Victor Considerant, Principes du Socialisme. Manifeste de la DÉmocratie au XIXe siÈcle (1847)

Victor Considerant (1808-1893)  

 

Source

Victor Considerant, Principes du Socialisme. Manifeste de la Démocratie au XIXe siècle. Suivi du Procès de la Démocratie Pacifique (Paris: Librairie Phalanstérienne, 1847).

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Table of Contents

 

 


 

Principes du Socialisme. Manifeste de la Démocratie au XIX siècle

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Avertissement

L'écrit que nous rééditons sous le titre de Principes du Socialisme ou Manifeste de la Democratie au XIXe siècle, a servi de programme à l'organe périodique de l'École sociétaire lorsqu'il est devenu quotidien, au 1er août 1843, en prenant son titre actuel de Démocratie pacifique.

Nous croyons que ce Manifeste contient l'expression des véritables intérêts de la société et des besoins essentiels de la démocratie à notre époque.

Les besoins fondamentaux de la société et de la démocratie sont aujourd'hui, en eux-mêmes, essentiellement pacifiques. La société a besoin d'organisation, et le principe d'association lui offre le moyen d'organiser tous les droits nouveaux sans nuire, et loin de là, aux droits acquis, aux intérêts reconnus et légalement satisfaits.

Malheureusement les intérêts anciens et les droits nouveaux sont encore, les uns et les autres, trop peu éclairés sur les principes et sur les moyens capables de réaliser leur accord. Au lieu de se porter vers le terrain de l'association, où ils trouveraient ample satisfaction, ils continuent à se faire une guerre acharnée.

Tant que le gouvernement actuel de la France, qui représente les idées de la fraction supérieure de la bourgeoisie, a été en butte à des attaques violentes, nous n'avons pas hésité à le défendre contre ses adversaires. Nous ne doutions pas que, une fois consolidé et meître de la situation, il ne se montrât, dans une certaine mesure du moins, favorable aux tendances progressives et libérales, d'une explosion desquelles il était sorti en 1830. Son devoir et ses intérêts lui imposaient cette direction.

Il n'en a point été ainsi. Les hommes les plus dévoués au principe d'ordre par la nature même de leurs convictions pacifiques et organisatrices, se sont vus forcés de désespérer de toute initiative progressive de la part d'un gouvernement qu'ils avaient longtemps défendu contre ses ennemis; de reconnaître qu'il poursuit , à l'intérieur et à l'extérieur, une politique corruptrice, matérialiste et rétrograde; qu'il a lâchement abandonné toutes les nobles traditions de la France, et que, trahissant les grands principes proclamés par la Révolution française, dont le développement progressif et pacifique était sa mission dans le monde, il a pris parti pour l'oppression contre la liberté, pour l'exploitation de l'homme par l'homme contre la fraternité; pour la corruption contre la justice.

Cette direction aveugle et rétrograde, cette organisation systématique de l'égoïsme et du matérialisme politique et social, cette alliance ténébreuse avec la grande conspiration anti-libérale des [VI] aristocraties et des cours absolutistes, préparent à l'Europe une ère nouvelle de commotions révolutionnaires.

Mais les idées organiques qui pourraient féconder le terrain de l'Europe par de nouvelles révolutions n'ont pas encore été assez répandues pour donner aux peuples une foi sociale qui leur servît de ralliement après la victoire. Si les aristocraties et les gouvernements actnels étaient emportés aujourd'hui par la tempête dont leur politique détestable amoncèle les éléments sur toute l'Europe, les nouveaux révolutionnaires se dévoreraient comme leurs devanciers, sans pouvoir édifier l'Ordre nouveau sur les ruines nouvelles qu'ils auraient faites.

Une révolution européenne, en effet, ne saurait produire directement, dans l'état actuel des esprits, qu'un seul grand fait : la constitution des peuples dans les sphères libres de leurs nationalités respectives.

Mais cette grande réparation ne changerait rien, absolument rien, à l'état social de chaque peuple ; et, sous l'atmosphère embrasée d'une révolution générale, qui mettrait la constitution sociale ellemême en cause, il est malheureusement probable que l'humanité, au lieu de résoudre le problème de sa liberté et de son bonheur, ne ferait encore que des cendres et du sang.

Pour prévenir, s'il en est temps encore, un grand catalycisme révolutionnaire, ou pour féconder la révolution que l'avenir nous prépare si un réveil de l'esprit public ne détourne pas le gouvernement de la pente fatale qui mène aux abîmes, il faut que tous les hommes de cæur et d'intelligence, à quelque camp qu'ils aient jusqu'ici appartenu, se hâtent d'étudier les idées capables d'édifier l'Ordre Nouveau, et que bientôt, s'unissant dans un grand Paris Organisateur, ils se tie.. ent prêts pour toutes les chances.

La Société actuelle s'en va. La pourriture gagne avec une effrayante rapidité toutes les portions du corps social, et les médecins officiels propagent eux-mêmes la gangrène... L'opinion publique ne sait encore, d'ailleurs. que s'indigner contre les actes du Pouvoir et s'irriter contre ses tendanc s. Mais pour légitimes qu'elles soient aujourd'hui, les indignations et les colères de l'opinion ne constitüent ni une doctrine, ni des moyens de salut social.

Heureusement que les Idées nouvelles, les Idées organisatrices. sont en voie de progrès rapide. La décomposition sociale, faisant pour elles fonction de fumier, en développe activement les germes. C'est dans la corruption de la régence et du règne de Louis XV que les principes de la Révolution française ont étendu leurs racines, la corruption de notre temps offre aux doctrines nouvelles, capables d'organiser socialement ces principes, un engrais non moins consommé, non moins pourri, qu'elles couvriront bientôt d'une végétation féconde.

Octobre 1847.


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MANIFESTE DE LA DEMOCRATIE

PREMIÈRE PARTIE. ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ.

I. - DES INTÉRÊTS ET DES BESOINS DE LA SOCIÉTÉ.

I. L'ordre antique et l'ordre féodal.

LES Sociétés de l'antiquité avaient pour principe et pour droit la Force, pour politique la Guerre, pour but la Conquête, et pour système économique l'Esclavage, c'est-à-dire l'exploitation de l'homme par l'homme dans sa forme la plus complète, la plus inhumaine, la plus barbare. L'homme libre, plébéien ou patricien, faisait la guerre et consommait : le producteur était esclave. L'ESCLAVAGE était le fait de base, et le fait culminant la GUERRE. Le sentiment humain ne s'étendait d'ailleurs pas hors des limites de la Patrie. A l'extérieur, la domination implacable de la Patrie sur les peuples étrangers; à l'intérieur l'esclavage et l'esprit de caste : Tels étaient les caractères de l'ordrı social antique.

L'ordre féodal, résultat de la conquête, n'a été que la conquête organisée. Son fait capital était encore la guerre, et surtout la consécration traditionnelle et permanente des privilèges primitifs de la conquète.

Il avait pour système économique un degré déjà moins dur et moins brutal de l'expioitation de l'homme par l'homme, [2] le Servage. Le sentiment humain, s'ouvrant à la chaleur des premiers rayons du Christianisme, sortait des bornes étroites de la Patrie. Le dogme de la fraternité commençait à lier ensemble les races et les nations diverses, mais seulement aux degrés correspondants de la hiérarchie féodale. Dans toute l'Europe, en effet, les héritiers des conquérants, les Nobles, se saluaient comme égaux, foulant aux pieds les manants et les roluriers, qui n'étaient point à leurs yeux des hommes de leur espèce. Mais ceux-ci, partout asservis, s’appelaient frères entre eux, et pressentant même dans l'avenir le Règne de Dieu et de sa justice, comprenaient déjà que leurs oppresseurs n'étaient que leurs frères ainés dans la grande famille humaine.

L'esprit et le droit des temps féodaux étaient l'esprit aristocratique et le droit nobiliaire. L'un et l'autre, quoique considérablement altérés et affaiblis par les grands progrès sociaux des derniers siècles, subsistaient encore en France, lorsque la révolution de 89 y vint clore l'ancien Régime et inaugurer l'Ordre nouveau.

§ II. L'ordre nouveau du chrétien et democratique.

L'ORDRE Nouveau s'est dégagé de l'Ordre Féodal par les développements de l'industrie, des sciences, du Travail, par les lentes mais irrésistibles conquêtes de l'intelligence sur la force, du génie de la création sur le génie de la guerre. Le droit des Sociétés modernes est le droit commun ; leur principe, le principe chrétien de l'unité spécifique des races dans l'humanité, d'où est sorti le principe politique de l'égalité du droit des citoyens dans l'Etat. Leur esprit est l'esprit démocratique.

L'Epoque de 89 a donc marqué dans l'histoire de l'humanité la grande séparation entre l'Ordre ancien et l'Ordre nouveau ; entre le droit de la force et le droit du travail, tre le droit aristocratique, le droit de la conquête perpétué par la naissance, et le droit commun, droit de Tous à Tout, LE DROIT DÉMOCRATIQUE.

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§ III. Séparation du principe démocratique et du principe révolutionnaire.

Le droit nouveau, le droit démocratique a été consacré depuis 89 par le premier article de toutes nos constitutions : » Tous les Français sont égaux devant la loi, devant les fonctions et les charges publiques. »

Ce droit nouveail étant entré dans le monde avec une révolution, ayant été proclamé, établi et défendu par une révolution, devant son triomphe au triomphe d'une révolution, il n'est pas étonnant que le principe démocratique ait été long-temps confondu avec le principe révolutionnaire.

Le droit nouveau aurait pu s'incarner dans la Société par un double mouvement de réforme et d'organisation progressives qui eût achevé paisiblement, dans toutes ses branches, la transformation naturelle déjà fort avancée de la vieille Société féodale,

Mais le mouvement naturel d'absorption et de résorption, qui pouvait opérer la transformation régulière de la Société ancienne, n'ayant pas été secondé et dirigé avec intelligence par les successeurs d'Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV; l'esprit nouveau n'ayant pas été sagement et largement gouverné dans son expansion puissante : l'explosion s'est faite. L'ancien régime a été violemment renversé ; et, sur ses débris, les deux principes se heurtant par leurs faces les plus hostiles dans un choc qui a long-temps fait trembler le sol européen, ont commencé une guerre dont l'issue était décidée d'avance par les lois éternelles qui gouvernent le monde. Quand le temps est venu où le passé doit se transformer, si le passé livre bataille à ce qui doit être, il succombe fatalement.

Le cours des évènements ayant ainsi dirigé le mouvement contemporain dans la voie de la Protestation violente, de la Révolution et de la Guerre; la Guerre, la Révolution, la Protestation violente ont été long-temps les premières et les capitales manifestations de l'esprit nouveau. Au lieu d'incarner [4] son principe de liberté et de justice dans l'organisation sociale, l'esprit nouveau s'est absorbé presque exclusivement dans sa lutte contre le passé; — à ce point que les générations qui ont clos le dix-huitième Siècle et celles qui ont commencé le dix-neuvième, croyaient fermement que, la Révolution terminée, la Guerre finie, les privilèges de naissance abolis et le principe de l'égalité victorieusement inscrit dans la loi, l'euvre nouvelle serait achevée de fait, l'Ordre nouveau fondé et établi.

C'était une grave erreur.

L'oeuvre d'organisation de l'Ordre Nouveau demeurait tout entière à faire.

Cette cuvre est le problème et la tâche de notre époque; c'est l'énigme que le génie des Destinées lui donne à résoudre.

§ IV. L'œuvre révolutionnaire est accomplie, l'œuvre démocratique est à peine entamée.

LA Révolution, depuis 89 jusqu'à 1830, n’a manifesté le droit nouveau que sous sa face négative et sous sa face abstraite. Elle a renversé les derniers débris de l'Ordre Féodal fondé sur la guerre et sur les privilèges nobiliaires de la naissance; elle a inscrit en tête de la loi le principe démocratique de l'égalité des citoyens; elle a même, il faut le reconnaître, constitué, daos l'ordre politique, le système représentatif, qui, en tant que reposant sur un principe d'élection indépendant de la naissance, est bien l'organisme politique de la Société moderne. Elle a essayé en outre de rendre l'instruction élémentaire plus accessible par des institutions de divers degrés. Mais elle a laissé sans organisation, sans direction et sans règle aucune, l'ordre industriel tout entier. Elle a renversé les jurandes, les maîtrises, les corporations anciennes, qui formaient une organisation illibérale de l'industrie; mais elle ne les a pas remplacées par une organisation meilleure. Elle a livré au laissez-faire le plus absolu, à la concurrence la plus anarchique, à la guerre la plus aveugle, et, par suite, au Monopole des grands capitaux l'Atelier social et économique [5] tout entier, c'est-à-dire tout le domaine de la Production et de la Répartition des richesses.

Or, les individus ne prennent rang dans l'ordre industriel, dans l'ordre social et dans l'ordre politique que par l'argent, l'instruction ou la faveur. L'instruction et la faveur supposent primitivement l'aisance ou la fortune. La fortune, faute d'une bonne organisation du travail, ne se transmet généralement que par la naissance et les alliances. Il en résulte que, malgré le libéralisme métaphysique du droit nouveau, malgré la destruction légale du droit ancien, du droit aristocratique; malgré l'égalité constitutionnelle des citoyens devant la loi et les fonctions publiques; malgré l'abolition des privilèges légaux dans le domaine industriel : l'Ordre social actuel n'est encore qu'un Ordre aristocratique, non plus, il est vrai, de principe et de droit, mais de fait.

Aussi, sauf des exceptions individuelles qui n'infirment nullement la généralité de la règle, il est socialement vrai aujourd'hui que les générations qui naissent dans la gêne, la pauvreté ou la misère, accomplissent leur vie dans la gêne, la pauvreté ou la misère, qu'elles transmettent cet héritage fatal à leurs descendants ; et que ceux-ci, destinés à rester comme elles dans la gêne, la pauvreté ou la misère, y restent comme elles.

Il est également vrai que les classes aisées et riches reproduisent les couches aisées et riches des générations suivantes. Seulement, grâce aux chances mauvaises de l'anarchie industrielle actuelle, grâce aux luttes déplorables d'une concurrence sans limite et sans règle, et à la prépondérance croissante des grands Capitaux, un nombre malheureusement très considérable d'individus et de familles des classes aisées, quelquefois même des classes riches, sont exposés à tomber et tombent en effet dans la gène.

Ainsi, bien que le droit public nouveau ne reconnaisse plus aucune indignité naturelle des personnes ou des classes ; bien qu'il proclame très démocratiquement, au contraire, l'égale aptitude politique et sociale de tous à tout : les hautes et les moyennes positions politiques, industrielles, financières et commerciales, presque toutes les fonctions publiques, presque toutes les fonctions libérales, n'en sont pas moins monopom lisées de fait par les familles des hautes classes et des classes [6] moyennes, qui les conservent et se les transmettent; tandis que les basses positions, les durs travaux, les fonctions pénibles, ingrates, répugnantes, précaires, misérablement rétribuées, restent le lot permanent des familles qui composent les classes inférieures.

Il est donc vrai de poser que, hormis un nombre relativement très-petit d'individus qui sortent des classes inférieures et que des circonstances et des aptitudes tout-à-fait exceptionnelles font monter sur les échelons supérieurs; hormis un nombre relativement plus grand de membres des classes riches ou aisées que les crises industrielles et sociales précipitent dans la gène ou la misère, les classes se perpétuent par la naissance dans leur état d'infériorité et de supériorité relatives.

Si cela est vrai en fait, il est clair que notre état social, qui est démocratique en principe et en droil, est encore, comme nous le disons, aristocratique de fait. Constitutionnellement, légalement, abstractivement, il n'y a plus de castes dans la nation. Pratiquement, positivement, réellement, nous vivons toujours sous un régime de castes. Seulement ce n'est plus la loi, le droit, le principe politique, qui posent ces barrières entre les grandes catégories du peuple français, c'est l'organisation économique, l'organisation sociale elle-même.

§ V. Constitution rapide d'une Féodalité nouvelle par la concurrence anarchique. Servage collectif des travailleurs.

Un phénomène de la plus haute gravité se manifeste aujourd'hui en pleine évidence, même aux yeux les moins attentifs : ce phénomène, c'est le développement rapide et puissant d'une NOUVELLE FÉODALITÉ, de la Féodalité indus. trielle et financière, qui se substitue régulièrement à l’Aristocratie nobiliaire et guerrière de l'ancien Régime, par l'anéantisement ou l'appauvrissement des classes intermédiaires.

Après la grande explosion de 89, après la destruction de [7] l'Ordre politique ancien, après l'anéantissement de la propriété féodale, du système industriel des maitrises et des jurandes, et la proclamation de la liberlé industrielle et commerciale, la Société se croyait débarrassée à jamais de toute Aristocratie exclusive et dominatrice.

En calculant ainsi, on avait mal calculé : le résultat le prouve, et la raison d'ailleurs en est facile à saisir ; la voici :

Une fois la grande agitation salmée, une fois les nouvelles positions prises, une fois la société rentrée dans un état régulier, il ne restait plus sur le terrain industriel et social que des individus en face les uns des autres, livrés en toute libertė à eux-mêmes, à leurs forces propres. Mais les uns étaient pourvus de capitaux, de talents, d'instruction, et occupaient les positions élevées et fortes ; les autres, et c'étaient les membres des classes les plus nombreuses, n'ayaient ni capitaux, ni instruction, ni talents développés par une éducation antérieure : ils croupissaient relégués aux derniers degrés de l'échelle sociale.

Que pouvait-il résulter, dans un pareil état de choses, de cette liberté industrielle sur laquelle on avait tant compté, de ce fameux principe de la libre concurrence que l'on croyait si fortement doué d'un caractère d'organisation démgcratique ? !! n'en pouvait sortir que l'asservissement général, l'inféodation collective des masses dépourvues de capitaux, d'instru: ments de travail, d'éducation, d'armes industrielles enfin, à la classe industriellement pourvue et bien armée.

« La lice est ouverte ; tous les individus sont appelés jų » combat, les conditions sont égales pour tous les combattants; » Fort bien ! on n'oublie qu'une seule chose : c'est que sur ce grand champ de guerre, les uns sont instruits, aguerris, équipés, armés jusqu'aux dents, qu'ils ont en leur possession un grand train d'approvisionnement, de matériel, e munitions et de machines de guerre, qu'ils occupent toutes les positions ;--- et que les autres, dépouillés, nus, ignorants, affamés, sont obligés, pour vivre au jour le jour et faire vivre leurs femmes et leurs enfants, d'implorer de leurs adversaires eux-mêmes un travail quelconque et un maigre salaire!

La liberté absolue, sans organisation, n'est donc autre chose que l'abandon absolu des masses désarmées et dépour: vues à la discrétion des corps armés et pourvus.

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La Civilisation, qui a commencé par la FÉODALITÉ NOBILIAIRE, et dont le développement a affranchi les industrieux des servitudes personnelles ou directes, aboutit donc aujourd'hui à la FÉODALITÉ INDUSTRIELLE, qui opère les servitudes collectives ou indirectes des travailleurs.

§ VI. Misère croissante des travailleurs par la dépreciation du salaire; effet de la libre concurrence.

CE qui est vrai, de grande classe à grande classe, de la classe des prolétaires dénués de tout à celle des possesseurs du fonds et des instruments de travail, est également vrai des forts aux faibles dans chaque classe.

Ainsi la libre concurrence de prolétaires à prolétaires, les nécessités de l'existence qui contraignent ceux-ci à trouver chaque matin, aux conditions même les plus dures, du travail et un maître, les conduisent forcément à mettre leurs bras au rabais. De telle sorte que, quand les travailleurs abondent, et c'est le cas général, la libre concurrence entre ces malheureux les poussant à offrir leurs bras au plus bas prix possible, le taux de la journée tend à tomber partout à la dernière limite des nécessités extrêmes de l'existence : ce qui aggrave surtout la position du prolétaire chargé de famille. La concurrence des maîtres entre eux force d'ailleurs chacun de ceux-ci, quelle que puisse être son humanité, à n'accorder que les salaires les plus exigus; car un chef de maison ne saurait, sans courir à une perte certaine, payer à ses ouvriers des salaires plus élevés que ses concurrents. - Ainsi, le Mécanisme odieux de la libre concurrence sans garanties, brise toutes les lois de la justice et de l'humanité. Il suffit que le salaire des ouvriers dans une branche tombe sur un seul point pour que les maîtres soient forcément conduits à imposer bientôt la mème diminution sur tous les autres points dans la même branche. Le salaire décroissant, les prix décroissent, se nivellent; et les maîtres se retrouvent bientôt dans les mêmes conditions réciproques, sans faire plus de bénéfice qu'auparavant. Seulement le sort des masses a empiré...

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La libre concurrence, c'est-à-dire la concurrence anarchique et sans organisation, a donc cet inhumain, cet exécrable caractère, qu'elle est partout et toujours dépréciative du salaire.- Après avoir plongé les classes ouvrières en masse dans le gouffre de la misère, elle les y enfonce sous un poids toujours plus lourd! -En Irlande, en Angleterre, en Belgique, en France, partout où règne la libre concurrence, où rien n'arrête l'essor désordonné d'un industrialisme sans frein, le sort des classes devient nécessairement plus misérable et plus abject; et ce n'est pas seulement contre elles-mêmes que ces classes ont à lutter, c'est contre des machines qui ne dépensent plus que quelques centimes par force d'homme!

§ VII. Réduction des classes moyennes ; dangers qui les menacent par la suprématie de l'aristocratie d'argent.

Ce n'est pas tout : des phénomènes analogues se passent dans la classe des possesseurs du fond et des instruments de travail. Les forts y dominent tout aussi fatalement, y égorgent tout aussi impitoyablement les faibles. Et si les premiers résultats de cette lutte à conditions aussi monstrueusement inégales, qu'on décore du nom de liberté industrielle, est la réduction immédiate des masses prolétaires en Servage collectif; le second résultat, tout aussi forcé que le précédent, r'est l’écrasement progressif de la petite et de la moyenne propriété, de la petite et de la moyenne industrie, du petit et du moyen commerce, sous le poids de la grande propriété sous les roues colossales de la grande industrie et du grand commerce.

Dans quelque branche que ce soit, en effet, les grands capitaux, les grandes entreprises font la loi aux petites. La vapeur, les inachines, les grandes manufactures, ont eu facilement raison, partout où elles se sont présentées, des petits et des moyens ateliers. A leur approche les anciens métiers et les artisans ont disparu pour ne plus laisser que des fabriques et des prolétaires. De plus, on voit surgir, presque à chaque [10] instant, une découverte inattendue, qui, renouvelant brusquement toute une branche de la production, porte la perturbation dans les établissements. Après avoir cassé les bras des ouvriers, jeté sur le pavé des masses d'hommes remplacés tout-à-coup par des machines, elle écrase les maîtres à leur tour. D'un bout de la France à l'autre, d'ailleurs, la petite et la moyenne propriété agricole, grévées d'hypothèques ruineuses, dévorées par l'usure, gémissent sous l'oppression du Capital qui les exploite toutes deux et pompe, au moyen du prêt, de la manière la plus commode et sans se donner aucun soin d'exploitation ni de fermage, le plus clair des revenus que le dur travail de vingt-cinq millions de laboureurs tire annuellement du sol,

Enfin, qui résiste aux crises, qui en profite, qui rachète à vil prix les établissements péniblement créés par de longs efforts ? qui gagne par la disette comme par l'abondance? qui fait de magnifiques coups de filets dans les plus grands désastres ? qui s'empare de toutes les positions, de toutes les lignes stratégiques, de toutes les bases d'opération du commerce et de l'industrie? Qui envahit tout, qui devient maitre de tout, sinon la haute spéculation, la haute banque, et, en toule branche, les gros Capitaux ?

Oui, il est temps pour les classes moyennes, déjà fort entamées, d'y prendre garde. L'Argent envahit tout; la puissance des gros Capitaux s'accroît incessamment : ils attirent et absorbent, dans tous les ordres, les petits capitaux et les moyennes fortunes.

§ VIII. Division de la société en deux classes : un petit nombre possédant tout, le grand nombre dépouillé de tout.

AINSI, malgré le principe abstractivement démocratique de la liberte industrielle, ou plutôt par l'effet de cette liberté, fausse et illusoire comme toute liberté simple et non organisée, les capitaux gravitant sans contrepoids sur les capitaux, proportionnellement aux masses, viennent se concentrer dans les mains des plus forts détenteurs; et la Société tend à [11] se diviser de plus en plus distinctement en deux grandes classes : Un petit nombre possédant tout ou presque lout, maitre absolu de tout dans le domaine de la propriété, dy commerce et de l'industrie; et le grand nombre ne possédant rien, vivant dans une dépendance collective absolue des détenteurs du capital et des instruments de travail, obligé de louer pour un salaire précaire et toujours décroissant, ses bras, ses talents et ses forces aux Seigneurs Féodaux de la Société moderne.

Ce tableau de l'état social actuel, cette description du mouvement qui nous emporte rapidement vers la constitution régulière de la Féodalité nouvelle, n'a plus rien de prophétique. C'est de l'histoire contemporaine. Que l'on ergote, si l'on veut, sur tel ou tel terme d'une exposition générale et nécessairement sommaire : il n'en reste pas moins vrai que la Société marche à grands pas à la constitution d'une Aristocratie aussi lourde qu'ignoble; que nous y sommes, que nous l'avons atteinte ; qu'elle nous enlace et pouş serre ; qu'elle pèse sur le peuple, et qu'elle dompte, réduit ei asseryit chaque jour, individu par individu et commerce par commerce, les classes intermédiaires elles-mêmes.

Et ce phénomène n'est pas particulier à la France : c'est un phénomène social qui caractérise la Civilisation moderne. Il se développe avec d'autant plus d'énergie dans chaque État que l'industrialisme civilisé y atteint un degré plus ayance. Il suit pas à pas la marche du système commercial, manufacturier, et l'invasion des machines. Notre industrialisme à libre concurrence est un Mécanisme colossal d’une énorme puissance, qui pompe incessamment les richesses nationales pour les concentrer dans les grands réservoirs de l'Aristocratie nouvelle, et qui fabrique des légions faméliques de pauvres et de prolétaires. La Grande-Bretagne présente au plus haut degré ce phénomène de la concentration des capitaux entre les mains d'une Aristocratie peu nombreuse, de l'amoindrissement des classes moyennes, de la quasi-annihilation politique et sociale de la Bourgeoisie, d'un Proletariat et d'un Pau. périsme envahissants. La France et la Belgique, les deux pays qui suivent de plus près l'Angleterre dans la voie de co faux industrialisme, sont aussi les pays où s'organise le plus rapidement la Féodalité nouvelle.

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Enfin, l'Allemagne, profondément effrayée du spectacle que lui présentent l'Angleterre et la France, hésite en ce moment à provoquer chez elle des progrès matériels dont les consécutifs sociaux sont aussi redoutables

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§ IX. Inféodation du gouvernement à l'aristocratie nouvelle.

VEUT-On savoir jusqu'à quel point cette Féodalité funeste est déjà enracinée dans le sol et prépondérante dans le mouvement politique et social ? Sans rappeler que c'est à une grande manœuvro d'accaparement, qui relarda de six semaines et fit manquer la campagne de Russie, qu'est due la chute de l'Empire, n'avons-nous pas vu, celte année mème, le Gouvernement subir la loi des Compagnies féodales des canaux, qui tiennent dans leurs mains les clefs du commerce de nos plus riches provinces, fixent et perçoivent à leur volonté les péages sur nos voies de communication, comme les Seigneurs aux manoirs crénelés du moyen-âge dans leurs comtés et leurs baronies, et se rient des impuissantes. lamentations du Gouvernement central ? N'avons-nous pas vu ce même Gouvernement, qui déplorait cette domination des Compagnies féodales et qui se disposait à demander au pays des millions par vingtaine pour leur faire lâcher cette proie, laisser soutenir et accepter honteusement lui-même, au profit des grands Vassaux tout-puissants de la Banque, son incapacité prétendue dans la question de l'exécution et de l'exploitation des chemins de fer; tandis que le petit Gouvernement de Belgique a couvert en quelques années son sol de rail-ways, qu'il administre fort bien et fort démocratiquement sous nos yeux? Enfin, et c'est ici le comble, quand le Roi des Français, animé par une grande pensée, a voulu réaliser l'union francobelge, n'avons-nous pas vu les deux Gouvernements, les deux Nations, les deux Rois, arrêtés par l'insolente résistance de quelques grands propriétaires industriels ? Les deux Gouvernements, les deux Nations, les deux Rois, n'ont-ils pas subi la volonté de ces Vassaux tout-puissants? A-t-il fallu plus de huit jours pour imposer aux dépositaires de la Souveraineté [13] nationale la volonté suzeraine de ces Seigneurs d'un nouveau genre ? Après cet exemple, n'est-il pas évident que ce ne sont plus ni le Roi, ni les Ministres, ni la Nation qui gouvernent, mais déjà la Féodalité industrielle et financière? [FN1: Que de faits nouveaux, depuis l'époque où ces lignee ont été écrites (août 1843), sont venus ajouter de déplorables preuves à la réalité de cette grande féodation politique et sociale de la France et des autres nations civilisées à l'aristocratie nouvelle ?]

§ X. Les révolutions sociales.

QU'on ne s'y trompe pas : une pareille situation, si elle se prolonge et se développe, est pleine de périls. Le peuple, en France, ne se laissera point acculer aux extrémités où se sont laissé pousser les populations ouvrières des villes et des campagnes de l'Irlande et de l’Angleterre. La Bourgeoisie française ne se laissera pas impunément tondre et dépouiller de ses propriétés, de son influence politique et rejeter en Prolétariat. Le Monopole universel ne peut, au siècle où nous vivons, passer entre les mains d'une classe peu nombreuse, sans amasser bientôt sur cette classe les haines les plus formidables. Déjà, chez les chartistes de l'Angleterre, où la féodalité

pour diverses causes faciles à déduire est plus avancée que chez nous, ces haines sociales, précurseurs des révolutions dont la propriété est l'enjeu, ont atteint une effrayante intensité. Avant que nos classes ouvrières arrivassent à ce degré de réaction et d'animosité, il y aurait eu chez nous dix révolutions.

Que deviendrait la Civilisation, que deviendraient les Gouvernements, et que deviendraient les hautes classes, si la Féodalité industrielle, s'étendant sur toute l'Europe, le grand cri de guerre sociale, Vivre en travaillant ou mourir en combattant, y soulevait à un jour donné toutes les innombrables légions de l'Esclavage Moderne?

Eh bien! il est certain que si la sagesse des Gouvernements, si la Bourgeoisie intelligente et libérale, et si la Science [14] enfin n'avisent, il est certain que le mouvement qui emporte les Sociétés européennes ya droit aux révolutions sociales, et que nous marchons à une Jacquerie européenne.

Voilà ce que certains conseryateurs entêtés, ex-libéraux repus et trembleurs, ne veulent pas que l'on dise et prédise. Ils s'indignent qu'on n'ait pas l'attention délicate de leur épargner des vérités qui troublent la quiétude de leur sommeil inintelligent de consommateurs égoïstes. Ces révolutionnaires d'hier, aujourd'hui gorgés et satisfaits, estiment qu'il suffirait de ne point parler des douleurs du peuple, des misères de l'esclavage, des haines prolétaires, des envahissements parallèles de la Féodalité industrielle et du Paupérisme, pour que toutes les tempêtes de l'avenir fussent conjurées et que tout fût au mieux dans le monde où ces messieurs digèrent. « Prèchez aux ouvriers » disent ces gens sans prévoyance et sans cæus, tous athées, la religion qui console. Ils sont » moins bien que nous, c'est vrai ; mais il est impossible d'a» méliorer leur sort. »

Eh bien! les classes populaires n'acceptent pas, et elles ont raison, qu'elles doivent être à jamais des denrées dont le prix augmente ou diminue suivant le cours de la matière prolétaire sur le marché industriel. Elles veulent que la Société leur donne des garanties de vie et de travail ; elles commencent à comprendre que le droit au Travail n'est pas un droit moins sacré que le droit de propriėlė. Par malheur même, le grand déni de justice dont ellos sont victimes les rendant injustes à leur tour, voilà que dans les trois États les plus avancés en civilisation, l'Angleterre, la France et l'Allemagne, elles commencent à mettre en question le droit de Propriété et à le nier !

Quels sont donc aujourd'hui les vrais conservateurs, les conservateurs intelligents et prévoyants, de ceux qui demandent que les Pouvoirs politiques et sociaux s'éclairent sur l'état des choses, pour y porter remède, pour donner satisfaclion légitime aux droits et aux intérêts méconnus, et permettre ainsi à la Société un développement plein de sécurité; ou de ceux qui, repus, satisfaits de leur propre sort, et ne se sentant pas le courage de sonder les misères profondes du corps social, sont d'avis qu'il ne faut pas s'en occuper, et laissent ainsi se former une tempête qui peut tout bouleverser?

Depuis quand guérit-on les grandes maladies en les tenant [15] secrètes ? Depuis quand remédie-t-on aux plaies et aux ulcères en jetant sur eux un voile, en détournant la tête, en refusant de les voir et de les sonder?

§ XI. L'Enfer social. Nécessité absolue d'une solution.

Il est avéré que notre régime de libre concurrence, réclamé par une Économie politique ignorante, et décrété pour abolir les monopoles, n'aboutit qu'à l'organisation générale des grands monopoles en toute branche; que la libre concurrence se montre sur tous les points dépréciative du salaire ; qu'elle ne réalise qu'une guerre permanente des bras, des machines et des capitaux les uns contre les autres, guerre où les faibles succombent fatalement; qu'elle rend endémiques dans le système industriel et commercial les faillites, les banqueroutes, les engorgements et les crises; qu'elle jonche incessamment le sol de débris et de ruines; enfin, que les basses classes et les classes moyennes n'obtiennent pour prix d'un labeur excessif qu'une existence génée ou misérable, toujours précaire, pleine de soucis et de douleurs.

Il est établi par les documents les plus authentiques [FN1: Il résulte de documents statistiques recueillis et publiés récemment par M. Porter, chef du bureau de statistique de Londres, que la consommation des classes pauvres va de jour en jour en diminuant dans la Grande-Bretagne. Ces documents nous apprenTient, entre autres faits remarquables, qu'en 1824 on avait vendu au marché de Smithfield, qui est le marché d'approvisionnement de la ville de Londres, 163,000 bæufs et plus de 1,200,00') moutons, tandis qu'en 1841, malgré le considérable accroissement de la population depuis 1824, on a vendu dans ce même marché 166,000 beufs et 1,300,000 moutons seulement; ce qui conduit M. Porter à établir que, proportionnellement à la population, Londres a consommé beaucoup moins de viande 1841 qu'en 1824, près d'un quart en moins.] que tandis qu'un petit nombre de riches deviennent plus riches, le sort des classes moyennes et industrieuses empire sans cesse. Notre régime industriel est donc un véritable Enfer : il [16] réalise, sur une échelle immense, les conceptions les plus cruelles des mythes de l'antiquité. Nos masses, dénuées et pauvres, plongées dans les flots du grand luxe des capitales, contemplant à chaque pas dans les offices des changeurs les billets de banque et l'or à pleines sébiles ; voyant dans les nombreux magasins les vêtements les plus confortables, les plus riches étoffes, les comestibles les plus substantiels; éclaboussées par les brillants équipages; excitées par les bruits et les chants qui sortent des théâtres; agacées par l'aspect de toutes les jouissances qui leur sont interdites, n'offrent-elles pas une immense réalisation humaine du supplice de ce Tantale, tourmenté par une faim et une soif éternelles au milieu des fruits et des eaux trompeuses qui fuient sans cesse ses lèvres desséchées ? Pense-t-on que le supplice de Sisyphe, condamné à élever au sommet d'une montagne un lourd rocher qui retombe sans cesse, soit plus cruel que celui de tous ces malheureux pėres de famille qui travaillent avec acharnement, leur vie durant, à amasser quelque bien pour leurs vieux jours et pour leurs enfants, et qui parviennent à peine à joindre les deux bouts, ou dont les établissements créés avec tant de peine, tombent sous le feu d'une concurrence écrasante, ou croulent subitement sous les coups de la banqueroute et des crises qui ravagent périodiquement l'industrie? Enfin, les cinquante Danaïdes, versant sans cesse dans des tonneaux sans fond des flots qui sans cesse s'échappent, ne symbolisent-elles pas fidèlement l'implacable sort des basses classes et des classes moyennes, condamnées à tirer du sein de la terre et des ateliers de la production, par un travail sans relâche, des flots toujours nouveaux de richesse, qui s'écoulent toujours entre leurs mains et vont fatalement s'accumuler dans les vastes réservoirs de l'Aristocratie d'argent?

Notre régime industriel, fondé sur la concurrence sans garanties et sans organisation, n'est donc qu'un Enfer social, une vaste réalisation de tous les tourments et de tous les supplices de l'antique Ténare. Il y a une différence pourtant : les victimes du Ténare étaient des coupables; et dans l'enfer mythologique il y avait des juges....

Et c'est un pareil état de choses que l'on veut faire accepter aux intelligences contemporaines et aux masses comme [17] l'organisation normale, comme le nec plus ultrà de la forme sociale, comme le mode le plus parfait et le plus juste de l'exercice de l'industrie, et de l'économie de la propriété ! C'est impossible! et nous ne cesserons de le crier jusqu'à ce que tous le reconnaissent : Vouloir immobiliser la Société dans cette forme, vouloir contraindre l'Humanité à faire halte dans cet Enfer social, c'est provoquer infailliblement des révolutions épouvantables. A nous donc les Conservateurs intelligents et prévoyants ! A nous les hommes éclairés des classes supérieures et des classes moyennes, les hommes de ceur de toutes les classes ! Notre Société, tourmentée déjà par cinquante années de révolutions, et dérivant rapidement en pleine Féodalité, est dans un état de crise qui appelle de sérieuses études et de prompts remèdes, si l'on veut conjurer les tempêtes !

Il est évident que nos hommes politiques, qui ne s'occupent pas des problèmes d'organisation, et toute la vieille presse politique, qui ne s'occupe que d'intrigues parlementaires, ne sont pas à la question de l'époque et radotent. La question de l'époque est avant tout sociale; elle est avant tout de nature économique et industrielle, et c'est sur le terrain social où le grand mouvement des faits et des idées emporte les esprits, qu'il faut aujourd'hui diriger les recherches et prodiguer les enseignements et les lumières.

II. -- Les deux solutions du problème social.

§ I. La Communauté des biens: --- principe ou moyen révolutionnaire.

En face de cet état de choses, de cette redoutable question sociale, deux principes de solution, deux idées, deux moyens pouvaient être et sont proposés,

L'un de ces moyens, moyen violent, spoliateur, révolutionnaire, et, de plus, illusoire, consiste à attaquer la Propriété individuelle elle-même dans son principe, à la nier dans son droit, à dépouiller par la force, par la loi, les riches au profit des pauvres, les propriétaires au profit des prolétaires, à décréter enfin l'égalité des conditions et la Communauté des biens.

Cette idée, que l'influence des développements rapides du Prolétariat, du Paupérisme et de la nouvelle Féodalité a fait éclore au sein d'une Société encore toute pénétrée du fluide révolutionnaire, se propage depuis quelques années parmi les populations ouvrières, surtout dans les grands foyers industriels, en France, en Angleterre, et même en Belgique, en Suisse et en Allemagne. Elle séduit et échauffe les masses. Elle a pour elle l'immense avantage d'une grande simplicité. « Plus de propriété, plus de propriétaires ! plus d'exploita» lion de l'homme par l'homme! plus d'héritage! la terre à » tous ! » Ces formules sont très simples et très intelligibles aux masses faméliques et dépouillées, auxquelles elles ne pourront paraître d'ailleurs que parfaitement justes, tant que la Société leur déniera le Droit au Travail, --- plus sacré encore que le Droit de Propriété qui en dérive.

Cette solution, négative et révolutionnaire dans son [19] essence, n'est qu'une réaction exclusive et violente, comme toutes les grandes réactions, contre l'envahissement social et la domination tyrannique du Capital, Le Communisme ne naitrait jamais dans un état dechoses où l'argent et la propriété, jouissant de tous leurs droits légitimes, n'exerceraient pas une prépondérance exclusive, Ces doctrines d'abolition de la pro, priété sont donc des protestations contre la Féodalité industrielle, protestations liées aux développements de celle-ci, et qui ne peuvent que croitre en intensité jusqu'à explosion, à mesure que croit la pression sociale, -- Ou plutôt anți-sociale - de l'argent sur les masses,

Ces phénomènes ne sont plus seulement des prévisions de la Science, qu'il soit permis aux ignorants de traiter avec légèreté ou de nier, Ce sont des faits en cours d'accomplissemenț. Le Chartisme, le Communisme et les doctrines saintsimoniennes sur l'illégitimité de l'héritage marchent à grands pas en Europe.

§ II. La situation actuelle et 89; la Bourgeoisie et les Prolétaires.

SUR la fin de l'ancien Régime, un grand courant d'idées philosophiques et politiques, ardentes, et fort peu compatibles avec ce régime et ses priviléges, emportait la Bourgeoisie. La Noblesse y prenait peu garde ou en riait; pour elle, la politique et les idées sociales des bourgeois n'étaient pas choses sérieuses. On dansait encore très gaiement à la cour de Louis XVI la veille de la prise de la Bastille. Aujouralui, l'Aristocratie doctrinaire qui nous gouverne, plus infatuée d'elle-même et de sa prétendue raison, plus dédaigneuse du peuple, de ses idées et de ses droits que la vieille Noblesse française avant 89, ne sait pas seulement qu'il se forme au-dessous d'elle, dans les couches prolétaires, un for midable courant d'idées et de doctrines. Elle reste totalement étrangère à ce mouvement profond; el sur nos quatre cents députés, il n'y en a pas vingt, peut-être, qui sachent que le Peuple aujourd'hui lit plus que l'Aristocratie financière, et que ce qu'il lit par centạines de mille, ce sont des ouvrages, [20] des brochures et des pamplets où s'agitent, sous toutes leurs faces, les plus graves et les plus terribles questions sociales.

Il y a parité parfaite entre les deux situations et les deux époques : même dédain pour les questions les plus urgentes ; mème ignorance du mouvement inférieur et de sa puissance ; même aveuglement! Heureusement les rangs de la Bourgeoisie sont nombreux, et les intelligences s'y éveillent : le sentiment des misères matérielles et morales des classes ouvrières et de la nécessité d'y porter remède, s'y fait jour; la charité sociale les pénètre et les échauffe ; et les classes bourgeoises commencent d'ailleurs à voir qu'elles ne sont pas moins intéressées que les prolétaires à l'introduction des garanties dans l'ordre industriel et à la résistance aux envahissements de l'Aristocratie financière. L'opposition qui a commencé à se manifester, sur les bancs de la Chambre des Députés, contre cette Aristocratie représentée par les hautes et puissantes Compagnies des canaux et des chemins de fer, témoigne d'un salutaire éveil de l'opinion des représentants de la Bourgeoisie française. La lumière se fera-t-elle à temps ?

§ III. L'Association volontaire : --- principe ou moyen pacificateur.

Nous avons dit qu'on ne peut songer à échapper à la nouvelle constitution de la Féodalité que par deux moyens. Le premier, c'est le partage ou la communauté des biens : procédé purement négatif et révolutionnaire, anti-social en luimême , illusoire d'ailleurs, et dont nous combattrons les doctrines en temps et lieu. Ce système heureusement n'est pas la seule issue.

Nous avons montré que le Capital et le Travail sont en guerre flagrante. L'atelier de la production, de la distribution et de la répartition des richesses n'est qu'un champ de bataiile éternel. Maître des instrumens de Travail, le Capital fait nécessairement la loi au Travail. Les capitaux luttent d'ailleurs entre eux; les gros écrasent et absorbent fatalement les petits. gros capitaux, se concentrant dans les familles aristocratiques et multipliant leur puissance par le système des grandes [21] Compagnies actionnaires, deviennent de plus en plus prépondérants. Enfin le développement même de cette prépondérance, et l'impossibilité de la résistance des masses sur le terrain de la liberté industrielle, provoqueront nécessairement, tôt ou tard, une lutte révolutionnaire sur le terrain social. Les classes incessamment et fatalement vaincues dans la sphère économique en appelleront tôt ou tard d'une liberté et d'une égalité dérisoires à une égalité brutalement effective, à un partage. Et quand on fait une révolution pour partager, et que l'on est vainqueur, on ne partage pas, on chasse les vaincus et on prend tout. C'est ce que la Bourgeoisie a fait à l'ancienne Noblesse et au Clergé.

Or, puisque les conséquences de la guerre du Travail et des Capitaux, sur le terrain de la libre concurrence, amènent fatalement ou l'écrasement du travail et des petits et moyens capitaux par les capitaux féodaux, ou l'écrasement de la propriété et du capital par l'insurrection des travailleurs, il n'y a qu'un seul moyen de conjurer ces deux inévitables conséquences de la lutte : c'EST DE FAIRE CESSER LA LUTTE. Et si, comme c'est le cas le plus général, l'état de paix est beaucoup plus favorable aux intérêts respectifs des parties belligérantes que le prolongement de la guerre ne saurait l'être aux vainqueurs eux-mêmes, il est évident qu'il faut se hâter de chercher les conditions de cette paix qui pourra et devra être signée d'un consentement commun par les parties adverses.

Il est un principe qui a puissance de changer, sur le terrain industriel, la concurrence en accord, la divergence en convergence, la lutte en coopération. C'est l’ASSOCIATION.

Quand deux entreprises rivales se fondent en une seule par un traité de société; quand des capitaux, qui se combattaient, se réunissent dans une grande Compagnie actionnaire, ce sont des intérêts hostiles qui signent un traité de paix et se développent désormais en pleine conciliation convergente.

Mais pourquoi s'en tenir à l'Association des capitaux ? pourquoi ne pas demander à ce principe d'accord, d’union, d'harmonie, l'accord, l'union, l'harmonie du Capital et du Tra vail ? pourquoi ne pas rechercher et déterminer les conditions pratiques du contrat d'union du Capital et du Travail dans l'atelier social tout entier ?

[22]

§ IV. Accroissement énorme de la 'richesse sociale par l'Association.

LE Capital, le Travail et le Talent sont les trois éléments de la production, les trois sources de la richesse, les trois rouages du mécanisme industriel, les trois grands moyens primitifs du développement social. Supposez par la pensée l'atelier social organisé sur la base de l'Association, les trois éléments de la production savamment combinés dans l'économie industrielle, les trois rouages du mécanisme harmonieusement engrenés. A la lutte anarchique d'une concurrence aveugle, à la guerre des capitaux contre les capitaux, du travail contre le capital, des industries contre les industries ; au désordre général, au choc de toutes les forces productives, à la déperdition des valeurs engagées dans mille mouvements contraires, se substituent la plus puissante combinaison productive, l'aménagement et l'utile emploi de toutes les forces ! La richesse, coulant à pleins bords des sources élargies et multipliées de la Production, se distribue régulièrement et hiérarchiquement au sein des populations, arrose et fertilise toutes les parties du sol national. Le Travail prend sa part légitime de l'accroissement des richesses en proportion de son concours; les classes dénuées et faméliques s'élèvent à l'aisance; les prolétaires deviennent consommateurs et ouvrent à la production de grands (marchés intérieurs dont les demandes s'accroissent sans cesse.

§ V. Cercle vicieux ; rapport des salaires et des débouchés ; engorgement de l'industrie par la misère des travailleurs.

Les nations industrieuses cherchent à grands efforts des débouchés extérieurs à leurs fabrications. L'Angleterre, tourmentée d'une pléthore sous laquelle elle respire à peine, fait [23] des efforts stirliumains pour verser le trop-plein de ses faibriques sur toutes les plages. Elle s'ouvre à coups de canon les portes du vieil empire de la Chine. Elle parcourt incessamment et å maiñ armée le globe, demandant partout des consominateurs... et, à coté d'elle en Irlande, et dans son propre sein depuis la Cornouailles jusqu'au Sutherland, et dans ses immenses possessions de l'ancien et du nouveau monde, d'innombrables masses de travailleurs dépérissent et meurent ou se révoltent, parce que les absurdes rigueurs du régime de la concurrence ne leur permeltent pas de consommer le plus strict nécessaire !

Quoi! les nations les plus civilisées s'affaissent sous le poids mortel d'une production trop abondante; et dans leur sein mène les légions ouvrières s'étiolent faute de pouvoir, par les conditions du salaire, participer à la consommation de cette production exubérante ! N'est-il pas aussi absurde qu'inhumain, ce régime industriel qui menace ruine faute de consommateurs, et qui rétribue si misérablement le Travail, qu'il obstrue et se ferme à lui-même, sur tous les marchés, les canaux les plus larges de la consommation ?

Poussez ce cruel et stupide système aux conséquences extrèmes vers lesquelles il tend : supposez que cet industrialisme parvienne à remplacer, en toutes fonctions, le bras de l'homme par les machines, et, de réductions en réductions, arrive à l'anéantissement des salaires ! vous réalisez l'idéal des économistes, la production au plus bas prix possible, et en même temps la victoire absolue du Capital sur le Travail. Mais que deviennent vos immenses produits ? où se placentils ? qui les consomme? et si leś populations censentent à mourir de faim paisiblement et légalement, en respectant ce que vous appelez l'ordre et le droit sacré de la propriété, nè verrez-vous pas votre mécanisme producteur Crouler sur luimême et vous écraser sous ses ruines ?

Que si au contraire vous supposez une organisation de l'industrie ratidnnelle, équitable; chrétiennes qui rétribué le travail avec charité, avec justice, avec libéralité; qui tienne compte des droits du Travail aussi sacrés pour le moins que ceux de la Propriété; qui donne au Travail et au Talent comme au Capital la part qui leur revient légitimement dans l'æuvre de la Production richesses; në voyez-vous pas que l'aisance et le bien-être se répandant dans toutes les [24] classes ; que vos grands marchés nationaux qui s'obstruaient, s'élargissent; que vos débouchés qui diminuaient, s'agrandissent;et que les bénéfices légitimes du Capital s'accroissent incessamment par cela même que ceux du Travail et du Talent augmentent dans une proportion correspondante?

§ VI.Intérêt commun des trois classes.

IL n'y a donc pas, constatons-le, d'antinomie radicale dans la nature des choses; il n'y a pas de contradiction et de guerre nécessaire entre les principes et les éléments de la Production. Les luttes acharnées des capitaux contre les capitaux , du capital contre le travail et contre le talent, des industries entre elles, des maîtres contre les ouvriers, des ouvriers contre les maîtres, de chacun contre tous et de tous contre chacun, ne sont point des conditions fatalement attachées à la vie de l'humanité. Elles ne tiennent qu'au Mécanisme actuel de l'industrie, au système de la Concurrence anarchique et désordonnée, de cette liberté sans organisation que nous ont vantés, avec un si triste succès, les écoles fondées par les économistes de l'Angleterre. Il est évidemment possible d'accroître considérablement la richesse publique par une sage organisation de l'atelier social, par une application progressive du principe de l'Association, et de rétribuer abondamment le travail des masses, sans rien prendre à ceux qui possèdent.

Qu'on ne parle donc plus de la liberté industrielle , telle qu'elle a été comprise et réalisée de nos jours ; sinon pour la condamner et la maudire! Qu'on ne parle plus de l'antagonisme fondamental du travail et du talent , sinon pour constater que cet antagonisme résulte d'un mécanisme funeste sous tous les points de vue : funeste au développement de la production par le resserrement de la consommation ; funeste aux classes supérieures par les crises et les réactions désastreuses qu'il provoquerait sans aucun doute ; funeste aux classes inférieures enfin, par les misères croissantes dont il les accable et qui jetteraient forcément ces classes dans la [25] voic des protestations sanglantes ! Qu'on ne parle plus d'abolition de la propriété, de partage ou de communauté des biens, de brisement des machines et de vandalisme social! Mais que l'on parle d'organiser les intérêts et les droits des travailleurs; d'introduire l'ordre, la justice et la vraie liberté dans l'atelier industriel, dans le régime de la production, de la distribution et de la répartition des richesses ; d'y unir les intérêts des possesseurs et des prolétaires, des soldats et des chefs; qu'on parle de faire travailler les machines pour les capitalistes ET POUR le peuple et non plus POUR les capitalistes CONTRE le peuple ! Qu'on parle enfin d'organiser l'Association des classes dans l'Unité nationale, et l'Association des nations dans l'Humanité ! – Voilà les voies du salut des Etats et des Sociétés modernes ; voilà les problèmes dignes d'absorber aujourd'hui toutes les intelligences sérieuses, tous les esprits perméables à la lumière, tous les cæurs où vivent encore ces grands principes, ces nobles sentiments de patrie, de liberté, de fraternité chrétienne , qui brûlaient les ceurs de nos pères.

Résumé de la première partie.

RÉSUMONs ce que nous avons établi :

Le Droit se substitue graduellement à la Force, l'Industrie tlétrône la Guerre, et l'intelligence contemporaine reconnaît déjà complètement, en système abstrait, le principe de l'égalité et de l'unité des droits de tous, le principe démocratique.

Le droit nouveau, le droit démocratique, le droit chrétien de l'égalité et de l'unité humaine, proclamé à la face du monde par la Révolution française et victorieusement défendu par la France contre le droit aristocratique féodal et barbare, est inscrit en tête de la loi. C'est une conquêle impérissable.

La réalisation du droit démocratique, du droit chrétien , du droit de tous à tont, n'ayant été conçue et appliquée que [26] dans une simple proclamationde liberté et d'égalité complètement illusoires, la guerre industrielle s'est substituée à la guerre militaire.

La guerre industrielle a, comme la guerre militaire, ses vainqueurs et ses vaincus. La Féodalité industrielle se constitue, comme la Féodalité militaire, par le triomphe fatal et la suprématie permanente des forts sur les faibles. Le Prolétariat est le Servage moderne. Une Aristocratie nouvelle, dont les titres sont des billets de banque et des Actions, pèse d'un poids de plus en plus lourd sur la Bourgeoisie elle-même, et domine déjà le gouvernement.

Un pareil état de choses, contraire à tous les droits de l'humanité, à tous les principes de l'esprit social contemporain, ne saurait se développer sans provoquer des révolutions nouvelles, des révolutions non plus polítiques, mais sociales et dirigées contre la propriété elle-même, aux cris : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! la terre aux travailleurs !

Pour conjurer ces Révolutions nouvelles, il n'existe qu'un seul moyen : c'est la reconnaissance sérieuse du droit au Travail, et l'Organisation de l'Industrie sur la base de la triple Association du capital, du travail et du talent.

Celte organisation est la tâche de la Démocratie moderne.

[27]

DEUXIÈME PARTIE. ÉTAT DE L'OPINION.

II. - ÉTUDE DES GRANDES DIVISIONS DE LA DÉMOCRATIE MODERNE.

§ I. Universalité de l'esprit démocratique en France; le parti légitimiste se démocratise.

L'état des choses, les besoins profonds de l'époque, les problèmes à résoudre et le principe de la solution pacifique et organisatrice étant connus, il nous sera facile de constater l'état des esprits, de faire connaitre la nature et la valeur des diverses catégories de la grande opinion démocratique, et de déterminer le rôle de celle que nous représentons.

Prenons tout d'abord acte d'un fait : c'est que notre époque, comme notre constitution, est démocratique; en d'autres termes, que le mot de Démocratie est destiné à représenter et à embrasser dans ce temps-ci les sentiments, les principes et les droits, aujourd'hui universellement acceptés en théorie, pour le triomphe desquels nos pères ont affronté les horreurs de la première Révolution,

Depuis quelques années surtout, depuis que l'émeute ne jette plus le tumulte dans les cités, que le parti révolutionnaire a été vaincu dans ses expressions les plus brutales, que le calme laisse reprendre aux idées l'empire qui leur est dû, [28] le mot de Démocratie se revèt rapidement de la signification large, générale et compréhensive qu'il est destiné à recevoir en devenant l'expression de la pensée fondamentale du siècle.

La doctrine anti-démocratique de l'inégalité des races, le dogme des privilèges légaux, l'esprit de l'ancien Régime, en un mot, a disparu. Le parti légitimiste lui-même, à l'heure qu'il est, professe (et en général professe franchement, nous en sommes convaincus) les principes libéraux et démocratiques. Il abandonne et condamne tous les abus et tous les priviléges de l'ancien Régime. Un Memorandum, publié par le comité supérieur de ce parti, s'est exprimé sur les principes de la manière la plus formelle. Et si la Presse royaliste n'approuve pas tout entière ce Memorandum, ce n'est pas parce qu'il est trop imbu des idées libérales de notre siècle, parce qu'il rend hommage aux droits de la nation, au régime représentatif, au principe de l'égalité des citoyens dans l'État, et qu'il constate l'abandon des vieilles idées du droit féodal et du droit divin. Au contraire : certains organes de ce parti ont censuré vivement le Memorandum, parce qu'ils ne le trouvent pas assez démocratique. Les partis les plus attachés au passé ont beau faire; ils sont toujours de leur époque, et le grand courant des idées du temps les emporte malgré eux. Henri V, par impossible, reviendrait aux Tuileries, que nous ne craindrions ni pour les droits de la nation, ni pour les libertés publiques, ni pour le régime représentatif dont son gouvernement élargirait désormais la sphère plutôt qu'il ne chercherait à la restreindre.

Les héritiers du vieux parti féodal, de la vieille Aristocratie nobiliaire, acceptent donc aujourd'hui l'esprit démocratique. --- Ceci reconnu, nous allons faire voir que le grand parti moderne ou démocratique, dans son ensemble, se divise en trois catégories formant une série régulière, dont les trois branches se classent régulièrement sous les noms de :

Démocratie rétrograde, - opinion révolutionnaire;
Démocratie immobiliste, – opinion doctrinaire;
Démocratie progressive, - opinion pacifique et organisatrice.

§ II. Les questions politiques et les questions sociales.

Mais d'abord procédons à une définition, devenue facile, du sens qu'il faut attacher à ces deux expressions : les questions politiques et les questions sociales. Si l'on n'était pas bien fixé à cet égard, il serait impossible de rien comprendre aux mouvements actuels de l'esprit public, aux décompositions et aux recompositions de l'Opinion , aux problèmes enfin dont les intérêts du temps présent réclament les solutions , et qui déjà remuent profondément l'intelligence contemporaine.

Dans un sens tout-à-fait large et général, le mot de Polilique comprend sans doute le règlement de tous les éléments de la vie des Sociétés. De son côté, le terme social est plus naturellement encore susceptible de cette vaste signification, Mais dès que le sens se spécialise et que ces termes se distinguent et s'opposent, le mot de politique ne désigne plus, dans la langue des publicistes contemporains, que les faits concernant les relations de peuple à gouvernement et celles des gouvernements entre eux. La nature, la forme, la constitution et la composition du Pouvoir ; son système et ses actes quotidiens : tels sont les objets des questions spécialement appelées politiques.

Les discussions et les théories usées, et les intrigues toujours nouvelles que ces objets ont suscitées et suscitent encore entre les vieux partis, forment le domaine de ce que l'on appelle la Vieille Politique.

Les questions sociaies, proprement dites, quand on les oppose aux questions politiques, comprennent plus spécialement l'ensemble des faits caractérisant l'état, la nature et l'économie de la Société; les rapports des classes; la constitution de la propriété et de l'industrie; le développement du bienétre, de la liberté positive et des lumières ; de l'intelligence, de la moralité et des vertus publiques : en un mot et généralement, les relations des hommes et des peuples entre eux, indépendamment de la question des formes passagères, des [30] personnes dirigeantes et des systèmes actuels de leurs divers gouvernements.

§ III. Victoire du principe démocratique dans l'ordre politique. Débâcle de la vieille politique.

Or, il est de fait que les efforts de l'esprit moderne se sont à peu près exclusivement portés, depuis 89, sur le terrain politique proprement dit. Dans l'ordre industriel et social, comme nous l'avons déjà établi, la Révolution n'a procédé que négativement et en mode abstrait. Elle a renversé les maitrises, les jurandes, les corporations, le système de la propriété féodale ; elle a dépouillé les nobles et le clergé : mais elle n'a créé aucune institution nouvelle. Elle a livré les individus et les classes aux chances de la lutte universelle que ce renversement inaugurait. Elle n'a fondé aucun système de garanties pour les droits des faibles. Elle a livré à l'anarchie et à la domination des forts l'atelier industriel et social tout entier : la misère, la corruption, la fraude, les vices et les crimes lo ravagent et y vont croissant.

Mais pendant que la question sociale était totalement abandonnée, tous les efforts se concentraient sur les questions politiques. Les formes constitutionnelles et les actes quotidiens du Pouvoir étaient seuls en puissance d'occuper les esprits. Dans cet ordre de faits, on ne s'est pas contenté de renverser l'ancien système administratif et l'ancienne constitution gouvernementale : on a créé une Administration centralisée et un Système gouvernemental fondé sur l'élection, --- institutions qui relèvent toutes deux du principe démocratique.

L'ordre politique a donc été renouvelé, le principe et les formes en ont été mis en harmonie avec l'esprit moderne. L'égalité devant la loi, l'unité administrative et le système électif de la représentation nationale conquis, il n'y a plus de réforme capitale, ni par conséquent de grande révolution à faire où à craindre sur le terrain politique ; parce que ces conquétes ont mis le principe démocratique en possession du terrain, et qu'il ne s'agit plus désormais, le droit étant [31] appliqué, que de réglementer, de développer et d'élargir progressivement l'exercice du droit, pour mettre cet exercice en harmonie avec les développements du progrès social. --- Or, ces développements nécessaires suivront nécessairement le principe, et ne sont plus dès-lors que des objets importants sans doute, mais secondaires.

C'est parce que la question politique est vidée dans ses grands principes, dans ce qu'elle présentait de capital, qu'elle a passé au second plan, et que les questions économiques, industrielles, sociales, se posent dorénavant au premier. C'est pour cela que les partis politiques sont à l'agonie ; c'est pour cela que les efforts des vieux organes de ces vieux partis, pour ranimer les veilles querelles dont ils ont si long-temps vécu, sont et seront impuissants tant qu'ils n'élargiront par le cercle de leurs réformes; c'est pour cela que le volcan politique, qui lançait autrefois des torrents de feu et des laves brûlantes, ne soulève plus maintenant, comme les cratères mourants de l'Islande, que des torrents de boues tièdes et fétides.

§ IV. Torpeur et corruption sur le terrain politique.

LA vieille politique se mourant, la vieille politique étant les vieux organes de la Presse s'acharnant, par ignorance, par routine et par orgueil, à ne prêcher qu'une foi usée, un culte trépassé, des formules creuses qui ne disent plus rien à la Nation ; refusant, avec l'entêtement aveugle des pouvoirs qui tombent, de reconnaître l'avènement des Idées sociales, de retremper l'esprit public aux sources vives des grands principes de justice, de liberté, d'humanité, dont la réalisation est la tâche de notre siècle ; D'autre part, les masses, que les fortes idées seules ont puissance de mettre en vibration, ne pouvant plus s'intéresser aux misérables intrigues, aux mesquines combinaisons de stratégie parlementaire qu'on s'obstine à servir pour unique aliment à leurs nobles instincts collectifs de patriotisme et de sociabilité; le désenchantement, la lassitude et le dégoût sont à leur comble [32] dans le champ clos de cette politique, où l'on combattait encore avec tant de vigueur et d'ensemble pendant les quinze années de la Restauration. L'esprit public tombe dans une somnolence, une prostration et une torpeur qui fraient partout les voies à la domination de l'argent et à l'envahisser ment de la corruption.

§ V. Transition sur le terrain social et réveil de l'esprit public.

ENTRETEMPS, pendant que le vent desséchant de l'égoïsme et du scepticisme balaie les champs dévastés et stérilisés d'où l'Humanité se retire, parce qu'elle n'a plus de grandes moissons à y recueillir ; le champ des idées sociales, labouré en silence par des travailleurs long-temps obscurs, s'ensemence, se couvre de végélation et devient le rendez-vous, de jour en jour plus fréquenté et plus vivant, des fortes intelligences, des cœurs ardents, des générations nouvelles, de tous ceux, en un mot, qui sentent battre vivement dans leur sein l'amour de l'humanité et qu'un instinct sûr de la destinée des peuples entraine sur les voies glorieuses de l'avenir.

Ainsi notre âge assiste à l'extinction d'un culte vieilli, d'une idée qui a fait son temps, épuisé ses formules, donné ce qu'elle contenait de capital ; il assiste à la fin, et à la fin misérable, d'un mouvement politique qui a porté ses fruits, qui a eu ses gloires et ses triomphes, qui a usé plusieurs grandes générations, mais dont la mission exclusive du moins est accomplie. Et comme l'Humanité ne saurait faire halte dans la corruption, ni s'arrêter dans sa marche ascendante, notre âge assiste aussi à la naissance d'une foi nouvelle aux premiers épanouissements de l'Idée générale et sociale, dont les rayons bienfaisants ranimeront tous les nobles et religieux sentiments de l'âme humaine et en éclaireront bientôt sur la terre les réalisations les plus belles, les plus libérales, les plus saintes.

Les phénomènes de cette magnifique rénovation, de cette glorieuse renaissance de l'Humanité, ont été pressentis ou prédits avec une grande autorité par tous les génies supérieurs [33] de notre siècle, et à des points de vue bien différents, depuis de Maistre jusqu'à Fourier - le Génie culminant de l'Ilumanité dans les temps modernes. Dans la solitude immense de ses dernières années, sur le rocher de Sainte-Hélène, le Prométhée de notre âge, le dernier représentant du génie des batailles, Napoléon, méditant sur l'avenir des peuples, a annoncé les Destinées de la Démocratie moderne, l'Unité fédérative des races européennes, et, par une conséquence irrésistible, l'établissement définitif de l'harmonieuse Unité du Monde.

Mais que sont de Maistre, Fourier, Napoléon, et autres esprits de cette sorte, à côté des profonds politiques qui rédigent chaque soir ces articles de journaux que le pays ne lit plus guère, et des grands hommes d'État dont les discours de tribune rendent la France si prospère et si glorieuse !

L'incrédulité sociale des vieux Romains de la Politique n'empêche pourtant point les idées nouvelles de marcher et d'envahir ; et si l'on veut un symptôme assez décisif, pris dans la sphère parlementaire elle-même, que l'on sache ceci: C'est que grand nombre de nos députés s'avouent les uns aux autres qu'ils sont à bout de leur rouleau politique, ce sont et qu'on ne peut désormais retrouver la vie qu'en abordant enfin les questions sociales.

§ VI. Les vieux partis politiques sont aujourd'hui immobilites ou rétrogrades,

Nous pouvons donc, sous l'autorité de la raison comme sous celle des faits, et en prenant pour témoin le mouvement même qui entraine les idées de notre siècle, établir que l'activité intellectuelle se transporte du terrain de la vieille poli. tique constitutionnelle sur celui de la constitution économique du Travail et des Relations sociales.

Il résulte de là que les hommes, les journaux et les partis, qui s'obstinent à ne pas sortir de la brouille politico-parlementaire ; qui n'ont à présenter, pour correspondre aux besoins généraux, au développement des droits fondamentaux et des [34] grands intérêts de l'Humanité dans notre siècle, que des réformes électorales de tel ou tel patron, des modifications des lois de septembre, des définitions de l'attentat, des réclamations sur la composition des listes du jury, et autres misères composant les articles sacramentaux et le fond exclusif des ridicules programmes de nos coteries plus ou moins parlementaires; qui, - loin d'accueillir et d'étudier ces questions sociales que l'irrésistible flot de la marée montante apporte chaque jour plus pressantes, les repoussent, s'efforcent de les cacher, ou seulement s'abstiennent d'y toucher; - il en résulte, disons-nous, qu'aujourd'hui ces hommes, ces journaux, ces partis sont des hommes, des journaux et des partis RÉTROGRADES ou IMMOBILISTES. Qu'ils fassent le plus abondant emploi des grands mols de Liberté, de Progrès, de Droits des Peuples, de Souveraineté nationale, etc., qu'ils en entrelardent tous leurs discours et en piquent tous leurs articles, qu'ils en arrosent leurs lecteurs et leurs auditeurs : c'est la direction des idées qui détermine le caractère des opinions ; et il n'en est pas moins vrai que ceux dont nous parlons, malgré leurs grands mots, n'ont plus d'idées vivantes et font obstacle au mouvement social et au progrès réel. [FN1: Depuis la première publication de ce travail, constatons-le avec joie, on a commencé à marclier. Les droits des masses ne sont plus, si exclusivement, passés sous silence. La corrupiion générale parvenue aux derniers termes, a donné et donne des enseignements dont l'esprit public profite. Le sentiment des questions sociales pénètre les rangs de la vieille politique, et fait espérer un renouvellement fécond de l'opinion.]

Avec ces données, nous passerons facilement en revue les principales catégories de l'esprit moderne ou du grand parti démocratique qui, en France du moins, comme nous l'a. vons déjà dit, embrasse la société entière.

[35]

La Démocratie immobiliste, ou le parti des conservateurs-bornes.

§ VII. L'Ecole doctrinaire ou l'immobilisme systématique.

Le parti des Conservateurs-bornes est celui qui a occupé le Pouvoir en France depuis la Révolution de Juillet.

Ce parti a combattu pour le principe démocratique ; il a concouru à faire insérer et maintenir dans la constitution l'égalité devant la loi. Aujourd'hui même il rend théoriquement hommage à l'esprit moderne.

Or, la coristitution nouvelle n'est qu'une transition entre la vieille Société aristocratique du droit exclusif de la naissance et les formes démocratiques de l'avenir. Cependant, comme la consécration du principe de l'égalité par la loi a suffi pour donner à ce parti le pouvoir politique et la domination sociale , ce parti a jugé que le principe a fait son @uvre. Les libéraux de l'Opposition de quinze ans sont mi. nistres : il est déraisonnable de rien demander de plus.

Il est bien vrai que, par forme de langage et pour ne pas avoir l'air de répudier l'héritage et les principes de 89, lestitulaires actuels du Pouvoir s'en remettent à la générosité d'un avenir indéfini du soin d'accomplir les devoirs du présent. Mais cette concession théorique n'est, de leur part, qu'une rouerie pour masquer leur égoïsme.

L'Ecole doctrinaire a été le pivot de ce parti des Bornes, formé d'une partie des chefs du vieux libéralisme, auquel se sont affiliés d'anciens révolutionnaires repus, quelques sommités de la haute bourgeoisie et de la banque, et tous les riches inintelligents qui entendent toujours 93 quand on dit Progrès. Ces gens-là ont trouvé parfaitement légitime d'ar.. mer le peuple contre l'ancienne Noblesse et de profiter de la victoire des masses pour accaparer toutes les positions sociales assignées autrefois aux privilégiés de la naissance : et ils réprcuvent comme révolutionnaire et anarchique toute doctrine ti ndant à la modification du statu quo! Les classes [36] populaires et la masse de la Bourgeoisie doivent se tenir pour satisfaites d'avoir changé de maîtres, et substitué une Aris. tocratie bourgeoise, l'Aristocratie des écus, à l'Aristocratie de l'honneur nobiliaire. Ecoutons le grand-prètre de la doctrine. Dans un de ces moments de loisir ministériel que lui font de temps à autre les antipathies de la Chambre, M. Guizot a écrit :

« Aujourd'hui, grâce à la victoire de la bonne cause et à Dieu qui nous l'a donnée, les situations et les intérêts sont changės. Plus de guerre de bas en haut; plus de motif de lever le drapeau du grand nombre contre le petit nombre. ...

« Non qu'il n'y ait encore beaucoup à faire, beaucoup plus » que ne croient les plus ambitieux, pour l'amélioration sociale et matérielle de la condition du grand nombre; MAIS la situation réciproque des petits et des grands, des pauvres et des riches est réglée aujourd'hui avec justice et libéralité. Chacun a son droit, sa place, son avenir. »
(Guizot, de la Démocratic moderne).

Et dans un autre écrit ( Etat des âmes) :

« N'est-ce donc rien que cette liberté même , aujourd'hui bien plus grande et plus assurée que l'homme ne l'a jamais » connue ? N'est-ce rien que ce progrès général de justice et de bien-être dans le monde ? N'y a-t-il pas là une récompense convenable des travaux et des souffrances de notre âge ? N'y a-t-il pas, après tant de sautes, de quoi contenter les plus exigeants et rafraichir les plus fatigués ? »

Oui, grâce à la victoire du peuple, quelques positions sont changées : la vôtre, par exemple, et celle de vos amis. Mais le peuple, mais les besoins et les intérêts de la masse, ditesnous quelle satisfaction leur a apportée la victoire ? Chacun, dites-vous, a son droit, sa place, son avenir. C'est que vous n'avez pas voulu vous convaincre, en étudiant de près le sort des prolétaires, que chacun, loin d'avoir son droit, sa place et son avenir, n'a pas même toujours sa place à l'hôpital.

C'est-à-dire qu'en face de ces affirmations effrayantes, on est conduit à croire à une fatalité de vertige et d'aveuglement qui pèserait sur tous les gouvernements modernes de la France !

[37]

§ VIII. Caractère provocateur de l'immobilisme systématique.

Ainsi la misère, l'abrutissement, le dénûment intellectuel et matériel, le Servage politique et social des masses se lèguent, par héritage, de génération en génération I Tous les jours un agioteur, un spéculateur parasite ramasse d'un seul coup de filet plus d'or que n'en économiseront en un an cent mille laboureurs dont les sueurs nourrissent une province. Tous les jours les grands capitaux, agissant comme des machines de guerre, abattent les petits producteurs et les classes intermédiaires elles-mêmes; et, en face du spectacle révoltant de ces iniquités et de tous nos désastres industriels, le coryphée de l'immobilisme, le chef de ce parti aveugle qui n'a triomphé de l'ancienne Aristocratie qu'en invoquant la justice et les droits de tous, ose dire : que chacun maintenant a son droit, sa place, son avenir ! que les relations réciproques des petits et des grands, des pauvres et des riches, sont réglées aujourd'hui avec justice et libéralité !

Voilà donc qui est dit : Le peuple qui a versé son sang pendant vingt-cinq ans sur mille champs de bataille, et qui a fait deux Révolutions pour conquérir ses droits de peuple libre, n'a plus rien désormais à demander à la Société et au Ciel.

Les masses sont plongées dans une misère croissante par la dépréciation continue du salaire ; les banqueroutes et les crises commerciales bouleversent incessamment le champ de l'industrie : l'argent domine tout, achète tout, écrase tout; les chiffres de la statistique criminelle s'allongent chaque année en files menaçantes. Qu'importent ces misères ? M. Guizot et les siens sont ministres; n'y a-t-il pas là de quoi contenter les plus exigeants et rafraîchir les plus fatigués !

Mais, en vérité, c'est à croire que ces politiques égoïstes et glacés ont pris à tâche de désespérer ceux qui souffrent et de les pousser à des Révolutions nouvelles. Oser parler de justice et de libéralité, grand Dieu ! quand la fatalité de la misère pèse sur 25 millions d'hommes dont le travail produit [38] presque toute la richesse de la France ! Et, quand on a reconnu que ce magnifique état de choses laisse plus à faire à l'avenir que ne croient les plus ambitieux, venir vous déclarer que le statu quo offre de quoi contenter les plus exigeants et rafraichir les plus fatigués !

Qui l'emporte ici, de l'orgueil, de la cruauté ou de la déraison ? C'est un problème que nous n'avons pas à résoudre ; mais nous ne pouvons qu’admirer et bénir la sagesse et le sang-froid des masses déshéritées, en présence de ces provocations incendiaires des aveugles qui les mènent.

Oui, si les idées ne marchaient rapidement aujourd'hui, si des rangs de la Bourgeoisie ne s'élevaient de toutes parts de généreuses voix pour protester contre les doctrines impies de l'égoïsme, et pour réclamer, au nom des classes inférieures, ces droits à, l'Existence 'et au Travail qu'elles ont si chèrement payés ; si le peuple devait comme le Pouvoir désespérer du progrès, dès demain la guerre civile renaitrait, et nous n'aurions déjà plus qu'à préparer nos armes....

§ IX. Scission de parti conservateur. Formation du parti des Conservateurs progressistes.

Mais, grâce à Dieu et aux nobles sentiments du siècle, l'École des doctrinaires immobilistes agonise. Un grand et favorable mouvement s'opère au sein du parti conservateur.

Il y a désormais chez lui deux divisions qui se trancheront de plus en plus : celle des Conservateurs progressifs et celle à laquelle, du haut de la tribune nationale, M. de Lamartine a infligé le nom de Bornes.

Quand le parti conservateur imposait une digue au torrent révolutionnaire, comprimait l'émeute, ou maintenait par son énergie la Paix européenne, nous disions: honneur au parti conservateur. Ce parti a courageusement rempli la première partie de sa tâche, et il a rendu, en l'accomplissant, un service à la Civilisation et à l'Humanité.

Mais si nous reconnaissons volontiers que la Résistance a été glorieuse et légitime aussi long-temps que la Société était [39] on convulsions, nous n'hésitons pas à déclarer cette Résistance illégitime et absurde quand la Société est rentrée dans ses conditions de paix et d'ordre, quand la résistance, en un mot, n'est plus qu'une opposition systématique et aveugle à toute application des principes de la justice et de la liberté.

Le nombre des Conservateurs qui partagent à cet égard nos doctrines se fait plus grand de jour en jour. La scission se dessine et se tranche de plus en plus dans le sein de l'ancien parti. L'immense majorité abjure l'esprit doctrinaire pur, et le chef de l'Ecole s'amende peut-être lui-même. M. Guizot, que nous avons pris à partie comme symbole et personnification des pures tendances gouvernementales, n'a plus les sympathies de la Chambre. Ce ne sont plus, comme au temps du 14 octobre, ses amis qui le soutiennent, mais bien les ennemis de M. Thiers ; et M. Thiers a pour ennemis en France tout ce qui craint la guerre pour la guerre et les dépenses solles. A ce titre, nous acceptons aussi, de préférence faute de mieux, le ministère de M. Guizot. En somme, le parti conservateur subit M. Guizot. Il ne le reconnaît plus pour son représentant. Cette répulsion générale pour les doctrines du Ministre dont on admire le talent et dont on estime la personne est un heureux symptôme des tendances progressives du Parlement.

M. Thiers, l'éternel rival du chef de l'Ecole doctrinaire, sans avoir comme ce dernier des haines systématiques contre les idées de progrès, ne mérite pas mieux l'épithèle de progressif. En histoire, comme en politique, M. Thiers ne tient à rien, n'estime rien, n’honore rien que le succès. M. Thiers ne personnifie que l'ambition remuante et l'intrigue parlementaire. Eminemment sceptique pour être prêt à toutes les conversions, aucune opinion ne saurait compter sur lui, aucun parti croire en lui, si ce n'est un parti de dupes. Nous n'avons donc pas à nous occuper de M. Thiers dans l'examen de l'état des opinions contemporaires, puisque M. Thiers ne représente aucune idée, aucune opinion.

Ainsi, l'Ecole des Bornes ou de la Résistance systématique ne compte pas un aussi grand nombre d'adeptes qu’on serait tenté de le croire. Qu'on en ôte les repus, les ambitieux placés et les Hauts Barons de la banque, il ne restera que les trembleurs, ces honnêtes gens qui prétendent que nous [40] vivrions aujourd'hui dans le meilleur des mondes, n'étaient les factieux, les mauvais sujets et les utopistes.

La portion saine du parti conservateur marche à la Démocratie progressive et organisatrice. Elle commence à sympathiser aux souffrances de la masse, à accueillir les idées capables d'amener une amélioration quelconque dans le sort du grand nombre, sans compromettre les droits acquis. Il ne manque aux hommes de cette nuance qu'une plus grande ardeur, le feu sacré de l'Humanité et de la Science du progrès. Il faut les échauffer et les instruire.

§ X. Scission dans les organes de l'ancien parti conservateur.

Le mouvement intérieur que nous avons signalé dans le sein du parti conservateur devait se reproduire dans les allures de ses organes.

Le Journal des Débats, désireux de conserver les sympathies et la clientèle des deux fractions, a imaginé de tirer parti des vastes dimensions de ses colonnes pour servir à chacun de sa politique suivant ses goûts. S'il laisse au rez-dechaussée du journal une place à l'Avocat des pauvres, il appelle au premier étage l'apologiste ardent de la Féodalité financière. Le spéculateur, effrayé d'un éloquent tableau de la misère du pauvre, ou d'un appel courageux à la charité du riche, se rassure bien vite en lisant dans la colonne audessus un magnifique plaidoyer contre l'Etat au profit de la haute banque. Mais comme, selon l'Évangile, le même esclave ne peut servir deux maîtres, il résulte de sa politique de Janus que la déconsidération lui arrive de toutes parts, malgré les articles intelligents et vraiment progressifs qu'il contient parfois et qu'il doit à la partie saine de sa Rédaction,

La Presse, plus avancée, plus hardie, plus intelligente et plus libre dans sa direction que le Journal des Débats, s'est habilement posée comme organe de conservation progressive. La Presse condamne l'immobilisme et pousse le Pouvoir à s'emparer de l'initiative du mouvement social. Elle rappelle 41] souvent que la Dynastie fondée par la révolution de Juillet a pour mission spéciale d'organiser la Démocratie.

La Presse a rendu un grand service au Gouvernement en détournant de l'Opposition une foule d'intelligences. Elle a contrebalancé et atténué en faveur du parti conservateur les torts de la politique égoïste qui se personnifio dans le chef de l'École doctrinaire.

Au Globe, journal fondé pour soutenir l'esclavage, revenait de droit le titre de Moniteur officiel des Conservateursbornes. Le Globe a accepté courageusement une tâche dont il se tire avec esprit : mais l'esprit ne suffit pas pour relever une cause perdue.

Nous n'avons pas à nous occuper de ces journaux d'opposition systématique qui gravitent autour d'une négation, ou d'un personnage politique à opinions vides, ou qui se débattent au sein des intrigues parlementaires. Ces journaux ne représentent plus des Opinions ; ils ne font qu'agiter de la poussière.

Si notre Société doit être encore éprouvée par de grandes catastrophes, nous le répétons, ces catastrophes seront le fait de la prolongation du pouvoir des Conservateurs immobilistes. Si, comme nous l'espérons, au contraire, elle doit s'engager prochainement dans la voie de l'Organisation régulière et pacifique de la Démocratie, elle y entrera avec les Conservateurs progressifs. [FN1: Depuis 1843 les conservateurs, que l'on pouvait espérer voir s'engager dans les voies du progrés, n'ont brillé, dans les régions officielles, que par un manque absolu d'idées et de caractère. Décidément tous ces hommes du monde officiel actuel sont des aveugles et des paralytiques incurables. On ne peut plus rien attendre que d'un mouvement puissant de l'opinion publique retrempée dans les sentiments de la Révolution française et éclairée au flambeau des idées sociales. (1847.)]

La Démocratie rétrograde ou le parti révolutionnaire.

La Démocratie rétrograde et révolutionnaire se divise en deux partis très distincts, hostiles mème : l'un est politique, l'autre socialiste.

§ XI. Parti exclusivement politique de la Démocratie rétrograde.

Le premier est formé de ce qu'on appelle l'extrême gauche, plus les débris du parti républicain de 1832 et de 1834. Il se pose comme l'héritier des doctrines politiques de la Convention, bien qu'il ait perdu, du moins dans ses organes et ses chefs, la tradition des grands sentiments de cette Assemblée célèbre, et qu'il ne s'inspire que de ses traditions mauvaises.

Il a pour organe le National, journal éminemment rétrograde, hostile au progrès social, adversaire de toute idée nouvelle, et décriant avec acharnement tous ceux qui se dévouent à l'émancipation des classes ouvrières par les voies pacinques de l'Organisation du Travail.

Les Conservateurs-bornes, sans avoir plus d'amour que les hommes du National pour le progrès social, laissent du moins marcher les questions dans le domaine de la discussion, par respect pour une liberté consacrée. Les politiques du National supportent impatiemment ces discussions, les poursuivent avec un dépit extrême, et, chose honteuse, cherchent quelquefois même à exciter contre elles les rigueurs d'un Pouvoir qu'ils exècrent. Les meneurs de ce parti donnent ainsi la mesure de la liberté qu'ils eussent laissée à la Presse, à la discussion, à l'intelligence et au génie du progrès, si le mauvais sort de la France eût permis que le pouvoir politique fût tombé entre leurs mains.

Le renversement du pouvoir politique actuel, tel est le seul et unique but de leurs tristes efforts, l'unique pensée de leur politique. Renverser le Pouvoir pour s'en emparer; mettre la France en guerre avec toutes les monarchies européennes; nous faire immédiatement sur nos frontières de l'Est et du Nord 45 millions d'ennemis à main armée sous le bénéfice d'une conquête des provinces du Rhin et de la Belgique ; « jeter la partie la plus vive et la plus généreuse des classes » prolétaires sur des champs de bataille révolutionnaires » (Textuel, tiré du National), pour débarrasser l'atelier industriel encombré : voilà les principaux points de la politique [43] que ces avougles présentent comme offrant les conditions de la dignité, et les moyens de salut du peuple français ! Le Suffrago universel, qu'ils réclament à grands cris, et dans sa forme anarchique, à un seul degré, est l'instrument révolutionnaire, le levier, au moyen duquel ils espéraient accomplir ces plans magnifiques.

Quant à leur doctrine politique, à la philusophie de leur système, si l'on peut parler ainsi, c'est éternellement la substitution d'un magistrat temporaire à un monarque héréditaire, comme chef de l'État. Voilà la grande panacée politique et sociale! Que la France consente seulement à élire son chef tous les quatre ans, à faire siéger aux Tuileries, à la place d'un Roi héréditaire, une manière de Président nommé pour quatre ou cinq ans, quelque chose d'élu et de temporaire comme l'ex-Régent qui rendait l'Espagne si heureuse; et l'ère du bonheur, de la liberté et de la justice va se lever sur elle! Il est incroyable qu'en présence de quatre mille ans d'histoire et des exemples du régime républicain, tels qu'ils vivent sous nos yeux, en Suisse par exemple, ou dans toute l'Amérique , il se trouve encore des hommes assez insensés ou assez puérils pour attacher la prospérité de la France à une pure et simple innovation de ce genre dans la formo du gouvernement.

Cette coterie sans idée et sans vue d'avenir, qui repousse avec acharnement la question d'Organisation du Travail, ces hommes morts au progrès ne veulent pas regarder devant eux; ils ne veulent pas comprendre que la guerre est le caractère de temps barbares, - que le génie de l'industrie pro. ductive et féconde tend à remplacer dans la direction des Sociétés humaines le génie dévastateur de la conquête et des révolutions, - que l'organisation équitable et régulière de la Paix et du Travail est le grand intérêt, la question suprême de l'époque. - Ce parti, qu'égarèrent long-temps la Tribune et le National, et qui renferme encore dans son sein des esprits jeunes, généreux, ardents, destinés, il est vrai, à lui faire défection tôt ou tard pour des idées supérieures, ce parti constitue proprement la fraction exclusivement politique de la Démocratie révolutionnaire. [FN1: Aprés de longues tergiversations le National qui a fait dans ces dernières années une franche et honorable guerre à la Féodalité financière, semble mieux comprendre aujourd'hui l'importance capitale des idées sociales à notre époque , importance que la Réforms proclame nettement tous les jours. (1847.)]

§ XII. Parti socialiste de la Démocratie rétrograde.

La seconde fraction, la fraction socialiste de la Démocratie révolutionnaire, qui se distingue à beaucoup d'égards de la fraction purement politique, est plus avancée que celle-ci, en ce sens qu'elle donne le pas à la réforme sociale sur la question de réforme gouvernementale.

Elle compte à sa tête des hommes ardents, des esprits audacieux, que le sentiment de l'injustice et de l'inhumanité révolte, et que les apologistes de l'ordre de choses actuel ont rejetés violemment dans les voies de la réaction.

Ces hommes voient se dérouler sous leurs yeux le spectacle des luttes incessantes et cruelles de l'industrie, véritables guerres civiles où le faible doit fatalement succomber, et les masses réduites en servage collectif sous la suzeraineté de l'argent, et les gros capitaux écrasant les petits, et le Prolétariat et le Paupérisme s'étendant de jour en jour et couvrant les nations d'un vaste linceul de corruption et de misère ; Ils voient tous les bénéfices du travail social affluer dans les caisses des agioteurs dont l'industrie parasite n'accroît pas d'un centime la richesse du pays; ils entendent les heureux du jour, les hommes qui possèdent la fortune, le rang et le pouvoir, s'écrier en présence de ces iniquités : « que l'industrie est libre, que le rang et la fortune sont le signe et le prix du travail et de la capacité (on va même jusqu'à la vertu!), que la misère ne s'appesantit plus que sur la paresse et l'immoralité. » Devant cette tyrannie du Capital et de la Propriété qui, en Irlande, a atteint un tel degré d'odieuse et révoltanto exploitation, que le chef des Tories vient de confesser lui-même en plein Parlement les crimes de la propriété! un sentiment d'indignation, noble dans sa source, se soulève dans leur âme. Ces hommes, rendant le principe de la [45] Propriété lui-même responsable de tous les fléaux du régime actuel, de toutes les iniquités de la fausse organisation de l'industrie, et croyant y voir la racine éternelle de l'implacable égoïsme, répètent les anathèmes rétrogrades de Rousseau contre le premier homme qui, après avoir cultivé et enclos un champ, dit : Ceci est à moi. Ils nient radicalement le droit de la Propriété, définissent la Propriété un vol, et en poursuivent l'abolition.

Rousseau était conséquent avec sa doctrine rétrograde, sa négation de la Propriété : il poussait droit et ferme à la plus brute Sauvagerie ; il maudissait logiquement les arts, les sciences, le progrès ; il anathématisait la pensée elle-même. Il savait bien que le sentiment de la Propriété est un élément formel de l'individualité humaine, et qu'on tenterait vainement de le réduire tant que cette individualité ne serait pas réduite, brisée, tant que l'homme enfin n'aurait pas cessé d'être homme en cessant de manier la pensée, son attribut suprême.

Il ne s'agit pas de détruire la Propriété, dont le développement est lié au développement intime de l'Humanité ; qui a tiré l'homme de l'état sauvage et lui a livré successivement toutes les conquêtes dont son génie s'est paré dans le magnifique domaine des arts, des sciences et de l'industrie générale. Il s'agit de trouver et de donner au contraire à la Propriété des formes plus parfaites, plus sûres, plus libres, plus mobiles, et en même temps plus sociales, en harmonisant, dans toutes les sphères, l'intérêt individuel avec l'intérêt général. Il faut composer la propriété collective, non par la promiscuité et la COMMUNAUTÉ ÉGALITAIRE, confuse et barbare, mais par l'ASSOCIATION HIÉRARCHIQUE, volontaire et savamment combinée de toutes les Propriétés individuelles.

La négation du droit de Propriété est donc une idée rétrograde ; elle est de plus, en tant que négation d'un immense intérêt social et humain, une idée révolutionnaire. Hâtons-nous cependant de dire que les hommes qui se réunissent sous cette devise négative se séparent eux-mêmes en deux camps très distincts. D'un côté sont les Owenistes anglais, les Icariens de France, et certains Communautaires de diverses nuances qui repoussent tout emploi de la [46] violence et n'attendent que du temps et de la persuasion le triomphe de leur doctrine : ce sont les Communautaires purement socialistes: de l'autre, certains Chartistes, et les Communistes de l'école de Babouf, qui acceptent résolument une grande Révolution matérielle , et professent que la communauté des biens ne peut être réalisée et décrétée que par une législation martiale, et le niveau égalitaire bien tenu que par une main de fer. Ceux-ci sont les communistes poliliques.

Les attaques hardies dirigées par l'Ecole Saint-Simonienne contre la légitimité de l'héritage ont réveillé et accéléré dans notre temps ces doctrines anti-propriétaires, qui se développent rapidement et sourdement dans les couches malheureuses de la Société. Les gouvernements ne peuvent prévenir les ravages de ces doctrines qu'en les éteignant dans leurs causes; car elles ne sont que des protestations extrêmes contre le régime industriel inhumain et odieux qui broie les Travailleurs sous la meule gigantesque du Capital. Que les gouvernements et les classes riches avisent donc à donner au plus vite des garanties aux droits du Travail, pour qu'il fasse sa paix avec la Propriété. Le moyen unique, l'unique voie de salut, c'est l'Association du Travail aux bénéfices du Capital.

Si les égalitaires résolvent mal la question sociale, au moins, comme nous l'avons dit, en comprennent-ils l'importance supérieure. Aussi repoussent-ils avec une extrême vigueur les doctrines des révolutionnaires politiques. Plusieurs de leurs chefs ont rompu en visière au National, et lui ont signifié qu'ils tenaient sa République et son Suffrage universel, dans l'état d'ignorance et d'infériorité où sont les masses, pour des procédés d'exploitation du Peuple par une petite Aristocratie de dictateurs bourgeois et républicains, ---et pas autre chose.

§ XIII.Des Principes légitimes de chaque parti.

Les intelligences humaines ne sauraient se réunir dans une cause absolument fausse. Tout parti a une raison d'être et un [47] principe légitime. C'est par l'exclusivisme que pèchent les partis, par la négation des autres principes : ils sont généralement légitimes dans les principes qu'ils affirment et défendent.

Résumons par leur côté légitime l'examen des diverses catégories de l'opinion démocratique ou de l'esprit moderne dont nous venons d'esquisser le tableau.

La Démocratie immobiliste se montre, il est vrai, ignorante, aveugle, égoïste, illégitime à l'égard des droits et des intérêts encore méconnus, et des besoins du progrès. Mais elle est légitime en tant qu'elle représente, dans la société, dans l'humanité, le principe de la Siabilité, de la Conservation, et la Résistance aux mouvements désordonnés du faux progrès, aux impulsions plus ou moins violentes et révolutionnaires de la Rétrogradation politique ou sociale.

La Stabilité du corps social est la première des deux conditions de la vie normale de la société; le Progrès, la seconde.

L'Ordre, même imparfait, la conservation des droits acquis, des intérêts développés, sont des faits de sociabilité aussi importants et aussi sacrés que la reconnaissance et le développement des intérêts et des droits nouveaux.

Quand il y a dans la Société des hommes qui attaquent violemment l'Ordre ou les droits acquis, il est tout simple que d'autres se vouent à la défense exclusive de ces droits et à la Résistance. En général, un parti faux et exclusif ne se développe dans un milieu social qu'en créant, par la loi de l'antagonisme, un parti faux et exclusif opposé.

La Bourgeoisie, triomphante en 1830, était libérale de principes, et, au fond, elle est encore fortement imbue des dogmes généraux de la Démocratie moderne. Elle n'était certes animée d'aucune inimitié systématique et antérieure contre la liberté et le progrès. Ce sont les violences et les émeutes des républicains qui ont développé par réaction, dans ses rangs, la politique exclusive et violente de la Résistance. Il fallait contre le torrent une digue puissante.

L'apaisement de l'effervescence républicaine a été bientôt suivi de la transformation du parti conservateur ; et il [48] demeure certain, si de nouvelles violences révolutionnaires ne surgissent, que les immobilistes proprement dits se réduiront bientôt à un petit nombre d'aveugles, destitués de toute infiuence sur l'Opinion et la marche des intérêts publics. [FN1: Pour peu qu'ils tardent encore à marcher en avant, les Conservateurs qui gouvernent la France vont bientôt pousser le mal à un tel point, à l'intérieur et à l'extérieur, qu'ils relégitimeront coalplètement l'esprit révolutionnaire. (1847.)]

La Démocratie révolutionnaire, illégitime dans ses voies et moyens négatifs et subversifs, est légitime comme protestation en faveur des droits politiques du peuple, méconnus en principe par les chefs des écoles politiques régnantes, et en faveur de ses droits sociaux d'existence, de liberté et de développement, méconnus en principe et sacrifés en fait dans le Mécanisme social que le parti contraire voudrait immobiliser.

Enfin l'ancien Parti royaliste, qui s'était soustrait longtemps à l'influence du courant démocratique de la Société moderne, représente lui-même un élément très-légitime en soi et très-important dans la vie des Sociétés : celui de la Tradition historique, du lien héréditaire de l'avenir et du passé. Ce parti se compose des descendants des hommes qui ont donné à la France ses limites actuelles, et constitué son indépendance et sa nationalité. Ce parti, élevé dans de louables sentiments de fierté nationale et de grandeur chevaleresque, a gardé en dépôt le principe très-noble de la Fidélité.

Il y a donc, au fond de chaque parti, des sentiments humains, sociaux, légitimes, dont ces partis sont, en réalité, les gardiens. Ce n'est qu'en raison de l'élément de bien qu'il renferme qu'un parti peut avoir du nombre. Les bons éléments, les côtés justes séduisent et passionnent seuls la masse des esprits dans chaque opinion ; car les hommes sont des hommes et non des démons. Les masses vont où elles croient voir le bien : elles peuvent se tromper sur les moyens; mais elles ne font jamais le mal en conscience du mal et pour lui-même.

Il ne s'agit donc pas d'attaquer les sentiments profonds de [49] chaque parti et d'irriter les uns contre les autres les principes et les intérêts enrégimentés sous des drapeaux opposés.

Ce qu'il faut attaquer, ce sont les chefs égoïstes et les organes aveugles qui mènent et exploitent ces partis, s'efforçant de les retenir dans des idées étroites et exclusivos, ot en état d'hostilité, pour les mieux dominer.

En résumé, chaque parti est gardien d'un principe, d'un grand intérêt, ou dépositaire d'une protestation légitime dans ses causes. Et ce n'est pas le triomphe de leur parti considéré dans sa forme exclusive, mais celui du principe qui en fait la base légitime, que les hommes sincères de toutes les opinions doivent poursuivre.

La Démocratie progressive, ou le Parti pacifique et organisatour.

§ XIV. Ralliement général des bons esprits des anciens partis sur le terrain de Démocratie pacifique.

Ce qui caractérise la situation présente et l'état des esprits, c'est avant tout l'abandon général du vieux champ de bataille politique et la décomposition des anciens partis. Mise à part l'opinion communiste qui grandit, le coup d'oeil que nous venons de jeter sur l'état de l'opinion est déjà presque historique, tant les partis extrêmes se sont rapidement usés pendant les dix dernières années.

Comme nous l'avons établi d'après les faits, l'esprit nouveau s'était d'abord porté sur le terrain de la politique. Tant qu'il n'en a pas été maitre sans contestation, la lutte contre les prétentions surannées de l'ancien Régime l'a exclusivement occupé. On avait cru en outre que le terrain politique était le seul où il y eût des réformes à opérer pour que tout allåt bien dans le monde. Un grand désillusionnement devait donc suivre l'expérience. Juillet fut une victoire définitive, et [50] aussi une déception. La conquête politique ne donna que ce qu'elle pouvait donner; le mal restait attaché aux entrailles de la Société, et continuait de plus belle à la dévorer. De là des protestations et des luttes violentes dont le terrain politique était encore le théâtre. Ces luttes agonisent.

Déjà des hommes sincères, les esprits droits, les ceurs généreux, désertent à l'envi le champ des vieilles querelles ; ils se retirent de ces partis moribonds où tout homme dont les idées et les sentiments ont de la valeur étouffe aujourd'hui. Des rangs de l'ancien juste-milieu comme de ceux des diverses oppositions sortent chaque jour des hommes qui sentent, qui proclament même que le temps des discussions stériles est passé, qu'il faut sortir à tout prix des formules vieillies, aborder les questions économiques et sociales, travailler à la prospérité du pays, provoquer l'Association et la fraternité des classes, en régularisant et organisant le Travail ; et l'Association des peuples, en organisant la Paix du monde. Stabilité et Progrès, Paix, Travail, Organisation, conservation des droits acquis, consécration et développement des droits nouveaux : telles sont les formules qui déjà se font entendre de toutes parts. [FN1: La déplorable et honteuse direction donnée dans les dernières années à la politique intérieure et extérieure de la France par les représentants officiels du parti conservateur, en poussant à l'extrême l'abandon de la dignité de la France et des principes de la Révolution, compromet gravement ces tendances et ravive fortement les luttes sur le terrain du pouvoir et de la pure politique. (1847.)]

Si l'activité du pays s'éteint sur le champ de bataille politique, elle renait sur le champ fécond et glorieux du travail social.

Un peuple ne passe point en un jour d'une idée vieillie à une idée jeune, d'un culte accompli à un culle nouveau. Les grandes révolutions n'engrènent l'une dans l'autre que par un temps de transition, d'indifférence, de scepticisme et même de corruption. Mais de ces crises transitoires l'Humanité sort avec une foi plus vive, une espérance plus élevée, une charité plus ardente.

Des débris des anciens partis politiques s'élèvent donc et [51] se dégagent, en foule, des éléments généreux et sages, qui dépouillent peu à peu ce qu'ils avaient d'hostile les uns contre les autres, et qui apportent, dans une sphère supérieure, pour les concilier, les principes divers au nom desquels ils s'étaient aveuglément combattus.

C'est à ces hommes affranchis,--animés de bons sentiments et de bons désirs, que nous avons à ceur de parler. C'est sur ces couches d'alluvion, sur ces terres bien préparées et fertiles qu'il faut verser les semences de l'avenir.

Ces hommes, lassés de ce qui est, réprouvent l'immobilisme et les doctrines matérialistes aux yeux desquelles les destinées de la Démocratie moderne sont accomplies. Ils cherchent une foi nouvelle. Ils ne communient encore que dans les sentiments et les principes généraux de la Démocratie dégagée du principe révolutionnaire, et dans le besoin de remplacer ce qui est faux par des voies et moyens organiques. Ils ont le sentiment de la tâche de notre époque ; ils n'en ont pas encore la Science.

Cet état des esprits se résume dans cette formule répétée aujourd'hui en écho d'un bout de la France à l'autre : la Société ne peut pas rester comme elle est ; il est certain qu'il y a quelque chose à faire.

§ XV. Programme du parti de la Démocratie progressive. - La vraie et la fausse Démocratie.

Voici les vues et les dogmes généraux qu'on peut considérer comme formant le symbole de la foi commune aux hommes qui entrent dans ces voies nouvelles.

A leurs yeux, la vraie Démocratie, c'est la reconnaissance pleine et entière, et l'organisation progressive, intelligente et sincèrement active des droits et des intérêts de tous. Elle con. sacre et consolide les droits acquis; elle proclame la légitimité de tous les droits méconnus et poursuit l'avènement des intérêts qui souffrent encore. La vraie Démocratie, c'est pour [52] eux l'organisation régulière de la paix et du travail, le développement de la richesse générale, la réalisation progressive de l'ordre, de la justice et de la liberté ;-c'est enfin l'organisation libérale et hiérarchique des familles et des classes dans la Commune, des Communes et des Provinces dans la Nation, et l'Association des Peuples dans l'Humanité.

La fausse Démocratie, c'est l'esprit révolutionnaire, l'esprit de jalousie, de haine et de guerre, l'esprit de liberté anarchique, d'égalité violente et envieuse, de patriotisme exclusif et dominateur, ou d'indépendance farouche, incohérente, armée et hostile.

Ils comprennent que la vraie Démocratie unit, organise, rapproche, classe, associe, affranchit et centuple le bien-être et les moyens de développement physique, moral et intellectuel de tous les hommes, de toutes les classes. Ils cherchent la combinaison harmonieuse de toutes les forces. La vraie Démocratie, c'est le développement de l'esprit de fraternité dans l'Unité.

La fausse Démocratie est celle qui divise, renverse, brise, appauvrit, et couvre le sol de ruines. Elle excité les classes les unes contre les autres, et les peuples contre leurs gouvernements; elle irrile les souffrances au profit de l'esprit de sédition; elle provoque et entretient dans la Société la haine de toute supériorité ; elle souffle la défiance systématique, la suspicion et la révolte contre tous les Pouvoirs ; elle invoque enfin le soulèvement général des peuples et les grandes guerres révolutionnaires, comme la seule voie de délivrance des nations et de salut pour l'Humanité. La fausse Démocratie sème l'anarchie et recueille le despotisme.

La Démocratie pacifique, progressive et organisatrice, et la Démocratie turbulente, violente et révolutionnaire, sont les deux termes extrêmes, les deux expressions opposées de l'esprit moderne. L'une de ces traductions résume tout ce qu'il y a de vrai, de pur, de noble, de puissant, d'humain dans les tendances du siècle ; l'autre exprime ce que l'âge moderne contient ou plutôt contenait naguère encore de l'esprit violent et barbare des temps passés. La première se dégage, se développe, s'épanouit au soleil de l'intelligence ; la seconde, qui n'avait été qu'une grande passion temporaire, [53] une grande colère sociale provoquée par de grandes douleurs, de longs méfaits, de profondes misères, s'affaiblit, pâlit et s'éteint chaque jour, - surtout dans ses manifestations politiques,

D'après le sens attaché au mot Démocratie par cette opinion nouvelle, ce mot ne signifie point « Gouvernement de la Société par les classes inférieures ; » il signifie « Gouver» nement et organisation de la société dans l'intérêt de tous, par l'intervention hiérarchique dans chaque fonction d'un nombre de citoyens croissant avec les degrés du développement social. » Le peuple, ce n'est pas une classe, c'est la totalité; et le gouvernement, ce n'est pas l'action aveugle et désordonnée des incapables, c'est l'action intelligente et unitaire des capables - dont l'éducation sociale et l'action gouvernementale doivent tendre sans cesse à augmenter le nombre.

Tels sont les principes généraux, les dogmes communs, les vues acceptées par cette nouvelle Opinion destinée à porter le drapeau pacifique et organisateur de la Démocratie progressive, si l'égoïsme, le matérialisme et l'aveuglement des gouvernants ne la contraignent pas, en désespoir de cause et pour sauver la société qu'ils perdent, à pousser elle-même le cri de révolution et de guerre.

Et si l'on nous demande le nombre des hommes qui déjà appartiennent de fait à cette Opinion en France, nous répondrons : Comptez le nombre de ceux qui acceptent aujourd'hui en France les principes que nous venons de reproduire, et qui les signeraient de leur nom ; --- vous verrez que ce nombre est immense.

Et si l'on nous demande pourquoi cette Opinion si considérable n'exerce point encore une plus grande influence sur les affaires, nous répondrons : C'est parce qu'elle ne s'est pas encore disciplinée, et qu'elle n'a pas encore d'enseignement régulier, de grands Organes. Elle est disséminée; elle se produit dans tous les livres, dans toutes les brochures, dans tous les écrits des hommes intelligents de l'Époque : elle n'a pas encore une tribune suffisamment retentissante. Les anciens journaux, qui ont long-temps vécu de querelles politiques, et qui, comme les puissances vieillios, ne veulent rien oublier et ne [54] peuvent rien apprendro, ne secondent pas ce grand mouvement des esprits ; au contraire, ils le contrarient et le troublent. - C'est pour lui donner son premier Organe quotidien que nous levons aujourd'hui notre pacifique étendard.

II. - DOCTRINES DU JOURNAL LA DÉMOCRATIE PACIFIQUE

Nous avons décrit l'état de la Société et fait connaitre ses besoins ; nous avons décrit l'état de l'Opinion et fait connaitre ses tendances. Il nous reste à dire au lecteur qui nous sommes et ce que nous voulons.

Ce que nous voulons, le lecteur le sait déjà par les développements qui précèdent; car nous avons écrit sous l'inspiration de ces principes politiques et économiques. Nous les résumerons tout-à-l'heure.

Qui nous sommes, nous allons le lui dire avec vérité.

§ I. Qui nous sommes.

Nons sommes des travailleurs obscurs, animés d'un amour sincère de l'Humanité, voyant dans tous les hommes, dans les faibles et les opprimés d'abord, et dans ceux même dont nous attaquons le plus âprement les idées fausses ou la pré. pondérance injuste, des hommes et des frères.

Voués pour la plupart, dès la jeunesse, par une tendance naturelle, à l'étude des questions sociales et politiques, des problèmes dont la solution intéresse le sort de ceux qui souffrent, c'est-à-dire, hélas ! de l'Humanité tout entière ; nous avons acquis, à ces études, des convictions profondes, pleines de promesses et d'espérances fécondes. Nous avons voulu les faire partager à nos concitoyens, à nos semblables, à nos frères, et créer à ces convictions, dans le monde, pour le bien du monde, et par la voix libre et sage de l'intelligence et des expériences progressives, puissance et autorité.

[55]

Nous n'étions ni écrivains, ni journalistes : nous nous sommes faits, pour répandre nos convictions, écrivains et journalistes --- abandonnant sans regret nos carrières pour une vocation que nous croyons utile et sainte.

On nous a traités d'abord d'honnêtes rêveurs et d'utopistes. Nous avons continué nos efforts. Nos premiers succès nous ont valu des attaques de bien des sortes : on ne nous a ménagé ni les accusations, ni les condamnations injustes. Nous avons continué. Nos convictions nous soutenaient; l'amour de l'Humanité nous donnait la vertu de persévérance. Nous savions que nous étions dans la voie de la vérité, de la raison, du bien : nous marchions toujours. Le premier de nos principes, c'est que l'homme est fait pour la vérité et pour le bien: nous étions donc sûrs de gagner progressivement à nos convictions l'estime, la sympathie et l'adhésion des hommes de bonne volonté, des cæurs droits, des esprits sincères qui sont bien plus nombreux qu'on ne le croit.

Nous ne nous sommes pas trompés. Grâce à des dévoùments qui, nous le disons dans la sincérité de notre foi comme nous le croyons, seront un jour récompensés par la reconnaissance de l'Humanité, nos forces se sont assez rapidement accrues.

§ II. Division de nos Travaux par l'accroissement de nos forces. Conception générale de la Destinée humaine.

Les grands renouvellements dans l'ordre de la pensée humaine et du mouvement social se font, dans l'âge moderne, par des livres et des écrits techniques où l'idée nouvelle s'expose sous les formes scientifiques, philosophiques, artistiques ou religieuses qui lui sont propres ; et par des journaux où les principes généraux se développent en prenant pour thèmes les sujets et les intérêts journaliers qui captivent l'attention publique. C'est ainsi que les écrits des philosophes, des poètes et des économistes du siècle dernier et du commence ment de celui-ci ont opéré, concurremment avec les journaux [56] et la tribune, le mouvement aujourd'hui accompli dans l'ordre politique.

Nous avons suivi cette marche naturelle ; nous avons écrit des ouvrages de divers ordres; nous continuons et nous continuerons à en écrire et à provoquer des travaux de fond, propres à renouveler, au point de vue des grands principes de l'Association de l'Humanité, la Science, l’Art, la Philosophie, et à développer la réalisation sociale du Christianisme, c'est-à-dire la Fraternité et l'Unité, buts suprêmes de nos doctrines.

En même temps nous avons travaillé à nous créer, dans le domaine de la publicité active, une tribune sans laquelle nos efforts seraient restés infructueux et nos idées inconnues du public. Nous avons fondé un premier Organe périodique.

Destiné à vulgariser d'abord la Théorie et la Technie de la Science sociale, cet Organe avait primitivement le caractère d'une Revue, exposant aux hommes d'étude et dans le domaine à-peu-près exclusif de la Science pure, les conceptions du grand Génie dans les lumineuses découvertes duquel nous puisons toutes nos forces, CHARLES FOURIER.

Nous avons sur la Destinée de l'Humanité une conception scientifique et générale. Nous croyons que l'Humanité, poussée par le souffle de Dieu, est appelée à réaliser une AssociaTION, de plus en plus forte, des individus, des familles, des classes, des nations et des racés, qui en forment les éléments. Nous croyons que cette grande Association de la famille humaine arrivera à une Unité parfaite, c'est-à-dire à un État Social où l'Ordre résultera naturellement, librement, de l'accord spontané de tous les éléments humains.

Cette vue théorique relève d'une conception générale de la Vie universelle, qui s'applique au passé, au présent et à l'avenir des Sociétés, c'est-à-dire qui contient un ensemble de vues sur l'Histoire, sur la Politique contemporaine [FN1: Le mot Politique est pris ici dans son sens général.] et sur l'Organisation ultérieure des Sociétés.

Notre organe périodique, par sa destination primitive et son caractère de Revue hebdomadaire, traitait tout à la fois ces trois ordres de sujets et plus spécialement le dernier.

Le développement de nos forces a tendu à diminuer cette [57] complication, en divisant les fonctions et en séparant les sujets. La Phalange, en se rapprochant de la quotidienneté, devait naturellement serrer de plus près les questions d'actualité, de pratique et d'Économie sociale, et laisser aux livres et aux brochures spéciales les développements théoriques relatifs aux Formes sociales ultérieures les plus parfaites à notre sens, mais les plus distantes des Formes actuelles. Les questions d'actualité étant seules d'ailleurs en possession de fixer l'attention publique dans un journal d'une périodicité fréquente, offrent les meilleurs thèmes d'enseignement et d'initiation à des principes nouveaux.

Cette marche a imprimé un mouvement favorable à nos idées et à l'opinion. La Phalange est devenue de plus en plus accessible aux intelligences qui ne connaissent pas ou qui ne partagent pas nos doctrines ultérieures. Elle a de plus en plus cessé de paraitre au public un journal fait par des utopistes et destiné à des initiés. Les gens le plus mal prévenus ont commencé eux-mêmes à en goûter, à en approuver la Politique et l'Économie Sociale. Et comme ce ne sont là, après tout, que les applications actuelles de nos principes généraux d'Association, d'Organisation, de Sociabilité, à la solution des problèmes posés par le courant des choses, les esprits qui goûtent ces solutions reconnaissent peu-à-peu la valeur de ces principes et arrivent d'eux-mêmes à en étudier avec sympathie tous les ordres d'application.

§ III. Terrain neutre et indépendant où nous appelons tous les esprits avancés.

Nous avons donc, indépendamment de nos autres travaux, créé par le développement de la Phalange (l'ancienne) un terrain sur lequel toutes les bonnes intelligences, tous les esprits un peu avancés, tous les hommes sincères des différents partis politiques ou philosophiques et des différentes communions religieuses, peuvent nous donner la main, tout en réservant leur foi relativement à des Thories qu'ils ignorent tout-à-fait ou qu'ils n'admettent que dans certaine mesure.

[58]

Plus nous amènerons de monde sur ce terrain, qui sera celui de la Démocratie pacifique, plus vite et mieux nous servirons la grande cause de la Sociabilité humaine, la cause de l'ASSOCIATION, qui est notre but supérieur.

Notre devoir, comme apôtres d'une idée à laquelle nous croyons attachés la prospérité, le salut, la paix, le bonheur de l'Avenir et la liberté de l'Humanité, est donc d'élargir le plus possible ce terrain, d'en rendre l'accès facile à tous les esprits, même et surtout aux esprits encore mal disposés à l'endroit de nos prétendus rêves.

Or, on le dit de toutes parts, ce qui choque ou effarouche le public, ce ne sont pas nos idées et nos principes, – puisque quand nous les appliquons dans les termes du langage commun, aux questions dont le public s'occupe, on les trouve bons et salutaires. Ce qui effarouche et éloigne ce sont des termes techniques, des formules que l'on appelle notre argot scientifique.

Donc, dans l'Organe quotidien où nous voulons parler au grand nombre, à tous, à ceux qu'il s'agit d'arracher aux idées exclusives des partis pour les conquérir à nos larges idées d'Organisation, de Paix générale et d’Association, nous devons nous dépouiller de ces termes et de ces formules qui , pour être à leur place dans des ouvrages spéciaux, dans des articles scientifiques de Revue,[FN1: Nous comptons, quand le succès de notre journal quotidien sera assis , fonder une Revue de la Science Sociale qui traitera plus à fond même que ne pouvait le faire la Phalange dans les trois dernières années, les sujets les plus spéciaux de la Science. - Cette Revue paraît tous les mois, depuis janvier 1845, en cahiers grand in-8°, sous l'ancien titre de LA PHALANGE. (1847).] et même , sauf mesure , dans les articles Variétés d'un journal quotidien sous la rubrique d'une Étude philosophique, littéraire ou sociale, seraient déplacées dans les autres colonnes.

C'est pour cela qu'en amenant, grâce à nos forces acquises et au concours dévoué des partisans nombreux de nos convictions politiques sociales, c'est pour cela qu'en amenant Phalange sur le terrain de la quotidienneté, nous avons voulu prendre un titre qui parût moins spécial et fût plus compréhensif au public.

[59]

§ IV. Raisons du changement de titre de la Phalange.

Ce changement nous a coûté. Nous avions conquis déjà à ce nom de Phalange une place élevée et une estime sincère dans l'opinion de ceux même qui ne partageaient pas toutes les doctrines du journal. Nous avions la joie de voir chaque année apporter à la Phalange un tribut plus considérable de bons témoignages extérieurs, et d'hommages désintéressés , rendus à son esprit de vérité, de justice et d'impartialité sévère, à la sagesse et à la générosité de sa Politique, au sérieux de ses études Sociales.

Mais ce nom , tiré de notre technologie propre, induisait encore beaucoup de personnes en erreur. Beaucoup croyaient encore qu'il fallait être initié aux études et aux doctrines Phalanstériennes pour lire et comprendre un journal appelé la Phalange, et que la réception de cette feuille équivalait à un acte de foi à des Théories dont les ignorants et les malveillants de la presse ont donné à nombre de gens les idées les plus ridicules et les plus fausses.

Le nom de Phalange convenait fort bien d'ailleurs à l'organe qui s'occupait surtout des formes et des lois organiques du système sociétaire ; il pourra être convenablement repris par une Revue consacrée à l'étude spéciale de ces questions ultérieures; mais il ne convenait pas également à ce qu'était devenue la Phalange elle-même, depuis que, paraissant trois fois par semaine, elle s'occupait surtout de développer ses principes au moyen des thèmes de l'actualité.

Il importait donc au succès de nos principes et à l'extension de la sphère de publicité de notre Organe quotidien , dont il faut rendre le rayon le plus grand possible, que cet Organe, destiné à porter à tous la parole de Paix, d’Association , d'Humanité et d'Avenir, ne pût, même à tort, paraître à quelques-uns, par une interprétation rétrécie de son titre , l'Organe d'une secte sociale, d'une petite Église renfermée dans des formules, des termes et des rites particuliers.

C'est pour cela que nous avons dû choisir, pour un journal [60] que nous adressons à lous, un titre pris dans le langage de tous, dans le domaine commun de notre siècle. Nous avons voulu que ce changemeut de titre fût pour le public un avertissement formel que notre journal se pose sur un terrain immédiatement abordable par le bon sens et par l'intelligence, sans préparation doctrinale quelconque, et où tous les hommes d'ordre et de progrès, amis de la liberté de tous et de la justice pour tous, peuvent s'unir à nous.

Ce changement décidé, nous n'avons pas longtemps hésité sur le choix du titre nouveau.

§ V. Raisons du choix du titre de la Democratie pacifque.

Sous l'inspiration des principes les plus incontestés du Christianisme et de la Philosophie, l'esprit humain s'est mis de nos jours en marche au nom des droits de tous, pour conquérir progressivement l'émancipation des faibles, des souffrants et des opprimés, la Paix et l'Association des peuples, pour fonder enfin le règne de Dieu et de sa justice, annoncé il y a dix-huit cents ans par le Christ.

Le caractère de ce grand mouvement de l'esprit moderne, qui prend de jour en jour une conscience plus claire de luimême, se traduit dans la langue de l'époque par le mot de DÉMOCRATIE.

Dans sa haute généralité, dans le sens pacifique, large et organisateur qu'il prend, depuis quelques années surtout, à la tribune nationale où toutes les opinions l'adoptent, et dans les écrits des publicistes les plus sages et les plus avancés qui tous s'y rallient, ce mot est destiné à devenir le mot d'ordre de l'époque, le drapeau du grand mouvement de régénération de l'esprit et des sociétés modernes. Or, nous croyons que nos principes sont destinés à guider ce mouvement: c'est donc à nous à en porter le drapeau.

Le mot de Démocratie est le mot à-la-fois le plus profond , le plus général et le plus puissant qui reste aujourd'hui dans le courant de l'actualité, le seul qui ait un avenir de forte vie dans la publicité active. Combien ne faut-il pas qu'il recèle [61] de puissance pour être respecté par les orateurs et les organes les plus outrés du parti conservateur, malgré l'usage qu'en font encore les partis révolutionnaires! Cette observation est décisive.

Ce mot a été et est donc encore interprété par les partis dans des sens bien différents, souvent faux et dangereux. L'énigme politique et sociale est posée dans les mêmes termes à tous; mais tous ne savent pas résoudre l'énigme, et les solutions fausses emportent avec elles des conséquences fatales.

Plus le mot est puissant sur l'esprit des masses, plus il est destiné à le devenir, plus souverainement il importe à la société qu'on n'en fasse pas accepter aux masses des interprétations désastreuses.

Les partis révolutionnaires font aujourd'hui du mot de Démocratie un drapeau de révolution et de guerre, une arme redoutable, les uns contre l'ordre politique et le gouvernement, les autres contre la propriété et la base de l'ordre social.

Il faut leur arracher des mains cette arme, il faut leur enlever hardiment ce drapeau. L'arme et le drapeau de guerre doivent être changés en instrument et en drapeau de paix, d'organisation et de travail. Or, l'assaut qu'il faut livrer à la Démocratie révolutionnaire est un combat tout intellectuel. A Dieu ne plaise que nous approuvions jamais contre des doctrines quelconques la compression aveugle, les armes matérielles du Pouvoir. C'est par l'intelligence qu'il faut vaincre. Il faut que le peuple soit juge du camp et juge libre. Il faut lui démontrer et le convaincre que ceux qui l'agitent pour une conquête aujourd'hui vaine de droits politiques, l'égarent ou l'exploitent; que les véritables démocrates, les véritables amis du peuple, ne le poussent pas à la révolte et à la guerre, mais lui enseignent ses droits sociaux, en réclament énergiquement la reconnaissance et en poursuivent pacifiquement l'organisation.

Nous seuls aujourd'hui sommes en état de donner cette démonstration et cette conviction au peuple ; parce que, pour cela faire, il faut posséder une idée et un sentiment des droits et de l'avenir du peuple, supérieurs à ceux qu'en ont ces prétendus amis et leurs adversaires politiques.

En somme, c'est parce que nous nous sentons forts que nous nous emparons de vive force du mot de Démocratie, en l'enlevant à ceux qui en font mauvais usage.

[62]

C'est une maneuvre hardie, et c'est en même temps une maneuvre habile; car l'interprétation pacifique et organisatrice que nous donnerons hautement chaque jour à un mot qui passionne tous les cæurs chauds et généreux, qui rallie tous ceux qui aiment fortement le peuple, et qui ébranle les masses, sera un grand service rendu à la société. La société tout entière nous en sera reconnaissante. Les hommes de liberté et d'émancipation, la jeunesse ardente au progrès, les esprits sincèrement démocratiques, qui ne font pas consister la Démocratie dans les haines, suivront notre étendard. Quant aux conservateurs-bornes, nous les contraindrons eux-mêmes à la reconnaissance, en rendant à la cause générale de la Stabilité du corps social ou de l'Ordre un service dont ils seraient bien incapables.[FN1: Les Conservateurs-bornes nous ont convaincu que si nous avons quelque chose à attendre d'eux ce n'est rien moins que de la reconnaissance. (1847).]

Ajoutons enfin, pour achever sur notre titre, que le peuple ne pouvant participer hiérarchiquement tout entier au gouvernement de la société que quand celle-ci aura universalisé l'aisance, développé toutes les capacités et associé tous les intérêts, le mot de Démocratie, même dans le sens direct de son étymologie, dans sens de gouvernement de tous par tous, caractérise l'Etat Social le plus avancé qu'il soit donné à l'humanité d'atteindre et couvre nos idées les plus larges. La plus haute fonction de l'Humanité parvenue à son plus haut état d'Harmonie future, en effet, sera certainement de se gouverner elle-même.

Ce mot pose donc la question du temps, l'émancipation des classes laborieuses ; en même temps il couvre les progrès les plus larges de l'Avenir. — Nous aurions vainement cherché un titre aujourd'hui plus fort et meilleur.

Pour achever l'exposé général des doctrines politiques et économiques de LA DÉMOCRATIE PACIFIQUE, il ne nous reste plus qu'à résumer les principes qui ont inspiré cet écrit. C'est ce que nous allons faire en prenant pour texte les devises inscrites sur notre drapeau, en tête du journal.

[63]

FRATERERNITÉ ET UNITÉ.

Vos omnes fratres estis ,
Ut omnes unum sint.

Au plus haut rang nous avons inscrit ces deux paroles, cos deux révélations du Christ, la FRATERNITÉ et l'UNITÉ, qui sont l'alpha et l'oméga de la Science sociale, la base et le sommet de toute grande politique hmmaine.

« Vous êtes tous des frères, les enfants du même Dieu, les membres de la même famille. » - « Vous devez former UN seul corps , UNE seule åme, un seul esprit, et être un avec Dieu. » Toute la loi, toute la religion, toute la révélation de la politique sociale et de la Destinée de l'humanité, sont résumées dans ces paroles.

Nous avons pris ces paroles dans l'Évangile, parce que c'est l'Évangile qui a révélé au monde les lumineuses et suprêmes Vérités qu'elles renferment, et parce que nous avons voulu faire acte de foi à ces Vérités sociales et religieuses qui sont la base et le sommet du Christianisme lui-même.

Le Christianisme est la grande Religion de l'Humanité. Le Christianisme pourra se développer et se développera certainement encore et toujours. Croire qu'il y aura une autre Religion pour l'Humanité, que celle qui a révélé à l'Humanité sa propre existence, son Unité en elle-même et en Dieu, c'est une illusion. L'Union individuelle et collective des hommes entre eux et leur Union individuelle et collective avec Dieu : il n'y aura jamais pour les hommes de principe religieux plus élevé et autre que celui-là. Or, ce principe est celui du Christianisme. Ainsi au point de vue scientifique de la pure raison humaine, il est certain que le Christianisme, dont la source remonte à la création , restera , avec les développements infinis que comporte son principe, la dernière Religion, et la Religion unique et universelle de l'Humanité.

On a voulu faire dans ce temps-ci des Religions nouvelles. On croyait le Christianisme fini, mort, enterré, et on voulait le remplacer pour que la société ne restât pas sans Religion. L'idée partait d'un bon sentiment, mais elle était erronée.

Le Christianisme n'est pas mort, loin de là : l'esprit du [64] Christianisme n'a jamais été plus vivant, plus répandu, plus généralement incarné dans les intelligences.

L'esprit politique et social moderne dans tout ce qu'il a d'élevé, n'est que le pur esprit du Christ. Voltaire lui-même, Voltaire, quand il poursuivait avec une si sainte et si persévérante colère le génie de la Guerre et des Massacres, quand il criblait des plus redoutables sarcasmes les oppresseurs de toutes sortes, les fausses et injustes supériorités ; quand il réclamait de toute l'énergie de son esprit les droits de l'Humanité; qu'était-il sinon un des plus puissants apôtres du Christ, pénétré et vaincu par l'esprit de ce Christ qu'il railiait?

On a vu le vieux chêne se dépouiller de ses feuilles rougies par l'hiver; on en a vu tomber les rameaux desséchés : et l'on a cru que le chêne séculaire était atteint au cæur, et mourrait. Mais les feuilles jaunies tombaient poussées par des feuilles nouvelles. A chaque saison ses fleurs et ses fruits. Les formes temporaires et vieillies passent et tombent; le fond est impérissable. — Le Christianisme, qui a brisé les chaines des esclaves, et donné aux femmes et aux enfants le premier degré d'initiation à la liberté, n'a encore fait qu'ébaucher sa tâche.

UNITE RELIGIEUSE; --- LIBRE EXAMEN

L'Unité religieuse résume et compose toutes les autres Unités. Nous croyons l'humanité destinée à réaliser toutes les Unités politiques, sociales, industrielles, scientifiques, etc. Mais il est évident qu'elle ne saurait atteindre l'Unité religieuse, synthèse de toutes les autres Unités, qu'en proportion et à mesure du développement et de la réalisation de celles-ci.

S'il est un domaine libre par essence, c'est assurément celui de la conscience. C'est donc par la liberté de conscience, par le libre examen que l'humanité doit arriver à l'Unité religieuse. Une foi non éclairée, aveugle, qui ne repose que sur une obéissance passive de l'esprit, qui ne pénètre ni le sentiment ni la raison, n'est pas une foi religieuse : c'est un grossier et brutal fétichisme. - La Vérité religieuse ne saurait être en contradiction avec les autres Vérités et avec la Raison qui est le Verbe naturel de Dieu en l'homme, la lumière éclairant tout homme venant au monde. C'est donc par le libre [65] examen et par les travaux philosophiques et religieux qui auront pour objet de concilier la Religion avec la Science, que se constituera l'Unité religieuse.

Au reste, où l'Unité importe au premier degré et où elle établit directement son empire, c'est dans le sentiment de l'Amour de l'humanité et de l'Adoration de Dieu. C'est là aussi que, déjà chez tous les hommes vraiment religieux de l'époque, l'Unité se réalise. L'interprétation, les dogmes, les particularités des croyances forment le domaine de la liberté et de la variété, soit que l'on considère toutes les religions ensemble, soit que l'on considère chacune d'elles en particulier. Cela est tellement vrai, que le Catholicisme, la plus rigide des communions religieuses qui aient jamais été, laisse sur des milliers de points varier librement les opinions des fidèles.

Quoi qu'il en soit: la Vérité est une, et l'homme est fait pour la Vérité; il arrivera donc, par la recherche et l'examen, à une Unité religieuse de plus en plus complète et universelle. Le Protestantisme, gardien du principe sacré de la liberté ; le Catholicisme, gardien du principe sacro-saint de la hiérarchie et de l'Unité, et la Philosophie qui procède sur le terrain de la raison pure, sont, dans notre conviction intime, destinés à s'accorder et à s'unir un jour.

LA DÉMOCRATIE PACIFIQUE consacrera, dans une mesure convenable, des articles à ces hautes questions ; et, dans le domaine politique, elle réclamera avec énergie le principe de la liberté absolue de la conscience et de la protection de tous les cultes. Si nous trouvons le Gouvernement actuel engagé, sur cet objet comme sur beaucoup d'autres, dans une voie illibérale et rétrograde, heureusement l'opinion publique et les chambres sont mieux disposées. Cette liberté est acquise ; nous la voulons pour tous, largement, équitablement, et non à la manière des faux libéraux qui la réclament pour avoir le droit de ne croire à rien, ce qui est très-permis ; et qui veulent en même temps que l'autorité civile oblige les prêtres à appliquer les cérémonies de leur culte contrairement aux principes ecclésiastiques, mettant ainsi le Sacerdoce au niveau de la Police.

Dans le domaine de la conscience, tout doit relever de la conscience libre, et rien de la force, fût-ce la force légale.

UNITÉ SOCIALE; --- DROIT AU TRAVAIL

L’unité sociale ne peut être librement consentie et soutenue par toutes les populations que dans un système social qui satisfasse les intérêts de toutes les classes. Les classes propriétaires se sentent intéressées à défendre l'ordre, parce qu'elles ont tout à perdre au désordre et que la Société protège leur droit. Que l'on fasse donc pour le Droit au Travail, qui est la seule Propriété des masses, ce que l'on fait pour le Droit de Propriété du petit nombre ; qu'on le reconnaisse, qu'on le garantisse, qu'on le protège, qu'on l'organise. A cette seule condition seront jetées les bases de l'Unité des classes dans la Nation.

Quant à l'Unité sociale extérieure, elle doit être amenée par la politique d'Association qui voit dans les Etats et les Peuples des personnalités vivantes, ayant chacune sa place au soleil et son droit d'existence libre dans la société des nations. La guerre n’est, aux yeux de cette Politique, qu'un reste de la Barbarie, un déplorable héritage que la multiplication et la régularisation des rapports scientifiques, industriels et commerciaux des peuples, la rapidité et l'extension des communications, les progrès du droit commun et du sentiment religieux ne sauraient laisser subsister plus longtemps au sein de l'Europe policée, savante, industrielle et chrétienne.

Les peuples commencent à comprendre qu'ils ne gagnent rien aux guerres qui ensanglantent le monde, leur PATRIE COMMUNE. L'élément représentatif est pacifique de sa nature; ceux qui paient les frais de la guerre y regardent à deux fois avant de la décider.

Les développements de l'industrie et des relations commerciales ne peuvent pas enchevêtrer les uns dans les autres, comme ils le font rapidement aujourd'hui, les intérêts des peuples, sans paralyser de plus en plus énergiquement la guerre. Les Cabinets se montrent d'ailleurs, de notre temps, très préoccupés de l'amour de la paix. Depuis vingt-cinq ans, nous les avons vus cent fois résoudre par des Conférences générales, par des Congrès et des Conventions diplomatiques, des difficultés qui, aux siècles derniers, eussent allumé des conflagrations européennes.

[67]

La guerre ne sera définitivement anéantie que le jour où les Puissances, développant le procédé diplomatique actuel des grandes Conférences et des Congrès, auront régularisé le système du Concert européen, en faisant du Congrès des Puissances une Institution permanente, chargée de fixer le droit commun, de régler toutes les relations générales, d'opérer l'association des grands intérêts internationaux ou intercontinentaux, ou de déterminer des transactions, dans tous les cas qui, aux époques antérieures, eussent provoqué des guerres.

Cette institution souveraine sera la création du xixe siècle. Elle existe déjà en fait ; il ne s'agit plus que de la régulariser: elle a pour elle le courant des intérêts et le courant des idées.

La France a le plus haut intérêt à se mettre elle-même en tête de ce mouvement, à prendre l'initiative dans l’æuvre de l'Organisation de la Paix du monde. Tel est le but qui détermine la véritable lâche européenne de la France, c'est-à-dire sa Politique extérieure. Ce rôle libérateur et social lui est dicté par ses antécédents glorieux et son noble caractère. La France doit marcher en tête de colonne sur la voie de l'émancipation des peuples et des Destinées de l'Humanité. La France doit faire et organiser la Paix en Europe, et non la subir. Ses humiliations et sa faiblesse momenianée n'ont d'autre cause qu'un abandon momentané de cette Politique pleine de puissance et de grandeur.

LA DÉMOCRATIE PACIFIQUE représentera cette forte et glorieuse Politique de paix, de justice et d'humanité, bien accueillie en France et chez toutes les nations où se développe l'esprit nouveau. Il est donc à désirer qu'elle remplace bientôt à l'étranger ces feuilles inintelligentes et brouillonnes qui cherchent continuellement querelle à toute l'Europe et dont le Chauvinisme est aussi nuisible aux intérêts extérieurs de notre pays que la Politique passive et honteuse qui abaisse et humilie aujourd'hui la France. Ces mauvaises feuilles ne font que créer ou entretenir chez nos voisins, contre nous, des sentiments d'hostilité et de haine qui ne sont plus de notre siècle et qui sont la plus grande cause de notre faiblesse actuelle. La France , toute-puissante en Europe pour le bien, a les mains liées pour le mal. Si elle marche dans la voie pacifique et généreuse de sa Destinée vraiment[68] humanitaire, elle sera grande et glorieuse entre toutes les nations, Si elle se laisse entraîner à des pensées arriérées, à des vues de conquête, ou si elle croupit plus long-temps dans une inaction honteuse, elle trouvera bien vite la pente fatale de sa décadence.

LA DEMOCRATIE PACIFIQUE, JOURNAL DES INTÉRÊTS DES GOUVERNEMENTS ET DES PEUPLES,

Nous ne partageons poirt les préjugés systématiques répandus contre les Gouvernements. Nous ne définissons point les gouvernements comme le faisaient les Economistes et les Publicistes des quinze années de la Restauration : « Des ulcères qu'il faut s'attacher à réduire autant que possible. » Nous ne croyons point que les Gouvernements soient, nécessairement et à priori, les ennemis des Peuples.

Les Gouvernements sont soumis à l'erreur. S'il y a dans la Société contre eux des préjugés absurdes et injustes, ils sont fort sujets eux-mêmes à nourrir de funestes préjugés. Ils se trompent souvent; ils font souvent fausse route. On doit les surveiller et les critiquer sévèrement quand ils s'égarent. L'appréciation que nous avons faite plus haut des hommes qui ont aujourd'hui le pouvoir en France, montre assez que notre intention n'est pas d'être infidèles à ce devoir.

Mais nous croyons que les intérêts des Peuples et des Gouvernements sont identiques au fond. L'erreur seule les divise. Prenons tout de suite l'exemple du Monarque qui soulève les plus violents préjugés parmi nous, le Czar de Russie. A Dieu ne plaise que nous approuvions la politique de l'Autocrate russe! A Dieu ne plaise que nous conseillions à la France une Alliance intime et de premier degré avec la Russie! Mais croit-on qu'il y ait dans tout l'Empire moscovite un seul homme qui aime mieux la Russie que le Czar? Croit-on qu'il y en ait un seul qui sente plus fortement incarné en lui l'Esprit russe, la Nationalité russe, la Personnalité slave? qui soit plus dévoué à la gloire, à la puissance, à la prospérité de cette grande Race et à sa destinée telle qu'il la conçoit? Pour nous, nous ne le pensons pas.

Y a-t-il dans toute l'Allemagne un homme en qui vive plus [69] fortement que chez le Roi de Prusse le sentiment de l'unité allemande ? Nous ne le pensons pas davantage. Croit-on que le prince de Metternich ne fait pas ce qui, d'après ses idées, est le plus conforme aux intérêts réels, à la prospérité véritable des populations qu'il gouverne depuis de si longues années ? Enfin, quel homme de bonne foi, aussi hostile qu'il puisse être, oserait imaginer que si Louis-Philippe avait dans la main un moyen infaillible de faire le bonheur du peuple français, que s'il n'avait qu'à ouvrir la main pour lâcher sur le pays la richesse générale et la liberté la plus grande, avec l'ordre le plus parfait ; quel homme oserait imaginer que Louis-Philippe tiendrait la main fermée ? Louis-Philippe n'est que Roi aujourd'hui , et le métier de Roi, par le temps qui court , est souvent dur ; il en sait quelque chose. Eh bien ! dans l'hypothèse que nous faisons, Louis-Philippe ne serait plus seulement le roi des Français, il en serait l’Idole et le Dieu. Quelle plus solide base que l'amour des peuples pour asseoir une dynastie nouvelle ?

En général, un Monarque est l'homme de son royaume le plus intéressé à la prospérité, à la gloire, à la grandeur et au bonheur du royaume. Est-ce une raison pour qu'il sache toujours faire ce bonheur ? Malheureusement non. Mais il n'en résulte pas moins qu'il s'agit beaucoup plutôt d'éclairer et de pousser en avant les gouvernements que de les culbuter.

Pour nous, nous ne nous posons point en pourfendeurs des Gouvernements et des Rois. Nous nous posons en amis des Peuples d'abord, en amis des gouvernements ensuite : ce qui ne nous impose nullement l'obligation d'admirer tout ce que font les Gouvernements, ni même tout ce que peuvent faire les Peuples.

La forme Constitutionnelle, avec un Monarque héréditaire et une Chambre élective, nous paraît plus avancée, plus parfaite et plus solide que toutes les autres formes de Gouvernement, --- y compris la forme républicaine. Mais nous ne croyons point, comme certaine École politique, parce que nous possédons un Gouvernement constitutionnel, qu'il ne puisse y avoir trève ni paix en Europe, tant que les autres Peuples ne seront point rangés à la forme que nous avons conquise. Laissons aux autres Peuples le soin de se donner eux-mêmes les formes qui leur conviennent. Leur indépendance et leur dignité y sont intéressécs; et les Nations ne [70] voient pas d'un bon oeil, en général, que leurs voisines se mêlent trop de leurs affaires intérieures.

Nous pensons donc qu'il faut vivre en paix avec les Monarchies et les Républiques, tant que les unes et les autres nous traitent avec justice et ne nous cherchent point querelle. Les Monarchies absolues nous craignent plus que nous ne les craignons. -Nous avons à nous corriger de notre humeur conquérante et agressive, – ceci , bien entendu , n'étant point dit pour le Ministère actuel, et si nous voulons être respectés dans notre liberté et dans notre dignité, apprenons à respecter un peu plus la liberté et la dignité des autres.

Nous avons vaincu l'Europe ; l'Europe nous a vaincus : mais nous étions seuls contre tous. C'est donc encore en notre faveur qu'est la tombée de balance de la gloire militaire. Tenons-nous-en là; ne cherchons pas à refaire l'Empire. Nous n'avons plus l'Empereur, ni ses motifs, ni ses excuses. Tâchons maintenant de vaincre l'Europe dans les luttes glorieuses de l'intelligence, de l'industrie et des arts; tâchons de marcher encore à la tête de l'Europe, mais dans la voie féconde du bonheur, de l'association et de la liberté du monde.

C'est parce que tels sont nos sentiments et nos principes que nous avons donné à LA DÉMOCRATIE PACIFIQUE le titre de journal des intérêts des Gouvernements et des Peuples.

LA DÉMOCRATIE PACIFIQUE EST MONARCHIQUE.

On avait attribué beaucoup trop de valeur aux Réformes gouvernementales. C'est prouvé. Nous avons fait les expériences. La Révolution de Juillet a mis le parti libéral et constitutionnel lui-même à la tête du gouvernement constitutionnel. Avons-nous tout ce que nous attendions? Loin de là.

Nous avons la forme de gouvernement la plus perfectionnée qui soit encore. Nous y tenons, et nous avons raison : mais c'est plus à cause de sa valeur théorique que pour la grandeur de ses bienfaits pratiques ; c'est, surtout, parce que nous sommes las, et à bon droit, des Réformes, des Révolutions, des grandes aventures politiques, et que nous avons appris à les juger à leur valeur.

[71]

Nous sommes, à tout prendre, parmi les grands peuples, cesui où il y a, et de beaucoup, la plus forte somme de liberté et d'égalité. Mais cela tient plus encore à nos meurs et à notre génie qu'à nos formes politiques.

La Prusse, moins libre que la France sous plusieurs points importants, est mieux gouvernée par un Roi absolu que nous par nos Ministres et nos Chambres. Il n'y a pas de peuple qui marche plus vite dans la carrière du progrés que la Russie, tirée de la plus profonde barbarie, en moins de cent ans, par le gouvernement de ses Autocrates. L'Angleterre, la vieille terre classique du constitutionalisme et de la liberté politique en Europe, est la nation où le sort des masses est le plus lamentable. Enfin nous ne changerions certes pas notre état politique et social contre celui des Républiques du nord et du sud de l'Amérique, où les possesseurs manquent pourtant encore aux terres les plus fertiles.

En présence de ces faits et de nos propres expériences, il est bien difficile à des hommes de bon sens d'attacher une valeur sans bornes aux formes politiques.

Gardons ce que nous avons conquis; ne souffrons pas qu'on revionne sur des libertés que nous avons bien payées ; songeons à les étendre progressivement, à améliorer le mécanisme de nos institutions et surtout à nous en servir pour la bonne administration du pays, et pour opérer graduellement l'émancipation industrielle et sociale de tous les êtres qui souffrent et gémissent encore à l'ombre de nos trophées politiques. Mais gardons-nous bien de recommencer des révolutions et des guerres, pour courir après des formes décevantes et installer quelque système de république.

C'est un préjugé grossier que de croire la monarchie constitutionnelle incompatible avec le principe démocratique.

Un gouvernement constitutionnel suit toujours la loi de l'opinion et des forces effectives d'un pays. L'Angleterre est aristocratique de fait. Son gouvernement monarchique n'est que l'instrument unitaire de son aristocratie. Que les idées, les mœurs, et les institutions démocratiques se développent de plus en plus en France, et notre Monarchie constitutionnelle sera de plus en plus l'instrument de la pensée démocratique de la France.

Faisons donc des idées, faisons donc une grande opinion publique : et notre machine constitutionnelle, mue par une [72] grande impulsion nationale, moudra bientôt le bon grain que lui confiera la nation.

Si la France eût été républicaine de principes, de mæurs et de traditions; si elle eùt, en 1830, constitué une képublique, et que la forme républicaine fût aujourd'hui le moyen d'ordre et de gouvernement de la France, nous dirions : Conservons notre Gouvernement républicain , et servons-nous-en pour bien gouverner la France. C'est précisément ce que nous disons de la forme constitutionnelle que la France a prise.

Au reste, loin que la Monarchie soit contraire en elle-même à l'élément démocratique, – il ne faut pas l'oublier, c'est sous la protection de la Monarchie que l'élément démocratique a grandi historiquement en France : c'est à l'alliance des Communes et de la Royauté contre la Féodalité qu'est dû, en grande partie, l'affaiblissement graduel et, par suite, le renversement définitif du système féodal.

Le Féodalité nouvelle pèse aujourd'hui déjà, nous l'avons vu, sur la Royauté aussi bien que sur la Bourgeoisie et sur le Peuple.

C'est le cas d'une nouvelle alliance, et, cette fois du moins, la victoire ne sera pas sanglante et tournera à l'avantage des vaincus eux-mêmes.

UNITE POLITIQUE; --- ÉLECTION

L'unité du peuple et de son gouvernement est l'expression du but supérieur que la politique doit atteindre.

Tant que les intérêts sont en guerre dans la Société, les opinions et les classes ne sauraient s'entendre. Il n'est mécanisme électoral, ni suffrage universel qui puisse faire sortir du chaos l'accord et l'harmonie.

L'Unité sociale, l'Association des diverses classes, est donc la condition sine qua non de l'Unité politique.

Il y a, sur la question du droit politique, de la participation électorale au gouvernement de l'État, deux Ecoles diamétralement opposées et également fausses.

L'École matérialiste, elle, a pour chef M. Guizot et M. Thiers. Les hommes de cette école ne reconnaissent pas les droits [73] politiques à priori. Ils ne reconnaissent d'autres droits que ceux que la loi octroie. Les droits pour eux se fabriquent à la Chambre. Il y a pour eux un pays légal et un pays extra-légal.

L'autre École est celle des idéologues politiques. De ce que les droits des citoyens sont à priori égaux, quelles que soient les positions, la fortune et la capacité de ceux-ci, les hommes de cette École veulent que l'on appelle également et immédiatement tout le monde au gouvernement de la Société.

Les uns nient le droit et n'admettent que le fait : les autres, sans tenir compte des choses, du milieu, du fait, ne veulent pas de transition, ni de mesure dans l'exercice du droit.

Nous disons que les deux Écoles ont également tort; en effet :

Un homme meurt en laissant des enfants en bas âge. Les enfants héritent; le droit de propriété les saisit à la mort du père ; on ne refuse par de reconnaître leur droit; mais on leur refuse avec raison la jouissance, l'exercice du droit avant l'àge où ils en feraient bon usage. On les met en tutelle.

C'est ainsi qu'il faut raisonner à l'égard des droits politiques des masses. Tout membre de l'unité nationale est, en naissant, saisi par le droit commun; mais on ne doit investir les citoyens de la jouissance du droit commun relatif au gouvernement de la Société qu'au fur et à mesure qu'ils acquièrent compétence et capacité suffisante pour manier sans péril un droit aussi élevé et aussi redoutable.

Cette doctrine ne déshérite pas les masses de leurs droits, comme le font les matérialistes politiques; elle en ajourne simplement l'exercice. Mais, en même temps qu'elle justifie cet ajournement et cette mise en tutelle, elle fait peser une responsabilité immense sur les tuteurs, elle les charge du devoir, grave au premier chef, de bonne gestion des intérêts des mineurs; enfin, elle les met solennellement en demeure de hâter, de tous leurs efforts, le développement de la capacité des mineurs, et l'avènement de ceux-ci à la compétence et à la jouissance de leurs droits.

Que si les tuteurs gèrent avec égoïsme, si leur gestion est infidèle, si même ils compromettent, par une coupable insouciance, se jouant des droits de ceux-ci , les intérêts des mineurs ; si les mineurs, poussés à bout, se révoltent contre leurs tuteurs, les chassent ou les brisent : les tuteurs ne [74] doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes de la catastrophe. Une révolution est toujours un grand malheur: mais il est des malheurs provoqués, justifiés et mérités. C'est aux Tuteurs du peuple à y prendre garde.

En conséquence de ces principes, on nous trouvera peu partisans du Suffrage universel direct immédiat, mais trèsdisposés à appuyer des combinaisons qui introduiraient plus d'intelligence, de capacité, et en même temps plus de liberté, de vérité et d'ordre dans notre très-vicieux Système électoral.

Conclusion

Nous sommes au terme de l'exposition des principes généraux de LA DÉMOCRATIE PACIFIQUE , et principalement de ses vues sur la Politique et l'Économie sociale.

Les autres devises qui se lisent en tête de notre feuille, celles qui indiquent le but à atteindre, les objets à réaliser, telles que : Progrès social sans révolution ; Richesse générale; Réalisation de l'ordre, de la justice et de la liberté; et celles qui précisent les moyens : Organisation de l'industrie; Association volontaire du capital, du travail et du talent, n’exigent aucun développement nouveau à la fin de ce Manifeste où les principes qu'elles expriment ont été expliqués autant qu'il convient dans un écrit de ce genre.

Le lecteur nous connaît assez maintenant et connaît assez nos doctrines pour juger du degré de sympathie et de concours qu'il doit leur accorder. Notre Cause est la Cause de Dieu et de l'Humanité ; notre Drapeau celui de la Justice, de la Paix du monde et de l'Association des Peuples. Que les esprits et les cæurs qui se sentent embrasés par cette Cause sainte s'enrôlent avec nous sous le Drapeau libérateur !

FIN DE MANIFESTE