le caractère spoliateur. L'Esclavage est une violation, sanctionnée par la loi, des droits de la Personne. La Protection est une violation, perpétrée par la loi du droit de Propriété; et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de tant d'autres débats, ce double fléau légal, triste héritage de l'ancien monde, soit le seul qui puisse amener et aménera peut-être la rupture de l'Union. C'est qu'en effet on ne saurait imaginer, au sein d'une société, un fait plus considérable que celui-ci : La Loi devenue instrument d'injustice. Et si ce fait engendre des conséquences si formidables aux États-Unis, où il n'est qu'une [20] exception, que doit-ce être dans notre Europe, où il est un Principe, un Système ?

M. de Montalembert, s'appropriant la pensée d'une proclamation fameuse de M. Carlier, disait : il faut faire la guerre au Socialisme. — Et par Socialisme, il faut croire que, selon la définition de M. Charles Dupin, il désignait la Spoliation.

Mais de quelle Spoliation voulail-il parler ? Car il y en a de deux sortes. Il y a la spoliation extra-légale et la spoliation légale.

Quant à la spoliation extra-légale, celle qu'on appelle vol, escroquerie, celle qui est définie, prévue, et punie par le Code pénal, en vérité, je ne pense pas qu'on la puisse décorer du nom de Socialisme. Ce n'est pas celle qui menace systématiquement la société dans ses bases. D'ailleurs, la guerre contre ce genre de spoliation n'a pas attendu le signal de M. de Monlalembert ou de M. Carlier. Elle se poursuit depuis le commencement du monde; la France y avait pourvu, dès longtemps avant la révolution de février , dès longtemps avant l'apparition du Socialisme, par tout un appareil de magistrature, de police, de gendarmerie, de prisons, de bagnes et d'échafauds. C'est la Loi elle-même qui conduit cette guerre, et ce qui serait, selon moi, à désirer; c'est [21] que la Loi gardât toujours cette altitude à l'égard de la Spoliation.

Mais il n'en est pas ainsi. La Loi prend quelquefois parti pour elle. Quelquefois elle l'accomplit de ses propres mains afin d'en épargner au bénéficiaire la honte, le danger et le scrupule. Quelquefois elle met tout cet appareil de magistralure, police, gendarmerie et prison au service du spolialeur, et traite en criminel le spolié qui se défend. En un moi, il y a la spoliation légale, et c'est de celle-là sans doute que parle M. de Montalembert.

Cette spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple, qu'une tache exceptionnelle et, dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire, sans tant de déclamations et de jeremiades, c'est de l’y effacer le plus tôt possible, malgré les clameurs des intéressés. Comment la reconnaître ? C'est bien simple. Il faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Il faut examiner si la Loi accomplit, au profit d'un citoyen et au détriment des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans crime. Håtez-vous d'abroger cette Loi ; elle n'est pas seulement une iniquité; elle est une source féconde d'iniquités, car elle appelle les représailles, et si vous n'y prenez garde, le fait exceptionnel s'étendra, se multipliera [22] et deviendra systématique. Sans doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris; il invoquera les droits acquis. Il dira que l'État doit Protection et Encouragement à son industrie; il alléguera qu'il est bon que l'État l'enrichisse , parce qu'étant plus riche il dépense davantage et répand ainsi une pluie de salaires sur les pauvres ouvriers. Gardez-vous d'écouter ce sophiste, car c'est justement par la systématisation de ces arguments que se systématisera la spoliation légale.

C'est ce qui est arrivé. La chimère du jour est d'enrichir toutes les classes aux dépens les unes des autres; c'est de généraliser la Spoliation sous prétexte de l'organiser. Or, la spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie de manières. De là une multitude infinie de plans d'organisation : tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à l'assistance, Droit aux instruments de travail, gratuité du crédit, etc., etc. Et c'est l'ensemble de tous ces plans, en ce qu'ils ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme.

Or le socialisme, ainsi défini, formant un corps de doctrine, quelle guerre voulez-vous lui faire, si ce n'est une guerre de doctrine ? Vous trouvez [23] cette doctrine fausse, absurde, abominable. Réfutez-la. Cela vous sera d'autant plus aisé qu'elle est plus fausse, plus absurde, plus abominable. Surtout, si vous voulez être fort, commencez par extirper de votre législation tout ce qu'il a pu s'y glisser de Socialisme, et l'œuvre n'est pas petite.

On a reproché à M. de Montalembert de vouloir tourner contre le Socialisme la force brutale. C'est un reproche dont il doit être exonéré, car il a dit formellement : Il faut faire au Socialisme la guerre qui est compatible avec la loi, l'honneur et la justice.

Mais comment M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas qu'il se place dans un cercle vicieux ? Vous voulez opposer au Socialisme la Loi ? Mais précisément le Socialisme invoque la Loi. Il n'aspire pas à la spoliation extra-légale, mais à la spoliation légale. C'est de la Loi même, à l'instar des monopoleurs de toutes sortes, qu'il prétend se faire un instrument ; et une fois qu'il aura la Loi pour lui, comment voulez-vous tourner la Loi contre lui ? Comment voulez-vous le placer sous le coup de vos tribunaux, de vos gendarmes, de vos prisons ?

Aussi que faites-vous ? Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la confection des Lois. Vous [24] voulez le tenir en dehors du Palais législatif. Vous n'y réussirez pas, j'ose vous le prédire, tandis qu'au dedans on légifèrera sur le principe de la Spoliation légale. C'est trop inique, c'est trop absurde.

Il faut absolument que cette question de Spoliation légale se vide, et il n'y a que trois solutions.

Que le petit nombre spolie le grand nombre.
Que tout le monde spolie tout le monde.
Que personne ne spolie personne.

Spoliation parlielle, Spoliation universelle, absence de Spoliation, il faut choisir. La Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats.

Spoliation partielle, — c'est le système qui a prévalu tant que l'éléctorat a été partiel, système auquel on revient pour éviter l'invasion du Socialisme.

Spoliation universelle, — c'est le système dont nous avons été menacés quand l'électorat est devenu universel, la masse ayant conçu l'idée de légiférer sur le principe des législaleurs qui l'ont précédée.

Absence de Spoliation, c'est le principe de justice, de paix, d'ordre, de stabilité, de conciliation, de bon sens que je proclamerai de toute la force, hélas ! bien insuffisante, de mes poumons, jusqu'à mon dernier souffle.

Et, sincèrement, peut-on demander autre chose [25] à la Loi? La Loi, ayant pour sanction nécessaire la Force, peut-elle être raisonnablement employée à autre chose qu'à maintenir chacun dans son Droit ? Je défie qu'on la fasse sortir de ce cercle, sans la tourner, et par conséquent, sans tourner la Force contre le Droit. Et comme c'est là la plus funeste, la plus illogique perturbation sociale qui se puisse imaginer, il faut bien reconnaitre que la véritable solution, tant cherchée, du problème social est renfermée dans ces simples mots : la loi, c'est la justice organisée.

Or, remarquons-le-bien : organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire par la Force, exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force une manifestation quelconque de l'activité humaine : Travail, Charité, Agriculture, Commerce, Industrie, Instruction, Beaux-arts, Religion ; car il n'est pas possible qu'une de ces organisations secondaires n'anéantisse l'organisation essentielle. Comment imaginer, en effet, la Force entreprenant sur la Liberté des citoyens, sans porter atteinte à la Justice, sans agir contre son propre but ?

Ici je me heurte au plus populaire des préjugés de notre époque. On ne veut pas seulement que la Loi soit juste; on veut encore qu'elle soit philanthropique. On ne se contente pas qu'elle garantisse à chaque citoyen le libre et inoffensif exercice [26] de ses facultés, appliquées à son développement physique, intellectuel et moral; on exige d'elle qu'elle répande directement sur la nation le bien-être, l'instruction et la moralité. C'est le côté séduisant du Socialisme.

. Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il faut opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l'être pas, M. de Lamartine m'écrivait un jour :« Votre doctrine n'est que la moitié de mon programme; vous en êtes resté à la Liberté, j'en suis à la Fraternité, » Je lui répondis : « La seconde moitié de votre programme détruira la première. » Et, en effet, il m'est tout à fait impossible de séparer le mot fraternité du mot volontaire. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement forcée, sans que la Liberté ne soit légalement détruite, et la Justice légalement foulée aux pieds.

La Spoliation légale a deux racines : l’une, nous venons de le voir, est dans l'Égoïsme humain; l'autre est dans la fausse Philanthropie,

Avant d'aller plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot Spoliation.

Je ne le prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent, dans une acception vague, indéterminée, approximative, métaphorique. Je m'en sers au sens tout à fait scientifique, et comme exprimant [27] l'idée opposée à celle de Propriété. Quand une portion de richesses passe de celui qui l'a acquise, sans son consentement et sans compensation, à celui qui ne l'a pas créée, que ce soit par force ou par ruse, je dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a Spoliation, Je dis que c'est là justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours. Que si la Loi accomplit elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer, je dis qu'il n'y a pas moins Spoliation, et même, socialement parlant, avec circonstances aggravantes. Seulement, en ce cas, ce n'est pas celui qui profite de la Spoliation qui en est responsable, c'est la Loi, c'est le législaleur, c'est la société, et c'est ce qui en fait le danger politique.

Il est fåcheux que ce mot ait quelque chose de blessant. J'en ai vainement cherché un autre, car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais, je ne voudrais jeter au milieu de nos discordes une parole irritante. Aussi, qu'on le croie ou non, je déclare que je n'entends accuser les intentions ni la moralité de qui que se soit. J'attaque une idée que je crois fausse, un système qui me semble injuste, et cela tellement en dehors des intentions, que chacun de nous en profite sans le vouloir et en souffre sans le savoir. Il faut écrire sous l'influence de l'esprit de parti ou de la peur pour [28] révoquer en doute la sincérité du Protectionnisme, du Socialisme et même du Communisme, qui ne sont qu'une seule et même plante, à trois périodes diverses de sa croissance. Tout ce qu'on pourrait dire c'est que la Spoliation est plus visible, par sa partialité, dans le Protectionnisme[2]; par son universalité, dans le Communisme; d'où il suit que des trois systèmes le Socialisme est encore le plus vague, le plus indécis et par conséquent le plus sincère.

Quoi qu'il en soit, convenir que la spoliation légale a une de ses racines dans la fausse philanthropie, c'est mettre évidemment les intentions hors de cause.

Ceci entendu, examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutil cette aspiration populaire qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliation générale.

Les socialistes nous disent : Puisque la Loi [29] organise la justice, pourquoi n'organiserait-elle pas le travail, l'enseignement, la religion ?

Pourquoi ? Parce qu'elle ne saurait organiser le travail, l'enseignement, la religion, sans désorganiser la Justice.

Remarquez donc que la Loi c'est la Force, et que par conséquent le domaine de la Loi ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine de la Force.

Quand la Loi et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne lui imposent rien qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire. Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété. Seulement elles sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la Propriété d'autrui. Elles se tiennent sur la défensive; elles défendent le Droit égal de tous. Elles remplissent une mission dont l'innocuité est évidenle, l'utilité palpable, et la légitimilé incontestée.

Cela est si vrai qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer, dire que le but de la Loi est de faire régner la Justice, c'est se servir d'une expression qui n'est pas rigoureusement exacte, Il faudrait dire : Le but la Loi est d'empêcher l’Injustice de régner. En effet, ce n'est pas la Justice qui a une existence propre, c'est l'Injustice, L'une résulle de l'absence de l'autre.

[30]

Mais quand la Loi, — par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la Force, — impose un mode de travail, une méthode ou une matière d'enseignement, une foi ou un culte, ce n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes. Elle substitue la volonté du législateur à leur propre volonté, l'initiative du législateur à leur propre initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à prévoir; la Loi fait tout cela pour eux. L'intelligence leur devient un meuble inutile; ils cessent d'être hommes ; ils perdent leur Personnalité, leur Liberté, leur Propriété.

Essayez d'imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Liberté; one transmission de richesse imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Propriété. Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi ne peut organiser le travail et l'industrie sans organiser l'Injustice.

Lorsque, du fond de son cabinet, un publiciste promène ses regards sur la société, il est frappé du spectacle d'inégalité qui s'offre à lui. Il gémit sur les souffrances qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères, souffrances dont l'aspect est rendu plus attristant encore par le contraste du luxe et de l'opulence.

Il devrait peut-être se demander si un tel état [31] social n'a pas pour cause d'anciennes Spoliations exercées par voie de conquête, et des Spoliations nouvelles exercées par l'intermédiaire des Lois. Il devrait se demander si, l'aspiration de tous les hommes vers le bien-être et le perfectionnement étant donnée, le règne de la justice ne suffit pas pour réaliser la plus grande activité de Progrès et la plus grande somme d'Égalité, compatibles avec cette responsabilité individuelle que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des vices.

Il n'y songe seulement pas. Sa pensée se porte vers des combinaisons, des arrangements, des organisations légales ou factices. Il cherche le remède dans la perpétuité et l'exagération de ce qui à produit le mal.

Car, en dehors de la Justice, qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une véritable négation, est-il aucun de ces arrangements légaux, qui ne renferme le principe de la Spoliation ?

Vous dites : « Voilà des hommes qui manquent de richesses, » et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas une mamelle qui se remplisse d'elle-même, ou dont les veines lactifères aillent puiser ailleurs que dans la société. Il n'entre rien au trésor public, en faveur d'un citoyen ou d'une classe, que ce que les autres citoyens et les autres classes ont été forcés d'y mettre. Si chacun n'y [32] puise que l'équivalent de ce qu'il y a versé, votre Loi, il est vrai, n'est pas spoliatrice, mais elle ne fait rien pour ces hommes qui manquent de richesses, elle ne fait rien pour l'égalité. Elle ne peut être un instrument d'égalisation qu'autant qu'elle prend aux uns pour donner aux autres, et alors elle est un instrument de Spoliation. Examinez à ce point de vue la Protection des tarifs, les primes d'encouragement, le Droit au profit, le Droit au travail, le Droit à l'assistance, le Droit à l'intruction, l'impôt progressif, la gratuité du crédit, l'atelier social, toujours vous trouverez au fond la Spoliation légale, l'Injustice organisée.

Vous dites : « Voilà des hommes qui manquent de lumières, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas un flambeau répandant au loin une clarté qui lui soit propre. Elle plane sur une société où il y a des hommes qui savent et d'autres qui ne savent pas; des citoyens qui ont besoin d'apprendre et d'autres qui sont disposés à enseigner. Elle ne peut faire que de deux choses l'une: ou laisser s'opérer librement ce genre de transaction, laisser se satisfaire librement cette nature de besoins; ou bien forcer à cet égard les volontés et prendre aux uns de quoi payer des professeurs chargés d'instruire gratuitement les autres. Mais elle ne peut pas faire qu'il n'y ait, [33] au second cas, atteinte à la Liberté et à la Propriété, Spoliation légale.

Vous dites : « Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de religion » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi c'est la Force, et ai-je besoin de dire combien c'est une entreprise violente et folle que de faire intervenir la force en ces matières ?

Au bout de ses systèmes et de ses efforts, il semble que le Socialisme, quelque complaisance qu'il ait pour lui même, ne puisse s'empêcher d'apercevoir le monstre de la Spoliation légale. Mais que fait-il ? Il le déguise habilement à tous les yeux, même aux siens, sous les noms séducteurs de Fraternité, Solidarité, Organisation, Association. Et parce que nous ne demandons pas tant à la Loi, parce que nous n'exigeons d'elle que Justice, il suppose que nous repoussons la fraternité, la solidarité, l'organisation, l'association, et nous jette à la face l'épithète d'individualistes.

Qu'il sache donc que ce que nous repoussons, ce n'est pas l'organisation naturelle, mais l'organisation forcée.

Ce n'est pas l'association libre, mais les formes d'association qu'il prétend nous imposer.

Ce n'est pas la fraternité spontanée, mais la fraternité légale.

[34]

Ce n'est pas la solidarité providentielle, mais la solidarité artificielle, qui n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité.

Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane, confond le Gouvernement et la Société, C'est pourquoi chaque fois que nous ne voulons pas qu'une chose soit faite par le Gouvernement, il en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout. Nous repoussons l'instruction par l'Élat; donc nous ne voulons pas d'instruction. Nous repoussons une religion d'État; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons l'égalisation par l'État ; donc nous ne voulons pas d'égalité, etc., etc. C'est comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé par l'État.

 

Comment a pu prévaloir dans le monde politique l'idée bizarre de faire découler de la Loi ce qui n'y est pas: le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la Religion?

Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste, fondent leurs théories diverses sur une hypothèse commune, et assurément la plus étrange, la plus orgueilleuse qui puisse tomber dans un cerveau humain.

[35]

Ils divisent l'humanité en deux parls. L'universalité des hommes, moins un, forme la première; le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde et, de beaucoup, la plus importante.

En effet, ils commencent par supposer que les hommes ne portent en eux-mêmes ni un principe d'action, ni un moyen de discernement ; qu'ils sont dépourvus d'initiative ; qu'ils sont de la matière inerte, des molécules passives, des atomes sans spontanéité, tout au plus une végétation indifférente à son propre mode d'existence, susceptible de recevoir, d'une volonté et d'une main extérieures, un nombre infini de formes plus ou moins symétriques, artistiques, perfectionnées.

Ensuite chacun d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les noms d'Organisaleur, de Révélateur, de Législateur, d'Instituteur, de Fondateur, cette volonté et cette main, ce mobile universel, cette puissance créatrice dont la sublime mission est de réunir en société ces matériaux épars, qui sont des hommes.

Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en séries, en centres, [36] en sous-centres, en alvéoles, en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés, etc., etc.

Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a besoin de haches, de scies, de serpelles et de ciseaux, le publiciste, pour arranger sa société, a besoin de forces qu'il ne peut trouver que dans les Lois; loi de Douane, loi d'impôt, loi d'assistance, loi d'instruction.

Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité comme matière à combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du succès de ces combinaisons, ils réclament du moins une parcelle d'humanité comme matière à expériences : on sait combien est populaire parmi eux l'idée d'expérimenter tous les systèmes, et on a vu un de leurs chefs venir sérieusement demander à l'Assemblée constituante une commune avec tous ses habitants pour faire son essai.

C'est ainsi que tout inventeur fait sa machine en petit avant de la faire en grand. C'est ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs, que l'agriculteur sacrifie quelques semences et un coin de son champ pour faire l'épreuve d'une idée.

Mais quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre l'inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur et ses semences!... Le Socialiste [37] croit de bonne foi que la même distance le sépare de l'humanité.

Il ne faut pas s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle considèrent la société comme une création artificielle sortie du génie du Législateur.

Cette idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les penseurs, tous les grands écrivains de notre pays.

Tous ont vu entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui existent entre l'argile et le potier.

Bien plus, s'ils ont consenti à reconnaître, dans le cœur de l'homme, un principe d'action et, dans son intelligence, un principe de discernenement, ils ont pensé que Dieu lui avait fait, en cela, un don funeste, et que l'humanité, sous l'influence de ces deux moteurs, tendait fatalement vers sa dégradation. Ils ont posé en fait qu'abandonnée à ses penchants, l'humanité ne s'occuperait de religion que pour aboutir à l'athéisme, d'enseignement que pour arriver à l'ignorance, de travail et d'échanges que pour s'éteindre dans la misère.

Heureusement, selon ces mêmes écrivains , il y a quelques hommes, nommés Gouvernants, Législateurs, qui ont reçu du ciel, non-seulement [38] pour eux-mêmes, mais pour tous les autres, des tendances opposées.

Pendant que l'humanité penche vers le Mal, eux inclinent au Bien ; pendant que l'humanité marche vers les ténèbres, eux aspirent à la lumière; pendant que l'humanité est entraînée vers le vice, eux sont attirés par la vertu. Et, cela posé, ils réclament la Force, afin qu'elle les mette à même de substituer leurs propres tendancés aux tendances du genre humain.

Il suffit d'ouvrir, à peu près au hasard , livre de philosophie, de politique ou d'histoire pour voir combien est fortement enracinée dans notre pays cette idée, fille des études classiques et mère du Socialisme, que l'humanité est une matière inerte recevant du pouvoir la vie, l'organisation, la moralité et la richesse; ou bien, ce qui est encore pis, que d'elle-même l'humanité tend vers sa dégradation et n'est arrêtée sur cette pente que par la main mystérieuse du Législateur. Partout le Conventionalisme classique nous montre, derrière la société passive, une puissance occulte qui, sous les noms de Loi, Législateur, ou sous cette expression plus commode et plus vague de on, meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la moralise.

Bossuet. « Une des choses qu'ON (qui?) imprimait [39] le plus fortement dans l'esprit des Égyptiens, c'était l'amour de la patrie..... Il n'était pas permis d'être inutile à l'État ; la Loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux ni changer de profession..... Mais il y avait une occupation qui devait être commune, c'était l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance de la religion et de la police du pays n'était excusée en aucun état. Au reste, chaque profession avait son canton qui lui était assigné (par qui?)...... Parmi de bonnes lois, ce qu'il y avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri (par qui ?) dans l'esprit de les observer..... Leurs mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la vie commode et tranquille. »

 

Ainsi, les hommes, selon Bossuet, ne tirent rien d'eux-mêmes : patriotisme, richesses, activité, sagesse, inventions, labourage, sciences, tout leur venait par l'opération des Lois ou des Rois. Il ne s'agissait pour eux que de se laisser faire. C'est à ce point que Diodore ayant accusé les Égyptiens de rejeter la lutte et la musique, Bossuet l'en reprend. Comment cela est-il possible, dit-il, puisque ces arls avaient été inventés par Trismegiste?

De même chez les Perses :

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« Un des premiers soins du prince était de faire fleurir l'agriculture..... Comme il y avait des charges établies pour la conduite des armées, il y en avait aussi pour veiller aux travaux rustiques..... Le respect qu'on inspirait aux Perses pour l'autorité royale allait jusqu'à l'excès. »

Les Grecs, quoique pleins d'esprit, n'en étaient pas moins étrangers à leurs propres destinées, jusque là que, d'eux-mêmes, ils ne se seraient pas élevés, comme les chiens et les chevaux, à la hauteur des jeux les plus simples. Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples.

« Les Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage, avaient été cultivés de bonne heure par des Rois et des colonies venues d'Égypte. C'est de là qu'ils avaient appris les exercices du corps, la course à pied, à cheval et sur des chariots.... Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur était à se rendre dociles, à se laisser former par des lois pour le bien public. »

Fénelon. Nourri dans l'élude et l'admiration de l'antiquité, témoin de la puissance de Louis XIV, Fénelon ne pouvait guère échapper à cette idée que l'humanité est passive, et que ses malheurs comme ses prospérités, ses vertus comme ses [41] vices lui viennent d'une action extérieure exercée sur elle par la Loi ou celui qui la fait. Aussi, dans son utopique Salente, met-il les hommes, avec leurs intérêts, leurs facultés, leurs désirs et leurs biens à la discrétion absolue du Législateur. En quelque matière que ce soit, ce n'est jamais eux qui jugent pour eux-mêmes, c'est le Prince. La nation n'est qu'une matière informe , dont le Prince est l'âme. C'est en lui que réside la pensée, la prévoyance, le principe de toute organisation, de tout progrès et, par conséquent, la Responsabilité.

Pour prouver cette assertion, il me faudrait transcrire ici tout le Xme livre de Télémaque. J'y renvoie le lecteur, et me contente de citer quelques passages pris au hasard dans ce célèbre poëme, auquel, sous tout autre rapport, je suis le premier à rendre justice.

Avec cette crédulité surprenante qui caractérise les classiques, Fénelon admet, malgré l'autorité du raisonnement et des faits, la félicité générale des Égyptiens, et il l'attribue, non à leur propre sagesse, mais à celle de leurs Rois.

« Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes , des maisons de campagne agréablement situées, des terres [42] qui se couvrent tous les ans d'une moisson dorée, sans se reposer jamais; des prairies pleines de troupeaux ; des laboureurs accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein; des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour. Heureux, disait Mentor, le peuple qui est conduit par un sage Roi.

« Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandues dans toute la campagne d'Égypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes. Il admirait la bonne police des villes ; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche; la bonne éducation des enfants qu on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres; l'exactitude pour toutes les cérémonies de la religion, le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte pour les dieux que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. Heureux, me disait-il, le peuple qu'un sage Roi conduit ainsi. »

Fénelon fait, sur la Crète, une idylle encore plus séduisante. Puis il ajoute, par la bouche de Mentor :

« Tout ce que vous verrez dans cette ile merveilleuse est le fruit des lois de Minos. L'éducation qu'il [43] faisait donner aux enfants rend le corps sain et róbuste. On les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse ; on suppose que toutè volupté amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire..... Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples, l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète..... On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festifs délicieux, ni palais dorés. »

 

C'est ainsi que Mentor prépare son élève à triturer et manipuler, dans les vues les plus philanthropiques sans doute, le peuple d'Ithaque et, pour plus de sûreté, il lui en donne l'exemple à Salente.

Voilà comment nous récevons nos premières notions politiques. On nous enseigne à traiter les hommes à peu près comme Olivier de Serres enseigne aux agriculteurs à traiter et mélanger les terres.

Montesquieu. « Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que toutes les lois le favorisent; que ces mêmes Lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande [44] aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de travailler pour conserver ou pour acquérir..... »

Ainsi les Lois disposent de toutes les forlunes.

« Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à élablir qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens qui réduise ou fixe les différences à un certain point. Après quoi c'est à des lois particulières à égaliser pour ainsi dire les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres..... »

C'est bien là encore l'égalisation des fortunes par la loi, par la force.

« Il y avait dans la Grèce deux sortes de républiques. Les unes étaient militaires, comme Lacédómone ; d'autres étaient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes on voulait que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres on cherchait à donner de l'amour pour le travail. »

« Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue du génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montrerajent à l'univers leur sagesse. [45] Lycurgue, mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le plus dur esclavage avec l'extrême liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l'argent, les murailles : on y a de l'ambition sans espérance d'être mieux : on y a les sentiments naturels et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père : la pudeur même est ôtée à la chasteté. C'est par ce chemin que Sparte est menée à la grandeur et à la gloire..... »

« Cet extraordinaire que l'on voyait dans les institutions de la Grèce, nous l'avons vu dans la lie et la corruption de nos temps modernes. Un législateur honnête homme a formé un peuple où la probité parait aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable Lycurgue , et quoique le premier ait eu la paix pour objet comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière où ils ont mis leur peuple, dans l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu'ils ont vaincus, dans les passions qu'ils ont soumises. »

« Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux.... »

« Ceux qui voudront faire des institutions pareilles [46] établiront la communauté des biens de la république de Platon, ce respect qu'il demandait pour les dieux, cette séparation d'avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs, »

L'engouement vulgaire aura beau s'écrier: C'est du Montesquieu, donc c'est magnifique! c'est sublime ! j'aurai le courage de mon opinion et de dire:

Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau !

Mais c'est affreux! abominable! et ces extraits, que je pourrais mulliplier, montrent que, dans les idées de Montesquieu, les personnes, les liberlés, les propriétés, l'humanité entière ne sont que des malériaux propres à exercer la sagacité du Législateur.

Rousseau. Bien que ce publiciste, suprême autorité des démocrates, fasse reposer l'édifice social sur la volonté générale, personne n'a admis aussi complètement que lui l'hypothèse de l'entière passiveté du genre humain en présence du Législateur.

« S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur ? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer. [47] Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. »

Et que sont les hommes en tout ceci ? La machine qu'on monte et qui marche, ou plutôt la matière brute dont la machine est faite!

Ainsi entre le Législateur et le Prince, entre le Prince et les sujets, il y a les mêmes rapports qu'entre l'agronome et l'agriculteur, l'agriculteur et la glèbe. A quelle hauteur au-dessus de l'humanité est donc placé le publiciste, qui régente les Législateurs eux-mêmes et leur enseigne leur métier en ces termes impératifs :

« Voulez-vous donner de la consistance à l'État ? rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible. Ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux.

« Le sol est-il ingrat ou stérile, ou le pays trop serré pour les habitants, tournez-vous du côté de l'industrie et des arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées qui vous manquent..... Dans un bon terrain, manquez — vous d'habitants, donnez tous vos soins à l'agriculture, qui multiplie les hommes, et chassez les arts, qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays..... Occupez-vous des rivages étendus et commodes, couvrez la mer de vaisseaux , vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers inaccessibles, restez barbares et ichthyophages, vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, et, à coup sûr, plus heureux. En un mot, outre les maximes communes tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une manière particulière, et rend sa législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux, et récemment les Arabes, ont eu pour principal objet la religion ; les Athéniens, les lettres ; Carthage et Tyr, le commerce; Rhodes, la marine; Sparte, la guerre, et Rome, la verlu. L'auteur de l'Esprit des Lois a montré par quel art le législateur dirige l'instilution vers chacun de ces objets..... Mais si le législateur, se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui nait de la nature des choses, que l'un tende à la servitude et l'autre à la liberté; l'un aux richesses, l'autre à la population ; l'un à la paix, l'autre aux conquêtes; on verra les lois s'affaiblir insensiblement, la constitution s'altérer, et l'État ne cessera d'ètre agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé, et que l'invincible nature ait repris son empire. »

 

Mais si la nature est assez invincible pour reprendre son empire, pourquoi Rousseau n'admet-il pas qu'elle n'avait pas besoin du Législateur pour prendre cet empire dès l'origine ? Pourquoi n'admet-il pas qu'obéissant à leur propre initiative, les hommes se tourneront d'eux-mêmes vers l'agriculture sur un terrain fertile, vers le [49] commerce sur des rivages étendus et commodes, sans qu’un Lycurgue, un Solon, un Rousseau s'en mêlent, au risque de se tromper?

Quoi qu'il en soit, on comprend la terrible responsabilité que Rousseau fait peser sur les inventeurs, instituteurs, conducteurs, législateurs et manipuleurs de Sociétés. Aussi est-il, à leur égard, très exigeant.

« Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en tout ou en partie, sa vie et son être ; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il öte à l'homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères.... »

Pauvre espèce humaine, que feraient de la dignité les adeptes de Rousseau ?

RAYNAL. « Le climat, c'est-à-dire le ciel et le sol, est la première règle du législateur. Ses ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Une peuplade jetée sur des côtes maritimes aura des lois relatives à la navigation ..... [50] Si la colonie est portée dans les terres, un législateur doit prévoir et leur genre et leur degré de fécondité.... »

« C'est surtout dans la distribution de la propriété qu'éclatera la sagesse de la législation. En général, et dans tous les pays du monde, quand on fonde une colonie, il faut donner des terres à tous les hommes, c'est-à-dire à chacun une étendue suffisante pour l'entretien d'une famille..... »

« Dans une île sauvage qu'on peuplerait d'enfants, On n'aurait qu'à laisser éclore les germes de la vérité dans les développements de la raison..... Mais quand on établit un peuple déjà vieux dans un pays nouveau, l'habileté consiste à ne lui laisser que les opinions et les habitudes nuisibles dont on ne peut le guérir et le corriger.. Veut-on empêcher qu'elles ne se transmettent, on veillera sur la seconde génération par une éducation commune et publique des enfants. Un prince, un législateur, ne devrait jamais fonder une colonie sans y enyoyer d'avance des hommes sages pour l'instruction de la jeunesse..... Dans une colonie naissante toutes les facilités sont ouvertes aux précautions du Législateur qui veut épurer le sang et les mœurs d'un peuple. Qu'il ait du génie et de la vertu , les terres et les hommes qu'il aura dans ses mains inspireront à son âme un plan de société qu'un écrivain ne peut jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, [51] qui varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner..... »

 

Ne semble-t-il pas entendre un professeur d'agriculture dire à ses élèves : Le climat est la première règle de l'agriculteur. Ses ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Est-il sur un sol argileux, il doit se conduire de telle façon. A-t-il affaire à du sable, voici comment il doit s'y prendre. Toutes les facilités sont ouvertes à l'agriculteur qui veut nettoyer et améliorer son sol. Qu'il ait de l'habileté, les terres, les engrais qu'il aura dans ses mains lui inspireront un plan d'exploitation, qu'un professeur ne peut jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner.

Mais, ô sublimes écrivains, veuillez donc vous souvenir quelquefois que cette argile, ce sable, ce fumier, dont vous disposez si arbitrairement, ce sont des Hommes, vos égaux, des êtres intelligents et libres comme vous, qui ont reçu de Dieu, comme vous, la faculté de voir, de prévoir, de penser et de juger pour eux-mêmes !

[52]

Mably. (Il suppose les lois usées par la rouille du temps, la négligence de la sécurité, et poursuit ainsi :)

« Dans ces circonstances, il faut être convaincu que les ressorts du gouvernement se sont relâchés. Donnez-leur une nouvelle tension (c'est au lecteur que Mably s'adresse), et le mal sera guéri..... Songez moins à punir des fautes qu'à encourager les vertus dont vous avez besoin. Par cette méthode vous rendrez à votre république la vigueur de la jeunesse. C'est pour n'avoir pas été connue des peuples libres qu'ils ont perdu la liberté! Mais si les progrès du mal sont tels que les magistrats ordinaires ne puissent y remédier efficacement, ayez recours à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a besoin alors d'être frappée..... »

Et tout dans ce goût durant vingt volumes.

Il a été une époque où, sous l'influence de tels enseignements, qui sont le fond de l'éducation classique, chacun a voulu se placer en dehors et au dessus de l'humanité, pour l'arranger, l'orgiganiser et l'instituer à sa guise.

Condillac. « Érigez-vous, monseigneur, en Lycurgie ou en Solon. Avant que de poursuivre la lecture de cet écrit, amusez-vous à donner des lois à quelque [53] peuple sauvage d'Amérique ou d'Afrique: Établissez dans des demeures fixes ces hommes errants; apprenez-leur à nourrir des troupeaux... ; travaillez à développer les qualités sociales que la nature à mises en eux..... Ordonnez-leur de commencer à pratiquer les devoirs de l'humanité..... Empoisonnez par des châtiments les plaisirs que promettent les passions, et vous verrez ces barbares, à chaque article de votre législation, perdre un vice et prendre une vertu. »

« Tous les peuples ont eu des lois. Mais peu d'entre eux ont été heureux. Quelle en est la cause ? C'est que les législatcurs ont presque toujours ignoré que l'objet de la société est d'unir les familles par un intérêt commun. »

« L'impartialité des lois consiste en deux choses : à établir l'égalité dans la fortune et dans la dignité des citoyens..... A mesure que vos lois établiront une plus grande égalité, elles deviendront plus chères à chaque citoyen..... Comment l'avarice, l'ambition, la volupté, la paresse, l'oisiveté, l'envie, la haine, la jalousie, agiteraient-elles des hommes égaux en fortune et en dignité, et à qui les lois ne laisseraient pas l'espérance de rompre l'égalité ? » (Suit l'idylle.)

« Ce qu'on vous a dit de la république de Sparte doit vous donner de grandes lumières sur cette question. Aucun autre État n'a jamais eu des lois plus conformes à l'ordre de la nature ou de l'égalité. »

[54]

Il n'est pas surprenant que les dix-septième et dix-huitième siècles aient considéré le genre humain comme une matière inerte attendant, recevant tout, forme, figure, impulsion, mouvement et vie d'un grand Prince, d'un grand Législateur, d'un grand Génie. Ces siècles étaient nourris de l'étude de l'antiquité et l'antiquité nous offre en effet partout, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, le spectacle de quelques hommes manipulant à leur gré l'humanité asservie par la force ou par l'imposture. Qu'est-ce que cela prouve ? Que, parce que l'homme et la société sont perfectibles, l'erreur, l'ignorance, le despotisme, l'esclavage, la superstition doivent s'accumuler davantage au commencement des temps. Le tort des écrivains que j'ai cités n'est pas d'avoir constaté le fait, mais de l'avoir proposé, comme règle, à l'admiration et à l'imitation des races futures. Leur tort est d'avoir, avec une inconcevable absence de critique, et sur la foi d'un conventionalisme puéril, admis ce qui est inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la moralité et le bien-être de ces sociétés factices de l'ancien monde; de n'avoir pas compris que le temps produit et propage la lumière; qu'à mesure que la lumière se fait, la force passe du côté du Droit et la société reprend possession d'elle-même.

[55]

Et en effet, quel est le travail politique auquel nous assistons ? Il n'est autre que l'effort instinctif de tous les peuples vers la liberté. Et qu'est-ce que la Liberté, ce mot qui a la puissance de faire battre tous les cœurs et d'agiter le monde, si ce n'est l'ensemble de toutes les libertés, liberté de conscience, d'enseignement, d'association, de presse, de locomotion, de travail, d'échange; en d'autres termes, le franc exercice, pour tous, de toutes les facultés inoffensives; en d'autres termes encore, la destruction de tous les despotismes, même le despotisme légal, et la réduction de la Loi à sa seule attribution rationnelle, qui est de régulariser le Droit individuel de légitime défense ou de réprimer l'injustice ?

Cette tendance du genre humain, il faut en convenir, est grandement contrariée, particulièrement dans notre patrie, par la funeste disposition, — fruit de l'enseignement classique, — commune à tous les publicistes, de se placer en dehors de l'humanité pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à leur guise.

Car, pendant que la société s'agite pour réaliser la Liberté, les grands hommes qui se placent à sa tête, imbus des principes des dix-septième et dix-huitième siècles, ne songent qu'à la courber sous le philanthropique despotisme de leurs [56] inventions sociales et à lui faire porter docilement, selon l'expression de Rousseau, le joug de la félicité publique, telle qu'ils l'ont imaginée.

On le vit bien en 1789. A peine l'ancien régime légal fut-il détruit qu'on s'occupa de soumettre la société nouvelle à d'autres arrangements artificiels, toujours en partant de ce point convenu : l'omnipotence de la Loi.

Saint-Just. « Le Législateur commande à l'avenir. C'est à lui de vouloir le bien. C'est à lui de rendre les hommes ce qu'il veut qu'ils soient. »

Robespierre. « La fonction du gouvernement est de diriger les forces physiques et morales de la nation vers le but de son institution. »

Billaud-Varennes. « Il faut recréer le peuple qu'on veut rendre à la liberté. Puisqu'il faut détruire d'anciens préjugés, changer d'antiques habitudes, perfectionner des affections dépravées, restreindre des besoins superflus, extirper des vices invétérés, il faut donc une action forte, une impulsion véhémente... Citoyens, l'inflexible austérité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la république; le caractère faible et confiant de Solon replongea Athènes dans l'esclavage. Ce parallèle renferme toute la science du gouvernement. »

[57]

Lepelletier. « Considérant à quel point l'espèce humaine est dégradée, je me suis convaincu de la nécessité d'opérer une entière régénération et, si je puis m'exprimer ainsi, de créer un nouyeau peuple. »

On le voit, les hommes ne sont rien que de vils matériaux. Ce n'est pas à eux de vouloir le bien; — ils en sont incapables, — c'est au Législateur, selon Saint-Just. Les hommes ne sont que ce qu'il veut qu'ils soient.

Suivant Robespierre, qui copie littéralement Rousseau, le Législateur commence par assigner le but de l'institution de la nation. Ensuite les gouvernements n'ont plus qu'à diriger vers ce but toutes les forces physiques et morales. La nation elle-même reste toujours passive en tout ceci, et Billaud-Varennes nous enseigne qu'elle ne doit avoir que les préjugés, les habitudes, les affections et les besoins que le Législateur autorise. Il va jusqu'à dire que l'inflexible austérité d'un homme est la base de la république.

On a vu que dans le cas où le mal est si grand que les magistrats ordinaires n'y peuvent remédier, Mably conseillait la dictature pour faire fleurir la vertu.

« Ayez recours, dit-il, à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a [58] besoin d'être frappée. »

Cette doctrine n'a pas été perdue. Écoutons Robespierre :.

« Le principe du gouvernement républicain, c'est la vertu, et son moyen, pendant qu'il s'établit, la terreur. Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole, misérable, c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la République à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »

A quelle hauteur au-dessus du reste de l'humanité se place ici Robespierre ! Et remarquez la circonstance dans laquelle il parle. Il ne se borne pas à exprimer le vou d'une grande rénovation du cœur humain; il ne s'attend même pas à ce qu'elle résultera d'un gouvernement régulier. Non, il veut l'opérer lui-même et par la terreur. Le [59] discours d'où est extrait ce puéril et laborieux amas d'antithèses avait pour objet d'exposer les principes de morale qui doivent diriger un gouvernement révolutionnaire. Remarquez que, lorsque Robespierre vient demander la dictature, ce n'est pas seulement pour repousser l'étranger et combattre les factions; c'est bien pour faire prévaloir par la terreur, et préalablement au jeu de la Constitution, ses propres principes de morale. Sa prétention ne va à rien moins que d'extirper du pays, par la terreur, l'égoïsme, l'honneur, les usages, les bienséances, la mode, la vanité, l'amour de l'argent, la bonne compagnie, l'intrigue, le bel esprit, la volupté et la misère. Ce n'est qu'après que lui, Robespierre, aura accompli ces miracles, comme il les appelle avec raison, — qu'il permettra aux lois de reprendre leur empire. — Eh! misérables, qui vous croyez si grands, qui jugez l'humanité si petite, qui voulez tout réformer, réformez-vous vous-mêmes, cette tâche vous suffit.

Cependant, en général, messieurs les Réformateurs, Législateurs et Publicistes ne demandent pas à exercer sur l'humanité un despotisme immédiat. Non, ils sont trop modérés et trop philanthropes pour cela. Ils ne réclament que le despotisme, l'absolutisme, l'omnipotence de la Loi. Seulement ils aspirent à faire la Loi.

[60]

Pour montrer combien cette disposilión étrange des esprits a été universelle, en France, de même qu'il m'aurait fallu copier tout Mably, tout Raynal, tout Rousseau, tout Fénelon, et de longs extraits de Bossuet et Montesquieu, il me faudrait aussi reproduire le procès-verbal tout entier des séances de la Convention. Je m'en garderai bien et j'y renvoie le lecteur.

On pense bien que cette idée dut sourire à Bonaparle. Il l'embrassa avec ardeur et la mit énergiquement en pratique. Se considérant comme un chimiste, il ne vit dans l'Europe qu'une matière à expériences. Mais bientôt cette malière se manifesta comme un réactif puissant. Aux trois quarts désabusé, Bonaparte, à Sainte-Hélène, parut reconnaitre qu'il y a quelque initiative dans les peuples, et il se montra moins hostile à la liberté, Cela ne l'empêcha pas cependant de donner par son testament cette leçon à son fils : « Gouverner, c'est répandre la moralité, l'instruction et le bien-être. »

Est-il nécessaire mainlenant de faire voir par de fastidieuses citations d'où procèdent Morelly, Babeuf, Owen, Saint-Simon, Fourier ? Je me bornerai à soumettre au lecteur quelques extraits du livre de Louis Blanc sur l'organisation du travail.

[61]

« Dans notre projet, la société reçoit l'impulsion du pouvoir. » (Page 126.)

En quoi consiste l'impulsion que le pouvoir donne à la société ? A imposer le projet de M. L. Blanc.

D'un auire côté, la société, c'est le genre humain.

Donc, en définitive, le genre humain reçoit l'impulsion de M. L. Blanc.

Libre à lui, dira-t-on. Sans doute le genre humain est libre de suivre les conseils de qui que ce soit. Mais ce n'est pas ainsi que M. L. Blanc comprend la chose. Il entend que son projet soit converti en Loi, et par conséquent imposé de force par le pouvoir.

« Dans notre projet l'État ne fait que donner au travail une législation (excusez du peu) en vertu de laquelle le mouvenient industriel peut et doit s'accomplir en toute liberté. Il (l'État) ne fait que placer la société sur une pente (rien que cela) qu'elle descend , une fois qu'elle y est placée par la seule force des choses et par une suite naturelle du mécanisme établi. »

Mais quelle est cette pente? — Celle indiquée par M. L. Blanc. — Ne conduit-elle pas aux abîmes ? — Non, elle conduit au bonheur. — Comment donc la socié:é ne s'y place-t-il pas d'elle même ? — Parce qu'elle ne sait ce qu'elle veut et [62] qu'elle a besoin d'impulsion ? — Qui lui donnera cette impulsion ? — Le pouvoir. Et qui donnera l'impulsion au pouvoir ? — L'inventeur du mécanisme, M. L. Blanc.

Nous ne sortons jamais de ce cercle : l'humanité passive et un grand homme qui la meut par l'intervention de la Loi.

Une fois sur cette pente, la société jouira-t-elle au moins de quelque liberté ? — Sans doute. — Et qu'est-ce que la liberté ?

« Disons-le une fois pour toutes : la liberté consiste non pas seulement dans le Droit accordé, mais dans le Pouvoir donné à l'homme d'exercer, de développer ses facultés , sous l'empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi. »

« Et ce n'est point là une distinction vaine : le sens en est profond, les conséquences en sont immenses. Car dès qu’on admet qu'il faut à l'homme, pour être vraiment libre, le pouvoir d'exercer et de développer ses facultés, il en résulte que la société doit à chacun de ses membres l'instruction convenable sans laquelle l'esprit humain ne peut se déployer, et les instruments de travail sans lesquels l'activité humaine ne peut se donner carrière. Or, par l'intervention de qui la société donnera-t-elle à chacun de ses membres l'instruction convenable et les instruments de travail nécessaires, si ce n'est par l'intervention de l'État ? »

[63]

Ainsi la liberté, c'est le pouvoir. — En quoi consiste ce Pouvoir ? A posséder l'instruction et les instruments de travail. Qui donnera l'instruction et les instruments de travail? La société, qui les doit. — Par l'intervention de qui la société donnera-t-elle des instruments de travail à ceux qui n'en ont pas ? — Par l'intervention de l'État. — A qui l'État les prendra-t-il ?

C'est au lecteur de faire la réponse et de voir où tout ceci aboutit.

Un des phénomènes les plus étranges de notre temps, et qui étonnera probablement beaucoup nos neveux, c'est que la doctrine qui se fonde sur cette triple hypothèse : l'inertie radicale de l'humanilé, — l'omnipotence de la Loi, — l'infaillibililé du Législateur, — soit le symbole sacré du parti qui se proclame exclusivernent démocratique.

Il est vrai qu'il se dit aussi social.

En tant que démocratique, il a une foi sans limite en l'humanité.

Comme social, il la met au-dessus de la boue,

S'agit-il de droits politiques ? s'agit-il de faire sortir de son sein le Législateur? Oh! alors, selon lui, le peuple a la science infuse; il est doué d'un tact admirable ; sa volonté est toujours droite, la volonté générale ne peut errer. Le suffrage ne saurait être trop universel. Nul ne doit à la société [64] aucune garantie. La volonté et la capacité de bien choisir sont toujours supposées. Est-ce que le peuple peut se tromper ? Est-ce que nous ne sommes pas dans le siècle des lumières ? Quoi donc ! Le peuple sera-t-il éternellement en tutelle? N'at-il pas conquis ses droits par assez d'efforts et de sacrifices ? N'a-t-il pas donné assez de preuves de son intelligence et de sa sagesse ? N'est-il pas arrivé à sa maturité ? N'est-il pas en état de juger pour lui-même ? Ne connait-il pas ses intérêts ? Y a-t-il un homme ou une classe qui ose revendiquer le droit de se substituer au peuple, de décider et d'agir pour lui ? Non, non, le peuple veut être libre et il le sera. Il veut diriger ses propres affaires et il les dirigera.

Mais le Législateur est-il une fois dégagé des comices par l'élection? Oh! alors le langage change. La nation rentre dans la passiveté, dans l'inertie, dans le néant, et le Législateur prend possession de l'omnipotence. A lui l'invention, à lui la direction , à lui l'impulsion , à lui l'organisation. L'humanité n'a plus qu'à se laisser faire; l'heure du despotisme a sonné. Et remarquez que cela est fatal; car ce peuple, tout à l'heure si éclairé, si moral, si parfait, n'a plus aucunes tendances ou, s'il en a, elles l'entraînent toutes vers la dégradation. Et on lui laisserail un peu de Liberté ! Mais [65] ne savez vous pas que, selon M. Considérant la liberté conduit fatalement au monopole? Ne savez-vous pas que la liberté c'est la concurrence ? et que la concurrence, suivant M. L. Blanc, c'est pour le peuple un système d'extermination, pour la bourgeoisie une cause de ruine? Que c'est pour cela que les peuples sont d'autant plus exterminés et ruinés qu'ils sont plus libres, témoin la Suisse, la Hollande, l'Angleterre et les États-Unis ? Ne savez-vous pas, toujours selon M. L. Blanc, que la concurrence conduit au monopole, et que, par la même raison, le bon marché conduit à l'exagération des prix ? Que la concurrence tend à tarir les sources de la consommation et pousse la production à une activité dévorante? Que la concurrence force la production à s'accroître et la consommation à décroître; — d'où il suit que les peuples libres produisent pour ne pas consommer; — qu'elle est tout à la fois oppression et démence, et qu'il faut absolument que M. L. Blanc s'en mêle?

Quelle liberté d'ailleurs pourrait-on laisser aux hommes ? Serait-ce la liberté de conscience ? Mais on les verra tous profiter de la permission pour se faire athées. La liberté d'enseignement ? Mais les pères se håteront de payer des professeurs pour enseigner à leurs fils l'immoralité et l'erreur; d'ailleurs, à en croire M. Thiers, si l'enseignement [66] était laissé à la liberté nationale, il cesserait d'être national, et nous éleverions nos enfants dans les idées des Turcs ou des Indous, au lieu que, grâce au despotisme légal de l'université, ils ont le bonheur d'être élevés dans les nobles idées des Romains. La liberté du travail ? Mais c'est la concurrence, qui a pour effet de laisser tous les produits non consommés, d'exterminer le peuple et de ruiner la bourgeoisie. La liberté d'échanger ? Mais on sait bien, les protectionistes l'ont démontré à satiété, qu'un homme se ruine quand il échange librement et que, pour s'enrichir, il. faut échanger sans liberté. La liberté d'association ? Mais, d'après la doctrine socialiste, liberté et association s'excluent, puisque précisément on n'aspire à ravir aux hommes leur liberté que pour les forcer de s'associer.

Vous voyez donc bien que les démocrates socialistes ne peuvent, en bonne conscience, laisser aux hommes aucune liberté, puisque, par leur nature propre et si ces messieurs n'y mettent ordre, ils tendent, de toute part, à tous les genres de dégradation et de démoralisation.

Reste à deviner, en ce cas, sur quel fondement en réclame pour eux, avec tant d'instance, le suffrage universel.

Les prétentions des organisateurs soulèvent une [67] autre question, que je leur ai souvent adressée, et à laquelle, que je sache, ils n'ont jamais répondu. Puisque les tendances naturelles de l'humanité sont assez mauvaises pour qu'on doive lui ôter sa liberté, comment se fait-il que les tendances des organisateurs soient bonnes ? Les Législateurs et leurs agents ne font-ils pas partie du genre humain ? Se croient-ils pétris d'un autre limon que le reste des hommes ? Ils disent que la sociélé, abandonnée à elle-mêine, court falalement aux abîmes parce que ses instincts sont pervers. Ils prétendent l'arrêter sur cette pente et lui imprimer une meilleure direction. Il ont donc reçu du ciel une intelligence et des vertus qui les placent en dehors et au-dessus de l'humanité; qu'ils montrent leurs titres. Ils veulent être bergers, ils veulent que nous soyons troupeau. Cet arrangement présuppose en eux une supériorité de nature dont nous avons bien le droit de demander la preuve préalable.

Remarquez que ce que je leur conteste ce n'est pas le droit d'inventer des combinaisons sociales, de les propager, de les conseiller, de les expérimenter sur eux-mêmes, à leurs frais et risques; mais bien le droit de nous les imposer par l'intermédiaire de la Loi, c'est-à-dire des forces et des contributions publiques.

[68]

Je demande que los Cabétistes, les Fourieristes, les Proudhoniens, les Universitaires, les Protectionistes renoncent non à leurs idées spéciales, mais à cette idée, qui leur est commune, de nous assujettir de force à leurs groupes et séries, à leurs ateliers sociaux, à leur banque gratuite, à leur moralité greco-romaine, à leurs entraves commerciales. Ce que je leur demande c'est de nous laisser la faculté de juger leurs plans et de ne pas nous y associer, directement ou indirectement, si nous trouvons qu'ils froissent nos intérêts, ou s'ils répugnent à notre conscience.

Car la prétention de faire intervenir le pouvoir et l'impôt, outre qu'elle est oppressive et spoliatrice, implique encore cette hypothèse préjudicielle : l'infaillibilité de l'organisateur et l'incompétence de l'humanité.

Et si l'humanité est incompétente à juger pour elle-même, que vient-on nous parler de suffrage universel ?

Cette contradiction dans les idées s'est malheureusement reproduite dans les faits, et pendant que le peuple français a devancé tous les autres dans la conquête de ses droits, ou plutôt de ses garanties politiques, il n'en est pas moins resté le plus gouverné, dirigé, administré, imposé, entravé et exploité de tous les peuples.

[69]

Il est aussi celui de tous où les révolutions sont le plus imminentes et cela doit être.

Dès qu'on part de cette idée, admise par tous nos publicistes et si énergiquement exprimée par M. L. Blanc en ces mols : « La société reçoit l'impulsion du pouvoir ; » dès que les hommes se considèrent eux-mêmes comme sensibles mais passifs, incapables de s'élever par leur propre discernement et par leur propre énergie à aucune moralité, à aucun bien-être, et réduits à tout attendre de la Loi; en un mot, quand ils admettent que leurs rapports avec l'État sont ceux du troupeau avec le berger, il est clair que la Responsabilité du pouvoir est immense. Les biens et les maux, les vertus et les vices, l'égalité et l'inégalité, l'opulence et la misère, tout découle de lui. Il est chargé de tout, il entreprend tout, il fait tout; donc il répond de tout. Si nous sommes heureux, il réclame à bon droit notre reconnaissance; mais si nous sommes misérables, nous ne pouvons nous en prendre qu'à lui. Ne dispose-t-il pas , en principe, de nos personnes et de nos biens ? La Loi n'est-elle pas omnipotente ? En créant le monopole universitaire, il s'est fait fort de répondre aux espérances des pères de famille privés de liberté; et si ces espérances sont déçues, à qui la faute? En réglementant l'industrie, il [70] s'est fait fort de la faire prospérer, sinon il eût été absurde de lui ôter sa liberté; et si elle souffre, à qui la faute ? En se mêlant de pondérer la balance du commerce, par le jeu des tarifs, il s'est fait fort de le faire fleurir; et si, loin de fleurir, il se meurt, à qui la faute ? En accordant aux armements maritimes sa protection en échange de leur liberté, il s'est fait fort de les rendre lucratifs; et s'ils sont onéreux, à qui la faute ?

Ainsi, il n'y a pas une douleur dans la nation dont le Gouvernement ne se soit volontairement rendu responsable. Faut-il s'étonner que chaque souffrance soit une cause de révolution ?

Et quel est le remède qu’on propose ? C'est d'élargir indéfiniment le domaine de la Loi, c'est-à-dire la Responsabilité du gouvernement.

Mais si le gouvernement se charge d'élever et de régler les salaires et qu'il ne le puisse; s'il se charge d'assister toutes les infortunes et qu'il ne le puisse ; s'il se charge d'assurer des retraites à tous les travailleurs et qu'il ne le puisse ; s'il se charge de fournir à tous les ouvriers des instruments de travail et qu'il ne le puisse; s'il se charge d'ouvrir à tous les affamés d'emprunts un crédit gratuit et qu'il ne le puisse; si, selon les paroles que nous avons vu avec regret échapper à la plume de M. de Lamartine, « l'État se donne la mission [71] d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser et de sanctifier l'âme des peuples,» et qu'il échoue; ne voit-on pas qu'au bout de chaque déception, hélas ! plus que probable, il y a une non moins inévitable révolution ?

 

Je reprends ma thèse et je dis : immédiatement après la science économique et à l'entrée de la science politique[3], se présente une question dominante. C'est celle-ci :

Qu'est-ce que la Loi ? que doit-elle être ? quel est son domaine ? quelles sont ses limites? où s'arrêtent, par suite, les attributions du Législaleur ?

Je n'hésite pas à répondre : La loi c'est la force commune organisée pour faire obstacle à l'Injustice — et pour abréger, la loi c'est la justice.

Il n'est pas vrai que le Législateur ait sur nos personnes et nos propriétés une puissance absolue, puisqu'elles préexistent et que son œuvre est de les entourer de garanties.

Il n'est pas vrai que la Loi ait pour mission de [72] régir nos consciences, nos idées, nos volontés, notre instruction, nos sentiments, nos travaux, nos échanges, nos dons, nos jouissances.

Sa mission est d'empêcher qu'en aucune de ces matières le droit de l'un n'usurpe le droit de l'autre.

 

La Loi, parce qu'elle a pour sanction nécessaire la Force, ne peut avoir pour domaine légitime que le légitime domaine de la force, à savoir: la Justice.

Et comme chaque individu n'a le droit de rerourir à la force que dans le cas de légilime défense, la force collective, qui n'est que la réunion des forces individuelles, ne saurait être rationnellement appliquée à une autre fin.

La Loi c'est donc uniquement l'organisation du droit individuel préexistant de légitime défense.

 

La Loi, c'est la Justice.

Il est si faux qu'elle puisse opprimer les personnes ou spolier les propriétés, même dans un but philanthropique, que sa mission est de les protéger.

Et qu'on ne dise pas qu'elle peut au moins étre philanthropique, pourvu qu'elle s'abstienne de toute oppression, de toute spoliation; cela est contradictoire. La Loi ne peut pas ne pas agir sur nos personnes ou nos biens; si elle ne les garantit, [73] elle les viole par cela seul qu'elle agit, par cela seul qu'elle est.

 

La Loi c'est la Justice.

Voilà qui est clair, simple, parfaitement défini et délimité, accessible à toute intelligence, visible à tout œil, car la justice est une quantité donnée, immuable, inaltérable, qui n'admet ni plus ni moins.

Sortez de là, faites la Loi religieuse, fraternitaire, égalitaire, philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt vous êtes dans l'infini, dans l'incertain, dans l'inconnu, dans l'ulopie imposée, ou, qui pis est, dans la multitude des utopies se combattant pour s'emparer de la Loi et s'imposer; car la fraternité, la philanthropie n'ont pas comme la justice des limites fixes. Où vous arrêterez-vous ? Où s'arrêtera la Loi ? L'un, comme M. de Saint-Cricq, n'étendra sa philanthropie que sur quelques classes d'industriels et il demandera à la Loi qu'elle dispose des consommateurs en faveur des producteurs. L'autre, comme M. Considérant, prendra en main la cause des travailleurs et réclamera pour eux de la Loi un minimum assuré, le vêtement, le logement, la nourriture et toutes choses nécessaires à l'entretien de la vie. Un troisième, M. L. Blanc, dira, avec raison, que ce [74] n'est là qu'une fraternité ébauchée et que la Loi doit donner à tous les instruments de travail et l'instruction. Un quatrième fera observer qu'un tel arrangement laisse encore place à l'inégalité et que la Loi doit faire pénétrer, dans les hameaux les plus reculés, le luxe, la littérature et les arts. Vous serez conduits ainsi jusqu'au communisme, ou plutôt la législation sera... ce qu'elle est déjà : — le champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les cupidités.

 

La Loi c'est la Justice.

Dans ce cercle, on conçoit un gouvernement simple, inébranlable. Et je défie qu'on me dise d'où pourrait venir la pensée d'une révolution, d'une insurrection, d'une simple émeute contre une force publique bornée à réprimer l'injustice. Sous un tel régime, il y aurait plus de bien-être, le bien-être serait plus également réparti, et quant aux souffrances inséparables de l'humanité, nul ne songerait à en accuser le gouvernement, qui y serait aussi étranger qu'il l'est aux variations de la température. A-t-on jamais vu le peuple s'insurger contre la Cour de cassation ou faire irruption dans le prétoire du juge de paix pour réclamer le minimum de salaires, le crédit gratuit, les instruments de travail, les faveurs du tarif, ou [75] l'atelier social ? Il sait bien que ces combinaisons sont hors de la puissance du juge, et il apprendrait de même qu'elles sont hors de la puissance de la Loi.

Mais faites la Loi sur le principe fraternitaire, proclamez que c'est d'elle que découlent les biens et les maux, qu'elle est responsable de toute douleur individuelle, de toute inégalité sociale et vous ouvrez la porte à une série sans fin de plaintes, de haines, de troubles et de révolutions.

 

La Loi c'est la Justice.

Et il serait bien étrange qu'elle pût être équitablement autre chose ! Est-ce que la justice n'est pas le droit ? Est-ce que les droits ne sont pas égaux ? Comment donc la Loi interviendrait-elle pour me soumettre aux plans sociaux de MM. Mimerel, de Melun, Thiers, Louis Blanc, plutôt que pour soumettre ces messieurs à mes plans ? Croit-on que je n'aie pas reçu de la nature assez d'imagination pour inventer aussi une utopie ? Est-ce que c'est le rôle de la Loi de faire un choix entre tant de chimères et de mettre la force publique au service de l'une d'elles ?

 

La Loi c'est la Justice.

Et qu'on ne dise pas, comme on le fait sans cesse, qu'ainsi conçue la Loi athée, individualiste [76] et sans entrailles, ferait l'humanité à son image. C'est là une déduction absurde, bien digne de cet engouement gouvernemental qui voit l'humanité dans la Loi.

Quoi donc ! De ce que nous serons libres, s'ensuit-il que nous cesserons d'agir ? De ce que nous ne recevrons pas l'impulsion de la Loi, s'ensuit-il que nous serons dénués d'impulsion ? De ce que la Loi se bornera à nous garantir le libre exercice de nos facultés, s'ensuil-il que nos facultés seront frappées d'inertie ? De ce que la Loi ne nous imposera pas des formes de religion, des modes d'association, des méthodes d'enseignement, des procédés de travail, des directions d'échange, des plans de charité, s'ensuit-il que nous nous empresserons de nous plonger dans l'athéisme, l'isolement, l'ignorance, la misère et l'égoïsme ? S'ensuit-il que nous ne saurons plus reconnaitre la puissance et la bonté de Dieu, nous associer, nous entr'aider, aimer et secourir nos frères malheureux, étudier les secrets de la nature, aspirer au perfectionnement de notre étre ?

 

La Loi c'est la Justice,

Et c'est sous la Loi de justice, sous le régime du droit, sous l'influence de la liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la responsabilité, que [77] chaque homme arrivera à toute sa valeur, à toute la dignité de son être, et que l'humanité, accomplira avec ordre, avec calme, lentement sans doute, mais avec certitude, le progrès qui est sa destinée.

Il me semble que j'ai pour moi la théorie; car quelque question que je soumette au raisonnement, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique, économique ; qu'il s'agisse de bien-étre, de moralité, d'égalité, de droit, de justice, de progrès, de responsabilité, de solidarité, de propriété, de travail, d'échange, de capital, de salaires, d'impôts, de population, de crédit, de gouvernement; à quelque point de l'horizon scientifique que je place le point de départ de mes recherches, toujours invariablement j'aboutis à ceci: la solution du problème social est dans la Liberté.

Et n'ai-je pas aussi pour moi l'expérience? Jetez les yeux sur le globe. Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles? Ceux où la Loi intervient le moins dans l'activité privée; où le gouvernement se fait le moins sentir; où l'individualité a le plus de ressort et l'opinion publique le plus d'influence; où les rouages administratifs sont les moins nombreux et les moins compliqués; les impôts les moins lourds et les moins inégaux; les mécontentements populaires [78] les moins excités et les moins justifiables; où la responsabilité des individus et des classes est la plus agissante, et où, par suite , si les mœurs ne sont pas parfaites, elles tendent invinciblement à se rectifier; où les transactions, les conventions, les associations sont le moins entravées ; où le travail, les capitaux, la population subissent les moindres déplacements artificiels, où l'humanité obéit le plus à sa propre pente, où la pensée de Dieu prévaut le plus sur les inventions des hommes; ceux en un mot qui approchent le plus de cette solution : Dans les limites du droit, tout par la libre et perfectible spontanéité de l'homme; rien par la Loi ou la force que la Justice universelle.

Il faut le dire : il y a trop de grands hommes dans le monde; il y a trop de législaleurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, etc., etc. Trop de gens se placent au-dessus de l'humanité pour la régenler, trop de gens font métier de s'occuper d'elle.

On me dira : Vous vous en occupez bien, vous qui parlez.

C'est vrai. Mais on conviendra que c'est dans un sens et à un point de vue bien différents, et si je me mêle aux réformateurs c'est uniquement pour leur faire lâcher prise.

[79]

Je m'en occupe non comme Vaucanson de son automate, mais comme un physiologiste de l'organisme humain : pour l'étudier et l'admirer.

Je m'en occupe, dans l'esprit qui animait un voyageur célèbre.

Il arriva au milieu d'une tribu sauvage. Un enfant venait de naître et une foule de devins, de sorciers, d'empiriques l'entouraient, armés d'anneaux, de crochets et de liens. L'un disait : cet enfant ne flairera jamais le parfum d'un calumet, si je ne lui allonge les narines. Un autre: il sera privé du sens de l'ouïe, si je ne lui fais descendre les oreilles jusqu'aux épaules. Un troisième : il ne verra pas. la lumière du soleil, si je ne donne à ses yeux une direction oblique. Un quatrième : il ne se tiendra jamais debout, si je ne lui courbe les jambes. Un cinquième : il ne pensera pas , si je ne comprime son cerveau. Arrière, dit le voyageur, Dieu fait bien ce qu'il fait; ne prétendez pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a donné des organes à cette frêle créature, laissez ses organes se développer, se fortifier par l'exercice, le tâtonnement, l'expérience et la Liberté.

Dieu a mis aussi dans l'humanité tout ce qu'il faut pour qu'elle accomplisse ses destinées. Il y a une physiologie sociale providentielle comme il y a une physiologie humaine providentielle. Les [80] organes sociaux sont aussi constitués de manière à se développer harmoniquenient au grand air de la Liberté. Arrière douc les empiriques et les organisateurs ! Arrière leurs anneaux, leurs chaînes, leurs crochels, leurs tenailles ! arrière leurs moyens artificiels ! arrière leur atelier social, leur phalanstère, leur gouvernementalisme, leur centralisation, leurs tarifs, leurs universités, leurs religions d'État, leurs banques gratuites ou leurs banques monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur égalisation par l'impôt ! Et puisqu'on a vainement infligé au corps social tant de systèmes, qu'on finisse par où l'on aurait dû commencer, qu'on repousse les systèmes, qu'on mette enfin à l'épreuve la Liberté, — la Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et en son œuvre.

 


 

Notes

[1] Conseil général des manufactures, de l'agriculture et du commerce. Séance du 6 mai 1850.

[2] Si la protection n'était accordée, en France, qu'à une seule classe, par exemple, aux maîtres de forges, elle serait si absurdement spoliatrice qu'elle ne pourrait se maintenir. Aussi nous voyons toutes les industries protégées se liguer, faire cause commune et même se recruter de manière à paraitre embrasser l'ensemble du travail national. Elles sentent instinctivement que la Spoliation se dissimule en se généralisant.

[3] L'économie politique précède la politique; celle-là dit si les intérêts humains sont naturellement harmoniques ou antagoniques ; ce que celle-ci devrait savoir avant de fixer les attributions du gouvernement.

 


 

12. Two chapters from Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas (The Seen and the Unseen) (July 1850)

Source

[T.259] Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ou l’Économie politique en une leçon. Par M. F. Bastiat. Représentant du Peuple à l’Assemblée Nationale, Membre correspondant de l’Institut (Paris: Guillaumin, 1850). Also in OC5, pp. 336-92.

  • Chap. III. L'Impôt (Taxes), CQV, pp. 13-18.
  • Chap. VI. Les Intermédiaires (The Middlemen), CQV, pp. 30-39.

III. L'Impôt.

Ne vous est-il jamais arrivé d'entendre dire :

« L'impôt, c'est le meilleur placement; c'est une rosée fécondante. Voyez combien de familles il fait vivre, et suivez, par la pensée, ses ricochets sur l'industrie : c'est l'infini, c'est la vie. »

Pour combattre cette doctrine, je suis obligé de reproduire la réfutation précédente. L'économie politique sait bien que ses arguments ne sont pas assez divertissants pour qu'on en puisse dire: Repetita placent. Aussi, comme Basile, elle a arrangé le proverbe à son usage, bien convaincue que dans sa bouche : Repetita docent.

Les avantages que les fonctionnaires: trouvent à émarger, c'est ce qu'on voit. Le bien qui en résulte pour leurs fournisseurs, c'est ce qu'on voit encore. Cela crève les yeux du corps.

Mais le désavantage que les contribuables éprouvent à se libérer, c'est ce qu'on ne voit pas, et le [14] dommage qui en résulte pour leurs fournisseurs, c'est ce qu'on ne voit pas davantage, bien que cela dût sauter aux yeux de l'esprit.

Quand un fonctionnaire dépense à son profit cent sous de plus, cela implique qu'un contribuable dépense à son profit cent sous de moins. Mais la dépense du fonctionnaire se voit, parce qu'elle se fait; tandis que celle du contribuable ne se voit pas, parce que, hélas ! on l'empèche de se faire.

Vous comparez la nation à une terre desséchée et l'impôt à une pluie féconde. Soit. Mais vous devriez vous demander aussi ou sont les sources de cette pluie, et si ce n'est pas précisément l'impôt qui pompe l'humidité du sol et le desséche.

Vous devriez vous demander encore s'il est possible que le sol reçoive autant de cette eau précieuse par la pluie qu'il en perd par l'évaporation?

Ce qu'il y a de très-positif, c'est que quand Jacques Bonhomme compte cent sous au percepteur, il ne reçoit rien en retour. Quand, ensuite, un fonctionnaire dépensant ces cent sous, les rend à Jacques Bonhomme, c'est contre une valeur égale en blé ou en travail. Le résultat définitif est pour Jacques Bonhomme une perte de cinq francs.

Il est très-vrai que souvent, le plus souvent si l'on veut, le fonctionnaire rend à Jacques Bonhomme un service équivalent. En ce cas, il n'y a pas perte de part ni d'autre, il n'y a qu'échange. Aussi, mon [15] argumentation ne s'adresse-t-elle nullement aux fonctions utiles. Je dis ceci : si vous voulez créer une fonction, prouvez son utilité. Démontrez qu'elle vaut à Jacques Bonhomme, par les services qu'elle lui rend, l'équivalent de ce qu'elle lui coûte. Mais, abstraction faite de cette utilité intrinsèque, n’invoquez pas comme argument l'avantage qu'elle confère au fonctionnaire, à sa famille et à ses fournisseurs; n'alléguez pas qu'elle favorise le travail.

Quand Jacques Bonhomme donne cent sous à un fonctionnaire contre un service réellement utile, c'est exactement comme quand il donne cent sous à un cordonnier contre une paire de souliers. Donnant donnant; partant, quittes. Mais, quand Jacques Bonhomme livre cent sous à un fonctionnaire pour n'en recevoir aucun service ou même pour en recevoir des vexations, c'est comme s'il les livrait à un voleur. Il ne sert de rien de dire que le fonctionnaire dépensera ces cent sous au grand profit du travail national ; autant en eût fait le voleur ; autant en ferait Jacques Bonhomme s'il n'eût rencontré sur son chemin ni le parasite extra-légal, ni le parasite légal.

Habituons-nous donc à ne pas juger des choses seulement par ce qu'on voit , mais encore par ce qu'on ne voit pas.

L'an passé, j'étais du Comité des finances, car, sous la Constituante, les membres de l'opposition n'étaient pas systématiquement exclus de toutes les Commissions; [16] en cela, la Constituante agissait sagement. Nous avons entendu M. Thiers dire :

« J'ai passé ma vie à combattre les hommes du parti légitimiste et du parti prêtre. Depuis que le danger commun nous a rapprochés, depuis que je les fréquente, que je les connais, que nous nous parlons cœur à cœur, je me suis aperçu que ce ne sont pas les monstres que je m'étais figurés. »

Oui, les défiances s'exagérent, les haines s'exaltent entre les partis qui ne se mêlent pas; et si la majorité laissait pénétrer dans le sein des Commissions quelques membres de la minorité, peut-être reconnaîtrait-on, de part et d'autre, que les idées ne sont pas aussi éloignées et surtout les intentions aussi perverses qu'on le suppose.

Quoi qu'il en soit, l'an passé, j'étais du Comité des finances. Chaque fois qu'un de nos collègues parlait de fixer à un chiffre modéré le traitement du Président de la République, des ministres, des ambassadeurs, on lui répondait :

« Pour le bien même du service, il faut entourer certaines fonctions d'éclat et de dignité. C'est le moyen d'y appeler les hommes de mérite. D'indombrables infortunes s'adressent au Président de la République, et ce serait le placer dans une position pénible que de le forcer à toujours refuser. Une certaine représentation dans les salons ministériels et diplomatiques est un des rouages des gouvernements constitutionnels, etc., etc. »

[17]

Quoique de tels arguments puissent être controversés, ils méritent certainement un sérieux examen. Ils sont fondés sur l'intérêt public, bien ou mal apprécié; et, quant à moi, j'en fais plus de cas que beaucoup de nos Catons mus par un esprit étroit de lésinerie ou de jalousie.

Mais ce qui révolte ma conscience d'économiste, ce qui me fait rougir pour la renommée intellectuelle de mon pays, c'est quand on en vient (ce à quoi on ne manque jamais), à cette banalité absurde, et toujours favorablement accueillie:

« D'ailleurs, le luxe des grands fonctionnaires encourage les arts, l'industrie, le travail. Le chef de l'Etat et ses ministres ne peuvent donner des festins et des soirées sans faire circuler la vie dans toutes les veines du corps social. Réduire leurs traitements, c'est assamer l'industrie parisienne et, par contrecoup, l'industrie nationale. »

De grâce, messieurs, respectez au moins l'arithmétique et ne venez pas dire devant l'Assemblée nationale de France, de peur qu'à sa honte elle ne vous approuve, qu'une addition donne une somme différente, selon qu'on la fait de haut en bas ou de bas en haut.

Quoi! je vais m'arranger avec un terrassier pour qu'il fasse une rigole dans mon champ, moyennant cent sous. Au moment de conclure, le percepteur me prend mes cent sous et les fait passer au ministre [18] de l'intérieur ; mon marché est rompu, mais M. le ministre ajoutera un plat de plus à son dîner. Sur quoi vous osez affirmer que cette dépense officielle est un surcroît ajouté à l'industrie nationale! Ne comprenez-vous pas qu'il n'y a là qu'un simple déplacement de satisfaction et de travail ? Un ministre a sa table mieux garnie, c'est vrai ; mais un agriculteur a un champ moins bien desséché, et c'est tout aussi vrai. Un traiteur parisien a gagné cent sous, je vous l'accorde; mais accordez-moi qu'un terrassier provincial a manqué de gagner cinq francs. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le plat officiel et le traiteur satisfait, c'est ce qu'on voit ; le champ noyé et le terrassier désouvré, c'est ce qu'on ne voit pas.

Bon Dieu! que de peine à prouver, en économie politique, que deux et deux font quatre ; et, si vous y parvenez, on s'écrie « : c'est si clair, que c'en est ennuyeux. » —Puis on vote comme si vous n'aviez rien prouvé du tout.

 


 

VI. Les Intermédiaires.

La société est l'ensemble des services que les hommes se rendent forcément ou volontairement les uns aux autres, c'est-à-dire des services publics et des services privés.

Les premiers, imposés et réglementés par la loi, qu'il n'est pas toujours aisé de changer quand il le faudrait, peuvent survivre longtemps, avec elle, à leur propre utilité, et conserver encore le nom de services publics, même quand ils ne sont plus des services du tout, même quand ils ne sont plus que de publiques vexations. Les seconds du domaine de la volonté, de la responsabilité individuelle. [31] Chacun en rend et en recoit ce qu'il veut, ce qu'il peut, après débat contradictoire. Ils ont toujours pour eux la présomption d'utilité réelle, exactement mesurée par leur valeur comparative.

C'est pourquoi ceux-là sont si souvent frappes d'immobilisme, tandis que ceux-ci obéissent à la loi du progrés.

Pendant que le développement exagéré des services publics, par la déperdition de forces qu'il entraîne, tend à constituer au sein de la société un funeste parasitisme, il est assez singulier que plusieurs sectes modernes, attribuant ce caractère aur services libres et privés, cherchent à transformer les professions en fonctions.

Ces sectes s'élèvent avec force contre ce qu'elles nomment les intermédiaires. Elles supprimeraient volontiers le capitaliste, le banquier, le speculateur, l'entrepreneur, le marchand ct le négociant, les accusant de s'interposer entre la production et la consommation pour les rançonner toutes deux, sans leur rendre aucune valeur. —Ou plutôt elles voudraient transférer à l'Etat l'œuvre qu'ils accomplissent, car cette œuvre ne saurait être supprimée.

Le sophisme des socialistes sur ce point consiste à montrer au public ce qu'il paye aux intermédiaires en échange de leurs services, et à lui cacher ce qu'il faudrait payer à l'Etat. C'est toujours la lutte entre ce qui frappé les yeux et ce qui ne se montre [32] qu'à l'esprit, entre ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas.

Ce fut surtout en 1847 et à l'occasion de la disette, que les écoles socialistes cherchérent et réussirent à populariser leur funeste théorie. Elles savaient bien que la plus absurde propagande a toujours quelques chances auprès des hommes qui souffrent; malesuada fames.

Donc, à l'aide des grands mots : Exploitation de l'homme par l'homme, spéculation sur la faim, accaparement, elles se mirent à dénigrer le commerce et à jeter un voile sur ses bienfaits.

« Pourquoi, disaient-elles, laisser aux négociants le soin de faire venir des subsistances des Etats-Unis et de la Crimée ? Pourquoi l'Etat, les départements, les communes n'organisent-ils pas un service d'approvisionnements et des magasins de réserve ? Ils vendraient au prix de revient et le peuple, le pauvre peuple serait affranchi du tribut qu'il paye au commerce libre, c'est-à-dire égoïste, individualiste et anarchique. »

Le tribut que le peuple paye au commerce, c'est ce qu'on voit. Le tribut que le peuple payerait à l'Etat ou à ses agents, dans le système socialiste, c'est ce qu'on ne voit pas.

En quoi consiste ce prétendu tribut que le peuple paye au commerce ? En ceci : que deux hommes se rendent réciproquement service, en toute libertė, [33] sous la pression de la concurrence et à prix débattu.

Quand l'estomac qui a faim est à Paris et que le blé qui peut le satisfaire est à Odessa, la souffrance ne peut cesser que le blé ne se rapproche de l'estomac. Il y a trois moyens pour que ce rapprochement s'opère: 1° Les hommes affamés peuvent aller eux-mêmes chercher le blé; 2° ils peuvent s'en remettre à ceux qui font ce métier; 3° ils peuvent se cotiser et charger des fonctionnaires publics de l'opération.

De ces trois moyens, quel est le plus avantageux ?

En tout temps, en tous pays, et d'autant plus qu'ils sont plus libres, plus éclairés, plus expérimentés, les hommes ayant volontairement choisi le second, j'avoue que cela suffit pour mettre, à mes yeux, la présomption de ce côté. Mon esprit se refuse à admettre que l'humanité en masse se trompe sur un point qui la touche de si prės.

Examinons cependant.

Que trente-six millions de citoyens partent pour aller chercher à Odessa le blé dont ils ont besoin, cela est évidemment inexécutable. Le premier moyen ne vaut rien. Les consommateurs ne peuvent agir par eux-mêmes, force leur est d'avoir recours à des intermédiaires, fonctionnaires ou négociants.

Remarquons cependant que ce premier moyen serait le plus naturel. Au fond, c'est à celui qui a faim d'aller chercher son blé. C'est une peine qui le regarde; c'est un service qu'il se doit à lui-même. [34] Si un autre, à quelque titre que ce soit, lui rend ce service et prend cette peine pour lui, cet autre a droit à une compensation. Ce que je dis ici, c'est pour constater que les services des Intermédiaires portent en eux le principe de la rémunération.

Quoi qu'il en soit, puisqu'il faut recourir à ce que les socialistes nomment un parasite, quel est, du négociant ou du fonctionnaire, le parasite le moins exigeant ?

Le commerce (je le suppose libre, sans quoi comment pourrais-je raisonner?) le commerce, dis-je, est porté, par intérêt, à étudier les saisons, à constater jour par jour l'état des récoltes, à recevoir des informations de tous les points du globe, à prévoir les besoins , à se précautionner d'avance. Il a des navires tous prêts, des correspondants partout, et son intérêt immédiat est d'acheter au meilleur marché possible, d'économiser sur tous les détails de l'opération , et d'atteindre les plus grands résultats avec les moindres efforts. Ce ne sont pas seulement les négociants français, mais les négociants du monde entier qui s'occupent de l'approvisionnement de la France pour le jour du besoin ; et si l'intérêt les porte invinciblement à remplir leur tâche aux moindres frais, la concurrence qu'ils se font entre eux les porte non moins invinciblement à faire profiter les consommateurs de toutes les économies réalisées. Le blé arrivé, le commerce a intérêt à le [35] vendre au plus tôt pour éteindre ses risques, réaliser ses fonds et recommencer s'il y a lieu. Dirigé par la comparaison des prix, il distribue les aliments sur toute la surface du pays, en commençant toujours par le point le plus cher, c'est-à-dire ou le besoin se fait le plus sentir. Il n'est donc pas possible d'imaginer une organisation mieux calculée dans l'intérêt de ceux qui ont faim, et la beauté de cette organisation, inaperçue des socialistes, résulte précisé. ment de ce qu'elle est libre. — A la vérité, le consommateur est obligé de rembourser au commerce ses frais de transports, de transbordements, de magasinage, de commission, etc.; mais dans quel systėme ne faut-il pas que celui qui mange le blé rembourse les frais qu'il faut faire pour qu'il soit à sa portée? Il y a de plus à payer la rémunération du à service rendu; mais quant à sa quotité, elle est réduite au minimum possible par la concurrence; et, quant à sa justice, il serait étrange que les artisans de Paris ne travaillassent pas pour les négociants de Marseille, quand les négociants de Marseille trayaillent pour les artisans de Paris.

Que, selon l'invention socialiste, l'Etat se substitue au commerce, qu'arrivera-t-il ? Je prie qu'on me signale ou sera, pour le public, l'économie ? Sera-t-elle dans le prix d'achat? Mais qu'on se figure les délégués de quarante mille communes arrivant à Odessa à un jour donné et au jour du besoin; qu'on [36] se figure l'effet sur les prix. Sera-t-elle dans les frais ? Mais faudra-t-il moins de navires, moins de marins, moins de transbordements, moins de magasinages, ou sera-t-on dispensé de payer toutes ces choses ? Sera-t-elle dans le profit des négociants ? Mais est-ce que vos délégués et vos fonctionnaires iront pour rien à Odessa ? Est-ce qu'ils voyageront et travailleront sur le principe de la fraternité ? Ne faudra-t-il pas qu'ils vivent ? ne faudra-t-il pas que leur temps soit payé ? Et croyez-vous que cela ne dépassera pas mille fois les deux ou trois pour cent que gagne le négociant, taux auquel il est prêt à souscrire ?

Et puis, songez à la difficulté de lever tant d'impôts, de répartir tant d'aliments. Songez aux injustices, aux abus inséparables d'une telle entreprise. Songez à la responsabilité qui pèserait sur le gouvernement.

Les socialistes qui ont inventé ces folies, et qui, aux jours de malheur, les soufflent dans l'esprit des masses, se décernent libéralement le titre d'hommes avancés, et ce n'est pas sans quelque danger que l'usage, ce tyran des langues, ratifie le mot et le jugement qu'il implique. Avancés ! ceci suppose que ces messieurs ont la vue plus longue que le vulgaire; que leur seul tort est d'être trop en avant du siècle; et que si le temps n'est pas encore venu de supprimer certains services libres, prétendus parasites, la [37] faute en est au public qui est en arrière du socialisme. En mon âme et conscience, c'est le contraire qui est vrai, et je ne sais à quel siècle barbare il faudrait remonter pour trouver, sur ce point, le niveau des connaissances socialistes.

Les sectaires modernes opposent sans cesse l'association à la société actuelle. Ils ne prennent pas garde que la société, sous un régime libre, est une association véritable, bien supérieure à toutes celles qui sortent de leur féconde imagination.

Elucidons ceci par un exemple :

Pour qu'un homme puisse, en se levant, revêtir un habit, il faut qu'une terre ait été close, défrichée, desséchée, labourée , ensemencée d'une certaine sorte de végétaux ; il faut que des troupeaux s'en soient nourris, qu'ils aient donné leur laine, que cette laine ait été filée, tissée, teinte et convertie en drap; que ce drap ait été coupé, cousu, façonné en vêtement. Et cette série d'opérations en implique une foule d'autres ; car elle suppose l'emploi d'instruments aratoires, de bergeries, d'usines, de houille, de machines, de voitures, etc.

Si la société n'était pas une association très-réelle, celui qui veut un habit serait réduit à travailler dans l'isolement, c'est-à-dire à accomplir lui-même les actes innombrables de cette série, depuis le premier coup de pioche qui le commence jusqu'au dernier coup d'aiguille qui le termine.

[38]

Mais, grâce à la sociabilité qui est le caractère distinctif de notre espèce, ces opérations se sont distribuées entre une multitude de travailleurs, et elles se subdivisent de plus en plus pour le bien commun, à mesure que, la consommation devenant plus active, un acte spécial peut alimenter une industrie nouvelle. Vient ensuite la répartition du produit, qui s'opère suivant le contingent de valeur que chacun à apporté à l'œuvre totale. Si ce n'est pas là de l'association, je demande ce que c'est.

Remarquez qu'aucun des travailleurs n'ayant tiré du néant là moindre particule de matière, ils se sont bornés à se rendre des services réciproques, à s'entr'aider dans un but commún, et que tous peuvent être considérés, les uns à l'égard des autres, comme des intermédiaires. Si, par exemple, dans le cours de l'opération, le transport devient assez important pour occuper une personne, le filage une seconde, le tissage une troisième, pourquoi la première serait-elle regardée comme plus parasite que les deux autres ? Ne faut-il pas que le transport se fasse? Celui qui le fait n'y consacre-t-il pas du temps et de la peine ? n'en épargne-t-il pas à ses associés? Ceux-ci font-ils plus ou autre chose pour lui? ne sont-ils pas tous également soumis pour la rémunération, c'est-à-dire pour le partage du produit, à la loi du prix débattu? N'est-ce pas, en toute liberté, pour le bien commun que cette séparation de [39] travaux s'opère et que ces arrangements sont pris? Qu'avons-nous donc besoin qu'un socialiste, sous prétexte d'organisation, vienne despotiquement détruire nos arrangements volontaires, arrêter la division du travail, substituer les efforts isolés aux efforts associés et faire reculer la civilisation ? L'association, telle que je la décris ici, en est-elle moins association, parce que chacun y entre et en sort librement, ý choisit sa place, juge et stipule pour lui-même sous sa responsabilité, et y apporte le ressort et la garantie de l'intérêt personnel? Pour qu'elle mérite ce nom, est-il nécessaire qu'un prétendu reformateur vienne nous imposer sa formule et sa volonté et concentrer, pour ainsi dire, l'humanité en lui-même ?

Plus on examine ces écoles avancées, plus on reste convaincu qu'il n'y a qu'une chose au fond : l'ignorance se proclamant infaillible et réclamant le despotisme au nom de cette infaillibilité.

Que le lecteur veuille bien excuser cette, digression. Elle n'est peut-être pas inutile au moment où, échappées des livres saint-simoniens, phálanstériens et icariens, les déclamations contre les Intermédiaires envahissent le journalisme et la tribune, et menacent sérieusement la liberté du travail et des transactions.

 


 

A Selection of his Letters

  • To Félix Coudroy:
    • 29 février 1848. [OC1, pp. 80-82] - id="OC1-letter448"
    • Paris, 9 juin 1848. [OC1, pp. 82-84] - id="OC1-letter460"
  • To Richard Cobden:
    • Paris, 20 décembre 1846. [OC1, pp. 149-50]
    • 27 juin 1848. [OC1, pp. 176-77]
  • To Madame Cheuvreux:
    • Le 2 janvier 1850. [LHL, pp. 53- 55]
    • Eaux-Bonnes, 23 juin 1850. [LHL, pp. 89-90]

To Félix Coudroy

29 février 1848. [OC1, pp. 80-82]

Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te sont faites, je te féliciterai de bon cœur si tu arrives à un arrangement. Nous nous faisons vieux ; un peu de paix et de calme, dans l’arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.

Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je te parle de suite des grands événements qui viennent de s’accomplir.

La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle de juillet ; rien d’admirable comme le courage, l’ordre, le calme, la modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les suites ? Depuis dix ans, [I-81] de fausses doctrines, fort en vogue, nourrissent les classes laborieuses d’absurdes illusions. Elles sont maintenant convaincues que l’État est obligé de donner du pain, du travail, de l’instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire en a fait la promesse solennelle ; il sera donc forcé de renforcer tous les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, malgré cela, il ne la tiendra pas. Je n’ai pas besoin de te dire l’avenir que cela nous prépare.

Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l’erreur elle-même, mais cette tâche est si impopulaire qu’on ne peut la remplir sans danger ; je suis pourtant résolu de m’y dévouer si le pays m’envoie à l’assemblée nationale.

Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la province pour satisfaire la population de Paris ; car le gouvernement n’entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon je remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.

La curée des places est commencée, plusieurs de mes amis sont tout-puissants ; quelques-uns devraient comprendre que mes études spéciales pourraient être utilisées ; mais je n’entends pas parler d’eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l’Hôtel de ville que comme curieux ; je regarderai le mât de cocagne, je n’y monterai pas. Pauvre peuple ! que de déceptions on lui a préparées ! Il était si simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes ; on veut le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le mécanisme consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans compter la liberté réelle qui succombera à l’opération !

J’ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère qui est né de la circonstance ; croirais-tu que les ouvriers imprimeurs eux-mêmes discutent et désapprouvent l’entreprise ! ils la disent contre-révolutionnaire.

[I-82]

Comment, comment lutter contre une école qui a la force en main et qui promet le bonheur parfait à tout le monde ?

Ami, si l’on me disait : Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd’hui, et demain tu mourras dans l’obscurité, j’accepterais de suite ; mais lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche !

Il y a plus, l’ordre et la confiance étant l’intérêt suprême du moment, il faut s’abstenir de toute critique et appuyer le gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses erreurs. C’est un devoir qui me force à des ménagements infinis.

Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors ; en attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en ma faveur.

 


 

Paris, 9 juin 1848. [OC1, pp. 82-84]

Mon cher Félix, j’ai été en effet bien longtemps sans t’écrire, et il faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête. Voici ma vie : je me lève à six heures ; s’habiller, se raser, déjeuner, parcourir les journaux, cela tient jusqu’à sept heures et sept heures et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à dix heures commence la séance du comité des finances auquel j’appartiens ; il dure jusqu’à une heure, et alors c’est la séance publique qui commence et se prolonge jusqu’à sept. Je rentre pour dîner, et il est bien rare qu’après dîner il n’y ait pas réunion des sous-commissions chargées de questions spéciales.

La seule heure à ma disposition, c’est donc de huit à neuf heures du matin, c’est aussi celle où les visites m’arrivent ; de tout cela il résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance, mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec la pratique des affaires, je m’aperçois que j’ai tout à apprendre.

Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce [I-83] qui se passe n’est pas propre à me relever. L’assemblée est certainement excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté, elle veut faire le bien ; mais elle ne le peut pas, d’abord parce que les principes ne sont pas sus, ensuite parce qu’il n’y a d’initiative nulle part. La commission exécutive s’efface complétement, nul ne sait si les membres qui la composent sont d’accord entre eux, ils ne sortent de leur inertie que pour manifester la plus étrange incohérence de vues. La chambre a beau leur réitérer des preuves de confiance pour les encourager à agir, il semble qu’ils ont le parti pris de nous abandonner à nous-mêmes. Juge ce que peut être une assemblée de neuf cents personnes chargées de délibérer et d’agir, ajoute à cela une salle immense où on ne s’entend pas. Pour avoir voulu dire quelques mots aujourd’hui, je me suis retiré avec un rhume ; c’est ce qui fait que je ne sors pas et que j’écris.

Mais d’autres symptômes sont bien plus effrayants ; l’idée dominante, celle qui a envahi toutes les classes de la société, c’est que l’État est chargé de faire vivre tout le monde. C’est une curée générale à laquelle les ouvriers sont enfin appelés ; on les blâme, on les craint, que font-ils ? Ce qu’ont fait jusqu’ici toutes les classes. Les ouvriers sont mieux fondés ; ils disent : « Du pain contre du travail. » Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants. Mais enfin où cela nous mènera-t-il ? je tremble d’y penser.

Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend économe et économiste ; aussi il est déjà tombé dans l’impopularité. « Vous défendez le capital ! » avec ce mot on nous tue, car il faut savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant.

Duprat, loin d’être mort, n’est pas malade.

« Les gens que vous tuez se portent assez bien. »

Dans l’émeute du 15, je n’ai été ni frappé ni menacé ; [I-84] j’ajouterai même que je n’ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce n’est quand j’ai cru qu’une tribune publique allait s’écrouler sous les pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et alors…

Adieu, mon cher Félix.

 


 

To Richard Cobden

Paris, 20 décembre 1846. [OC1, pp. 149-50]

Mon cher ami, j’avais perdu votre trace depuis quelque temps et je suis bien aise de vous savoir en France, dans ce pays le plus délicieux qu’il y ait au monde, s’il avait le sens commun. Ah ! mon ami, je m’attendais que nos adversaires exploiteraient contre nous les aveugles passions populaires, et entre autres la haine de l’étranger. Mais je ne croyais pas qu’ils réussiraient aussi bien. Ils ont soudoyé de nouveau la presse, et le mot d’ordre est de nous représenter comme des traîtres, des agents de Pitt et Cobourg. Croiriez-vous que, dans mon pays même, cette calomnie [I-149] a fait son chemin ! On m’écrit de Mugron, qu’on n’ose plus y parler de moi qu’en famille, tant l’esprit public y est monté contre notre entreprise. Je sais bien que cela passera, mais la question pour nous est de savoir combien de temps il faut à la raison pour avoir raison. Le 29 de ce mois, je dois parler à la salle Montesquieu, et mon projet est toucher ce sujet délicat et de développer cette idée : « L’oligarchie anglaise a pesé sur le monde, et c’est ce qui explique l’universelle défiance avec laquelle on accueille ce qui se fait de l’autre côté du détroit. Mais il y a un pays sur lequel elle a pesé plus que sur tout autre, et c’est l’Angleterre elle-même. Voilà pourquoi il y a en Angleterre, une classe qui résiste à l’oligarchie et la dépouille peu à peu de ses dangereux priviléges. C’est cette classe qui a conquis successivement l’émancipation catholique, la réforme électorale, l’abolition de l’esclavage et la liberté commerciale, et qui est sur le point de conquérir l’affranchissement des colonies. Elle travaille donc dans notre sens, et il est absurde de l’envelopper dans la même haine que nous devons réserver aux classes dominatrices de tous les pays. »

Voilà le texte. Je crois pouvoir l’habiller de manière à le faire passer [5] .

Que de choses j’aurais à vous dire, mon cher ami ! mais le temps me manque. — Je vous envoie les quatre premiers numéros de notre journal. J’y ai marqué ce qui est de moi. Je me suis vu contraint, sous peine de faire manquer l’entreprise, d’y mettre mon nom, et maintenant je ne puis supporter plus longtemps d’accepter la responsabilité de tout ce qui s’y dit. Cela va amener une crise, car il faut qu’on me laisse faire le journal comme je le veux ou qu’un autre le signe.

[I-150]

De tous les sacrifices que j’ai faits à la cause, celui-là est le plus grand. — Combattre à mon gré allait mieux à mon caractère ; tantôt faisant des articles sérieux et de longue haleine, tantôt allant à Lyon ou à Marseille, enfin, obéissant à ma nature sensitive. Me voilà au contraire attaché à la polémique quotidienne. Mais dans notre pays, c’est le champ de l’utilité.

Vous n’avez pas besoin d’introduction auprès de M. Rossi ; votre renommée vous donne accès partout. Cependant, puisque vous le désirez, je vais vous envoyer une lettre de M. Chevalier ou de quelque autre.

Maintenant, je crois que nos efforts doivent tendre à la diffusion de notre journal le Libre-Échange. Soyez convaincu que, dès que nous serons sortis des tiraillements inséparables d’un commencement, ce journal sera fait dans un bon esprit et pourra rendre de grands services, pourvu qu’il soit lu. Attachez-vous donc, dans vos voyages, à lui trouver des abonnés ; faites en sorte que les frontières de l’Italie ne lui soient pas fermées. Faites observer qu’il n’attaque aucune institution politique, aucune croyance religieuse. — L’Italie est le pays qui donne le plus d’abonnés au Journal des Économistes. Il doit en donner bien davantage au Libre-Échange, qui paraît toutes les semaines et ne coûte que 12 fr. — Ce n’est pas tout. Je pense que vous devriez écrire à Londres et à Manchester, car enfin the cry contre l’Angleterre n’empêche pas que nous ne puissions y trouver des abonnés. Des abonnements, c’est pour nous une question de vie et de mort. Mon cher Cobden, après avoir dirigé de si haut le mouvement en Angleterre, ne dédaignez pas l’humble mission de courtier d’abonnements.

J’ai vraiment honte de vous envoyer cette lettre faite à bâtons rompus et sans trop savoir ce que je dis. Je me réserve de vous écrire plus à l’aise, cette nuit et la suivante.

 


 

[5] Ce discours n’a pas été prononcé. On trouvera des développements sur le même sujet, t. II, p. 177 et suiv., et t. III, p. 449 à 510. ( Note de l’éditeur.)

 


 

27 juin 1848. [OC1, pp. 176-77]

Mon cher Cobden, vous avez appris l’immense catastrophe qui vient d’affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous serez bien aise d’avoir de mes nouvelles, mais je n’entrerai pas dans beaucoup de détails. C’est vraiment une chose trop pénible, pour un Français, même pour un Français cosmopolite, d’avoir à raconter ces scènes lugubres à un Anglais.

Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi, elles sont toutes dans le socialisme. Depuis longtemps nos gouvernants ont empêché autant [I-177] qu’ils l’ont pu la diffusion des connaissances économiques. Ils ont fait plus. Par ignorance, ils ont préparé les esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du faux républicanisme, car c’est là l’évidente tendance de l’éducation classique et universitaire. La nation s’est engouée de l’idée qu’on pouvait faire de la fraternité avec la loi. — On a exigé de l’État qu’il fit directement le bonheur des citoyens. Mais qu’est-il arrivé ? En vertu des penchants naturels du cœur humain, chacun s’est mis à réclamer pour soi, de l’État, une plus grande part de bien-être. C’est-à-dire que l’État ou le trésor public a été mis au pillage. Toutes les classes ont demandé à l’État, comme en vertu d’un droit, des moyens d’existence. Les efforts faits dans ce sens par l’État n’ont abouti qu’à des impôts et des entraves, et à l’augmentation de la misère ; et alors les exigences du peuple sont devenues plus impérieuses. — À mes yeux, le régime protecteur a été la première manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les agriculteurs, les manufacturiers, les armateurs ont invoqué l’intervention de la loi pour accroître leur part de richesse. La loi n’a pu les satisfaire qu’en créant la détresse des autres classes, et surtout des ouvriers. — Alors ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au lieu de demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi les admît aussi à participer à la spoliation. — Elle est devenue générale, universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les industries. Les ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le dogme de la fraternité ne s’était pas réalisé pour eux, et ils ont pris les armes. Vous savez le reste : un carnage affreux qui a désolé pendant quatre jours la capitale du monde civilisé et qui n’est pas encore terminé.

Il me semble, mon cher Cobden, que je suis le seul à l’assemblée nationale qui voie la cause du mal et par conséquent le remède. Mais je suis obligé de me taire, car à quoi bon parler pour n’être pas compris ? aussi je me [I-178] demande quelquefois si je ne suis pas un maniaque, comme tant d’autres, enfoncé dans ma vieille erreur ; mais cette pensée ne peut prévaloir, car je connais trop, ce me semble, tous les détails du problème. D’ailleurs, je médis toujours : En définitive, ce que je demande, c’est le triomphe des harmonieuses et simples lois de la Providence. Est-il présumable qu’elle s’est trompée ?

Je regrette aujourd’hui très-profondément d’avoir accepté le mandat qui m’a été confié. — Je n’y suis bon à rien, tandis que, comme simple publiciste, j’aurais pu être utile à mon pays.

 


 

To Madame Cheuvreux

Le 2 janvier 1850. [LHL, pp. 53- 55]

Madame,

On me tire de mon assoupissement pour me remettre trois volumes, que vous me renvoyez sans les accompagner d’un seul mot ; aurais-je été assez malheureux pour vous déplaire ?

Hier, vous avez réuni autour de votre table votre famille et quelques amis, pour inaugurer le nouvel an ; ce repas ne devait être que fête, joie et cordialité ; hélas ! la politique s’en est mêlée ; il est bien vrai que, sans moi, la politique n’eût pu y jeter ses sombres reflets, car tout le monde peut-être eût été d’accord.

Mais suis-je coupable ? N’ai-je pas longtemps gardé le silence, et n’ai-je pas mis sur le compte de généralités ce que j’aurais pu prendre pour des personnalités ? Des paroles [54] qui ressemblaient à des provocations ?… — Que deviendrais-je, madame, si cette réserve ne suffit pas ?

Isolé, retenant à peine pour le travail un reste de force qui m’échappe, faudra-t-il perdre encore les douceurs de l’intimité, seul charme qui me rattache à l’existence ?

Entre M. Cheuvreux et moi, qu’importe une dissidence d’opinion, alors surtout qu’elle ne porte pas sur le but, sur aucun principe essentiel, mais seulement sur les moyens de surmonter les difficultés du moment ?

C’est par égard pour lui, autant que pour vous, madame, que j’ai dévoré le calice que ces messieurs ont approché de mes lèvres. Et, après tout, ces opinions qu’on me reproche, sont-elles donc si extravagantes ?

Je souhaiterais bien que l’on consentît à me considérer comme un solitaire, un philosophe, un rêveur, si vous voulez, qui ne veut se livrer à un parti, mais qui les étudie tous, pour voir où est le péril et si l’on peut essayer de le conjurer.

Je vois, en France, deux grandes classes qui, chacune, se subdivise en deux. Pour me [55] servir de termes consacrés, quoique improprement, je les appellerai le peuple et la bourgeoisie.

Le peuple, c’est une multitude de millions d’êtres humains, ignorants et souffrants, par conséquent dangereux ; comme je l’ai dit, il se partage en deux, la grande masse assez attachée à l’ordre, à la sécurité, à tous les principes conservateurs ; mais, à cause de son ignorance et de sa souffrance, proie facile des ambitieux et des sophistes ;cette masse est travaillée par quelques fous sincères et par un plus grand nombre d’agitateurs, de révolutionnaires, de gens qui ont un penchant inné pour le désordre, ou qui comptent sur le désordre pour s’élever à la fortune et à la puissance.

La bourgeoisie, il ne faudrait jamais l’oublier ; c’est le très-petit nombre ; cette classe a aussi son ignorance et sa souffrance, quoiqu’à un autre degré ; elle offre aussi des dangers d’une autre nature. Elle se décompose aussi en un grand nombre de gens paisibles, tranquilles, amis de la justice et de la liberté, et un petit nombre de meneurs. La bourgeoisie a gouverné ce pays-ci, comment s’est-elle conduite ? Le petit nombre a fait le [56] mal, le grand nombre l’a laissé faire ; non sans en profiter à l’occasion.

Voilà la statistique morale et sociale de notre pays.

Tenant très-peu et croyant encore moins aux formes politiques, irai-je consumer mes efforts et déclamer contre la république ou la monarchie ? Conspirer pour changer des institutions que je regarde comme sans importance ? Non ; mais quand j’ai l’occasion de m’adresser au peuple, je lui parle de ses erreurs, de ses fausses aspirations ; je cherche à démasquer à ses yeux les imposteurs qui l’égarent, je lui dis : « Ne demande que justice, car il n’y a que la justice qui puisse t’être bonne à quelque chose. » — Et quand je parle à la bourgeoisie, je lui dis : « Ce ne sont pas les fureurs ni les déclamations qui te sauveront, il faut en toutes rencontres accorder au peuple ce que la justice exige, afin d’être assez fort pour lui refuser tout ce qui dépasse la justice. »

Et c’est pourquoi les catholiques me disent que j’ai une doctrine à deux tranchants ; et c’est pourquoi le « Journal des Débats » dit que je dois m’habituer à déplaire aux deux partis. Eh ! mon Dieu, ne serait-il pas plus [57] commode pour moi de me lancer corps et âme dans un des deux camps, d’en épouser les haines et les illusions, de me faire le flagorneur du peuple ou de la bourgeoisie, de m’affilier aux mauvaises fractions des deux armées.

F. Bastiat.

 


 

Eaux-Bonnes, 23 juin 1850. [LHL, pp. 89-90]

Vous vous êtes donc concertée avec Mlle Louise, madame, pour me faire supporter l’éloignement. Au milieu des soucis d’une installation, vous avez trouvé le temps de m’écrire et, qui plus est, vous me faites pressentir que les absents ne perdront rien à vos loisirs de la Jonchère. Oh ! qu’il y a de bonté dans les cœurs de femmes ! Je sais bien que je dois beaucoup à ma chétive santé ; rappelez-vous que je disais un jour que les moments dont je me souvenais avec le plus de plaisir étaient ceux de la souffrance, à cause des soins touchants qu’elle [90] m’avait valus de la part de ma bonne tante ; vraiment, mesdames, vous donneriez envie d’être malade ; pourtant il ne faut pas que je fasse ici l’hypocrite ; et, dût votre prochaine lettre en être retardée de vingt-quatre heures, je dois bien avouer que je suis mieux ; je prends les eaux avec précaution, quoique sans l’assistance d’un médecin ; à quoi bon ? Les médecins des eaux sont comme les confesseurs, ils ont toujours le même remède. Mais, n’abusez pas de mon aveu, et si vous ne m’écrivez pas à cause de ma santé, écrivez-moi pour me parler des vôtres.

Vous voilà à la Jonchère ; puisque vous vous vantez d’être franches campagnardes, tâchez de vous lever plus matin et de gagner chaque jour quelques minutes ; promenez-vous beaucoup plus ; lisez un peu, le moins possible de journaux ; n’attirez près de vous qu’un petit nombre d’amis à la fois : telle est ma consultation, elle nargue celle de M. Chaumel qui a perdu ma confiance.

Les Eaux-Bonnes commencent à être fort peuplées ; ma table d’hôte n’est cependant pas aussi bien composée qu’à mon dernier voyage ; il se peut que le soin d’éviter la politique [91] refroidisse la conversation ; aujourd’hui, il est arrivé deux Hâvrais qui m’ont mis sur le chapitre de ma Solution du problème social. J’ai profité de l’occasion pour faire de la propagande à fond, récitant à peu près une brochure, que j’ai écrite à Mugron. Chose singulière ! tous disent c’est cela ! c’est cela ! jusqu’à l’application ; là, on m’abandonne. Il est déplorable que les classes qui font la loi ne veuillent pas pas être justes quoi qu’il en coûte, car alors chaque classe veut faire la loi : fabricant, agriculteur, armateur, père de famille, contribuable, artiste, ouvrier ; chacun est socialiste pour lui-même, et sollicite une part d’injustice ; puis on veut bien consentir envers les autres à l’aumône légale, qui est une seconde injustice ; tant qu’on regardera ainsi l’État comme une source de faveurs, notre histoire ne présentera que deux phases : les temps de luttes, à qui s’emparera de l’État ; et les temps de trêve qui seront le règne éphémère d’une oppression triomphante, présage d’une lutte nouvelle. Mais, Dieu me pardonne, je me crois encore à table d’hôte ; je vais me coucher, il vaut mieux jeter la plume que d’en abuser.

Adieu, votre dévoué,

F. Bastiat.