MICHEL DE MONTAIGNE,
Essais de Michel seigneur de Montaigne. Cinquiesme edition (1588, Bordeaux copy)

Michel de Montaigne (1533-1592)

[Created: 7 October, 2024]
[Updated: 7 October, 2024]
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Michel de Montaigne, Essais de Michel seigneur de Montaigne. Cinquiesme edition, augmentée d'un troisiesme livre : et de six cens additions aux deux premiers (Paris: Abel L'Angelier, 1588). Exemplaire de Bordeaux.http://davidmhart.com/liberty/OtherLiberals/Montaigne/1588-Essais/index.html

Michel de Montaigne, Essais de Michel seigneur de Montaigne. Cinquiesme edition, augmentée d'un troisiesme livre : et de six cens additions aux deux premiers (Paris: Abel L'Angelier, 1588). Exemplaire de Bordeaux.

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Table of Contents

 

 


 

[b]

Au Lecteur

C'est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis: à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me presanterois en une marche estudiée. Je veus qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si j'eusse esté entre ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre: ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cens quatre vingts.

ESSAIS DE MICHEL DE MONTAGNE

LIVRE PREMIERE

[1]

Chap. I
Par Divers Moyens On Arrive à Pareille Fin

La plus commune façon d'amollir les coeurs de ceux qu'on a offensez, lors qu'ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c'est de les esmouvoir par submission à commiseration et à pitié. Toutesfois la braverie, et la constance, moyens tous contraires, ont quelquefois servi à ce mesme effect. Edouard, prince de Galles, celuy qui regenta si long temps nostre Guienne, personnage, duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant esté bien fort offencé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut estre arresté par les cris du peuple, et des femmes, et enfans abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, et se jettans à ses pieds, jusqu'à ce que passant tousjours outre dans la ville, il apperceut trois gentils-hommes François, qui d'une hardiesse incroyable soustenoyent seuls l'effort de son armée victorieuse. La consideration et le respect d'une si notable vertu reboucha premierement la pointe de sa cholere: et commença par ces trois, à faire misericorde à tous les autres habitans de la ville. Scanderberch, prince de l' Epire, suyvant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essayé, par [1v] toute espece d'humilité et de supplication, de l'appaiser, se resolut à toute extrémité de l'attendre l'espée au poing. Cette sienne resolution arresta sus bout la furie de son maistre,qui, pour luy avoir veu prendre un si honorable party, le receut en grace. Cet exemple pourra souffrir autre interpretation de ceux qui n'auront leu la prodigieuse force et vaillance de ce prince là. L' Empereur Conrad troisiesme, ayant assiegé Guelphe, duc de Bavieres, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et laches satisfactions qu'on luy offrit, que de permettre seulement aux gentils-femmes qui estoyent assiegées avec le Duc, de sortir, leur honneur sauve, à pied, avec ce qu'elles pourroyent emporter sur elles. Elles d'un coeur magnanime s'aviserent de charger sur leurs espaules leurs maris, leurs enfans et le Duc mesme. L' Empereur print si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'aise, et amortit toute cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale, qu'il avoit portée contre ce Duc, et dés lors en avant le traita humainement luy et les siens. L'un et l'autre de ces deux moyens m'emporteroit aysement. Car j'ay une merveilleuse lascheté vers la misericorde et la mansuetude. Tant y a qu'à mon advis, je serois pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu'à l'estimation: si est la pitié passion vitieuse aux Stoïques : ils veulent qu'on secoure les affligez, mais non pas qu'on flechisse et compatisse avec eux. Or ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on voit ces ames assaillies et essayées par ces deux moyens, en soustenir l'un sans s'esbranler, et courber sous l'autre. Il se peut dire, que de rompre son coeur à la commiseration, c'est l'effect de la facilité, débonnaireté, et mollesse, d'où il advient que les natures plus foibles, comme celles des femmes, des enfans, et du vulgaire y sont plus subjettes; mais ayant eu à desdaing les larmes et les prières, de se rendre à la seule reverence de la saincte image de la [2] vertu, que c'est l'effect d'une ame forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur masle, et obstinée. Toutesfois és ames moins genereuses, l'estonnement et l'admiration peuvent faire naistre un pareil effect. Tesmoin le peuple Thebain: lequel ayant mis en justice d'accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avoit esté prescrit et preordonné, absolut à toutes peines Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objections, et n'employoit à se garantir que requestes et supplications; et, au contraire, Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par luy faites, et à les reprocher au peuple, d'une façon fiere et arrogante, il n'eut pas le coeur de prendre seulement les balotes en main; et se departit l'assemblée, louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. Dionysius le vieil, apres des longueurs et difficultez extremes, ayant prins la ville de Rege, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l'avoit si obstineement defendue, voulut en tirer untragique exemple de vengeance. Il luy dict premierement comment, le jour avant, il avoit faict noyer son fils et tous ceux de sa parenté. A quoi Phyton respondit seulement, qu'ils en estoient d'un jour plus heureux que luy. Apres il le fit despouiller et saisir à des bourreaux et le trainer par la ville en le foitant tres ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de felonnes paroles et contumelieuses. Mais il eut le courage tousjours constant, sans se perdre; et, d'un visage ferme, alloit au contraire ramentevant à haute voix l'honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n'avoir voulu rendre son païs entre les mains d'un tyran; le menaçant d'une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu'au lieu de s'animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef et de son triomphe, elle alloit s'amollissant par l'estonnement d'une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner, estant à mesme d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergens, feit cesser ce martyre, et à cachettes l'envoya noyer en la mer. Certes, c'est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme. Il est malaisé d'y fonder jugement constant et uniforme. Voyla Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la faute publique, et ne requeroit autre grace que d'en porter seul la peine. Et l'hoste de Sylla ayant usé en la ville de Peruse de semblable vertu, n'y gaigna rien, ny pour soy ny pour les autres. Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardy des hommes et si gratieux aux vaincus, Alexandre, forçant apres beaucoup de grandes difficultez, la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avoit, pendant ce siege, senty des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecées, tout couvert de sang et de playes, combatant encores au milieu de plusieurs Macedoniens, qui le chamailloient de toutes parts; et luy dict, tout piqué d'une si chere victoire, car entre autres dommages, il avoit receu deux [2v] fresches blessures sur sa personne: Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis; fais estat qu'il te faut souffrir toutes les sortes de tourmens qui se pourront inventer contre un captif. L'autre, d'une mine non seulement asseurée, mais rogue et altiere, se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre, voyant son fier et obstiné silence: A-il flechi un genouil? lui est-il eschappé quelque voix suppliante? Vrayment je vainqueray ta taciturnité; et si je n'en puis arracher parole, j'en arracheray au moins du gemissement. Et tournant sa cholere en rage, commanda qu'on luy perçast les talons, et le fit ainsi trainer tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'une charrette. Seroit-ce que la hardiesse luy fut si commune que, pour ne l'admirerpoint, il la respectast moins? Ou qu'il l'estimast si proprement sienne qu'en cette hauteur il ne peust souffrir de la veoir en un autre sans le despit d'une passion envieuse, ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere fust incapable d'opposition? De vrai, si elle eust receu la bride, il est à croire qu'en la prinse et desolation de la ville de Thebes elle l'eust receue, à veoir cruellement mettre au fil de l'espée tant de vaillans hommes perdus et n'ayans plus moyen de desfense publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut veu ny fuiant ny demandant merci, au rebours cerchans, qui ça, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux, les provoquant à les faire mourir d'une mort honorable. Nul ne fut veu si abatu de blessures qui n'essaiast en son dernier soupir de se venger encores, et à tout les armes du desespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemi. Si ne trouva l'affliction de leur vertu aucune pitié, et ne suffit la longueur d'un jour à assouvir sa vengeance. Dura ce carnage jusques à la derniere goute de sang qui se trouva espandable, et ne s'arresta que aux personnes desarmées, vieillards, femmes et enfans, pour en tirer trente mille esclaves.

Chap. II
De la Tristesse

Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ny l'estime, quoy que le monde ayt prins, comme à prix faict, de l'honorer de faveur particuliere. ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience: sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c'est une qualité tousjours nuisible, tousjours folle, et, comme tousjours couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages. Mais le conte dit, que Psammenitus, Roy d' Egypte, ayant esté deffait et pris par Cambisez, Roy de Perse, voyant passer devant luy sa fille prisonniere habillée en servante, qu'on envoyoit puiser de l'eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre: et voyant encore tantost qu'on menoit son fils à la mort, se maintint en ceste mesme contenance; mais qu'ayant apperçeu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste, et mener un dueil extreme. Cecy se pourroit apparier à ce qu'on vid dernierement d'un Prince des nostres, qui, ayant ouy à Trante, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et bien tost apres d'un puisné, sa [3] seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d'une constance exemplaire, comme quelques jours apres un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et, quittant sa resolution, s'abandonna au dueil et auxregrets, en maniere qu'aucuns en prindrent argument, qu'il n'avoit esté touché au vif que de cette derniere secousse. Mais à la vérité ce fut, qu'estant d'ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres de la patience. Il s'en pourroit (di-je) autant juger de nostre histoire, n'estoit qu'elle adjouste que Cambises s'enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu au malheur de son fils et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy d'un de ses amis: C'est, respondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer. A l'aventure reviendroit à ce propos l'invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistans, selon les degrez de l'interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au pere de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit representer ce degré de dueil. Voyla pourquoy les poetes feignent cette misérable mere Niobé, ayant perdu premierement sept fils, et puis de suite autant de filles, sur-chargée de pertes, avoir esté en fin transmuée en rochier,

Diriguisse malis,

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre portée. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute l'ame, et lui empescher la liberté de ses actions: comme il nous advient à la chaude alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de tous mouvemens, de façon que l'ame se relaschant apres [3v] aux larmes et aux plaintes, semble se desprendre, se demesler et se mettre plus au large, et à son aise,

Et via vix tandem voci laxata dolore est.

En la guerre que le Roy Ferdinand fit contre la veufve de Jean, Roy de Hongrie, autour de Bude, Raïsciac, capitaine Allemand, voïant raporter le corps d'un homme de cheval, à qui chacun avoit veu excessivement bien faire en la meslée, le plaignoit d'une plainte commune; mais curieux avec les autres de reconnoistre qui il estoit, apres qu'on l'eut desarmé, trouva que c'estoit son fils. Et, parmi les larmes publicques, luy seul se tint sans espandre ny vois ny pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le regardant fixement, jusques à ce que l'effort de la tristessevenant à glacer ses esprits vitaux, le porta en cet estat roide mort par terre.

Chi puo dir com'egli arde é in picciol fuoco,

disent les amoureux, qui veulent representer une passion insupportable:

misero quod omnes
Eripit sensus mihi. Nam simul te,
Lesbia, aspexi, nihil est super mi
Quod loquar amens.
Lingua sed torpet, tenuis sub artus
Flamma dimanat, sonitu suopte
Tinniunt aures, gemina teguntur
Lumina nocte.

Aussi n'est ce pas en la vive et plus cuysante chaleur de l'accés que nous sommes propres à desployer nos plaintes et nos persuasions: l'ame est lors aggravée de profondes pensées, et le corps abbatu et languissant d'amour. Et de là s'engendre par fois la défaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d'une ardeur extreme, au giron mesme de la jouyssance. Toutes passions qui se laissent gouster et digerer, ne sont que mediocres.

Curae leves loquuntur, ingentes stupent.

La surprise d'un plaisir inespéré nous estonne de mesme,

Ut me conspexit venientem, et Troïa circum
Arma amens vidit, magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,
Labitur, et longo vix tandem tempore fatur.

Outre la femme Romaine, qui mourut surprise d'aise de voir son fils revenu de la route de Cannes, Sophocles et Denis le Tyran, qui trespasserent d'aise, et Talva qui mourut en [4] Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le Senat de Rome luy avoit decernez, nous tenons en nostre siècle que le Pape Leon dixiesme, ayant esté adverty de la prinse de Milan, qu'il avoit extremement souhaitée, entra en tel excez de joye, que la fievre l'en print et en mourut. Et pour un plus notable tesmoignage de l'imbécilité humaine, il a esté remarqué par les anciens que Diodorus le Dialecticien mourut sur le champ espris d'une extreme passion de honte, pour en son eschole et en public ne se pouvoir desvelopper d'un argument qu'on luy avoit faict. Je suis peu en prise de ces violentes passions. J'ay l'apprehension naturellement dure; et l'encrouste et espessis tous les jours par discours.

Chap. III.
Nos Affections S'emportent au delà de Nous

Ceux qui accusent les hommes d'aller tousjours béant apres les choses futures, et nous aprennent à nous saisir des biens presens, et nous rassoir en ceux-là, comme n'ayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s'ils osent appeler erreur chose à quoy nature mesme nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d'autres, cette imagination fausse, plus jalouse de nostre action que de nostre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, le desir, l'esperance nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius. Ce grand precepte est souvent allegué en Platon : Fay ton faict et te cognoy. Chascun de ces membres enveloppe generallement tout nostre devoir, et semblablement enveloppe son compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est et ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l'estranger faict pour le sien: s'ayme et se cultive avant toute autre chose: refuse les occupations superflues et les pensées et propositions inutiles. Ut stultitia etsi adeptaest quod concupivit nunquam se tamen satis consecutam putat: sic sapientia semper eo contenta est quod adest, neque eam unquam sui poenitet. Epicurus dispense son sage de la prevoyance et sollicitude de l'advenir. Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinées apres leur mort. Ils sont compaignons, si non maistres des loix: ce que la Justice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle l'ayt sur leur reputation, et biens de leurs successeurs: choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui [4v] apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observée, et desirable à tous bons princes qui ont à se plaindre de ce qu'on traitte la memoire des meschants comme la leur. Nous devons la subjection et l'obeissance egalement à tous Rois, car elle regarde leur office: mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la devons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de celer leurs vices, d'aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la Justice et à nostre liberté l'expression de noz vrays ressentiments, et nommement de refuser aux bons subjects la gloire d'avoir reveremment et fidellement servi un maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cognues: frustrant la postérité d'un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privée espousent iniquement la memoire d'un prince meslouable, font justice particuliere aux despends de la Justice publique. Tite Live dict vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté est tousjours plein de folles ostentations et vains tesmoignages: chacun eslevant indifferemment son Roy à l'extreme ligne de valeur et grandeur souveraine. On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats qui respondirent à Neron à sa barbe. L'un, enquis de luy pourquoy il luy vouloit mal: Je t'aimoy quand tu le valois, mais depuis que tu es venu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, je te hay comme tu merites. L'autre, pourquoy il le vouloit tuer: Par ce que je ne trouve autre remede à tes continuelles meschancetez. Mais les publics et universels tesmoignages qui apres sa mort ont esté rendus, et le seront à tout jamais de ses tiranniques et vilains desportements, qui de sain entendement les peut reprouver? Il me desplaist qu'en une si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslée une si feinte ceremonie. A la mort des Roys tous les confederezet voysins, tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle mesle, se descoupoient le front pour tesmoignage de dueil et disoient en leurs cris et lamentations que celuy-là, quel qu'il eust esté, estoit le meilleur Roy de tous les leurs: attribuants au reng le los qui appartenoit au merite, et qui appartenoit au premier merite au postreme et dernier reng. Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert sur le mot de Solon que nul avant sa mort ne peut estre dict heureux, si celuy-là mesme qui a vescu et qui est mort selon ordre, peut estre dict heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist: mais estant hors de l'estre, nous n'avons aucune communication avec ce qui est. Et seroit meilleur de dire à Solon, que jamais homme n'est donq heureux, puis qu'il ne l'est qu'apres qu'il n'est plus.

Quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, et ejicit:
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec removet satis à projecto corpore sese, et
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Rancon, pres du Puy en Auvergne . Les assiegez s'estant rendus apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d' Alviane, General de l'armée des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant à estre raporté à Venise par le Veronois, terre ennemie, la pluspart de ceux de l'armée estoient d'avis, qu'on demandast saufconduit pour le passage à ceux de Verone . Mais Theodore Trivolce y contredit; et choisit plustost de le passer par vive force, au hazard du combat: N'estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n'avoit jamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les craindre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques, celuy qui demandoit à l'ennemy un corps pour l'inhumer, renonçoit à la victoire, et ne luy estoit plus loisible d'en dresser trophée. A celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l'avantage qu'il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens . Et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Baeotiens . Ces traits se pourroient trouver estranges, s'il n'estoit receu de tout temps, non seulement d'estendre le soing que nous avons de nous au delàcette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing que je m'y estende. Edouard [5] premier, Roy d' Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre luy et Robert, Roy d' Escosse, combien sa presence donnoit d'advantage à ses affaires, rapportant tousjours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne, mourant, obligea son fils par solennel serment à ce qu'estant trespassé, il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'avec les os, laquelle il fit enterrer; et quant aux os, qu'il les reservast pour les porter avec luy et en son armée, toutes les fois qu'il luy adviendroit d'avoir guerre contre les Escossois . Comme si la destinée avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Jean Vischa, qui troubla la Boheme pour la deffence des erreurs de Wiclef, voulut qu'on l'escorchast apres sa mort et de sa peau qu'on fist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis: estimant que cela ayderoit à continuer les avantages qu'il avoit eu aux guerres par luy conduites contre eux. Certains Indiens portoient ainsin au combat contre les Espagnols les ossemens de l'un de leurs Capitaines, en consideration de l'heur qu'il avoit eu en vivant. Et d'autres peuples en ce mesme monde, trainent à la guerre les corps des vaillans hommes qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d'encouragement. Les premiers exemples ne reservent au tombeau que la reputation acquise par leurs actions passées: mais ceux-cy y veulent encore mesler la puissance d'agir. Le fait du capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel, se sentant blessé à mort d'une harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslée, respondit, qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l'ennemy: et, ayant combatu autant qu'il eut de force, se sentant defaillir et eschapper de cheval, commanda à son maistre d'hostel de le coucher au pied d'un arbre, mais que ce fut en façon qu'il mourut le visage tourné vers l'ennemy, comme il fit. Il me faut adjouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette consideration, que nul des precedens. L' Empereur [5v] Maximilian, bisayeul du Roy Philippes, qui est à present, estoit prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre autres d'une beauté de corps singuliere. Mais parmy ces humeurs, il avoit cette-cy bien contraire à celle des princes, qui pour despecher les plus importants affaires, font leur throsne de leur chaire percée: c'est qu'il n'eust jamais valet de chambre si privé, à qui il permit de le voir en sa garderobbe. Il se desroboit pour tomber de l'eau, aussi religieux qu'une pucelle à ne descouvrir ny à medecin ny à qui que ce fut les parties qu'on a accoustumé de tenir cachées. Moy, qui ay la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cettehonte. Si ce n'est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, je ne communique guiere aux yeux de personne les membres et actions que nostre coustume ordonne estre couvertes. J'y souffre plus de contrainte, que je n'estime bien seant à un homme, et sur tout, à un homme de ma profession. Mais, luy, en vint à telle superstition, qu'il ordonna par paroles expresses de son testament qu'on luy attachast des calessons quand il seroit mort. Il devoit adjouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit eut les yeux bandez. L'ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que ny eux ny autre ne voie et touche son corps apres que l'ame en sera separée, je l'attribue à quelque sienne devotion. Car et son historien et luy entre leurs grandes qualitez ont semé par tout le cours de leur vie un singulier soin et reverence à la religion. Ce conte me despleut qu'un grand me fit d'un mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre. C'est que mourant bien vieil en sa court, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres avec un soing vehement, à disposer l'honneur et la ceremonie de son enterrement, et somma toute la noblesse qui le visitoit de luy donner parole d'assister à son convoy. A ce prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fut commandée de s'y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c'estoit chose qui appartenoit à un homme de sa sorte: et sembla expirer content, ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution et ordre de sa montre. Je n'ay guiere [6] veu de vanité si perseverante. Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n'ay point aussi faute d'exemple domestique, me semble germaine à cette-cy, d'aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct à regler son convoy, à quelque particuliere et inusitée parsimonie, à un serviteur et une lanterne. Je voy louer cett'humeur, et l'ordonnance de Marcus Aemilius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d'employer pour luy les cerimonies qu'on avoit accoustumé en telles choses. Est-ce encore temperance et frugalité, d'éviter la despence et la volupté, desquelles l'usage et la cognoissance nous est inperceptible? Voilà un'aisée reformation et de peu de coust. S'il estoit besoin d'en ordonner, je seroy d'advis qu'en celle-là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle à la forme de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils adviseront pour le mieux, et quant aux funerailles de les faire ny superflues ny mechaniques. Je lairrai purement la coustume ordonner de cette cerimonie; et m'en remettray à la discretion des premiers à qui je tomberai en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris. Et est sainctement dict à un sainct: Curatio funeris, conditio sepulturae, pompa exequiarum magis sunt vivorum solatia quam subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Crito qui sur l'heure de sa fin luy demande comment il veut estre enterré: Comme vous voudrez, respond il. Si j'avois à m'en empescher plus avant, je trouverois plus galand d'imiter ceux qui entreprennent vivans et respirans jouyr de l'ordre et honneur de leur sepulture, et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux, qui sçachent resjouyr et gratifier leur sens par l'insensibilité, et vivre de leur mort. A peu que je n'entre en haine irreconciliable contre toute domination populaire, quoy qu'elle me semble la plus naturelle et equitable, quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple Athenien, de faire mourir sans remission et sans les vouloir seulement ouïr en leurs defences ses braves capitaines, venants de gaigner contre les Lacedemoniens la bataille navale près des isles Arginuses, la plus contestée, la plus forte bataille que les Grecs aient onques donnée en mer de leurs forces, par ce qu'après la victoire ils avoient suivy les occasions que la loy de la guerre leur presentoit, plus tost que de s'arrester à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette execution plus odieuse le faict de Diomedon . Cettuy cy est l'un des condamnez, homme de notable vertu, et militaire et politique: lequel, se tirant avant pour parler, apres avoir ouy l'arrest de leur condemnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s'en servir au bien de sa cause, et à descouvrir l'evidente injustice d'une si cruelle conclusion, ne representa qu'un soin de la conservation de ses juges: priant les dieux de tourner ce jugement à leur bien; et, à fin qu'à faute de rendre les voeux que luy et ses compagnons avoient voué, en recognoissance d'une si illustre fortune, ils n'attirassent l'ire des dieux sur eux, les advertissant quels voeux c'estoient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s'achemina de ce pas courageusement au supplice. La fortune quelques années après les punit de mesme pain souppe. Car Chabrias, capitaine general de l'armée de mer des Atheniens, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perdit le fruict tout net et content de sa victoire, tres important à leurs affaires, pour n'encourir le malheur de cet exemple. Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui flottoyent en mer, laissa voguer en sauveté un monde d'ennemis vivants, qui depuis leur feirent bien acheter cette importune superstition. Quaeris quo jaceas post obitum loco? Quo non nata jacent. Cet autre redonne le sentiment du repos à un corps sans ame: Neque sepulchrum quo recipiat, habeat portum corporis, Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat a malis. Tout ainsi que nature nous faict voir, que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s'altere aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d'estat aux saloirs et de goust, selon les loix de la chair vive, à ce qu'on dit.

Chap. IV.
Comme l'Ame Descharge ses Passions sur des Objects Faux, Quand les Vrais Luy Defaillent

Un gentil-homme des nostres merveilleusement subject à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l'usage des viandes salées, avoit accoustumé de respondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit avoir à qui s'en prendre, et que s'escriant et maudissant tantost le cervelat, tantost la langue de boeuf et le jambon, il s'en sentoit d'autant allegé. Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper, il [6v] nous deult, si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent; aussi que pour rendre une veue plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perdue et escartée dans le vague de l'air, ains qu'elle aye bute pour la soustenir à raisonnable distance,

Ventus ut amittit vires, nisi robore densae
Occurrant silvae spatio diffusus inani.

de mesme il semble que l'ame esbranlé et esmeue se perde en soy-mesme, si on ne luy donne prinse: et faut tousjours luy fournir d'object où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse, qui est en nous, à faute de prise legitime, plustost que de demeurer en vain, s'en forge ainsin une faulce et frivole. Et nous voyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soy mesmes du mal qu'elles sentent,

Pannonis haud aliter post ictum saevior ursa
Cum jaculum parva Lybis amentavit habena,
Se rotat in vulnus, telùmque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam.

Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent? A quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine, que, despite, tu bas si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frere bien aymé: prens t'en ailleurs. Livius, parlant de l'armée Romaine en Espaigne apres la perte des deux freres, ses grands capitaines: Flere omnes repente et offensare capita. C'est un usage commun. Et le philosophe Bion, de ce Roy qui de dueil s'arrachoit les poils, fut il pas plaisant: Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le dueil? Qui n'a veu macher et engloutir les cartes, se gorger d'une bale de dets, pour avoir où se venger de la perte de son argent? Xerxes foita la mer de l' Helespont, l'enforgea et luy fit dire mille villanies, et escrivit un cartel de deffi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de [7] Gyndus pour la peur qu'il avoit eu en la passant: et Caligula ruina une tres belle maison, pour le plaisir que sa mere y avoit eu. Le peuple disoit en ma jeunesse qu'un Roy de noz voysins, ayant receu de Dieu une bastonade, jura de s'en venger: ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu'il estoit en son auctorite, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoy estoit le compte. Ce sont vices tousjours conjoincts, mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encore d'outrecuidance que de bestise. Augustus Cesar, ayant esté battu de la tampeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de luy. En quoy il est encore moins excusable que les precedens, et moins qu'il ne fut depuis, lors qu'ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s'escriant: Varus, rens moy mes soldats. Car ceux là surpassent toute follie, d'autant que l'impieté y est joincte, qui s'en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie, à l'exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, semettent à tirer contre le ciel d'une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche. Or, comme dit cet ancien poète chez Plutarque, Point ne se faut courroucer aux affaires. Il ne leur chaut de toutes nos cholères. Mais nous ne dirons jamais assez d'injures au desreglement de nostre esprit.

Chap. V.
Si le Chef d'une Place Assiegée Doit Sortir pour Parlementer

Lucius Marcius, Legat des Romains, en la guerre contre Perseus, Roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu'il luy falloit encore à mettre en point son armée, sema des entregets d'accord, desquels le Roy endormy accorda trefve pour quelques jours, fournissant par ce moyen son ennemy d'oportunité et loisir pour s'armer: d'où le Roy encourut sa derniere ruine. Si est ce, que les vieils du Senat, memoratifs des moeurs de leurs peres, accuserent cette pratique comme ennemie de leur stile antien: qui fut, disoient ils, combattre de vertu, non de finesse, ni par surprinses et rencontres de nuict: ny par fuittes apostées, et recharges inopinées: n'entreprenans guerre qu'apres l'avoir denoncée, et souvent apres avoir assigné l'heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renvoièrent à Pyrrhus son traistre medecin, et aux Falisques leur meschant maistre d'escole. C'estoient les formes vrayment Romaines, non de la Grecque subtilité et astuce Punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup; mais celuy seul se tient pour surmonté, qui sçait l'avoir esté ny par ruse ny de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une loyalle et juste guerre. Il appert bien par le langage de ces bonnes gens qu'ils n'avoient encore receu cette belle sentence:

[7v]

dolus an virtus quis in hoste requirat?

Les Achaïens, dit Polybe, detestoient toute voye de tromperie en leurs guerres, n'estimants victoire, sinon où les courages des ennemis sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quae salva fide et integra dignitate parabitur , dict un autre. Vos ne velit an me regnare hera quidve ferat fors Virtute experiamur. Au royaume de Ternate, parmy ces nations que si à pleine bouche nous appelons barbares, la coustume porte qu'ils n'entreprennent guerre sans l'avoir premierement denoncée, y adjoustans ample declaration des moïens qu'ils ont à y emploier: quels, combien d'hommes, quelles munitions, quelles armes offensives et defensives. Mais cela faict aussi, si leurs ennemis ne cedent et viennent à accort, ils se donnent loy au pis faire et ne pensent pouvoir estre reprochés de trahison, de finesse et de tout moïen qui sert à vaincre. Les anciens Florentins estoient si esloignés de vouloir gaigner advantage sur leurs ennemis par surprise, qu'ils les advertissoient un mois avant que de mettre leur exercite aux champs par le continuel son de la cloche qu'ils nommoient Martinella . Quand à nous, moings superstitieux, qui tenons celuy avoir l'honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui apres Lysander, disons que où la peau du lion ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du renard, les plus ordinaires occasions de surprinse se tirent de cette praticque: et n'est heure, disons nous, où un chef doive avoir plus l'oeil au guet, que celle des parlemens et traités d'accord. Et pour cette cause, c'est une reigle en la bouche de tous les hommes de guerre de nostre temps, qu'il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiegée sorte luy mesmes pour parlementer. Du temps de nos peres cela fut reproché aux seigneurs de Montmord et de l' Assigni, deffendans Mouson contre le comte de Nansaut . Mais aussi à ce conte, celuy-là seroit excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l'advantage demeurast de son costé: comme fit en la ville de Regge le comte Guy de Rangon (s'il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut luy mesmes) lors que le Seigneur de l' Escut s'en approcha pour parlementer: car il abandonna de si peu son fort, qu'un trouble s'estant esmeu pendant ce parlement, non seulement Monsieur de l' Escut et sa trouppe, qui estoit approchée avec luy, se trouva la plus foible, de façon que Alexandre Trivulce y fut tué, mais luy mesmes fust contrainct, pour le plus seur, de suivre le Comte, et se jetter sur sa foy à l'abri des coups dans la ville. Eumenes en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l'assiegeoit, de sortir parler à luy, et qui apres plusieurs autres entremises alleguoit, que c'estoit raison qu'il vint devers luy, attendu qu'il estoit le plus grand et le plus fort, apres avoir faict cette noble responce: Je n'estimeray jamais homme plus grand que moy, tant que j'auray mon espée en ma puissance, n'y consentit, qu' Antigonus ne luy eust donné Ptolomaeus son propre nepveu ostage, comme il demandoit. Si est-ce que [8] encores en y a il, qui se sont tres bien trouvez de sortir sur la parole de l'assaillant. Tesmoing Henry de Vaux, chevalier Champenois, lequel estant assiegé dans le chasteau de Commercy par les Anglois, et Barthelemy de Bonnes, qui commandoit au siege, ayant par dehors faict sapper la plus part du Chasteau, si qu'il ne restoit que le feu pour accabler les assiegez sous les ruines, somma le-dit Henry de sortir à parlementer pour son profict, comme il fit luy quatriesme, et son evidente ruyne luy ayant esté monstrée à l'oeil, il s'en sentit singulierement obligé à l'ennemy: à la discretion duquel apres qu'il se fut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons de bois venus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comble. Je me fie ayseement à la foy d'autruy. Mais mal-aiseement le fairoy je lors que je donnerois à juger l'avoir plustost faict par desespoir et faute de coeur que par franchise et fiance de sa loyauté.

Chap. VI.
L'Heure des Parlemens Dangereuse

Toutes-fois je vis dernierement en mon voisinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogez à force par nostre armée, et autres de leur party crioient comme de trahison, de ce que pendant les entremises d'accord, et le traicté se continuant encores, on les avoit surpris et mis en pieces: chose qui eust eu à l'avanture apparence en un autre siecle. Mais, comme je viens de dire, nos façons sont entierement eloignées de ces reigles: et ne se doit attendre fiance des uns aux autres, que le dernier seau d'obligation n'y soit passé: encore y a il lors assés affaire. Et a tousjours esté conseil hazardeux de fier à la licence d'une armée victorieuse l'observation de la foy qu'on a donné à une ville qui vient de se rendre par douce et favorable composition, et d'en laisser sur la chaude l'entrée libre aux soldats. Lucius Aemylius Regillus, Preteur Romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force, pour la singuliere prouesse des habitants à se bien defendre, feit pache avec eux de les recevoir pour amis du peuple Romain, et d'y entrer comme en ville confederée: leur ostant toute crainte d'action hostile. Mais y ayant quand et luy introduict son armée, pour s'y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu'il y employast, de tenir la bride à ses gens: et veit devant ses yeux fourrager bonne partie de la ville: les droicts de l'avarice et de la vengeance suppeditant ceux de son autorité et de la discipline militaire. Cleomenes disoit que, quelque mal qu'on peut faire aux ennemis en guerre, cela estoit par dessus la justice, et non subject à icelle, tant envers les dieux, qu'envers les hommes. Et, ayant faict [8v] treve avec les Argiens, pour sept jours, la troisiesme nuict apres il les alla charger tous endormis et les défict, alleguant qu'en sa treve il n'avoit pas esté parlé des nuicts. Mais les dieux vengerent cette perfide subtilité. Pendant le parlement et qu'ils musoient sur leurs seurtez la ville de Casilinum fust saisie par surprinse, et cela pourtant aux siecles et des plus justes capitaines et de la plus parfaicte milice Romaine. Car il n'est pas dict, que, en temps et lieu, il ne soit permis de nous prevaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de privileges raisonnables au prejudicede la raison; et icy faut la regle: Neminem id agere ut ex alterius praedetur inscitia. Mais je m'estonne de l'estendue que Xenophon leur donne, et par les propos et par divers exploits de son parfaict empereur: autheur de merveilleux poids en telles choses, comme grand capitaine et philosophe des premiers disciples de Socrates . Et ne consens pas à la mesure de sa dispense, en tout et par tout. Monsieur d' Aubigny, assiegeant Cappoue, et apres y avoir fait une furieuse baterie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la Ville, ayant commancé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisant plus molle garde, les nostres s'en amparerent et mirent tout en pieces. Et de plus fresche memoire à Yvoy le Seigneur Jullian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec Monsieur le Connestable, trouva au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne nous en aillions pas sans revanche: le marquis de Pesquaire assiegeant Genes, où le duc Octavian Fregose commandoit soubs nostre protection, et l'accord entre eux ayant esté poussé si avant, qu'on le tenoit pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols s'estans coullés dedans, en userent comme en une victoire planière. Et depuis, en Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne commandoit, l' Empereur l'ayant assiegé en personne, et Bertheuille, Lieutenant du-dict Comte, estant sorty pour parler, pendant le marché la ville se trouva saisie.

Fu il vincer sempre mai laudabil cosa,
Vincasi o per fortuna o per ingegno,

disent-ils. Mais le philosophe Chrisippus n'eust pas esté de cet advis, et moy aussi peu: car il disoit que ceux qui courent à l'envy, doivent bien employer toutes leurs forces à la vistesse; mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l'arrester, ny de luy tendre la jambe pour le faire cheoir. Et plus genereusement encore ce grand Alexandre à Polypercon, qui lui suadoit de se servir de l'avantage que l'obscurité de la nuict luy donnoit pour assaillir Darius : Point, fit-il, ce n'est pas à moy d'employer des [9] victoires desrobées:

malo me fortunae poeniteat, quam victoriae pudeat.
Ataque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec jacta caecum dare cuspide vulnus:
Obvius, adversoque occurrit, seque viro vir
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.

Chap. VII.
Que l'Intention Juge nos Actions

La mort, dict-on, nous acquitte de toutes nos obligations. J'en sçay qui l'ont prins en diverse façon. Henry septiesme, Roy d' Angleterre, fist composition avec Dom Philippe, fils de l' Empereur Maximilian, ou, pour le confronter plus honorablement, pere de l' Empereur Charles cinquiesme, que le-dict Philippe remettoit entre ses mains le Duc de Suffolc de la rose blanche, son ennemy, lequel s'en estoit fuy et retiré au pays bas, moyennant qu'il promettoit de n'attenter rien sur la vie du-dict Duc : toutesfois, venant à mourir, il commanda par son testament à son fils de le faire mourir, soudain apres qu'il seroit decédé. Dernierement, en cette tragedie, que le Duc d' Albe nous fit voir à Bruxelles ès Comtes de Horne et d' Aiguemond, il y eust tout plein de choses remarquables, et entre autres que le-dict Comte d' Aiguemond, soubs la foy et asseurance duquel le Comte de Horne s'estoit venu rendre au Duc d' Albe, requit avec grande instance qu'on le fit mourir le premier: affin que sa mort l'affranchist de l'obligation qu'il avoit au-dict Comte de Horne . Il semble que la mort n'ait point deschargé le premier de sa foy donnée, et que le second en estoit quite, mesmes sans mourir. Nous ne pouvons estre tenus au delà de nos forces et de nos moyens. A cette cause, parce que les effects et executions ne sont aucunement en nostre puissance, et qu'il n'y a rien en bon [9v] escient en nostre puissance que la volonté: en celle là se fondent par necessité, et s'establissent toutes les reigles du devoir de l'homme. Par ainsi le Comte d' Aiguemond, tenant son ame et volonté endebtée à sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne fut pas en ses mains, estoit sans doute absous de son devoir, quand il eust survescu le Comte de Horne . Mais le Roy d' Angleterre, faillant à sa parolle par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusques apres sa mort l'execution de sa desloyauté: non plus que le masson de Herodote, lequel, ayant loyallement conservé durant sa vie le secret des thresors du Roy d' Egypte son maistre, mourant les descouvrit à ses enfans. J'ay veu plusieurs de mon temps, convaincus par leur conscience, retenir de l'autruy, se disposer à y satisfaire par leur testament et apres leur deces. Ils ne font rien qui vaille, ny de prendre terme à chose si pressante, ny de vouloir restablir une injure avec si peu de leur ressentimentet interest. Ils doivent du plus leur. Et d'autant qu'ils payent plus poisamment, et incommodeement: d'autant en est leur satisfaction plus juste et meritoire. La penitence demande à se charger. Ceux-là font encore pis, qui reservent la revelation de quelque haineuse volanté envers le proche à leur dernière volonté, l'ayants cachée pendant la vie; et monstrent avoir peu de soin du propre honneur, irritans l'offencé à l'encontre de leur memoire, et moins de leur conscience, n'ayants pour le respect de la mort mesme sceu faire mourir leur maltalent, et en estendant la vie outre la leur. Iniques juges qui remettent à juger alors qu'ils n'ont plus de cognoissance de cause. Je me garderay, si je puis, que ma mort die chose, que ma vie n'ayt premierement dit.

Chap. VIII.
De l'Oisiveté

Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service; et comme nous voyons que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesoigner d'une autre semence: ainsin est-il des espris. Si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contreigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations,

Sicut aquae tremulum labris ubi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunae
Omnia pervolitat latè loca, jamque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.

Et n'est folie ny réverie, qu'ils ne produisent en cette agitation,

aegri somnia, vanae
Finguntur species.

[10]

L'ame qui n'a point de but estably, elle se perd: car, comme on dict, c'est n'estre en aucun lieu, que d'estre par tout.

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat.

Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d'autre chose que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie: il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s'entretenir soy mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy: ce que j'esperois qu'il peut meshuy faire plus aisément, devenu avec le temps plus poisant, et plus meur. Mais je trouve,

variam semper dant otia mentem,

que au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus d'affaire à soy mesmes, qu'il n'en prenoit pour autruy; et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commancé de les mettre en rolle, esperant avec le temps luy en faire honte à luy mesmes.

Chap. IX.
Des Menteurs

Il n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car je n'en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu'il y en aye au monde une autre si monstrueuse en defaillance. J'ay toutes mes autres parties viles et communes. Mais en cette-là je pense estre singulier et tres-rare, et digne de gaigner par là nom et reputation. Outre l'inconvenient naturel que j'en souffre-- car certes veu sa nécessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse-- si en mon païs on veut dire qu'un homme n'a poinct de sens, ils disent qu'il n'a point de memoire, et quand je me plains du defaut de la mienne, ils me reprennent et mescroient, comme si je m'accusois [10v] d'estre insensé. Ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché. Mais ils me font tort, car il se voit par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie, representent l'ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire; et d'un defaut naturel, on en faict un defaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse. Il ne se souvient point de ses amys. Il ne s'est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l'amour de moy. Certes je puis aiséement oublier, mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m'a donnée, je ne le fay pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice, et de la malice autant ennemye de mon humeur. Je me console aucunement. Premierement sur ce que c'est un mal duquel principallement j'ay tiré la raison de corriger un mal pire qui sefust facilement produit en moy, sçavoir est l'ambition, car c'est une deffaillance insupportable à qui s'empesche des negotiations du monde; que, comme disent plusieurs pareils exemples du progres de nature, elle a volontiers fortifié d'autres facultés en moy, à mesure que cette-cy s'est affoiblie, et irois facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon jugement sur les traces d'autruy, comme faict le monde, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le benefice de la memoire; que mon parler en est plus court, car le magasin de la memoire est volontiers plus fourny de matiere que n'est celuy de l'invention: si elle m'eust tenu bon, j'eusse assourdi tous mes amys de babil: les subjects esveillans cette telle quelle faculté que j'ay de les manier et emploier, eschauffant et attirant mes discours. C'est pitié. Je l'essaye par la preuve d'aucuns de mes privez amys: à mesure que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en estouffent la bonté; s'il ne l'est pas, vous estes à maudire ou l'heur de leur memoire, ou le malheur de leur jugement. Et c'est chose difficile de fermer un propos et de le coupper despuis qu'on est arroutté. Et n'est rien où la force d'un cheval se cognoisse plus qu'à faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes j'en voy qui veulent et ne se peuvent deffaire de leur course. Ce pendant qu'ils cerchent le point de clorre le pas, ils s'en vont balivernant et trainant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse. Sur tout les vieillards sont dangereux à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. j'ay veu des recits bien plaisants devenir tres-ennuyeux en la bouche d'un seigneur: chascun de l'assistance en ayant esté abbreuvé cent fois. Secondement, qu'il me souvient moins des offenses receues, ainsi que disoit cet ancien; il me faudroit un protocolle, comme Darius, pour n'oublier l'offence qu'il avoit receu des Atheniens, faisoit qu'un page à tous les coups qu'il se mettoit à table, luy vinst rechanter par trois fois à l'oreille: Sire, souvienne vous des Atheniens : et que les lieux et les livres que je revoy me rient tousjours d'une fresche nouvelleté. Ce n'est pas sans raison qu'on dit que qui ne se sent point assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d'estre menteur. Je sçay bien que les grammairiens font difference entre dire mensonge, et mentir: et disent, que dire mensonge, c'est dire chose fauce, mais qu'on a pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin, d'où nostre François est party, [11] porte autant comme aller contre sa conscience, et que par consequent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu'ils sçavent, desquelsje parle. Or ceux cy, ou ils inventent marc et tout, ou ils déguisent et alterent un fons veritable. Lors qu'ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce mesme conte, il est malaisé qu'ils ne se desferrent, par ce que la chose, comme elle est, s'estant logée la premiere dans la memoire, et s'y estant empreincte, par la voye de la connoissance, et de la science, il est malaisé qu'elle ne se représente à l'imagination, délogeant la fauceté, qui n'y peut avoir le pied si ferme, ny si rassis, et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l'esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces raportées, faulses ou abastardies. En ce qu'ils inventent tout à faict, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire, qui choque leur fauceté, ils semblent avoir d'autant moins à craindre de se mesconter. Toutesfois encore cecy, par ce que c'est un corps vain, et sans prise, eschappe volontiers à la memoire, si elle n'est bien asseurée. Dequoy j'ay souvent veu l'experience, et plaisammant, aux despens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu'il sert aux affaires qu'ils negotient, et qu'il plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances à quoy ils veulent asservir leur foy et leur conscience, estans subjettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand; d'où il advient que de mesme chose ils disent gris tantost, tantost jaune; à tel homme d'une sorte, à tel d'une autre; et si par fortune ces hommes raportent en butin leurs instructions si contraires, que devient cette belle art? Outre ce qu'imprudemment ils se desferrent eux-mesme si souvent: car quelle mémoire leur pourroit suffire à se souvenir de tant de diverses formes, qu'ils ont forgées à un mesme subject? J'ay veu plusieurs de mon temps, envier la reputation de [11v] cette belle sorte de prudence, qui ne voyent pas que, si la reputation y est, l'effect n'y peut estre. En vérité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu plus justement que d'autres crimes. Je trouve qu'on s'amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes tres mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions temeraires qui n'ont ny impression ny suitte. La menterie seule et, un peu au-dessous, l'opiniastreté me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez. Elles croissent quand et eux. Et depuis qu'on a donné ce faux train à la langue, c'est merveille combien il est impossible de l'en retirer. Par où il advient que nous voyons des honnestes hommes d'ailleurs, y estre subjects et asservis. J'ay un bon garçon de tailleur à qui je n'ouis jamais dire une vérité, non pas quand elle s'offre pour luy servir utilement.Si, comme la vérité, le mensonge n'avoit qu'un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prenderions pour certain l'opposé de ce que diroit le menteur. Mais le revers de la verité a cent mille figures et un champ indefiny. Les Pythagoriens font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille routtes desvoient du blanc, une y va. Certes je ne m'asseure pas que je peusse venir à bout de moy, à guarentir un danger evident et extresme par une effrontée et solemne mensonge. Un ancien pere dit que nous sommes mieux en la compagnie d'un chien cognu qu'en celle d'un homme duquel le langage nous est inconnu. Ut externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence. Le Roy François premier se vantoit d'avoir mis au rouet par ce moyen Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce, Duc de Milan, homme tres-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy avoit esté depesché pour excuser son maistre envers sa Majesté, d'un fait de grande consequence, qui estoit tel. Le Roy pour maintenir tousjours quelques intelligences en Italie, d'où il avoit esté dernierement chassé, mesme au Duché de Milan, avoit advisé d'y tenir pres du Duc un gentil-homme de sa part, ambassadeur par effect, mais par apparence homme privé, qui fit la mine d'y estre pour ses affaires particulieres: d'autant que le Duc, qui dependoit beaucoup plus de l' Empereur, lors principalement qu'il estoit en traicté de mariage avec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à present douairiere de Lorraine, ne pouvoit descouvrir avoir aucune praticque et conference avecques nous, sans son grand interest. A cette commission se trouva propre un gentil'homme Milanois, escuyer d'escurie chez le Roy, nommé Merveille . Cettuy-cy despesché avecques lettres secrettes de creance et instructions d'ambassadeur, et avecques d'autres lettres de recommandation envers le Duc en faveur de ses affaires particuliers pour le masque et la montre, fut si long temps aupres du Duc, qu'il en vint quelque resentiment à l' Empereur, qui donna cause à ce qui s'ensuivit apres, comme nous pensons: qui fut, que soubs couleur de quelque meurtre, voilà le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et son procez faict en deux jours. Messire Francisque estant venu prest d'une longue deduction contrefaicte de cette histoire--car le Roy s'en estoit adressé, pour demander raison, à tous les princes de Chrestienté et au Duc mesmes--fut ouy aux affaires du matin, et ayant estably pour le fondement de sa cause, [12] et dressé à cette fin, plusieurs belles apparences du faict: que son maistre n'avoit jamais pris nostre homme, quepour gentil-homme privé, et sien suject, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n'avoit jamais vescu là soubs autre visage, desadvouant mesme avoir sceu qu'il fut en estat de la maison du Roy, ny connu de luy, tant s'en faut qu'il le prit pour ambassadeur; le Roy à son tour, le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes pars, l'accula en fin sur le point de l'exécution faite de nuict, et comme à la desrobée. A quoy le pauvre homme embarrassé respondit, pour faire l'honneste, que pour le respect de sa Majesté le Duc eust esté bien marry, que telle execution se fut faicte de jour. Chacun peut penser, comme il fut relevé, s'estant si lourdement couppé, et à l'endroit d'un tel nez que celuy du Roy François . Le pape Jule second ayant envoyé un ambassadeur vers le Roy d' Angleterre, pour l'animer contre le Roy François, l'ambassadeur ayant esté ouy sur sa charge, et le Roy d' Angleterre s'estant arresté en sa responce aux difficultez qu'il trouvoit à dresser les preparatifs, qu'il faudroit pour combattre un Roy si puissant, et en alleguant quelques raisons, l'ambassadeur repliqua mal à propos, qu'il les avoit aussi considérées de sa part, et les avoit bien dictes au Pape . De cette parole si esloingnée de sa proposition, qui estoit de le pousser incontinent à la guerre, le Roy d' Angleterre print le premier argument de ce qu'il trouva depuis par effect que cet ambassadeur, de son intention particuliere, pendoit du costé de France . Et en ayant adverty son maistre, ses biens furent confisquez, et ne tint à guere qu'il n'en perdit la vie.

[12v]

Chap. X.
Du Parler Prompt ou Tardif

Onc ne furent à tous, toutes graces données.

Aussi voyons nous qu'au don d'eloquence, les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu'on dict, le boute-hors si aisé, qu'à chaque bout de champ ils sont prests; les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu'élabouré et premedité. comme on donne des regles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps selon l'advantage de ce qu'elles ont le plus beau, si j'avois à conseiller de mesmes, en ces deux divers advantages de l'eloquence, de laquelle il semble en nostre siecle que les prescheurs et les advocats facent principale profession, le tardif seroit mieux prescheur, ce me semble, et l'autre mieux advocat: par ce que la charge de celuy-là luy donne autant qu'il luy plaist de loisir pour se preparer, et puis sa carriere se passe d'un fil et d'une suite, sans interruption, là où les commoditez de l'advocat le pressent à toute heure de se mettre en lice, et les responces improuveues de sa partie adverse le rejettent hors de son branle, où il luy faut sur le champ prendre nouveau party. Si est-ce qu'à l'entreveue du Pape Clement et du Roy François à Marseille, il advint tout au rebours, que Monsieur Poyet, homme toute sa vie nourry au barreau, en grande reputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l'ayant de longue main pourpensée, voire, à ce qu'on dict, apportée de Paris toute preste, le jour mesme qu'elle devoit estre prononcée, le Pape se craignant qu'on luy tint propos, qui peut offencer les ambassadeurs des autres princes, qui estoient autour de luy, manda au Roy l'argument qui luy sembloit estre le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune tout autre que celuy sur lequel monsieur Poyet s'estoit travaillé: de façon que sa harangue [13] demeuroit inutile, et luy en falloit promptement refaire un autre. Mais, s'en sentant incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en print la charge. La part de l' Advocat est plus dificile que celle du Prescheur, et nous trouvons pourtant, ce m'est advis, plus de passables Advocats que Prescheurs, au moins en France . Il semble que ce soit plus le propre de l'esprit, d'avoir son operation prompte et soudaine, et plus le propre du jugement de l'avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer, etceluy aussi à qui le loisir ne donne advantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d'estrangeté. On recite de Severus Cassius qu'il disoit mieux sans y avoir pensé; qu'il devoit plus à la fortune qu'à sa diligence; qu'il luy venoit à profit d'estre troublé en parlant, et que ses adversaires craignoyent de le picquer, de peur que la colere ne luy fit redoubler son eloquence. Je cognois, par experience, cette condition de nature, qui ne peut soustenir une vehemente premeditation et laborieuse. Si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns ouvrages qu'ils puent l'huyle et la lampe, pour certaine aspreté et rudesse que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais, outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l'ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la met au rouet, la rompt, et l'empesche, ainsi qu'il advient à l'eau qui, par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouver issue en un goulet ouvert. En cette condition de nature, de quoy je parle, il y a quant et quant aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée et piquée par ces passions fortes, comme la colere de Cassius (car ce mouvement seroit trop aspre), elle veut estre non pas secouée, mais solicitée; elle veut estre eschaufée et reveillée par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que trainer et languir. L'agitation est sa vie et sa grace. Je ne me tiens pas bien en ma possession [13v] et disposition. Le hasard y a plus de droict que moy. L'occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n'y trouve lors que je le sonde et employe à part moy. Ainsi les paroles en valent mieux que les escripts, s'il y peut avoir chois où il n'y a point de pris. Ceci m'advient aussi: que je ne me trouve pas où je me cherche; et me trouve plus par rencontre que par l'inquisition de mon jugement. J'aurai eslancé quelque subtilité en escrivant. (J'enten bien: mornée pour un autre, affilée pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. Cela se dit par chacun selon sa force); je l'ay si bien perdue que je ne sçay ce que j'ay voulu dire: et l'a l'estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela m'advient, je me desferoy tout. Le rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celuy du midy: et me fera estonner de mon hesitation.

Chap. XI.
Des Prognostications

Quant aux oracles, il est certain que bonne piece avant la venue de Jesus - Christ, ils avoyent commencé à perdre leur credit: car nous voyons que Cicero se met en peine de trouver la cause de leur defaillance; et ces mots sont à luy:

Cur isto modo jam oracula Delphis non eduntur non modo nostra aetate sed jamdiu, ut modo nihil possit esse contempsius.

Mais quant aux autres prognostiques, qui se tiroyent de l'anatomie des bestes aux sacrifices, ausquels Platon attribue en partie la constitution naturele des membres internes d'icelles, du trepignement des poulets, du vol des oyseaux, aves quasdam rerum augurandarum causa natas esse putamus , des foudres, du tournoiement des rivieres, multa cernunt aruspices, multa augures provident, multa oraculis declarantur, multa vaticinationibus, multa somniis, multa portentis , et autres sur lesquels l'ancienneté appuioit la plus part des entreprinses, tant publiques que privées, nostre religion les a abolies. Et encore qu'il reste entre nous quelques moyens de divination és astres, és esprits, és figures du corps, és songes, et ailleurs, - -notable exemple de la forçenée curiosité de nostre nature, s'amusant à preoccuper les choses futures, comme si elle n'avoit pas assez affaire à digerer les presentes:

cur hanc tibi rector Olympi
Sollicitis visum mortalibus addere curam,
Noscant venturas ut dira per omina clades.
Sit subitum quodcunque paras, sit caeca futuri
Mens hominum fati, liceat sperare timenti;

Ne utile quidem est scire quid futurum sit. Miserum est enim nihil proficientem angi , --si est-ce qu'elle est de beaucoup moindre auctorité. Voylà pourquoy l'exemple de François Marquis de Sallusse m'a semblé remarcable. Car, lieutenant du Roy François en son armée de là les monts, infiniment favorisé de nostre cour, et obligé au Roy du Marquisat mesmes, qui avoit esté [14] confisqué de son frere, au reste ne se presentant occasion de le faire, son affection mesme y contredisant, se laissa si fort espouvanter (comme il a esté adveré) aux belles prognostications qu'on faisoit lors courir de tous costez à l'advantage de l' Empereur Charles cinquiesme, et à nostre des-advantage, mesmes en Italie, où ces folles propheties avoyent trouvé tant de place, qu'à Rome fut baillé grande somme d'argent au change, pour cette opinion de nostre ruine, qu'apres s'estre souvent condolu à ses privez, des maux qu'il voyoit inevitablement preparez à la couronne de France, et aux amis qu'il y avoit, se revolta et changea de party: à son grand dommage pourtant, quelque constellation qu'il y eut. Mais il s'y conduisit en homme combattu de diverses passions. Car ayant et villes et forces en sa main, l'armée ennemye soubs Antoine de Leve à trois pas de luy, et nous sans soubsçon de son faict, il estoit en luy de faire pis qu'il ne fist. Car, pour sa trahison, nous ne perdismes ny homme ny ville que Fossan : encore apres l'avoir long temps contestée.

Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridétque si mortalis ultra
Fas trepidat.
Ille potens sui
Laetusque deget, cui licet in diem
Dixisse, vixi, cras vel atra
Nube polum pater occupato
Vel sole puro.
Laetus in praesens animus, quod ultra est,
Oderit curare.

Et ceux qui croyent ce mot au contraire, le croyent à tort: Ista sic reciprocantur, ut et, si divinatio sit, dii sint; et, si dii sint, sit divinatio. Beaucoup plus sagement Pacuvius : Nam istis qui linguam avium intelligunt, Plusque ex alieno jecore sapiunt, quam ex suo, Magis audiendum quam auscultandum censeo. Cette tant celebrée art de diviner des Toscans nasquit ainsi. Un laboureur, perçant de son coultre profondement la terre, en veid sourdre Tages, demi-dieu d'un visage enfantin, mais de senile prudence. Chacun y accourut, et furent ses paroles et science recueillie et conservée à plusieurs siecles, contenant les principes et moyens de cette art. Naissance conforme à son progrez. J'aymerois bien mieux regler mes affaires par le sort des dez que par ces songes. Et de vray en toutes republiques on a tousjours laissé bonne part d'authorité au sort. Platon en la police qu'il forge à discretion luy attribue la decision de plusieurs effects d'importance, et veut entre autres choses que les mariages se facent par sort entre les bons; et donne si grand poids à cette election fortuite que les enfans qui en naissent, il ordonne qu'ils soyent nourris au païs: ceux qui naissent des mauvais en soyent mis hors: toutesfois si quelqu'un de ces bannis venoit par cas d'adventure à montrer en croissant quelque bonne esperance de soy, qu'on le puisse rapeler, et exiler aussi celuy d'entre les retenus qui montrera peu d'esperance de son adolescence. J'en voy qui estudient et glosent leurs Almanachs, et nous en alleguent l'authorité aux choses qui se [14v] passent. A tant dire, il faut qu'ils dient et la vérité et le mensonge: Quis est enim qui totum diem jaculans non aliquando conlineet. Je ne les estime de rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre: ce seroit plus de certitude, s'il y avoit regle et verité à mentir tousjours. joint que personne ne tient registre de leurs mescontes, d'autant qu'ils sont ordinaires et infinis; et fait on valoir leurs divinations de ce qu'elles sont rares, incroiables et prodigieuses.Ainsi respondit Diagoras qui fut surnommé l' Athée, estant en la Samothrace, à celuy qui en luy montrant au temple force voeuz et tableaux de ceux qui avoyent eschapé le naufrage, luy dict: Et bien, vous qui pensez que les dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que dittes vous de tant d'hommes sauvez par leur grace? Il se fait ainsi, respondit-il: ceux-là ne sont pas peints qui sont demeurez noyez, en bien plus grand nombre. Cicero dit que le seul Xenophanes Colophonius entre tous les philosophes qui ont advoué les dieux, a essayé desraciner toute sorte de divination. D'autant est-il moins de merveille si nous avons veu par fois à leur dommage aucunes de noz ames principesques s'arrester à ces vanitez. Je voudrois bien avoir reconnu de mes yeux ces deux merveilles: du livre de Joachim, abbé calabrois, qui predisoit tous les papes futurs, leurs noms et formes; et celuy de Leon l' Empereur, qui predisoit les empereurs et patriarches de Grece . Cecy ay-je reconnu de mes yeux, qu'és confusions publiques les hommes estonnez de leur fortune se vont rejettant comme à toute superstition, à rechercher au ciel les causes et menaces ancienes de leur malheur. Et y sont si estrangement heureux de mon temps, qu'ils m'ont persuadé, qu'ainsi que c'est un amusement d'esperits aiguz et oisifs, ceux qui sont duicts à ceste subtilité, de les replier et desnouer, seroyent en tous escrits capables de trouver tout ce qu'ils y demandent. Mais sur tout leur preste beau jeu le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophetique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun sens clair, afin que la posterité y en puisse appliquer de tel qu'il luy plaira. Le demon de Socrates estoit à l'advanture certaine impulsion de volonté, qui se présentoit à luy, sans attendre le conseil de son discours. En une ame bien espurée, comme la sienne, et preparée par continuel exercice de sagesse et de vertu, il est vray semblable que ces inclinations, quoy que temeraires et indigestes, estoyent tousjours importantes et dignes d'estre suyvies. Chacun sent en soy quelque image de telles agitations d'une opinion prompte, véhemente et fortuite. C'est à moy de leur donner quelque authorité, qui en donne si peu à nostre prudence. Et en ay eu de pareillement foibles en raison et violentes en persuasion: ou en dissuasion, qui estoient plus ordinaires en Socrates, ausquelles je me laissay emporter si utilement et heureusement qu'elles pourroyent estre jugées tenir quelque chose d'inspiration divine.

Chap. XII.
De la Constance

La Loy de la resolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant qu'il est en nostre puissance, des maux et inconveniens qui nous menassent, ny par consequent d'avoir peur qu'ils nous surpreignent. Au rebours, tous moyens honnestes de se garentir des maux sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance se joue principalement à porter patiemment les inconveniens, où il n'y a point de remede. De maniere qu'il n'y a soupplesse de corps, ny mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s'il sert à nous garantir du coup qu'on nous rue. Plusieurs nations tres belliqueuses se servoyent en leurs faits d'armes de la fuite pour advantage principal et montroyent le dos à l'ennemy plus dangereusement que leur visage. Les Turcs en retiennent quelque chose. Et Socrates en Platon, se moquant de Lachez qui avoit defini la fortitude: se tenir ferme en son reng contre les ennemys: Quoy, feit-il, seroit-ce donq lascheté de les battre en leur faisant place? Et luy allegue Homere qui loue en Aeneas la science de fuir. Et parce que Lachez, se r'advisant, advoue cet usage aux Scythes, et enfin generalement aux gens de cheval, il luy allegue encore l'exemple des gens de pied Lacedemoniens, nation sur toutes duitte à combattre de pied ferme, qui en la journée de Platées, ne pouvant ouvrir la phalange Persienne, s'adviserent de s'escarter et sier arriere, pour par l'opinion de leur fuitte faire rompre et dissoudre cette masse en les poursuivant. Par où ils se donnerent la victoire. Touchant les Scythes on dict d'eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu'il manda à leur Roy force reproches pour le voir tousjours reculant devant luy et gauchissant la meslée. A quoy Indathyrsez, car ainsi se nommoit-il, fit responce que ce n'estoit pour avoir peur ny de luy ny d'homme vivant, mais que c'estoit la façon de marcher de sa nation, n'ayant ny terre cultivée, ny ville, ny maison à deffendre, et à craindre que l'ennemy en peust faire profit. Mais s'il avoit si grand faim d'y mordre, qu'il approchast pour voir le lieu de leurs anciennes sepultures, et que là il trouveroit à qui parler. Toutes-fois aux canonades, depuis qu'on leur est planté en bute, comme les occasions de la guerre portent souvent, il est messeant de s'esbranler pour la menasse du coup: d'autant que pour sa violence et vitesse nous le tenons inevitable. Et en y a meint un, qui pour avoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en a pour le moins appresté à [15] rire à ses compagnons. Si est-ce qu'au voyage que l' Empereur Charles cinquiesme fit contre nous en Provence, le Marquis de Guast estant allé recognoistre la Ville d' Arle, et s'estant jetté hors du couvert d'un moulin à vent, à la faveur duquel il s'estoit approché, fut apperceu par les Seigneurs de Bonneval et Seneschal d' Agenois, qui se promenoient sus le theatre aux arenes. Lesquels, l'ayant monstré au Seigneur de Villier, Commissaire de l'artillerie, il braqua si à propos une colouvrine, que sans ce que le-dict Marquis, voyant mettre le feu, se lança à quartier, il fut tenu qu'il en avoit dans le corps. Et de mesmes quelques années auparavant, Laurens de Médicis, Duc d' Urbin, pere de la Royne, mere du Roy, assiegeant Mondolphe, place d' Italie, aux terres qu'on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu à une piece qui le regardoit, bien luy servit de faire la cane. Car autrement le coup, qui ne luy rasa que le dessus de la teste, luy donnoit sans doute dans l'estomach. Pour en dire le vray, je ne croy pas que ces mouvemens se fissent avecques discours: car quel jugement pouvez vous faire de la mire haute ou basse en chose si soudaine? Et est bien plus aisé à croire, que la fortune favorisa leur frayeur, et que ce seroit moyen un'autre fois aussi bien pour se jetter dans le coup, que pour l'éviter. Je ne me puis deffendre, si le bruit esclattant d'une harquebusade vient à me frapper les oreilles à l'improuveu, en lieu où je ne le deusse pas attendre, que je n'en tressaille: ce que j'ay veu encores advenir à d'autres qui valent mieux que moy. Ny n'entendent les Stoïciens que l'ame de leur sage puisse resister aux premieres visions et fantaisies qui luy surviennent: ains comme à une subjection naturelle consentent qu'il cede au grand bruit du ciel, ou d'une ruine, pour exemple, jusques à la palleur et contraction. Ainsin aux autres passions pourveu que son opinion demeure sauve et entière et que l'assiette de son discours n'en souffre atteinte ny alteration quelconque et qu'il ne preste nul consentement à son effroi et souffrance. De celuy qui n'est pas sage il en va de mesmes en la premiere partie, mais tout autrement en la seconde. Car l'impression des passions ne demeure pas en luy superficielle, ains va penetrant jusques au siege de sa raison,l'infectant et la corrompant. Il juge selon icelles et s'y conforme. Voyez bien disertement et plainement l'estat du sage Stoïque Mens immota manet, lachrimae volvuntur inanes. Le sage Peripateticien ne s'exempte pas des perturbations, mais il les modere.

Chap. XIII.
Ceremonie de l'Entreveue des Roys

Il n'est subject si vain, qui ne merite un rang en cette rapsodie. A nos regles communes, ce seroit une notable discourtoisie, et à l'endroit d'un pareil et plus à l'endroict d'un grand, de faillir à vous trouver chez vous, quand [15v] il vous auroit adverty d'y devoir venir. Voire, adjoustoit la Royne de Naverre Marguerite à ce propos, que c'estoit incivilité à un Gentil -homme de partir de sa maison, comme il se faict le plus souvent, pour aller au devant de celuy qui le vient trouver, pour grand qu'il soit: et qu'il est plus respectueux et civil de l'attendre, pour le recevoir, ne fust que de peur de faillir sa route; et qu'il suffit de l'accompagner à son partement. Pour moy j'oublie souvent l'un et l'autre de ces vains offices, comme je retranche en ma maison toute ceremonie. Quelqu'un s'en offence: qu'y ferois-je? Il vaut mieux que je l'offence pour une fois, que à moy tous les jours: ce seroit une subjection continuelle. A quoy faire fuyt-on la servitude des cours, si on l'en traine jusques en sa taniere. C'est aussi une reigle commune en toutes assemblées, qu'il touche aux moindres de se trouver les premiers à l'assignation, d'autant qu'il est mieux deu aux plus apparans de se faire attendre. Toutes-fois à l'entreveue qui se dressa du Pape Clement et du Roy François à Marseille, le Roy y ayant ordonné les apprets necessaires, s'esloigna de la ville, et donna loisir au Pape de deux ou trois jours pour son entrée et refreschissement, avant qu'il le vint trouver. Et de mesmes à l'entrée aussi du Pape et de l' Empereur à Bouloigne, l' Empereur donna moyen au Pape d'y estre le premier, et y survint apres luy. C'est, disent-ils, une ceremonie ordinaire aux abouchemens de tels Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu assigné, voyre avant celuy chez qui se faict l'assemblée; et le prennent de ce biais, que c'est, affin que cette apparence tesmoigne, que c'est le plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, non pas luy eux. Non seulement chasque païs, mais chasque cité a sa civilité particulière, et chaque vacation. J'y ay esté assez soigneusement dressé en mon enfance et ay vescu en assez bonne compaignie, pour n'ignorer pas les loix de la nostre françoise; et en tiendrois eschole. J'aime à les ensuivre,mais non pas si couardement que ma vie en demeure contraincte. Elles ont quelques formes penibles, lesquelles pourveu qu'on oublie par discretion, non par erreur, on n'en a pas moins de grace. J'ay veu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie. C'est au demeurant une tres utile science que la science de l'entregent. Elle est, comme la grace et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la societé et familiarité; et par consequent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d'autruy, et à exploiter et produire nostre exemple, s'il a quelque chose d'instruisant et communicable.

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Chap. XIV.
Que le Goust des Biens et des Maux Depend en Bonne Partie de l'Opinion que Nous en Avons

Les hommes (dit une sentence Grecque ancienne) sont tourmentez par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes. Il y auroit un grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous que par nostre jugement, il semble qu'il soit en nostre pouvoir de les mespriser ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy, pourquoy n'en chevirons nous, ou ne les accommoderons nous à nostre advantage? Si ce que nous appellons mal et tourment n'est ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy donne cette qualité, il est en nous de la changer. Et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes estrangement folsde nous bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux, et de donner aux maladies, à l'indigence et au mespris un aigre et mauvais goust, si nous le leur pouvons donner bon, et si la fortune fournissant simplement de matiere c'est à nous de luy donner la forme. Or que ce que nous appellons mal ne le soit pas de soy, ou au moins, tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saveur, et autre visage, car tout revient à un, voyons s'il se peut maintenir. Si l'estre originel de ces choses que nous craignons, avoit credit de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable en tous: car les hommes sont tous d'une espece, et sauf le plus et le moins, se trouvent garnis de pareils outils et instrumens pour concevoir et juger. Mais la diversité des opinions que nous avons de ces choses là montre clerement qu'elles n'entrent en nous que par composition: tel à l'adventure les loge chez soy en leur vray estre, mais mille [16v] autres leur donnent un estre nouveau et contraire chez eux. Nous tenons la mort, la pauvreté et la douleur pour nos principales parties. Or cette mort que les uns appellent des choses horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment l'unique port des tourmens de ceste vie? le souverain bien de nature? seul appuy de nostre liberté? et commune et prompte recepte à tous maux? Et comme les uns l'attendent tremblans et effrayez, d'autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint de sa facilité:

Mors, utinam pavidos vita subducere nolles,
Sed virtus te sola daret.

Or laissons ces glorieux courages: Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer: Tu feras un grand coup d'arriver à la force d'une cantharide. La plus part des philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein ou hasté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslée de honte et quelque fois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire: establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple: voire y meslans quelque-fois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussibien que Socrates . Un qu'on menoit au gibet, disoit que ce ne fut pas par telle rue, car il y avoit danger qu'un marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'un vieux debte. Un autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux. L'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il soupperoit ce jour là avec nostre Seigneur : Allez vous y en, vous, car de ma part je jeusne. Un autre, ayant demandé à boire, et le bourreau ayant beu le premier, dict ne vouloir boire apres luy, de peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard, auquel, estant à l'eschelle, on presenta une garse, et que (comme nostre justice permet quelque fois) s'il la vouloit espouser, on luy sauveroit la vie: luy, l'ayant [17] un peu contemplée, et apperçeu qu'elle boitoit: Attache, Attache, dit il, elle cloche. Et on dict de mesmes qu'en Dannemarc un homme condamné à avoir la teste tranchée, estant sur l'eschaffaut, comme on luy presenta une pareille condition, la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit avoit les joues avallées et le nez trop pointu. Un valet à Thoulouse, accusé d'heresie, pour toute raison de sa creance se rapportoit à celle de son maistre, jeune escholier prisonnier avec luy; et ayma mieux mourir, que se laisser persuader que son maistre peust faillir. Nous lisons de ceux de la ville d' Arras, lors que le Roy Loys unziesme la print, qu'il s'en trouva bon nombre parmy le peuple qui se laisserent pendre, plustost que de dire: Vive le roy. Au Royaume de Narsinque, encores aujourd'huy les femmes de leurs prestres sont vives ensevelies avec leurs maris morts. Toutes autres femmes sont brûlées vives non constamment seulement, mais gaïement aux funerailles de leurs maris. Et quand on brule le corps de leur Roy trespassé, toutes ses femmes et concubines, ses mignons et toute sorte d'officiers et serviteurs qui font un peuple, accourent si allegrement à ce feu pour s'y jetter quand et leur maistre, qu'ils semblent tenir à honneur d'estre compaignons de son trespas. Et de ces viles ames de bouffons il s'en est trouvé qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle s'escria: Vogue la gallée, qui estoit son refrain ordinaire. Et l'autre qu'on avoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier sur une paillasse, à qui le médecin demandant où le mal le tenoit: Entre le banc et le feu, respondit il. Et le prestre, pour luy donner l'extreme onction, cherchant ses pieds, qu'il avoit reserrez et contraints par la maladie: Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes. A l'homme qui l'exhortoit de se recommander à Dieu : Qui y va? demanda-il; et l'autre respondant: Ce sera tantost vous mesmes, s'il luy plait;--Y fusse-je bien demain au soir, replica-il.--Recommandez vous seulementà luy, suivit l'autre, vous y serez bien tost.--Il vaut donc mieux, adjousta-il, que je luy porte mes recommandations moy-mesmes. Pendant nos dernieres guerres de Milan et tant de prises et récousses, le peuple, impatient de si divers changemens de fortune, print telle resolution à la mort, que j'ay ouy dire à mon pere, qu'il y veist tenir conte de bien vingt et cinq maistres de maison, qui s'estoient deffaits eux mesmes en une sepmaine. Accident [17v] approchant à celuy de la ville des Xantiens, lesquels, assiegez par Brutus, se precipiterent pesle mesle hommes, femmes, et enfans à un si furieux appetit de mourir, qu'on ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la vie: en maniere qu'à peine peut Brutus en sauver un bien petit nombre. Toute opinion est assez forte pour se faire espouser au pris de la vie. Le premier article de ce beau serment que la Grece jura et maintint en la guerre Medoise, ce fut que chacun changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux leurs. Combien void-on de monde, en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre que de se descirconcire pour se babtiser? Exemple de quoy nulle sorte de religion n'est incapable. Les Roys de Castille ayants banni de leurs terres les Juifs, le Roy Jehan de Portugal leur vendit à huit escus pour teste la retraicte aux siennes, en condiction que dans certain jour ils auroient à les vuider: et luy, promettoit leur fournir de vaisseaux à les trajecter en Afrique . Le jour venu, lequel passé il estoit dict que ceux qui n'auroient obeï demeureroient esclaves, les vaisseaux leur furent fournis escharcement et ceux qui s'y embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers, qui, outre plusieurs autres indignitez, les amuserent sur mer, tantost avant, tantost arriere, jusques à ce qu'ils eussent consommé leurs victuailles et fussent contreints d'en acheter d'eux si cherement et si longuement qu'ils furent randus à bord apres avoir esté du tout mis en chemise. La nouvelle de cette inhumanité rapportée à ceux qui estoient en terre, la plus part se resolurent à la servitude: aucuns firent contenance de changer de religion. Emmanuel, venu à la couronne, les meit premierement en liberté: et, changeant d'advis depuis, leur donna temps de vuider ses païs, assignant trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l'evesque Osorius, le meilleur historien Latin de noz siecles, que la faveur de la liberté, qu'il leur avoit rendue, aiant failli de les convertir au Christianisme, la difficulte de se commettre comme leurs compaignons à la volerie des mariniers, d'abandonner un païs où ils estoient habituez avec grandes richesses, pour s'aller jetter en region incognue et estrangere, les y rameineroit. Mais, se voyant decheu de son esperance, et eux tousdeliberez au passage, il retrancha deux des ports qu'il leur avoit promis, affin que la longueur et incommodité du traject en ravisast aucuns: ou pour les amonceller tous à un lieu, pour une plus grande commodité de l'execution qu'il avoit destinée. Ce fut qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et des meres tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les transporter hors de leur veue et conversation, en lieu où ils fussent instruits à nostre religion. Ils disent que cet effect produisit un horrible spectacle: la naturelle affection d'entre les peres et les enfans et de plus le zele à leur ancienne creance, combattant à l'encontre de cette violente ordonnance. Il y fut veu communement des peres et meres se deffaisant eux mesmes: et, d'un plus rude exemple encore, precipitant par amour et compassion leurs jeunes enfans dans des puits pour fuir à la loy. Au demeurant, le terme qu'il leur avoit prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent Chrestiens : de la foi desquels, ou de leur race, encores aujourd'huy cent ans apres peu de Portugois s'asseurent, quoy que la coustume et la longueur du temps soient bien plus fortes conseilleres que toute autre contreinte. Quoties non modo ductores nostri, dit Cicero, sed universi etiam exercitus ad non dubiam mortem concurrerunt. J'ay veu quelqu'un de mes intimes amis courre la mort à force, d'une vraye affection, et enracinée en son cueur par divers visages de discours, que je ne luy sceu rabatre, et à la premiere qui s'offrit coiffée d'un lustre d'honneur s'y precipiter hors de toute apparence, d'une faim aspre et ardente. Nous avons plusieurs exemples en nostre temps de ceux, jusques aux enfans, qui, de crainte de quelque legiere incommodité, se sont donnez à la mort. Et à ce propos, que ne craindrons nous, dict un ancien, si nous craignons ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraite? D'enfiler icy un grand rolle de ceux de tous sexes et conditions et de toutes sectes és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recherchée volontairement, et recherchée non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la satieté de vivre, et d'autres pour l'esperance d'une meilleure condition ailleurs, je n'auroy jamais faict. Et en est le nombre si infiny, qu'à la verité j'auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui l'ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe, se trouvant un jour de grande tourmente dans un batteau, montroit à ceux qu'il voyoit les plus effrayezautour de luy, et les encourageoit par l'exemple d'un pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet orage. Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, dequoy nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous tenons maistres et empereurs du reste des creatures, ait esté mis en nous pour nostre tourment? A quoy faire la cognoissance des choses, si nous en perdons le repos et la tranquillité, où nous [18] serions sans cela, et si elle nous rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho ? L'intelligence qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employerons nous à nostre ruine, combatans le dessein de nature, et l'universel ordre des choses, qui porte que chacun use de ses utils et moyens pour sa commodité? Bien, me dira l'on, vostre regle serve à la mort, mais que direz vous de l'indigence? Que direz vous encor de la douleur, que Aristippus, Hieronymus et la plupart des sages ont estimé le dernier mal; et ceux qui le nioient de parole, le confessoient par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'une maladie aigue et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa d'avoir prins heure si importune pour l'ouyr deviser de la Philosophie : Ja à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir et d'en parler'et se jetta sur ce mesme propos du mespris de la douleur. Mais cependant elle jouoit son rolle et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as beau faire, douleur, si ne diray-je pas que tu sois mal. Ce conte qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? Il ne debat que du mot, et cependant si ces pointures ne l'esmeuvent, pourquoy en rompt-il son propos? Pourquoy pense-il faire beaucoup de ne l'appeller pas mal? Icy tout ne consiste pas en l'imagination. Nous opinons du reste, c'est icy la certaine science, qui joue son rolle. Nos sens mesme en sont juges,

Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.

Ferons nous à croire à nostre peau que les coups d'estriviere la chatouillent? Et à nostre go?ut que l'aloé soit du vin de graves? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous la generale habitude de nature, qui se voit en tout ce qui est vivant sous ciel, de trembler sous la douleur? Les arbres mesmes semblent gemir aux offences [18v] qu'on leurfaict. La mort ne se sent que par le discours, d'autant que c'est le mouvement d'un instant:

Aut fuit, aut veniet, nihil est praesentis in illa,
Morsque minus poenae quam mora mortis habet.

Mille bestes, mille hommes sont plustost mors que menassés. Et à la verité ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur, son avant-coureuse coustumiere. Toutesfois s'il en faut croire un saint pere: « Malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem. » Et je diroy encores plus vraysemblablement que ny ce qui va devant, ny ce qui vient apres, n'est des appartenances de la mort. Nous nous excusons faussement. Et je trouve par experience que c'est plus tost l'impatience de l'imagination de la mort qui nous rend impatiens de la douleur, et que nous la sentons doublement grieve de ce qu'elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté de craindre chose si soudaine, si inevitable, si insensible, nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui n'ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger; celuy des dents ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est pas homicide, qui le met en conte de maladie? Or bien presupposons le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur. Comme aussi la pauvreté n'a rien à craindre que cela, qu'elle nous jette entre ses bras, par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles, qu'elle nous fait souffrir. Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Je leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre, et volontiers: car je suis l'homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui la fuis autant, pour jusques à présent n'avoir pas eu, Dieu mercy, grand commerce avec elle. Mais il est en nous, si non de l'aneantir, au moins de l'amoindrir par la patience, et quand bien le corps s'en esmouveroit, de maintenir ce neantmoins l'ame et la raison en bonne trampe. Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit parmy nous la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution? Où joueroyent elles leur rolle, s'il n'y a plus de douleur à deffier:

avida est periculi virtus.

S'il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes pieces la chaleur du midy, se paistre d'un cheval et d'un asne, se voir detailler en pieces, etarracher une balle d'entre les os, se souffrir recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'advantage que nous voulons avoir sur le vulgaire? C'est bien loing de fuir le mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de peine: Non enim hilaritate, nec lascivia, nec risu, aut joco comite levitatis, sed saepe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres que les conquestes faites par vive force, au hazard de la guerre, ne fussent plus advantageuses, [19] que celles qu'on faict en toute seureté par pratiques et menées:

Laetius est, quoties magno sibi constat honestum.

D'avantage, cela doit nous consoler: que naturellement, si la douleur est violente, elle est courte; si elle est longue, elle est legiere, si gravis brevis, si longus levis. Tu ne la sentiras guiere long temps, si tu la sens trop; elle mettra fin à soy, ou à toy: l'un et l'autre revient à un. Si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos morte finiri; parvos multa habere intervalla requietis; mediocrium nos esse dominos: ut si tolerabiles sint feramus, sin minus, e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro exeamus. Ce qui nous fait souffrir avec tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame, de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souveraine maistresse de nostre condition et conduite. Le corps n'a, sauf le plus et le moins, qu'un train et qu'un pli. Elle est variable en toute sorte de formes, et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps et tous autres accidents. Pourtant la faut-il estudier et enquerir, et esveiller en elle ses ressors tout-puissants. Il n'y a raison, ny prescription, ny force, qui puisse contre son inclination et son chois. De tant de milliers de biais qu'elle a en sa disposition, donnons-luy en un propre à nostre repos et conservation, nous voilà non couvers seulemant de toute offence mais gratifiez mesmes et flattez, si bon luy semble, des offences et des maux.Elle faict son profit de tout indifferemment. L'erreur, les songes, luy servent utilement, comme une loyale matiere à nous mettre à garant et en contentement. Il est aisé à voir que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments, libres et naïfs, et par consequent uns, à peu pres en chaque espece, comme nous voions par la semblable application de leurs mouvements. Si nous ne troublions pas en noz membres la jurisdiction qui leur appartient en cela, il est à croire que nous en serions mieux, et que nature leur a donné un juste et moderé temperament envers la volupté et envers la douleur. Et ne peut faillir d'estre juste, estant esgal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantasies, au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable. Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté, d'autant qu'il oblige et attache par trop l'ame au corps. Moy plustost au rebours, d'autant qu'il l'en desprent et descloue. Tout ainsi que l'ennemy se rend plus aigre à nostre fuite, aussi s'enorgueillit la douleur à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien meilleure composition à qui luy fera teste. Il se faut opposer et bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à nous et attirons la ruine qui nous menasse. Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant, aussi est l'ame. Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles de reins, comme moy, où nous trouverons qu'il va de la douleur, comme des pierres qui prennent couleur ou plus haute ou plus morne selon la feuille où l'on les couche, et qu'elle ne tient qu'autant de place en nous que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, dict Saint Augustin, quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus un coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espée en la chaleur du combat. Les douleurs de l'enfantement par les medecins et par Dieu mesme estimées grandes, et que nous passons avec tant de ceremonies, il y a des nations entieres qui n'en font nul conte. Je laisse à part les femmes Lacedemonienes; mais aux Souisses, parmy nos gens de pied, quel changement y trouvez vous? Sinon que trottant apres leurs maris, vous leur voyez aujourd'hui porter au col l'enfant, qu'elles avoyent hier au ventre. Et ces Egyptiennes contrefaictes, ramassées d'entre nous, vont, elles mesmes, laver les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en la plus prochaine riviere. [19v] Outre tant de garces qui desrobent tous les jours leurs enfanstant en la generation qu'en la conception, cette honneste femme de Sabinus, patricien romain, pour l'interest d'autruy supporta le travail de l'enfantement de deux jumeaux, seule, sans assistance, et sans voix et gemissement. Un simple garçonnet de Lacedemone, ayant desrobé un renard (car ils craignoient encore plus la honte de leur sottise au larrecin que nous ne craignons sa peine) et l'ayant mis sous sa cape, endura plustost qu'il luy eut rongé le ventre, que de se découvrir. Et un autre donnant de l'encens à un sacrifice, le charbon luy estant tombé dans la manche, se laissa brusler jusques à l'os, pour ne troubler le mystere. Et s'en est veu un grand nombre pour le seul essay de vertu, suivant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept ans d'estre foetez jusques à la mort, sans alterer leur visage. Et Cicero les a veuz se battre à trouppes: de poings, de pieds et de Nunquam naturam mos vinceret: est enim ea semper invicta; sed nos umbris, deliciis, otio, languore, desidia animum infecimus; opinionibus maloque more delinitum mollivimus. Chacun sçait l'histoire de Scevola qui, s'estant coulé dans le camp ennemy pour en tuer le chef et ayant failli d'attaincte, pour reprendre son effect d'une plus estrange invention et descharger sa patrie, confessa à Porsenna, qui estoit le Roy qu'il vouloit tuer, non seulement son desseing, mais adjousta qu'il y avoit en son camp un grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que luy. Et pour montrer quel il estoit, s'estant faict apporter un brasier, veit et souffrit griller et rostir son bras, jusques à ce que l'ennemy mesme en ayant horreur commanda oster le brasier. Quoy, celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son livre pendant qu'on l'incisoit? Et celuy qui s'obstina à se mocquer et à rire à l'envy des maux qu'on luy faisoit: de façon que la cruauté irritée des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inventions des tourmens redoublez les uns sur les autres luy donnerent gaigné. Mais c'estoit un philosophe. Quoy? un gladiateur de Caesar endura tousjours riant qu'on luy sondat et detaillat ses playes. Quis mediocris gladiator ingemuit; quis vultum mutavit unquam? Quis non modo stetit, verum etiam decubuit turpiter? Quis cum decubuisset, ferrum recipere jussus, collum contraxit? Meslons y les femmes. Qui n'a ouy parler à Paris de celle qui se fit escorcher pour seulement en acquerir le teint plus frais d'une nouvelle peau? Il y en a qui se sont fait arracher des dents vives et saines pour en former la voix plus molle et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre. [20] Combien d'exemples du mespris de la douleuravons nous en ce genre? Que ne peuvent elles? Que craignent elles? pour peu qu'il y ait d'agencement à esperer en leur beauté:

Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,
Et faciem dempta pelle referre novam.

J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se travailler à poinct nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs. Pour faire un corps bien espaignolé quelle geine ne souffrent elles, guindées et sanglées, à tout de grosses coches sur les costez, jusques à la chair vive? Ouy quelques fois à en mourir. Il est ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps de se blesser à escient, pour donner foy à leur parole; et nostre Roy en recite des notables exemples de ce qu'il en a veu en Poloigne et en l'endroit de luy mesmes. Mais, outre ce que je sçay en avoir esté imité en France par aucuns, j'ay veu une fille, pour tesmoigner l'ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en bon escient. Les Turcs se font des grandes escarres pour leurs dames; et, affin que la marque y demeure, ils portent soudain du feu sur la playe et l'y tiennent un temps incroyable, pour arrester le sang et former la cicatrice. Gens qui l'ont veu, l'ont escrit et me l'ont juré. Mais pour dix aspres, il se trouve tous les jours entre eux qui se donnera une bien profonde taillade dans le bras ou dans les cuisses. Je suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main, où nous en avons plus affaire: car la Chrestienté nous en fournit à suffisance. Et, apres l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu force qui par devotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy Saint Loys porta la here jusques à ce que, sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa, et que, tous les vendredis, il se faisoit battre les espaules par son prestre de cinq chainettes de fer, que pour cet effet il portoit tousjours dans une boite. Guillaume, nostre dernier duc de Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons de France et d' Angleterre, porta, les dix ou douze derniers ans de sa vie, continuellement, un corps de cuirasse, soubs un habit de religieux, par penitence. Foulques, Comte d' Anjou, alla jusques en Jerusalem, pour là se faire foeter à deux de ses valets, la corde au col, devant le Sepulchre de nostreSeigneur . Mais ne voit-on encore tous les jours le Vendredy Saint en divers lieux un grand nombre d'hommes et femmes se battre jusques à se déchirer la chair et percer jusques aux os? Cela ay-je veu souvent et sans enchantement: et, disoit-on (car ils vont masquez) qu'il y en avoit, qui pour de l'argent entreprenoient en cela de garantir la religion d'autruy, par un mespris de la douleur d'autant plus grand, que plus peuvent les éguillons de la devotion que de l'avarice. Quintus [20v] Maximus enterra son fils consulaire, Marcus Cato le sien preteur designé; et Lucius Paulus les siens deux en peu de jours, d'un visage rassis et ne portant aulcun tesmoignage de deuil. Je disois en mes jours de quelqu'un en gossant, qu'il avoit choué la divine justice: car la mort violente de trois grands enfans luy ayant esté envoyée en un jour pour un aspre coup de verge, comme il est à croire: peu s'en fallut qu'il ne la print à gratification. Et j'en ay perdu, mais en nourrice, deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si n'est il guere accident qui touche plus au vif les hommes. Je voy assez d'autres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy-je, si elles me venoyent, et en ay mesprisé quand elles me sont venues, de celles ausquelles le monde donne une si atroce figure, que je n'oserois m'en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur non in natura, sed in opinione esse aegritudinem. L'opinion est une puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha jamais de telle faim la seurté et le repos, qu' Alexandre et Caesar ont faict l'inquietude et les difficultez. Terez, le Pere de Sitalcez, souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit adviz qu'il n'y avoit point difference entre luy et son pallefrenier. Caton consul, pour s'asseurer d'aucunes villes en Espaigne ayant seulement interdit aux habitans d'icelles de porter les armes, grand nombre se tuerent: ferox gens nullam vitam rati sine armis esse. Combien en sçavons nous qui ont fuy la douceur d'une vie tranquille, en leurs maisons, parmi leurs cognoissans, pour suivre l'horreur des desers inhabitables; et qui se sont jettez à l'abjection, vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuz jusques à l'affectation. Le cardinal Borromé qui mourut dernierement à Milan, au milieu de la desbauche, à quoy le convioit et sa noblesse, et ses grandes richesses, et l'air de l' Italie, et sa jeunesse, se maintint en une forme de vie si austere, que la mesme robe qui luy servoit en esté, luy servoit en hyver; n'avoit pour son coucher que la paille; etles heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les passoit estudiant continuellement, planté sur ses genouz, ayant un peu d'eau et de pain à costé de son livre, qui estoit toute la provision de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit. J'en sçay qui à leur escient ont tiré et proffit et avancement du cocuage, dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veue n'est le plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant; mais et les plus plaisants et utiles de nos membres semblent estre ceux qui servent à nous engendrer: toutesfois assez de gens les ont pris en hayne mortelle, pour cela seulement qu'ils estoyent trop aymables, et les ont rejettez à cause de leur pris et valeur. Autant en opina des yeux celuy qui se les creva. La plus commune et la plus saine part des hommes tient à grand heur l'abondance des enfans; moy et quelques autres à pareil heur le defaut. Et quand on demande à Thales pourquoy il ne se marie point, il respond qu'il n'ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne pris aus choses, il se void par celles en grand nombre ausquelles nous ne regardons pas seulement pour les estimer, ains à nous; et ne considerons ny leurs qualités ny leurs utilitez, mais seulement nostre coust à les recouvrer: comme si c'estoit quelque piece de leur substance; et appelons valeur en elles non ce qu'elles apportent, mais ce que nous y apportons. Sur quoy je m'advise que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu'elle poise, elle sert de ce mesmes qu'elle poise. Nostre opinion ne la laisse jamais courir à faux fret. L'achat donne titre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la devotion, et l'aspreté à la medecine. Tel, pour arriver à la pauvreté, jetta ses escuz en cette mesme mer, que tant d'autres fouillent de toutes pars pour y pescher des richesses. Epicurus dict que l'estre riche n'est pas soulagement, mais changement d'affaires. De vray, ce n'est pas [21] la disette, c'est plustost l'abondance qui produict l'avarice. Je veux dire mon experience autour de ce subject. J'ay vescu en trois sortes de condition, depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps, qui a duré pres de vingt années, je le passay, n'ayant autres moyens que fortuites, et despendant de l'ordonnance et secours d'autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se faisoit d'autant plus allegrement et avec moins de soing, qu'elle estoit toute en la temerité de la fortune. Je ne fu jamais mieux. Il ne m'est oncques advenu de trouver la bourçe de mes amis close: m'estant enjoint au delà de toute autre necessité la necessité de ne faillir au terme que j'avoy prins àm'acquiter. Lequel ils m'ont mille fois alongé, voyant l'effort que je me faisoy pour leur satisfaire: en maniere que j'en rendoy une loyauté mesnagere et aucunement piperesse. Je sens naturellement quelque volupté à payer, comme si je deschargeois mes espaules d'un ennuyeux poix, et de cette image de servitude; aussi qu'il y a quelque contentement qui me chatouille à faire une action juste, et contenter autruy. J'excepte les payements où il faut venir à marchander et conter, car si je ne trouve à qui en commettre la charge, je les esloingne honteusement et injurieusement tant que je puis, de peur de cette altercation, à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du tout incompatible. Il n'est rien que je haisse comme à marchander. C'est un pur commerce de trichoterie et d'impudence: apres une heure de debat et de barquignage, l'un et l'autre abandonne sa parolle et ses sermens pour cinq sous d'amandement. Et si empruntois avec desadventage: car n'ayant point le coeur de requérir en presence, j'en renvoyois le hazard sur le papier, qui ne faict guiere d'effort, et qui preste grandement la main au refuser. Je me remettois de la conduitte de mon besoing plus gayement aux astres, et plus librement, que je n'ay faict depuis à ma providence et à mon sens. La plus part des [21v] mesnagers estiment horrible de vivre ainsin en incertitude, et ne s'advisent pas, premierement que la plus part du monde vit ainsi. Combien d'honnestes hommes ont rejetté tout leur certain à l'abandon, et le font tous les jours, pour cercher le vent de la faveur des Roys et de la fortune? Caesar s'endebta d'un million d'or outre son vaillant pour devenir Caesar . Et combien de marchans commencent leur trafique par la vente de leur metairie, qu'ils envoyent aux Indes

Tot per impotentia freta?

En une si grande siccité de devotion, nous avons mille et mille colleges qui la passent commodeement, attendant tous les jours de la liberalité du ciel, ce qu'il faut à leur disner. Secondement, ils ne s'advisent pas que cette certitude sur laquelle ils se fondent n'est guiere moins incertaine et hazardeuse que le hazard mesme. Je voy d'aussi pres la misere, au delà de deux mille escuz de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car, outre ce que que le sort a dequoy ouvrir cent breches à la pauvreté au travers de nos richesses, n'y ayant souvent nul moyen entre la supreme et infime fortune: Fortuna vitrea est; tunc cum splendet frangitur: et envoyer cul sur pointe toutes nos deffences et levées, je trouve que par diverses causes l'indigence se voit autant ordinairement logée chez ceux qui ont des biens que chez ceux qui n'en ont point: et qu'à l'avanture est elle aucunement moins incommode, quand elle est seule, que quand elle se rencontre en compaignie des richesses. Elles viennent plus de l'ordre que de la recepte: Faber est suae quisque fortunae. Et me semble plus miserable un riche malaisé, necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauvre. In divitiis inopes, quod genus egestatis gravissimum est. Les plus grands princes et plus riches sont par pauvreté et disette poussez ordinairement à l'extreme necessité. Car en est-il de plus extreme que d'en devenir tyrans et injustes usurpateurs des biens de leurs subjects? Ma seconde forme, ç'a esté d'avoir de l'argent. A quoy m'estant prins, j'en fis bien tost des reserves notables selon ma condition: n'estimant que ce fut avoir, sinon autant qu'on possede outre sa despense ordinaire, ny qu'on se puisse fier du bien qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle soit. Car quoy, disoy-je, si j'estois surpris d'un tel, ou d'un tel accident? Et, à la suite de ces vaines et vitieuses [22] imaginations, j'allois, faisant l'ingenieux à prouvoir par cette superflue reserve à tous inconveniens: et sçavois encore respondre à celuy qui m'alleguoit que le nombre des inconveniens estoit trop infiny, que si ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit pas sans penible sollicitude. J'en faisoy un secret: et moy, qui ose tant dire de moy, ne parloy de mon argent qu'en mensonge, comme font les autres, qui s'appauvrissent riches, s'enrichissent pauvres, et dispensent leur conscience de jamais tesmoigner sincerement de ce qu'ils ont: Ridicule et honteuse prudence. Allois-je en voyage, il ne me sembloit estre jamais suffisamment prouveu. Et plus je m'estois chargé de monnoye, plus aussi je m'estois chargé de crainte: tantost de la seurté des chemins, tantost de la fidelité de ceux qui conduisoient mon bagage: duquel, comme d'autres que je cognoys, je ne m'asseurois jamais assez si je ne l'avois devant mes yeux. Laissoy-je ma boyte chez moy, combien de soubçons et pensements espineux, et, qui pis est, incommunicables. J'avois tousjours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si je n'en faisois du tout tant que j'en dis, au moins il mecoustoit à m'empescher de le faire. De commodité, j'en tirois peu ou rien: pour avoir plus de moyen de despence, elle ne m'en poisoit pas moins. Car, comme disoit Bion, autant se fache le chevelu comme le chauve, qu'on luy arrache le poil: et depuis que vous estes accoustumé et avez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à vostre service: vous n'oseriez l'escorner. C'est un bastiment qui, comme il vous semble, crollera tout, si vous y touchez. Il faut que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer. Et au paravant j'engageois mes hardes, et vendois un cheval avec bien moins de contrainte, et moins envys, que lors je ne faisois bresche à cette bourçe favorie, que je tenois à part. Mais le danger estoit, que mal ayséement peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles sont difficiles à trouver és choses qu'on croit bonnes) et arrester un poinct à l'espargne. On va tousjours grossissant cet amas et l'augmentant d'un nombre à autre, jusques à se priver vilainement de la jouyssance de ses propres biens, et l'establir toute en la garde, et à n'en user point. Selon cette espece d'usage, ce sont les plus riches gens de monoie, ceux qui ont charge de la garde des portes et murs d'une bonne ville. Tout homme pecunieux est avaritieux à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains: la santé, la beauté, la force, la richesse. Et la richesse, dict-il, n'est pas aveugle, mais tres clairvoyante, quand elle est illuminée par la prudence. Dionisius le fils, eust sur ce propos bonne grace. On l'advertit que l'un de ses Syracusains avoit caché dans terre un thresor. Il luy manda de le luy apporter, ce qu'il fit, s'en réservant à la desrobbée [22v] quelque partie, avec laquelle il s'en alla en une autre ville, où, ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à vivre plus liberallement. Ce qu'entendant Dionysius luy fit rendre le demeurant de son thresor, disant que puis qu'il avoit appris à en sçavoir user, il le luy rendoit volontiers. Je fus quelques années en ce point. Je ne sçay quel bon daemon m'en jetta hors tres-utilement, comme le Siracusain, et m'envoya toute cette conserve à l'abandon, le plaisir de certain voyage de grande despence, ayant mis au pied cette sotte imagination. Par où je suis retombé à une tierce sorte de vie (je dis ce que j'en sens) certes plus plaisante beaucoup et plus reiglée: c'est que je faits courir ma despence quand et ma recepte; tantost l'une devance, tantost l'autre: mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d'avoir dequoy suffire aux besoings presens et ordinaires; aux extraordinaires toutes les provisions du monde n'y sçauroyent baster. Et est follie de s'attendre que fortuneelle mesmes nous arme jamais suffisamment contre soy. C'est de nos armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront au bon du faict. Si j'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque voisine emploite: non pour acheter des terres de quoy je n'ai que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum pecunia est, non esse emacem vectigal est. Je n'ay ny guere peur que bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente: Divitiarum fructus est in copia, copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement que cette correction me soit arrivée en un aage naturellement enclin à l'avarice, et que je me vois desfaict de cette maladie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies. Feraulez, qui avoit passé par les deux fortunes, et trouvé que l'accroist de chevance n'estoit pas accroist d'appetit au boire, manger, dormir et embrasser sa femme; et qui d'autre part santoit poiser sur ses espaules l'importunité de l'oeconomie, ainsi qu'elle faict à moi: delibera de contenter un jeune homme pauvre, son fidele amy, abboyant apres les richesses, et luy fit present de toutes les siennes, grandes et excessives, et de celles encore qu'il estoit en train d'accumuler tous les jours par la liberalité de Cyrus son bon maistre, et par la guerre: moyennant qu'il prinst la charge de l'entretenir et nourrir honnestement comme son hoste et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres heureusement, et esgalement contents du changement de leur condition. Voylà un tour que j'imiterois de grand courage. Et loue grandement la fortune d'un vieil prelat, que je voy s'estre si purement demis de sa bourse, de sa recepte, et de sa mise, tantost à un serviteur choisi, tantost à un autre, qu'il a coulé un long espace d'années, autant ignorant cette sorte d'affaires de son mesnage comme un estranger. La fiance de la bonté d'autruy est un non leger tesmoignage de la bonté propre: partant la favorise Dieu volontiers. Et, pour son regard, je ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement, ny plus constamment conduit que le sien. Heureux qui ait réglé à si juste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans son soing et empeschement, et sans que leur dispensation ou assemblage interrompe d'autres occupations qu'il suit, plus sortables, tranquilles, et selon son coeur. L'aisance donc et l'indigence despendent de l'opinion d'un chacun; et non plus la richesse, que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien ou mal selon qu'il s'en trouve. Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content. Et en cela seul la creance se donne essence et verité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal; elle nous en offre seulement la matiere et la semence, laquelle nostre ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plait, seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse. Les accessions externes prennent saveur et couleur de l'interne constitution, comme les accoustremens nous eschauffent, non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à couver et nourrir; qui en abrieroit un corps froit, il en tireroit mesme service pour la froideur: ainsi se conserve la neige et la glace. [23] Certes tout en la maniere qu'à un faineant l'estude sert de tourment, à un yvrongne l'abstinence du vin; la frugalité est supplice au luxurieux, et l'exercice geine à un homme délicat et oisif: ainsi est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloreuses, ny difficiles d'elles mesmes: mais nostre foiblesse et lascheté les fait telles. Pour juger des choses grandes et haultes, il faut un'ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice qui est le nostre. Un aviron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye. Or sus, pourquoy de tant de discours, qui persuadent diversement les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur, n'en trouvons nous quelcun qui face pour nous? Et de tant d'especes d'imaginations, qui l'ont persuadé à autruy, que chacun n'en applique il à soy une le plus selon son humeur? S'il ne peut digerer la drogue forte et abstersive, pour desraciner le mal, au moins qu'il la preigne lenitive, pour le soulager. Opinio est quaedam effeminata ac levis, nec in dolore magis, quam eadem in voluptate: qua, cum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre non possumus. Totum in eo est, ut tibi imperes. Au demeurant, on n'eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l'aspreté des douleurs et l'humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques: s'il est mauvais de vivre en necessité, au moins de vivre en necessité, il n'est aucune necessité. Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. Qui n'a le coeur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on?

Chap. XV.
On Est Puny pour S'opiniastrer à une Place sans Raison

La vaillance a ses limites, comme les autres vertus: lesquels franchis on se trouve dans le train du vice; en maniere que par chez elle on se peut rendre à la temerité, obstination et folie, qui n'en sçait bien les bornes: malaiseez en verité à choisir sur leurs confins. De cette consideration est née la coustume, que nous avons aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s'opiniastrent à defendre une place, qui par les reigles militaires ne peut estre soustenue. Autrement, soubs l'esperance de l'impunité il n'y [23v] auroit pouillier, qui n'arrestast une armée. Monsieur le Connestable de Mommorency au siege de Pavie, ayant esté commis pour passer le Tesin, et se loger aux fauxbourgs Saint Antoine, estant empesché d'une tour au bout du pont, qui s'opiniastra jusques à se faire battre, feist pendre tout ce qui estoit dedans. Et encore depuis, accompaignant Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts, ayant pris par force le chasteau de Villane, et tout ce qui estoit dedans ayant esté mis en pieces par la furie des soldats, hormis le Capitaine et l'enseigne, il les fit pendre et estrangler, pour cette mesme raison: comme fit aussi le Capitaine Martin du Bellay, lors gouverneur de Turin en cette mesme contrée, le capitaine de Saint Bony, le reste de ses gens ayant esté massacré à la prinse de la place. Mais, d'autant que le jugement de la valeur et foiblesse du lieu se prend par l'estimation et contrepois des forces qui l'assaillent, car tel s'opiniatreroit justement contre deux couleuvrines, qui feroit l'enragé d'attendre trente canons; où se met encore en conte la grandeur du prince conquerant, sa reputation, le respect qu'on luy doit, il y a danger qu'on presse un peu la balance de ce costé là. Et en advient par ces mesmes termes, que tels ont si grande opinion d'eux et de leurs moiens, que, ne leur semblant point raisonnables qu'il y ait rien digne de leur faire teste, passent le cousteau par tout, où ils trouvent resistance, autant que fortune leur dure: comm'il se voit par les formes de sommation et deffi, que les princes d' Orient et leurs successeurs, qui sont encores, ont en usage, fiere, hautaine et pleine d'un commandement barbaresque. Et au quartier par où les Portugalois escornerent les Indes, ils trouverent des estasts avec cette loy universelle et inviolable, que toutennemy vaincu du Roy en presence, ou de son Lieutenant, est hors de composition de rançon et de mercy. Ainsi sur tout il se faut garder, qui peut, de tomber entre les mains d'un Juge ennemy, victorieux et armé.

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Chap. XVI.
De la Punition de la Couardise

J'ouy autrefois tenir à un Prince et tres-grand Capitaine, que pour lascheté de coeur un soldat ne pouvoit estre condamné à mort: luy estant, à table, fait recit du procez du Seigneur de Vervins, qui fut condamné à mort pour avoir rendu Boulogne . A la vérité c'est raison qu'on face grande difference entre les fautes qui viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice. Car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient contre les reigles de la raison, que nature a empreintes en nous; et en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette mesme nature, pour nous avoir laissé en telle imperfection et deffaillance; de maniere que prou de gens ont pensé qu'on ne se pouvoit prendre à nous, que de ce que nous faisons contre nostre conscience; et sur cette regle est en partie fondée l'opinion de ceux qui condamnent les punitions capitales aux heretiques et mescreans, et celle qui establit qu'un advocat et un juge ne puissent estre tenuz de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge. Mais, quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la chastier par honte et ignominie. Et tient-on que cette regle a esté premierement mise en usage par le legislateur Charondas; et qu'avant luy les loix de Grece punissoyent de mort ceux qui s'en estoyent fuis d'une bataille, là où il ordonna seulement qu'ils fussent par trois jours assis emmy la place publique, vetus de robe de femme, esperant encores s'en pouvoir servir, leur ayant fait revenir le courage par cette honte. Suffundere malis hominis sanguinem quam effundere. Il semble aussi que les loix Romaines condamnoient anciennement à mort ceux qui avoient fuy. Car Ammianus Marcellinus raconte que l' Empereur Julien condamna dix de ses soldats, qui avoyent tourné le dos en une charge [24v] contre les Parthes, à estre dégradez, et apres à souffrir mort, suyvant, dict-il, les loix anciennes. Toutes-fois ailleurs pour une pareille faute il en condemne d'autres, seulement à se tenir parmy les prisonniers sous l'enseigne du bagage. L'aspre condamnation du peuple Romain contre les soldats eschapez de Cannes et, en cette mesme guerre, contre ceux qui accompaignerent Cnaeus Fulvius en sa desfaicte, ne vint pas à la mort.Si est il à craindre que la honte les desespere et les rende non froids seulement mais ennemis. Du temps de nos Peres le seigneur de Franget, jadis Lieutenant de la Compagnie de Monsieur le Mareschal de Chastillon, ayant esté mis par Monsieur le Mareschal de Chabanes Gouverneur de Fontarrabie au lieu de Monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espagnols, fut condamné à estre degradé de noblesse, et tant luy que sa posterité declaré roturier, taillable, et incapable de porter armes: et fut cette rude sentence executée à Lyon . Depuis souffrirent pareille punition tous les gentils-hommes qui se trouverent dans Guyse, lors que le Comte de Nansau y entra: et autres encore depuis. Toutes-fois, quand il y auroit une si grossiere et apparente ou ignorance ou couardise, qu'elle surpassat toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuve de meschanceté et de malice, et de la chastier pour telle.

Chap. XVII.
Un Traict de Quelques Ambassadeurs

J'observe en mes voyages cette practique, pour apprendre tousjours quelque chose par la communication d'autruy (qui est une des plus belles escholes qui puisse estre), de ramener tousjours ceux avec qui je confere, aux propos des choses qu'ils sçavent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de'venti,
Al bifolco dei tori, e le sue piaghe
Conti'l guerrier, conti'l pastor gli armenti.

Car il advient le plus souvent au rebours, que chacun choisit plustost à discourir du mestier d'un autre que du sien, estimant que c'est autant de nouvelle reputation acquise: tesmoing le [25] reproche qu' Archidamus feit à Periander, qu'il quittoit la gloire de bon medecin, pour acquerir celle de mauvais poete. Voyez combien Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inventions à bastir ponts et engins; et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance et conduite de sa milice. Ses exploicts le verifient assez capitaine excellent: il se veut faire cognoistre excellent ingenieur, qualité aucunement estrangere. Un homme de vocation juridique, mené ces jours passés voir une estude fournie de toutes sortes de livres de son mestier, et de toute autre sorte, n'y trouva nulle occasion de s'entretenir. Mais il s'arrete à gloser rudement et magistralement une barricade logée sur la vis de l'estude, que cent capitaines et soldats rencontrent tous les jours, sans remarque et sans offence. Le vieil Dionysius estoit tres grand chef de guerre, comme il convenait à sa fortune; mais il se travailloit à donner principale recommendation de soy par la poesie, et si n'y sçavoit rien.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus.

Par ce train vous ne faictes jamais rien qui vaille. Ainsin, il faut rejetter tousjours l'architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste, chacun à son gibier. Et, à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subjet de toutes gens, j'ay accoustumé de considerer qui en sont les escrivains: si ce sont personnes qui ne facent autre profession que de lettres, j'en apren principalement le stile et le langage; si ce sont medecins, je les croy plus volontiers en ce qu'ils nous disent de la temperature de l'air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies; si Jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droicts, les loix, l'establissement des polices et choses pareilles; si Theologiens, les affaires de l' Eglise, censures Ecclesiastiques, dispenses et mariages; si courtisans, les meurs et les ceremonies; si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploits, où ils se sont trouvez en personne; si Ambassadeurs, les menées, intelligences et practiques, et maniere de les conduire. A cette cause, ce que j'eusse passé à un autre, sans m'y arrester, je l'ay poisé et remarqué en l'histoire du Seigneur de Langey, tres-entendu en telles choses. C'est qu'apres avoir conté ces belles remonstrances de l' Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, present l' Evesque de Mascon et le Seigneur du Velly, nos Ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous, et entre autres que, si ses Capitaines, soldats et subjects n'estoient d'autre fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceux du Roy, tout sur l'heure il s'attacheroit la corde au col, pour luy aller demander misericorde (et de cecy il semble qu'il en creut quelque chose, car deux ou trois fois en sa vie depuis il luy advint de [25v] redire ces mesmes mots); aussi qu'il défia le Roy de le combatre en chemise avec l'espée et le poignard, dans un bateau, le-dit seigneur de Langey, suivant son histoire, adjouste que les-dicts Ambassadeurs, faisans une despesche au Roy de ces choses, lui en dissimulerent la plus grande partie, mesmes luy celerent les deux articles precedens. Or, j'ay trouvé bien estrange qu'il fut en la puissance d'un Ambassadeur de dispenser sur les advertissemens qu'il doit faire à son maistre, mesme de telle consequence, venant de telle personne, et dites en si grand'assemblée. Et m'eut semblé l'office du serviteur estre de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues: affin que la liberté d'ordonner, juger et choisir demeurast au maistre. Car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il ne la preigne autrement qu'il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires: cela m'eut semblé appartenir à celuy qui donne la loy, non à celuy qui la reçoit, au curateur et maistre d'escholle, nonà celuy qui se doit penser inferieur, non en authorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, je ne voudroy pas estre servy de cette façon, en mon petit faict. Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise; chacun aspire si naturellement à la liberté et authorité, qu'au superieur nulle utilité ne doibt estre si chere, venant de ceux qui le servent, comme luy doit estre chere leur naïfve et simple obeissance. On corrompt l'office du commander, quand on y obeit par discretion, non par subjection. Et Publius Crassus, celuy que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu'il estoit en Asie consul, ayant mandé à un ingenieur Grec de luy faire mener le plus grand des deux mas de navire qu'il avoit veu à Athenes, pour quelqu'engin de batterie, qu'il en vouloit faire, cetuy cy, sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena le plus petit, et, selon la raison de son art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tres-bien donner le fouet: estimant l'interest de la discipline plus que l'interest de l'ouvrage. D'autre part, pourtant, on pourroit aussi considerer que cette obeissance si contreinte n'appartient qu'aux commandements precis et prefix. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui, en plusieurs parties, depend souverainement de leur disposition: ils n'executent pas simplement, mais forment aussi et dressent par leur conseil la volonté du maistre. J'ay veu en mon temps des personnes de commandement reprins d'avoir plustost obei aux paroles des lettres du Roy, qu'à l'occasion des affaires qui estoient pres d'eux. Les hommes d'entendement accusent encore l'usage des Roys de Perse de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance: ce delay, en une si longue estendue de domination, ayant souvent apporté de notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, escrivant à un homme du mestier, et luy donnant advis de l'usage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conference de sa deliberation et le convier à interposer son decret?

Chap. XVIII.
De la Peur

Obstupui, steteruntque comae, et vox faucibus haesit.

Je ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sçay guiere par quels ressors la peur agit en nous; mais tant y a que c'est une estrange passion: et disent les medecins qu'il n'en est aucune qui emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiette. De vray, j'ay veu beaucoup de gens devenus insensez de peur: et aux plus rassis, il est certain, pendant que son accés dure, qu'elle engendre de terribles esblouissemens. Je laisse à part le vulgaire, à qui elle represente tantost les bisayeulx [26] sortis du tombeau, enveloppez en leur suaire, tantost des Loups -garous, des Lutins et des chimeres. Mais, parmy les soldats mesme, où elle devroit trouver moins de place, combien de fois a elle changé un troupeau de brebis en esquadron de corselets? des roseaux et des cannes en gens-d'armes et lanciers? nos amis en nos ennemis? et la croix blanche à la rouge? Lors que Monsieur de Bourbon print Rome, un port'enseigne, qui estoit à la garde du bourg sainct Pierre, fut saisi d'un tel effroy à la premiere alarme, que, par le trou d'une ruine il se jetta, l'enseigne au poing, hors la ville, droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville, et à peine en fin, voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce fut une sortie que ceux de la ville fissent, il se recogneust, et, tournant teste, rentra par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty plus de trois cens pas anant en la compaigne. Il n'en advint pas du tout si heureusement a l'enseigne du Capitaine Juille, lors que S . Pol fut pris sur nous par le Comte de Bures et Monsieur du Reu : car, estant si fort esperdu de la frayeur que de se jetter à tout son enseigne hors de la ville par une canonniere, il fut mis en pieces par les assaillans. Et au mesme siege fut memorable la peur qui serra, saisit et glaça si fort le coeur d'un gentil-homme, qu'il en tomba roide mort par terre à la bresche, sans aucune blessure. Pareille peur saisit par foys toute une multitude. En l'une des rencontres de Germanicus contre les Allemans, deux grosses trouppes prindrent d'effroy deux routes opposites, l'une fuyoit d'où l'autre partoit. Tantost elle nous donne des aisles aux talons comme aux deux premiers; tantost elle nous cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l' Empereur Theophile, lequel, en une bataille qu'il perdit contre les Agarenes, devint si estonné et si transi, qu'il ne pouvoit prendre party de s'enfuyr: adeo pavor etiam auxilia formidat , jusques à ce que Manuel, l'un des principaux chefs de son armée, l'ayant tirassé et secoué, comme pour l'esveiller d'un profond somme, luy dit: Si vous ne me suivez, je vous tueray; car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si, estant prisonnier, vous veniez à perdre l' Empire . [26v] Lors exprime elle sa derniere force, quand pour son service elle nous rejette à la vaillance qu'elle a soustraitte à nostre devoir et à nostre honneur. En la premiere juste bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe de bien dix mille hommes de pied, ayant pris l'espouvante, ne voyant ailleurs par où faire passage à sa lacheté, s'alla jetter au travers le gros des ennemis, lequel elle perça d'un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois, achetant une honteuse fuite au mesme prix qu'elle eust eu d'une glorieuse victoire. C'est ce dequoy j'ay le plus de peur que la peur. Aussi surmonte-elle en aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut estre plus aspre et plus juste, que celle des amis de Pompeius, qui estoient en son navire, spectateurs de cet horrible massacre? Si est-ce que la peur des voiles Egyptiennes, qui commençoient à les approcher, l'estouffa, de maniere qu'on a remerqué qu'ils ne s'amuserent qu'à haster les mariniers de diligenter, et de se sauver à coups d'aviron; jusques à ce qu'arrivez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy de tourner leur pensée à la perte qu'ils venoient de faire, et lascher la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte passion avoit suspendues. Tum pavor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat. Ceux qui auront esté bien frottez en quelque estour de guerre, tous blessez encor et ensanglantez, on les rameine bien le lendemain à la charge. Mais ceux qui ont conçeu quelque bonne peur des ennemis, vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez, d'estre subjuguez, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger et le repos: là où les pauvres, les bannis, les serfs vivent souvent aussi joyeusement queles autres. Et tant de gens qui de l'impatience des pointures de la peur se sont pendus, noyez et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus importune et insupportable que la mort. Les Grecs en recognoissent une autre espece qui est outre l'erreur de nostre discours, venant, disent-ils, sans cause apparente et d'une impulsion celeste. Des peuples entiers s'en voyent souvent saisis, et des armées entieres. Telle fut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse desolation. On n'y oyoit que cris et voix effrayées. On voyoit les habitans sortir de leurs maisons, comme à l'alarme, et se charger, blesser et entretuer les uns les autres, comme si ce fussent ennemis qui vinssent à occuper leur ville. Tout y estoit en desordre et en tumulte: jusques à ce que, par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela terreurs Paniques .

Chap. XIX.
Qu'Il ne Faut Juger de Nostre Heur, Qu'apres la Mort

Scilicet ultima semper
Expectanda dies homini est, dicique beatus
Ante obitum nemo, supremaque funera debet.

Les enfans sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos: lequel, ayant esté pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l'execution, il s'escria: O Solon, Solon ' Cela rapporté à Cyrus, et s'estant enquis que c'estoit à dire, il luy fist entendre qu'il verifioit lors à ses despens l'advertissement qu'autrefois luy avoit donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeller heureux, jusques à ce qu'on leur aye veu passer le dernier jour de leur vie, pour l'incertitudeet varieté des choses humaines, qui d'un bien leger mouvement se changent d'un estat en autre, tout divers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort jeune à un si puissant estat. Ouy mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pas malheureux. Tantost, des Roys de Macedoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faict des menuisiers et greffiers à Rome; des tyrans de Sicile, des pedantes à Corinthe . D'un conquerant de la moitié du monde, et Empereur de tant d'armées, il s'en faict un miserable suppliant des belitres officiers d'un Roy d' Egypte : tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie. Et, du temps de nos peres, [27] ce Ludovic Sforce, dixiesme Duc de Milan, soubs qui avoit si long temps branslé toute l' Italie, on l'a veu mourir prisonnier à Loches; mais apres y avoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle Royne, veufve du plus grand Roy de la Chrestienté, vient elle pas de mourir par main de bourreau? Et mille tels exemples. Car il semble que, comme les orages et tempestes se piquent contre l'orgueil et hautaineté de nos bastimens, il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs de ça bas,

Usque adeo res humanas vis abdita quaedam
Obterit, et pulchros fasces saevasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.

Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier jour de nostre vie, pour montrer sa puissance de renverser en un moment ce qu'elle avoit basty en longues années; et nous fait crier apres Laberius : Nimirum hac die una plus vixi, mihi quam vivendum fuit. Ainsi se peut prendre avec raison ce bon advis de Solon . Mais d'autant que c'est un philosophe, à l'endroit desquels les faveurs et disgraces de la fortune ne tiennent rang ny d'heur, ny de mal'heur; et sont les grandeurs, et puissances, accidens de qualité à peu pres indifferente: je trouve vray-semblable qu'il aye regardé plus avant, et voulu dire que ce mesme bon-heur de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien né, et de la resolution et asseurance d'un'ame reglée, ne se doive jamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy aye veu jouer le dernier acte de sa comedie, et sans doute le plus difficile. En tout le reste il y peut avoir du masque: ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nousque par contenance; ou les accidens, ne nous essayant pas jusques au vif, nous donnent loysir de maintenir tousjours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler François, il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot, [27v]

Nam verae voces tum demum pectore ab imo
Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res.

Voylà pourquoy se doivent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les autres actions de nostre vie. C'est le maistre jour, c'est le jour juge de tous les autres: c'est le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l'essay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche, ou du coeur. J'ay veu plusieurs donner par leur mort reputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion, beau pere de Pompeius, rabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu'on avoit eu de luy jusques lors. Epaminondas, interrogé lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soy-mesme: Il nous faut voir mourir, fit-il, avant que d'en pouvoir resoudre. De vray, on desroberoit beaucoup à celuy là, qui le poiseroit sans l'honneur et grandeur de sa fin. Dieu l'a voulu comme il luy a pleu: mais en mon temps trois les plus execrables personnes que je cogneusse en toute abomination de vie, et les plus infames, ont eu des mors reglées et en toutes circonstances composées jusques à la perfection. Il est des morts braves et fortunées. Je luy ay veu trancher le fil d'un progrez de merveilleux avancement, et dans la fleur de son croist, à quelqu'un, d'une fin si pompeuse, qu'à mon avis ses ambitieus et courageux desseins n'avoient rien de si hault que fut leur interruption. Il arriva sans y aller où il pretendoit: plus grandement et glorieusement que ne portoit son desir et esperance. Et devança par sa cheute le pouvoir et le nom où il aspiroit par sa course. Au Jugement de la vie d'autruy, je regarde tousjours comment s'en est porté le bout; et des principaux estudes de la mienne, c'est qu'il se porte bien, c'est à dire quietement et sourdement.

Chap. XX.
Que Philosopher C'Est Apprendre à Mourir

Ciceron dit que Philosopher ce n'est autre chose que s'aprester à la mort. C'est d'autant que l'estude et la contemplation retirent aucunement nostre ame hors de nous, et l'embesongnent à part du corps, qui est quelque aprentissage et ressemblance de la mort; ou bien, c'est que toute la sagesse et discours du monde se resoult en fin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser qu'à nostre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à nostre aise, comme dict la Saincte Escriture . Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est nostre but, quoy qu'elles en prennent divers moyens; autrement on les chasseroit d'arrivée: car qui escouteroit celuy qui pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise? [28] Les dissentions des sectes Philosophiques, en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas nugas. Il y a plus d'opiniastreté et de picoterie qu'il n'appartient à une si saincte profession. Mais quelque personnage que l'homme entrepraigne, il joue tousjours le sien parmy.Quoy qu'ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visée, c'est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contrecoeur. Et s'il signifie quelque supreme plaisir et excessif contentement, il est mieux deu à l'assistance de la vertu qu'à nulle autre assistance. Cette volupté, pour estre plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n'en est que plus serieusement voluptueuse. Et luy devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel: non celuy de la vigueur, duquel nous l'avons denommée. Cette autre volupté plus basse, si elle meritoit ce beau nom, ce devoit estre en concurrence, non par privilege. Je la trouve moins pure d'incommoditez et de traverses que n'est la vertu. Outre que son goust est plus momentanée, fluide et caduque, elle a ses veillées, ses jeusnes et ses travaux et la sueur et le sang; et en outre particulierement ses passions trenchantes de tant de sortes, et à son costé une satieté si lourde qu'elle equipolle à penitence. Nous avons grand tort d'estimer que ces incommoditez luy servent d'aiguillon et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire se vivifie par son contraire, et de dire, quand nous venons à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l'accablent, la rendent austere et inaccessible, là où, beaucoup plus proprement qu'à la volupté elles anoblissent, aiguisent et rehaussent le plaisir divin et parfaict qu'elle nous moienne. Celuy-là est certes bien indigne de son accointance, qui contrepoise son coust à son fruit, et n'en cognoist ny les graces ny l'usage. Ceux qui nous vont instruisant que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa jouïssance agréable, que nous disent ils par là, sinon qu'elle est tousjours desagreable? Car quel moien humain arriva jamais à sa jouïssance? Les plus parfaicts se sont bien contentez d'y aspirer et de l'approcher sans la posseder. Mais ils se trompent: veu que de tous les plaisirs que nous cognoissons, la poursuite mesme en est plaisante. L'entreprise se sent de la qualité de la chose qu'elle regarde, car c'est une bonne portion de l'effect et consubstancielle. L'heur et la beatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses appartenances et avenues, jusques à la premiere entrée et extreme barriere. Or des principaux bienfaicts de la vertu est le mespris de la mort, moyen qui fournit nostre vie d'une molle tranquillité, nous en donne le goust pur et amiable, sans qui toute autre volupté est esteinte. Voylà pourquoy toutes les regles se rencontrent et conviennent à cet article. Et, bien qu'elles nous conduisent aussi toutes d'un commun accord à mespriser la douleur, la pauvreté, et autres accidens à quoy la vie humaine est subjecte, ce n'est pas d'un pareil soing, tant par ce que ces accidens ne sont pas de telle necessité (la pluspart des hommes passent leur vie sans gouster de la pauvreté, et tels encore sans sentiment de douleur et de maladie, comme Xenophilus le Musicien, qui vescut cent et six ans d'une entiere santé) qu'aussi d'autant qu'au pis aller la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et coupper broche à tous autres inconvenients. Mais quant à la mort, elle est inevitable,

Omnes eodem cogimur, omnium
Versatur urna, serius ocius
Sors excitura et nos in aeter-
Num exitium impositura cymbae.

Et par consequent, si elle nous faict peur, c'est un subject continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n'est lieu d'où elle ne nous vienne; nous pouvons tourner sans cesse la teste çà et là comme en pays suspect: quae quasi saxum Tantalo semper impendet. Nos parlemens renvoyent souvent executer les criminels au lieu où le crime est commis: durant le chemin, promenez les par des belles maisons, faictes leur tant de bonne chere qu'il vous plaira, [28v]

non Siculae dapes
Dulcem elaborabunt saporem,
Non avium cytharaeque cantus
Somnum reducent,

pensez vous qu'ils en puissent resjouir, et que la finale intention de leur voyage, leur estant ordinairement devant les yeux, ne leur ait alteré et affadi le goust à toutes ces commoditez?

Audit iter, numeratque dies, spacioque viarum
Metitur vitam, torquetur peste futura.

Le but de nostre carriere, c'est la mort, c'est l'object necessaire de nostre visée: si elle nous effraye, comme est il possible d'aller un pas en avant, sans fiebvre? Le remede du vulgaire c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement? Il luy faut faire brider l'asne par la queue,

Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.

Ce n'est pas de merveille s'il est si souvent pris au piege. On faict peur à nos gens, seulement de nommer la mort, et la pluspart s'en seignent, comme du nom du diable. Et par-ce qu'il s'en faict mention aux testamens, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main, que le medecin ne leur ait donné l'extreme sentence; et Dieu sçait lors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous le patissent. Parce que cette syllabe frappoit trop rudement leurs oreilles, et que cette voix leur sembloit malencontreuse, les Romains avoyent appris de l'amollir ou de l'estendre en perifrazes. Au lieu de dire: il est mort; il a cessé de vivre, disent-ils, il a vescu. Pourveu que ce soit vie, soit elle passée, ils se consolent. Nous en avons emprunté nostre feu Maistre - Jehan . A l'adventure est-ce que, comme on dict, le terme vaut l'argent. Je nasquis entre unze heures et midi, le dernier jour de Febvrier mil cinq cens trente trois, comme nous contons à cette heure, commençant l'an en [29] Janvier . Il n'y a justement que quinze jours que j'ay franchi 39 ans, il m'en faut pour le moins encore autant: cependant s'empescher du pensement de chose si esloignée, ce seroit folie. Mais quoy, les jeunes et les vieux laissent la vie de mesme condition. Nul n'en sort autrement que comme si tout presentement il y entroit. Joinct qu'il n'est homme si decrepite tant qu'il voit Mathusalem devant, qui ne pense avoir encore vint ans dans le corps. D'avantage, pauvre fol que tu es, qui t'a estably les termes de ta vie? Tu te fondes sur les contes des Medecins . Regarde plustost l'effect et l'experience. Par le commun train des choses, tu vis pieça par faveur extraordinaire. Tu as passé les termes accoustumez de vivre. Et qu'il soit ainsi, conte de tes cognoissans combien il en est mort avant ton aage, plus qu'il n'en y a qui l'ayent atteint; et de ceux mesme qui ont annobli leur vie par renommée, fais en registre, et j'entreray en gageured'en trouver plus qui sont morts avant, qu'apres trente cinq ans. Il est plein de raison et de pieté de prendre exemple de l'humanité mesme de Jesus - Christ : or il finit sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement homme, alexandre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort de façons de surprise?

Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas.

Je laisse à part les fiebvres et les pleuresies. Qui eut jamais pensé qu'un Duc de Bretaigne deut estre estouffé de la presse, comme fut celuy-là à l'entrée du Pape Clément, mon voisin, à Lyon; N'as tu pas veu tuer un de nos roys en se jouant? Et un de ses ancestres mourut-il pas choqué par un pourceau? Aeschilus, menassé de la cheute d'une maison, a beau se tenir à l'airte, le voylà assommé d'un toict de tortue, qui eschappa des pates d'une Aigle en l'air. L'autre mourut d'un grein de raisin; un Empereur, de l'esgrafigneure d'un peigne, en se testonnant; Aemilius Lepidus, pour avoir hurté du pied contre le seuil de son [29v] huis; et Aufidius, pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil; et entre les cuisses des femmes, Cornelius Gallus preteur, Tigillinus, Capitaine du guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoue, et, d'un encore pire exemple, Speusippus, Philosophe Platonicien, et l'un de nos Papes . Le pauvre Bebius, juge, cependant qu'il donne delay de huictaine à une partie, le voylà saisi, le sien de vivre estant expiré. Et Caius Julius, medecin, gressant les yeux d'un patient, voylà la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler: un mien frere, le Capitaine Saint Martin, aagé de vint et trois ans, qui avoit desja faict assez bonne preuve de sa valeur, jouant à la paume, receut un coup d'esteuf qui l'assena un peu au-dessus de l'oreille droite, sans aucune apparence de contusion, ny de blessure. Il ne s'en assit, ny reposa, mais cinq ou six heures apres il mourut d'une Apoplexie que ce coup luy causa. Ces exemples si frequens et si ordinaires nous passant devant les yeux, comme est-il possible qu'on se puisse deffaire du pensement de la mort, et qu'à chaque instant il ne nous semble qu'elle nous tient au collet? Qu'import'il, me direz vous, comment que ce soit, pourveu qu'on ne s'en donne point de peine? Je suis de cet advis, et en quelque maniere qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, fut ce soubs la peau d'un veau, je ne suis pas homme qui y reculasse. Car il me suffit de passer à monaise; et le meilleur jeu que je me puisse donner, je le prens, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez,

praetulerim delirus inérsque videri,
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quam sapere et ringi.

Mais c'est folie d'y penser arriver par là. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles. Tout cela est beau. Mais aussi quand elle arrive, ou à eux, ou à leurs femmes, enfans et amis, les surprenant en dessoude et à [30] decouvert, quels tourmens, quels cris, quelle rage, et quel desespoir les accable? Vites-vous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus? Il y faut prouvoir de meilleur'heure: et cette nonchalance bestiale, quand elle pourroit loger en la teste d'un homme d'entendement, ce que je trouve entierement impossible, nous vend trop cher ses denrées. Si c'estoit ennemy qui se peut éviter, je conseillerois d'emprunter les armes de la couardise. Mais puis qu'il ne se peut, puis qu'il vous attrape fuyant et poltron aussi bien qu'honneste homme,

Nempe et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis juventae
Poplitibus, timidoque tergo,

et que nulle trampe de cuirasse vous couvre,

Ille licet ferro cautus se condat aere,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput.

aprenons à le soutenir de pied ferme, et à le combattre. Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l'estrangeté, pratiquons le, accoustumons le. N'ayons rien si souvent en la teste que la mort. A tous instants representons la à nostre imagination et en tous visages. Au broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuille, à la moindre piqueure d'espleingue, remachons soudain: Et bien, quand ce seroit la mort mesme? et là dessus, roidissons nous et efforçons nous. Parmy les festes et la joye, ayons toujours ce refrein de la souvenance de nostre condition, et ne nouslaissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette nostre allegresse est en bute à la mort, et de combien de prinses elle la menasse. Ainsi faisoyent les Egyptiens, qui, au milieu de leurs festins et parmy leur meilleure chere, faisoient aporter l' Anatomie seche d'un corps d'homme mort, pour servir d'advertissement aux conviez. [30v]

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum.
Grata superveniet, quae non sperabitur hora.

Il est incertain où la mort nous attende, attendons la par tout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte. Il n'y a rien de mal en la vie pour celuy qui a bien comprins que la privation de la vie n'est pas mal. Paulus Aemilius respondit à celuy que ce miserable Roy de Macedoine, son prisonnier, luy envoyoit pour le prier de ne le mener pas en son triomphe: Qu'il en face la requeste à soy mesme. A la vérité, en toutes choses, si nature ne preste un peu, il est malaisé que l'art et l'industrie aillent guiere avant. Je suis de moy-mesme non melancholique, mais songecreux. Il n'est rien dequoy je me soye des toujours plus entretenu que des imaginations de la mort: voire en la saison la plus licentieuse de mon aage,

Jucundum cum aetas florida ver ageret,

parmy les dames et les jeux, tel me pensoit empesché à digerer à par moy quelque jalousie, ou l'incertitude de quelque esperance, cependant que je m'entretenois de je ne sçay qui, surpris les jours precedens d'une fievre chaude et de sa fin, au partir d'une feste pareille, et la teste pleine d'oisiveté, d'amour et de bon temps, comme moy, et qu'autant m'en pendoit à l'oreille:

Jam fuerit, nec post unquam revocare licebit.

Je ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d'un autre. Il est impossible que d'arrivée nous ne sentions des piqueures de tellesimaginations. Mais en les maniant et repassant, au long aller, on les aprivoise sans doubte. Autrement de ma part je fusse en continuelle frayeur et frenesie: car jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne feit moins d'estat de sa durée. Ny la santé, que j'ay jouy jusques à present tres-vigoureuse et peu souvent interrompue, ne m'en alonge l'esperance, ny les maladies ne me l'acourcissent. A chaque minute il me semble que je m'eschape. Et me rechante sans cesse: Tout ce qui peut estre faict un autre jour, le peut estre aujourd'hui. De vray les hazards et dangiers nous [31] approchent peu ou rien de nostre fin; et si nous pensons combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menasser le plus, de millions d'autres sur nos testes, nous trouverons que, gaillars et fievreus, en la mer et en nos maisons, en la battaille et en repos, elle nous est égallement pres. Nemo altero fragilior est: nemo in crastinum sui certior. Ce que j'ay affaire avant mourir, pour l'achever tout loisir me semble court, fut-ce d'un'heure. Quelcun, feuilletant l'autre jour mes tablettes, trouva un memoire de quelque chose, que je vouloy estre faite apres ma mort. Je luy dy, comme il estoit vray, que, n'estant qu'à une lieue de ma maison, et sain et gaillard, je m'estoy hasté de l'escrire là, pour ne m'asseurer point d'arriver jusques chez moy. Comme celuy qui continuellement me couve de mes pensées, et les couche en moy, je suis à tout'heure preparé environ ce que je puis estre. Et ne m'advertira de rien de nouveau la survenance de la mort. Il faut estre tousjours boté et prest à partir, en tant qu'en nous est, et sur tout se garder qu'on n'aye lors affaire qu'à soy:

Quid brevi fortes jaculamur aevo
Multa?

Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcroit. L'un se pleint plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d'une belle victoire; l'autre, qu'il luy faut desloger avant qu'avoir marié sa fille, ou contrerolé l'institution de ses enfans: l'un pleint la compagnie de sa femme, l'autre de son fils, comme commoditez principales de son estre. Je suis pour cette heure en tel estat, Dieu mercy, que je puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose quelconque, si ce n'est de la vie, si sa perte vient à me poiser. Je me desnoue par tout; mes adieux sont à demi prins de chacun, sauf de moy. Jamais homme ne seprepara à quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint plus universellement que je m'attens de faire.

Miser ô miser, aiunt, omnia ademit
Una dies infesta mihi tot praemia vitae.

Et le bastisseur:

Manent (dict-il) opera interrupta, minaeque
Murorum ingentes.

Il ne faut rien desseigner de si longue haleine, ou au moins avec telle intention de se passionner pour n'en voir la fin. Nous sommes nés pour agir:

Cum moriar, medium solvar et inter opus.

[31v]

Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie tant qu'on peut, et que la mort me treuve plantant mes chous, mais nonchalant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait. J'en vis mourir un, qui, estant à l'extremité, se plaignoit incessamment, de quoy sa destinée coupoit le fil de l'histoire qu'il avoit en main, sur le quinziesme ou seiziesme de nos Roys .

Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Jam desiderium rerum super insidet una.

Il faut se descharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles. Tout ainsi qu'on a planté nos cimetieres joignant les Eglises, et aux lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans, à ne s'effaroucher point de voir un homme mort, et affin que ce continuel spectacle d'ossements, de tombeaus et de convois nous advertisse de nostre condition:

Quin etiam exhilarare viris convivia caede
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, saepe et super ipsa cadentum
Pocula respersis non parco sanguine mensis;

et comme les Egyptiens, apres leurs festins, faisoient presenter aux assistans une grand'image de la mort par un qui leur crioit: Boy et t'esjouy, car, mort, tu seras tel: aussi ay-je pris en coustume d'avoir, non seulement en l'imagination, mais continuellement la mort en la bouche; et n'est rien dequoy je m'informe si volontiers, que de la mort des hommes: quelle parole, quel visage, quelle contenance ils y ont eu; ny endroit des histoires, que je remarque si attantifvement. Il y paroist à la farcissure de mes exemples: et que j'ay en particuliere affection cette matiere. Si j'estoy faiseur de livres, je feroy un registre commenté des morts diverses. Qui apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à vivre. Dicearchus en feit un de pareil titre, mais d'autre et moins utile fin. On me dira que l'effect surmonte de si loing l'imagination qu'il n'y a si belle escrime qui ne se perde, quand on en vient là. Laissez les dire: le premediter donne sans doubte grand avantage. Et puis n'est-ce rien, d'aller au moins jusques là sans alteration et sans fiévre? Il y a plus: Nature mesme nous preste la main, et nous donne courage. Si c'est une mort courte et violente, nous n'avons pas loisir de la craindre; si elle est autre, je m'apperçois qu'à [32] mesure que je m'engage dans la maladie, j'entre naturellement en quelque desdein de la vie. Je trouve que j'ay bien plus affaire à digerer cette resolution de mourir quand je suis en santé, que quand je suis en fiévre. D'autant que je ne tiens plus si fort aux commoditez de la vie, à raison que je commance à en perdre l'usage et le plaisir, j'en voy la mort d'une veue beaucoup moins effrayée. Cela me fait esperer que, plus je m'eslongneray de celle-là, et approcheray de cette-cy, plus aisément j'entreray en composition de leur eschange. Tout ainsi que j'ay essayé en plusieurs autres occurrences ce que dit Cesar, que les choses nous paroissent souvent plus grandes de loing que de pres, j'ay trouvé que sain j'avois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que je les ay senties; l'alegresse où je suis, le plaisir et la force me font paroistre l'autre estat si disproportionné à celuy-là, que par imagination je grossis ces incommoditez de moitié, et les conçoy plus poisantes, que je ne les trouve, quand je les ay sur les espaules. J'espere qu'il m'en adviendra ainsi de la mort. Voyons à ces mutations et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature nous desrobbe le goust de nostre perte et empirement. Que reste-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse, et de sa vie passée,

Heu senibus vitae portio quanta manet.

Cesar à un soldat de sa garde, recreu et cassé, qui vint en la rue luy demander congé de se faire mourir, regardant son maintien decrepite, respondit plaisamment: Tu penses donc estre en vie. Qui y tomberoit tout à un coup, je ne crois pas que nous fussions capables de porter un tel changement. Mais, conduicts par sa main, d'une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce miserable estat, et nous y apprivoise: si que nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous, qui est en essence et en verité une mort plus dure que n'est la mort entiere d'une vie languissante, et que n'est la mort de la vieillesse. D'autant [32v] que le sault n'est pas si lourd du mal estre au non estre, comme il est d'un estre doux et fleurissant à un estre penible et douloureux. Le corps, courbé et plié, a moins de force à soustenir un fais; aussi a nostre ame: il la faut dresser et eslever contre l'effort de cet adversaire. Car, comme il est impossible qu'elle se mette en repos, pendant qu'elle le craint: si elle s'en asseure aussi, elle se peut venter, qui est chose comme surpassant l'humaine condition, qu'il est impossible que l'inquietude, le tourment, la peur, non le moindre desplaisir loge en elle,

Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida, neque Auster
Dux inquieti turbidus Adriae,
Nec fulminantis magna Jovis manus.

Elle est rendue maistresse de ses passions et concupiscences, maistresse de l'indigence, de la honte, de la pauvreté, et de toutes autres injures de fortune. Gaignons cet advantage qui pourra: c'est icy la vraye et souveraine liberté, qui nous donne dequoy faire la figue à la force et à l'injustice, et nous moquer des prisons et des fers:

in manicis, et
Compedibus, saevo te sub custode tenebo.
Ipse Deus simul atque volam, me solvet: opinor,
Hoc sentit, moriar. Mors ultima linea rerum est.

Nostre religion n'a point eu de plus asseuré fondement humain, que le mespris de la vie. Non seulement le discours de la raison nous y appelle,car pourquoy craindrions nous de perdre une chose, laquelle perdue ne peut estre regrettée; et, puis que nous sommes menassez de tant de façons de mort, n'y a il pas plus de mal à les craindre toutes, qu'à en soustenir une? Que chaut-il quand ce soit, puis qu'elle est inevitable? A celuy qui disoit à Socrates : Les trente tyrans t'ont condamné à la mort.--Et nature a eux, respondit-il. Quelle sottise de nous peiner sur le point du passage à l'exemption de toute peine! Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses, aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c'est pareille folie de pleurer de ce que d'icy à cent ans nous ne vivrons pas, que de pleurer de ce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est origine d'une autre vie. Ainsi pleurasmes-nous: ainsi nous cousta-il d'entrer en cette-cy: ainsi nous despouillasmes-nous de nostre ancien voile, en y entrant. Rien ne peut estre grief, qui n'est qu'une fois. Est ce raison de craindre si long temps chose de si brief temps! Le long temps vivre et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort. Car le long et le court n'est point aux choses qui ne sont plus. Aristote dit qu'il y a des petites bestes sur la riviere de Hypanis, qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huict heures du matin, elle meurt en jeunesse; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa decrepitude. Qui de nous ne se moque de voir mettre en consideration d'heur ou de malheur ce moment de durée? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à l'eternité, ou encores à la durée des montagnes, des rivieres, des estoiles, des arbres, et mesmes d'aucuns animaux, n'est pas moins ridicule. Mais nature nous y force. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y estes entrez. Le mesme passage que [33] vous fites de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites le de la vie à la mort. Vostre mort est une des pieces de l'ordre de l'univers. C'est une piece de la vie du monde,

inter se mortales mutua vivunt
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.

Changeray-je pas pour vous cette belle contexture des choses? c'est la condition de vostre creation, c'est une partie de vous que la mort: vous vous fuyez vous mesmes. Cettuy vostre estre, que vous jouyssez, est egalementparty à la mort et à la vie. Le premier jour de vostre naissance vous achemine à mourir comme à vivre,

Prima, quae vitam dedit, hora, carpsit.
Nascentes morimur, finisque ab origine pendet.

Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie; c'est à ses despens. Le continuel ouvrage de vostre vie c'est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes apres la mort quand vous n'estes plus en vie. Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie; mais pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement. Si vous avez faict vostre proufit de la vie, vous en estes repeu, allez vous en satisfaict,

Cur non ut plenus vitae conviva recedis?

Si vous n'en avez sçeu user, si elle vous estoit inutile, que vous chault-il de l'avoir perdue, à quoy faire la voulez-vous encores?

Cur amplius addere quaeris
Rursum quod pereat male, et ingratum occidat omne?

La vie n'est de soy ny bien ny mal: c'est la place du bien et du mal selon que vous la leur faictes. Et si vous avez vescu un jour, vous avez tout veu. Un jour est égal à tous jours. Il n'y a point d'autre lumière, ny d'autre nuict. Ce Soleil, cette Lune, ces Estoilles, cette disposition c'est celle mesme que vos ayeuls ont jouye, et qui entretiendra vos arriere-nepveux: Non alium videre patres: aliumve nepotes Aspicient. Et, au pis aller, la distribution et varieté de tous les actes de ma comedie se parfournit en un an. Si vous avez pris garde au branle de mesquatre saisons, elles embrassent l'enfance, l'adolescence, la virilité et la vieillesse du monde. Il a joué son jeu. Il n'y sçait autre finesse que de recomencer. Ce sera tousjours cela mesme,

versamur ibidem, atque insumus usque,
Atque in se sua per vestigia volvitur annus.

[33v]

Je ne suis pas deliberée de vous forger autres nouveaux passetemps,

Nam tibi praeterea quod machiner, inveniamque
Quod placeat, nihil est, eadem sunt omnia semper.

Faites place aux autres, comme d'autres vous l'ont faite. L'equalité est la premiere piece de l'equité. Qui se peut plaindre d'estre comprins, où tous sont comprins? Aussi avez-vous beau vivre, vous n'en rebattrez rien du temps que vous avez à estre mort: c'est pour neant: aussi long temps serez vous en cet estat là, que vous craignez, comme si vous estiez mort en nourrisse,

licet, quod vis, vivendo vincere secla,
Mors aeterna tamen nihilominus illa manebit.

Et si vous metteray en tel point, auquel vous n'aurez aucun mescontentement,

In vera nescis nullum fore morte alium te,
Qui possit vivus tibi te lugere peremptum,
Stansque jacentem.

Ny ne desirerez la vie que vous plaingnez tant,

Nec sibi enim quisquam tum se vitamque requirit,
Nec desiderium nostri nos afficit ullum.

La mort est moins à craindre que rien, s'il y avoit quelque chose de moins,

multo mortem minus ad nos esse putandum
Si minus esse potest quam quod nihil esse videmus.

Elle ne vous concerne ny mort ny vif: vif, parce que vous estes: mort, par ce que vous n'estes plus. Nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps n'estoit non plus vostre que celuy qui s'est passé avant vostre naissance: et ne vous touche non plus,

Respice enim quam nil ad nos ante acta vetustas
Temporis aeterni fuerit.

Où que vostre vie finisse, elle y est toute. L'utilité du vivre n'est pas en l'espace, elle est en l'usage: tel a vescu long temps, qui a peu vescu: attendez vous y pendant que vous y estes. Il gist en vostre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vescu. Pensiez vous jamais n'arriver là, où vous alliez sans cesse? encore n'y a il chemin qui n'aye son issue. Et si la compagnie vous peut soulager: le monde ne va-il pas mesme train que vous allez?

omnia te vita perfuncta sequentur.

[34]

Tout ne branle-il pas vostre branle? Y a-il chose qui ne vieillisse quant et vous? Mille hommes, mille animaux et mille autres creatures meurent en ce mesme instant que vous mourez:

Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est,
Quae non audierit mistos vagitibus aegris
Ploratus, mortis comites et funeris atri.

A quoy faire y reculez-vous, si vous ne pouvez tirer arriere. Vous en avez assez veu, qui se sont bien trouvez de mourir, eschevant par là des grandes miseres. Mais quelqu'un qui s'en soit mal trouvé, en avez-vous veu? Si est-ce grande simplesse de condamner chose que vous n'avez esprouvée ny par vous, ny par autre. Pourquoy te pleins-tu de moy et de la destinée? te faisons-nous tort? Est ce à toy de nous gouverner,ou nous à toy? Encore que ton aage ne soit pas achevé, ta vie l'est. Un petit homme est homme entier, comme un grand. Ny les hommes, ny leurs vies ne se mesurent à l'aune. Chiron refusa l'immortalité, informé des conditions d'icelle par le Dieu mesme du temps et de la durée, Saturne, son pere. Imaginez de vray combien seroit une vie perdurable, moins supportable à l'homme et plus pénible, que n'est la vie que je luy ay donnée. Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. J'y ay à escient meslé quelque peu d'amertume pour vous empescher, voyant la commodité de son usage, de l'embrasser trop avidement et indiscretement. Pour vous loger en cette moderation, ny de fuir la vie, ny de refuir à la mort, que je demande de vous, j'ay temperé l'une et l'autre entre la douceur et l'aigreur. J'apprins à Thales, le premier de voz sages, que le vivre et le mourir estoit indifferent: par où, à celuy qui luy demanda pourquoy donc il ne mouroit, il respondit tres-sagement: Par ce qu'il est indifferent. L'eau, la terre, l'air, le feu et autres membres de ce mien bastiment ne sont non plus instrumens de ta vie qu'instrumens de ta mort. Pourquoy crains-tu ton dernier jour? Il ne confere non plus à ta mort que chascun des autres. Le dernier pas ne faict pas la lassitude: il la declare. Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive. Voilà les bons advertissemens de nostre mere nature. Or j'ay pensé souvent d'où venoit celà, qu'aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou en autruy, nous semble sans comparaison moins effroyable qu'en nos maisons, autrement ce seroit un'armée de medecins et de pleurars; et, elle estant tousjours une, qu'il y ait toutesfois beaucoup plus d'asseurance parmy les gens de village et de basse condition qu'és autres. Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l'entournons, qui nous font plus de peur qu'elle: une toute nouvelle forme de vivre, les cris des meres, des femmes et des enfans, la visitation de personnes estonnées et transies, l'assistance d'un nombre de valets pasles et éplorés, une chambre sans jour, des cierges allumez, nostre chevet assiegé de medecins et de prescheurs; somme, tout horreur et tout effroy autour de nous. Nous voylà des-jà ensevelis et enterrez. Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez, aussi avons-nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes: osté qu'il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu'un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage.

[34v]

Chap. XXI.
De la Force de l'Imagination

Fortis imaginatio generat casum ,

disent les clercs.

Je suis de ceux qui sentent tres-grand effort de l'imagination. chacun en est hurté, mais aucuns en sont renversez. Son impression me perse. Et mon art est de luy eschapper, non pas de luy resister. Je vivroye de la seule assistance de personnes saines et gaies. La veue des angoisses d'autruy m'angoisse materiellement, et a mon sentiment souvent usurpé le sentiment d'un tiers. Un tousseur continuel irrite mon poulmon et mon gosier.Je visite plus mal volontiers les malades ausquels le devoir m'interesse, que ceux ausquels je m'attens moins, et que je considere moins. Je saisis le mal que j'estudie, et le couche en moy. Je ne trouve pas estrange qu'elle donne et les fievres et la mort à ceux qui la laissent faire et qui luy applaudissent. Simon Thomas estoit un grand medecin de son temps. Il me souvient que, me rencontrant un jour chez un riche vieillard pulmonique, et traittant avec luy des moyens de sa guarison, il luy dist que c'en estoit l'un de me donner occasion de me plaire en sa compagnie, et que, fichant ses yeux sur la frescheur de mon visage, et sa pensée sur cette allegresse et vigueur qui regorgeoit de mon adolescence, et remplissant tous ses sens de cet estat florissant en quoy j'estoy, son habitude s'en pourroit amender. Mais il oublioit à dire que la mienne s'en pourroit empirer aussi. Gallus Vibius banda si bien son ame à comprendre l'essence et les mouvemens de la folie, qu'il emporta son jugement hors de son siege, si qu'onques puis il ne l'y peut remettre: et se pouvoit vanter d'estre devenu fol par sagesse. Il y en a qui, de frayeur, anticipent la main du bourreau. Et celuy qu'on debandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l'eschafaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons et rougissons aux secousses de nos imaginations et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer. Et la jeunesse bouillante s'eschauffe si avant en son harnois tout' endormie, qu'elle assouvit en songe ses amoureux désirs,

Ut quasi transactis saepe omnibus rebus profundant
Fluminis ingentes fluctus, vestémque cruentent.

Et encore qu'il ne soit pas nouveau de voir croistre la nuict des cornes à tel qui ne les avoit pas en se couchant: toutesfois l'evenement de Cyppus, Roy d' Italie, est memorable, lequel pour avoir assisté le jour avec grande affection au combat des taureaux, et avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit en son front par la force de l'imagination. La passion donna au fils de Croesus la voix que nature luy avoit refusée. Et Antiochus print la fievre de la beauté de Stratonicé trop vivement empreinte en son ame. Pline dict avoir veu Lucius Cossitius de femme changé en homme le jour de ses nopces. Pontanus et d'autres racontent pareilles metamorphoses advenues en Italie ces siecles passez. Et par vehement desir de luy et de sa mere,

[35]

Vota puer solvit, quae foemina voverat Iphis .

Passant à Victry le Françoys, je peuz voir un homme que l'Evesque de Soissons avoit nommé Germain en confirmation, lequel tous les habitans de là ont cogneu et veu fille, jusques à l'aage de vingt deux ans, nommée Marie . Il estoit à cett'heure-là fort barbu, et vieil, et point marié. Faisant, dict-il, quelque effort en sautant, ses membres virils se produisirent: et est encore en usage, entre les filles de là, une chanson, par laquelle elles s'entradvertissent de ne faire point de grandes enjambées, de peur de devenir garçons, comme Marie Germain . Ce n'est pas tant de merveille, que cette sorte d'accident se rencontre frequent: car si l'imagination peut en telles choses, elle est si continuellement et si vigoureusement attachée à ce subject, que, pour n'avoir si souvent à rechoir en mesme pensée et aspreté de desir, elle a meilleur compte d'incorporer, une fois pour toutes, cette virile partie aux filles. Les uns attribuent à la force de l'imagination les cicatrices du Roy Dagobert et de Sainct François . On dict que les corps s'en-enlevent telle fois de leur place. Et Celsus recite d'un Prebstre, qui ravissoit son ame en telle extase, que le corps en demeuroit longue espace sans respiration et sans sentiment. Sainct Augustin en nomme un autre, à qui il ne falloit que faire ouir des cris lamentables et plaintifs, soudain il defailloit et s'emportoit si vivement hors de soy, qu'on avoit beau le tempester et hurler, et le pincer, et le griller, jusques à ce qu'il fut resuscité: lors il disoit avoir ouy des voix, mais comme venant de loing, et s'apercevoit de ses eschaudures et meurtrissures. Et ce que ce ne fust une obstination apostée contre son sentiment, cela le montroit, qu'il n'avoit cependant ny poulx ny haleine. Il est vray semblable que le principal credit des miracles, des visions, des enchantemens et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l'imagination agissant principalement contre les ames du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la creance, qu'ils pensent voir ce qu'ils ne voyent pas. Je suis encore de cette opinion, que ces plaisantes liaisons, dequoy nostre monde se voit si entravé, qu'il ne se parle d'autre chose, ce sont volontiers des impressions de l'apprehension et de la crainte. Car je sçay par experience, que tel, de qui je puis respondre, comme de moy mesme, en qui il ne pouvoit choir soupçon aucune de foiblesse, [35v] et aussi peu d'enchantement, ayant ouy faire le conte à un sien compagnon, d'une defaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le point, qu'il en avoit le moins debesoin, se trouvant en pareille occasion, l'horreur de ce conte lui vint à coup si rudement frapper l'imagination, qu'il en encourut une fortune pareille; et de là en hors fut subjet à y rechoir: ce villain souvenir de son inconvenient le gourmandant et tyrannisant. Il trouva quelque remede à cette resverie par une autre resverie. C'est que, advouant luy mesmes et preschant avant la main cette sienne subjection, la contention de son ame se soulageoit sur ce, qu'apportant ce mal comme attendu, son obligation en amoindrissoit et luy en poisoit moins. Quand il a eu loy, à son chois, sa pensée desbrouillée et desbandée, son corps se trouvant en son deu de le faire lors premierement tenter, saisir et surprendre à la cognoissance d'autruy, il s'est guari tout net à l'endroit de ce subjet. A qui on a esté une fois capable, on n'est plus incapable, si non par juste faiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprinses, où nostre ame se trouve outre mesure tandue de desir et de respect, et notamment si les commoditez se rencontrent improveues et pressantes: on n'a pas moyen de se ravoir de ce trouble. J'en sçay, à qui il a servy d'y apporter le corps mesme commencé à ressasier d'ailleurs, pour endormir l'ardeur de cette fureur, et qui par l'aage se trouve moins impuissant de ce qu'il est moins puissant. Et tel autre à qui il a servi aussi qu'un amy l'ayt asseuré d'estre fourni d'une contrebatterie d'enchantemens certains à le preserver. Il vaut mieux que je die comment ce fut. Un comte de tres bon lieu de qui j'estoye fort privé, se mariant avec une belle dame qui avoit esté poursuivie de tel qui assistoit à la feste, mettoit en grand peine ses amis et nommément une vieille dame, sa parente, qui presidoit à ces nopces et les faisoit chez elle, craintive de ces sorcelleries: ce qu'elle me fit entendre. Je la priay s'en reposer sur moy. J'avoye de fortune en mes coffres certaine petite pièce d'or platte, où estoient gravées quelques figures celestes, contre le coup de soleil et oster la douleur de teste: la logeant à point sur la cousture du test; et, pour l'y tenir, elle estoit cousue à un ruban propre à rattacher souz le menton. Resverie germaine à celle de quoy nous parlons. Jacques Peletier m'avoit faict ce present singulier. J'advisay d'en tirer quelque usage. Et dis au comte qu'il pourroit courre fortune comme les autres: y ayant là des hommes pour luy en vouloir prester d'une; mais que hardiment il s'allast coucher; que je luy feroy un tour d'amy; et n'espargneroys à son besoin un miracle, qui estoit en ma puissance, pourveu que, sur son honneur, il me promist dele tenir tres-fidelement secret; seulement, comme sur la nuit on iroit luy porter le resveillon, s'il luy estoit mal allé, il me fit un tel signe. Il avoit eu l'ame et les oreilles si battues, qu'il se trouva lié du trouble de son imagination, et me fit son signe. Je luy dis lors, qu'il se levast souz couleur de nous chasser, et prinst en se jouant la robbe de nuict que j'avoye sur moy (nous estions de taille fort voisine) et s'en vestist, tant qu'il auroit exécuté mon ordonnance, qui fut: quand nous serions sortis, qu'il se retirast à tomber de l'eau; dist trois fois telles oraisons, et fist tels mouvemens; qu'à chascune de ces trois fois, il ceignist le ruban que je luy mettoys en main, et couchast bien soigneusement la médaille qui y estoit attachée, sur ses roignons, la figure en telle posture; cela faict, ayant bien estreint ce ruban pour qu'il ne se peust ny desnouer, ny mouvoir de sa place, que en toute asseurance il s'en retournast à son prix faict, et n'oubliast de rejetter ma robbe sur son lict, en maniere qu'elle les abriast tous deux. Ces singeries sont le principal de l'effect: nostre pensée ne se pouvant desmesler que moyens si estranges ne viennent de quelqu'abstruse science. Leur inanité leur donne poids et reverence. Somme, il fut certain que mes characteres se trouverent plus Veneriens que Solaires, plus en action qu'en prohibition. Ce fut une humeur prompte et curieuse qui me convia à tel effect, esloigné de ma nature. Je suis ennemy des actions subtiles et feintes et hay la finesse, en mes mains, non seulement recreative, mais aussi profitable. Si l'action n'est vicieuse, la routte l'est. Amasis, Roy d' Egypte, espousa Laodice tres-belle fille Grecque: et luy, qui se montroit gentil compagnon par tout ailleurs, se trouva court? à jouïr d'elle, et menaça de la tuer, estimant que ce fust quelque sorcerie. Comme és choses qui consistent en fantasie, elle le rejetta à la devotion, et, ayant faict ses voeus et promesses à Venus, il se trouva divinement remis des la premiere nuit d'empres ses oblations et sacrifices. Or elles ont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous esteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras disoit que la femme qui se couche avec un homme, doit avec la cotte laisser aussy la honte, et la reprendre avec le cotillon. L'ame de l'assaillant, troublée de plusieurs diverses allarmes, se perd aisement: et à qui l'imagination a faict une fois souffrir cette honte (et elle ne le fait souffrir qu'aux premieres accointances, d'autant qu'elles sont plus bouillantes et aspres, et aussi qu'en cette premiere connoissance, on craint beaucoup plus de faillir) ayant mal commencé, il entre en fievre et despit de cet accident qui luy dure aux occasions suivantes. Les mariez, le temps estant tout leur, ne doivent ny presser, ny taster leur entreprinse, s'ils ne sont prests; et vaut mieux faillir indecemmentà estreiner la couche nuptiale, pleine d'agitation et de fievre, attandant une et une autre commodité plus privée et moins allarmée, que de tomber en une perpetuelle misere, pour s'estre estonné et desesperé du premier refus. Avant la possession prinse, le patient se doit à saillies et divers temps legerement essayer et offrir, sans se piquer et opiniastrer à se convaincre définitivement soy-mesme. Ceux qui sçavent leurs membres de nature dociles, qu'ils se soignent seulement de contre-pipper leur fantasie. On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant si importunement, lors que nous n'en avons que faire, et defaillant si importunement, lors que nous en avons le plus affaire, et contestant de l'authorité si imperieusement avec nostre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination noz solicitations et mentales et manuelles. Si toutes-fois en ce qu'on gourmande sa rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation, il m'avoit payé pour plaider sa cause: à l'adventure mettroy-je en souspeçon noz autres membres, ses compagnons, de luy estre allé dresser, par belle envie de l'importance et douceur de son usage, cette querelle apostée, et avoir par complot armé le monde à l'encontre de luy: le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car je vous donne à penser, s'il y a une seule des parties de nostre corps qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui souvent ne l'exerce contre nostre volonté. Elles ont chacune des passions propres, qui les esveillent et endorment, sans nostre congé. A quant de fois tesmoignent les mouvemens forcez de nostre visage les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aus assistans. Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu le coeur, le poulmon et le pouls: la veue d'un object agreable respandant imperceptiblement en nous la flamme d'une emotion fievreuse. N'y a-il que ces muscles et ces veines qui s'elevent et se couchent sans l'adveu, non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensée? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent où nous ne l'envoyons pas. La langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors mesme que, n'ayans de quoy frire, nous le luy deffendrions volontiers, l'appetit de manger et de boire ne laisse pas d'esmouvoir les parties qui luy sont subjettes, ny plus ny moins que cet autre appetit: et nous abandonne de mesme, hors de propos, quand bon luy semble. Les utils qui servent à descharger le ventre, ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre nostre advis, comme ceux-cy destinez à descharger nos roignons. Et ce que, pour autorizer la toute puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allegue avoir veu quelqu'unqui commandoit à son derriere autant de pets qu'il en vouloit, et que Vives, son glossateur, encherit d'un autre exemple de son temps, de pets organizez suivants le ton des vers qu'on leur prononçoit, ne suppose non plus pure l'obeissance de ce membre: Car en est il ordinairement de plus indiscret et tumultuaire. Joint que j'en sçay un si turbulent et revesche, qu'il y a quarante ans qu'il tient son maistre à peter d'une haleine et d'une obligation constante et irremittente, et le menne ainsin à la mort. Mais nostre volonté, pour les droits de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vraysemblablement la pouvons-nous marquer de rebellion et sedition par son desreglement et desobeissance'Veut-elle tousjours ce que nous voudrions qu'elle voulsist? Ne veut-elle pas souvent ce que nous luy prohibons de vouloir: et à nostre evident dommage? Se laisse-elle non plus mener aux conclusions de nostre raison; En fin je diroy pour monsieur ma partie, que plaise à considerer, qu'en ce faict, sa cause estant inseparablement conjointe à un consort et indistinctement, on ne s'adresse pourtant qu'à luy, et par des arguments et charges telles, veu la condition des parties, qu'elles ne peuvent aucunement apartenir ny concerner son-dit consort. Partant se void l'animosité et illegalité manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant que les advocats et juges ont beau quereller et sentencier, nature tirera cependant son train: qui n'auroit faict que raison, quand ell' auroit doué ce membre de quelque particulier privilege, autheur du seul ouvrage immortel des mortels. Pour tant est à Socrates action divine que la generation; et amour, desir d'immortalité, et Daemon immortel luy-mesmes. Tel, à l'adventure, par cet effect de l'imagination, laisse icy les escruelles, que son compagnon raporte en Espaigne . Voylà pourquoy, en telles choses, l'on a accoustumé de demander [36] une ame preparée. Pourquoy practicquent les medecins avant main la creance de leur patient avec tant de fauces promesses de sa guerison, si ce n'est afin que l'effect de l'imagination supplisse l'imposture de leur aposeme? Ils sçavent qu'un des maistres de ce mestier leur a laissé par escrit, qu'il s'est trouvé des hommes à qui la seule veue de la Medecine faisoit l'operation. Et tout ce caprice m'est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon pere, homme simple et Souysse, nation peu vaine et mensongiere, d'avoir cogneu long temps un marchand à Toulouse, maladif et subject à la pierre, qui avoit souventbesoing de clisteres; et se les faisoit diversement ordonner aux medecins, selon l'occurrence de son mal. Apportez qu'ils estoyent, il n'y avoit rien obmis des formes accoustumées: souvent il tastoit s'ils estoyent trop chauds. Le voylà couché, renversé, et toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aucune injection. L'apotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé, comme s'il avoit veritablement pris le clystere, il en sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le medecin n'en trouvoit l'operation suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois autres, de mesme forme. Mon tesmoin jure que, pour espargner la despence (car il les payoit, comme s'il les eut receus), la femme de ce malade ayant quelquefois essayé d'y faire seulement mettre de l'eau tiede, l'effect en descouvrit la fourbe, et pour avoir trouvé ceux là inutiles, qu'il fausit revenir à la premiere façon. Une femme, pensant avoir avalé un'esplingue avec son pain, crioit et se tourmentoit comme ayant une douleur insupportable au gosier, où elle pensoit la sentir arrestée; mais par ce qu'il n'y avoit ny enfleure ny alteration par le dehors, un habil'homme, ayant jugé que ce n'estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de pain qui l'avoit piquée en passant, la fit vomir et [36v] jetta à la desrobée dans ce qu'elle rendit, une esplingue tortue. Cette femme, cuidant l'avoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Je sçay qu'un gentil'homme, ayant traicté chez luy une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours apres par maniere de jeu (car il n'en estoit rien) de leur avoir faict menger un chat en paste: dequoy une damoyselle de la troupe print telle horreur, qu'en estant tombée en un grand dévoyement d'estomac et fievre, il fut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se voyent comme nous subjectes à la force de l'imagination. Tesmoing les chiens, qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres. Nous les voyons aussi japper et tremousser en songe, hannir les chevaux et se débatre. Mais tout cecy se peut raporter à l'estroite cousture de l'esprit et du corps s'entre-communiquants leurs fortunes. C'est autre chose que l'imagination agisse quelque fois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d'autruy. Et tout ainsi qu'un corps rejette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la verolle et au mal des yeux, qui se chargent de l'un à l'autre:

Dum spectant oculi laesos, laeduntur et ipsi:
Multaque corporibus transitione nocent,

pareillement l'imagination esbranlée avecques vehemence, eslance des traits, qui puissent offencer l'object estrangier. L'ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animées et courroussées contre quelqu'un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues et les autruches couvent leurs oeufs de la seule veue, signe qu'ils y ont quelque vertu ejaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit avoir des yeux offensifs et nuisans,

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.

Ce sont pour moy mauvais respondans, que magiciens. Tant y a que nous voyons par experience les femmes envoyer [37] aux corps des enfans qu'elles portent au ventre des marques de leurs fantasies, tesmoing celle qui engendra le more. Et il fut presenté à Charles Roy de Boheme et Empereur une fille d'aupres de Pise, toute velue et herissée, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceue, à cause d'un'image de Sainct Jean Baptiste pendue en son lit. Des animaux il en est de mesmes, tesmoing les brebis de Jacob, et les perdris et les lievres, que la neige blanchit aux montaignes. On vit dernierement chez moy un chat guestant un oyseau au haut d'un arbre, et, s'estans fichez la veue ferme l'un contre l'autre quelque espace de temps, l'oyseau s'estre laissé choir comme mort entre les pates du chat, ou ennyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force atractive du chat. Ceux qui ayment la volerie, ont ouy faire le conte du fauconnier qui, arrestant obstinément sa veue contre un milan en l'air, gageoit de la seule force de sa veue le ramener contre-bas: et le faisoit, à ce qu'on dit. Car les Histoires que j'emprunte, je les renvoye sur la conscience de ceux de qui je les prens. Les discours sont à moy, et se tienent par la preuve de la raison, non de l'expérience: chacun y peut joindre ses exemples: et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il en est, veu le nombre et varieté des accidens. non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c'est non advenu, a Paris ou a Rome, a Jean ou a Pierre, c'est toujours un tour de l'humaine capacite, duquel je suis utilement advisé par ce recit. Je le voy et en fay mon profit egalement en umbre qu'en corps. Et aux diverses leçons qu'ont souvent les histoires, je prens à me servir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des autheurs, desquels la fin c'est dire les evenemens. La mienne, si j'y sçavoye advenir,seroit dire sur ce qui peut advenir. Il est justement permis aux escholes de supposer des similitudes, quand ils n'en ont point. Je n'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là en religion superstitieuse toute foy historialle. Aux exemples que je tire ceans, de ce que j'ay ouï, faict ou dict, je me suis defendu d'oser alterer jusques aux plus legeres et inutiles circonstances. Ma conscience ne falsifie pas un iota, ma science je ne sçay. Sur ce propos, j'entre par fois en pensée qu'il puisse assez bien convenir à un Theologien, à un philosophe, et telles gens d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire. Comment peuvent ils engager leur foy sur une foy populaire? Comment respondre des pensées de personnes incognues et donner pour argent contant leurs conjectures? Des actions à divers membres, qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre tesmoignage, assermentez par un juge: et n'ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Je tien moins hazardeux d'escrire les choses passées que presentes: d'autant que l'escrivain n'a à rendre compte que d'une verité empruntée. Aucuns me convient d'escrire les affaires de mon temps, estimant que je les voy d'une veue moins blessée de passion qu'un autre, et de plus pres, pour l'accez que fortune m'a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas que, pour la gloire de Salluste, je n'en prendroys pas la peine: ennemy juré d'obligation, d'assiduité, de constance; qu'il n'est rien si contraire à mon stile qu'une narration estendue: je me recouppe si souvent à faute d'haleine, je n'ay ny composition, ny explication qui vaille, ignorant au-delà d'un enfant des frases et vocables qui servent aux choses plus communes; pourtant ay-je prins à dire ce que je sçay dire, accommodant la matiere à ma force; si j'en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne; que ma liberté, estant si libre, j'eusse publié des jugemens, à mon gré mesme et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous diroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouvrage d'autruy, que ses exemples soient en tout et par tout veritables; qu'ils soient utiles à la postérité, et presentez d'un lustre qui nous esclaire à la vertu, que c'est son ouvrage. Il n'est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un compte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi.

Chap. XXII.
Le Profit de l'Un Est Dommage de l'Autre

Demades Athenien condamna un homme de sa ville, qui faisoit mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs tiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne luy pouvoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble estre mal pris, d'autant qu'il ne se fait aucun profit qu'au dommage d'autruy, et qu'à ce conte il faudroit condamner toute sorte de guein. Le marchand ne fait bien ses affaires qu'à la débauche de la [37v] jeunesse; le laboureur, à la cherté des bleds; l'architecte, à la ruine des maisons; les officiers de la justice, aux procez et querelles des hommes; l'honneur mesme et pratique des ministres de la religion se tire de nostre mort et de nos vices. Nul medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien Comique Grec, ny soldat à la paix de sa ville: ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouvera que nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent aux despens d'autruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie, comme nature ne se dement point en cela de sa generale police, car les Physiciens tiennent que la naissance, nourrissement et augmentation de chaque chose, est l'alteration et corruption d'un'autre:

Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Continuo hoc mors est illius, quod fuit ante.

Chap. XXIII.
De la Coustume et de ne Changer Aisément une Loy Receue

Celuy me semble avoir tres-bien conceu la force de la coustume, qui premier forgea ce conte, qu'une femme de village, ayant apris de caresser et porter entre ses bras un veau des l'heure de sa naissance, et continuant tousjours à ce faire, gaigna cela par l'accoustumance, que toutgrand beuf qu'il estoit, elle le portoit encore. Car c'est à la verité une violente et traistresse maistresse d'escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le pied de son authorité: mais par ce doux et humble commencement, l'ayant rassis et planté avec l'ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. Nous luy voyons forcer, tous les coups, les reigles de nature. Usus efficacissimus rerum omnium magister. J'en croy l'antre de Platon en sa Republique, et croy les medecins, qui quitent si souvent à son authorité les raisons de leur art; et ce Roy qui, par son moyen, rengea son estomac à se [38] nourrir de poison; et la fille qu' Albert recite s'estre accoustumée à vivre d'araignées. Et en ce monde des Indes nouvelles on trouva des grands peuples et en fort divers climats, qui en vivoient, en faisoient provision, et les apastoient, comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauvessouriz, et fut un crapault vendu six escus en une necessité de vivres; ils les cuisent et apprestent à diverses sauces. Il en fut trouvé d'autres ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses. Consuetudinis magna vis est. Pernoctant venatores in nive; in montibus uri se patiuntur. Pugiles coestibus contusi ne ingemiscunt quidem. Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considerons, ce que nous essayons ordinairement, combien l'accoustumance hebete nos sens. Il ne nous faut pas aller cercher ce qu'on dit des voisins des cataractes du Nil, et ce que les philosophes estiment de la musique celeste, que les corps de ces cercles, estant solides et venant à se lescher et frotter l'un à l'autre en roullant, ne peuvent faillir de produire une merveilleuse harmonie, aux couppures et muances de laquelle se manient les contours et changements des caroles des astres; mais qu'universellement les ouïes des creatures, endormies comme celles des Aegiptiens par la continuation de ce son, ne le peuvent appercevoir, pour grand qu'il soit. Les mareschaux, meulniers, armuriers ne sçauroient durer au bruit qui les frappe, s'ils s'en estonnoient comme nous. Mon collet de fleurs sert à mon nez, mais, apres que je m'en suis vestu trois jours de suitte, il ne sert qu'aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que, nonobstant des longs intervalles et intermissions, l'accoustumance puisse joindre et establir l'effect de son impression sur noz sens: comme essayent les voisins desclochiers. Je loge chez moy en une tour où à la diane et à la retraitte, une fort grosse cloche sonne tous les jours l' Ave Maria . Ce tintamarre effraye ma tour mesme: et, aux premiers jours me semblant insupportable, en peu de temps m'apprivoise, de maniere que je l'oy sans offense et souvent sans m'en esveiller. Platon tansa un enfant qui jouoit aux noix. Il luy respondit: Tu me tanses de peu de chose.--L'accoustumance, repliqua Platon, n'est pas chose de peu. Je trouve que nos plus grands vices prennent leur ply de nostre plus tendre enfance, et que nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices. C'est passetemps aux meres de veoir un enfant tordre le col à un poulet, et s'esbatre à blesser un chien et un chat; et tel pere est si sot de prendre à bon augure d'une ame martiale, quand il voit son fis gourmer injurieusement un païsant ou un laquay qui ne se defend point, et à gentillesse, quand il le void affiner son compagnon par quelque malicieuse desloyauté et tromperie. Ce sont pourtant les vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie, de la trahyson: elles se germent là, et s'eslevent apres gaillardement, et profittent à force entre les mains de la coustume. Et est une tres dangereuse institution d'excuser ces villaines inclinations par la foiblesse de l'aage et legiereté du subjet. Premierement c'est nature qui parle, de qui la voix est lors plus pure et plus forte qu'elle est plus gresle. Secondement la laideur de la piperie ne despend pas de la difference des escuts aux esplingues. Elle despend de soy. Je trouve bien plus juste de conclurre ainsi: Pourquoy ne tromperoit il aux escus, puis qu'il trompe aux esplingues? que, comme ils font: Ce n'est qu'aux esplingues, il n'auroit garde de le faire aux escutz. Il faut apprendre soigneusement aux enfans de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils les fuient, non en leur action seulement, mais sur tout en leur coeur; que la pensée mesme leur en soit odieuse, quelque masque qu'ils portent. Je sçay bien que, pour m'estre duict en ma puerilité de marcher tousjours mon grand et plein chemin, et avoir eu à contrecoeur de mesler ny tricotterie ny finesse à mes jeux enfantins, comme de vray il faut noter que les jeux des enfans ne sont pas jeux, et les faut juger en eux comme leurs plus serieuses actions, il n'est passetemps si leger où je n'apporte du dedans, d'une propension naturelle, et sans estude, une extreme contradiction à tromper. Je manie les chartes pour les doubles et tien compte, comme pour les doubles doublons, lors que le gaigner et le perdre contre ma femme etma fille m'est indifferent, comme lors qu'il y va de bon. En tout et par tout il y a assés de mes yeux à me tenir en office: il n'y en a point qui me veillent de si pres, ny que je respecte plus. Je viens de voir chez moy un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné ses pieds au service que luy devoyent les mains, qu'ils en ont à la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant il les nomme ses mains, il trenche, il charge un pistolet et le lache, il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dez, et les remue avec autant de dexterité que sçauroit faire quelqu'autre; l'argent que je luy ay donné (car il gaigne sa vie à se faire voir), il l'a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main. J'en vy un autre, estant enfant, qui manioit un'espée à deux mains et un'hallebarde, du pli du col, à faute de mains, les jettoit en l'air et les reprenoit, lançoit une dague, et faisoit craqueter un foet aussi bien que charretier de France . Mais on decouvre bien mieux ses effets aux estranges impressions, qu'elle fait en nos ames, où elle ne trouve pas tant de resistance. Que ne peut elle en nos jugemens et en nos creances? Y a il opinion si bizarre (je laisse à part la grossiere imposture des religions, dequoy tant de grandes nations et tant de suffisans personnages se sont veux enyvrez: car cette partie estant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y est extraordinairement esclairé par faveur divine) mais d'autres opinions y en a il de si estranges, qu'elle n'aye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé? Et est tres-juste cette ancienne exclamation: Non pudet physicum, id est speculatorem venatoremque naturae, ab animis consuetudine imbutis quaerere testimonium veritatis. J'estime qu'il ne tombe en l'imagination [38v] humaine aucune fantasie si forcenée, qui ne rencontre l'exemple de quelque usage public, et par consequent que nostre discours n'estaie et ne fonde. Il est des peuples où on tourne le doz à celuy qu'on salue, et ne regarde l'on jamais celuy qu'on veut honorer. Il en est où, quand le Roy crache, la plus favorie des dames de sa Cour tend la main; et en autre nation les plus apparents qui sont autour de luy, se baissent à terre pour amasser en du linge son ordure. Desrobons icy, la place d'un compte. Un Gentil -homme François se mouchoit tousjours de sa main: chose tres-ennemie de nostre usage. Defendant là-dessus son faict (et estoit fameux en bonnes rencontres) il me demanda quel privilege avoit ce salle excrement que nous allassions lui apprestant un beau linge delicat à le recevoir, et puis, qui plus est, à l'empaqueter et serrer soigneusement sur nous; que cela devoit faire plus de horreur et de mal au coeur, que de le voir verser où que ce fust,comme nous faisons tous autres excremens. Je trouvay qu'il ne parloit pas du tout sans raison: et m'avoit la coustume osté l'appercevance de cette estrangeté, laquelle pourtant nous trouvons si hideuse, quand elle est recitée d'un autre païs. Les miracles sont selon l'ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l'estre de la nature. L'assuefaction endort la veue de nostre jugement. Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux, ny avec plus d'occasion: comme chacun advoueroit, si chacun sçavoit, apres s'estre promené par ces nouveaux exemples, se coucher sur les propres, et les conferer sainement. La raison humaine est une teinture infuse environ de pareil pois à toutes nos opinions et moeurs, de quelque forme qu'elles soient: infinie en matiere, infinie en diversité. Je m'en retourne. Il est des peuples où sauf sa femme et ses enfans aucun ne parle au Roy que par sarbatane. En une mesme nation et les Vierges montrent à descouvert leurs parties honteuses, et les mariées les couvrent et cachent soigneusement; à quoy cette autre coustume qui est ailleurs a quelque relation: la chasteté n'y est en pris que pour le service du mariage, car les filles se peuvent abandonner à leur poste, et, engroissées, se faire avorter par medicamens propres, au veu d'un chacun. Et ailleurs, si c'est un marchant qui se marie, tous les marchans conviez à la nopce couchent avec l'espousée avant luy; et plus il y en a, plus a elle d'honneur et de recommandation de fermeté et de capacité; si un officier se marie, il en va de mesme; de mesme si c'est un noble, et ainsi des autres, sauf si c'est un laboureur ou quelqu'un du bas peuple: car lors c'est au Seigneur à faire; et si, on ne laisse pas d'y recommander estroitement la loyauté, pendant le mariage. Il en est où il se void des bordeaux publicz de masles, voire et des mariages; où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement. Où non seulement les bagues se portent au nez, aux levres, aux joues, et aux orteils des pieds, mais des verges d'or bien poisantes, au travers des tetins et des fesses. Où en mangeant on s'essuye les doigts aux cuisses et à la bourse des genitoires et à la plante des pieds. Où les enfans ne sont pas heritiers, ce sont les freres et nepveux; et ailleurs les nepveux seulement, sauf en la succession du [39] Prince . Où pour reigler la communauté des biens, qui s'y observe, certains Magistrats souverains ont charge universelle de la culture des terres et de la distribution des fruits, selon le besoing d'un chacun.Où l'on pleure la mort des enfans, et festoye l'on celle des vieillarts. Où ils couchent en des licts dix ou douze ensemble avec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente se peuvent remarier, les autres non. Où l'on estime si mal de la condition des femmes, qu'on y tue les femelles qui y naissent, et achepte l'on des voisins des femmes pour le besoing. Où les maris peuvent repudier sans alleguer aucune cause, les femmes non pour cause quelconque. Où les maris ont loy de les vendre si elles sont steriles. Où ils font cuire le corps du trespassé, et puis piler, jusques à ce qu'il se forme comme en bouillie laquelle ils meslent à leur vin, et la boivent. Où la plus desirable sepulture est d'estre mangé des chiens, ailleurs des oiseaux. Où l'on croit que les ames heureuses vivent en toute liberté, en des champs plaisans, fournis de toutes commoditez; et que ce sont elles qui font cet echo que nous oyons. Où ils combatent en l'eau, et tirent seurement de leurs arcs en nageant. Où, pour signe de subjection, il faut hausser les espaules et baisser la teste, et deschausser ses souliers quand on entre au logis du Roy . Où les Eunuques qui ont les femmes religieuses en garde, ont encore le nez et lèvres à dire, pour ne pouvoir estre aymez; et les prestres se crevent les yeux pour accointer leurs demons, et prendre les oracles. Où chacun faict un Dieu de ce qui luy plaist, le chasseur d'un lyon ou d'un renard, le pescheur de certain poisson, et des Idoles de chaque action ou passion humaine: le soleil, la lune, et la terre sont les dieux principaux; la forme de jurer c'est toucher la terre, regardant le soleil; et y mange l'on la chair et le poisson crud. Où le grand serment, c'est jurer le nom de quelque homme trespassé qui a esté en bonne reputation au païs, touchant de la main sa tumbe. Où les estrenes annuelles que le Roy envoye aux princes ses vasseaux, c'est du feu. L'ambassadeur qui l'apporte, arrivant, l'ancien feu est esteint tout par tout en la maison. Et de ce feu nouveau, le peuple despendant de ce prince en doit venir prendre chacun pour soy, sur peine de crime de leze majesté. Où quand le Roy, pour s'adonner du tout à la devotion (comme ils font souvent), se retire de sa charge, son premier successeur est obligé d'en faire autant, et passe le droit du Royaume au troisieme successeur. Où l'on diversifie la forme de la police, selon que les affaires le requierent: on depose le Roy quand il semble bon, et substitue l'on des anciens à prendre le gouvernement de l'estat et le laisse l'on par fois aussi és mains de la commune. Où hommes et femmes sont circoncis et pareillement baptisés. Où le soldat qui en un ou divers combats est arrivé à presenter à son Roy sept testes d'ennemis, est faict noble. Où l'on vit soubs cette opinion si rare et incivile de la mortalité des ames. Où les femmes s'accouchent sans plaincte et [39v] sans effroy. Où les femmes en l'une et l'autre jambe portent des greves de cuivre; et, si un pouil les mord, sont tenues par devoir de magnanimité de le remordre; et n'osent espouser, qu'elles n'ayent offert à leur Roy, s'il veut de leur pucellage. Où l'on salue mettant le doigt à terre, et puis le haussant vers le ciel. Où les hommes portent les charges sur la teste, les femmes sur les espaules: elles pissent debout, les hommes accroupis. Où ils envoient de leur sang en signe d'amitié, et encensent comme les Dieux les hommes qu'ils veulent honnorer. Où non seulement jusques au quatriesme degré, mais en aucun plus esloingné, la parenté n'est soufferte aux mariages. Où les enfans sont quatre ans en nourrisse, et souvent douze: et là mesme, il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter tout le premier jour. Où les peres ont charge du chastiment des masles; et les meres à part, des femelles: et est le chastiment de les fumer, pendus par les pieds. Où on faict circoncire les femmes. Où l'on mange toute sorte d'herbes, sans autre discretion que de refuser celles qui leur semblent avoir mauvaise senteur. Où tout est ouvert, et les maisons pour belles et riches qu'elles soyent, sans porte, sans fenestre, sans coffre qui ferme; et sont les larrons doublement punis qu'ailleurs. Où ils tuent les pouils avec les dents comme les Magots, et trouvent horrible de les voir escacher soubs les ongles. Où l'on ne couppe en toute la vie ny poil ni ongle; ailleurs où l'on ne couppe que les ongles de la droicte, celles de la gauche se nourrissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout le poil du corps du costé droit, tant qu'il peut croistre, et tiennent ras le poil de l'autre costé. Et en voisines provinces celle icy nourrit le poil de devant, cette là le poil de derriere, et rasent l'oposite. Où les peres prestent leurs enfans, les maris leurs femmes, à jouyr aux hostes, en payant. Où on peut honnestement faire des enfans à sa mère, les peres se mesler à leurs filles, et à leurs fils. Où aux assemblées des festins, ils s'entreprestent les enfans les uns aus autres. Icy on vit de chair humaine; là c'est office de pieté de tuer son pere en certain aage; ailleurs les peres ordonnent, des enfans encore au ventre des meres, ceux qu'ils veulent estre nourris et conservez, et ceux qu'ils veulent estre abandonnez et tuez; ailleurs les vieux maris prestent leurs femmes à la jeunesse pour s'en servir; et ailleurs elles sont communes sans peché: voire en tel pays portent pour merque d'honneur autant de belles houpes [40] frangées au bord de leurs robes, qu'elles ont accointé de masles. N'a pas faict la coustume encore une chose publique de femmes à part? leur a elle pas mis les armes à la main? faict dresser des armées, et livrer des batailles? Et ce que toute la philosophie ne peut planter en la teste des plus sages, ne l'apprend elle pas de sa seule ordonnanceau plus grossier vulgaire? car nous sçavons des nations entieres, où non seulement la mort estoit mesprisée, mais festoyée; où les enfans de sept ans souffroyent à estre foettez jusques à la mort, sans changer de visage; où la richesse estoit en tel mespris, que le plus chetif citoyen de la ville n'eust daigné baisser le bras pour amasser une bource d'escus. Et sçavons des regions tres-fertiles en toutes façons de vivres, où toutesfois les plus ordinaires méz et les plus savoureux, c'estoyent du pain, du nasitort et de l'eau. Fit elle pas encore ce miracle en Cio, qu'il s'y passa sept cens ans, sans memoire que femme ny fille y eust faict faute à son honneur? En somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'elle ne face, ou qu'elle ne puisse: et avec raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, la Royne et Emperiere du monde. Celuy qu'on rencontra battant son pere, respondit que c'estoit la coustume de sa maison: que son pere avoit ainsi batu son ayeul; son ayeul, son bisayeul; et, montrant son fils: Et cettuy-cy me battra quand il sera venu au terme de l'aage ou je suis. Et le pere que le fils tirassoit et sabouloit emmy la rue, luy commanda de s'arrester à certain huis; car luy n'avoit trainé son pere que jusques là; que c'estoit la borne des injurieux traitements hereditaires, que les enfans avoient en usage faire aux peres en leur famille. Par coustume, dit Aristote, aussi souvent que par maladie, des femmes s'arrachent le poil, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre; et autant par coustume que par nature les masles se meslent aux masles. Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume: chacun ayant en veneration interne les opinions et moeurs approuvées et receues autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors, ny s'y appliquer sans applaudissement. Quand ceux de Crete vouloyent au temps passé maudire quelqu'un, ils prioyent les dieux de l'engager en quelque mauvaise coustume. Mais le principal effect de sa puissance, c'est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu'à peine soit-il en nous de nous r'avoir de sa prinse et de r'entrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray, parce que nous les humons avec le laict de nostre naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veue, il semble que nous soyons nais à la condition de suyvre ce train. Et les communes imaginations, que nous trouvons en [40v] credit autour denous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il semble que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il advient que ce qui est hors des gonds de coustume, on le croid hors des gonds de raison: Dieu sçait combien desraisonnablement, le plus souvent. Si, comme nous, qui nous estudions, avons apprins de faire, chascun qui oid une juste sentence regardoit incontinent par où elle luy appartient en son propre, chascun trouveroit que cettecy n'est pas tant un bon mot, qu'un bon coup de fouet à la bestise ordinaire de son jugement. Mais on reçoit les advis de la verité et ses preceptes comme adressez au peuple, non jamais à soy; et, au lieu de les coucher sur ses moeurs, chascun les couche en sa memoire, tres-sottement et tres inutilement. Revenons à l'empire de la coustume. Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux mesmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature. Ceux qui sont duits à la monarchie en font de mesme. Et quelque facilité que leur preste fortune au changement, lors mesme qu'ils se sont, avec grandes difficultez, deffaitz de l'importunité d'un maistre, ils courent à en replanter un nouveau avec pareilles difficultez, pour ne se pouvoir resoudre de prendre en haine la maistrise. Darius demandoit à quelques Grecs pour combien ils voudroient prendre la coustume des Indes, de manger leurs peres trespassez (car c'estoit leur forme, estimans ne leur pouvoir donner plus favorable sepulture, que dans eux-mesmes), ils luy respondirent que pour chose du monde ils ne le feroient; mais, s'estant aussi essayé de persuader aux Indiens de laisser leur façon et prendre celle de Grece, qui estoit de brusler les corps de leurs peres, il leur fit encore plus d'horreur. Chacun en fait ainsi, d'autant que l'usage nous desrobbe le vray visage des choses,

Nil adeo magnum, nec tam mirabile quicquam
Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim.

Autrefois, ayant à faire valoir quelqu'une de nos observations, et receue avec resolue authorité bien loing autour de nous, et ne voulant point, comme il se faict, l'establir seulement par la force des loix et des exemples, mais questant tousjours jusques à son origine, j'y trouvai lefondement si foible, qu'à peine que je ne m'en dégoutasse, moy qui avois à la confirmer en autruy. C'est cette recepte, de quoy Platon entreprend de chasser les amours desnaturées de son temps, qu'il estime souveraine et principale: assavoir que l'opinion publique les condamne, que les poetes, que chacun en face des mauvais comptes. Recepte par le moyen de laquelle les plus belles filles n'attirent plus l'amour des peres, ny les freres plus excellens en beauté l'amour des soeurs, les fables mesmes de Thyestes, d' Oedipus, de Macareus ayant, avec le plaisir de leur chant, infus cette utile creance en la tendre cervelle des enfans. De vrai, la pudicité est une belle vertu, et de laquelle l'utilité est assez connue: mais de la traitter et faire valoir selon nature, il est autant malaysé, comme il est aisé de la faire valoir selon l'usage, les loix et les preceptes. Les premieres et universelles raisons sont de difficile perscrutation. Et les passent noz maistres en escumant, ou, ne les osant pas seulement taster, se jettent d'abordée dans la franchise de la coustume, où ils s'enflent et triomphent à bon compte. Ceux qui ne se veulent laisser tirer hors de cette originelle source faillent encore plus et s'obligent à des opinions sauvages, comme Chrysippus qui sema en tant de lieux de ses escrits le peu de compte en quoy il tenoit les conjonctions incestueuses, quelles qu'elles fussent. Qui voudra se desfaire de ce violent prejudice de la coustume, il trouvera plusieurs choses receues d'une resolution indubitable, qui n'ont appuy qu'en la barbe chenue et rides de l'usage qui les accompaigne; mais, ce masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il sentira son jugement comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus seur estat. Pour exemple, je luy demanderay lors, quelle chose peut estre plus estrange, que de voir un peuple obligé à suivre des loix qu'il n'entendit onques, attaché en tous ses affaires domestiques, mariages, donations, testamens, ventes et achapts, à des regles [41] qu'il ne peut sçavoir, n'estant escrites ny publiées en sa langue, et desquelles par necessité il luy faille acheter l'interpretation et l'usage? non selon l'ingenieuse opinion d' Isocrates, qui conseille à son Roy de rendre les trafiques et negociations de ses subjects libres, franches et lucratives, et leurs debats et querelles onereuses, les chargeant de poisans subsides; mais selon une opinion monstrueuse, de mettre en trafique la raison mesme, et donner aux loix cours de marchandise. Je sçay bon gré à la fortune, dequoy, comme disent nos historiens, ce fut un gentil'homme Gascon et de mon pays, qui le premier s'opposa à Charlemaigne, nous voulant donner les loix Latines et Imperiales . Qu'est-il plus farouche que de voir une nation, où par legitime coustume la charge de juger sevende, et les jugements soyent payez à purs deniers contans, et où legitimement la justice soit refusée à qui n'a dequoy la payer, et aye cette marchandise si grand credit, qu'il se face en une police un quatriesme estat, de gens maniants les procés, pour le joindre aux trois anciens, de l' Eglise, de la Noblesse et du Peuple; lequel estat, ayant la charge des loix et souveraine authorité des biens et des vies, face un corps à part de celuy de la noblesse: d'où il avienne qu'il y ayt doubles loix, celles de l'honneur, et celles de la justice, en plusieurs choses fort contraires (aussi rigoureusement condamnent celles-là un démanti souffert, comme celles icy un démanti revanché); par le devoir des armes, celuy-là soit degradé d'honneur et de noblesse qui souffre un'injure, et, par le devoir civil, celuy qui s'en venge, encoure une peine capitale (qui s'adresse aux loix, pour avoir raison d'une offence faite à son honneur, il se deshonnore; et qui ne s'y adresse, il en est puny et chastié par les loix); et, de ces deux pieces si diverses se raportant toutesfois à un seul chef, ceux-là ayent la paix, ceux-cy la guerre en charge; ceux-là ayent le gaing, ceux-cy l'honneur; ceux-là le sçavoir, ceux-cy la vertu; ceux-là la parole, ceux-cy l'action; ceux-là la justice, ceux-cy la vaillance; ceux-là la raison, ceux-cy la force; ceux-là la robbe longue, ceux-cy la courte en partage? Quant aux choses indifferentes, comme vestemens, qui les voudra ramener à leur vraye fin, qui est le service et commodité du corps, d'où dépend leur grace et bien seance originelle, pour [41v] les plus monstrueux à mon gré qui se puissent imaginer, je luy donray entre autres nos bonnets carrez, cette longue queue de veloux plissé qui pend aux testes de nos femmes avec son attirail bigarré, et ce vain modelle et inutile d'un membre que nous ne pouvons seulement honnestement nommer, duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public. Ces considerations ne destournent pourtant pas un homme d'entendement de suivre le stille commun; ains, au rebours, il me semble que toutes façons escartées et particulieres partent plustost de folie ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison; et que le sage doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses; mais, quant au dehors, qu'il doit suivre entierement les façons et formes receues. La societé publique n'a que faire de nos pensées; mais le demeurant, comme nos actions, nostre travail, nos fortunes et nostre vie propre, il la faut préter et abandonner à son service et aux opinions communes, comme ce bon et grand Socrates refusa de sauver sa vie par la desobeissance du magistrat, voire d'un magistrat tres-injuste et tres-inique. Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que chacun observe celles du lieu où il est:

Nomois hepesthai toisin egchaorois kalon.

En voicy d'un'autre cuvée. Il y a grand doute, s'il se peut trouver si evident profit au changement d'une loy receue, telle qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer: d'autant qu'une police, c'est comme un bastiment de diverses pieces jointes ensemble, d'une telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler une, que tout le corps ne s'en sente. Le législateur des Thuriens ordonna que quiconque voudroit, ou abolir une des vieilles loix, ou en establir une nouvelle, se presenteroit au peuple la corde au col: afin que si la nouvelleté n'estoit approuvée d'un chacun, il fut incontinent estranglé. Et celuy de [42] Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens une promesse asseurée, de n'enfraindre aucune de ses ordonnances. L'ephore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys avoit adjousté à la musique ne s'esmaie pas si elle en vaut mieux, ou si les accords en sont mieux remplis: il luy suffit pour les condamner, que ce soit une alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit cette espée rouillée de la justice de Marseille . Je suis desgousté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte, et ay raison, car j'en ay veu des effets tres-dommageables. Celle qui nous presse depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté, mais on peut dire avec apparence, que par accident elle a tout produict et engendré: voire et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle: c'est à elle à s'en prendre au nez,

Heu patior telis vulnera facta meis.

Ceux qui donnent le branle à un estat, sont volontiers les premiers absorbez en sa ruyne. Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy qui l'a esmeu, il bat et brouille l'eaue pour d'autres pescheurs. La liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment ayant esté desmis et dissout, notamment sur ses vieux ans, par elle, donne tant qu'on veut d'ouverture et d'entrée à pareilles injures. La majesté royalle, dict un ancien, s'avale plus difficilement du sommet au milieu qu'elle ne se precipite du milieu à fons. Mais si les inventeurs sont plus dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se jetter en des exemples, desquels ils ont senty et puny l'horreur et le mal. Et s'il y a quelque degré d'honneur, mesmes au mal faire,ceux-cy doivent aux autres la gloire de l'invention, et le courage du premier effort. Toutes sortes de nouvelle desbauche puisent heureusement en cette premiere et foeconde source, les images et patrons à troubler nostre police. On lict en nos loix mesmes, faites pour le remede de ce premier mal, l'aprentissage et l'excuse de toute sorte de mauvaises entreprises; et nous advient, ce que Thucidides dict des guerres civiles de son temps, qu'en faveur des vices publiques on les battisoit de mots nouveaux plus doux, pour leur excuse, abastardissant et amolissant leurs vrais titres. C'est, pourtant, pour reformer nos consciences et nos créances. Honesta oratio est. Mais le meilleur pretexte de nouvelleté est tres-dangereux: adeo nihil motum ex antiquo probabile est. Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de soy et presomption, d'estimer ses opinions jusque-là que, pour les [42v] establir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de maux inevitables et une si horrible corruption de meurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d'estat, en chose de tel pois; et les introduire en son pays propre. Est ce pas mal mesnagé, d'advancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs contestées et debatables? Est-il quelque pire espece de vices, que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance? Le Senat osa donner en payement cette deffaitte, sur le different d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion: Ad deos id magis quam ad se pertinere, ipsos visuros ne sacra sua polluantur , conformement à ce que respondit l'oracle à ceux de Delphes en la guerre Médoise . Craignans l'invasion des Perses ils demandarent au Dieu ce qu'ils avoient à faire des tresors sacrez de son temple, ou les cacher, ou les emporter. Il leur respondit qu'ils ne bougeassent rien; qu'ils se souignassent d'eux; qu'il estoit suffisant pour pourvoir à ce qui luy estoit propre. La religion Chrestienne a toutes les marques d'extreme justice et utilité; mais nulle plus apparente, que l'exacte recommandation de l'obéissance du Magistrat, et manutention des polices. Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui, pour establir le salut du genre humain et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique; et a soubmis son progrez, et la conduicte d'un si haut effect etsi salutaire, à l'aveuglement et injustice de nos observations et usances: y laissant courir le sang innocent de tant d'esleuz ses favoriz, et souffrant une longue perte d'années à meurir ce fruict inestimable. Il y a grand à dire, entre la cause de celui qui suyt les formes et les loix de son pays, et celui qui entreprend de les regenter et changer. Celuy-là allegue pour son excuse la simplicité, l'obeissance et l'exemple: quoy qu'il face, ce ne peut estre malice, c'est, pour le plus, malheur. Quis est enim quem non moveat clarissimis monumentis testata consignataque antiquitas. Outre ce que dict Isocrates, que la defectuosité a plus de part à la moderation que n'a l'exces. L'autre est en bien plus rude party, car qui se mesle de choisir et de changer, usurpe l'authorité de juger, et se doit faire fort de voir la faute de ce qu'il chasse, et le bien de ce qu'il introduit. Cette si vulgaire consideration m'a fermi en mon siege, et tenu ma jeunesse mesme, plus temeraire, en bride: de ne charger mes espaules d'un si lourd faix, que de me rendre respondant d'une science de telle importance, et oser en cette cy ce qu'en sain jugement je ne pourroy oser en la plus facile de celles ausquelles on m'avoit instruit, et ausquelles la temerité de juger est de nul prejudice: me semblant tres-inique de vouloir sousmettre les constitutions et observances publiques et immobiles à l'instabilité d'une privée fantasie (la raison privée n'a qu'une jurisdiction privée) et entreprendre sur les loix divines ce que nulle police ne supporteroit aux civiles, ausquelles encore que l'humaine raison aye beaucoup plus de commerce, si sont elles souverainement juges de leurs juges; et l'extreme suffisance sert à expliquer et estendre l'usage qui en est receu, non à le destourner et innover. Si quelques fois la Providence divine a passé par-dessus les regles ausquelles elle nous a necessairement astreints, ce n'est pas pour nous en dispenser. Ce sont coups de sa main divine, qu'il nous faut, non pas imiter, mais admirer, et exemples extraordinaires, marquez d'un exprez et particulier adveu, du genre des miracles qu'elle nous offre, pour tesmoignage de sa toute puissance, au-dessus de noz ordres et de noz forces, qu'il est folie et impieté d'essayer à representer, et que nous ne devons pas suivre, mais contempler avec estonnement. Actes de son personnage, non pas du nostre. Cotta proteste bien opportunement: Quum de religione agitur Titus Coruncanium, Publius Scipionem, Publius Scaevolam, pontifices maximos, non Zenonem aut Cleanthem aut Chrysippum sequor. Dieu le sçache, en nostre presente querelle, où il y a cent articles à oster et remettre, grands et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d'avoir exactement recogneu les raisons et fondements de l'un et l'autre party? C'est un nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse, où va elle? soubs quell'enseigne se jette-elle à quartier? Il advient de la leur, comme des autres medecines foibles et mal appliquées: les humeurs qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschaufées, exasperées [43] et aigries par le conflict, et si nous est demeurée dans le corps. Elle n'a sceu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis, en maniere que nous ne la pouvons vuider non plus, et ne recevons de son operation que des douleurs longues et intestines. Si est-ce que la fortune, reservant tousjours son authorité au-dessus de nos discours, nous presente aucunefois la necessité si urgente, qu'il est besoing que les loix luy facent quelque place. Et quand on resiste à l'accroissance d'une innovation qui vient par violence à s'introduire, de se tenir, en tout et par tout, en bride et en reigle, contre ceux qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible qui peut avancer leur dessein, qui n'ont ny loy ny ordre que de suyvre leur advantage, c'est une dangereuse obligation et inequalité: Aditum nocendi perfido praestat fides. D'autant que la discipline ordinaire d'un Estat qui est en sa santé, ne pourvoit pas à ces accidens extraordinaires: elle presuppose un corps qui se tient en ses principaux membres et offices, et un commun consentement à son observation et obeïssance. l'aller legitime est un aller froid, poisant et contraint, et n'est pas pour tenir bon à un aller licencieux et effrené. On sçait qu'il est encore reproché à ces deux grands personnages, Octavius et Caton, aux guerres civiles l'un de Sylla, l'autre de Cesar, d'avoir plustost laissé encourir toutes extremitez à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et que de rien remuer. Car, à la verité, en ces dernieres necessitez où il n'y a plus que tenir, il seroit à l'avanture plus sagement fait de baisser la teste et prester un peu au coup que, s'ahurtant outre la possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de fouler tout aux pieds; et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce qu'elles peuvent, puis qu'elles ne peuvent ce qu'elles veulent. Ainsi feit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vint et quatre heures, et celuy qui remua pour cette fois un jour du calendrier, et cet autre qui du mois de Juin fit le second May . Les Lacedemoniens mesmes, tantreligieux observateurs des ordonnances de leur païs, estans [43v] pressez de leur loy qui defendoit d'eslire par deux fois Admiral un mesme personnage, et de l'autre part leurs affaires requerans de toute necessité que Lysander print de rechef cette charge, ils firent bien un Aracus Admiral, mais Lysander surintendant de la marine. Et de mesme subtilité, un de leurs ambassadeurs, estant envoyé vers les Atheniens, pour obtenir le changement de quelque ordonnance, et Pericles luy alleguant qu'il estoit defendu d'oster le tableau où une loy estoit une fois posée, luy conseilla de le tourner seulement, d'autant que cela n'estoit pas defendu. C'est ce dequoy Plutarque loue Philopaemen, qu'estant né pour commander, il sçavoit non seulement commander selon les loix, mais aux loix mesme, quand la necessité publique le requeroit.

Chap. XXIV.
Divers Evenemens de Mesme Conseil.

Jacques Amiot, grand Aumosnier de France, me recita un jour cette Histoire à l'honneur d'un Prince des nostres (et nostre estoit-il à tres-bonnes enseignes, encore que son origine fut estrangere), que durant nos premiers troubles, au siege de Rouan, ce Prince ayant esté adverti par la Royne, mère du Roy, d'une entreprinse qu'on faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres de celuy qui la devoit conduire à chef, qui estoit un gentil'homme Angevin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effect la maison de ce Prince, il ne communiqua à personne cet advertissement; mais, se promenant l'endemain au mont saincte Catherine, d'où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit au temps que nous la tenions assiegée) ayant à ses costez le-dit Seigneur grand Aumosnier et un autre Evesque, il aperçeut ce gentil'homme, qui lui avoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il fut en sa presence, il luy dict ainsi, le voyant desjà [44] pallir et fremir des alarmes de sa conscience: Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et vostre visage le montre. Vous n'avez rien à me cacher, car je suis instruict de vostre affaire si avant, que vous ne feriez qu'empirer vostre marché d'essayer à le couvrir. Vous sçavez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans des plus secretes pieces de cette menée); ne faillez sur vostre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avoit esté descouvert à la Royne par l'un des complisses) il n'eustqu'à joindre les mains et requerir la grace et misericorde de ce Prince, aux pieds duquel il se voulut jetter: mais il l'en garda, suyvant ainsi son propos: Venez çà; vous ay-je autre-fois fait desplaisir? ay-je offencé quelqu'un des vostres par haine particuliere? Il n'y a pas trois semaines que je vous congnois, quelle raison vous a peu mouvoir à entreprendre ma mort? Le gentil'homme respondit à cela d'une voix tremblante, que ce n'estoit aucune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest de la cause generale de son party; et qu'aucuns luy avoyent persuadé que ce seroit une execution pleine de pieté, d'extirper, en quelque maniere que ce fut, un si puissant ennemy de leur religion. Or, suyvit ce Prince, je vous veux montrer combien la religion que je tiens est plus douce que celle dequoy vous faictes profession. La vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de moy aucune offence; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous estes de m'avoir voulu homicider sans raison. Allez vous en, retirez vous, que je ne vous voye plus icy; et, si vous estes sage, prenez doresnavant en voz entreprinses des conseillers plus gens de bien que ceux là. L' Empereur Auguste, estant en la Gaule, reçeut certain advertissement d'une conjuration que luy brassoit Lucius Cinna; il delibera de s'en venger, et manda [44v] pour cet effect au lendemain le Conseil de ses amis; mais la nuict d'entredeux il la passa avec grande inquietude, considerant qu'il avoit à faire mourir un jeune homme de bonne maison, et nepveu du grand Pompeius; et produisoit en se pleignant plusieurs divers discours: Quoy donq, faisoit-il, sera il dict que je demeureray en crainte et en alarme, et que je lairray mon meurtrier se promener cependant à son ayse? S'en ira il quitte, ayant assailly ma teste que j'ay sauvée de tant de guerres civiles, de tant de batailles, par mer et par terre? et, aprés avoir estably la paix universelle du monde, sera il absouz, ayant deliberé, non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier? Car la conjuration estoit faicte de le tuer, comme il feroit quelque sacrifice. Apres cela, s'estant tenu coy quelque espace de temps, il recommençoit d'une vois plus forte, et s'en prenoit à soy-mesme: Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gens que tu meures? N'y aura-il point de fin à tes vengeances et à tes cruautez? Ta vie vaut elle que tant de dommage se face pour la conserver? Livia, sa femme, le sentant en ces angoisses: Et les conseils des femmes y seront-ils receuz, lui fit elle? Fais ce que font les medecins, quand les receptes accoustumées ne peuvent servir: ils en essayent de contraires. Par severité tu n'as jusques à cette heure rien profité: Lepidus a suivy Salvidienus ; Murena, Lepidus ; Caepio, Murena ; Egnatius, Caepio . Commence à experimenter comment te succederont la douceur et la clemence. Cinna est convaincu: pardonne luy; de tenuire desormais il ne pourra, et profitera à ta gloire. Auguste fut bien ayse d'avoir trouvé un Advocat de son humeur, et, ayant remercié sa femme et contremandé ses amis qu'il avoit assignez au Conseil, commanda qu'on fit venir à luy Cinna tout seul; et, ayant fait sortir tout le monde de sa chambre et fait donner un siege à Cinna, il lui parla en cette maniere: En premier lieu je te demande, Cinna, paisible audience. N'interrons pas mon parler, [45] je te donneray temps et loisir d'y respondre. Tu sçais, Cinna, que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'estant faict mon ennemy, mais estant né tel, je te sauvay, je te mis entre mains tous tes biens, et t'ay en fin rendu si accommodé et si aisé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu. L'office du sacerdoce que tu me demandas, je te l'ottroiay, l'ayant refusé à d'autres, desquels les peres avoyent tousjours combatu avec moy. T'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna s'estant escrié, qu'il estoit bien esloigné d'une si meschante pensée: Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m'avois promis, suyvit Auguste; tu m'avois asseuré que je ne serois pas interrompu: ouy, tu as entrepris de me tuer, en tel lieu, tel jour, en telle compagnie, et de telle façon. Et le voyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience: Pourquoy, adjouta-il, le fais tu? Est-ce pour estre Empereur ? Vrayement il va bien mal à la chose publique, s'il n'y a que moy qui t'empesche d'arriver à l' Empire . Tu ne peus pas seulement deffendre ta maison, et perdis dernierement un procez par la faveur d'un simple libertin. Quoy, n'as tu moyen ny pouvoir en autre chose, qu'à entreprendre Caesar ? Je le quitte, s'il n'y a que moy qui empesche tes esperances. Penses tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens, et Serviliens te souffrent? et une si grande trouppe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honorent leur noblesse? Apres plusieurs autres propos (car il parla à luy plus de deux heures entieres): Or va, luy dit-il; je te donne, Cinna, la vie, à traistre et à parricide, que je te donnay autres-fois à ennemy: que l'amitié commence de ce jourd'huy entre nous; essayons qui de nous deux, de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie, ou tu l'ayes receue. Et se despartit d'avec lui en cette maniere. Quelque temps apres [45v] il lui donna le consulat, se pleignant dequoy il ne le luy avoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accidant, qui advint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut jamais de conjuration ny d'entreprinse contre luy, et receut une juste recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en advint pas de mesmes au nostre: car sa douceur ne le sceut garentir, qu'il ne cheut depuis aux lacs de pareille trahison.Tant c'est chose vaine et frivole que l'humaine prudence; et au travers de tous nos projects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousjours la possession des evenemens. Nous appellons les medecins heureux, quand ils arrivent à quelque bonne fin: comme s'il n'y avoit que leur art, qui ne se peut maintenir d'elle mesme, et qui eust les fondemens trop frailes pour s'appuyer de sa propre force; et comme s'il n'y avoit qu'elle, qui aye besoin que la fortune preste la main à ses operations. Je croy d'elle tout le pis ou le mieux qu'on voudra. Car nous n'avons, Dieu mercy, nul commerce ensemble: je suis au rebours des autres, car je la mesprise bien tousjours; mais quand je suis malade, au lieu d'entrer en composition, je commence encore à la haïr et à la craindre; et respons à ceux qui me pressent de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soustenir l'effort et le hazart de leur breuvage. Je laisse faire nature, et presuppose qu'elle se soit pourveue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Je crain, au lieu de l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et bien jointes avec la maladie, qu'on secoure son adversaire au lieu d'elle, et qu'on la recharge de nouveaux affaires. Or je dy que, non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y [46] a bonne part. Les saillies poetiques, qui emportent leur autheur et le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur? puis qu'il confesse luy mesme qu'elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les reconnoit venir d'ailleurs que de soy, et ne les avoir aucunement en sa puissance: non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein. Il en est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de la main du peintre, surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment la part qu'elle a en tous ces ouvrages, par les graces et beautez qui s'y treuvent, non seulement sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouvrier. Un suffisant lecteur descouvre souvant és escrits d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceues, et y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprinses militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu'il y ait du sort et du bonheur meslé parmy: car tout ce que nostre sagesse peut, ce n'est pas grand chose; plus elle est aigue et vive, plus elle trouve en soy de foiblesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme. Je suisde l'advis de Sylla; et quand je me prens garde de prez aux plus glorieux exploicts de la guerre, je voi, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n'y emploient la deliberation et le conseil que par acquit, et que la meilleure part de l'entreprinse ils l'abandonnent à la fortune, et, sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il survient des allegresses fortuites et des fureurs estrangeres parmy leurs deliberations, qui les poussent le plus souvent à prendre le party le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au-dessus de [46v] la raison. D'où il est advenu à plusieurs grands Capitaines anciens, pour donner credit à ces conseils temeraires, d'aleguer à leurs gens qu'ils y estoyent conviez par quelque inspiration, par quelque signe et prognostique. Voylà pourquoy, en cette incertitude et perplexité que nous aporte l'impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultez que les divers accidens et circonstances de chaque chose tirent, le plus seur, quand autre consideration ne nous y convieroit, est, à mon advis, de se rejetter au parti où il y a plus d'honnesteté et de justice; et puis qu'on est en doute du plus court chemin, tenir tousjours le droit: comme, en ces deux exemples que je vien de proposer, il n'y a point de doubte, qu'il ne fut plus beau et plus genereux à celuy qui avoit receu l'offence, de la pardonner, que s'il eust fait autrement. S'il en est mes-advenu au premier, il ne s'en faut pas prendre à ce sien bon dessein; et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s'il eust eschapé la fin à laquelle son destin l'appeloit; et si eust perdu la gloire d'une si notable bonté. Il se void dans les histoires force gens en cette crainte, d'où la plus part ont suivi le chemin de courir au devant des conjurations qu'on faisoit contr'eux, par vengeance et par supplices; mais j'en voy fort peu ausquels ce remede ait servy, tesmoing tant d' Empereurs Romains. Celuy qui se trouve en ce dangier, ne doibt pas beaucoup esperer ny de sa force, ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d'un ennemy qui est couvert du visage du plus officieux amy que nous ayons? et de connoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux qui nous assistent? Il a beau employer des nations estrangieres pour sa garde, et estre tousjours ceint d'une haye d'hommes armez: quiconque aura sa vie à mespris, se rendra tousjours maistre de celle d'autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, luy doit servir d'un merveilleux tourment. [47] Pourtant Dion, estant adverty que Callipus espioit les moyens de le faire mourir, n'eust jamais le coeur d'en informer, disant qu'il aymoit mieux mourir que vivre en cette misere, d'avoir à se garder non de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu' Alexandre representa bien plus vivement par effect, et plus roidement, quand, ayant eu advis par une lettre de Parmenion, que Philippus, son plus cher medecin, estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner, en mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus, il avala le bruvage qu'il luy avoit presenté. Fut ce pas exprimer cette resolution, que, si ses amys le vouloient tuer, il consentoit qu'ils le peussent faire? Ce prince est le souverain patron des actes hazardeux; mais je ne sçay s'il y a traict en sa vie, qui ayt plus de fermeté que cestuy-cy, ny une beauté illustre par tant de visages. Ceux qui preschent aux princes la deffiance si attentive, soubs couleur de leur prescher leur seurté, leur preschent leur ruyne et leur honte. Rien de noble ne se faict sans hazard. J'en sçay un, de courage tres martial de sa complexion, et entreprenant, de qui tous les jours on corrompt la bonne fortune par telles persuasions: qu'il se resserre entre les siens, qu'il n'entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys, se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes, quelque promesse qu'on luy face, quelque utilité qu'il y voye. J'en sçay un autre, qui a inesperement advancé sa fortune, pour avoir pris conseil tout contraire. La hardiesse, dequoy ils cherchent si avidement la gloire, se represente, quand il est besoin, aussi magnifiquement en pourpoint qu'en armes, en un cabinet qu'en un camp, le bras pendant que le bras levé. La prudence si tendre et circonspecte, est mortelle ennemye de hautes executions. Scipion sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et abandonnant l' Espaigne, douteuse encore sous sa nouvelle conqueste, passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie, à la puissance d'un Roy barbare, à une foy inconnue, sans obligation, sans hostage, sous la seule seurté de la grandeur de son propre courage, de son bonheur, et de la promesse de ses hautes esperances: habita fides ipsam plerumque fidem obligat. A une vie ambitieuse et fameuse il faut, au rebours, prester peu, et porter la bride courte aux soubçons: la crainte et la deffiance attirent l'offence et la convient. Le plus deffiant de nos Roys establit ses affaires, principalement pour avoir volontairement abandonné et commis sa vie et sa liberté entre les mains de ses ennemis, montrant avoir entiere fianced'eux, affin qu'ils la prinsent de luy. A ses legions, mutinées et armées contre luy, Caesar opposoit seulement [47v] l'authorité de son visage et la fierté de ses paroles; et se fioit tant à soy et à sa fortune, qu'il ne craingnoit point de l'abandonner et commettre à une armée seditieuse et rebelle. Stetit aggere fulti Cespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri Nil metuens. Mais il est bien vray que cette forte asseurance ne se peut representer entiere et naifve, que par ceus ausquels l'imagination de la mort et du pis qui peut advenir apres tout, ne donne point d'effroy: car de la presenter tremblante, encore doubteuse et incertaine, pour le service d'une importante reconciliation, ce n'est rien faire qui vaille. C'est un excellent moyen de gaigner le coeur et volonté d'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pourveu que ce soit librement et sans contrainte d'aucune necessité, et que ce soit en condition qu'on y porte une fiance pure et nette, le front au moins deschargé de tout scrupule. Je vis en mon enfance un Gentil -homme, commandant à une grande ville, empressé à l'esmotion d'un peuple furieux. Pour esteindre ce commencement de trouble, il print party de sortir d'un lieu tres-asseuré où il estoit, et se rendre à cette tourbe mutine; d'où mal luy print, et y fut miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fut tant d'estre sorty, ainsi qu'ordinairement on le reproche à sa memoire, comme ce fut d'avoir pris une voye de soubsmission et de mollesse, et d'avoir voulu endormir cette rage, plustost en suivant que en guidant, et en requerant plustost qu'en remontrant; et estime que une gracieuse severité, avec un commandement militaire plein de securité, de confiance, convenable à son rang et à la dignité de sa charge, luy eust mieux succédé, au moins avec plus d'honneur et de bien-seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin agité, que l'humanité et la douceur; il recevra bien plustost la reverence et la craincte. Je luy reprocherois aussi, qu'ayant pris une resolution, plustost brave à mon gré, que temeraire, de se jetter foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d'hommes insensez, il la devoit avaller toute, et n'abandonner ce personnage, là où il luy advint, apres [48] avoir recogneu le danger de pres, de saigner du nez et d'alterer encore despuis cette contenance desmise et flatteuse qu'il avoit entreprise, enune contenance effraiée: chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement et de penitence. Cherchant à conniller et se desrober, il les enflamma et appela sur soy. On deliberoit de faire une montre generalle de diverses trouppes en armes, (c'est le lieu des vengeances secretes, et n'est point où, en plus grande seurté, on les puisse exercer). Il y avoit publiques et notoires apparences, qu'il n'y faisoit pas fort bon pour aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les recognoistre. Il s'y proposa divers conseils comme en chose difficile, et qui avoit beaucoup de poids et de suyte. Le mien fut, qu'on evitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte et qu'on s'y trouvast et meslast parmy les files, la teste droicte et le visage ouvert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose (à quoy les autres opinions visoyent le plus) qu'au contraire on sollicitast les capitaines d'advertir les soldats de faire leurs salves belles et gaillardes en l'honneur des assistans, et n'espargner leur poudre. Cela servit de gratification envers ces troupes suspectes, et engendra dés lors en avant une mutuelle et utile confience. La voye qu'y tint Julius Caesar, je trouve que c'est la plus belle qu'on puisse prendre. Premierement il essaya, par clemence et douceur, à se faire aymer de ses ennemis mesmes, se contentant, aux conjurations qui luy estoient descouvertes, de déclarer simplement qu'il en estoit adverty: cela faict, il print une tres-noble resolution d'attendre, sans effroy et sans solicitude, ce qui luy en pourroit advenir, s'abandonnant et se remettant à la garde des dieux et de la fortune; car certainement c'est l'estat où il estoit quand il fut tué. Un estranger, ayant dict et publié par tout qu'il pourroit instruire Dionysius, Tyran de Syracuse, d'un moyen de sentir et descouvrir en toute certitude les parties que ses subjects [48v] machineroyent contre luy, s'il luy vouloit donner une bonne piece d'argent, Dionysius, en estant adverty, le fit appeller à soy pour l'esclarcir d'un art si necessaire à sa conservation; cet estrangier luy dict qu'il n'y avoit pas d'autre art, sinon qu'il luy fit delivrer un talent, et se ventast d'avoir apris de luy un singulier secret. Dionysius trouva cette invention bonne, et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vray-semblable qu'il eust donné si grande somme à un homme incogneu, qu'en recompense d'un tres-utile aprentissage; et servoit cette reputation à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient les advis qu'ils reçoivent des menées qu'on dresse contre leur vie, pour faire croire qu'ils sont bien advertis, et qu'il ne se peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le ducd' Athenes fit plusieurs sottises en l'establissement de sa fresche tyrannie sur Florence; mais cette-cy la plus notable, qu'ayant reçeu le premier advis des monopoles que ce peuple dressoit contre luy, par Mattheo di Morozo, complice d'icelles, il le fit mourir, pour supprimer cet advertissement et ne faire sentir qu'aucun en la ville se peut ennuïer de son juste gouvernement. Il me souvient avoir leu autrefois l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité lequel, fuyant la tyrannie du Triumvirat, avoit eschappé mille fois les mains de ceux qui le poursuivoyent, par la subtilité de ses inventions. Il advint un jour, qu'une troupe de gens de cheval, qui avoit charge de le prendre, passa tout joignant un halier où il s'estoit tapy, et faillit de le descouvrir; mais luy, sur ce point là, considerant la peine et les difficultez ausquelles il avoit desjà si long temps duré, pour se sauver des continuelles et curieuses recherches qu'on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu'il pouvoit esperer d'une telle vie, et combien il luy valoit mieux passer une fois le pas que demeurer tousjours en cette transe, luy mesme les r'apella et leur trahit sa cachete, s'abandonnant volontairement à leur cruauté, pour oster eux et luy d'une plus longue peine. D'appeller les mains ennemies, c'est un conseil un peu gaillard; si croy-je qu'encore vaudroit-il mieux le prendre que de demeurer en la fievre continuelle d'un accident qui n'a point de remede. Mais, puisque les provisions qu'on y peut aporter sont pleines [49] d'inquietude et d'incertitude, il vaut mieux d'une belle asseurance se preparer à tout ce qui en pourra advenir, et tirer quelque consolation de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il advienne.

Chap. XXV.
Du Pedantisme

Je me suis souvent despité, en mon enfance, de voir és comedies Italiennes tousjours un pedante pour badin, et le surnom de magister n'avoit guiere plus honorable signification parmy nous. Car, leur estant donné en gouvernement et en garde, que pouvois-je moins faire que d'estre jalous de leur reputation? Je cherchois bien de les excuser par la disconvenance naturelle qu'il y a entre le vulgaire et les personnes rares et excellentes en jugement et en sçavoir: d'autant qu'ils vont un train entierement contraire les uns des autres. Mais en cecy perdois je mon latin, que les plus galans hommes c'estoient ceux qui les avoyent le plus à mespris, tesmoing nostre bon du Bellay : Mais je hay par sur tout un sçavoir pedantesque. Et est cette coustume ancienne: car Plutarque dit que Grec et escholier estoient mots de reproche entre les Romains, et de mespris. Depuis, avec l'eage, j'ay trouvé qu'on avoit une grandissime raison et que magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes . Mais d'où il puisse advenir qu'une ame riche de la connoissance de tant de choses n'en devienne pas plus vive et plus esveillée, et qu'un esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy, sans s'amender, les discours et les jugemens des plus excellens esprits que le monde ait porté, j'en suis encore en doute. A recevoir tant de cervelles estrangeres, et si fortes, et si grandes, il est necessaire (me disoit une fille, la premiere de nos Princesses, parlant de quelqu'un), que la sienne se foule, se contraingne et rapetisse, pour faire place aux autres. Je dirois [49v] volontiers que, comme les plantes s'estouffent de trop d'humeur, et les lampes de trop d'huile: aussi l'action de l'esprit, par trop d'estude et de matiere, lequel, saisi et embarrassé d'une grande diversité de choses, perde le moyen de se desmeler; et que cette charge le tienne courbe et croupi. Mais il en va autrement: car nostre ame s'eslargit d'autant plus qu'elle se remplit; et aux exemples des vieux temps il se voit, tout au rebours, des suffisans hommes aux maniemens des choses publiques, des grands capitaines et grands conseillers aux affaires d'estat avoir esté ensemble tres sçavans. Et, quant aux philosophes retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi quelque fois, à la verité, mesprisez par la liberté Comique de leur temps, leurs opinions et façons les rendant ridicules. Les voulez-vous faire juges des droits d'un proces, des actions d'un homme? Ils en sont bien prests! Ils cerchent encore s'il y a vie, s'il y a mouvement, si l'homme est autre chose qu'un boeuf; que c'est qu'agir et souffrir; quelles bestes ce sont que loix et justice. Parlent ils du magistrat, ou parlent ils à luy? C'est d'une liberté irreverente et incivile. Oyent ils louer leur prince ou un roy? c'est un pastre pour eux, oisif comme un pastre, occupé à pressurer et tondre ses bestes, mais bien plus rudement qu'un pastre. En estimez vous quelqu'un plus grand, pour posseder deux mille arpents de terre? eux s'en moquent, accoustumez d'embrasser tout le monde comme leur possession. Vous ventez-vous de vostre noblesse, pour compter sept ayeulx riches? ils vous estiment de peu, ne concevant l'image universelle de nature, et combien chascun de nous a eu de predecesseurs: riches, pauvres, roys, valets, Grecs et barbares. Et quand vous seriez cinquantiesme descendant de Hercules, ils vous trouvent vainde faire valoir ce present de la fortune. Ainsi les desdeignoit le vulgaire, comme ignorants les premieres choses et communes, comme presomptueux et insolents. Mais cette peinture Platonique est bien esloignée de celle qu'il faut à noz gens. On envioit ceux-là comme estans au-dessus de la commune façon, comme mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé une vie particuliere et inimitable, reglée à certains discours hautains et hors d'usage. Ceux-cy, on les desdeigne, comme estans au-dessoubs de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme trainans une vie et des meurs basses et viles apres le vulgaire. Odi homines ignava opera, philosopha sententia. Quant à ces philosophes, dis-je, comme ils estoient grands en science, ils estoient encore plus grands en tout'action. Et tout ainsi qu'on dit de ce Geometrien de Siracuse, lequel, ayant esté destourné de sa contemplation pour en mettre quelque chose en practique à la deffence de son païs, qu'il mit soudain en train des engins espouvantables et des effets surpassans toute creance humaine, desdaignant toutefois luy mesme toute cette sienne manufacture, et pensant en cela avoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses ouvrages n'estoient que l'aprentissage et le jouet: aussi eux, si quelquefois on les a mis à la preuve de l'action, on les a veu voler d'une aisle si haute, qu'il paroissoit bien leur coeur et leur ame s'estre merveilleusement [50] grossie et enrichie par l'intelligence des choses. Mais aucuns, voyants la place du gouvernement politique saisie par hommes incapables, s'en sont reculés; et celuy qui demanda à Crates jusques à quand il faudroit philosopher, en receut cette responce: Jusques à tant que ce ne soient plus des asniers qui conduisent noz armées. Heraclitus resigna la royauté à son frere; et aux Ephesiens qui luy reprochoient à quoy il passoit son temps à jouer avec les enfans devant le temple: Vaut-il pas mieux faire cecy, que gouverner les affaires en vostre compagnie? D'autres, ayant leur imagination logée au-dessus de la fortune et du monde, trouverent les sieges de la justice et les thrones mesmes des Roys, bas et viles. Et refusa Empedocles la Royauté que les Agrigentins luy offrirent. Thales accusant quelque fois le soing du mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du renard, pour n'y pouvoir advenir. Il luy print envie, par passetemps, d'en montrer l'experience; et, ayant pour ce coup ravaléson sçavoir au service du proffit et du gain, dressa une trafique, qui dans un an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie les plus experimentez de ce mestier là en pouvoient faire de pareilles. Ce qu' Aristote recite d'aucuns qui appelloyent et celuy-là et Anaxagoras et leurs semblables, sages et non prudents, pour n'avoir assez de soin des choses plus utiles, outre ce que je ne digere pas bien cette difference de mots, cela ne sert point d'excuse à mes gens: et, à voir la basse et necessiteuse fortune dequoy ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les deux, qu'ils sont et non sages et non prudents. Je quitte cette premiere raison, et croy qu'il vaut mieux dire que ce mal vienne de leur mauvaise façon de se prendre aux sciences; et, qu'à la mode dequoy nous sommes instruicts, il n'est pas merveille si ny les escholiers ny les maistres n'en deviennent pas plus habiles, quoy qu'ils s'y facent plus doctes. De vray, le soing et la despence de nos peres ne vise qu'à nous meubler la teste de science; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. Criez d'un passant à nostre peuple: O le sçavant homme! Et d'un autre: O le bon homme! Il ne faudra pas de tourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudroit un tiers crieur: O les lourdes testes! Nous nous enquerons volontiers: Sçait-il du Grec ou du Latin ? escrit-il en vers ou en prose? Mais s'il est devenu meilleur ou plus advisé, c'estoit le principal, et c'est ce qui demeure derriere. Il falloit s'enquerir qui est mieux sçavant, non qui est plus sçavant. Nous ne travaillons qu'à remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du grein, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à leurs petits, ainsi nos pedantes vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lévres, pour la dégorger seulement et mettre au vent. C'est merveille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de mesme, ce que je fay en la plus part de cette composition? Je m'en vay, escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n'ay point de gardoires, mais pour les transporter en cettuy-cy, où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes qu'en leur premiere place. Nous ne sommes, ce croy-je, sçavants que de la science presente, non de la passée, aussi peu que de la future. Mais, qui pis est, leurs escholiers et leurs petits ne s'en nourrissent et alimentent non plus; ains elle passe de main en main, pour cette seule fin d'en faire parade, d'en entretenir autruy, et d'en faire des contes,comme une vaine monnoye, inutile à tout [50v] autre usage et emploite qu'à compter et jetter. Apud alios loqui didicerunt, non ipsi secum. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature, pour montrer qu'il n'y a rien de sauvage en ce qui est conduit par elle, faict naistre és nations moins cultivées par art, des productions d'esprit souvent, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon propos le proverbe Gascon est-il delicat: Bouha prou bouha, mas a remuda lous ditz qu'em; souffler prou souffler, mais nous en sommes à remuer les doits, tiré d'une chalemie. Nous sçavons dire: Cicero dit ainsi: voilà les meurs de Platon; ce sont les mots mesmes d' Aristote . Mais nous, que disons nous nous mesmes? que jugeons nous? que faisons nous? Autant en diroit bien un perroquet. Cette façon me fait souvenir de ce riche Romain, qui avoit esté soigneux, à fort grande despence, de recouvrer des hommes suffisans en tout genre de sciences, qu'il tenoit continuellement autour de luy, affin que, quand il escherroit entre ses amis quelque occasion de parler d'une chose ou d'autre, ils supplissent sa place, et fussent tous prets à luy fournir, qui d'un discours, qui d'un vers d' Homere, chacun selon son gibier; et pensoit ce sçavoir estre sien par ce qu'il estoit en la teste de ses gens; et comme font aussi ceux desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. J'en cognoy, à qui quand je demande ce qu'il sçait, il me demande un livre pour me le montrer; et n'oseroit me dire qu'il a le derriere galeux, s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon, que c'est que galeux, et que c'est que derriere. Nous prenons en garde les opinions et le sçavoir d'autruy, et puis c'est tout. Il les faut faire nostres. Nous semblons proprement celuy qui, ayant besoing de feu, en iroit querir chez son voisin, et, y en ayant trouvé un beau et grand, s'arresteroit là à se chauffer, sans plus se souvenir d'en raporter chez soy. Que nous sert-il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digere? si elle ne se trans-forme en nous? si elle ne nous augmente et fortifie? Pensons nous que Lucullus, que les lettres rendirent et formairent si grand capitaine sans l'experience, les eut prises à nostre mode? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d'autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veus-je armer contre la crainte de la mort?c'est aux despens de Seneca . Veus-je tirer de la consolation pour moy, ou pour un autre? je l'emprunte de Cicero . Je l'eusse prise en moy-mesme si on m'y eust exercé. Je n'ayme point cette suffisance relative et mendiée. Quand bien nous pourrions estre sçavans du sçavoir d'autruy, au moins sages ne pouvons-nous estre que de nostre propre sagesse.

[51]

Misao sophistaen, hostis ouch hautaoi sophos.

Ex quo Ennius : Nequicquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret. si cupidus, si Vanus et Euganea quamtumvis vilior agna. Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est; Dionysius se moquoit des grammariens qui ont soin de s'enquerir des maux d' Ulysses, et ignorent les propres; des musiciens qui accordent leurs fleutes et n'accordent pas leurs meurs; des Orateurs qui estudient à dire justice, non à la faire. Si nostre ame n'en va un meilleur bransle, si nous n'en avons le jugement plus sain, j'aymeroy aussi cher que mon escolier eut passé le temps à jouer à la paume; au moins le corps en seroit plus allegre. Voyez le revenir de là, apres quinze ou seze ans employez: il n'est rien si mal propre à mettre en besongne. Tout ce que vous y recognoissez d'avantage, c'est que son Latin et son Grec l'ont rendu plus fier et plus outrecuidé qu'il n'estoit party de la maison. Il en devoit rapporter l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffie; et l'a seulement enflée au lieu de la grossir. Ces maistres icy, comme Platon dit des sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes ceux qui promettent d'estre les plus utiles aux hommes, et, seuls entre tous les hommes, qui non seulement n'amendent point ce qu'on leur commet, comme fait un charpentier et un masson, mais l'empirent, et se font payer de l'avoir empiré. Si la loi que Protagoras proposait à ses disciples estoit suivie: ou qu'ils le payassent selon son mot, ou qu'ils jurassent au temple combien ils estimoient le profit qu'ils avoient receu de ses disciplines, et selon iceluy satisfissent sa peine, mes pedagogues se trouveroient chouez, s'estant remis au serment de mon experience. Mon vulgaire Perigordin appelle fort plaisamment «Lettreferits» ces sçavanteaux, comme si vous disiez « lettre-ferus », ausquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dict. De vray, le plus souvent ils semblent estre ravalez, mesmes du sens commun. Car le paisant et le cordonnier, vous leur voiez aller simplement et naïfvement leur train, parlant de ce qu'ils sçavent; ceux cy, pour se vouloir eslever et gendarmer de ce sçavoir qui nage en la superficie de leur cervelle, vont s'ambarrassant et enpestrant sans cesse. Il leur eschappe de belles parolles, mais qu'un autre les accommode. Ils cognoissent bien Galien, mais nullement le malade. Ils vous ont des-ja rempli la teste de loix, et si n'ont encore conçeu le neud de la cause. Ils sçavent la theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en practique. J'ay veu chez moy un mien amy, par maniere de passetemps, ayant affaire à un de ceux-cy, contrefaire un jargon de galimathias, propos sans suite, tissu de pieces rapportées, sauf qu'il estoit souvent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser ainsi tout un jour ce sot à debatre, pensant tousjours respondre aux objections qu'on luy faisoit; et si estoit homme de lettres et de reputation, et qui [51v] avoit une belle robe.

Vos, ô patritius sanguis, quos vivere par est
Occipiti, caeco, posticae occurrite sannae.

Qui regardera de bien pres à ce genre de gens, qui s'estand bien loing, il trouvera, comme moy, que le plus souvent ils ne s'entendent, ny autruy, et qu'ils ont la souvenance assez pleine, mais le jugement entierement creux, sinon que leur nature d'elle mesme le leur ait autrement façonné: comme j'ay veu Adrianus Turnebus, qui, n'ayant faict autre profession que des lettres, en laquelle c'estoit, à mon opinion, le plus grand homme qui fut il y a mil'ans, n'avoit toutesfois rien de pedantesque que le port de sa robe, et quelque façon externe, qui pouvoit n'estre pas civilisée à la courtisane, qui sont choses de neant. Et hai nos gens qui supportent plus malaysement une robe qu'une ame de travers, et regardent à sa reverence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est. Car au dedans c'estoit l'ame la plus polie du monde. Je l'ay souvent à mon esciant jetté en propos eslongnez de son usage; il y voyoit si cler, d'une apprehension si prompte, d'un jugement si sain, qu'il sembloit qu'il n'eut jamais faict autre mestier que la guerre et affaires d' Estat . Ce sont natures belles et fortes,

queis arte benigna
Et meliore luto finxit praecordia Titan,

qui se maintiennent au travers d'une mauvaise institution. Or, ce n'est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas, il faut qu'elle nous change en mieux. Il y a aucuns de nos Parlemens, quand ils ont à recevoir des officiers, qui les examinent seulement sur la science; les autres y adjoutent encores l'essay du sens, en leur presentant le jugement de quelque cause. Ceux cy me semblent avoir un beaucoup meilleur stile; et encore que ces deux [52] pieces soyent necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y trouvent toutes deux, si est ce qu'à la verité celle du sçavoir est moins prisable que celle du jugement. Cette cy se peut passer de l'autre, et non l'autre de cette cy. Car, comme dict ce vers grec,

Haos ouden hae mathaesis, aen mae nous paraei,

à quoy faire la science, si l'entendement n'y est? Pleut à Dieu que pour le bien de nostre justice ces compagnies là se trouvassent aussi bien fournies d'entendement et de conscience comme elles sont encore de science! Non vitae sed scholae discimus. Or il ne faut pas attacher le sçavoir à l'ame, il l'y faut incorporer; il ne l'en faut pas arrouser, il l'en faut teindre; et, s'il ne la change, et meliore son estat imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là. C'est un dangereux glaive, et qui empesche et offence son maistre, s'il est en main foible et qui n'en sçache l'usage, ut fuerit melius non didicisse. A l'adventure est ce la cause que et nous et la Theologie ne requerons pas beaucoup de science aus fames, et que François, Duc de Bretaigne, filz de Jean cinquiesme, comme on luy parla de son mariage avec Isabeau, fille d' Escosse, et qu'on luy adjousta qu'elle avoit esté nourrie simplement et sans aucune instruction de lettres, respondit qu'il l'en aymoit mieux, et qu'une fame estoit assez sçavante quand elle sçavoit mettre difference entre la chemise et le pourpoint de son mary. Aussi ce n'est pas si grande merveille, comme on crie, que nos ancestres n'ayent pas faict grand estat des lettres, et qu'encores aujourd'huy elles ne se trouvent que par rencontre aux principaux conseils de nos Roys; et, si cette fin de s'en enrichir, qui seule nous est aujourd'huy proposéepar le moyen de la Jurisprudence, de la Medecine, du pedantisme, et de la Theologie encore, ne les tenoit en credit, vous les verriez sans doubte aussi marmiteuses qu'elles furent onques. Quel dommage, si elles ne nous aprenent ny à bien penser, ny à bien faire? Postquam docti prodierunt, boni desunt. Toute autre science est dommageable à celuy qui n'a la science de la bonté. Mais la raison que je cherchoys tantost, seroit-elle point aussi de là: que nostre estude en France n'ayant quasi autre but que le proufit, moins de ceux que nature a faict naistre à plus genereux offices que lucratifs, s'adonnant aux lettres, ou si courtement (retirez, avant que d'en avoir prins le goût, à une profession qui n'a rien de commun aveq les livres) il ne reste plus ordinairement, pour s'engager tout à faict à l'estude, que les gens de basse fortune qui y questent des moyens à vivre. Et de ces gens là les ames, estant et par nature et par domestique institution et example du plus bas aloy, rapportent faucement le fruit de la science. Car elle n'est pas pour donner jour à l'ame qui n'en a point, ny pour faire voir un aveugle: son mestier est, non de luy fournir de veue, mais de la luy dresser, de luy regler ses allures pourveu qu'elle aye de soy les pieds et les jambes droites et capables. C'est une bonne drogue, que la science; mais nulle drogue n'est assez forte pour se preserver sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l'estuye. Tel a la veue claire, qui ne l'a pas droitte; et par consequent void le bien et ne le suit pas; et void la science, et ne s'en sert pas. La principale ordonnance de Platon en sa Republique, c'est donner à ses citoyens, selon leur nature, leur charge. Nature peut tout et fait tout. Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps; et aux exercices de l'esprit les ames boiteuses; les bastardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons un homme mal chaussé, nous disons que ce n'est pas merveille, s'il est chaussetier. De mesme il semble que l'experience nous offre souvent un medecin plus mal medeciné, un theologien moins reformé, un sçavant moins suffisant que tout autre. Aristo Chius avoit anciennement raison de dire que les philosophes nuisoient aux auditeurs, d'autant que la plus part des ames ne se trouvent propres à faire leur profit de telle instruction, qui, si elle ne se met à bien, se met à mal: asotos ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire. En cette belle institution que Xenophon preste [52v] aux Perses, nous trouvons qu'ils apprenoient la vertu à leurs enfans, comme les autresnations font les lettres. Platon dit que le fils aisné, en leur succession royale, estoit ainsi nourry. Apres sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des Eunuches de la premiere authorité autour des Roys à cause de leur vertu. Ceus-cy prenoient charge de luy rendre le corps beau et sain, et apres sept ans le duisoient à monter à cheval et aller à la chasse. Quand il estoit arrivé au quatorziesme, ils le deposoient entre les mains de quatre: le plus sage, le plus juste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le premier luy apprenoit la religion; le second à estre tousjours veritable; le tiers à se rendre maistre des cupiditez, le quart à ne rien craindre. C'est chose digne de tres-grande consideration que, en cette excellente police de Licurgus, et à la vérité monstrueuse par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture des enfans comme de sa principale charge, et au giste mesmes des Muses, il s'y face si peu de mention de la doctrine: comme si cette genereuse jeunesse, desdaignant tout autre joug que de la vertu, on luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement des maistres de vaillance, prudence et justice, exemple que Platon en ses loix a suivy. La façon de leur discipline, c'estoit leur faire des questions sur le jugement des hommes et de leurs actions; et, s'ils condamnoient et louoient ou ce personnage ou ce faict, il falloit raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisoient ensemble leur entendement et apprenoient le droit. Astiages, en Xenophon, demande à Cyrus conte de sa dernière leçon: C'est, dict-il, qu'en nostre escole un grand garçon, ayant un petit saye, le donna à un de ses compaignons de plus petite taille, et luy osta son saye, qui estoit plus grand. Nostre precepteur m'ayant faict juge de ce different, je jugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'un et l'autre sembloit estre mieux accommodé en ce point: sur quoy il me remontra que j'avois mal fait, car je m'estois arresté à considerer la bien seance, et il falloit premierement avoir proveu à la justice, qui vouloit que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit. Et dict qu'il en fut foité, tout ainsi que nous sommes en nos vilages pour avoir oublié le premier Aoriste de tuptao . Mon regent me feroit une belle harengue in genere Demonstrativo , avant qu'il me persuadat que son escole vaut cette là. Ils ont voulu couper chemin; et, puis qu'il est ainsi que les sciences, lors mesmes qu'on les prent de droit fil, ne peuvent que nous enseigner la prudence, la prud'hommie et la [53] resolution, ils ont voulu d'arrivée mettre leurs enfans au propre des effects, et les instruire, non par ouïr dire, mais par l'essay de l'action, en les formant et moulant vifvement, non seulement de preceptes et parolles, mais principalement d'exemples et d'oeuvres, afin que ce ne fut pas une science enleur ame, mais sa complexion et habitude; que ce ne fut pas un acquest, mais une naturelle possession. A ce propos, on demandoit à Agesilaus ce qu'il seroit d'advis que les enfans apprinsent: Ce qu'ils doivent faire estants hommes, respondit-il. Ce n'est pas merveille si une telle institution a produit des effects si admirables. On alloit, dict-on, aux autres Villes de Grece chercher des Rhetoriciens, des peintres et des Musiciens; mais en Lacedemone des legislateurs, des magistrats et empereurs d'armée. A Athenes on aprenoit à bien dire, et icy, à bien faire; là, à se desmeler d'un argument sophistique, et à rabattre l'imposture des mots captieusement entrelassez; icy, à se desmeler des appats de la volupté, et à rabatre d'un grand courage les menasses de la fortune et de la mort; ceux-là s'embesongnoient apres les parolles; ceux-cy, apres les choses; là, c'estoit une continuelle exercitation de la langue; icy, une continuelle exercitation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange si, Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages, ils respondirent, tout au rebours de ce que nous ferions, qu'ils aymoient mieux donner deux fois autant d'hommes faicts, tant ils estimoient la perte de l'education de leur païs. Quand Agesilaus, convie Xenophon d'envoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n'est pas pour y apprendre la Rhetorique ou Dialectique, mais pour apprendre (ce dict-il) la plus belle science qui soit: asçavoir la science d'obeïr et de commander. Il est tres-plaisant de voir Socrates, à sa mode, se moquant de Hippias qui luy recite comment il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile, bonne somme d'argent à regenter; et qu'à Sparte il n'a gaigné pas un sol: que ce sont gents idiots, qui ne sçavent ny mesurer ny compter, ne font estat ny de grammaire ny de rythme, s'amusant seulement à sçavoir la suitte des Roys, establissemens et decadences des Estats, et tels fatras de comptes. Et au bout de cela Socrates, luy faisant advouer par le menu l'excellence de leur forme de gouvernement publique, l'heur et vertu de leur vie, luy laisse deviner la conclusion de l'inutilité de ses arts. Les exemples nous apprennent, et en cette martiale police et en toutes ses semblables, que l'estude des sciences amollit et effemine les courages, plus qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort Estat qui paroisse pour le present au monde, est celuy des Turcs : peuples egalement duicts à l'estimation des armes et mespris des lettres. Je trouve Rome plus vaillante avant qu'elle fust sçavante. Les plus belliqueuses nations en nos jours sont les plus grossieres et ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamburlan nous servent à cette preuve. Quand les Gots ravagerent la Grece, ce qui sauva toutes les librairies d'estre passées au feu, ce fut und'entre eux qui sema cette opinion, qu'il faloit laisser ce meuble entier aux ennemis, propre à les destourner de l'exercice militaire et amuser à des occupations sedentaires et oysives. Quand nostre Roy Charles huictieme, sans tirer l'espée du fourreau, se veid maistre du Royaume de Naples et d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite attribuerent cette inesperée facilité de conqueste à ce que les princes et la noblesse d' Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et sçavants que vigoureux et guerriers.

[53v]

Chap. XXVI.
De l'Institution des Enfans

A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson . Je ne vis jamais pere, pour teigneux ou bossé que fut son fils, qui laissast de l'avouer. Non pourtant, s'il n'est du tout enyvré de cet'affection, qu'il ne s'aperçoive de sa defaillance; mais tant y a qu'ilest sien. Aussi moy, je voy, mieux que tout autre, que ce ne sont icy que resveries d'homme qui n'a gousté des sciences que la crouste premiere, en son enfance, et n'en a retenu qu'un general et informe visage: un peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise . Car, en somme, je sçay qu'il y a une Medecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathematique, et grossierement ce à quoy elles visent. Et à l'adventure encore sçay-je la pretention des sciences en general au service de nostre vie. Mais, d'y enfoncer plus avant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d' Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniatré apres quelque science, je ne l'ay jamais faict; ny n'est art dequoy je sceusse peindre seulement les premiers lineamens. Et n'est enfant des classes moyennes, qui ne se puisse dire plus sçavant que moy, qui n'ay seulement pas dequoy l'examiner sur sa premiere leçon: au moins selon icelle. Et, si l'on m'y force, je suis contraint, assez ineptement, d'en tirer quelque matiere de propos universel, sur quoy j'examine son jugement naturel: leçon qui leur est autant incognue, comme à moy la leur. Je n'ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où je puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J'en attache quelque chose à ce papier; à moy, si peu que rien. L' Histoire, c'est plus mon gibier, ou la poesie, que j'ayme d'une particuliere inclination. Car, comme disoit Cleantes, tout ainsi que la voix, contrainte dans l'étroit canal d'une trompette, sort plus aigue et plus forte, ainsi me semble il que la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poesie, s'eslance bien plus brusquement et me fiert d'une plus vive secousse. Quant aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c'est icy l'essay, je les sens flechir sous la charge. Mes conceptions et mon jugement ne marche qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant; et, quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfaict: je voy encore du païs au delà, mais d'une veue trouble et en nuage, que je ne puis desmeler. Et, entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantasie et n'y employant que mes propres et naturels moyens, s'il m'advient, comme il faict souvent, de rencontrer de fortune [54] dans les bons autheurs ces mesmes lieux que j'ay entrepris de traiter, comme je vien de faire chez Plutarque tout presentement son discours de la force de l'imagination: à me reconnoistre, au prix de ces gens là, si foible et si chetif, si poisant et si endormy, je me fay pitié ou desdain à moy mesmes. Si me gratifie-je de cecy, quemes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs; et que je vais au moins de loing apres, disant que voire. Aussi que j'ay cela, qu'un chacun n'a pas, de connoistre l'extreme difference d'entre eux et moy. Et laisse ce neantmoins courir mes inventions ainsi foibles et basses, comme je les ay produites, sans en replastrer et recoudre les defaux que cette comparaison m'y a descouvert. Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens là. Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui, parmy leurs ouvrages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs pour se faire honneur, font le contraire. Car cett'infinie dissemblance de lustres rend un visage si pasle, si terni et si laid à ce qui est leur, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gaignent. C'estoit deux contraires fantasies. Le philosophe Chrysippus mesloit à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d'autres autheurs, et, en un, la Medée d' Euripides : et disoit Apollodorus que, qui en retrancheroit ce qu'il y avoit d'estranger, son papier demeureroit en blanc. Epicurus au rebours, en trois cens volumes qu'il laissa, n'avoit pas semé une seule allegation estrangiere. Il m'advint l'autre jour de tomber sur un tel passage. J'avois trainé languissant apres des parolles Françoises, si exangues, si descharnées et si vuides de matiere et de sens, que ce n'estoient voirement que paroles Françoises : au bout d'un long et ennuyeux chemin, je vins à rencontrer une piece haute, riche et eslevée jusques aux nues. Si j'eusse trouvé la pente douce et la montée un peu alongée, cela eust esté excusable: c'estoit un precipice si droit et si coupé que, des six premieres paroles, je conneuz que je m'envolois en l'autre monde. De là je descouvris la fondriere d'où je venois, si basse et si profonde, que je n'eus onques plus le coeur de m'y ravaler. Si j'estoffois l'un de mes discours de ces riches despouilles, il esclaireroit par trop la bestise des autres. Reprendre en autruy mes propres fautes ne me semble non plus incompatible que de reprendre, comme je fay souvent, celles d'autruy en moy. Il les faut accuser par tout et leur oster tout lieu de franchise. Si sçay-je bien combien audacieusement j'entreprens moy mesmes à tous coups de m'esgaler à mes larrecins, d'aller pair à pair quand et eux, non sans une temeraire esperance que je puisse tromper les yeux des juges à les discerner. Mais c'est autant par le benefice de mon application que par le benefice de mon invention et de ma force. Et puis, je ne luitte point en gros ces vieux champions là, et corps à corps: c'estpar reprinses, menues et legieres attaintes. Je ne m'y ahurte pas; je ne fay que les taster; et ne vay point tant comme je marchande d'aller. Si je leur pouvoy tenir palot, je serois honneste homme, car je ne les entreprens que par où ils sont les plus roides. De faire ce que j'ay descouvert d'aucuns, se couvrir des armes d'autruy, jusques à ne montrer pas seulement le bout de ses doigts, conduire son dessein, comme il est aysé aux sçavans en une matiere commune, sous les inventions anciennes rappiecées par cy par là: à ceux qui les veulent cacher et faire propres, c'est premierement injustice et lascheté, que n'ayant rien en leur vaillant par où se produire, ils cherchent à se presenter par une valeur estrangiere, et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s'acquerir l'ignorante approbation du vulgaire, se descrier envers les gens d'entendement qui hochent du nez nostre incrustation empruntée, desquels seuls la louange a du poids. De ma part il n'est rien que je veuille moins faire. Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire. Cecy ne touche pas des centons qui se publient pour centons: et j'en ay veu de tres-ingenieux en mon temps, entre autres un, sous le nom de Capilupus, outre les anciens. Ce sont des esprits qui se font voir et par ailleurs et par là, comme Lipsius en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques. Quoy qu'il en soit, [54v] veux-je dire, et quelles que soyent ces inepties, je n'ay pas deliberé de les cacher, non plus qu'un mien pourtraict chauve et grisonnant, où le peintre auroit mis, non un visage parfaict, mais le mien. Car aussi ce sont ici mes humeurs et opinions; je les donne pour ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire. Je ne vise icy qu'à découvrir moy mesmes, qui seray par adventure autre demain, si nouveau apprentissage me change. Je n'ay point l'authorité d'estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit pour instruire autruy. Quelcun donq'ayant veu l'article precedant, me disoit chez moy, l'autre jour, que je me devoy estre un peu estendu sur le discours de l'institution des enfans. Or, Madame, si j'avoy quelque suffisance en ce subject, je ne pourroi la mieux employer que d'en faire un present à ce petit homme qui vous menasse de faire tantost une belle sortie de chez vous (vous estes trop genereuse pour commencer autrement que par un masle). Car, ayant eu tant de part à la conduite de vostre mariage, j'ay quelque droit et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra, outre ce que l'ancienne possession que vous avez sur ma servitude,m'obligent assez à desirer honneur, bien et advantage à tout ce qui vous touche. Mais, à la verité, je n'y entens sinon cela, que la plus grande difficulté et importante de l'humaine science semble estre en cet endroit où il se traite de la nourriture et institution des enfans. Tout ainsi qu'en l'agriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aysées, et le planter mesme; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l'eslever il y a une grande varieté de façons et difficulté: pareillement aux hommes, il y a peu d'industrie à les planter; mais, depuis qu'ils sont naiz, on se charge d'un soing divers, plein d'enbesoignement et de crainte, à les dresser et nourrir. La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas aage, et si obscure, les promesses si incertaines et fauces, qu'il est mal-aisé d'y establir aucun solide jugement. Voyez Cimon, voyez Themistocles et mille autres, combien ils se sont disconvenuz à eux-mesme. Les petits des ours, des chiens, montrent leur inclination naturelle; mais les hommes, se jettans incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des loix, se changent ou se deguisent facilement. Si est-il [55] difficile de forcer les propensions naturelles. D'où il advient que, par faute d'avoir bien choisi leur route, pour neant se travaille on souvent et employe l'on beaucoup d'aage à dresser des enfans aux choses ausquelles ils ne peuvent prendre pied. Toutesfois, en cette difficulté, mon opinion est de les acheminer tousjours aux meilleures choses et plus profitables, et qu'on se doit peu appliquer à ces legieres divinations et prognostiques que nous prenons des mouvemens de leur enfance. Platon mesme, en sa République, me semble leur donner beaucoup d'authorité. Madame, c'est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service, notamment aux personnes élevées en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité, elle n'a point son vray usage en mains viles et basses. Elle est bien plus fiere de préter ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l'amitié d'un prince ou d'une nation estrangiere, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pillules. Ainsi, Madame, par ce que je croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres, vous qui en avez savouré la douceur, et qui estes d'une race lettrée (car nous avons encore les escrits de ces anciens Comtes de Foix, d'où monsieur le Comte, vostre mary, et vous estes descendus; et François, monsieur de Candale, vostre oncle, en faict naistre tous les jours d'autres, qui estendront la connoissance de cette qualité de vostrefamille à plusieurs siecles), je vous veux dire là dessus une seule fantasie que j'ay contraire au commun usage: c'est tout ce que je puis conferer à vostre service en cela. La charge du gouverneur que vous luy donrez, du chois duquel depend tout l'effect de son institution, ell'a plusieurs autres grandes parties; mais je n'y touche point, pour n'y sçavoir rien apporter qui vaille; et de cet article, sur lequel je me mesle de luy donner advis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A un enfant de maison qui recherche les lettres, non [55v] pour le gaing (car une fin si abjecte est indigne de la grace et faveur des Muses, et puis elle regarde et depend d'autruy), ny tant pour les commoditez externes que pour les sienes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en tirer un habil'homme qu'un homme sçavant, je voudrois aussi qu'on fut soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine, et qu'on y requit tous les deux, mais plus les meurs et l'entendement que la science; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle maniere. On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans un antonnoir, et nostre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dict. Je voudrois qu'il corrigeast cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'ame qu'il a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir et discerner d'elle mesme: quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il escoute son disciple parler à son tour. Socrates et, depuis, Archesilas faisoient premierement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux. Obest plerumque iis qui discere volunt authoritas eorum qui docent. Il est bon qu'il le face trotter devant luy pour juger de son train, et juger jusques à quel point il se doibt ravaler pour s'accommoder à sa force. A faute de cette proportion nous gastons tout: et de la sçavoir choisir, et s'y conduire bien mesureement, c'est l'une des plus ardues besongnes que je sçache: et est l'effaict d'une haute ame et bien forte, sçavoir condescendre à ses allures pueriles et les guider. Je marche plus seur et plus ferme à mont qu'à val. Ceux qui, comme porte nostre usage, entreprennent d'une mesme leçon et pareille mesure de conduite regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si, en tout un peupled'enfans, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. Qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui face mettre en cent visages et accommoder à autant de divers subjets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien faict sien, prenant l'instruction de son progrez des paedagogismes de Platon . C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l'a avallée. L'estomac n'a pas faict son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme à ce qu'on luy avoit donné à cuire. Nostre ame ne branle qu'à credit, liée et contrainte à l'appetit des fantasies d'autruy, serve et captivée soubs l'authorité de leur leçon. On nous a tant assubjectis aux cordes que nous n'avons plus de [56] franches allures. Nostre vigueur et liberté est esteinte. Nunquam tutelae suae fiunt. Je vy privéement à Pise un honneste homme, mais si Aristotélicien, que le plus general de ses dogmes est: que la touche et regle de toutes imaginations solides et de toute verité c'est la conformité à la doctrine d' Aristote; que hors de là ce ne sont que chimeres et inanité; qu'il a tout veu et tout dict. Cette proposition, pour avoir esté un peu trop largement et iniquement interpretée, le mit autrefois et tint long temps en grand accessoire à l'inquisition à Rome . Qu'il luy face tout passer par l'estamine et ne loge rien en sa teste par simple authorité et à credit; les principes d' Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens . Qu'on luy propose cette diversité de jugemens: il choisira s'il peut, sinon il en demeurera en doubte. Il n'y a que les fols certains et resolus.

Che non men che saper dubbiar m'aggrada.

Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cerche rien. Non sumus sub rege; sibi quisque se vindicet. Qu'il sache qu'il sçait, au moins. Il faut qu'il emboive leurs humeurs, non qu'il aprenne leurs preceptes.Et qu'il oublie hardiment, s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les sçache approprier. La verité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premierement, qu'à qui les dict apres. Ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puis que luy et moi l'entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thin ny marjolaine: ainsi les pieces empruntées d'autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien: à sçavoir son jugement. Son institution, son travail et estude ne vise qu'à le former. Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu'il en a faict. Les pilleurs, les enprunteurs mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu'ils tirent d'autruy. Vous ne voyez pas les espices d'un homme de parlement, vous voyez les alliances qu'il a gaignées et honneurs à ses enfans. Nul ne met en compte publique sa recette: chacun y met son acquest. Le guain de nostre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage. C'est, disoit Epicharmus, l'entendement qui voyt et qui oyt, c'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui regne: toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans ame. Certes nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda jamais à [56v] son disciple ce qu'il luy semble de la Rethorique et de la Grammaire, de telle ou telle sentence de Ciceron ? On nous les placque en la memoire toutes empennées, comme des oracles où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçavoir par coeur n'est pas sçavoir: c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa memoire. Ce qu'on sçait droittement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Facheuse suffisance, qu'une suffisance purement livresque! Je m'attens qu'elle serve d'ornement, non de fondement, suivant l'advis de Platon, qui dict la fermeté, la foy, la sincerité estre la vraye philosophie, les autres sciences et qui visent ailleurs, n'estre que fard. Je voudrais que le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprinsent des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-cy veulent instruire nostre entendement, sans l'esbranler: ou qu'on nous apprinst à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux icy nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ny à parler ny à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se presente à nos yeux sert de livre suffisant: la malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matieres.A cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays estrangers, non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise, combien de pas a Santa Rotonda, ou la richesse des calessons de la Signora Livia, ou, comme d'autres, combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour en raporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d'autruy. Je voudrois qu'on commençast à le promener des sa tendre enfance, et premierement, pour faire d'une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel, si vous ne la formez de bon'heure, la langue ne se peut plier. Aussi bien est-ce une opinion receue d'un chacun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents. Cette amour naturelle les attendrist trop et relasche, voire les plus sages. Ils ne sont capables ny de chastier ses fautes, ny de le voir nourry grossierement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sçauroient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ny le voir sur un cheval rebours, ny contre un rude tireur, le floret au poing, ny la premiere harquebouse. Car il n'y a remede: [57] qui en veut faire un homme de bien, sans doubte il ne le faut espargner en cette jeunesse, et souvent choquer les regles de la medecine:

vitamque sub dio et trepidis agat In rebus.

Ce n'est pas assez de luy roidir l'ame; il luy faut aussi roidir les muscles. Elle est trop pressée, si elle n'est secondée, et a trop à faire de seule fournir à deux offices. Je sçay combien ahanne la mienne en compagnie d'un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle. Et apperçoy souvent en ma leçon, qu'en leurs escris mes maistres font valoir, pour magnanimité et force de courage, des exemples qui tiennent volontiers plus de l'espessissure de la peau et durté des os. J'ay veu des hommes, des femmes et des enfans ainsi nays, qu'une bastonade leur est moins qu'à moy une chiquenaude: qui ne remuent ny langue ny sourcil aux coups qu'on leur donne. Quand les Athletes contrefont les philosophes en patience, c'est plus tost vigueur de nerfs que de coeur.Or l'accoustumance à porter le travail est accoustumance à porter la doleur: labor callum obducit dolori. Il le faut rompre à la peine et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine et aspreté de la desloueure, de la colique, du cautere, et de la geaule, et de la torture. Car de ces dernieres icy encore peut-il estre en prinse, qui regardent les bons selon le temps, comme les meschants. Nous en sommes à l'espreuve. Quiconque combat les loix, menace les plus gens de bien d'escourgées et de la corde. Et puis, l'authorité du gouverneur, qui doit estre souveraine sur luy, s'interrompt et s'empesche par la presence des parens. Joint que ce respect que la famille luy porte, la connoissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon opinion pas legieres incommoditez en cet aage. En cette eschole du commerce des hommes, j'ay souvent remarqué ce vice, qu'au lieu de prendre connoissance d'autruy, nous ne travaillons qu'à la donner de nous, et sommes plus en peine d'emploiter nostre marchandise que d'en acquerir de nouvelle. Le silence et la modestie sont qualitez tres-commodes à la conversation. On dressera cet enfant à estre espargnant et mesnagier de sa suffisance, quand il l'ara acquise; à ne se formalizer point des sottises et fables qui se diront en sa presence, car c'est une incivile importunité de choquer tout ce qui n'est pas de nostre appetit. Qu'il se contente de se corriger soy mesme, et ne semble pas reprocher à autruy tout ce qu'il refuse à faire, ny contraster aux meurs publiques. Licet sapere sine pompa, sine invidia. Fuie ces images regenteuses et inciviles, et cette puerile ambition de vouloir paroistre plus fin pour estre autre, et tirer nom par reprehensions et nouvelletez. Comme il n'affiert qu'aux grands poetes d'user des licences de l'art, aussi n'est-il supportable qu'aux grandes ames et illustres de se privilegier au dessus de la coustume. Si quid Socrates et Aristippus contra morem et consuetudinem fecerint, idem sibi ne arbitretur licere: magnis enim illi et divinis bonis hanc licentiam assequebantur. On luy apprendra de n'entrer en discours ou contestation que où il verra un champion digne de sa luite, et là mesmes à n'emploier pas tous les tours qui luy peuvent servir, mais ceux-là seulement qui luy peuvent le plus servir. Qu'on le rende delicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence,et par consequent la briefveté. Qu'on l'instruise sur tout à se rendre et à quitter les armes à la verité, tout aussi tost qu'il l'appercevra: soit qu'elle naisse és mains de son adversaire, soit qu'elle naisse en luy-mesmes par quelque ravisement. Car il ne sera pas mis en chaise pour dire un rolle prescript. Il n'est engagé à aucune cause, que par ce qu'il l'appreuve. Ny ne fera du mestier où se vent à purs deniers contans la liberté de se pouvoir repentir et reconnoistre. Neque, ut omnia quae praescripta et imperata sint defendat, necessitate ulla cogitur. Si son gouverneur tient de mon humeur, il luy formera la volonté à estre tres loyal serviteur de son prince et tres-affectionné et tres-courageux; mais il luy refroidira l'envie de s'y attacher autrement que par un devoir publique. Outre plusieurs autres inconvenients qui blessent nostre franchise par ces obligations particulieres, le jugement d'un homme gagé et achetté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d'imprudence et d'ingratitude. Un courtisan ne peut avoir ny loi ni volonté de dire et penser que favorablement d'un maistre qui, parmi tant de milliers d'autres subjects, l'a choisi pour le nourrir et eslever de sa main. Cette faveur et utilité corrompent non sans quelque raison sa franchise, et l'esblouissent. Pourtant void on coustumierement le langage de ces gens-là divers à tout autre langage d'un estat, et de peu de foy en telle matiere. Que sa conscience et sa [57v] vertu reluisent en son parler, et n'ayent que la raison pour guide. Qu'on luy face entendre que de confesser la faute qu'il descouvrira en son propre discours, encore qu'elle ne soit aperceue que par luy, c'est un effet de jugement et de sincerité, qui sont les principales parties qu'il cherche; que l'opiniatrer et contester sont qualitez communes, plus apparentes aux plus basses ames; que se raviser et se corriger, abandonner un mauvais party sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes et philosophiques. On l'advertira, estant en compaignie, d'avoir les yeux par tout; car je trouve que les premiers sieges sont communément saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent guieres meslées à la suffisance. J'ay veu, cependant qu'on s'entretenoit, au haut bout d'une table, de la beauté d'une tapisserie ou du goust de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l'autre bout. Il sondera la portée d'un chacun: un bouvier, un masson, un passant; il faut tout mettre en besongne, et emprunter chacun selon sa marchandise, car tout sert en mesnage; la sottise mesmes et foiblesse d'autruy luysera instruction. A contreroller les graces et façons d'un chacun, il s'engendrera envie des bonnes, et mespris des mauvaises. Qu'on luy mette en fantasie une honeste curiosité de s'enquerir de toutes choses; tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il le verra: un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une bataille ancienne, le passage de Caesar ou de Charlemaigne;

Quae tellus sit lenta gelu, quae putris ab aestu,
Ventus in Italiam quis bene vela ferat.

Il s'enquerra des meurs, des moyens et des alliances de ce Prince, et de celuy-là; Ce sont choses tres-plaisantes à apprendre et tres-utiles à sçavoir. En cette practique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la memoire des livres. Il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siecles. C'est un vain estude, qui veut; mais qui veut aussi, c'est un estude de fruit inestimable: et le seul estude, comme dit Platon, que les Lacedemoniens eussent reservé à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part-là, a la lecture des vies de nostre Plutarque ? Mais que mon guide se souviene où vise sa [58] charge; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple la date de la ruine de Carthage que les meurs de Hannibal et de Scipion, ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son devoir qu'il mourut là. Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu'à en juger. C'est à mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure. J'ay leu en Tite - Live cent choses que tel n'y a pas leu. Plutarque en y a leu cent, outre ce que j'y ay sceu lire, et, à l'adventure, outre ce que l'autheur y avoit mis. A d'aucuns c'est un pur estude grammairien; à d'autres, l'anatomie de la philosophie, en laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estandus, tres-dignes d'estre sceus, car à mon gré c'est le maistre ouvrier de telle besongne; mais il y en a mille qu'il n'a que touché simplement: il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu'une attainte dans le plus vif d'un propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, que les habitans d' Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule sillabe, qui est Non, donna peut estre la matiere et l'occasion à la Boitie de sa Servitude Volontaire . Cela mesme de luy voir trier une legiereaction en la vie d'un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas: cela, c'est un discours. C'est dommage que les gens d'entendement ayment tant la briefveté: sans doute leur reputation en vaut mieux, mais nous en valons moins: Plutarque aime mieux que nous le vantions de son jugement que de son sçavoir; il ayme mieux nous laisser desir de soy que satieté. Il sçavoit qu'és choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha justement à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs: O estrangier, tu dis ce qu'il faut, autrement qu'il ne faut. Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d'embourrures: ceux qui ont la matiere exile, l'enflent de paroles. Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veue racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d'où il estoit. Il ne respondit pas: D' Athenes ; mais: Du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estandue, embrassoit l'univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous nous. Quand les [58v] vignes gelent en mon village, mon prebstre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pepie en tienne des-jà les Cannibales . A voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse et que le jour du jugement nous prent au collet, sans s'aviser que plusieurs pires choses se sont veues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant? Moy, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles. A qui il gresle sur la teste, tout l'hemisphere semble estre en tempeste et orage. Et disoit le Savoïart que, si ce sot de Roy de France eut sceu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre d'hostel de son Duc . Son imagination ne concevoit autre plus eslevée grandeur que celle de son maistre. Nous sommes insensiblement tous en cette erreur: erreur de grande suite et prejudice. Mais qui se presente, comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature en son entiere magesté; qui lit en son visage une si generale et constante varieté; qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une pointe tres delicate: celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme especes soubs un genre, c'est le mirouer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de monescholier. Tant d'humeurs, de sectes, de jugemens, d'opinions, de loix et de coustumes nous apprennent à juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement à reconnoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse: qui n'est pas un legier apprentissage. Tant de remuements d'estat et changements de fortune publique nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre. Tant de noms, tant de victoires et conquestes ensevelies soubs l'oubliance, rendent ridicule l'esperance d'eterniser nostre nom par la prise de dix argolets et d'un pouillier qui n'est conneu que de sa cheute. L'orgueil et la fiereté de tant de pompes estrangieres, la magesté si [59] enflée de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et asseure la veue à soustenir l'esclat des nostres sans siller les yeux. Tant de milliasses d'hommes, enterrez avant nous, nous encouragent à ne craindre d'aller trouver si bonne compagnie en l'autre monde. Ainsi du reste. Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblée des jeux Olympiques . Les uns s'y exercent le corps pour en acquerir la gloire des jeux; d'autres y portent des marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels ne cerchent autre fruict que de regarder comment et pourquoy chaque chose se faict, et estre spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et regler la leur. Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doivent toucher les actions humaines comme à leur reigle. On luy dira,

quid fas optare, quid asper
Utile nummus habet; patriae charisque propinquis
Quantum elargiri deceat: quem te Deus esse
Jussit, et humana qua parte locatus es in re;
Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur;

que c'est que sçavoir et ignorer, qui doit estre le but de l'estude; que c'est que vaillance, temperance et justice; ce qu'il y a à dire entre l'ambition et l'avarice, la servitude et la subjection, la licence et la liberté; à quelles marques on connoit le vray et solide contentement; jusques où il faut craindre la mort, la douleur et la honte,

Et quo quemque modo fugiatque feratque laborem;

quels ressors nous meuvent, et le moyen de tant divers branles en nous. Car il me semble que les premiers discours dequoy on luy doit abreuver l'entendement, ce doivent estre ceux qui reglent ses meurs et son sens, qui luy apprendront à se connoistre, et à sçavoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts liberaux, commençons par l'art qui nous faict libres. Elles servent toutes aucunement à l'instruction de nostre vie et à son usage, comme toutes autres choses y servent aucunement. Mais choisissons celle qui y sert directement et professoirement. Si nous sçavions restraindre les appartenances de nostre vie à leurs justes et naturels limites, nous trouverions que la meilleure part des sciences qui sont en usage, est hors de notre usage; et en celles-mesmes qui le sont, qu'il y a des estendues et enfonceures tres-inutiles, que nous ferions mieux de laisser là, et, suivant l'institution de Socrates, borner le cours de nostre estude en icelles, où faut l'utilité.

sapere aude,
Incipe: vivendi qui rectè prorogat horam,
Rusticus expectat dum defluat amnis; at ille
Labitur et labetur in omne volubilis aevum.

C'est une grande simplesse d'apprendre à nos enfans

Quid moveant Pisces, animosaque signa Leonis,
Lotus et Hesperia quid Capricornus aqua,

[59v]

la science des astres et le mouvement de la huitiesme sphere, avant que les leurs propres:

Ti pleiadessi kamoi; Ti d'astrasi boaoteao;

Anaximenes escrivant à Pythagoras : De quel sens puis-je m'amuser au secret des estoiles, ayant la mort ou la servitude tousjours presente aux yeux (car lors les Roys de Perse preparoient la guerre contre son païs). Chacun doit dire ainsin: Estant battu d'ambition, d'avarice, de temerité, de superstition, et ayant au-dedans tels autres ennemis de la vie, iray-je songer au bransle du monde? Apres qu'on luy aura dict ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l'entretiendra que c'est que Logique, Physique, Geometrie, Rhetorique; et la science qu'il choisira, ayant des-jà le jugement formé, il en viendra bien tost à bout. Sa leçon se fera tantost par devis, tantost par livre; tantost son gouverneur luy fournira de l'auteur mesme, propre à cette fin de son institution; tantost il luy en donnera la moelle et la substance toute maschée. Et si, de soy mesme, il n'est assez familier des livres pour y trouver tant de beaux discours qui y sont, pour l'effect de son dessein, on luy pourra joindre quelque homme de lettres, qui à chaque besoing fournisse les munitions qu'il faudra, pour les distribuer et dispenser à son nourrisson. Et que cette leçon ne soit plus aisée et naturelle que celle de Gaza, qui y peut faire doute? Ce sont là preceptes espineux et mal plaisans, et des mots vains et descharnez, où il n'y a point de prise, rien qui vous esveille l'esprit. En cette cy l'ame trouve où mordre et où se paistre. Ce fruict est plus grand, sans comparaison, et si sera plustost meury. C'est grand cas que les choses en soyent là en nostre siecle, que la philosophie, ce soit, jusques aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se treuve de nul usage et de nul pris, et par opinion et par effect. Je croy que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pasle et hideux? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise follastre. Elle ne presche que feste et bon temps. Une mine triste et [60] transie montre que ce n'est pas là son giste. Demetrius le Grammairien, rencontrant dans le temple de Delphes une troupe de philosophes assis ensemble, il leur dit: Ou je me trompe, ou, à vous voir la contenance si paisible et si gaye, vous n'estes pas en grand discours entre vous. A quoy l'un d'eux, Heracleon le Megarien, respondit: C'est à faire à ceux qui cherchent si le futur du verbe ballo a double l , ou qui cherchent la derivation des comparatifs cheiron et beltion , et des superlatifs cheiriston et beltiston , qu'il faut rider lefront, s'entretenant de leur science. Mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoustumé d'esgayer et resjouïr ceux qui les traictent, non les renfroigner et contrister.

Deprendas animi tormenta latentis in aegro
Corpore, deprendas et gaudia: sumit utrumque
Inde habitum facies.

L'ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son aise; doit former à son moule le port exterieur, et l'armer par consequent d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif et allegre, et d'une contenance contente et debonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouïssance constante: son estat est comme des choses au dessus de la Lune : tousjours serein. C'est «Barroco» et «Baralipton» qui rendent leurs supposts ainsi crotez et enfumés, ce n'est pas elle: ils ne la connoissent que par ouïr dire. Comment? elle fait estat de serainer les tempestes de l'ame, et d'apprendre la fain et les fiebvres à rire, non par quelques Epicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. Elle a pour son but la vertu, qui n'est pas, comme dit l'eschole, plantée à la teste d'un mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l'ont approchée, la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle void bien souz soy toutes choses; mais si peut on y arriver, qui en sçait l'addresse, par des routtes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment et d'une pante facile et polie, comme est celle des voutes celestes. Pour n'avoir hanté cette vertu supreme, belle, triumfante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes; ils sont allez, selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher, à l'escart, emmy des ronces, fantosme à estonner les gens. Mon gouverneur, qui cognoist devoir remplir la volonté de son disciple autant ou plus d'affection que de reverence envers la vertu, luy sçaura dire que les poetes suivent les humeurs communes, et luy faire toucher au doigt que les Dieux ont mis plustost la sueur aux advenues des cabinetz de Venus que de Pallas . Et quand il commencera de sesentir, luy presentant Bradamant ou Angelique pour maistresse à jouïr, et d'une beauté naïve, active, genereuse, non hommasse mais virile, au prix d'une beauté molle, affettée, delicate, artificielle; l'une travestie en garçon, coiffée d'un morrion luysant, l'autre vestue en garce, coiffée d'un attiffet emperlé: il jugera masle son amour mesme, s'il choisit tout diversement à cet effeminé pasteur de Phrygie . Il luy fera cette nouvelle leçon, que le prix et hauteur de la vraye vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si esloigné de difficulté, que les enfans y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtilz. Le reglement c'est son util, non pas la force. Socrates, son premier mignon, quitte à escient sa force, pour glisser en la naïveté et aisance de son progrez. C'est la mere nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend seurs et purs. Les moderant, elle les tient en haleine et en goust. Retranchant ceux qu'elle refuse, elle nous aiguise envers ceux qu'elle nous laisse: et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature, et jusques à la satiété, maternellement, sinon jusques à la lasseté (si d'adventure nous ne voulons dire que le regime qui arreste le beuveur avant l'yvresse, le mangeur avant la crudité, le paillard avant la pelade, soit ennemy de nos plaisirs). Si la fortune commune luy faut, elle luy eschappe ou elle s'en passe, et s'en forge une autre toute sienne, non plus flottante et roulante. Elle sçait estre riche et puissante et sçavante, et coucher dans des matelats musquez. Elle aime la vie, elle aime la beauté et la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier c'est sçavoir user de ces biens là regleement, et les sçavoir perdre constamment: office bien plus noble qu'aspre, sans lequel tout cours de vie est desnaturé, turbulent et difforme, et y peut on justement attacher ces escueils, ces haliers et ces monstres. Si ce disciple se rencontre de si diverse condition, qu'il aime mieux ouyr une fable que la narration d'un beau voyage ou un sage propos quand il l'entendra: qui, au son du tabourin qui arme la jeune ardeur de ses compagnons, se destourne à un autre qui l'appelle au jeu des batteleurs; qui, par souhait, ne trouve plus plaisant et plus doux revenir poudreux et victorieux d'un combat, que de la paulme ou du bal avec le pris de cet exercice: je n'y trouve autre remede, sinon que de bonne heure son gouverneur l'estrangle, s'il est sans tesmoins, ou qu'onle mette patissier dans quelque bonne ville, fust-il fils d'un duc, suivant le precepte de Platon qu'il faut colloquer les enfans non selon les facultez de leur pere, mais selon les facultez de leur ame. Puis que la philosophie est celle qui nous instruict à vivre, et que l'enfance y a sa leçon, comme les autres aages, pourquoi ne la luy communique l'on?

Udum et molle lutum est; nunc nunc properandus et acri
Fingendus sine fine rota.

On nous aprent à vivre quand la vie est passée. Cent escoliers [60v] ont pris la verolle avant que d'estre arrivez à leur leçon d' Aristote, de la temperance. Cicero disoit que, quand il vivroit la vie de deux hommes, il ne prendroit pas le loisir d'estudier les poetes lyriques. Et je trouve ces ergotistes plus tristement encores inutiles. Nostre enfant est bien plus pressé: il ne doit au pédagisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie: le demeurant est deu à l'action. Employons un temps si court aux instructions necessaires. Ce sont abus: ostez toutes ces subtilitez espineuses de la Dialectique, dequoy nostre vie ne se peut amender, prenez les simples discours de la philosophie, sçachez les choisir et traitter à point: ils sont plus aisez à concevoir qu'un conte de Boccace . Un enfant en est capable, au partir de la nourrisse, beaucoup mieux que d'aprendre à lire ou escrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes comme pour la decrepitude. Je suis de l'advis de Plutarque, qu' Aristote n'amusa pas tant son grand disciple à l'artifice de composer syllogismes, ou aux Principes de Geometrie, comme à l'instruire des bons preceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et temperance, et l'asseurance de ne rien craindre; et, avec cette munition, il l'envoya encores enfant subjuguer l' Empire du monde à tout seulement 30000 hommes de pied, 4000 chevaux et quarante deux mille escuz. Les autres arts et sciences, dict-il, Alexandre les honoroit bien, et louoit leur excellence et gentillesse; mais, pour plaisir qu'il y prit, il n'estoit pas facile à se laisser surprendre à l'affection de les vouloir exercer.

Petite hinc, juvenésque senesque,
Finem animo certum, miserisque viatica canis.

C'est ce que dict Epicurus au commencement de sa lettre à Meniceus : Ny le plus jeune refuie à philosopher, ny le plus vieil s'y lasse. Qui faict autrement, il semble dire ou qu'il n'est pas encores saison d'heureusement vivre, ou qu'il n'en est plus saison. Pour tout cecy, je ne veu pas qu'on emprisonne ce garçon. Je ne veux pas qu'on l'abandonne à l'humeur melancholique d'un furieux maistre d'escole. Je ne veux pas corrompre son esprit à le tenir à la gehene et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaiz. Ny ne trouveroys bon, quand par quelque complexion solitaire et melancholique on le verroit adonné d'une application trop indiscrette à l'estude des livres, qu'on la luy nourrist: cela les rend ineptes à la conversation civile, et les destourne de meilleures occupations. Et combien ay-je veu de mon temps d'hommes abestis par temeraire avidité de science? Carneades s'en trouva si affollé, qu'il n'eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ny ne veux gaster ses meurs genereuses par l'incivilité et barbarie d'autruy. La sagesse Françoise a esté anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenoit de bon'heure, et n'avoit guieres de tenue. A la verité, nous voyons encores qu'il n'est rien si gentil que les petits enfans [61] en France : mais ordinairement ils trompent l'esperance qu'on en a conceue, et, hommes faicts, on n'y voit aucune excellence. J'ay ouy tenir à gens d'entendement que ces colleges où on les envoie, dequoy ils ont foison, les abrutissent ainsin. Au nostre, un cabinet, un jardin, la table et le lit, la solitude, la compaignie, le matin et le vespre, toutes heures luy seront unes, toutes places luy seront estude: car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des meurs, sera sa principale leçon, a ce privilege de se mesler par tout. Isocrates l'orateur, estant prié en un festin de parler de son art, chacun trouve qu'il eut raison de respondre: Il n'est pas maintenant temps de ce que je sçay faire; et ce dequoy il est maintenant temps, je ne le sçay pas faire. Car de presenter des harangues ou des disputes de rhetorique à une compaignie assemblée pour rire et faire bonne chere, ce seroit un meslange de trop mauvais accord. Et autant en pourroit-on dire de toutes les autres sciences. Mais, quant à la philosophie, en la partie où elle traicte de l'homme et de ses devoirs et offices, ç'a esté le jugement commun de tous les sages, que, pour la douceur de sa conversation, elle ne devoit estre refusée ny aux festins ny aux jeux. Et Platon l'ayant invitée à son convive, nous voyons comme elle entretientl'assistence d'une façon molle et accommodée au temps et au lieu, quoy que ce soit de ses plus hauts discours et plus salutaires:

Aeque pauperibus prodest, locupletibus aeque;
Et, neglecta, aeque pueris senibusque nocebit.

Ainsi, sans doubte, il chomera moins que les autres. Mais, comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoy qu'il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné, aussi nostre leçon, se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se meslant à toutes nos actions, se [61v] coulera sans se faire sentir. Les jeux mesmes et les exercices seront une bonne partie de l'estude: la course, la luite, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienseance exterieure, et l'entre-gent, et la disposition de la personne, se façonne quant et quant l'ame. Ce n'est pas une ame, ce n'est pas un corps qu'on dresse: c'est un homme; il n'en faut pas faire à deux. Et, comme dict Platon, il ne faut pas les dresser l'un sans l'autre, mais les conduire également, comme une couple de chevaux attelez à mesme timon. Et, à l'ouir, semble il pas prester plus de temps et plus de sollicitude aux exercices du corps, et estimer que l'esprit s'en exerce quant et quant, et non au rebours. Au demeurant, cette institution se doit conduire par une severe douceur, non comme il se faict. Au lieu de convier les enfans aux lettres, on ne leur presente, à la verité, que horreur et cruauté. Ostez moy la violence et la force: il n'est rien à mon advis qui abastardisse et estourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu'il craigne la honte et le chastiement, ne l'y endurcissez pas. Endurcissez le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hazards qu'il luy faut mespriser; ostez-luy toute mollesse et delicatesse au vestir et coucher, au manger et au boire; accoustumez le à tout. Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieil, j'ay tousjours creu et jugé de mesme. Mais, entre autres choses, cette police de la plus part de noz colleges m'a tousjours despleu. On eust failly à l'adventure moins dommageablement, s'inclinant vers l'indulgence. C'est une vraye geaule de jeunesse captive. On la rend desbauchée, l'enpunissant avant qu'elle le soit. Arrivez-y sur le point de leur office: vous n'oyez que cris et d'enfans suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere. Quelle maniere pour esveiller l'appetit envers leur leçon, à ces tendres ames et craintives, de les y guider d'une troigne effroyable, les mains armées de fouets? Inique et pernicieuse forme. Joint ce que Quintilien en a tres-bien remarqué, que cette imperieuse authorité tire des suittes perilleuses, et nommement à nostre façon de chastiement. Combien leurs classes seroient plus decemment jonchées de fleurs et de feuilles que de tronçons d'osier sanglants. J'y feroy pourtraire la joye, l'allegresse et Flora et les Graces, comme fit en son eschole le philosophe Speusippus . Où est leur profit, que ce fust aussi leur esbat. On doit ensucrer les viandes salubres à l'enfant, et enfieller celles qui luy sont nuisibles. C'est merveille combien Platon se montre soigneux en ses loix, de la gayeté et passetemps de la jeunesse de sa cité, et combien il s'arreste à leurs courses, jeux, chansons, saults et danses, desquelles il dit que l'antiquité a donné la conduitte et le patronnage aux dieux mesmes: Apollon, les Muses et Minerve . Il l'estend à mille preceptes pour ses gymnases: pour les sciences lettrées, il s'y amuse fort peu, et semble ne recommander particulièrement la poesie que pour la musique. Toute estrangeté et particularité en nos meurs et conditions est evitable comme ennemie de communication et de societé et comme monstrueuse. Qui ne s'estonneroit de la complexion de Demophon, maistre d'hostel d' Alexandre, qui suoit à l'ombre et trembloit au soleil? J'en ay veu fuir la senteur des pommes plus que les harquebusades, d'autres s'effrayer pour une souris, d'autres rendre la gorge à voir de la cresme, d'autres à voir brasser un lict de plume, comme Germanicus ne pouvoit souffrir ny la veue ny le chant des coqs. Il y peut avoir, à l'avanture, à cela quelque propriété occulte; mais on l'esteindroit, à mon advis, qui s'y prendroit de bon'heure. L'institution a gaigné cela sur moy, il est vray que ce n'a point esté sans quelque soing, que, sauf la biere, mon appetit est accommodable indifferemment à toutes choses dequoy on se pait. Le corps encore souple, on le doit, à cette cause, plier à toutes façons et coustumes. [62] Et pourveu qu'on puisse tenir l'appetit et la volonté soubs boucle, qu'on rende hardiment un jeune homme commode à toutes nations et compaignies, voire au desreglement et ausexces, si besoing est. son exercitation suive l'usage. Qu'il puisse faire toutes choses, et n'ayme à faire que les bonnes. Les philosophes mesmes ne trouvent pas louable en Calisthenes d'avoir perdu la bonne grace du grand Alexandre, son maistre, pour n'avoir voulu boire d'autant à luy. Il rira, il follastrera, il se desbauchera avec son prince. Je veux qu'en la desbauche mesme il surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons, et qu'il ne laisse à faire le mal ny à faute de force ny de science, mais à faute de volonté. Multum interest utrum peccare aliquis nolit aut nesciat. Je pensois faire honneur à un seigneur aussi eslongné de ces débordemens qu'il en soit en France, de m'enquerir à luy, en bonne compaignie, combien de fois en sa vie il s'estoit enyvré pour la nécessité des affaires du Roy en Allemagne . Il le print de cette façon, et me respondit que c'estoit trois fois, lesquelles il recita. J'en sçay qui, à faute de cette faculté, se sont mis en grand peine, ayans à pratiquer cette nation. J'ay souvent remarqué avec grand' admiration la merveilleuse nature d' Alcibiades, de se transformer si aisément à façons si diverses, sans interest de sa santé: surpassant tantost la somptuosité et pompe Persienne, tantost l'austerité et frugalité Lacedemoniene; autant reformé en Sparte comme voluptueux en Ionie,

Omnis Aristippum decuit color, et status, et res.

Tel voudrois-je former mon disciple,

quem duplici panno patientia velat
Mirabor, vitae via si conversa decebit,
Personamque feret non inconcinnus utramque.

Voicy mes leçons. Celuy-là y a mieux proffité, qui les fait, que qui les sçait. Si vous le voyez, vous l'oyez; si vous l'oyez, vous le voyez. Jà à Dieu ne plaise, dit quelqu'un en Platon, que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses et traicter les arts' Hanc amplissimam omnium artium bene vivendi disciplinam vita magis quam literis persequuti sunt. Leon, prince des Phliasiens, s'enquerant à Heraclides Ponticus de quelle science, de quelle art il faisoit profession: Je ne sçay, dit-il, ny art ny science; mais je suis philosophe. On reprochoit à Diogenes comment, estant ignorant, il se mesloit de la philosophie. Je m'en mesle, dit-il, d'autant mieux à propos. Hegesias le prioit de luy lire quelque livre: Vous estes plaisant, luy respondit-il, vous choisissez les figues vrayes et naturelles, non peintes: que ne choisissez vous aussi les exercitations naturelles, vrayes et non escrites? Il ne dira pas tant sa leçon, comme il la fera. Il la repetera en ses actions. On verra s'il a de la prudence en ses entreprises, s'il a de la bonté et de la justice en ses desportemens, s'il a du jugement et de la grace en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de la tempérance en ses voluptez, de l'indifference en son goust, soit chair, [62v] poisson, vin ou eau, de l'ordre en son oeconomie: Qui disciplinam suam, non ostentationem scientiae, sed legem vitae putet, quique obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. Le vray miroir de nos discours est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à un qui luy demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs jeunes gens: que c'estoit par ce qu'ils les vouloient accoustumer aux faits, non pas aux parolles. Comparez, au bout de 15 ou 16 ans, à cettuy cy un de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps à n'aprendre simplement qu'à parler. Le monde n'est que babil, et ne vis jamais homme qui ne die plustost plus que moins qu'il ne doit; toutesfois la moictié de nostre aage s'en va là. On nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses; encores autant à en proportionner un grand corps, estendu en quatre ou cinq parties, et autres cinq, pour le moins, à les sçavoir brefvement mesler et entrelasser de quelque subtile façon. Laissons le à ceux qui en font profession expresse. Allant un jour à Orleans, je trouvay, dans cette plaine au deça de Clery, deux regens qui venoyent à Bourdeaux, environ à cinquante pas l'un de l'autre. Plus loing, derriere eux, je descouvris une trouppe et unmaistre en teste, qui estoit feu Monsieur le Comte de la Rochefoucaut . Un de mes gens s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentil'homme qui venoit apres luy. Luy, qui n'avoit pas veu ce trein qui le suyvoit et qui pensoit qu'on luy parlast de son compagnon, respondit plaisamment: Il n'est pas gentil'homme; c'est un grammairien, et je suis logicien. Or, nous qui cerchons icy, au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentil'homme, laissons les abuser de leur loisir: nous avons affaire ailleurs. Mais que nostre disciple soit bien pourveu de choses, les parolles ne suivront que trop: il les trainera, si elles ne veulent suivre. J'en oy qui s'excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d'avoir la teste pleine de plusieurs belles choses, mais, à faute d'eloquence, ne les pouvoir mettre en evidence: c'est une baye. Scavez vous, à mon advis, [63] que c'est que cela? Ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent desmeler et esclarcir au dedans, ny par consequant produire au dehors: ils ne s'entendent pas encore eux mesmes. Et voyez les un peu begayer sur le point de l'enfanter, vous jugez que leur travail n'est point à l'acouchement mais à la conception, et qu'ils ne font que lecher cette matiere imparfaicte. De ma part, je tiens, et Socrates l'ordonne, que, qui a en l'esprit une vive imagination et claire, il la produira, soit en Bergamasque, soit par mines s'il est muet:

Verbaque praevisam rem non invita sequentur.

Et comme disoit celuy-là, aussi poetiquement en sa prose, cum res animum occupavere, verba ambiunt. Et cet autre: Ipsae res verba rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, conjunctif, substantif, ny la grammaire; ne faict pas son laquais ou une harangiere du petit pont, et si vous entretiendront tout vostre soul, si vous en avez envie, et se desferreront aussi peu, à l'adventure, aux regles de leur langage, que le meilleur maistre és arts de France . Il ne sçait pas la rhetorique, ny, pour avant-jeu, capter la benivolence du candide lecteur, ny ne luy chaut de le sçavoir. De vray, toute cette belle peincture s'efface aisément par le lustre d'une vérité simple et naifve. Ces gentillesses neservent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massive et plus ferme, comme Afer montre bien clairement chez Tacitus . Les Ambassadeurs de Samos estoyent venus à Cleomenes, Roy de Sparte, preparez d'une belle et longue oraison, pour l'esmouvoir à la guerre contre le tyran Policrates . Apres qu'il les eust bien laissez dire, il leur respondit: Quant à vostre commencement et exorde, il ne m'en souvient plus, ny, par consequent, du milieu; et quant à vostre conclusion, je n'en veux rien faire. Voylà une belle responce, ce me semble, et des harangueurs bien cameus. Et quoy cet autre? Les Atheniens estoyent à choisir de deux architectes, à conduire une grande fabrique. Le premier, plus [63v] affeté, se presenta avec un beau discours premedité sur le subject de cette besongne, et tiroit le jugement du peuple à sa faveur. Mais l'autre, en trois mots: Seigneurs Atheniens, ce que cetuy a dict, je le feray. Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration; mais Caton, n'en faisant que rire: Nous avons, disoit-il, un plaisant consul. Aille devant ou apres, un'utile sentence, un beau traict est toujours de saison. S'il n'est pas bien à ce qui va devant, ny à ce qui vient apres, il est bien en soy. Je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rithme faire le bon poeme: laissez luy allonger une courte syllabe, s'il veut; pour cela, non force; si les inventions y rient, si l'esprit et le jugement y ont bien faict leur office, voylà un bon poete, diray-je, mais un mauvais versificateur,

Emunctae naris, durus componere versus.

Qu'on face, dict Horace, perdre à son ouvrage toutes ses coustures et mesures,

Tempora certa modosque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, praeponens ultima primis,
Invenias etiam disjecti membra poetae,

il ne se démentira point pour cela; les pieces mesmes en seront belles. C'est ce que respondit Menander, comme on le tensat, approchant le jour auquel il avoit promis une comedie, dequoy il n'y avoit encoremis la main: Elle est composée et preste, il ne reste qu'à adjouster les vers. Ayant les choses et la matiere disposée en l'ame, il mettoit en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poésie Françoise, je ne vois si petit apprentis qui n'enfle des mots, qui ne renge les cadences à peu prés comme eux. Plus sonat quam valet. Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant de poetes. Mais, comme il leur a esté bien aisé de representer leurs rithmes, ils demeurent bien aussi court à imiter les riches descriptions de l'un et les delicates [64] inventions de l'autre. Voire mais, que fera-il si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme: le jambon fait boire, le boire desaltere, parquoy le jambon desaltere? Qu'il s'en mocque. Il est plus subtil de s'en mocquer que d'y respondre. Qu'il emprunte d' Aristippus cette plaisante contrefinesse: Pourquoi le deslieray-je, puis que, tout lié, il m'empesche? Quelqu'un proposoit contre Cleanthes des finesses dialectiques, à qui Chrysippus dit: Joue-toi de ces battelages avec les enfans, et ne destourne à cela les pensées serieuses d'un homme d'aage. Si ces sottes arguties, contorta et aculeata sophismata , luy doivent persuader une mensonge, cela est dangereux; mais si elles demeurent sans effect et ne l'esmeuvent qu'à rire, je ne voy pas pourquoy il s'en doive donner garde. Il en est de si sots, qui se destournent de leur voye un quart de lieue, pour courir apres un beau mot; aut qui non verba rebus aptant, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conveniant. Et l'autre: Sunt qui alicujus verbi decore placentis vocentur ad id quod non proposuerant scribere. Je tors bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moy, que je ne tors mon fil pour l'aller querir. Au rebours c'est aux paroles à servir et à suyvre, et que le Gascon y arrive, si le François n'y peut aller. Je veux que les choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il n'aye aucune souvenance des mots. Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et naif, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant delicat et peigné comme vehement et brusque: Haec demum sapiet dictio, quae feriet , plustost difficile qu'ennuieux, esloingné d'affectation, desreglé, descousu et hardy: chaque lopin y face son corps; non pedantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Julius Caesar; et si ne sens pas bien pour quoy il l'en appelle. J'ay volontiers imité cette desbauche qui se voit en nostre jeunesse, au port de leurs vestemens: un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui represente une fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l'art. Mais je la trouve encore mieus employée en la forme du parler. Toute affectation, nommeement en la gayeté et liberté françoise, est mesadvenante au cortisan. Et, en une monarchie, tout Gentil 'homme doit estre dressé à la façon d'un cortisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et mesprisant. Je n'ayme point de tissure où les liaisons et les coutures paroissent, tout ainsi qu'en un beau corps, il ne faut qu'on y puisse compter les os et les veines. Quae veritati operam dat oratio, incomposita sit et simplex. Quis accurate loquitur, nisi qui vult putide loqui? L'éloquence faict injure aux choses, qui nous destourne à soy. Comme aux accoustremens c'est pusillanimité de se vouloir marquer par quelque façon particuliere et inusitée: de mesmes, au langage, la recherche des frases nouvelles et de mots peu cogneuz vient d'une ambition puerile et pedantesque. Peusse-je ne me servir que de ceux qui servent aux hales à Paris ! Aristophanes le grammairien n'y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité de ses mots et la fin de son art oratoire, qui estoit perspicuité de langage seulement. L'imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout un peuple; l'imitation du juger, de l'inventer ne va pas si vite. La plus part des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robbe, pensent tres-faucement tenir un pareil corps. La force et les nerfs ne s'empruntent point; les atours et le manteau s'emprunte. La plus part de ceux qui me hantent, parlent de mesme les Essais : mais je ne sçay s'ils pensent de mesmes. Les Atheniens (dict Platon ) ont pour leur part le soing de l'abondance et elegance du parler; les Lacedemoniens, de la briefveté, etceux de Crete, de la fecundité des conceptions plus que du langage: ceux-cy sont les meilleurs. Zenon disoit qu'il avoit deux sortes de disciples: les uns, qu'il nommoit philologous , curieux d'apprendre les choses, qui estoyent ses [64v] mignons; les autres, logophilous , qui n'avoyent soing que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire, mais non pas si bonne qu'on la faict; et suis despit dequoy nostre vie s'embesongne toute à cela. Je voudrois premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voisins, où j'ay plus ordinaire commerce. C'est un bel et grand agencement sans doubte que le Grec et Latin, mais on l'achepte trop cher. Je diray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moymesmes. S'en servira qui voudra. Feu mon pere, ayant fait toutes les recherches qu'homme peut faire, parmy les gens sçavans et d'entendement, d'une forme d'institution exquise, fut advisé de cet inconvenient qui estoit en usage; et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues, qui ne leur coustoient rien, est la seule cause pourquoy nous ne pouvions arriver à la grandeur d'ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains. Je ne croy pas que ce en soit la seule cause. Tant y a que l'expedient que mon pere y trouva, ce fut que, en nourrice et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à un Alleman, qui dépuis est mort fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tres-bien versé en la Latine . Cettuy-cy, qu'il avoit faict venir expres, et qui estoit bien cherement gagé, m'avoit continuellement entre les bras. Il en eust aussi avec luy deux autres moindres en sçavoir pour me suivre, et soulager le premier. Ceux-cy ne m'entretenoient d'autre langue que Latine . Quant au reste de sa maison, c'estoit une reigle inviolable que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloyent en ma compaignie qu'autant de mots de Latin que chacun avoit apris pour jargonner avec moy. C'est merveille du fruict que chacun y fit. Mon pere et ma mere y apprindrent assez de Latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance pour s'en [65] servir à la necessité, comme firent aussi les autres domestiques qui estoient plus attachez à mon service. Somme, nous nous Latinizames tant qu'il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l'usage plusieurs appellations Latines d'artisans et d'utils. Quant à moy, j'avois plus de six ans avant que j'entendisse non plus de François ou de Perigordin que d' Arabesque . Et, sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet et sans larmes, j'avois appris du latin, tout aussi pur que mon maistre d'eschole le sçavoit: car je ne le pouvois avoir meslény alteré. Si, par essay, on me vouloit donner un theme, à la mode des colleges, on le donne aux autres en François; mais à moy il me le falloit donner en mauvais Latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Groucchi, qui a escrit de comitiis Romanorum , Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan, ce grand poete Escossois, Marc Antoine Muret, que la France et l' Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps, mes precepteurs domestiques, m'ont dict souvent que j'avois ce langage, en mon enfance, si prest et si à main, qu'ils craingnoient à m'accoster. Bucanan, que je vis depuis à la suite de feu monsieur le Mareschal de Brissac, me dit qu'il estoit apres à escrire de l'institution des enfans, et qu'il prenoit l'exemplaire de la mienne: car il avoit lors en charge ce Comte de Brissac que nous avons veu depuis si valeureux et si brave. Quant au Grec, duquel je n'ay quasi du tout point d'intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par art, mais d'une voie nouvelle, par forme d'ébat et d'exercice. Nous pelotions nos declinaisons à la maniere de ceux qui, par certains jeux de tablier, apprennent l'Arithmetique et la Geometrie. Car, entre autres choses, il avoit esté conseillé de me faire gouster la science et le devoir par une volonté non forcée et de mon propre desir, et d'eslever mon ame en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Je dis jusques à telle superstition [65v] que, par ce que aucuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfans de les esveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence, il me faisoit esveiller par le son de quelque instrument; et ne fus jamais sans homme qui m'en servit. Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi et la prudence et l'affection d'un si bon pere, auquel il ne se faut nullement prendre, s'il n'a recueilly aucuns fruits respondans à une si exquise culture. Deux choses en furent cause: le champ sterile et incommode; car, quoy que j'eusse la santé ferme et entiere, et quant et quant un naturel doux et traitable, j'estois parmy cela si poisant, mol et endormi, qu'on ne me pouvoit arracher de l'oisiveté, non pas pour me faire jouer. Ce que je voyois, je le voyois bien, et soubs cette complexion lourde, nourrissois des imaginations hardies et des opinions au-dessus de mon aage. L'esprit, je l'avois lent, et qui n'alloit qu'autant qu'on le menoit; l'apprehension, tardive; l'invention, lasche; et apres tout un incroiable defaut de memoire. De tout cela il n'est pas merveille s'il ne sceut rien tirerqui vaille. Secondement, comme ceux que presse un furieux desir de guerison se laissent aller à toute sorte de conseil, le bon homme, ayant extreme peur de faillir en chose qu'il avoit tant à coeur, se laissa en fin emporter à l'opinion commune, qui suit tousjours ceux qui vont devant, comme les grues, et se rengea à la coustume, n'ayant plus autour de luy ceux qui luy avoient donné ces premieres institutions, qu'il avoit aportées d' Italie; et m'envoya, environ mes six ans, au college de Guienne, tres-florissant pour lors, et le meilleur de France . Et là, il n'est possible de rien adjouter au soing qu'il eut, et à me choisir des precepteurs de chambre suffisans, et à toutes les autres circonstances de ma nourriture, en laquelle [66] il reserva plusieurs façons particulieres contre l'usage des colleges. Mais tant y a, que c'estoit tousjours college. Mon Latin s'abastardit incontinent, duquel depuis par desacoustumance j'ay perdu tout usage. Et ne me servit cette mienne nouvelle institution que de me faire enjamber d'arrivée aux premieres classes: car, à treize ans que je sortis du college, j'avoy achevé mon cours (qu'ils appellent), et à la verité sans aucun fruit que je peusse à present mettre en compte. Le premier goust que j'eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Metamorphose d' Ovide . Car, environ l'aage de sept ou huict ans, je me desrobois de tout autre plaisir pour les lire: d'autant que cette langue estoit la mienne maternelle, et que c'estoit le plus aisé livre que je cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse de mon aage à cause de la matiere. Car des Lancelots du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaus, et tel fatras de livres à quoy l'enfance s'amuse, je n'en connoissois pas seulement le nom, ny ne fais encore le corps, tant exacte estoit ma discipline. Je m'en rendois plus nonchalant à l'estude de mes autres leçons prescriptes. Là, il me vint singulierement à propos d'avoir affaire à un homme d'entendement de precepteur, qui sçeut dextrement conniver à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car, par là, j'enfilay tout d'un train Vergile en l' Aeneide et puis Terence, et puis Plaute, et des comedies Italiennes, lurré tousjours par la douceur du subject. S'il eut esté si fol de rompre ce train, j'estime que je n'eusse raporté du college que la haine des livres, comme fait quasi toute nostre noblesse. Il s'y gouverna ingenieusement. Faisant semblant de n'en voir rien, il aiguisoit ma faim, ne me laissant que à la desrobée gourmander ces livres et me tenant doucement en office pour les autres estudes de la regle. Car les principales parties que mon pere cherchoit à ceux à qui il donnoit charge de moy, c'estoit la debonnaireté et facilité de complexion. Aussi n'avoit [66v] la mienne autre vice que langueur et paresse. Le danger n'estoit pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul neprognostiquoit que je deusse devenir mauvais, mais inutile. On y prevoyoit de la faineantise, non pas de la malice. Je sens qu'il en est advenu de mesmes. Les plaintes qui me cornent aux oreilles sont comme cela: Oisif; froid aux offices d'amitié et de parenté et aux offices publiques; trop particulier. Les plus injurieux ne disent pas: Pourquoy a-il prins? Pourquoy n'a-il payé? Mais: Pourquoy ne quitte il? ne donne il? Je recevroy à faveur qu'on ne desirast en moy que tels effects de supererogation. Mais ils sont injustes d'exiger ce que je ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup qu'ils n'exigent d'eux ce qu'ils doivent. En m'y condemnant ils effacent la gratification de l'action et la gratitude qui m'en seroit deue: là où le bien faire actif devroit plus peser de ma main, en consideration de ce que je n'en ay passif nul qui soit. Je puis d'autant plus librement disposer de ma fortune qu'elle est plus mienne. Toutefois, si j'estoy grand enlumineur de mes actions, à l'adventure rembarrerois-je bien ces reproches. Et à quelques-uns apprendrois, qu'ils ne sont pas si offensez que je ne face pas assez, que de quoy je puisse faire assez plus que je ne fay. Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d'avoir à part soy des remuemens fermes et des jugemens seurs et ouverts autour des objets qu'elle connoissoit, et les digeroit seule, sans aucune communication. Et, entre autres choses, je croy à la verité qu'elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettray-je en compte cette faculté de mon enfance: une asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m'appliquer aux rolles que j'entreprenois? Car, avant l'aage,

Alter ab undecimo tum me vix ceperat annus,

j'ai soustenu les premiers personnages és tragedies latines de Bucanan, de Guerente et de Muret, qui se representerent en nostre college de Guienne avec dignité. En cela Andreas Goveanus, nostre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France : et m'en tenoit-on maistre ouvrier. C'est un exercice que je ne mesloue poinct aux jeunes enfans de maison: et ay veu nos Princes s'y adonner depuis en personne, à l'exemple d'aucuns des anciens, honnestement et louablement. Il estoit loisible mesme d'en faire mestier aux gens d'honneur en Grece : Aristoni tragico actori rem aperit: huic et genus et fortuna honesta erant; nec ars, quia nihil tale apud Graecos pudori est, ea deformabat. Car j'ay tousjours accusé d'impertinence ceux qui condemnent ces esbattemens, et d'injustice ceux qui refusent l'entrée de nos bonnes villes aux comediens qui le valent, et envient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes polices prennent soing d'assembler les citoyens et les r'allier, comme aux offices serieux de la devotion, aussi aux exercices et jeux; la société et amitié s'en augmente. Et puis on ne leur sçauroit conceder des passetemps plus reglez que ceux qui se font en presence d'un chacun et à la veue mesme du magistrat. Et trouverois raisonnable que le magistrat, et le prince, à ses despens, en gratifiast [67] quelquefois la commune, d'une affection et bonté comme paternelle; et qu'aux villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces spectacles: quelque divertissement de pires actions et occultes. Pour revenir à mon propos, il n'y a tel que d'allécher l'appétit et l'affection, autrement on ne faict que des asnes chargez de livres. On leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science, laquelle, pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soy, il la faut espouser.

Chap. XXVII.
C'Est Folie de Rapporter le Vray et le Faux à Nostre Suffisance

Ce n'est pas à l'adventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader: car il me semble avoir apris autrefois que la creance, c'estoit comme un'impression qui se faisoit en nostre ame; et, à mesure qu'elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est lancem in libra ponderibus impositis deprimi, sic animum perspicuis cedere. D'autant que l'ame est plus vuide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement souz la charge de la premiere persuasion. Voylà pourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus subjects à estre menez par les oreilles. Mais aussi, de l'autre part, c'est une sotte presumption d'aller desdaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraysemblable: qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune. J'enfaisoy ainsin autrefois, et si j'oyois parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantemens, des sorceleries, ou faire quelque autre compte où je ne peusse pas mordre,

Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures portentaque Thessala,

il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à présent, je treuve que j'estoy pour le moins autant à plaindre moy mesme: non? que l'experience m'aye dépuis rien fait voir au dessus de mes premieres creances, et si n'a pas tenu à ma curiosité; mais la raison m'a instruit que de condamner [67v] ainsi resoluement une chose pour fauce et impossible, c'est se donner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature; et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres ou miracles ce où nostre raison ne peut aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veue? Considerons au travers de quels nuages et commant à tastons on nous meine à la connoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains: certes nous trouverons que c'est plustost accoustumance que science qui nous en oste l'estrangeté,

jam nemo, fessus satiate vivendi,
Suspicere in coeli dignatur lucida templa,

et que ces choses là, si elles nous estoyent presentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables que aucunes autres,

si nunc primum mortalibus adsint
Ex improviso, ceu sint objecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,
Aut minus ante quod auderent fore credere gentes.

Celuy qui n'avoit jamais veu de riviere, à la premiere qu'il rencontra, il pensa que ce fut l' Ocean . Et les choses qui sont à nostre connoissanceles plus grandes, nous les jugeons estre les extremes que nature face en ce genre,

Scilicet et fluvius, qui non est maximus, eii est
Qui non ante aliquem majorem vidit, et ingens
Arbor homoque videtur;
et omnia de genere omni
Maxima quae vidit quisque, haec ingentia fingit.
Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum quas semper vident.

La nouvelleté des choses nous incite plus que leur grandeur à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature et plus de reconnoissance de nostre [68] ignorance et foiblesse. Combien y a il de choses peu vray-semblables, tesmoignées par gens dignes de foy, desquelles si nous ne pouvons estre persuadez, au moins les faut-il laisser en suspens: car de les condamner impossibles, c'est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir jusques où va la possibilité. Si l'on entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, on observeroit la regle de: Rien trop, commandée par Chilon . Quant on trouve, dans Froissard, que le conte de Foix sçeut, en Bearn, la defaite du Roy Jean de Castille, à Juberoth, le lendemain qu'elle fut advenue, et les moyens qu'il en allegue, on s'en peut moquer; et de ce mesme que nos annales disent que le Pape Honorius, le propre jour que le Roy Philippe Auguste mourut à Mante, fit faire ses funerailles publiques et les manda faire par toute l' Italie . Car l'authorité de ces tesmoins n'a pas à l'adventure assez de rang pour nous tenir en bride. Mais quoy? si Plutarque, outre plusieurs exemples qu'il allegue de l'antiquité, dict sçavoir de certaine science que, du temps de Domitian, la nouvelle de la bataille perdue par Antonius en Allemaigne, à plusieurs journées de là, fut publiée à Rome et semée par tout le monde le mesme jour qu'elle avoit esté perdue; et si Caesar tient qu'il est souvent advenu que la renommée a devancé l'accident: dirons nous pas que ces simplesgens-là se sont laissez piper apres le vulgaire, pour n'estre pas clairvoyans comme nous? Est-il rien plus delicat, plus net et plus vif que le jugement de Pline, quand il lui plaist de le mettre en jeu, rien plus esloingné de vanité? je laisse à part l'excellence de son sçavoir, duquel je fay moins de conte: en quelle partie de ces deux là le surpassons nous? Toutesfois il n'est si petit escolier qui ne le convainque de mensonge, et qui ne luy veuille faire leçon sur le progrez des ouvrages de nature. Quand nous lisons, dans Bouchet, les miracles des reliques de sainct Hilaire, passe: son credit n'est pas assez grand pour nous oster la licence d'y contredire. Mais de condamner d'un train toutes pareilles histoires me semble singuliere impudence. [68v] Ce grand sainct Augustin tesmoigne avoir veu, sur les reliques Sainct Gervais et Protaise, à Milan, un enfant aveugle recouvrer la veue; une femme, à Carthage, estre guerie d'un cancer par le signe de croix qu'une femme nouvellement baptisée luy fit; Hesperius, un sien familier, avoir chassé les esprits qui infestoient sa maison, avec un peu de terre du Sepulchre de nostre Seigneur, et, cette terre dépuis transportée à l' Église, un paralitique en avoir esté soudain guéri; une femme en une procession, ayant touché à la chasse Sainct Estienne d'un bouquet, et de ce bouquet s'estant frottée les yeux, avoir recouvré la veue, pieça perdue; et plusieurs autres miracles, où il dict luy mesmes avoir assisté. Dequoy accuserons nous et luy et deux Saincts Evesques, Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses recors? Sera ce d'ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et imposture? Est-il homme, en nostre siecle, si impudent qui pense leur estre comparable, soit en vertu et pieté, soit en sçavoir, jugement et suffisance? Qui, ut rationem nullam afferrent, ipsa authoritate me frangerent. C'est une hardiesse dangereuse et de consequence, outre l'absurde temerité qu'elle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne concevons pas. Car apres que, selon vostre bel entendement, vous avez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu'il se treuve que vous avez necessairement à croire des choses où il y a encores plus d'estrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous estez des-jà obligé de les abandonner. Or ce qui me semble aporter autant de desordre en nos consciences, en ces troubles où nous sommes, de la religion, c'est cette dispensation que les Catholiques font de leur creance. Il leur semble faire bien les moderez et les entenduz, quand ils quittent aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en debat. Mais, outre ce, qu'ils ne voyent pas quel avantage c'est à celuy qui vous charge, de commancer à luy ceder et voustirer arriere, et combien cela l'anime à [69] poursuivre sa pointe, ces articles là qu'ils choisissent pour les plus legiers, sont aucunefois tres-importans. Ou il faut se submettre du tout à l'authorité de nostre police ecclesiastique, ou du tout s'en dispenser. Ce n'est pas à nous à establir la part que nous luy devons d'obeïssance. Et davantage, je le puis dire pour l'avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l'observance de nostre Eglise, qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus estrange, venant à en communiquer aux hommes sçavans, j'ay trouvé que ces choses là ont un fondement massif et tres-solide et que ce n'est que bestise et ignorance qui nous fait les recevoir avec moindre reverence que le reste. Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre jugement mesmes? combien de choses nous servoyent hier d'articles de foy, qui nous sont fables aujourd'huy? La gloire et la curiosité sont les deux fleaux de nostre ame. Cette cy nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous defant de rien laisser irresolu et indecis.

Chap. XXVIII.
De l'Amitié

Considérant la conduite de la besongne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grace qu'en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite ny proportion que fortuite?

Desinit in piscem mulier formosa superne.

[69v]

Je vay bien jusques à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l'autre et meilleure partie: car ma suffisance ne va pas si avant que d'oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art. Je me suis advisé d'en emprunter un d' Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C'est un discours auquel il donna nom La Servitude Volontaire; mais ceux qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement dépuis rebaptisé Le Contre Un. Il l'escrivit par maniered'essay, en sa premiere jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court pieça és mains des gens d'entendement, non sans bien grande et méritée recommandation: car il est gentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire que ce ne soit le mieux qu'il peut faire; et si, en l'aage que je l'ay conneu, plus avancé, il eut pris un tel desseing que le mien, de mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares et qui nous approcheroient bien pres de l'honneur de l'antiquité: car, notamment en cette partie des dons de nature, je n'en connois point qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours, encore par rencontre, et croy qu'il ne le veit onques depuis qu'il luy eschapa, et quelques memoires sur cet edict de Janvier, fameus par nos guerres civiles, qui trouveront encores ailleurs peut estre leur place. C'est tout ce que j'ay peu recouvrer de ses reliques, moy qu'il laissa, d'une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le livret de ses oeuvres que j'ay fait mettre en lumiere. Et si suis obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a servy de moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut montrée longue piece avant que je l'eusse veu, et me donna la premiere connoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaite que certainement il ne s'en lit guiere de pareilles, et, entre nos hommes, il ne s'en voit aucune trace en usage. Il faut tant de [70] rencontres à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles. Il n'est rien à quoy il semble que nature nous aye plus acheminé qu'à la societé. Et dit Aristote que les bons legislateurs ont eu plus de soing de l'amitié que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est cetuy-cy. Car, en general, toutes celles que la volupté ou le profit, le besoin publique ou privé forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et genereuses, et d'autant moins amitiez, qu'elles meslent autre cause et but et fruit en l'amitié, qu'elle mesme. Ny ces quatre especes anciennes: naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n'y conviennent, ny conjointement. Des enfans aux peres, c'est plustost respect. L'amitié se nourrit de communication qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenceroit à l'adventure les devoirs de nature. Car ny toutes les secrettes pensées des peres ne se peuvent communiquer auxenfans pour n'y engendrer une messeante privauté, ny les advertissements et corrections, qui est un des premiers offices d'amitié, ne se pourroyent exercer des enfans aux peres. Il s'est trouvé des nations où, par usage, les enfans tuoyent leurs peres, et d'autres où les peres tuoyent leurs enfans, pour eviter l'empeschement qu'ils se peuvent quelquefois entreporter, et naturellement l'un depend de la ruine de l'autre. Il s'est trouvé des philosophes desdaignans cette cousture naturelle, tesmoing Aristippus : quand on le pressoit de l'affection qu'il devoit à ses enfans pour estre sortis de luy, il se mit à cracher, disant que cela en estoit aussi bien sorty; que nous engendrions bien des pouz et des vers. Et cet autre, que Plutarque vouloit induire à s'accorder avec son frere: Je n'en fais pas, dict-il, plus grand estat, pour estre sorty de mesme trou. C'est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection que le nom de frere, et à cette cause en fismes nous, luy et moy, nostre alliance. Mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela detrampe merveilleusement et relasche cette soudure fraternelle. Les freres ayants à conduire le progrez de leur avancement en mesme sentier et mesme train, il est force qu'ils se hurtent et choquent souvent. D'avantage, la correspondance et relation qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouvera elle en ceux cy? Le [70v] pere et le fils peuvent estre de complexion entierement eslongnée, et les freres aussi. C'est mon fils, c'est mon parent, mais c'est un homme farouche, un meschant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle nous commande, il y a d'autant moins de nostre chois et liberté volontaire. Et nostre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que je n'aye essayé de ce costé là tout ce qui en peut estre, ayant eu le meilleur pere qui fut onques, et le plus indulgent, jusques à son extreme vieillesse, et estant d'une famille fameuse de pere en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle,

et ipse
Notus in fratres animi paterni.

D'y comparer l'affection envers les femmes, quoy qu'elle naisse de nostre choix, on ne peut, ny la loger en ce rolle. Son feu, je le confesse,

neque enim est dea nescia nostri
Quae dulcem curis miscet amaritiem,

est plus actif, plus cuisant et plus aspre. Mais c'est un feu temeraire et volage, ondoyant et divers, feu de fiebvre, subject à accez et remises, et qui ne nous tient qu'à un coing. En l'amitié, c'est une chaleur generale et universelle, temperée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassize, toute douceur et pollissure, qui n'a rien d'aspre et de poignant. Qui plus est, en l'amour, ce n'est qu'un desir forcené apres ce qui nous fuit:

Comme segue la lepre il cacciatore
Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito;
Ne piu l'estima poi che presa vede,
Et sol dietro a chi fugge affretta il piede.

Aussi tost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la convenance des volontez, il s'esvanouist et s'alanguist. La [71] jouyssance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujecte à sacieté. L'amitié, au rebours, est jouye à mesure qu'elle est désirée, ne s'esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en la jouyssance comme estant spirituelle, et l'ame s'affinant par l'usage. Sous cette parfaicte amitié ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moy, affin que je ne parle de luy, qui n'en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moy en connoissance l'une de l'autre; mais en comparaison jamais: la premiere maintenant sa route d'un vol hautain et superbe, et regardant desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs d'elle. Quant aux mariages, outre ce que c'est un marché qui n'a que l'entrée libre (sa durée estant contrainte et forcée, dependant d'ailleurs que de nostre vouloir), et marché qui ordinairement se fait à autres fins, il y survient mille fusées estrangeres à desmeler parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d'une vive affection; là où, en l'amitié, il n'y a affaire ny commerce, que d'elle mesme. Joint qu'à dire vray la suffisance ordinaire des femmes n'est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrisse de cette saincte couture; ny leur ame ne semble assez ferme pour soustenir l'estreinte d'un neud si pressé et si durable. Et certes, sans cela, s'il se pouvoit dresser une telle accointance, libre et volontaire, où, non seulement les ames eussent cette entiere jouyssance, mais encores où les corps eussent part à l'alliance, où l'homme fust engagé tout entier: il est certain que l'amitié en seroitplus pleine et plus comble. Mais ce sexe par nul exemple n'y est encore peu arriver, et par le commun consentement des escholes anciennes en est rejetté. Et cet'autre licence Grecque est justement abhorrée par nos meurs. Laquelle pourtant, pour avoir, selon leur usage, une si necessaire disparité d'aages et difference d'offices entre les amants, ne respondoit non plus assez à la parfaicte union et convenance qu'icy nous demandons: Quis est enim iste amor amicitiae? Cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem? Car la peinture mesme qu'en faict l'Academie ne me desadvouera pas, comme je pense, de dire ainsi de sa part: que cette premiere fureur inspirée par le fils de Venus au coeur de l'amant sur l'object de la fleur d'une tendre jeunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnez efforts que peut produire une ardeur immoderée, estoit simplement fondée en une beauté externe, fauce image de la generation corporelle. Car en l'esprit elle ne pouvoit, duquel la montre estoit encore cachée, qui n'estoit qu'en sa naissance, et avant l'aage de germer. Que si cette fureur saisissoit un bas courage, les moyens de sa poursuitte c'estoient richesses, presents, faveur à l'avancement des dignitez, et telle autre basse marchandise, qu'ils reprouvent. Si elle tomboit en un courage plus généreux, les entremises estoient genereuses de mesmes: instructions philosophiques, enseignemens à reverer la religion, obeïr aux lois, mourir pour le bien de son païs: exemples de vaillance, prudence, justice: s'estudiant l'amant de se rendre acceptable par la bonne grace et beauté de son ame, celle de son corps estant pieça fanée, et esperant par cette société mentale establir un marché plus ferme et durable. Quand cette poursuitte arrivoit à l'effect en sa saison (car ce qu'ils ne requierent point en l'amant, qu'il apportast loysir et discretion en son entreprise, ils le requierent exactement en l'aimé: d'autant qu'il luy falloit juger d'une beauté interne, de difficile cognoissance et abstruse descouverte) lors naissoit en l'aymé le desir d'une conception spirituelle par l'entremise d'une spirituelle beauté. Cette cy estoit icy principale: la corporelle, accidentale et seconde: tout le rebours de l'amant. A cette cause preferent ils l'aymé, et verifient que les dieux aussi le preferent, et tansent grandement le poete Aischylus d'avoir, en l'amour d' Achilles et de Patroclus, donné la part de l'amant à Achilles qui estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs . Aprescette communauté générale, la maistresse et plus digne partie d'icelle exerçant ses offices et predominant, ils disent qu'il en provenoit des fruicts tres utiles au privé et au public; que c'estoit la force des païs qui en recevoient l'usage, et la principale defence de l'equité et de la liberté: tesmoin les salutaires amours de Hermodius et d' Aristogiton . Pourtant la nomment ils sacrée et divine. Et n'est, à leur compte, que la violence des tyrans et lascheté des peuples qui luy soit adversaire. En fin tout ce qu'on peut donner à la faveur de l'Académie, c'est dire que c'estoit un amour se terminant en amitié: chose qui ne se rapporte pas mal à la definition Stoïque de l'amour: Amorem conatum esse amicitiae faciendae ex pulchritudinis specie. Je revien à ma description, de façon plus equitable et plus equable. Omnino amicitiae, corroboratis jam confirmatisque ingeniis et aetatibus, judicandae sunt. Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accoinctances et familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en [71v] l'autre, d'un melange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en respondant: Par ce que c'estoit luy; par ce que c'estoit moy. Il y a, au delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulierement, ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyïons l'un de l'autre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je croy par quelque ordonnance du ciel: nous nous embrassions par noz noms. Et à nostre premiere rencontre, qui fut par hazard en une grande feste et compagnie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cognus, si obligez entre nous, que rien des lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il escrivit une Satyre Latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la precipitation de nostre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous estions tous deux hommes faicts, et luy plus de quelque année, elle n'avoit point à perdre temps, et à se regler au patron des amitiezmolles et regulieres, ausquelles il faut tant de precautions de longue et preallable conversation. Cette cy n'a point d'autre idée que d'elle mesme, et ne se peut rapporter qu'à soy. Ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille: c'est je ne sçay quelle quinte essence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la verité, ne nous reservant rien qui nous fut propre, ny qui fut ou sien ou mien. Quand Laelius, en presence des Consuls Romains, lesquels, apres la condemnation de Tiberius Gracchus, poursuivoyent tous ceux qui avoyent esté de son intelligence, vint à s'enquerir de Caius Blosius (qui estoit le principal de ses amis) combien il eut voulu faire pour luy, et qu'il eut respondu: Toutes choses;--Comment, toutes choses? suivit-il. Et quoy s'il t'eut commandé de mettre le feu en nos temples?--Il ne me l'eut jamais commandé, replica Blosius .--Mais s'il l'eut fait? adjouta Laelius .--J'y eusse obey, respondit-il. S'il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'avoit que faire d'offenser les consuls par cette dernière et hardie confession; et ne se devoit départir de l'asseurance qu'il avoit de la volonté de Gracchus . Mais, toutefois, ceux qui accusent cette responce comme seditieuse, n'entendent pas bien ce mystere, et ne presupposent pas, comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par connoissance. Ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis et qu'ennemis de leur païs, qu'amis d'ambition et de trouble. S'estans parfaittement commis l'un à l'autre, ils tenoient parfaittement les renes de l'inclination l'un de l'autre; et faictes guider cet harnois par la vertu et conduitte de la raison (comme aussi est-il du tout impossible de l'atteler sans cela), la responce de Blosius est telle qu'elle devoit estre. Si leurs actions se demancharent, ils n'estoient ny amis selon ma mesure l'un de l'autre, ny amis à eux mesmes. Au demeurant cette responce ne sonne non plus que feroit la mienne, à qui s'enquerroit à moy de cette façon: Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous? et que je l'accordasse. Car cela ne porte aucun tesmoignage de consentement à ce faire, par ce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu [72] de celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde de me desloger de la certitude que j'ay, des intentions et jugemens du mien. Aucune de ses actions ne me sçauroit estre presentée, quelque visage qu'elle eut, que je n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charrié si uniement ensemble, elles se sont considerées d'une si ardante affection,et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l'une à l'autre, que, non seulement je connoissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy qu'à moy. Qu'on ne me mette pas en ce reng ces autres amitiez communes: j'en ay autant de connoissance qu'un autre, et des plus parfaictes de leur genre, mais je ne conseille pas qu'on confonde leurs regles: on s'y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez la bride à la main, avec prudence et precaution; la liaison n'est pas nouée en maniere qu'on n'ait aucunement à s'en deffier. Aymés le (disoit Chilon ) comme ayant quelque jour à le haïr; haïssez le, comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiez ordinaires et coustumières, à l'endroit desquelles il faut employer le mot qu' Aristote avoit tres-familier: O mes amis, il n'y a nul amy. En ce noble commerce, les offices et les bienfaits, nourrissiers des autres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre mis en compte: cette confusion si pleine de nos volontez en est cause. Car, tout ainsi que l'amitié que je me porte, ne reçoit point augmentation pour le secours que je me donne au besoin, quoy que dient les Stoiciens, et comme je ne me sçay aucun gré du service que je me fay: aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d'entre eux ces mots de division et de difference: bien faict, obligation, reconnoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, jugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie, et leur convenance n'estant qu'un'ame en deux corps selon la tres-propre definition d' Aristote, ils ne [72v] se peuvent ny prester ny donner rien. Voilà pourquoy les faiseurs de loix, pour honorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette divine liaison, defendent les donations entre le mary et la femme, voulant inferer par là que tout doit estre à chacun d'eux, et qu'ils n'ont rien à diviser et partir ensemble. Si, en l'amitié dequoy je parle, l'un pouvoit donner à l'autre, ce seroit celuy qui recevroit le bien-fait, qui obligeroit son compagnon. Car cherchant l'un et l'autre, plus que toute autre chose, de s'entre-bienfaire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion est celuy-là qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy, d'effectuer en son endroit ce qu'il désire le plus. Quand le philosophe Diogenes avoit faute d'argent, il disoit qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit. Et, pour montrer comment cela se practique par effect, j'en reciteray un ancien exemple, singulier.Eudamidas, Corinthien, avoit deux amis: Charixenus, Sycionien, et Aretheus, Corinthien . Venant à mourir estant pauvre, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament: Je legue à Aretheus de nourrir ma mère et l'entretenir en sa vieillesse; à Charixenus, de marier ma fille et luy donner le douaire le plus grand qu'il pourra; et, au cas que l'un d'eux vienne à defaillir, je substitue en sa part celuy qui survivra. Ceux qui premiers virent ce testament, s'en moquerent; mais ses heritiers, en ayant esté advertis, l'accepterent avec un singulier contentement. Et l'un d'eux, Charixenus, estant trespassé cinq jours apres, la substitution estant ouverte en faveur d' Aretheus, il nourrit curieusement cette mere, et, de cinq talens qu'il avoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariage de la fille d' Eudamidas, desquelles il fit les nopces en mesme jour. Cet exemple est bien plein, si une condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis. Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, est indivisible: chacun se donne si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à departir ailleurs; au rebours, il est marry [73] qu'il ne soit double, triple, ou quadruple, et qu'il n'ait plusieurs ames et plusieurs volontez pour les conferer toutes à ce subjet. Les amitiez communes, on les peut départir: on peut aymer en cettuy-cy la beauté, en cet autre la facilité de ses meurs, en l'autre la libéralité, en celuy-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste; mais cette amitié qui possede l'ame et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu'elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez vous? S'ils requeroient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez vous? Si l'un commettoit à vostre silence chose qui fust utile à l'autre de sçavoir, comment vous en desmeleriez vous? L'unique et principale amitié descoust toutes autres obligations. Le secret que j'ay juré ne deceller à nul autre, je le puis, sans parjure, communiquer à celuy qui n'est pas autre: c'est moy. C'est un assez grand miracle de se doubler; et n'en cognoissent pas la hauteur, ceux qui parlent de se tripler. Rien n'est extreme, qui a son pareil. Et qui presupposera que de deux j'en aime autant l'un que l'autre, et qu'ils s'entr'aiment et m'aiment autant que je les aime, il multiplie en confrairie la chose la plus une et unie, et dequoy une seule est encore la plus rare à trouver au monde. Le demeurant de cette histoire convient tres-bien à ce que je disois: car Eudamidas donne pour grace et pour faveur à ses amis de les employer à son besoin. Il les laisse heritiers de cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bien-faire. Et, sans doubte, la force de l'amitié se montre bien plus richement en son faitqu'en celuy d' Aretheus . Somme, ce sont effects inimaginables à qui n'en a gousté, et qui me font honnorer à merveilles la responce de ce jeune soldat à Cyrus s'enquerant à luy pour combien il voudroit donner un cheval, par le moyen du quel il venoit de gaigner le prix de la course, et s'il le voudroit eschanger à un Royaume : Non certes, Sire, mais bien le lairroy-je volontiers pour en aquerir un amy, si je trouvoy homme digne de telle alliance. Il ne disoit pas mal: si j'en trouvoy; car on trouve facilement des hommes propres à une superficielle accointance. Mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage, qui ne faict rien de reste, certes il est besoin que tous les ressorts soyent nets et seurs parfaictement. Aux confederations qui ne tiennent que par un bout, on n'a à prouvoir qu'aux imperfections qui particulierement interessent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion soit mon medecin et mon advocat. Cette consideration n'a rien de commun avec les offices de l'amitié qu'ils me doivent. Et, en l'accointance domestique que dressent avec moy ceux qui me servent, j'en fay de mesmes. Et m'enquiers peu, d'un laquay, s'il est chaste; je cherche s'il est diligent. Et ne crains pas tant un muletier joueur qu'imbecille, ny un cuisinier jureur qu'ignorant. Je ne me mesle pas de dire ce qu'il faut faire au monde, d'autres assés s'en meslent, mais ce que j'y fay. Mihi sic usus est; tibi, ut opus est facto, face. A la familiarité de la table j'associe le plaisant, non le prudent: au lict, la beauté avant la bonté; en la société du discours, la suffisance, voire sans la preud'hommie. Pareillement ailleurs. Tout ainsi que cil qui fut rencontré à chevauchons sur un baton, se jouant avec ses enfans, pria l'homme qui l'y surprint, de n'en rien dire, jusques à ce qu'il fut pere luy-mesme, estimant que la passion qui luy naistroit lors en l'ame le rendroit juge equitable d'une telle action: je souhaiterois aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que je dis. Mais, sçachant combien c'est chose eslongnée du commun usage qu'une telle amitié, et combien elle est rare, je ne m'attens pas d'en trouver aucun bon juge. Car les discours mesmes que l'antiquité nous a laissé sur ce subject, me semblent laches au pris du sentiment que j'en ay. Et, en ce poinct, les effects surpassent les preceptes mesmes de la philosophie:

Nil ego contulerim jucundo sanus amico.

L'ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui avoit peu rencontrer seulement l'ombre d'un amy. Il avoit certes raison de le dire, mesmes s'il en avoit tasté. Car, à la verité, si je compare tout le reste de ma vie, quoy qu'avec la grace de Dieu je l'aye passée douce, aisée et, sauf la perte d'un tel amy, exempte d'affliction [73v] poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles sans en rechercher d'autres: si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu'il m'a esté donné de jouyr de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est qu'une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdy,

quem semper acerbum,
Semper honoratum (sic, Dii, voluistis) habebo,

je ne fay que trainer languissant; et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à moitié de tout; il me semble que je luy desrobe sa part,

Nec fas esse ulla me voluptate hic frui
Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps.

J'estois desjà si fait et accoustumé à estre deuxiesme par tout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.

Illam meae si partem animae tulit
Maturior vis, quid moror altera,
Nec charus aequè, nec superstes
Integer? Ille dies utramque
Duxit ruinam.

Il n'est action ou imagination où je ne le trouve à dire, comme si eut-il bien faict à moy. Car, de mesme qu'il me surpassoit d'une distanceinfinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit-il au devoir de l'amitié.

Quis desiderio sit pudor aut modus
Tam chari capitis?
O misero frater adempte mihi!
Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,
Quae tuus in vita dulcis alebat amor.
Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater; [74]
Tecum una tota est nostra sepulta anima,
Cujus ego interitu tota de mente fugavi
Haec studia atque omnes delicias animi.
Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Aspiciam posthac? At certè semper amabo.

Mais oyons un peu parler ce garson de seize ans. Parce que j'ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'autres escris de leur farine, je me suis dédit de le loger icy. Et affin que la memoire de l'auteur n'en soit interessée en l'endroit de ceux qui n'ont peu connoistre de pres ses opinions et ses actions, je les advise que ce subject fut traicté par luy en son enfance, par maniere d'exercitation seulement, comme subjet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres. Je ne fay nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escrivoit, car il estoit assez conscientieux pour ne mentir pas mesmes en se jouant. Et sçay davantage que, s'il eut eu à choisir, il eut mieux aimé estre nay à Venise qu'à Sarlac : et avec raison. Mais il avoit un'autre maxime souverainement empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tres-religieusement aux loix sous lesquelles il estoit nay. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny plus ennemy des remuements et nouvelletez de son temps. Il eut bien plustost employé sa suffisance à les esteindre, que à leur fournir dequoy les émouvoir d'avantage. Il avoit son esprit moulé au patron d'autres siecles que ceux-cy.Or, en eschange de cet ouvrage serieux, j'en substitueray un autre, produit en cette mesme saison de son aage, plus gaillard et plus enjoué.

[74v]

Chap. XXIX.
Vingt et Neuf Sonnets d' Estienne de La Boetie

A Madame de Grammont, Comtesse de Guissen . Madame, je ne vous offre rien du mien, ou par ce qu'il est desjà vostre, ou pour ce que je n'y trouve rien digne de vous. Mais j'ay voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se vissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide cette grande Corisande d' Andoins . Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui jugent mieux et se servent plus à propos que vous de la poesie: et puis qu'il n'en est point qui la puissent rendre vive et animée, comme vous faites par ces beaux et riches accords dequoy, parmy un million d'autres beautez, nature vous a estrenée. Madame, ces vers meritent que vous les cherissez; car vous serez de mon advis, qu'il n'en est point sorty de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en jalousie dequoy vous n'avez que le reste de ce que pieç'a j'en ay faict imprimer sous le nom de monsieur de Foix, vostre bon parent, car certes ceux-cy ont je ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant, comme il les fit en sa plus verte jeunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que je vous diray, Madame, un jour à l'oreille. Les autres furent faits depuis, comme il estoit à la poursuite de son mariage, en faveur de sa femme, et sentent desjà je ne sçay quelle froideur maritale. Et moy je suis de ceux qui tiennent que la poesie ne rid point ailleurs, comme elle faict en un subject folatre et desreglé. Ces vers se voient ailleurs.

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Chap. XXX.
De la Moderation

Comme si nous avions l'attouchement infect, nous corrompons par nostre maniement les choses qui d'elles mesmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu de façon qu'elle en deviendra vicieuse, si nous l'embrassons d'un desir trop aspre et violant. Ceux qui disent qu'il n'y a jamais d'exces en la vertu, d'autant que ce n'est plus vertu si l'exces y est, se jouent des parolles: [82]

Insani sapiens nomen ferat, aequus iniqui
Ultra quam satis est virtutem si petat ipsam.

C'est une subtile consideration de la philosophie. On peut et trop aimer la vertu, et se porter excessivement en une action juste. A ce biaiz s'accommode la voix divine: Ne soyez pas plus sages qu'il ne faut, mais soyez sobrement sages. J'ay veu tel grand blesser la reputation de sa religion pour se montrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte. J'aime des natures temperées et moyennes. L'immodération vers le bien mesme, si elle ne m'offense, elle m'estonne et me met en peine de la baptiser. Ny la mere de Pausanias, qui donna la premiere instruction et porta la premiere pierre à la mort de son fils, ny le dictateur Posthumius, qui feit mourir le sien que l'ardeur de jeunesse avoit poussé heureusement sur les ennemis, un peu avant son reng, ne me semblesi juste comme estrange. Et n'ayme ny à conseiller ny à suivre une vertu si sauvage et si chere. L'archer qui outrepasse le blanc, faut comme celuy qui n'y arrive pas. Et les yeux me troublent à monter à coup vers une grande lumiere egalement comme à devaler à l'ombre. Calliclez, en Platon, dict l'extremité de la philosophie estre dommageable, et conseille de ne s'y enfoncer outre les bornes du profit; que, prinse avec moderation, elle est plaisante et commode, mais qu'en fin elle rend un homme sauvage et vicieux, desdaigneux des religions et loix communes, ennemy de la conversation civile, ennemy des voluptez humaines, incapable de toute administration politique et de secourir autruy et de se secourir à soi, propre à estre impunement souffletté. Il dict vray, car, en son excès, elle esclave nostre naturelle franchise, et nous desvoye, par une importune subtilité, du beau et plain chemin que nature nous a tracé. L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres-legitime: la theologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la restraindre. Il me semble avoir leu autresfois chez sainct Thomas, en un endroit où il condamne les mariages des parans és degrez deffandus, cette raison parmy les autres, qu'il y a danger que l'amitié qu'on porte à une telle femme soit immoderée: car, si l'affection maritalle s'y trouve entiere et perfaite, comme elle doit, et qu'on la surcharge encore de celle qu'on doit à la parantelle, il n'y a point de doubte que ce surcroist n'emporte un tel mary hors les barrieres de la raison. Les sciences qui reglent les meurs des hommes, comme la theologie et la philosophie, elles se meslent de tout. Il n'est action si privée et secrette, qui se desrobe de leur cognoissance et jurisdiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu'on veut leurs pieces à garçonner; à medeciner la honte le deffend. Je veux donc, de leur part, apprendre cecy aux maris, s'il s'en trouve encore qui y soient trop acharnez: c'est que les plaisirs mesmes qu'ils ont à l'acointance de leurs femmes, sont reprouvez, si la moderation n'y est observée; et qu'il y a dequoy faillir en licence et desbordement, comme en un subjet illegitime. Ces encheriments deshontez que la chaleur premiere nous suggere en ce jeu, sont, non indecemment seulement, mais dommageablement employez envers noz femmes. Qu'elles apprennent l'impudence au moins d'une autre main. Elles sont toujours assés esveillées pour nostre besoing. Je ne m'y suis servy que de l'instruction naturelle et simple. C'est une religieuse liaison et devote que le mariage: voilà pourquoy le plaisir qu'on en tire, ce doit estre un plaisir retenu, serieux etmeslé à quelque severité; ce doit estre une volupté aucunement prudente et conscientieuse. Et, parce que sa principale fin c'est la generation, il y en a qui mettent en doubte si, lors que nous sommes sans l'esperance de ce fruict, comme [82v] quand elles sont hors d'aage, ou enceinte, il est permis d'en rechercher l'embrassement. C'est un homicide à la mode de Platon . Certaines nations, et entre autres la Mahumétane, abominent la conjonction avec les femmes enceintes; plusieurs aussi, avec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia ne recevoit son mary que pour une charge, et, cela fait, elle le laissoit courir tout le temps de sa conception, luy donnant lors seulement loy de recommencer: brave et genereux exemple de mariage. C'est de quelque poete disetteux et affamé de ce deduit, que Platon emprunta cette narration, que Juppiter fit à sa femme une si chaleureuse charge un jour que, ne pouvant avoir patience qu'elle eust gaigné son lict, il la versa sur le plancher, et, par la vehemence du plaisir, oublia les resolutions grandes et importantes qu'il venoit de prendre avec les autres dieux en sa court celeste: se ventant qu'il l'avoit trouvé aussi bon ce coup-là, que lors que premierement il la depucella à cachette de leurs parents. Les Roys de Perse appelloient leurs femmes à la compaignie de leurs festins; mais quand le vin venoit à les eschaufer en bon escient et qu'il falloit tout à fait lascher la bride à la volupté, ils les r'envoioient en leur privé, pour ne les faire participantes de leurs appetits immoderez, et faisoient venir, en leur lieu, des femmes ausquelles ils n'eussent point cette obligation de respect. Tous plaisirs et toutes gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens: Epaminondas avoit fait emprisonner un garson desbauché; Pelopidas le pria de le mettre en liberté en sa faveur: il l'en refusa, et l'accorda à une sienne garse, qui aussi l'en pria: disant que c'estoit une gratification deue à une amie, non à un capitaine. Sophocles, estant compagnon en la Preture avec Pericles, voyant de cas de fortune passer un beau garçon: O le beau garçon que voylà, feit il à Pericles . Cela seroit bon à un autre qu'à un Preteur, luy dit Pericles, qui doit avoir, non les mains seulement, mais aussi les yeux chastes. Aelius Verus, l' Empereur, respondit à sa femme, comme elle se plaignoit dequoy il se laissoit aller à l'amour d'autres femmes, qu'il le faisoit par occasion conscientieuse, d'autant que le mariage estoit un nom d'honneur et dignité, non de folastre et lascive concupiscence. Et nos anciens autheurs ecclesiastiques font avec honneur mentiond'une femme qui repudia son mary pour ne vouloir seconder ses trop lascives et immoderées amours. Il n'est en somme aucune si juste volupté, en laquelle l'excez et l'intemperance ne nous soit reprochable. Mais, à parler en bon escient, est-ce pas un miserable animal que l'homme? A peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de gouter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours: il n'est pas assez chetif, si par art et par estude il n'augmente sa misere:

Fortunae miseras auximus arte vias.

La sagesse humaine faict bien sottement l'ingenieuse de s'exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptez qui nous appartiennent, comme elle faict favorablement et industrieusement d'employer ses artifices à nous peigner et farder les maux et en alleger le sentiment. Si j'eusse esté chef de part, j'eusse prins autre voye, plus naturelle, qui est à dire vraye, commode et saincte; et me fusse peut estre rendu assez fort pour la borner. Quoy que nos medecins spirituels et corporels, comme par [83] complot fait entre eux, ne trouvent aucune voye à la guerison, ny remede aux maladies du corps et de l'ame, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les jeusnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpetuelles, les verges et autres afflictions ont esté introduites pour cela; mais en telle condition que ce soyent veritablement afflictions et qu'il y ait de l'aigreur poignante; et qu'il n'en advienne point comme à un Gallio, lequel ayant esté envoyé en exil en l'isle de Lesbos, on fut adverty à Romme qu'il s'y donnoit du bon temps, et que ce qu'on luy avoit enjoint pour peine, luy tournoit à commodité: parquoy ils se raviserent de le rappeler pres de sa femme et en sa maison, et luy ordonnerent de s'y tenir, pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le jeusne aiguiseroit la santé et l'alegresse, à qui le poisson seroit plus appetissant que la chair, ce ne seroit plus recepte salutaire; non plus qu'en l'autre medecine les drogues n'ont point d'effect à l'endroit de celuy qui les prend avec appetit et plaisir. L'amertume et la difficulté sont circonstances servants à leur operation. Le naturel qui accepteroit la rubarbe comme familiere, en corromproit l'usage: il faut que ce soit chose qui blesse nostre estomac pour le guerir; et icy faut la regle commune, que les choses se guerissent par leurs contraires, car le mal y guerit le mal. Cette impression se raporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut universellement embrassée en toutes religions. Encore du temps de noz peres, Amurat, en la prinse de l' Isthme, immola six cens jeunes hommes grecs à l'ame de son pere, afin que ce sang servist de propitiation à l'expiation des pechez du trespassé. Et en ces nouvelles terres, descouvertes en nostre aage, pures encore et vierges au pris des nostres, l'usage en est aucunement receu par tout: toutes leurs Idoles s'abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d'horrible cruauté. On les brule vifs, et, demy rotis, on les retire du brasier pour leur arracher le coeur et les entrailles. A d'autres, voire aux femmes, on les escorche [83v] vifves, et de leur peau ainsi sanglante en revest on et masque d'autres. Et non moins d'exemples de constance et resolution. Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillars, femmes, enfans, vont, quelques jours avant, questant eux mesme les aumosnes pour l'offrande de leur sacrifice, et se presentent à la boucherie chantans et dançans avec les assistans. Les ambassadeurs du Roy de Mexico, faisant entendre à Fernand Cortez la grandeur de leur maistre, apres luy avoir dict qu'il avoit trente vassaux, desquels chacun pouvoit assembler cent mille combatans, et qu'il se tenoit en la plus belle et forte ville qui fut soubs le ciel, luy adjousterent qu'il avoit à sacrifier aux Dieux cinquante mille hommes par an. De vray, ils disent qu'il nourrissoit la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l'exercice de la jeunesse du païs, mais principallement pour avoir dequoy fournir à ses sacrifices par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en certain bourg, pour la bien venue du dit Cortez, ils sacrifierent cinquante hommes tout à la fois. Je diray encore ce compte. Aucuns de ces peuples, ayants esté batuz par luy, envoyerent le recognoistre et rechercher d'amitié; les messagers luy presenterent trois sortes de presens, en cette maniere: Seigneur, voylà cinq esclaves; si tu és un Dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange les, et nous t'en amerrons d'avantage; si tu és un Dieu debonnaire, voylà de l'encens et des plumes; si tu es homme, prens les oiseaux et les fruicts que voicy.

Chap. XXXI.
Des Cannibales

Quand le Roy Pyrrhus passa en Italie, apres qu'il eut reconneu l'ordonnance de l'armée que les Romains luy envoyoient au devant: Je ne sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la disposition de cette armée que [84] je voy, n'est aucunement barbare. Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur païs, et Philippus, voyant d'un tertre l'ordre et distribution du camp Romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba . voylà comment il se faut garder de s'atacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voye de la raison, non par la voix commune.J'ay eu long temps avec moy un homme qui avoit demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a esté descouvert en nostre siecle, en l'endroit où Vilegaignon print terre, qu'il surnomma la France Antartique . Cette descouverte d'un païs infini semble estre de consideration. Je ne sçay si je me puis respondre que il ne s'en face à l'advenir quelque autre, tant de personnages plus grands que nous ayans esté trompez en cette-cy. J'ay peur que nous avons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n'avons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n'étreignons que du vent. Platon introduit Solon racontant avoir apris des Prestres de la ville de Saïs en Aegypte, que, jadis et avant le deluge, il y avoit une grande Isle, nommée Athlantide, droict à la bouche du destroit de Gibaltar, qui tenoit plus de païs que l' Afrique et l' Asie toutes deux ensemble, et que les Roys de cette contrée là, qui ne possedoient pas seulement cette isle, mais s'estoyent estendus dans la terre ferme si avant qu'ils tenoyent de la largeur d' Afrique jusques en Aegypte, et de la longueur de l' Europe jusques en la Toscane, entreprindrent d'enjamber jusques sur l' Asie, et subjuguer toutes les nations qui bordent la mer Mediterranée jusques au golfe de la mer Majour : et, pour cet effect, traverserent les Espaignes, la Gaule, l' Italie, jusques en la Grece, où les Atheniens les soustindrent: mais que, quelque temps apres, et les Atheniens, et eux, et leur isle furent engloutis par le deluge. Il est bien [84v] vray-semblable que cet extreme ravage d'eaux ait faict des changemens estranges aux habitations de la terre, comme on tient que la mer a retranché la Sycile d'avec l' Italie,

Haec loca, vi quondam et vasta convulsa ruina,
Dissiluisse ferunt, cum protinus utraque tellus
Una foret;

Chipre d'avec la Surie, l' Isle de Negrepont de la terre ferme de la Boeoce; et joint ailleurs les terres qui estoyent divisées, comblant de limon et de sable les fosses d'entre-deux,

sterilisque diu palus aptaque remis
Vicinas urbes alit, et grave sentit aratrum.

Mais il n'y a pas grande apparence que cette Isle soit ce monde nouveau que nous venons de descouvrir: car elle touchoit quasi l' Espaigne, et ce seroit un effect incroyable d'inundation de l'en avoir reculée, comme elle est, de plus de douze cens lieues; outre ce que les navigations des modernes ont des-jà presque descouvert que ce n'est point une isle, ains terre ferme et continente avec l' Inde orientale d'un costé, et avec les terres qui sont soubs les deux poles d'autre part; ou, si elle en est separée, que c'est d'un si petit destroit et intervalle qu'elle ne merite pas d'estre nommée isle pour cela. Il semble qu'il y aye des mouvemens, naturels les uns, les autres fievreux, en ces grands corps comme aux nostres. Quand je considere l'impression que ma riviere de Dordoigne faict de mon temps vers la rive droicte de sa descente, et qu'en vingt ans elle a tant gaigné, et desrobé le fondement à plusieurs bastimens, je vois bien que c'est une agitation extraordinaire: car, si elle fut tousjours allée ce train, ou deut aller à l'advenir, la figure du monde seroit renversée. Mais il leur prend des changements: tantost elles s'espendent d'un costé, tantost d'un autre; tantost elles se contiennent. Je ne parle pas des soudaines inondations de quoy nous manions les causes. En Medoc, le long de la mer, mon frere, Sieur [85] d' Arsac, voit une siene terre ensevelie soubs les sables que la mer vomit devant elle; le feste d'aucuns bastimens paroist encore; ses rentes et domaines se sont eschangez en pasquages bien maigres. Les habitans disent que, depuis quelque temps, la mer se pousse si fort vers eux qu'ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers: et voyons des grandes montjoies d'arène mouvante qui marchent d'une demi lieue devant elle, et gaignent païs. L'autre tesmoignage de l'antiquité, auquel on veut raporter cette descouverte, est dans Aristote, au moins si ce petit livret des merveilles inouies est à luy. Il raconte là que certains Carthaginois, s'estant jettez au travers de la mer Athlantique, hors le destroit de Gibaltar, et navigué long temps, avoient descouvert en fin une grande isle fertile, toute revestue de bois et arrousée de grandes et profondes rivieres, fort esloignée de toutes terres fermes; et qu'eux, et autres dépuis, attirez par la bonté et fertilité du terroir, s'y en allerent avec leurs femmes et enfans, et commencerent à s'y habituer. Les Seigneurs de Carthage voyans que leur pays se dépeuploit peu à peu, firent deffence expresse, sur peine de mort, que nul n'eut plus à aller là, et en chasserent ces nouveaux habitans, craignants, à ce que l'on dit, que par succession de temps ils ne vinsent à multiplier tellement qu'ils les supplantassent eux mesmes, et ruinassent leur estat. Cette narration d' Aristote n'a non plus d'accord avec nos terres neufves.Cet homme que j'avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre veritable tesmoignage: car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent; et, pour faire valoir leur interpretation et la persuader, ils ne se peuvent garder d'alterer un peu l' Histoire : ils ne vous representent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu'ils leur ont veu; et, pour donner credit à leur jugement et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la matiere, l'alongent et l'amplifient. Ou il faut un homme [85v] tres-fidelle, ou si simple qu'il n'ait pas dequoy bastir et donner de la vray-semblance, à des inventions fauces; et qui n'ait rien espousé. Le mien estoit tel; et, outre cela, il m'a faict voir à diverses fois plusieurs matelots et marchans qu'il avoit cogneuz en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m'enquerir de ce que les cosmographes en disent. Il nous faudroit des topographes qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté. Mais, pour avoir cet avantage sur nous d'avoir veu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudroy que chacun escrivit ce qu'il sçait, et autant qu'il en sçait, non en cela seulement, mais en tous autres subjects: car tel peut avoir quelque particuliere science ou experience de la nature d'une riviere ou d'une fontaine, qui ne sçait au reste que ce que chacun sçait. Il entreprendra toutes-fois, pour faire courir ce petit lopin, d'escrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommoditez. Or, je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage; comme de vray il semble que nous n'avons autre mire de la verité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts: là où, à la verité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice et detournez de l'ordre commun, que nous devrions appeller plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées [86] au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saveur mesme et delicatesse se treuve à nostre gout excellente, à l'envi des nostres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n'est pas raison que l'artgaigne le point d'honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout estouffée. Si est-ce que, par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprinses,

Et veniunt ederae sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt.

Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté et l'utilité de son usage, non pas la tissure de la chetive araignée. Toutes choses, dict Platon, sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l'art; les plus grandes et plus belles, par l'une ou l'autre des deux premieres; les moindres et imparfaictes, par la derniere. Ces nations me semblent donq ainsi barbares, pour avoir receu fort peu de façon de l'esprit humain, et estre encore fort voisines de leur naifveté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abastardies par les nostres; mais c'est en telle pureté, qu'il me prend quelque fois desplaisir dequoy la cognoissance n'en soit venue plus-tost, du temps qu'il y avoit des hommes qui en eussent sceu mieux juger que nous. Il me desplait que Licurgus et Platon ne l'ayent eue; car il me semble que ce que nous voyons par experience en ces nations là, surpasse, non seulement toutes les peintures dequoy la poesie a embelly l'age doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d'hommes, mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils n'ont peu imaginer une nayfveté si pure et simple, comme nous la voyons par experience; ny n'ont peu croire que nostre societé se peut maintenir avec si peu d'artifice et de soudeure humaine. C'est une nation, diroy je à Platon, en laquelle il n'y a aucune espece de trafique; nulle cognoissance de lettres; nulle science de nombres; nul nom de magistrat, ny de superiorité politique; [86v] nul usage de service, de richesse ou de pauvreté; nuls contrats; nulles successions; nuls partages; nulles occupations qu'oysives; nul respect de parenté que commun; nuls vestemens; nulle agriculture; nul metal; nul usage de vin ou de bled. Les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l'avarice, l'envie, la detraction,le pardon, inouies. Combien trouveroit il la republique qu'il a imaginée, esloignée de cette perfection: viri a diis recentes .

Hos natura modos primum dedit.

Au demeurant, ils vivent en une contrée de païs tres-plaisante et bien temperée; de façon qu'à ce que m'ont dit mes tesmoings, il est rare d'y voir un homme malade; et m'ont asseuré n'en y avoir veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre de grandes et hautes montaignes, ayant, entre-deux, cent lieues ou environ d'estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n'ont aucune ressemblance aux nostres, et les mangent sans autre artifice que de les cuire. Le premier qui y mena un cheval, quoy qu'il les eust pratiquez à plusieurs autres voyages, leur fit tant d'horreur en cette assiete, qu'ils le tuerent à coups de traict, avant que le pouvoir recognoistre. Leurs bastimens sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez d'escorse de grands arbres, tenans à terre par un bout et se soustenans et appuyans l'un contre l'autre par le feste, à la mode d'aucunes de noz granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu'ils en coupent, et en font leurs espées et des grils à cuire leur viande. Leurs lits sont d'un tissu de coton, suspenduz contre le toict, comme ceux de nos navires, à chacun le sien: car les femmes couchent à part des maris. Ils se levent avec le soleil, et mangent soudain apres [87] s'estre levez, pour toute la journée; car ils ne font autre repas que celuy là. Ils ne boyvent pas lors, comme Suidas dict de quelques autres peuples d' Orient, qui beuvoient hors du manger; ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d'autant. Leur breuvage est faict de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets. Ils ne le boyvent que tiede: ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours; il a le goust un peu piquant, nullement fumeux, salutaire à l'estomac, et laxatif à ceux qui ne l'ont accoustumé: c'est une boisson tres-agreable à qui y est duit. Au lieu du pain, ils usent d'une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J'en ay tasté: le goust en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à dancer. Les plus jeunes vont à la chasse des bestes à tout des arcs. Une partie des femmes s'amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu'un des vieillars qui, le matin, avant qu'ils se mettent à manger, presche encommun toute la grangée, en se promenant d'un bout à l'autre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois, jusques à ce qu'il ayt achevé le tour (car ce sont bastimens qui ont bien cent pas de longueur). Il ne leur recommande que deux choses: la vaillance contre les ennemis et l'amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remerquer cette obligation, pour leur refrein, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées et brasselets de bois dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes, ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dancer. Ils sont ras par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouer que de bois ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles, et celles qui ont bien merité des dieux, estre logées à l'endroit du ciel où [87v] le soleil se leve; les maudites, du costé de l' Occident . Ils ont je ne sçay quels prestres et prophetes, qui se presentent bien rarement au peuple, ayant leur demeure aux montaignes. A leur arrivée il se faict une grande feste et assemblée solennelle de plusieurs vilages (chaque grange, comme je l'ay descrite, faict un vilage, et sont environ à une lieue Françoise l'une de l'autre). Ce prophete parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir; mais toute leur science ethique ne contient que ces deux articles, de la resolution à la guerre et affection à leurs femmes. Cettuy-cy leur prognostique les choses à venir et les evenemens qu'ils doivent esperer de leurs entreprinses, les achemine ou destourne de la guerre; mais c'est par tel si que, où il faut à bien deviner, et s'il leur advient autrement qu'il ne leur a predit, il est haché en mille pieces s'ils l'attrapent, et condamné pour faux prophete. A cette cause, celuy qui s'est une fois mesconté, on ne le void plus. C'est don de Dieu que la divination: voylà pourquoy ce devroit estre une imposture punissable, d'en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avoient failli de rencontre, on les couchoit, enforgez de pieds et de mains, sur des charriotes pleines de bruyere, tirées par des boeufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceux qui manient les choses subjettes à la conduitte de l'humaine suffisance, sont excusables d'y faire ce qu'ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des asseurances d'une faculté extraordinaire qui est hors de nostre cognoissance, faut-il pas les punir de ce qu'ils ne maintiennent l'effect de leur promesse, et de la temerité de leur imposture? Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au delà de leurs montaignes, plus avant en la terre ferme, ausquelles ils vont tous nuds, n'ayant autres armes que des arcs ou des espées de bois, apointées parun bout, à la mode des langues de noz espieuz. C'est chose esmerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang; car, de routes et d'effroy, ils ne sçavent que c'est. Chacun raporte pour son trophée la teste de l'ennemy qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Apres avoir long temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commoditez dont ils se peuvent aviser, celuy qui en est le maistre, faict une grande assemblée de ses cognoissans: il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d'en estre offencé, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de mesme; et eux deux, en presence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'espée. Cela faict, ils le rostissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis [88] qui sont absens. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes : c'est pour representer une extreme vengeance. Et qu'il soit ainsi, ayant apperçeu que les Portuguois, qui s'estoient r'alliez à leurs adversaires, usoient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient, qui estoit de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de traict, et les pendre apres: ils penserent que ces gens icy de l'autre monde, comme ceux qui avoyent semé la connoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui estoient beaucoup plus grands maistres qu'eux en toute sorte de malice, ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle devoit estre plus aigre que la leur, commencerent de quitter leur façon ancienne pour suivre cette-cy. Je ne suis pas marry que nous remerquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy, jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons, non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger apres qu'il est trespassé. Chrysippus et Zenon, chefs de la secte Stoicque, ont bien pensé qu'il n'y avoit aucun mal de se servir de nostre charoigne à quoy que ce fut pour nostre besoin, et d'en tirer de la nourriture: comme nos ancestres, estans assiegez par Caesar en la ville de Alexia, se resolurent de soustenir la faim de ce siege par les corps des vieillars, des femmes et autres personnes inutiles au combat. [88v]

Vascones, fama est, alimentis talibus usi
Produxere animas.

Et les medecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage pour nostre santé, soit pour l'appliquer au dedans ou au dehors; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si desreglée qui excusat la trahison, la desloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. Nous les pouvons donq bien appeller barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir: elle n'a autre fondement parmy eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en debat de la conqueste de nouvelles terres, car ils jouyssent encore de cette uberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses necessaires, en telle abondance qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne desirer qu'au tant que leurs necessitez naturelles leur ordonnent: tout ce qui est au delà, est superflu pour eux. Ils s'entr'appellent generalement, ceux de mesme aage, freres; enfans, ceux qui sont au dessoubs; et les vieillards sont peres à tous les autres. Ceux-cy laissent à leurs heritiers en commun cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre que celuy tout pur que nature donne à ses creatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montaignes pour les venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur eux, l'acquest du victorieux c'est la gloire, et l'avantage d'estre demeuré maistre en valeur et en vertu: car autrement ils n'ont que faire des biens des vaincus, et s'en retournent à leur pays, où ils n'ont faute de aucune chose necessaire, ny faute encore de cette grande partie, de sçavoir heureusement jouyr de leur condition et s'en contenter. Autant en font ceux-cy à leur tour. Ils ne [89] demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et recognoissance d'estre vaincus; mais il ne s'en trouve pas un, en tout un siecle, qui n'ayme mieux la mort que de relascher, ny par contenance, ny de parole, un seul point d'une grandeur de courage invincible: il ne s'en void aucun qui n'ayme mieux estre tué et mangé, que de requerir seulement de ne l'estre pas. Ils les traictent en toute liberté, affin que la vie leur soit d'autant plus chere; et les entretiennent communément des menasses de leur mort future, des tourmens qu'ils y auront à souffrir, des apprests qu'on dresse pour cet effect, du detranchement de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs despens. Tout cela se faict pour cette seule fin d'arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leurdonner envie de s'en fuyr, pour gaigner cet avantage de les avoir espouvantez, et d'avoir faict force à leur constance. Car aussi, à le bien prendre, c'est en ce seul point que consiste la vraye victoire: victoria nulla est Quam quae confessos animo quoque subjugat hostes. Les Hongres, tres-belliqueux combattans, ne poursuivoient jadis leur pointe, outre avoir rendu l'ennemy à leur mercy. Car, en ayant arraché cette confession, ils le laissoyent aller sans offense, sans rançon, sauf, pour le plus, d'en tirer parole de ne s'armer des lors en avant contre eux. Assez d'avantages gaignons nous sur nos ennemis, qui sont avantages empruntez, non pas nostres. C'est la qualité d'un portefaix, non de la vertu, d'avoir les bras et les jambes plus roides; c'est une qualité morte et corporelle que la disposition; c'est un coup de la fortune de faire broncher nostre ennemy, et de luy esblouyr les yeux par la lumiere du Soleil; c'est un tour d'art et de science, et qui peut tomber en une personne lache et de neant, d'estre suffisant à l'escrime. L'estimation et le pris d'un homme consiste au coeur et en la volonté; c'est là où gist son vray honneur; la vaillance, c'est la fermeté, non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l'ame; elle ne consiste pas en la valeur de nostre cheval, ny de nos armes, mais en la nostre. Celuy qui tombe obstiné en son courage, si succiderit, de genu pugnat . Qui pour quelque dangier de la mort voisine ne relasche aucun point de son asseurance; [89v] qui regarde encores, en rendant l'ame, son ennemy d'une veue ferme et desdaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune; il est tué, non pas vaincu. Les plus vaillans sont par fois les plus infortunez. Aussi y a il des pertes triomphantes à l'envi des victoires. Ny ces quatre victoires soeurs, les plus belles que le soleil aye onques veu de ses yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, oserent onques opposer toute leur gloire ensemble à la gloire de la desconfiture du Roy Leonidas et des siens, au pas des Thermopyles . Qui courut jamais d'une plus glorieuse envie et plus ambitieuse au gain d'un combat, que le capitaine Ischolas à la perte? Qui plus ingenieusement et curieusement s'est assuré de son salut, que luy de sa ruine? Il estoit commis à deffendre certain passage du Peloponese contre les Arcadiens . Pour quoy faire, se trouvant du tout incapable, veu la naturedu lieu et inegalité des forces, et se resolvant que tout ce qui se presenteroit aux ennemis, auroit de necessité à y demeurer; d'autre part, estimant indigne et de sa propre vertu et magnanimité et du nom lacedemonien, de faillir à sa charge: il print entre ces deux extremitez un moyen parti, de telle sorte. Les plus jeunes et dispos de sa troupe, il les conserva à la tuition et service de leur païs, et les y renvoya; et aveq ceux desquels le defaut estoit moindre, il delibera de soutenir ce pas, et, par leur mort, en faire achetter aux ennemis l'entrée la plus chere qu'il lui seroit possible: comme il advint. Car, estant tantost environné de toutes parts par les Arcadiens, apres en avoir faict une grande boucherie, luy et les siens furent tous mis au fil de l'espée. Est-il quelque trophée assigné pour les vaincueurs, qui ne soit mieux deu à ces vaincus? Le vray vaincre a pour son roolle l'estour, non pas le salut; et consiste l'honneur de la vertu à combattre, non à battre. Pour revenir à nostre histoire, il s'en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu'on leur fait, qu'au rebours, pendant ces deux ou trois mois qu'on les garde, ils portent une contenance gaye; ils pressent leurs maistres de se haster de les mettre en cette espreuve; ils les deffient, les injurient, leur reprochent leur lacheté et le nombre des batailles perdues contre les leurs. J'ay une chanson faicte par un prisonnier, où il y a ce traict: qu'ils viennent hardiment trétous et s'assemblent pour disner de luy: car ils mangeront quant et quant leurs peres et leurs ayeux, qui ont servy d'aliment et de nourriture à son corps. Ces muscles, dit-il, cette cher et ces veines, ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes; vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s'y tient encore: savourez les bien, vous y trouverez le goust de vostre propre chair. Invention qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourans, et qui representent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent et leur faisant la moue. De vray, ils ne cessent jusques au dernier souspir de les braver et deffier de parole et de contenance. Sans mentir, au pris de nous, voilà des hommes bien sauvages; car, ou il faut qu'ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons: il y a une merveilleuse distance entre leur forme et la nostre. Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d'autant plus grand nombre qu'ils sont en meilleure reputation de vaillance: c'est une beauté remerquable en leurs mariages, que la mesme jalousie que nos femmes ont pour nous empescher de l'amitié et bien-veuillance d'autres femmes, les [90] leurs l'ont toute pareille pour la leur acquerir. Estans plus soigneuses de l'honneur de leurs maris que de toute autre chose, elles cherchent etmettent leur solicitude à avoir le plus de compaignes qu'elles peuvent, d'autant que c'est un tesmoignage de la vertu du mary. Les nostres crieront au miracle; ce ne l'est pas: c'est une vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut estage. Et, en la Bible, Lia, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris; et Livia seconda les appetits d' Auguste, à son interest; et la femme du Roy Dejotarus, Stratonique, presta non seulement à l'usage de son mary une fort belle jeune fille de chambre qui la servoit, mais en nourrit soigneusement les enfans, et leur feit espaule à succeder aux estats de leur pere. Et, afin qu'on ne pense point que tout cecy se face par une simple et servile obligation à leur usance et par l'impression de l'authorité de leur ancienne coustume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l'ame si stupide que de ne pouvoir prendre autre party, il faut alleguer quelques traits de leur suffisance. Outre celuy que je vien de reciter de l'une de leurs chansons guerrieres, j'en ay un'autre, amoureuse, qui commence en ce sens: Couleuvre, arreste toy; arreste toy, couleuvre, afin que ma soeur tire sur le patron de ta peinture la façon et l'ouvrage d'un riche cordon que je puisse donner à m'amie: ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens. Ce premier couplet, c'est le refrein de la chanson. Or j'ay assez de commerce avec la poesie pour juger cecy, que non seulement il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu'elle est tout à fait Anacreontique . Leur langage, au demeurant, c'est un doux langage et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques. Trois d'entre eux, ignorans combien coutera un jour à leur repos et à leur bon heur la connoissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruyne, comme je presuppose qu'elle soit desjà avancée, bien miserables de s'estre laissez piper au desir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nostre, furent à Rouan, du temps que le feu Roy Charles neufiesme y estoit. Le Roy parla à eux long temps; on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d'une belle ville. Apres cela quelqu'un en demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eux ce qu'ils y avoient trouvé de plus admirable: ils respondirent trois [90v] choses, d'où j'ay perdu la troisiesme, et en suis bien marry; mais j'en ay encore deux en memoire. Ils dirent qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange que tant de grands hommes, portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy (il est vray-semblable que ils parloient des Suisses de sa garde), se soubsmissent à obeyr à un enfant, et qu'on ne choisissoit plus tost quelqu'un d'entr'eux pour commander; secondement(ils ont une façon de leur langage telle, qu'ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu'ils avoyent aperçeu qu'il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prinsent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlay à l'un d'eux fort long temps; mais j'avois un truchement qui me suyvoit si mal, et qui estoit si empesché à recevoir mes imaginations par sa bestise, que je n'en peus tirer guiere de plaisir. Sur ce que je luy demanday quel fruit il recevoit de la superiorité qu'il avoit parmy les siens (car c'estoit un Capitaine, et nos matelots le nommoient Roy ), il me dict que c'estoit marcher le premier à la guerre; de combien d'hommes il estoit suyvy, il me montra une espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit en une telle espace, ce pouvoit estre quatre ou cinq mille hommes; si, hors la guerre, toute son authorité estoit expirée, il dict qu'il luy en restoit cela que, quand il visitoit les vilages qui dépendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il peut passer bien à l'aise. Tout cela ne va pas trop mal: mais quoy, ils ne portent point de haut de chausses.

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Chap. XXXII.
Qu'Il Faut Sobrement Se Mesler de Juger des Ordonnances Divines

Le vray champ et subject de l'imposture sont les choses inconnues. D'autant qu'en premier lieu l'estrangeté mesme donne credit; et puis, n'estant point subjectes à nos discours ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combattre. A cette cause, dict Platon, est-il bien plus aisé de satisfaire, parlant de la nature des Dieux, que de la nature des hommes, par ce que l'ignorance des auditeurs preste une belle et large carriere et toute liberté au maniement d'une matiere cachée. Il advient de là qu'il n'est rien creu si fermement que ce qu'on sçait le moins, ny gens si asseurez que ceux qui nous content des fables, comme Alchimistes, Prognostiqueurs, Judiciaires, Chiromantiens, Medecins, id genus omne . Ausquels je joindrois volontiers, si j'osois, un tas de gens, interpretes et contrerolleurs ordinaires des dessains de Dieu, faisans estat de trouver les causes de chaque accident, et de veoir dans les secrets de la volonté divine les motifs incompréhensibles de ses oeuvres; et quoy que la varieté et discordance continuelle des evenemens les rejette de coin en coin, et d'orient en occident, ils ne laissent de suivre pourtant leur esteuf, et, de mesme creon, peindre le blanc et le noir. En une nation Indienne, il y a cette louable observance: quand il leur mes-advient en quelque rencontre ou bataille, ils en demandentpubliquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme d'une action injuste, raportant leur heur ou malheur à la raison divine et luy submettant leur Jugement et discours. Suffit à un Chrestien croire toutes choses venir de Dieu, les recevoir avec reconnoissance de sa divine et inscrutable sapience, pourtant les prendre en bonne part, en quelque visage qu'elles luy soient envoyées. Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par le bon-heur et prosperité de nos entreprises. Nostre creance a assez d'autres fondemens, sans l'authoriser par les evenemens: car, le peuple accoustumé à ces [91v] argumens plausibles et proprement de son goust, il est dangier, quand les evenemens viennent à leur tour contraires et desavantageux, qu'il en esbranle sa foy. Comme aux guerres où nous sommes pour la religion, ceux qui eurent l'advantage au rencontre de la Rochelabeille, faisans grand feste de cet accident, et se servans de cette fortune pour certaine approbation de leur party, quand ils viennent apres à excuser leurs defortunes de Mont -contour et de Jarnac sur ce que ce sont verges et chastiemens paternels, s'ils n'ont un peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez aisément sentir que c'est prendre d'un sac deux mouldures, et de mesme bouche souffler le chaud et le froid. Il vaudroit mieux l'entretenir des vrays fondemens de la verité. C'est une belle bataille navale qui s'est gaignée ces mois passez contre les Turcs, soubs la conduite de don Joan d' Austria; mais il a bien pleu à Dieu en faire autres-fois voir d'autres telles à nos despens. Somme, il est mal-aysé de ramener les choses divines à nostre balance, qu'elles n'y souffrent du deschet. Et qui voudroit rendre raison de ce que Arrius et Leon, son Pape, chefs principaux de cette heresie, moururent en divers temps de mors si pareilles et si estranges (car, retirez de la dispute par douleur de ventre à la garderobe, tous deux y rendirent subitement l'ame), et exagerer cette vengeance divine par la circonstance du lieu, y pourroit bien encore adjouster la mort de Heliogabalus, qui fut aussi tué en un retraict. Mais quoy? Irenée se trouve engagé en mesme fortune. Dieu, nous voulant apprendre que les bons ont autre chose à esperer, et les mauvais autre chose à craindre que les fortunes ou infortunes de ce monde, il les manie et applique selon sa disposition occulte, et nous oste le moyen d'en faire sottement nostre profit. Et se moquent ceux qui s'en veulent prevaloir selon l'humaine raison. Ils n'en donnent jamais une touche, qu'ils n'en reçoivent deux. Saint Augustin en faict une belle preuve sur ses adversaires. C'est un conflict qui se decide par les armes de la memoire plus que par celles de la raison. Il se faut contenterde la lumiere qu'il plait au Soleil nous communiquer par ses rayons; et, qui eslevera ses yeux pour en prendre une plus grande dans son corps mesme, qu'il ne trouve pas estrange si, pour la peine de son outrecuidance, il y perd la veue. Quis hominum potest scire consilium dei? aut quis poterit cogitare quid velit dominus?

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Chap. XXXIII.
De Fuir les Voluptez au Pris de la Vie

J'avois bien veu convenir en cecy la pluspart des anciennes opinions: qu'il est heure de mourir lors qu'il y a plus de mal que de bien à vivre; et que, de conserver nostre vie à nostre tourment et incommodité, c'est choquer les loix mesmes de nature, comme disent ces vieilles règles:

Ae zaen alupaos, ae thanein eudaimonaos.
Kalon thnaeiskein hois hubrin to zaen pherei.
Kreisson to mae zaen estin ae zaen athliaos.

Mais de pousser le mespris de la mort jusques à tel degré, que de l'employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs et autres faveurs et biens que nous appellons de la fortune, comme si la raison n'avoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner, sans y adjouter cette nouvelle recharge, je ne l'avois veu ny commander ny pratiquer, jusques lors que ce passage de Seneca me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant et de grande authorité autour de l' Empereur, de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique, sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez: Je suis d'adviz (dict-il) que tu quites cette vie là, ou la vie tout à faict; bien te conseille-je de suivre la plus douce voye, et de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noué, pourveu que, s'il ne se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n'y a homme si couard qui n'ayme mieux tomber une fois que de demeurer tousjours en branle. J'eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse Stoïque; mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d' Epicurus, qui escrit, à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus .Si [92v] est-ce que je pense avoir remarqué quelque traict semblable parmy nos gens, mais avec la moderation Chrestienne. Saint Hilaire, Evesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l'heresie Arriene, estant en Syrie, fut adverti qu' Abra, sa fille unique, qu'il avoit laissée par deça avecques sa mere, estoit poursuyvie en mariage par les plus apparens Seigneurs du païs, comme fille tres-bien nourrie, belle, riche et en la fleur de son aage. Il luy escrivit (comme nous voyons) qu'elle ostat son affection de tous ces plaisirs et advantages qu'on luy presentoit; qu'il lui avoit trouvé en son voyage un party bien plus grand et plus digne, d'un mary de bien autre pouvoir et magnificence, qui luy feroit presens de robes et de joyaux de pris inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre l'appetit et l'usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu; mais, à cela le plus court et plus certain moyen luy semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par veux, prieres et oraisons, de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde et de l'appeller à soy, comme il advint: car bien-tost apres son retour elle luy mourut, dequoy il montra une singuliere joye. Cettuy-cy semble encherir sur les autres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidierement, et puis que c'est à l'endroit de sa fille unique. Mais je ne veux obmettre le bout de cette histoire, encore qu'il ne soit pas de mon propos. La femme de Sainct Hilaire, ayant entendu par luy comme la mort de leur fille s'estoit conduite par son dessein et volonté, et combien elle avoit plus d'heur d'estre deslogée de ce monde que d'y estre, print une si vive apprehension de la beatitude eternelle et celeste, qu'elle solicita son mary avec extreme instance d'en faire autant pour elle. Et, Dieu à leurs prieres communes l'ayant retirée à soy bientost apres, ce fut une mort embrassée avec singulier contentement commun.

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Chap. XXXIV.
La Fortune Se Rencontre Souvent au Train de la Raison

L'inconstance du bransle divers de la fortune fait qu'elle nous doive presenter toute espece de visages. Y a il action de justice plus expresse que celle cy? Le Duc de Valentinois, ayant resolu d'empoisonner Adrian, Cardinal de Cornete, chez qui le Pape Alexandre sixiesme, son pere, et luy alloyent souper au Vatican, envoya devant quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda au sommelier qu'il la gardast bien soigneusement. Le Pape y estant arrivé avant le fils et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui pensoit ce vin ne luy avoir esté recommandé que pour sa bonté, en servit au Pape; et le Duc mesme, y arrivant sur le point de la collation, et se fiant qu'on n'auroit pas touché à sa bouteille, en prit à son tour: en maniere que le pere en mourut soudain; et le fils, apres avoir esté longuement tourmenté de maladie, fut reservé à un'autre pire fortune. Quelquefois il semble à point nommé qu'elle se joue à nous. Le Seigneur d' Estrée, lors guidon de Monsieur de Vandome, et le Seigneur de Liques, lieutenant de la compagnie du Duc d' Ascot, estans tous deux serviteurs de la soeur du Sieur de Foungueselles, quoy que de divers partis (comme il advient aux voisins de la frontiere), le Sieur de Licques l'emporta; mais, le mesme jour des nopces, et, qui pis est, avant le coucher, le marié, ayant envie de rompre un bois en faveur de sa nouvelle espouse, sortit à l'escarmouche pres de Sainct Omer, où le Sieur d' Estrée, se trouvant le plus fort, le feit son prisonnier; et, pour faire valoir son advantage, encore fausit il que la Damoiselle,

Conjugis ante coacta novi dimittere collum,
Quam veniens una atque altera rursus hyems
Noctibus in longis avidum saturasset amorem,

[93v]

luy fit elle mesme requeste par courtoisie de luy rendre son prisonnier, comme il fist: la noblesse Françoise ne refusant jamais rien aux Dames. Semble il pas que ce soit un sort artiste? Constantin, fils d' Helene, fonda l'empire de Constantinople; et, tant de siecles apres, Constantin, fils d' Helene, le finit. Quelque fois il luy plait envier sur nos miracles. Nous tenons que le Roy Clovis, assiegeant Angoulesme, les murailles cheurent d'elles mesmes par faveur divine: et Bouchet emprunte de quelqu'autheur, que le Roy Robert, assiegeant une ville, et s'estant desrobé du siege pour aller à Orleans solemnizer la feste Sainct Aignan, comme il estoit en devotion, sur certain point de la messe, les murailles de la ville assiegée s'en allerent sans aucun effort en ruine. Elle fit tout à contrepoil en nos guerres de Milan . Car le Capitaine Rense assiegeant pour nous la ville d' Eronne, et ayant fait mettre la mine soubs un grand pan de mur, et le mur en estant brusquement enlevé hors de terre, recheut toutes-fois tout empanné, si droit dans son fondement que les assiegez n'en vausirent pas moins. Quelquefois elle faict la medecine. Jason Phereus, estant abandonné des medecins pour une apostume qu'il avoit dans la poitrine, ayant envie de s'en défaire, au moins par la mort, se jetta en une bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à travers le corps, si à point, que son apostume en creva, et guerit. Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de son art? Cettuy-cy, ayant parfaict l'image d'un chien las et recreu, à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant representer à son gré l'escume et la bave, despité contre sa besongne, prit son esponge, et, comme elle estoit abreuvée de diverses peintures, la jetta contre, pour tout effacer: la fortune porta tout à propos le coup à l'endroit de la bouche du chien, et y parfournit ce à quoy l'art n'avoit peu attaindre. N'adresse elle pas quelquefois nos conseils et les corrige? Isabel, Royne d' Angleterre, ayant à repasser de Zelande en son Royaume, avec une armée en faveur de son fils contre son [94] mary, estoit perdue, si elle fut arrivée au port qu'elle avoit projeté, y estant attendue parses ennemis; mais la fortune la jetta contre son vouloir ailleurs, où elle print terre en toute seurté. Et cet ancien qui, ruant la pierre à un chien, en assena et tua sa marastre, eust il pas raison de prononcer ce vers:

Tautomaton haemaon kalliao bouleuetai,

la fortune a meilleur advis que nous? Icetes avoit prattiqué deux soldats pour tuer Timoleon, sejournant à Adrane, en la Sicile . Ils prindrent heure sur le point qu'il fairoit quelque sacrifice; et, se meslans parmy la multitude, comme ils se guignoyent l'un l'autre que l'occasion estoit propre à leur besoigne: voicy un tiers qui, d'un grand coup d'espée, en assene l'un par la teste, et le rue mort par terre, et s'enfuit. Le compaignon, se tenant pour descouvert et perdu, recourut à l'autel, requerant franchise, avec promesse de dire toute la verité. Ainsi qu'il faisoit le compte de la conjuration, voicy le tiers qui avoit esté attrapé, lequel, comme meurtrier, le peuple pousse et saboule au travers la presse, vers Timoleon et les plus apparens de l'assemblée. Là il crie mercy, et dict avoir justement tué l'assassin de son pere, verifiant sur le champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit tout à propos, qu'en la ville des Leontins son pere, de vray, avoit esté tué par celuy sur lequel il s'estoit vengé. On luy ordonna dix mines Attiques pour avoir eu cet heur, prenant raison de la mort de son pere, d'avoir retiré de mort le pere commun des Siciliens . Cette fortune surpasse en reglement les regles de l'humaine prudence. Pour la fin. En ce faict icy se descouvre il pas une bien expresse application de sa faveur, de bonté et pieté singuliere? Ignatius Pere et fils, proscripts par les Triumvirs à Romme, se resolurent à ce genereux office de rendre leurs vies entre les mains l'un de l'autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans: ils se coururent sus, l'espée au poing; elle en dressa les pointes et en fit deux coups esgallement mortels, et donna à l'honneur d'une si belle amitié, qu'ils eussent justement la force de retirer encore des playes leurs bras sanglants et armés, pour s'entrembrasser en cet estat d'une si forte estrainte, que les bourreaux couperent ensemble leurs deux testes, laissant les corps tousjours pris en ce noble neud, et les playes jointes, humant amoureusement le sang et les restes de la vie l'une de l'autre.

Chap. XXXV.
D'un Defaut de nos Polices

Feu mon pere, homme, pour n'estre aydé que de l'experience et du naturel, d'un jugement bien net, m'a dict autrefois qu'il avoit desiré mettre en train qu'il y eust és villes certain lieu designé, auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre et faire enregistrer leur affaire à un officier estably pour cet effect, comme: Je cherche à vendre des perles, je cherche des perles à vendre. Tel veut compagnie pour aller à Paris; tel s'enquiert d'un serviteur de telle qualité; tel d'un maistre: tel demande un ouvrier; qui cecy, [94v] qui cela, chacun selon son besoing. Et semble que ce moyen de nous entr'advertir apporteroit non legiere commodité au commerce publique: car à tous coups il y a des conditions qui s'entrecherchent, et, pour ne s'entr'entendre, laissent les hommes en extreme necessité. J'entens, avec une grande honte de nostre siecle, qu'à nostre veue deux tres-excellens personnages en sçavoir sont morts en estat de n'avoir pas leur soul à manger: Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus Castalio en Allemagne; et croy qu'il y a mil'hommes qui les eussent appellez avec tres-advantageuses conditions, ou secourus où ils estoient, s'ils l'eussent sçeu. Le monde n'est pas si generalement corrompu, que je ne sçache tel homme qui souhaiteroit de bien grande affection que les moyens que les siens luy ont mis en main, se peussent employer, tant qu'il plaira à la fortune qu'il en jouisse, à mettre à l'abry de la necessité les personnages rares et remarquables en quelque espece de valeur, que le mal'heur combat quelquefois jusques à l'extremité, et qui les mettroient pour le moins en tel estat, qu'il ne tiendroit qu'à faute de bons discours, s'ils n'estoyent contens. En la police oeconomique mon pere avoit cet ordre, que je sçay louer, mais nullement ensuivre. C'est qu'outre le registre des negoces du mesnage où se logent les menus comptes, payements, marchés, qui ne requierent la main du notaire, lequel registre un receveur a en charge,il ordonnoit à celuy de ses gens qui lui servoit à escrire, un papier journal à inserer toutes les survenances de quelque remarque, et jour par jour les memoires de l'histoire de sa maison, tres-plaisante à veoir quand le temps commence à en effacer la souvenance, et tres à propos pour nous oster souvent de peine: quand fut entamée telle besoigne? quand achevée? quels trains y ont passé? combien arresté? noz voyages, noz absences, mariages, morts, la reception des heureuses ou malencontreuses nouvelles; changement des serviteurs principaux; telles matieres. Usage ancien, que je trouve bon à refraichir, chacun en sa chacuniere. Et me trouve un sot d'y avoir failly.

Chap. XXXVI.
De l'Usage de Se Vestir.

Ou que je vueille donner, il me faut forcer quelque barriere de la coustume, tant ell'a soigneusement bridé toutes nos avenues. Je devisoy, en cette saison frileuse, si la façon d'aller tout nud de ces nations dernierement trouvées, est une façon forcée par la chaude temperature de l'air, comme nous disons des Indiens et des Mores, ou si c'est l'originele des hommes. Les gens d'entendement, d'autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la saincte parole, est subject à mesmes loix, ont accoustumé, en pareilles considerations à celles icy, où il faut distinguer les loix [95] naturelles des controuvées, de recourir à la generalle police du monde, où il n'y peut avoir rien de contrefaict. Or, tout estant exactement fourny ailleurs de filet et d'éguille pour maintenir son estre, il est, à la verité, mécreable que nous soyons seuls produits en estat deffectueux et indigent, et en estat qui ne se puisse maintenir sans secours estrangier. Ainsi je tiens que, comme les plantes, arbres, animaux et tout ce qui vit, se treuve naturellement equippé de suffisante couverture, pour se deffendre de l'injure du temps,

Proptereaque ferè res omnes aut corio sunt,
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice tectae,

aussi estions nous; mais, comme ceux qui esteignent par artificielle lumiere celle du jour, nous avons esteint nos propres moyens par les moyens empruntez. Et est aisé à voir que c'est la coustume qui nous faict impossible ce qui ne l'est pas: car, de ces nations qui n'ont aucune connoissance de vestemens, il s'en trouve d'assises environ soubs mesme ciel que lenostre; et puis la plus delicate partie de nous est celle qui se tient tousjours descouverte: les yeux, la bouche, le nez, les oreilles; à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partie pectorale et le ventre. Si nous fussions nez avec condition de cotillons et de greguesques, il ne faut faire doubte que nature n'eust armé d'une peau plus espoisse ce qu'elle eust abandonné à la baterie des saisons, comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds. Pourquoy semble-il difficile à croire? Entre ma façon d'estre vestu, et celle d'un païsan de mon païs, je trouve bien plus de distance qu'il n'y a de sa façon à un homme qui n'est vestu que de sa peau. Combien d'hommes, et en Turchie sur tout, vont nuds par devotion. Je ne sçay qui demandoit à un de nos gueux qu'il voyoit en chemise en plain hyver, aussi scarrebillat que tel qui se tient emmitonné dans les martes jusques aux oreilles, comme il pouvoit avoir patience: Et vous, monsieur, respondit-il, vous avez bien la face descouverte; or moy, je suis tout face. Les Italiens content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son maistre s'enquerant comment, ainsi mal vestu, il pouvoit porter le froid, à quoy il estoit bien empesché luy mesme: Suivez, dict-il, ma recepte de charger sur vous tous vos accoustremens, [95v] comme je fay les miens, vous n'en souffrirez non plus que moy. Le Roy Massinissa jusques à l'extreme vieillesse ne peut estre induit à aller la teste couverte, par froid, orage et pluye qu'il fit. Ce qu'on dit aussi de l' Empereur Severus . Aux batailles données entre les Aegyptiens et les Perses, Herodote dict avoir esté remarqué et par d'autres et par luy, que, de ceux qui y demeuroient morts, le test estoit sans comparaison plus dur aux Aegyptiens qu'aux Persiens, à raison que ceux icy portent leurs testes tousjours couvertes de beguins et puis de turbans, ceux-là rases des l'enfance et descouvertes. Et le roy Agesilaus observa jusques à sa decrepitude de porter pareille vesture en hyver qu'en esté. Caesar, dict Suetone, marchoit tousjours devant sa troupe, et le plus souvent à pied, la teste descouverte, soit qu'il fit Soleil ou qu'il pleut; et autant en dict on de Hannibal,

tum vertice nudo
Excipere insanos imbres caelique ruinam.

Un Venitien qui s'y est tenu long temps, et qui ne fait que d'en venir, escrit qu'au Royaume du Pégu, les autres parties du corps vestues, les hommes et les femmes vont tousjours les pieds nuds, mesme à cheval.Et Platon conseille merveilleusement, pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste autre couverture que celle que nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont choisi pour leur Roy apres le nostre, qui est à la verité un des plus grands Princes de nostre siecle, ne porte jamais gans, ny ne change, pour hyver et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il porte au couvert. Comme je ne puis souffrir d'aller desboutonné et destaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiroient entravez de l'estre. Varro tient que, quand on ordonna que nous tinsions la teste descouverte en presence des Dieux ou du Magistrat, on le fit plus pour nostre santé, et nous fermir contre les injures du temps, que pour compte de la reverence. Et puis que nous sommes sur le froid, et François accoustumez à nous biguarrer (non pas moy, car je ne m'habille guiere que de noir ou de blanc, à l'imitation de mon pere), adjoustons, d'une autre piece, que le Capitaine Martin du Bellay dict, au voyage de Luxembourg, avoir veu les gelées si aspres, que le vin de la munition se coupoit à coups de hache et de coignée, se debitoit aux soldats par poix, et qu'ils l'emportoient dans des paniers. Et Ovide, à deux doigts prez:

Nudaque consistunt formam servantia testae
Vina, nec hausta meri, sed data frusta bibunt.

Les gelées sont si aspres en l'emboucheure des Palus Maeotides, qu'en la mesme place où le Lieutenant de Mithridates avoit [96] livré bataille aux ennemis à pied sec et les y avoit desfaicts, l'esté venu il y gaigna contre eux encore une bataille navale. Les Romains souffrirent grand desadvantage au combat qu'ils eurent contre les Carthaginois près de Plaisance, de ce qu'ils allerent à la charge le sang figé et les membres contreints de froid, là où Annibal avoit faict espandre du feu par tout son ost, pour eschauffer ses soldats, et distribuer de l'huyle par les bandes, afin que, s'oignant, ils rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent les pores contre les coups de l'air et du vent gelé qui tiroit lors. La retraite des Grecs, de Babylone en leur païs, est fameuse des difficultez et mesaises qu'ils eurent à surmonter. Cette cy en fut, qu'accueillis aux montaignes d' Armenie d'un horrible ravage de neiges, ilsen perdirent la connoissance du païs et des chemins, et, en estant assiegés tout court, furent un jour et une nuit sans boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes; d'entre eux plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du gresil et lueur de la neige, plusieurs stropiés par les extremitez, plusieurs roides, transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre veit une nation en laquelle on enterre les arbres fruittiers en hiver, pour les defendre de la gelée. Sur le subject de vestir, le Roy de la Mexique changeoit quatre fois par jour d'accoustremens, jamais ne les reiteroit, employant sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses; comme aussi ny pot, ny plat, ny ustensile de sa cuisine et de sa table ne luy estoient servis à deux fois.

Chap. XXXVII.
Du Jeune Caton

Je n'ay point cette erreur commune de juger d'un autre selon que je suis. J'en croy aysément des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chascun fait; et croy, et conçois mille contraires façons de vie; et, au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference que la ressemblance en nous. Je descharge tant qu'on veut un autre estre de mes conditions et principes, et le considere simplement en luy-mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour n'estre continent, je ne laisse d'advouer sincerement la continence des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouver l'air de leur train: je m'insinue, par imagination, fort bien en leur place. Et si les ayme et les honore d'autant plus qu'ils sont autres que moy. Je desire singulierement qu'on nous juge chascun à part soy, et qu'on ne me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere aucunement les opinions que je dois avoir de la force et vigueur de ceux qui le meritent. Sunt qui nihil laudent, nisi quod se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, je ne laisse pas de remerquer, jusques dans les nues, la hauteur inimitable d'aucunes ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'avoir le jugement reglé, si les effects ne le peuvent estre, et maintenir au moins cette maistresse partie exempte de corruption. C'est quelque chose d'avoir lavolonté bonne, quand les jambes me faillent. Ce siècle auquel nous vivons, au moins pour nostre climat, est si plombé que, je ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu en est à dire; et semble que ce ne soit autre chose qu'un jargon de colliege: virtutem verba putant, ut Lucum ligna. Quam vereri deberent, etiamsi percipere non possent. C'est un affiquet à pendre en un cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout de l'oreille, pour parement. Il ne se recognoit plus d'action vertueuse: celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant l'essence, car le profit, la gloire, la crainte, l'accoutumance et autres telles causes estrangeres nous acheminent à les produire. La justice, la vaillance, la debonnaireté, que nous exerçons lors, elles peuvent estre ainsi nommées pour la consideration d'autruy, et du visage qu'elles portent en public, mais, chez l'ouvrier, ce n'est aucunement vertu; il y a une [96v] autre fin proposée, autre cause mouvante. Or la vertu n'advoue rien que ce qui se faict par elle et pour elle seule. En cette grande bataille de Potidée que les Grecs sous Pausanias gaignerent contre Mardonius et les Perses, les victorieux, suivant leur coustume, venants à partir entre eux la gloire de l'exploit, attribuerent à la nation Spartiate la precellence de valeur en ce combat. Les Spartiates, excellens juges de la vertu, quand ils vindrent à decider à quel particulier debvoit demeurer l'honneur d'avoir le mieux faict en cette journée, trouverent qu' Aristodeme s'estoit le plus courageusement hazardé; mais pourtant ils ne luy en donnerent point le prix, par ce que sa vertu avoit esté incitée du desir de se purger du reproche qu'il avoit encouru au faict des Thermopyles, et d'un appetit de mourir courageusement pour garantir sa honte passée. Nos jugemens sont encores malades, et suyvent la depravation de nos meurs. Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines. Grande subtilité! Qu'on me donne l'action la plus excellente et pure, je m'en vois y fournir vraysemblablement cinquante vitieusesintentions. Dieu sçait, à qui les veut estendre, quelle diversité d'images ne souffre nostre interne volonté. Ils ne font pas tant malitieusement que lourdement et grossierement les ingenieux à tout leur mesdisance. La mesme peine qu'on prent à detracter de ces grands noms, et la mesme licence, je la prendroye volontiers à leur prester quelque tour d'espaule à les hausser. Ces rares figures, et triées pour l'exemple du monde par le consentement des sages, je ne me feinderoy pas de les recharger d'honneur, autant que mon invention pourroit en interpretation et favorable circonstance. Mais il faut croire que les efforts de nostre conception sont loing au-dessous de leur merite. C'est l'office des gens de bien de peindre la vertu la plus belle qui se puisse; et ne nous messieroit pas, quand la passion nous transporteroit à la faveur de si sainctes formes. Ce que ceux-cy font au contraire, ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener leur creance à leur portée, dequoy je viens de parler, ou, comme je pense plustost, pour n'avoir pas la veue assez forte et assez nette pour concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naifve, ny dressée à cela: comme Plutarque dict que, de son temps, aucuns attribuoient la cause de la mort du jeune Caton à la crainte qu'il avoit eu de Caesar : dequoy il se picque avecques raison; et peut on juger par là combien il se fut encore plus offencé de ceux qui l'ont attribuée à l'ambition. Sottes gens! Il eut bien faict une belle action, genereuse et juste, plus tost aveq ignominie, que pour la gloire. Ce personnage là fut veritablement un patron que nature choisit pour montrer jusques où l'humaine vertu et fermeté pouvoit atteindre. Mais je ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument. Je veux seulement faire luiter ensemble les traits de cinq poetes Latins sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton, et, par incident, pour le leur aussi. Or devra l'enfant bien nourry trouver, au pris des autres, les deux premiers trainans, le troisiesme plus verd, mais qui s'est abattu par l'extravagance de sa force; estimer que là il y auroit place à un ou deux degrez d'invention encore pour arriver au quatriesme, sur le point duquel il joindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de quelque espace, mais laquelle espace il jurera ne pouvoir estre remplie par nul esprit humain, il s'estonnera, il se transira. Voicy merveille: nous avons bien plus de poetes, que de juges et interpretes de poesie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre. A certaine mesure basse, on la peut juger par les preceptes et par art. Mais la bonne, l'excessive, la divine est audessus des regles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté d'une veue ferme et rassise, il ne la void pas, non plus que la splendeurd'un esclair. Elle ne pratique point nostre jugement: elle le ravit et ravage. La fureur qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores un tiers à la luy ouyr traitter et reciter: comme l'aymant, non seulement attire un'aiguille, mais infond encores en icelle sa faculté d'en attirer d'autres. Et il se void plus clairement aux theatres, que l'inspiration sacrée des muses, ayant premierement agité le poete à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy où elles veulent, frappe encore par le poete l'acteur, et par l'acteur consecutivement tout un peuple. C'est l'enfileure de noz aiguilles, suspendues l'une de l'autre. Dés ma premiere enfance, la poesie a eu cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien vif qui est naturellement en moy, a esté diversement manié par diversité de formes, non tant plus hautes et plus basses (car c'estoient tousjours des plus hautes en chaque espece) comme differentes en couleur: premierement une fluidité gaye et ingenieuse; depuis une subtilité aigue et relevée; enfin une force meure et constante. L'exemple le dira mieux: Ovide, Lucain, Vergile . Mais voylà nos gens sur la carriere.

Sit Cato, dum vivit, sane vel Caesare major,

dict l'un.

Et invictum, devicta morte, Catonem,

dict l'autre. Et l'autre, parlant des guerres civiles d'entre Caesar et Pompeius,

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni .

Et le quatriesme, sur les louanges de Caesar :

[97]

Et cuncta terrarum subacta,
Praeter atrocem animum Catonis .

Et le maistre du choeur, apres avoir étalé les noms des plus grands Romains en sa peinture, finit en cette maniere:

his dantem jura Catonem .

Chap. XXXVIII.
Comme Nous Pleurons et Rions d'une Mesme Chose

Quand nous rencontrons dans les histoires, qu' Antigonus sceut tres-mauvais gré à son fils de luy avoir presenté la teste du Roy Pyrrhus, son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre tué combatant contre luy, et que, l'ayant veue, il se print bien fort à pleurer; et que le Duc René de Lorraine pleignit aussi la mort du Duc Charles de Bourgoigne qu'il venoit de deffaire, et en porta le deuil en son enterrement; et que, en la bataille d' Auroy que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois, sa partie pour le Duché de Bretaigne, le victorieux, rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier soudain:

Et cosi aven che l'animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor'chiara hor bruna.

Quand on presenta à Caesar la teste de Pompeius, les histoires disent qu'il en destourna sa veue comme d'un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avoit eu entr'eux une si longue intelligence et societé au maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes, tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas croire que cette contenance fut toute fauce et contrefaicte, comme estime cet autre:

tutumque putavit
Jam bonus esse socer; lachrimas non sponte cadentes
Effudit, gemitusque expressit pectore laeto.

Car, bien que, à la verité, la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu'il puisse quelquefois estre vray,

[97v]

Haeredis fletus sub persona risus est,

si est-ce qu'au jugement de ces accidens il faut considerer comme nos ames se trouvent souvent agitées de diverses passions. Et tout ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a une assemblée de diverses humeurs, desquelles celle là est maistresse qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions: aussi, en nos ames, bien qu'il y ait divers mouvemens qui l'agitent, si faut-il qu'il y en ait un à qui le champ demeure. Mais ce n'est pas avec si entier avantage que, pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent encor la place et ne facent une courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement les enfans, qui vont tout naifvement apres la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose; mais nul d'entre nous ne se peut vanter, quelque voyage qu'il face à son souhait, que encore au départir de sa famille et de ses amis il ne se sente frissonner le courage; et, si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le pied à l'estrié d'un visage morne et contristé. Et, quelque gentille flamme qui eschaufe le coeur des filles bien nées, encore les desprend on à force du col de leurs meres pour les rendre à leur espous, quoy que die ce bon compaignon:

Est ne novis nuptis odio venus, anne parentum
Frustrantur falsis gaudia lachrimulis,
Ubertim thalami quas intra limina fundunt?
Non, ita me divi, vera gemunt, juverint.

Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu'on ne voudroit aucunement estre en vie. Quand je tance avec mon valet, je tance du meilleur courage que j'aye, ce sont vrayes et non feintes imprecations; mais, cette fumée passée, qu'il ayt besoing de moy, je luy bien feray volontiers: je tourne à l'instant le fueillet. Quand je l'appelle un badin, un veau, je n'entrepren pas de luy coudre à jamais ces tiltres; ny ne pense me desdire pour le nommer tantost honeste homme. Nulle qualité nous embrasse purement et universellement.Si ce n'estoit la contenance d'un fol de parler seul, il n'est jour au quel on ne m'ouist gronder en moy-mesme et contre moy: Bren du fat. Et si n'enten pas, que ce soit ma définition. Qui pour me voir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l'une ou l'autre soit [98] feinte, il est un sot. Neron, prenant congé de sa mere qu'il envoyoit noyer, sentit toutesfois l'émotion de cet adieu maternel, et en eust horreur et pitié. On dict que la lumiere du Soleil n'est pas d'une piece continue, mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouveaux rayons les uns sur les autres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entre deux:

Largus enim liquidi fons luminis, aetherius sol
Inrigat assidue coelum candore recenti,
Suppeditatque novo confestim lumine lumen;

ainsin eslance nostre ame ses pointes diversement et imperceptiblement. Artabanus surprint Xerxes, son neveu, et le tança de la soudaine mutation de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesurée de ses forces au passage de Hellespont pour l'entreprinse de la Grece . Il luy print premierement un tressaillement d'aise à veoir tant de milliers d'hommes à son service, et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage. Et, tout soudain, en mesme instant, sa pensée luy suggerant comme tant de vies avoient à defaillir au plus loing dans un siècle, il refroigna son front, et s'attrista jusques aux larmes. Nous avons poursuivy avec resolue volonté la vengeance d'une injure, et resenty un singulier contentement de la victoire, nous en pleurons pourtant; ce n'est pas de cela que nous pleurons; il n'y a rien de changé, mais nostre ame regarde la chose d'un autre oeil, et se la represente par un autre visage: car chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez saisissent nostre imagination et la passionnent pour l'heure, selon leur condition; mais le contour en est si brusque, qu'il nous eschappe.

Nil adeo fieri celeri ratione videtur
Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa.
Ocius ergo animus quam res se perciet ulla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.

Et, à cette cause, voulans de toute cette suite continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il avoit commis d'une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frere. L'une partie de son devoir est jouée, laissons luy en jouer l'autre.

[98v]

Chap. XXXIX.
De la Solitude

Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'active; et quant à ce beau mot dequoy se couvre l'ambition et l'avarice: Que nous ne sommes pas nez pour nostre particulier, ains pour le publicq, rapportons nous en hardiment à ceux qui sont en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si, au rebours, les estats, les charges, et cette tracasserie du monde ne se recherche plutost pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la fin n'en vaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude: car que fuit elle tant que la societé? que cherche elle tant que ses coudées franches? Il y a dequoy bien et mal faire par tout: toutefois, si le mot de Bias est vray, quela pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique, que de mille il n'en est pas un bon,

Rari quippe boni: numero vix sunt totidem, quot
Thebarum portae, vel divitis ostia Nili,

la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler, par ce qu'ils sont beaucoup; et d'en hair beaucoup, parce qu'ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer, ont raison de regarder que ceux qui se mettent en mesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estimant telle société infortunée. Parquoy Bias, plaisamment, à ceux qui passoient aveq luy le danger d'une grande tourmente, et appelloient le secours des dieux: Taisez-vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avec moy. Et, d'un plus pressant exemple, Albuquerque, Vice - Roy en l' Inde pour le Roy Emanuel de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un jeune garçon, pour cette seule fin, qu'en la societé de leur fortune son innocence luy servist de garant et de recommandation envers la faveur divine, pour le mettre à sauveté. Ce n'est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul en la foule d'un palais; mais, s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il portera, s'il est besoing, cela; mais, s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut encores qu'il conteste avec ceux d'autruy. Charondas chastioit pour mauvais ceux qui estoient convaincus de hanter mauvaise compaignie. Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme: l'un par son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfait à celuy qui luy reprochoit sa conversation avec les meschans, en disant que les medecins vivoient bien entre les malades, car, s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur par la contagion, la veue continuelle et pratique des maladies. Or la fin, ce crois-je, en est tout'une, d'en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n'en cherche pas tousjours [99] bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a guiere moins de tourment au gouvernement d'une famille que d'un estat entier:où que l'ame soit empeschée, elle y est toute; et, pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. D'avantage, pour nous estre deffaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux tourmens de nostre vie,

ratio et prudentia curas,
Non locus effusi latè maris arbiter, aufert.

L'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point pour changer de contrée,

Et post equitem sedet atra cura.

Elles nous suivent souvent jusques dans les cloistres et dans les escoles de philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny la here, ny les jeunes ne nous en démeslent:

haeret lateri letalis arundo.

On disoit à Socrates que quelqu'un ne s'estoit aucunement amendé en son voyage: Je croy bien, dit-il, il s'estoit emporté avecques soy.

Quid terras alio calentes
Sole mutamus? patria quis exul
Se quoque fugit?

Si on ne se descharge premierement et son ame, du fais qui la presse, le remuement la fera fouler davantage: comme en un navire les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous faictes plus de mal que de bien au malade, de luy faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant, comme les pals s'enfoncent plus avant et s'affermissent en les branlant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires qui sont en nous: il se [99v] faut sequestrer et r'avoir de soy.

Rupi jam vincula dicas:
Nam luctata canis nodum arripit; attamen illi,
Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenae.

Nous emportons nos fers quand et nous: ce n'est pas une entiere liberté, nous tournons encore la veue vers ce que nous avons laissé, nous en avons la fantasie plaine.

Nisi purgatum est pectus, quae praelia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantae conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curae, quantique perinde timores?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus desidiésque?

Nostre mal nous tient en l'ame: or elle ne se peut échaper à elle mesme,

In culpa est animus qui se non effugit unquam.

Ainsin il la faut ramener et retirer en soy: c'est la vraie solitude, et qui se peut jouïr au milieu des villes et des cours des Roys; mais elle se jouyt plus commodément à part. Or, puis que nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que nostre contentement despende de nous; desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy, gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls et y vivre à nostr'aise. Stilpon, estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfans et chevance, Démetrius Poliorcetes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie le visage non effrayé, luy demanda s'il n'avoit pas eu du dommage. Il respondit que non, et qu'il n'y avoit, Dieu mercy, rien perdu de sien. C'est ce que le philosophe Antisthenes disoit plaisamment: que l'homme se devoit pourveoir de munitions qui flottassent sur l'eau et peussent à nage eschapper avec luy du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par les Barbares, Paulinus, qui en estoit Evésque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu : Seigneur, garde moy de [100] sentir cette perte, car tu sçais qu'ils n'ont encorerien touché de ce qui est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voylà que c'est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'injure, et de les cacher en lieu où personne n'aille, et lequel ne puisse estre trahi que par nous mesmes. Il faut avoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut; mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en despende. Il se faut reserver une arriereboutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous mesmes, et si privé que nulle acointance ou communication estrangiere y trouve place; discourir et y rire comme sans femme, sans enfans et sans biens, sans train et sans valetz, afin que, quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme; elle se peut faire compagnie; elle a dequoy assaillir et dequoy defendre, dequoy recevoir et dequoy donner: ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oisiveté ennuyeuse,

in solis sis tibi turba locis.

La vertu, dict Antisthenes, se contente de soy: sans disciplines, sans paroles, sans effects. En nos actions accoustumées, de mille il n'en est pas une qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades; et cet autre, tout cicatricé, transi et pasle de faim, deliberé de crever plutost que de luy ouvrir la porte, pense tu qu'ils y soyent pour eux? Pour tel, à l'adventure, qu'ils ne virent onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé cependant en l'oysiveté et aux delices. Cettuy-ci, tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuit d'un estude, penses tu qu'il cherche parmy les livres comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage? [100v] Nulles nouvelles. Il y mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de Plaute et la vraye orthographe d'un mot Latin. Qui ne contre-change volontiers la santé, le repos et la vie à la reputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et fauce monnoye qui soit en nostre usage? Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons nous encores de celle de nos femmes, de nos enfans et de nos gens. Nos affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons encores à nous tourmenter et rompre la teste de ceux de nos voisins et amis.

Vah'quemquamne hominem in animum instituere, aut
Parare, quod sit charius quam ipse est sibi?

La solitude me semble avoir plus d'apparence et de raison à ceux qui ont donné au monde leur age plus actif et fleurissant, suivant l'exemple de Thales . C'est assez vescu pour autruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Ramenons à nous et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n'est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, preparons nous y; plions bagage; prenons de bon'heure congé de la compaignie; despetrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous. Il faut desnouer ces obligations si fortes, et meshuy aymer ce-cy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire: le reste soit à nous, mais non pas joint et colé en façon qu'on ne le puisse desprendre sans nous escorcher et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde, c'est de sçavoir estre à soy. Il est temps de nous desnouer de la societé, puis que nous n'y pouvons rien apporter. Et, qui ne peut prester, qu'il se defende d'emprunter. Noz forces nous faillent; retirons les et resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soy les offices de l'amitié et de la compagnie, qu'il le face. En cette cheute, qui le rend inutile, poisant et importun aux autres, qu'il se garde d'estre importun à soy mesme, et poisant, et inutile. Qu'il se flatte et caresse, et surtout se regente; respectant et craignant sa raison et sa conscience, si qu'il ne puisse sans honte broncher en leur presence. Rarum est enim ut satis se quisque vereatur. Socrates dict que les jeunes se doivent faire instruire, les hommes s'exercer à bien faire, les vieils se retirer de toute occupation civile et militaire, vivants à leur discretion, sans obligation à nul certain office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l'apprehension molle et làche, et un'affection et volonté delicate, et qui ne s'asservit ny s'employe pas aysément, desquels je suis et par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil que les ames actives et occupées qui embrassent tout et s'engagent par tout, qui se passionnent de [101] toutes choses, qui s'offrent, qui se presentent et qui se donnent à toutes occasions.Il se faut servir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant qu'elles nous sont plaisantes, mais sans en faire nostre principal fondement: ce ne l'est pas; ny la raison ny la nature ne le veulent. Pourquoy contre ses loix asservirons nous nostre contentement à la puissance d'autruy? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se priver des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs ont faict par devotion et quelques philosophes par discours, se servir soy-mesmes, coucher sur la dure, se crever les yeux, jetter ses richesses emmy la riviere, rechercher la douleur (ceux là pour, par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'un'autre; ceux-cy pour, s'estant logez en la plus basse marche, se mettre en seurté de nouvelle cheute), c'est l'action d'une vertu excessive. Les natures plus roides et plus fortes facent leur cachete mesmes glorieuse et exemplaire:

tuta et parvula laudo,
Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis:
Verùm ubi quid melius contingit et unctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè vivere, quorum
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.

Il y a pour moy assez affaire sans aller si avant. Il me suffit, sous la faveur de la fortune, me preparer à sa défaveur, et me representer, estant à mon aise, le mal advenir, autant que l'imagination y peut attaindre: tout ainsi que nous nous accoustumons aux joutes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Je n'estime point Arcesilaus le philosophe moins reformé, pour le sçavoir avoir usé d'ustensiles d'or et d'argent, selon que la condition de sa fortune le luy permettoit; et l'estime mieux que s'il s'en fust demis, de ce qu'il en usoit modereement et liberalement. Je voy jusques à quels limites va la necessité naturelle; et, considerant le pauvre mendiant à ma porte souvent plus enjoué et plus sain que moy, je me plante en sa place, j'essaye de chausser mon ame à son biaiz. Et, courant ainsi par les autres exemples, quoy que je pense la mort, la pauvreté, le mespris et la maladie à mes talons, je me resous aisément de [101v] n'entrer en effroy de ce qu'un moindre que moy prend avec telle patience. Et ne puis croire que la bassesse de l'entendement puisse plus que la vigueur; ou que les effects du discours ne puissent arriver aux effects de l'accoustumance. Et, connoissant combien ces commoditezaccessoires tiennent à peu, je ne laisse pas, en pleine jouyssance, de supplier Dieu, pour ma souveraine requeste, qu'il me rende content de moy-mesme et des biens qui naissent de moy. Je voy des jeunes hommes gaillards, qui ne laissent pas de porter dans leurs coffres une masse de pillules pour s'en servir quand le rheume les pressera, lequel ils craignent d'autant moins qu'ils en pensent avoir le remede en main. Ainsi faut il faire: et encore, si on se sent subject à quelque maladie plus forte, se garnir de ces medicamens qui assopissent et endorment la partie. L'occupation qu'il faut choisir à une telle vie, ce doit estre une occupation non penible ny ennuyeuse; autrement pour neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le sejour. Cela depend du goust particulier d'un chacun: le mien ne s'accommode aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doivent adonner avec moderation,

Conentur sibi res, non se submittere rebus.

C'est autrement un office servile que la mesnagerie, comme le nomme Saluste . Ell'a des parties plus excusables, comme le soing des jardinages, que Xenophon attribue à Cyrus; et se peut trouver un moyen entre ce bas et vile soing, tandu et plein de solicitude, qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout, et cette profonde et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit en d'autres,

Democriti pecus edit agellos
Cultaque, dum peregre est animus sine corpore velox.

Mais oyons le conseil que donne le jeune Pline à Cornelius Rufus, son amy, sur ce propos de la solitude: Je te conseille, en [102] cette pleine et grasse retraicte, où tu es, de quiter à tes gens ce bas et abject soing du mesnage, et t'adonner à l'estude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation: d'une pareille humeur à celle de Cicero, qui dict vouloir employer sa solitude et sejour des affaires publiques à s'en acquerir par ses escris une vie immortelle:

usque adeo ne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter?

Il semble que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du monde, qu'on regarde hors de luy: ceux-cy ne le font qu'à demy. Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus: mais le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors du monde, absens, par une ridicule contradiction. L'imagination de ceux qui, par devotion, recherchent la solitude, remplissant leur courage de la certitude des promesses divines en l'autre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, object infini et en bonté et en puissance: l'ame a dequoy y ressasier ses desirs en toute liberté. Les afflictions, les douleurs leur viennent à profit, employées à l'acquest d'une santé et resjouyssance eternelle: la mort, à souhait, passage à un si parfait estat. L'aspreté de leurs regles est incontinent applanie par l'accoustumance; et les appetits charnels, rebutez et endormis par leur refus, car rien ne les entretient que l'usage et exercice. Cette seule fin d'une autre vie heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnons les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut embraser son ame de l'ardeur de cette vive foy et esperance, reellement et constamment, il se bastit en la solitude une vie voluptueuse et delicate au delà de toute autre forme de vie. Ny la fin donc, ny le moyen de ce conseil ne me contente: nous retombons tous-jours de fievre en chaud mal. Cette occupation des livres est aussi penible que toute autre, et autant ennemie de la santé, qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser endormir au plaisir qu'on y prend: c'est ce mesme plaisir qui perd le mesnagier, l'avaricieux, le voluptueux et l'ambitieux. Les sages nous apprennent assez à nous garder de la trahison de nos appetits, et à discerner les vrays plaisirs, et entiers, des plaisirs meslez et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme faisoyent les larrons que les Aegyptiens appelloient Philistas . Et, si la douleur de teste nous venoit avant l'yvresse, nous nous garderions de trop boire. Mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite. Les livres sont plaisans; mais, si de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé, nos meilleures pieces, quittons les. Je suis de ceux qui pensent leur fruict ne pouvoir contrepoiser cette perte. Comme les hommes qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se rengent à la fin à la mercy de la medecine, et se font desseigner par art certaines regles de vivre pour ne les plus outrepasser: aussi celuy qui se retire, ennuié et dégousté de la vie commune, doit former cette-cy aux regles de la raison,l'ordonner et renger par [102v] premeditation et discours. Il doit avoir prins congé de toute espece de travail, quelque visage qu'il porte; et fuïr en general les passions qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame, et choisir la route qui est plus selon son humeur,

Unusquisque sua noverit ire via.

Au menage, à l'estude, à la chasse et tout autre exercice, il faut donner jusques aux derniers limites du plaisir, et garder de s'engager plus avant, où la peine commence à se mesler parmy. Il faut reserver d'embesoignement et d'occupation autant seulement qu'il en est besoing pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité d'une lache oysiveté et assopie. Il y a des sciences steriles et épineuses, et la plus part forgées pour la presse: il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n'ayme, pour moy, que des livres ou plaisans et faciles, qui me chatouillent, ou ceux qui me consolent et conseillent à regler ma vie et ma mort:

tacitum sylvas inter reptare salubres,
Curantem quidquid dignum sapiente bonoque est.

Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l'ame forte et vigoureuse. Moy qui l'ay commune, il faut que j'ayde à me soutenir par les commoditez corporelles; et, l'aage m'ayant tantost desrobé celles qui estoyent plus à ma fantasie, j'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poingts, les uns apres les autres:

carpamus dulcia; nostrum est
Quod vivis: cinis et manes et fabula fies.

Or, quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la [103] gloire, c'est bien loing de mon compte. La plus contraire humeur à la retraicte, c'est l'ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne peuvent logeren mesme giste. A ce que je voy, ceux-cy n'ont que les bras et les jambes hors de la presse; leur ame, leur intention y demeure engagée plus que jamais:

Tun', vetule, auriculis alienis colligis escas?

Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour, d'un plus fort mouvement, faire une plus vive faucée dans la trouppe. Vous plaist-il voir comme ils tirent court? d'un grain? Mettons au contrepois l'advis de deux philosophes, et de deux sectes tres differentes, escrivans, l'un à Idomeneus, l'autre à Lucilius, leurs amis, pour, du maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude. Vous avez (disent-ils) vescu nageant et flotant jusques à present, venez vous en mourir au port. Vous avez donné le reste de vostre vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre. Il est impossible de quitter les occupations, si vous n'en quittez le fruit: à cette cause, défaites vous de tout soing de nom et de gloire. Il est dangier que la lueur de vos actions passées ne vous esclaire que trop, et vous suive jusques dans vostre taniere. Quitez avecq les autres voluptez celle qui vient de l'approbation d'autruy; et, quant à vostre science et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous en valez mieux vous mesme. Souvienne vous de celuy à qui, comme on demandast à quoy faire il se pénoit si fort en un art qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guiere de gens: J'en ay assez de peu, respondit-il, j'en ay assez d'un, j'en ay assez de pas un. Il disoit vray: vous et un compagnon estes assez suffisant theatre l'un à l'autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple. C'est une lasche ambition de vouloir tirer gloire de son oysiveté et de sa cachette. Il faut faire comme les animaux qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce n'est plus ce qu'il vous faut [103v] chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous mesmes. Retirez vous en vous, mais preparez vous premierement de vous y recevoir: ce seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçavez gouverner. Il y a moyen de faillir en la solitude comme en la compagnie. Jusques à ce que vous vous soiez rendu tel, devant qui vous n'osiez clocher, et jusques à ce que vous ayez honte et respect de vous mesmes, observentur species honestae animo , presentez vous tousjours en l'imagination Caton, Phocion et Aristides, en la presence desquels les fols mesmes cacheroient leurs fautes, et establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions:si elles se detraquent, leur reverence les remettra en train. Ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de vous mesmes, de n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en certaines et limitées cogitations où elle se puisse plaire; et ayant entendu les vrays biens, desquels on jouit à mesure qu'on les entend, s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom. Voylà le conseil de la vraye et naifve philosophie, non d'une philosophie ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.

Chap. XL.
Consideration sur Cicéron

Encor'un traict à la comparaison de ces couples. Il se tire des escris de Cicero et de ce Pline (peu retirant, à mon advis, aux humeurs de son oncle), infinis tesmoignages de nature outre mesure ambitieuse: entre autres qu'ils sollicitent, au sceu de tout le monde, les historiens de leur temps de ne les oublier en leurs registres; et la fortune, comme par despit, a faict durer jusques à nous la vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires. Mais cecy surpasse toute bassesse de coeur, en personnes de tel rang, d'avoir voulu tirer quelque principale gloire du caquet et de la [104] parlerie, jusques à y employer les lettres privées écriptes à leurs amis: en maniere que, aucunes ayant failly leur saison pour estre envoyées, ils les font ce neantmoins publier avec cette digne excuse qu'ils n'ont pas voulu perdre leur travail et veillées. Sied-il pas bien à deux consuls Romains, souverains magistrats de la chose publique emperiere du monde, d'employer leur loisir à ordonner et fagoter gentiment une belle missive, pour en tirer la reputation de bien entendre le langage de leur nourrisse? Que feroit pis un simple maistre d'école qui en gaignat sa vie? Si les gestes de Xenophon et de Caesar n'eussent de bien loing surpassé leur eloquence, je ne croy pas qu'ils les eussent jamais escris. Ils ont cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et, si laperfection du bien parler pouvoit apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement Scipion et Laelius n'eussent pas resigné l'honneur de leurs comedies et toutes les mignardises et delices du langage Latin à un serf Afriquain: car, que cet ouvrage soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et Terence l'advoue luy mesme. On me feroit desplaisir de me desloger de cette creance. C'est une espece de mocquerie et d'injure de vouloir faire valoir un homme par des qualitez mes-advenantes à son rang, quoy qu'elles soient autrement louables, et par les qualitez aussi qui ne doivent pas estre les siennes principales: comme qui loueroit un Roy d'estre bon peintre, ou bon architecte, ou encore bon arquebouzier, ou bon coureur de bague; ces louanges ne font honneur, si elles ne sont presentées en foule, et à la suite de celles qui luy sont propres: à sçavoir de la justice et de la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette façon faict honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaigne l'eloquence et connoissance des bonnes lettres. J'ay veu de mon temps, en plus forts termes, des personnages qui tiroient d'escrire et leurs titres et leur vocation desadvouer leur apprentissage, corrompre leur plume et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire et que nostre peuple tient ne se rencontrer guere en mains sçavantes: se recommandant par meilleures qualitez. Les compaignons de Demosthenes en l'ambassade vers Philippus louoient ce Prince d'estre beau, eloquent [104v] et bon beuveur: Demosthenes disoit que c'estoient louanges qui appartenoient mieux à une femme, à un advocat, à une esponge, qu'à un Roy .

Imperet bellante prior, jacentem
Lenis in hostem.

Ce n'est pas sa profession de sçavoir ou bien chasser ou bien dancer,

Orabunt causas alii, caelique meatus
Describent radio, et fulgentia sidera dicent;
Hic regere imperio populos sciat.

Plutarque dict d'avantage, que de paroistre si excellent en ces parties moins necessaires, c'est produire contre soy le tesmoignaged'avoir mal dispencé son loisir et l'estude, qui devoit estre employé à choses plus necessaires et utiles. De façon que Philippus, Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre, son fils, chanter en un festin à l'envy des meilleurs musiciens: N'as tu pas honte, luy dict-il, de chanter si bien? Et, à ce mesme Philippus, un musicien contre lequel il debatoit de son art: Ja à Dieu ne plaise, Sire, dit-il, qu'il t'advienne jamais tant de mal que tu entendes ces choses là mieux que moy. Un Roy doit pouvoir respondre comme Iphicrates respondit à l'orateur qui le pressoit en son invective, de cette maniere: Et bien, qu'es-tu pour faire tant le brave? es-tu homme d'armes? es-tu archier? es-tu piquier?--Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on le vantoit d'estre excellent joueur de flutes. Je sçay bien, quand j'oy quelqu'un qui s'arreste au langage des Essais, que j'aimeroye mieux qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant eslever les mots, comme c'est deprimer le sens, d'autant plus picquamment que plus obliquement. Si suis je trompé, si guere d'autres donnent plus à prendre en la matiere, et, comment que ce soit, mal ou bien, si nul escrivain l'a semée ny guere plus materielle ny au moins plus drue en son papier. Pour en ranger davantage, je n'en entasse que les testes. Que j'y attache leur suitte, je multiplieray plusieurs fois ce volume. Et combien y ay-je espandu d'histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra esplucher un peu ingenieusement, en produira infinis Essais . Ny elles, ny mes allegations ne servent pas toujours simplement d'exemple, d'authorité ou d'ornement. Je ne les regarde pas seulement par l'usage que j'en tire. Elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d'une matiere plus riche et plus hardie, et sonnent à gauche un ton plus delicat, et pour moy qui n'en veux exprimer d'avantage, et pour ceux qui rencontreront mon air. Revenant à la vertu parliere, je ne trouve pas grand choix entre ne sçavoir dire que mal, ou ne sçavoir rien que bien dire. Non est ornamentum virile concinnitas. Les sages disent que, pour le regard du sçavoir, il n'est que la philosophie, et, pour le regard des effets, que la vertu, qui generalement soit propre à tous degrez et à tous ordres.Il y a quelque chose de pareil en ces autres deux philosophes, car ils promettent aussi eternité aux lettres qu'ils escrivent à leurs amis; mais c'est [105] d'autre façon, et s'accommodant pour une bonne fin à la vanité d'autruy: car ils leur mandent que si le soing de se faire connoistre aux siecles advenir et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires, et leur fait craindre la solitude et la retraicte où ils les veulent appeller, qu'ils ne s'en donnent plus de peine: d'autant qu'ils ont assez de credit avec la posterité pour leur respondre que, ne fut que par les lettres qu'ils leur escrivent, ils rendront leur nom aussi conneu et fameus que pourroient faire leurs actions publiques. Et, outre cette difference, encore ne sont ce pas lettres vuides et descharnées, qui ne se soutiennent que par un delicat chois de mots, entassez et rangez à une juste cadence, ains farcies et pleines de beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire, mais à bien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisse envie de soy, non des choses; si ce n'est qu'on die que celle de Cicero, estant en si extreme perfection, se donne corps elle mesme. J'adjousteray encore un conte que nous lisons de luy à ce propos, pour nous faire toucher au doigt son naturel. Il avoit à orer en public, et estoit un peu pressé du temps pour se preparer à son aise. Eros, l'un de ses serfs, le vint advertir que l'audience estoit remise au lendemain. Il en fut si aise qu'il luy donna liberté pour cette bonne nouvelle. Sur ce subject de lettres, je veux dire ce mot, que c'est un ouvrage auquel mes amys tiennent que je puis quelque chose. Et eusse prins plus volontiers ceste forme à publier mes verves, si j'eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme je l'ay eu autrefois, un certain commerce qui m'attirast, qui me soustinst et souslevast. Car de negocier au vent, comme d'autres, je ne sçauroy que de songes, ny forger des vains noms à entretenir en chose serieuse: ennemy juré de toute falsification. J'eusse esté plus attentif et plus seur, ayant une addresse forte et amie, que je ne suis, regardant les divers visages d'un peuple. Et suis deçeu, s'il ne m'eust mieux succédé. J'ay naturellement un stile comique et privé, mais c'est d'une forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes façons est mon langage: trop serré, desordonné, couppé, particulier; et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre substance que d'une belle enfileure de paroles courtoises. Je n'ay ny la faculté ny le goust de ces longues offres d'affection et de service. Je n'en crois pas tant, et [105v] me desplaist d'en dire guiere outre ce que j'en crois.C'est bien loing de l'usage present: car il ne fut jamais si abjecte et servile prostitution de presentations; la vie, l'ame, devotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement que, quand ils veulent faire sentir une plus expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere pour l'exprimer. Je hay à mort de sentir au flateur: qui faict que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru qui tire, à qui ne me cognoit d'ailleurs, un peu vers le dedaigneux. J'honnore le plus ceux que j'honnore le moins; et, où mon ame marche d'une grande allegresse, j'oublie les pas de la contenance. Et m'offre maigrement et fierement à ceux à qui je suis. Et me presente moins à qui je me suis le plus donné: il me semble qu'ils le doivent lire en mon coeur, et que l'expression de mes paroles fait tort à ma conception. A bienvienner, à prendre congé, à remercier, à saluer, à presenter mon service, et tels complimens verbeux des loix ceremonieuses de nostre civilité, je ne cognois personne si sottement sterile de langage que moy. Et n'ay jamais esté employé à faire des lettres de faveur et recommendation, que celuy pour qui c'estoit n'ait trouvées seches et laches. Ce sont grands imprimeurs de lettres que les Italiens . J'en ay, ce crois-je, cent divers volumes: celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier que j'ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature, lors que ma main estoit veritablement emportée par ma passion, il s'en trouveroit à l'adventure quelque page digne d'estre communiquée à la jeunesse oysive, embabouinée de cette fureur. J'escris mes lettres tousjours en poste, et si precipiteusement que, quoy que je peigne insupportablement mal, j'ayme mieux escrire de ma main que d'y en employer un'autre, car je n'en trouve poinct qui me puisse suyvre, et ne les transcris jamais. J'ay accoustumé les grands qui me connoissent, à y supporter des litures et des trasseures, et un papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent le plus sont celles qui valent le moins: depuis que je les traine, c'est signe que je n'y suis pas. Je commence volontiers sans project; le premier traict produict le second. Les lettres de ce temps sont plus en bordures et prefaces, qu'en matiere. Comme j'ayme mieux composer deux lettres que d'en clorre et plier une, et resigne tousjours [106] cette commission à quelque autre: de mesme, quand la matiere est achevée, je donrois volontiers à quelqu'un la charge d'y adjouster ces longues harengues, offres et prieres que nous logeons sur lafin, et desire que quelque nouvel usage nous en descharge; comme aussi de les inscrire d'une legende de qualitez et tiltres, pour ausquels ne broncher, j'ay maintesfois laissé d'escrire, et notamment à gens de justice et de finance. Tant d'innovations d'offices, une si difficile dispensation et ordonnance de divers noms d'honneur, lesquels, estant si cherement acheptez, ne peuvent estre eschangez ou oubliez sans offense. Je trouve pareillement de mauvaise grace d'en charger le front et inscription des livres que nous faisons imprimer.

Chap. XLI.
De ne Communiquer sa Gloire

De toutes les resveries du monde, la plus receue et plus universelle est le soing de la reputation et de la gloire, que nous espousons jusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont bien effectuels et substantiaux, pour suyvre cette vaine image et cette simple voix qui n'a ny corps ny prise:

La fama, ch'invaghisce a un dolce suono
Gli superbi mortali, et par si bella,
E un echo, un sogno, anzi d'un sogno un ombra
Ch'ad ogni vento si dilegua et sgombra.

Et, des humeurs des-raisonnables des hommes, il semble que les philosophes mesmes se défacent plus tard et plus envis de ceste-cy que de nulle autre. C'est la plus revesche et opiniastre: Quia etiam bene proficientes animos tentare non cessat. Il n'en est guiere de laquelle la raison accuse si clairement la vanité, mais elle a ses racines si vifves en nous, que je ne sçay si jamais aucun s'en est peu nettement descharger. Apres que vous [106v] avez tout dict et tout creu pour la desadvouer, elle produict contre vostre discours une inclination si intestine que vous avez peu que tenir à l'encontre. Car, comme dit Cicero, ceux mesmes qui la combatent, encores veulent-ils que les livres qu'ils en escrivent, portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé la gloire. Toutesautres choses tombent en commerce: nous prestons nos biens et nos vies au besoin de nos amis; mais de communiquer son honneur et d'estrener autruy de sa gloire, il ne se voit guieres. Catulus Luctatius, en la guerre contre les Cymbres, ayant faict tous ses efforts d'arrester ses soldats qui fuyoient devant les ennemis, se mit luy-mesmes entre les fuyards, et contrefit le couard, affin qu'ils semblassent plustost suivre leur capitaine que fuyr l'ennemy: c'estoit abandonner sa reputation pour couvrir la honte d'autruy. Quand l' Empereur Charles cinquiesme passa en Provence, l'an mil cinq cens trente sept, on tient que Anthoine de Lève, voyant son maistre resolu de ce voiage et l'estimant luy estre merveilleusement glorieux, opinoit toutefois le contraire et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de ce conseil en fut attribué à son maistre, et qu'il fut dict son bon advis et sa prevoiance avoir esté telle que, contre l'opinion de tous, il eust mis à fin une si belle entreprinse: qui estoit l'honnorer à ses despens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolans Archileonide, mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut-louans jusques à dire qu'il n'avoit point laissé son pareil, elle refusa cette louange privée et particuliere pour la rendre au public: Ne me dites pas cela, fit-elle, je sçay que la ville de Sparte a plusieurs citoyens plus grands et plus vaillans qu'il n'estoit. En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort jeune, avoit l'avant-garde à conduire: le principal effort du rencontre fust en cet endroit: les seigneurs qui l'accompagnoient, se [107] trouvans en dur party d'armes, mandarent au Roy Edouard de s'approcher pour les secourir: il s'enquit de l'estat de son fils, et, luy ayant esté respondu qu'il estoit vivant et à cheval: Je luy ferois, dit-il, tort de luy aller maintenant desrober l'honneur de la victoire de ce combat qu'il a si long temps soustenu; quelque hazard qu'il y ait, elle sera toute sienne. Et n'y voulut aller ny envoier, sçachant, s'il y fust allé, qu'on eust dict que tout estoit perdu sans son secours, et qu'on luy eust attribué l'advantage de cet exploit: semper enim quod postremum adjectum est, id rem totam videtur traxisse. Plusieurs estimoyent à Romme, et se disoit communément, que les principaux beaux-faits de Scipion estoyent en partie deus à Laelius, qui toutesfois alla tousjours promouvant et secondant la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soing de la sienne. Et Theopompus, Roy de Sparte, à celuy qui luy disoit que la chose publique demeuroit sur ses pieds, pour autant qu'il sçavoit bien commander: C'est plustost, dict-il, parce que le peuple sçait bien obeyr. Comme les femmes qui succedoient aux pairies, avoient, nonobstant leur sexe, droit d'assister et opiner aux causes qui apartienent à la jurisdiction des pairs: aussi les pairs ecclesiastiques, nonobstant leurprofession, estoient tenus d'assister nos Roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et serviteurs, mais de leur personne aussi. L'Evesque de Beauvais, se trouvant avec Philippe Auguste en la bataille de Bouvines, participoit bien fort courageusement à l'effect, mais il luy sembloit ne devoir toucher au fruit et gloire de cet exercice, sanglant et violent. Il mena, de sa main, plusieurs des ennemis à raison ce jour-là; et les donnoit au premier gentilhomme qu'il trouvoit, à esgosiller ou prendre prisonniers: luy en resignant toute l'execution; et le fict ainsin de Guillaume Comte de Salsberi à messire Jean de Nesle; d'une pareille subtilité de conscience à cett'autre: il vouloit bien assommer, mais non pas blesser, et pourtant ne combattoit que de masse. Quelcun, en mes jours, estant reproché par le Roy d'avoir mis les mains sur un prestre le nioit fort et ferme: c'estoit qu'il l'avoit battu et foulé aux pieds.

Chap. XLII.
De l'Inequalité Qui Est entre Nous

Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d' Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je connois, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque; et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste: hem vir viro quid praestat; Et qu'il y a autant de degrez d'esprits qu'il y a d'icy au ciel de brasses, et autant innumerables. Mais, à propos de l'estimation des hommes, c'est merveille que, sauf nous, aucune chose ne s'estime que [107v] par ses propres qualitez. Nous louons un cheval de ce qu'il est vigoureux et adroit,

volucrem
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Fervet, et exultat rauco victoria circo,

non de son harnois; un levrier de sa vitesse, non de son colier: un oyseau de son aile, non de ses longes et sonettes. Pourquoy de mesmes n'estimons nous un homme par ce qui est sien? Il a un grand train, un beau palais, tant de credit, tant de rente: tout cela est autour de luy, non en luy. Vous n'achetez pas un chat en poche. Si vous marchandez un cheval, vous lui ostez ses bardes, vous le voyez nud et à descouvert; ou, s'il est couvert, comme on les presentoit anciennement aux Princes à vandre, c'est par les parties moins necessaires, afin que vous ne vous amusez pas à la beauté de son poil ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestez principalement à considerer les jambes, les yeux et le pied, qui sont les membres les plus utiles,

Regibus hic mos est: ubi equos mercantur, opertos
Inspiciunt, ne, si facies, ut saepe, decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,
Quod pulchrae clunes, breve quod caput, ardua cervix.

Pourquoy, estimant un homme, l'estimez vous tout enveloppé et empacqueté? Il ne nous faict montre que des parties qui ne sont aucunement siennes, et nous cache celles par lesquelles seules on peut vrayement juger de son estimation. C'est le pris de l'espée que vous cherchez, non de la guaine: vous n'en donnerez à l'adventure pas un quatrain, si vous l'avez despouillé. Il le faut juger par luy mesme, non par ses atours. Et, comme dit tres-plaisamment un ancien: Sçavez vous pourquoy vous l'estimez grand? Vous y comptez la hauteur de ses patins. La base n'est pas de la statue. Mesurez le sans ses [108] eschaces: qu'il mette à part ses richesses et honneurs, qu'il se presente en chemise. A il le corps propre à ses functions,sain et allegre? Quelle ame a il? est elle belle, capable et heureusement pourveue de toutes ses pieces? Est elle riche du sien, ou de l'autruy? la fortune n'y a elle que voir? Si, les yeux ouverts, elle attend les espées traites; s'il ne luy chaut par où luy sorte la vie, par la bouche ou par le gosier; si elle est rassise, equable et contente: c'est ce qu'il faut veoir, et juger par là les extremes differences qui sont entre nous. Est-il

sapiens, sibique imperiosus,
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent.
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis, et in seipso totus teres atque rotundus.
Externi ne quid valeat per laeve morari.
In quem manca ruit semper fortuna?

un tel homme est cinq cens brasses au-dessus des Royaumes et des duchez: il est luy mesmes à soy son empire. Sapiens pol ipse fingit fortunam sibi. Que luy reste il à desirer?

Non ne videmus
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut quoi
Corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur,
Jucundo sensu cura semotus metuque?

Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable, et continuellement flotante en l'orage des passions diverses qui la poussent et repoussent: pendant toute d'autruy; il y a plus d'esloignement que du Ciel à la terre: et toutefois l'aveuglement de nostre usage est tel, que nous en faisons peu ou point d'estat, là où, si nous considerons un paisan et un Roy, un noble et un villain, un magistrat et un homme privé, un riche et un pauvre, il se presente soudain à nos yeux un'extreme disparité, qui ne sont differents par maniere de dire qu'en leurs [108v] chausses. En Thrace le Roy estoit distingué de son peuple d'une plaisante manière, et bien r'encherie. Il avoit une religion à part, un Dieu tout à luy qu'il n'appartenoit à ses subjects d'adorer: c'estoit Mercure; et luy dédaignoit les leurs, Mars, Bacchus, Diane . Ce ne sont pourtant que peintures, qui ne font aucune dissemblance essentielle. Car, comme les joueurs de comedie, vous les voyez sur l'eschaffaut faire une mine de Duc et d' Empereur; mais, tantost apres, les voylà devenuz valets et crocheteurs miserables, qui est leur nayfve et originelle condition: aussi l' Empereur, duquel la pompe vous esblouit en public,

Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teriturque Thalassima vestis
Assiduè, et Veneris sudorem exercita potat,

voyez le derriere le rideau, ce n'est rien qu'un homme commun, et, à l'adventure, plus vil que le moindre de ses subjects. Ille beatus introrsum est. Istius bracteata felicitas est. La couardise, l'irresolution, l'ambition, le despit et l'envie l'agitent comme un autre:

Non enim gazae neque consularis
Summovet lictor miseros tumultus
Mentis et curas laqueata circum
Tecta volantes;

et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses armées,

Re veràque metus hominum, curaeque sequaces,
Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela;
Audactérque inter reges, rerumque potentes
Versantur, neque fulgorem reverentur ab auro.

La fiebvre, la migraine et la goutte l'espargnent elles non plus que nous? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archiers de sagarde l'en deschargeront ils? Quand la frayeur de la mort le transira, se r'asseurera il par l'assistance des gentils-hommes de sa chambre? Quand il sera en jalousie et caprice, nos bonnettades le remettront elles? Ce ciel de lict tout enflé d'or et de perles, n'a aucune vertu à rappaiser les tranchées d'une verte colique:

Nec calidae citius decedunt corpore febres,
Textilibus si in picturis ostroque rubenti [109]
Jacteris, quam si plebeia in veste cubandum est.

Les flateurs du grand Alexandre luy faisoyent à croire qu'il estoit fils de Jupiter : un jour, estant blessé, regardant escouler le sang de sa plaie: Et bien, qu'en dites-vous? fit-il, est-ce pas icy un sang vermeil et purement humain? Il n'est pas de la trampe de celuy que Homere fait escouler de la playe des dieux. Hermodorus, le poete, avoit fait des vers en l'honneur d' Antigonus, où il l'appelloit fils du Soleil; et luy au contraire: Celuy, dit-il, qui vuide ma chaize percée, sçait bien qu'il n'en est rien. C'est un homme pour tous potages; et si, de soy-mesmes, c'est un homme mal né, l'empire de l'univers ne le sçauroit rabiller:

puellae
Hunc rapiant; quicquid calcaverit hic, rosa fiat,

quoy pour cela, si c'est une ame grossiere et stupide? La volupté mesme et le bonheur ne se perçoivent point sans vigueur et sans esprit:

haec perinde sunt, ut illius animus qui ea possidet,
Qui uti scit, ei bona; illi qui non utitur rectè, mala.

Les biens de la fortune, tous tels qu'ils sont, encores faut il avoir du sentiment pour les savourer. C'est le jouïr, non le posseder, qui nous rend heureux:

Non domus et fundus, non aeris acervus et auri
Aegroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas: valeat possessor oportet,
Qui comportatis rebus benè cogitat uti.
Qui cupit aut metuit, juvat illum sic domus aut res,
Ut lippum pictae tabulae, fomenta podagram.

Il est un sot, son goust est mousse et hebeté; il n'en jouit non plus qu'un morfondu de la douceur du vin Grec, ou qu'un cheval de la richesse du harnois duquel on l'a paré; tout ainsi, comme Platon dict, que la santé, la beauté, la force, les richesses, et tout ce qui s'appelle bien, est egalement mal à l'injuste comme bien au juste, et le mal au rebours. Et puis, où le corps et l'esprit sont en mauvais estat, à quoy faire ces [109v] commoditez externes? veu que la moindre picqueure d'espingle, et passion de l'ame est suffisante à nous oster le plaisir de la monarchie du monde. A la premiere strette que luy donne la goutte, il a beau estre Sire et Majesté,

Totus et argento conflatus, totus et auro,

perd il pas le souvenir de ses palais et de ses grandeurs? S'il est en colere, sa principauté le garde elle de rougir, de paslir, de grincer les dents, comme un fol? Or, si ç'est un habile homme et bien né, la royauté adjoute peu à son bon'heur:

Si ventri bene, si lateri est pedibusque tuis, nil
Divitiae poterunt regales addere majus;

il voit que ce n'est que biffe et piperie. Oui, à l'adventure il sera de l'advis du Roy Seleucus, que, qui sçauroit le poix d'un sceptre ne daigneroit l'amasser, quand il le trouveroit à terre; il le disoit pour les grandes et penibles charges qui touchent un bon Roy . Certes, ce n'est pas peu de chose que d'avoir à regler autruy, puis qu'à regler nous mesmes il se presente tant de difficultez. Quant au commander, qui semble estre si doux, considerant l'imbecillité du jugement humain et la difficulté du chois és choses nouvelles et doubteuses, je suis fort de cet advis, qu'il est bien plus aisé et plus plaisant de suivre que de guider, et que c'est un grand sejour d'esprit de n'avoir à tenir qu'une voie tracée et à respondre que de soy:

Ut satius multo jam sit parere quietum,
Quam regere imperio res velle.

Joint que Cyrus disoit qu'il n'appartenoit de commander à homme qui ne vaille mieux que ceux à qui il commande. Mais le Roy Hieron, en Xenophon, dict davantage: qu'en la jouyssance des voluptez mesmes, ils sont de pire condition que les privez, d'autant que l'aysance et la facilité leur oste l'aigre-douce pointe que nous y trouvons,

Pinguis amor nimiumque potens, in taedia nobis [110]
Vertitur, et stomacho dulcis ut esca nocet.

Pensons nous que les enfans de coeur prennent grand plaisir à la musique? la sacieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les festins, les danses, les masquarades, les tournois, rejouyssent ceux qui ne les voyent pas souvent et qui ont désiré de les voir: mais, à qui en faict ordinaire, le goust en devient fade et mal plaisant; ny les dames ne chatouillent celuy qui en joyt à coeur saoul. Qui ne se donne loisir d'avoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire. Les farces des bateleurs nous res-jouissent, mais, aux joueurs, elles servent de corvée. Et qu'il soit ainsi, ce sont delices aux Princes, c'est leur feste, de se pouvoir quelque fois travestir et démettre à la façon de vivre basse et populaire,

Plerumque gratae principibus vices,
Mundaeque parvo sub lare pauperum
Caenae, sine aulaeis et ostro,
Solicitam explicuere frontem.

Il n'est rien si empeschant, si desgouté, que l'abondance. Quel appetit ne se rebuteroit à veoir trois cents femmes à sa merci, comme les a le grand seigneur en son serrail? Et quel appetit et visage de chasse s'estoit reservé celuy de ses ancestres qui n'alloit jamais aux champs à moins de sept mille fauconniers? Et, outre cela, je croy que ce lustre de grandeur apporte non legieres incommoditez à la jouyssance des plaisirs plus doux: ils sont trop esclairez et trop en butte. Et, je ne sçay comment, on requiert plus d'eux de cacher et couvrir leur faute. Car ce qui est à nous indiscretion, à eux le peuple juge que ce soit tyrannie, mespris et desdain des loix; et, outre l'inclination au vice, il semble qu'ils y adjoustent encore le plaisir de gourmander et sousmettre à leur pieds les observances publiques. De vray Platon, en son Gorgias, definit tyran celuy qui a licence en une cité de faire tout ce qui luy plaist. Et souvent, à cette cause, la montre et publication de leur vice blesse plus que le vice mesme. Chacun craint à estre espié et contrerollé: ils le sont jusques à leurs contenances et à leurs pensées, tout le peuple estimant avoir droict et interest d'en juger; outre ce que les taches s'agrandissent selon l'eminence et clarté du lieu où elles sont assises, et qu'un seing et une verrue au front paroissent plus que ne faict [110v] ailleurs une balafre. Voylà pourquoy les poetes feignent les amours de Jupiter conduites soubs autre visage que le sien; et, de tant de practiques amoureuses qu'ils luy attribuent, il n'en est qu'une seule, ce me semble, où il se trouve en sa grandeur et Majesté . Mais revenons à Hyeron : il recite aussi combien il sent d'incommoditez en sa royauté, pour ne pouvoir aller et voyager en liberté, estant comme prisonnier dans les limites de son païs; et qu'en toutes ses actions il se trouve enveloppé d'une facheuse presse. De vray, à voir les nostres tous seuls à table, assiegez de tant de parleurs et regardans inconnuz, j'en ay eu souvent plus de pitié que d'envie. Le Roy Alphonse disoit que les asnes estoyent en cela de meilleure condition que les Roys : leurs maistres les laissent paistre à leur aise, là où les Roys ne peuvent pas obtenir cela de leurs serviteurs. Et ne m'est jamais tombé en fantasie que ce fut quelque notable commodité à la vie d'un homme d'entendement, d'avoir une vingtaine de contrerolleurs à sa chaise percée; ny que les services d'un homme qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal, ou defendu Siene, luy soyent plus commodes et acceptables que d'un bon valet et bien experimenté. Les avantages principesques sont quasi avantages imaginaires. Chaque degré de fortune a quelque image de principauté. Caesar appelle Roytelets tous les Seigneurs ayant justice en France de son temps. De vray, sauf le nom de Sire, on va bien avant avec nos Roys . Et voyez aux Provinces esloingnées de la Cour, nommons Bretaigne pour exemple, le train, les subjects, les officiers, les occupations, le service et cerimonie d'unSeigneur retiré et casanier, nourry entre ses valets; et voyes aussi le vol de son imagination: il n'est rien plus Royal; il oyt parler de son maistre une fois l'an, comme du Roy de Perse, et ne le recognoit que par quelque vieux cousinage [111] que son secretaire tient en registre. A la verité, nos loix sont libres assez, et le pois de la souveraineté ne touche un gentil-homme François à peine deux fois en sa vie. La subjection essentielle et effectuelle ne regarde d'entre nous que ceux qui s'y convient et qui ayment à s'honnorer et enrichir par tel service: car qui se veut tapir en son foyer, et sçait conduire sa maison sans querelle et sans procès, il est aussi libre que le Duc de Venise : Paucos servitus, plures servitutem tenent. Mais sur tout Hieron faict cas dequoy il se voit privé de toute amitié et société mutuelle, en laquelle consiste le plus parfait et doux fruict de la vie humaine. Car quel tesmoignage d'affection et de bonne volonté puis-je tirer de celuy qui me doit, veuille il ou non, tout ce qu'il peut? Puis-je faire estat de son humble parler et courtoise reverence, veu qu'il n'est pas en luy de me la refuser? L'honneur que nous recevons de ceux qui nous craignent, ce n'est pas honneur; ces respects se doivent à la royauté, non à moy:

maximum hoc regni bonum est,
Quod facta domini cogitur populus sui
Quam ferre tam laudare.

Vois-je pas que le meschant, le bon Roy, celuy qu'on haït, celuy qu'on ayme, autant en a l'un que l'autre: de mesmes apparences, de mesme cerimonie estoit servy mon predecesseur et le sera mon successeur. Si mes subjects ne m'offencent pas, ce n'est tesmoignage d'aucune bonne affection: pourquoy le prendray-je en cette part-là, puis qu'ils ne pourroient quand ils voudroient? Nul ne me suit pour l'amitié qui soit entre luy et moy, car il ne s'y sçauroit coudre amitié où il y a si peu de relation et de correspondance. Ma hauteur m'a mis hors du commerce des hommes: il y a trop de disparité et de disproportion. Ils me suivent par contenance et par coustume ou, plus tost que moy, ma fortune, pour en accroistre la leur. Tout ce qu'ils me dient et font, ce n'est [111v] que fard. Leur liberté estant bridée de toutes pars par la grande puissance que j'ay sur eux, je ne voy rien autour de moy, que couvert et masqué. Ses courtisans louoient un jour Julien l' Empereur de faire bonne justice: Je m'en orgueillirois volontiers, dict-il, de ces louanges, si elles venoientde personnes qui ozassent accuser ou meslouer mes actions contraires, quand elles y seroient. Toutes les vraies commoditez qu'ont les Princes, leur sont communes avec les hommes de moyenne fortune (c'est à faire aux Dieux de monter des chevaux aislez et se paistre d' Ambrosie ): ils n'ont point d'autre sommeil et d'autre appetit que le nostre; leur acier n'est pas de meilleure trempe que celuy dequoy nous nous armons; leur couronne ne les couvre ny du soleil ny de la pluie. Diocletian, qui en portoit une si reverée et si fortunée, la resigna pour se retirer au plaisir d'une vie privée; et, quelque temps apres, la necessité des affaires publiques requerant qu'il revint en prendre la charge, il respondit à ceux qui l'en prioient: Vous n'entreprendriez pas de me persuader cela, si vous aviez veu le bel ordre des arbres que j'ay moymesme planté chez moy, et les beaux melons que j'y ay semez. A l'advis d' Anacharsis, le plus heureux estat d'une police seroit où, toutes autres choses estant esgales, la precedence se mesureroit à la vertu, et le rebut au vice. Quand le Roy Pyrrhus entreprenoit de passer en Italie, Cyneas, son sage conseiller, luy voulant faire sentir la vanité de son ambition: Et bien! Sire, luy demanda-il, à quelle fin dressez vous cette grande entreprinse?--Pour me faire maistre de l' Italie, respondit-il soudain.--Et puis, suyvit Cyneas, cela faict?--Je passeray, dict l'autre, en Gaule et en Espaigne .--Et apres?--Je m'en iray subjuguer l' Afrique; et en fin, quand j'auray mis le monde en ma subjection, je me reposeray et vivray content et à mon aise.--Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cyneas, dictes moy à quoy il tient que vous ne soyez dés à présent, si vous voulez, en cet estat? [112] pourquoy ne vous logez vous, des cette heure, où vous dictes aspirer, et vous espargnez tant de travail et de hazard que vous jettez entre deux?

Nimirum quia non bene norat quae esset habendi
Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas.

Je m'en vais clorre ce pas par ce verset ancien que je trouve singulierement beau à ce propos:

Mores cuique sui fingunt fortunam.

Chap. XLIII.
Des Loix Somptuaires

La façon dequoy nos loix essayent à regler les foles et vaines despences des tables et vestements, semble estre contraire à sa fin. Le vray moyen, ce seroit d'engendrer aux hommes le mespris de l'or et de la soye, comme de choses vaines et inutiles; et nous leur augmentons l'honneur et le prix, qui est une bien inepte façon pour en dégouster les hommes; car dire ainsi, qu'il n'y aura que les Princes qui mangent du turbot et qui puissent porter du velours et de la tresse d'or, et l'interdire au peuple, qu'est-ce autre chose que mettre en credit ces choses là, et faire croistre l'envie à chacun d'en user? Que les Roys quittent hardiment ces marques de grandeur, ils en ont assez d'autres: tels excez sont plus excusables à tout autre qu'à un prince. Par l'exemple de plusieurs nations, nous pouvons apprendre assez de meilleures façons de nous distinguer exterieurement et nos degrez (ce que j'estime à la verité estre bien requis en un estat), sans nourrir pour cet effect cette corruptionet incommodité si apparente. C'est merveille comme la coustume, en ces choses indifférentes, plante aisément et soudain le pied de son authorité. A peine fusmes nous un an, pour le dueil du Roy Henry second, à porter du drap à la cour, il est certain que desjà, à l'opinion d'un chacun, les soyes estoient venues à telle vilité que, si vous en voyez quelqu'un vestu, vous en faisiez [112v] incontinent quelque homme de ville. Elles estoient demeurées en partage aux medecins et aux chirurgiens; et, quoy qu'un chacun fust à peu pres vestu de mesme, si y avoit-il d'ailleurs assez de distinctions apparentes des qualitez des hommes. Combien soudainement viennent en honneur parmy nos armées les pourpoins crasseux de chamois et de toile; et la pollisseure et richesse des vestements, à reproche et à mespris' Que les Rois commencent à quitter ces despences, ce sera faict en un mois, sans edict et sans ordonnance: nous irons tous apres. La Loy devroit dire, au rebours, que le cramoisy et l'orfeverie est defendue à toute espece de gens, sauf aux basteleurs et aux courtisanes. De pareille invention corrigea Zeleucus les meurs corrompues des Locriens . Ses ordonnances estoient telles: que la femme de condition libre ne puisse mener apres elle plus d'une chambriere, sinon lors qu'elle sera yvre; ny ne puisse sortir hors de la ville de nuict; ny porter joyaux d'or à l'entour de sa personne, ny robbe enrichie de broderie, si elle n'est publique et putain; que, sauf les ruffiens, à l'homme ne loise porter en son doigt anneau d'or, ny robbe delicate, comme sont celles des draps tissus en la ville de Milet . Et ainsi, par ces exceptions honteuses, il divertissoit ingenieusement ses citoiens des superfluitez et delices pernicieuses. C'estoit une tres-utile maniere d'attirer par honneur et ambition les hommes à l'obeissance. Nos Roys peuvent tout en telles reformations externes; leur inclination y sert de loy. Quid quid principes faciunt, praecipere videntur. Le reste de la France prend pour regle la regle de la court. Qu'ils se desplaisent de cette vilaine chaussure qui montre si à descouvert nos membres occultes; ce lourd grossissement de pourpoins, qui nous faict tous autres que nous ne sommes, si incommode à s'armer; ces [113] longues tresses de poil effeminées; cet usage de baiser ce que nous presentons à nos compaignons et nos mains en les saluant, ceremonie deue autresfois aux seuls Princes; et qu'un gentil-homme se trouve en lieu de respect sans espée à son costé, tout esbraillé et destaché, commes'il venoit de la garderobbe; et que, contre la forme de nos peres et la particuliere liberté de la noblesse de ce Royaume, nous nous tenons descouverts bien loing autour d'eux en quelque lieu qu'ils soient: et comme autour d'eux, autour de cent autres, tant nous avons de tiercelets et quartelets de Roys; et ainsi d'autres pareilles introductions nouvelles et vitieuses; elles se verront incontinent esvanouyes et descriées. Ce sont erreurs superficielles, mais pourtant de mauvais prognostique; et sommes advertis que le massif se desment quand nous voyons fendiller l'enduict et la crouste de nos parois. Platon, en ses loix, n'estime peste du monde plus dommageable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la jeunesse de changer en accoustremens, en gestes, en danses, en exercices et en chansons, d'une forme à autre: remuant son jugement tantost en cette assiette, tantost en cette là, courant après les nouvelletez, honorant leurs inventeurs; par où les moeurs se corrompent, et toutes anciennes institutions viennent à desdein et à mespris. En toutes choses, sauf simplement aux mauvaises, la mutation est à craindre: la mutation des saisons, des vents, des vivres, des humeurs; et nulles loix ne sont en leur vray credit, que celles ausquelles Dieu a donné quelque ancienne durée: de mode que personne ne sçache leur naissance, ny qu'elles ayent jamais esté autres.

Chap. XLIV.
Du Dormir

La raison nous ordonne bien d'aller tousjours mesme chemin, mais non toutesfois mesme train; et ores que le sage ne doive donner aux passions humaines de se fourvoier de la droicte carriere, il peut bien, sans interest de son devoir, leur quitter aussi, d'en haster ou retarder son pas, et ne se planter comme un Colosse immobile et impassible. Quand la vertu mesme seroit incarnée, je croy que le poux lui battroit plus fort, allant à l'assaut, qu'allant disner: voire il est necessaire qu'elle s'eschauffe et s'esmeuve. A cette cause, j'ay remarqué, pour chose rare, de voir quelquefois les grands personnages, aux plus hautes entreprinses et importans affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n'en accourcir pas seulement leur sommeil. Alexandre le grand, le jour assigné à cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondement et si haute matinée, que Parmenion fut contraint d'entrer en sa chambre, et, approchant de son lit, l'appeller deux ou trois fois [113v] par son nom pour l'esveiller, le temps d'aller au combat le pressant. L' Empereur Othon, ayant resolu de se tuer, cette mesme nuit, apres avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses serviteurs et affilé le tranchant d'une espée dequoy il se vouloit donner, n'attendant plus qu'à sçavoir si chacun de ses amis s'estoit retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets de chambre l'entendoient ronfler. La mort de cet Empereur a beaucoup de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesmes cecy: car Caton estant prest à se deffaire, cependant qu'il attendoit qu'on luy rapportast nouvelles si les senateurs qu'il faisoit retirer, s'estoient eslargis du port d' Utique, se mit si fort à dormir, qu'on l'oyoit souffler de la chambre voisine: et, celuy qu'il avoit envoyé vers le port, l'ayant esveillé pour luy dire que la tourmente empeschoit les senateurs de faire voile à leur aise, il y en renvoya encore un autre, et, se r'enfonçant dans le lict, se remit encore à sommeillerjusques à ce que ce dernier l'asseura de leur partement. Encore avons nous dequoy le comparer au faict d' Alexandre, en ce grand et dangereux orage qui le menassoit par la sedition du Tribun Metellus voulant publier le decret du rappel de Pompeius dans la ville avecques son armée, lors de l'emotion de Catilina; auquel decret Caton seul insistoit, et en avoient eu Metellus et luy de grosses paroles et grands menasses au Senat: mais, c'estoit au lendemain, en la place, qu'il failloit venir à l'execution, où Metellus, outre la faveur du peuple et de Caesar conspirant lors aux advantages de Pompeius, se devoit trouver, accompagné de force esclaves estrangiers et escrimeurs à outrance, et Caton fortifié de sa seule constance: de sorte que ses parens, ses domestiques et beaucoup de gens de bien en estoyent en grand soucy; et en y eut qui passerent la nuict ensemble sans vouloir reposer, ny boire, ny manger, pour le dangier qu'ils luy voioyent preparé; mesme sa femme et ses soeurs ne faisoyent [114] que pleurer et se tourmenter en sa maison, là où luy au contraire reconfortoit tout le monde; et, apres avoir souppé comme de coustume, s'en alla coucher et dormir de fort profond sommeil jusques au matin, que l'un de ses compagnons au Tribunat le vint esveiller pour aller à l'escarmouche. La connoissance que nous avons de la grandeur de courage de cet homme par le reste de sa vie, nous peut faire juger en toute seureté que cecy luy partoit d'une ame si loing eslevée au dessus de tels accidents, qu'il n'en daignoit entrer en cervelle, non plus que d'accidens ordinaires. En la bataille navale que Augustus gaigna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d'aller au combat, il se trouva pressé d'un si profond sommeil qu'il fausit que ses amis l'esveillassent pour donner le signe de la bataille. Cela donna occasion à Marcus Antonius de luy reprocher depuis, qu'il n'avoit pas eu le coeur seulement de regarder, les yeux ouverts, l'ordonnance de son armée, et de n'avoir osé se presenter aux soldats jusques à ce qu' Agrippa luy vint annoncer la nouvelle de la victoire qu'il avoit eu sur ses ennemis. Mais quant au jeune Marius, qui fit encore pis (car le jour de sa derniere journée contre Sylla, apres avoir ordonné son armée et donné le mot et signe de la bataille, il se coucha dessoubs un arbre à l'ombre pour se reposer, et s'endormit si serré qu'à peine se peut-il esveiller de la route et fuitte de ses gens, n'ayant rien veu du combat), ils disent que ce fut pour estre si extremement aggravé de travail et de faute de dormir que nature n'en pouvoit plus. Et, à ce propos, les medecins adviseront si le dormir est si necessaire, que nostre vie en dépende: car nous trouvons bien qu'on fit mourir le Roy Perseusde Macedoine prisonnier à Rome, luy empeschant le sommeil; mais Pline en allegue qui ont vescu long temps sans dormir. Chez Herodote, il y a des nations ausquelles les hommes dorment et veillent par demy années. Et ceux qui escrivent la vie du sage Epimenides, disent qu'il dormit cinquante sept ans de suite.

[114v]

Chap. XLV.
De la Bataille de Dreux

Il y eut tout plein de rares accidens en nostre bataille de Dreux; mais ceux qui ne favorisent pas fort la reputation de monsieur de Guise, mettent volontiers en avant qu'il ne se peut excuser d'avoir faict alte et temporisé avec les forces qu'il commandoit, cependant qu'on enfonçoit monsieur le Connestable, chef de l'armée, avecques l'artillerie, et qu'il valoit mieux se hazarder, prenant l'ennemy par flanc, qu'attendant l'advantage de le voir en queue, souffrir une si lourde perte; mais outre ce que l'issue en tesmoigna, qui en debattra sans passion me confessera aisément, à mon advis, que le but et la visée, non seulement d'un capitaine, mais de chaque soldat, doit regarder la victoire en gros, et que nulles occurrences particulieres, quelque interest qu'il y ayt, ne le doivent divertir de ce point là. Philopoemen, en une rencontre contre Machanidas, ayant envoyé devant, pour attaquer l'escarmouche, bonne trouppe d'archers et gens de traict, et l'ennemy, apres les avoir renversez, s'amusant à les poursuivre à toute bride et coulant apres sa victoire le long de la bataille où estoit Philopoemen, quoy que ses soldats s'en émeussent, il ne fut d'advis de bouger de sa place, ny de se presenter à l'ennemy pour secourir ses gens; ains, les ayant laissé chasser et mettre en pieces à sa veue, commença la charge sur les ennemis au bataillon de leurs gens de pied, lors qu'il les vit tout à fait abandonnez de leurs gens de cheval; et, bien que ce fussent Lacedemoniens, d'autant qu'il les prit à heure que, pour tenir tout gaigné, ils commençoient à se desordonner, il en vint aisément à bout, et, cela fait, se mit à poursuivre Machanidas . Ce cas est germain à celuy de Monsieur de Guise . En cette aspre bataille d' Agesilaus contre les Boeotiens, que Xenophon, qui y estoit, dict estre la plus rude qu'il eust onques veu, Agesilaus refusa l'avantage que fortune luy presentoit, de laisser passer [115] le bataillondes Boeotiens et les charger en queue, quelque certaine victoire qu'il en previst, estimant qu'il y avoit plus d'art que de vaillance; et, pour montrer sa proesse d'une merveilleuse ardeur de courage, choisit plustost de leur donner en teste: mais aussi y fut-il bien battu et blessé, et contraint en fin de se desmesler et prendre le party qu'il avoit refusé au commencement, faisant ouvrir ses gens pour donner passage à ce torrent de Boeotiens; puis, quand ils furent passez, prenant garde qu'ils marcheoyent en desordre comme ceux qui cuidoient bien estre hors de tout dangier, il les fit suivre et charger par les flancs; mais pour cela ne les peut-il tourner en fuite à val de route; ains se retirarent le petit pas, montrant tousjours les dens, jusques à ce qu'ils se furent rendus à sauveté.

Chap. XLVI.
Des Noms

Quelque diversité d'herbes qu'il y ait, tout s'enveloppe sous le nom de salade. De mesme, sous la consideration des noms, je m'en voy faire icy une galimafrée de divers articles. Chaque nation a quelques noms qui se prennent, je ne sçay comment, en mauvaise part: et à nous Jehan, Guillaume, Benoit . Item, il semble y avoir en la genealogie des Princes certains noms fatalement affectez: comme des Ptolomées à ceux d' Aegypte, de Henris en Angleterre, Charles en France, Baudoins en Flandres, et en nostre ancienne Aquitaine des Guillaumes, d'où l'on dict que le nom de Guienne est venu: par un froid rencontre, s'il n'en y avoit d'aussi cruds dans Platon mesme. Item, c'est une chose legiere, mais toutefois digne de memoire pour son estrangeté et escripte par tesmoing oculaire, que Henry, Duc de Normandie, fils de Henry second, Roy d' Angleterre, faisant un festin en France, l'assemblée de la noblesse y fut si grande que, pour [115v] passetemps, s'estant divisée en bandes par la ressemblance des noms: en la premiere troupe, qui fut des Guillaumes, il se trouva cent dix Chevaliers assis à table portans ce nom, sans mettre en conte les simples gentils-hommes et serviteurs. Il est autant plaisant de distribuer les tables par les noms des assistans, comme il estoit à l' Empereur Geta de faire distribuer le service de ses mets par la consideration des premieres lettres du nom des viandes: on servoyt celles qui se commençoient par M: mouton, marcassin, merlus, marsoin; ainsi des autres. Item, il se dict qu'il faict bon avoir bon nom, c'est à dire credit et reputation; mais encore, à la verité, est-il commode d'avoir un nom beau et qui aisément se puisse prononcer et retenir, car les Roys et lesgrands nous en connoissent plus aisément et oublient plus mal volontiers; et, de ceux mesme qui nous servent, nous commandons plus ordinairement et employons ceux desquels les noms se presentent le plus facilement à la langue. J'ay veu le Roy Henry second ne pouvoir jamais nommer à droit un gentil-homme de ce quartier de Gascongne; et, à une fille de la Royne, il fut luy mesme d'advis de donner le nom general de la race, parce que celuy de la maison paternelle luy sembla trop revers. Et Socrates estime digne du soing paternel de donner un beau nom aux enfans. Item, on dit que la fondation de nostre Dame la grand à Poitiers prit origine de ce que un jeune homme débauché, logé en cet endroit, ayant recouvré une garce et luy ayant d'arrivée demandé son nom, qui estoit Marie, se sentit si vivement espris de religion et de respect, de ce nom Sacrosainct de la Vierge mere de nostre Sauveur, que non seulement il la chassa soudain, mais en amanda tout le reste de sa vie; et qu'en consideration de ce miracle il fut basti, en la place où estoit la maison de ce jeune homme, une chapelle au nom de nostre Dame, et, depuis, l' Eglise que nous y voyons. Cette correction voyelle et auriculaire, devotieuse, tira droit à l'ame; cette autre, de mesme genre, s'insinua par les sens corporels: Pythagoras, estant en compagnie de jeunes hommes, lesquels il sentit complotter, eschauffez de la feste, d'aller violer une maison pudique, commanda à la menestriere de changer de ton, et, par une musique poisante, severe et spondaïque, enchanta tout doucement leur ardeur, et l'endormit. Item, dira pas la posterité que nostre reformation [116] d'aujourd'huy ait esté delicate et exacte, de n'avoir pas seulement combatu les erreurs et les vices, et rempli le monde de devotion, d'humilité, d'obeissance, de paix et de toute espece de vertu, mais d'avoir passé jusque à combatre ces anciens noms de nos baptesmes, Charles, Loys, François, pour peupler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Malachie, beaucoup mieux sentans de la foy? Un gentil'homme mien voisin, estimant les commoditez du vieux temps au pris du nostre, n'oublioit pas de mettre en conte la fierté et magnificence des noms de la noblesse de ce temps, Don Grumedan, Quedragan, Agesilan, et qu'à les ouïr seulement sonner, il se sentoit qu'ils avoyent esté bien autres gens que Pierre, Guillot et Michel . Item, je sçay bon gré à Jacques Amiot d'avoir laissé, dans le cours d'un'oraison Françoise, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadence Françoise . Cela sembloit un peurude au commencement, mais des-jà l'usage, par le credit de son Plutarque, nous en a osté toute l'estrangeté. J'ay souhaité souvent que ceux qui escrivent les histoires en Latin, nous laissassent nos noms tous tels qu'ils sont: car, en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les metamorphosant pour les garber à la Grecque ou à la Romaine, nous ne sçavons où nous en sommes et en perdons la connoissance. Pour clorre nostre conte, c'est un vilain usage, et de tres-mauvaise consequence en nostre France, d'appeller chacun par le nom de sa terre et Seigneurie, et la chose du monde qui faict plus mesler et mesconnoistre les races. Un cabdet de bonne maison, ayant eu pour son appanage une terre sous le nom de laquelle il a esté connu et honoré, ne peut honnestement l'abandonner; dix ans apres sa mort, la terre s'en va à un estrangier qui en faict de mesmes: devinez où nous sommes de la connoissance de ces hommes. Il ne faut pas aller querir d'autres exemples que de nostre maison Royalle, où autant de [116v] partages, autant de surnoms: cependant l'originel de la tige nous est eschappé. Il y a tant de liberté en ces mutations que, de mon temps, je n'ay veu personne, eslevé par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on n'ait attaché incontinent des titres genealogiques nouveaux et ignorez à son pere, et qu'on n'ait anté en quelque illustre tige. Et, de bonne fortune, les plus obscures familles sont plus idoynes à falsification. Combien avons nous de gentils-hommes en France, qui sont de Royalle race selon leur comptes? Plus, ce croys-je, que d'autres. Fut-il pas dict de bonne grace par un de mes amys? Ils estoyent plusieurs assemblez pour la querelle d'un Seigneur contre un autre, lequel autre avoit à la verité quelque prerogative de titres et d'alliances, eslevées au-dessus de la commune noblesse. Sur le propos de cette prerogative chacun, cherchant à s'esgaler à luy, alleguoit, qui un'origine, qui un'autre, qui la ressemblance du nom, qui des armes, qui une vieille pancarte domestique: et le moindre se trouvoit arriere fils de quelque Roy d'outre-mer. Comme ce fut à disner, cettuy cy, au lieu de prendre sa place, se recula en profondes reverences, suppliant l'assistance de l'excuser de ce que, par temerité, il avoit jusques lors vescu avec eux en compaignon; mais, qu'ayant esté nouvellement informé de leurs vieilles qualitez, il commençoit à les honnorer selon leurs degrez, et qu'il ne luy appartenoit pas de se soir parmy tant de Princes. Apres sa farce, il leur dict mille injures: Contentez vous, de par Dieu, de ce dequoy nos peres se sont contentez, et de ce que nous sommes; nous sommes assez, si nous le sçavons bien maintenir; ne desadvouons pas la fortune et condition de nos ayeulx, et ostons ces sotes imaginations qui ne peuvent faillir à quiconque a l'impudence de les alleguer.Les armoiries n'ont de seurté non plus que les surnoms. Je porte d'azur semé de trefles d'or, à une pate de Lyon de mesme, armée de gueules, mise en face. Quel privilege a cette figure [117] pour demeurer particulierement en ma maison? Un gendre la transportera en une autre famille: quelque chetif acheteur en fera ses premieres armes: il n'est chose où il se rencontre plus de mutation et de confusion. Mais cette consideration me tire par force à un autre champ. Sondons un peu de pres, et, pour Dieu, regardons à quel fondement nous attachons cette gloire et reputation pour laquelle se bouleverse le monde. Où asseons nous cette renommée que nous allons questant avec si grand peine? C'est en somme Pierre ou Guillaume qui la porte, prend en garde, et à qui elle touche. O la courageuse faculté, que l'esperance qui, en un subjet mortel et en un moment, va usurpant l'infinité, l'immensité, l'aeternité: nature nous a là donné un plaisant jouet. Et ce Pierre ou Guillaume, qu'est ce, qu'une voix pour tous potages? ou trois ou quatre traicts de plume, premierement si aisez à varier, que je demanderois volontiers à qui touche l'honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin ou à Gueaquin ? Il y auroit bien plus d'apparence icy qu'en Lucien, que S . mit T . en procez, car

non levia aut ludicra petuntur
Praemia;

il y va de bon: il est question laquelle de ces lettres doit estre payée de tant de sieges, batailles, blessures, prisons et services faits à la couronne de France par ce sien fameux connestable. Nicolas Denisot n'a eu soing que des lettres de son nom, et en a changé toute la contexture, pour en bastir le Conte d' Alsinois qu'il a estrené de la gloire de sa poesie et peinture. Et l'Historien Suetone n'a aymé que le sens du sien, et, en ayant privé Lénis, qui estoit le surnom de son pere, a laissé Tranquillus successeur de la reputation de ses escrits. Qui croiroit que le Capitaine Bayard n'eut honneur que celuy qu'il a emprunté des faicts de Pierre Terrail ? et qu' Antoine Escalin se laisse voler à sa veue tant de navigations et charges par mer et par terre au Capitaine Poulin et au Baron de la Garde ? Secondement, ce sont traicts de plumes communs à mill'hommes. [117v] Combien y a il, en toutes les races, de personnes de mesme nom et surnom? Et en diverses races, siecles et païs, combien? L'histoire acognu trois Socrates, cinq Platons, huict Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores : et divinez combien elle n'en a pas cognu. Qui empesche mon palefrenier de s'appeller Pompée le grand? Mais, apres tout, quels moyens, quels ressors y a il, qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à cet autre homme qui eut la teste tranchée en Aegypte, et qui joignent à eux cette voix glorifiée et ces traicts de plume ainsin honorez, affin qu'ils s'en adventagent?

Id cinerem et manes credis curare sepultos?

Quel ressentiment ont les deux compagnons en principale valeur entre les hommes: Epaminondas de ce glorieux vers qui court pour luy en nos bouches: Consiliis nostris laus est attonsa Laconum ? et Africanus de cet autre: A sole exoriente supra Moeotis paludes Nemo est qui factis me aequiparare queat? Les survivants se chatouillent de la douceur de ces voix, et, par icelles solicitez de jalousie et desir, transmettent inconsiderément par fantasie aux trespassez cettuy leur propre ressentiment, et d'une pipeuse esperance se donnent à croire d'en estre capables à leur tour. Dieu le sçait! Toutesfois,

ad haec se
Romanus, Graiusque, et Barbarus Induperator
Erexit, causas discriminis atque laboris
Inde habuit, tanto major famae sitis est quam
Virtutis.

Chap. XLVII.
De l'Incertitude de Nostre Jugement

C'est bien ce que dict ce vers:

Epeaon de polus nomos entha kai entha,

il y a prou loy de parler par tout, et pour et contre. Pour exemple:

Vinse Hannibal, et non seppe usar'poi
Ben la vittoriosa sua ventura,

qui voudra estre de ce party, et faire valoir avecques nos gens la faute de n'avoir dernierement poursuivy nostre pointe à Montcontour, ou qui voudra accuser le Roy d'espagne de n'avoir sçeu se servir de l'advantage qu'il eut contre nous à Sainct Quentin, il pourra dire cette faute partir d'une ame enyvrée de sa bonne fortune, et d'un courage, lequel, plein et gorgé de ce commencement de bon heur, perd le goust de l'accroistre, des-jà par trop empesché à digerer ce qu'il en a; il en a sa brassée toute comble, il n'en peut saisir davantage, indigne que la fortune luy aye mis un tel bien entre mains: car [118] quel profit en sent-il, si neantmoins il donne à son ennemy moyen de se remettre sus? quell'esperance peut on avoir qu'il ose un'autre fois attaquer ceux-cy ralliez et remis, et de nouveau armez de despit et de vengeance, qui ne les a osé ou sçeu poursuivre tous rompus et effrayez?

Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror.

Mais en fin, que peut-il attendre de mieux que ce qu'il vient de perdre? Ce n'est pas comme à l'escrime, où le nombre des touches donne gain: tant que l'ennemy est en pieds, c'est à recommencer de plus belle; ce n'est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre. En cette escarmouche où Caesar eut du pire pres la Ville d' Oricum, il reprochoit aux soldats de Pompeius qu'il eust esté perdu, si leur Capitaine eust sçeu vaincre, et luy chaussa bien autrement les esperons quand ce fut à son tour. Mais pourquoy ne dira l'on aussi au contraire, que c'est l'effect d'un esprit precipiteux et insatiable de ne sçavoir mettre fin à sa convoitise; que c'est abuser des faveurs de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu'il leur a prescripte: et que, de se rejetter au dangier apres la victoire, c'est la remettre encore un coup à la mercy de la fortune; que l'une des plus grandes sagesses en l'art militaire c'est de ne pousser son ennemy au desespoir. Sylla et Marius en la guerre sociale ayant défaict les Marses, en voyant encore une trouppe de reste, qui par desespoir se revenoient jetter à eux comme bestes furieuses, ne furent pas d'advis de les attendre. Si l'ardeur de Monsieur de Foix ne l'eut emporté à poursuivre trop asprement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l'eut pas souillée de sa mort. Toutesfois encore servit la recente memoire de son exemple à conserver Monsieur d' Anguien de pareil inconvenient à Serisoles . Il faict dangereux assaillir un homme à qui vous avez osté tout autre moyen d'eschaper que par les armes: car c'est une violente maistresse [118v] d'escole que la necessité: gravissimi sunt morsus irritatae necessitatis.

Vincitur haud gratis jugulo qui provocat hostem.

Voylà pourquoy Pharax empescha le Roy de Lacedemone, qui venoit de gaigner la journée contre les Mantineens, de n'aller affronter mille Argiens, qui estoient eschappez entiers de la desconfiture, ains les laisser couler en liberté pour ne venir à essayer la vertu picquée et despittée par le malheur. Clodomire, Roy d' Aquitaine, apres sa victoire poursuyvant Gondemar, Roy de Bourgogne, vaincu et fuiant, le força de tourner teste; mais son opiniatreté luy osta le fruict de sa victoire, car il y mourut. Pareillement, qui auroit à choisir, ou de tenir ses soldats richement et somptueusement armez, ou armez seulement pour la necessité, il se presenteroit en faveur du premier party, duquel estoit Sertorius, Philopoemen,Brutus, Caesar et autres, que c'est tousjours un éguillon d'honneur et de gloire au soldat de se voir paré, et un'occasion de se rendre plus obstiné au combat, ayant à sauver ses armes comme ses biens et heritages: Raison, dict Xenophon, pourquoy les Asiatiques menoyent en leurs guerres femmes, concubines, avec leurs joyaux et richesses plus cheres. Mais il s'offriroit aussi, de l'autre part, qu'on doit plustost oster au soldat le soing de se conserver, que de le luy accroistre; qu'il craindra par ce moyen doublement à se hazarder: joint que c'est augmenter à l'ennemy l'envie de la victoire par ces riches despouilles; et a l'on remarqué que, d'autres fois, cela encouragea merveilleusement les Romains à l'encontre des Samnites . Antiochus, montrant à Hannibal l'armée qu'il preparoit contr'eux, pompeuse et magnifique en toute sorte d'equipage, et luy demandant: Les Romains se contenteront-ils de cette armée?--S'ils s'en contenteront? respondit-il; vrayement c'est mon, pour avares qu'ils soyent. Licurgus deffendoit aux siens, non seulement la sumptuosité en leur equipage, mais encore de despouiller leurs ennemis vaincus, voulant, disoit-il, que la pauvreté et frugalité reluisit avec le reste de la bataille. Aux sieges et ailleurs, où l'occasion nous approche de l'ennemy, nous donnons volontiers licence aux soldats de le braver, desdaigner et injurier de toutes façons de reproches, et non sans apparence de raison: car ce n'est pas faire peu, de leur oster toute esperance de grace et de [119] composition, en leur representant qu'il n'y a plus ordre de l'attendre de celuy qu'ils ont si fort outragé, et qu'il ne reste remede que de la victoire. Si est-ce qu'il en mesprit à Vitellius : car, ayant affaire à Othon, plus foible en valeur de soldats, des-accoustumez de longue main du faict de la guerre et amollis par les delices de la ville, il les agassa tant en fin par ses paroles picquantes, leur reprochant leur pusillanimité et le regret des Dames et festes qu'ils venoient de laisser à Rome, qu'il leur remit par ce moyen le coeur au ventre, ce que nuls enhortemens n'avoient sceu faire, et les attira luymesme sur ses bras, où l'on ne les pouvoit pousser: et, de vray, quand ce sont injures qui touchent au vif, elles peuvent faire ayséement que celuy qui alloit lachement à la besongne pour la querelle de son Roy, y aille d'un autre affection pour la sienne propre. A considerer de combien d'importance est la conservation d'un chef en un'armée, et que la visée de l'ennemy regarde principalement cette teste à laquelle tiennent toutes les autres et en dependent, il semble qu'on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que nous voions avoir esté pris par plusieurs grands chefs, de se travestir et desguiser sur le point de la meslée; toutefois l'inconvenient qu'on encourt par ce moyen n'est pasmoindre que celuy qu'on pense fuir: car le capitaine venant à estre mesconu des siens, le courage qu'ils prennent de son exemple et de sa presence, vient aussi quant et quant à leur faillir, et, perdant la veue de ses marques et enseignes accoustumées, ils le jugent ou mort, ou s'estre desrobé, desesperant de l'affaire. Et, quant à l'experience, nous luy voyons favoriser tantost l'un, tantost l'autre party. L'accident de Pyrrhus, en la bataille qu'il eut contre le consul Levinus en Italie, nous sert à l'un et l'autre visage: car, pour s'estre voulu cacher sous les armes de Demogacles et luy avoir donné les siennes, il sauva bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l'autre inconvenient, de [119v] perdre la journée. Alexandre, Caesar, Lucullus aimoient à se marquer au combat par des accoustremens et armes riches, de couleur reluisante et particuliere: Agis, Agesilaus et ce grand Gilippus, au rebours, alloyent à la guerre obscurément couverts et sans attour impérial. A la bataille de Pharsale, entre autres reproches qu'on donne à Pompeius, c'est d'avoir arresté son armée pied coy, attendant l'ennemy: pour autant que cela (je des-roberay icy les mots mesmes de Plutarque, qui valent mieux que les miens) affoiblit la violence que le courir donne aux premiers coups, et, quant et quant, oste l'eslancement des combatans les uns contre les autres, qui a accoustumé de les remplir d'impetuosité et de fureur plus que autre chose, quand ils viennent à s'entrechoquer de roideur, leur augmentant le courage par le cry et la course, et rend la chaleur des soldats, en maniere de dire, refroidie et figée. Voilà ce qu'il dict pour ce rolle: mais si Caesar eut perdu, qui n'eust peu aussi bien dire qu'au contraire la plus forte et roide assiette est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que, qui est en sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing sa force en soymesmes, a grand avantage contre celuy qui est esbranlé et qui a desja consommé à la course la moitié de son haleine? outre ce que, l'armée estant un corps de tant de diverses pieces, il est impossible qu'elle s'esmeuve en cette furie d'un mouvement si juste, qu'elle n'en altere ou rompe son ordonnance, et que le plus dispost ne soit aux prises, avant que son compagnon le secoure. En cette villaine bataille des deux freres Perses, Clearchus, Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les mena tout bellement à la charge sans soy haster; mais, cinquante pas à près, il les mit à la course, esperant par la brieveté de l'espace, mesnager et leur ordre et leur haleine, leur donnant cependant l'avantage de l'impetuosité pour leurs personnes et pour leurs armes à trait. D'autresont reglé ce doubte en leur armée de cette maniere: si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied coy, s'ils vous attendent de pied coy, courez leur sus. Au passage que l' Empereur Charles cinquiesme fit en Provence, le Roy François fust au propre d'eslire ou de luy aller au devant en Italie, ou de l'attendre en ses terres: et, bien qu'il considerast combien c'est d'avantage de conserver sa maison pure et nette de troubles de la guerre, afin qu'entiere en ses forces elle puisse continuellement fournir deniers et secours au besoing; que la necessité des guerres porte à tous les coups de [120] faire le gast, ce qui ne se peut faire bonnement en nos biens propres, et si le païsant ne porte pas si doucement ce ravage de ceux de son party que de l'ennemy, en maniere qu'il s'en peut aysément allumer des seditions et des troubles parmy nous; que la licence de desrober et de piller, qui ne peut estre permise en son pays, est un grand support aux ennuis de la guerre, et, qui n'a autre esperance de gaing que sa solde, il est mal aisé qu'il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de sa retraicte; que celuy qui met la nappe, tombe tousjours des despens; qu'il y a plus d'allegresse à assaillir qu'à deffendre; et que la secousse de la perte d'une bataille dans nos entrailles est si violente qu'il est malaisé qu'elle ne crolle tout le corps, attendu qu'il n'est passion contagieuse comme celle de la peur, ny qui se preigne si ayséement à credit, et qui s'espande plus brusquement; et que les villes qui auront ouy l'esclat de cette tempeste à leurs portes, qui auront recueilly leurs Capitaines et soldats tremblans encore et hors d'haleine, il est dangereux, sur la chaude, qu'ils ne se jettent à quelque mauvais party: si est-ce qu'il choisit de r'appeller les forces qu'il avoit delà les monts, et de voir venir l'ennemy: car il peut imaginer au contraire, qu'estant chez luy et entre ses amis, il ne pouvoit faillir d'avoir planté de toutes commoditez: les rivieres, les passages, à sa devotion, luy conduiroient et vivres et deniers en toute seureté et sans besoing d'escorte; qu'il auroit ses subjects d'autant plus affectionnez, qu'ils auroient le dangier plus pres; qu'ayant tant de villes et de barrieres pour sa seureté, ce seroit à luy de donner loy au combat selon son opportunité et advantage; et, s'il luy plaisoit de temporiser, qu'à l'abry et à son aise il pourroit voir morfondre son ennemy, et se défaire soy mesmes par les difficultez qui le combatroyent, engagé en une terre contraire, où il n'auroit devant, ny derriere luy, ny à costé, rien qui ne luy fit guerre, nul moyen de [120v] refréchir ou eslargir son armée,si les maladies s'y mettoient, ny de loger à couvert ses blessez; nuls deniers, nuls vivres qu'à pointe de lance; nul loisir de se reposer et prendre haleine; nulle science de lieux ny de pays, qui le sçeut deffendre d'embusches et surprises; et, s'il venoit à la perte d'une bataille, aucun moyen d'en sauver les reliques. Et n'avoit pas faute d'exemples pour l'un et pour l'autre party. Scipion trouva bien meilleur d'aller assaillir les terres de son ennemy en Afrique, que de defendre les siennes et le combatre en Italie où il estoit, d'où bien luy print. Mais, au rebours, Hannibal, en cette mesme guerre, se ruina d'avoir abandonné la conqueste d'un pays estranger pour aller deffendre le sien. Les Atheniens, ayant laissé l'ennemy en leurs terres pour passer en la Sicile, eurent la fortune contraire; mais Agathocles, Roy de Siracuse, l'eust favorable, ayant passé en Afrique et laissé la guerre chez soy. Ainsi nous avons bien accoustumé de dire avec raison que les evenemens et issues dependent, notamment en la guerre, pour la pluspart, de la fortune, laquelle ne se veut pas renger et assujectir à nostre discours et prudence, comme disent ces vers:

Et male consultis pretium est: prudentia fallax,
Nec fortuna probat causas sequiturque merentes;
Sed vaga per cunctos nullo discrimine fertur;
Scilicet est aliud quod nos cogatque regatque
Majus, et in proprias ducat mortalia leges.

Mais, à le bien prendre, il semble que nos conseils et deliberations en dependent bien autant, et que la fortune engage en son trouble et incertitude aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement et inconsidereement, dict Timaeus en Platon, par ce que, comme nous, nos discours ont grande participation au hazard.

[121]

Chap. XLVIII.
Des Destries

Me voicy devenu Grammairien, moy qui n'apprins jamais langue que par routine, et qui ne sçay encore que c'est d'adjectif, conjunctif et d'ablatif: il me semble avoir ouy dire que les Romains avoient des chevaux qu'ils appelloient Funales ou Dextrarios, qui se menoient à dextre ou à relais, pour les prendre tous frez au besoin: et de là vient que nous appellons destriers les chevaux de service. Et nos Romans disent ordinairement adestrer pour accompaigner. Ils appelloyent aussi Desultorios Equos, des chevaux qui estoyent dressez de façon que, courans de touteleur roideur, accouplez costé à costé l'un de l'autre, sans bride, sans selle, les gentils-hommes Romains, voire tous armez, au milieu de la course se jettoient et rejettoient de l'un à l'autre. Les Numides gendarmes menoient en main un second cheval pour changer au plus chaud de la meslée: quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter acerrimam saepe pugnam in recentem equum ex fesso armatis transsultare mos erat: tanta velocitas ipsis, tamque docile equorum genus. Il se trouve plusieurs chevaux dressez à secourir leur maistre, courir sus à qui leur presente une espée nue, se jetter des pieds et des dens sur ceux qui les attaquent et affrontent; mais il leur advient plus souvent de nuire aux amis qu'aux ennemis. Joint que vous ne les desprenez pas à vostre poste, quand ils sont une fois harpez; et demeurez à la misericorde de leur combat. Il mesprint lourdement à Artibie, general de l'armée de Perse, combattant contre Onesile, Roy de Salamis, de personne à personne, d'estre monté sur un cheval façonné en cette escole, car il fut cause de sa mort: le coustillier d' Onesile l'ayant accueilli d'une faulx entre les deux espaules, comme il s'estoit cabré sur son maistre. Et ce que les Italiens disent, qu'en la bataille de Fornuove le cheval du Roy le deschargea, à ruades et coups de pied, des ennemis qui le pressoyent, et qu'il estoit perdu sans cela: ce fut un grand coup de hazard, s'il est vray. Les Mammelus se vantent d'avoir les plus adroits chevaux de gensdarmes du monde. Et dict on que, par nature et par coustume, ils sont faits, par certains signes et voix, à ramasser aveq les dens les lances et les darts, et à les offrir à leur maistre en pleine meslée et à cognoistre et discerner. On dict de Caesar, et aussi du grand Pompeius, que, parmy leurs autres excellentes qualitez, ils estoient fort bons hommes de cheval; et de Caesar, qu'en sa jeunesse, monté à dos sur un cheval et sans bride, il luy faisoit prendre carriere, les mains tournées derriere le dos. Comme nature a voulu faire de ce personnage et d' Alexandre deux miracles en l'art militaire, vous diriez qu'elle s'est aussi efforcée à les armer extraordinairement: car chacun sçait du cheval d' Alexandre, Bucefal, qu'il avoit la teste retirant à celle d'un toreau, qu'il ne se souffroit monter à personnequ'à son maistre, ne peut estre dressé que par luy mesme, fut honoré apres sa mort, et une ville bastie en son nom. Caesar en avoit aussi un autre qui avoit les pieds de devant comme un homme, ayant l'ongle coupée en forme de doigts, lequel ne peut estre monté ny dressé que par Caesar, qui dédia son image après sa mort à la déesse Venus . Je ne démonte pas volontiers quand je suis à cheval, car c'est l'assiette en laquelle je me trouve le mieux, et sain et malade. Platon la recommande pour la santé; aussi dict Pline qu'elle est salutaire à l'estomach et [121v] aux jointures. Poursuivons donc, puis que nous y sommes. On lict en Xenophon la loy deffendant de voyager à pied à homme qui eust cheval. Trogus et Justinus disent que les Parthes avoient accoustumé de faire à cheval non seulement la guerre, mais aussi tous leurs affaires publiques et privez, marchander, parlementer, s'entretenir et se promener; et que la plus notable difference des libres et des serfs parmy eux, c'est que les uns vont à cheval, les autres à pié: institution née du Roy Cyrus . Il y a plusieurs exemples en l'histoire Romaine (et Suetone le remarque plus particulierement de Caesar ) des Capitaines qui commandoient à leurs gens de cheval de mettre pied à terre, quand ils se trouvoient pressez de l'occasion, pour oster aux soldats toute esperance de fuite, et pour l'advantage qu'ils esperoient en cette sorte de combat, quo haud dubie superat Romanus , dict Tite Live . Si est il que la premiere provision de quoy ils se servoient à brider la rebellion des peuples de nouvelle conqueste, c'estoit leur oster armes et chevaus: pourtant voyons nous si souvent en Caesar : arma proferri, jumenta produci, obsides dari jubet. Le grand Seigneur ne permet aujourd'huy ny à Chrestien ny à Juif d'avoir cheval à soy, à ceux qui sont sous son empire. Nos ancestres, et notamment du temps de la guerre des Anglois, en tous les combats solennels et journées assignées, se mettoient la plus part du temps tous à pié, pour ne se fier à autre chose qu'à leur force propre et vigueur de leur courage et de leurs membres, de chose si chere que l'honneur et la vie. Vous engagez, quoy que die Chrysantez en Xenophon, vostre valeur et vostre fortune à celle de vostre cheval: ses playes et sa mort tirent la vostre en consequence; son effray ou sa fougue vous rendent ou temeraire ou làche; s'il a faute de bouche ou d'esperon, c'est à vostre honneur à en respondre. A cette cause, je netrouve pas estrange que ces combats là fussent plus fermes et plus furieux que ceux qui se font à cheval,

cedebant pariter, paritérque ruebant
Victores victique, neque his fuga nota neque illis.

Leurs battailles se voyent bien mieux contestées; ce ne sont asteure que routes: primus clamor atque impetus rem decernit. Et chose que nous appellons à la societé d'un si grand hazard, doit estre en nostre puissance le plus qu'il se peut. Comme je conseilleroy de choisir les armes les plus courtes, et celles dequoy nous nous pouvons le mieux respondre. Il est bien plus apparent de s'asseurer d'une espée que nous tenons au poing, que du boulet qui eschappe de nostre pistole, en laquelle il y a [122] plusieurs pieces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui viendra à faillir, vous fera faillir vostre fortune. On assene peu seurement le coup que l'air vous conduict,

Et quo ferre velint permittere vulnera ventis:
Ensis habet vires, et gens quaecunque virorum est,
Bella gerit gladiis.

Mais, quant à cett'arme là, j'en parleray plus amplement où je feray comparaison des armes anciennes aux nostres; et, sauf l'estonnement des oreilles, à quoy desormais chacun est apprivoisé, je croy que c'est un'arme de fort peu d'effect, et espere que nous en quitterons un jour l'usage. Celle dequoy les Italiens se servoient, de jet et à feu, estoit plus effroyable. Ils nommoient Phalarica une certaine espèce de javeline, armée par le bout d'un fer de trois pieds, affin qu'il peust percer d'outre en outre un homme armé; et se lançoit tantost de la main en la campagne, tantost à tout des engins pour deffendre les lieux assiégez: la hante, revestue d'estouppe empoixée et huilée, s'enflammoit de sa course; et, s'attachant au corps ou au bouclier, ostoit tout usage d'armes et de membres. Toutesfois il me semble que, pour venir au joindre, elle portast aussi empeschement à l'assaillant, et que le champ, jonché de ces tronçons bruslans, produisist en la meslée une commune incommodité, magnum stridens contorta phalarica venit Fulminis acta modo. Ils avoyent d'autres moyens, à quoy l'usage les adressoit, et qui nous semblent incroyables par inexperience, par où ils suppleoyent au deffaut de nostre poudre et de noz boulets. Ils dardoyent leurs piles de telle roideur que souvent ils en enfiloyent deux boucliers et deux hommes armés, et les cousoyent. Les coups de leurs fondes n'estoient pas moins certains et loingtains: saxis globosis funda mare apertum incessentes: coronas modici circuli, magno ex intervallo loci, assueti trajicere: non capita modo hostium vulnerabant, sed quem locum destinassent. Leurs pieces de batterie representoient, comme l'effect, aussi le tintamarre des nostres: ad ictus moenium cum terribili sonitu editos pavor et trepidatio cepit. Les Gaulois nos cousins en Asie, haïssoyent ces armes traistresses et volantes, duits à combatre main à main avec plus de courage. Non tam patentibus plagis moventur: ubi latior quam altior plaga est, etiam gloriosius se pugnare putant: idem, cum aculeus sagittae aut glandis abditae introrsus tenui vulnere in speciem urit, tum, in rabiem et pudorem tam parvae perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi : peinture bien voisine d'une arquebusade. Les dix mille Grecs, en leur longue et fameuse retraitte, rencontrerent une nation qui les endommagea merveilleusement à coups de grands arcs et forts, et des sagettes si longues qu'à les reprendre à la main on les pouvoit rejetter à la mode d'un dard, et perçoient de part en part le bouclier et un homme armé. Les engeins que Dionysius inventa à Siracuse à tirer gros traits massifs et des pierres d'horrible grandeur, d'une si longue volée et impetuosité, representoient de bien pres nos inventions. Encore ne faut-il pas oublier la plaisante assiette qu'avoit, sur sa mule, un maistre Pierre Pol, Docteur en Theologie, que Monstrelet recite avoir accoustumé se promener par la ville de Paris, assis de costé, comme les femmes. Il dit aussi ailleurs que les Gascons avoient des chevaux terribles, accoustumez de virer en courant, dequoy les François, Picards, Flamens et Brabançons faisoient grand miracle: pour n'avoir accoustumé de le voir, ce sont ses mots. Caesar, parlant de ceux de Suede :Aux rencontres qui se font à cheval, dict-il, ils se jettent souvent à terre pour combattre à pié, ayant accoustumé leurs chevaux de ne bouger ce pendant de la place, ausquels ils recourent promptement, s'il en est besoing; et, selon leur coustume, il n'est rien si vilain et si làche que d'user de selles et bardelles, et mesprisent ceux qui en usent: de maniere que, fort peu en nombre, ils ne craignent pas d'en assaillir plusieurs. Ce que j'ay admiré autresfois, de voir un cheval dressé à se manier à toutes mains avec une baguette, la bride avallée sur ses oreilles, estoit ordinaire aux Massiliens, qui se servoient de leurs chevaux sans selle et sans bride. [122v]

Et gens quae nudo residens Massilia dorso
Ora levi flectit, fraenorum nescia, virga.

Et Numidae infraeni cingunt: equi sine frenis, deformis ipse cursus, rigida cervice et extento capite currentium. Le Roy Alphonce, celuy qui dressa en Espaigne l'ordre des chevalliers de la Bande ou de L 'escharpe, leur donna, entre autres regles, de ne monter ny mule ny mulet, sur peine d'un marc d'argent d'amende, comme je viens d'apprendre dans les lettres de Guevara, desquelles ceux qui les ont appellées dorées, faisoient jugement bien autre que celuy que j'en fay. Le Courtisan dict qu'avant son temps, c'estoit reproche à un Gentilhomme d'en chevaucher. Les Abyssins, à mesure qu'ils sont plus grands et plus advancez pres le Prettejan, leur maistre, affectent au rebours des mules à monter par honeur. Xenophon, que les Assyriens tenoient leurs chevaux tousjours entravez au logis, tant ils estoient fascheux et farouches, et qu'il falloit tant de temps à les destacher et harnacher que, pour que cette longueur à la guerre ne leur apportast dommage, s'ils venoient à estre en dessoude surpris par les ennemis, ils ne logeoient jamais en camp qui ne fut fossoyé et remparé. Son Cyrus, si grand maistre au faict de chevalerie, mettoit les chevaux de son escot, et ne leur faisoit bailler à manger, qu'ils ne l'eussent gaigné par la sueur de quelque exercice. Les Scythes où la necessité les pressoit en la guerre, tiroient du sang de leurs chevaux, et s'en abreuvoient et nourrissoient,

Venit et epoto Sarmata pastus equo.

Ceux de Crotte, assiegéz par Metellus, se trouverent en telle disette de tout autre breuvage qu'ils eurent à se servir de l'urine de leurs chevaux. Pour verifier combien les armées Turquesques se conduisent et maintiennent à meilleure raison que les nostres, ils disent qu'outre ce que les soldats ne boivent que de l'eau et ne mangent que riz et de la chair salée mise en poudre, dequoy chacun porte aysément sur soy provision pour un moys, ils sçavent aussi vivre du sang de leurs chevaux, comme les Tartares et Moscovites, et le salent. Ces nouveaux peuples des Indes, quand les Espagnols y arriverent, estimerent, tant des hommes que des chevaux, que ce fussent ou Dieux ou animaux, en noblesse au-dessus de leur nature. Aucuns, apres avoir esté vaincus, venant demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l'or et des viandes, ne faillirent d'en aller autant offrir aux chevaux, avec une toute pareille harengue à celle des hommes, prenant leur hannissement pour langage de composition et de trefve. Aux Indes de deça, c'estoit anciennement le principal et royal honneur de chevaucher un elephant, le second d'aller en coche, trainé à quatre chevaux, le tiers de monter un chameau, le dernier et plus vile degré d'estre porté ou charrié par un cheval seul. Quelcun de nostre temps escrit avoir veu, en ce climat là, des païs où l'on chevauche les boeufs avec bastines, estriez et brides, et s'estre bien trouvé de leur porture. Quintus Fabius Maximus Rutilianus, contre les Samnites, voyant que ses gens de cheval à trois ou quatre charges avoient failly d'enfoncer le bataillon des ennemis, print ce conseil, qu'ils debridassent leurs chevaux et brechassent à toute force des esperons, si que, rien ne les pouvant arrester, au-travers des armes et des hommes renversez, ouvrirent le pas à leurs gens de pied, qui parfirent une tres-sanglante deffaitte. Autant en commanda Quintus Fulvius Flaccus contre les Celtiberiens : Id cum majore vi equorum facietis, si effrenatos in hostes equos immittitis; quod saepe romanos equites cum laude fecisse sua, maemoriae proditum est. Detractisque frenis, bis ultro citroque cum magna strage hostium, infractis omnibus hastis, transcurrerunt. Le Duc de Moscovie devoit anciennement cette reverence aux Tartares, quand ils envoioyent vers luy des Ambassadeurs, qu'il leur alloit au devant à pié et leur presentoit un gobeau de lait de jument (breuvage qui leur est en delices), et si, en beuvant, quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs chevaux, il estoit tenu de la lecher avec la langue. En Russie, l'armée que l' Empereur Bajazet y avoit envoyé, fut accablée d'un si horrible ravage de neiges que, pour s'en [123] mettre à couvert et sauver du froid, plusieurs s'adviserent de tuer et eventrer leurs chevaux, pour se getter dedans et jouyr de cette chaleur vitale. Pajazet, apres cest aspre estour où il fut rompu par Tamburlan, se sauvoit belle erre sur une jument Arabesque, s'il n'eust esté contrainct de la laisser boire son saoul au passage d'un ruisseau, ce qui la rendit si flacque et refroidie, qu'il fut bien aisément apres acconsuivi par ceux qui le poursuivoyent. On dict bien qu'on les lache, les laissant pisser; mais le boire, j'eusse plus tost estimé qu'il l'eust refrechie et renforcée. Croesus, passant le long de la ville de Sardis, y trouva des pastis où il y avoit grande quantité de serpents, desquels les chevaux de son armée mangeoient de bon appetit, qui fut un mauvais prodige à ses affaires, dict Herodote . Nous appellons un cheval entier, qui a crin et oreille; et ne passent les autres à la montre: les Lacedemoniens, ayant desfait les Atheniens en la Sicile, retournans de la victoire en pompe en la ville de Siracuse, entre autres bravades firent tondre les chevaux vaincus et les menerent ainsin en triomphe. Alexandre combatit une nation Dahas : ils alloyent deux à deux armez à cheval à la guerre; mais, en la meslée, l'un descendoit à terre; et combatoient ore à pied, ore à cheval, l'un apres l'autre. Je n'estime point, qu'en suffisance et en grace à cheval, nulle nation nous emporte. Bon homme de cheval, à l'usage de nostre parler, semble plus regarder au courage qu'à l'adresse. Le plus sçavant, le plus seur et mieux advenant à mener un cheval à raison que j'aye connu, fut à mon gré le sieur de Carnevalet, qui en servoit nostre Roy Henry second. J'ay veu homme donner carriere à deux pieds sur sa selle, demonter sa selle, et, au retour, la rellever, reaccommoder et s'y rasseoir, fuyant tousjours à bride avallée; ayant passé par-dessus un bonnet, y tirer par derriere des bons coups de son arc; amasser ce qu'il vouloit, se jettant d'un pied à terre, tenant l'autre en l'estrier: et autres pareilles singeries, de quoy il vivoit. On a veu de mon temps, à Constantinople, deux hommes sur un cheval, lesquels, en sa plus roide course, se rejettoyent à tours à terre et puis sur la selle. Et un qui, seulement desdents, bridoit et harnachoit son cheval. Un autre qui, entre deux chevaux, un pied sur une selle, l'autre sur l'autre, portant un second sur ses bras, couroit à toute bride: ce second, tout debout sur luy, tirant en la course des coups bien certains de son arc. Plusieurs qui, les jambes contre-mont, couroyent la teste plantée sur leurs selles, entre les pointes des simeterres attachez au harnois. En mon enfance le Prince de Sulmone, à Naples, maniant un rude cheval de toute sorte de maniemens, tenoit soubs ses genouz et soubs ses orteils des reales, comme si elles y eussent esté clouées, pour montrer la fermeté de son assiette.

Chap. XLIX.
Des Coustumes Anciennes

J'excuserois volontiers en nostre peuple, de n'avoir autre patron et regle de perfection que ses propres meurs et usances: car c'est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d'avoir leur visée et leur arrest sur le train auquel ils sont nais. Je suis content, quand il verra Fabritius ou Laelius, qu'il leur trouve [123v] la contenance et le port barbare, puis qu'ils ne sont ny vestus ny façonnez à nostre mode. Mais je me plains de sa particuliere indiscretion, de se laisser si fort piper et aveugler à l'authorité de l'usage present, qu'il soit capable de changer d'opinion et d'advis tous les mois, s'il plait à la coustume, et qu'il juge si diversement de soy mesmes. Quant il portoit le busc de son pourpoin entre les mamelles, il maintenoit par vives raisons qu'il estoit en son vray lieu; quelques années apres le voylà avalé jusques entre les cuisses, il se moque de son autre usage, le trouve inepte et insupportable. La façon de se vestir presente luy faict incontinent condamner l'ancienne, d'une resolution si grande et d'un consentement si universel, que vous diriez que c'est une espece de manie qui luy tourneboule ainsi l'entendement. Par ce que nostre changement est si subit et si prompt encela, que l'invention de tous les tailleurs du monde ne sçauroit fournir assez de nouvelletez, il est force que bien souvent les formes mesprisées reviennent en credit, et celles là mesmes tombent en mespris tantost apres; et qu'un mesme jugement preigne, en l'espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois, non diverses seulement, mais contraires opinions, d'une inconstance et legereté incroyable. Il n'y a si fin d'entre nous qui ne se laisse embabouiner de cette contradiction et esblouyr tant les yeux internes que les externes insensiblement. Je veux icy entasser aucunes façons anciennes que j'ay en memoire, les unes de mesme les nostres, les autres differentes, afin qu'ayant en l'imagination cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le jugement plus esclaircy et plus ferme. Ce que nous disons de combatre à l'espée et la cape, il s'usoit encores entre les Romains, ce dict Caesar : Sinistris sagos involvunt, gladiosque distringunt. Et remerque des lors en nostre nation ce vice, qui y est encore, d'arrester les passans que nous rencontrons en chemin, et de les forcer de nous dire qui ils sont, et de recevoir à injure et occasion de querelle, s'ils refusent de nous respondre. Aux bains, que les anciens [124] prenoyent tous les jours avant le repas, et les prenoyent aussi ordinairement que nous faisons de l'eau à laver les mains, ils ne se lavoyent du commencement que les bras et les jambes; mais dépuis, et d'une coustume qui a duré plusieurs siecles et en la plus part des nations du monde, ils se lavoyent tous nudz d'eau mixtionnée et parfumée, de maniere qu'ils emploioyent pour tesmoignage de grande simplicité de se laver d'eau simple. Les plus affetez et delicatz se parfumoyent tout le corps bien trois ou quatre fois par jour. Ils se faisoyent souvent pinceter tout le poil, comme les femmes Françoises ont pris en usage, depuis quelque temps, de faire leur front,

Quod pectus, quod crura tibi, quod brachia vellis,

quoy qu'ils eussent des oignemens propres à cela:

Psilotro nitet, aut arida latet oblita creta.

Ils aymoient à se coucher mollement, et alleguent, pour preuve de patience, de coucher sur le matelas. Ils mangeoyent couchez sur des lits, à peu prez en mesme assiete que les Turcs de nostre temps,

Inde thoro pater Aeneas sic orsus ab alto.

Et dit on du jeune Caton que, depuis la bataille de Pharsale, estant entré en deuil du mauvais estat des affaires publiques, il mangea tousjours assis, prenant un train de vie plus austere. Ils baisoyent les mains aux grands pour les honnorer et caresser; et, entre les amis, ils s'entrebaisoyent en se saluant, comme font les Venitiens :

Gratatusque darem cum dulcibus oscula verbis.

Et touchoyent aux genoux pour requerir ou saluer un grand. Pasiclez le philosophe, frere de Crates, au lieu de porter la main au genou, la porta aux genitoires. Celuy à qui il s'addressoit l'ayant rudement repoussé: Comment, dict-il, cecy n'est il pas vostre aussi bien que les genoux? Ils mangeoyent, comme nous, le fruict à l'yssue de table. Ils se torchoyent le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des parolles) avec une esponge; voylà pourquoy Spongia est un mot obscoene en Latin; et estoit cette esponge attachée au bout d'un baston, comme tesmoigne l'histoire de [124v] celuy qu'on menoit pour estre presenté aux bestes devant le peuple, qui demanda congé d'aller à ses affaires; et, n'ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier et s'en estouffa. Ils s'essuyoient le catze de laine perfumée, quand ils en avoyent faict:

At tibi nil faciam, sed lota mentula lana.

Il y avoit aux carrefours à Rome des vaisseaux et demy-cuves pour y apprester à pisser aux passans,

Pusi saepe lacum propter, se ac dolia curta
Somno devincti credunt extollere vestem.

Ils faisoyent collation entre les repas. Et y avoit en esté des vendeurs de nege pour refréchir le vin; et en y avoit qui se servoyent de nege en hyver, ne trouvans pas le vin encore lors assez froid. Les grands avoyent leurseschançons et trenchans, et leurs fols pour leur donner plaisir. On leur servoit en hyver la viande sur des fouyers qui se portoient sur la table; et avoyent des cuisines portatives, comme j'en ay veu, dans lesquelles tout leur service se trainoit apres eux,

Has vobis epulas habete lauti;
Nos offendimur ambulante caena.

Et en esté ils faisoyent souvent, en leurs sales basses, couler de l'eau fresche et claire dans des canaus, au dessous d'eux, où il y avoit force poisson en vie, que les assistans choisissoyent et prenoyent en la main pour le faire aprester chacun à sa poste. Le poisson a tousjours eu ce privilege, comme il a encores, que les grans se meslent de le sçavoir aprester: aussi en est le goust beaucoup plus exquis que de la chair, au moins pour moy. Mais, en toute sorte de magnificence, de desbauche et d'inventions voluptueuses, de mollesse et de sumptuosité, nous faisons, à la verité, ce que nous pouvons pour les égaler, car nostre volonté est bien aussi gastée que la leur; mais nostre suffisance n'y peut arriver: nos forces ne sont non plus capables [125] de les joindre en ces parties là vitieuses, qu'aux vertueuses: car les unes et les autres partent d'une vigueur d'esprit qui estoit sans comparaison plus grande en eux qu'en nous; et les ames, à mesure qu'elles sont moins fortes, elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort bien ny fort mal. Le haut bout d'entre eux, c'estoit le milieu. Le devant et derriere n'avoyent, en escrivant et parlant, aucune signification de grandeur, comme il se voit evidemment par leurs escris: ils diront Oppius et Caesar aussi volontiers que Caesar et Oppius, et diront moy et toy indifferemment comme toy et moy. Voylà pourquoy j'ay autrefois remarqué, en la vie de Flaminius de Plutarque François, un endroit où il semble que l'autheur, parlant de la jalousie de gloire qui estoit entre les Aetoliens et les Romains pour le gain d'une bataille qu'ils avoyent obtenu en commun, face quelque pois de ce qu'aux chansons Grecques on nommoit les Aetholiens avant les Romains, s'il n'y a de l'Amphibologie aux mots François . Les Dames, estant aux estuves, y recevoyent quant et quant des hommes, et se servoyent là mesme de leurs valets à les frotter et oindre,

Inguina succinctus nigra tibi servus aluta
Stat, quoties calidis nuda foveris aquis.

Elles se saupoudroyent de quelque poudre pour reprimer les sueurs. Les anciens Gaulois, dict Sidonius Appollinaris, portoyent le poil long par le devant, et le derriere de la teste tondu, qui est cette façon qui vient à estre renouvellée par l'usage effeminé et làche de ce siecle. Les Romains payoient ce qui estoit deu aux bateliers pour leur naulage, des l'entrée du bateau; ce que nous faisons apres estre rendus à port,

dum as exigitur, dum mula ligatur,
Tota abit hora.

Les femmes couchoyent au lict du costé de la ruelle: voylà pourquoy on appelloit Caesar spondam Regis Nicomedis . Ils [125v] prenoyent aleine en beuvant. Ils baptisoient le vin,

quis puer ocius
Restinguet ardentis falerni
Pocula praetereunte lympha?

Et ces champisses contenances de nos laquais y estoyent aussi,

O Jane, à tergo quem nulla ciconia pinsit,
Nec manus auriculas imitata est mobilis albas,
Nec linguae quantum sitiet canis Apula tantum.

Les Dames Argienes et Romaines portoyent le deuil blanc, comme les nostres avoient accoustumé, et devoyent continuer de faire, si j'en estois creu. Mais il y a des livres entiers faits sur cet argument.

Chap. L.
De Democritus et Heraclitus

Le jugement est un util à tous subjects, et se mesle par tout. A cette cause, aux essais que j'en fay ici, j'y employe toute sorte d'occasion. Si c'est un subject que je n'entende point, à cela mesme je l'essaye, sondant le gué de bien loing; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive: et cette reconnoissance de ne pouvoir passer outre, c'est un traict de son effect, voire de ceux dequoy il se vante le plus. Tantost, à un subject vain et de neant, j'essaye voir s'il trouvera dequoy lui donner corps, et dequoy l'appuyer et estançonner. Tantost je le promene à un subject noble et tracassé, auquel il n'a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé qu'il ne peut marcher que sur la piste d'autruy. Là il fait son jeu à eslire la route qui luy semble la meilleure,et, de mille sentiers, il dict que cettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux choisi. Je prends de la fortune le premier argument. Ils me sont également bons. Et ne desseigne jamais de les produire entiers. [126] Car je ne voy le tout de rien: Ne font pas, ceux qui promettent de nous le faire veoir. De cent membres et visages qu'a chaque chose, j'en prens un tantost à lecher seulement, tantost à effleurer; et par fois à pincer jusqu'à l'os. J'y donne une poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondement que je sçay. Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hazarderoy de traitter à fons quelque matière, si je me connoissoy moins. Semant icy un mot, icy un autre, eschantillons despris de leur piece, escartez, sans dessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy mesme, sans varier quand il me plaist; et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l'ignorance. Tout mouvement nous descouvre. Cette mesme ame de Caesar, qui se faict voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se faict aussi voir à dresser des parties oysives et amoureuses. On juge un cheval, non seulement à le voir manier sur une carriere, mais encore à luy voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l'estable. Entre les functions de l'ame il en est de basses: qui ne la void encor par là, n'acheve pas de la connoistre. Et à l'adventure la remarque l'on mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ces hautes assiettes. Joint qu'elle se couche entiere sur chasque matiere, et s'y exerce entiere, et n'en traitte jamais plus d'une à la fois. Et la traitte, non selon elle, mais selon soy. Les choses à part elles ont peut estre leurs poids et mesures et conditions; mais au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l'entend. La mort est effroyable à Ciceron, desirable à Caton, indifferente à Socrates . La santé, la conscience, l'authorité, la science, la richesse, la beauté et leurs contraires se despouillent à l'entrée, et reçoivent de l'ame nouvelle vesture, et de la teinture qu'il lui plaist: brune, verte, claire, obscure, aigre, douce, profonde, superficielle, et qu'il plaist à chacune d'elles: car elles n'ont pas verifié en commun leurs stiles, regles et formes: chacune est Royne en son estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des choses: c'est à nous à nous en rendre compte. Nostre bien et nostre mal ne tient qu'à nous. Offronsy nos offrandes et nos voeus, non pas à la fortune: elle ne peut rien sur nos meurs: au rebours, elles l'entrainent à leur suitte et la moulent à leur forme. Pourquoy ne jugeray-je d' Alexandre à table, devisant et beuvant d'autant? Ou s'il manioit des eschecs, quelle corde de son esprit ne touche et n'employe ce niais et puerille jeu? Je le hay et fuy, de ce qu'il n'est pas assez jeu, et qu'il nous esbat trop serieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose. Il ne fut pas plus enbesoigné à dresser son glorieux passage aus Indes; ny cet autre à desnouer un passage duquel dépend le salut du genre humain. Voyez combien nostre ame grossit et espessit cet amusement ridicule: si tous ses nerfs ne bandent: combien amplement elle donne à chacun loy en cela, de se connoistre, et de juger droittement de soy. Je ne me voy et retaste plus universellement en nulle autre posture. Quelle passion ne nous y exerce? la cholere, le despit, la hayne, l'impatience et une vehemente ambition de vaincre, en chose en laquelle il seroit plus excusable d'estre ambitieux d'estre vaincu. Car la précellence rare et au dessus du commun messied à un homme d'honneur en chose frivole. Ce que je dy en cet exemple, se peut dire en tous autres: chasque parcelle, chasque occupation de l'homme l'accuse et le montre également qu'un'autre. Democritus et Heraclytus ont esté deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortoit en public qu'avec un visage moqueur et riant; Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement atristé, et les yeux chargez de larmes,

alter
Ridebat, quoties à limine moverat unum
Protuleratque pedem; flebat contrarius alter.

J'ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu'il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu'elle est plus desdaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l'autre: et il me semble que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon nostre merite. La plainte et la commiseration sont meslées à quelque estimation de la chose qu'on plaint; les choses dequoy on se moque, on les estime sans pris. Je ne pense point qu'il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de sotise: nous ne sommes pas si pleins de mal comme d'inanité; nous ne sommes pas si miserables comme nous sommes viles. Ainsi Diogenes, qui baguenaudoit a-part soy, roulant son tonneau ethochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des [126v] mouches ou des vessies pleines de vent, estoit bien juge plus aigre et plus poingnant, et par consequent plus juste, à mon humeur, que Timon, celuy qui fut surnommé le haisseur des hommes. Car ce qu'on hait, on le prend à coeur. Cettuy-cy nous souhaitoit du mal, estoit passionné du desir de nostre ruine, fuioit nostre conversation comme dangereuse, de meschans et de nature depravée; l'autre nous estimoit si peu que nous ne pourrions ny le troubler ny l'alterer par nostre contagion, nous laissoit de compagnie, non pour la crainte, mais pour le desdain de nostre commerce: il ne nous estimoit capables ny de bien, ny de mal faire. De mesme marque fut la responce de Statilius, auquel Brutus parla pour le joindre à la conspiration contre Caesar : il trouva l'entreprinse juste, mais il ne trouva pas les hommes dignes pour lesquels on se mit aucunement en peine, conformeement à la discipline de Hegesias qui disoit le sage ne devoir rien faire que pour soy: d'autant que seul il est digne pour qui on face; et à celle de Theodorus, que c'est injustice que le sage se hazarde pour le bien de son païs, et qu'il mette en peril la sagesse pour des fols. Nostre propre et peculiere condition est autant ridicule que risible.

Chap. LI.
De la Vanité des Paroles

Un Rhetoricien du temps passé disoit que son mestier estoit, de choses petites les faire paroistre et trouver grandes. C'est un cordonnier qui sait faire de grands souliers à un petit pied. On luy eut faict donner le fouet en Sparte, de faire profession d'un' art piperesse et mensongere. Et croy que Archidamus, qui en estoit Roy, n'ouit pas sans estonnement la responce de Thucididez, auquel il s'enqueroit qui estoit plus fort à la luicte, ou Pericles ou luy: Cela, fit-il, seroit mal-aysé à verifier; car, quand je l'ay porté par terre en luictant, il persuade à ceux qui l'ont veu qu'il n'est pas tombé, et le gaigne. Ceux qui masquent et fardent les femmes, font moins de mal; car c'est chose de peu de perte de ne les voir pas en leur naturel; là où ceux-cy font estat de tromper, non pas nos yeux, mais [127] nostre jugement, et d'abastardir et corrompre l'essence des choses. Les republiques qui se sont maintenues en un estat reglé et bien policé, comme la Cretense ou Lacedemonienne, elles n'ont pas faict grand compte d'orateurs. Ariston definit sagement la rhetorique: science à persuader le peuple; Socrates, Platon, art de tromper et de flatter; et ceux qui le nient en la generale description le verifient partout en leurs preceptes. Les Mahometans en defendent l'instruction à leurs enfans, pour son inutilité. Et les Atheniens, s'apercevant combien son usage, qui avoit tout credit en leur ville, estoit pernicieux, ordonnerent que sa principale partie qui est esmouvoir les affections en fust ostée ensemble les exordes et perorations. C'est un util inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune desreiglée, et est util qui ne s'employe qu'aux estats malades, comme la medecine; en ceux où le vulgaire, où les ignorans, où tous ont tout peu, comme celuy d' Athenes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont esté en perpetuelle tempeste, là ont afflué les orateurs. Et, à la verité, il se void peu de personnages, en ces republiques là qui se soient poussez en grand credit sans le secours de l'eloquence: Pompeius, Caesar, Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus ont pris de là leur grand appuy à se monter à cette grandeur d'authorité où ils sont en fin arrivez, et s'ensont aydez plus que des armes: contre l'opinion des meilleurs temps. Car Lucius Volumnius, parlant en public en faveur de l'election au consulat faitte des personnes de Quintus Fabius et Publius Decius : Ce sont gens nays à la guerre, grands aux effects; au combat du babil, rudes: esprits vrayement consulaires; les subtils, eloquens et sçavans sont bons pour la ville, Preteurs à faire justice, dict-il. L'eloquence a fleury le plus à Rome . lors que les affaires ont esté en plus mauvais estat, et que l'orage des guerres civiles les agitoit: comme un champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices qui dépendent d'un monarque, en ont moins de besoin que les autres: car la bestise et facilité qui se trouve en la commune, et qui la rend subjecte à estre maniée et contournée par les oreilles au doux son de cette harmonie, sans venir à poiser et connoistre la verité des choses par la force de la raison, cette facillité, dis-je, ne se trouve pas si aisément en un seul; et est plus aisé de le garentir par bonne institution et bon conseil de l'impression de cette poison. On n'a pas veu sortir de Macedoine, ny de Perse, aucun orateur de renom. J'en ay dict ce mot sur le subject d'un Italien que je vien d'entretenir, qui a servy le feu Cardinal Caraffe de maistre d'hostel jusques à sa mort. Je luy faisoy compter de sa charge. Il m'a fait un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s'il m'eust parlé de quelque grand poinct de [127v] Theologie. Il m'a dechifré une difference d'appetits: celuy qu'on a à jeun, qu'on a apres le second et tiers service; les moyens, tantost de luy plaire simplement, tantost de l'eveiller et picquer; la police de ses sauces, premierement en general, et puis particularisant les qualitez des ingrediens et leurs effects; les differences des salades selon leur saison, celle qui doit estre reschaufée, celle qui veut estre servie froide, la façon de les orner et embellir pour les rendre encores plaisantes à la veue. Apres cela, il est entré sur l'ordre du service, plein de belles et importantes considerations,

nec minimo sane discrimine refert
Quo gestu lepores, et quo gallina secetur.

Et tout cela enflé de riches et magnifiques paroles, et celles mesmes qu'on employe à traiter du gouvernement d'un Empire . Il m'est souvenu de mon homme:

Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lautum est parum,
Illud rectè; iterum sic memento; sedulo
Moneo quae possum pro mea sapientia.
Postremo, tanquam in speculum, in patinas, Demea,
Inspicere jubeo, et moneo quid facto usus sit.

Si est-ce que les Grecs mesmes louerent grandement l'ordre et la disposition que Paulus Aemilius observa au festin qu'il leur fit au retour de Macedoine; mais je ne parle point icy des effects, je parle des mots. Je ne sçay s'il en advient aux autres comme à moy; mais je ne me puis garder, quand j'oy nos architectes s'enfler de ces gros mots de pilastres, architraves, corniches, d'ouvrage Corinthien et Dorique, et semblables de leur jargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d' Apolidon; et, par effect, je trouve que ce sont les chetives pieces de la porte de ma cuisine. Oyez dire metonomie, metaphore, allegorie, et autres tels noms de la grammaire, semble-il pas qu'on signifie quelque forme de langage [128] rare et pellegrin? Ce sont titres qui touchent le babil de vostre chambriere. C'est une piperie voisine à cettecy, d'appeller les offices de nostre estat par les titres superbes des Romains, encores qu'ils n'ayent aucune ressemblance de charge, et encores moins d'authorité et de puissance. Et cette-cy aussi, qui servira, à mon advis, un jour de tesmoignage d'une singuliere ineptie de nostre siecle, d'employer indignement, à qui bon nous semble, les surnoms les plus glorieux dequoy l'ancienneté ait honoré un ou deux personnages en plusieurs siecles. Platon a emporté ce surnom de divin par un consentement universel, que aucun n'a essayé luy envier; et les Italiens, qui se vantent, et avecques raison, d'avoir communément l'esprit plus esveillé et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent d'estrener l' Aretin, auquel, sauf une façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingenieuses à la vérité, mais recherchées de loing et fantasques, et outre l'éloquence en fin, telle qu'elle puisse estre, je ne voy pas qu'il y ait rien au dessus des communs autheurs de son siecle; tant s'en faut qu'il approche de cette divinité ancienne. Et le surnom de grand, nous l'attachons à des Princes qui n'ont rien au dessus de la grandeur populaire.

Chap. LII.
De la Parsimonie des Anciens

Attilius Regulus, general de l'armée Romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escrivit à la chose publique qu'un valet de labourage qu'il avoit laissé seul au gouvernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses utils de labourage, et demandoit congé pour s'en retourner et y pourvoir, de peur que sa femme et ses enfans n'en eussent à souffrir: le Senat pourveut à [128v] commettre un autre à la conduite de ses biens et luy fist restablir ce qui luy avoit esté desrobé, et ordonna que sa femme et enfans seroient nourris aux despens du public. Le vieux Caton, revenant d' Espaigne Consul, vendit son cheval de service pour espargner l'argent qu'il eut couté à le ramener par mer en Italie; et, estant au gouvernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à pied, n'ayant avec luy autre suite qu'un officier de la chose publique, qui luy portoit sa robbe, et un vase à faire des sacrifices; et le plus souvent il pourtoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'avoir jamais eu robbe qui eust cousté plus de dix escus, ny avoir envoyé au marché plus de dix sols pour un jour; et, de ses maisons aux champs, qu'il n'en avoit aucune qui fut crepie et enduite par dehors. Scipion Aemilianus, apres deux triomphes et deux Consulats, alla en legation avec sept serviteurs seulement. On tient qu' Homere n'en eust jamais qu'un; Platon trois; Zenon, le chef de la secte Stoique, pas un. Il ne fut taxé que cinq sols et demy, pour jour, à Tyberius Gracchus, allant en commission pour la chose publique, estant lors le premier homme des Romains .

Chap. LIII.
D'un Mot de Caesar

Si nous nous amusions par fois à nous considerer, et le temps que nous mettons à contreroller autruy et à connoistre les choses qui sont hors de nous, que nous l'emploissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et defaillantes. N'est-ce pas un singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouvoir r'assoir nostre contentement en aucune chose, et que, par desir mesme et imagination, il soit hors de nostre puissance de choisir ce [129] qu'il nous faut? Dequoy porte bon tesmoignage cette grande dispute qui a tousjours esté entre les Philosophes pour trouver le souverain bien de l'homme, et qui dure encores et durera eternellement, sans resolution et sans accord:

dum abest quod avemus, id exuperare videtur
Caetera; post aliud cùm contigit illud avemus,
Et sitis aequa tenet.

Quoy que ce soit qui tombe en nostre connoissance et jouïssance, nous sentons qu'il ne nous satisfaict pas, et allons beant apres les choses advenir et inconnues, d'autant que les presentes ne nous soulent point: non pas, à mon advis, qu'elles n'ayent assez dequoy nous souler, mais c'est que nous les saisissons d'une prise malade et desreglée,

Nam, cùm vidit hic, ad usum quae flagitat usus,
Omnia jam ferme mortalibus esse parata,
Divitiis homines et honore et laude potentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama,
Nec minus esse domi cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi servire querelis:
Intellexit ibi vitium vas efficere ipsum,
Omniaque illius vitio corrumpier intus,
Quae collata foris et commoda quaeque venirent.

Nostre appetit est irresolu et incertain: il ne sçait rien tenir, ny rien jouyr de bonne façon. L'homme, estimant que ce soit le vice de ces choses, se remplit et se paist d'autres choses qu'il ne sçait point et qu'il ne cognoit point, où il applique ses desirs et ses esperances, les prend en honneur et reverence: comme dict Caesar, communi fit vitio naturae ut invisis, latitantibus atque incognitis rebus magis confidamus, vehementiusque exterreamur.

[129v]

Chap. LIV.
Des Vaines Subtilitez

Il est de ces subtilitez frivoles et vaines, par le moyen desquelles les hommes cherchent quelquesfois de la recommandation: comme les poetes qui font des ouvrages entiers de vers commençans par une mesme lettre: nous voyons des oeufs, des boules, des aisles, des haches façonnées anciennement par les Grecs avec la mesure de leurs vers, en les alongeant ou accoursissant, en maniere qu'ils viennent à représenter telle ou telle figure. Telle estoit la science de celuy qui s'amusa à conter en combien de sortes se pouvoient renger les lettres de l'alphabet, et y en trouva ce nombre incroiable qui se void dans Plutarque . Je trouve bonne l'opinion de celuy à qui on presenta un homme apris à jetter de la main un grain de mil avec telle industrie que, sans faillir, il le passoit tousjours dans le trou d'une esguille, et luy demanda l'on, apres, quelque present pour loyer d'une si rare suffisance: sur-quoy il ordonna, bien plaisamment, et justement à mon advis, qu'on fit donner à cet ouvrier deux ou trois minots de mil, affin qu'un si bel art ne demeurast sans exercice. C'est un tesmoignage merveilleux de la foiblesse de nostre jugement, qu'il recommande les choses par la rareté ou nouvelleté, ou encore par la difficulté, si la bonté et utilité n'y sont joinctes. Nous venons presentement de nous jouer chez moy à qui pourroit trouver plus de choses qui se tiennent par les deux bouts extremes: comme Sire, c'est un tiltre qui se donne à la plus eslevée personne de nostre estat, qui est le Roy, et se donne aussi au vulgaire, comme aux marchans, et ne touche point ceux d'entre deux. Les femmes de qualité, on les nomme Dames ; les moyennes, Damoiselles; et Dames encore, celles de la plus basse marche. Les dez qu'on estend sur les tables, ne sont permis qu'aux maisons des princes et aux tavernes. Democritus disoit que les dieux et les bestes [130] avoient les sentimens plus aiguz que les hommes, qui sont au moyen estage. Les Romains portoient mesme accoutrement les jours de deuil et les jours de feste.Il est certain que la peur extreme et l'extreme ardeur de courage troublent également le ventre et le laschent. Le saubriquet de Tremblant, duquel le xii Roy de Navarre, Sancho, fut surnommé, aprend que la hardiesse aussi bien que la peur font tremousser nos membres. Et celuy à qui ses gens qui l'armoient, voïant frissoner la peau, s'essayoient de le rasseurer en apetissant le hasard auquel il s'alloit presanter, leur dict: Vous me connoissez mal. Si ma chair sçavoit où mon courage la portera tantost, elle s'en transiroit tout à plat. La foiblesse qui nous vient de froideur et desgoutement aux exercices de Venus, elle nous vient aussi d'un appetit trop vehement et d'une chaleur desreglée. L'extreme froideur et l'extreme chaleur cuisent et rotissent. Aristote dict que les cueus de plomb se fondent et coulent de froid et de la rigueur de l'hyver, comme d'une chaleur vehemente. Le desir et la satieté remplissent de douleur les sieges au dessus et au dessous de la volupté. La bestise et la sagesse se rencontrent en mesme point de sentiment et de resolution à la souffrance des accidens humains: les Sages gourmandent et commandent le mal, et les autres l'ignorent: ceux-cy sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà; lesquels, apres en avoir bien poisé et consideré les qualitez, les avoir mesurez et jugez tels qu'ils sont, s'eslancent au-dessus par la force d'un vigoureux courage: ils les desdaignent et foulent aux pieds, ayant une ame forte et solide, contre laquelle les traicts de la fortune venant à donner, il est force qu'ils rejalissent et s'emoussent, trouvant un corps dans lequel ils ne peuvent faire impression: l'ordinaire et moyenne condition des hommes loge entre ces deux extremitez, qui est de ceux qui apperçoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter. L'enfance et la decrepitude se rencontrent en imbecillité de cerveau; l'avarice et la profusion, en pareil desir d'attirer et d'acquerir. Il se peut dire, avec apparence, qu'il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science, une autre, doctorale, qui vient aprés la science: ignorance que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle deffaict et destruit la premiere. Des esprits simples, moins curieux et moins instruicts, il s'en faict de bons Chrestiens qui, par reverence et obeissance, croient simplement et se maintiennent soubs les loix. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité s'engendre l'erreur des opinions: ils suyvent l'apparence du premier sens, et ont quelque tiltre d'interpreter à simplicité et bestise, de nous voir arrester en l'ancien train, regardant [130v] à nous qui n'y sommes pas instruicts par estude. Les grands esprits, plus rassis et clairvoians,font un autre genre de bien croyans; lesquels, par longue et religieuse investigation, penetrent une plus profonde et abstruse lumiere és escriptures, et sentent le misterieux et divin secret de nostre police Ecclesiastique. Pourtant en voyons nous aucuns estre arrivez à ce dernier estage par le second, avec merveilleux fruict et confirmation, comme à l'extreme limite de la Chrestienne intelligence, et jouyr de leur victoire avec consolation, action de graces, reformation de meurs et grande modestie. Et en ce rang n'entens-je pas loger ces autres qui, pour se purger du soubçon de leur erreur passé et pour nous asseurer d'eux, se rendent extremes, indiscrets et injustes à la conduicte de nostre cause, et la taschent d'infinis reproches de violence. Les paisans simples sont honnestes gens, et honnestes gens les philosophes, ou, selon nostre temps, des natures fortes et claires, enrichies d'une large instruction de sciences utiles. Les mestis qui ont dedaigné le premier siege d'ignorance de lettres, et n'ont peu joindre l'autre (le cul entre deux selles, desquels je suis, et tant d'autres), sont dangereux, ineptes, importuns: ceux icy troublent le monde. Pourtant de ma part je me recule tant que je puis dans le premier et naturel siege, d'où je me suis pour neant essayé de partir. La poesie populaire et purement naturelle a des naïvetez et graces par où elle se compare à la principale beauté de la poesie parfaitte selon l'art; comme il se void és villanelles de Gascongne et aux chansons qu'on nous rapporte des nations qui n'ont congnoissance d'aucune science, ny mesme d'escriture. La poesie mediocre qui s'arreste entre deux, est desdaignée, sans honneur et sans prix. Mais parce que, apres que le pas a esté ouvert à l'esprit, j'ay trouvé, comme il advient ordinairement, que nous avions pris pour un exercice malaisé et d'un rare subject ce qui ne l'est aucunement; et qu'apres que nostre invention a esté eschaufée, elle descouvre un nombre infiny de pareils exemples, je n'en adjousteray que cettuy-cy: que si ces essays estoyent dignes qu'on en jugeat, il en pourroit advenir, à mon advis, qu'ils ne plairoient guiere aux esprits communs et vulgaires, ny guiere aux singuliers et excellens: ceux-là n'y entendroient pas assez, ceux-cy y entendroient trop; ils pourroient vivoter en la moyenne region.

Chap. LV.
Des Senteurs

Il se dict d'aucuns, comme d' Alexandre le grand, que leur sueur espandoit un'odeur souefve, par quelque rare et extraordinaire complexion, dequoy Plutarque et autres recherchent la cause. Mais la commune façon des corps [131] est au contraire; et la meilleure condition qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur. La douceur mesmes des halaines plus pures n'a rien de plus excellent que d'estre sans aucune odeur qui nous offence, comme sont celles des enfans bien sains. Voylà pourquoy, dict Plaute,

Mulier tum benè olet,

ubi nihil olet: la plus parfaicte senteur d'une femme c'est ne sentir à rien, comme on dict que la meilleure odeur de ses actions c'est qu'elles soyent insensibles et sourdes. Et les bonnes senteurs estrangieres, on a raison de les tenir pour suspectes à ceux qui s'en servent, et d'estimer qu'elles soyent employées pour couvrir quelque defaut naturel de ce costé-là. D'où naissent ces rencontres des Poetes anciens: c'est puïr que de santir bon,

Rides nos, Coracine, nil olentes.
Malo quam bene olere, nil olere.
Et ailleurs:
Posthume, non benè olet, qui benè semper olet.

J'ayme pourtant bien fort à estre entretenu de bonnes senteurs, et hay outre mesure les mauvaises, que je tire de plus loing que tout autre:

Namque sagacius unus odoror,
Polypus, an gravis hirsutis cubet hircus in alis
Quam canis acer ubi lateat sus.

Les senteurs plus simples et naturelles me semblent plus aggreables. Et touche ce soing principalement les dames. En la plus espesse barbarie, les femmes Scythes, apres s'estre lavées, se saupoudrent et encroustent tout le corps et le visage de certaine drogue qui naist en leur terroir, odoriferante; et, pour approcher les hommes, ayans osté ce fard, elles s'en trouvent et polies et parfumées. Quelque odeur que ce soit, c'est merveille combien elle s'attache à moy, et combien j'ay la peau propre à s'en abreuver. Celuy qui se plaint de nature, dequoy elle a laissé l'homme sans instrument à porter les senteurs au nez, a tort, car elles se portent elles mesmes. Mais à moy particulierement, les moustaches, que j'ay pleines, m'en servent. Si j'en approche mes gans ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra tout un jour. Elles accusent le lieu d'où je viens. Les estroits baisers de la jeunesse, [131v] savoureux, gloutons et gluants s'y colloyent autresfois, et s'y tenoient plusieurs heures apres. Et si pourtant je me trouve peu subject aux maladies populaires, qui se chargent par la conversation, et qui naissent de la contagion de l'air; et me suis sauvé de celles de mon temps, dequoy il y en a eu plusieurs sortes en nos villes et en noz armées. On lit de Socrates que, n'estant jamais party d' Athenes, pendant plusieurs recheutes de peste qui la tourmanterent tant de fois, luy seul ne s'en trouva jamais plus mal. Les medecins pourroient, croi-je, tirer des odeurs plus d'usage qu'ils ne font: car j'ay souvent aperçeu qu'elles me changent, et agissent en mes esprits selon qu'elles sont: qui me faict approuver ce qu'on dict, que l'invention des encens et parfums aux Eglises, si ancienne et espandue en toutes nations et religions, regarde à cela de nous resjouir, esveiller et purifier le sens pour nous rendre plus propres à la contemplation. Je voudrois bien, pour en juger, avoir eu ma part de l'art de ces cuisiniers qui sçavent assaisonner les odeurs estrangeres avecq la saveur des viandes comme singulierement on remarqua au service de ce Roy de Thunes, qui, de nostre aage, print terre à Naples pour s'aboucher avec l' Empereur Charles . On farcissoit ses viandes de drogues odoriferantes, de telle somptuosité qu'un Paon et deux faisans revenoient à cent ducats, pour les apprester selon leur maniere: et, quand on les despeçoit,remplissoient, non seulement la salle, mais toutes les chambres de son palais, et jusques aux maisons du voisinage, d'une tres souefve vapeur qui ne se perdoit pas si tost. Le principal soing que j'aye à me loger, c'est de fuir l'air puant et poisant. Ces belles villes, Venise et Paris, alterent la faveur que je leur porte, par l'aigre senteur, l'une de son marets, l'autre de sa boue.

Chap. LVI.
Des Prières

Je propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles: non pour establir la verité, mais pour la chercher. Et les soubmets au jugement deceux à qui il touche de regler, non seulement mes actions et mes escris, mais encore mes pensées. Esgalement m'en sera acceptable et utile la condemnation comme l'approbation, tenant pour execrable, s'il se trouve chose ditte par moy ignorament ou inadvertament contre les sainctes prescriptions de l' Eglise catholique, apostolique et Romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis nay. Et pourtant, me remettant tousjours à l'authorité de leur censure, qui peut tout sur moy, je me mesle ainsin temerairement à toute sorte de propos, comme icy. Je ne sçay si je me trompe, mais, puis que, par une faveur particuliere de la bonté divine, certaine façon de priere nous a esté prescripte et dictée mot à mot par la bouche de Dieu, il m'a tousjours semblé que nous en devions avoir l'usage plus ordinaire que nous [132] n'avons. Et, si j'en estoy creu, à l'entrée et à l'issue de nos tables, à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulieres ausquelles on a accoustumé de mesler des prieres, je voudroy que ce fut le patenostre que les Chrestiens y employassent, sinon seulement, au moins tousjours. L' Eglise peut estendre et diversifier les prieres selon le besoing de nostre instruction: car je sçay bien que c'est tousjours mesme substance et mesme chose. Mais on devoit donner à celle là ce privilege, que le peuple l'eust continuellement en la bouche: car il est certain qu'elle dit tout ce qu'il faut, et qu'elle est tres-propre à toutes occasions. C'est l'unique priere de quoy je me sers par tout, et la repete au lieu d'en changer. D'où il advient que je n'en ay aussi bien en memoire que celle là. J'avoy presentement en la pensée d'où nous venoit cett'erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprinses, et l'appeller à toute sorte de besoing et en quelque lieu que nostre foiblesse veut de l'aide, sans considerer si l'occasion est juste ou injuste; et de escrier son nom et sa puissance, en quelque estat et action que nous soyons, pour vitieuse qu'elle soit. Il est bien nostre seul et unique protecteur, et peut toutes choses à nous ayder; mais, encore qu'il daigne nous honorer de cette douce aliance paternelle, il est pourtant autant juste comme il est bon et comme il est puissant. Mais il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison d'icelle, non selon noz demandes. Platon, en ses loix, faict trois sortes d'injurieuse creance des Dieux : Qu'il n'y en ayt point; qu'ils ne se meslent pas de noz affaires; qu'ils ne refusent rien à noz voeux, offrandes et sacrifices. La premiere erreur, selon son advis, ne dura jamais immuable en homme depuis sonenfance jusques à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance. Sa justice et sa puissance sont inseparables. Pour neant implorons nous sa force en une mauvaise cause. Il faut avoir l'ame nette, au moins en ce moment auquel nous le prions, et deschargée de passions vitieuses; autrement nous luy presentons nous mesmes les verges dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute, nous la redoublons, presentans à celuy à qui nous avons à demander pardon, une affection pleine d'irreverence et de haine. Voylà pourquoy je ne loue pas volontiers ceux que je voy prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la priere ne me tesmoignent quelque amendement et reformation,

[132v]

si, nocturnus adulter,
Tempora Sanctonico velas adoperta cucullo.

Et l'assiette d'un homme, meslant à une vie execrable la devotion, semble estre aucunement plus condemnable que celle d'un homme conforme à soy, et dissolu par tout. Pourtant refuse nostre Eglise tous les jours la faveur de son entrée et societé aux moeurs obstinées à quelque insigne malice. Nous prions par usage et par coustume, ou, pour mieux dire, nous lisons ou prononçons nos prieres. Ce n'est en fin que mine. Et me desplaist de voir faire trois signes de croix au benedicite, autant à graces (et plus m'en desplaist il de ce que c'est un signe que j'ay en reverence et continuel usage, mesmement au bailler), et ce pendant, toutes les autres heures du jour, les voir occupées à la haine, l'avarice, l'injustice. Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C'est miracle de voir continuer des actions si diverses, d'une si pareille teneur qu'il ne s'y sente point d'interruption et d'alteration aux confins mesme et passage de l'une à l'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en mesme giste, d'une societé si accordante et si paisible le crime et le juge? Un homme de qui la paillardise sans cesse regente la teste, et qui la juge tres-odieuse à la veue divine, que dict-il à Dieu, quand il luy en parle? Il se rameine; mais soudain il rechoit. Si l'object de la divine justice et sa presence frappoient comme il dict, et chastioient soname, pour courte qu'en fust la penitence, la crainte mesme y rejetteroit si souvent sa pensée, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices qui sont habitués et acharnés en luy. Mais quoy! ceux qui couchent une vie entiere sur le fruit et emolument du peché qu'ils sçavent mortel? Combien avons-nous de mestiers et vacations reçeues, dequoy l'essence est vicieuse. Et celuy qui, se confessant à moy, me recitoit avoir tout un aage faict profession et les effects d'une religion damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il avoit en son coeur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges: comment patissoit-il ce discours en son courage? De quel langage entretiennent-ils sur ce subject la justice divine? Leur repentance consistant en visible et maniable reparation, ils perdent et envers Dieu, et envers nous le moyen de l'alleguer. Sont-ils si hardis de demander pardon sans satisfaction et sans repentance? Je tiens que de ces premiers il en va comme de ceux icy; mais l'obstination n'y est pas si aisée à convaincre. Cette contrarieté et volubilité d'opinion si soudaine, si violente, qu'ils nous feignent, sent pour moy au miracle. Ils nous representent l'estat d'une indigestible agonie. Que l'imagination me sembloit fantastique, de ceux qui, ces années passées, avoient en usage de reprocher à tout chacun en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, professant la relligion Catholique, que c'estoit à feinte, et tenoient mesme, pour luy faire honneur, quoi qu'il dict par apparence, qu'il ne pouvoit faillir au dedans d'avoir sa creance reformée à leur pied. Fascheuse maladie, de se croire si fort, qu'on se persuade qu'il ne se puisse croire au contraire. Et plus fascheuse encore qu'on se persuade d'un tel esprit, qu'il prefere je ne sçay quelle disparité de fortune presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle. Ils m'en peuvent croire. Si rien eust deu tenter ma jeunesse, l'ambition du hazard et difficulté qui suivoient cette recente entreprinse y eust eu bonne part. Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble, que l' Eglise defend l'usage promiscue, temeraire et indiscret des sainctes et divines chansons que le Sainct Esprit a dicté en David . Il ne faut mesler Dieu en nos actions qu'avecque reverence et attention pleine d'honneur et de respect. Cette voix est trop divine pour n'avoir autre usage que d'exercer les poulmons et plaire à nos oreilles: c'est de la conscience qu'elle doit estre produite, et non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'un garçon de boutique, parmy ces vains et frivoles pensemens, s'en entretienne et s'en joue. Ny n'est certes raison de voir tracasser par une sale et par une cuysine le Sainct livre des sacrez mysteres de nostre creance. C'estoyent autrefois mysteres; ce sont à present desduits et esbats. Ce n'est pas en passant et tumultuairement qu'il faut manier un estude si serieuz et venerable. Ce doibt estre une action destinée et rassise, à laquelle on doibt tousjours adjouster cette preface de nostre office: Sursum corda , et y apporter le corps mesme disposé en contenance qui tesmoigne une particuliere attention et reverence. Ce n'est pas l'estude de tout le monde, c'est l'estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Les meschans, les ignorans s'y empirent. Ce n'est pas une histoire à compter, c'est une histoire à reverer, craindre, et adorer. Plaisantes gens, qui pensent l'avoir rendue maniable au peuple, pour l'avoir mise en langage populaire'Ne tient-il qu'aux mots qu'ils n'entendent tout ce qu'ils trouvent par escrit? Diray-je plus? Pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure et remise toute en autruy estoit bien plus salutaire et plus sçavante que n'est cette science verbale et vaine, nourrice de presomption et de temerité. Je croi aussi, que la liberté à chacun de [133] dissiper une parole si religieuse et importante à tant de sortes d'idiomes, a beaucoup plus de danger que d'utilité. Les Juifs, les Mahometans, et quasi tous autres, ont espousé et reverent le langage auquel originellement leurs mysteres avoyent esté conceuz; et en est defendue l'alteration et changement: non sans apparence. Sçavons nous bien qu'en Basque et en Bretaigne, il y ayt des Juges assez pour establir cette traduction faicte en leur langue? L' Eglise universelle n'a point de Jugement plus ardu à faire, et plus solenne. En preschant et parlant, l'interpretation est vague, libre, muable, et d'une parcelle; ainsi ce n'est pas de mesme. L'un de noz historiens Grecs accuse justement son siecle, de ce que les secrets de la religion Chrestienne estoient espandus emmy la place, ès mains des moindres artisans; que chacun en peut debattre et dire selon son sens; et que ce nous devoit estre grande honte, qui, par la grace de Dieu, jouïssons des purs mysteres de la pieté, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires, veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon et aux plus sages, de parler et s'enquerir des choses commises aux Prestres de Delphes . Dict aussi que les factions des Princes sur le subject de la Theologie sont armées, non de zele, mais de cholere; que le zele tient de la divine raison etjustice, se conduisant ordonnément et moderément; mais qu'il se change en haine et envie, et produit, au lieu du froment et du raisin, de l'yvraye et des orties, quand il est conduit d'une passion humaine. Et justement aussi cet autre, conseillant l' Empereur Theodose, disoit les disputes n'endormir pas tant les schismes de l' Eglise, que les esveiller et animer les Heresies; que pourtant il faloit fuir toutes contentions et argumentations dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions et formules de la foy establies par les anciens. Et l' Empereur Androdicus, ayant rencontré en son palais deux grands hommes aux prises de parole contre Lopadius sur un de noz points de grande importance, les tança jusques à menacer de les jetter en la riviere s'ils continuoient. Les enfans et les femmes, en noz jours, regentent les plus vieux et experimentez sur les loix ecclesiastiques, là où la premiere de celles de Platon leur deffend de s'enquerir seulement de la raison des loix civiles qui doivent tenir lieu d'ordonnances divines; et, permettant aux vieux d'en communiquer entre eux et avecq le magistrat, il adjouste: pourveu que ce ne soit pas en presence des jeunes et personnes profanes. Un evesque a laissé par escrit que, en l'autre bout du monde, il y a un Isle que les anciens nommoient Dioscoride, commode en fertilité de toutes sortes d'arbres et fruits et salubrité d'air: de laquelle le peuple est Chrestien, ayant des Eglises et des autels qui ne sont parez que de croix, sans autres images; grand observateur de jeusnes et de festes, exacte païeur de dismes aux prestres, et si chaste que nul d'eux ne peut cognoistre qu'une femme en sa vie; au demeurant si contant de sa fortune qu'au milieu de la mer il ignore l'usage des navires, et si simple que, de la religion qu'il observe si songneusement, il n'en entend un seul mot: chose incroyable à qui ne sçauroit les Payens, si devots idolatres, ne connoistre de leurs Dieus que simplement le nom et la statue. L'ancien commencement de Menalippe, tragedie d' Euripides, portoit ainsi: O Juppiter, car de toy rien sinon Je ne connois seulement que le nom. J'ay veu aussi, de mon temps, faire plainte d'aucuns escris, de ce qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de Theologie . Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison: Que la doctrine divine tient mieux son rang à part, comme Royne et dominatrice; Qu'elle doibt estre principale par tout, poinct suffragante et subsidiaire; Et qu'à l'aventure se tireroient les exemples à la grammaire, Rhetorique, Logique, plus sortablement d'ailleurs qued'une si sainte matiere, comme aussi les arguments des Theatres, jeuz et spectacles publiques; Que les raisons divines se considerent plus venerablement et reveramment seules et en leur stile, qu'appariées aux discours humains; Qu'il se voit plus souvent cette faute que les Theologiens escrivent trop humainement, que cett'autre que les humanistes escrivent trop peu theologalement: la Philosophie, dict Sainct Chrysostome, est pieça banie de l'escole sainte, comme servante inutile, et estimée indigne de voir, seulement en passant, de l'entrée, le sacraire des saints Thresors de la doctrine celeste; Que le dire humain a ses formes plus basses et ne se doibt servir de la dignité, majesté, regence, du parler divin. Je luy laisse, pour moy, dire, verbis indisciplinatis , fortune, d'estinée, accident, heur et malheur, et les Dieux et autres frases, selon sa mode. Je propose les fantasies humaines et miennes, simplement comme humaines fantasies, et separement considerées, non comme arrestées et reglées par l'ordonnance celeste, incapables de doubte et d'altercation: matiere d'opinion, non matiere de foy; ce que je discours selon moy, non ce que je croy selon Dieu, comme les enfans proposent leurs essais: instruisables, non instruisants; d'une maniere laïque, non clericale, mais tres-religieuse tousjours. Et ne diroit on pas aussi [133v] sans apparence, que l'ordonnance de ne s'entremettre que bien reserveement d'escrire de la Religion à tous autres qu'à ceux qui en font expresse profession, n'auroit pas faute de quelque image d'utilité et de justice; et, à moy avecq, à l'avanture, de m'en taire? On m'a dict que ceux mesmes qui ne sont pas des nostres, defendent pourtant entre eux l'usage du nom de Dieu en leurs propos communs. Ils ne veulent pas qu'on s'en serve par une maniere d'interjection ou d'exclamation, ny pour tesmoignage, ny pour comparaison: en quoy je trouve qu'ils ont raison. Et, en quelque manière que ce soit que nous appellons Dieu à nostre commerce et societé, il faut que ce soit serieusement et religieusement. Il y a, ce me semble, en Xenophon un tel discours, où il montre que nous devons plus rarement prier Dieu, d'autant qu'il n'est pas aisé que nous puissions si souvent remettre nostre ame en cette assiete reglée, reformée et devotieuse, où il faut qu'elle soit pour ce faire; autrement nos prieres ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais vitieuses. Pardonne nous, disons nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offencez. Que disons nous par là, sinon que nous luy offrons nostre ame exempte de vengeance et de rancune? Toutesfois nous appellons Dieu et son ayde au complot de nos fautes, et le convions à l'injustice.

Quae, nisi seductis, nequeas committere divis.

L'avaricieux le prie pour la conservation vaine et superflue de ses thresors; l'ambitieux, pour ses victoires et conduite de sa passion; le voleur l'employe à son ayde pour franchir le hazart et les difficultez qui s'opposent à l'execution de ses meschantes entreprinses, ou le remercie de l'aisance qu'il a trouvé à desgosiller un passant. Au pied de la maison qu'ils vont escheller ou petarder, ils font leurs prieres, l'intention et l'esperance pleine de cruauté, de luxure, d'avarice.

Hoc ipsum quo tu Jovis aurem impellere tentas,
Dic agedum, Staio, pro Juppiter, ô bone clamet, [134]
Juppiter, at se se non clamet Juppiter ipse.

La Royne de Navarre, Marguerite, recite d'un jeune prince, et, encore qu'elle ne le nomme pas, sa grandeur l'a rendu assez connoissable, qu'allant à une assignation amoureuse, et coucher avec la femme d'un Advocat de Paris, son chemin s'adonnant au travers d'une Eglise, il ne passoit jamais en ce lieu saint, alant ou retournant de son entreprinse, qu'il ne fit ses prieres et oraisons. Je vous laisse à juger, l'ame pleine de ce beau pensement, à quoy il employoit la faveur divine: toutesfois elle allegue cela pour un tesmoignage de singuliere devotion. Mais ce n'est pas par cette preuve seulement qu'on pourroit verifier que les femmes ne sont guieres propres à traiter les matieres de la Theologie. Une vraye priere et une religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peut tomber en une ame impure et soubmise lors mesmes à la domination de Satan . Celuy qui appelle Dieu à son assistance pendant qu'il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse qui appelleroit la justice à son ayde, ou comme ceux qui produisent le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge:

tacito mala vota susurro
Concipimus.

Il est peu d'hommes qui ozassent mettre en evidance les requestes secretes qu'ils font à Dieu,

Haud cuivis promptum est murmurque humilesque susurros
Tollere de templis, et aperto vivere voto.

Voylà pourquoy les Pythagoriens vouloyent qu'elles fussent publiques et ouyes d'un chacun, afin qu'on ne le requit de chose indecente et injuste, comme celuy là,

clare cum dixit: Apollo,
Labra movet, metuens audiri: pulchra Laverna,
Da mihi fallere, da justum sanctumque videri.

[134v]

Noctem peccatis et fraudibus objice nubem. Les Dieux punirent griefvement les iniques voeux d' Oedipus en les luy ottroyant. Il avoit prié que ses enfans vuidassent par armes entre eux la succession de son estat. Il fut si miserable de se voir pris au mot. Il ne faut pas demander que toutes choses suivent nostre volonté, mais qu'elles suivent la prudence. Il semble, à la verité, que nous nous servons de nos prieres comme d'un jargon et comme ceux qui employent les paroles sainctes et divines à des sorcelleries et effects magiciens; et que nous facions nostre conte que ce soit de la contexture, ou son, ou suite des motz, ou de nostre contenance, que depende leur effect. Car, ayant l'âme pleine de concupiscence, non touchée de repentance ny d'aucune nouvelle reconciliation envers Dieu, nous luy alons presenter ces parolles que la memoire preste à nostre langue, et esperons en tirer une expiation de nos fautes. Il n'est rien si aisé, si doux et si favorable que la loy divine: elle nous appelle à soy, ainsi fautiers et detestables comme nous sommes: elle nous tend les bras et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords et bourbeux que nous soyons et que nous ayons à estre à l'advenir. Mais encore, en recompense, la faut il regarder de bon oeuil. Encore faut-il recevoir ce pardon avec action de graces; et, au moins pour cet instant que nous nous addressons à elle, avoir l'ame desplaisante de ses fautes et ennemie des passions qui nous ont poussé à l'offencer; Ny les dieux, ny les gens de bien, dict Platon, n'acceptent le present d'un meschant.

Immunis aram si tetigit manus,
Non somptuosa blandior hostia
Mollivit aversos Penates,
Farre pio et saliente mica.

Chap. LVII.
De l'Aage

Je ne puis recevoir la façon dequoy nous establissons la durée de nostre vie. Je voy que les sages l'acoursissent bien fort au pris de la commune opinion. Comment, dict le jeune Caton à ceux qui le vouloyent empescher de se tuer, suis je à cette heure en aage où l'on me puisse reprocher d'abandonner trop tost la vie? Si n'avoit il que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage là bien meur et bien avancé, [135] considerant combien peu d'hommes y arrivent: et ceux qui s'entretiennent de ce, que je ne sçay quel cours, qu'ils nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient faire, s'ils avoient privilege qui les exemptast d'un si grand nombre d'accidents ausquels chacun de nous est en bute par une naturelle subjection, qui peuvent interrompre ce cours qu'ils se promettent. Quelle resverie est-ce de s'attendre de mourir d'une defaillance de forces que l'extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée, veu que c'est l'espece de mort la plus rare de toutes et la moins en usage? Nous l'apellons seule naturelle, comme si c'estoit contre nature de voir un homme se rompre le col d'une cheute, s'estoufer d'un naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à une pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoit à tous ces inconvenients. Ne nous flatons pas de ces beaux mots: on doit, à l'aventure, appeller plustost naturel ce qui est general, commun et universel. Mourir de vieillesse, c'est une mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins naturelle que les autres; c'est la derniere et extreme sorte de mourir: plus elle est esloignée de nous, d'autant est elle moins esperable; c'est bien la borne au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy de nature a prescript pour n'estre poinct outrepassée; mais c'est un sien rare privilege de nous faire durer jusques là. C'est une exemption qu'elle donne par faveur particuliere à un seul en l'espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des traverses et difficultez qu'elle a jetté entre deux en cette longue carriere. Par ainsi, mon opinion est de regarder que l'aage auquel nous sommes arrivez, c'est un aage auquel peu de gens arrivent. Puis que d'un train ordinaire les hommes ne viennent pas jusques là, c'est signe que nous sommes bien avant. Et, puis que nous avons passé les limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne devons esperer [135v] d'allerguiere outre: ayant eschappé tant d'occasions de mourir, où nous voyons trebucher le monde, nous devons reconnoistre qu'une fortune extraordinaire comme celle-là qui nous maintient, et hors de l'usage commun, ne nous doit guiere durer. C'est un vice des loix mesmes d'avoir cette fauce imagination: elles ne veulent pas qu'un homme soit capable du maniement de ses biens, qu'il n'ait vingt et cinq ans; et à peine conservera-il jusques lors le maniement de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes ordonnances Romaines, et declara qu'il suffisoit à ceux qui prenoient charge de judicature, d'avoir trente ans. Servius Tullius dispensa les chevaliers qui avoient passé quarante sept ans, des courvées de la guerre; Auguste les remit à quarante et cinq. De renvoyer les hommes au sejour avant cinquante cinq ou soixante ans, il me semble n'y avoir pas grande apparence. Je serois d'advis qu'on estandit nostre vacation et occupation autant qu'on pourroit, pour la commodité publique; mais je trouve la faute en l'autre costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cy avoit esté juge universel du monde à dix et neuf ans, et veut que, pour juger de la place d'une goutiere, on en ait trente. Quant à moy, j'estime que nos ames sont denouées à vingt ans ce qu'elles doivent estre, et qu'elles promettent tout ce qu'elles pourront. Jamais ame, qui n'ait donné en cet aage arre bien evidente de sa force, n'en donna depuis la preuve. Les qualitez et vertus naturelles enseignent dans ce terme là, ou jamais, ce qu'elles ont de vigoureux et de beau: Si l'espine nou pique quand nai, A pene que pique jamai, disent-ils en Dauphiné . De toutes les belles actions humaines qui sont venues à ma connoissance, de quelque sorte qu'elles soient, je penserois en avoir plus grande part, à nombrer celles qui ont esté produites, et aux siecles anciens et au nostre, avant l'aage de trente [136] ans, que apres; Ouy, en la vie de mesmes hommes souvent. Ne le puis-je pas dire en toute seurté de celle de Hannibal, et de Scipion son grand adversaire? La belle moitié de leur vie, ils la vescurent de la gloire acquise en leur jeunesse: grands hommes despuis au pris de tous autres, mais nullement au pris d'eux-mesmes. Quant à moy, je tien pour certain que, depuis cet aage, et mon esprit et mon corps ont plus diminué qu'augmenté, et plus reculé que avancé. Il est possible qu'à ceux qui emploient bien le temps, la science et l'experience croissent avec la vie; mais la vivacité,la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s'alanguissent.

Ubi jam validis quassatum est viribus aevi
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguaque ménsque.

Tantost c'est le corps qui se rend le premier à la vieillesse, par fois aussi c'est l'ame; et en ay assez veu qui ont eu la cervelle affoiblie avant l'estomac et les jambes; et d'autant que c'est un mal peu sensible à qui le souffre et d'une obscure montre, d'autant est-il plus dangereux. Pour ce coup, je me plains des loix, non pas dequoy elles nous laissent trop tard à la besongne, mais dequoy elles nous y emploient trop tard. Il me semble que, considerant la foiblesse de nostre vie, et à combien d'escueils ordinaires et naturels elle est exposée, on n'en devroit pas faire si grande part à la naissance, à l'oisiveté, et à l'apprentissage.

FIN DU PREMIERE LIVRE

[137]

ESSAIS DE MICHEL DE MONTAIGNE.

Livre Second

Chap. I.
De l'Inconstance de nos Actions

Ceux qui s'exercent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'à les r'appiesser et mettre à mesme lustre: car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique. Le jeune Marius se trouve tantost fils de Mars, tantost fils de Venus .Le Pape Boniface huictiesme entra, dit-on, en sa charge comme un renard, s'y porta comme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraie image de la cruauté, comme on luy presentast à signer, suyvant le stile, la sentence d'un criminel condamné, qui eust respondu: Pleust à Dieu que je n'eusse jamais sceu escrire'tant le coeur luy serroit de condamner un homme à mort? Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soy-mesme, que je trouve estrange de voir quelquefois des gens d'entendement se mettre en peine d'assortir ces pieces: veu que l'irresolution me semble le plus commun et apparent vice de nostre nature, tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur, [137v]

Malum consilium est, quod mutari non potest.

Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme par les plus communs traicts de sa vie; mais, veu la naturelle instabilité de nos meurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d'un personnage, et, s'ils ne les peuvent assez tordre, les vont renvoyant à la dissimulation. Auguste leur est eschappé: car il se trouve en cet homme une varieté d'actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lacher, entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aiséement la constance, que toute autre chose, et rien plus aiséement que l'inconstance. Qui en jugeroit en destail et distinctement piece à piece, rencontreroit plus souvent à dire vray. En toute l'ancienneté, il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes qui ayent dressé leur vie à un certain et asseuré train, qui est le principal but de la sagesse. Car, pour la comprendre tout'en un mot, dict un ancien, et pour embrasser en une toutes les reigles de nostre vie, c'est vouloir et ne vouloir pas, tousjours, mesme chose; Je ne daignerois, dit-il, adjouster: pourveu que la volonté soit juste; car, si elle n'est juste, il est impossible qu'elle soit tousjours une. De vray, j'ay autrefois apris que le vice, ce n'est que des-reglement et faute de mesure, et par consequent il est impossible d'y attacher la constance. C'est un mot de Demosthenes, dit-on, que le commencement de toute vertu, c'est consultation et deliberation; et la fin et perfection, constance. Si par discours nousentreprenions certaine voie, nous la prendrions la plus belle; mais nul n'y a pensé,

Quod petiit, spernit; repetit quod nuper omisit;
Aestuat, et vitae disconvenit ordine toto.

[138]

Nostre façon ordinaire, c'est d'aller apres les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas: ce n'est que branle et inconstance,

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.

Nous n'allons pas; on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l'eau est ireuse ou bonasse:

nonne videmus
Quid sibi quisque velit nescire, et quaerere semper,
Commutare locum, quasi onus deponere possit?

Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps,

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifero lustravit lumine terras.

Nous flottons entre divers advis: nous ne voulons rien librement, rien absoluement, rien constamment. A qui auroit prescript et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions tout par tout en sa vie reluire une equalité de meurs, un ordre et une relation infallible des unes choses aux autres. Empedocles remarquoit cette difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonoyent aux delices comme s'ils avoient l'endemain à mourir, et bastissoient comme si jamais ils ne devoyent mourir. Le discours en seroit bien aisé à faire, comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche, a tout touché; c'est une harmonie de sons tres-accordans, qui ne se peut démentir. A nous, au rebours, autant d'actions, autant faut-il de jugemens particuliers. Le plus seur, à mon opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche et sans en conclurre autre consequence. Pendant les débauches de nostre pauvre estat, on me rapporta qu'une fille, bien pres de là où j'estoy, s'estoit precipitée du haut d'une fenestre pour éviter la force d'un belitre de soldat, [138v] son hoste; elle ne s'estoit pas tuée à la cheute, et, pour redoubler son entreprise, s'estoit voulu donner d'un cousteau par la gorge, mais on l'en avoit empeschée, toutefois apres s'y estre bien fort blessée. Elle mesme confessoit que le soldat ne l'avoit encore pressée que de requestes, sollicitations et presens, mais qu'elle avoit eu peur qu'en fin il en vint à la contrainte. Et là dessus les parolles, la contenance et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon d'une autre Lucrece . Or, j'ay sçeu, à la vérité, qu'avant et depuis ell'avoit esté garse de non si difficile composition. Comme dict le conte: Tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostre pointe, n'en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse; ce n'est pas à dire que le muletier n'y trouve son heure. Antigonus, ayant pris en affection un de ses soldars pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le penser d'une maladie longue et interieure qui l'avoit tourmenté long temps, et, s'appercevant apres sa guerison qu'il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'avoit ainsi changé et encouardy: Vous mesmes, Sire, luy respondit-il, m'ayant deschargé des maux pour lesquels je ne tenois compte de ma vie. Le soldat de Lucullus, ayant esté dévalisé par les ennemis, fist sur eux, pour se revencher, une belle entreprise. Quand il se fut r'emplumé de sa perte, Lucullus, l'ayant pris en bonne opinion, l'emploioit à quelque exploict hazardeux par toutes les plus belles remonstrances dequoy il se pouvoit adviser,

Verbis quae timido quoque possent addere mentem.

Employez y, respondit-il, quelque miserable soldat dévalisé.

quantumvis rusticus ibit,
Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit;

et refusa resoluement d'y aller. Quand nous lisons que Mechmet ayant outrageusement rudoyé Chasan, chef de ses Janissaires, de ce qu'il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter lachement au combat, Chasan alla, pour toute responce, se ruer furieusement, seul, en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti: ce n'est à l'adventure pas tant justification que radvisement, ny tant sa prouesse naturelle qu'un nouveau despit. Celuy que vous vistes hier si avantureuz, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le [139] lendemain: ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette luy avoit mis le coeur au ventre; ce n'est un coeur ainsi formé par discours; ces circonstances le luy ont fermy; ce n'est pas merveille si le voylà devenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns nous songent deux ames, d'autres deux puissances qui nous accompaignent et agitent, chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre vers le mal, une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple. Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent; chaste, luxurieux; bavard, taciturne; laborieux, delicat; ingenieux, hebeté; chagrin, debonaire; menteur, veritable; sçavant, ignorant, et liberal, et avare, et prodigue, tout cela, je le vois en moy aucunement, selon que je me vire; et quiconque s'estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Distingo est le plus universel membre de ma Logique. Encore que je sois tousjours d'advis de dire du bien le bien, et d'interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, siest-ce que l'estrangeté de nostre condition porte que nous soyons souvent par le vice mesmes poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention. Parquoy un fait courageux ne doit pas conclurre un homme vaillant: celui qui le seroit bien à point, il le seroit tousjours, et à toutes occasions. Si c'estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu à tous accidens, tel seul qu'en compaignie, tel en camp clos qu'en une bataille: car, quoy qu'on die, il n'y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une [139v] maladie en son lict, qu'une blessure au camp, et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu'en un assaut. Nous ne verrions pas un mesme homme donner dans la bresche d'une brave asseurance, et se tourmenter apres, comme une femme, de la perte d'un procez ou d'un fils. Quand, estant lache à l'infamie, il est ferme à la pauvreté; quand, estant mol entre les rasoirs des barbiers, il se trouve roide contre les espées des adversaires, l'action est louable, non pas l'homme. Plusieurs Grecs, dict Cicero, ne peuvent veoir les ennemis et se trouvent constants aux maladies; les Cimbres et Celtiberiens tout le rebours: nihil enim potest esse aequabile, quod non a certa ratione proficiscatur . Il n'est point de vaillance plus extreme en son espece que celle d' Alexandre; mais elle n'est qu'en espece, ny assez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, si a elle encores ses taches: qui faict que nous le voyons se troubler si esperduement aux plus legieres soubçons qu'il prent des machinations des siens contre sa vie, et se porter en cette recherche d'une si vehemente et indiscrete injustice et d'une crainte qui subvertit sa raison naturelle. La superstition aussi, de quoy il estoit si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'exces de la pénitence qu'il fit du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage de l'inégalité de son courage. Nostre faict, ce ne sont que pieces rapportées, voluptatem contemnunt, in dolore sunt molliores; gloriam negligunt, franguntur infamia ; et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes. La vertu ne veut estre suyvie que pour elle mesme; et, si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi tost du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'ame en est une fois abbrevée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la piece. Voyla pourquoy, pour juger d'un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace; si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, cui vivendi via considerata atqueprovisa est , si la varieté des occurences luy faict changer de pas (je dy de voye, car le pas s'en peut ou haster ou appesantir), laissez le coure: celuy la s'en va avau le vent, comme dict la devise de nostre Talebot . Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. A qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste. A quoy faire la provision des couleurs à qui ne sçait ce qu'il a à peindre? Aucun ne fait certain dessain de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archier doit premierement sçavoir où il vise, et [140] puis y accommoder la main, l'arc, la corde, la flesche et les mouvemens. Nos conseils fourvoyent, par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celuy qui n'a point de port destiné. Je ne suis pas d'advis de ce jugement qu'on fit pour Sophocles, de l'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoir veu l'une de ses tragoedies. Ny ne trouve la conjecture des Pariens, envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la conséquence qu'ils en tirarent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivées et maisons champestres mieux gouvernées; et, ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommèrent ces maistres-là pour nouveaux gouverneurs et magistrats: jugeants que, soigneux de leurs affaires privées, ils le seroyent des publiques. Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam rem puta unum hominem agere. Puis que l'ambition peut apprendre aux hommes et la vaillance, et la temperance, et la liberalité, voire et la justice; puis que l'avarice peut planter au courage d'un garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oysiveté, l'asseurance de se jetter si loing du foyer domestique, à la mercy des vagues et de Neptune courroucé, dans un fraile bateau, et qu'elle apprend encore la discretion et la prudence; et que Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la jeunesse encore soubs la discipline et la verge, et gendarme le tendre coeur des pucelles au giron de leurs meres,

Hac duce, custodes furtim transgressa jacentes,
Ad Juvenem tenebris sola puella venit:

ce n'est pas tour de rassis entendement de nous juger simplement par nos actions de dehors; il faut sonder jusqu'au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle; mais, d'autant que c'est une hazardeuse et haute entreprinse, je voudrois que moins de gens s'en meslassent.

[140v]

Chap. II.
De l'Yvrongnerie

Le monde n'est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu'ils sont tous vices, et de cette façon l'entendent à l'adventure les Stoiciens . Mais, encore qu'ils soient également vices, ils ne sont pas égaux vices. Et que celuy qui a franchi de cent pas les limites,

Quos ultra citraque nequit consistere rectum,

ne soit de pire condition que celuy qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable; et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d'un chou de nostre jardin:

Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet idémque
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus divum sacra legerit.

Il y a autant en cela de diversité qu'en aucune autre chose. La confusion de l'ordre et mesure des pechez est dangereuse. Les meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest. Ce n'est pas raison que leur conscience se soulage sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotion. Chacun poise sur le peché de son compagnon, et esleve le sien. Les instructeurs mesme les rangent souvent mal à mon gré. Comme Socrates disoit que le principal office de la sagesse estoit distinguer les biens et les maux: nous autres, à qui le meilleur est toujours en vice, devons dire de mesme de la science de distinguer les vices: sans laquelle bien exacte le vertueux et le meschant demeurent meslez et incognus. Or l'yvrongnerie, entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs; et il y a des vices qui ont je ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'adresse et la finesse; cettuy-cy est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossière nation de celles qui sont aujourd'huy, est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent l'entendement: cettuy-cy le renverse, et estonne le corps:

cum vinis vis penetravit,
Consequitur gravitas membrororum, praependiuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens, [141]
Nant oculi; clamor, singultus, jurgia gliscunt.

Le pire estat de l'homme, c'est quand il pert la connoissance et gouvernement de soy. Et en dict on, entre autres choses, que, comme le moust bouillant dans un vaisseau pousse à mont tout ce qu'il y a dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont pris outre mesure,

tu sapientium
Curas et arcanum jocoso
Consilium retegis Liaeo .

Josephe conte qu'il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis luy avoyent envoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutefois Auguste, s'estant fié à Lucius Piso qui conquit la Trace, des plus privez affaires qu'il eut, ne s'en trouva jamais mesconté; ny Tyberius, de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils, quoy que nous les sçachons avoir esté si fort subjects au vin, qu'il en a fallu rapporter souvant du senat et l'un et l'autre yvre,

Externo inflatum venas de more Lyaeo .

Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius, beuveur d'eaue, à Cimber le dessein de tuer Caesar, quoy qu'il s'enyvrast souvent. D'où il respondit plaisamment: Que je portasse un tyran, moy qui ne puis porter le vin! Nous voyons nos Allemans, noyez dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot et de leur rang,

nec facilis victoria de madidis, et
Blaesis, atque mero titubantibus.

Je n'eusse pas creu d'yvresse si profonde, estoufée et ensevelie, si je n'eusse leu cecy dans les histoires: qu' Attalus ayant convié à souper, pour luy faire une notable indignité, ce Pausanias qui, sur ce mesme subject, tua depuis Philippus, Roy de Macedoine -- Roy portant par ses belles qualitez tesmoignage de la nourriture qu'il avoit prinse en la maison et compagnie d' Epaminondas, - -il le fit tant boire qu'il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme le corps d'une putain buissonnière, aux muletiers et nombre d'abjects serviteurs de sa maison. Et ce que m'aprint une dame que j'honnore et prise singulierement, que près de Bourdeaus, vers Castres où est sa maison, une femme de village, veufve, de chaste reputation, sentant les premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines qu'elle penseroit estre enceinte si elle avoit un mari. Mais, du jour à la journée croissant l'occasion de ce soupçon et en fin jusques à l'evidence, ell'en vint là de faire declarer au prosne de son eglise que, qui seroit consent de ce faict en le advouant, elle promettoit de le luy pardonner, et, s'il le trouvoit bon, de l'espouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardy de cette proclamation, declara l'avoir trouvée, un jour de feste, ayant bien largement prins son vin, siprofondement endormie près de son foyer, et si indecemment, qu'il s'en estoit peu servir sans l'esveiller. Ils vivent encore mariez ensemble. Il est certain que l'antiquité n'a pas fort descrié ce vice. Les escris mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement; et, jusques aux Stoyciens, il y en a qui conseillent de se dispenser quelque fois à boire d'autant et de s'enyvrer pour relacher l'ame:

Hoc quoque virtutum quondam certamine, magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.

Ce censeur et correcteur des autres, Caton a esté reproché de bien boire,

Narratur et prisci Catonis
Saepe mero caluisse virtus.

[141v]

Cyrus, Roy tant renommé, allegue entre ses autres louanges, pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçavoit beaucoup mieux boire que luy. Et, és nations les mieux reiglées et policées, cet essay de boire d'autant estoit fort en usage. J'ay ouy dire à Silvius, excellant medecin de Paris, que, pour garder que les forces de nostre estomac ne s'apparessent, il est bon, une fois le mois, les esveiller par cet excez, et les picquer pour les garder de s'engourdir. Et escrit-on que les Perses, apres le vin, consultoient de leurs principaux affaires. Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice que mon discours. Car, outre ce que je captive aysément mes creances soubs l'authorité des opinions anciennes, je le trouve bien un vice lache et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la societé publique. Et si nous ne nous pouvons donner du plaisir, qu'il ne nous couste quelque chose, comme ils tiennent, je trouve que ce vice coute moins à nostre conscience que les autres; outre ce qu'il n'est point de difficile apprest, et malaisé à trouver, considération non mesprisable. Un homme avancé en dignité et en aage, entre trois principales commoditez qu'il me disoit luy rester en la vie, comptoit ceste-cy. Mais il la prenoit mal. La delicatesse y est à fuyr et le soingneux triage du vin. Si vous fondez vostre volupté à le boire agreable, vous vous obligez à la douleur de le boire par fois desagreable. Il faut avoir le goust plus lache et plus libre. Pour estre bon beuveur, il ne faut le palais si tendre. Les Allemans boivent quasi esgalement de tout vin avec plaisir. Leur fin, c'est l'avaler plus que le gouster. Ils en ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la Françoise à deux repas et moderéement, en crainte de sa santé, c'est trop restreindre les faveurs de ce Dieu . Il y faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissoyent des nuicts entieres à cet exercice et y attachoyent souvent les jours. Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. J'ay veu un grand seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprinses et fameux succez, qui, sans effort, et au train de ses repas communs, ne beuvoit guère moins de cinq lots de vin, et ne se montroit, au partir de là, que trop sage et advisé aux despens de noz affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie, doit en employer plus d'espace. Il faudroit, comme des garçons de boutique et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire et avoir ce desir tousjours en teste. Il semble que, tous les jours, nous raccourcissons l'usage de cestuy-cy; et qu'en noz maisons, comme j'ay veu en mon enfance, les desjuners, les ressiners et les collations fussent bien plus frequentes et ordinaires qu'à present. Seroit ce qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement? Vrayement non. Mais c'est que nous nous sommes beaucoup plus jettez à la paillardise que noz peres. Ce sont deux occupations qui s'entrempeschent en leur vigueur. Elle a affoibli nostre estomach d'une part, et, d'autre part, la sobriété sert à nous rendre plus coints, plus damerets pour l'exercice de l'amour. C'est merveille des comptes que j'ay ouy faire à mon pere de la chasteté de son siecle. C'estoit à luy d'en dire, estant tres-advenant, et par art et par nature, à l'usage des dames. Il parloit peu et bien; et si mesloit son langage de quelque ornement des livres vulgaires, sur tout Espaignols; et, entre les Espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nomment Marc Aurelle . La contenance, il l'avoit d'une gravité douce, humble et tres-modeste. Singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Monstrueuse foy en ses parolles, et une conscience et religion en general penchant plustost vers la superstition que vers l'autre bout. Pour un homme de petite taille, plein devigueur et d'une stature droitte et bien proportionnée. D'un visage aggreable, tirant sur le brun. Adroit et exquis en tous nobles exercices. J'ay veu encore des cannes farcies de plomb, desquelles on dict qu'il exerçoit ses bras pour se preparer à ruer la barre ou la pierre, ou à l'escrime, et des souliers aux semelles plombées pour s'alleger au courir et à sauter. Du primsaut il a laissé en memoire des petits miracles. Je l'ai veu, pardelà soixante ans, se moquer de noz alaigresses, se jetter avec sa robbe fourrée sur un cheval, faire le tour de la table sur son pouce, ne monter guere en sa chambre sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos, il disoit qu'en toute une province à peine y avoit-il une femme de qualité qui fut mal nommée; recitoit des estranges privautez, nommeement siennes, aveq des honnestes femmes sans soupçon quelconque. Et de soy, juroit sainctement estre venu vierge à son mariage; et si avoit eu fort longue part aux guerres delà les monts, desquelles il nous a laissé, de sa main, un papier journal suyvant poinct par poinct ce qui s'y passa, et pour le publiq et pour son privé. Aussi se maria-il bien avant en aage, l'an 1528--qui estoit son trente-troisiesme--retournant d' Italie . Revenons à noz bouteilles. Les incommoditez de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refrechissement, pourroyent m'engendrer avecq raison desir de cette faculté: car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous dérobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prent premierement aux pieds: celle là touche l'enfance. De là elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps et y produit, selon moy, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle: les autres voluptez dorment au pris. Sur la fin, à la mode d'une vapeur qui va montant et s'exhalant, ell' arrive au gosier, où elle faict sa derniere pose. Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l'imagination un appetit artificiel et contre nature. Mon [142] estomac n'yroit pas jusques là: il est assez empesché à venir a-bout de ce qu'il prend pour son besoing. Ma constitution est ne faire cas du boire que pour la suitte du manger; et boy à cette cause le dernier coup quasi tousjours le plus grand. Anacharsis s'estonnoit que les Grecs beussent sur la fin du repas en plus grandsverres que au commencement. C'estoit, comme je pense, pour la mesme raison que les Alemans le font, qui commencent lors le combat à boire d'autant. Platon defend aux enfans de boire vin avant dixhuict ans, et avant quarante de s'enyvrer; mais, à ceux qui ont passé les quarante, il ordonne de s'y plaire; et mesler largement en leurs convives l'influence de Dionysius, ce bon dieu qui redonne aux hommes la gayeté, et la jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'ame, comme le fer s'amollit par le feu. Et en ses loix trouve telles assemblées à boire (pourveu qu'il y aie un chef de bande à les contenir et regler) utiles, l'yvresse estant une bonne espreuve et certaine de la nature d'un chascun, et quand et quand propre à donner aux personnes d'aage le courage de s'esbaudir en danses et en la musique, choses utiles et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis. Que le vin est capable de fournir à l'ame de la temperance, au corps de la santé. Toutesfois ces restrinctions, en partie empruntées des Carthaginois, luy plaisent: Qu'on s'en espargne en expedition de guerre; que tout magistrat et tout juge s'en abstienne sur le point d'executer sa charge et de consulter des affaires publiques; qu'on n'y employe le jour, temps deu à d'autres occupations, ny celle nuict qu'on destine à faire des enfans. Ils disent que le philosophe Stilpo, aggravé de vieillesse, hasta sa fin à escient par le breuvage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein, suffoca aussi les forces abattues par l'aage du philosophe Arcesilaus . Mais c'est une vieille et plaisante question, si l'ame du sage seroit pour se rendre à la force du vin,

Si munitae adhibet vim sapientiae.

A combien de vanité nous pousse cette bonne opinion que nous avons de nous! La plus reiglée ame du monde n'a que trop affaire à se tenir en pieds et à se garder de ne s'emporter par terre de sa propre foiblesse. De mille, il n'en est pas une qui soit droite et rassise un instant de sa vie; et se pourroit mettre en doubte si, selon sa naturelle condition, elle y peut jamais estre. Mais d'y joindre la constance, c'est sa derniere perfection; je dis quand rien ne la choquerait, ce que mille accidens peuvent faire. Lucrece, ce grand poete, a beau Philosopher et se bander, le voylà rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent ils qu'une Apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates qu'un portefaix? Les uns ont oublié leur nom mesme par la force d'une maladie, et une legiere blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en finc'est un homme: qu'est il plus caduque, plus miserable et plus de neant? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles:

Sudores itaque et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocémque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere ex animi terrore videmus.

Il faut qu'il sille les yeux au coup qui le menasse; il faut qu'il fremisse, planté au bord d'un precipice, comme un enfant: Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison et à la vertu Stoique, pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit à la honte; il se pleint à l'estrette d'une verte colique, sinon d'une voix desesperée et esclatante, au moins d'une voix cassée et enrouée,

Humani a se nihil alienum putet.

Les poetes qui feignent tout à leur poste, n'osent pas descharger seulement des larmes leurs heros:

[142v]

Sic fatur lachrymans, classique immittit habenas.

Luy suffise de brider et moderer ses inclinations, car, de les emporter, il n'est pas en luy. Cetuy mesme nostre Plutarque, si parfaict et excellent juge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus tuer leurs enfans, est entré en doubte si la vertu pouvoit donner jusques là, et si ces personnages n'avoyent pas esté plustost agitez par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes ordinaires sont subjectes à sinistre interpretation, d'autant que nostre goust n'advient non plus à ce qui est au dessus de luy, qu'à ce qui est au dessous. Laissons cette autre secte faisant expresse profession de fierté. Mais quand, en la secte mesme estimée la plus molle, nous oyons ces ventances de Metrodorus: Occupavi te, Fortuna, atque cepi; omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses ; quand Anaxarchus,par l'ordonnance de Nicocreon, tyran de Cypre, couché dans un vaisseau de pierre et assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire: Frappez, rompez, ce n'est pas Anaxarchus, c'est son estuy que vous pilez; quand nous oyons nos martyrs crier au Tyran au milieu de la flamme: C'est assez rosti de ce costé là, hache le, mange le, il est cuit, recommance de l'autre; quant nous oyons en Josephe cet enfant tout deschiré des tenailles mordantes et persé des aleines d' Antiochus, le deffier encore, criant d'une voix ferme et asseurée: Tyran, tu pers temps, me voicy tousjours à mon aise; où est cette douleur, où sont ces tourmens, dequoy tu me menassois? n'y sçais tu que cecy? ma constance te donne plus de peine que je n'en sens de ta cruauté; ô lache belistre, tu te rens, et je me renforce; fay moy pleindre, fay moy flechir, fay moy rendre, si tu peux; donne courage à tes satellites et à tes bourreaux; les voylà defaillis de coeur, ils n'en peuvent plus; arme les, acharne les:--certes il faut confesser qu'en ces ames là il y a quelque alteration et quelque fureur, tant sainte soit elle. Quand nous arrivons à ces saillies Stoïques: J'ayme mieux estre furieux que voluptueux, mot d' Antisthenes,

Maneiein mallon e etheiein;

quand Sextius nous dit qu'il ayme mieux estre enferré de la douleur que de la volupté; quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goute, et, refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il deffie les maux, et, mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter et les combatre, qu'il [143] en appelle et desire des fortes, poignantes et dignes de luy,

Spumantémque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem,

qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son giste? Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut. Il faut qu'elle le quitte et s'esleve, et, prenant le frein aux dents, qu'elle emporte et ravisse son homme si loing qu'apres il s'estonne luy-mesme de son faict; comme, aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estant revenuz à eux ils en transissent d'estonnement les premiers; comme aussi les poetes sont espris souvent d'admiration de leurs propres ouvrages et ne reconnoissoient plus la trace par où ils ont passé une si belle carriere. C'est ce qu'on appelle aussi en eux ardeur et manie. Et comme Platon dict que pour neant hurte à la porte de la poesie un homme rassis, aussi dit Aristote que aucune ame excellente n'est exempte de meslange de folie. Et a raisond'appeler folie tout eslancement, tant louable soit-il, qui surpasse nostre propre jugement et discours. D'autant que la sagesse c'est un maniment reglé de nostre ame, et qu'elle conduit avec mesure et proportion, et s'en respond. Platon argumente ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous; qu'il nous faut estre hors de nous quand nous la traittons: il faut que nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement céleste.

Chap. III.
Coustume de l'Isle de Cea

Si philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit estre doubter. Car c'est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c'est l'authorité de la volonté divine, qui nous reigle sans contredit et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations. Philippus estant entré à main armée au Peloponese, quelcun disoit à Damidas que les Lacedemoniens [143v] auroient beaucoup à souffrir, s'ils ne se remettoient en sa grace: Et, poltron, respondit-il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la mort? On demandoit aussi à Agis comment un homme pourroit vivre libre: Mesprisant, dict-il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent evidemment quelque chose au delà d'attendre patiemment la mort quand elle nous vient. Car il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir que la mort mesme. Tesmoing cet enfant Lacedemonien pris par Antigonus et vendu pour serf, lequel, pressé par son maistre de s'employer à quelque service abject: Tu verras, dit-il, qui tu as acheté; ce me seroit honte de servir, ayant la liberté si à main; et ce disant se precipita du haut de la maison. Antipater menassant asprement les Lacedemoniens pour les renger à certaine sienne demande: Si tu nous menasses de pis que la mort, respondirent-ils, nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant escrit qu'il empescheroit toutes leurs entreprinses: Quoy! nous empescheras-tu aussi de mourir? C'est ce qu'on dit, que le sage vit tant qu'il doit, non pas tant qu'il peut; et que le present que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous oste tout moyen de nous pleindre de nostre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n'a ordonné qu'une entrée à la vie, et cent mille yssues. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir nous n'en pouvons avoir faute, comme respondit Boiocatus aux Romains . Pourquoy te plains tu de ce monde? il ne te tient pas: si tu vis en peine, ta lacheté en est cause; à mourir il ne reste que le vouloir:

Ubique mors est: optime hoc cavit Deus,
Eripere vitam nemo non homini potest;
At nemo mortem: mille ad hanc aditus patent.

Et ce n'est pas la recepte à une seule maladie: la mort est la recepte à tous maux. C'est un port tres-asseuré, qui n'est jamais à craindre, et souvent à rechercher. Tout revient à un, que [144] l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre; qu'il coure au devant de son jour, ou qu'il l'attende: d'où qu'il vienne, c'est tousjours le sien; en quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La vie despend de la volonté d'autruy; la mort, de la nostre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu'en celle-là. La reputation ne touche pas une telle entreprise, c'est folie d'en avoir respect. Le vivre, c'est servir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se conduit aux despens de la vie: on nous incise, on nous cauterise, on nous detranche les membres, on nous soustrait l'aliment et le sang; un pas plus outre, nous voilà gueris tout à fait. Pourquoy n'est la vaine du gosier autant à nostre commandement que la mediane? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Servius le Grammairien, ayant la goutte, n'y trouva meilleur conseil que de s'appliquer du poison et de tuer ses jambes. Qu'elles fussent podagriques à leur poste, pourveu que ce fut sans sentiment' Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel estat que le vivre nous est pire que le mourir. C'est foiblesse de ceder aux maux, mais c'est folie de les nourrir. Les Stoiciens disent que c'est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se departir de la vie, encore qu'il soit en plein heur, s'il le faict opportuneement; et au fol de maintenir sa vie, encore qu'il soit miserable, pour veu qu'il soit, en la plus grande part des choses qu'ils disent estre selon Nature. Comme je n'offense les loix qui sont faictes contre les larrons, quand j'emporte le mien, et que je me coupe ma bourse; ny des boutefeuz, quand je brusle mon bois: aussi ne suis je tenu aux loix faictes contre les meurtriers pour m'avoir osté ma vie. Hegesias disoit que, comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort devoit despendre de nostre eslection. Et Diogenes, rencontrant le philosophe Speusippus, affligé de longue hydropisie, se faisant porter en littière, qui luy escria: Le bon salut! Diogenes .--A toi, point de salut, respondit il, qui souffres le vivre, estant en tel estat.De vray, quelque temps après Speusippus se fit mourir, ennuié d'une si penible condition de vie. Cecy ne s'en va pas sans contraste. Car plusieurs tiennent que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde sans le commandement expres de celuy qui nous y a mis; et que c'est à Dieu, qui nous a icy envoyez non pour nous seulement, ains pour sa gloire et service d'autruy, de nous donner congé quand il lui plaira, non à nous de le prendre; que nous ne sommes pas nez pour nous, ains aussi pour nostre païs; les loix nous redemandent conte de nous pour leur interest, et ont action d'homicide contre nous; autrement, comme deserteurs de nostre charge, nous sommes punis et en cetuicy et en l'autre monde:

Proxima deinde tenent maesti loca, qui sibi laetum
Insontes peperere manu, lucémque perosi
Projecere animas.

Il y a bien plus de constance à user la chaine qui nous tient [144v] qu'à la rompre, et plus d'espreuve de fermeté en Regulus qu'en Caton . C'est l'indiscretion et l'impatience qui nous haste le pas. Nuls accidens ne font tourner le dos à la vive vertu; elle cherche les maux et la douleur comme son aliment. Les menasses des tyrans, les gehenes et les bourreaux l'animent et la vivifient:

Duris ut ilex tonsa bipennibus
Nigrae feraci frondis in Algido,
Per damna, per caedes, ab ipso
Ducit opes animumque ferro.

Et comme dict l'autre:

Non est, ut putas, virtus, pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.
Rebus in adversis facile est contemnere mortem:
Fortius ille facit qui miser esse potest.

C'est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s'aller tapir dans un creux, soubs une tombe massive, pour eviter les coups de la fortune. Elle ne rompt son chemin et son train pour orage qu'il face,

Si fractus illabatur orbis,
Inpavidam ferient ruinae.

Le plus communement, la fuitte d'autres inconveniens nous pousse à cettuy-cy: voire quelquefois la fuite de la mort fait que nous y courons, Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori? comme ceux qui, de peur du precipice, s'y lancent eux mesmes:

multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali; fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differe potest.
Usque adeo, mortis formidine, vitae,
Percipit humanos odium, lucisque videndae,
Ut sibi consciscant maerenti pectore lethum, [145]
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

Platon, en ces loix, ordonne sepulture ignominieuse à celuy qui a privé son plus proche et plus amy, sçavoir est soy mesme, de la vie et du cours des destinées, non contraint par jugement publique, ny par quelque triste et inevitable accident de la fortune, ny par une honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d'une ame craintive. Et l'opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule. Car en fin c'est nostre estre, c'est nostre tout. Les choses qui ont un estre plus noble et plus riche, peuvent accuser le nostre; mais c'est contre nature que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir; c'est une maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre creature, de se hayr et desdeigner. C'est de pareille vanité que nous desirons estre autre chose que ce que nous sommes. Le fruict d'un tel desir ne nous touche pas, d'autant qu'il secontredict et s'empesche en soy. Celuy qui desire d'estre fait d'un homme ange, il ne fait rien pour luy, il n'en vaudroit de rien mieux. Car, n'estant plus, qui se resjouyra et ressentira de cet amendement pour luy?

Debet enim, miserè cui forte aegréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cum male possit
Accidere.

La securité, l'indolence, l'impassibilité, la privation des maux de cette vie, que nous achetons au pris de la mort, ne nous apporte aucune commodité. Pour neant evite la guerre celuy qui ne peut jouyr de la paix; et pour neant fuit la peine, qui n'a dequoy savourer le repos. Entre ceux du premier advis, il y a eu grand doute sur ce: Quelles occasions sont assez justes pour faire entrer un homme en ce party de se tuer? Ils appellent cela

eulogon eksagogen.

Car, quoy qu'ils dient qu'il faut souvent mourir pour causes legieres, puis que celles qui nous tiennent en vie ne sont guiere fortes, si y faut il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques et sans discours qui ont poussé non des hommes particuliers seulement, mais des peuples, à se deffaire. J'en ay allegué par cy devant des exemples; et nous lisons en outre, des vierges Milesienes, que, par une conspiration furieuse, elles se pendoient les unes apres les autres, jusques à ce que le [145v] magistrat y pourveust, ordonnant que celles qui se trouveroyent ainsi pendues, fussent trainées du mesme licol, toutes nues, par la ville. Quand Threicion presche Cleomenes de se tuer pour le mauvais estat de ses affaires, et, ayant fuy la mort plus honorable en la bataille qu'il venoit de perdre, d'accepter cette autre qui luy est seconde en honneur, et ne donner poinct loisir au victorieux de luy faire souffrir ou une mort ou une vie honteuse, Cleomenes, d'un courage Lacedemonien et Stoique, refuse ce conseil comme lache et effeminé: C'est une recepte, dit-il, qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu'il y a un doigt d'esperance de reste; que le vivre est quelquefois constance et vaillance; qu'il veut que sa mort mesme serve à son pays et en veut faire un acte d'honneur et de vertu. Threicion se creut dès lors et se tua. Cleomenes en fit aussi autant depuis; mais ce fut apres avoir essayé le dernier point de la fortune. Tous les inconvenients ne valent pas qu'on veuille mourir pour les eviter. Et puis, y ayant tant de soudains changemens aux choses humaines, il est malaisé à juger à quel point nous sommes justement au bout de nostre esperance:

Sperat et in saeva victus gladiator arena,
Sit licet infesto pollice turba minax.

Toutes choses, dict un mot ancien, sont esperables à un home pendant qu'il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy auray je plustost en la teste cela, que la fortune peut toutes choses pour celuy qui est vivant, que cecy, que fortune ne peut rien sur celuy qui sçait mourir? On voit Josephe engagé en un si apparent danger et si prochain, tout un peuple s'estant eslevé contre luy, que, par discours, il n'y pouvoit avoir aucune resource; toutefois, estant, comme il dit, conseillé sur ce point par un de ses amis de se deffaire, bien luy servit de s'opiniatrer encore en l'esperance: car la fortune contourna, outre toute [146] raison humaine, cet accident, si qu'il s'en veid délivré sans aucun inconvenient. Et Cassius et Brutus, au contraire, acheverent de perdre les reliques de la Romaine liberté, de laquelle ils estoient protecteurs, par la precipitation et temerité dequoy ils se tuerent avant le temps et l'occasion. J'ay veu cent lievres se sauver sous les dents des levriers. Aliquis carnifici suo superstes fuit.

Multa dies variusque labor mutabilis aevi
Rettulit in melius; multos alterna revisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locavit.

Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie pour lesquelles eviter on aye droit de se tuer: la plus aspre de toutes, c'est la pierre à la vessie quand l'urine en est retenue; Seneque, celes seulement qui esbranlent pour long temps les offices de l'ame. Pour eviter une pire mort, il y en a qui sont d'advis de la prendre à leur poste. Damocritus, chef des Aetoliens, mené prisonnier à Rome, trouva moyen de nuict d'eschapper. Mais, suivy par ses gardes, avant que se laisser reprendre, il se donna de l'espée au travers le corps. Antinous et Theodotus, leur ville d' Epire reduitte à l'extrémité par les Romains, furent d'advis au peuple de se tuer tous; mais le conseil de se rendre plus tost ayant gaigné, ils allerent chercher la mort, se ruantssur les ennemis, en intention de frapper, non de se couvrir. L'isle de Goze forcée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avoit deux belles filles prestes à marier, les tua de sa main, et leur mere après qui accourut à leur mort. Cela faict, sortant en rue avec une arbaleste et une harquebouze, de deux coups il en tua les deux premiers Turcs qui s'aprocherent de sa porte, et puis, mettant l'espée au poing, s'alla mesler furieusement, où il fut soudain envelopé et mis en pieces, se sauvant ainsi du servage, après en avoir delivré les siens. Les femmes Juifves, apres avoir fait circoncire leurs enfans, s'alloient precipiter quant et eux, fuyant la cruauté d' Antiochus . On m'a conté qu'un prisonnier de qualité estant en nos conciergeries, ses parens, advertis qu'il seroit certainement condamné, pour éviter la honte de telle mort, aposterent un prestre pour luy dire que le souverain remede de sa delivrance estoit qu'il se recommandast à tel sainct, avec tel et tel veu, et qu'il fut huit jours sans prendre aucun aliment, quelque defaillance et foiblesse qu'il sentit en soy. Il l'en creut, et par ce moyen se deffit, sans y penser, de sa vie et du dangier. Scribonia, conseillant Libo, son nepveu, de se tuer plustost que d'attendre la main de la justice, luy disoit que c'estoit proprement faire l'affaire d'autruy que de conserver sa vie pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendroient chercher trois ou quatre jours apres, et que c'estoit servir ses ennemis de garder son sang pour leur en faire curée. Il se lict dans la Bible que Nicanor, persecuteur de la Loy de Dieu, ayant envoyé ses sattelittes pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l'honneur de sa vertu le pere aux Juifs, comme ce bon homme [146v] n'y veit plus d'ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le saisir, choisissant de mourir genereusement plustost que de venir entre les mains des meschans, et de se laisser mastiner contre l'honneur de son rang, qu'il se frappa de son espée; mais le coup pour la haste n'ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du haut d'un mur au travers de la trouppe, laquelle s'escartant et luy faisant place, il cheut droictement sur la teste. Ce neantmoins, se sentant encore quelque reste de vie, il r'alluma son courage, et, s'eslevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse, donna jusques à certain rocher coupé et precipiteux, où, n'en pouvant plus, il print, par l'une de ses plaies à deux mains ses entrailles, les deschirant et froissant, et les jetta à travers les poursuivans, appellant sur eux et attestant la vengeance divine. Des violences qui se font à la conscience, la plus à eviter, à mon advis, c'est celle qui se faict à la chasteté des femmes, d'autant qu'il y a quelque plaisir corporel naturellement meslé parmy; et, à cette cause, le dissentementn'y peut estre assez entier, et semble que la force soit meslée à quelque volonté. Pelagia et Sophronia toutes deux canonisées, celle-là se precipita dans la riviere avec sa mere et ses soeurs pour eviter la force de quelques soldats, et cette-cy se tua aussi pour eviter la force de Maxentius l' Empereur . L'histoire ecclésiastique a en reverence plusieurs tels exemples de personnes devotes qui apelerent la mort à garant contre les outrages que les tirans preparoient à leur conscience. Il nous sera à l'adventure honnorable aux siecles advenir qu'un sçavant autheur de ce temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux Dames de nostre siecle de prendre plustost tout autre party que d'entrer en l'horrible conseil d'un tel des-espoir. Je suis marry qu'il n'a sceu, pour mesler à ses comptes, le bon mot que j'apprins à Toulouse, d'une femme passée par les mains de quelques soldats: Dieu soit loué, disoit-elle, qu'au [147] moins une fois en ma vie je m'en suis soulée sans peché'A la verité, ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoise; aussi, Dieu mercy, nostre air s'en voit infiniment purgé depuis ce bon advertissement: suffit qu'elles dient nenny en le faisant, suyvant la reigle du bon Marot . L'Histoire est toute pleine de ceux qui, en mille façons, ont changé à la mort une vie peneuse. Lucius Aruntius se tua pour, disoit il, fuir et l'advenir et le passé. Granius Silvanus et Statius Proximus, après estre pardonnez par Neron, se tuerent, ou pour ne vivre de la grace d'un si meschant homme, ou pour n'estre en peine une autre fois d'un second pardon, veu sa facilité aux soupçons et accusations à l'encontre des gens de bien. Spargapizès, fils de la Royne Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere faveur que Cyrus luy fit de le faire destacher, n'ayant pretendu autre fruit de sa liberté que de venger sur soy la honte de sa prinse. Bogez, gouverneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par l'armée des Atheniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition de s'en retourner seurement en Asie à tout sa chevance, impatient de survivre à la perte de ce que son maistre luy avoit donné en garde; et, apres avoir desfendu jusques à l'extrémité sa ville, n'y restant plus que manger, jecta premierement en la riviere Strymon tout l'or et tout ce dequoy il luy sembla l'ennemy pouvoir faire plus de butin. Et puis, ayant ordonné allumer un grand bucher, et esgosiller femme, enfans, concubines et serviteurs, les meit dans le feu, et puis soy-mesme. Ninachetuen, seigneur Indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du vice- Roy Portugais de le deposseder, sans aucune causeapparante, de la charge qu'il avoit en Malaca, pour donner au Roy de Campar, print à part soy cette resolution. Il fit dresser un eschaffault plus long que large, appuyé sur des colomnes, royallement tapissé et orné de fleurs et de parfuns en abondance. Et puis, s'estant vestu d'une robe de drap d'or chargée de quantité de pierreries de hault prix, sortit en rue, et par des degrez monta sur l'eschaffault, en un coing duquel il y avoit un bucher de bois aromatiques allumé. Le monde accourut voir à quelle fin ces preparatifs inaccoustumés. Ninachetuen remontra, d'un visage hardy et mal contant, l'obligation que la nation Portugaloise lui avoit; combien fidelement il avoit versé en sa charge; qu'ayant si souvent tesmoigné pour autruy, les armes en main, que l'honneur luy estoit de beaucoup plus cher que la vie, il n'estoit pas pour en abandonner le soing pour soy-mesmes; que, sa fortune luy refusant tout moyen de s'opposer à l'injure qu'on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit de s'en oster le sentiment et de servir de fable au peuple et de triomphe à des persones qui valoient moins que luy. Ce disant, il se jetta dans le feu. Sextilia, femme de scaurus, et paxea, femme de Labeo, pour encourager leurs maris à eviter les dangiers qui les pressoyent, ausquels elles n'avoyent part que par l'interest de l'affection conjugale, engagerent volontairement la vie pour leur servir, en cette extreme necessité, d'exemple et de compaignie. Ce qu'elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, moins utillement, mais de pareil amour. Ce grand Jurisconsulte, fleurissant en santé, en richesses, en reputation, en credit près de l' Empereur, n'eust autre cause de se tuer que la compassion du miserable estat de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien adjouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d' Auguste . Auguste, ayant descouvert qu'il avoit esventé un secret important qu'il luy avoit fié, un matin qu'il le vint voir, luy en fit une maigre mine. Il s'en retourna au logis, plain de desespoir; et dict tout piteusement à sa femme qu'estant tombé en ce malheur il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement: Tu ne feras que raison, veu qu'ayant assez souvent experimenté l'incontinance de ma langue, tu ne t'en es point donné de garde. Mais laisse, que je me tue la premiere. Et, sans autrement marchander, se donna d'une espée dans le corps. Vibius Virius desespéré du salut de sa ville assiegée par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere deliberation de leur senat, apres plusieurs remonstrances employées à cette fin, conclud que le plus beau estoit d'eschapper à la fortune par leurs propres mains: Les ennemis les en auroient en honneur, et Hannibal sentiroit combien fideles amis il auroit abandonnés. Conviant ceux qui approuveroient son advis, d'aller prendre un bon souper qu'on avoit dressé chez lui, où, apres avoir faitbonne chere, ils boiroyent ensemble de ce qu'on luy presenteroit: Breuvage qui delivrera noz corps des tourments, noz ames des injures, noz yeux et noz oreilles du sentiment de tant de villains maux que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offencez. J'ay, disoit-il, mis ordre qu'il y aura personnes propres à nous jetter dans un bucher au devant de mon huis, quand nous serons expirez. Assez approuverent cette haute resolution, peu l'imiterent. Vingt et sept senateurs le suivirent et, apres avoir essayé d'estouffer dans le vin cette fascheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel mets; et, s'entre-embrassans après avoir en commun deploré le malheur de leur païs, les uns se retirerent en leurs maisons, les autres s'arresterent pour estre enterrez dans le feu de Vibius avec luy. Et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines et retardant l'effect du poison, qu'aucuns furent a une heure pres de veoir les ennemis dans Capoue, qui fut emportée le lendemain et d'encourir les miseres qu'ils avoyent si cherement fuy. Taurea Jubellius, un autre citoyen de là, le Consul Fulvius retournant de cette honteuse boucherie qu'il avoit faicte de deux cents vingt-cinq Senateurs, le rappella fierement par son nom, et l'ayant arresté: Commande, fit-il, qu'on me massacre aussi apres tant d'autres, afin que tu te puisses vanter d'avoir tué un beaucoup plus vaillant homme que toy. Fulvius le desdeignant comme insensé (aussi que sur l'heure il venoit de recevoir lettres de Rome contraires à l'inhumanité de son execution, qui luy lioient les mains), Jubellius continua: Puis que mon païs prins, mes amis morts, et ayant de ma main occis ma femme et mes enfans pour les soustraire à la desolation de cette ruine, il m'est interdict de mourir de la mort de mes concitoyens, empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse. Et, tirant un glaive qu'il avoit caché, s'en donna au travers la poitrine, tumbant renversé mourant aux pieds du Consul. Alexandre assiegeoit une ville aux Indes : ceux de dedans, se trouvans pressez, se resolurent vigoureusement à le priver du plaisir de cette victoire, et s'embraisarent universellement tous, quand et leur ville, en despit de son humanité. Nouvelle guerre: les [147v] ennemis combattoient pour les sauver, eux pour se perdre; et faisoient pour garentir leur mort toutes les choses qu'on faict pour garentir sa vie. Astapa, ville d' Espaigne, se trouvant faible de murs et de deffenses, pour soustenir les Romains, les habitans firent un amas de leurs richesses et meubles en la place, et ayants rangé au dessus de ce monceau les femmes et les enfans, et l'ayants entourné de bois et matiere propre à prendre feu soudainement, et laissé cinquante jeunes hommes d'entre eux pour l'execution de leur resolution, feirent une sortie où, suivant leur voeu, à faute de pouvoir vaincre, ils se feirent tous tuer. Les cinquante, apresavoir massacré toute ame vivante esparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s'y lancerent aussi, finissants leur genereuse liberté en un estat insensible plus tost que douloureux et honteux, et montrant aux ennemis que, si fortune l'eust voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme ils avoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceux qui, amorcez par la lueur de l'or coulant dans cette flamme, s'en estans approchez en bon nombre, y furent suffoquez et bruslez, le reculer leur estant interdict par la foulle qui les suivoit. Les Abydeens, pressez par Philippus, se resolurent de mesmes. Mais, estans prins de trop court?, le Roy, ayant horreur de voir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors et les meubles qu'ils avoyent diversement condamnez au feu et au naufrage, saisis), retirant ses soldats, leur conceda trois jours à se tuer à l'aise; lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté; et ne s'en sauva une seule personne qui eust pouvoir sur soy. Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus aspres d'autant que l'effect en est plus universel. Elles le sont moins que séparées. Ce que le discours ne feroit en chacun, il le faict en tous: l'ardeur de la société ravissant les particuliers jugements. Les condamnez qui attendoyent l'execution, du temps de Tibere, perdoient leurs biens et estoient privez de sepulture; ceux qui l'anticipoyent en se tuant eux mesme, estoyent enterrez et pouvoyent faire testament. Mais on desire aussi quelque fois la mort pour l'esperance d'un plus grand bien. Je desire, dict sainct Paul, estre dissoult pour estre avec Jesus - Christ; et: Qui me desprendra de ces liens? Cleombrotus Ambraciota, ayant leu le Phaedon de Platon, entra en si grand appetit de la vie advenir que, sans autre occasion, il s'alla precipiter en la mer. Par où il appert combien improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire à laquelle la chaleur de l'espoir nous porte souvent, et souvent une tranquille et rassise inclination de jugement. Jacques du Chastel, Evesque de Soissons, au voyage d'outremer que fist Saint Loys, voyant le Roy et toute l'armée en train de revenir en France laissant les affaires de la religion imparfaites, print resolution de s'en aller plus tost en paradis. Et, ayant dict à Dieu à ses amis, donna seul, à la veue d'un chacun, dans l'armée des ennemis, où il fut mis en pieces. En certain Royaume de ces nouvelles terres, au jour d'une solemne procession, auquel l'idole qu'ils adorent, est promenée en publiq sur un char de merveilleuse grandeur, outre ce, qu'il se voit plusieurs se destaillants les morceaux de leur chair vive à luy offrir, il s'en voit nombred'autres se prosternants emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les roues, pour en acquerir apres leur mort veneration de saincteté, qui leur est rendue. La mort de cet Evesque, les armes au poing, a de la generosité plus, et moins de sentiment, l'ardeur du combat en amusant une partie. Il y a des polices qui se sont meslées de reigler la justice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille, il se gardoit, au temps passé, du venin préparé à tout de la cigue, aux despens publics, pour ceux qui voudroyent haster leurs jours, ayant premierement approuvé aux six cens, qui estoit leur senat, les raisons de leur entreprise; et n'estoit loisible autrement que par congé du magistrat et par occasions legitimes de mettre la main sur soy. Cette loy estoit encor'ailleurs. Sextus Pompeius, allant en Asie, passa par l' Isle de Cea de Negrepont . Il advint de fortune, pendant qu'il y estoit, comme nous l'apprend l'un de ceux de sa compaignie, qu'une femme de grande authorité, ayant rendu compte à ses citoyens pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie, pria Pompeius d'assister à sa mort pour la rendre plus honnorable: ce qu'il fit; et, ayant long temps essaié pour neant, à force d'éloquence qui luy estoit [148] merveilleusement à main, et de persuasion, de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu'elle se contentast. Elle avoit passé quatre vingts et dix ans en tres-heureux estat d'esprit et de corps; mais lors, couchée sur son lit mieux paré que de coustume et appuiée sur le coude: Les dieux, dit elle, ô Sextus Pompeius, et plustost ceux que je laisse que ceux que je vay trouver, te sçachent gré dequoy tu n'as desdaigné d'estre et conseiller de ma vie et tesmoing de ma mort'De ma part, ayant tousjours essayé le favorable visage de fortune, de peur que l'envie de trop vivre ne m'en face voir un contraire, je m'en vay d'une heureuse fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux filles et une legion de nepveux. Cela faict, ayant presché et enhorté les siens à l'union et à la paix, leur ayant départy ses biens et recommandé les dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d'une main asseurée la coupe où estoit le venin; et, ayant faict ses veux à Mercure et les prieres de la conduire en quelque heureux siege en l'autre monde, avala brusquement ce mortel breuvage. Or entretint elle la compagnie du progrez de son operation et comme les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l'une apres l'autre, jusques à ce qu'ayant dit en fin qu'il arrivoit au coeur et aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office et luy clorre les yeux. Pline récite de certaine nation hyperborée, qu'en icelle, pour la douce température de l'air, les vies ne se finissent communément que parla propre volonté des habitans; mais, qu'estans las et sous de vivre, ils ont en coustume, au bout d'un long aage, apres avoir fait bonne chere, se precipiter en la mer du haut d'un certain rocher destiné à ce service. La douleur insupportable et une pire mort me semblent les plus excusables incitations.

[148v]

Chap. IV.
A Demain les Affaires

Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amiot sur tous nos escrivains François, non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la constance d'un si long travail, ny pour la profondeur de son sçavoir, ayant peu développer si heureusement un autheur si espineux et ferré (car on m'en dira ce qu'on voudra: je n'entens rien au Grec, mais je voy un sens si beau, si bien joint et entretenu par tout en sa traduction que, ou il a certainement entendu l'imagination vraye de l'autheur, ou, ayant par longue conversation planté vivement dans son ame une generale Idée de celle de Plutarque, il ne luy a au-moins rien presté qui le desmente ou qui le desdie); mais sur tout je lui sçay bon gré d'avoir sçeu trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire present à son pays. Nous autres ignorans estions perdus, si ce livre ne nous eust relevez du bourbier:sa mercy, nous osons à cett'heure et parler et escrire; les dames en regentent les maistres d'escole; c'est nostre breviaire. Si ce bon homme vit, je luy resigne Xenophon pour en faire autant: c'est un' occupation plus aisée, et d'autant plus propre à sa vieillesse; et puis, je ne sçay comment, il me semble, quoy qu'il se desmele bien brusquement et nettement d'un mauvais pas, que toutefois son stile est plus chez soy, quand il n'est pas pressé et qu'il roulle à son aise. J'estois à cett'heure sur ce passage où Plutarque dict de soy-mesmes que Rusticus, assistant à une sienne declamation à Rome, y receut un paquet de la part de l' Empereur, et temporisa de l'ouvrir jusques à ce que tout fut faict: en quoy (dit-il) toute l'assistance loua singulierement la gravité de ce personnage. De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette [149] passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous fait avec tant d'indiscretion et d'impatience abandonner toutes choses pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous apporte, il a eu raison de louer la gravité de Rusticus; et pouvoit encor y joindre la louange de sa civilité et courtoisie de n'avoir voulu interrompre le cours de sa declamation. Mais je fay doute qu'on le peut louer de prudence: car, recevant à l'improveu lettres et notamment d'un Empereur, il pouvoit bien advenir que le differer à les lire eust esté d'un grand prejudice. Le vice contraire à la curiosité, c'est la nonchalance, vers laquelle je penche evidemment de ma complexion, et en laquelle j'ay veu plusieurs hommes si extremes, que trois ou quatre jours apres on retrouvoit encores en leur pochette les lettres toutes closes qu'on leur avoit envoyées. Je n'en ouvris jamais, non seulement de celles qu'on m'eut commises, mais de celles mesme que la fortune m'eut fait passer par les mains; et faits conscience si mes yeux desrobent par mesgarde quelque cognoissance des lettres d'importance qu'il lit, quand je suis à costé d'un grand. Jamais homme ne s'enquist moins et ne fureta moins és affaires d'autruy. Du temps de nos peres Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin pour, estant en bonne compaignie à souper, avoir remis à lire un advertissement qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette ville, où il commandoit; et ce mesme Plutarque m'a appris que Julius Caesar se fut sauvé, si, allant au senat le jour qu'il y fut tué par les conjurez, il eust leu un memoire qu'on luy presenta. Et fait aussi le conte d' Archias, Tyran de Thebes, que le soir, avant l'execution de l'entreprise que Pelopidasavoit faicte de le tuer pour remettre son païs en liberté, il luy fut escrit par un autre Archias, Athenien, de point [149v] en point ce qu'on luy preparoit; et que, ce pacquet luy ayant esté rendu pendant son souper, il remit à l'ouvrir, disant ce mot qui, dépuis, passa en proverbe en Grece : A demain les affaires. Un sage homme peut, à mon opinion, pour l'interest d'autruy, comme pour ne rompre indecemment compaignie, ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer un autre affaire d'importance, remettre à entendre ce qu'on luy apporte de nouveau; mais, pour son interest ou plaisir particulier, mesmes s'il est homme ayant charge publique, pour ne rompre son disner, voyre ny son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à Rome la place consulaire, qu'ils appelloyent, la plus honnorable à table, pour estre plus à delivre et plus accessible à ceux qui surviendroyent pour entretenir celuy qui y seroit assis. Tesmoignage que, pour estre à table, ils ne se departoyent pas de l'entremise d'autres affaires et survenances. Mais, quand tout est dit, il est mal-aisé és actions humaines de donner reigle si juste par discours de raison, que la fortune n'y maintienne son droict.

Chap. V.
De la Conscience

Voyageant un jour, mon frere sieur de la Brousse et moy, durant nos guerres civiles, nous rancontrames un gentil'homme de bonne façon: il estoit du party contraire au nostre, mais je n'en sçavois rien, car il se contrefaisoit autre; et le pis de ces guerres, c'est que les cartes sont si meslées, vostre ennemy n'estant distingué d'avec vous de aucune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, meurs et mesme air, qu'il est mal-aisé d'y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy mesme de rencontrer nos trouppes en lieu où je ne fusse conneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, [150] et de pis à l'adventure. Comme il m'estoit autrefois advenu: car en un tel mescompte je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua l'on miserablement entre autres un page gentil-homme Italien, que je nourrissois soigneusement, et fut esteincte en luy une tres-belle enfance et plaine de grande esperance. Mais cettuy-cy en avoit une frayeur si esperdue, et je le voiois si mort à chasque rencontre d'hommes à cheval et passage de villes qui tenoient pour le Roy, que je devinay en fin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa cazaque on iroit lire jusques dans son coeur ses secrettes intentions. Tant est merveilleux l'effortde la conscience'Elle nous faict trahir, accuser et combattre nous mesme, et, à faute de tesmoing estrangier, elle nous produit, contre nous:

Occultum quatiens animo tortore flagellum.

Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus, Poeonien, reproché d'avoir de gayeté de coeur abbatu un nid de moineaux et les avoir tuez, disoit avoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient de l'accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide jusques lors avoit esté occulte et inconnu; mais les furies vengeresses, de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en devoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que la peine suit de bien pres le peché: car il dit qu'elle naist en l'instant et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la souffre; et quiconque l'a meritée, l'attend. La meschanceté fabrique des tourmens contre soy,

Malum consilium consultori pessimum,

comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme, car elle y perd son éguillon et sa force pour jamais,

[150v]

vitasque in vulnere ponunt.

Les Cantarides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature. Aussi, à mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations penibles, veillans et dormans,

Quippe ubi se multi, per somnia saepe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.

Apollodorus songeoit qu'il se voyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmite, et que son coeur murmuroit en disant: Je te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert aux meschans,disoit Epicurus, parce qu'ils ne se peuvent asseurer d'estre cachez, la conscience les descouvrant à eux mesmes,

prima est haec ultio, quod se
Judice nemo nocens absolvitur.

Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d'asseurance et de confience. Et je puis dire avoir marché en plusieurs hazards d'un pas bien plus ferme, en consideration de la secrete science que j'avois de ma volonté et innocence de mes desseins.

Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto spemque metumque suo.

Il y en a mille exemples; il suffira d'en alleguer trois de mesme personnage. Scipion, estant un jour accusé devant le peuple Romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flater ses juges: Il vous siera bien, leur dit il, de vouloir entreprendre de juger de la teste de celuy par le moyen duquel vous avez l'authorité de juger de tout le monde. Et, un'autre fois, pour toute responce aux imputations que luy mettoit sus un Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause: Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre graces aux Dieux de la [151] victoire qu'ils me donnarent contre les Carthaginois en pareil jour que cettuy-cy; et, se mettant à marcher devant vers le temple, voylà toute l'assemblé et son accusateur mesmes à sa suite. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander conte de l'argent manié en la province d' Antioche, Scipion, estant venu au Senat pour cet effect, produisit le livre des raisons qu'il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise; mais, comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte à soy mesme; et, de ses mains, en la presence du senat, le deschira et mit en pieces. Je ne croy pas qu'une ame cauterizée sçeut contrefaire une telle asseurance. Il avoit le coeur trop gros de nature et accoustumé à trop haute fortune, dict Tite Live, pour qu'il sceut estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence. C'est une dangereuse invention que celle des gehenes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de vérité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'ellene me forcera de dire ce qui n'est pas? Et, au rebours, si celuy qui n'a pas fait ce dequoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui l'a fait, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé? Je pense que le fondement de cette invention est appuyé sur la consideration de l'effort de la conscience. Car, au coulpable, il semble qu'elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu'elle l'affoiblisse; et, de l'autre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs? Etiam innocentes cogit mentiri dolor. D'où il advient que celuy que le juge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de fauces confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu' Alexandre luy fit et le progrez de sa geine. Mais tant y a que c'est, dict on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer. Bien inhumainement pourtant et bien inutilement, à mon advis' Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les en appellent, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme de la faute duquel vous estes encores en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance? Estes-vous pas injustes, qui, pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer? Qu'il soit ainsi: voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison que de passer par cete information plus penible que le supplice, et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l'execute. Je ne sçay d'où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre justice. Une femme de village accusoit devant un general d'armée, grand justicier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfans ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armée ayant ravagé tous les villages à l'environ. De preuve, il n'y en avoit point. Le general, après avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coupable de son accusation si elle mentoit, et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat pour s'esclaircir de la vérité du faict. Et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.

[151v]

Chap. VI.
De l'Exercitation

Il est malaisé que le discours et l'instruction, encore que nostre creance s'y applique volontiers, soient assez puissantes pour nous acheminer jusques à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger: autrement, quand elle sera au propre des effets, elle s'y trouvera sans doute empeschée. Voylà pourquoy, parmy les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprint inexperimentez et nouveaux au combat; ains ils luy sont allez au devant, et se sont jettez à escient à la preuve des difficultez. Les unsen ont abandonné les richesses pour s'exercer à une pauvreté volontaire; les autres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible pour se durcir au mal et au travail; d'autres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue et des membres propres à la generation, de peur que leur service, trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté de leur ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut ayder. On se peut, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence et tels autres accidents; mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois; nous y sommes tous apprentifs quand nous y venons. Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellens mesnagers du temps, qu'ils ont essayé en la mort mesme de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir que c'estoit de ce passage, mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles:

nemo expergitus extat [152]
Frigida quem semel est vitai pausa sequuta.

Canius Julius, noble homme Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condamné à la mort par ce marault de Caligula, outre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa resolution, comme il estoit sur le point de souffrir la main du bourreau, un philosophe, son amy, luy demanda: Et bien, Canius, en quelle démarche est à cette heure vostre ame? que fait elle? en quels pensemens estes vous?-- Je pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour voir si, en cet instant de la mort, si court et si brief, je pourray appercevoir quelque deslogement de l'ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssue, pour, si j'en aprens quelque chose, en revenir donner apres, si je puis, advertissement à mes amis. Cettuy-cy philosophe non seulement jusqu'à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servit de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire' Jus hoc animi morientis habebat. Il me semble toutefois qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle et de l'essayer aucunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte, au moins telle, qu'elle ne soit pas inutile, et qui nousrende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnoistre; et, si nous ne donnons jusques à son fort, au moins verrons nous et en prattiquerons les advenues. Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort. Combien facilement nous passons du veiller au dormir'Avec combien peu d'interest nous perdons la connoissance de la lumiere et de nous' A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'estoit que, par iceluy, nature nous instruict qu'elle nous a pareillement faicts pour mourir que pour vivre, et, dès la vie, nous présente l'eternel estat qu'elle nous garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte. Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident en defaillance de coeur et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là, à mon advis, ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage: car, quant à l'instant et au point du passage, il n'est pas à craindre qu'il porte avec soy aucun travail ou desplaisir, [152v] d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir. Nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort qu'il faut necessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre; et celles-là peuvent tomber en experience. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effect. J'ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite et entière santé: je dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat, plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies que, quand je suis venu à les experimenter, j'ay trouvé leurs pointures molles et làches au pris de ma crainte. Voicy que j'espreuve tous les jours: suis-je à couvert chaudement dans une bonne sale, pendant qu'il se passe une nuict orageuse et tempesteuse, je m'estonne et m'afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne; y suis-je moymesme, je ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul, d'estre toujours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable: je fus incontinent dressé à y estre une semaine, et un mois, plein d'émotion, d'alteration et de foiblesse; et ay trouvé que, lors de ma santé, je plaignois les malades beaucoup plus que je ne me trouve à plaindre moymesme quand j'en suis, et que la force de mon apprehention encherissoit pres de moitié l'essence et verité de la chose. J'espere qu'il m'en adviendra de mesme de la mort, et qu'elle ne vaut pas la peine que je prens à tant d'apprests que je dresse et tant de secours que j'appelleet assemble pour en soustenir l'effort: mais, à toutes advantures, nous ne pouvons nous donner trop d'avantage. Pendant nos troisiesmes troubles ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela), m'estant allé un jour promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant estre en toute seureté et si voisin de ma retraicte que je [153] n'avoy point besoin de meilleur equipage, j'avoy pris un cheval bien aisé, mais non guiere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'estant presentée de m'aider de ce cheval à un service qui n'estoit pas bien de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avoit une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contremont: si que voilà le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, mort, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j'avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n'ayant ny mouvement ny sentiment, non plus qu'une souche. C'est le seul esvanouissement que j'aye senty jusques à cette heure. Ceux qui estoient avec moy, apres avoir essayé par tous les moyens qu'ils peurent, de me faire revenir, me tenans pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m'emportoient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là environ une demy lieue Françoise . Sur le chemin, et après avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, je commençay à me mouvoir et respirer: car il estoit tombé si grande abondance de sang dans mon estomac que, pour l'en descharger, nature eust besoin de resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où je rendy un plein seau de bouillons de sang pur, et, plusieurs fois par le chemin, il m'en falut faire de mesme. Par là je commençay à reprendre un peu de vie, mais ce fut par les menus et par un si long traict de temps que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans de la mort que de la vie,

Perche, dubbiosa anchor del suo ritorno, [153v]
Non s'assecura attonita la mente.

Cette recordation que j'en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idée si pres du naturel, me concilie aucunementà elle. Quand je commençay à y voir, ce fut d'une veue si foible et si morte, que je ne discernois encores rien que la lumiere,

come quel ch'or apre or chiude
Gli occhi, mezzo tra'l sonno è l'esser desto.

Quand aux functions de l'ame, elles naissoient avec mesme progrez que celles du corps. Je me vy tout sanglant, car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que j'avoy rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que j'avoy une harquebusade en la teste: de vray, en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des lèvres: je fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors, et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste, mais à la verité non seulement exempte de desplaisir, ains meslée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je croy que c'est ce mesme estat où se trouvent ceux qu'on voit défaillans de foiblesse en l'agonie de la mort; et tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu'ils soient agitez de griéves douleurs, ou avoir l'ame pressée de cogitations penibles. C'a esté tousjours mon advis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d' Estienne de La Boetie, que ceux que nous voyons ainsi renversez et assopis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par l'accident d'une apoplexie, ou mal caduc,

vi morbi saepe coactus
Ante oculos aliquis nostros, ut fulminis ictu,
Concidit, et spumas agit; ingemit, et fremit artus; [154]
Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in jactando membra fatigat,

ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller et rendre par fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouvemens que nous leur voyons faire du corps; j'ay tousjours pensé, dis-je, qu'ils avoient et l'ame et le corps enseveli et endormy:

Vivit, et est vitae nescius ipse suae

Et ne pouvois croire que, à un si grand estonnement de membres et si grande défaillance des sens, l'ame peut maintenir aucune force au dedans pour se reconnoistre; et que, par ainsin, ils n'avoient aucun discours qui les tourmentast et qui leur peut faire juger et sentir la misere de leur condition; et que, par consequent, ils n'estoient pas fort à plaindre. Je n'imagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que d'avoir l'ame vifve et affligée, sans moyen de se declarer: comme je dirois de ceux qu'on envoye au supplice, leur ayant couppé la langue, si ce n'estoit qu'en cette sorte de mort la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée d'un ferme visage et grave; et comme ces miserables prisonniers qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible, tenus cependant en condition et en lieu où ils n'ont moyen quelconque d'expression et signification de leurs pensées et de leur misere. Les Poetes ont feint quelques dieux favorables à la delivrance de ceux qui trainoient ainsin une mort languissante,

hunc ego Diti
Sacrum jussa fero, téque isto corpore solvo.

Et les voix et responses courtes et descousues qu'on leur [154v] arrache à force de crier autour de leurs oreilles et de les tempester, ou des mouvemens qui semblent avoir quelque consentement à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils vivent pourtant, au moins une vie entiere. Il nous advient ainsi sur le beguayement du sommeil, avant qu'il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe ce qui se faict autour de nous, et suyvre les voix d'une ouye trouble et incertaine qui semble ne donner qu'aux bords de l'ame; et faisons des responses, à la suitte des dernieres paroles qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens. Or, à présent que je l'ay essayé par effect, je ne fay nul doubte que je n'en aye bien jugé jusques à cette heure. Car, premierement, estant tout esvanouy, je me travaillois d'entr'ouvrir mon pourpoinct à belles ongles (car j'estoy desarmé), et si sçay que je ne santoy en l'imagination rien qui me blessat: car il y a plusieurs mouvemens en nous qui ne partent pas de nostre ordonnance,

Semianimésque micant digiti ferrumque retractant.

Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au devant de leur cheute, par une naturelle impulsion qui fait que nos membres se prestent des offices et ont des agitations à part de nostre discours:

Falciferos memorant currus abscindere membra,
Ut tremere in terra videatur ab artubus id quod
Decidit abscissum, cum mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem.

J'avoy mon estomac pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient d'elles mesmes, comme elles font souvent où il nous demange, contre l'advis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mesmes, apres qu'ils sont trespassez, ausquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience qu'il y a des parties qui se branslent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l'escorse, ne se peuvent dire nostres. Pour les [155] faire nostres, il faut que l'homme y soit engagé tout entier; et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous. Comme j'approchai de chez moy, où l'alarme de ma cheute avoit des-jà couru, et que ceux de ma famille m'eurent rencontré avec les cris accoustumez en telles choses, non seulement je respondois quelque mot à ce qu'on me demandoit, mais encore ils disent que je m'advisay de commander qu'on donnast un cheval à ma femme, que je voyoy s'empestrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et mal-aisé. Il semble que cette consideration deut partir d'une ame esveillée; si est-ce que je n'y estois aucunement: c'estoyent des pensemens vains, en nue, qui estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles; ils ne venoyent pas de chez moy. Je ne sçavoy pourtant ny d'où je venoy, ny où j'aloy; ny ne pouvois poiser et considerer ce que on me demandoit: ce sont des legiers effects que les sens produisoyent d'eux mesmes, comme d'un usage; ce que l'ame y prestoit, c'estoit en songe, touchée bien legierement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle impression des sens. Cependant mon assiete estoit à la vérité tres-douce et paisible; je n'avoy affliction ny pour autruy ny pour moy: c'estoit une langueur et une extreme foiblesse, sans aucune douleur. Je vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m'eust couché, je senty une infinie douceur à ce repos, car j'avoy esté vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avoyent pris la peine de me porter sur leurs bras par un long et tres-mauvais chemin, et s'y estoient lassez deux ou trois fois les uns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy je n'en receuz aucun, tenant pour certain que j'estoy blessé à mort par la teste. C'eust esté sans mentir une mort bien heureuse: car la foiblesse de mon discours me gardoit d'en rien juger, et celle du corps d'en rien sentir. Je me laissoy [155v] couler si doucement et d'une façon si douce et si aisée que je ne sens guiere autre action moins poisante que celle-là estoit. Quand je vins à revivre et à reprendre mes forces,

Ut tandem sensus convaluere mei,

qui fut deux ou trois heures apres, je me senty tout d'un train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de ma cheute: et en fus si mal deux ou trois nuits après, que j'en cuiday remourir encore un coup, mais d'une mort plus vifve; et me sens encore de la secousse de cette froissure. Je ne veux pas oublier cecy, que la derniere chose en quoy je me peus remettre, ce fut la souvenance de cet accident; et me fis redire plusieurs fois où j'aloy, d'où je venoy, à quelle heure cela m'estoit advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma cheute, on me la cachoit en faveur de celuy qui en avoit esté cause, et m'en forgeoit on d'autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand ma memoire vint à s'entr'ouvrir et me representer l'estat où je m'estoy trouvé en l'instant que j'avoy aperçeu ce cheval fondant sur moy (car je l'avoy veu à mes talons et me tins pour mort, mais ce pensement avoit esté si soudain que la peur n'eut pas loisir de s'y engendrer), il me sembla que c'estoit un esclair qui me frapoit l'ame de secousse et que je revenoy de l'autre monde. Ce conte d'un évenement si legier est assez vain, n'estoit l'instruction que j'en ay tirée pour moy: car, à la verité, pour s'aprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner. Or, comme dict Pline, chacun est à soy-mesmes une très-bonne discipline, pourveu qu'il ait la suffisance de s'espier de près. Ce n'est pas ici ma doctrine, c'est mon estude; et n'est pas la leçon d'autruy, c'est la mienne. Et ne me doibt on sçavoir mauvais gré pour tant, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gaste rien, je n'use que du mien. Et, si je fay le fol, c'est à mes despends et sans l'interest de personne. Car c'est en follie qui meurt en moy, qui n'a point de suitte. Nous n'avons nouvelles que de deux outrois anciens qui ayent battu ce chemin; et si ne pouvons dire si c'est du tout en pareille maniere à cette-cy, n'en connoissant que les noms. Nul depuis ne s'est jetté sur leur trace. C'est une espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit; de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes; de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations. Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde, ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n'ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et estudie que moy; et, si j'estudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fay part de ce que j'ay apprins en cette-cy: quoy que je ne me contente guere du progrez que j'y ai faict. Il n'est description pareille en difficulté à la description de soy-mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut-il testoner, encore se faut-il ordonner et renger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse, car je me descris sans cesse. La coustume a faict le parler de soy vicieux, et le prohibe obstineement en hayne de la ventance qui semble tousjours estre attachée aux propres tesmoignages. Au lieu qu'on doit moucher l'enfant, cela s'appelle l'enaser. In vitium ducit culpae fuga. Je trouve plus de mal que de bien à ce remede. Mais, quand il seroit vray que ce fust necesserement presomption d'entretenir le peuple de soy, je ne doy pas, suivant mon general dessein, refuser une action qui publie cette maladive qualité, puis qu'elle est en moy; et ne doy cacher cette faute que j'ay non seulement en usage, mais en profession. Toutesfois, à dire ce que j'en croy, cette coustume a tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s'y enyvrent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de cette regle qu'elle ne regarde que la populaire defaillance. Ce sont brides à veaux, desquelles ny les Saincts, que nous oyons si hautement parler d'eux, ny les philosophes, ny les theologiens ne se brident. Ne fay-je, moy, quoy que je soye aussi peu l'un que l'autre. S'ils n'en escrivent à point nommé, au moins, quand l'occasion les y porte, ne feignent ils pas de se jetter bien avant sur le trottoir. Dequoy traitte Socrates plus largement que de soy? A quoy achemine il plus souvent les propos de ses disciples, qu'à parler d'eux, non pas de la leçonde leur livre, mais de l'estre et branle de leur ame? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme noz voisins à tout le peuple. Mais nous n'en disons, me respondra-on, que les accusations. Nous disons donc tout: car nostre vertu mesme est fautiere et repentable. Mon mestier et mon art, c'est vivre. Qui me defend d'en parler selon mon sens, experience et usage, qu'il ordonne à l'architecte de parler des bastimens non selon soy, mais selon son voisin; selon la science d'un autre, non selon la sienne. Si c'est gloire de soy-mesme publier ses valeurs, que ne met Cicero en avant l'eloquence de Hortence, Hortence celle de Cicero ? A l'adventure, entendent ils que je tesmoigne de moy par ouvrages et effects, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. A toute peine le puis je coucher en ce corps aerée de la voix. Des plus sages hommes et des plus devots ont vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la Fortune que de moy. Ils tesmoignent leur roole, non pas le mien, si ce n'est conjecturalement et incertainement: eschantillons d'une montre particuliere. Je m'estalle entier: c'est un Skeletos où, d'une veue, les veines, les muscles, les tendons paroissent, chaque piece en son siege. L'effect de la toux en produisoit une partie; l'effect de la palleur ou battement de coeur, un'autre, et doubteusement. Ce ne sont mes gestes que j'escris, c'est moy, c'est mon essence. Je tien qu'il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement consciencieux à en tesmoigner, soit bas, soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage ou près de là, je l'entonneroy à pleine teste. De dire moins de soy qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie. Se payer de moins qu'on ne vaut, c'est lascheté et pusillanimité, selon Aristote . Nulle vertu ne s'ayde de la fausseté; et la verité n'est jamais matiere d'erreur. De dire de soy plus qu'il n'en y a, ce n'est pas tousjours presomption, c'est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est, à mon advis, la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir, c'est faire tout le rebours de ce que ceus icy ordonnent, qui, en défendant le parler de soy, défendent par consequent encore plus de penser à soy. L'orgeuil gist en la pensée. La langue n'y peut avoir qu'une bien legere part. De s'amuser à soy, il leur semble que c'est se plaire en soy; de se hanter et prattiquer, quec'est se trop cherir. Il peut estre. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement; qui se voyent apres leurs affaires; qui appellent resverie et oysiveté s'entretenir de soy; et s'estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne : s'estimants chose tierce et estrangere à eux mesmes. Si quelcun s'enyvre de sa science, regardant souz soy: qu'il tourne les yeux au dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d'esprits qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu'il se ramentoive les vies des deux Scipions, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n'enorgeuillira celuy qui mettra quand et quand en compte tant de imparfaittes et foibles qualitez autres qui sont en luy, et, au bout, la nihilité de l'humaine condition. Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cette estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du surnom de Sage . Qui se connoistra ainsi, qu'il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.

[156]

Chap. VII.
Des Récompenses d'Honneur

Ceux qui escrivent la vie d' Auguste Caesar, remarquent cecy en sa discipline militaire, que, des dons, il estoit merveilleusement liberal envers ceux qui le meritoient, mais que, des pures recompenses d'honneur, il en estoit bien autant espargnant. Si est-ce qu'il avoit esté luy mesme gratifié par son oncle de toutes les recompenses militaires avant qu'il eust jamais esté à la guerre. C'a esté une belle invention, et receue en la plus part des polices du monde, d'establir certaines merques vaines et sans pris, pour en honnorer et recompenser la vertu, comme sont les couronnes de l'aurier, de chesne, de meurte, la forme de certain vestement, le privilege d'aller en coche par ville, ou de nuit avecques flambeau, quelque assiete particuliere aux assemblées publiques, la prerogative d'aucuns surnoms et titres, certaines marques aux armoiries, et choses semblables, dequoy l'usage a esté diversement receu selon l'opinion des nations, et dure encores. Nous avons pour nostre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont establis qu'à cette fin. C'est, à la verité, une bien bonne et profitable coustume de trouver moyen de recognoistre la valeur des hommes rares et excellens, et de les contenter et satis-faire par des payements qui ne chargent aucunement le publiq et qui ne coustent rien au Prince. Et ce qui a esté tousjours conneu par experience ancienne et que nous avons autrefois aussi peu voir entre nous, que les gens de qualité avoyent plus de jalousie de telles recompenses que de celles où il y avoit du guein et du profit, cela n'est pas sans raison et grande apparence. Si au pris qui doit estre simplement d'honneur, on y mesle d'autres commoditez et de la richesse, ce meslange, au lieu [156v] d'augmenter l'estimation, il la ravale et en retranche. L'ordre Sainct Michel, qui a esté si long tempsen credit parmy nous, n'avoit point de plus grande commodité que celle-là, de n'avoir communication d'aucune autre commodité. Cela faisoit qu'autrefois il n'y avoit ny charge ny estat, quel qu'il fut, auquel la noblesse pretendit avec tant de desir et d'affection qu'elle faisoit à l'ordre, ny qualité qui apportast plus de respect et de grandeur: la vertu embrassant et aspirant plus volontiers à une recompense purement sienne, plustost glorieuse qu'utile. Car, à la verité, les autres dons n'ont pas leur usage si digne, d'autant qu'on les employe à toute sorte d'occasions. Par des richesses, on satisfaict les services d'un valet, la diligence d'un courrier, le dancer, le voltiger, le parler et les plus viles offices qu'on reçoive; voire et le vice s'en paye, la flaterie, le maquerelage, la trahison: ce n'est pas merveille si la vertu reçoit et desire moins volontiers cette sorte de monnoye commune, que celle qui luy est propre et particuliere, toute noble et genereuse. Auguste avoit raison d'estre beaucoup plus mesnagier et espargnant de cette-cy que de l'autre, d'autant que l'honneur, c'est un privilege qui tire sa principale essence de la rareté; et la vertu mesme:

Cui malus est nemo, quis bonus esse potest?

On ne remerque pas, pour la recommandation d'un homme, qu'il ait soing de la nourriture de ses enfans, d'autant que c'est une action commune, quelque juste qu'elle soit, non plus qu'un grand arbre, où la forest est toute de mesmes. Je ne pense pas que aucun citoyen de Sparte se glorifiat de sa vaillance, car c'estoit une vertu populaire en leur nation, et aussi peu de la fidelité et mespris des richesses. Il n'eschoit pas de recompense à une vertu, pour grande qu'elle soit, qui est passée en coustume; et ne sçay avec, si nous l'appellerions [157] jamais grande, estant commune. Puis donc que ces loyers d'honneur n'ont autre pris et estimation que cette là, que peu de gens en jouyssent, il n'est, pour les aneantir, que d'en faire largesse. Quand il se trouveroit plus d'hommes qu'au temps passé, qui meritassent nostre ordre, il n'en faloit pas pourtant corrompre l'estimation. Et peut aysément advenir que plus le meritent, car il n'est aucune des vertuz qui s'espende si aysement que la vaillance militaire. Il y en a une autre, vraye, perfecte et philosophique, dequoy je ne parle point (et me sers de ce mot selon nostre usage), bien plus grande que cette cy et plus pleine, qui est une force et asseurance de l'ame, mesprisant également toute sorte d'accidens enemis: equable, uniforme et constante, delaquelle la nostre n'est qu'un bien petit rayon. L'usage, l'institution, l'exemple et la coustume peuvent tout ce qu'elles veulent en l'establissement de celle dequoy je parle, et la rendent aysement vulgaire: comme il est tres-aysé à voir par l'experience que nous en donnent nos guerres civiles. Et qui nous pourroit joindre à cette heure et acharner à une entreprise commune tout nostre peuple, nous ferions refleurir nostre ancien nom militaire. Il est bien certain que la recompense de l'ordre ne touchoit pas, au temps passé, seulement cette consideration; elle regardoit plus loing. Ce n'a jamais esté le payement d'un valeureux soldat, mais d'un capitaine fameux. La science d'obeir ne meritoit pas un loyer si honorable. On y requeroit anciennement une expertice bellique plus universelle et qui embrassat la plus part et plus grandes parties d'un homme militaire: Neque enim eaedem militares et imperatoriae artes sunt , qui fut encore, outre cela, de condition accommodable à une telle dignité. Mais je dy, quand plus de gens en seroyent dignes qu'il ne s'en trouvoit autresfois, qu'il ne falloit pas pourtant s'en rendre plus liberal; et eut mieux vallu faillir à n'en estrener pas tous ceux à qui il estoit deu, que de perdre pour jamais, comme nous venons de faire, l'usage d'une invention [157v] si utile. Aucun homme de coeur ne daigne s'avantager de ce qu'il a de commun avec plusieurs; et ceux d'aujourd'huy, qui ont moins merité cette recompense, font plus de contenance de la desdaigner, pour se loger par là au reng de ceux à qui on faict tort d'espandre indignement et avilir cete marque qui leur estoit particulierement deue. Or, de s'atendre, en effaçant et abolissant cette-cy, de pouvoir soudain remettre en credit et renouveller une semblable coustume, ce n'est pas entreprinse propre à une saison si licencieuse et malade qu'est celle où nous nous trouvons à present; et en adviendra que la derniere encourra, des sa naissance, les incommoditez qui viennent de ruiner l'autre. Les regles de la dispensation de ce nouvel ordre auroyent besoing d'estre extremement tendues et contraintes, pour luy donner authorité; et cette saison tumultuere n'est pas capable d'une bride courte et reglée: outre ce, qu'avant qu'on luy puisse donner credit, il est besoing qu'on ayt perdu la memoire du premier, et du mespris auquel il est cheu. Ce lieu pourroit recevoir quelque discours sur la consideration de la vaillance et difference de cette vertu aux autres; mais Plutarque estant souvant retombé sur ce propos, je me meslerois pour neant de raportericy ce qu'il en dict. Mais il est digne d'estre consideré que nostre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur; et que, à nostre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au stile de nostre court et de nostre noblesse, ce n'est à dire autre chose qu'un vaillant homme, d'une façon pareille à la Romaine. Car la generale appellation de vertu prend chez eux etymologie de la force. La forme propre, et seule, et essencielle, de noblesse en France, c'est la vacation militaire. Il est vray semblable que la premiere vertu [158] qui se soit fait paroistre entre les hommes et qui a donné advantage aux uns sur les autres, ç'à esté cette-cy, par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maistres des plus foibles, et ont acquis reng et reputation particuliere, d'où luy est demeuré cet honneur et dignité de langage; ou bien que ces nations, estant tres-belliqueuses, ont donné le pris à celle des vertus qui leur estoit plus familiere, et le plus digne tiltre. Tout ainsi que nostre passion, et cette fievreuse solicitude que nous avons de la chasteté des femmes, fait aussi qu'une bonne femme, une femme de bien et femme d'honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire autre chose pour nous qu'une femme chaste; comme si, pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur lachions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter cette-cy.

Chap. VIII.
De l'Affection des Pères aux Enfans

A Madame d' Estissac . Madame, si l'estrangeté ne me sauve, et la nouvelleté, qui ont accoustumé de donner pris aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise; mais elle est si fantastique et a un visage si esloigné de l'usage commun que cela luy pourra donner passage. C'est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m'estoy jetté, qui m'a mis premierement en teste cette resverie de me mesler d'escrire. Et puis, me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy, pour argument et pour subject. C'est le seul livre au monde de son espece, d'un dessein [158v] farouche et extravagant. Il n'y a rien aussi en cette besoingne digne d'estre remerqué que cette bizarrerie: car à un subject si vain et si vile le meilleur ouvrier du monde n'eust sçeu donner façon qui merite qu'on en face conte. Or,Madame, ayant à m'y pourtraire au vif, j'en eusse oublié un traict d'importance, si je n'y eusse representé l'honneur que j'ay tousjours rendu à vos merites. Et l'ay voulu dire signamment à la teste de ce chapitre, d'autant que, parmy vos autres bonnes qualitez, celle de l'amitié que vous avez montrée à vos enfans, tient l'un des premiers rengs. Qui sçaura l'aage auquel Monsieur d' Estissac, vostre mari, vous laissa veufve, les grands et honorables partis qui vous ont esté offerts autant qu'à Dame de France de vostre condition; la constance et fermeté dequoy vous avez soustenu, tant d'années et au travers de tant d'espineuses difficultez, la charge et conduite de leurs affaires qui vous ont agitée par tous les coins de France et vous tiennent encores assiegée; l'heureux acheminement que vous y avez donné par vostre seule prudence ou bonne fortune: il dira aisément avec moy que nous n'avons point d'exemple d'affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. Je loue Dieu, Madame, qu'elle est si bien employée: car les bonnes esperances que donne de soy Monsieur d' Estissac vostre fils, asseurent assez que, quand il sera en aage, vous en tirerez l'obeïssance et reconnoissance d'un tres-bon fils. Mais, d'autant qu'à cause de son enfance il n'a peu remerquer les extremes offices qu'il a receu de vous en si grand nombre, je veus, si ces escrits viennent un jour à luy tomber en main, lors que je n'auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu'il reçoive de moy ce tesmoignage en toute verité, qui luy sera encore plus vifvement tesmoigné par les bons effects dequoy, si Dieu plaist, il se ressentira: qu'il n'est gentil-homme en France qui doive plus à sa mere qu'il faict; et qu'il ne peut donner à [159] l'advenir plus certaine preuve de sa bonté et de sa vertu qu'en vous reconnoissant pour telle.

S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque instinct qui se voye universellement et perpetuellement empreinct aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse), je puis dire, à mon advis, qu'apres le soing que chasque animal a de sa conservation et de fuir ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et, parce que nature semble nous l'avoir recommandée, regardant à estandre et faire aller avant les pieces successives de cette sienne machine, ce n'est pas merveille si, à reculons, des enfans aux peres, elle n'est pas si grande. Joint cette autre consideration Aristotelique, que celuy qui bien faict à quelcun, l'aime mieus qu'il n'en est aimé; et celuy à qui il est deu, aime mieus que celuy qui doibt; et tout ouvrier mieus son ouvrage qu'il n'en seroit aimé, si l'ouvrage avoit du sentiment. D'autant que nous avons cher, estre; et estre consiste en mouvement et action. Parquoychascun est aucunement en son ouvrage. Qui bien faict, exerce une action belle et honneste; qui reçoit, l'exerce utile seulement; or l'utile est de beaucoup moins aimable que l'honneste. L'honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l'a faict, une gratification constante. L'utile se perd et eschappe facilement; et n'en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté; et il est plus difficile de donner que de prendre. Puisqu'il a pleu à Dieu nous douer de quelque capacité de discours, affin que, comme les bestes, nous ne fussions pas servilement assujectis aux loix communes, ains que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire, nous devons bien prester un peu à la simple authorité de nature, mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle; la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J'ay, de ma part, le goust estrangement mousse à ces propensions qui sont produites en nous sans l'ordonnance et entremise de nostre jugement. Comme, sur ce subjet dequoy je parle, je ne puis recevoir cette passion dequoy on embrasse les enfans à peine encore nez, n'ayant ny mouvement en l'ame, ny forme reconnoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. Et ne les ay pas souffert volontiers nourris près de moy. Une vraye affection et bien reglée devroit naistre et s'augmenter avec la connoissance qu'ils nous donnent d'eux; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quant et la raison, les cherir d'une amitié vrayement paternelle; et en juger de mesme, s'ils sont autres, nous rendans tousjours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours; et le plus communement nous nous sentons plus esmeus des trepignemens, [159v] jeux et niaiseries pueriles de nos enfans, que nous ne faisons apres de leurs actions toutes formées, comme si nous les avions aymez pour nostre passetemps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de jouets à leur enfance, qui se trouve resserré à la moindre despense qu'il leur faut estant en aage. Voire, il semble que la jalousie que nous avons de les voir paroistre et jouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et rétrains envers eux: il nous fache qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir. Et, si nous avions à craindre cela, puis que l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire verité, estre ny vivre qu'aux despens de nostre estre et de nostre vie, nous ne devions pas nous mesler d'estre peres. Quant à moy, je treuve que c'est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et societé de nos biens, et compaignons en l'intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer nos commoditez pour pourvoir aux leurs, puis que nous les avonsengendrez à cet effect. C'est injustice de voir qu'un pere vieil, cassé et demi-mort, jouysse seul, à un coin du foyer, des biens qui suffiroient à l'avancement et entretien de plusieurs enfans, et qu'il les laisse cependant, par faute de moyen, perdre leurs meilleures années sans se pousser au service public et connoissance des hommes. On les jette au desespoir de chercher par quelque voie, pour injuste qu'elle soit, à pourvoir à leur besoing: comme j'ay veu de mon temps plusieurs jeunes hommes de bonne maison, si adonnez au larcin, que nulle correction les en pouvoit détourner. J'en connois un, bien apparenté, à qui, par la priere d'un sien frere, tres-honneste et brave gentilhomme, je parlay une fois pour cet effect. Il me respondit et confessa tout rondement qu'il avoit esté acheminé à cett'ordure par la rigueur et avarice de son pere, mais qu'à present il y estoit si accoustumé qu'il ne s'en pouvoit garder; et lors il [160] venoit d'estre surpris en larrecin des bagues d'une dame, au lever de laquelle il s'estoit trouvé avec beaucoup d'autres. Il me fit souvenir du conte que j'avois ouy faire d'un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau mestier du temps de sa jeunesse, que, venant apres à estre maistre de ses biens, deliberé d'abandonner cette trafique, il ne se pouvoit garder pourtant, s'il passoit pres d'une boutique où il y eust chose dequoy il eust besoin, de la desrober, en peine de l'envoyer payer apres. Et en ay veu plusieurs si dressez et duitz à cela, que parmi leurs compaignons mesmes ils desroboient ordinairement des choses qu'ils vouloient rendre. Je suis Gascon, et si n'est vice auquel je m'entende moins. Je le hay un peu plus par complexion que je ne l'accuse par discours: seulement par desir, je ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est, à la verité, un peu plus descrié que les autres de la Françoise nation: si est-ce que nous avons veu de nostre temps, à diverses fois, entre les mains de la justice, des hommes de maison, d'autres contrées, convaincus de plusieurs horribles voleries. Je crains que de cette débauche il s'en faille aucunement prendre à ce vice des peres. Et si on me respond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, qu'il faisoit espargne des richesses, non pour en tirer autre fruict et usage que pour se faire honnorer et rechercher aux siens, et que, l'aage lui ayant osté toutes autres forces, c'estoit le seul remede qui luy restoit pour se maintenir en authorité en sa famille et pour eviter qu'il ne vint à mespris et desdain à tout le monde (de vray, non la vieillesse seulement, mais toute imbecillité, selon Aristote, est promotrice de l'avarice): cela est quelque chose; mais c'est la medecine à un mal duquel on devoit eviter la naissance. Un pere est bien miserable, qui ne tient l'affection de ses enfans que par le besoin qu'ils ont de son secours, si celase doit nommer affection. Il faut se rendre respectable par sa vertu et par sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses meurs. Les cendres mesmes d'une riche matiere, elles [160v] ont leur pris; et les os et reliques des personnes d'honneur, nous avons accoustumé de les tenir en respect et reverence. Nulle vieillesse peut estre si caducque et si rance à un personnage qui a passé en honneur son aage, qu'elle ne soit venerable, et notamment à ses enfans, desquels il faut avoir reglé l'ame à leur devoir par raison, non par necessité et par le besoin, ny par rudesse et par force,

et errat longè, mea quidem sententia,
Qui imperium credat esse gravius aut stabilius
Vi quod fit, quam illud quod amicitia adjungitur.

J'accuse toute violence en l'éducation d'une ame tendre, qu'on dresse pour l'honneur et la liberté. Il y a je ne sçay quoy de servile en la rigueur et en la contraincte; et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence et adresse, ne se faict jamais par la force. On m'a ainsin eslevé. Ils disent qu'en tout mon premier aage je n'ay tasté des verges qu'à deux coups, et bien mollement. J'ay deu la pareille aux enfans que j'ay eu; ils meurent tous en nourrisse; mais Leonor, une seule fille qui est eschappée à cette infortune, a attaint six ans et plus, sans qu'on ait emploié à sa conduicte et pour le chastiement de ses fautes pueriles, l'indulgence de sa mere s'y appliquant ayséement, autre chose que parolles, et bien douces. Et quand mon desir y seroit frustré, il est assez d'autres causes ausquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sçay estre juste et naturelle. J'eusse esté beaucoup plus religieux encores en cela envers des masles, moins nais à servir et de condition plus libre: j'eusse aymé à leur grossir le coeur d'ingénuité et de franchise. Je n'ay veu autre effect aux verges, sinon de rendre les ames plus laches ou plus malitieusement opiniastres. Voulons nous estre aimez de nos enfans? leur voulons nous oster l'occasion de souhaiter nostre mort (combien que nulle occasion d'un si horrible souhait peut estre ny juste [161] ny excusable: nullum scelus rationem habet ? accommodons leur vie raisonnablement de ce qui est en nostre puissance. Pour cela, il ne nous faudroit pas marier si jeunes que nostre aage vienne quasi à se confondre avec le leur. Car cet inconvenient nous jette à plusieurs grandes difficultez. Je dy specialement à la noblesse, qui est d'une condition oisifve et qui ne vit, comme on dit,que de ses rentes. Car ailleurs, où la vie est questuere, la pluralité et compaignie des enfans, c'est un agencement de mesnage, ce sont autant de nouveaux utils et instrumens à s'enrichir. Je me mariay à trente trois ans, et loue l'opinion de trente cinq, qu'on dit estre d' Aristote . Platon ne veut pas qu'on se marie avant les trente; mais il a raison de se mocquer de ceux qui font les oeuvres de mariage après cinquante cinq; et condamne leur engeance indigne d'aliment et de vie. Thales y donna les plus vrayes bornes, qui, jeune, respondit à sa mere le pressant de se marier, qu'il n'estoit pas temps; et, devenu sur l'aage, qu'il n'estoit plus temps. Il faudroit refuser l'opportunité à toute action importune. Les anciens Gaulois estimoient à extreme reproche d'avoir eu accointance de femme avant l'aage de vingt ans, et recommandoient singulierement aux hommes qui se vouloient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en l'aage leur pucellage, d'autant que les courages s'amolissent et divertissent par l'accouplage des femmes.

Ma hor congiunto à giovinetta sposa,
Lieto homai de'figli, era invilito
Ne gli affetti di padre e di marito.

L'histoire grecque remarque de Jecus Tarentin, de Chryso, d' Astylus, de Diopompus et d'autres, que, pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des jeux Olympiques, de la palestrine et autres exercices, ils se privarent, autant que leur dura ce soin, de toute sorte d'acte Venerien. Muleasses, Roy de Thunes, celuy que l'empereur Charles 5 remit en son estat, reprochoit la memoire de son pere, pour son hantise aveq ses femmes, et l'appeloit brède, effeminé, faiseur d'enfans. En certaine contrée des Indes Espaignolles, on ne permettoit aux hommes de se marier qu'après quarante ans, et si le permettoit-on aux filles à dix ans. Un gentil-homme qui a trente cinq ans, il n'est pas temps qu'il face place à son fils qui en a vingt: il est luy-mesme au train de paroistre et aux voyages des guerres et en la court de son Prince; il a besoin de ses pieces, et en doit certainement faire part, mais telle part qu'il ne s'oublie pas pour autruy. Et à celuy-là peut servir justement cette responce queles peres ont ordinairement en la bouche: Je ne me veux pas despouiller devant que de m'aller coucher. Mais un pere aterré d'années et de maux, privé, par sa foiblesse et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se faict tort et aux siens de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en estat, s'il est sage, pour avoir desir de se [161v] despouiller pour se coucher: non pas jusques à la chemise, mais jusques à une robbe de nuict bien chaude; le reste des pompes, dequoy il n'a plus que faire, il doibt en estrener volontiers ceux à qui, par ordonnance naturelle, cela doit appartenir. C'est raison qu'il leur en laisse l'usage, puis que nature l'en prive: autrement, sans doubte, il y a de la malice et de l'envie. La plus belle des actions de l' Empereur Charles cinquiesme fut celle-là à l'imitation d'aucuns anciens de son qualibre, d'avoir sçeu reconnoistre que la raison nous commande assez de nous dépouiller, quand nos robes nous chargent et empeschent; et de nous coucher, quand les jambes nous faillent. Il resigna ses moyens, grandeur et puissance, à son fils, lors qu'il sentit defaillir en soy la fermeté et la force pour conduire les affaires avec la gloire qu'il y avoit acquise.

Solve senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.

Cette faute de ne se sçavoir reconnoistre de bonne heure, et ne sentir l'impuissance et extreme alteration que l'aage apporte naturellement et au corps et à l'ame, qui, à mon opinion, est égale (si l'ame n'en a plus de la moitié), a perdu la reputation de la plus part des grands hommes du monde. J'ay veu de mon temps et connu familierement des personnages de grande authorité, qu'il estoit bien aisé à voir estre merveilleusement descheus de cette ancienne suffisance que je connoissois par la reputation qu'ils en avoient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse, pour leur honneur, volontiers souhaitez retirez en leur maison à leur aise et deschargez des occupations publiques et guerrieres, qui n'estoient plus pour leurs epaules. J'ay autrefois esté privé en la maison d'un gentil-homme veuf et fort vieil, d'une vieillesse toutefois assez verte. Cettuy-cy avoit plusieurs filles à marier et un fils desjà en aage de paroistre: cela chargeoit sa maison de plusieurs despences et visites [162] estrangieres, à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soin de l'espargne, mais encore plus pour avoir, à cause de l'aage, pris une forme de vie fort esloignée de la nostre. Je luy dy un jour un peu hardiment, comme j'ay accoustumé,qu'il luy sieroit mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale (car il n'avoit que celle-là de bien logée et accommodée), et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n'apporteroit incommodité à son repos, puis qu'il ne pouvoit autrement eviter nostre importunité, veu la condition de ses enfans. Il m'en creut depuis, et s'en trouva bien. Ce n'est pas à dire qu'on leur donne par telle voye d'obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire. Je leur lairrois, moy qui suis à mesme de jouer ce rolle, la jouyssance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m'en repentir, s'ils m'en donnoient occasion. Je leur en lairrois l'usage, par ce qu'il ne me seroit plus commode; et, de l'authorité des affaires en gros, je m'en reserverois autant qu'il me plairoit,

ayant tousjours jugé que ce doit estre un grand contentement à un pere vieil, de mettre luy-mesme ses enfans en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contreroller leurs deportemens, leur fournissant d'instruction et d'advis suyvant l'experience qu'il en a, et d'acheminer luy mesme l'ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se respondre par là des esperances qu'il peut prendre de leur conduite à venir. Et, pour cet effect, je ne voudrois pas fuir leur compaignie; je voudroy les esclairer de pres, et jouyr, selon la condition de mon aage, de leur allegresse et de leurs festes. Si je ne vivoy parmi eux (comme je ne pourroy sans offencer leur assemblée par le chagrin de mon aage et la subjection de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les reigles et façons de vivre que j'auroy lors), je voudroy au moins [162v] vivre pres d'eux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vy, il y a quelques années, un Doyen de Saint Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude par l'incommodité de sa melancholie, que, lors que j'entray en sa chambre, il y avoit vingt et deux ans qu'il n'en estoit sorty un seul pas; et si avoit toutes ses actions libres et aysées, sauf un reume qui luy tomboit sur l'estomac. A peine une fois la sepmaine vouloit-il permettre que aucun entrast pour le voir: il se tenoit tousjours enfermé par le dedans de sa chambre, seul, sauf qu'un valet luy apportoit une fois le jour à manger, qui ne faisoit qu'entrer et sortir. Son occupation estoit se promener et lire quelque livre (car il connoissoit aucunement les lettres), obstiné au demeurant de mourir en cette démarche, comme il fit bien tost après. J'essayeroy, par une douce conversation de nourrir en mes enfans une vive amitié et bienveillance non feinte en mon endroict, ce qu'on gaigne aiséement en une nature bien née: car si ce sont bestes furieuses comme nostre siecle en produit à foison, il les faut hayr et fuyr pour telles. Je veux mal à cette coustume d'interdire aux enfans l'appellation paternelleet leur en enjoindre un'estrangere, comme plus reverentiale, nature n'aiant volontiers pas suffisamment pourveu à nostre authorité; nous appelons Dieu tout-puissant pere, et desdaignons que noz enfans nous en appellent. C'est aussi injustice et folie de priver les enfans qui sont en aage de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroict une morgue austere et desdaigneuse, esperant par là les tenir en crainte et obeissance. Car c'est une farce tres-inutile qui rend les peres ennuieux aux enfans et, qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par consequent le vent et la faveur du monde; et reçoivent avecques mocquerie ces mines fieres et tyranniques d'un homme qui n'a plus de sang ny au coeur ny aux veines, vrais espouvantails de cheneviere. Quand je pourroy me faire craindre, j'aimeroy encore mieux me faire aymer. Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant d'impuissance; elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour [163] des siens: le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes. J'en ay veu quelqu'un duquel la jeunesse avoit esté tres-imperieuse. Quand c'est venu sur l'aage, quoy qu'il le passe sainement ce qui se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maistre de France; il se ronge de soing et de vigilance: tout cela n'est qu'un bastelage auquel la famille mesme conspire; du grenier, du celier, voire et de sa bource, d'autres ont la meilleure part de l'usage, cependant qu'il en a les clefs en sa gibessiere, plus cherement que ses yeux. Cependant qu'il se contente de l'espargne et chicheté de sa table, tout est en desbauche en divers reduicts de sa maison, en jeu et en despence, et en l'entretien des comptes de sa veine cholere et pourvoyance. Chacun est en sentinelle contre luy. Si, par fortune, quelque chetif serviteur s'y adonne, soudain il luy est mis en soupçon: qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soy-mesme. Quant de fois s'est il vanté à moy de la bride qu'il donnoit aux siens, et exacte obeïssance et reverence qu'il en recevoit; combien il voyoyt cler en ses affaires,

Ille solus nescit omnia.

Je ne sache homme qui peut aporter plus de parties et naturelles et acquises, propres à conserver la maistrise, qu'il faict; et si en est descheu comme un enfant. Partant l'ay-je choisi, parmy plusieurs telles conditions que je cognois, comme plus exemplaire. Ce seroit matière à une question scholastique, s'il est ainsi mieux, ou autrement. En presence, toutes choses luy cedent. Et laisse-on ce vaincours à son authorité, qu'on ne luy resiste jamais: on le croit, on le craint, on le respecte tout son saoul. Donne-il congé à un valet, il plie son pacquet, le voilà parti; mais hors de devant luy seulement. Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il vivra et fera son office en mesme maison, un an, sans estre apperceu. Et quand la saison en est, on faict venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où on le remet en grâce. Monsieur faict-il quelque marché ou quelque despesche qui desplaise? on la supprime, forgeant tantost apres assez de causes pour excuser la faute d'execution ou de responce. Nulles lettres estrangeres ne luy estants premierement apportées, il ne void que celles qui semblent commodes à sa science. Si, par cas d'adventure, il les saisit, ayant en coustume de se reposer sur certaine personne de les luy lire, on y trouve sur le champ ce qu'on veut; et faict-on à tous coups que tel luy demande pardon qui l'injurie par mesme lettre. Il ne void en fin ses affaires que par une image disposée et desseignée et satisfactoire le plus qu'on peut, pour n'esveiller son chagrin et son courroux. J'ay veu, souz des figures differentes, assez d'oeconomies longues, constantes, de tout pareil effect. Il est tousjours proclive aux femmes de disconvenir à leurs maris: Elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster; la premiere excuse leur sert de planiere justification. J'en ay veu qui desrobboit gros à son mary pour, disoit-elle à son confesseur, faire ses aulmosnes plus grasses. Fiez-vous à cette relligieuse dispensation'Nul maniement leur semble avoir assez de dignité, s'il vient de la concession du mary. Il faut qu'elles l'usurpent ou finement ou fierement, et tousjours injurieusement, pour luy donner de la grace et de l'authorité. Comme en mon propos, quand c'est contre un pauvre vieillard, et pour des enfans, lors empouignent elles ce titre, et en servent leur passion avec gloire; et, comme en un commun servage, monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce sont masles, grands et fleurissans, ils subornent aussi incontinant, ou par force ou par faveur, et maistre d'Hostel et receveur, et tout le reste. Ceux qui n'ont ny femme ny fils, tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieux Caton disoit en son temps, qu'autant de valets, autant d'ennemis. Voyez si, selon la distance de la pureté de son siecle au nostre, il ne nous a pas voulu advertir que femme, fils et valet, autant d'ennemis à nous. Bien sert à la decrepitude de nous fournir le doux benefice d'inapercevance et d'ignorance et facilité ànous [163v] laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit ce de nous, mesme en ce temps où les Juges qui ont à decider nos controverses, sont communément partisans de l'enfance et interessez? Au cas que cette pipperie m'eschappe à voir, au moins ne m'eschappe-il pas, à voir que je suis très pippable. Et aura l'on jamais assez dict de quel pris est un amy, et de combien autre chose que ces liaisons civiles? L'image mesme que j'en voys aux bestes, si pure, aveq quelle religion je la respecte'Si les autres me pippent, au moins ne me pippe je pas moy mesmes à m'estimer capable de m'en garder, ny à me ronger la cervelle pour m'en rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiete et tumultuaire curiosité, mais par diversion plustost et resolution. Quand j'oy reciter l'estat de quelqu'un, je ne m'amuse pas à luy; je tourne incontinent les yeux à moy, voir comment j'en suis. Tout ce qui le touche, me regarde. Son accident m'advertit et m'esveille de ce costé là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d'un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous sçavions replier aussi bien qu'estendre nostre consideration. Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere la protection de leur cause, courant temerairement en avant à l'encontre de celle qu'ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traits propres à leur estre relancez. Feu Monsieur le Mareschal de Monluc, ayant perdu son fils qui mourut en l' Isle de Maderes, brave gentil'homme à la verité et de grande esperance, me faisoit fort valoir, entre ses autres regrets, le desplaisir et creve-coeur qu'il sentoit de ne s'estre jamais communiqué à luy; et, sur cette humeur d'une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de gouster et bien connoistre son fils, et aussi de luy declarer l'extreme amitié qu'il luy portoit et le digne jugement qu'il faisoit de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disoit-il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette creance que je n'ay sçeu ny l'aymer, ny l'estimer selon son merite. A qui gardoy-je à découvrir cette singuliere affection que je luy portoy dans mon ame? estoit ce pas luy qui en devoit avoir tout le plaisir et toute l'obligation? Je me suis contraint et geiné pour maintenir ce vain masque; et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais reçeu de moy que rudesse, ny senti qu'une façon tyrannique.Je trouve que cette plainte estoit bien prise et raisonnable: car, comme je sçay par une trop certaine experience, il n'est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous aporte la science de n'avoir rien oublié à leur dire et d'avoir eu avec eux une parfaite et entiere communication. Je m'ouvre aux miens--tant que je puis;--et leur signifie tres-volontiers l'estat de ma volonté et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun. Je me haste de me produire et de me presenter: car je ne veux pas qu'on s'y mesconte, à quelque part que ce soit. Entre autres coustumes particulieres qu'avoyent nos anciens Gaulois, à ce que dit [164] Caesar, cettecy en estoit: que les enfans ne se presentoyent aus peres, ny s'osoient trouver en public en leur compaignie, que lors qu'ils commençoyent à porter les armes, comme s'ils vouloyent dire que lors il estoit aussi saison que les peres les receussent en leur familiarité et accointance. J'ai veu encore une autre sorte d'indiscretion en aucuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d'avoir privé pendant leur longue vie leurs enfans de la part qu'ils devoyent avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux à leurs femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d'en disposer à leur fantasie. Et ay connu tel Seigneur, des premiers officiers de nostre couronne, ayant par esperance de droit à venir plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme decrepitude jouyssant encore de tous ses biens par l'ordonnance du pere, qui avoit de sa part vécu pres de quatre vingt ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant trouve je peu d'advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller cercher une femme qui le charge d'un grand dot: il n'est point de debte estrangier qui aporte plus de ruyne aux maisons: mes predecesseurs ont communeement suyvy ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu'elles soyent moins traictables et recognoissantes, se trompent de faire perdre quelque reelle commodité pour une si frivole conjecture. A une femme desraisonnable il ne couste non plus de passer par dessus une raison que par dessus une autre. Elles s'ayment le mieux où elles ont plus de tort. L'injustice les alleche; comme les bonnes, l'honneur de leurs actions vertueuses: et en sont debonnairesd'autant plus qu'elles sont plus riches, comme plus volontiers et glorieusement chastes de ce qu'elles sont belles. C'est raison de laisser l'administration des affaires aux meres, pendant que les enfans ne sont pas en l'eage, selon les loix, pour en manier la charge; mais le pere les a bien mal nourris, s'il ne peut esperer qu'en cet aage là ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, veu l'ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit-il toutesfois, à la vérité, plus contre nature de faire dépendre les meres de la discretion de leurs enfans. On leur doit donner largement dequoy maintenir leur estat selon la condition de leur maison et de leur aage, d'autant que la necessité et l'indigence est beaucoup plus mal seante et mal-aisée à [164v] supporter à elles qu'aux masles: il faut plustost en charger les enfans que la mere. En general la plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre, les laisser distribuer à l'usage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous; et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection que de nous hazarder temerairement de faillir en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puis que, d'une prescription civile et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté au-delà, je tiens qu'il faut une grande cause et bien apparente pour nous faire oster à un ce que sa fortune luy avoit acquis et à quoi la justice commune l'appelloit; et que c'est abuser contre raison de cette liberte, d'en servir noz fantasies frivoles et privées. Mon sort m'a fait grace de ne m'avoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et divertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. J'en voy envers qui c'est temps perdu d'employer un long soin de bons offices: un mot receu de mauvais biais efface le merite de dix ans. Heureux qui se trouve à point pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage! La voisine action l'emporte: non pas les meilleurs et plus frequens offices, mais les plus recens et presens font l'operation. Ce sont gens qui se jouent de leurs testaments comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier chaque action de ceux qui y pretendent interest. C'est chose de trop longue suitte et de trop de poids pour estre ainsi promenée à chaque instant, et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardans à la raison et observations publiques. Nous prenons un peu trop à coeur ces substitutions masculines. Et proposons une éternité ridicule à noz noms. Nous poisons aussi trop les vaines conjectures de l'advenir que nous donnent les esprits pueriles. A l'adventure eust on fait injustice de me deplacer de mon rang pour avoir esté le plus lourd et plombé, le plus long et desgouté en ma leçon, nonseulement que tous mes freres, mais que tous les enfans de ma province, soit leçon d'exercice d'esprit, soit leçon d'exercice du corps. C'est follie de faire des triages extraordinaires sur la foy de ces divinations ausquelles nous sommes si souvent trompez. Si on peut blesser cette regle et corriger les destinées aux chois qu'elles ont faict de noz heritiers, on le peut avec plus d'apparence en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle, vice constant, inamandable, et, selon nous grands estimateurs de la beauté, d'important prejudice. Le plaisant dialogue du legislateur de Platon avec ses citoyens fera honneur à ce passage: Comment donc, disent-ils, sentans leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira? O dieux, quelle cruauté qu'il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servy en noz maladies, en nostre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus et moins selon noz fantasies! A quoi le legislateur respond en cette maniere: Mes amis, qui avez sans doubte bien tost à mourir, il est malaisé et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suivant l'inscription Delphique. Moy qui fay les loix, tiens que ny vous n'estes à vous, ny n'est à vous, ce que vous jouyssez. Et vos biens et vous estes à vostre famille, tant passée que future. Mais encore plus sont au public et vostre famille et voz biens. Parquoy, si quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos de faire testement injuste, je vous en garderay. Mais, ayant respect et à l'interest universel de la cité et à celuy de vostre famille, j'establiray des loix et feray sentir, comme de raison, que la commodité particulière doit ceder à la commune. Allez vous en doucement et de bonne voglie où l'humaine necessité vous appelle. C'est à moy, qui ne regarde pas l'une chose plus que l'autre, qui, autant que je puis, me soingne du general, d'avoir soin de ce que vous laissez. Revenant à mon propos, il me semble, je ne sçay comment, qu'en toutes façons la maistrise n'est aucunement deue aux femmes sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle, si ce n'est pour le chatiment de ceux qui, par quelque humeur fievreuse, se sont volontairement soubmis à elles; mais cela ne touche point les vieilles, dequoy nous parlons icy. C'est l'apparence de cette consideration qui nous a fait forger et donner pied si volontiers à cette loy, que nul ne veit onques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne; et n'est guiere Seigneurie au monde où elle ne s'allegue, comme icy, par une vray-semblance de raison qui l'authorise; mais la fortune luy a donné plus de credit en certains lieuxqu'aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de nostre succession, selon le chois qu'elles feront des enfans, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appetit desreglé et goust malade qu'elles ont au temps de leurs groisses, elles l'ont en l'ame en tout temps. Communement on les void s'adonner aux plus foibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car, n'ayant point assez de force de discours pour choisir et embrasser ce qui le vaut, elles se laissent plus volontiers aller où les impressions de nature sont plus seules; comme les animaux, qui n'ont cognoissance de leurs petits, que pendant qu'ils tiennent à leur mamelle. Au demeurant, il est aisé à voir par experience que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d'authorité, a les racines bien foibles. Pour un fort legier profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfans d'entre les bras des meres, et leur faisons prendre les nostres en charge; nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chetive nourrisse à qui nous ne voulons pas commettre les [165] nostres, ou à quelque chevre: leur defandant, non seulement de les alaiter, quelque dangier qu'ils en puissent encourir, mais encore d'en avoir aucun soin, pour s'employer du tout au service des nostres. Et voit on, en la plus part d'entre elles, s'engendrer bien tost par accoustumance un'affection bastarde, plus vehemente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfans empruntez que des leurs propres. Et ce que j'ay parlé des chevres, c'est d'autant qu'il est ordinaire autour de chez moy de voir les femmes de vilage, lors qu'elles ne peuvent nourrir les enfans de leurs mamelles, appeller des chevres à leurs secours; et j'ay à cette heure deux laquays qui ne tetterent jamais que huict jours laict de femme. Ces chevres sont incontinant duites à venir alaitter ces petits enfans, reconoissent leur voix quand ils crient, et y accourent: si on leur en presente un autre que leur nourrisson, elles le refusent; et l'enfant en faict de mesmes d'une autre chevre. J'en vis un, l'autre jour, à qui on osta la sienne, parce que son pere ne l'avoit qu'empruntée d'un sien voisin: il ne peut jamais s'adonner à l'autre qu'on luy presenta, et mourut sans doute de faim. Les bestes alterent et abastardissent aussi aiséement que nous l'affection naturelle. Je croy qu'en ce que recite Herodote de certain destroit de la Lybie, qu'on s'y mesle aux femmes indifferemment, mais que l'enfant, ayant force de marcher, trouve son pere celuy vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas, il y a souvent du mesconte. Or, à considerer cette simple occasion d'aymer nos enfans pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous mesmes, il semble qu'il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soitpas de moindre recommandation: car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantemens de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres; nous sommes pere et mere ensemble en cette generation; ceux cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honeur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans est beaucoup plus leur que nostre; la part que nous y avons est bien [165v] legiere; mais de ceux cy toute la beauté, toute la grace et pris est nostre. Par ainsin, ils nous representent et nous rapportent bien plus vivement que les autres. Platon adjouste que ce sont icy des enfans immortels, qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme à Lycurgus, à Solon, à Minos . Or, les Histoires estant pleines d'exemples de cette amitié commune des peres envers les enfans, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en tirer aussi quelcun de cette cy. Heliodorus, ce bon Evesque de Tricea, ayma mieux perdre la dignité, le profit, la devotion d'une prelature si venerable, que de perdre sa fille, fille qui dure encore, bien gentille, mais à l'adventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderonnée pour fille ecclesiastique et sacerdotale, et de trop amoureuse façon. Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et authorité, et, entre autres qualitez, excellent en toute sorte de literature, qui estoit, ce croy-je, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui furent soubs Caesar en la guerre des Gaules, et qui, depuis, s'estant jetté au party du grand Pompeius, s'y maintint si valeureusement jusques à ce que Caesar le deffit en Espaigne . Ce Labienus dequoy je parle, eust plusieurs envieux de sa vertu, et, comme il est vray semblable, les courtisans et favoris des Empereurs de son temps pour ennemis de sa franchise et des humeurs paternelles qu'il retenoit encore contre la tyrannie, desquelles il est croyable qu'il avoit teint ses escrits et ses livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome, et obtindrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages, qu'il avoit mis en lumiere, à estre bruslés. Ce fut par luy que commença ce nouvel exemple de peine, qui, dépuis, fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les escrits mesmes et les estudes. Il n'y avoit point assez de moyen et matiere de cruauté, si nous n'y meslions des choses que nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les inventions de nostre esprit, et si nous n'alions communiquer les maux corporels aux disciplines et monumens des Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de survivre à cette sienne si chere geniture; il se fit porteret enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres, là où il pourveut tout d'un train à se tuer et à s'enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus vehemente affection paternelle que celle là. Cassius [166] Severus, homme tres-eloquent et son familier, voyant brusler ses livres, crioit que, par mesme sentence, on le devoit quant et quant condamner à estre bruslé tout vif: car il portoit et conservoit en sa memoire ce qu'ils contenoient. Pareil accident advint à Greuntius Cordus, accusé d'avoir en ses livres loué Brutus et Cassius . Ce senat vilain, servile et corrompu, et digne d'un pire maistre que Tibere, condamna ses escripts au feu; il fut content de faire compaignie à leur mort, et se tua par abstinence de manger. Le bon Lucanus estant jugé par ce coquin de Neron, sur les derniers traits de sa vie, comme la pluspart du sang fut desjà escoulé par les veines des bras qu'il s'estoit faictes tailler à son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extremitez de ses membres et commençat à approcher des parties vitales, la derniere chose qu'il eut en sa memoire, ce furent aucuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu'il recitoit; et mourut ayant cette derniere voix en la bouche. Cela, qu'estoit ce qu'un tendre et paternel congé qu'il prenoit de ses enfans, representant les a-dieux et les estroits embrassemens que nous donnons aux nostres en mourant, et un effet de cette naturelle inclination qui r'appelle en nostre souvenance, en cette extremité, les choses que nous avons eu les plus cheres pendant nostre vie? Pensons nous qu' Epicurus qui, en mourant, tourmenté, comme il dit, des extremes douleurs de la colique, avoit toute sa consolation en la beauté de sa doctrine qu'il laissoit au monde, eut receu autant de contentement d'un nombre d'enfans bien nais et bien eslevez, s'il en eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches escrits? et que, s'il eust esté au chois de laisser apres luy un enfant contrefaict et mal nay, ou un livre sot et inepte, il ne choisit plustost, et non luy seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d'encourir le premier mal'heur que l'autre? Ce seroit à l'adventure impieté en Sainct Augustin [166v] (pour exemple) si d'un costé on luy proposoit d'enterrer ses escrits, dequoy nostre religion reçoit un si grand fruit, ou d'enterrer ses enfans, au cas qu'il en eut, s'il n'aimoit mieux enterrer ses enfans. Et je ne sçay si je n'aimerois pas mieux beaucoup en avoir produict ung, parfaictement bien formé, de l'acointance des muses, que de l'acointance de ma femme. A cettuy-cy, tel qu'il est, ce que je donne, je le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfans corporels: ce peu de bienque je luy ay faict, il n'est plus en ma disposition; il peut sçavoir assez de choses que je ne sçay plus, et tenir de moy ce que je n'ay point retenu et qu'il faudroit que, tout ainsi qu'un estranger, j'empruntasse de luy, si besoin m'en venoit. Il est plus riche que moy, si je suis plus sage que luy. Il est peu d'hommes addonez à la poesie, qui ne se gratifiassent plus d'estre peres de l' Eneide que du plus beau garçon de Rome, et qui ne souffrissent plus aiséement l'une perte que l'autre. Car, selon Aristote, de tous les ouvriers, le poete nomméement est le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé à croire qu' Epaminondas, qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui feroyent un jour honneur à leur pere (c'estoyent les deux nobles victoires qu'il avoit gaigné sur les Lacedemoniens ), eust volontiers consenty à échanger celles là aux plus gorgiases de toute la Grece, ou que Alexandre et Caesar ayent jamais souhaité d'estre privez de la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité d'avoir des enfans et heritiers, quelques parfaits et accompliz qu'ils peussent estre; voire je fay grand doubte que Phidias, ou autre excellent statuere, aymat autant la conservation et la durée de ses enfans naturels, comme il feroit d'une image excellente qu'avec long travail et estude il auroit parfaite selon l'art. Et, quant à ces passions vitieuses et furieuses qui ont eschauffé quelque fois les peres à l'amour de leurs filles, ou les meres envers leurs fils, encore s'en trouve il de pareilles en cette autre sorte de parenté: tesmoing ce que l'on recite de Pygmalion, qui, ayant basty une statue de femme de beauté singuliere, il devint si éperduement espris de l'amour forcené de ce sien ouvrage, qu'il falut qu'en faveur de sa rage les dieux la luy vivifiassent,

Tentatum mollescit ebur, positoque rigore
Subsedit digitis.

[167]

Chap. IX.
Des Armes des Parthes

C'est une façon vitieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d'une extreme necessité, et s'en descharger aussi tost qu'il y a tant soit peu d'apparence que le danger soit esloigné. D'où il survient plusieurs desordres. Car, chacun criant et courant à ses armes sur le point de la charge, les uns sont à lasser encore leur cuirasse, que leurs compaignons sont desjà rompus. Nos peres donnoient leur salade, leur lance et leurs gantelets à porter, et n'abandonnoient le reste de leur equippage, tant que la courvée duroit. Nos trouppes sont à cette heure toutes troublées et difformées par la confusion du bagage et des valets, qui ne peuvent esloigner leurs maistres à cause de leurs armes. Tite - Live, parlant des nostres: Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant. Plusieurs nations vont encore et alloient anciennement à la guerre sans se couvrir; ou se couvroient d'inutiles defances,

Tegmina queis capitum raptus de subere cortex.

Alexandre, le plus hazardeux capitaine qui fut jamais, s'armoit fort rarement. Et ceux d'entre nous qui les mesprisent, n'empirent pour cela de guiere leur marché. S'il se voit quelqu'un tué par le defaut d'un harnois, il n'en est guiere moindre nombre que l'empeschement des armes a fait perdre, engagés sous leur pesanteur, ou froissez et rompus, ou par un contre-coup, ou autrement. Car il semble, à la vérité, à voir le poix des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchons qu'à nous deffendre; et en sommes plus chargez que couvers. Nous avons assez à faire à en soutenir le fais, entravez et contraints, comme si nous n'avions à combattre que du choq de nos armes, et comme si nous n'avions pareille obligation à les deffendre [167v] que elles ont à nous. Tacitus peint plaisamment des gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n'ayans moyen ny d'offencer, ny d'estre offencez, ny de se relever abbatus. Lucullus, voyant certains hommes d'armes Medois qui faisoient front en l'armée de Tigranes, poisamment et malaiséement armez, comme dans une prison de fer, print de là opinion de les deffaire aiséement, et par eux commença sa charge et sa victoire. Et, à présent que nos mosquetaires sont en credit, je croy que l'on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garentir, et nous faire trainer à la guerre enfermez dans des bastions, comme ceux que les antiens faisoient porter à leurs elephans. Cette humeur est bien esloignée de celle du jeune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats de ce qu'ils avoient semé des chaussetrapes soubs l'eau, à l'endroit du fossé par où ceux d'une ville qu'il assiegeoit, pouvoient faire des sorties sur luy: disant que ceux qui assailloient, devoient penser à entreprendre, non pas à craindre, et craignant avec raison que cette provision endormist leur vigilance à se garder. Il dict aussi à un jeune homme, qui luy faisoit montre de son beau bouclier: Il est vrayement beau, mon fils; mais un soldat Romain doit avoir plus de fiance en sa main dextre qu'en la gauche. Or il n'est que la coustume qui nous rende insupportable la charge de nos armes:

L'husbergo in dosso haveano, e l'elmo in testa,
Dui di quelli guerrier, de i quali io canto.
Ne notte o di, doppo ch'entraro in questa
Stanza, gli haveano mai mesi da canto,
Che facile a portar comme la vesta
Era lor, perche in uso l'avean tanto.

L'empereur Caracalla alloit par païs, à pied, armé de toutes pieces, conduisant son armée. Les pietons Romains portoient non seulement le morrion, l'espée et l'escu (car, quant aux armes, dit Cicero, ils estoient si accoustumez à les avoir sur le dos qu'elles ne les empeschoient non [168] plus que leurs membres: arma enim membra militis esse dicunt mais quant et quant encore ce qu'il leur falloit de vivres pour quinze jours, et certaine quantité de paux pour faire leurs rempars, jusques à soixante livres de poix. Et les soldats de Marius, ainsi chargez, estoient duits à faire cinq lieues en cinq heures, et six, s'il y avoit haste. Leur discipline militaire estoit beaucoup plus rude que la nostre; aussi produisoit elle de bien autres effects. Ce traict est merveilleux à ce propos, qu'il fut reproché à un soldat Lacedemonien qu'estant à l'expedition d'une guerre on l'avoit veu soubs le couvert d'une maison. Ils estoient si durcis à la peine, que c'estoit honte d'estre veu soubs un autre toict que celuy du ciel, quelque temps qu'il fit. Le jeune Scipion, reformant son armée en Hespaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout et rien de cuit. Nous ne menerions guiere loing nos gens à ce pris là. Au demeurant, Marcellinus, homme nourry aux guerres Romaines, remerque curieusement la façon que les Parthes avoyent de s'armer, et la remerque d'autant qu'elle estoit esloignée de la Romaine . Ils avoient, dit-il, des armes tissues en maniere de petites plumes, qui n'empeschoient pas le mouvement de leur corps: et si estoient si fortes que nos dards rejalissoient, venant à les hurter (ce sont les escailles dequoy nos ancestres avoient fort accoustumé de se servir). Et en un autre lieu: Ils avoient, dict-il, leurs chevaux forts et roydes, couverts de gros cuir; et eux estoient armez, de cap à pied, de grosses lames de fer, rengées detel artifice qu'à l'endroit des jointures des membres elles [168v] prestoient au mouvement. On eust dict que c'estoient des hommes de fer: car ils avoient des accoustremens de teste si proprement assis, et representans au naturel la forme et parties du visage, qu'il n'y avoit moyen de les assener que par des petits trous ronds qui respondoient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumiere, et par des fentes qui estoient à l'endroict des naseaux, par où ils prenoient assez malaisément halaine.

Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu; credas simulachra moveri
Ferrea, cognatoque viros spirare metallo.
Par vestitus equis; ferrata fronte minantur,
Ferratosque movent, securi vulneris, armos.

Voilà une description qui retire bien fort à l'equippage d'un homme d'armes François, à tout ses bardes. Plutarque dit que Demetrius fit faire pour luy et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fut au pres de luy, à chacun un harnois complet du poids de six vingts livres, là où les communs harnois n'en pesoient que soixante.

Chap. X.
Des Livres

Je ne fay point de doute qu'il ne m'advienne souvent de parler de choses qui sont mieus traictées chez les maistres du mestier, et plus veritablement. C'est icy purement l'essay de mes facultez naturelles, et nullement des acquises; et qui me surprendra d'ignorance, il ne fera rien contre moy, car à peine respondroy-je à autruy de mes discours, qui ne m'en responds point à moy; ny n'en suis satisfaict. Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge: il n'est rien dequoy je face moins de profession. Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy: elles [169] me seront à l'adventure connuez un jour, ou l'ont autresfois esté, selon que la fortunem'a peu porter sur les lieux où elles estoient esclaircies. Mais il ne m'en souvient plus. Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle retention. Ainsi je ne pleuvy aucune certitude, si ce n'est de faire connoistre jusques à quel poinct monte, pour cette heure, la connoissance que j'en ay. Qu'on ne s'attende pas aux matieres, mais à la façon que j'y donne. Qu'on voye, en ce que j'emprunte, si j'ay sçeu choisir de quoy rehausser mon propos. Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon langage, tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m'en fusse chargé deux fois autant. Ils sont tous, ou fort peu s'en faut, de noms si fameux et anciens qu'ils me semblent se nommer assez sans moi. Ez raisons et inventions que je transplante en mon solage et confons aux miennes, j'ay à escient ommis parfois d'en marquer l'autheur, pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastives qui se jettent sur toute sorte d'escrits, notamment jeunes escrits d'hommes encore vivants, et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler et qui semble convaincre la conception et le dessein, vulgaire de mesmes. Je veux qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits. J'aimeray quelqu'un qui me sçache deplumer, je dy par clairté de jugement et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moy, qui, à faute de memoire, demeure court? tous les coups à les trier, par cognoissance de nation, sçay tres-bien sentir, à mesurer ma portée, que mon terroir n'est aucunement capable d'aucunes fleurs trop riches que j'y trouve semées, et que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer. De cecy suis-je tenu de respondre, si je m'empesche moymesme, s'il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente poinct ou que je ne soye capable de sentir en me le representant. Car il eschape souvent des fautes à nos yeux, mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir apercevoir lorsqu'un autre nous les descouvre. La science et la verité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi estre sans elles: voire la reconnoissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve. Je n'ay point d'autre sergent de bande à ranger mes pieces que la fortune. A mesme que mes resveries se presentent, je les entasse; tantost elles se pressent en foule, tantost elles se trainent [169v] à la file. Je veux qu'on voye mon pas naturel et ordinaire, ainsin detraqué qu'il est. Je me laisse aller comme je me trouve: aussi ne sont ce pas icy matieres qu'il ne soit pas permis d'ignorer, et d'en parler casuellement et temerairement. Je souhaiterois bien avoir plus parfaicte intelligence des choses, mais je ne la veux pas achepter si cher qu'elle couste. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement, ce qui me reste de vie. Il n'est rien pourquoy je me vueille rompre la teste, non pas pour la science, de quelque grand pris qu'elle soit. Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honneste amusement; ou, si j'estudie, je n'y cherche que la science qui traicte de la connoissance de moy mesmes, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre:

Hac meus ad metas sudet oportet equus.

Les difficultez, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles; je les laisse là, apres leur avoir fait une charge ou deux. Si je m'y plantois, je m'y perdrois, et le temps: car j'ay un esprit primsautier. Ce que je ne voy de la premiere charge, je le voy moins en m'y obstinant. Je ne fay rien sans gayeté; et la continuation et la contention trop ferme esblouit mon jugement, l'attriste et le lasse. Ma veue s'y confond et s'y dissipe. Il faut que je le retire et que je l'y remette à secousses: tout ainsi que, pour juger du lustre de l'escarlatte, on nous ordonne de passer les yeux par-dessus, en la parcourant à diverses veues, soudaines, reprinses, et reiterées. Si ce livre me fasche, j'en prens un autre; et ne m'y addonne qu'aux heures où l'ennuy de rien faire commence à me saisir. Je ne me prensguiere aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides; ny aux Grecs, par ce que mon jugement ne sçait pas faire ses besoignes d'une puerile et apprantisse intelligence. Entre les livres simplement plaisans, je trouve, des modernes, le Decameron de Boccace, Rabelays et les Baisers de Jean second, s'il les faut loger sous ce tiltre, [170] dignes qu'on s'y amuse. Quant aux Amadis et telles sortes d'escrits, ils n'ont pas eu le credit d'arrester seulement mon enfance. Je diray encore cecy, ou hardiment ou temerairement, que cette vieille ame poisante ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l' Arioste, mais encores au bon Ovide : sa facilité et ses inventions, qui m'ont ravy autresfois, à peine m'entretiennent elles à cette heure. Je dy librement mon advis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l'adventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement estre de ma jurisdiction. Ce que j'en opine, c'est aussi pour declarer la mesure de ma veue, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégousté de l' Axioche de Platon, comme d'un ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur, mon jugement ne s'en croit pas: il n'est pas si sot de s'opposer à l'authorité de tant d'autres fameux jugemens anciens, qu'il tient ses regens et ses maistres, et avec lesquels il est plustost content de faillir. Il s'en prend à soy, et se condamne, ou de s'arrester à l'escorce, ne pouvant penetrer jusques au fons, ou de regarder la chose par quelque faux lustre. Il se contente de se garentir seulement du trouble et du desreiglement; quant à sa foiblesse, il la reconnoit et advoue volontiers. Il pense donner juste interpretation aux apparences que sa conception luy presente; mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La plus part des fables d' Esope ont plusieurs sens et intelligences. Ceux qui les mythologisent, en choisissent quelque visage qui quadre bien à la fable; mais pour la pluspart, ce n'est que le premier visage et superficiel; il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels et internes, ausquels ils n'ont sçeu penetrer: voylà comme j'en fay. Mais, pour suyvre ma route, il m'a tousjours semblé qu'en la poesie Vergile, Lucrece, Catulle et Horace tiennent de bien loing le premier rang: et signammant Vergile en ses Georgiques, que j'estime le plus [170v] accomply ouvrage de la Poesie : à la comparaison duquel on peut reconnoistre aysément qu'il y a des endroicts de l' Aeneide ausquels l'autheur eut donné encore quelque tour de pigne, s'il en eut eu loisir. Et le cinquiesme livre en l' Aeneide me semble le plus parfaict. J'ayme aussiLucain, et le practique volontiers: non tant pour son stile que pour sa valeur propre et verité de ses opinions et jugemens. Quant au bon Terence, la mignardise et les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer au vif les mouvemens de l'ame et la condition de nos meurs; à toute heure nos actions me rejettent à luy. Je ne le puis lire si souvent, que je n'y trouve quelque beauté et grace nouvelle. Ceux des temps voisins à Vergile se plaignoient dequoy aucuns luy comparoient Lucrece . Je suis d'opinion que c'est à la verité une comparaison inegale; mais j'ay bien à faire à me r'asseurer en cette creance, quand je me treuve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrece . S'ils se piquoient de cette comparaison, que diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque de ceux qui luy comparent à cette heure Arioste ? et qu'en diroit Arioste luy-mesme?

O seclum insipiens et infacetum

J'estime que les anciens avoient encore plus à se plaindre de ceux qui apparioient Plaute à Terence (cettuy cy sent bien mieux son Gentilhomme), que Lucrece à Vergile . Pour l'estimation et preference de Terence, faict beaucoup que le pere de l'eloquence Romaine l'a si souvent en la bouche, et seul de son rang, et la sentence que le premier juge des poetes Romains donne de son compagnon. Il m'est souvent tombé en fantasie, comme en nostre temps, ceux qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux) employent trois ou quatre argumens de celles de Terence ou de Plaute pour en faire une des leurs. Ils entassent en une seule Comedie cinq ou six contes de Bocacce . Ce qui les faict ainsi se charger de matiere, c'est la deffiance qu'ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres graces: il faut qu'ils trouvent un corps où s'appuyer; et, n'ayant pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que le conte nous amuse. [171] Il en va de mon autheur tout au contraire: les perfections et beautez de sa façon de dire nous font perdre l'appetit de son subject; sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout; il est par tout si plaisant,

liquidus puroque simillimus amni,

et nous remplit tant l'ame de ses graces que nous en oublions celles de sa fable.Cette mesme consideration me tire plus avant: je voy que les bons et anciens Poetes ont evité l'affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont l'ornement de tous les ouvrages Poetiques des siècles suyvans. Si n'y a il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n'admire plus sans comparaison l'egale polissure et cette perpetuelle douceur et beauté fleurissante des Epigrammes de Catulle, que tous les esguillons dequoy Martial esguise la queue des siens. C'est cette mesme raison que je disoy tantost, comme Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus locum materia successerat. Ces premiers là, sans s'esmouvoir et sans se picquer, se font assez sentir: ils ont dequoy rire par tout, il ne faut pas qu'ils se chatouillent; ceux-cy ont besoing de secours estrangier: à mesure qu'ils ont moins d'esprit, il leur faut plus de corps. Ils montent à cheval parce qu'ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi qu'en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent escole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts perilleux et autres mouvemens estranges et bateleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance aux danses où il y a diverses descoupeures et agitation de corps, qu'en certaines autres danses [171v] de parade, où elles n'ont simplement qu'à marcher un pas naturel et representer un port naïf et leur grace ordinaire. Comme j'ay veu aussi les badins excellens, vestus à leur ordinaire et d'une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art; les apprentifs et qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s'enfariner le visage, de se travestir et se contrefaire en mouvemens et grimaces sauvages pour nous aprester à rire. Cette mienne conception se reconnoit mieux qu'en tout autre lieu, en la comparaison de l' Aeneide et du Furieux . Celuy-là, on le voit aller à tire d'aisle, d'un vol haut et ferme, suyvant tousjours sa pointe; cettuy-cy, voleter et sauteler de conte en conte comme de branche en branche, ne se fiant à ses aisles que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille,

Excursusque breves tentat.

Voylà donc, quant à cette sorte de subjects, les autheurs qui me plaisent le plus.Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au plaisir, par où j'apprens à renger mes humeurs et mes conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, dépuis qu'il est François, et Seneque . Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y cherche, y est traictée à pieces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, dequoy je suis incapable, comme sont les Opuscules de Plutarque et les Epistres de Seneque, qui est la plus belle partie de ses escrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plait. Car elles n'ont point de suite des unes aux autres. Ces autheurs se rencontrent en la plus part des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les fist naistre environ mesme siecle, tous [172] deux precepteurs de deux Empereurs Romains, tous deux venus de païs estrangier, tous deux riches et puissans. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentée d'une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant; Seneque, plus ondoyant et divers. Cettuy-cy se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vitieux appetis; l'autre semble n'estimer pas tant leur effort, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa targue. Plutarque a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la société civile; l'autre les a Stoïques et Epicurienes, plus esloignées de l'usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et plus fermes. Il paroit en Seneque qu'il preste un peu à la tyrannie des Empereurs de son temps, car je tiens pour certain que c'est d'un jugement forcé qu'il condamne la cause de ces genereux meurtriers de Caesar; Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de pointes et saillies; Plutarque, de choses. Celuy-là vous eschauffe plus, et vous esmeut; cettuy-cy vous contente davantage et vous paye mieux. Il nous guide, l'autre nous pousse. Quant à Cicero, les ouvrages qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traitent de la philosophie signamment morale. Mais, à confesser hardiment la verité (car, puis qu'on a franchi les barrieres de l'impudence, il n'y a plus de bride), sa façon d'escrire me semble ennuyeuse, et toute autre pareille façon. Car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage; ce qu'il y a de vif et de mouelle, est estouffé par ses longueries d'apprets. Si j'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et queje r'amentoive ce que j'en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n'y treuve que du vent: car il n'est pas encor venu aux argumens qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que [172v] je cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos: je veux qu'on commence par le dernier point; j'entens assez que c'est que mort et volupté; qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer: je cherche des raisons bonnes et fermes d'arrivée, qui m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de parolles et d'argumentations n'y servent; je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte: les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'escole, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encore, un quart d'heure apres, assez à temps pour rencontrer le fil du propos. Il est besoin de parler ainsin aux juges qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans et au vulgaire à qui il faut tout dire, voir ce qui portera. Je ne veux pas qu'on s'employe à me rendre attantif et qu'on me crie cinquante fois: Or oyez! à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur Religion: Hoc age , que nous disons en la nostre: Sursum corda ; ce sont autant de parolles perdues pour moy. J'y viens tout preparé du logis: il ne me faut point d'alechement ny de sause: je menge bien la viande toute crue; et, au lieu de m'eguiser l'apetit par ces preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesmes et estouffans par trop sa matiere, et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions, vaines et preparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire? Mon ignorance m'excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage. Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent. Les deux premiers, et Pline, et leurs semblables, ils n'ont point de Hoc age ; ils veulent avoir à faire à gens qui s'en soyent advertis eux mesmes: ou, s'ils en ont, c'est un Hoc age substantiel, et qui a son corps à part. Je voy aussi volontiers les Epitres ad Atticum , non seulement par ce qu'elles contiennent une tres-ample instruction de l'Histoire et affaires de son temps, mais beaucoup plus pour y descouvrir ses humeurs privées. Car j'ay une singuliere curiosité, comme j'ay dit ailleurs, de connoistrel'ame et les naïfs jugemens de mes autheurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs meurs ny eux, [173] par cette montre de leurs escris qu'ils étalent au theatre du monde. J'ay mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escrit de la vertu: car il faict beau apprendre la theorique de ceux qui sçavent bien la practique. Mais, d'autant que c'est autre chose le presche que le prescheur, j'ayme bien autant voir Brutus chez Plutarque que chez luy mesme. Je choisiroy plutost de sçavoir au vray les devis qu'il tenoit en sa tente à quelqu'un de ses privez amis, la veille d'une bataille, que les propos qu'il tint le lendemain à son armée; et ce qu'il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au Senat. Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que, hors la science, il n'y avoit pas beaucoup d'excellence en son ame: il estoit bon cytoyen, d'une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gosseurs, tels qu'il estoit; mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit, sans mentir, beaucoup. Et si ne sçay comment l'excuser d'avoir estimé sa poesie digne d'estre mise en lumiere: ce n'est pas grande imperfection que de mal faire des vers; mais c'est à luy faute de jugement de n'avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison; je croy que jamais homme ne l'egalera. Le jeune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs estrangers, et entre autres Caestius, assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands. Cicero s'informa qui il estoit, à l'un de ses gens qui luy dit son nom. Mais, comme [173v] celuy qui songeoit ailleurs et qui oublioit ce qu'on luy respondoit, il le luy redemenda encore, dépuis, deux ou trois fois; le serviteur, pour n'estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire connoistre par quelque circonstance: C'est, dict-il, ce Caestius de qui on vous a dit qu'il ne faict pas grand estat de l'eloquence de vostre pere au pris de la sienne. Cicero, s'estant soudain picqué de cela, commenda qu'on empoignast ce pauvre Caestius, et le fit tres-bien foeter en sa presence: voylà un mal courtois hoste. Entre ceux mesmes qui ont estimé, toutes choses contées, cette sienne eloquence incomparable, il y en a eu qui n'ont pas laissé d'y remarquer des fautes: comme ce grand Brutus, son amy, disoit que c'estoit une eloquence cassée et esrenée, fractam et elumbem . Les orateurs voisins de son siecle reprenoyent aussi en luy ce curieux soing de certainelongue cadance au bout de ses clauses, et notoient ces mots: esse videatur , qu'il employe si souvent. Pour moy, j'ayme mieux une cadance qui tombe plus court?, coupée en yambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement. J'en ay remarqué ce lieu à mes aureilles: Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem. Les Historiens sont ma droitte bale: ils sont plaisans et aysez; et quant et quant l'homme en general, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu, la diversité et verité de ses conditions internes en gros et en destail, la varieté des moyens de son assemblage et des accidents qui le menacent. Or ceux qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux evenemens, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceux là me sont plus propres. Voylà pourquoy, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque . Je suis bien marry que nous n'ayons une douzaine de Laertius, ou qu'il ne soit ou plus estendu ou plus entendu. Car je ne considere pas moins curieusement la fortune et la vie de ces grands praecepteurs du monde, que la diversité de leurs dogmes et fantasies. [174] En ce genre d'estude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d'autheurs, et vieils et nouveaux, et barragouins et François, pour y apprendre les choses dequoy diversement ils traictent. Mais Caesar singulierement me semble meriter qu'on l'estudie, non pour la science de l'Histoire seulement, mais pour luy mesme, tant il a de perfection et d'excellence par dessus tous les autres, quoy que Saluste soit du nombre. Certes, je lis cet autheur avec un peu plus de reverence et de respect qu'on ne list les humains ouvrages: tantost le considerant luy mesme par ses actions et le miracle de sa grandeur, tantost la pureté et inimitable polissure de son langage qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Cicero, mais à l'adventure Cicero mesme. Avec tant de syncerité en ses jugemens, parlant de ses ennemis, que, sauf les fauces couleurs dequoy il veut couvrir sa mauvaise cause et l'ordure de sa pestilente ambition, je pense qu'en cela seul on y puisse trouver à redirequ'il a esté trop espargnant à parler de soy. Car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executées par luy, qu'il n'y soit alé beaucoup plus du sien qu'il n'y en met. J'ayme les Historiens ou fort simples ou excellens. Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soin et la diligence de r'amasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foy toutes choses sans chois et sans triage, nous laissent le jugement entier pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres, pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d'une si franche naïfveté, qu'ayant faict une faute il ne creint aucunement de la reconnoistre et corriger en l'endroit où il en a esté adverty; et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroyent [174v] et les differens rapports qu'on luy faisoit. C'est la matiere de l'Histoire, nue et informe; chacun en peut faire son profit autant qu'il a d'entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'estre sçeu, peuvent trier de deux raports celuy qui est plus vray-semblable; de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils et leur attribuent les paroles convenables. Ils ont raison de prendre l'authorité de regler nostre creance à la leur; mais certes cela n'appartient à guieres de gens. Ceux d'entredeux (qui est la plus commune façon), ceux là nous gastent tout: ils veulent nous mascher les morceaux; ils se donnent loy de juger, et par consequent d'incliner l'Histoire à leur fantasie: car, dépuis que le jugement pend d'un costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de choisir les choses dignes d'estre sçeues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux; obmetent, pour choses incroyables, celles qu'ils n'entendent pas, et peut estre encore telle chose, pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François . Qu'ils estalent hardiment leur eloquence et leurs discours, qu'ils jugent à leur poste; mais qu'ils nous laissent aussi dequoy juger apres eux, et qu'ils n'alterent ny dispensent, par leurs racourcimens et par leur chois, rien sur le corps de la matiere, ains qu'ils nous la r'envoyent pure et entiere en toutes ses dimentions. Le plus souvent on trie pour cette charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d'entre le vulgaire, pour cette seule consideration de sçavoir bien parler, comme si nous cherchions d'y apprendre la [175] grammaire'Et eux ont raison, n'ayans esté gagez que pour cela et n'ayant mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de cette partie. Ainsin, à force beaux mots, ils nous vont patissant une bellecontexture des bruits qu'ils ramassent és carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou, au moins, qui ont eu la fortune d'en conduire d'autres de mesme sorte. Telles sont quasi toutes les Grecques et Romaines . Car, plusieurs tesmoings oculaires ayant escrit de mesme subject (comme il advenoit en ce temps là que la grandeur et le sçavoir se rencontroient communeement), s'il y a de la faute, elle doit estre merveilleusement legiere, et sur un accident fort doubteux. Que peut-on esperer d'un medecin traictant de la guerre, ou d'un escholier traictant les desseins des Princes? Si nous voulons remerquer la religion que les Romains avoient en cela, il n'en faut que cet exemple: Asinius Pollio trouvoit és histoires mesme de Caesar quelque mesconte, en quoy il estoit tombé pour n'avoir peu jetter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir creu les particuliers qui luy rapportoient souvent des choses non assez verifiées; ou bien pour n'avoir esté assez curieusement adverty par ses Lieutenans des choses qu'ils avoient conduites en son absence. On peut voir par cet exemple si cette recherche de la verité est delicate, qu'on ne se puisse pas fier d'un combat à la science de celuy qui y a commandé, ny aux soldats de ce qui s'est passé pres d'eux, si, à la mode d'une information judiciaire, on ne confronte les tesmoins et reçoit les objects sur la preuve des pontilles de chaque accident. Vrayement, la connoissance que nous avons de nos affaires, est bien plus lache. Mais cecy a esté [175v] suffisamment traicté par Bodin, et selon ma conception. Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire et à son defaut, si extreme qu'il m'est advenu plus d'une fois de reprendre en main des livres comme recens et à moy inconnus, que j'avoy leu soigneusement quelques années au paravant et barbouillé de mes notes, j'ay pris en coustume, dépuis quelque temps, d'adjouter au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu'une fois) le temps auquel j'ay achevé de le lire et le jugement que j'en ay retiré en gros, afin que cela me represente au moins l'air et Idée generale que j'avois conceu de l'autheur en le lisant. Je veux icy transcrire aucunes de ces annotations. Voicy ce que je mis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin (car, quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne): Il est historiographe diligent, et duquel, à mon advis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la verité des affaires de son temps:aussi en la pluspart en a-il esté acteur luy mesme, et en rang honnorable. Il n'y a aucune apparence que, par haine, faveur ou vanité, il ayt déguisé les choses: dequoy font foy les libres jugements qu'il donne des grands, et notamment de ceux par lesquels il avoit esté avancé et employé aux charges, comme du Pape Clement septiesme. Quant à la partie dequoy il semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits; mais il s'y est trop pleu: car, pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un suject si plain et ample, et à peu pres infiny, il en devient lasche, et sentant un peu au caquet scholastique. J'ay aussi remerqué cecy, que de tant d'ames et effects qu'il juge, de tant de mouvemens et conseils, il n'en rapporte jamais un seul à la vertu, religion et conscience, comme si ces parties là estoyent du tout esteintes au monde; et, de toutes les actions, pour belles par apparence qu'elles soient d'elles mesmes, il en rejecte la [176] cause à quelque occasion vitieuse ou à quelque profit. Il est impossible d'imaginer que, parmy cet infiny nombre d'actions dequoy il juge, il n'y en ait eu quelqu'une produite par la voye de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement que quelqu'un n'eschappe de la contagion: cela me faict craindre qu'il y aye un peu du vice de son goust: et peut estre advenu qu'il ait estimé d'autruy selon soy. En mon Philippe de Comines il y a cecy: Vous y trouverez le langage doux et aggreable, d'une naifve simplicité; la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l'autheur reluit evidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d'affection et d'envie parlant d'autruy; ses discours et enhortemens accompaignez plus de bon zele et de verité que d'aucune exquise suffisance; et tout par tout de l'authorité et gravité, representant son homme de bon lieu et élevé aux grans affaires. Sur les memoires de Monsieur du Bellay : C'est tousjours plaisir de voir les choses escrites par ceux qui ont essayé comme il les faut conduire; mais il ne se peut nier qu'il ne se découvre évidemment, en ces deux seigneurs icy, un grand dechet de la franchise et liberté d'escrire qui reluit és anciens de leur sorte, comme au Sire de Jouinvile, domestique de Saint Loys, Eginard, Chancelier de Charlemaigne, et, de plus fresche memoire, en Philippe de Commines . C'est icy plustost un plaidoier pour le Roy François contre l' Empereur Charles cinquiesme qu'une histoire. Je ne veux pas croire qu'ils ayent rien changé quant au gros du faict; mais, de contourner le jugement des evenemens, souvent contre raison, à nostre avantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier: tesmoing les reculemens de messieursde Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez; voire le seul nom de Madame d' Estampes ne s'y trouve point. On peut couvrir les actions secrettes; mais de taire ce que tout le [176v] monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques et de telle consequence, c'est un defaut inexcusable. Somme, pour avoir l'entiere connoissance du Roy François et des choses advenues de son temps, qu'on s'adresse ailleurs, si on m'en croit: ce qu'on peut faire icy de profit, c'est par la deduction particuliere des batailles et exploits de guerre où ces gentils-hommes se sont trouvez; quelques paroles et actions privées d'aucuns princes de leur temps; et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des discours non vulgaires.

Chap. XI.
De la Cruauté

Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reglées d'elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui, d'une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receues, feroit chose tres-belle et digne de louange; mais celuy qui, picqué et outré jusques au vif d'une offence, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict s'en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien, et cettuy-cy vertueusement: l'une action se pourroit dire bonté; l'autre, vertu: car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et juste; mais nous ne le nommons pas vertueux: ses operations sont toutes naifves et sans effort. Des Philosophes, non seulement [177] Stoiciens mais encore Epicuriens (et cette enchere, je l'emprunte de l'opinion commune, qui est fauce; quoy que die ce subtil rencontre d' Arcesilaus à celuy qui luy reprochoit que beaucoup de gents passoient de son eschole en l' Epicurienne, mais jamais au rebours: Je croy bien! Des coqs il se faict des chappons assez, mais des chappons il ne s'en faict jamais des coqs. Car, à la verité, en fermeté et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne cede aucunement à la Stoique; et un Stoicien, reconnoissant meilleure foy que ces disputateurs qui, pour combatre Epicurus et se donner beau jeu, luy font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses moeurs, dit qu'il a laissé d'estre Epicurien pour cette consideration, entre autres, qu'il trouve leur route trop hautaine et inaccessible; et ii qui philedonoi vocantur, sunt philochaloi et philodichaioi, omnesque virtutes et colunt et retinent) ; des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-je, il y en a plusieurs qui ont jugé que ce n'estoit pas assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu; ce n'estoit pas assez d'avoir nos resolutions et nos discours au dessus de tous les efforts de fortune, mais qu'il falloit encore rechercher les occasions d'en venir à la preuve. Ils veulent quester de la douleur, de la necessité et du mespris, pour les combatre, et pour tenir leur ame en haleine: multum sibi adjicit virtus lacessita. C'est l'une des raisons pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main par une voie tres-legitime, pour avoir, dict-il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se maintint tousjours. Socrates s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme: qui est un essay à fer esmoulu. Metellus, ayant, seul de tous les Senateurs Romains, entrepris, par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus, Tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy injuste en faveur de la commune, et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les refusans, entretenoit ceux qui, en cette extremité, le conduisoient en la place, [177v] de tels propos: Que c'estoit chose trop facile et trop lache que de mal faire, et que de faire bien où il n'y eust point de danger, c'estoit chose vulgaire; mais de faire bien où il y eust dangier, c'estoit le propre office d'un homme de vertu. Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que je vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compaigne; et que cette aisée, douce et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d'une bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et espineux; elle veut avoir ou des difficultez estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course; ou des difficultez internes que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition. Je suis venu jusques icy bien à mon aise. Mais, au bout de ce discours, il me tombe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venue à ma connoissance, seroit, à mon compte, une ame de peu de recommandation: car je ne puis concevoir en ce personnage là aucun effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n'y puis imaginer aucune difficulté et aucune contrainte; je connoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy qu'elle n'eust jamais donné moyen à un appetitvitieux seulement de naistre. A une vertu si eslevée que la sienne, je ne puis rien mettre en teste. Il me semble la voir marcher d'un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empeschement ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doive cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, luy donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les [178] geénes? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combatre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s'esbranler de son assiette; si je luy donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté: que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur, mais de s'en esjouyr et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves tres-certaines? Comme ont bien d'autres, que je trouve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline. Tesmoing le jeune Caton . Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy, je ne puis croire qu'il se maintint seulement en cette démarche que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans émotion et impassible; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu'il s'y agrea plus qu'en autre de celles de sa vie: Sic abiit e vita ut causam moriendi nactum se esse gauderet. Je le croy si avant, que j'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploit luy fust ostée. Et, si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile, lors qu'elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise: Deliberata morte ferocior, non pas esguisée par quelque esperance de gloire, comme les [178v] jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé, car cette consideration est trop basse pour toucher un coeur si genereux, si hautain et si roide; mais pour la beauté de la chose mesme en soy: laquelle il voyoit bien plus à clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire. La philosophie m'a faict plaisir de juger qu'une si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton, et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux senateurs qui l'accompagnoient, de prouvoir autrement à leur faict. Catoni cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito consilio permansisset, moriendum potius quàm tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J'interprete tousjours la mort par la vie. Et si on me la recite d'apparence forte, attachée à une foible vie, je tiens qu'elle est produitte d'une cause foible et sortable à sa vie. L'aisance donc de cette mort, et cette facilité qu'il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu'elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu? Et qui, de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se contenter d'imaginer Socrates seulement franc de crainte et de passion en l'accident de sa prison, de ses fers et de sa condemnation? Et qui ne reconnoit en luy non seulement de la fermeté et de la constance (c'estoit son assiette ordinaire que celle-là), mais encore je ne sçay quel contentement nouveau et une allegresse enjouée en ses propos et façons dernieres? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa jambe apres que les fers en furent hors, accuse il pas une pareille douceur et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses advenir? Caton me pardonnera, s'il luy plaist; sa mort est plus tragique et plus tendue, mais cette-cy est encore, je ne sçay comment, plus belle. Aristippus, à ceux qui la pleignoyent: Les dieux m'en envoyent une telle! fit il. On voit aux ames de ces deux personnages et de leurs imitateurs (car de semblables, je fay grand doubte qu'il y en ait eu) une si parfaicte habitude à la vertu qu'elle leur est passée en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles mainteniril faille que leur ame se roidisse; c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel et ordinaire. Ils l'ont rendue telle par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayans rencontré une belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouvent plus par où faire entrée en eux; la force et roideur de leur ame estouffe et esteint les concupiscences aussi tost qu'elles commencent à s'esbranler. Or qu'il ne soit plus beau, par une haute et divine resolution, d'empescher la naissance des tentations, et de s'estre formé à la [179] vertu de maniere que les semences mesmes des vices en soyent desracinées, que d'empescher à vive force leur progrez, et, s'estant laissé surprendre aux émotions premieres des passions, s'armer et se bander pour arrester leur course et les vaincre; et que ce second effect ne soit encore plus beau que d'estre simplement garny d'une nature facile et debonnaire, et dégoustée par soy mesme de la débauche et du vice, je ne pense point qu'il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu'elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux; exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l'imperfection et à la foiblesse que je ne sçay pas bien comment en démeler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d'innocence sont à cette cause aucunement noms de mespris. Je voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté et temperance, peuvent arriver à nous par defaillance corporelle. La fermeté aux dangiers (si fermeté il la faut appeler), le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuve souvent aux hommes par faute de bien juger de tels accidens et ne les concevoir tels qu'ils sont. La faute d'apprehension et la bétise contrefont ainsi par fois les effects vertueux: comme j'ay veu souvent advenir qu'on a loué des hommes de ce dequoy ils meritoyent du blasme. Un Seigneur Italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au desavantage de sa nation: que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions estoit si grande qu'ils prevoyoyent les dangiers et accidens qui leur pouvoyent advenir, de si loin, qu'il ne falloit pas trouver estrange, si on les voyoit souvent, à la guerre, prouvoir à leur seurté, voire avant que d'avoir reconneu le peril; que nous et les Espaignols, qui n'estions pas si fins, allions plus outre, et qu'il nous falloit faire voir à l'oeil et toucher à la main le dangier avant que de nous en effrayer, et que [179v] lors aussi nous n'avions plus de tenue; mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n'avoyent le sens de se raviser, à peine lors mesmes qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'adventure que pour rire. Si est il bien vray qu'au mestier de la guerre les apprentis se jettent bien souvent aux dangiers, d'autre inconsideration qu'ils ne font apres y avoir esté échaudez:

haud ignarus quantum nova gloria in armis,
Et praedulce decus primo certamine possit.

Voylà pourquoy, quand on juge d'une action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances et l'homme tout entier qui l'a produicte, avant la baptizer. Pour dire un mot de moy-mesme. J'ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune; et estimer advantage de courage et de patience, ce qui estoit advantage de Jugement et opinion; et m'attribuer un titre pour autre, tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant, il s'en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfaict degré d'excellence, où de la vertu il se faict une habitude, que du second mesme je n'en ay faict guiere de preuve. Je ne me suis mis en grand effort pour brider les desirs dequoy je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c'est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si je fusse nay d'une complexion plus déreglée, je crains qu'il fut allé piteusement de mon faict. Car je n'ay essayé guiere de fermeté en mon ame pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Je ne sçay point nourrir des querelles et du debat chez moy. Ainsi, je ne me puis dire nul granmercy dequoy je me trouve exempt de plusieurs vices:

si vitiis mediocribus et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore naevos,

[180]

je le doy plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a faict naistre d'une race fameuse en preud'homie et d'un tres-bon pere: je ne sçay s'il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques et la bonne institution de mon enfance y ont insensiblement aydé; ou si je suis autrement ainsi nay,

Seu libra, seu me scorpius aspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis horae, seu tyrannus
Hesperiae Capricornus undae;

mais tant y a que la pluspart des vices, je les ay de moy mesmes en horreur. La responce d' Antisthenes à celuy qui luy demandoit le meilleur apprentissage: Desapprendre le mal, semble s'arrester à cette image. Je les ay, dis-je, en horreur, d'une opinion si naturelle et si mienne que ce mesme instinct et impression que j'en ay apporté de la nourrice, je l'ay conservé sans que aucunes occasions me l'ayent sçeu faire alterer; voire non pas mes discours propres qui, pour s'estre débandez en aucunes choses de la route commune, me licentieroient aisément à des actions que cette naturelle inclination me fait haïr. Je diray un monstre, mais je le diray pourtant: je trouve par là, en plusieurs choses, plus d'arrest et de reigle en mes meurs qu'en mon opinion, et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie à l'encontre de luy. Mais, quant à ses moeurs, le tyran Dionysius luy ayant presenté trois belles garses pour qu'il en fist le chois, il respondit qu'il les choisissoit toutes trois et qu'il avoit mal prins à Paris d'en preferer une à ses compaignes; mais les ayant conduittes à son logis, il les renvoya sans en taster. Son valet se trouvant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit apres luy, il luy ordonna qu'il en jettast et versast là ce qui luy faschoit. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres-devotieusement et laborieusement. Il escrit à un sien amy qu'il ne vit que de pain bis et d'eaue, qu'il luy envoie un peu de fromage pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Seroit il vray que, pour estre bon à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et universelle propriété, sans loy, sans raison, sans exemple? Les desbordemens ausquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas, Dieu mercy, des pires. Je les ay bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent: car mon jugement ne s'est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, il les accuse plus rigoureusement en moy que en un autre. Mais c'est tout, car, au demourant, j'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop ayseement pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les regler et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent et s'entrenchainent pour la plus part les uns aux autres, qui [180v] ne s'en prend garde. Les miens, je les ay retranchez et contrains les plus seuls et les plus simples que j'ay peu,

nec ultra
Errorem foveo.

Car, quant à l'opinion des Stoïciens, qui disent, le sage oeuvrer, quand il oeuvre, par toutes les vertus ensemble, quoy qu'il y en ait une plus apparente selon la nature de l'action (et à cela leur pourroit servir aucunement la similitude du corps humain, car l'action de la colere ne se peut exercer que toutes les humeurs ne nous y aydent, quoy que la colere predomine), si de là ils veulent tirer pareille consequence que, quand le fautier faut, il faut par tous les vices ensemble, je ne les en croy pas ainsi simplement, ou je ne les entens pas, car je sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez aigues, insubstantielles, ausquelles la philosophie s'arreste par fois. Je suy quelques vices, mais j'en fuy d'autres, autant qu'un sainct sçauroit faire. Aussi desadvouent les peripateticiens cette connexité et cousture indissoluble; et tient Aristote qu'un homme prudent et juste peut estre et intemperant et incontinant. Socrates advouoit à ceux qui reconnoissoient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c'estoit à la verité sa propension naturelle, mais qu'il avoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe Stilpo disoient qu'estant nay subject au vin et aux femmes, il s'estoit rendu par estude tres-abstinent de l'un et de l'autre. Ce que j'ay de bien, je l'ay au rebours par le sort de ma naissance. Je ne le tiens ny de loy, ny de precepte, ou autre aprentissage. L'innocence qui est en moy, est une innocence niaise: peu de vigueur, et point d'art. Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extreme de tous les vices. Mais c'est jusques à telle mollesse que je ne voy pas égorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dens de mes chiens, quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse. Ceux qui ont à combatre la volupté, usent volontiers de cet argument, pour montrer qu'elle est toute vitieuse et desraisonnable: que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous maistrise de façon que la raison n'y peut avoir accez; et aleguent l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes,

cùm jam praesagit gaudia corpus, [181]
Atque in eo est venus ut muliebria conserat arva;

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous que nostre discours ne sçauroit lors faire son office, tout perclus et ravi en lavolupté. Je sçay qu'il en peut aller autrement, et qu'on arrivera par fois, si on veut, à rejetter l'ame sur ce mesme instant à autres pensemens. Mais il la faut tendre et roidir d'aguet. Je sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir; et m'y cognoy bien; et si n'ay point trouvé Venus si imperieuse Deesse que plusieurs et plus chastes que moy la tesmoignent. Je ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Navarre en l'un des contes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son estoffe), ny pour chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Je croy que l'exemple de la chasse y seroit plus propre (comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd le loisir de se preparer et bander à l'encontre), lors qu'apres une longue queste la beste vient en sursaut à se presenter en lieu où, à l'adventure, nous l'esperions le moins. Cette secousse et l'ardeur de ces huées nous frappe si qu'il seroit malaisé à ceux qui ayment cette sorte de chasse de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poetes font Diane victorieuse du brandon et des fleches de Cupidon :

Quis non malarum, quas amor curas habet,
Haec inter obliviscitur?

Pour [181v] revenir à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d'autruy, et pleurerois aiseement par compaignie, si, pour occasion que ce soit, je sçavois pleurer. Il n'est rien qui tente mes larmes que les larmes, non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes ou peintes. Les morts, je ne les plains guiere, et les envierois plutost; mais je plains bien fort les mourans. Les sauvages ne m'offensent pas tant de rostir et manger les corps des trespassez que ceux qui les tourmentent et persecutent vivans. Les executions mesme de la justice, pour raisonnables qu'elles soyent, je ne les puis voir d'une veue ferme. Quelcun ayant à tesmoigner la clemence de Julius Caesar : Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances: ayant forcé les Pyrates de se rendre à luy qu'ils avoyent auparavant pris prisonnier et mis à rançon, d'autant qu'il les avoit menassez de les faire mettre en croix, il les y condemna, mais ce fut apres les avoir faict estrangler. Philomon, son secretaire, qui l'avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'une mort simple. Sans dire qui est cet autheur Latin qui ose alleguer, pour tesmoignagede clemence, de seulement tuer ceux desquels on a esté offencé, il est aisé à deviner qu'il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté que les tyrans Romains mirent en usage. Quant à moy, en la justice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté, et notamment à nous qui devrions avoir respect d'en envoyer les ames en bon estat; ce qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables. Ces jours passés, un soldat prisonnier ayant apperceu d'une tour où il estoit, qu'en la place des charpantiers commençoient à dresser leurs ouvrages, et le peuple à s'y assembler, tint que c'estoit pour luy, et, entré en desespoir, n'ayant autre chose à se tuer, se saisit d'un vieux clou de charrette rouillé, que la fortune luy presenta, et s'en donna deux grands coups autour de la gorge; et, voyant qu'il n'en avoit peu esbranler sa vie, s'en donna un autre tantost apres dans le ventre, de quoy il tumba en evanouïssement. Et en cet estat le trouva le premier de ses gardes qui entra pour le voir. On le fit revenir; et, pour emploier le temps avant qu'il defaillit, on luy fit sur l'heure lire sa sentence qui estoit d'avoir la teste tranchée, de laquelle il se trouva infiniement resjoui et accepta à prendre du vin qu'il avoit refusé; et, remerciant les juges de la douceur inesperée de leur condemnation, dict que cette deliberation de se tuer luy estoit venue par l'horreur de quelque plus cruel supplice, du quel luy avoient augmenté la crainte les apprets pour en fuir une plus insupportable. Je conseillerois que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre les corps des criminels: car de les voir priver de sepulture, de les voir bouillir et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant le vulgaire que les peines qu'on fait souffrir aux vivans, quoy que par effect ce soit peu, ou rien, comme Dieu dict, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant . Et les poetes font singulierement valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort: Heu'relliquias semiassi regis, denudatis ossibus, Per terram sanie delibutas faede divexarier. Je me rencontray un jour à Rome sur le point qu'on défaisoit Catena, un [182] voleur insigne. On l'estrangla sans aucune émotion de l'assistance; mais, quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne suivit d'une vois pleintive et d'une exclamation, comme si chacun eut presté son sentiment à cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l'escorce, non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil, Artoxerses l'aspreté des loix anciennes de Perse, ordonnant que les Seigneurs qui avoyent failly en leur estat, au lieu qu'on les souloit foïter, fussent despouillés, et leurs vestements foitez pour eux; et, au lieu qu'on leur souloit arracher les cheveux, qu'on leur ostat leur haut chappeau seulement. Les Aegyptiens, si devotieux, estimoyent bien satisfaire à la justice divine, luy sacrifians des pourceaux en figure et representez: invention hardie de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle. Je vy en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles; et ne voit on rien aux histoires anciennes de plus extreme que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement aprivoisé. A peine me pouvoy-je persuader, avant que je l'eusse veu, qu'il se fut trouvé des ames si monstrueuses, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre: hacher et détrencher les membres d'autruy; esguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouïr du plaisant spectacle des gestes et mouvemens pitoyables, des gemissemens et voix lamentables d'un homme mourant en angoisse. Car voylà l'extreme point où la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus, occidat. De moy, je n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence. Et, comme il advient communement que le cerf, se sentant hors d'alaine et de force, n'ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes,

quaestuque, cruentus
Atque imploranti similis,

[182v]

ce m'a tousjours semblé un spectacle tres-desplaisant. Je ne prens guiere beste en vie à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs pour en faire autant:

primoque à caede ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté. Apres qu'on se fut apprivoisé à Romme aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature, à ce creins-je, elle mesme attache à l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à voir des bestes s'entrejouer et caresser, et nul ne faut de le prendre à les voir s'entredeschirer et desmambrer. Et, afin qu'on ne se moque de cette sympathie que j'ay avecques elles, la Theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroit; et, considerant que un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service et qu'elles sont, comme nous, de sa famille, elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la Metempsichose des Aegyptiens; mais depuis elle a esté receue par plusieurs nations, et notamment par nos Druides :

Morte carent animae; sempérque, priore relicta
Sede, novis domibus vivunt, habitantque receptae.

La Religion de nos anciens Gaulois portoit que les ames, estant eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'un corps à un autre; meslant en outre à cette fantasie quelque consideration de la justice divine: car, selon les déportemens de l'ame, pendant qu'elle avoit esté chez Alexandre, ils disoyent que Dieu luy ordonnoit un autre corps à habiter, plus ou moins penible, et raportant à sa condition:

muta ferarum
Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis, [183]
Praedonésque lupis, fallaces vulpibus addit;
Atque ubi per varios annos, per mille figuras
Egit, lethaeo purgatos flumine, tandem
Rursus ad humanae revocat primordia formae.

Si elle avoit esté vaillante, la logeoient au corps d'un Lyon; si voluptueuse, en celuy d'un pourceau; si lache, en celuy d'un cerf ou d'un lièvre; si malitieuse, en celuy d'un renard: ainsi du reste, jusques à ce que, purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps de quelque autre homme.

Ipse ego, nam memini, Trojani tempore belli
Panthoides Euphorbus eram.

Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, je n'en fay pas grand recepte; ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur societé et compaignie, mais leur ont donné un rang bien loing au dessus d'eux, les estimant tantost familieres et favories de leurs dieux, et les ayant en respect et reverence plus qu'humaine; et d'autres ne reconnoissant autre Dieu ny autre divinité qu'elles: belluae a barbaris propter beneficium consecratae.

Crocodilon adorat
Pars haec, illa pavet saturam serpentibus Ibin;
Effigies hic nitet aurea cercopitheci;
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.

Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est tres-bien prise, leur est encores honorable. Car il dit que ce n'estoit le chat, ou le boeuf (pour exemple) que les Egyptiens adoroient, mais qu'ils adoroient en ces bestes là quelque image des facultez divines: en cette-cy la patience et l'utilité, en cette-là la vivacité: ou comme nos voisins les Bourguignons avec toute l' Allemaigne l'impatience de se voir enfermée, par où ils se representoyent la liberté, la quelle ils aymoient etadoroyent au delà de toute autre faculté divine; et ainsi des autres. Mais, quand je rencontre, parmy les opinions les plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de [183v] nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos plus grands privileges, et avec combien de vraysemblance on nous les apparie, certes, j'en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous donne sur les autres creatures. Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect qui nous attache, et un general devoir d'humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne creins point à dire la tendresse de ma nature si puerile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la feste qu'il m'offre hors de saison ou qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes. Les Romains avoient un soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé; les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets qui avoyent servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement. Les Agrigentins avoyent en usage commun d'enterrer serieusement les bestes qu'ils avoient eu cheres, comme les chevaux de quelque rare merite, les chiens et les oiseaux utiles ou mesme qui avoyent servy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit aussi singulierement à la sumptoisité et nombre des monuments élevés à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs siecles depuis. Les Aegyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats en lieux sacrez, enbasmoyent leurs corps et portoyent le deuil à leur trepas. Cimon fit une sepulture honorable aux juments avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le pris de la course aux jeux Olympiques. L'ancien Xantippus fit enterrer son chien sur un chef, en la coste de la mer qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il, conscience de vendre et envoier à la boucherie, pour un legier profit, un boeuf qui l'avoit long temps servy.

Chap. XII.
Apologie de Raimond Sebond

C'est, à la verité, une tres-utile et grande partie que la science, ceux qui la mesprisent, tesmoignent assez leur bestise; mais je n'estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu'aucuns luy attribuent, comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le [184] souverain bien, et tenoit qu'il fut en elle de nous rendre sages et contens: ce que je ne croy pas, ny ce que d'autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l'ignorance. Si cela est vray, il est subject à une longue interpretation. Ma maison a esté de long temps ouverte aux gens de sçavoir, et en est fort conneue: car mon pere, qui l'a commandée cinquante ans et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle dequoy le Roy François premier embrassa les lettres et les mit en credit, rechercha avec grand soing et despence l'accointance des hommes doctes, les recevantchez luy comme personnes sainctes et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avec d'autant plus de reverence et de religion qu'il avoit moins de loy d'en juger, car il n'avoit aucune connoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy, je les ayme bien, mais je ne les adore pas. Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques jours à Montaigne en la compaignie de mon pere avec d'autres hommes de sa sorte, luy fit present, au desloger, d'un livre qui s'intitule Theologia naturalis sive liber creaturarum magistri Raymondi de? Sabonde . Et par ce que la langue Italienne et Espaignolle estoient familieres à mon pere, et que ce livre est basty d'un Espagnol barragoiné en terminaisons Latines, il esperoit qu'avec un bien peu d'aide il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda comme livre tres-utile et propre à la saison en laquelle il le luy donna; ce fut lors que les nouvelletez de Luther commençoient d'entrer en credit et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance. En quoy il avoit un tres-bon advis, prevoyant bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit aysément en un execrable atheisme: car le vulgaire, n'ayant pas la faculté de [184v] juger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, apres qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contreroller les opinions qu'il avoit eues en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il jette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n'avoient pas chez luy plus d'authorité ny de fondement que celles qu'on luy a esbranlées; et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu'il avoit receues par l'authorité des loix ou reverence de l'ancien usage,

Nam cupide concultatur nimis ante metutum;

entreprenant des-lors en avant de ne recevoir rien à quoy il n'ait interposé son decret et presté particulier consentement. Or, quelques jours avant sa mort, mon pere, ayant de fortune rencontré ce livre soubs un tas d'autres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en François . Il faict bon traduire les autheurs comme celuy-là, où il n'y a guiere que la matiere à representer; mais ceux qui ont donnébeaucoup à la grace et à l'elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre: nommément pour les rapporter à un idiome plus foible. C'estoit une occupation bien estrange et nouvelle pour moy; mais, estant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui fut onques, j'en vins à bout comme je peus: à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu'on le fit imprimer; ce qui fut executé apres sa mort. Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie, et son dessein plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s'amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour [185] descharger leur livre de deux principales objections qu'on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend, par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne: en quoy, à dire la verité, je le trouve si ferme et si heureux que je ne pense point qu'il soit possible de mieux faire en cet argument là, et croy que nul ne l'a esgalé. Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau pour un autheur duquel le nom soit si peu conneu, et duquel tout ce que nous sçavons, c'est qu'il estoit Espaignol, faisant profession de medecine à Thoulouse, il y a environ deux cens ans, je m'enquis autrefois à Adrien Tournebu, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre; il me respondit qu'il pensoit que ce fut quelque quinte essence tirée de Saint Thomas d' Aquin : car, de vray, cet esprit là, plein d'une erudition infinie et d'une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que, quiconque en soit l'autheur et inventeur (et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande occasion à Sebond ce tiltre), c'estoit un tres-suffisant homme et ayant plusieurs belles parties. La premiere reprehension qu'on fait de son ouvrage, c'est que les Chretiens se font tort de vouloir appuyer leur creance par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foy et par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette objection il semble qu'il y ait quelque zele de pieté, et à cette cause nous faut-il avec autant plus de douceur et de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce seroit mieux la charge d'un homme versé en la Theologie, que de moy qui n'y sçay rien. Toutefois je juge ainsi, qu'à une chose si divine et si hautaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme est cette verité delaquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoin qu'il nous preste encore son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegée, pour [185v] la pouvoir concevoir et loger en nous; et ne croy pas que les moyens purement humains en soyent aucunement capables; et, s'ils l'estoient, tant d'ames rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles és siecles anciens, n'eussent pas failly par leur discours d'arriver à cette connoissance. C'est la foy seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mysteres de nostre Religion. Mais ce n'est pas à dire que ce ne soit une tres-belle et tres-louable entreprinse d'accommoder encore au service de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu nous a donnez. Il ne faut pas douter que ce ne soit l'usage le plus honorable que nous leur sçaurions donner, et qu'il n'est occupation ny dessein plus digne d'un homme Chrestien que de viser par tous ses estudes et pensemens à embellir, estandre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame; nous luy devons encore et rendons une reverence corporelle; nous appliquons nos membres mesmes et nos mouvements et les choses externes à l'honorer. Il en faut faire de mesme, et accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous, mais tousjours avec cette reservation de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle dépende, ny que nos efforts et argumens puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science. Si elle n'entre chez nous par une infusion extraordinaire; si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur. Et certes je crain pourtant que nous ne la jouyssions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vive; si nous tenions à Dieu par luy, non par nous; si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n'auroient pas le pouvoir de nous esbranler, comme elles ont; nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie; l'amour de la nouvelleté, la contraincte des Princes, la bonne [186] fortune d'un party, le changement temeraire et fortuite de nos opinions n'auroient pas la force de secouer et alterer nostre croiance; nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d'un nouvel argument et à la persuasion, non pas de toute la Rhetorique qui fust onques; nous soutienderions ces flots d'une fermeté inflexible et immobile,

Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,
Et varias circum latrantes dissipat undas
Mole sua.

Si ce rayon de la divinité nous touchoit aucunement, il y paroistroit par tout: non seulement nos parolles, mais encore nos operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui partiroit de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté. Nous devrions avoir honte qu'és sectes humaines il ne fust jamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que maintint sa doctrine, qui n'y conformast aucunement ses deportemens et sa vie: et une si divine et celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue. Voulez vous voir cela? comparez nos meurs à un Mahometan, à un Payen; vous demeurez tousjours au dessoubs: là où, au regard de l'avantage de nostre religion, nous devrions luire en excellence, d'une extreme et incomparable distance; et devroit on dire: Sont ils si justes, si charitables, si bons? ils sont donq Chrestiens . Toutes autres apparences sont communes à toutes religions: esperance, confiance, evenemens, ceremonies, penitence, martyres. La marque peculière de nostre verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste marque et la plus difficile, et que c'est la plus digne production de la verité. Pourtant eust raison nostre bon Saint Loys, quand ce Roy Tartare qui s'estoit faict Chrestien, desseignoit de venir à Lyon baiser les pieds au Pape et y reconnoistre la sanctimonie qu'il esperoit trouver en nos meurs, de l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire nostre desbordée façon de vivre ne le dégoustast d'une si saincte creance. Combien que depuis il advint tout diversement à cet autre, lequel, estant allé à Romme pour mesme effect, y voyant la dissolution des prelats et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en nostre religion, [186v] considerant combien elle devoit avoir de force et de divinité à maintenir sa dignité et sa splendeur parmy tant de corruption et en mains si vicieuses. Si nous avions une seule goute de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole: nos actions, qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines; elles auroient quelque chose de miraculeux comme nostre croyance. Brevis est institutio vitae honestae beataeque, si credas. Les uns font accroire au monde qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas. Les autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne sçachants pas penetrer que c'est que croire. Et nous trouvons estrange si, aux guerres qui pressent à cette heure nostre estat, nous voyons flotter les evenements et diversifier d'une maniere commune et ordinaire. C'est que nous n'y apportons rien quele nostre. La justice qui est en l'un des partis, elle n'y est que pour ornement et couverture; elle y est bien alleguée, mais elle n'y est ny receue, ny logée, ny espousée: elle y est comme en la bouche de l'advocat, non comme dans le coeur et affection de la partie. Dieu doibt son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs et s'y servent de la religion: ce devroit estre tout le contraire. Sentez si ce n'est par noz mains que nous la menons, à tirer comme de cire tant de figures contraires d'une regle si droitte et si ferme. Quand c'est il veu mieux qu'en France en noz jours? Ceux qui l'ont prinse à gauche, ceux qui l'ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses, s'y conduisent d'un progrez si conforme en desbordement et injustice, qu'ils rendent doubteuse et malaisée à croire la diversité qu'ils pretendent de leurs opinions en chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on veoir partir de mesme eschole et discipline des meurs plus unies, plus unes? Voyez l'horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines, et combien irreligieusement nous les avons et rejettées et reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Cette proposition si solenne: S'il est permis au subjet de se rebeller et armer contre son prince pour la defence de la religion, souvienne-vous en quelles bouches, cette année passée, l'affirmative d'icelle estoit l'arc-boutant d'un parti, la negative de quel autre parti c'estoit l'arc-boutant; et oyez à present de quel quartier vient la voix et instruction de l'une et de l'autre; et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour cette là. Et nous bruslons les gents qui disent qu'il faut faire souffrir à la verité le joug de nostre besoing: et de combien faict la France pis que de le dire! Confessons la verité: qui trieroit de l'armée, mesme legitime et moienne, ceux qui y marchent par le seul zele d'une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des loix de leur pays ou service du Prince, il n'en sçauroit bastir une compaignie de gensdarmes complete. D'où vient cela, qu'il s'en trouve si peu qui ayent maintenu mesme volonté et mesme progrez en nos mouvemens publiques,et que nous les voyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride avalée? et mesmes hommes tantost gaster nos affaires par leur violence et aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur, si ce n'est qu'ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles selon la diversité desquelles ils se remuent? Je voy cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la devotion, que les offices qui flattent nos passions. Il n'est point d'hostilité excellente comme la chrestienne. Nostre zele faict merveilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'avarice, la detraction, la rebellion. A contrepoil, vers la bonté, la benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l'y porte, il ne va ny de pied ny d'aile. Nostre religion est faicte pour extirper les vices; elle les couvre, les nourrit, les incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dict). Si nous le croyons, je ne dy pas par foy, mais d'une simple croyance, voire (et je le dis à nostre grande confusion) si nous [187] le croyons et cognoissions comme une autre histoire, comme l'un de nos compaignons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses, pour l'infinie bonté et beauté qui reluit en luy: au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craind point de l'outrager, comme il craind d'outrager son voisin, son parent, son maistre. Est il si simple entendemant, lequel, ayant d'un coté l'object d'un de nos vicieux plaisirs et de l'autre en pareille cognoissance et persuasion l'estat d'une gloire immortelle, entrast en troque de l'un pour l'autre? Et si nous y renonçons souvent de pur mespris: car quel goust nous attire au blasphemer, sinon à l'adventure le goust mesme de l'offence? Le philosophe Antisthenes, comme on l'initioit aux mysteres d' Orpheus, le prestre luy disant que ceux qui se vouoyent à cette religion avoyent à recevoir apres leur mort des biens eternels et parfaicts: Pourquoy ne meurs tu donc toi mesmes? luy fit-il. Diogenes, plus brusquement selon sa mode, et hors de nostre propos, au prestre qui le preschoit de mesme de se faire de son ordre pour parvenir aux biens de l'autre monde: Veux tu pas que je croye qu' Agesilaus et Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, et que toy, qui n'es qu'un veau, seras bien heureux par ce que tu es prestre? Ces grandes promesses de la beatitude eternelle, si nous les recevions de pareille authorité qu'un discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons.

Non jam se moriens dissolvi conquereretur;
Sed magis ire foras, vestémque relinquere, ut anguis,
Gauderet, praelonga senex aut cornua cervus.

Je veuil estre dissout, dirions nous, et estre aveques Jesus - Christ . La force du discours de Platon, de l'immortalité de l'ame, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour joïr plus promptement des esperances qu'il leur donnoit. Tout cela, c'est un signe tres-evident que nous ne recevons nostre religion qu'à nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoyvent. Nous nous sommes rencontrez au païs où elle estoit en usage; ou nous regardons son ancienneté ou l'authorité des hommes qui l'ont maintenue; ou creignons les menaces qu'ell'attache aux mescreans; ou suyvons ses promesses. Ces considerations là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires: ce sont liaisons humaines. Une autre region, d'autres tesmoings, pareilles promesses et menasses nous pourroyent imprimer par mesme voye une croyance contraire. Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans . Et ce que dit Plato, qu'il est peu d'hommes si fermes en l'atheisme, qu'un dangier pressant ne ramene à la recognoissance de la divine puissance, ce rolle ne touche point un vray Chrestien . C'est à faire aux religions mortelles [187v] et humaines d'estre receues par une humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lacheté et la foiblesse de coeur plantent en nous et establissent? Plaisante foy qui ne croit ce qu'elle croit que pour n'avoir le courage de le descroire! Une vitieuse passion, comme celle de l'inconstance et de l'estonnement, peut elle faire en nostre ame aucune production reglée? Ils establissent, dict-il, par la raison de leur jugement, que ce qui se recite des enfers et des peines futures est feint. Mais, l'occasion de l'experimenter s'offrant lors que la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort, la terreur d'icelle les remplit d'une nouvelle creance parl'horreur de leur condition à venir. Et par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il deffend en ses loix toute instruction de telles menaces, et la persuasion que des Dieux il puisse venir à l'homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien, quand il y eschoit, et pour un medecinal effect. Ils recitent de Bion qu'infect des atheismes de Theodorus, il avoit esté longtemps se moquant des hommes religieux; mais, la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions, comme si les dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de Bion . Platon et ces exemples veulent conclurre que nous sommes ramenez à la creance de Dieu, ou par amour, ou par force. L' Atheisme estant une proposition come desnaturée et monstrueuse, difficile aussi et malaisée d'establir en l'esprit humain, pour insolent et desreglé qu'il puisse estre: il s'en est veu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires et reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance, qui, s'ils sont asses fols, ne sont pas assez forts pour l'avoir plantée en leur conscience pourtant. Ils ne lairront de joindre les mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d'espée en la poitrine. Et, quand la crainte ou la maladie aura abatu cette licentieuse ferveur d'humeur volage, ils ne lairront de se revenir et se laisser tout discretement manier aux creances et exemples publiques. Autre chose est un dogme serieusement digeré; autre chose, ces impressions superficielles, lesquelles, nées de la desbauche d'un esprit desmanché, vont nageant temerairement et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et escervellez, qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent' L'erreur du paganisme, et l'ignorance de nostre sainte verité, laissa tomber cette grande ame de Platon (mais grande d'humaine grandeur seulement), encores en cet autre voisin abus, que les enfans et les vieillars se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissoit et tiroit son credit de nostre imbecillité. Le neud qui devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre createur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de nos considerations, de noz raisons et passions, mais d'une estreinte divine et supernaturelle, n'ayant qu'une forme, un visage et un lustre, qui est l'authorité de Dieu et sa grace. Or, nostre coeur et nostre ame estant regie et commandée par la foy, c'est raison qu'elle tire au service de son dessain toutes noz autres pieces selon leur portée. Aussi n'est-il pas croyable que toute cette machine n'ait quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait quelque image és choses du monde, raportant aucunement à l'ouvrier qui les a basties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvragesle caractere de sa divinité, et ne tient qu'à nostre imbecillité que nous ne le puissions descouvrir. C'est ce qu'il nous dit luy mesme, que ses operations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebond s'est travaillé à ce digne estude, et nous montre comment il n'est piece du monde qui desmante son facteur. Ce seroit faire tort à la bonté divine, si l'univers ne consentoit à nostre creance. Le ciel, la terre, les elemans, nostre corps et nostre ame, toutes choses y conspirent: il n'est que de trouver le moyen de s'en servir. Elles nous instruisent, si nous sommes [188] capables d'entendre. Car ce monde est un temple tres-sainct, dedans lequel l'homme est introduict pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faict sensibles: le Soleil, les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit saint Paul, apparoissent par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle et sa divinité par ses oeuvres.

Atque adeo faciem coeli non invidet orbi
Ipse Deus, vultusque suos corpusque recludit
Semper volvendo; seque ipsum inculcat et offert,
Ut bene cognosci possit, doceatque videndo
Qualis eat, doceatque suas attendere leges.

Or nos raisons et nos discours humains, c'est comme la matiere lourde et sterile: la grace de Dieu en est la forme; c'est elle qui y donne la façon et le pris. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'avoir eu leur fin et n'avoir regardé l'amour et obeïssance du vray createur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu : ainsin est-il de nos imaginations et discours; ils ont quelque corps, mais c'est une masse informe, sans façon et sans jour, si la foy et grace de Dieu n'y sont joinctes. La foy venant à teindre et illustrer les argumens de Sebon, elle les rend fermes et solides: ils sont capables de servir d'acheminement et de premiere guyde à un aprentis pour le mettre à la voye de cette connoissance; ils le façonnent aucunement et rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle se [188v] parfournit et se perfet apres nostre creance. Je sçay un homme d'authorité, nourry aux lettres, qui m'a confessé avoir esté ramené des erreurs de la mescreancepar l'entremise des argumens de Sebond . Et, quand on les despouillera de cet ornement et du secours et approbation de la foy, et qu'on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en combatre ceux qui sont precipitez aux espouvantables et horribles tenebres de l'irreligion, ils se trouveront encores lors aussi solides et autant fermes que nuls autres de mesme condition qu'on leur puisse opposer: de façon que nous serons sur les termes de dire à noz parties,

Si melius quid habes, accerse, vel imperium fer;

qu'ils souffrent la force de noz preuves, ou qu'ils nous en facent voir ailleurs, et sur quelque autre suject, de mieux tissues et mieux estofées. Je me suis, sans y penser, à demy desjà engagé dans la seconde objection à laquelle j'avois proposé de respondre pour Sebond . Aucuns disent que ses argumens sont foibles et ineptes à verifier ce qu'il veut, et entreprennent de les choquer aysément. Il faut secouer ceux cy un peu plus rudement, car ils sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche volontiers le sens des escris d'autrui à la faveur des opinions qu'on a prejugées en soi: et un atheïste se flate à ramener tous autheurs à l'atheïsme: infectant de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebond . Au demeurant, il leur semble qu'on leur donne beau jeu de les mettre en liberté de combatre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n'oseroyent ataquer en sa majesté pleine d'authorité et de commandement. Le moyen que je prens pour rabatre cette frenaisie et qui me semble le plus propre, c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil et humaine fierté; leur faire sentir l'inanité, la vanité et deneantise de l'homme; leur arracher [189] des points les chetives armes de leur raison; leur faire baisser la teste et mordre la terre soubs l'authorité et reverance de la majesté divine. C'est à elle seule qu'apartient la science et la sapience; elle seule qui peut estimer de soy quelque chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons et ce que nous nous prisons,

Ou gar ea phronein ho Theos mega allon ae heaouton.

Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit: Deus superbis resistit; humilibus autem dat gratiam. L'intelligence est en tous les Dieux, dict Platon, et en fort peu d'hommes. Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme Chrestien de voir nos utils mortels et caduques si proprement assortis à nostre foy saincte et divine que, lors qu'on les emploie aux sujects de leur nature mortels et caduques, ils n'y soient pas appropriez plus uniement ny avec plus de force. Voyons donq si l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles de Sebond, voire s'il est en luy d'arriver à aucune certitude par argument et par discours. Car Sainct Augustin, plaidant contre ces gens icy, a occasion de reprocher leur injustice en ce qu'ils tiennent les parties de nostre creance fauces, que nostre raison faut à establir; et, pour montrer qu'assez de choses peuvent estre et avoir esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature et les causes, il leur met en avant certaines experiences connues et indubitables ausquelles l'homme confesse rien ne veoir; et cela, comme toutes autres choses, d'une curieuse et ingenieuse recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre que, pour convaincre la foiblesse de leur raison, il n'est besoing d'aller triant des rares exemples, et qu'elle est si manque et si aveugle qu'il n'y a nulle si claire facilité qui luy soit assez claire; que l'aisé et le malaisé luy sont un; que tous subjects esgalement, et la nature en general desadvoue sa jurisdiction et entremise. Que nous presche la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie, quand elle nous inculque si souvant que nostre sagesse n'est que folie devant Dieu; que, de toutes les vanitez, la plus vaine c'est l'homme; que l'homme qui présume de son sçavoir, ne sçait pas encore que c'est que sçavoir; et que l'homme, qui n'est rien, s'il pense estre quelque chose, se seduit soy mesmes et se trompe? Ces sentences du sainct esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu'il ne me faudroit aucune autre preuve contre des gens qui se rendroient avec toute submission et obeïssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre foitez à leurs propres despens et ne veulent souffrir qu'on combatte leur raison que par elle mesme. Considerons donq pour cette heure l'homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenue en ce bel equipage. Qu'il me face entendre par l'effort de son [189v] discours, sur quels fondemens il a basty ces grandsavantages qu'il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouvantables de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles pour sa commodité et pour son service? Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette miserable et chetive creature, qui n'est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s'en faut de la commander? Et ce privilege qu'il s'atribue d'estre seul en ce grand bastimant, qui ayt la suffisance d'en recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l'architecte et tenir conte de la recepte et mise du monde, qui lui a seelé ce privilege? Qu'il nous montre lettres de cette belle et grande charge. Ont elles esté ottroyées en faveur des sages seulement? Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants sont ils dignes de faveur si extraordinaire, et, estant la pire piece du monde, d'estre preferez à tout le reste? En croirons nous cestuy-là: Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum? Eorum scilicet animantium quae ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profecto nihil est melius. Nous n'aurons jamais assez bafoué l'impudence de cet accouplage. Mais, pauvret, qu'a il en soy digne d'un tel avantage? A considerer cette vie incorruptible des corps celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d'une si juste regle:

cum suspicimus magni caelestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Aethera fixum,
Et venit in mentem Lunae solisque viarum;

à considerer la domination et puissance que ces corps là ont, non seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune,

Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris,

mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez, qu'ils regissent, poussent et agitent à la mercy de leurs influances, selon que nostre raison nous l'apprend et le trouve,

speculataque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra, [190]
Et totum alterna mundum ratione moveri,
Fatorumque vices certis discernere signis;

à voir que non un homme seul, non un Roy, mais les monarchies, les empires et tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvemens celestes,

Quantaque quam parvi faciant discrimina motus:
Tantum est hoc regnum, quod regibus imperat ipsis'

si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance et science, et ce mesme discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison d'eux à nous, elle vient, comme juge nostre raison, par leur moyen et de leur faveur,

furit alter amore,
Et pontum tranare potest et vertere Trojam;
Alterius sors est scribendis legibus apta;
Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes;
Mutuaque armati coeunt in vulnera fratres:
Non nostrum hoc bellum est; coguntur tanta movere,
Inque suas ferri paenas, lacerandaque membra;
Hoc quoque fatale est, sic ipsum expendere fatum;

si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra elle esgaler à luy? commant soub-mettre à nostre science son essence et ses conditions? Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne. Quae molitio, quae ferramenta, qui vectes, quae machinae, qui ministri tanti operis fuerunt? Pourquoy les privons nous et d'ame, et de vie, et de discours? Y avons nous recogneu quelquestupidité immobile et insensible, nous qui n'avons aucun commerce avecques eux, que d'obeïssance? Dirons nous que nous n'avons veu en nulle autre creature qu'en l'homme l'usage d'une ame raisonable? Et quoy! avons nous veu quelque chose semblable au soleil? Laisse il d'estre, par ce que nous n'avons rien veu de semblable? et ses mouvemens d'estre, par ce qu'il n'en est point de pareils? Si ce que nous n'avons pas veu, n'est pas, nostre science est merveilleusement raccourcie: Quae sunt tantae animi angustiae! Sont ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de la Lune une terre celeste, y songer des montaignes, des vallées, comme Anaxagoras ? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme faict Platon et Plutarque ? et de nostre terre en faire un astre esclairant et lumineux? Inter caetera mortalitatis incommoda et hoc est, calligo mentium, nec tantum necessitas errandi sed errorum amor. Corruptibile corpus aggravat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem. La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus [190v] calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c'est l'homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy, parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel soubs ses pieds. C'est par la vanité de cette mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble. Comment cognoit il, par l'effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux? par quelle comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue? Quand je me joue à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d'elle. Platon, en sa peinture de l'aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l'homme de lors la communication qu'il avoit avec les bestes, desquelles s'enquerant et s'instruisant il sçavoit les vrayes qualitez et differences de chacuned'icelles, par où il acqueroit une tres-parfaicte intelligence et prudence, et en conduisoit de bien loing plus hureusement sa vie que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l'impudence humaine sur le faict des bestes? Ce grand autheur a opiné qu'en la plus part de la forme corporelle que nature leur a donné, elle a regardé seulement l'usage des prognostications qu'on en tiroit en son temps. Ce defaut qui empesche la communication d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous qu'à elles? C'est à deviner, à qui est la faute de ne nous entendre point: car nous ne les entendons non plus qu'elles nous. Par cette mesme raison, elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les en estimons. Ce n'est pas grand' merveille si nous ne les entendons pas: aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodites . Toutesfois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tyresias, Thales et autres. Et puis qu'il est ainsi, comme disent les cosmographes, qu'il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roy, il faut bien qu'ils donnent certaine interpretation à sa voix et mouvements. Il nous faut remarquer la parité qui est entre nous. Nous avons quelque moyenne intelligence de leur sens; aussi ont les bestes du nostre, environ à mesme mesure. Elles nous flatent, nous menassent et nous requierent; et nous, elles. Au demeurant, nous [191] decouvrons bien evidemment que entre elles il y a une pleine et entiere communication et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d'especes diverses.

Et mutae pecudes et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variasque cluere,
Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.

En certain abbayer du chien le cheval cognoist qu'il y a de la colere; de certaine autre sienne voix il ne s'effraye point. Aux bestes mesmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication: leurs mouvemens discourent et traictent:

Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguae.

Pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes? J'en ay veu de si soupples et formez à cela, qu'à la verité il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre; les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s'assignent et disent enfin toutes choses des yeux:

E'l silentio ancor suole
Haver prieghi e parole.

Quoy des mains? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despitons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouissons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons; et quoy non? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste: nous convions, nous renvoyons, advouons, desadvouons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, desdaignons, demandons, esconduisons, égayons, lamentons, caressons, tansons, soubmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils? quoy des espaules? Il n'est mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans discipline et un langage publique: qui faict, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy cy doibt plus tost estre jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing et les alphabets des doigts et grammaires en gestes, et les sciences qui ne s'exercent et expriment que par iceux, et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue. Un Ambassadeur de la ville d' Abdere, apres avoir longuement parlé au Roy Agis de Sparte, luy demanda: Et bien, Sire, quelle responce veux-tu que je rapporte à nos citoyens?--Que je t'ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot. Voilà pas un taire parlier et bien intelligible? Au reste, quelle sorte de nostre suffisance ne reconnoissons nous aux operations des animaux? Est-il police reglée avec plus d'ordre,diversifiée à plus de charges et d'offices, et plus constamment entretenue que celle des mouches à miel? Cette disposition d'actions et de vacations si ordonnée, la pouvons [191v] nous imaginer se conduire sans discours et sans providence?

His quidam signis atque haec exempla sequuti,
Esse apibus partem divinae mentis et haustus
Aethereos dixere.

Les arondelles, que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement et choisissent elles sans discretion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost d'une figure quarrée que de la ronde, d'un angle obtus que d'un angle droit, sans en sçavoir les conditions et les effects? Prennent-ils tantost de l'eau, tantost de l'argile, sans juger que la dureté s'amollit en l'humectant? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prevoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l'aise? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l' Orient, sans connoistre les conditions differentes de ces vents et considerer que l'un leur est plus salutaire que l'autre? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en un endroit et relasche en un autre? se sert à cette heure de cette sorte de neud, tantost de celle-là, si elle n'a et deliberation, et pensement, et conclusion? Nous reconnoissons assez, en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d'excellence au dessus de nous et combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois aux nostres, plus grossiers, les facultez que nous y employons, et que nostre ame s'y sert de toutes ses forces; pourquoy n'en estimons nous autant d'eux? pourquoy attribuons nous à je ne sçay quelle inclination naturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art? En quoy, sans y penser, nous leur donnons un tres-grand avantage sur nous, de faire que nature, par une douceur maternelle, les accompaigne et guide, comme par la main, à [192] toutes les actions et commoditez de leur vie; et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à quester, par art, les choses nécessaires à nostre conservation; et nous refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver, par aucune institution et contention d'esprit, à l'industrie naturelle des bestes: de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes commoditez tout ce que peut nostre divine intelligence.Vrayement, à ce compte, nous aurions bien raison de l'appeller une tres-injuste maratre. Mais il n'en est rien; nostre police n'est pas si difforme et desreglée. Nature a embrassé universellement toutes ses creatures; et n'en est aucune qu'elle n'ait bien plainement fourny de tous moyens necessaires à la conservation de son estre: car ces plaintes vulgaires que j'oy faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les esleve tantost au dessus des nues, et puis les ravale aux antipodes), que nous sommes le seul animal abandonné nud sur la terre nue, lié, garrotté, n'ayant dequoy s'armer et couvrir que de la despouille d'autruy; là où toutes les autres creatures, nature les a revestues de coquilles, de gousses, d'escorse, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'escaille, de toison et de soye, selon le besoin de leur estre; les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre; et les a elle mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter, là où l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler, ny manger, ny rien que pleurer, sans apprentissage:

Tum porro puer, ut saevis projectus ab undis
Navita, nudus humi jacet, infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primum in luminis oras
Nixibus ex alvo matris natura profudit;
Vagituque locum lugubri complet, ut aequum est
Cui tantum in vita restet transire malorum.
At variae crescunt pecudes, armenta, feraeque, [192v]
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almae nutricis blanda atque infracta loquella;
Nec varias quaerunt vestes pro tempore caeli;
Denique non armis opus est, non moenibus altis,
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè
Tellus ipsa parit, naturaque daedala rerum;

ces plaintes là sont fauces, il y a en la police du monde une esgalité plus grande et une relation plus uniforme. Nostre peau est pourveue, aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps: tesmoing tant de nations qui n'ont encores gousté aucun usage de vestemens. Nos anciens Gaulois n'estoient guieres vestus; ne sont pas les Irlandois, nos voisins, soubs un ciel si froid. Mais nous le jugeons mieux par nous mésmes, car tous les endroits de la personne qu'il nous plaist descouvrir au vent et à l'air, se trouvent propres à le souffrir: le visage, les pieds, les mains, les jambes, les espaules, la teste, selon que l'usage nous y convie. Car, s'il y a partie en nous foible et qui semble devoir craindre la froidure, ce devroit estre l'estomac, où se fait la digestion; nos peres le portoient descouvert; et nos Dames, ainsi molles et delicates qu'elles sont, elles s'en vont tantost entr'ouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillotemens des enfans ne sont non plus necessaires; et les meres Lacedemoniennes eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun à la plus part des autres animaux; et n'en est guiere qu'on ne voye se plaindre et gemir long temps apres leur naissance: d'autant que c'est une contenance bien sortable à la foiblesse en-quoy ils se sentent. Quant à l'usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction, [193]

Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

Qui fait doute qu'un enfant, arrivé à la force de se nourrir, ne sçeust quester sa nourriture? Et la terre en produit et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice; et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les provisions que nous voyons faire aux fourmis et autres pour les saisons steriles de l'année. Ces nations que nous venons de descouvrir si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon, nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas nostre seule nourriture, et que, sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu'il nous falloit; voire, comme il est vraysemblable, plus plainement et plus richement qu'elle ne fait à present que nous y avons meslé nostre artifice,

Et tellus nitidas fruges vinetaque laeta
Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit;
Ipsa dedit dulces foetus et pabula laeta,
Quae nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimusque boves et vires agricolarum,

le débordement et desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions que nous cherchons de l'assouvir. Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, et en tirons plus de service, naturellement et sans leçon: ceux qui sont duicts à combatre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Si quelques bestes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres. Et l'industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l'avons par un instinct et precepte naturel. Qu'il soit ainsi, l'elephant esguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, qu'il espargne, [193v] et ne les employe aucunement à ses autres services). Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et jettent la poussiere à l'entour d'eux; les sangliers affinent leurs deffences; et l'ichneaumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l'enduit et le crouste tout à l'entour de limon bien serré et bien pestry, comme d'une cuirasse. Pourquoy ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer? Quant au parler, il est certain que, s'il n'est pas naturel, il n'est pas necessaire. Toutefois, je croy qu'un enfant qu'on auroit nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay mal aisé à faire), auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions; et n'est pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux: car qu'est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se resjouyr, de s'entr'appeller au secours, se convier à l'amour, comme ils font par l'usage de leur voix? Comment ne parleroient elles entr'elles? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens? et ils nous respondent. D'autre langage, d'autres appellations divisons nous avec eux qu'avec les oyseaux, avec les pourceaux, les beufs, les chevaux, et changeons d'idiome selon l'espece:

Cosi per entro loro schiera bruna
S'ammusa l'una con l'altra formica
Forse à spiar lor via, e lor fortuna.

Il me semble que Lactance attribue aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la difference de langage qui se voit entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuve aussi aux animaux demesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant divers des perdris, selon la situation des lieux,

variaeque volucres
Longè alias alio juciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus una [194]
Raucisonos cantus.

Mais cela est à sçavoir quel langage parleroit cet enfant; et ce qui s'en dict par divination, n'a pas beaucoup d'apparence. Si on m'allegue, contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent point, je respons que ce n'est pas seulement pour n'avoir peu recevoir l'instruction de la parolle par les oreilles, mais plustost pour-ce que le sens de l'ouye, duquel ils sont privez, se rapporte à celuy du parler, et se tiennent ensemble d'une cousture naturelle: en façon que ce que nous parlons, il faut que nous le parlons premierement à nous et que nous le facions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l'envoyer aux estrangeres. J'ay dit tout cecy pour maintenir cette ressemblance qu'il y a aux choses humaines, et pour nous ramener et joindre au nombre. Nous ne sommes ny au dessus, ny au dessoubs du reste: tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loy et fortune pareille,

Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.

Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez; mais c'est soubs le visage d'une mesme nature:

res quaeque suo ritu procedit, et omnes
Foedere naturae certo discrimina servant.

Il faut contraindre l'homme et le renger dans les barrieres de cette police. Le miserable n'a garde d'enjamber par effect au delà; il est entravé et engagé, il est assubjecty de pareille obligation que les autres creatures de son ordre, et d'une condition fort moyenne, sans aucune prerogative, praeexcellence vraye et essentielle. Celle qu'il se donne par opinion et par fantasie n'a ny corps ny goust; et s'il est ainsi que luyseul, de tous les animaux, ait cette liberté de l'imagination et ce deresglement de pensées, luy representant ce qui est, ce qui n'est pas, et ce qu'il veut, le faux? et le veritable, c'est un advantage qui luy est bien cher vendu et duquel il a bien peu à se glorifier, car de là naist [194v] la source principale des maux qui le pressent: peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir. Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a point d'apparence d'estimer que les bestes facent par inclination naturelle et forcée les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects pareilles facultez, et confesser par consequent que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à ouvrer, c'est aussi celle des animaux. Pourquoy imaginons nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n'en esprouvons aucun pareil effect? joinct qu'il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à regléement agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la divinité, que d'agir reglément par liberté temeraire et fortuite; et plus seur de laisser à nature qu'à nous les resnes de nostre conduicte. La vanité de nostre presomption faict que nous aymons mieux devoir à nos forces qu'à sa liberalité nostre suffisance; et enrichissons les autres animaux des biens naturels et les leur renonçons, pour nous honorer et ennoblir des biens acquis: par une humeur bien simple, ce me semble, car je priseroy bien autant des graces toutes miennes et naifves que celles que j'aurois esté mendier et quester de l'apprentissage. Il n'est pas en nostre puissance d'acquerir une plus belle recommendation que d'estre favorisé de Dieu et de nature. Par ainsi, le renard, dequoy se servent les habitans de la Thrace quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace quelque riviere gelée et le lachent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s'il orra d'une longue ou d'une voisine distance bruyre l'eau courant au dessoubs, et selon qu'il trouve par là qu'il y a plus ou moins d'espesseur en la glace, se reculer ou s'avancer, n'aurions nous pas raison de juger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours qu'il feroit en la nostre, et que [195] c'est une ratiocination et consequence tirée du sens naturel: Ce qui fait bruit, se remue; ce qui se remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé, est liquide, et ce qui est liquide, plie soubs le faix? Car d'attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l'ouye, sans discours et sans consequence, c'est une chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme faut il estimer de tant de sortes de ruses et d'inventions dequoy les bestes se couvrent des entreprinses que nous faisons sur elles.Et si nous voulons prendre quelque advantage de cela mesme, qu'il est en nous de les saisir, de nous en servir et d'en user à nostre volonté, ce n'est que ce mesme advantage que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition nos esclaves. Et les Climacides, estoyent ce pas des femmes en Syrie qui servoyent, couchées à quatre pattes, de marchepied et d'eschelle aux dames à monter en coche? Et la plus part des personnes libres abandonnent pour bien legieres commoditez leur vie et leur estre à la puissance d'autruy. Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mari. Les tyrans ont ils jamais failly de trouver assez d'hommes vouez à leur devotion, aucuns d'eux adjoutans davantage cette necessité de les accompaigner à la mort comme en la vie? Des armées entieres se sont ainsin obligées à leurs capitaines. La formule du serment en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses: Nous jurons de nous laisser enchainer, bruler, batre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes souffrent de leur maistre; engageant tres-religieusement et le corps et l'ame à son service,

Ure meum, si vis, flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.

C'estoit une obligation veritable; et si il s'en trouvoit dix mille, telle année, qui y entroyent et s'y perdoyent. Quand les Scythes enterroyent leur Roy, ils estrangloyent sur son corps la plus favorie de ses concubines, son eschançon, escuyer d'escuirie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniversaire ils tuoyent cinquante chevaux montez de cinquante pages qu'ils avoyent enpalez par l'espine du dos jusques au gozier, et les laissoyent ainsi plantez en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, et pour un traitement moins curieux et moins favorable que celuy [195v] que nous faisons aux oyseaux, aux chevaux et aux chiens. A quel soucy ne nous demettons nous pour leur commodité? Il ne me semble point que les plus abjects serviteurs facent volontiers pour leurs maistres ce que les princes s'honorent de faire pour ces bestes. Diogenes voyant ses parents en peine de le racheter de servitude: Ils sont fols, disoit-il: c'est celuy qui me traitte et nourrit, qui me sert; et ceux qui entretiennent les bestes, se doivent dire plus tost les servir qu'en estre servis. Et si elles ont cela de plus genereux, que jamais Lyon ne s'asservit à un autre Lyon, ny un cheval à un autre cheval, par faute de coeur. Comme nous alons à la chasse des bestes, ainsi vont les Tigres et les Lyons à la chasse des hommes; et ont un pareil exercice les unes sur les autres: les chiens sur les lievres, les brochets sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperviers sur les merles et sur les alouettes:

serpente ciconia pullos
Nutrit, et inventa per devia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulae Jovis, et generosae
In saltu venantur aves.

Nous partons le fruict de nostre chasse avec nos chiens et oyseaux, comme la peine et l'industrie; et, au dessus d' Amphipolis en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages partent justement le butin par moitié; comme, le long des palus Moeotides, si le pescheur ne laisse aux loups, de bonne foy, une part esgale de sa prise, ils vont incontinent deschirer ses rets. Et comme nous avons une chasse qui se conduict plus par subtilité que par force, comme celle des colliers, de nos lignes et de l'hameçon, il s'en void aussi de pareilles entre les bestes. Aristote dit que la seche jette de son col un boyeau long comme une ligne, qu'elle estand au loing en le lachant, et le retire à soy quand elle veut; à mesure qu'elle aperçoit quelque petit poisson s'aprocher, elle luy laisse mordre le bout de ce boyeau, estant cachée dans le sable ou dans la vase, et petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si prez d'elle que d'un saut elle puisse l'atraper. Quant à la force, il n'est animal au monde en bute de tant d'offences que l'homme: il ne nous faut point une balaine, un elephant et un crocodile, ny tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un [196] grand nombre d'hommes; les pous sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla; c'est le desjeuner d'un petit ver que le coeur et la vie d'un grand et triumphant Empereur . Pourquoy disons nous que c'est à l'homme science et connoissance bastie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas; de connoistre la force de la rubarbe et du polipode? Et, quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d'herbes choisir le dictame pour leur guerison; et la tortue, quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l'origanum pour se purger;le dragon fourbir et esclairer ses yeux avecques du fenouil; les cigouignes se donner elles mesmes des clysteres à tout de l'eau de marine; les elephans arracher non seulement de leur corps et de leurs compaignons, mais des corps aussi de leurs maistres (tesmoing celuy du Roy Porus, qu' Alexandre deffit), les javelots et les dardz qu'on leur a jettez au combat, et les arracher si dextrement que nous ne le sçaurions faire avec si peu de douleur: pourquoy ne disons nous de mesmes que c'est science et prudence? Car d'alleguer, pour les deprimer, que c'est par la seule instruction et maistrise de nature qu'elles le sçavent, ce n'est pas leur oster le tiltre de science et de prudence: c'est la leur attribuer à plus forte raison que à nous, pour l'honneur d'une si certaine maistresse d'escolle. Chrysippus, bien que en toutes autres choses autant desdaigneux juge de la condition des animaux que nul autre philosophe, considerant les mouvements du chien qui, se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la queste de son maistre qu'il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye qui fuit devant luy, va essayant l'un chemin apres l'autre, et, apres s'estre asseuré des deux et n'y avoir trouvé la trace de ce qu'il cherche, [196v] s'eslance dans le troisiesme sans marchander, il est contraint de confesser qu'en ce chien là un tel discours se passe: J'ay suivy jusques à ce carre-four mon maistre à la trace; il faut necessairement qu'il passe par l'un de ces trois chemins; ce n'est ny par cettuy-cy, ny par celuy-là; il faut donc infalliblement qu'il passe par cet autre; et que, s'asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien et cet usage de propositions divisées et conjoinctes et de la suffisante enumeration des parties, vaut il pas autant que le chien le sçache de soy que de Trapezonce . Si ne sont pas les bestes incapables d'estre encore instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les parroquets, nous leur aprenons à parler; et cette facilité que nous reconnoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l'estreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, tesmoigne qu'ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à aprendre. Chacun est soul, ce croy-je, de voir tant de sortes de cingeries que les bateleurs aprennent à leurs chiens: les dances où ils ne faillent une seule cadence du son qu'ils oyent, plusieurs divers mouvemens et sauts qu'ils leur font faire par le commandement de leur parolle: mais je remerque avec plus d'admiration cet effect, qui est toutes-fois assez vulgaire, des chiens dequoy se servent les aveugles, et aux champs et aux villes:je me suis pris garde comme ils s'arrestent à certaines portes d'où ils ont accoustumé de tirer l'aumosne, comme ils evitent le choc des coches et des charretes, lors mesme que pour leur regard ils ont assez de place pour leur passage; j'en ay veu, le long d'un fossé de ville laisser un sentier plain et uni et en prendre un pire, pour esloigner son [197] maistre du fossé. Commant pouvoit on avoir faict concevoir à ce chien que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seurté de son maistre et mespriser ses propres commoditez pour le servir? et comment avoit il la cognoissance que tel chemin luy estoit bien assez large, qui ne le seroit pas pour un aveugle? Tout cela se peut il comprendre sans ratiocination et sans discours? Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir veu à Rome d'un chien, avec l' Empereur Vespasian le pere, au Theatre de Marcellus . Ce chien servoit à un bateleur qui jouoit une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avoit son rolle. Il falloit entre autres choses qu'il contrefit pour un temps le mort pour avoir mangé de certaine drogue: apres avoir avalé le pain qu'on feignoit estre cette drogue, il commença tantost à trembler et branler comme s'il eut esté estourdi; finalement, s'estandant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et traisner d'un lieu à autre, ainsi que portoit le subject du jeu; et puis, quand il congneut qu'il estoit temps, il commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il se fut revenu d'un profond sommeil, et, levant la teste, regarda ça et là d'une façon qui estonnoit tous les assistans. Les boeufs qui servoyent aux jardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner certaines grandes roues à puiser de l'eau, ausquelles il y a des baquets attachez (comme il s'en voit plusieurs en Languedoc ), on leur avoit ordonné d'en tirer par jour jusques à cent tours chacun; ils estoient si accoustumez à ce nombre qu'il estoit impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage; et, ayant faict leur tache, ils s'arrestoient tout court. Nous sommes en l'adolescence avant que nous sçachions conter jusques à cent, et venons de descouvrir des nations qui n'ont aucune connoissance des nombres. Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu'à estre instruit. Or, laissant à part ce que [197v] Democritus jugeoit et prouvoit, que la plus part des arts les bestes nous les ont aprises: comme l'araignée à tistre et à coudre, l'arondelle à bastir, le cigne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux, par leur imitation, à faire la medecine; Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y employent du temps et du soing, d'où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n'ont point eu loisir d'aller à l'escolle soubs leurs parens, perdent beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouvons juger par là qu'ilreçoit de l'amendement par discipline et par estude. Et, entre les libres mesmes, il n'est pas ung et pareil, chacun en a pris selon sa capacité; et, sur la jalousie de leur apprentissage, ils se debattent à l'envy d'une contention si courageuse que par fois le vaincu y demeure mort, l'aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus jeunes ruminent, pensifs, et prenent à imiter certains couplets de chanson: le disciple escoute la leçon de son precepteur et en rend compte avec grand soing; ils se taisent, l'un tantost, tantost l'autre; on oyt corriger les fautes, et sent on aucunes reprehensions du precepteur. J'ay veu (dict Arrius ) autresfois un elephant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s'eslevans et s'inclinans à certaines cadences, selon que l'instrument les guidoit; et y avoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyoit ordinairement des Elephans dressez à se mouvoir et dancer, au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures, coupeures et diverses cadances tres-difficiles à aprendre. Il s'en est veu qui, en leur privé, rememoroient leur leçon, et s'exerçoyent par soing et par estude pour n'estre tancez et batuz de leurs maistres. Mais cett'autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque mesme pour respondant, est estrange. Elle estoit en la boutique d'un barbier à [198] Rome, et faisoit merveilles de contre-faire avec la voix tout ce qu'elle oyoit; un jour, il advint que certaines trompetes s'arrestarent à sonner long temps devant cette boutique; dépuis cela et tout le lendemain, voylà cette pie pensive, muete et melancholique, dequoy tout le monde estoit esmerveillé; et pensoit on que le son des trompetes l'eut ainsin estourdie et estonnée, et qu'avec l'ouye la voix se fut quant et quant esteinte; mais on trouva en fin que c'estoit une estude profonde et une retraicte en soy-mesmes, son esprit s'exercitant et preparant sa voix à representer le son de ces trompetes: de maniere que sa premiere voix ce fut celle là, de exprimer perfectement leurs reprinses, leurs poses et leurs muances, ayant quicté par ce nouvel aprentissage et pris à desdain tout ce qu'elle sçavoit dire auparavant. Je ne veux pas obmettre à alleguer aussi cet autre exemple d'un chien que ce mesme Plutarque dit avoir veu (car quand à l'ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n'en observe non plus à renger ces exemples qu'au reste de toute ma besongne), luy estant dans un navire: ce chien, estant en peine d'avoir l'huyle qui estoit dans le fons d'une cruche où il ne pouvoit arriver de la langue pour l'estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des caillous et en mit dans cette cruche jusques à ce qu'il eut fait hausser l'huile plus pres du bord, où il la peut attaindre. Cela, qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil? On dit que lescorbeaux de barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent boire, est trop basse. Cette action est aucunement voisine de ce que recitoit des Elephans un Roy de leur nation, Juba, que, quand par la finesse de ceux qui les chassent, l'un d'entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouvre l'on de menues brossailles pour les tromper, ses compaignons y apportent en diligence force pierres et pieces de bois, afin [198v] que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal raporte en tant d'autres effects à l'humaine suffisance que, si je vouloy suivre par le menu ce que l'experience en a apris, je gaignerois aysément ce que je maintiens ordinairement, qu'il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d'un elephant, en une maison privée de Syrie, desroboit à tous les repas la moitié de la pension qu'on luy avoit ordonnée: un jour le maistre voulut luy mesme le penser, versa dans sa manjoire la juste mesure d'orge qu'il luy avoit prescrite pour sa nourriture; l'elephant, regardant de mauvais oeuil ce gouverneur, separa avec la trompe et en mit à part la moitié, declarant par là le tort qu'on luy faisoit. Et un autre, ayant un gouverneur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure, s'aprocha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner, et le luy remplit de cendre. Cela, ce sont des effaicts particuliers; mais ce que tout le monde a veu et que tout le monde sçait, qu'en toutes les armées qui se conduisoyent du pays de levant, l'une des plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en une bataille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui connoissent les histoires anciennes):

siquidem Tirio servire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso,
Horum majores, et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli et euntem in praelia turmam.

Il falloit bien qu'on se respondit à bon escient de la creance de ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d'une bataille,là où le moindre arrest qu'elles eussent sçeu faire, pour la grandeur et pesanteur de leurs corps, le moindre effroy qui leur eut fait tourner la teste sur leurs gens, estoit [199] suffisant pour tout perdre; et s'est veu moins d'exemples où cela soit advenu qu'ils se rejettassent sur leurs trouppes, que de ceux où nous mesme nous rejectons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit charge non d'un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat. Comme faisoient aux chiens les Espaignols à la nouvelle conqueste des Indes, ausquels ils payoient solde et faisoient partage au butin; et montroient ces animaux autant d'adresse et de jugement à poursuivre et arrester leur victoire, à charger ou à reculer selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté. Nous admirons et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires; et, sans cela, je ne me fusse pas amusé à ce long registre: car, selon mon opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement des animaux qui vivent parmy nous, il y a dequoy y trouver des effects autant admirables que ceux qu'on va recueillant és pays et siecles estrangers. C'est une mesme nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l'advenir et tout le passé. J'ay veu autresfois parmy nous des hommes amenez par mer de lointain pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le langage, et que leur façon, au demeurant, et leur contenance, et leurs vestemens estoient du tout esloignez des nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes? qui n'atribuoit à stupidité et à bestise de les voir muets, ignorans la langue Françoise, ignorans nos baisemains et nos inclinations serpentées, nostre port et nostre maintien, sur lequel, sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine? Tout ce qui nous semble estrange, nous le condamnons, et ce que nous n'entendons pas: comme il nous advient au jugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nostres: de celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture; mais de ce qu'elles [199v] ont particulier, que sçavons nous que c'est? Les chevaux, les chiens, les boeufs, les brebis, les oyseaux et la pluspart des animaux qui vivent avec nous, reconnoissent nostre voix et se laissent conduire par elle: si faisoit bien encore la murene de Crassus, et venoit à luy, quand il l'appelloit; et le font aussi les anguilles qui se trouvent en la fontaine d' Arethuse . Et j'ay veu des gardoirs assez où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de ceux qui les traitent;

nomen habent, et ad magistri
Vocem quisque sui venit citatus.

Nous pouvons juger de cela. Nous pouvons aussi dire que les elephans ont quelque participation de religion, d'autant qu'apres plusieurs ablutions et purifications on les void, haussant leur trompe comme des bras et tenant les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter long temps en meditation et contemplation à certaines heures du jour, de leur propre inclination, sans instruction et sans precepte. Mais, pour ne voir aucune telle apparence és autres animaux, nous ne pouvons pourtant establir qu'ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu'elle retire aux nostres: il vid, dit-il, des fourmis partir de leur fourmiliere portans le corps d'un fourmis mort vers une autre fourmiliere, de laquelle plusieurs autres fourmis leur vindrent au devant, comme pour parler à eux; et, apres avoir esté ensemble quelque piece, ceux-cy s'en retournerent pour consulter, pensez, avec leurs concitoiens, et firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation; en fin ces derniers venus apporterent aux premiers un ver de leur taniere, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargerent sur leur dos et emporterent chez eux, laissant aux autres le corps du trespassé. Voilà l'interpretation que [200] Cleanthes y donna, tesmoignant par là que celles qui n'ont point de voix, ne laissent pas d'avoir pratique et communication mutuelle, de laquelle c'est nostre defaut que nous ne soyons participans; et nous entremettons à cette cause sottement d'en opiner. Or elles produisent encore d'autres effects qui surpassent de bien loin nostre capacité, ausquelles il s'en faut tant que nous puissions arriver par imitation que, par imagination mesme, nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et derniere battaille navale qu' Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse fut arrestée au milieu de sa course par ce petit poisson que les Latins nomment Remora, à cause de cette sienne proprieté d'arrester toute sorte de vaisseaux ausquels il s'attache. Et l' Empereur Calligula vogant avec une grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galere fut arrestée tout court? par ce mesme poisson, lequel il fist prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau, tout despit dequoy un si petit animal pouvoit forcer et la mer et les vents et la violence de tous ses avirons, pour estre seulement attaché par lebec à sa galere (car c'est un poisson à coquille); et s'estonna encore, non sans grande raison, de ce que, luy estant apporté dans le bateau, il n'avoit plus cette force qu'il avoit au dehors. Un citoyen de Cyzique acquit jadis reputation de bon mathematicien pour avoir appris de la condition de l'herisson, qu'il a sa taniere ouverte à divers endroicts et à divers vents, et, prevoyant le vent advenir, il va boucher le trou du costé de ce vent-là: ce que remerquant ce citoien apportoit en sa ville certaines predictions du vent qui avoit à tirer. Le cameleon prend la couleur du lieu où il est assis; mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il craint et attraper ce qu'il cerche: au cameleon, c'est changement de [200v] passion; mais au poulpe, c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur à la fraieur, la cholere, la honte et autres passions qui alterent le teint de nostre visage, mais c'est par l'effect de la souffrance comme au cameleon: il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n'est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effets que nous reconnoissons aux autres animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque faculté plus excellente qui nous est occulte, comme il est vray-semblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous. De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines estoient celles qui se tiroient du vol des oiseaux. Nous n'avons rien de pareil et de si admirable. Cette regle, cet ordre du bransler de leur aile par lequel on tire des consequences des choses à venir, il faut bien qu'il soit conduict par quelque excellent moyen à une si noble operation: car c'est prester à la lettre d'aller attribuant ce grand effect à quelque ordonnance naturelle, sans l'intelligence, consentement et discours de qui le produit; et est une opinion evidemment faulse. Qu'il soit ainsi: la torpille a cette condition, non seulement d'endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets et de la scene elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent et manient; voire dit-on d'avantage que si on verse de l'eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont jusques à la main et endort l'atouchement au travers de l'eau. Cette force est merveilleuse, mais elle n'est pas inutile à la torpille: elle la sent et s'en sert, de maniere que, pour attraper la proye qu'elle queste, on la void se tapir soubs le limon, afin que les autres poissons se coulans par dessus, frappez et endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance. Les grues, les arondelles et autres oiseaux passagers, changeans de demeure selon les saisonsde l'an, montrent assez la [201] cognoissance qu'elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous asseurent que, pour choisir d'un nombre de petits chiens celuy qu'on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mere au propre de le choisir elle mesme: comme, si on les emporte hors de leur giste, le premier qu'elle y rapportera, sera tousjours le meilleur; ou bien, si on faict semblant d'entourner de feu leur giste de toutes parts, celuy des petits au secours duquel elle courra premierement. Par où il appert qu'elles ont un usage de prognostique que nous n'avons pas, ou qu'elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre et plus vive que la nostre. La maniere de naistre, d'engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bestes estant si voisine de la nostre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices et que nous adjoustons à nostre condition au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de nostre raison. Pour reglement de nostre santé, les medecins nous proposent l'exemple du vivre des bestes et leur façon; car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple: Tenez chauts les pieds et la teste; Au demeurant, vivez en beste. La generation est la principale des actions naturelles: nous avons quelque disposition de membres qui nous est plus propre à cela; toutesfois ils nous ordonnent de nous ranger à l'assiete et disposition brutale, comme plus effectuelle,

more ferarum
Quadrupedumque magis ritu, plerumque putantur
Concipere uxores; quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.

[201v]

Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets et insolents que les femmes y ont meslé de leur creu, les ramenant à l'exemple et usage des bestes de leur sexe, plus modeste et rassis:

Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipsa viri venerem si laeta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Ejicit enim sulci recta regione viaque
Vomerem, atque locis avertit seminis ictum.

Si c'est justice de rendre à chacun ce qui luy est deu, les bestes qui servent, ayment et defendent leurs bien-faicteurs, et qui poursuyvent et outragent les estrangers et ceux qui les offencent, elles representent en cela quelque air de nostre justice, comme aussi en conservant une equalité tres-equitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l'amitié, elles l'ont, sans comparaison, plus vive et plus constante que n'ont pas les hommes. Hircanus, le chien du Roy Lisimachus, son maistre mort, demeura obstiné sus son lict sans vouloir boire ne manger; et, le jour qu'on en brusla le corps, il print sa course et se jetta dans le feu, où il fut bruslé. Comme fist aussi le chien d'un nommé Pyrrhus, car il ne bougea de dessus le lict de son maistre dépuis qu'il fust mort, et, quand on l'emporta, il se laissa enlever quant et luy, et finalement se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maistre. Il y a certaines inclinations d'affection qui naissent quelquefois en nous sans le conseil de la raison, qui viennent d'une temerité fortuite que d'autres nomment sympathie: les bestes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager separément; on les void appliquer leur affection à certain poil de leurs compaignons, comme à certain visage, et, où ils le rencontrent, s'y joindre incontinent [202] avec feste et demonstration de bienveuillance, et prendre quelque autre forme à contrecoeur et en haine. Les animaux ont choix comme nous en leurs amours et font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et d'envies extremes et irreconciliables. Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires, comme le boire et le manger; ou naturelles et non necessaires, comme l'accointance des femelles; ou elles ne sont ny naturelles ny necessaires: de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des hommes; elles sont toutes superflues et artificielles. Car c'est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à desirer. Les apprests à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu'un homme auroit dequoy se substanter d'une olive par jour. La delicatesse de nos vins n'est pas de sa leçon, ny la recharge que nous adjoustons aux appetits amoureux,

neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.

Ces cupiditez estrangeres, que l'ignorance du bien et une fauce opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre qu'elles chassent presque toutes les naturelles: ny plus ny moins que si, en une cité, il y avoit si grand nombre d'estrangers qu'ils en missent hors les naturels habitans, ou esteignissent leur authorité et puissance ancienne, l'usurpant entierement et s'en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus reglez que nous ne sommes, et se contiennent avec plus de moderation soubs les limites que nature nous a prescripts; mais non pas si exactement qu'ils n'ayent encore quelque convenance à nostre desbauche. Et tout ainsi comme il s'est trouvé des desirs furieux qui ont poussé les hommes à l'amour des bestes, elles se trouvent aussi par fois esprises de nostre amour et reçoivent des affections monstrueuses d'une espece à autre: tesmoin l'elephant corrival d' Aristophanes le grammairien en l'amour [202v] d'une jeune bouquetiere en la ville d' Alexandrie, qui ne luy cedoit en rien aux offices d'un poursuyvant bien passionné: car, se promenant par le marché où l'on vendoit des fruicts, il en prenoit avec sa trompe et les luy portoit; il ne la perdoit de veue que le moins qu'il luy estoit possible, et luy mettoit quelquefois la trompe dans le sein par dessoubs son collet et luy tastoit les tetins. Ils recitent aussi d'un dragon amoureux d'une fille, et d'une oye esprise de l'amour d'un enfant en la ville d' Asope, et d'un belier serviteur de la menestriere Glaucia; et il se void tous les jours des magots furieusement espris de l'amour des femmes. On void aussi certains animaux s'adonner à l'amour des masles de leur sexe: Oppianus et autres recitent quelques exemples pour monstrer la reverence que les bestes en leurs mariages portent à la parenté, mais l'experience nous faict bien souvent voir le contraire,

nec habetur turpe juvencae
Ferre patrem tergo; fit equo sua filia conjux;
Quasque creavit init pecudes caper; ipsaque cujus
Semine concepta est, ex illo concipit ales.

De subtilité malitieuse, en est-il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thales ? lequel, passant au travers d'une riviere chargé de sel, et de fortune y estant bronché, si que les sacs qu'il portoit enfurent tous mouillez, s'estant apperçeu que le sel fondu par ce moyen luy avoit rendu sa charge plus legere, ne failloit jamais, aussi tost qu'il rencontroit quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge; jusques à ce que son maistre, descouvrant sa malice, ordonna qu'on le chargeast de laine, à quoy se trouvant mesconté il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui representent naifvement le visage de nostre avarice, car on leur void un soin extreme de surprendre tout ce qu'elles peuvent et de le curieusement cacher, quoy qu'elles n'en tirent point d'usage. Quant à la [203] mesnagerie, elles nous surpassent non seulement en cette prevoyance d'amasser et espargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science qui y est necessaire. Les fourmis estandent au dehors de l'aire leurs grains et semences pour les esventer, refreschir et secher, quand ils voyent qu'ils commencent à se moisir et à sentir le rance, de peur qu'ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prevention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine. Parce que le froment ne demeure pas tousjours sec ny sain, ains s'amolit, se resout et destrempe comme en laict, s'acheminant à germer et produire: de peur qu'il ne devienne semance et perde sa nature et propriété de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout par où le germe a accoustumé de sortir. Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je sçaurois volontiers si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prerogative, ou, au rebours, pour tesmoignage de nostre imbecillité et imperfection; comme de vray la science de nous entredesfaire et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble qu'elle n'a pas beaucoup dequoy se faire desirer aux bestes qui ne l'ont pas:

quando leoni
Fortior eripuit vitam Leo? quo nemore unquam
Expiravit aper majoris dentibus apri?

Mais elles n'en sont pas universellement exemptes pourtant, tesmoin les furieuses rencontres des mouches à miel et les entreprinses des princes des deux armées contraires:

saepe duobus
Regibus incessit magno discordia motu,
Continuoque animos vulgi et trepidantia bello
Corda licet longè praesciscere.

Je ne voy jamais cette divine description qu'il ne m'y semble [203v] lire peinte l'ineptie et vanité humaine. Car ces mouvemens guerriers qui nous ravissent de leur horreur et espouventement, cette tempeste de sons et de cris,

Fulgur ibi ad coelum se tollit, totaque circum
Aere renidescit tellus, subtérque virum vi
Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
Icti rejectant voces ad sidera mundi;

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armez, tant de fureur, d'ardeur et de courage, il est plaisant à considerer par combien vaines occasions elle est agitée et par combien legieres occasions esteinte:

Paridis propter narratur amorem
Graecia Barbariae diro collisa duello:

toute l' Asie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerelage de Paris . L'envie d'un seul homme, un despit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devroient pas esmouvoir deux harangeres à s'esgratigner, c'est l'ame et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mesme qui en sont les principaux autheurs et motifs? oyons le plus grand, le plus victorieux Empereur et le plus puissant qui fust onques, se jouant, et mettant en risée, tres-plaisamment et tres-ingenieusement, plusieurs batailles hazardées et par mer et par terre, le sang et la vie de cinq cens mille hommes qui suivirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du monde espuisées pour le service de ses entreprinses,

Quod futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi poenam
Fulvia constituit, se quoque uti futuam.
Fulviam ego ut futuam? Quid, si me Manius oret
Paedicem, faciam? Non puto, si sapiam.
Aut futue, aut pugnemus, ait. Quid, si mihi vita
Charior est ipsa mentula? Signa canant.

[204]

(J'use en liberté de conscience de mon Latin, avecq le congé que vous m'en avez donné.) Or ce grand corps, à tant de visages et de mouvemans, qui semble menasser le ciel et la terre:

Quam multi Lybico volvuntur marmore fluctus,
Saevus ubi Orion hybernis conditur undis,
Vel cum sole novo densae torrentur aristae,
Aut Hermi campo, aut Lyciae flaventibus arvis,
Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus;

ce furieux monstre à tant de bras et à tant de testes, c'est tousjours l'homme foyble, calamiteux et miserable. Ce n'est qu'une formilliere esmeue et eschauffée,

It nigrum campis agmen.

Un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuite d'un aigle, un songe, une voix, un signe, une brouée matiniere suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez luy seulement d'un rayon de Soleil par le visage, le voylà fondu et esvanouy; qu'on luy esvante seulement un peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre poete, voylà toutes nos enseignes, nos legions, et le grand Pompeius mesmes à leur teste, rompu et fracassé: car ce fut luy, ce me semble, que Sertorius batit en Espaigne atout ces belles armes qui ont aussi servi à d'autres, comme à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus :

Hi motus animorum atque haec certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescent.

Qu'on descouple mesmes de noz mouches apres, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portuguais pressans la ville de Tamly au territoire de Xiatime, les habitans d'icelle portarent sur la muraille grand quantité de ruches, de quoi ils sont riches. Et, à tout du feu, chassarent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu'ils les mirent en route. ne pouvans soustenir leurs assauts et leurs pointures. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville à ce nouveau secours, aveq telle fortune qu'au retour du combat il ne s'en trouva une seule à dire. Les ames des Empereurs et des savatiers sont jettées à mesme moule. Considerant l'importance des actions des princes et leur pois, nous nous persuadons qu'elles soyent produites par quelques causes aussi poisantes et importantes: nous nous trompons: ils sont menez et ramenez en leurs mouvemens par [204v] les mesmes ressors que nous sommes aux nostres. La mesme raison qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre; la mesme raison qui nous faict foïter un lacquais, tombant en un Roy, luy fait ruiner une province. Ils veulent aussi legierement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appetits agitent un ciron et un elephant. Quant à la fidelité, il n'est animal au monde traistre au pris de l'homme; nos histoires racontent la vifve poursuite que certains chiens ont faict de la mort de leurs maistres. Le Roy Pyrrhus, ayant rencontré un chien qui gardoit un homme mort, et ayant entendu qu'il y avoit trois jours qu'il faisoit cet office, commanda qu'on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et luy. Un jour qu'il assistoit aux montres generales de son armée, ce chien, appercevant les meurtriers de son maistre, leur courut sus avec grans aboys et aspreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faicte bien tost apres par la voye de la justice. Autant en fist le chien du sage Hesiode, ayant convaincu les enfans de Ganistor Naupactien du meurtre commis en la personne de son maistre. Un autre chien, estant à la garde d'un temple à Athenes, ayant aperceu un larron sacrilege qui emportoit les plus beaux joyaux, se mit à abayer contre luy tant qu'il peut; mais les marguilliers ne s'estant point esveillez pour cela, il se mit à le suyvre, et, le jour estant venu, se tint un peu plus esloigné de luy, sans le perdre jamais de veue. S'il luy offroit à manger, il n'en vouloit pas; et aux autres passans qu'il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queue et prenoit de leurs mains ce qu'ils luy donnoyent à manger; si son larron s'arrestoit pour dormir, il s'arrestoit quant et quant au lieu mesmes.La nouvelle de ce chien estant venue aux marguilliers de cette Eglise, ils se mirent à le suivre à la trace, s'enquerans des nouvelles du poil de ce chien, et en fin le [205] rencontrerent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu'ils ramenerent en la ville d' Athenes, où il fut puny. Et les juges, en reconnoissance de ce bon office, ordonnarent du publicq certaine mesure de bled pour nourrir le chien, et aux prestres d'en avoir soing. Plutarque tesmoigne cette histoire comme chose tres-averée et advenue en son siecle. Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoing de mettre ce mot en credit), ce seul exemple y suffira, que Apion recite comme en ayant esté luy mesme spectateur. Un jour, dit-il, qu'on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bestes estranges, et principalement de Lyons de grandeur inusitée, il y en avoit un entre autres qui, par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres et un rugissement hautain et espouvantable, attiroit à soy la veue de toute l'assistance. Entre les autres esclaves qui furent presentez au peuple en ce combat des bestes, fut un Androdus, de Dace, qui estoit à un Seigneur Romain de qualité consulaire. Ce lyon, l'ayant apperçeu de loing, s'arresta premierement tout court?, comme estant entré en admiration, et puis s'aprocha tout doucement, d'une façon molle et paisible, comme pour entrer en reconnoissance avec luy. Cela faict, et s'estant asseuré de ce qu'il cherchoit, il commença à battre de la queue à la mode des chiens qui flatent leur maistre, et à baiser et lescher les mains et les cuisses de ce pauvre miserable tout transi d'effroy et hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce lyon, et r'asseuré sa veue pour le considerer et reconnoistre, c'estoit un singulier plaisir de voir les caresses et les festes qu'ils s'entrefaisoyent l'un à l'autre. Dequoy le peuple ayant eslevé des cris de joye, l' Empereur fit appeller cet esclave pour entendre de luy le moyen d'un si estrange evenement. Il luy recita une histoire nouvelle et admirable: Mon maistre, dict-il, estant proconsul en Aphrique, je fus contraint, [205v] par la cruauté et rigueur qu'il me tenoit, me faisant journellement battre, me desrober de luy et m'en fuïr. Et, pour me cacher seurement d'un personnage ayant si grande authorité en la province, je trouvay mon plus court de gaigner les solitudes et les contrées sablonneuses et inhabitables de ce pays là, resolu, si le moyen de me nourrir venoit à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moy-mesme. Le soleil estant extremement aspre sur le midy et les chaleurs insupportables, m'estant enbatu sur une caverne cachée et inaccessible, je me jettay dedans. Bien tost apres y survint ce lyon, ayant une patte sanglante et blessée, tout plaintifet gemissant des douleurs qu'il souffroit. A son arrivée, j'eu beaucoup de frayeur; mais luy, me voyant mussé dans un coing de sa loge, s'approcha tout doucement de moy, me presentant sa patte offencée, et me la montrant comme pour demander secours; je luy ostay lors un grand escot qu'il y avoit, et m'estant un peu aprivoisé à luy, pressant sa playe, en fis sortir l'ordure qui s'y amassoit, l'essuyay et nettoyay le plus proprement que je peux; luy, se sentant alegé de son mal et soulagé de cette douleur, se prit à reposer et à dormir, ayant tousjours sa patte entre mes mains. De là en hors, luy et moy vesquimes ensemble en cette caverne, trois ans entiers, de mesmes viandes: car des bestes qu'il tuoit à sa chasse, il m'en aportoit les meilleurs endroits, que je faisois cuire au soleil à faute de feu, et m'en nourrissois. A la longue, m'estant ennuyé de cette vie brutale et sauvage, ce Lyon s'en estant allé un jour à sa queste accoustumée, je partis de là, et, à ma troisiesme journée, fus surpris par les soldats qui me menerent d' Affrique en cette ville à mon maistre, lequel soudain me condamna à mort et à estre abandonné aux bestes. Or, à ce que je voy, ce Lyon fut aussi pris bien tost apres, qui m'a, à cette heure, voulu recompenser du bien-fait et guerison qu'il avoit reçeu de moy. Voylà l'histoire qu'androdus [206] recita à l' Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Parquoy, à la requeste de tous, il fut mis en liberté et absoubs de cette condamnation, et par ordonnance du peuple luy faict present de ce Lyon. Nous voyons dépuis, dit Apion, Androdus conduisant ce Lyon à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l'argent qu'on luy donnoit, le Lyon se laisser couvrir des fleurs qu'on luy jettoit, et chacun dire en les rencontrant: Voylà le Lyon hoste de l'homme, voylà l'homme medecin du Lyon. Nous pleurons souvant la perte des bestes que nous aymons, aussi font elles la nostre,

Post, bellator equus, positis insignibus, Aethon
It lachrymans, guttisque humectat grandibus ora.

Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes à chacun la sienne; cela ne se voit il pas aussi entre les bestes? et des mariages mieux gardez que les nostres? Quant à la société et confederation qu'elles dressent entre elles pour se liguer ensemble et s'entresecourir, il se voit des boeufs, des porceaux et autres animaux, qu'au cry de celuy que vous offencez, toute la troupeaccourt à son aide et se ralie pour sa deffence. L'escare, quand il a avalé l'ameçon du pescheur, ses compagnons s'assemblent en foule autour de luy et rongent la ligne; et, si d'avanture il y en a un qui ayt donné dedans la nasse, les autres luy baillent la queue par dehors, et luy la serre tant qu'il peut à belles dents; ils le tirent ainsin au dehors et l'entrainent. Les barbiers, quand l'un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressant un'espine qu'ils ont dentelée comme une scie, à tout laquelle ils la scient et coupent. Quant aux particuliers offices que nous tirons l'un de l'autre pour le service de la vie, il s'en void plusieurs pareils exemples parmy elles. Ils tiennent que la baleine ne marche jamais qu'elle n'ait au devant d'elle [206v] un petit poisson semblable au gayon de mer qui s'appelle pour cela la guide; la balaine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement que le timon faict retourner la navire; et, en recompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l'horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinant perdu et englouti, ce petit poisson s'y retire en toute seurté et y dort, et pendant son sommeil la baleine ne bouge; mais aussi tost qu'il sort, elle se met à le suivre sans cesse; et si, de fortune, elle l'escarte, elle va errant ça et là, et souvant se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n'a point de gouvernail: ce que Plutarque tesmoigne avoir veu en l'isle d' Anticyre . Il y a une pareille societé entre le petit oyseau qu'on nomme le roytelet, et le crocodile: le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal; et si l'ichneaumon, son ennemy, aproche pour le combatre, ce petit oyseau, de peur qu'il ne le surprenne endormy, va de son chant et à coup de bec l'esveillant et l'advertissant de son danger: il vit des demeurans de ce monstre qui le reçoit familierement en sa bouche et luy permet de becqueter dans ses machoueres et entre ses dents, et y recueillir les morceaux de cher qui y sont demeurez; et, s'il veut fermer la bouche, il l'advertit premierement d'en sortir, en la serrant peu à peu, sans l'estreindre et l'offencer. Cette coquille qu'on nomme la nacre, vit aussi ainsin avec le pinnothere, qui est un petit animal de la sorte d'un cancre, luy servant d'huissier et de portier, assis à l'ouverture de cette coquille qu'il tient continuellement entrebaillée et ouverte, jusques à ce qu'il y voye entrer quelque petit poisson propre à leur prise: car lors il entre dans la nacre, et luy va pinsant la chair vive, et la contraint de fermer sa coquille; lors eux deux ensemble mangent la proye enfermée dans leur fort. En la maniere de vivre des tuns, on y remerque une singuliere science de trois parties de la Mathematique . [207] Quant à l' Astrologie, ils l'enseignent à l'homme; car ils s'arrestent au lieu où le solstice d'hyver les surprend, etn'en bougent jusques à l'equinoxe ensuyvant: voylà pourquoy Aristote mesme leur concede volontiers cette science. Quant à la Geometrie et Arithmetique, ils font tousjours leur bande de figure cubique, carrée en tout sens, et en dressent un corps de bataillon solide, clos et environné tout à l'entour, à six faces toutes égales; puis nagent en cette ordonnance carrée, autant large derriere que devant, de façon que, qui en void et conte un rang, il peut aisément nombrer toute la trouppe, d'autant que le nombre de la profondeur est égal à la largeur, et la largeur à la longueur. Quant à la magnanimité, il est malaisé de luy donner un visage plus apparent que en ce faict du grand chien qui fut envoyé des Indes au Roy Alexandre . On luy presenta premierement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours: il n'en fit compte et ne daigna se remuer de sa place; mais, quand il veid un lyon, il se dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu'il declaroit celuy-là seul digne d'entrer en combat avecques luy. Touchant la repentance et recognoissance des fautes, on recite d'un elephant, lequel ayant tué son gouverneur par impetuosité de cholere, en print un deuil si extreme qu'il ne voulut onques puis manger, et se laissa mourir. Quant à la clemence, on recite d'un tygre, la plus inhumaine beste de toutes, que, luy ayant esté baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offencer, et le troisieme il brisa la cage où il estoit enfermé, pour aller chercher autre pasture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier et son hoste. Et, quant aux droicts de la familiarité et convenance qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d'apprivoiser des chats, des chiens et des liévres ensemble: mais ce que l'experience apprend à ceux qui voyagent par [207v] mer, et notamment en la mer de Sicile, de la condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espece d'animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance et l'enfantement? car les Poetes disent bien qu'une seule isle de Delos, estant au paravant vagante, fut affermie pour le service de l'enfantement de Latone; mais Dieu a voulu que toute la mer fut arrestée, affermie et applanie, sans vagues, sans vents et sans pluye, cependant que l'alcyon faict ses petits, qui est justement environ le solstice, le plus court jour de l'an; et, par son privilege, nous avons sept jours et sept nuicts, au fin coeur de l'hyver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne reconnoissent autre masle que le leur propre, l'assistent toute leur vie sans jamais l'abandonner; s'il vient à estre debile et cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout et le servent jusques à la mort. Maisaucune suffisance n'a encores peu attaindre à la connoissance de cette merveilleuse fabrique dequoy l'alcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque, qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque poisson qu'elle conjoinct et lie ensemble, les entrelassant, les unes de long, les autres de travers, et adjoustant des courbes et des arrondissemens, tellement qu'en fin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer; puis, quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer, le battant tout doucement, luy enseigne à radouber ce qui n'est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle void que sa structure se desment et se lache pour les coups de mer; et, au contraire, ce qui est bien joinct, le batement de la mer le vous estreinct et vous le serre de sorte qu'il ne se peut ny rompre, ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre ny de fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la proportion et figure de la concavité du dedans: car elle est composée et [208] proportionnée de maniere qu'elle ne peut recevoir ny admettre autre chose que l'oiseau qui l'a bastie: car à toute autre chose elle est impenetrable, close et fermée, tellement qu'il n'y peut rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voilà une description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu; toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir de loger au dessoubs de nous et d'interpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre? Pour suivre encore un peu plus loing cette equalité et correspondance de nous aux bestes, le privilege dequoy nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition tout ce qu'elle conçoit, de despouiller de qualitez mortelles et corporelles tout ce qui vient à elle, de renger les choses qu'elle estime dignes de son accointance à desvestir et despouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestemens superflus et viles, l'espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, l'aspreté, la pollisseure, la dureté, la mollesse et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle, de maniere que Rome et Paris que j'ay en l'ame, Paris que j'imagine, je l'imagine et le comprens sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre et sans bois; ce mesme privilege, dis-je, semble estre bien evidamment aux bestes: car un cheval accoustumé aux trompettes, aux harquebusades et aux combats, que nous voyons tremousser et fremir en dormant, estendu sur sa litiere, comme s'il estoit en la meslée, il est certain qu'il conçoit en son ame un son de tabourin sans bruict, une armée sans armes et sans corps:

Quippe videbis equos fortes, cum membra jacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque saepe,
Et quasi de palma summas contendere vires.

[208v]

Ce lievre qu'un levrier imagine en songe, apres lequel nous le voyons haleter en dormant, alonger la queue, secouer les jarrets et representer parfaictement les mouvemens de sa course, c'est un lievre sans poil et sans os,

Venantumque canes in molli saepe quiete
Jactant crura tamen subito, vocesque repente
Mittunt, et crebras reducunt naribus auras,
Ut vestigia si teneant inventa ferarum.
Experge factique sequuntur inania saepe
Cervorum simulachra, fugae quasi dedita cernant:
Donec discussis redeant erroribus ad se.

Les chiens de garde que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à faict et s'esveiller en sursaut, comme s'ils appercevoient quelque estranger arriver: cet estranger que leur ame void, c'est un homme spirituel et imperceptible, sans dimension, sans couleur et sans estre:

consueta domi catulorum blanda propago
Degere, saepe levem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur.

Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudroit sçavoir si nous sommes d'accord de sa description. Il est vray semblable que nous ne sçavons guiere que c'est que beauté en nature et en general, puisque à l'humaine et nostre beauté nous donnons tant de formes diverses: de laquelle s'il y avoit quelque prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à nostre poste.

Turpis Romano Belgicus ore color.

Les Indes la peignent noire et basannée, aux levres grosses et enflées, au nez plat et large. Et chargent de gros anneaux d'or le cartilage d'entre les nazeaux pour le faire pendre jusques à la bouche; comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu'elle leur tombe sur le menton; et est leur grace de montrer leurs dents jusques au dessous des racines. Au Peru, les [209] plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant qu'ils peuvent par artifice: et un homme d'aujourd'huy dict avoir veu en une nation orientale ce soing de les agrandir en tel credit, et de les charger de poisans joyaux, qu'à tous coups il passoit son bras vestu, au travers d'un trou d'oreille. Il est ailleurs des nations qui noircissent les dents avec grand soing, et ont à mespris de les voir blanches; ailleurs, ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la teste rase, mais assez ailleurs; et, qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dict Pline . Les Mexicanes content entre les beautez la petitesse du front, et, où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front et peuplent par art; et ont en si grande recommendation la grandeur des tetins, qu'elles affectent de pouvoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus l'espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massive, les Espagnols vuidée et estrillée; et, entre nous, l'un la fait blanche, l'autre brune; l'un molle et delicate, l'autre forte et vigoureuse; qui y demande de la mignardise et de la douceur, qui de la fierté et magesté. Tout ainsi que la preferance en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les Epicuriens la donnent à la pyramidale plus tost ou carrée, et ne peuvent avaler un dieu en forme de boule. Mais, quoy qu'il en soit, nature ne nous a non plus privilegez en cela que, au demeurant, sur ses loix communes. Et, si nous nous jugeons bien, nous trouverons que, s'il est quelques animaux moins favorizez en cela que nous, il y en a d'autres, et en grand nombre, qui le sont plus, a multis animalibus decore vincimur , voyre des terrestres, nos compatriotes: car quand aux marins (laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre), en coleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cedons assez; et non moins, en toutes qualitez, aux aerées. Et cette prerogative que les Poetes font valoir de nostre stature droite, regardant vers le ciel son origine,

Pronaque cum spectent animalia caetera terram,
Os homini sublime dedit, coelumque videre
Jussit, et erectos ad sydera tollere vultus,

elle est vrayement poetique, car il y a plusieurs bestioles qui ont la veue renversée tout à faict vers le ciel; et l'ancoleure des chameaux et des austruches, je la trouve encore plus relevée et droite que la nostre. Quels animaux n'ont la face au haut, et ne l'ont devant, et ne regardent vis à vis comme nous, et ne descouvrent en leur juste posture autant du ciel et de la terre, que l'homme? Et quelles qualités de nostre corporelle constitution en Platon et en Cicero ne peuvent servir à mille sortes de bestes? Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides et les plus abjectes de toute la bande: car, pour l'apparence exterieure et forme du visage, ce sont les magots: Simia quam similis, turpissima bestia, nobis! pour le dedans et parties vitales, c'est le pourceau. Certes, quand [209v] j'imagine l'homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté), ses tares, sa subjection naturelle et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal de nous couvrir. Nous avons esté excusables de emprunter ceux que nature avoit favorisé en cela plus que à nous, pour nous parer de leur beauté et nous cacher soubs leur despouille, laine, plume, poil, soye. Remerquons, au demeurant, que nous sommes le seul animal duquel le defaut offence nos propres compaignons, et seuls qui avons à nous desrober, en nos actions naturelles, de nostre espece. Vrayement c'est aussi un effect digne de consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede aux passions amoureuses l'entiere veue et libre du corps qu'on recherche; que, pour refroidir l'amitié, il ne faille que voir librement ce qu'on ayme,

Ille quod obscoenas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, haesit amor.

Et, encore que cette recepte puisse à l'adventure partir d'une humeur un peu delicate et refroidie, si est-ce un merveilleux signe de nostre defaillance, que l'usage et la cognoissance nous dégoute les uns des autres. Ce n'est pas tant pudeur qu'art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes à nous refuser l'entrée de leurs cabinets, avant qu'elles soient peintes et parées pour la montre publique,

Nec veneres nostras hoc fallit: quo magis ipsae
Omnia summopere hos vitae post scenia celant,
Quos retinere volunt adstrictoque esse in amore;

là où, en plusieurs animaux, il n'est rien d'eux que nous n'aimons et qui ne plaise à nos sens, de façon que de leurs [210] excremens mesmes et de leur descharge nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornements et parfums. Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n'est pas si sacrilege d'y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles et extraordinaires beautez qu'on voit par fois reluire entre nous comme des astres soubs un voile corporel et terrestre. Au demeurant, la part mesme que nous faisons aux animaux des faveurs de nature, par nostre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absens, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle mesme respondre, ou des biens que nous nous attribuons faucement par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l'honneur; et à eux nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables: la paix, le repos, la securité, l'innocence et la santé; la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche present que nature nous sache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoique, ose bien dire que Heraclitus et Pherecides, s'ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé et se delivrer par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, qu'ils eussent bien faict. Par où ils donnent encore plus grand pris à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la santé, qu'ils ne font en cette autre proposition qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Ulysses deux breuvages, l'un pour faire devenir un homme de fol sage, l'autre de sage fol, qu' Ulysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d'unebeste; et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cete maniere: Quitte moy, laisse moy là, plutost que de me loger sous la figure et corps d'un asne. Comment? cette grande et divine sapience, les Philosophes la quittent donc pour ce voile corporel et terrestre? Ce n'est donc plus par la raison, [210v] par le discours, et par l'ame que nous excellons sur les bestes; c'est par nostre beauté, nostre beau teint et nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre nostre intelligence, nostre prudence et tout le reste à l'abandon. Or, j'accepte cette naïfve et franche confession. Certes, ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de feste, ce n'est que vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seroyent tousjours de bestes; ny ne seroyent pourtant comparables à un homme miserable, meschant et insensé. Enfin tout ce qui n'est pas comme nous sommes, n'est rien qui vaille. Et Dieu mesme, pour se faire valoir, il faut qu'il y retire, comme nous dirons tantost. Par où il appert que ce n'est par vray discours, mais par une fierté folle et opiniatreté, que nous nous preferons aux autres animaux et nous sequestrons de leur condition et societé. Mais, pour revenir à mon propos, nous avons pour nostre part l'inconstance, l'irresolution, l'incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses à venir, voire, apres nostre vie, l'ambition, l'avarice, la jalousie, l'envie, les appetits desreglez, forcenez et indomptables, la guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction et la curiosité. Certes, nous avons estrangement surpaié ce beau discours dequoy nous nous glorifions, et cette capacité de juger et connoistre, si nous l'avons achetée au pris de ce nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessamment en prise. S'il ne nous plaist de faire encore valoir, comme faict bien Socrates, cette notable prerogative sur les autres animaux, que, où nature leur a prescript certaines saisons et limites à la volupté Venerienne, elle nous en a lasché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinum aegrotis, quia prodest raro, nocet saepissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiae salutis, in apertam perniciem incurrere: sic haud scio an melius fuerit humano generi motum istum celerem cogitationis, acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam large dari. De quel fruit pouvons nous estimer avoir esté à Varro et Aristote cette intelligence de tant de choses? Les a elle exemptez des incommoditez humaines? ont-ils esté deschargez des accidents qui pressent un crocheteur? ont-ils tiré de la Logique quelque [211] consolation à la goute? pour avoir sçeu comme cette humeur se loge aux jointures, l'en ont ils moins sentie? sont ils entrez en composition de la mort pour sçavoir qu'aucunes nations s'en resjouissent, et du cocuage pour sçavoir les femmes estre communes en quelque region? Au rebours, ayant tenu le premier reng en sçavoir, l'un entre les Romains, l'autre entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissoit le plus, nous n'avons pas pourtant apris qu'ils ayent eu aucune particuliere excellence en leur vie; voire le Grec a assez affaire à se descharger d'aucunes tasches notables en la siene. A l'on trouvé que la volupté et la santé soient plus savoureuses à celuy qui sçait l' Astrologie et la Grammaire ?

Illiterati num minus nervi rigent?

et la honte et pauvreté moins importunes?

Scilicet et morbis et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitae
Longa tibi post haec fato meliore dabuntur.

J'ay veu en mon temps cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l'université, et lesquels j'aimerois mieux ressembler. La doctrine, ce m'est advis, tient reng entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité ou, pour le plus, comme la beauté, la richesse et telles autres qualitez qui y servent voyrement, mais de loin, et un peu plus par fantasie que par nature. Il ne nous faut guiere non plus d'offices, de regles et de loix de vivre, en nostre communauté, qu'il en faut aux grues et aux fourmis en la leur. Et ce neantmoins nous voyons qu'elles s'y conduisent tres-ordonéement sans erudition. Si l'homme estoit sage, il prenderoit le vray pris de chasque chose selon qu'elle seroit la plus utile et propre à sa vie. Qui nous contera par nos actions et deportemens, il s'en trouvera plus grand nombre d'excellens entre les ignorans qu'entre les sçavans: je dy en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, et pour la paix et pour la guerre, que cette Rome sçavante qui se ruyna soy-mesme. Quand le demeurant seroit tout pareil, au moins la preud'homie et l'innocence demeureroient du costé de l'ancienne, car elle loge singulierement bien avec [211v] la simplicité. Mais je laisse ce discours, qui me tireroit plus loin que je ne voudrois suivre. J'en diray seulement encore cela, que c'est la seule humilité et submission qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la cognoissance de son devoir; il le luy faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours: autrement, selon l'imbecillité et varieté infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs qui nous mettroient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus . La premiere loy que Dieu donna jamais à l'homme, ce fust une loy de pure obeïssance; ce fust un commandement nud et simple où l'homme n'eut rien à connoistre et à causer; d'autant que l'obeyr est le principal office d'une ame raisonnable, recognoissant un celeste superieur et bienfacteur. De l'obeir et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider tout péché. Et, au rebours, la premiere tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il nous fit de science et de cognoissance: Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. Et les Sereines, pour piper Ulisse, en Homere, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l'homme, c'est l'opinion de sçavoir. Voylà pourquoy l'ignorance nous est tant recommandée par nostre religion comme piece propre à la creance et à l'obeïssance. Cavete ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seductiones secundum elementa mundi. En cecy y a il une generalle convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l'ame et du corps. Mais où la trouvons-nous?

Ad summum sapiens uno minor est Jove : dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum;
Praecipue sanus, nisi cum pituita molesta est.

Il semble, à la verité, que nature, pour la consolation de nostre estat miserable et chetif, ne nous ait donné en partage que la presumption. C'est ce que dit Epictete : que l'homme n'a rien proprement sien que l'usage de ses opinions. Nous n'avons que du vent et de la fumée en partage. Les dieux ont la santé en essence, dict la philosophie, et la maladie en [212] intelligence; l'homme, au rebours, possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination, car tous nos biens ne sont qu'en songe. Oyez braver ce pauvre et calamiteux animal: Il n'est rien, dict Cicero, si doux que l'occupation des lettres, de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l'infinité des choses, l'immense grandeur de nature, les cieux en ce monde mesme, et les terres et les mers nous sont descouvertes; ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la grandeur de courage, et qui ont arraché nostre ame des tenebres pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres et moyennes; ce sont elles qui nous fournissent dequoy bien et heureusement vivre, et nous guident à passer nostre aage sans desplaisir et sans offence. Cettuy-cy ne semble il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant et tout-puissant? Et, quant à l'effect, mille femmelettes ont vescu au village une vie plus equable, plus douce et plus constante que ne fust la sienne.

Deus ille fuit, Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitae rationem invenit eam, quae
Nunc appellatur sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris
In tam tranquillo et tam clara luce locavit.

Voylà des paroles tres-magnifiques et belles; mais un bien legier accidant mist l'entendement de cettuy-cy en pire estat que celuy du moindre bergier, nonobstant ce Dieu praecepteur et cette divine sapience. De mesme impudence est cette promesse du livre de Democritus : Je m'en vay parler de toutes choses; et ce sot tiltre qu' Aristote nous preste: de Dieux mortels; et ce jugement de Chrisippus, que Dion estoit aussi vertueux que Dieu . Et mon Seneca recognoit, dit-il, que Dieu luy a donné le vivre, mais qu'il a de soy le bien vivre; conformement à cet autre: In virtute vere gloriamur; quod non contingeret, si id donum a deo, non a nobis haberemus. Ceci est aussi de Seneque : que le sage a la fortitudepareille à Dieu, mais en l'humaine foiblesse; par où il le surmonte. Il n'est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille temerité. Il n'y a aucun de nous [212v] qui s'offence tant de se voir apparier à Dieu, comme il faict de se voir deprimer au reng des autres animaux: tant nous sommes plus jaloux de nostre interest que de celuy de nostre createur. Mais il faut mettre aux pieds cette sote vanité, et secouer vivement et hardiment les fondemens ridicules sur quoy ces fausses opinions se bastissent. Tant qu'il pensera avoir quelque moyen et quelque force de soy, jamais l'homme ne recognoistra ce qu'il doit à son maistre; il fera tousjours de ses oeufs poules, comme on dit: il le faut mettre en chemise. Voyons quelque notable exemple de l'effet de sa philosophie: Possidonius, estant pressé d'une si douloreuse maladie qu'elle luy faisoit tordre les bras et grincer les dents, pensoit bien faire la figue à la douleur, pour s'escrier contre elle: Tu as beau faire, si ne diray-je pas que tu sois mal. Il sent les mesmes passions que mon laquays, mais il se brave sur ce qu'il contient au-moins sa langue sous les loix de sa secte. Re succumbere non oportebat verbis gloriantem. Archesilas estoit malade de la goutte; Carneades, l'estant venu visiter et s'en retournant tout fasché, il le rappella et, luy montrant ses pieds et sa poitrine: Il n'est rien venu de là icy, luy dict-il. Cestuy cy a un peu meilleure grace, car il sent avoir du mal et voudroit en estre depestré; mais de ce mal pourtant son coeur n'en est pas abbattu et affoibli. L'autre se tient en sa roideur, plus, ce crains je, verbale qu'essentielle. Et Dionysius Heracleotes, affligé d'une cuison vehemente des yeux, fut rangé à quitter ces resolutions Stoïques. Mais quand la science feroit par effect ce qu'ils disent, d'émousser et rabatre l'aigreur des infortunes qui nous suyvent, que fait elle que ce que fait beaucoup plus purement l'ignorance, et plus evidemment? Le philosophe Pyrrho, courant en mer le hazart d'une grande tourmente, ne presentoit à ceux qui estoyent avec luy à imiter que la securité d'un porceau qui voyageoit avecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie, au bout de ses preceptes, nous renvoye aux exemples d'un athlete et d'un muletier, ausquels on void ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleur et d'autres inconveniens, et plus de fermeté que la science n'en fournit onques à aucun qui n'y fust nay et preparé de soy mesmes par habitude naturelle. Qui faict qu'on [213] incise et taille les tendres membres d'un enfant plus aisément que les nostres, si ce n'est l'ignorance? Et ceux d'un cheval? Combien en a rendu de malades la seule force de l'imagination? Nous en voyons ordinairement se faire seigner, purger et medeciner pour guerir des maux qu'ils ne sentent qu'en leurs discours. Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens. Cette couleur et ce teint vous presagent quelque defluxion catarreuse; cette saison chaude vous menasse d'une émotion fievreuse; cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche vous advertit de quelque notable et voisine indisposition. Et en fin elle s'en adresse tout detroussément à la santé mesme. Cette allegresse et vigueur de jeunesse ne peut arrester en une assiete; il luy faut desrober du sang et de la force, de peur qu'elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés la vie d'un homme asservy à telles imaginations à celle d'un laboureur se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans prognostique, qui n'a du mal que lors qu'il l'a; où l'autre a souvent la pierre en l'ame avant qu'il l'ait aux reins: comme s'il n'estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu'il y sera, il l'anticipe par fantasie, et luy court au devant. Ce que je dy de la medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science. De là est venue cette ancienne opinion des philosophes qui logeoient le souverain bien à la recognoissance de la foiblesse de nostre jugement. Mon ignorance me preste autant d'occasion d'esperance que de crainte, et, n'ayant autre regle de ma santé que celle des exemples d'autruy et des evenemens que je vois ailleurs en pareille occasion, j'en trouve de toutes sortes et m'arreste aux comparaisons qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, plaine et entiere, et esguise mon appetit à la jouir, d'autant plus qu'elle m'est à present moins ordinaire et plus rare: tant [213v] s'en faut que je trouble son repos et sa douceur par l'amertume d'une nouvelle et contrainte forme de vivre. Les bestes nous montrent assez combien l'agitation de nostre esprit nous apporte de maladies. Ce qu'on nous dict de ceux du Bresil, qu'ils ne mouroyent que de vieillesse, et qu'on attribue à la serenité et tranquillité de leur air, je l'attribue plustost à la tranquillité et serenité de leur ame, deschargée de toute passion et pensée et occupation tendue ou desplaisante, comme gents qui passoyent leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans roy, sans relligion quelconque. Et d'où vient, ce qu'on voit par experience, que les plus grossiers et plus lours sont plus fermes et plus desirables aux executions amoureuses,et que l'amour d'un muletier se rend souvent plus acceptable que celle d'un galant homme, sinon que en cetuy cy l'agitation de l'ame trouble sa force corporelle, la rompt et lasse? Comme elle lasse aussi et trouble ordinairement soy mesmes. Qui la desment, qui la jette plus coustumierement à la manie que sa promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre? Dequoy se faict la plus subtile folie, que de la plus subtile sagesse? Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez; des santez vigoreuses, les mortelles maladies: ainsi des rares et vifves agitations de nos ames, les plus excellentes manies et plus detraquées; il n'y a qu'un demy tour de cheville à passer de l'un à l'autre. Aux actions des hommes insansez, nous voyons combien proprement s'avient la folie avecq les plus vigoureuses operations de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d'entre la folie avecq les gaillardes elevations d'un esprit libre et les effects d'une vertu supreme et extraordinaire? Platon dict les melancholiques plus disciplinables et excellans: aussi n'en est-il point qui ayent tant de propencion à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allegresse, l'un des plus judicieux, ingenieux et plus formés à l'air de cette antique et pure poisie, qu'autre poete Italien aye de long temps esté? N'a il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière? à cette clarté qui l'a aveuglé? à cette exacte et tendue apprehension de la raison qui l'a mis sans raison? à la [214] curieuse et laborieuse queste des sciences qui l'a conduit à la bestise? à cette rare aptitude aux exercices de l'ame, qui l'a rendu sans exercice et sans ame? J'eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesmes, mesconnoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son sçeu, et toutesfois à sa veue, on a mis en lumiere incorrigez et informes. Voulez vous un homme sain, le voulez vous reglé et en ferme et seure posteure? affublez le de tenebres, d'oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abestir pour nous assagir, et nous esblouir pour nous guider. Et, si on me dit que la commodité d'avoir le goust froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire apres soy cette incommodité de nous rendre aussi, par consequent, moins aiguz et frians à la jouissance des biens et des plaisirs, cela est vray; mais la misere de nostre condition porte que nous n'avons pas tant à jouir qu'à fuir, et que l'extreme volupté ne nous touche pas comme une legiere douleur. Segnius homines bona quammala sentiunt. Nous ne sentons point l'entiere santé comme la moindre des maladies,

pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valere nihil quemquam movet. Hoc juvat unum,
Quod me non torquet latus aut pes: caetera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.

Nostre bien estre, ce n'est que la privation d'estre mal. Voylà pourquoy la secte de philosophie qui a le plus faict valoir la volupté, encore l'a elle rengée à la seule indolence. Le n'avoir point de mal, c'est le plus avoir de bien que l'homme puisse esperer; comme disoit Ennius : Nimium boni est, cui nihil est mali. Car ce mesme chatouillement et esguisement qui se rencontre en certains plaisirs et semble nous enlever au dessus de la santé simple et de l'indolence, cette volupté active, mouvante, et, je ne sçay comment, cuisante et mordante, celle là mesme ne vise qu'à l'indolence comme à son but. L'appetit qui nous ravit [214v] à l'accointance des femmes, il ne cherche qu'à chasser la peine que nous apporte le desir ardent et furieux, et ne demande qu'à l'assouvir et se loger en repos et en l'exemption de cette fievre. Ainsi des autres. Je dy donc que, si la simplesse nous achemine à point n'avoir de mal, elle nous achemine à un tres-heureux estat selon nostre condition. Si ne la faut il point imaginer si plombée, qu'elle soit du tout sans goust. Car Crantor avoit bien raison de combattre l'indolence d' Epicurus, si on la bastissoit si profonde que l'abort mesme et la naissance des maux en fut à dire. Je ne loue point cette indolence qui n'est ny possible ny desirable. Je suis content de n'estre pas malade; mais, si je le suis, je veux sçavoir que je le suis; et, si on me cauterise ou incise, je le veux sentir. De vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit quand et quand la cognoissance de la volupté, et en fin aneantiroit l'homme: Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore. Le mal est à l'homme bien à son tour. Ny la douleur ne luy est tousjours à fuïr, ny la volupté tousjours à suivre. C'est un tres-grand avantage pour l'honneur de l'ignorance que la science mesme nous rejette entre ses bras, quand elle se trouve empeschée à nous roidir contre la pesanteur des maux; elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lacher la bride et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre soubs sa faveur à l'abri des coups et injures de la fortune. Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche de retirer nostre pensée des maux qui nous tiennent, et l'entretenir des voluptez perdues, et de nous servir, pour consolation des maux presens, de la souvenance des biens passez, et d'apeller à nostre secours un contentement esvanouy pour l'opposer à ce qui nous presse: levationes aegritudinum in avocatione a cogitanda molestia et revocatione ad contemplandas voluptates ponit? si ce n'est que, où la force luy manque, elle veut user de ruse, et donner un tour de souplesse et de jambe, où la vigueur du corps et des bras vient à luy faillir. Car, non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effect l'alteration cuisante d'une fievre chaude, quelle monnoye est-ce de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec? Ce seroit plutost lui empirer son marché,

Che ricordarsi il ben doppia la noia.

De mesme condition est cet autre conseil que la philosophie donne, de maintenir en la memoire seulement le bon-heur passé, et d'en effacer les desplaisirs que nous avons soufferts, comme si nous avions en nostre pouvoir la science de l'oubly. Et conseil duquel nous valons moins, encore un coup. Suavis est laborum praeteritorum memoria. Comment la philosophie, qui me doit mettre les armes à la main pour combatre la fortune, qui me doit roidir le courage pour fouler aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse de me faire conniller [215] par ces destours couards et ridicules? Car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist. Voire il n'est rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance que le desir de l'oublier: c'est une bonne maniere de donner en garde et d'empreindre en nostre ame quelque chose que de la solliciter de la perdre. Et cela est faux: Est situm in nobis, ut et adversa quasi perpetua oblivioneobruamus, et secunda jucunde et suaviter meminerimus. Et cecy est vray: Memini etiam quae nolo, oblivisci non possum quae volo. Et de qui est ce conseil? de celuy qui se unus sapientem profiteri sit ausus ,

Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes
Praestrinxit stellas, exortus uti aetherius sol.

De vuyder et desmunir la memoire, est-ce pas le vray et propre chemin à l'ignorance? Iners malorum remedium ignorantia est. Nous voyons plusieurs pareils preceptes par lesquels on nous permet d'emprunter du vulgaire des apparences frivoles où la raison vive et forte ne peut assez, pourveu qu'elles nous servent de contentement et de consolation. Où ils ne peuvent guerir la playe, ils sont contents de l'endormir et pallier. Je croy qu'ils ne me nieront pas cecy que, s'ils pouvoient adjouster de l'ordre et de la constance en un estat de vie qui se maintint en plaisir et en tranquillité par quelque foiblesse et maladie de jugement, qu'ils ne l'acceptassent:

potare et spargere flores
Incipiam, patiarque vel inconsultus haberi.

Il se trouveroit plusieurs philosophes de l'advis de Lycas : cettuy-cy ayant au demeurant ses meurs bien reglées, vivant doucement et paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son devoir envers les siens et estrangiers, se conservant tres-bien des choses nuisibles, s'estoit, par quelque alteration de sens, imprimé en la fantasie une resverie: c'est qu'il pensoit estre perpetuellement aux theatres à y voir des passetemps, des spectacles et des plus belles comedies du monde. Guery qu'il fust par les medecins de cette humeur peccante, à peine qu'il ne les mit en proces pour le restablir en la douceur de ces imaginations, [215v]

pol'me occidistis, amici,
Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error;

d'une pareille resverie à celle de Thrasilaus, fils de Pythodorus, qui se faisoit à croire que tous les navires qui relaschoient du port de Pyrée et yabordoient, ne travailloient que pour son service: se resjouyssant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avec joye. Son frere Crito l'ayant faict remettre en son meilleur sens, il regrettoit cette sorte de condition en laquelle il avoit vescu plein de liesse et deschargé de tout desplaisir. C'est ce que dit ce vers ancien Grec, qu'il y a beaucoup de commodité à n'estre pas si advisé,

En taoi phronein gar maeden haedistos bios,

et l'Ecclesiaste: En beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisir; et, qui acquiert science, s'aquiert du travail et tourment. Cela mesme à quoy en general la philosophie consent, cette derniere recepte qu'elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est de mettre fin à la vie que nous ne pouvons supporter: Placet? pare. Non placet? quacunque vis, exi ; Pungit dolor? Vel fodiat sane. Si nudus es, da jugulum; sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, resiste ; et ce mot des Grecs convives qu'ils y appliquent: Aut bibat, aut abeat , (qui sonne plus sortablement en la langue d'un Gascon qui change volontiers en V le B, qu'en celle de Cicero );

Vivere si rectè nescis, decede peritis;
Lusisti satis, edisti satis atque bibisti;
Tempus abire tibi est, ne potum largius aequo
Rideat et pulset lasciva decentius aetas;

qu'est-ce autre chose qu'une confession de son impuissance et un renvoy non seulement à l'ignorance, pour y estre à couvert, mais à la stupidité mesme, au non sentir et au non estre?

Democritum postquam matura vetustas
Admonuit memorem motus languescere mentis,
Sponte sua leto caput obvius obtulit ipse.

C'est ce que disoit Antisthenes, qu'il falloit faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre; et ce que Chrysippus alleguoit sur ce propos du poete Tyrtaeus, [216] De la vertu, ou de mort approcher. Et Crates disoit que l' Amour se guerissoit par la faim, si non par le temps; et, à qui ces deux moïens ne plairroient, par la hart. Celuy Sextius duquel Senecque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s'estant jetté, toutes choses laissées, à l'estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort au deffaut de la science. Voicy les mots de la loy sur ce subject: Si d'aventure il survient quelque grand inconvenient qui ne se puisse remedier, le port est prochain; et se peut on sauver à nage hors du corps comme hors d'un esquif qui faict eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché au corps. Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s'en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commençois tantost à dire. Les simples, dit Saint Paul, et les ignorans s'eslevent et saisissent du ciel; et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux. Je ne m'arreste ny à Valentian, ennemy declaré de la science et des lettres, ny à Licinius, tous deux Empereurs Romains, qui les nommoient le venin et la peste de tout estat politique; ny à Mahumet, qui, comme j'ay entendu, interdict la science à ses hommes; mais l'exemple de ce grand Lycurgus, et son authorité doit certes avoir grand pois; et la reverence de cette divine police Lacedemonienne, si grande, si admirable et si long temps fleurissante en vertu et en bon heur, sans aucune institution ny exercice de lettres. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau, qui a esté descouvert du temps de nos peres par les Espaignols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrat et sans loy, vivent plus legitimement et plus regléement que les nostres, où il y a plus d'officiers et de loix qu'il n'y a d'autres hommes et qu'il n'y a d'actions,

Di cittatorie piene e di libelli,
D'esamine e di carte, di procure,
Hanno le mani e il seno, e gran fastelli
Di chiose, di consigli e di letture: [216v]
Per cui le faculta de poverelli
Non sono mai ne le citta sicure;
Hanno dietro e dinanzi, e d'ambi ilati,
Notai (procuratori e advocati.
)

C'estoit ce que disoit un senateur Romain des derniers siecles, que leurs predecesseurs avoient l'aleine puante à l'ail, et l'estomac musqué de bonne conscience; et qu'au rebours ceux de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans toute sorte de vices; c'est à dire, comme je pense, qu'ils avoient beaucoup de sçavoir et de suffisance, et grand faute de preud'hommie. L'incivilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse s'accompaignent volontiers de l'innocence; la curiosité, la subtilité, le sçavoir trainent la malice à leur suite; l'humilité, la crainte, l'obeissance, la debonnaireté (qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine) demandent une ame vuide, docile et presumant peu de soy. Les Chrestiens ont une particuliere cognoissance combien la curiosité est un mal naturel et originel en l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut la premiere ruine du genre humain; c'est la voye par où il s'est precipité à la damnation eternelle. L'orgueil est sa perte et sa corruption: c'est l'orgueil qui jette l'homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aimer mieux estre chef d'une trouppe errante et desvoyée au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur d'erreur et de mensonge, que d'estre disciple en l'eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d'autruy, à la voye batue et droicturiere. C'est, à l'avanture, ce que dict ce mot Grec ancien que la superstition suit l'orgueil et lui obeit comme à son pere: e deisidaimonia chataper patri to tupho peitetai.
O cuider! combien tu nous empesches'Apres que Socrates fut adverti que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le surnom de sage, il en fut estonné; et, se recherchant et secouant par tout, n'y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperans, vaillans, sçavans comme luy, et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. Enfin il se resolut qu'il n'estoit distingué des autres et n'estoit sage que par ce qu'il ne s'en tenoit pas; et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l'homme l'opinion de science et de sagesse; et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l'ignorance, et sa meilleure sagesse, la simplicité. La saincte parole declare miserables ceux d'entre nous qui s'estiment: Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu'as tu à te glorifier? Et ailleurs: Dieu a faict l'homme semblable à l'ombre; de [217] laquelle qui jugera, quand, par l'esloignement de la lumière, elle sera esvanouye? Ce n'est rien à la verité que de nous. Il s'en faut tant que nos forces conçoivent la hauteur divine, que, des ouvrages de nostre createur, ceux-là portent mieux sa marque et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C'est aux Chrestiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroiable. Elle est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre l'humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle; et, si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singuliere. Melius scitur deus nesciendo , dict Saint Augustin; et Tacitus : Sanctius est ac reverentius de actis deorum credere quam scire. Et Platon estime qu'il y ayt quelque vice d'impieté à trop curieusement s'enquerir et de Dieu et du monde, et des causes premieres des choses. Atque illum quidem parentem hujus universitatis invenire difficile; et, quum jam inveneris, indicare in vulgus, nefas , dict Cicero . Nous disons bien, puissance, verité, justice: ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand; mais cette chose là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme,

Immortalia mortali sermone notantes;

ce sont toutes agitations et émotions qui ne peuvent loger en Dieu selon nostre forme; ny nous, l'imaginer selon la sienne. C'est à Dieu seul de se cognoistre et d'interpreter ses ouvrages. Et le faict en nostre langue, improprement, pour s'avaller et descendre à nous, qui sommes à terre, couchez. La prudence, comment luy peut elle convenir, qui est l'eslite entre le bien et le mal, veu que nul mal ne le touche? Quoy la raison et l'intelligence, desquelles nous nous servons pour, par les choses obscures, arriver aux apparentes, veu qu'il n'y a rien d'obscur à Dieu ? La justice, qui distribue à chacun ce qui luy appartient, engendrée pour la société et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu ? La temperance, comment? qui est la moderation des voluptés corporelles, qui n'ont nulle place en la divinité. La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, luy appartiennentaussi peu, ces trois choses n'ayans nul accés pres de luy. Parquoy Aristote le tient egallement exempt de vertu et de vice. Neque gratia neque ira teneri potest, quod quae talia essent, imbecilla essent omnia. La participation que nous avons à la connoissance de la verité, quelle qu'elle soit, ce n'est pas par nos propres forces que nous l'avons acquise. Dieu nous a assez apris cela par les tesmoins qu'il a choisi du vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets: nostre foy ce n'est pas nostre acquest, c'est un pur present de la liberalité d'autruy. Ce n'est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c'est par authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre jugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre cler-voyance. C'est par l'entremise de nostre ignorance plus que de nostre science que nous sommes sçavans de ce divin sçavoir. Ce n'est pas merveille si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connoissance supernaturelle [217v] et celeste: apportons y seulement du nostre l'obeissance et la subjection: car, comme il est escrit: Je destruiray la sapience des sages, et abbatray la prudence des prudens. Où est le sage? où est l'ecrivain? où est le disputateur de ce siecle? Dieu n'a-il pas abesty la sapience de ce monde? Car, puis que le monde n'a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu, par la vanité de la predication, sauver les croyans. Si me faut-il voir en fin s'il est en la puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette queste qu'il y a employé depuis tant de siecles, l'a enrichy de quelque nouvelle force et de quelque verité solide. Je croy qu'il me confessera, s'il parle en conscience, que tout l'acquest qu'il a retiré d'une si longue poursuite, c'est d'avoir appris à reconnoistre sa foiblesse. L'ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l'avons, par longue estude, confirmée et averée. Il est advenu aux gens véritablement sçavans ce qui advient aux espics de bled: ils vont s'eslevant et se haussant, la teste droite et fiere, tant qu'ils sont vuides; mais, quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s'humilier et à baisser les cornes. Pareillement, les hommes ayant tout essayé et tout sondé, n'ayant trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses rien de massif et ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presomption et reconneu leur condition naturelle. C'est ce que Velleius reproche à Cotta et à Cicero, qu'ils ont appris de Philo n'avoir rien appris.Pherecydes, l'un des sept sages, escrivant à Thales, comme il expiroit: J'ay, dict-il, ordonné aux miens, apres qu'ils m'auront enterré, de t'apporter mes escrits: s'ils contentent et toy et les autres sages, publie les; sinon, supprime les; ils ne contiennent nulle certitude qui me satisface à moymesmes. Aussi ne fay-je pas profession de sçavoir la verité, et d'y atteindre. J'ouvre les choses plus que je ne les descouvre. Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda ce qu'il sçavoit, respondit qu'il sçavoit cela, qu'il ne sçavoit rien. Il verifioit ce qu'on dit, que la plus grande part de ce que nous sçavons, est la moindre de celles que nous ignorons; c'est à dire que ce mesme que nous pensons sçavoir, c'est une piece, et bien petite, de nostre ignorance. Nous sçavons les choses en songe, dict Platon, et les ignorons en verité. Omnes pene veteres nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt; angustos sensus, imbecillos animos, brevia curricula vitae. Cicero mesme, qui devoit au sçavoir tout son vaillant, Valerius dict que sur sa vieillesse il commença à desestimer les [218] lettres. Et pandant qu'il les traictoit, c'estoit sans obligation d'aucun parti, suivant ce qui luy sembloit probable, tantost en l'une secte, tantost en l'autre: se tenant tousjours sous la dubitation de l' Academie . Dicendum est, sed ita ut nihil affirmem, quaeram omnia, dubitans plerumque et mihi diffidens. J'auroy trop beau jeu si je vouloy considerer l'homme en sa commune façon et en gros, et le pourroy faire pourtant par sa regle propre, qui juge la verité non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui vigilans stertit,
Mortua cui vita est prope jam vivo atque videnti,

qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plus part de ses facultez naturelles oisives. Je veux prendre l'homme en sa plus haute assiete. Considerons le en ce petit nombre d'hommes excellens et triez qui, ayant esté douez d'une belle et particuliere force naturelle, l'ont encore roidie et esguisée par soin, par estude et par art, et l'ont montéeau plus haut point de sagesse où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur ame à tout sens et à tout biais, l'ont appuyée et estançonnée de tout le secours estranger qui luy a esté propre, et enrichie et ornée de tout ce qu'ils ont peu emprunter, pour sa commodité, du dedans et dehors du monde; c'est en eux que loge la hauteur extreme de l'humaine nature. Ils ont reglé le monde de polices et de loix; ils l'ont instruict par arts et sciences, et instruict encore par l'exemple de leurs meurs admirables. Je ne mettray en compte que ces gens-là, leur tesmoignage et leur experience. Voyons jusques où ils sont allez et à quoy ils se sont tenus. Les maladies et les defauts que nous trouverons en ce college là, le monde les pourra hardiment bien avouer pour siens. Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce point: ou qu'il dict qu'il l'a trouvée, ou qu'elle ne se peut trouver, ou qu'il en est encore en queste. Toute la philosophie est départie en ces trois genres. Son dessein est de rechercher la verité, la science et la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens et autres, ont pensé l'avoir trouvée. Ceux-cy ont estably les sciences que nous avons, et les ont traittées comme notices certaines. Clitomachus, Carneades [218v] et les Academiciens ont desesperé de leur queste, et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c'est la foiblesse et humaine ignorance; ce party a eu la plus grande suyte et les sectateurs les plus nobles. Pyrrho et autres Skeptiques ou Epechistes -- desquels les dogmes plusieurs anciens ont tenu tirez de Homere, des sept sages, d' Archilochus, d' Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes -- disent qu'ils sont encore en cherche de la verité. Ceux-cy jugent que ceux qui pensent l'avoir trouvée, se trompent infiniement; et qu'il y a encore de la vanité trop hardie en ce second degré qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d'y atteindre. Car cela, d'establir la mesure de nostre puissance, de connoistre et juger la difficulté des choses, c'est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit
An sciri possit quo se nil scire fatetur.

L'ignorance qui se sçait, qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas une entiere ignorance: pour l'estre, il faut qu'elle s'ignore soy-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est de branler, douter et enquerir, ne s'asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actionsde l'ame, l'imaginative, l'appetitive et la consentante, ils en reçoivent les deux premieres; la dernière, ils la soustiennent et la maintiennent ambigue, sans inclination ny approbation d'une part ou d'autre, tant soit-elle legere. Zenon peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez de l'ame: la main espandue et ouverte, c'estoit apparence; la main à demy serrée et les doigts un peu croches, consentement; le poing fermé, comprehantion; quand, de la main gauche, il venoit encore à clorre ce poing plus estroit, science. Or cette assiette de leur jugement, droicte et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie, qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l'impression de l'opinion et science que nous pensons avoir des choses. D'où naissent la crainte, l'avarice, l'envie, les desirs immoderez, l'ambition, l'orgueil, la superstition, l'amour de nouvelleté, la rebellion, le desobeissance, l'opiniatreté et la pluspart des maux corporels. Voire ils s'exemptent [219] par là de la jalousie de leur discipline. Car ils debattent d'une bien molle façon. Ils ne craignent point la revenche à leur dispute. Quand ils disent que le poisant va contre bas, ils seroient bien marris qu'on les en creut; et cerchent qu'on les contredie, pour engendrer la dubitation et surceance de jugement, qui est leur fin. Ils ne mettent en avant leurs propositions que pour combatre celles qu'ils pensent que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur, ils prendront aussi volontiers la contraire à soustenir: tout leur est un; ils n'y ont aucun chois. Si vous establissez que la nege soit noire, ils argumentent au rebours qu'elle est blanche. Si vous dites qu'elle n'est ny l'un ny l'autre, c'est à eux à maintenir qu'elle est tous les deux. Si, par certain jugement, vous tenez que vous n'en sçavez rien, ils vous maintiendront que vous le sçavez. Oui, et si, par un axiome affirmatif, vous asseurez que vous en doutez, ils vous iront debattant que vous n'en doutez pas, ou que vous ne pouvez juger et establir que vous en doutez. Et, par cette extremité de doubte qui se secoue soy-mesme, ils se separent et se divisent de plusieurs opinions, de celles mesmes qui ont maintenu en plusieurs façons le doubte et l'ignorance. Pourquoy ne leur sera il permis, disent ils, comme il est entre les dogmatistes à l'un dire vert, à l'autre jaune, à eux aussi de doubter? est il chose qu'on vous puisse proposer pour l'advouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considerer comme ambigue? Et, où les autres sontportez, ou par la coustume de leur païs, ou par l'institution des parens, ou par rencontre, comme par une tempeste, sans jugement et sans chois, voire le plus souvant avant l'aage de discretion, à telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle ils se treuvent hippothequez, asserviz et collez comme à une prise qu'ils ne peuvent desmordre: -- ad quamcunque disciplinam velut tempestate delati, ad eam tanquam ad saxum adhaerescunt -- pourquoy à ceux cy ne sera il pareillement concedé de maintenir leur liberté, [219v] et considerer les choses sans obligation et servitude? Hoc liberiores et solutiores quod integra illis est judicandi potestas. N'est ce pas quelque advantage de se trouver desengagé de la necessite qui bride les autres? Vaut il pas mieux demeurer en suspens que de s'infrasquer en tant d'erreurs que l'humaine fantaisie a produictes? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion que de se mesler à ces divisions seditieuses et quereleuses? Qu'iray-je choisir? Ce qu'il vous plaira, pourveu que vous choisissez' Voilà une sotte responce, à laquelle pourtant il semble que tout le dogmatisme arrive, par qui il ne nous est pas permis d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party, il ne sera jamais si seur qu'il ne vous faille, pour le deffendre, attaquer et combatre cent et cent contraires partis. Vaut il pas mieux se tenir hors de cette meslée? Il vous est permis d'espouser, comme vostre honneur et vostre vie, la creance d' Aristote sur l'Eternité de l'ame, et desdire et desmentir Platon là dessus; et à eux il sera interdit d'en douter? S'il est loisible à Panaetius de soustenir son jugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement, pourquoy un sage n'osera il en toutes choses ce que cettuy-cy ose en celles qu'il a apprinses de ses maistres, establies du commun consentement de l'eschole de laquelle il est sectateur et professeur? Si c'est un enfant qui juge, il ne sçait que c'est; si c'est un sçavant, il est praeoccupé. Ils se sont reservez un merveilleux advantage au combat, s'estant deschargez du soing de se couvrir. Il ne leur importe qu'on les frape, pourveu qu'ils frappent; et font leurs besongnes de tout. S'ils vainquent, vostre proposition cloche; si vous, la leur. S'ils faillent, ils verifient l'ignorance; si vous faillez, vous la verifiez. S'ils preuvent que rien ne se sçache, il va bien; s'ils ne le sçavent pas prouver, il est bon de mesmes. Ut, quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inveniuntur, facilius ab utraque parte assertio sustineatur. Et font estat de trouver bien plus facilement pour quoy une chose soit fauce, que non pas qu'elle soit vraïe; et ce qui n'est pas, que ce qui est; et ce qu'ils ne croient pas, que ce qu'ils croïent. Leurs façons de parler sont: Je n'establis rien; il n'est non plus ainsi qu'ainsin, ou que ny l'un ny l'autre; je ne le comprens point; les apparences sont égales par tout; la loy de parler et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vray, qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c'est epecho, c'est à dire je soutiens, je ne bouge. Voylà leurs refreins, et autres de pareille substance. Leur effect, c'est une pure, entiere et tres-parfaicte surceance et suspension de jugement. Ils se servent de leur raison pour enquerir et pour debatre, mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle confession d'ignorance, un jugement sans pente et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrronisme . J'exprime cette fantasie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent [220] difficile à concevoir; et les autheurs mesmes la representent un peu obscurement et diversement. Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles, à l'impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des loix et des coustumes et à la tradition des arts. Non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit. Ils laissent guider à ces choses là leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours ce que on dict de Pyrrho . Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des charretes, se presentant aux precipices, refusant de s'accommoder aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n'a pas voulu se faire pierre ou souche; il a voulu se faire homme vivant, discourant et raisonnant, jouïssant de tous plaisirs et commoditez naturelles, embesoignant et se servant de toutes ses pieces corporelles et spirituelles en regle et droicture. Les privileges fantastiques, imaginaires et faux, que l'homme s'est usurpé, de regenter, d'ordonner, d'establir la vérité, il les a, de bonne foy, renoncez et quittez. Si n'est-il point de secte qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ny perceues, ny consenties, s'il veut vivre. Et, quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s'illuy sera utile, et se plie à ce que le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode, circonstances probables seulement: apres lesquelles il est tenu d'aller et se laisser remuer aux apparences, pourveu qu'elles n'ayent point d'expresse contrarieté. Il a un corps, il a une ame; les sens le poussent, l'esprit l'agite. Encores qu'il ne treuve point en soy cette propre et singuliere marque de juger et qu'il s'aperçoive qu'il ne doit engager son consentement, attendu qu'il peut estre quelque faulx pareil à ce vray, il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il d'arts qui font profession de consister en la conjecture plus qu'en la science; qui ne decident pas du vray et du faulx et suivent seulement ce qui semble? Il y a, disent ils, et vray et faulx, et y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l'arrester à la touche. Nous en valons bien mieux de nous laisser manier sans inquisition à l'ordre du monde. Une ame garantie de prejugé a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gens qui jugent et contrerollent leurs juges ne s'y soubsmettent jamais deuement. Combien, et aux loix de la religion et aux loix politiques, se trouvent plus dociles et aisez à mener les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et paedagogues des causes divines et humaines' Il n'est rien en l'humaine invention où il y ait tant de verisimilitude et d'utilité. Cette-cy presente l'homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d'en haut quelque force estrangere, desgarni d'humaine science, et d'autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement pour faire plus de place à la foy; ny mescreant, ny establissant aucun dogme contre les observances communes; humble, obeïssant, disciplinable, studieux; ennemi juré d'haeresie, et s'exemptant par consequant des vaines et irreligieuses opinions introduites par les fauces sectes. C'est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il luy plaira y graver. Plus nous nous renvoyons et [220v] commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l' Ecclesiaste, en bonne part les choses au visage et au goust qu'elles se presentent à toy, du jour à la journée; le demeurant est hors de ta connoissance. Dominus novit cogitationes hominum, quoniam vanae sunt. Voylà comment, des trois generales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation et d'ignorance; et, en celle des dogmatistes, qui est troisième, il est aysé à descouvrir que la plus part n'ontpris le visage de l'asseurance que pour avoir meilleure mine. Ils n'ont pas tant pensé nous establir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils estoyent allez en cette chasse de la verité: quam docti fingunt, magis quam norunt. Timaeus, ayant à instruire Socrates de ce qu'il sçait des Dieux du monde et des hommes, propose d'en parler comme un homme à un homme; et qu'il suffit, si ses raisons sont probables comme les raisons d'un autre: car les exactes raisons n'estre en sa main, ny en mortelle main. Ce que l'un de ses sectateurs a ainsin imité: Ut potero, explicabo: nec tamen, ut Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quae dixero; sed, ut homunculus, probabilia conjectura sequens , et cela sur le discours du mespris de la mort, discours naturel et populaire. Ailleurs il l'a traduit sur le propos mesme de Platon : Si forte, de deorum natura ortuque mundi disserentes, minus id quod habemus animo consequimur, haud erit mirum. Aequum est enim meminisse et me qui disseram, hominem esse, et vos qui judicetis; ut, si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis. Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d'autres opinions et d'autres creances, pour y comparer la sienne et nous faire voir de combien il est allé plus outre et combien il a approché de plus pres la verisimilitude: car la verité ne se juge point par authorité et tesmoignage d'autruy. Et pourtant evita religieusement Epicurus d'en alleguer en ses escrits. Cettuy là est le prince des dogmatistes; et si nous aprenons de luy que le beaucoup sçavoir aporte l'occasion de plus doubter. On le void à escient se couvrir souvant d'obscurité si espesse et inextricable qu'on n'y peut rien choisir de son advis. C'est par effect un Pyrrhonisme soubs une forme resolutive. Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantasie d'autruy par la sienne: Qui requirunt quid de quaque re ipsi sentiamus, curiosius id faciunt quam necesse est. Haec in philosophia ratio contra omnia disserendi nullamque rem aperte judicandi, profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram viget aetatem. Hi sumus qui omnibus veris falsa quaedam adjuncta esse dicamus, tanta similitudine ut in iis nulla insit certe judicandi et assentiendi nota. Pourquoi non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes ont affecté la difficulté, si ce n'est pour faire valoir la vanité du subject et amuser la curiosité de nostre Esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creux et descharné? Clitomachus affirmoit n'avoir jamais sçeu par les escrits de Carneades entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus la facilité et Heraclytus en a esté sur-nommé schoteinos. La difficulté est une monoye que les sçavans employent, comme les joueurs de passe-passe, pour ne descouvrir la vanité de leur art, et de laquelle l'humaine bestise se paye ayséement:

Clarus, ob obscuram linguam, magis inter inanes,
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque [221]
Inversis quae sub verbis latitantia cernunt.

Cicero reprend aucuns de ses amis d'avoir accoustumé de mettre à l'astrologie, au droit, à la dialectique et à la geometrie plus de temps que ne meritoyent ces arts; et que cela les divertissoit des devoirs de la vie, plus utiles et honnestes. Les philosophes Cyrenaïques mesprisoyent esgalement la physique et la dialectique. Zenon, tout au commencement des livres de sa republique, declaroit inutiles toutes les liberales disciplines. Chrysippus disoit que ce que Platon et Aristote avoyent escrit de la Logique, ils l'avoient escrit par jeu et par exercice; et ne pouvoit croire qu'ils eussent parlé à certes d'une si vaine matiere. Plutarque le dict de la metaphysique. Epicurus l'eust encore dit de la Rhetorique, de la Grammaire, poesie, mathematiques, et, hors la physique, de toutes les sciences. Et Socrates de toutes aussi sauf celle seulement qui traite des meurs et de la vie. De quelque chose qu'on s'enquist à lui, il ramenoit en premier lieu tousjours l'enquerant à rendre compte des conditions de sa vie presente et passée, lesquelles il examinoit et jugeoit, estimant tout autre apprentissage subsecutif à celuy là et supernumeraire. Parum mihi placeant eae literae quae ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plus part des arts ont esté ainsi mesprisées par le sçavoir mesmes.Mais ils n'ont pas pensé qu'il fut hors de propos d'exercer et esbattre leur esprit és choses où il n'y avoit aucune solidité profitable. Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste; les autres, dubitateur; les autres, en certaines choses l'un, et en certaines choses l'autre. Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais l'arrestant, jamais satisfaisant, et dict n'avoir autre science que la science de s'opposer. Homere, leur autheur, a planté egalement les fondemens à toutes les sectes de philosophie, pour montrer combien il estoit indifferent par où nous allassions. De Plato nasquirent dix sectes diverses, dict on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante et rien asseverente, si la sienne ne l'est. Socrates disoit que les sages-femmes, en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent le mestier d'engendrer, elles; que luy, par le tiltre de sage homme que les Dieux lui ont deferé, s'est aussi desfaict, en son amour virile et mentale, de la faculté d'enfanter; et se contente d'aider et favorir de son secours les engendrans, ouvrir leur nature, graisser leurs conduits, faciliter l'issue de leur enfantement, juger d'iceluy, le baptizer, le nourrir, le fortifier, le mailloter et circonscrire: exerçant et maniant son engin aux perils et fortunes d'autruy. Il est ainsi de la plus part des autheurs de ce tiers genre: comme les anciens ont remarqué des escripts d' Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Zenophanes et autres. Ils ont une forme d'escrire douteuse en substance et un dessein enquerant plustost qu'instruisant, encore qu'ils entresement leur stile de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi bien et en Seneque et en Plutarque ? Combien disent ils, tantost d'un visage, tantost d'un autre, pour ceux qui y regardent de prez! Et les reconciliateurs des jurisconsultes devroient premierement les concilier chacun à soy. Platon me semble avoir aymé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies. Diversement traicter les matieres est aussi bien les traicter que conformement, et mieux: à sçavoir plus copieusement et utilement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point extreme du parler dogmatisteet resolutif: si est ce que ceux que nos parlemens presentent au peuple les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverence qu'il doit à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l'exercent, prennent leur beauté non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations que la matiere du droit souffre. Et le plus large champ aux reprehentions des uns philosophes à l'encontre des autres, se tire des contradictions et diversitez en quoy chacun d'eux se trouve empestré, ou à escient pour montrer la vacillation de l'esprit humain autour de toute matiere, ou forcé ignorammant par la volubilité et incomprehensibilité de toute matiere. Que signifie ce refrein: En un lieu glissant et coulant suspendons nostre creance? car, comme dit Euripides, Les oeuvres de Dieu en diverses Façons nous donnent de traverses, semblable à celuy qu' Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d'une divine fureur et forcé de la verité: Non, non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien; toutes choses nous sont [221v] occultes, il n'en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle est elle: revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidae, et incertae adinventiones nostrae et providentiae. Il ne faut pas trouver estrange si gens desesperez de la prise n'ont pas laissé de avoir plaisir à la chasse: l'estude estant de soy une occupation plaisante, et si plaisante que, parmy les voluptez, les Stoïciens defendent aussi celle qui vient de l'exercitation de l'esprit, y veulent de la bride, et trouvent de l'intemperance à trop sçavoir. Democritus, ayant mangé à sa table des figues qui sentoient le miel, commença soudain à chercher en son esprit d'où leur venoit cette douceur inusitée, et, pour s'en esclaircir, s'aloit lever de table pour voir l'assiete du lieu où ces figues avoyent esté cueillies; sa chambriere, ayant entendu la cause de ce remuement, luy dit en riant qu'il ne se penast plus pour cela, car c'estoit qu'elle les avoit mises en un vaisseau où il y avoit eu du miel. Il se despita dequoy elle luy avoit osté l'occasion de cette recherche et desrobé matiere à sa curiosité: Va, luy dit-il, tu m'as fait desplaisir: je ne lairray pourtant d'en chercher la cause comme si elleestoit naturelle. Et ne faillit de trouver quelque raison vraye d'un effect faux et supposé. Cette histoire d'un fameux et grand Philosophe nous represente bien clairement cette passion studieuse qui nous amuse à la poursuite des choses de l'acquet desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu'un qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce dequoy il estoit en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher; comme l'autre qui ne vouloit pas que son medecin luy ostat l'alteration de la fievre, pour ne perdre le plaisir de l'assouvir en beuvant. Satius est supervacua discere quam nihil. Tout ainsi qu'en toute pasture il y a le plaisir souvent seul; et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n'est pas tousjours nutritif ou sain. Pareillement, ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d'estre voluptueux, encore qu'il ne soit ny alimentant ny salutaire. Voicy comme ils disent: La consideration de la nature est une pasture propre à nos espris; elle nous esleve et enfle, nous fait desdaigner les choses basses et terriennes par la comparaison des superieures et celestes; la recherche mesme des choses occultes et grandes, est tres-plaisante, voire à celuy qui n'en acquiert que la reverence et crainte d'en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladive curiosité se voit [222] plus expressement encores en cet autre exemple qu'ils ont par honneur si souvant en la bouche. Eudoxus souhetoit et prioit les Dieux qu'il peut une fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur et sa beauté, à peine d'en estre brûlé soudainement. Il veut, au pris de sa vie, acquerir une science de laquelle l'usage et possession luy soit quand et quand ostée, et, pour cette soudaine et volage cognoissance, perdre toutes autres cognoissances qu'il a et qu'il peut acquerir par apres. Je ne me persuade pas aysement qu' Epicurus, Platon et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées et leurs Nombres. Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debatable. Mais, en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumiere, et ont promené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence: pourveu que, toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires: unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiae vi. Un ancien à qui on reprochoit qu'il faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela c'estoit vraymant philosopher. Ils ont voulu considerertout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la société publique, comme leurs religions; et a esté raisonnable, pour cette consideration, que les communes opinions ils n'ayent voulu les espelucher au vif aux fins de n'engendrer du trouble en l'obeïssance des lois et coustumes de leur pays. Platon traicte ce mystere d'un jeu assez descouvert. Car, où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il faict le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant, et si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions, autant utiles à persuader à la commune que ridicules à persuader à soy-mesme, sachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et, sur toutes, les plus farouches et enormes. Et pourtant, en ses loix, il a grand soing qu'on ne chante en publiq que des poesies desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin; et, estant si facile d'imprimer tous fantosmes en l'esprit humain, que c'est injustice de ne le paistre plustost de mensonges profitables que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dict tout destroussement en sa republique que, pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer les unes sectes avoir plus suivy la verité, les autres l'utilité, par où celles cy ont gaigné crédit. C'est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination le plus vray, ne s'y presente pas pour le plus utile à nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte. Il y a d'autres subjects qu'ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant à y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car, n'ayans rien trouvé de si caché dequoy ils n'ayent voulu parler, il leur est souvent force de [222v] forger des conjectures foibles et folles, non qu'ils les prinsent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque verité, mais pour l'exercice de leur estude: Non tam id sensisse quod dicerent, quam exercere ingenia materiae difficultate videntur voluisse. Et, si on ne le prenoit ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance, varieté et vanité d'opinions que nous voyons avoir esté produites par ces ames excellentes et admirables? Car, pour exemple, qu'est-il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures, le regler et le monde à nostre capacité et à nos loix, et nousservir aux despens de la divinité de ce petit eschantillon de suffisance qu'il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition? Et, par ce que nous ne pouvons estendre nostre veue jusques en son glorieux siege, l'avoir ramené ça bas à nostre corruption et à nos miseres? De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vray-semblance et plus d'excuse, qui reconnoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l'honneur et la reverence que les humains luy rendoient soubs quelque visage, sous quelque nom et en quelque maniere que ce fut: Jupiter omnipotens rerum, regumque deumque Progenitor genitrixque. Ce zele universellement a esté veu du ciel de bon oeil. Toutes polices ont tiré fruit de leur devotion: les hommes, les actions impies, ont eu par tout les evenemens sortables. Les histoires payennes reconnoissent de la dignité, ordre, justice et des prodiges et oracles employez à leur profit et instruction en leurs religions fabuleuses, Dieu, par sa misericorde, daignant à l'avanture fomenter par ces benefices temporels les tendres principes d'une telle quelle brute connoissance que la raison naturelle nous a donné de luy au travers des fausses images de nos songes. Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses sont celles que l'homme a forgé de son invention. Et, de toutes les religions que Saint Paul trouva en credit à Athenes, celle qu'ils avoyent desdiée à une Divinité cachée et inconnue luy sembla la plus excusable. Pythagoras adombra la verité de plus pres, jugeant que la connoissance de cette cause premiere et estre des estres devoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration; que ce n'estoit autre chose que l'extreme effort de nostre imagination vers la perfection, chacun en amplifiant l'idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce projet la devotion de son peuple, l'attacher à une religion purement mentale, sans objet prefix et sans meslange materiel, il entreprit chose de nul usage: l'esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant en cet infini de pensées informes; il les luy faut compiler en certaine image, à son modelle. La majesté divine s'est ainsi pour nous aucunement laissécirconscrire aux limites corporels: ses sacremens supernaturels et celestes ont des signes de nostre terrestre condition; son adoration s'exprime par offices et paroles sensibles: car c'est l'homme, qui croid et qui prie. Je laisse à part les autres argumens qui s'employent à ce subject. Mais à peine me feroit on accroire, que la veue de nos crucifix et peinture de ce piteux supplice, que les ornemens et mouvemens ceremonieux de nos eglises, que les voix accommodées à la devotion de nostre pensée, et cette esmotion des sens n'eschauffent l'ame des peuples, d'une passion religieuse, de tres-utile effect. De celles ausquelles on a donné corps, comme la necessité l'a requis, parmy cette cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil, la lumiere commune, L'oeil du monde; et si Dieu au chef porte des yeux, Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux, Qui donnent vie à tous, nous maintienent et gardent, [223] Et les faicts des humains en ce monde regardent: Ce beau, ce grand soleil qui nous faict les saisons, Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons; Qui remplit l'univers de ses vertus connues; Qui, d'un traict de ses yeux, nous dissipe les nues: L'esprit, l'ame du monde, ardant et flamboyant, En la course d'un jour tout le Ciel tournoyant; Plein d'immense grandeur, rond, vagabond et ferme; Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme; En repos sans repos; oysif, et sans sejour; Fils aisné de nature et le pere du jour. D'autant qu'outre cette sienne grandeur et beauté, c'est la piece de cette machine que nous descouvrons la plus esloignée de nous, et, par ce moyen, si peu connue, qu'ils estoient pardonnables d'en entrer en admiration et reverence. Thales, qui le premier s'enquesta de telle matiere, estima Dieu un esprit qui fit d'eau toutes choses; Anaximander, que les Dieux estoyent mourans et naissans à diverses saisons, et que c'estoyent des mondes infinis en nombre; Anaximenes, que l'air estoit Dieu, qu'il estoit produit et immense, tousjours mouvant. Anaxagoras, le premier, a tenu la description et maniere de toutes choses, estre conduite par la force et raisond'un esprit infini. Alcmaeon a donné la divinité au soleil, à la lune, aux astres et à l'ame. Pythagoras a faict Dieu un esprit espandu par la nature de toutes choses d'où nos ames sont déprinses; Parmenides, un cercle entournant le ciel et maintenant le monde par l'ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des Dieux les quatre natures desquelles toutes choses sont faictes; Protagoras, n'avoir que dire, s'ils sont ou non, ou quels ils sont; Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont Dieux, tantost cette nature qui eslance ces images, et puis nostre science et intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages; il dict, au Timaee, le pere du monde ne se pouvoir nommer; aux loix, qu'il ne se faut enquerir de son estre; et, ailleurs, en ces mesmes livres, il faict le monde, le ciel, les astres, la terre et nos ames Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l'ancienne institution en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates : tantost qu'il ne se faut enquerir de la forme de Dieu, et puis il luy faict establir que le Soleil est Dieu, et l'ame Dieu; qu'il n'y en a qu'un, et puis qu'il y en a plusieurs. Speusippus, neveu de Platon, faict Dieu certaine force gouvernant les choses, et qu'elle est animale; Aristote, asture que c'est l'esprit, asture le monde; asture il donne un autre maistre à ce monde, et asture faict Dieu l'ardeur du ciel. Zenocrates en faict huict: les cinq nommez entre les planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes comme de ses membres, le septiesme et huictiesme, le soleil et la lune. Heraclides Ponticus ne faict que vaguer entre les advis et en fin prive Dieu de sentiment et le faict remuant de forme à autre, et puis dict que c'est le ciel et la terre. Theophraste se promeine de pareille irresolution entre toutes ses fantasies, attribuant l'intendance du monde tantost à l'entendement, tantost au ciel, tantost aux estoilles; Strato, que c'est Nature ayant la force d'engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment; Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal, laquelle loy est un animant, et oste les Dieux accoustumez, Jupiter, Juno, Vesta; Diogenes Apolloniates, que c'est l'aage. Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun avec l'humaine nature. Ariston estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens et ignore s'il est animant ou autre chose; Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l'ame de Nature, tantost la chaleur supreme entournant et envelopant tout. Perseus, auditeur de Zeno, a tenu qu'on a surnommé Dieux ceux qui avoyent apporté quelque notable utilité à l'humaine vie et les choses mesmesprofitables. Chrysippus faisoit un amas confus de toutes les precedentes sentences, et comptoit, entre mille formes de Dieux qu'il faict, les hommes aussi qui sont immortalisez. Diagoras et Theodorus nioyent tout sec qu'il y eust des Dieux . Epicurus faict les dieux luisans, transparens et perflables, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups, revestus d'une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage. Ego deûm genus esse semper duxi, et dicam coelitum; Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus. Fiez vous à vostre philosophie; vantez vous d'avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques! Le trouble des formes mondaines a gaigné sur moy que les diverses moeurs et fantasies aux miennes ne me desplaisent pas tant comme elles m'instruisent, ne m'enorgueillissent pas tant comme elles m'humilient en les conferant; et tout autre choix que celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative. Je laisse à part les trains de vie monstrueux et contre nature. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subject que les escholes: par où nous pouvons apprendre que la Fortune mesme n'est pas plus diverse et variable que nostre raison, ny plus aveugle et inconsidérée. Les choses les plus ignorées sont plus propres à estre deifiées: Parquoy de faire de nous des Dieux, comme l'ancienneté, cela surpasse l'extreme foiblesse de discours. J'eusse encore plustost suivy ceux qui adoroient le serpent, le chien et le boeuf: d'autant que leur nature et leur estre nous est moins connu; et avons plus de loy d'imaginer ce qu'il nous plaist de ces bestes-là et leur attribuer des facultez extraordinaires. Mais d'avoir faict des dieux de nostre condition, de laquelle nous devons connoistre l'imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations et les parentelles, l'amour et la jalousie, nos membres et nos os, nos fievres et nos plaisirs, nos morts, nos sepultures, il faut que cela soit party d'une merveilleuse yvresse de l'entendement humain,

Quae procul usque adeo divino ab numine distant,
Inque Deum numero quae sint indigna videri.

Formae, aetates, vestitus, ornatus noti sunt; genera, conjugia, cognationes omniaque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanae: nam et perturbatis animis inducuntur; accipimus enim deorum cupiditates, aegritudines, iracundias. [223v] Comme d'avoir attribué la divinité non seulement à la foy, à la vertu, à l'honneur, concorde, liberté, victoire, pieté: mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misere, à la peur, à la fievre et à la male fortune, et autres injures de nostre vie fresle et caduque.

Quid juvat hoc, templis nostros inducere mores?
O curvae in terris animae et coelestium inanes!

Les Aegyptiens, d'une imprudente prudence, defendoyent sur peine de la hart que nul eust à dire que Serapis et Isis, leurs Dieux, eussent autres fois esté hommes; et nul n'ignoroit qu'ils ne l'eussent esté. Et leur effigie representée le doigt sur la bouche signifioit, dict Varro, cette ordonnance mysterieuse à leur prestres de taire leur origine mortelle, comme par raison necessaire annullant toute leur veneration. Puis que l'homme desiroit tant de s'apparier à Dieu, il eust mieux faict, dict Cicero, de ramener à soy les conditions divines et les attirer ça bas, que d'envoyer là haut sa corruption et sa misere; mais, à le bien prendre, il a faict en plusieurs façons et l'un et l'autre, de pareille vanité d'opinion. Quand les Philosophes espeluchent la hierarchie de leurs dieux et font les empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges et leur puissance, je ne puis pas croire qu'ils parlent à certes. Quand Platon nous deschiffre le vergier de Pluton et les commoditez ou peines corporelles qui nous attendent encore apres la ruine et aneantissement de nos corps, et les accommode au ressentiment que nous avons en cette vie,

Secreti celant calles, et myrtea circum
Sylva tegit; curae non ipsa in morte relinquunt;

quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d'or et de pierrerie, peuplé de garses d'excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je voy bien que ce sont des moqueurs qui se plient à nostre bestise pour nous emmieler et attirer par ces opinions et esperances, convenables à nostre mortel appetit. Si sont aucuns des nostres tombez en pareille erreur, se promettant apres la resurrection une vie terrestre et temporelle accompaignée de toutes sortes de plaisirs et commoditez mondaines. Croyons nous que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom luy en est demeuré, ait estimé que l'homme, cette pauvre creature, eut rien en luy applicable à cette incomprehensible puissance? et qu'il ait creu que nos prises languissantes fussent capables, ny la force de nostre sens assez robuste, pour participer à la beatitude ou peine eternelle? Il faudroit luy dire de la [224] part de la raison humaine: Si les plaisirs que tu nous promets en l'autre vie sont de ceux que j'ay senti çà bas, cela n'a rien de commun avec l'infinité. Quand tous mes cinq sens de nature seroient combles de liesse, et cette ame saisie de tout le contentement qu'elle peut desirer et esperer, nous sçavons ce qu'elle peut: cela, ce ne seroit encores rien. S'il y a quelque chose du mien, il n'y a rien de divin. Si cela n'est autre que ce qui peut appartenir à cette nostre condition presente, il ne peut estre mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La reconnoissance de nos parens, de nos enfans et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouiller en l'autre monde, si nous tenons encore à un tel plaisir, nous sommes dans les commoditez terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir: pour dignement les imaginer, il faut les imaginer inimaginables, indicibles et incomprehensibles, et parfaictement autres que celles de nostre miserable experience. Oeuil ne sçauroit voir, dict Saint Paul, et ne peut monter en coeur d'homme l'heur que Dieu a preparé aux siens. Et si, pour nous en rendre capables, on reforme et rechange nostre estre (comme tu dis, Platon, par tes purifications), ce doit estre d'un si extreme changement et si universel que, par la doctrine physique, ce ne sera plus nous,

Hector erat tunc cum bello certabat; at ille,
Tractus ab Aemonio, non erat Hector, equo.

Ce sera quelque autre chose qui recevra ces recompenses,

quod mutatur, dissolvitur; interit ergo:
Trajiciuntur enim partes atque ordine migrant.

Car, en la Metempsicose de Pythagoras et changement d'habitation qu'il imaginoit aux ames, pensons nous que le lyon, dans lequel est l'ame de Caesar, espouse les passions qui touchoient Caesar, ny que ce soit luy? Si c'estoit encore luy, ceux là auroyent raison qui, combattants cette opinion contre Platon, luy reprochent que le fils se pourroit trouver à chevaucher sa mere, revestue d'un corps de mule, et semblables absurditez. Et pensons nous qu'és mutations qui [224v] se font des corps des animaux en autres de mesme espece, les nouveaux venus ne soient autres que leurs predecesseurs? Des cendres d'un phoenix s'engendre, dit-on, un ver, et puis un autre phoenix; ce second Phoenix, qui peut imaginer qu'il ne soit autre que le premier? Les vers qui font nostre soye, on les void comme mourir et assecher, et, de ce mesme corps, se produire un papillon, et de là un autre ver, qu'il seroit ridicule estimer estre encores le premier. Ce qui a cessé une fois d'estre, n'est plus,

Nec si materiam nostram collegerit aetas
Post obitum, rursumque redegerit, ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitae,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quoque factum,
Interrupta semel cum si repetentia nostra.

Et quand tu dis ailleurs, Platon, que ce sera la partie spirituelle de l'homme à qui il touchera de jouyr des recompenses de l'autre vie, tu nous dis chose d'aussi peu d'apparence,

Scilicet, avolsis radicibus, ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem, seorsum corpore toto.

Car, à ce compte, ce ne sera plus l'homme, ny nous, par consequent, à qui touchera cette jouyssance: car nous sommes bastis de deux pieces principales essentielles, desquelles la separation c'est la mort et ruyne de nostre estre,

Inter enim jacta est vitai pausa, vagéque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.

Nous ne disons pas que l'homme souffre quand les vers luy rongent ses membres, dequoy il vivoit, et que la terre les consomme,

Et nihil hoc ad nos, qui coitu conjugioque
Corporis atque animae consistimus uniter apti.

D'avantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les [225] dieux reconnoistre et recompenser à l'homme, apres sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puis que ce sont eux mesmes qui les ont acheminées et produites en luy? Et pourquoi s'offencent ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu'ils l'ont eux-mesmes produict en cette condition fautiere, et que, d'un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empescher de faillir? Epicurus opposeroit-il pas cela à Platon avec grand apparence de l'humaine raison, s'il ne se couvroit souvent par cette sentence: Qu'il est impossible d'establir quelque chose de certain de l'immortelle nature par la mortelle? Elle ne fait que fourvoyer par tout, mais specialement quand elle se mesle des choses divines. Qui le sent plus evidamment que nous? Car, encores que nous luy ayons donné des principes certains et infallibles, encores que nous esclairions ses pas par la saincte lampe de la verité qu'il a pleu à Dieu nous communiquer, nous voyons pourtant journellement, pour peu qu'elle se démente du sentier ordinaire et qu'elle se destourne ou escarte de la voye tracée et battue par l' Eglise, comme tout aussi tost elle se perd, s'embarrasse et s'entrave, tournoyant et flotant dans cette mer vaste, trouble et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussi tost qu'elle pert ce grand et commun chemin, elle va se divisant et dissipant en mille routes diverses. L'homme ne peut estre que ce qu'il est, ny imaginer que selon sa portée. C'est plus grande presomption, dict Plutarque, à ceux qui ne sont qu'hommes, d'entreprendre de parler et discourir des dieux et des demy-dieux que ce n'est à un homme ignorant de musique vouloir juger de ceux qui chantent, ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre par quelque legere conjecture les effects d'un art qui est hors de sa cognoissance. L'ancienneté pensa, ce croy-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l'apparier à l'homme, la vestir de ses facultez et estrener de ses belles humeurs et plus honteuses necessitez, luy offrant de nos viandes à manger, de nos danses, mommeries et farces à la resjouïr, de nos vestemens à se couvrir et maisons à [225v] loger, la caressant parl'odeur des encens et sons de la musique, festons et bouquets, et, pour l'accommoder à noz vicieuses passions, flatant sa justice d'une inhumaine vengeance, l'esjouïssant de la ruine et dissipation des choses par elle creées et conservées (comme Tiberius Sempronius qui fit brusler, pour sacrifice à Vulcan, les riches despouilles et armes qu'il avoit gaigné sur les ennemis en la Sardaigne; et Paul Aemile, celles de Macedoine à Mars et à Minerve; et Alexandre, arrivé à l' Ocean Indique, jetta en mer, en faveur de Thetis, plusieurs grands vases d'or); remplissant en outre ses autels d'une boucherie non de bestes innocentes seulement, mais d'hommes aussi, ainsi que plusieurs nations, et entre autres la nostre, avoient en usage ordinaire. Et croy qu'il n'en est aucune exempte d'en avoir faict essay,

Sulmone creatos
Quattuor hic juvenes, totidem quos educat Ufens,
Viventes rapit, inferias quos immolet umbris.

Les Getes se tiennent immortels, et leur mourir n'est que s'acheminer vers leur Dieu Zamolxis . De cinq en cinq ans ils depeschent vers luy quelqu'un d'entre eux pour le requerir des choses necessaires. Ce deputé est choisi au sort. Et la forme de le depescher, apres l'avoir de bouche informé de sa charge, est que, de ceux qui l'assistent, trois tiennent debout autant de javelines sur lesquelles les autres le lancent à force de bras. S'il vient à s'enferrer en lieu mortel et qu'il trespasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine; s'il en eschappe, ils l'estiment meschant et execrable, et en deputent encores un autre de mesmes. Amestris, mere de Xerxes, devenue vieille, fit pour une fois ensevelir tous vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suyvant la religion du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain. Encores aujourd'hui, les idolles de Themistitan se cimentent du sang des petits enfans, et n'aiment sacrifice que de ces pueriles et pures ames: justice affamée du sang de l'innocence, Tantum relligio potuit suadere malorum! Les Carthaginois immoloient leurs propres enfans à Saturne; et qui n'en avoit point, en achetoit, estant cependant le pere et la mere tenus d'assister à cet office avec contenance gaye et contente. C'estoit une estrange fantasie de vouloir payer la bonté divine de nostre affliction,comme les Lacedemoniens qui mignardoient leur Diane par le bourrellement des jeunes garçons qu'ils faisoient foiter en sa faveur, souvent jusques à la mort. C'estoit une humeur farouche de vouloir gratifier l'architecte de la subversion de son bastiment, et de vouloir garentir la peine deue aux coulpables par la punition des non coulpables; et que la povre Iphigenia, au port d' Aulide, par sa mort et immolation, deschargeast envers Dieu l'armée des Grecs des offences qu'ils avoient commises:

Et casta inceste, nubendi tempore in ipso,
Hostia concideret mactatu moesta parentis;

et ces deux belles et genereuses ames des deux Decius, pere et fils, pour propitier la faveur des Dieux envers les affaires Romaines, s'allassent jetter à corps perdu à travers le plus espez des ennemis. Quae fuit tanta deorum iniquitas, ut placari populo Romano non possent, nisi tales viri occidissent. Joint que ce n'est pas au criminel de se faire foiter à sa mesure et à son heure: c'est au juge qui [226] ne met en compte de chastiement que la peine qu'il ordonne, et ne peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celui qui le soufre. La vengeance divine presuppose nostre dissentiment entier pour sa justice et pour nostre peine. Et fut ridicule l'humeur de Policrates, tyran de Samos, lequel, pour interrompre le cours de son continuel bon heur et le compenser, alla jetter en mer le plus cher et precieux joyeau qu'il eust, estimant que, par ce malheur aposté, il satisfaisoit à la revolution et vicissitude de la fortune; et elle, pour se moquer de son ineptie, fit que ce mesme joyeau revinst encore en ses mains, trouvé au ventre d'un poisson. Et puis à quel usage les deschiremens et desmembremens des Corybantes, des Menades, et, en noz temps, des Mahometans qui se balaffrent les visages, l'estomach, les membres, pour gratifier leur prophete, veu que l'offence consiste en la volonté, non en la poitrine, aux yeux, aux genitoires, en l'embonpoinct, aux espaules et au gosier. Tantus est perturbatae mentis et sedibus suis pulsae furor, ut sic Dii placentur, quemadmodum ne homines quidem saeviunt. Cette contexture naturelle regarde par son usage non seulement nous, mais aussi le service de Dieu et des autres hommes: c'est injusticede l'affoler à nostre escient, comme de nous tuer pour quelque pretexte que ce soit. Ce semble estre grande lacheté et trahison de mastiner et corrompre les functions du corps, stupides et serves, pour espargner à l'ame la sollicitude de les conduire selon raison. Ubi iratos deos timent, qui sic propitios habere merentur? In regiae libidinis voluptatem castrati sunt quidam; sed nemo sibi, ne vir esset, jubente domino, manus intulit. Ainsi remplissoient ils leur religion de plusieurs mauvais effects,

saepius olim
Relligio peperit scelerosa atque impia facta.

Or rien du nostre ne se peut assortir ou raporter, en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d'autant d'imperfection. Cette infinie beauté, puissance et bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest et dechet de sa divine grandeur. Infirmum dei fortius est hominibus, et stultum dei sapientius est hominibus. Stilpon le philosophe, interrogé si les Dieux s'esjouïssent de nos honneurs et sacrifices: Vous estes indiscret, respondit il; retirons nous à part, si vous voulez parler de cela. Toutesfois nous luy prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiegée par nos raisons (j'appelle raison nos resveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit le fol mesme et le meschant forcener par raison, mais que c'est une raison de particuliere forme); nous le voulons asservir aux apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a fait et nous et nostre cognoissance. Par ce que rien ne se fait de rien, Dieu n'aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy! Dieu nous a-il mis en mains les clefs et les derniers ressorts de sa puissance? s'est-il obligé à n'outrepasser les bornes de nostre science? Mets le cas, ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de ses effets: penses-tu qu'il y ait employé tout ce qu'il a peu et qu'il ait mis toutes ses formes et toutes ses idées en cet ouvrage? Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caveau où tu es logé, au moins si tu la vois: sadivinité a une jurisdiction infinie au delà; cette piece n'est rien au pris du tout: [226v]

omnia cum coelo terraque marique
Nil sunt ad summam summaï totius omnem:

c'est une loy municipalle que tu allegues, tu ne sçays pas quelle est l'universelle. Attache toy à ce à quoy tu es subjet, mais non pas luy; il n'est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compaignon; s'il s'est aucunement communiqué à toy, ce n'est pas pour se ravaler à ta petitesse, ny pour te donner le contrerolle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nues, c'est pour toy; le Soleil bransle sans sejour sa course ordinaire; les bornes des mers et de la terre ne se peuvent confondre; l'eau est instable et sans fermeté; un mur est, sans froissure, impenetrable à un corps solide; l'homme ne peut conserver sa vie dans les flammes; il ne peut estre et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement. C'est pour toy qu'il a faict ces regles; c'est toy qu'elles attachent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu'il les a toutes franchies, quand il luy a pleu. De vray, pourquoy, tout puissant comme il est, auroit il restreint ses forces à certaine mesure? en faveur de qui auroit il renoncé son privilege? Ta raison n'a en aucune autre chose plus de verisimilitude et de fondement qu'en ce qu'elle te persuade la pluralité des mondes:

Terramque, et solem, lunam, mare, caetera quae sunt
Non esse unica, sed numero magis innumerali.

Les plus fameux esprits du temps passé l'ont creue, et aucuns des nostres mesmes, forcez par l'apparence de la raison humaine. D'autant qu'en ce bastiment que nous voyons, il n'y a rien seul et un,

cum in summa res nulla sit una,
Unica quae gignatur, et unica solaque crescat,

et que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre; par où il semble n'estre pas vray-semblable que Dieu ait faict ce seul ouvrage sans compaignon, et que la matiere de cette [227] forme ait esté toute espuisée en ce seul individu:

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est avido complexu quem tenet aether:

notamment si c'est un animant, comme ses mouvemens le rendent si croyable que Platon l'asseure, et plusieurs des nostres, ou le confirment ou ne l'osent infirmer; non plus que cette ancienne opinion que le ciel, les estoilles, et autres membres du monde, sont creatures composées de cors et ame, mortelles en consideration de leur composition, mais immortelles par la determination du createur. Or, s'il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que sçavons nous si les principes et les regles de cettuy cy touchent pareillement les autres? Ils ont à l'avanture autre visage et autre police. Epicurus les imagine ou semblables ou dissemblables. Nous voyons en ce monde une infinie difference et varieté pour la seule distance des lieux. Ny le bled, ni le vin se voit, ny aucun de nos animaux en ces nouvelles terres que nos peres ont descouvert; tout y est divers. Et, au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n'avoit connoissance ny de Bacchus ny de Ceres . Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des especes d'hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nostre. Et y a des formes mestisses et ambigues entre l'humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine; où ils sont tous androgynes; où ils marchent de quattre pates; où ils n'ont qu'un oeil au front, et la teste plus semblable à celle d'un chien qu'à la nostre; où ils sont moitié poissons par embas et vivent en l'eau; où les femmes s'accouchent à cinq ans et n'en vivent que huict; où ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n'y peut mordre et rebouche contre; où les hommes sont sans barbe; des nations sans usage et connoissance de feu; d'autres qui rendent le sperme de couleur noire. Quoy, ceux qui naturellement se changent en loups, en jumens, et puis encore en hommes? Et, s'il en est ainsi comme dict Plutarque que, en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions fauces? il n'est plus risible, ny à l'avanture capable de raison et de societé. L'ordonnance et la cause de nostre bastiment interne seroyent, pour la plus part, [227v] hors de propos.Davantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance, qui combatent ces belles regles que nous avons taillées et prescrites à nature? et nous entreprendrons d'y attacher Dieu mesme? Combien de choses appellons nous miraculeuses et contre nature? Cela se faict par chaque homme et par chaque nation selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de proprietez ocultes et de quint'essences? car, aller selon nature, pour nous, ce n'est qu'aller selon nostre intelligence, autant qu'elle peut suyvre et autant que nous y voyons: ce qui est audelà, est monstrueux et desordonné. Or, à ce conte, aux plus avisez et aux plus habilles tout sera donc monstrueux: car à ceux là l'humaine raison a persuadé qu'elle n'avoit ny pied, ny fondement quelconque, non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche (et Anaxagoras la disoit estre noire); s'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle chose; s'il y a science ou ignorance ( Metrodorus Chius nioit l'homme le pouvoir dire); ou si nous vivons: comme Euripides est en doute si la vie que nous vivons est vie. ou si c'est ce que nous appellons mort, qui soit vie:

Tis d'oiden ei zaen touth'ho kiklaetai thanein,
To zaen de thnaeiskein esti.

Et non sans apparence: car pourquoy prenons nous titre d'estre, de cet instant qui n'est qu'une eloise dans le cours infini d'une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et une bonne partie encore de ce moment. D'autres jurent qu'il n'y a point de mouvement, que rien ne bouge, comme les suivants de Melissus (car, s'il n'y a qu'un, ny le mouvement sphaerique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve), qu'il n'y a ny generation ny corruption en nature. Protagoras dict qu'il n'y a rien en nature que le doubte; que, de toutes choses, on peut esgalement disputer, et de cela mesme, si on peut esgalement disputer de toutes choses; Nausiphanez, que, des choses qui semblent, rien est non plus que non est, qu'il n'y a autre certain que l'incertitude; Parmenides que, de ce qu'il semble, il n'est aucune chose en general, qu'il n'est qu'un; Zenon, qu'un mesme n'est pas, et qu'il n'y a rien. Si un estoit, il seroit ou en un autre ou en soy-mesme; s'il est en un autre, ce sont deux; s'il est en soy mesme, ce sont encore deux, le comprenant et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n'est qu'un'ombre ou fauce ou vaine. Il m'a tousjours semblé qu'à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d'indiscretion et d'irreverance: Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy ou cela. Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l'apparance qui s'offre à nous en ces propositions, il la faudroit representer plus reveramment et plus [228] religieusement. Nostre parler a ses foiblesses et ses defauts, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammairiennes. Nos procez ne naissent que du debat de l'interpretation des loix; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n'avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d'accord des princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc' Prenons la clause que la logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes: Il faict beau temps, et que vous dissiez verité, il fait donc beau temps. Voylà pas une forme de parler certaine? Encore nous trompera elle. Qu'il soit ainsi, suyvons l'exemple. Si vous dictes: Je ments, et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L'art, la raison, la force de la conclusion de cette cy sont pareilles à l'autre; toutes fois nous voylà embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler: car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies: de façon que, quand ils disent: Je doubte, on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu'au-moins assurent et sçavent ils cela, qu'ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable: quand ils prononcent: J'ignore, ou: Je doubte, ils disent que cette proposition s'emporte elle mesme, quant et quant le reste, ny plus ne moins que la rubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs et s'emporte hors quant et quant elle mesmes. Cette fantasie est plus seurement conceue par interrogation: Que sçay-je? comme je la porte à la devise d'une balance. Voyez comment on se prevaut de cette sorte de parler pleine d'irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop [228v] les adversaires, ils vous diront tout destrousséement qu'il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce moqueur ancien, comment ilen fait son profit'Au moins, dit-il, est ce une non legiere consolation à l'homme de ce qu'il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses: car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition; il ne peut faire les mortels immortels; ny revivre les trespassez; ny que celuy qui a vescu, n'ait point vescu; celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus: n'ayant autre droit sur le passé que de l'oubliance. Et, afin que cette societé de l'homme à Dieu s'accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voylà ce qu'il dict, et qu'un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où, au rebours, il semble que les hommes recerchent cette fole fierté de langage, pour ramener Dieu à leur mesure,

cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro; non tamen irritum
Quodcumque retro est, efficiet, neque
Diffinget infectumque reddet
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l'infinité des siecles tant passez qu'avenir, n'est à Dieu qu'un instant; que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence, nostre parole le dict, mais nostre intelligence ne l'apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine. Et de là s'engendrent toutes les resveries et erreurs desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance chose si esloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu. Combien insolemment rebrouent Epicurus les Stoïciens sur ce qu'il tient l'estre veritablement bon et heureux n'appartenir qu'à Dieu, et l'homme sage n'en avoir qu'un ombrage et similitude! Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée (à la mienne volonté, [229] qu'aucuns du surnom de Chrestiens ne le facent pas encore!) et Thales, Platon et Pythagoras l'ont asservy à la necessité! Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeux, a faict qu'un grand personnage des nostres a donné à la divinité une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les jours d'attribuer à Dieu les evenements d'importance, d'une particuliere assignation. Parce qu'ils nous poisent, il semblequ'ils luy poisent aussi, et qu'il y regarde plus entier et plus attentif qu'aux evenemens qui nous sont legiers ou d'une suite ordinaire. Magna dii curant, parva negligunt. Escoutez son exemple, il vous esclaircira de sa raison: Nec in regnis quidem reges omnia minima curant. Comme si ce luy estoit plus et moins de remuer un empire ou la feuille d'un arbre, et si sa providence s'exerçoit autrement, inclinant l'evenement d'une bataille, que le sault d'une puce! La main de son gouvernement se preste à toutes choses de pareille teneur, mesme force et mesme ordre; nostre interest n'y apporte rien; nos mouvements et nos mesures ne le touchent pas. Deus ita artifex magnus in magnis, ut minor non sit in parvis. Nostre arrogance nous remet tousjours en avant cette blasphemeuse appariation. Par ce que nos occupations nous chargent, Strato a estreiné les Dieux de toute immunité d'offices, comme sont leurs prestres. Il faict produire et maintenir toutes choses à Nature, et de ses poids et mouvements construit les parties du monde, deschargeant l'humaine nature de la crainte des jugemens divins. Quod beatum aeternumque sit, id nec habere negotii quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu'en choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des mortels conclud un pareil nombre d'immortels. Les choses infinies qui tuent et nuisent, en presupposent autant qui conservent et profitent. Comme les ames des Dieux, sans langue, sans yeux, sans oreilles, sentent entre eux chacun ce que l'autre sent, et jugent nos pensées: ainsi les ames des hommes, quand elles sont libres et desprises du corps par le sommeil ou par quelque ravissement, divinent, prognostiquent et voyent choses qu'elles ne sçauroyent voir meslées aux corps. Les hommes, dict sainct Paul, sont devenus fols, cuidans estre sages; et ont mué la gloire de Dieu incorruptible en l'image de l'homme corruptible. Voyez un peu ce bastelage des deifications anciennes. Apres la grande et superbe pompe de l'enterrement, comme le feu venoit à prendre au haut de la pyramide et saisir le lict du trespassé, ils laissoyent en mesme temps eschaper un aigle, lequel, s'en volant à mont, signifioit que l'ame s'en alloit en paradis. Nous avons mille medailles, et notamment de cette honneste femme de Faustine, où cet aigle est representé emportant à lachevremorte vers le ciel ces ames deifiées. C'est pitié que nous nous pipons de nos propres singeries et inventions,

Quod finxere, timent:

comme les enfans qui s'effrayent de ce mesme visage qu'ils ont barbouillé et noircy à leur compaignon. Quasi quicquam infelicius sit homine cui sua figmenta dominantur. C'est bien loin d'honorer celuy qui nous a faict, que d'honorer celuy que nous avons faict. Auguste eust plus de temples que Juppiter, servis avec autant de religion et creance de miracles. Les Thasiens, en recompense des biens-faicts qu'ils avoyent receuz d' Agesilaus, luy vindrent dire qu'ils l'avoyent canonisé: Vostre nation, leur dict-il, a elle ce pouvoir de faire Dieu qui bon lui semble? Faictes en, pour voir, l'un d'entre vous, et puis, quand j'auray veu comme il s'en sera trouvé, je vous diray grandmercy de vostre offre. L'homme est bien insensé. Il ne sçauroit forger un ciron, et forge des Dieux à douzaines. Oyez Trismegiste louant nostre suffisance: De toutes les choses admirables a surmonté l'admiration, que l'homme aye peu trouver la divine nature et la faire. Voicy des argumens de l'escole mesme de la philosophie,

[229v]

Nosse cui Divos et coeli numina soli,
Aut soli nescire, datum:

Si Dieu est, il est animal; s'il est animal, il a sens; et s'il a sens, il est subject à corruption. S'il est sans corps, il est sans ame, et par consequant sans action; et, s'il a corps, il est perissable. Voylà pas triomfé? Nous sommes incapables d'avoir faict le monde: il y a donc quelque nature plus excellente qui y a mis la main. Ce seroit une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte chose de cet univers: il y a donc quelque chose de meilleur; cela, c'est Dieu . Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, encore que vous ne sçachez, qui en est le maistre, si ne direz vous pas qu'elle soit faicte pour des rats. Et cette divine structure que nous voyons du palais celeste, n'avons nous pas à croire que ce soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes? Le plus haut est-il pas tousjours le plus digne? et nous sommes placez au bas. Rien, sans ame et sans raison, ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit, il a donc ame et raison. Chaque part de nous estmoins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourni de sagesse et de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C'est belle chose d'avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance, ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu; ce ne sont donc pas biens à nous. L'offencer et l'estre offencé sont egalement tesmoignages d'imbecillité; c'est follie de craindre Dieu . Dieu est bon par sa nature, l'homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine et l'humaine sagesse n'ont autre distinction, si non que celle-là est eternelle. Or la durée n'est aucune accession à la sagesse; par quoy nous voilà compaignons. Nous avons vie, raison et liberté, estimons la bonté, la charité et la justice: ces qualitez sont donc en luy. Somme le bastiment et le desbastiment, les conditions de la divinité se forgent par l'homme, selon la relation à soy. Quel patron et quel modele'Estirons, eslevons et grossissons les qualitez humaines tant qu'il nous plaira; enfle toy, pauvre homme, et encore, et encore, et encore: Non, si te ruperis, inquit.
Profecto non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum sed se ipsos non illi sed sibi comparant. Es choses naturelles, les effects ne raportent qu'à demy leurs causes: quoy cette-cy? elle est au dessus de l'ordre de nature; sa condition est trop hautaine, trop esloignée et trop maistresse, pour souffrir que noz conclusions l'atachent et la garrotent. Ce n'est par nous qu'on y arrive, cette route est trop basse. Nous ne sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis qu'au fons de la mer; consultez en, pour voir, avec vostre astrolabe. Ils ramenent Dieu jusques à l'accointance charnelle des femmes: à combien de fois, à combien de generations? Paulina, femme de Saturninus, matrone de grande reputation à Romme, pensant coucher avec le Dieu Serapis, se trouva entre les bras d'un sien amoureux par le maquerelage des prestres de ce temple. Varro, le plus subtil et le plus sçavant autheur Latin, en ses livres de la Theologie, escrit que le secrestin de Hercules, jectant au sort, d'une main pour soy, de l'autre pour Hercules, joua contre luy un souper et une garse: s'il gaignoit, aux despens desoffrandes; s'il perdoit, aux siens. Il perdit, paya son soupper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus que lendemain, le premier qu'elle rencontreroit, la payeroit celestement de son salaire. Ce fut Taruntius, jeune homme riche, qui la mena chez luy et, aveq le temps, la laissa heretiere. Elle, à son tour, esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heretier le peuple Romain: pourquoy on luy attribua des honneurs divins. Comme s'il ne suffisoit pas que, par double estoc, Platon fut originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race Neptune : il estoit tenu pour certain à Athenes que Ariston, ayant voulu jouïr de la belle Perictione, n'avoit sceu; et fut averti en songe par le Dieu Appollo de la laisser impollue et intacte jusqu'à ce qu'elle fut accouchée: c'estoient le pere et mere de Platon . Combien y a il, es histoires, de pareils cocuages procurez par les Dieus contre les pauvres humains? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfans? En la religion de Mahumet, il se trouve, par la croyance de ce peuple, assés de Merlins : assavoir enfans sans pere, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles; et portent un nom qui le signifie en leur langue. Il nous faut noter qu'à chaque chose il n'est rien plus cher et plus estimable que son estre (le lion, l'aigle, le dauphin ne prisent rien au dessus de leur espece); et que chacune raporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez: lesquelles nous pouvons bien estendre et racourcir, mais c'est tout: car, hors de ce raport et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible qu'elle sorte de là, et qu'elle passe [230] au delà. D'où naissent ces anciennes conclusions: De toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme; Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu, ny la vertu estre sans raison, et nulle raison loger ailleurs qu'en l'humaine figure; Dieu est donc revestu de l'humaine figure. Ita est informatum, anticipatum mentibus nostris ut homini, cum de deo cogitet, forma occurrat humana . Pourtant disoit plaisamment Xenophanes que, si les animaux se forgent des dieus, comme il est vray-semblable qu'ils facent, ils les forgent certainement de mesme eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoy ne dira un oison ainsi: Toutes les pieces de l'univers me regardent; la terre me sert à marcher, le Soleil à m'esclairer, les estoilles à m'inspirer leurs influances; j'ay telle commodité des vents, telle des eaux; il n'est rien que cette voute regarde si favorablement que moy; je suis le mignon de nature; est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert?c'est pour moy qu'il faict et semer et mouldre; s'il me mange, aussi faict il bien l'homme son compaignon, et si fay-je moy les vers qui le tuent et qui le mangent. Autant en diroit une grue, et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol et la possession de cette belle et haute region: tam blanda conciliatrix et tam sui est lena ipsa natura! Or donc, par ce mesme trein, pour nous sont les destinées, pour nous le monde; il luit, il tonne pour nous; et le createur et les creatures, tout est pour nous. C'est le but et le point où vise l'université des choses. Regardés le registre que la philosophie a tenu deux mille ans et plus des affaires celestes: les dieux n'ont agi, n'ont parlé que pour l'homme; elle ne leur attribue autre consultation et autre vacation: les voylà contre nous en guerre,

domitosque Herculea manu
Telluris juvenes, unde periculum
Fulgens contremuit domus
Saturni veteris;

les voicy partisans de noz troubles, pour nous rendre la pareille de ce que, tant de fois, nous sommes partisans des leurs,

Neptunus muros magnoque emota tridenti Fundamenta quatit, totamque a sedibus urbem
Eruit. Hic Juno Scaeas saevissima portas
Prima tenet.

Les Cauniens, pour la jalousie de la domination de leurs Dieux propres, prennent armes en dos le jour de leur devotion, et vont courant toute leur banlieue, frappant l'air par cy par là atout leurs glaives, pourchassant ainsin à outrance et bannissant les dieux estrangiers de leur territoire. [230v] Leurs puissances sont retranchées selon nostre necessité: qui guerit les chevaux, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la tous, qui une sorte de gale, qui un'autre ( adeo minimis etiam rebus prava relligio inserit deos ); qui faict naistre les raisins, qui les aulx; qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise (à chaquerace d'artisans un dieu), qui a sa province en oriant et son credit, qui en ponant:

hic illius arma,
Hic currus fuit.

O sancte Apollo, qui umbilicum certum terrarum obtines! Pallada Cecropidae, Minoïa Creta Dianam, Vulcanum tellus Hipsipilea colit, Junonem Sparte Pelopeïadesque Mycenae; Pinigerum Fauni Maenalis ora caput; Mars Latio venerandus. Qui n'a qu'un bourg ou une famille en sa possession; qui loge seul; qui en compaignie ou volontaire ou necessaire. Junctaque sunt magno templa nepotis avo. Il en est de si chetifs et populaires (car le nombre s'en monte jusques à trante six mille), qu'il en faut entasser bien cinq ou six à produire un espic de bled, et en prennent leurs noms divers: trois à une porte, celuy de l'ais, celuy du gond, celuy du seuil; quatre à un enfant, protecteurs de son maillol, de son boire, de son manger, de son tetter; aucuns certains, aucuns incertains et doubteux; aucuns qui n'entrent pas encores en Paradis : Quos quoniam coeli nondum dignamur honore, Quas dedimus certe terras habitare sinamus; Il en est de physiciens, de poetiques, de civils; aucuns, moyens entre la divine et l'humaine nature, mediateurs, entremetteurs de nous à Dieu; adorez par certain second ordre d'adoration et diminutif; infinis en tiltres et offices; les uns bons, les autres mauvais. Il en est de vieux et cassez, et en est de mortels: car Chrysippus estimoit qu'en la derniere conflagration du monde tous les dieux auroyent à finir, sauf Juppiter . L'homme forge mille plaisantes societez entre Dieu et luy. Est il pas son compatriote? Jovis incunabula Creten . Voicy l'excuse que nous donnent, sur la consideration de ce subject, Scevola, grant Pontife, et Varro, grand theologien, en leur temps: Qu'il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vrayes et en croye beaucoup de fausses; cum veritatem qua liberetur, inquirat, credatur ei expedire, quod fallitur. Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur cognoissance. Et ne nous souvient pas quel sault print le miserable Phaeton pour avoir voulu manier les renes des chevaux de son pere d'une main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profondeur, se dissipe et se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matiere est le ciel et le Soleil, que vous respondra elle, sinon de fer ou, avecq Anaxagoras, de pierre, et telle estoffe de nostre usage? S'enquiert on à Zenon que c'est que nature? Un feu, dict-il, artiste, propre à engendrer, procedant regleement. Archimedes, maistre de cette science qui s'attribue la presseance sur toutes les autres en verité et certitude: Le Soleil, dict-il, est un Dieu de fer enflammé. Voylà pas une belle imagination produicte de la beauté et inevitable necessité des demonstrations geometriques' Non pourtant si inevitable et utile que Socrates n'ayt estimé qu'il suffisoit en sçavoir jusques à pouvoir arpenter la terre qu'on donnoit et recevoit, et que Poliaenus, qui en avoit esté fameux et illustre docteur, ne les ayt prises à mespris, comme plaines de fauceté et de vanité apparente, apres qu'il eust gousté les doux fruicts des jardins poltronesques d' Epicurus . Socrates, en Xenophon, sur ce propos d' Anaxagoras, estimé par l'antiquité entendu au dessus tous autres és choses celestes et divines, dict qu'il se troubla du cerveau, comme font tous hommes qui perscrutent immodereemant les cognoissances qui ne sont de leur appartenance. Sur ce qu'il faisoit le Soleil une pierre ardente, il ne s'advisoit pas qu'une pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu'elle s'y consomme; en ce qu'il faisoit un du Soleil et du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu'il regarde; que nous regardons fixement le feu; que le feu tue les plantes et les herbes. C'est, à l'advis de Socrates, et au mien aussi, le plus sagement jugé du ciel que n'en juger point. Platon, ayant à parler des Daimons au Timée : C'est entreprinse, dict il, qui surpasse nostre portée. Il en faut croire ces anciens qui se sont dicts engendrez d'eux. C'est contre raison de refuser foy aux enfans des Dieux, encore que leur dire ne soit establi par raisons necessaires nivraisemblables, puis qu'ils nous respondent de parler de choses domestiques et familieres. Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des choses humaines et naturelles. N'est ce pas une ridicule entreprinse, à celles ausquelles, par nostre propre confession, nostre science ne peut atteindre, leur aller forgeant [231] un autre corps, et prestant une forme fauce, de nostre invention: comme il se void au mouvement des planettes, auquel d'autant que nostre esprit ne peut arriver, ny imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons, du nostre, des ressors materiels, lourds et corporels:

temo aureus, aurea summae
Curvatura rotae, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers et des peintres, qui sont allez dresser là haut des engins à divers mouvemens, et ranger les rouages et entrelassemens des corps celestes bigarrez en couleur autour du fuseau de la necessité, selon Platon :

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonae fragmine zonae
Cingunt, perquam limbus pictus bis sex signis
Stellimicantibus, altus in obliquo aethere, lunae
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein et nous faire voir au propre les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y preparer nos yeux! O Dieu ! quels abus, quels mescontes nous trouverions en nostre pauvre science: je suis trompé si elle tient une seule chose droitement en son poinct; et m'en partiray d'icy plus ignorant toute autre chose que mon ignorance. Ay je pas veu en Platon ce divin mot, que nature n'est rien qu'une poesie oenigmatique? comme peut estre qui diroit une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d'une infinie varieté de faux jours à exercer nos conjectures. Latent ista omnia crassis occultata et circumfusa tenebris, ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quae penetrare in coelum, terram intrare possit. Et certes la philosophie n'est qu'une poesie sophistiquée. D'où tirent ces auteurs anciens toutes leurs authoritez, que des poetes? Et les premiers furent poetes eux mesmes et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'un poete descousu. Timon l'appelle, par injure, grand forgeur de miracles. Tout ainsi que les femmes employent des dents d'yvoire où les leurs naturelles leur manquent, et, au lieu de leur vray teint, en forgent un de quelque matiere estrangere; comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoinct de coton, et, au veu et sçeu d'un chacun, s'embellissent d'une beauté fauce et empruntée: ainsi faict la science (et nostre droict mesme a, dict-on, des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa justice): elle nous donne en payement et en presupposition les choses qu'elle mesmes nous aprend estre inventées: car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l' Astrologie s'aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne pour le mieux qu'elle ait sçeu inventer en ce sujet; comme aussi au reste la philosophie nous [231v] presente, non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit, mais ce qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon, sur le discours de l'estat de nostre corps et de celuy des bestes: Que ce que nous avons dict soit vray, nous en asseurerions, si nous avions sur ce la confirmation d'un oracle; seulement nous asseurons que c'est le plus vray-semblablement que nous ayons sceu dire. Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle envoye ses cordages, ses engins et ses roues. Considerons un peu ce qu'elle dit de nous mesmes et de nostre contexture. Il n'y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là raison de l'appeler le petit monde, tant ils ont employé de pieces et de visages à le maçonner et bastir. Pour accommoder les mouvemens qu'ils voyent en l'homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé nostre ame? en combien de sieges logée? à combien d'ordres et estages ont-ils départy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles? et à combien d'offices et de vacations? Ils en font une chose publique imaginaire. C'est un subject qu'ils tiennent et qu'ils manient: on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler et estoffer, chacun à sa fantasie; et si ne le possedent pas encore. Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le peuvent regler, qu'il ne s'y trouve quelque cadence ou quelque son qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu'elle est, et rapieçée de mille lopinsfaux et fantastiques. Et ce n'est pas raison de les excuser. Car, aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons qu'ils nous en rapportent seulement quelque marque legiere; et, comme de choses ignorées, nous contentons d'un tel quel ombrage et feinte. Mais quand ils nous tirent apres le naturel en un subject qui nous est familier et connu, nous exigeons d'eux une parfaicte et exacte representation des lineamens et des couleurs, et les mesprisons s'ils y faillent. Je sçay bon gré à la garse Milesienne qui, voyant le philosophe Thales s'amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste et tenir tousjours les yeux eslevez contremont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l'advertir qu'il seroit temps d'amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit prouveu à celles qui estoient à ses pieds. Elle lui conseilloit certes bien de regarder plustost à soy qu'au ciel. Car, comme dict Democritus par la bouche de Cicero, Quod est ante pedes, nemo spectat; coeli scrutantur plagas. Mais nostre condition porte que la cognoissance de ce que nous avons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus des nues, que [232] celle des astres. Comme dict Socrates en Platon, qu'à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le reproche que faict cete femme à Thales, qu'il ne void rien de ce qui est devant luy. Car tout philosophe ignore ce que faict son voisin, ouy et ce qu'il faict luy-mesme, et ignore ce qu'ils sont tous deux, ou bestes ou hommes. Ces gens icy, qui trouvent les raisons de Sebond trop foibles, qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent tout,

Quae mare compescant causae; quid temperet annum;
Stellae sponte sua jussaeve vagentur et errent;
Quid premat obscurum Lunae, quid proferat orbem;
Quid velit et possit rerum concordia discors;

n'ont ils pas quelquesfois sondé, parmy leurs livres, les difficultez qui se presentent à cognoistre leur estre propre? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut; qu'aucunes parties se branslentd'elles mesmes sans nostre congé, et que d'autres, nous les agitons par nostre ordonnance; que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la palleur; telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau; l'une nous cause le rire, l'autre le pleurer; telle autre transit et estonne tous nos sens, et arreste le mouvement de nos membres. A tel object l'estomach se souleve; à tel autre, quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle face une telle faucée dans un subject massif et solide, et la nature de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l'a sçeu. Omnia incerta ratione et in naturae majestate abdita, dict Pline; et Saint Augustin : Modus quo corporibus adhaerent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest: et hoc ipse homo est. Et si ne le met on pas pourtant en doute, car les opinions des hommes sont receues à la suitte des creances anciennes, par authorité et à credit, comme si c'estoit religion et loy. On reçoit comme un jargon ce qui en est communement tenu; on reçoit cette verité avec tout son bastiment et attelage d'argumens et de preuves, comme un corps ferme et solide qu'on n'esbranle plus, qu'on ne juge plus. Au contraire, chacun, à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette creance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est un util soupple, contournable et accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadesse et en mensonge. Ce qui fait qu'on ne doute de guere de choses, c'est que les communes impressions, [232v] on ne les essaye jamais; on n'en sonde point le pied, où gist la faute et la foiblesse; on ne debat que sur les branches; on ne demande pas si cela est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galen a rien dit qui vaille, mais s'il a dit ainsin ou autrement. Vrayement c'estoit bien raison que cette bride et contrainte de la liberté de nos jugements, et cette tyrannie de nos creances, s'estandit jusques aux escholes et aux arts. Le Dieu de la science scholastique, c'est Aristote; c'est religion de debatre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte . Sa doctrine nous sert de loy magistrale, qui est à l'avanture autant fauce qu'une autre. Je ne sçay pas pourquoy je n'acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d' Epicurus, ou le plain et le vuide de Leucippus et Democritus, ou l'eau de Thales, ou l'infinité de nature d' Anaximander, ou l'air de Diogenes, ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l'infiny de Parmenides, ou l'un de Musaeus, ou l'eau et le feu d' Apollodorus, ou les parties similaires d' Anaxagoras, ou la discorde et amitié d' Empedocles,ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion de cette confusion infinie d'advis et de sentences que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance en tout ce dequoy elle se mesle, que je feroy l'opinion d' Aristote, sur ce subject des principes des choses naturelles: lesquels principes il bastit de trois pieces, matiere, forme et privation. Et qu'est-il plus vain que de faire l'inanité mesme cause de la production des choses? La privation, c'est une negative; de quelle humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont? Cela toutesfois ne s'auseroit esbranler, que pour l'exercice de la Logique . On n'y debat rien pour le mettre en doute, mais pour defendre l'auteur de l'eschole des objections estrangeres: son authorité, c'est le but au delà duquel il n'est pas permis de s'enquerir. Il est bien aisé, sur des [233] fondemens avouez, de bastir ce qu'on veut: car, selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduit ayséement, sans se démentir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondée, et discourons à boule veue: car nos maistres praeoccupent et gaignent avant main autant de lieu en nostre creance qu'il leur en faut pour conclurre apres ce qu'ils veulent, à la mode des Geometriens, par leurs demandes avouées: le consentement et approbation que nous leur prestons leur donnant dequoy nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyroueter à leur volonté. Quiconque est creu de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé que, par iceux, il nous pourra monter, s'il veut, jusques aux nues. En cette pratique et negotiation de science, nous avons pris pour argent content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit estre creu en son art. Le dialecticien se rapporte au grammairien de la signification des mots; le rhetoricien emprunte du dialecticien les lieux des arguments; le poete, du musicien les mesures; le geometrien, de l'arithmeticien les proportions; les metaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Car chasque science a ses principes presupposez par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à choquer cette barriere en laquelle gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche, qu'il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes. Or n'y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez: de tout le demeurant, et le commencement, et le milieu, et la fin, ce n'est que songe et fumée. A ceux qui combatent par presupposition, il leur faut presupposer, au contraire, le mesme axiome dequoy on debat. Car toute presupposition humaine et toute enunciation a autantd'authorité que l'autre, si la raison n'en faict la [233v] difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la balance; et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent. L'impression de la certitude est un certain tesmoignage de folie et d'incertitude extreme; et n'est point de plus folles gens, ni moins philosophes, que les philodoxes de Platon . Il faut sçavoir si le feu est chaut, si la neige est blanche, s'il y a rien de dur ou de mol en nostre cognoissance. Et quand à ces responces dequoy il se faict des contes anciens, comme à celuy qui mettoit en doubte la chaleur, à qui on dict qu'il se jettast dans le feu; à celuy qui nioit la froideur de la glace, qu'il s'en mit dans le sein: elles sont tres-indignes de la profession philosophique. S'ils nous eussent laissé en nostre estat naturel, recevans les apparences estrangeres selon qu'elles se presentent à nous par nos sens, et nous eussent laissé aller apres nos appetits simples et reglez par la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi; mais c'est d'eux que nous avons appris de nous rendre juges du monde; c'est d'eux que nous tenons cette fantasie, que la raison humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout, qui peut tout, par le moyen de laquelle tout se sçait et connoit. Cette response seroit bonne parmy les Canibales, qui jouissent l'heur d'une longue vie, tranquille et paisible sans les preceptes d' Aristote, et sans la connoissance du nom de la physique. Cette response vaudroit mieux à l'adventure et auroit plus de fermeté que toutes celles qu'ils emprunteront de leur raison et de leur invention. De cette-cy seroient capables avec nous tous les animaux et tout ce où le commandement est encor pur et simple de la loy naturelle; mais eux, ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu'ils me dient: Il est vray, car vous le voyez et sentez ainsin; il faut qu'ils me dient si, ce que je pense sentir, je le sens pourtant en effect; et, si je le sens, qu'ils me dient apres pourquoy je le sens, et comment, et quoy; qu'ils me dient le nom, l'origine, les tenans et aboutissans de la chaleur, du froid, les qualitez de celuy qui agit et de celuy qui souffre; ou qu'ils me quittent leur profession, qui [234] est de ne recevoir ny approuver rien que par la voye de la raison: c'est leur touche à toutes sortes d'essais; mais certes c'est une touche pleine de fauceté, d'erreur, de foiblesse et defaillance. Par où la voulons nous mieux esprouver que par elle mesme? S'il ne la faut croire parlant de soy, à peine sera-elle propre à juger des choses estrangeres; si elle connoit quelque chose, au-moins sera ce son estre et son domicile. Elle est en l'ame, et partie ou effect d'icelle: car la vraye raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le sein de Dieu; c'est là son giste et sa retraite, c'est de là où elle partquand il plaist à Dieu nous en faire voir quelque rayon, comme Pallas saillit de la teste de son pere pour se communiquer au monde. Or voyons ce que l'humaine raison nous a appris de soy et de l'ame; non de l'ame en general, de la quelle quasi toute la philosophie rend les corps celestes et les premiers corps participans; ny de celle que Thales attribuoit aux choses mesmes qu'on tient inanimées, convié par la consideration de l'aimant, mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux cognoistre.

Ignoratur enim quae sit natura animaï,
Nata sit, an contra nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta,
An tenebras orci visat vastasque lacunas,
An pecudes alias divinitus insinuet se.

A Crates et Dicaearchus, qu'il n'y en avoit du tout point, mais que le corps s'esbranloit ainsi d'un mouvement naturel; à Platon, que c'estoit une substance se mouvant de soy-mesme; à Thales, une nature sans repos; à Asclepiades, une exercitation des sens; à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d'eau; à Parmenides, de terre et de feu; à Empedocles, de sang,

Sanguineam vomit ille animam;

à Possidonius, Cleantes et Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse,

Igneus est ollis vigor, et coelestis origo;

à Hypocrates, un esprit [234v] espandu par le corps; à Varro, un air receu par la bouche, eschauffé au poulmon, attrempé au coeur et espandu par tout le corps; à Zeno, la quint'-essence des quatre elemens; à Heraclides Ponticus, la lumiere; à Xenocrates et aux Aegyptiens, un nombre mobile; aux Chaldées, une vertu sans forme determinée,

habitum quemdam vitalem corporis esse,
Harmoniam Graeci quam dicunt.

N'oublions pas Aristote : ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu'il nomme entelechie; d'une autant froide invention que nulle autre, car il ne parle ny de l'essence, ny de l'origine, ny de la nature de l'ame, mais en remerque seulement l'effect. Lactance, Seneque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé que c'estoit chose qu'ils n'entendoient pas. Et, apres tout ce denombrement d'opinions: Harum sententiarum quae vera sit, deus aliquis viderit , dict Cicero . Je connoy par moy, dict Saint Bernard, combien Dieu est incomprehensible, puis que, les pieces de mon estre propre, je ne les puis comprendre. Heraclytus, qui tenoit tout estre plein d'ames et de daimons, maintenoit pourtant qu'on ne pouvoit aller tant avant vers la cognoissance de l'ame, qu'on y peust arriver, si profonde estre son essence. Il n'y a pas moins de dissention ny de debat à la loger. Hipocrates et Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau; Democritus et Aristote, par tout le corps,

Ut bona saepe valetudo cum dicitur esse
Corporis, et non est tamen haec pars ulla valentis;

Epicurus, en l'estomac,

Hic exultat enim pavor ac metus, haec loca circum
Loetitiae mulcent.

Les Stoiciens, autour et dedans le coeur; Erasistratus, joignant la membrane de l'epicrane; Empedocles, au sang; comme aussi Moyse, qui fut la cause pourquoy il defendit de manger le sang des bestes, auquel leur ame est jointe; Galen a pensé que chaque partie du corps ait son ame; Strato l'a logée entre les deux sourcils. Qua facie quidem sit animus, aut ubi habitet, ne quaerendum quidem est, dict Cicero . Je laisse volontiers à cet homme ses mots propres. Irois-je alterer à l'eloquence son parler? Joint qu'il y a peu d'acquest à desrober la matiere de ses inventions: elles sont et peu frequentes, et peu roides, et peu ignorées. Mais la raison pourquoy Chrysippus l'argumente autour du coeur, comme les autres de sa secte, n'est pas pour estre oubliée: C'est par ce, dit-il, que, quand nous voulons asseurer quelque chose, nous mettons la main sur l'estomac; et quand nous voulons prononcer ego, qui signifie moy, nous baissons [235] vers l'estomac la machouere d'embas. Ce lieu ne se doit passersans remerquer la vanité d'un si grand personnage. Car, outre ce que ces considerations sont d'elles mesmes infinimant legieres, la derniere ne preuve que aux Grecs, qu'ils ayent l'ame en cet endroit là. Il n'est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille par fois. Que craignons nous à dire? Voylà les Stoiciens, peres de l'humaine prudence, qui treuvent que l'ame d'un homme accablé sous une ruine, traine et ahanne long temps à sortir, ne se pouvant demesler de la charge, comme une souris prinse à la trapelle. Aucuns tienent que le monde fut faict pour donner corps, par punition, aux esprits decheus, par leur faute, de la pureté en quoy ils avoyent esté creés, la premiere creation n'ayant esté qu'incorporelle; et que, selon qu'ils se sont plus ou moins esloignez de leur spiritualité, on les incorpore plus ou moins alaigrement ou lourdement. De là vient la varieté de tant de matiere creée. Mais l'esprit qui fut, pour sa peine, investi du corps du soleil, devoit avoir une mesure d'alteration bien rare et particuliere. Les extremitez de nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement: comme dict Plutarque de la teste des histoires, qu'à la mode des chartes l'orée des terres cognues est saisie de marets, forests profondes, deserts et lieux inhabitables. Voilà pourquoy les plus grossieres et pueriles ravasseries se trouvent plus en ceux qui traittent les choses plus hautes et plus avant, s'abysmants en leur curiosité et presomption. La fin et le commencement de science se tiennent en pareille bestise. Voyez prendre à mont l'essor à Platon en ses nuages poetiques; voyez chez luy le jargon des Dieux . Mais à quoy songeoit-il quand il definit l'homme un animal à deux pieds, sans plume: fournissant à ceus qui avoient envie de se moquer de luy une plaisante occasion: car, ayans plumé un chapon vif, ils l'aloient nommant l'homme de Platon . Et quoy les Epicuriens ? de quelle simplicité estoyent ils allez premierement imaginer que leurs atomes, qu'ils disoyent estre des corps ayants quelque pesanteur et un mouvement naturel contre bas, eussent basti le monde; jusques à ce qu'ils fussent avisez par leurs adversaires que, par cette description, il n'estoit pas possible qu'elles se joignissent et se prinsent l'une à l'autre, leur cheute estant ainsi droite et perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes parallelles? Parquoy, il fut force qu'ils y adjoutassent depuis un mouvement de costé, fortuite, et qu'ils fournissent encore à leurs atomes des queues courbes et crochues, pour les rendre aptes à s'atacher et se coudre. Et lors mesme, ceux qui les poursuyvent de cette autre consideration, les mettent ils pas en peine? Si les atomes ont, par sort, formé tantde sortes de figures, pour quoy ne se sont ils jamais rencontrez à faire une maison, un soulier? Pour quoy, de mesme, ne croid on qu'un nombre infini de lettres grecques versées emmy la place, seroyent pour arriver à la contexture de l' Iliade ? Ce qui est capable de raison, dict Zeno, est meilleur que ce qui n'en est point capable: il n'est rien meilleur que le monde; il est donc capable de raison. Cotta, par cette mesme argumentation, faict le monde mathematicien; et le faict musicien et organiste par cette autre argumentation, aussi de Zeno : Le tout est plus que la partie; nous sommes capables de sagesse et parties du monde: il est donc sage. Il se void infinis pareils exemples, non d'argumens faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, et accusans leurs autheurs non tant d'ignorance que d'imprudence, és reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissentions de leurs opinions et de leurs sectes. Qui fagoteroit suffisammant un amas des asneries de l'humaine prudence, il diroit merveilles. J'en assemble volontiers comme une montre, par quelque biais non moins utile à considerer que les opinions saines et moderées. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l'homme, de son sens et de sa raison, puis qu'en ces grands personnages, et qui ont porté si haut l'humaine suffisance, il s'y trouve des deffauts si apparens et si grossiers. Moy, j'ayme mieux croire qu'ils [235v] ont traité la science casuellement, ainsi qu'un jouet à toutes mains, et se sont esbatus de la raison comme d'un instrument vain et frivole, mettant en avant toutes sortes d'inventions et de fantasies, tantost plus tendues, tantost plus laches. Ce mesme Platon qui definit l'homme comme une poule, il dit ailleurs, apres Socrates, qu'il ne sçait à la verité que c'est que l'homme, et que c'est l'une des pieces du monde d'autant difficile connoissance. Par cette varieté et instabilité d'opinions, ils nous menent comme par la main, tacitement, à cette resolution de leur irresolution. Ils font profession de ne presenter pas tousjours leur avis en visage descouvert et apparent; ils l'ont caché tantost sous des umbrages fabuleux de la Poesie, tantost soubs quelque autre masque: car nostre imperfection porte encores cela, que la viande crue n'est pas tousjours propre à nostre estomac: il la faut assecher, alterer et corrompre: ils font de mesmes: ils obscurcissent par fois leurs naïfves opinions et jugemens, et les falsifient, pour s'accommoder à l'usage publique. Ils ne veulent pas faire profession expresse d'ignorance et de l'imbecillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfans; mais ils nous la descouvrent assez soubs l'apparence d'une science trouble et inconstante. Je conseillois, en Italie, à quelqu'un qui estoit en peine de parler Italien, que, pourveu qu'il ne cerchast qu'à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu'il employast seulement les premiers mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François, Espaignols ou Gascons, et qu'en y adjoustant la terminaison Italienne, il ne faudroit jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venitien, ou Piemontois, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu'une de tant de formes. Je dis de mesme de la Philosophie; elle a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries s'y trouvent. L'humaine [236] phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n'y soit. Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Et j'en laisse plus librement aller mes caprices en public: d'autant que, bien qu'ils soyent nez chez moy et sans patron, je sçay qu'ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne; et ne faudra quelqu'un de dire: Voylà d'où il le print! Mes meurs sont naturelles; je n'ay point appellé à les bastir le secours d'aucune discipline. Mais, toutes imbecilles qu'elles sont, quand l'envie m'a pris de les reciter, et que, pour les faire sortir en publiq un peu plus decemment, je me suis mis en devoir de les assister et de discours et d'exemples, ce a esté merveille à moy mesmes de les rencontrer, par cas d'adventure, conformes à tant d'exemples et discours philosophiques. De quel regiment estoit ma vie, je ne l'ay appris qu'apres qu'elle est exploitée et employée. Nouvelle figure: un philosophe impremedité et fortuite' Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l'ire au coeur et la cupidité au foye, il est vray-semblable que ç'a esté plustost une interpretation des mouvemens de l'ame, qu'une division et separation qu'il en ayt voulu faire, comme d'un corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que c'est tousjours une ame qui, par sa faculté, ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire et exerce toutes ses autres operations, par divers instrumens du corps (comme le nocher gouverne son navire selon l'experience qu'il en a, ores tendant ou lachant une corde, ores haussant l'antenne ou remuant l'aviron, par une seule puissance conduisant divers effets); et qu'elle loge au cerveau: ce qui apert de ce que les blessures et accidens qui touchent cette partie, offencent incontinent les facultez de l'ame; de là il n'est pas inconvenient qu'elle s'escoule par le reste du corps: medium non deserit unquam Coeli Phoebus iter; radiis tamen omnia lustrat; comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances et en remplit le monde:

Caetera pars animae per totum dissita corpus
Paret, et ad numen mentis nomenque movetur.

Aucuns ont dit qu'il y avoit une ame generale, comme un grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes et s'y en retournoyent, se remeslant tousjours à cette matiere universelle,

Deum namque ire per omnes
Terrasque tractusque maris coelumque profundum: [236v]
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas;
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia: nec morti esse locum;

d'autres, qu'elles ne faisoyent que s'y resjoindre et r'atacher; d'autres, qu'elles estoyent produites de la substance divine; d'autres, par les anges, de feu et d'air. Aucuns, de toute ancienneté; aucuns sur l'heure mesme du besoing. Aucuns les font descendre du rond de la Lune et y retourner. Le commun des anciens, qu'elles sont engendrées de pere en fils, d'une pareille maniere et production que toutes autres choses naturelles, argumentans cela par la ressemblance des enfans aux peres,

Instillata patris virtus tibi:
Fortes creantur fortibus et bonis,

et qu'on void escouler des peres aux enfans, non seulement les marques du corps, mais encores une ressemblance d'humeurs, de complexions et inclinations de l'ame:

Denique cur acris violentia triste leonum
Seminium sequitur; dolus vulpibus, et fuga cervis
A patribus datur, et patrius pavor incitat artus;
Si non certa suo quia semine seminioque
Vis animi pariter crescit cum corpore toto?

que la dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfans la faute des peres; d'autant que la contagion des vices paternels est aucunement empreinte en l'ame des enfans, et que le desreglement de leur volonté les touche. Davantage, que, si les ames venoyent d'ailleurs que d'une suite naturelle, et qu'elles eussent esté quelque autre chose hors du corps, elles auroyent recordation de leur estre premier, attendu les naturelles facultez, qui lui sont propres, de discourir, raisonner et se souvenir:

[237]

si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur superante actam aetatem meminisse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum ulla tenemus?

Car, pour faire valoir la condition de nos ames comme nous voulons, il les faut presupposer toutes sçavantes lors qu'elles sont en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsin elles eussent esté telles, estant exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d'y entrer, comme nous esperons qu'elles seront apres qu'elles en seront sorties. Et de ce sçavoir, il faudroit qu'elles se ressouvinssent encore estant au corps, comme disoit Platon que ce que nous aprenions n'estoit qu'un ressouvenir de ce que nous avions sçeu: chose que chacun, par experience, peut maintenir estre fauce: en premier lieu, d'autant qu'il ne nous ressouvient justement que de ce qu'on nous apprend, et que, si la memoire faisoit purement son office, au-moins nous suggereroit elle quelque traict outre l'aprentissage. Secondement, ce qu'elle sçavoit, estant en sa pureté, c'estoit une vraye science, connoissant les choses comme elles sont par sa divine intelligence, là où icy on luy faict recevoir la mensonge et le vice, si on l'en instruit! En-quoy elle ne peut employer sa reminiscence, cette image et conception n'ayant jamais logé en elle. De dire que la prison corporelle estouffe de maniere ses facultez naifves qu'elles y sont toutes esteintes, cela est premierement contraire à cette autre creance, de reconnoistre ses forces si grandes, et les operations que les hommes en sentent en cette vie,si admirables, que d'en avoir conclud cette divinité et aeternité passée, et l'immortalité a-venir:

Nam, si tantopere est animi mutata potestas
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non, ut opinor, ea ab leto jam longior errat.

[237v]

En outre, c'est icy, chez nous, et non ailleurs, que doivent estre considérés les forces et les effects de l'ame; tout le reste de ses perfections luy est vain et inutile: c'est de l'estat present que doit estre payée et reconnue toute son immortalité, et de la vie de l'homme qu'elle est contable seulement. Ce seroit injustice de luy avoir retranché ses moyens et ses puissances; de l'avoir desarmée, pour, du temps de sa captivité et de sa prison, de sa foiblesse et maladie, du temps où elle auroit esté forcée et contrainte, tirer le jugement et une condemnation de durée infinie et perpetuelle; et de s'arrester à la consideration d'un temps si court, qui est à l'avanture d'une ou de deux heures, ou, au pis aller, d'un siecle, qui n'a non plus de proportion à l'infinité qu'un instant; pour, de ce moment d'intervalle, ordonner et establir definitivement de tout son estre. Ce seroit une disproportion inique de tirer une recompense eternelle en consequence d'une si courte vie. Platon, pour se sauver de cet inconvenient, veut que les païemens futurs se limitent à la durée de cent ans relativement à l'humaine durée; et des nostres assez leur ont donné bornes temporelles. Par ainsin ils jugeoient que sa generation suyvoit la commune condition des choses humaines, comme aussi sa vie, par l'opinion d' Epicurus et de Democritus, qui a esté la plus receue, suyvant ces belles apparences; qu'on la voyoit naistre à mesme que le corps en estoit capable; on voyoit eslever ses forces comme les corporelles; on y reconnoissoit la foiblesse de son enfance, et, avec le temps, sa vigeur et sa maturité; et puis sa declination et sa vieillesse, et en fin sa decrepitude,

gigni pariter cum corpore, et una
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.

Ils l'apercevoyent capable de diverses passions et agitée de plusieurs mouvemens penibles, d'où elle tomboit en lassitude et en douleur, capable d'alteration et de changement, d'alegresse, d'assopissement et de langueur, subjecte à ses maladies et aux offences, comme l'estomac ou le pied,

[238]

mentem sanari, corpus ut aegrum
Cernimus, et flecti medicina posse videmus;

esblouye et troublée par la force du vin; desmue de son assiete par les vapeurs d'une fievre chaude; endormie par l'application d'aucuns medicamens, et reveillée par d'autres:

corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictuque laborat.

On luy voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d'un chien malade, et n'y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peut exempter de la subjection de ces accidens; la salive d'un chetif mastin, versée sur la main de Socrates, secouer toute sa sagesse et toutes ses grandes et si reglées imaginations, les aneantir de maniere qu'il ne restat aucune trace de sa connoissance premiere:

vis animaï
Conturbatur, et divisa seorsum
Disjectatur, eodem illo distracta veneno;

et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame qu'en celle d'un enfant de quatre ans; venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée; si que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne peut souffrir la veue d'un miroir, ou de l'eau, accablé d'espouvantement et d'effroy, quand il seroit tombé, par la contagion d'un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydroforbie : vis morbi distracta per artus Turbat agens animam, spumantes aequore salso Ventorum ut validis fervescunt viribus undae. Or, quant à ce point, la philosophie a bien armé l'homme, pour la souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou, si elle couste trop à trouver, d'une deffaite infallible, en se desrobant [238v] tout à fait du sentiment; mais ce sont moyens qui servent à une ame estant à soy et en ses forces, capable de discours et de deliberation; non pas à cet inconvenient où, chez un philosophe, une ame devient l'ame d'un fol, troublée, renversée et perdue: ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop vehemente que, par quelque forte passion, l'ame peut engendrer en soy mesme, ou une blessure en certain endroit de la persone, ou une exhalation de l'estomac nous jectant à un esblouissement et tournoyement de teste,

morbis in corporis, avius errat
Saepe animus: dementit enim, deliraque fatur;
Interdumque gravi Lethargo fertur in altum
Aeternumque soporem, oculis nutuque cadenti.

Les philosophes n'ont, ce me semble, guiere touché cette corde. Non plus qu'une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme toujours en la bouche pour consoler nostre mortelle condition: Ou l'ame est mortelle, ou immortelle. Si mortelle, elle sera sans peine; si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l'autre branche: Quoy, si elle va en empirant? et laissent aux poetes les menaces des peines futures. Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent en leurs discours. Je reviens à la premiere. Cette ame pert le goust du souverain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que nostre belle sagesse se rende en cet endroit et quitte les armes. Au demeurant, ils consideroient aussi, par la vanité de l'humaine raison, que le meslange et societé de deux pieces si diverses, comme est le mortel et l'immortel, est inimaginable:

Quippe etenim mortale aeterno jungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est,
Aut magis inter se disjunctum discrepitansque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Junctum, in concilio saevas tolerare procellas?

Davantage ils sentoyent l'ame s'engager en la mort, comme le corps, simul aevo fessa fatiscit:
ce que, selon Zeno, l'image du sommeil nous montre assez: car il estime que c'est une defaillance et cheute de l'ame aussi bien que du corps: Contrahi animum et quasi labi putat atque concidere. Et ce, qu'on apercevoit en aucuns sa force et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diversité des maladies, comme on void les hommes en cette extremité maintenir qui un sens, qui un autre, qui l'ouir, qui le fleurer, sans [239] alteration; et ne se voit point d'affoiblissement si universel, qu'il n'y reste quelques parties entieres et vigoureuses:

Non alio pacto quam si, pes cum dolet aegri,
In nullo caput interea sit forte dolore.

La veue de nostre jugement se rapporte à la verité, comme faict l'oeil du chat-huant à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote . Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumiere? Car l'opinion contraire de l'immortalité de l'ame, laquelle Cicero dict avoir esté premierement introduitte, au moins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrus, du temps du Roy Tullus (d'autres en attribuent l'invention à Thales, et autres à d'autres), c'est la partie de l'humaine science traictée avec plus de reservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes sont contraints en cet endroict principalement de se rejetter à l'abry des ombrages de l' Academie . Nul ne sçait ce qu' Aristote a estably de ce subject: non plus que tous les anciens en general, qui le manient d'une vacillante creance: rem gratissimam promittentium magis quam probantium. Il s'est caché soubs le nuage de paroles et sens difficiles et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs autant à debattre sur son jugement que sur la matiere. Deux choses leur rendoient cette opinion plausible: l'une que, sans l'immortalité des ames, il n'y auroit plus dequoy asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est une consideration de merveilleux credit au monde; l'autre que c'est une tres-utile impression, comme dict Platon, que les vices, quand ils se desroberontà la veue obscure et incerteine de l'humaine justice, demeurent tousjours en butte à la divine, qui les poursuivra, voire apres la mort des coupables. Un soing extreme tient l'homme d'alonger son estre; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps sont les sepultures; pour la conservation du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebastir, impatient de sa fortune, et à s'estançonner par ses inventions. L'ame, par son trouble et sa foiblesse ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et fondemens en des circonstances estrangeres où elle s'attache et se plante; et, pour legers et fantastiques que son invention les luy forge, s'y repose plus seurement qu'en soy et plus volontiers. Mais les plus ahurtez à cette si juste et claire persuasion de l'immortalité de nos esprits, c'est merveille comme ils se sont trouvez courts et impuissans à l'establir par leurs humaines forces: Somnia sunt non docentis, sed optantis , disoit un ancien. L'homme peut reconnoistre, par ce tesmoignage, qu'il doit à la fortune et au rencontre la verité qu'il descouvre luy seul, puis que, lors mesme qu'elle luy est tombée en main, il n'a pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n'a pas la force de s'en prevaloir. Toutes choses produites par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces, sont subjectes à incertitude et debat. [239v] C'est pour le chastiement de nostre fierté, et instruction de nostre misere et incapacité, que Dieu produisit le trouble et la confusion de l'ancienne tour de Babel . Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n'est que vanité et folie: l'essence mesme de la verité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse. Quelque train que l'homme preigne de soy, Dieu permet qu'il arrive tousjours à cette mesme confusion, de la quelle il nous represente si vivement l'image par le juste chastiement dequoy il batit l'outrecuidance de Nembrot et aneantit les vaines entreprinses du bastiment de sa Pyramide: Perdam sapientiam sapientium et prudentiam prudentium reprobabo. La diversité d'ydiomes et de langues, dequoy il troubla cet ouvrage, qu'est-ce autre chose que cette infinie et perpetuelle altercation et discordance d'opinions et de raisons qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l'humaine science. Et l'embrouille utillement. Qui nous tiendroit, si nous avions un grain de connoissance? Ce sainct m'a faict grand plaisir: Ipsa utilitatisoccultatio aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. Jusques à quel poinct de presomption et d'insolence ne portons nous nostre aveuglement et nostre bestise? Mais, pour reprendre mon propos, c'estoit vrayment bien raison que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de sa grace, de la verité d'une si noble creance, puis que de sa seule liberalité nous recevons le fruit de l'immortalité, lequel consiste en la jouyssance de la beatitude eternelle. Confessons ingenuement que Dieu seul nous l'a dict, et la foy: car leçon n'est ce pas de nature et de nostre raison. Et qui retentera son estre et ses forces, et dedans et dehors, sans ce privilege divin; qui verra l'homme sans le flatter, il n'y verra ny efficace, ny faculté qui sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, nous en faisons d'autant plus Chrestiennement. Ce que ce philosophe Stoïcien dict tenir du fortuite consentement de la voix populere, valoit il pas mieux qu'il le tinst de Dieu ? Cum de animarum aeternitate disserimus, non leve momentum apud nos habet consensus hominum aut timentium inferos, aut colentium. Utor hac publica persuasione. Or la foiblesse des argumens humains sur ce subject se connoit singulierement par les fabuleuses circonstances qu'ils ont adjoustées à la suite de cette opinion, pour trouver de quelle condition estoit cette nostre immortalité. Laissons les Stoïciens -- usuram nobis largiuntur tanquam cornicibus: diu mansuros aïunt animos; semper, negant --qui donnent aux ames une vie au delà de ceste cy, mais finie. La plus universelle et plus receue opinion, et qui dure jusques à nous en divers lieux, ç'a esté celle de laquelle on fait autheur Pythagoras, non? qu'il en fust le premier inventeur, mais d'autant qu'elle receut beaucoup de poix et de credit par l'authorité de son approbation: c'est que les ames, au partir de nous, ne faisoient que rouler de l'un corps à un autre, d'un lyon à un cheval, d'un cheval à un Roy, se promenants ainsi sans cesse de maison en maison. Et luy disoit se souvenir avoir esté Aethalides, depuis Euphorbus, en apres Hermotimus, en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras, ayant memoire de soy de deux cents six ans. Adjoustoyent aucuns que ces ames remontent au ciel par fois et apres en devallent encores: O pater, anne aliquas ad coelum hinc ire putandam est sublimes animas iterumque ad tarda reverti Corpora? Quae lucis miseris tam dira cupido? Origene les faict aller et venir eternellement du bon au mauvais estat. L'opinion que Varro recite, est qu'en 440 ans de revolution elles se rejoignent à leur premier corps; Chrysippus, que cela doit advenir apres certain espace de temps non limité. Platon, qui dict tenir de Pindare et de l'ancienne poesie cette creance des infinies vicissitudes de mutation ausquelles l'ame est preparée, n'ayant ny les peines ny les recompenses en l'autre monde que temporelles, comme sa vie en cestuy-cy n'est que temporelle, conclud en elle une singuliere science des affaires du ciel, de l'enfer et d'icy où elle a passé, repassé et séjourné à plusieurs voyages: matiere à sa reminiscence. Voici son progres ailleurs: Qui a bien vescu, il se rejoint à l'astre auquel il est assigné; qui mal, il passe en femme, et si, lors mesme, il ne se corrige point, il se rechange en beste de condition convenable à ses meurs vicieuses, et ne verra fin à ses punitions qu'il ne soit revenu à sa naïfve constitution, s'estant par la force de la raison défaict des qualitez grossieres, stupides, et elementaires, qui estoyent en luy. [240] Mais je ne veux oublier l'objection que font à cette transmigration de corps à un'autre les Epicuriens . Elle est plaisante. Ils demandent quel ordre il y auroit si la presse des mourans venoit à estre plus grande que des naissans, car les ames deslogées de leur giste seroient à se fouler à qui prendroit place la premiere dans ce nouvel estuy. Et demandent aussi à quoy elles passeroient leur temps, ce pendant qu'elles attendroient qu'un logis leur fut apresté. Ou, au rebours, s'il naissoit plus d'animaux qu'il n'en mourroit, ils disent que les corps seroient en mauvais party, attendant l'infusion de leur ame, et en adviendroit qu'aucuns d'iceus se mourroient avant que d'avoir esté vivans:

Denique connubia ad veneris partusque ferarum
Esse animas praesto deridiculum esse videtur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numero, certaréque praeproperanter
Inter se, quae prima potissimaque insinuetur.

D'autres ont arresté l'ame au corps des trespassez pour en animer les serpents, les vers et autres bestes qu'on dit s'engendrer de la corruptionde nos membres, voire et de nos cendres. D'autres la divisent en une partie mortelle et l'autre immortelle. Autres la font corporelle, et ce neantmoins immortelle. Aucuns la font immortelle, sans science et sans cognoissance. Il y en a aussi qui ont estimé que des ames des condamnez il s'en faisoit des diables (et aulcuns des nostres l'ont ainsi jugé); comme Plutarque pense qu'il se face des dieux de celles qui sont sauvées; car il est peu de choses que cet autheur là establisse d'une façon de parler si resolue qu'il faict cette-cy, maintenant par tout ailleurs une maniere dubitatrice et ambigue. Il faut estimer (dit-il) et croire fermement que les ames des hommes vertueux selon nature et selon justice divine, deviennent d'hommes, saincts; et de saincts, [240v] demy-dieux; et de demy-dieux, apres qu'ils sont parfaitement, comme és sacrifices de purgation, nettoyez et purifiez, estans delivrez de toute passibilité et de toute mortalité, ils deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la verité et selon raison vray-semblable, dieux entiers et parfaits, en recevant une fin tres-heureuse et tres-glorieuse. Mais qui le voudra voir, luy qui est des plus retenus pourtant et moderez de la bande, s'escarmoucher avec plus de hardiesse et nous conter ses miracles sur ce propos, je le renvoye à son discours de la Lune et du Daemon de Socrates, là où, aussi evidemment qu'en nul autre lieu, il se peut adverer les mysteres de la philosophie avoir beaucoup d'estrangetez communes avec celles de la poesie: l'entendement humain se perdant à vouloir sonder et contreroller toutes choses jusques au bout; tout ainsi comme, lassez et travaillez de la longue course de nostre vie, nous retombons en enfantillage. Voylà les belles et certaines instructions que nous tirons de la science humaine sur le subject de nostre ame. Il n'y a point moins de temerité en ce qu'elle nous apprend des parties corporelles. Choisissons en un ou deux exemples, car autrement nous nous perdrions dans cette mer trouble et vaste des erreurs medecinales. Sçachons si on s'accorde au moins en cecy, de quelle matiere les hommes se produisent les uns des autres. Car, quant à leur premiere production, ce n'est pas merveille si, en chose si haute et ancienne, l'entendement humain se trouble et dissipe. Archelaus le physicien, duquel Socrates fut le disciple et le mignon selon Aristoxenus, disoit et les hommes et les animaux avoir esté faicts d'un limon laicteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pithagoras dict nostre semence estre l'escume de nostre meilleur sang; Platon, l'escoulement de la moelle de l'espine du dos, ce qu'il argumente de ce que cet endroit se sent le premier de la lasseté de la besongne, Alcmeon, partie de la substance du cerveau; et qu'il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se travaillent outre mesure à cet exercice; Democritus, une substance extraite de toute la masse corporelle;Epicurus, extraicte de l'ame et du corps; Aristote, un excrement tiré de l'aliment du sang, le dernier qui s'espand en nos membres; autres, du [241] sang cuit et digeré par la chaleur des genitoires, ce qu'ils jugent de ce qu'aus extremes efforts on rend des gouttes de pur sang: en-quoy il semble qu'il y ayt plus d'apparence, si on peut tirer quelque apparence d'une confusion si infinie. Or, pour mener à effect cette semence, combien en font-ils d'opinions contraires? Aristote et Democritus tiennent que les femmes n'ont point de sperme, et que ce n'est qu'une sueur qu'elles eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation; Galen, au contraire, et ses suyvans, que, sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voylà les medecins, les philosophes, les jurisconsultes et les theologiens aux prises, pesle mesle avecques nos femmes, sur la dispute à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours, par l'exemple de moy-mesme, ceux d'entre eux qui maintiennent la grossesse d'onze moys. Le monde est basty de cette experience; il n'est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, et si nous n'en sçaurions estre d'accord. En voylà assez pour verifier que l'homme n'est non plus instruit de la connoissance de soy en la partie corporelle qu'en la spirituelle. Nous l'avons proposé luy mesmes à soy, et sa raison à sa raison, pour voir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s'entend en elle mesme. Et qui ne s'entend en soy, en quoy se peut-il entendre? quasi vero mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat. Vrayement Protagoras nous en comtoit de belles, faisant l'homme la mesure de toutes choses, qui ne sceut jamais seulement la sienne. Si ce n'est luy, sa dignité ne permettra pas qu'autre creature ayt cet advantage. Or, luy estant en soy si contraire et l'un jugement en subvertissant l'autre sans cesse, cette favorable proposition n'estoit qu'une risée qui nous menoit à conclurre par necessité la neantise du compas et du compasseur. Quand Thales estime la cognoissance de l'homme tres-difficile à l'homme, il luy apprend la cognoissance de toute autre chose luy estre impossible. Vous, pour qui j'ay pris la peine d'estendre un si long corps contre ma coustume, ne refuyrez poinct de maintenir vostre Sebond par la forme ordinaire d'argumenter dequoy vous estes tous les joursinstruite, et exercerez en cela vostre esprit et vostre estude: car ce dernier tour d'escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C'est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes pour faire perdre à vostre adversaire les siennes, et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservéement. C'est grande temerité de vous [241v] perdre vous mesmes pour perdre un autre. Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias : car, estant aux prises bien estroictes avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l'espée au poing, qui craingnoit de frapper, de peur d'assener Gobrias, il luy cria qu'il donnast hardiment, quand il devroit donner au travers tous les deux. Des armes et conditions de combat si desesperées qu'il est hors de creance que l'un ny l'autre se puisse sauver, je les ay veu condamner, ayant esté offertes. Les Portugais prindrent 14 Turcs en la mer des Indes, lesquels, impatiens de leur captivité, se resolurent, et leur succeda, à mettre et eux, et leurs maistres, et le vaisseau en cendre, frottant des clous de navire l'un contre l'autre, tant qu'une estincelle de feu tombast sur les barrils de poudre à canon qu'il y avoit. Nous secouons icy les limites et dernieres clotures des sciences, ausquelles l'extremité est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne faict mie bon estre si subtil et si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe Thoscan:

Chi troppo s'assottiglia si scavezza.

Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu'en vos moeurs et en toute autre chose, la moderation et l'attrempance, et la fuite de la nouvelleté et de l'estrangeté. Toutes les voyes extravagantes me fachent. Vous qui, par l'authorité que vostre grandeur vous apporte, et encore plus par les avantages que vous donnent les qualitez plus vostres, pouvez d'un clin d'oeil commander à qui il vous plaist, deviez donner cette charge à quelqu'un qui fist profession des lettres, qui vous eust bien autrement appuyé et enrichy cette fantasie. Toutesfois en voicy assez pour ce que vous en avez à faire. Epicurus disoit des loix que les pires nous estoient si necessaires que, sans elles, les hommes s'entremangeroient les uns les autres. Et Platon, à deux doits pres, que, sans loix, nous viverions comme bestesbrutes; et s'essaye à la verifier. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux et temeraire; il est malaisé d'y joindre l'ordre et la mesure. Et, de mon temps, ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous desbordez en licence d'opinions et de meurs. C'est miracle s'il s'en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l'esprit humain les barrieres [242] les plus contraintes qu'on peut. En l'estude, comme au reste, il luy faut compter et regler ses marches, il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrote de religions, de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines et recompenses mortelles et immortelles; encores voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons. C'est un corps vain, qui n'a par où estre saisi et assené; un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir neud ny prise. Certes il est peu d'ames si reiglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte, et qui puissent, avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugements au delà des opinions communes. Il est plus expedient de les mettre en tutelle. C'est un outrageux glaive que l'esprit à son possesseur mesme, pour qui ne sçait s'en armer ordonnéement et discrettement. Et n'y a point de beste à qui plus justement il faille donner des orbieres pour tenir sa veue subjecte et contrainte devant ses pas, et la garder d'extravaguer ny çà ny là, hors les ornieres que l'usage et les loix luy tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu'il soit, que de jetter vostre vol à cette licence effrenée. Mais si quelqu'un de ces nouveaux docteurs entreprend de faire l'ingenieux en vostre presence, aux despens de son salut et du vostre; pour vous deffaire de cette dangereuse peste qui se respand tous les jours en vos cours, ce preservatif, à l'extreme necessité, empeschera que la contagion de ce venin n'offencera ny vous ny vostre assistance. La liberté donq et gaillardise de ces esprits anciens produisoit en la philosophie et sciences humaines plusieurs sectes d'opinions differentes, chacun entreprenant de juger et de choisir pour prendre party. Mais à present que les hommes vont tous un train, qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut etiam quae non probant, cogantur defendere , et que nous recevons les arts par civile authorité et ordonnance, si que les escholes n'ont qu'un patron et pareille institution et discipline circonscrite, on ne regarde plus ce que les monnoyes poisent et valent, mais chacun à son tour les reçoit selon le prisque l'approbation commune et le cours leur donne. On ne plaide pas de l'alloy, mais de l'usage: ainsi se mettent égallement toutes choses. On reçoit la medecine comme la [242v] Geometrie; et les batelages, les enchantemens, les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications, les domifications et jusques à cette ridicule poursuitte de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne faut que sçavoir que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celuy de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt; et que, quand la mensale coupe le tubercle de l'enseigneur, c'est signe de cruauté; quand elle faut soubs le mitoyen et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale soubs mesme endroit, que c'est signe d'une mort miserable. Que si, à une femme, la naturelle est ouverte, et ne ferme point l'angle avec la vitale, cela denote qu'elle sera mal chaste. Je vous appelle vous mesme à tesmoin, si avec cette science un homme ne peut passer avec reputation et faveur parmy toutes compaignies. Theophrastus disoit que l'humaine cognoissance, acheminée par les sens, pouvoit juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu'estant arrivée aux causes extremes et premieres, il falloit qu'elle s'arrestat et qu'elle rebouchat, à cause ou de sa foiblesse ou de la difficulté des choses. C'est une opinion moyenne et douce, que nostre suffisance nous peut conduire jusques à la cognoissance d'aucunes choses, et qu'elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c'est temerité de l'employer. Cette opinion est plausible et introduicte par gens de composition; mais il est malaisé de donner bornes à nostre esprit: il est curieux et avide, et n'a point occasion de s'arrester plus tost à mille pas qu'à cinquante. Ayant essayé par experience que ce à quoy l'un s'estoit failly, l'autre y est arrivé, et que ce qui estoit incogneu à un siecle, le siecle suyvant l'a esclaircy, et que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu en les maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les [243] lechant à loisir: ce que ma force ne peut descouvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer; et, en retastant et pétrissant cette nouvelle matiere, la remuant et l'eschaufant, j'ouvre à celuy qui me suit quelque facilité pour en jouir plus à son ayse, et la luy rends plus soupple et plus maniable,

ut hymettia sole
Cera remollescit, tractataque pollice, multas
Vertitur in facies, ipsoque fit utilis usu.

Autant en fera le second au tiers: qui est cause que la difficulté ne me doit pas desesperer, ny aussi peu mon impuissance, car ce n'est que la mienne. L'homme est capable de toutes choses, comme d'aucunes; et s'il advoue, comme dit Theophrastus, l'ignorance des causes premieres et des principes, qu'il me quitte hardiment tout le reste de sa science: si le fondement luy faut, son discours est par terre; le disputer et l'enquerir n'a autre but et arrest que les principes; si cette fin n'arreste son cours, il se jette à une irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi. Or il est vray-semblable que, si l'ame sçavoit quelque chose, elle se sçauroit premierement elle mesme; et, si elle sçavoit quelque chose hors d'elle, ce seroit son corps et son estuy, avant toute autre chose. Si on void jusques aujourd'hui les dieux de la medecine se debatre de nostre anatomie,

Mulciber in Trojam, pro Troja stabat Apollo,

quand attendons nous qu'ils en soyent d'accord? Nous nous sommes plus voisins que ne nous est la blancheur de la nege ou la pesanteur de la pierre. Si l'homme ne se connoit, comment connoit il ses fonctions et ses forces? Il n'est pas, à l'avanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous, mais c'est par hazard. Et d'autant que par mesme voye, mesme façon et conduite, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n'a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge. Les [243v] Academiciens recevoyent quelque inclination de jugement, et trouvoyent trop crud de dire qu'il n'estoit pas plus vray-semblable que la nege fust blanche que noire, et que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement d'une pierre qui part de nostre main, que de celui de la huictiesme sphere. Et pour éviter cette difficulté et estrangeté, qui ne peut à la verité loger en nostre imagination que malaiséement, quoy qu'ils establissent que nous n'estions aucunement capables de sçavoir, et que la verité est engoufrée dans des profonds abysmes où la veue humaine ne peut penetrer, si advouoint ils les unes choses plus vray-semblables que les autres et recevoyent en leur jugement cette faculté de se pouvoir incliner plustost à une apparence qu'à un'autre: ils luy permettoyent cette propension, luy defandant toute resolution. L'advis des Pyrrhoniens est plus hardy et, quant et quant, plus vray-semblable. Car cette inclination Academique et cette propension à uneproposition plustost qu'à une autre, qu'est-ce autre chose que la recognoissance de quelque plus apparente verité en cette cy qu'en celle là? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineamens, du port et du visage de la verité, il la verroit entiere aussi bien que demie, naissante et imperfecte. Cette apparence de verisimilitude qui les faict pendre plustost à gauche qu'à droite, augmentez la; cette once de verisimilitude qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces, il en adviendra en fin que la balance prendra party tout à faict, et arrestera un chois et une verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s'ils ne cognoissent le vray? Comment cognoissent ils la semblance de ce dequoy ils ne connoissent pas l'essence? Ou nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si noz facultez intellectuelles et sensibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne font [244] que floter et vanter, pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu'elle semble nous presenter; et la plus seure assiete de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle là où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. Inter visa vera aut falsa ad animi assensum nihil interest. Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence, et n'y facent leur entrée de leur force propre et authorité, nous le voyons assez: par ce que, s'il estoit ainsi, nous les recevrions de mesme façon; le vin seroit tel en la bouche du malade qu'en la bouche du sain. Celuy qui a des crevasses aux doits, ou qui les a gourdes, trouveroit une pareille durté au bois ou au fer qu'il manie, que fait un autre. Les subjets estrangers se rendent donc à nostre mercy; ils logent chez nous comme il nous plaist. Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans alteration, si les prises humaines estoient assez capables et fermes pour saisir la verité par noz propres moyens, ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se rejecteroit de main en main de l'un à l'autre. Et au moins se trouveroit il une chose au monde, de tant qu'il y en a, qui se croiroit par les hommes d'un consentement universel. Mais ce, qu'il ne se void aucune proposition qui ne soit debatue et controverse entre nous, ou qui ne le puisse estre, montre bien que nostre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit; car mon jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon compaignon: qui est signe que je l'ay saisi par quelque autre moyen que par une naturelle puissance qui soit en moy et en tous les hommes. Laissons à part cette infinie confusion d'opinions qui se void entre les philosophes mesmes, et ce debat perpetuel et universel en la connoissancedes choses. Car cela est presuposé tres-veritablement, que de aucune chose les hommes, je dy les sçavans les [244v] mieux nais, les plus suffisans, ne sont d'accord, non pas que le ciel soit sur nostre teste; car ceux qui doutent de tout, doutent aussi de cela; et ceux qui nient que nous puissions aucune chose comprendre, disent que nous n'avons pas compris que le ciel soit sur nostre teste; et ces deux opinions sont en nombre, sans comparaison, les plus fortes. Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que nostre jugement nous donne à nous mesmes, et l'incertitude que chacun sent en soy, il est aysé à voir qu'il a son assiete bien mal assurée. Combien diversement jugeons nous des choses? combien de fois changeons nous nos fantasies? Ce que je tiens aujourd'huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m'en respondent sur tout ce qu'ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J'y suis tout entier, j'y suis voyrement; mais ne m'est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d'avoir ambrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j'aye jugée fauce? Au moins faut il devenir sage à ses propres despans. Si je me suis trouvé souvent trahy sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fauce, et ma balance inegale et injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois plus qu'aux autres? N'est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu'elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance autres et autres opinions, tousjours la presente et la derniere c'est la certaine et l'infallible. Pour cette cy il faut abandonner les biens, l'honneur, la vie et le salut, et tout,

posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quaeque.

[245]

Quoy qu'on nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit tousjours se souvenir que c'est l'homme qui donne et l'homme qui reçoit; c'est une mortelle main qui nous le presente, c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion; seules, marque de verité: laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens: cette sainte et grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieupour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle. Au-moins devroit nostre condition fautiere nous faire porter plus moderément et retenuement en noz changemens. Il nous devroit souvenir, quoy que nous receussions en l'entendement, que nous y recevons souvent des choses fauces, et que c'est par ces mesmes utils qui se démentent et qui se trompent souvent. Or n'est il pas merveille s'ils se démentent, estant si aisez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N'avons nous pas l'esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu'en maladie? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjets qui se presentent à nostre ame d'un tout autre visage que le chagrin et la melancholie? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillart avaritieux et rechigné comme à un jeune homme vigoreux et ardent? Cleomenes, fils d' Anaxandridas, estant malade, ses amys luy reprochoient qu'il avoit des humeurs et fantasies nouvelles et non accoustumées: Je croy bien, fit-il; aussi ne suis-je pas celuy que je suis estant sain: estant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la chicane de nos palais ce mot est en usage, qui se dit des criminels [245v] qui rencontrent les juges en quelque bonne trampe douce et debonnaire: Gaudeat de Bona Fortuna qu'il jouisse de ce bon heur; car il est certain que les jugemens se rencontrent par fois plus tendus à la condamnation, plus espineux et aspres, tantost plus faciles, aysez et enclins à l'excuse. Tel qui raporte de sa maison la douleur de la goute, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l'ame teinte et abreuvée de colere, il ne faut pas douter que son jugement ne s'en altere vers cette part là. Ce venerable senat d' Areopage jugeoit de nuict, de peur que la veue des poursuivans corrompit sa justice. L'air mesme et la serenité du ciel nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en Cicero,

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifera lustravit lampade terras.

Ce ne sont pas seulement les fievres, les breuvages et les grands accidens qui renversent nostre jugement; les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas douter, encores que nous ne le sentions pas, que, si la fievre continue peut atterrer nostre ame, que la tierce n'y apporte quelquealteration selon sa mesure et proportion. Si l'apoplexie assoupit et esteint tout à fait la veue de nostre intelligence, il ne faut pas doubter que le morfondement ne l'esblouisse; et, par conséquent, à peine se peut il rencontrer une seule heure en la vie où nostre jugement se trouve en sa deue assiete, nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, et estofé de tant de sortes de ressorts, que (j'en croy les medecins) combien il est malaisé qu'il n'y en ayt tousjours quelqu'un qui tire de travers. Au demeurant, cette maladie ne se descouvre pas si aisément, si elle n'est du tout extreme et irremediable, d'autant que la raison va tousjours, et torte, et boiteuse, et deshanchée, et avec le mensonge comme avec la verité. Par ainsin il est malaisé de descouvrir son mesconte [246] et desreglement. J'appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy: cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d'un mesme subject, c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon dessein qu'ait un juge, s'il ne s'escoute de prez, à quoy peu de gens s'amusent, l'inclination à l'amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instint fortuite qui nous faict favoriser une chose plus qu'une autre, et qui nous donne, sans le congé de la raison, le chois en deux pareils subjects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement la recommandation ou deffaveur d'une cause et donner pente à la balance. Moy qui m'espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n'ay pas fort à-faire ailleurs,

quis sub Arcto
Rex gelidae metuatur orae,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus,

à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy. J'ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prest au branle, et ma veue si desreglée, que à jun je me sens autre qu'apres le repas; si ma santé me rid et la clarté d'un beau jour, me voylà honneste homme; si j'ay un cor qui me presse l'orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantostrude, tantost aysé, et mesme chemin à cette heure plus court, une autre-fois plus long, et une mesme forme ores plus, ores moins agreable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire; ce qui m'est plaisir à cette [246v] heure, me sera quelque fois peine. Il se faict mille agitations indiscretes et casuelles chez moy. Ou l'humeur melancholique me tient, ou la cholerique; et de son authorité privée, à cet'heure le chagrin predomine en moy, à cet'heure l'alegresse. Quand je prens des livres, j'auray apperceu en tel passage des graces excellentes et qui auront feru mon ame; qu'un'autre fois j'y retombe, j'ay beau le tourner et virer, j'ay beau le plier et le manier, c'est une masse inconnue et informe pour moy. En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours l'air de ma premiere imagination: je ne sçay ce que j'ay voulu dire, et m'eschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. Je ne fay qu'aller et venir: mon jugement ne tire pas tousjours en avant; il flotte, il vague,

velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.

Maintes-fois (comme il m'advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour esbat à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s'applicant et tournant de ce costé là, m'y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier advis, et m'en despars. Je m'entraine quasi où je penche, comment que ce soit, et m'emporte de mon pois. Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s'il se regardoit comme moy. Les prescheurs sçavent que l'emotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance, et qu'en cholere nous nous adonnons plus à la deffense de nostre proposition, l'imprimons en nous et l'embrassons avec plus de vehemence et d'approbation que nous ne faisons estant en nostre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l'advocat, il vous y respond chancellant et doubteux: vous sentez qu'il luy est indifferent de prendre à soustenir l'un ou l'autre party; l'avez vous bien payé pour y mordre et pour s'en formaliser, commence [247] il d'en estre interessé, y a-il eschauffé sa volonté? sa raison et sa science s'y eschauffent quant et quant; voilà une apparente et indubitable verité qui se presente à son entendement; il y descouvre une toute nouvelle lumiere, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire, je ne sçay si l'ardeur qui naistdu despit et de l'obstination à l'encontre de l'impression et violence du magistrat et du danger, ou l'interest de la reputation n'ont envoyé tel homme soustenir jusques au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amys, et en liberté, il n'eust pas voulu s'eschauder le bout du doigt. Les secousses et esbranlemens que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse qu'il est à l'advanture soustenable qu'elle n'a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui maintiendroit cela suivant le parti des Peripateticiens ne nous feroit pas beaucoup de tort, puis qu'il est connu que la pluspart des plus belles actions de l'ame procedent et ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans l'assistance de la cholere. Semper Ajax fortis, fortissimus tamen in furore. Ny ne court on sus aux meschants et aux ennemis assez vigoureusement, si on n'est courroucé; et veulent que l'advocat inspire le courrous aux juges pour en tirer justice. Les cupiditez emeurent Themistocles, emeurent Demosthenes, et ont poussé les philosophes aux travaux, veillées et peregrinations; nous meinent à l'honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles. Et cette lascheté d'ame à souffrir l'ennuy et la fascherie sert à nourrir en la consciance la penitence et la repantance, et à sentir les fleaux de Dieu pour nostre chastiment et les fleaux de la correction politique. La compassion sert d'aiguillon à la clemence, et la prudence de nous conserver et gouverner est esveillée par nostre crainte; et combien de belles actions par l'ambition? combien par la presomption? Aucune eminente et gaillarde vertu en fin n'est sans quelque agitation desreglée. Seroit-ce pas l'une des raisons qui auroit meu les Epicuriens à descharger Dieu de tout soin et sollicitude de nos affaires, d'autant que les effects mesmes de sa bonté ne se pouvoient exercer envers nous sans esbranler son repos par le moyen des passions, qui sont comme des piqueures et sollicitations acheminant l'ame aux actions vertueuses? Ou bien ont ils creu autrement et les ont prinses comme tempestes qui desbauchent honteusement l'ame de sa tranquilité? Ut maris tranquillitas intelligitur, nulla ne minima quidem aura fluctus commovente: sicanimi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est qua moveri queat. [247v] Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d'imaginations nous presente la diversité de nos passions! Quelle asseurance pouvons nous donq prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n'allant jamais qu'un pas forcé et emprunté? Si nostre jugement est en main à la maladie mesmes et à la perturbation; si c'est de la folie et de la temerité qu'il est tenu de recevoir l'impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de luy? N'y a il point de la hardiesse à la philosophie d'estimer des hommes qu'ils produisent leurs plus grands effects et plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d'eux et furieux et insensez? Nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assoupissement. Les deux voies naturelles pour entrer au cabinet des Dieux et y preveoir le cours des destinées sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à considérer: par la dislocation que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux; par son extirpation que la fureur ou l'image de la mort apporte, nous devenons prophetes et divins. Jamais plus volontiers je ne l'en creus. C'est un pur enthousiasme que la saincte verité a inspiré en l'esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa proposition, que l'estat tranquille de nostre ame, l'estat rassis, l'estat plus sain que la philosophie luy puisse acquerir n'est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus endormie que le dormir; nostre sagesse, moins sage que la folie. Noz songes vallent mieux que noz discours. La pire place que nous puissions prendre, c'est en nous. Mais pense elle pas que nous ayons l'advisement de remarquer que la voix qui faict l'esprit, quand il est despris de l'homme, si clair-voyant, si grand, si parfaict et, pendant qu'il est en l'homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c'est une voix partant de l'esprit qui est partie de l'homme terrestre, ignorant et tenebreux, et à cette cause voix infiable et incroyable? Je n'ay point grande experience de ces agitations vehementes (estant d'une complexion molle et poisante) desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se connoistre. Mais cette passion qu'on dict estre produite par l'oisiveté au coeur des jeunes hommes, quoy qu'elle s'achemine avec loisir et d'un progrès mesuré, elle represente bien evidemment, à ceux qui ont essayé de s'opposer à son effort, la force de cette conversion et alteration que nostrejugement souffre. J'ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soustenir et rabatre (car il s'en faut tant que je sois de ceux qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement, s'ils ne m'entrainent), je la sentois naistre, croistre, et s'augmenter en despit de ma resistance, et en fin, tout voyant et vivant, me saisir et posseder de façon que, comme d'une yvresse, l'image des choses me commençoit à paroistre autre que de coustume; je voyois evidemment grossir et croistre les avantages du subjet que j'allois désirant, et agrandir et enfler par le vent de mon imagination; les difficultez de mon entreprinse s'aiser et se planir, mon discours et ma conscience se tirer arriere; mais, ce feu estant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d'un [248] esclair, mon ame reprendre une autre sorte de veue, autre estat et autre jugement; les difficultez de la retraite me sembler grandes et invincibles, et les mesmes choses de bien autre goust et visage que la chaleur du desir ne me les avoit presentées. Lequel plus veritablement, Pyrrho n'en sçait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fièvres ont leur chaud et leur froid; des effects d'une passion ardente nous retombons aux effects d'une passion frilleuse. Autant que je m'estois jetté en avant, je me relance d'autant en arriere:

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus
Nunc ruit ad terras, scopulisque superjacit undam,
Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam;
Nunc rapidus retro atque aestu revoluta resorbens
Saxa fugit, littusque vado labente relinquit.

Or de la cognoissance de cette mienne volubilité j'ay par accident engendré en moy quelque constance d'opinions, et n'ay guiere alteré les miennes premieres et naturelles. Car, quelque apparence qu'il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j'ay de perdre au change. Et, puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren le chois d'autruy et me tien en l'assiette où Dieu m'a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siecle a produittes. Les escrits des anciens, je dis les bons escrits, pleins et solides, me tentent et remuent quasi où ils veulent; celuy quej'oy me semble tousjours le plus roide; je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoy qu'ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont de rendre ce qu'ils veulent vray-semblable, et qu'il n'est rien si estrange à quoy ils n'entreprennent de donner assez de [248v] couleur pour tromper une simplicité pareille à la mienne, cela montre evidemment la foiblesse de leur preuve. Le ciel et les estoilles ont branlé trois mille ans; tout le monde l'avoit ainsi creu, jusques à ce que Cleanthes le Samien ou, selon Theophraste, Nicetas Siracusien s'avisa de maintenir que c'estoit la terre qui se mouvoit par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l'entour de son aixieu; et, de nostre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu'il s'en sert tres-regléement à toutes les consequences Astronomiques. Que prendrons nous de là, sinon qu'il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux? Et qui sçait qu'une tierce opinion, d'icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes?

Sic volvenda aetas commutat tempora rerum:
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore;
Porro aliud succedit, et è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, et miro est mortales inter honore.

Ainsi, quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu'avant qu'elle fut produite sa contraire estoit en vogue; et, comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l'advenir une tierce invention qui choquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu' Aristote a introduicts, fussent en credit, d'autres principes contentoient la raison humaine, comme ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s'arreste à eux, et qu'à eux appartient pour tout le temps advenir la possession de nostre creance? ils ne sont non plus exempts du boute-hors qu'estoient leurs devanciers. Quand on me presse d'un nouvel argument, c'est à moy à estimer que, ce à quoy je ne puis satis-faire, un autre y satisfera: car de croire toutes les apparences desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c'est une grande simplesse. Il en adviendroit [249] par là que tout le vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, auroit sacreance contournable comme une girouette: car leur ame, estant molle et sans resistance, seroit forcée de recevoir sans cesse autres impressions, la derniere effaçant tousjours la trace de la precedente. Celuy qui se trouve foible, il doit respondre, suyvant la pratique, qu'il en parlera à son conseil, ou s'en raporter aux plus sages, desquels il a receu son apprentissage. Combien y a-il que la medecine est au monde? On dit qu'un nouveau venu, qu'on nomme Paracelse, change et renverse tout l'ordre des regles anciennes, et maintient que jusques à cette heure elle n'a servy qu'à faire mourir les hommes. Je croy qu'il verifiera ayséement cela; mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle experience, je trouve que ce ne seroit pas grand sagesse. Il ne faut pas croire à chacun, dict le precepte, par ce que chacun peut dire toutes choses. Un homme de cette profession de nouvelletez et de reformations physiques me disoit, il n'y a pas long temps, que tous les anciens s'estoient evidemment mescontez en la nature et mouvemens des vents, ce qu'il me feroit tres-evidemment toucher à la main, si je voulois l'entendre. Apres que j'eus eu un peu de patience à ouyr ses arguments, qui avoient tout plein de verisimilitude: Comment donc, luy fis-je, ceux qui navigeoint soubs les loix de Theophraste, alloient ils en occident, quand ils tiroient en levant? alloient-ils à costé, ou à reculons?--C'est la fortune, me respondit-il: tant y a qu'ils se mescontoient. Je luy repliquay lors que j'aymois mieux suyvre les effects que la raison. Or ce sont choses qui se choquent souvent; et m'a l'on dit qu'en la Geometrie (qui pense avoir gaigné le haut point de certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations inevitables subvertissans la verité de l'experience: comme Jacques Peletier me disoit chez moy qu'il avoit trouvé deux lignes s'acheminans l'une vers l'autre pour se joindre, qu'il verifioit toutefois [249v] ne pouvoir jamais, jusques à l'infinité, arriver à se toucher; et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs argumens et de leur raison que pour ruiner l'apparence de l'experience; et est merveille jusques où la soupplesse de nostre raison les a suivis à ce dessein de combattre l'evidence des effects: car ils verifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu'il n'y a point de poisant ou de chaut, avecques une pareille force d'argumentations que nous verifions les choses plus vray-semblables. Ptolemeus, qui a esté un grand personnage, avoit estably les bornes de nostre monde; tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques Isles escartées qui pouvoient eschapper à leur cognoissance: c'eust esté Pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la sciencede la Cosmographie, et les opinions qui en estoient receues d'un chacun; c'estoit heresie d'avouer des Antipodes: voilà de nostre siecle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle ou une contrée particuliere, mais une partie esgale à peu pres en grandeur à celle que nous cognoissions, qui vient d'estre descouverte. Les Geographes de ce temps ne faillent pas d'asseurer que meshuy tout est trouvé et que tout est veu,

Nam quod adest praesto, placet, et pollere videtur.

Sçavoir mon, si Ptolomée s'y est trompé autrefois sur les fondemens de sa raison, si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux cy en disent; et s'il n'est pas plus vray semblable que ce grand corps que nous appellons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons. Platon tient qu'il change de visage à tout sens; que le ciel, les estoilles et le soleil renversent par fois le mouvement que nous y voyons, changeant l' Orient en Occident . Les prestres Aegyptiens dirent à Herodote que depuis leur premier Roy, dequoy il y avoit onze mille tant d'ans (et de tous leurs Roys ils luy feirent veoir les effigies en statues tirées apres le vif) le Soleil avoit changé quatre fois de route; que la mer et la terre se changent alternativement l'un en l'autre; que la naissance du monde est indéterminée; Aristote, Cicero, de mesmes; et quelqu'un d'entre nous, qu'il est, de toute eternité, mortel et renaissant à plusieurs vicissitudes, appellant à tesmoins Salomon et Esaïe, pour eviter ces oppositions que Dieu a esté quelquefois createur sans creature, qu'il a esté oisif, qu'il s'est desdict de son oisiveté, mettant la main à cet ouvrage, et qu'il est par consequent subjet à mutation. En la plus fameuse des Grecques escoles, le monde est tenu un Dieu faict par un autre Dieu plus grand, et est composé d'un corps et d'une ame qui loge en son centre, s'espandant par nombres de musique à sa circonferance, divin, tres-heureux, tres-grand, tres-sage, eternel. En luy sont d'autres Dieux, la terre, la mer, les astres, qui s'entretiennent d'une harmonieuse et perpetuelle agitation et danse divine, tantost se rencontrans, tantost s'esloignans, se cachans, se montrans, changeans de rang, ores davant et ores derriere. Heraclitus establissoit le monde estre composé par feu et, par l'ordre des destinées, se devoir enflammer et resoudre en feu quelque jour, et quelque jour encore renaistre. Et des hommes dict Apuleie : Sigillatim mortales, cunctim perpetui. Alexandre escrivit à sa mere la narration d'un prestre Aegyptien tirée deleurs monumens, tesmoignant l'ancienneté de cette nation infinie et comprenant la naissance et progrez des autres païs au vray. Cicero et Diodorus disent de leur temps que les Chaldées tenoient regitre de quatre cens mille tant d'ans; Aristote, Pline et autres, que Zoroastre vivoit six mille ans avant l'aage de Platon . Platon dict que ceux de la ville de Saïs ont des memoires par escrit de huit mille ans, et que la ville d' Athenes fut bastie mille ans avant la-dicte ville de Saïs; Epicurus, qu'en mesme temps que les choses sont icy comme nous les voyons, elles sont toutes pareilles, et en mesme façon, en plusieurs autres mondes. Ce qu'il eust dit plus assuréement, s'il eust veu les similitudes et convenances de ce nouveau monde des Indes occidentales avec le nostre, presant et passé, en si [250] estranges exemples. En verité, considerant ce qui est venu à nostre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent esmerveillé de voir, en une tres grande distance de lieux et de temps, les rencontres d'un grand nombre d'opinions populaires monstrueuses et des meurs et creances sauvages, et qui, par aucun biais, ne semblent tenir à nostre naturel discours. C'est un grand ouvrier de miracles que l'esprit humain; mais cette relation a je ne sçay quoy encore de plus heteroclite; elle se trouve aussi en noms, en accidens et en mille autres choses. Car on y trouve des nations n'ayans, que nous sachons, ouy nouvelles de nous, où la circoncision estoit en credit; où il y avoit des estats et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes; où nos jeusnes et nostre caresme estoit representé, y adjoustant l'abstinence des femmes; où nos croix estoient en diverses façons en credit: icy on en honoroit les sepultures; on les appliquoit là, et nomméement celle de Saint André, à se deffendre des visions nocturnes et à les mettre sur les couches des enfans contre les enchantements; ailleurs ils en rencontrerent une de bois, de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluye, et celle là bien fort avant dans la terre ferme; on y trouva une bien expresse image de nos penitentiers; l'usage des mitres, le coelibat des prestres, l'art de diviner par les entrailles des animaux sacrifiez; l'abstinence de toute sorte de chair et poisson à leur vivre, la façon aux prestres d'user en officiant de langue particuliere et non vulgaire; et cette fantasie, que le premier dieu fut chassé par un second, son frere puisné; qu'ils furent creés avec toutes commoditez, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur peché, changé leur territoire et empiré leur condition naturelle; qu'autresfois ils ont esté submergez par l'innondation des eaux celestes; qu'il ne s'en sçauva que peu de familles, qui se jetterent dans les hauts creux des montaignes, lesquels creux ils boucherent, si que l'eau n'y entre poinct, ayant enfermé là dedans plusieurssortes d'animaux; que, quand ils sentirent la pluye cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels estans revenus nets et mouillez, ils jugerent l'eau n'estre encore guiere abaissée; depuis, en ayant fait sortir d'autres et les voyans revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu'ils trouverent plain seulement de serpens. On rencontra en quelque endroit la persuasion du jour du jugement, si qu'ils s'offençoient merveilleusement contre les Espaignols, qui espendoient les os des trespassez en fouillant les richesses des sepultures, disant que ces os escartez ne se [250v] pourroient facilement rejoindre; la trafique par eschange, et non autre, foires et marchez pour cet effect; des neins et personnes difformes pour l'ornement des tables des princes; l'usage de la fauconnerie selon la nature de leurs oiseaux; subsides tyranniques; delicatesses de jardinages; dances, sauts bateleresques; musique d'instrumens; armoiries; jeux de paume, jeu de dez et de sort auquel ils s'eschauffent souvent jusques à s'y jouer eux mesmes et leur liberté; medecine non autre que de charmes; la forme d'escrire par figures; creance d'un seul premier homme, pere de tous les peuples; adoration d'un dieu qui vesquit autrefois homme en parfaite virginité, jeusne et poenitence, preschant la loy de nature et des cerimonies de la religion, et qui disparut du monde sans mort naturelle; l'opinion de geants; l'usage de s'enyvrer de leurs breuvages et de boire d'autant; ornemens religieux peints d'ossements et testes de morts, surplys, eau-beniste, aspergez; femmes et serviteurs qui se presentent à l'envy à se brusler et enterrer, avec le mary ou maistre trespassé; loy que les aisnez succedent à tout le bien, et n'est reservé aucune part au puisné, que d'obeissance; coustume, à la promotion de certain office de grande authorité, que celuy qui est promeu prend un nouveau nom et quitte le sien; de verser de la chaux sur le genou de l'enfant freschement nay, en luy disant: Tu es venu de poudre et retourneras en poudre; l'art des augures. Ces vains ombrages de nostre religion qui se voyent en aucuns exemples, en tesmoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle s'est aucunement insinuée en toutes les nations infideles de deça par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration. Car on y trouva aussi la creance du purgatoire, mais d'une forme nouvelle: ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et imaginent les ames et purgées et punies par la rigueur d'une extreme froidure. Et m'advertit cet exemple d'une autre plaisante diversité: [251] car, comme il s'y trouva des peuples qui aymoyent à deffubler le bout de leur membre et en retranchoient la peau à la Mahumetane et à la Juifve, il s'y en trouva d'autres qui faisoient si grande conscience de le deffubler qu'à tout des petits cordons ils portoient leur peau bien soigneusement estirée et attachée au dessus, de peur que ce bout ne vit l'air.Et de cette diversité aussi, que, comme nous honorons les Roys et les festes en nous parant des plus honnestes vestements que nous ayons: en aucunes regions, pour montrer toute disparité et submission à leur Roy, les subjects se presentoyent à luy en leurs plus viles habillements, et entrant au palais prennent quelque vieille robe deschirée sur la leur bonne, à ce que tout le lustre et l'ornement soit au maistre. Mais suyvons. Si nature enserre dans les termes de son progrez ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les creances, les jugemens et opinions des hommes; si elles ont leur revolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les chous; si le ciel les agite et les roule à sa poste, quelle magistrale authorité et permanante leur allons nous attribuant? Si par experience nous touchons à la main que la forme de nostre estre despend de l'air, du climat et du terroir où nous naissons, non seulement le tainct, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultez de l'ame, et plaga coeli non solum ad robur corporum, sed etiam animorum facit , dict Vegece; et que la Deesse fondatrice de la ville d' Athenes choisit à la situer une température de pays qui fist les hommes prudents, comme les prestres d' Aegipte aprindrent à Solon, Athenis tenue coelum, ex quo etiam acutiores putantur Attici; crassum Thebis, itaque pingues Thebani et valentes ; en maniere que, ainsi que les fruicts naissent divers et les animaux, les hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, justes, temperans et dociles: ici subjects au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise; icy enclins à superstition, ailleurs à la mescreance; icy à la liberté, icy à la servitude; capables d'une science ou d'un art, grossiers ou ingenieux, obeïssans ou rebelles, bons ou mauvais, selon que porte l'inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion si on les change de place, comme les arbres: qui fut la raison pour laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses de abandonner leur païs aspre [251v] et bossu pour se transporter en un autre doux et plain, disant que les terres grasses et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles; si nous voyons tantost fleurir un art, une opinion, tantost une autre, par quelque influance celeste; tel siecle produire telles natures et incliner l'humain genre à tel ou tel ply; les espris des hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos chams; que deviennent toutes ces belles prerogatifves dequoy nous nous allons flatant? Puis qu'un homme sage se peut mesconter, et cent hommes,et plusieurs nations, voire et l'humaine nature selon nous se mesconte plusieurs siecles en cecy ou en cela, quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se mesconter, et qu'en ce siecle elle ne soit en mesconte? Il me semble, entre autres tesmoignages de nostre imbecillité, que celui-cy ne merite pas d'estre oublié, que par desir mesmes, l'homme ne sçache trouver ce qu'il luy faut; que, non par jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d'accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et se satisfaire:

quid enim ratione timemus
Aut cupimus? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non poeniteat votique peracti?

C'est pourquoy Socrates ne requeroit les dieux sinon de luy donner ce qu'ils sçavoient luy estre salutaire. Et la priere des Lacedemoniens, publique et privée, portoit simplement les choses bonnes et belles leur estre octroyées: remettant à la discretion divine le triage et choix d'icelles:

Conjugium petimus partumque uxoris; at illi
Notum qui pueri qualisque futura sit uxor.

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faite, pour ne tomber en l'inconvenient que les poetes feignent du Roy Midas . Il requist les dieux que tout ce qu'il toucheroit se convertit en or. Sa priere fut exaucée: son vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d'or sa chemise et son vestement; de façon qu'il se trouva accablé soubs la jouissance de son desir et estrené d'une commodité [252] insuportable. Il luy desprier ses prieres,

Attonitus novitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quae modo voverat, odit.

Disons de moy-mesme. Je demandois à la fortune, autant qu'autre chose, l'ordre Sainct Michel, estant jeune: car c'estoit lors l'extreme marque d'honneur de la noblesse Françoise et tres-rare. Elle me l'a plaisamment accordé. Au lieu de me monter et hausser de ma place pour y avaindre, elle m'a bien plus gratieusement traité, elle l'a ravallé et rabaissé jusques à mes espaules et au dessoubs. Cleobis et Biton, Trophonius et Agamedes, ayans requis, ceux là leur Deesse, ceux cy leur Dieu, d'une recompense digne de leur pieté, eurent la mort pour present, tant les opinions celestes sur ce qu'il nous faut, sont diverses aux nostres. Dieu pourroit nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé mesme, quelquefois à nostre dommage: car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas tousjours salutaire. Si, au lieu de la guerison, il nous envoye la mort ou l'empirement de nos maux, Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt , il le fait par les raisons de sa providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est deu que nous ne pouvons faire; et le devons prendre en bonne part, comme d'une main tres-sage et tres-amie:

si consilium vis
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conveniat nobis, rebusque sit utile nostris:
Charior est illis homo quam sibi.

Car de les requerir des honneurs, des charges, c'est les requerir qu'ils vous jettent à une bataille ou au jeu de dez, ou telle autre chose de laquelle l'issue vous est incognue et le fruict doubteux. Il n'est point de combat si violent entre les philosophes, et si aspre, que celuy qui se dresse sur la question du souverain bien de l'homme, duquel, par le calcul de Varro, nasquirent 288 sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiae ratione dissentit.

Tres mihi convivae propre dissentire videntur,
Poscentes vario multum diversa palato:
Quid dem? quid non dem? Renuis tu quod jubet alter; [252v]
Quod petis, id sanè est invisum acidumque duobus.

Nature devroit ainsi respondre à leurs contestations et à leurs debats. Les uns disent nostre bien estre loger en la vertu, d'autres en la volupté, d'autres au consentir à nature; qui, en la science; qui, à n'avoir point de douleur; qui, à ne se laisser emporter aux apparences (et à cette fantasie semble retirer cet'autre, de l'antien Pythagoras,

Nil admirari prope res est una, Numaci,
Solaque quae possit facere et servare beatum,

qui est la fin de la secte Pyrrhonienne); Aristote attribue à magnanimité rien n'admirer. Et disoit Archesilas les soustenemens et l'estat droit et inflexible du jugement estre les biens, mais les consentements et applications estre les vices et les maux. Il est vray qu'en ce qu'il l'establissoit par axiome certain, il se départoit du Pyrronisme . Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c'est l'Ataraxie, qui est l'immobilité du jugement, ils ne l'entendent pas dire d'une façon affirmative; mais le mesme bransle de leur ame qui leur faict fuir les precipices et se mettre à couvert du serein, celuy là mesme leur presente cette fantasie et leur en faict refuser une autre. Combien je desire que, pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus sçavant homme qui nous reste, d'un esprit tres-poly et judicieux, vrayement germain à mon Turnebus, eust et la volonté, et la santé, et assez de repos pour ramasser en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincerement et curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l'ancienne philosophie sur le subject de nostre estre et de noz meurs, leurs controverses, le credit et suitte des pars, l'application de la vie des autheurs et sectateurs à leurs preceptes és accidens memorables et exemplaires. Le bel ouvrage et utile que ce seroit' Au demeurant, si c'est de nous que nous tirons le reglement de nos meurs, à quelle confusion nous rejettons nous! Car ce que nostre raison nous y conseille [253] de plus vray-semblable, c'est generalement à chacun d'obeir aux loix de son pays, comme est l'advis de Socrates inspiré, dict-il, d'un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n'a autre regle que fortuite? La verité doit avoir unvisage pareil et universel. La droiture et la justice, si l'homme en connoissoit qui eust corps et veritable essence, il ne l'atacheroit pas à la condition des coustumes de cette contrée ou de celle là; ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa forme. Il n'est rien subject à plus continuelle agitation que les loix. Dépuis que je suis nay, j'ai veu trois et quatre fois rechanger celle des Anglois, noz voisins, non seulement en subject politique, qui est celuy qu'on veut dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir de la religion. Dequoy j'ay honte et despit, d'autant plus que c'est une nation à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu'il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage. Et chez nous icy, j'ay veu telle chose qui nous estoit capitale, devenir legitime; et nous, qui en tenons d'autres, sommes à mesmes, selon l'incertitude de la fortune guerrière, d'estre un jour criminels de laese majesté humaine et divine, nostre justice tombant à la merci de l'injustice, et, en l'espace de peu d'années de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l'humaine cognoissance l'ignorance de l'estre divin, et apprendre aux hommes que la religion n'estoit qu'une piece de leur invention, propre à lier leur societé, qu'en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l'instruction de son trepied, que le vrai culte à chacun estoit celuy qu'il trouvoit observé par l'usage du lieu où il estoit? O Dieu ! quelle obligation n'avons nous à la benignité de nostre souverain createur pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes et arbitraires devotions et l'avoir logée sur l'eternelle base de sa saincte parolle' Que nous dira donc en cette necessité la philosophie? Que nous suyvons les loix de nostre pays? c'est à dire cette mer flotante des opinions d'un peuple ou d'un Prince, qui me peindront la justice d'autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu'il y aura en eux de changemens de passion? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyois hyer en credit, et demain plus, et que le trajet d'une riviere faict crime? Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà? Mais ils sont plaisans quand, pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu'il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l'humain genre parla condition de leur propre essence. Et, de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui [253v] plus, qui moins: signe que c'est une marque aussi douteuse que le reste. Or, ils sont si defortunez (car comment puis je autrement nommer cela que deffortune, que d'un nombre de loix si infiny il ne s'en rencontre au moins une que la fortune et temerité du sort ait permis estre universellement receue par le consentement de toutes les nations?) ils sont, dis-je, si miserables que de ces trois ou quatre loix choisies il n'en y a une seule qui ne soit contredite et desadvoee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c'est la seule enseigne vraysemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que l'université de l'approbation. Car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l'ensuivrions sans doubte d'un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force et la violence que luy feroit celuy qui le voudroit pousser au contraire de cette loy. Qu'ils m'en montrent, pour voir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnoyent autre essence à la justice des loix que l'authorité et opinion du legislateur; et que, cela mis à part, le bon et l'honneste perdoyent leurs qualitez et demeuroyent des noms vains de choses indifferentes. Thrasimacus en Platon estime qu'il n'y a point d'autre droit que la commodité du superieur. Il n'est chose en quoy le monde soit si divers qu'en coustumes et loix. Telle chose est icy abominable, qui apporte recommandation ailleurs, comme en Lacedemone la subtilité de desrober. Les mariages entre les proches sont capitalement defendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur,

gentes esse feruntur
In quibus et nato genitrix, et nata parenti
Jungitur, et pietas geminato crescit amore.

Le meurtre des enfans, meurtre des peres, communication de femmes, trafique de voleries, licence à toutes sortes de [254] voluptez, il n'est rien en somme si extreme qui ne se trouve receu par l'usage de quelque nation. Il est croyable qu'il y a des loix naturelles, comme il se voit és autres creatures; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est: quod nostrum dico, artis est. Les subjects ont divers lustres et diverses considerations: c'est de là que s'engendre principalement la diversité d'opinions. Une nation regarde un subject par un visage, et s'arreste à celuy là; l'autre, par un autre. Il n'est rien si horrible à imaginer que de manger son pere. Les peuples qui avoyent anciennement cette coustume, la prenoyent toutesfois pour tesmoignage de pieté et de bonne affection, cerchant par là à donner à leurs progeniteurs la plus digne et honorable sepulture, logeant en eux mesmes et comme en leurs moelles les corps de leurs peres et leurs reliques, les vivifiant aucunement et regenerant par la transmutation en leur chair vive au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aysé à considerer quelle cruauté et abomination c'eust esté, à des hommes abreuvez et imbus de cette superstition, de jetter la despouille des parens à la corruption de la terre et nourriture des bestes et des vers. Licurgus considera au larrecin la vivacité, diligence, hardiesse et adresse qu'il y a à surprendre quelque chose de son voisin, et l'utilité qui revient au public, que chacun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien; et estima que de cette double institution, à assaillir et à defandre, il s'en tiroit du fruit à la discipline militaire (qui estoit la principale science et vertu à quoy il vouloit duire cette nation) de plus grande consideration que n'estoit le desordre et l'injustice de se prevaloir de la chose d'autruy. Dionysius le tyran offrit à Platon une robe à la mode de Perse, longue, damasquinée et [254v] parfumée; Platon la refusa, disant qu'estant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robe de femme; mais Aristippus l'accepta, avec cette responce que nul accoutrement ne pouvoit corrompre un chaste courage. Ses amis tançoient sa lascheté de prendre si peu à coeur que Dionisius luy eust craché au visage: Les pescheurs, dict-il, souffrent bien d'estre baignés des ondes de la mer depuis la teste jusqu'aux pieds pour attraper un goujon. Diogenes lavoit ses choulx, et le voyant passer: Si tu sçavois vivre de choulx, tu ne ferois pas la cour à un tyran. A quoy Aristippus : Si tu sçavois vivre entre les hommes, tu ne laverois pas des choulx. Voylà comment la raison fournit d'apparence à divers effects. C'est un pot à deux anses, qu'on peut saisir à gauche et à dextre:

bellum, ô terra hospita, portas;
Bello armantur equi, bellum haec armenta minantur.
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et frena jugo concordia ferre;
Spes est pacis.

On preschoit Solon de n'espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles: Et c'est pour cela, dict-il, que plus justement je les espans, qu'elles sont inutiles et impuissantes. La femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle circonstance: O qu'injustement le font mourir ces meschans juges!--Aimerois tu donc mieux que ce fut justement, luy repliqua il. Nous portons les oreilles percées; les Grecs tenoient cela pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indiens le font en public. Les Schythes immoloyent les estrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de franchise.

Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit quisque locus, cum solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit.

J'ay ouy parler d'un juge, lequel, où il rencontroit un aspre conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matiere agitée de plusieurs contrarietez, mettoit au marge de son livre: Question pour l'amy; c'est à dire que la verité estoit si embrouillée et debatue qu'en pareille cause il pourroit favoriser celle des parties que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu'à faute d'esprit et de suffisance qu'il ne peut mettre par tout: Question pour l'amy. Les advocats et les juges de nostre temps trouvent à toutes causes assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dépandant de l'authorité de tant d'opinions et d'un subject si arbitraire, il ne peut estre qu'il n'en naisse une [255] confusion extreme de jugemens. Aussi n'est-il guiere si cler procés auquel les advis ne se trouvent divers. Ce qu'une compaignie a jugé, l'autre le juge au contraire, et elle mesmes au contraire une autre fois. Dequoy nous voyons des exemples ordinaires par cette licence, qui tasche merveilleusement la cerimonieuse authorité et lustre de nostre justice, de ne s'arrester aux arrests, et courir des uns aux autres juges pour decider d'une mesme cause. Quant à la liberté des opinions philosophiques touchant le vice et la vertu, c'est chose où il n'est besoing de s'estendre, et où il se trouve plusieurs advis qui valent mieux teus que publiez aux faibles esprits. Arcesilaus disoit n'estre considerable en la paillardise, de quel costé et par où on le fut. Et obscoenas voluptates, si natura requirit, nongenere, aut loco, aut ordine, sed forma, aetate, figura metiendas Epicurus putat. » Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur. Quaeramus ad quam usque aetatem juvenes amandi sint. Ces deux derniers lieux Stoïques et, sur ce propos, le reproche de Dicaearchus à Platon mesme, montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences esloignées de l'usage commun et excessives. Les loix prennent leur authorité de la possession et de l'usage; il est dangereux de les ramener à leur naissance: elles grossissent et s'ennoblissent en roulant, comme nos rivieres: suyvez les contremont jusques à leur source, ce n'est qu'un petit surion d'eau à peine reconnoissable, qui s'enorgueillit ainsin et se fortifie en vieillissant. Voyez les anciennes considerations qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, d'horreur et de reverence: vous les trouverez si legeres et si delicates, que ces gens icy qui poisent tout et le ramenent à la raison, et qui ne reçoivent rien par authorité et à credit, il n'est pas merveille s'ils ont leurs jugemens souvent tres-esloignez des jugémens publiques. Gens qui prennent pour patron l'image premiere de nature, il n'est pas merveille si, en la pluspart de leurs opinions, ils gauchissent la voye commune. Comme, pour exemple: peu d'entre eux eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages; et la plus part ont voulu les femmes communes et sans obligation. Ils refusoient nos ceremonies. Chrysippus disoit qu'un philosophe fera une douzaine [255v] de culebutes en public, voire sans haut de chausses, pour une douzaine d'olives. A peine eust il donné advis à Clisthenes de refuser la belle Agariste, sa fille, à Hippoclides pour luy avoir veu faire l'arbre fourché sur une table. Metroclez lascha un peu indiscretement un pet en disputant, en presence de son eschole, et se tenoit en sa maison, caché de honte, jusques à ce que Crates le fut visiter; et, adjoutant à ses consolations et raisons l'exemple de sa liberté, se mettant à peter à l'envi avec luy, il luy osta ce scrupule, et de plus le retira à sa secte Stoïque, plus franche, de la secte Peripatetique, plus civile, laquelle jusques lors il avoit suivi.Ce que nous appellons honnesteté, de n'oser faire à descouvert ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils l'appelloient sottise; et de faire le fin à taire et desadvouer ce que nature, coustume et nostre desir publient et proclament de nos actions, ils l'estimoient vice. Et leur sembloit que c'estoit affoler les mysteres de Venus que de les oster du retiré sacraire de son temple pour les exposer à la veue du peuple, et que tirer ses jeux hors du rideau, c'estoit les avilir (c'est une espece de poix que la honte; la recelation, reservation, circonscription, parties de l'estimation); que la volupté tres ingenieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n'estre prostituée au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeux de la commune, trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoustumez. De là disent aucuns, que d'oster les bordels publiques, c'est non seulement espandre par tout la paillardise qui estoit assignée à ce lieu là, mais encore esguillonner les hommes à ce vice par la malaisance.

Moechus es Aufidiae, qui vir, Corvine, fuisti;
Rivalis fuerat qui tuus, ille vir est.
Cur aliena placet tibi, quae tua non placet uxor?
Nunquid securus non potes arrigere?

Cette experience se diversifie en mille exemples:

Nullus in urbe fuit tota qui tangere vellet
Uxorem gratis, Caeciliane, tuam,
Dum licuit; sed nunc, positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es.

On demandoit à un philosophe, qu'on surprit à mesme, ce qu'il faisoit. Il respondit tout froidement: Je plante un homme, ne rougissant non plus d'estre rencontré en cela que si on l'eust trouvé plantant des aulx. C'est, comme j'estime, d'une opinion trop tendre et respectueuse, qu'un grant et religieux auteur tient cette action si necessairementobligée à l'occultation et à la vergoigne, qu'en la licence des embrassements cyniques il ne se peut persuader que la besoigne en vint à sa fin, ains qu'elle s'arrestoit à representer des mouvemens lascifs seulement, pour maintenir l'impudence de la profession de leur eschole; et que, pour eslancer ce que la honte avoit contraint et retiré, il leur estoit encore apres besoin de chercher l'ombre. Il n'avoit pas veu assez avant en leur desbauche. Car Diogenes, exerçant en publiq sa masturbation, faisoit souhait en presence du peuple assistant, qu'il peut ainsi saouler son ventre en le frottant. A ceux qui luy demandoient pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger qu'en pleine rue: C'est, respondit il, que j'ay faim en pleine rue. Les femmes philosofes, qui se mesloient à leur secte, se mesloient aussi à leur personne en tout lieu, sans discretion; et Hipparchia ne fut receue en la societé de Crates qu'en condition de suyvre en toutes choses les us et coustumes de sa regle. Ces philosophes icy donnoient extreme prix à la vertu et refusoient toutes autres disciplines que la morale; si est ce qu'en toutes actions ils attribuoyent la souveraine authorité à l'election de leur sage et au dessus des loix: et n'ordonnoyent aux voluptez autre bride [256] que la moderation et la conservation de la liberté d'autruy. Heraclitus et Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade et gracieux au sain, l'aviron tortu dans l'eau et droit à ceux qui le voient hors de là, et de pareilles apparences contraires qui se trouvent aux subjects, argumenterent que tous subjects avoient en eux les causes de ces apparences; et qu'il y avoit au vin quelque amertume qui se rapportoit au goust du malade, l'aviron certaine qualité courbe se rapportant à celuy qui le regarde dans l'eau. Et ainsi de tout le reste. Qui est dire que tout est en toutes choses, et par consequent rien en aucune, car rien n'est où tout est. Cette opinion me ramentoit l'experience que nous avons, qu'il n'est aucun sens ny visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe, que l'esprit humain ne trouve aux escrits qu'il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure et parfaicte qui puisse estre, combien de fauceté et de mensonge a l'on fait naistre? quelle heresie n'y a trouvé des fondements assez et tesmoignages, pour entreprendre et pour se maintenir? C'est pour cela que les autheurs de telles erreurs ne se veulent jamais departir de cette preuve, du tesmoignage de l'interpretation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par authorité cette queste de la pierre philosophale où il est tout plongé, m'allegua dernierement cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disoit s'estre premierement fondé pour la descharge de sa conscience (car il est de professionecclesiastique); et, à la verité, l'invention n'en estoit pas seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodée à la deffence de cette belle science. Par cette voye se gaigne le credit des fables divinatrices. Il n'est prognostiqueur, s'il a cette authorité qu'on le daigne feuilleter, et rechercher [256v] curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout ce qu'on voudra, comme aux Sybilles : car il y a tant de moyens d'interpretation qu'il est malaisé que, de biais ou de droit fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout sujet quelque air qui luy serve à son poinct. Pourtant se trouve un stile nubileux et doubteux en si frequent et ancien usage'Que l'autheur puisse gaigner cela d'attirer et enbesoigner à soy la posterité (ce que non seulement la suffisance, mais autant ou plus la faveur fortuite de la matiere peut gaigner); qu'au demeurant il se presente, par bestise ou par finesse, un peu obscurement et diversement: il ne lui chaille! Nombre d'esprits, le belutants et secouants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui lui feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les regens du Lendit . C'est ce qui a faict valoir plusieurs choses de neant, qui a mis en credit plusieurs escrits, et chargé de toute sorte de matiere qu'on a voulu: une mesme chose recevant mille et mille, et autant qu'il nous plaist d'images et considerations diverses. Est-il possible qu' Homere aye voulu dire tout ce qu'on luy faict dire; et qu'il se soit presté à tant et si diverses figures que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gens qui traittent sciences, pour differemment et contrairement qu'ils les traittent, s'appuyent de luy, s'en rapportent à luy: maistre general à tous offices, ouvrages et artisans; General Conseillier à toutes entreprises. Quiconque a eu besoin d'oracles et de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant, et de mes amis, c'est merveille quels rencontres et combien admirables il en faict naitre en faveur de nostre religion; et ne se peut aysément departir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d' Homere (si luy est cet autheur aussi familier qu'à homme de nostre siecle). Et ce qu'il trouve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l'avoient trouvé en faveur des leurs.Voyez demener et agiter Platon . Chacun, s'honorant de l'appliquer à soi, le couche du costé qu'il le veut. On le promeine et l'insere à toutes les nouvelles opinions que le monde reçoit; et le differente l'on à soy-mesmes selon le different cours des choses. On faict desadvouer à son sens les meurs licites en son siecle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre. Tout cela vifvement et puissamment, autant qu'est puissant et vif l'esprit de l'interprete. Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus et cette sienne sentence, que toutes choses avoient en elles les visages qu'on y trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire conclusion, c'est que les subjects n'avoient du tout rien de ce que nous y trouvions; et de ce que le miel estoit doux à l'un et amer à l'autre, il argumentoit qu'il n'estoit ni doux ny amer. Les Pyrrhoniens diroient qu'ils ne sçavent s'il est doux ou amer, ou ny l'un ny l'autre, ou tous les deux: car ceux-cy gaignent tousjours le haut point de la dubitation. Les Cirenaiens tenoint que rien n'estoit perceptible par le dehors, et que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit par l'interne attouchemant, comme la douleur et la volupté, ne recognoissants ny ton ny couleur, mais certaines affections seulement qui nous en venoint; et que l'homme n'avoit autre siege de son jugement. Protagoras estimoit estre vrai à chacun ce qui semble à chacun. Les epicuriens logent aux sens tout jugement et en la notice des choses et en la volupté. Platon a voulu le jugement de la verité et la verité mesmes, retirée des opinions et des sens, appartenir à l'esprit et à la cogitation. Ce propos m'a porté sur la consideration des sens, ausquels gist le plus grand fondement et preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se connoist, il se connoist sans doubte par la faculté du cognoissant: car, puis que le [257] jugement vient de l'operation de celuy qui juge, c'est raison que cette operation il la parface par ses moiens et volonté, non par la contrainte d'autruy, comme il adviendroit si nous connoissions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or toute cognoissance s'achemine en nous par les sens: ce sont nos maistres,

via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus templaque mentis.

La science commence par eux et se resout en eux. Apres tout, nous ne sçaurions non plus qu'une pierre, si nous ne sçavions qu'il y a son,odeur, lumiere, saveur, mesure, pois, mollesse, durté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voylà le plant et les principes de tout le bastiment de nostre science. Et, selon aucuns, science n'est autre chose que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont le commencement et la fin de l'humaine cognoissance:

Invenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid majore fide porro quam sensus haberi
Debet?

Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra, tousjours faudra il leur donner cela, que par leur voye et entremise s'achemine toute nostre instruction. Cicero dict que Chrisippus, ayant essayé de rabattre de la force des sens et de leur vertu, se representa à soy mesmes des argumens au contraire et des oppositions si vehementes qu'il n'y peut satisfaire. Sur quoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, se vantoit de se servir des armes mesmes et paroles de Chrysippus pour le combattre, et s'escrioit à cette cause contre luy: O miserable, ta force t'a perdu' Il n'est aucun absurde selon nous plus extreme que de maintenir que le feu n'eschaufe point, que la lumiere n'esclaire point, qu'il n'y a point de pesanteur au fer ny de fermeté, qui sont [257v] notices que nous apportent les sens, ny creance ou science en l'homme qui se puisse comparer à celle-là en certitude. La premiere consideration que j'ay sur le subject des sens, c'est que je mets en doubte que l'homme soit prouveu de tous sens naturels. Je voy plusieurs animaux qui vivent une vie entiere et parfaicte, les uns sans la veue, autres sans l'ouye: qui sçait si en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres sens? car, s'il en manque quelqu'un, nostre discours n'en peut découvrir le defaut. C'est le privilege des sens d'estre l'extreme borne de nostre apercevance: il n'y a rien au delà d'eux qui nous puisse servir à les descouvrir; voire ny l'un sens n'en peut descouvrir l'autre,

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculive revincent?

Ils font trestous la ligne extreme de nostre faculté,

seorsum cuique potestas
Divisa est, sua vis cuique est.

Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu'il n'y void pas, impossible de luy faire desirer la veue et regretter son defaut. Parquoy nous ne devons prendre aucune asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceux que nous avons, veu qu'elle n'a pas dequoy sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument ny similitude, qui loge en son imagination aucune apprehension de lumiere, de couleur et de veue. Il n'y a rien plus arriere qui puisse pousser le sens en evidence. Les aveugles nais, qu'on void desirer à y voir, ce n'est pas pour entendre ce qu'ils demandent: ils ont appris de nous qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à desirer, qui est en nous, la quelle ils nomment bien, et ses effects et consequences; mais ils ne sçavent pourtant pas que c'est, ny ne l'aprehendent ny pres ny [258] loin. J'ay veu un gentil-homme de bonne maison, aveugle nay, au-moins aveugle de tel aage qu'il ne sçait que c'est que veue: il entend si peu ce qui luy manque, qu'il use et se sert comme nous des paroles propres au voir, et les applique d'une mode toute sienne et particuliere. On luy presentoit un enfant du quel il estoit parrain; l'ayant pris entre ses bras: Mon Dieu, dict-il, le bel enfant! qu'il le faict beau voir! qu'il a le visage guay'Il dira comme l'un d'entre nous: Cette sale a une belle veue: il faict clair, il faict beau soleil. Il y a plus: car, par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et qu'il l'a ouy dire, il s'y affectionne et s'y embesoigne, et croid y avoir la mesme part que nous y avons; il s'y picque et s'y plaist, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On luy crie que voylà un liévre, quand on est en quelque belle splanade où il puisse picquer; et puis on luy dict encore que voylà un lievre pris: le voylà aussi fier de sa prise, comme il oit dire aux autres qu'ils le sont. L'esteuf, il le prend à la main gauche et le pousse à tout sa raquette; de la harquebouse, il en tire à l'adventure, et se paye de ce que ses gens luy disent qu'il est ou haut ou costié. Que sçait-on si le genre humain faict une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce defaut la plus part du visage des choses nous soit caché? Que sçait-on si les difficultez que nous trouvons en plusieursouvrages de nature viennent de là? et si plusieurs effets des animaux qui excedent nostre capacité, sont produits par la faculté de quelque sens que nous ayons à dire? et si aucuns d'entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen et entiere que la nostre? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens; nous y trouvons de la rougeur, de la polisseure, de l'odeur et de la douceur; outre cela, elle peut avoir d'autres vertus, comme d'asseicher ou restreindre, ausquelles nous n'avons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous apellons occultes en plusieurs choses, comme [258v] à l'aimant d'attirer le fer, n'est-il pas vray-semblable qu'il y a des facultez sensitives en nature, propres à les juger et à les appercevoir, et que le defaut de telles facultez nous apporte l'ignorance de la vraye essence de telles choses? C'est à l'avanture quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l'heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter; qui apprend aus poulles, avant tout usage et experience, de craindre un esparvier, et non une oye, ny un paon, plus grandes bestes; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eux et à ne se desfier du chien, s'armer contre le mionement, voix aucunement flateuse, non contre l'abaier, voix aspre et quereleuse; aux freslons, aux formis et aux rats, de choisir tousjours le meilleur fromage et la meilleure poire avant que d'y avoir tasté; et qui achemine le cerf, l'elefant, le serpent à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guerison. Il n'y a sens qui n'ait une grande domination, et qui n'apporte par son moyen un nombre infiny de connoissances. Si nous avions à dire l'intelligence des sons, de l'harmonie et de la voix, cela apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science. Car, outre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d'argumens, de consequences et de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l'un sens à l'autre! Qu'un homme entendu imagine l'humaine nature produicte originellement sans la veue, et discoure combien d'ignorance et de trouble luy apporteroit un tel defaut, combien de tenebres et d'aveuglement en nostre ame: on verra par là combien nous importe à la cognoissance de la verité la privation d'un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens; mais à l'advanture falloit-il l'accord de huict ou de dix sens et leur contribution pour l'appercevoir certainement et en son essence. Les sectes qui combatent la science de l'homme, elles la combatent principalement par l'incertitude et foiblesse de nos sens: car, puis que toute cognoissance vient en nous par leur entremise et moyen, s'ils faillent au raport qu'ils nous font, s'ils corrompent ou alterent ce qu'ils nouscharrient du dehors, si la lumiere qui par eux s'écoule en nostre ame, est obscurcie au passage, nous n'avons plus que tenir. De cette extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies: [259] que chaque subjet a en soy tout ce que nous y trouvons; qu'il n'a rien de ce que nous y pensons trouver; et celle des Epicuriens, que le Soleil n'est non plus grand que ce que nostre veue le juge,

Quicquid id est, nihilo fertur majore figura
Quam nostris oculis quam cernimus, esse videtur;

que les apparences qui representent un corps grand à celuy qui en est voisin, et plus petit à celuy qui en est esloigné, sont toutes deux vrayes,

Nec tamen hic oculis falli concedimus hilum
Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli;

et resoluement qu'il n'y a aucune tromperie aux sens; qu'il faut passer à leur mercy, et cercher ailleurs des raisons pour excuser la difference et contradiction que nous y trouvons; voyre inventer toute autre mensonge et resverie (ils en viennent jusques là) plustost que d'accuser les sens. Timagoras juroit que, pour presser ou biaizer son oeuil, il n'avoit jamais apperceu doubler la lumiere de la chandelle, et que cette semblance venoit du vice de l'opinion, non de l'instrument. De toutes les absurditez la plus absurde aux Epicuriens est desavouer la force et effect des sens.

Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Et, si non potuit ratio dissolvere causam,
Cur ea quae fuerint juxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda, tamen praestat rationis egentem
Reddere mendosè causas utriusque figurae,
Quam manibus manifesta suis emittere quoquam,
Et violare fidem primam, et convellere tota
Fundamenta quibus nixatur vita salusque.
Non modo enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Praecipitésque locos vitare, et caetera quae sint
In genere hoc fugienda.

Ce conseil desesperé et si peu philosophique ne represente autre chose, si non que l'humaine sciance ne se peut maintenir que par raison des-raisonnable, folle et forcenée; mais qu'encore vaut il mieux que l'homme, pour se faire valoir, s'en serve et de tout autre remede, tant fantastique soit il, que d'avouer sa necessaire bestise: verité si desavantageuse'Il ne peut fuir que les sens ne soient les souverains maistres de sa cognoissance; mais ils sont incertains et falsibliables à toutes circonstances. C'est là où il se faut battre à outrance, et, si les forces justes nous faillent, comme elles font, y employer l'opiniastreté, la temerité, l'impudence. Au cas que ce que disent les Epicuriens soit vray, asçavoir que nous n'avons pas de science si les apparences des sens sont fauces; [259v] et ce que disent les Stoïciens, s'il est aussi vray que les apparences des sens sont si fauces qu'elles ne nous peuvent produire aucune science: nous conclurrons, aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu'il n'y a point de science. Quant à l'erreur et incertitude de l'operation des sens, chacun s'en peut fournir autant d'exemples qu'il luy plaira, tant les fautes et tromperies qu'ils nous font, sont ordinaires. Au retantir d'un valon, le son d'une trompette semble venir devant nous, qui vient d'une lieue derriere:

Extantesque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longè diversi licet
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter navim
ubi in medio nobis equus acer obhaesit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum flumen contrudere raptim.

A manier une balle d'arquebouse soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il faut extremement se contraindre, pour advouer qu'il n'y en ait qu'une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soyent maintesfois maistres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu'il sçait et juge estre fauces, il se void à tous coups. Je laisse à part celuy de l'atouchement, qui a ses operations plus voisines, plus vives et substantielles, qui renverse tant de fois, par l'effet de la douleur qu'il apporte au corps, toutes ces belles resolutions Stoïques,et contraint de crier au ventre celuy qui a estably en son ame ce dogme avec toute resolution, que la colique, comme toute autre maladie et douleur, est chose indifferente, n'ayant la force de rien rabatre du souverain bonheur et felicité en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n'est coeur si mol que le son de nos tabourins et de nos trompetes n'eschauffe; ny si dur, que la douceur de la [260] musique n'esveille et ne chatouille; ny ame si revesche qui ne se sente touchée de quelque reverence à considerer cette vastité sombre de nos Eglises, la diversité d'ornemens et ordre de nos ceremonies, et ouyr le son devotieux de nos orgues, et la harmonie si posée et religieuse de nos voix. Ceux mesme qui y entrent avec mespris, sentent quelque frisson dans le coeur, et quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion. Quant à moy, je ne m'estime point assez fort pour ouyr en sens rassis des vers d' Horace et de Catulle, chantez d'une voix suffisante par une belle et jeune bouche. Et Zenon avoit raison de dire que la voix estoit la fleur de la beauté. On m'a voulu faire accroire qu'un homme, que tous nous autres françois cognoissons, m'avoit imposé en me recitant des vers qu'il avoit faicts, qu'ils n'estoient pas tels sur le papier qu'en l'air, et que mes yeux en feroyent contraire jugement à mes oreilles, tant la prononciation a de credit à donner prix et façon aux ouvrages qui passent à sa mercy. Sur quoy Philoxenus ne fut pas fascheux, lequel oyant un donner mauvais ton à quelque sienne composition, se print à fouler aux pieds et casser de la brique qui estoit à luy, disant: Je romps ce qui est à toi, comme tu corromps ce qui est à moy. A quoy faire ceux mesmes qui se sont donnez la mort d'une certaine resolution, destournoyent ils la face pour ne voir le coup qu'ils se faisoyent donner? et ceux qui pour leur santé desirent et commandent qu'on les incise et cauterise, ne peuvent soustenir la veue des aprets, utils et operation du chirurgien? attendu que la veue ne doit avoir aucune participation à cette douleur. Cela ne sont ce pas propres exemples à verifier l'authorité que les sens ont sur le discours? Nous avons beau sçavoir que ces tresses sont empruntées d'un page ou d'un laquais; que cette rougeur est venue d' Espaigne, et cette blancheur et polisseure de la mer Oceane, encore faut il que la veue nous force d'en trouver le subject plus aimable et plus agreable, contre toute raison. Car en cela il n'y a rien du sien,

Auferimur cultu; gemmis auroque teguntur
Crimina: pars minima est ipsa puella sui.
Saepe ubi sit quod ames inter tam multa requiras:
Decipit hoc oculos Aegide, dives amor.

Combien donnent à la force des sens les poetes, qui font Narcisse esperdu de l'amour de son ombre,

Cunctaque miratur, quibus est mirabilis ipse; [260v]
Se cupit imprudens; et qui probat, ipse probatur;
Dumque petit, petitur; paritérque accendit et ardet;

et l'entendement de Pygmalion si troublé par l'impression de la veue de sa statue d'ivoire, qu'il l'aime et la serve pour vive

Oscula dat reddique putat, sequiturque tenetque,
Et credit tactis digitos insidere membris;
Et metuit pressos veniat ne livor in artus.

Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clersemez, qui soit suspendue au haut des tours nostre Dame de Paris, il verra par raison evidante qu'il est impossible qu'il en tombe, et si ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des recouvreurs) que la veue de cette hauteur extreme ne l'espouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées à jour, encores qu'elles soyent de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus, il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous ferions, si elle estoit à terre. J'ay souvent essayé cela en nos montaignes de deçà (et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement de telles choses) que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie sans horreur et tramblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallut bien ma longueur que je ne fusse du tout au bort, et n'eusse sçeu choir si je ne me fusse porté à escient au dangier. J'y remerquay aussi, quelque hauteurqu'il y eust, pourveu qu'en cette pente il s'y presentast un arbre ou bosse de rochier pour soustenir un peu la veue et la diviser, que cela nous allege et donne asseurance, comme si c'estoit chose dequoy à la cheute nous peussions recevoir [261] secours; mais que les precipices coupez et uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste: ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit ; qui est une evidente imposture de la veue. Ce beau philosophe se creva les yeux pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce conte, il se devoit aussi faire estouper les oreilles, que Theophrastus dict estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devoit priver en fin de tous les autres sens, c'est à dire de son estre et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander nostre discours et nostre ame. Fit etiam saepe specie quadam, saepe vocum gravitate et cantibus, ut pellantur animi vehementius; saepe etiam cura et timore. Les medecins tiennent qu'il y a certaines complexions qui s'agitent par aucuns sons et instrumens jusques à la fureur. J'en ay veu qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table sans perdre patience; et n'est guiere homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer; comme, à ouyr mascher prez de nous, ou ouyr parler quelqu'un qui ait le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuvent jusques à la colère et la haine. Ce fleuteur protocole de Gracchus, qui amolissoit, roidissoit et contournoit la vois de son maistre lors qu'il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement et qualité du son n'avoit force à esmouvoir et alterer le jugement des auditeurs? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au branle et accidens d'un si leger vent! Cette mesme piperie que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Nostre ame par fois s'en revenche de mesme; ils mentent et se trompent à l'envy. Ce que nous voyons et oyons agitez de colere, nous ne l'oyons pas tel qu'il est,

Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas .

[261v]

L'objet que nous aymons nous semble plus beau qu'il n'est,

Multimodis igitur pravas turpésque videmus
Esse in delitiis, summoque in honore vigere,

et plus laid celuy que nous avons à contre coeur. A un homme ennuyé et affligé la clarté du jour semble obscurcie et tenebreuse. Nos sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout par les passions de l'ame. Combien de choses voyons nous, que nous n'appercevons pas si nous avons nostre esprit empesché ailleurs?

In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non advertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semotae fuerint, longéque remotae.

Il semble que l'ame retire au dedans et amuse les puissances des sens. Par ainsin, et le dedans et le dehors de l'homme est plein de foiblesse et de mensonge. Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l'avanture plus qu'ils ne pensoyent. Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille; mais si plus mollement et obscurement, non de tant certes que la differance y soit comme de la nuit à une clarté vifve; ouy, comme de la nuit à l'ombre: là elle dort, icy elle sommeille, plus et moins. Ce sont tousjours tenebres, et tenebres Cymmerienes. Nous veillons dormans, et veillans dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil; mais, quand au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encores le sommeil en sa profondeur endort par fois les songes. Mais nostre veiller n'est jamais si esveillé qu'il purge et dissipe bien à point les resveries, qui sont les songes des veillans, et pires que songes. Nostre raison et nostre ame, recevant les fantasies et opinions qui luy naissent en dormant, et authorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu'elle faict celles du jour, pourquoy ne mettons nous en doubte si nostre penser, nostre agir, n'est pas un autre songer, et nostre veiller quelque espece de dormir? Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres qu'il faut seuls appeller au conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu'aucuns ont l'ouye plus aigueque l'homme, d'autres la veue, d'autres le sentiment, d'autres l'atouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que l'homme. Or, entre les effects de leurs sens et les nostres, la difference est extreme. Notre salive nettoye et asseche nos playes, elle tue le serpent:

[262]

Tantaque in his rebus distantia differitasque est,
Ut quod alis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Saepe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donnerons nous à la salive? ou selon nous, ou selon le serpent? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cerchons? Pline dit qu'il y a aux Indes certains lievres marins qui nous sont poison, et nous à eux, de maniere que du seul attouchement nous les tuons: qui sera veritablement poison, ou l'homme ou le poisson? à qui en croirons nous, ou au poisson de l'homme, ou à l'homme du poisson? Quelque qualité d'air infecte l'homme, qui ne nuict point au boeuf; quelque autre, le boeuf, qui ne nuict point à l'homme: laquelle des deux sera, en verité et en nature, pestilente qualité? Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunatres et plus pasles que nous:

Lurida praeterea fiunt quaecunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang sous la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs qui changent ainsi les operations de nostre veue, que sçavons nous si elles predominent aux bestes et leur sont ordinaires? Car nous en voyons les unes qui ont les yeux jaunes comme noz malades de jaunisse, d'autres qui les ont sanglans de rougeur; à celles là il est vray-semblable que la couleur des objects paroit autre qu'à nous; quel jugement des deux sera le vray? Car il n'est pas dict que l'essence des choses se raporte à l'homme seul. La durté, la blancheur, la profondeur et l'aigreur touchent le service et science des animaux, comme la nostre: nature leur en a donné l'usage comme à nous. Quand nous pressons l'oeil, les corps que nous regardons, nous les apercevons [262v] plus longs et estendus; plusieurs bestes ont l'oeil ainsi pressé: cette longueur est doncà l'avanture la veritable forme de ce corps, non pas celle que noz yeux lui donnent en leur assiete ordinaire. Si nous serrons l'oeil par dessoubs, les choses nous semblent doubles,

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum facies, et corpora bina.

Si nous avons les oreilles empeschées de quelque chose, ou le passage de l'ouye resserré, nous recevons le son autre que nous ne faisons ordinairement; les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n'ont qu'un bien petit trou au lieu de l'oreille, ils n'oyent par consequent pas ce que nous oyons et reçoivent le son autre. Nous voyons aux festes et aux theatres que, opposant à la lumiere des flambeaux une vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu nous appert ou vert, ou jaune, ou violet,

Et vulgo faciunt id lutea russaque vela
Et ferrugina, cum magnis intenta theatris
Per malos volgata trabesque trementia pendent:
Namque ibi consessum caveai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum, matrumque, deorumque
Inficiunt, coguntque suo volitare colore,

il est vray-semblable que les yeux des animaux, que nous voyons estre de diverse couleur, leur produisent les apparences des corps de mesmes leurs yeux. Pour le jugement de l'action des sens, il faudroit donc que nous en fussions premierement d'accord avec les bestes, secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes aucunement; et entrons en debat tous les coups de ce que l'un oit, void ou goute quelque chose autrement qu'un autre; et debatons, autant que d'autre chose, de la diversité des images que les sens nous raportent. Autrement oit et voit, par la regle [263] ordinaire de nature, et autrement gouste un enfant qu'un homme de trente ans, et cettuy-cy autrement qu'un sexagenaire. Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu'il nous semble. Or nostre sembler estant si incertain et controversé, ce n'est plus miraclesi on nous dict que nous pouvons avouer que la neige nous apparoit blanche, mais que d'establir si de son essence elle est telle et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre: et, ce commencement esbranlé, toute la science du monde s'en va necessairement à vau-l'eau. Quoy, que nos sens mesmes s'entr'empeschent l'un l'autre? Une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate; dirons nous que le musc soit aggreable ou non, qui resjouit nostre sentiment et offence nostre goust? Il y a des herbes et des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre; le miel est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont entaillées en forme de plumes, qu'on appelle en devise: pennes sans fin, il n'y a oeil qui en puisse discerner la largeur et qui se sçeut deffendre de cette piperie, que d'un costé elles n'aillent en eslargissant, et s'apointant et estressissant par l'autre, mesmes quand on les roule autour du doigt; toutesfois au maniement elles vous semblent equables en largeur et par tout pareilles. Ces personnes qui, pour aider leur volupté, se servoient anciennement de miroirs propres à grossir et aggrandir l'object qu'ils representent, affin que les membres qu'ils avoient à embesoigner, leur pleussent d'avantage par cette accroissance oculaire; auquel des deux sens donnoient-ils gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres gros et grands à souhait, ou à l'attouchement qui les leur presentoit petits et desdaignables? Sont-ce nos [263v] sens qui prestent au subject ces diverses conditions, et que les subjets n'en ayent pourtant qu'une comme nous voyons du pain que nous mangeons: ce n'est que pain, mais nostre usage en faict des os, du sang, de la chair, des poils et des ongles:

Ut cibus, in membra atque artus cum diditur omnes,
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.

L'humeur que succe la racine d'un arbre, elle se fait tronc, feuille et fruit; et l'air n'estant qu'un, il se faict, par l'appliquation à une trompette, divers en mille sortes de sons: sont-ce, dis-je, nos sens qui façonnent de mesme de diverses qualitez ces sujects, ou s'ils les ont telles? Et sur ce doubte, que pouvons nous resoudre de leur veritable essence? D'avantage, puis que les accidens des maladies, de la resverie ou du sommeil, nous font paroistre les choses autres qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages et à ceux qui veillent, n'est-il pas vraysemblable que nostre assiette droicte et nos humeurs naturelles ont aussi dequoy donner un estre aux choses,se rapportant à leur condition, et les accommoder à soy, comme font les humeurs desreglées? et nostre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie? Pourquoy n'a le temperé quelque forme des objects relative à soy, comme l'intempéré, et ne leur imprimera-il pareillement son charactere? Le desgouté charge la fadeur au vin; le sain, la saveur; l'alteré, la friandise. Or, nostre estat accommodant les choses à soy et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité: car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par nos sens. Où le compas, l'esquarre et la regle sont gauches, toutes les proportions qui s'en tirent, tous les bastimens qui se dressent à leur mesure, sont aussi necessairement manques et defaillans. L'incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu'ils produisent:

[264]

Denique ut in fabrica, si prava est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri atque obstipa necessum est,
Prava, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Jam ruere ut quaedam videantur velle, ruantque
Prodita judiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum prava necesse est
Falsaque sit, falsis quaecumque à sensibus orta est.

Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences? Comme nous disons, aux debats de la religion, qu'il nous faut un juge non attaché à l'un ny à l'autre party, exempt de chois et d'affection, ce qui ne se peut parmy les Chrestiens, il advient de mesme en cecy; car, s'il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat; s'il est jeune, de mesme; sain, de mesme; de mesme, malade, dormant et veillant. Il nous faudroit quelqu'un exempt de toutes ces qualitez, afin que, sans praeoccupation de jugement, il jugeast de ces propositions comme à luy indifferentes; et à ce conte il nous faudroit un juge qui ne fut pas. Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire; pour verifier cet instrument, il nousy faut de la demonstration; pour verifier la demonstration, un instrument: nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d'incertitude, il faut que ce soit la raison; aucune raison ne s'establira sans une autre raison: nous voylà à reculons jusques à l'infiny. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l'entremise des sens; et les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions; et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subject, ains seulement de la passion et [264v] souffrance du sens, laquelle passion et subject sont choses diverses: parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject. Et de dire que les passions des sens rapportent à l'ame la qualité des subjects estrangers par ressemblance, comment se peut l'ame et l'entendement asseurer de cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce avec les subjects estrangers? Tout ainsi comme, qui ne cognoit pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu'il luy ressemble. Or qui voudroit toutesfois juger par les apparences: si c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empeschent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par experience; sera ce qu'aucunes apparences choisies reglent les autres? Il faudra verifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce; et par ainsi ce ne sera jamais faict. Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé estans en continuelle mutation et branle. Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau: car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d'un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant, par ce que tout ou vient en estre et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon disoit que les corps n'avoient [265] jamais existence, ouy bien naissance: estimant qu' Homere eust faict l'ocean pere des Dieus, et Thetis la mere, pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muanceet variation perpetuelle: opinion commune à tous les Philosophes avant son temps, comme il dict, sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses, de la force du quel il faict grand cas; Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile: les Stoiciens, qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé; Heraclitus, que jamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere; Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant; et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd'huy non convié, attendu que ce ne sont plus eux: ils sont devenus autres; et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat, car, par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble; elle vient et puis s'en va. De façon que ce qui commence à naistre ne parvient jamais jusques à perfection d'estre, pourautant que ce naistre n'acheve jamais, et jamais n'arreste, comme estant à bout. Ains, depuis la semence, va tousjours se changeant et muant d'un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme, puis un enfant formé, puis, estant hors du ventre, un enfant de mammelle; apres il devient garson; puis consequemment un jouvenceau; apres un homme faict; puis un homme d'aage; à la fin decrepité vieillard. De maniere que l'aage et generation subsequente va tousjours desfaisant et gastant la precedente:

Mutat enim mundi naturam totius aetas,
Ex alioque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res: omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

Et puis nous autres sottement craignons une espece de mort, là où nous en avons desjà passé et en passons tant d'autres. Car non seulement, comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de l'air, et la mort de l'air generation de l'eau, mais encor plus manifestement le pouvons nous voir en nous [265v] mesmes. La fleur d'aage se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d'aage d'homme faict, l'enfance en la jeunesse, et le premier aage meurt en l'enfance, et le jour d'hier meurt en celuy du jourd'huy, et le jourd'huy mourra en celuy de demain; et n'y a rien qui demeure ne qui soit tousjours un. Car, qu'il soit ainsi, si nous demeurons tousjours mesmes et uns, comment est-ce que nous nous esjouyssons maintenant d'une chose, et maintenant d'uneautre? Comment est-ce que nous aymons choses contraires ou les haïssons, nous les louons ou nous les blasmons? Comment avons nous differentes affections, ne retenant plus le mesme sentiment en la mesme pensée? Car il n'est pas vray-semblable que sans mutation nous prenions autres passions; et ce qui souffre mutation ne demeure pas un mesme, et, s'il n'est pas un mesme, il n'est donc pas aussi. Ains, quant et l'estre tout un, change aussi l'estre simplement, devenant tousjours autre d'un autre. Et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce qui apparoit pour ce qui est, à faute de bien sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est-ce donc qui est veritablement? Ce qui est eternel, c'est à dire qui n'a jamais eu de naissance, ny n'aura jamais fin; à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation. Car c'est chose mobile que le temps, et qui apparoit comme en ombre, avec la matiere coulante et fluante tousjours, sans jamais demeurer stable ny permanente; à qui appartiennent ces mots: devant et apres, et a esté ou sera, lesquels tout de prime face montrent evidemment que ce n'est pas chose qui soit: car ce seroit grande sottise et fauceté toute apparente de dire que cela soit qui n'est pas encore en estre, ou qui desjà a cessé d'estre. Et quand à ces mots: present, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soustenons et fondons l'intelligence du temps, la raison le descouvrant le destruit tout sur le champ: car elle le fend incontinent [266] et le part en futur et en passé, comme le voulant voir necessairement desparty en deux. Autant en advient-il à la nature qui est mesurée, comme au temps qui la mesure. Car il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant; ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu'il fut ou il sera. Car ces termes là sont declinaisons, passages ou vicissitudes de ce qui ne peut durer ny demeurer en estre. Parquoy il faut conclurre que Dieu seul est, non poinct selon aucune mesure du temps, mais selon une eternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ny subjecte à aucune declinaison; devant lequel rien n'est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent, ains un realement estant, qui, par un seul maintenant emplit le tousjours; et n'y a rien qui veritablement soit que luy seul, sans qu'on puisse dire: Il a esté, ou: Il sera; sans commencement et sans fin. A cette conclusion si religieuse d'un homme payen je veux joindre seulement ce mot d'un tesmoing de mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fourniroit de matiere sans fin:O la vile chose, dict-il, et abjecte, que l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'humanité! Voylà un bon mot et un utile desir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d'esperer enjamber plus que de l'estandue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ny que l'homme se monte au dessus de soy et de l'humanité: car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s'eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main; il s'eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes. C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoique, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose.

[266v]

Chap. XIII.
De Juger de la Mort d'Autruy

Quand nous jugeons de l'asseurance d'autruy en la mort, qui est sans doubte la plus remerquable action de la vie humaine, il se faut prendre garde d'une chose: que mal aisément on croit estre arrivé à ce point. Peu de gens meurent resolus que ce soit leur heure derniere, et n'est endroit où la piperie de l'esperance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles: D'autres ont bien esté plus malades sans mourir; l'affaire n'est pas si désespéré qu'on pense; et, au pis aller, Dieu a bien faict d'autres miracles. Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l'université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu'elle soit compassionnée à nostre estat. D'autant que nostre veue alterée se represente les choses de mesmes; et nous est advis qu'elles luy faillent à mesure qu'elle leur faut: comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel, et la terre vont mesme branle, et quant et quant eux,

Provehimur portu, terraeque urbésque recedunt.

Qui veit jamais vieillesse qui ne louast le temps passé et ne blasmast le present, chargeant le monde et les meurs des hommes de sa misere et de son chagrin?

Jamque caput quassans grandis suspirat arator,
Et cum tempora temporibus praesentia confert
Praeteritis, laudat fortunas saepe parentis,
Et crepat antiquum genus ut pietate repletum.

Nous entrainons tout avec nous. D'où il s'ensuit que nous estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si aisément, ny sans solenne consultation des astres, tot circa unum caput tumultuantes deos . Et le pensons d'autant plus que plus nous nous prisons. Comment? tant de sciance se perdroit elle avec tant de dommage, sans particulier soucy des destinées? Une ame si rare et examplaire ne coute elle non plus à tuer qu'une ame populaire et inutile? Cette vie, qui en couvre tant d'autres, de qui tant d'autres vies despandent, qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient à son simple noeud. Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un. [267] De là viennent ces mots de Caesar à son pilote, plus enflez que la mer qui le menassoit,

Italiam si, coelo authore, recusas,
Me pete: sola tibi causa haec est justa timoris,
Vectorem non nosse tuum; perrumpe procellas,
Tutela secure mei.

Et ceux cy:

credit jam digna pericula Caesar
Fatis esse suis: Tantusque evertere, dixit,
Me superis labor est, parva quem puppe sedentem
Tam magno petiere mari.

Et cette resverie publique, que le Soleil porta en son front, tout le long d'un an, le deuil de sa mort:

Ille etiam, extincto miseratus Caesare Romam,
Cum caput obscura nitidum ferrugine texit;

et mille semblables, dequoy le monde se laisse si ayséement piper, estimant que nos interests alterent le Ciel, et que son infinité se formalise de noz menues distinctions: Non tanta coelo societas nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor. Or, de juger la resolution et la constance en celuy qui ne croit pas encore certainement estre au danger, quoy qu'il y soit, ce n'est pas raison; et ne suffit pas qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y estoit mis justement pour cet effect. Il advient à la pluspart de roidir leur contenance et leurs parolles pour en acquerir reputation, qu'ils esperent encore jouir vivans. D'autant que j'en ay veu mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur dessein. Et de ceux mesmes qui se sont anciennement donnez la mort, il y a bien à choisir si c'est une mort soudaine, ou mort qui ait du temps. Ce cruel Empereur Romain disoit de ses prisonniers qu'il leur vouloit faire sentir la mort; et, si quelcun se deffaisoit en prison: Celuy là m'est eschapé, disoit-il. Il vouloit estendre la mort et la faire sentir par les tourmens:

Vidimus et toto quamvis in corpore caeso
Nil animae letale datum, moremque nefandae [267v]
Durum saevitiae pereuntis parcere morti.

De vray ce n'est pas si grande chose d'establir, tout sain et tout rassis, de se tuer; il est bien aisé de faire le mauvais avant que de venir aux prises: de maniere que le plus effeminé homme du monde, Heliogabalus, parmy ses plus laches voluptez, desseignoit bien de se faire mourir delicatement où l'occasion l'en forceroit; et, afin que sa mort ne dementist point le reste de sa vie, avoit fait bastir expres une tour somptueuse, le bas et le devant de laquelle estoit planché d'ais enrichis d'or et de pierrerie pour se precipiter; et aussi fait faire des cordes d'or et de soye cramoisie pour s'estrangler; et battre une espée d'or pour s'enferrer; et gardoit du venin dans des vaisseaux d'emeraude et de topaze pour s'enpoisonner, selon que l'envie luy prendroit de choisir de toutes ces façons de mourir:

Impiger et fortis virtute coacta.

Toutesfois, quant à cettuy-cy, la mollesse de ses aprets rend plus vray-semblable que le nez luy eut seigné, qui l'en eut mis au propre. Mais de ceux mesmes qui, plus vigoureux, se sont resolus à l'exécution, il faut voir (dis-je) si ç'a esté d'un coup qui ostat le loisir d'en sentir l'effect: car c'est à deviner, à voir escouler la vie peu à peu, le sentimentdu corps se meslant à celuy de l'ame, s'offrant le moyen de se repentir, si la constance s'y fut trouvée et l'obstination en une si dangereuse volonté. Aux guerres civiles de Caesar, Lucius Domitius, pris en la Prusse, s'estant empoisonné, s'en repantit apres. Il est advenu de nostre temps que tel, resolu de mourir, et de son premier essay n'ayant donné assez avant, la demangeson de la chair luy repoussant le bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois apres, mais ne peut jamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Pendant qu'on faisoit le proces à Plantius Sylvanus, Urgulania, sa mere-grand, luy envoya un poignard, duquel n'ayant peu venir à bout de se tuer, il se fit couper les veines à ses gens. Albucilla, du temps de Tibere, s'estant pour se tuer frappée trop mollement, donna encores à ses parties moyen de l'emprisonner et faire mourir à leur mode. Autant en fit le [268] Capitaine Demosthenes apres sa route en la Sicile . Et Caius Fimbria, s'estant frappé trop foiblement, impetra de son valet de l'achever. Au rebours, Ostorius, lequel, ne se pouvant servir de son bras, desdaigna d'employer celuy de son serviteur à autre chose qu'à tenir le poignard droit et ferme, et, se donnant le branle, porta luy-mesme sa gorge à l'encontre, et la transperça. C'est une viande, à la verité, qu'il faut engloutir sans macher, qui n'a le gosier ferré à glace; et pourtant l' Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l'endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy Caesar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable: La moins premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Caesar l'a osé dire, ce ne m'est plus lacheté de le croire. Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. Il leur fache de la reconnoistre. Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouvers. Ceux qu'on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l'execution et la presser, ils ne le font pas de resolution: ils se veulent oster le temps de la considerer. L'estre mort ne les fache pas, mais ouy bien le mourir,

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili aestimo.

C'est un degré de fermeté auquel j'ay experimenté que je pourrois arriver, ainsi que ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, à yeux clos. Il n'y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates que d'avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort; de l'avoirdigerée tout ce temps là d'une tres certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d'un train d'actions et de parolles ravallé plustost et anonchali que tendu et relevé par le poids d'une telle cogitation. Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa, son gendre, et deux ou trois autres de ses amys, et leur dit qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et que tout ce qu'il faisoit pour alonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l'un et à l'autre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guerie par accidant: ce remede qu'il avoit employé pour se deffaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis, faisans feste d'un si heureux evenement et s'en rejouissans avec luy, se trouverent bien trompez; car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer [268v] d'opinion, disant qu'ainsi comme ainsi luy failloit il un jour franchir ce pas, et qu'en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommancer un'autre fois. Cettuy-cy, ayant reconnu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au joindre, mais il s'y acharne; car, estant satis-fait en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d'en voir la fin. C'est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir taster et savourer. L'histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gengives luy estoient enflées et pourries; les medecins lui conseillarent d'user d'une grande abstinence. Ayant jeuné deux jours, il est si bien amendé qu'ils luy declarent sa guerison et permettent de retourner à son train de vivre accoustumé. Luy, au rebours, goustant desjà quelque douceur en cette defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere et franchit le pas qu'il avoit si fort avancé. Tullius Marcellinus, jeune homme Romain, voulant anticiper l'heure de sa destinée pour se deffaire d'une maladie qui le gourmandoit plus qu'il ne vouloit souffrir, quoy que les medecins luy en promissent guerison certaine, sinon si soudaine, appella ses amis pour en deliberer. Les uns, dit Seneca, luy donnoyent le conseil que par lacheté ils eussent prins pour eux mesmes; les autres, par flaterie, celuy qu'ils pensoyent luy devoir estre plus agreable; mais un Stoïcien luy dit ainsi: Ne te travaille pas, Marcellinus, comme si tu deliberois de chose d'importance: ce n'est pas grand'chose que vivre, tes valets et les bestes vivent; mais c'est grand'chose de mourir honestement, sagement et constamment. Songe combien il y a que tu fais mesme chose: manger, boire, dormir;boire, dormir et manger. Nous rouons sans cesse en ce cercle; non seulement les mauvais accidans et insupportables, mais la satieté mesme de vivre donne envie de la mort. Marcellinus n'avoit besoing d'homme qui le conseillat, mais d'homme qui le secourut. Les serviteurs craignoyent de s'en mesler, mais ce philosophe leur fit entendre que les domestiques sont soupçonnez, lors seulement qu'il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire; autrement, qu'il seroit d'aussi mauvais exemple de l'empescher que de le tuer, d'autant que

Invitum qui servat idem facit occidenti.

Apres il advertit Marcellinus qu'il ne seroit pas messeant, [269] comme le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts, aussi, la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal: il fit départir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n'y eust besoing de fer ny de sang: il entreprit de s'en aller de cette vie, non de s'en fuir; non d'eschapper à la mort, mais de l'essayer. Et, pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisiesme jour apres, s'estant faict arroser d'eau tiede, il defaillit peu à peu, et non sans quelque volupté, à ce qu'il disoit. De vray, ceux qui ont eu ces defaillances de coeur, qui prennent par foiblesse, disent n'y sentir aucune douleur, voire plustost quelque plaisir, comme d'un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiées et digerées. Mais, afin que le seul Caton peut fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin luy fit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, pour qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la coleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l'amollir. Et si ç'eust esté à moy à le representer en sa plus superbe assiete, c'eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plustost que l'espée au poing, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier.

Chap. XIV.
Comme Nostre Esprit S'empesche Soy-mesmes

C'est une plaisante imagination de concevoir un esprit balancé justement entre-deux pareilles envyes. Car il est indubitable qu'il ne prendra jamais party, d'autant que l'application et le chois porte inequalité de pris; et qui nous logeroit entre la bouteille et le jambon, avec egal appetit de boire et de menger, il n'y auroit sans doute [269v] remede que de mourir de soif et de fain. Pour pourvoir à cet inconvenient, les Stoïciens, quand on leur demande d'où vient en nostre ame l'election de deux choses indifferentes, et qui faict que d'un grand nombre d'escus nous en prenions plustost l'un que l'autre, estans tous pareils, et n'y ayans aucune raison qui nous incline à la preference, respondent que ce mouvement de l'ame est extraordinaire et déreglé, venant en nous d'une impulsion estrangiere, accidentale et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble, plustost, que aucune chose ne se presente à nous où il n'y ait quelque difference, pour legiere qu'elle soit; et que, ou à la veue ou à l'atouchement, il y a tousjours quelque plus qui nous attire, quoy que ce soit imperceptiblement. Pareillement qui presupposera une fisselle egalement forte par tout, il est impossible de toute impossibilité qu'elle rompe; car par où voulez vous que la faucée commence? et de rompre par tout ensemble, il n'est pas en nature. Qui joindroit encore à cecy les propositions Geometriques qui concluent par la certitude de leurs demonstrations le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference, et qui trouvent deux lignes s'approchant sans cesse l'une de l'autre et ne se pouvant jamais joindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l'effect sont si opposites, en tireroit à l'adventure quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius.

[270]

Chap. XV.
Que Nostre Desir S'accroit par la Malaisance

Il n'y a raison qui n'en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes. Je remachois tantost ce beau mot qu'un ancien allegue pour le mespris de la vie: Nul bien nous peut apporter plaisir, si ce n'est celuy à la perte duquel nous sommes preparez: In aequo est dolor amissae rei, et timor amittendae ; voulant gaigner par là que la fruition de la vie ne nous peut estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutes-fois dire, au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien, d'autant plus estroit et avecques plus d'affection que nous le voyons nous estre moins seur et craignons qu'il nous soit osté. Car il se sent evidemment, comme le feu se picque à l'assistance du froid, que nostre volonté s'esguise aussi par le contraste:

Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Jove facta parens;

et qu'il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust que la satieté qui vient de l'aisance, ny rien qui l'éguise tant que la rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare periculo crescit.
Galla, nega: satiatur amor, nisi gaudia torquent.
Pour tenir l'amour en haleine, Licurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient prattiquer qu'à la desrobée, et que ceseroit pareille honte de les rencontrer couchés ensemble, qu'avecques d'autres. La difficulté des assignations, le dangier des surprises, la honte du lendemain,

et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,

c'est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de jeux tres lascivement plaisants naissent de l'honneste et vergongneuse manière de parler des ouvrages de l'amour' La volupté mesme cerche à s'irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée quand elle cuit et quand elle escorche. La Courtisane Flora disoit n'avoir jamais couché avecques Pompeius, qu'elle ne luy eust faict porter les merques de ses morsures:

Quod petiere premunt arctè, faciuntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt saepe labellis:
Et stimuli subsunt, qui instigant laedere idipsum,
Quodcunque est, rabies unde illae germina surgunt.

Il en va ainsi par tout; la difficulté donne pris aux choses. Ceux de la marque d' Ancone font plus volontiers leurs veuz à Saint Jaques, et ceux de Galice à Nostre Dame de Lorete; on faict au Liege grande feste des bains de Luques, et en la Toscane de ceux d' Aspa; il ne se voit guiere de Romain en l'escole de l'escrime à Romme, qui est plaine de François . Ce grand Caton se trouva, aussi bien que nous, desgousté de sa femme tant qu'elle fut siene, et la desira quand elle fut à un autre. J'ay chassé au haras un vieux cheval duquel, à la senteur des juments, on ne pouvoit venir à bout. La facilité l'a incontinent saoulé envers les siennes; mais, envers les estrangieres et la premiere qui passe le long de son pastis, il revient à ses importuns hannissements et à ses chaleurs furieuses comme devant. Nostre appetit mesprise et outrepasse ce qui luy est en main, pour courir apres ce qu'il n'a pas:

Transvolat in medio posita, et fugientia captat.

Nous defendre quelque chose, c'est nous en donner envie:

nisi tu servare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.

Nous l'abandonner tout à faict, c'est nous en engendrer mespris. La faute et l'abondance retombent en mesme inconvenient,

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet:

Le desir et la jouyssance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l'aisance et la facilité l'est, à dire verité, encores plus: d'autant que le mescontentement et la cholere naissent de l'estimation en quoy nous avons la chose desirée, éguisent l'amour et le [271] reschauffent; mais la satieté engendre le dégoust: c'est une passion mousse, hebetée, lasse et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem:
contemnite, amantes,
Sic hodie veniet si qua negavit heri.

Pourquoy inventa Poppaea de masquer les beautez de son visage, que pour les rencherir à ses amans? Pourquoy a l'on voylé jusques au dessoubs des talons ces beautez que chacune desire montrer, que chacun desire voir? Pourquoy couvrent elles de tant d'empeschemens les uns sur les autres les parties où loge principallement nostre desir et le leur? Et à quoy servent ces gros bastions, dequoy les nostres viennent d'armer leurs flancs, qu'à lurrer nostre appetit et nous attirer à elles en nous esloignant?

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.
Interdum tunica duxit operta moram.
A quoy sert l'art de cette honte virginalle? cette froideur rassise, cette contenance severe, cette profession d'ignorance des choses qu'elles sçavent mieux que nous qui les en instruisons, qu'à nous accroistre ledesir de vaincre, gourmander et fouler à nostre appetit toute cette ceremonie et ces obstacles? Car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d'affolir et desbaucher cette molle douceur et cette pudeur enfantine, et de ranger à la mercy de nostre ardeur une gravité fiere et magistrale: C'est gloire, disent-ils, de triompher de la rigueur, de la modestie, de la chasteté et de la temperance; et qui desconseille aux Dames ces parties là, il les trahit et soy-mesmes. Il faut croire que le coeur leur fremit d'effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu'elles nous en haissent et s'accordent à nostre importunité d'une force forcée. La beauté, toute puissante qu'elle est, n'a pas dequoy se faire savourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a plus de beauté à vendre, et de la plus fine, [271v] comment il faut qu'elle cherche d'autres moyens estrangers et d'autres arts pour se rendre aggreable; et si, à la verité, quoy qu'elle face, estant venale et publique, elle demeure foible et languissante: tout ainsi que, mesme en la vertu, de deux effets pareils, nous tenons ce neantmoins celuy-là le plus beau et plus digne auquel il y a plus d'empeschement et de hazard proposé. C'est un effect de la Providence divine de permettre sa saincte Eglise estre agitée, comme nous la voyons, de tant de troubles et d'orages, pour esveiller par ce contraste les ames pies, et les r'avoir de l'oisiveté et du sommeil où les avoit plongez une si longue tranquillité. Si nous contrepoisons la perte que nous avons faicte par le nombre de ceux qui se sont desvoyez, au gain qui nous vient pour nous estre remis en haleine, resuscité nostre zele et nos forces à l'occasion de ce combat, je ne sçay si l'utilité ne surmonte point le dommage. Nous avons pensé attacher plus ferme le neud de nos mariages pour avoir osté tout moyen de les dissoudre; mais d'autant s'est dépris et relaché le neud de la volonté et de l'affection, que celuy de la contrainte s'est estroicy. Et, au rebours, ce qui tint les mariages à Rome si long temps en honneur et en seurté, fut la liberté de les rompre, qui voudroit. Ils aymoient mieux leurs femmes d'autant qu'ils les pouvoient perdre; et, en pleine licence de divorces, il se passa cinq cens ans et plus, avant que nul s'en servit.

Quod licet, ingratum est; quod non licet, acrius urit.

A ce propos se pourroit joindre l'opinion d'un ancien, que les supplices aiguisent les vices plustost qu'ils ne les amortissent; qu'ils n'engendrent point le soing de bien faire, c'est l'ouvrage de la raison et de la discipline, mais seulement un soing de n'estre surpris en faisant mal:

Latius excisae pestis contagia serpunt.

Je ne sçay pas qu'elle soit vraye, mais cecy sçay-je par [272] experience que jamais police ne se trouva reformée par là. L'ordre et le reglement des meurs dépend de quelque autre moyen. Les histoires Grecques font mention des Argippées, voisins de la Scythie, qui vivent sans verge et sans baston à offenser; que non seulement nul n'entreprend d'aller attaquer, mais quiconque s'y peut sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie; et n'est aucun si osé d'y toucher. On recourt à eux pour apoincter les differents qui naissent entre les hommes d'ailleurs. Il y a nation où la closture des jardins et des champs qu'on veut conserver, se faict d'un filet de coton, et se trouve bien plus seure et plus ferme que nos fossez et nos hayes. Furem signata sollicitant. Aperta effractarius praeterit. A l'adventure sert entre autres moyens l'aisance, à couvrir ma maison de la violence de nos guerres civiles. La defense attire l'entreprise, et la deffiance l'offense. J'ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit le hasard et toute matiere de gloire militere qui a accoustumé de leur servir de tiltre et d'excuse. Ce qui est faict courageusement, est tousjours faict honorablement, en temps où la justice est morte. Je leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle n'est close à personne qui y heurte. Il n'y a pour toute provision qu'un portier d'ancien usage et ceremonie, qui ne sert pas tant à defendre ma porte qu'à l'offrir plus decemment et gratieusement. Je n'ay ny garde ny sentinelle que celle que les astres font pour moi. Un gentilhomme a tort de faire montre d'estre en deffense, s'il ne l'est parfaictement. Qui est ouvert d'un costé, l'est par tout. Noz peres ne pansarent pas à bastir des places frontieres. Les moyens d'assaillir, je dy sans baterie et sans armée, et de surprendre nos maisons, croissent tous les jours audessus des moyens de se garder. Les esprits s'aiguisent generalement de ce costé là. L'invasion touche tous. La defense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu'elle fut faicte. Je n'y ay rien adjouté de ce costé là, et creindroy que sa force se tournast contre moy-mesme; joint qu'un temps paisible requerra qu'on les desfortifie. Il est dangereux de ne les pouvoir regaigner. Et est difficile de s'en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostrevalet peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deviennent infiables, avec couverture de justice. Les finances publiques n'entretiendront pas noz garnisons domestiques: elles s'y espuiseroient. Nous n'avons pas dequoy le faire sans nostre ruine, ou, plus incommodement et injurieusement, sans celle du peuple. L'estat de ma perte ne seroit de guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous? vos amis mesme s'amusent, plus qu'à vous plaindre, à accuser vostre invigilance et improvidence, et l'ignorance ou nonchalance aux offices de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perdues, où ceste-cy dure, me faict soupçonner qu'elles se sont perdues de ce qu'elles estoient gardées. Cela donne et l'envie et la raison à l'assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se jettera, si Dieu veut, chez moi; mais tant y a que je ne l'y appelleray pas. C'est la retraite à me reposer des guerres. J'essaye de soubstraire ce coing à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis; pour moy, je ne bouge. Entre tant de maisons armées, moy seul, que je sache en France, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n'en ay jamais osté ny ceuillier d'argent, ny titre. Je ne veux ny me craindre, ny me sauver à demi. Si une plaine recognoissance acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu'au bout; si non, j'ay tousjours assez duré pour rendre ma durée remerquable et enregistrable. Comment? Il y a bien trente ans.

Chap. XVI.
De la Gloire

Il y a le nom et la chose: le nom, c'est une voix qui remerque et signifie la chose; le nom, ce n'est pas une partie de la chose ny de la substance, c'est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d'elle. Dieu, qui est en soy toute plenitude et le comble de toute perfection, il ne peut s'augmenter et accroistre au dedans; mais son nom se peut augmenter et accroistre par la benediction et louange que nous donnons à ses ouvrages exterieurs. Laquelle louange, puis que nous ne la pouvons incorporer en luy, d'autant qu'il n'y peut avoir accession de bien, nous l'attribuons à son nom, qui est la piece hors de luy la plus voisine. Voilà comment c'est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartient; et il n'est rien si esloigné de raison que de nous en mettre en queste pour nous: car, estans indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d'amelioration, c'est là à quoy nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vuides: ce n'est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir; il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Un homme affamé seroit bien simple de chercher à se pourvoir plustost d'un beau vestement que d'un bon repas: il faut courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prieres: Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus. Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu, et telles parties essentieles: les ornemens externes se chercheront apres que nous aurons proveu auxchoses necessaires. La Theologie traicte amplement et plus pertinemment ce [272v] subject, mais je n'y suis guiere versé. Chrysippus et Diogenes ont esté les premiers autheurs et les plus fermes du mespris de la gloire; et, entre toutes les voluptez, ils disoient qu'il n'y en avoit point de plus dangereuse ny plus à fuir que celle qui nous vient de l'approbation d'autruy. De vray, l'experience nous en faict sentir plusieurs trahisons bien dommageables. Il n'est chose qui empoisonne tant les Princes que la flatterie, ny rien par où les meschans gaignent plus aiséement credit autour d'eux; ny maquerelage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paistre et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les Sirenes employent à piper Ulisses, est de cette nature, Deça vers nous, deça, ô tres-louable Ulisse, Et le plus grand honneur dont la Grece fleurisse. Ces philosophes là disoient que toute la gloire du monde ne meritoit pas qu'un homme d'entendement estandit seulement le doigt pour l'acquerir:

Gloria quantalibet quid erit, si gloria tamtum est?

je dis pour elle seule: car elle tire souvent à sa suite plusieurs commoditez pour lesquelles elle se peut rendre desirable. Elle nous acquiert de la bienveillance; elle nous rend moins exposez aux injures et offences d'autruy, et choses semblables. C'estoit aussi des principaux dogmes d' Epicurus : car ce precepte de sa secte: Cache Ta Vie, qui deffend aux hommes de s'empescher des charges et negotiations publiques, presuppose aussi necessairement qu'on mesprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en evidence. Celuy qui nous ordonne de nous cacher et de n'avoir soing que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d'autruy, il veut encores moins que nous en soions honorez et glorifiez. Aussi conseille il à Idomeneus de ne regler aucunement ses actions par l'opinion ou [273] reputation commune, si ce n'est pour éviter les autres incommoditez accidentales que le mespris des hommes luy pourroit apporter. Ces discours là sont infiniment vrais, à mon advis, et raisonnables. Mais nous sommes, je ne sçay comment, doubles en nous mesmes, qui faict que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernieres parolesd'Epicurus, et qu'il dict en mourant: elles sont grandes et dignes d'un tel philosophe, mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette humeur qu'il avoit décriée par ses preceptes. Voicy une lettre qu'il dicta un peu avant son dernier soupir: Epicurus a Hermachus, salut. Ce pendant que je passois l'heureux et celuy-là mesmes le dernier jour de ma vie, j'escrivois cecy, accompaigné toute-fois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu'il ne peut rien estre adjousté à sa grandeur. Mais elle estoit compensée par le plaisir qu'apportoit à mon ame la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or toy, comme requiert l'affection que tu as eu des ton enfance envers moy et la philosophie, embrasse la protection des enfans de Metrodorus . Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpreter que ce plaisir qu'il dit sentir en son ame, de ses inventions, regarde aucunement la reputation qu'il en esperoit acquerir apres sa mort, c'est l'ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Thimocrates, ses heritiers, fournissent, pour la celebration de son jour natal, tous les mois de janvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour la despence qui se feroit, le vingtiesme jour de chasque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s'assembleroient à l'honneur de la memoire de luy et de Metrodorus . Carneades a esté chef de l'opinion contraire, et a maintenu que la gloire estoit pour [273v] elle mesme desirable: tout ainsi que nous ambrassons nos posthumes pour eux mesmes, n'en ayans aucune connoissance ny jouissance. Cette opinion n'a pas failly d'estre plus communement suyvie, comme sont volontiers celles qui s'accommodent le plus à nos inclinations. Aristote luy donne le premier rang entre les biens externes. Evite, comme deux extremes vicieux, l'immoderation et à la rechercher et à la fuir. Je croy que, si nous avions les livres que Cicero avoit escrit sur ce subject, il nous en conteroit de belles: car cet homme là fut si forcené de cette passion que, s'il eust osé, il fut, ce crois-je, volontiers tombé en l'exces où tombarent d'autres: que la vertu mesme n'estoit desirable que pour l'honneur qui se tenoit tousjours à sa suite,

Paulum sepultae distat inertiae
Celata virtus.

Qui est un'opinion si fauce que je suis dépit qu'elle ait jamais peu entrer en l'entendement d'homme qui eust cet honneur de porter le nom de philosophe. Si cela estoit vray, il ne faudroit estre vertueux qu'en public; et les operations de l'ame, où est le vray siege de la vertu, nous n'aurions que faire de les tenir en regle et en ordre, sinon autant qu'elles debvroient venir à la connoissance d'autruy. N'y va il donc que de faillir finement et subtilement? Si tu sçais, dit Carneades, un serpent caché en ce lieu, auquel, sans y penser, se va seoir celuy de la mort du quel tu esperes profit, tu fais meschammant si tu ne l'en advertis; et d'autant plus que ton action ne doibt estre connue que de toy. Si nous ne prenons de nous mesmes la loy de bien faire, si l'impunité nous est justice, à combien de sortes de meschancetez avons nous tous les jours à nous abandoner! Ce que Sextius Peduceus fit, de rendre fidelement ce que Caius Plotius avoit commis à sa seule science de ses richesses, et ce que j'en ay faict souvent de mesme, je ne le trouve pas tant louable comme je trouverois execrable qu'il y eut failli. Et trouve bon et utile à ramentevoir en noz jours l'exemple de Publius Sextilius Rufus, que Cicero accuse pour avoir recueilli une heredité contre sa conscience, non seulement non contre les loix, mais par les loix mesmes. Et Marcus Crassus et Quintus Hortensius, les quels à cause de leur authorité et puissance ayants esté pour certaines quotités appellés par un estrangier à la succession d'un testament faux, à fin que par ce moyen il y establit sa part, se contantarent de n'estre participants de la fauceté et ne refusarent d'en tirer quelque fruit, assez couverts s'ils se tenoient à l'abry des accusateurs, et des tesmoins, et des loix. Meminerint Deum se habere testem, id est (ut ego arbitror) mentem suam. La vertu est chose bien vaine et frivole si elle tire sa recommendation de la gloire. Pour neant entreprendrions nous de luy faire tenir son rang à part et la déjoindrions de la fortune: car qu'est-il plus fortuite que la reputation? Profecto fortuna in omni re dominatur: ea res cunctas ex libidine magis quam ex vero celebrat obscuratque. De faire que les actions soient connues et veues, c'est le pur ouvrage de la fortune. C'est le sort qui nous applique la gloire selon sa temerité. Je l'ai veue fort souvent marcher avant le merite et souvent outrepasser le merite d'une longue mesure. Celuy qui, premier, s'advisa de la ressemblancede l'ombre à la gloire, fit mieux qu'il ne vouloit. Ce sont choses excellamment vaines. Elle va aussi quelque fois davant son corps, et quelque fois l'excede de beaucoup en longueur. Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la vaillance que l'honneur, quasi non sit honestum quod nobilitatum non sit, que gaignent-ils par là que de les instruire de ne se hazarder jamais si on ne les voit, et de prendre bien garde s'il y a des tesmoins qui puissent rapporter nouvelles de leur valeur, là où il se presente mille occasions de bien faire sans qu'on en puisse estre remarqué? [274] Combien de belles actions particulieres s'ensevelissent dans la foule d'une bataille? Quiconque s'amuse à contreroller autruy pendant une telle meslée, il n'y est guiere embesoigné, et produit contre soy mesmes le tesmoignage qu'il rend des deportemens de ses compaignons. Vera et sapiens animi magnitudo honestum illud quod maxime naturam sequitur, in factis positum, non in gloria, judicat. Toute la gloire que je pretens de ma vie, c'est de l'avoir vescue tranquille: tranquille non selon Metrodorus, ou Arcesilas, ou Aristippus, mais selon moy. Puis que la philosophie n'a sçeu trouver aucune voye pour la tranquillité, qui fust bonne en commun, que chacun la cherche en son particulier! A qui doivent Caesar et Alexandre cette grandeur infinie de leur renommée qu'à la fortune? Combien d'hommes a elle esteint sur le commencement de leur progrés, desquels nous n'avons aucune connoissance, qui y apportoient mesme courage que le leur, si le malheur de leur sort ne les eut arrestez tout court, sur la naissance de leurs entreprinses! Au travers de tant et si extremes dangers, il ne me souvient point avoir leu que Caesar ait esté jamais blessé. Mille sont morts de moindres perils que le moindre de ceux qu'il franchit. Infinies belles actions se doivent perdre sans tesmoignage avant qu'il en vienne une à profit. On n'est pas tousjours sur le haut d'une bresche ou à la teste d'une armée, à la veue de son general, comme sur un eschaffaut. On est surpris entre la haye et le fossé; il faut tenter fortune contre un poullaillier; il faut dénicher quatre chetifs harquebousiers d'une grange; il faut seul s'escarter de la trouppe et entreprendre seul, selon la necessité qui s'offre. Et si on prend garde, on trouvera qu'il advient par experience que les moins esclattantes occasions sont les plus dangereuses; et qu'aux guerres qui se sont passées de nostre temps, il s'est perdu plus de gens debien aux occasions legeres et peu importantes et à la contestation de quelque bicoque qu'és lieux dignes et honnorables. Qui tient sa mort pour mal employée si ce n'est en occasion signalée, au lieu d'illustrer sa mort, il obscurcit volontiers sa vie, laissant eschapper cependant plusieurs justes occasions de se hazarder. Et toutes les justes sont illustres assez, sa consciance les trompettant suffisammant à chacun. Gloria nostra est testimonium conscientiae nostrae. Qui n'est homme de bien que par ce qu'on le sçaura, et par ce qu'on l'en estimera mieux apres l'avoir sceu; qui ne veut bien faire qu'en condition que sa vertu vienne à la connoissance des hommes: celuy-là n'est pas homme de qui on puisse tirer beaucoup de service.

[274v]

Credo che'l resto di quel verno cose
Facesse degne di tenerne conto;
Ma fur sin'a quel tempo si nascose,
Che non è colpa mia s'hor'non le conto:
Perche Orlando a far opre virtuose,
Piu ch'a narrarle poi, sempre era pronto,
Ne mai fu alcun'de li suoi fatti espresso,
Senon quando hebbe i testimonii apresso.

Il faut aller à la guerre pour son devoir, et en attendre cette recompense, qui ne peut faillir à toutes belles actions, pour occultes qu'elles soient, non pas mesmes aux vertueuses pensées: c'est le contentement qu'une conscience bien reglée reçoit en soy de bien faire. Il faut estre vaillant pour soy-mesmes et pour l'avantage que c'est d'avoir son courage logé en une assiette ferme et asseurée contre les assauts de la fortune:

Virtus, repulsae nescia sordidae,
Intaminatis fulget honoribus,
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis aurae.

Ce n'est pas pour la montre que nostre ame doit jouer son rolle, c'est chez nous, au dedans, où nuls yeux ne donnent que les nostres: là elle nous couvre de la crainte de la mort, des douleurs et de la honte mesme; elle nous asseure là de la perte de nos enfans, de nos amis et de nosfortunes, et, quand l'opportunité s'y presente, elle nous conduit aussi aux hazards de la guerre. Non emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore. Ce profit est bien plus grand et bien plus digne d'estre souhaité et esperé, que l'honneur et la gloire, qui n'est qu'un favorable jugement qu'on faict de nous. Il faut trier de toute une nation une douzaine d'hommes pour juger d'un arpent de terre; et le jugement de nos inclinations et de nos actions, la plus difficile matiere et la plus importante qui soit, nous la remettons à la voix [275] de la commune et de la tourbe, mere d'ignorance, d'injustice et d'inconstance. Est-ce raison faire dependre la vie d'un sage du jugement des fols? An quidquam stultius quam quos singulos contemnas, eos aliquid putare esse universos? Quiconque vise à leur plaire, il n'a jamais faict; c'est une bute qui n'a ny forme ny prise. Nihil tam inaestimabile est quam animi multitudinis. Demetrius disoit plaisamment de la voix du peuple, qu'il ne faisoit non plus de recette de celle qui luy sortoit par en haut, que de celle qui luy sortoit par en bas. Celuy-là dict encore plus: Ego hoc judico, siquando turpe non sit, tamen non esse non turpe, quum id a multitudine laudetur. Null'art, nulle soupplesse d'esprit pourroit conduire nos pas à la suitte d'un guide si desvoyé et si desreiglé. En cette confusion venteuse de bruits de raports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut establir aucune route qui vaille. Ne nous proposons point une fin si flotante et vagabonde: allons constammant apres la raison: que l'approbation publique nous suyve par là, si elle veut; et, comme elle despend toute de la fortune, nous n'avons point loy de l'esperer plustost par autre voye que par celle là. Quand pour sa droiture je ne suyverois le droit chemin, je le suyvrois pour avoir trouvé par experience qu'au bout du conte c'est communement le plus heureux et le plus utile. Dedit hoc providentia hominibus munus, ut honesta magis juvarent. Le marinier antien disoit ainsin à Neptune en une grande tempeste: O Dieu, tu me sauveras, si tu veux; tu me perderas, si tu veux: mais si tiendrai je tousjours droit mon timon. J'ay veu de mon temps mill' hommes soupples,mestis, ambigus, et que nul ne doubtoit plus prudans mondains que moy, se perdre où je me suis sauvé:

Risi successu posse carere dolos.

Paul Aemile, allant en sa glorieuse expedition de Macedoine, advertit sur tout le peuple à Rome de contenir leur langue de ses actions pendant son absence. Que la licence des jugements est un grand destourbier aux grands affaires'D'autant que chacun n'a pas la fermeté de Fabius à l'encontre des voix communes, contraires et injurieuses, qui aima mieux laisser desmembrer son authorité aux vaines fantasies des hommes, que faire moins bien sa charge avec favorable reputation et populaire consentemant. Il y a je ne sçay quelle douceur naturelle à se sentir louer, mais nous luy prestons trop de beaucoup.

Laudari haud metuam, neque enim mihi cornea fibra est;
Sed recti finemque extremumque esse recuso
Euge tuum et belle.

Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autruy, comme je me soucie quel je sois en moy mesme. Je veux estre riche par moy, non par emprunt. Les estrangers ne voyent que les evenemens et apparences externes; chacun peut faire bonne mine par le dehors, plein au dedans de fiebvre et d'effroy. Ils ne voyent pas mon coeur, ils ne voyent [275v] que mes contenances. On a raison de descrier l'hipocrisie qui se trouve en la guerre: car qu'est il plus aisé à un homme pratic que de gauchir aux dangers et de contrefaire le mauvais, ayant le coeur plein de mollesse? Il y a tant de moyens d'eviter les occasions de se hazarder en particulier, que nous aurons trompé mille fois le monde, avant que de nous engager à un dangereux pas; et, lors mesme, nous y trouvant empétrez, nous sçaurons bien pour ce coup couvrir nostre jeu d'un bon visage et d'une parolle asseurée, quoy que l'ame nous tremble au dedans. Et qui auroit l'usage de l'anneau Platonique, rendant invisible celuy qui le portoit au doigt, si on luy donnoit le tour vers le plat de la main, assez de gens souvent se cacheroient où il se faut presenter le plus, et se repentiroient d'estre placez en lieu si honorable, auquel la necessité les rend asseurez.

Falsus honor juvat, et mendax infamia terret
Quem, nisi mendosum et mendacem?

Voylà comment tous ces jugemens qui se font des apparences externes, sont merveilleusement incertains et douteux; et n'est aucun si asseuré tesmoing comme chacun à soy-mesme. En celles là combien avons nous de goujats, compaignons de nostre gloire? Celuy qui se tient ferme dans une tranchée descouverte, que faict il en cela que ne facent devant luy cinquante pauvres pioniers qui luy ouvrent le pas et le couvrent de leurs corps pour cinq sous de païe par jour?

Non, quicquid turbida Roma
Elevet, accedas, examenque improbum in illa
Castiges trutina: nec te quaesiveris extra.

Nous appellons agrandir nostre nom, l'estandre et semer en plusieurs bouches; nous voulons qu'il y soit receu en bonne part et que cette sienne accroissance luy vienne à profit: voylà ce qu'il y peut avoir de plus excusable en ce dessein. Mais l'exces de cette maladie en va jusques là que plusieurs cerchent de faire parler d'eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dict de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu'ils estoyent plus desireux de grande que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous [276] soignons plus qu'on parle de nous, que comment on en parle; et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu'il y coure. Il semble que l'estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d'autruy. Moy, je tiens que je ne suis que chez moy; et, de cette autre mienne vie qui loge en la connoissance de mes amis, à la considerer nue et simplement en soy, je sçay bien que je n'en sens fruict ny jouissance que par la vanité d'une opinion fantastique. Et, quand je seray mort, je m'en resentiray encores beaucoup moins; et si perderay tout net l'usage des vrayes utilitez qui accidentalement la suyvent par fois; je n'auray plus de prise par où saisir la reputation, ny par où elle puisse me toucher ny arriver à moy. Car de m'attendre que mon nom la reçoive, premierement je n'ay point de nom qui soit assez mien: de deux que j'ay, l'un est commun à toute ma race, voire encore à d'autres. Il y a une famille à Paris et à Montpelier qui se surnomme Montaigne; une autre, en Bretaigne et en Xaintonge, de laMontaigne . Le remuement d'une seule syllabe meslera nos fusées, de façon que j'auray part à leur gloire, et eux, à l'advanture, à ma honte; et, si les miens se sont autres-fois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore une maison cogneue en Angleterre . Quant à mon autre nom, il est à quiconque aura envie de le prendre. Ainsi j'honoreray peut estre un crocheteur en ma place. Et puis, quand j'aurois une marque particuliere pour moy, que peut elle marquer quand je n'y suis plus? Peut elle designer et favorir l'inanité?

Nunc levior cyppus non imprimit ossa?
Laudat posteritas: nunc non è manibus illis,
Nunc non è tumulo fortunataque favilla
Nascuntur violae?

Mais de cecy j'en ay parlé ailleurs. Au demeurant, en toute une bataille où dix mill'hommes sont stropiez ou tuez, il n'en est pas quinze dequoy on parle. Il faut que ce soit quelque [276v] grandeur bien eminente, ou quelque consequence d'importance que la fortune y ait jointe, qui face valoir un'action privée, non d'un harquebousier seulement, mais d'un Capitaine. Car de tuer un homme, ou deux, ou dix, de se presenter courageusement à la mort, c'est à la verité quelque chose à chacun de nous, car il y va de tout; mais pour le monde ce sont choses si ordinaires, il s'en voit tant tous les jours, et en faut tant de pareilles pour produire un effect notable, que nous n'en pouvons attendre aucune particuliere recommandation,

casus multis hic cognitus ac jam
Tritus, et e medio fortunae ductus acervo.

De tant de miliasses de vaillans hommes qui sont morts dépuis quinze cens ans en France, les armes en la main, il n'y en a pas cent qui soyent venus à nostre cognoissance. La memoire non des chefs seulement, mais des batailles et victoires, est ensevelie. Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne bougent de leur place et s'evanouissent sans durée. Si j'avois en ma possession les evenemens inconnus, j'en penserois tres facilement supplanter les connus en toute espece d'exemples. Quoy, que des Romains mesmes et des Grecs, parmy tant d'escrivains et de tesmoins et tant de rares et nobles exploits, il en est venu si peu jusques à nous'

Ad nos vix tenuis famae perlabitur aura.

Ce sera beaucoup si, d'yci à cent ans, on se souvient en gros que, de nostre temps, il y a eu des guerres civiles en France . Les Lacedemoniens sacrifioient aux muses, entrant en bataille, afin que leurs gestes fussent bien et dignement escris, estimant que ce fut une faveur divine et non commune que les belles actions trouvassent des tesmoings qui leur sçeussent donner vie et memoire. Pensons nous qu'à chaque harquebousade qui nous touche, et à chaque hazard que nous courons, il y ayt soudain un greffier qui l'enrolle? et cent greffiers, outre cela, le pourront escrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la veue de personne. Nous n'avons pas la millieme partie des escrits anciens: c'est la fortune qui leur donne vie, ou plus courte, ou plus longue, [277] selon sa faveur; et ce que nous en avons, il nous est loisible de doubter si c'est le pire, n'ayant pas veu le demeurant. On ne faict pas des histoires de choses de si peu: il faut avoir esté chef à conquerir un Empire ou un Royaume; il faut avoir gaigné cinquante deux batailles assignées, tousjours plus foible en nombre, comme Caesar . Dix mille bons compaignons et plusieurs grands capitaines moururent à sa suite, vaillamment et courageusement, desquels les noms n'ont duré qu'autant que leurs femmes et leurs enfans vesquirent,

quos fama obscura recondit.

De ceux mesme que nous voyons bien faire, trois mois ou trois ans apres qu'ils y sont demeurez, il ne s'en parle non plus que s'ils n'eussent jamais esté. Quiconque considerera avec juste mesure et proportion de quelles gens et de quels faits la gloire se maintient en la memoire des livres, il trouvera qu'il y a de nostre siecle fort peu d'actions et fort peu de personnes qui y puissent pretendre nul droict. Combien avons nous veu d'hommes vertueux survivre à leur propre reputation, qui ont veu et souffert esteindre en leur presence l'honneur et la gloire tres-justement acquise en leurs jeunes ans? Et, pour trois ans de cette vie fantastique et imaginere, allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager à une mort perpetuelle? Les sages se proposent une plus belle et plus juste fin à une si importante entreprise. Recte facti, fecisse merces est. Officii fructus ipsum officium est. Il seroit à l'advanture excusable à un peintre ou autre artisan, ou encores à un Rhetoricien ou Grammairien, de se travailler pour acquerir nom par ses ouvrages; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d'elles mesmes pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et notamment pour la chercher en la vanité des jugemens humains. Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir; si le peuple en est esveillé à la vertu; si les Princes sont touchez de voir le monde benir la memoire de Trajan [277v] et abominer celle de Neron; si cela les esmeut de voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier qui l'entreprend: qu'elle accroisse hardiment et qu'on la nourrisse entre nous le plus qu'on pourra. Et Platon, employant toutes choses à rendre ses citoyens vertueus, leur conseille aussi de ne mespriser la bonne reputation et estimation des peuples; et dict que, par quelque divine inspiration, il advient que les meschans mesmes sçavent souvent, tant de parole que d'opinion, justement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage et son pedagogue sont merveilleux et hardis ouvriers à faire joindre les operations et revelations divines tout par tout où faut l'humaine force; ut tragici poetae confugiunt ad deum, cum explicare argumenti exitum non possunt. Pour tant à l'advanture l'appelloit Timon l'injuriant: le grand forgeur de miracles. Puis que les hommes, par leur insuffisance, ne se peuvent assez payer d'une bonne monnoye, qu'on y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué par tous les Legislateurs, et n'est police où il n'y ait quelque meslange ou de vanité ceremonieuse ou d'opinion mensongere, qui serve de bride à tenir le peuple en office. C'est pour cela que la pluspart ont leurs origines et commencemens fabuleux et enrichis de mysteres supernaturels. C'est cela qui a donné credit aux religions bastardes et les a faites favorir aux gens d'entendement; et pour cela que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure creance, les paissoyent de cette sottise, l'un que la nymphe Egeria, l'autre que sa biche blanche luy apportoit de la part des dieux tous les conseils qu'il prenoit. Et l'authorité que Numa donna à ses loix soubs titre du patronage de cette Deesse, Zoroastre, legislateur des Bactriens et des Perses, ladonna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis; Trismegiste, des Aegyptiens, de Mercure; Zamolxis, des Scythes, de Vesta; Charondas, des Chalcides, de Saturne; Minos, des Candiots, de Juppiter; Licurgus, des Lacedemoniens, d' Apollo; Dracon et Solon, des Atheniens, de Minerve . Et toute police a un dieu à sa teste, faucement les autres, veritablement celle que Moïse dressa au peuple de Judée sorty d' Aegypte . La religion des Bedoins, comme dit le sire de Jouinville, portoit, entre autres choses, que l'ame de celuy d'entre eux qui mouroit pour son prince, s'en alloit en un autre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier: au moyen dequoy ils en hazardoient beaucoup plus volontiers leur vie:

In ferrum mens prona viris, animaeque capaces
Mortis, et ignavum est rediturae parcere vitae.

Voylà une creance tres-salutaire, toute vaine qu'elle puisse estre. Chaque nation a plusieurs tels exemples chez soy; mais ce subjet meriteroit un discours à part. Pour dire encore un mot sur mon premier propos, je ne conseille non plus aux Dames d'appeller honneur leur devoir: ut enim consuetudo loquitur, id solum dicitur honestum quod est populari fama gloriosum ; leur devoir est le marc, leur honneur n'est que l'escorce. Ny ne leur conseille de nous donner cette excuse en payement de leur refus: car je presuppose que leurs intentions, leur desir et leur volonté, qui sont pieces où l'honneur n'a que [278] voir, d'autant qu'il n'en paroit rien au dehors, soyent encore plus reglées que les effects:

Quae, quia non liceat, non facit, illa facit.

L'offence et envers Dieu et en la conscience seroit aussi grande de le desirer que de l'effectuer. Et puis ce sont actions d'elles mesmes cachées et occultes; il seroit bien-aysé qu'elles en desrobassent quelcune à la connoissance d'autruy, d'où l'honneur depend, si elles n'avoyent autre respect à leur devoir, et à l'affection qu'elles portent à la chasteté pour elle mesme. Toute personne d'honneur choisit de perdre plustost son honneur, que de perdre sa conscience.

Chap. XVII. De la Praesumption

Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de nostre valeur. C'est un' affection inconsiderée, dequoy nous nous cherissons, qui nous represente à nous mesmes autresque nous ne sommes: comme la passion amoureuse preste des beautez et des graces au subjet qu'elle embrasse, et fait que ceux qui en sont espris, trouvent, d'un jugement trouble et alteré, ce qu'ils ayment, autre et plus parfaict qu'il n'est. Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce costé là, un homme se mesconnoisse pourtant, ny qu'il pense estre moins que ce qu'il est. Le jugement doit tout par tout maintenir son droit: c'est raison qu'il voye en ce subject, comme ailleurs, ce que la verité luy presente. Si c'est Caesar, qu'il se treuve hardiment le plus grand Capitaine du monde. Nous ne sommes que ceremonie: la ceremonie nous emporte, et laissons la substance des choses; nous nous tenons aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous avons apris aux Dames de rougir oyant seulement nommer ce qu'elles ne craignent aucunement à faire; nous n'osons appeller à droict nos membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de desbauche. La ceremonie nous defend d'exprimer par [278v] parolles les choses licites et naturelles, et nous l'en croyons; la raison nous defend de n'en faire point d'illicites et mauvaises, et personne ne l'en croit. Je me trouve icy empestré és loix de la ceremonie, car elle ne permet ny qu'on parle bien de soy, ny qu'on en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup. Ceux que la fortune (bonne ou mauvaise qu'on la doive appeller) a faict passer la vie en quelque eminent degré, ils peuvent par leurs actions publiques tesmoigner quels ils sont. Mais ceux qu'elle n'a employez qu'en foule, et de qui personne ne parlera, si eux mesmes n'en parlent, ils sont excusables s'ils prennent la hardiesse de parler d'eux mesmes envers ceux qui ont interest de les connoistre, à l'exemple de Lucilius :

Ille velut fidis arcana sodalibus olim
Credebat libris, neque, si malè cesserat, usquam
Decurrens alio, neque si benè: quo fit ut omnis
Votiva pateat veluti descripta tabella
Vita senis.

Celuy là commettoit à son papier ses actions et ses pensées, et s'y peignoit tel qu'il se sentoit estre. Nec id Rutilio et Scauro citra fidem aut obtrectationi fuit. Il me souvient donc que, des ma plus tendre enfance, on remarquoit en moy je ne scay quel port de corps et des gestes tesmoignantsquelque vaine et sotte fierté. J'en veux dire premierement cecy, qu'il n'est pas inconvenient d'avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n'ayons pas moyen de les sentir et reconnoistre. Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient volontiers quelque pli sans nostre sçeu et consentement. C'estoit une certaine affetterie consente de sa beauté, qui faisoit un peu pancher la teste d' Alexandre sur un costé et qui rendoit le parler d' Alcibiades mol et gras. Julius Caesar se gratoit la teste d'un doigt, qui est la contenance d'un homme remply [279] de pensemens penibles; et Ciceron, ce me semble, avoit accoustumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous. Il y en a d'autres, artificiels, dequoy je ne parle point, comme les salutations et reverences, par où on acquiert, le plus souvent à tort, l'honneur d'estre bien humble et courtois: on peut estre humble de gloire. Je suis assez prodigue de bonnettades, notamment en esté, et n'en reçoys jamais sans revenche, de quelque qualité d'homme que ce soit, s'il n'est à mes gages. Je desirasse d'aucuns Princes que je connois, qu'ils en fussent plus espargnans et justes dispensateurs: car, ainsin indiscrettement espandues, elles ne portent plus de coup. Si elles sont sans esgard, elles sont sans effect. Entre les contenances desreglées, n'oublions pas la morgue de Constantius, l' Empereur, qui en publicq tenoit tousjours la teste droite, sans la contourner ou flechir ny ça ny là, non pas seulement pour regarder ceux qui le saluoient à costé, ayant le corps planté immobile, sans se laisser aller au branle de son coche, sans oser ny cracher, ny se moucher, ny essuyer le visage devant les gens. Je ne sçay si ces gestes qu'on remerquoit en moy, estoient de cette premiere condition, et si à la verité j'avoy quelque occulte propension à ce vice, comme il peut bien estre, et ne puis pas respondre des bransles du corps; mais, quant aux bransles de l'ame, je veux icy confesser ce que j'en sens. Il y a deux parties en cette gloire: sçavoir est, de s'estimer trop, et n'estimer pas assez autruy. Quant à l'une, il me semble premierement ces considerations devoir estre mises en conte, que je me sens pressé d'un'erreur d'ame qui me desplait et comme inique et encore plus comme importune. J'essaye à la corriger; mais l'arracher, je ne puis. C'est que je diminue du juste prix les choses que je possede, de ce que je les possede; et hausse le prix aux choses, d'autant qu'elles sont estrangieres,absentes et non miennes. Cette humeur s'espand bien loin. Comme la prerogative de l'authorité faict que les maris regardent les femmes propres d'un vitieux desdein, et plusieurs peres leurs enfans; ainsi fay je, et entre deux pareils ouvrages poiseroy tousjours contre le mien. Non tant que la jalousie de mon avancemant et amandemant trouble mon jugement et m'empesche de me satisfaire, comme que, d'elle mesme, la maistrise engendre mespris de ce qu'on tient et regente. Les polices, les meurs loingtaines me flattent, et les langues; et m'appercoy que le latin me pippe à sa faveur par sa dignité, au delà de ce qui luy appartient, comme aux enfans et au vulgaire. L'Oeconomie, la maison, le cheval de mon voisin, en esgale valeur, vault mieux que le mien, de ce qu'il n'est pas mien. Davantage que je suis tres ignorant en mon faict. J'admire l'asseurance et promesse que chacun a de soy, là où il n'est quasi rien que je sçache sçavoir, ny que j'ose me respondre pouvoir faire. Je n'ay point mes moyens en proposition et par estat; et n'en suis instruit qu'apres l'effect: autant doubteux de moy que de toute autre chose. D'où il advient, si je rencontre louablement en une besongne, que je le donne plus à ma fortune qu'à ma force: d'autant que je les desseigne toutes au hazard et en crainte. Pareillement j'ay en general cecy que, de toutes les opinions que l'ancienneté a eues de l'homme en gros, celles que j'embrasse plus volontiers et ausquelles je m'attache le plus, ce sont celles qui nous mesprisent, avilissent et aneantissent le plus. La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. Il me semble que [279v] la mere nourrisse des plus fauces opinions et publiques et particulieres, c'est la trop bonne opinion que l'homme a de soy. Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l'epicycle de Mercure, qui voient si avant dans le ciel, ils m'arrachent les dens: car en l'estude que je fay, duquel le subject c'est l'homme, trouvant une si extreme varieté de jugemens, un si profond labyrinthe de difficultez les unes sur les autres, tant de diversité et incertitude en l'eschole mesme de la sapience, vous pouvez penser, puis que ces gens là n'ont peu se resoudre de la connoissance d'eux mesmes et de leur propre condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est dans eux; puis qu'ils ne sçavent comment branle ce qu'eux mesmes font branler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu'ils tiennent et manient eux mesmes, comment je les croirois de lacause du flux et reflux de la riviere du Nile . La curiosité de connoistre les choses a esté donnée aux hommes pour fleau, dit la saincte parole. Mais, pour venir à mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, que aucun autre s'estime moins, voire que aucun autre m'estime moins, que ce que je m'estime. Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce que je m'en tiens: coulpable des defectuositez plus basses et populaires, mais non desadvouées, non excusées; et ne me prise seulement que de ce que je sçay mon prix. S'il y a de la gloire, elle est infuse en moy superficiellement par la trahison de ma complexion, et n'a point de corps qui comparoisse à la veue de mon jugement. J'en suis arrosé, mais non pas teint. Car, à la verité, quand aux effects de l'esprit, en quelque façon que ce soit, il n'est jamais party de moy chose qui me remplist; et l'approbation d'autruy ne me paye pas. J'ay le goust tendre et difficile, et notamment en mon endroit: je me desadvoue sans cesse; et me sens par tout flotter et fleschir de foiblesse. Je n'ay rien du mien dequoy satisfaire mon jugement. J'ay la veue assez claire et reglée; mais, à l'ouvrer, elle se trouble: comme j'essaye plus evidemment en la poesie. Je l'ayme infiniment: je me cognois assez aux ouvrages d'autruy; mais je fay, à la verité, l'enfant quand j'y veux mettre la main; je ne me puis souffrir. On peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la Poesie,

[280]

mediocribus esse poetis
Non dii, non homines, non concessere columnae.

Pleust à Dieu que cette sentence se trouvat au front des boutiques de tous nos Imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de versificateurs,

verum
Nil securius est malo Poeta.

Que n'avons nous de tels peuples? Dionysius le pere n'estimoit rien tant de soy que sa poesie. A la saison des jeux Olympiques, avec deschariots surpassant tous autres en magnificence, il envoya aussi des poetes et des musiciens pour presenter ses vers, avec des tentes et pavillons dorez et tapissez royalement. Quand on vint à mettre ses vers en avant, la faveur et excellence de la prononciation attira sur le commencement l'attention du peuple; mais quand, par apres, il vint à poiser l'ineptie de l'ouvrage, il entra premierement en mespris, et, continuant d'aigrir son jugement, il se jetta tantost en furie, et courut abattre et deschirer par despit tous ses pavillons. Et ce que ses charriotz ne feirent non plus rien qui vaille en la course, et que la navire qui rapportoit ses gens faillit la Sicile et fut par la tempeste poussée et fracassée contre la coste de Tarente, il tint pour certain que c'estoit l'ire des Dieus irritez comme luy contre ce mauvais poeme. Et les mariniers mesme eschappez du naufrage alloient secondant l'opinion de ce peuple. A la quelle l'oracle qui predit sa mort, sembla aussi aucunement soubscrire. Il portoit que Dionysius seroit pres de sa fin quand il auroit vaincu ceux qui vaudroient mieux que luy: ce que il interpreta des Carthaginois qui le surpassoient en puissance. Et, ayant affaire à eux, gauchissoit souvant la victoire et la temperoit, pour n'encourir le sens de cette prediction. Mais il l'entendoit mal: car le dieu marquoit le temps de l'avantage que, par faveur et injustice, il gaigna à Athenes sur les poetes tragiques meilleurs que luy, ayant faict jouer à l'envi la sienne, intitulée les Leneïens; soudain apres laquelle victoire il trepassa, et en partie pour l'excessive joye qu'il en conceut. Ce que je treuve excusable du mien, ce n'est pas de soy et à la verité, mais c'est à la comparaison d'autres choses pires, ausquelles je voy qu'on donne credit. Je suis envieux du bon-heur de ceux qui se sçavent resjouir et gratifier en leur besongne, car c'est un moyen aisé de se donner du plaisir, puis qu'on le tire de soy mesmes. Specialement s'il y a un peu de fermeté en leur opiniatrise. Je sçay un poete à qui forts, foibles, en foulle et en chambre, et le ciel et la terre crient qu'il n'y entend guere. Il n'en rabat pour tout cela rien de la mesure à quoy il s'est taillé, tousjours recommence, tousjours reconsulte, et tousjours persiste; d'autant plus fort en son avis et plus roidde qu'il touche à luy seul de le maintenir. Mes ouvrages, il s'en faut tant qu'ils me rient, qu'autant de fois que je les retaste, autant de fois je m'en despite:

Cum relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno,
Me quoque qui feci judice, digna lini.

J'ay tousjours une idée en l'ame et certaine image trouble, qui me presente comme en songe une meilleure forme que celle que j'ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir et exploiter. Et cette idée mesme n'est que du moyen estage. Ce que j'argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé sont bien loing au delà de l'extreme estendue de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent; mais ils m'estonnent et transissent d'admiration. Je juge leur beauté; je la voy, si non jusques au bout, au-moins si avant qu'il m'est impossible d'y aspirer. Quoy que j'entreprenne, je doy un sacrifice aux graces, comme dict Plutarque de quelqu'un, pour pratiquer leur faveur,

si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia gratiis.

[280v]

Elles m'abandonnent par tout. Tout est grossier chez moy; il y a faute de gentillesse et de beauté. Je ne sçay faire valoir les choses pour le plus que ce qu'elles valent, ma façon n'ayde rien à la matiere. Voilà pourquoy il me la faut forte, qui aye beaucoup de prise et qui luise d'elle mesme. Quand j'en saisis des populaires et plus gayes, c'est pour me suivre à moy qui n'aime point une sagesse ceremonieuse et triste, comme faict le monde, et pour m'esgayer, non pour esgayer mon stile, qui les veut plustost graves et severes (au moins si je dois nommer stile un parler informe et sans regle, un jargon populaire et un proceder sans definition, sans partition, sans conclusion, trouble, à la guise de celuy d' Amafanius et de Rabirius . Je ne sçay ny plaire, ny rejouyr, ny chatouiller: le meilleur conte du monde se seche entre mes mains et se ternit. Je ne sçay parler qu'en bon escient, et suis du tout denué de cette facilité, que je voy en plusieurs de mes compaignons, d'entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une trouppe, ou amuser, sans se lasser l'oreille d'un prince de toute sorte de propos, la matiere ne leur faillant jamais, pour cette grace qu'ils ont de sçavoir employer la premiere venue, et l'accommoder à l'humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les princes n'ayment guere les discours fermes, ny moy à faire des contes. Les raisons premieres et plus aisées, qui sont communément les mieux prinses, je ne sçay pas les employer: mauvais prescheur de commune.De toute matiere je dy volontiers les dernieres choses que j'en sçay. Cicero estime que és traictez de la philosophie le plus difficile membre ce soit l'exorde. S'il est ainsi, je me prens à la conclusion. Si faut-il conduire la corde à toute sorte de tons; et le plus aigu est celuy qui vient le moins souvent en jeu. Il y a pour le moins autant de perfection à relever une chose vuide qu'à en soustenir une poisante. Tantost il faut superficiellement manier les choses, tantost les profonder. Je sçay bien que la plus part des hommes se tiennent en ce bas estage, pour ne concevoir les choses que par cette premiere escorse; mais je sçay aussi que les plus grands maistres, et Xenophon et Platon, on les void souvent se relascher à cette basse façon, et populaire, de dire et traiter les choses, la soustenant des graces qui ne leur manquent jamais. Au demeurant, mon langage n'a rien de facile et poly: il est aspre et desdaigneux, ayant ses dispositions libres et desreglées; et me plaist ainsi, si non par mon jugement, par mon inclination. Mais je sens bien que par fois je m'y laisse trop aller, et qu'à force de [281] vouloir eviter l'art et l'affectation, j'y retombe d'une autre part:

brevis esse laboro,
Obscurus fio.

Platon dict que le long ou le court ne sont proprietez qui ostent ny donnent prix au langage. Quand j'entreprendroy de suyvre cet autre stile aequable, uny et ordonné, je n'y sçaurois advenir; et encore que les coupures et cadences de Saluste reviennent plus à mon humeur, si est-ce que je treuve Caesar et plus grand et moins aisé à representer; et si mon inclination me porte plus à l'imitation du parler de Seneque, je ne laisse pas d'estimer davantage celuy de Plutarque . Comme à faire, à dire aussi je suy tout simplement ma forme naturelle: d'où c'est à l'adventure que je puis plus à parler qu'à escrire. Le mouvement et action animent les parolles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme je fay, et qui s'eschauffent. Le port, le visage, la voix, la robbe, l'assiette, peuvent donner quelque pris aux choses qui, d'elles mesmes, n'en ont guere, comme le babil. Messala se pleint en Tacitus de quelques accoustremens estroits de son temps, et de la façon des bancs où les orateurs avoient à parler, qui affoiblissoient leur eloquence.Mon langage françois est alteré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu: je ne vis jamais homme des contrées de deçà qui ne sentit bien evidemment son ramage et qui ne blessast les oreilles pures françoises. Si n'est-ce pas pour estre fort entendu en mon Perigordin, car je n'en ay non plus d'usage que de l'Alemand; et ne m'en chaut guere. C'est un langage, comme sont autour de moy, d'une bande et d'autre, le Poitevin, Xaintongeois, Angoumoisin, Lymosin, Auvergnat : brode, trainant, esfoiré. Il y a bien au dessus de nous, vers les montaignes, un Gascon, que je treuve singulierement beau, sec, bref, signifiant, et à la verité un langage masle et militaire plus qu'autre que j'entende; autant nerveux, puissant et pertinant, comme le François est gratieus, delicat et abondant. Quant au Latin, qui m'a esté donné pour maternel, j'ay perdu par des-accoustumance la promptitude de m'en pouvoir servir à parler: ouy, et à escrire, en quoy autrefois je me faisoy appeller maistre Jean . Voylà [281v] combien peu je vaux de ce costé là. La beauté est une piece de grande recommandation au commerce des hommes; c'est le premier moyen de conciliation des uns aux autres, et n'est homme si barbare et si rechigné qui ne se sente aucunement frappé de sa douceur. Le corps a une grand'part à nostre estre, il y tient un grand rang; ainsin sa structure et composition sont de bien juste consideration. Ceux qui veulent desprendre nos deux pieces principales et les sequestrer l'une de l'autre, ils ont tort. Au rebours, il les faut r'accoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l'ame non de se tirer à quartier, de s'entretenir à part, de mespriser et abandonner le corps (aussi ne le sçauroit elle faire que par quelque singerie contrefaicte), mais de se r'allier à luy, de l'embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller, le redresser et ramener quand il fourvoye, l'espouser en somme et luy servir de mary; à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains accordans et uniformes. Les Chretiens ont une particuliere instruction de cette liaison: car ils sçavent que la justice divine embrasse cette societé et jointure du corps et de l'ame, jusques à rendre le corps capable des recompenses eternelles; et que Dieu regarde agir tout l'homme, et veut qu'entier il reçoive le chastiement, ou le loyer, selon ses merites. La secte Peripatetique, de toutes les sectes la plus civilisée, attribue à la sagesse ce seul soin de pourvoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associées; et montre les autres sectes, pour ne s'estre assez attachées à la consideration de ce meslange, s'estre partializées,cette-cy pour le corps, cette autre pour l'ame, d'une pareille erreur, et avoir escarté leur subject, qui est l'homme, et leur guide, qu'ils advouent en general estre nature. La premiere distinction qui aye esté entre les hommes, et la premiere consideration qui donna les praeeminences aux uns sur les autres, il est vray-semblable que ce fut l'advantage de la beauté:

agros divisere atque dedere
Pro facie cujusque et viribus ingenioque:
Nam facies multum valuit virésque vigebant.

Or je suis d'une taille un peu au dessoubs de la moyenne. Ce defaut n'a pas seulement de la laideur, mais encore de l'incommodité, à ceux mesmement qui ont des commandements et [282] des charges: car l'authorité que donne une belle presence et majesté corporelle en est à dire. Caius Marius ne recevoit pas volontiers des soldats qui n'eussent six pieds de hauteur. Le courtisan a bien raison de vouloir pour ce gentilhomme qu'il dresse, une taille commune plus tost que tout' autre, et de refuser pour luy toute estrangeté qui le face montrer au doit. Mais de choisir, s'il faut à cette mediocrité, qu'il soit plus tost au deçà qu'au delà d'icelle, je ne le ferois pas à un homme militaire. Les petits hommes, dict Aristote, sont bien jolis, mais non pas beaux; et se connoist en la grandeur la grand'ame, comme la beauté en un grand corps et haut. Les Aethiopes et les Indiens, dit il, elisants leurs Roys et magistrats, avoient esgard à la beauté et procerité des personnes. Ils avoient raison: car il y a du respect pour ceux qui le suyvent, et, pour l'ennemy, de l'effroy, de voir à la teste d'une trouppe marcher un chef de belle et riche taille:

Ipse inter primos praestanti corpore Turnus
Vertitur, arma tenens, et toto vertice supra est.

Nostre grand Roy divin et celeste, duquel toutes les circonstances doivent estre remarquées avec soing, religion et reverence, n'a pas refusé la recommandation corporelle, speciosus forma prae filiis hominum . Et Platon, aveq la temperance et la fortitude, desire la beauté aux conservateurs de sa republique. C'est un grand despit qu'on s'adresse à vous parmy vos gens pour vous demander: Où est monsieur? et que vous n'ayez que le reste de la bonnetade qu'on fait à vostre barbier ou à vostre secretaire. Comme il advint au pauvre Philopoemen. Estant arrivé le premier de sa troupe en un logis où on l'attendoit, son hostesse, qui ne le connoissoit pas, et le voyoit d'assez mauvaise mine, l'employa d'aller un peu aider à ses femmes à puiser de l'eau ou attiser du feu, pour le service de Philopoemen . Les gentils-hommes de sa suitte estans arrivez et l'ayant surpris embesongné à cette belle vacation (car il n'avoit pas failly d'obeyr au commandement qu'on luy avoit faict), lui demanderent ce qu'il faisoit-là: Je paie, leur respondit-il, la peine de ma laideur. Les autres beautez sont pour les femmes; la beauté de la taille est la seule beauté des hommes. Où est la petitesse, ny la largeur et rondeur du front, ny la blancheur et douceur des yeux, ny la mediocre forme du nez, ny la petitesse de l'oreille et de la bouche, ny l'ordre et blancheur des dents, ny l'épesseur bien unie d'une barbe brune à escorce de chataigne, ny le poil relevé, ny la juste rondeur de teste, [282v] ny la frécheur du teint, ny l'air du visage agreable, ny un corps sans senteur, ny la proportion legitime des membres, peuvent faire un bel homme. J'ay au demeurant la taille forte et ramassée: le visage, non pas gras, mais plein; la complexion, entre le jovial et le melancholique, moiennement sanguine et chaude,

Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis;

la santé forte et allegre, jusques bien avant en mon aage rarement troublée par les maladies. J'estois tel, car je ne me considere pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant pieça franchy les quarante ans:

minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas.

Ce que je seray doresenavant, ce ne sera plus qu'un demy estre, ce ne sera plus moy. Je m'eschape tous les jours et me desrobe à moy,

Singula de nobis anni praedantur euntes.

D'adresse et de disposition, je n'en ay point eu; et si suis fils d'un pere tres dispost et d'une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Il ne trouva guere homme de sa condition qui s'egalast à luy en tout exercice de corps: comme je n'en ay trouvé guiere aucun qui ne me surmontat, sauf au courir (en quoy j'estoy des mediocres). De la musique, ny pour la voix que j'y ay tres-inepte, ny pour les instrumens, on ne m'y a jamais sceu rien apprendre. A la danse, à la paume, à la luite, je n'y ay peu acquerir qu'une bien fort legere et vulgaire suffisance; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ay si gourdes que je ne sçay pas escrire seulement pour moy: de façon que, ce que j'ay barbouillé, j'ayme mieux le refaire que de me donner la peine de le démesler; et ne ly guere mieux. Je me sens poiser aux escoutans. Autrement, bon clerc. Je ne sçay pas clorre à [283] droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oiseau et le lascher, ny parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont en somme tres-bien accordantes à celles de l'ame. Il n'y a rien d'allegre: il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine; mais j'y dure, si je m'y porte moy-mesme, et autant que mon desir m'y conduit,

Molliter austerum studio fallente laborem.

Autrement, si je n'y suis alleché par quelque plaisir, et si j'ay autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien. Car j'en suis là que, sauf la santé et la vie, il n'est chose pourquoy je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au pris du tourment d'esprit et de la contrainte,

tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum:

extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Je presteroy aussi volontiers mon sang que mon soing. J'ay une ame toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N'ayant eu jusques à cett'heure ny commandant ny maistre forcé, j'ay marché aussi avant et le pas qu'il m'a pleu. Cela m'a amolli et rendu inutile au service d'autruy, et ne m'a faict bon qu'à moy. Et, pour moy, il n'a esté besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fay neant. Car, m'estant trouvé en tel degré de fortune des ma naissance, que j'ay eu occasion de m'y arrester, et en tel degré de sens que j'ay senti en avoir occasion, je n'ay rien cerché et n'ay aussi rien pris:

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo;
Non tamen adversis aetatem ducimus austris:
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores.

Je n'ay eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pour tant un reglement d'ame, à le bien prendre, esgalement difficile en toute sorte de condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encores en la necessité qu'en l'abondance; d'autant à l'advanture que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la moderation plus rare que celle de la patience. Et n'ay eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa liberalité m'avoit mis entre mains. Je n'ay gousté aucune sorte de travail ennuieux. Je n'ay eu guere en maniement que mes affaires; ou, si j'en ay eu, ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gents qui s'en fioient à moi et qui ne me pressoient pas et me connoissoient. Car encores tirent les experts quelque service d'un cheval restif et poussif. [283v] Mon enfance mesme a esté conduite d'une façon molle et libre, et exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m'a formé une complexion delicate et incapable de sollicitude. Jusques là que j'ayme qu'on me cache mes pertes et les desordres qui me touchent: au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir.

haec nempe supersunt,
Quae dominum fallant, quae prosint furibus.

J'ayme à ne sçavoir pas le conte de ce que j'ay, pour sentir moins exactement ma perte. Je prie ceux qui vivent avec moy, où l'affection leur manque et les bons effects, de me piper et payer de bonnes apparences. A faute d'avoir assez de fermeté pour souffrir l'importunité des accidens contraires ausquels nous sommes subjects, et pour ne me pouvoir tenir tendu à regler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moy cett'opinion, m'abandonnant du tout à la fortune, de prendre toutes choses au pis; et, ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemment. C'est à cela seul que je travaille, et le but auquel j'achemine tous mes discours. A un danger, je ne songe pas tant comment j'en eschaperay, que combien peu il importe que j'en eschappe. Quand j'y demeurerois, que seroit-ce? Ne pouvant reigler les evenemens, je me reigle moy-mesme, et m'applique à eux, s'ils ne s'appliquent à moy. Je n'ay guiere d'art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer, et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct. J'ay encore moins de tolerance pour supporter le soing aspre et penible qu'il faut à cela. Et la plus penible assiete pour moy, c'est estre suspens és choses qui pressent et agité entre la crainte et l'esperance. Le deliberer, voire és choses plus legieres, m'importune; et sens mon esprit plus empesché à souffrir le branle et les secousses diverses du doute et de la consultation, qu'à se rassoir et [284] resoudre à quelque party que ce soit, apres que la chance est livrée. Peu de passions m'ont troublé le sommeil; mais, des deliberations, la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins, j'en evite volontiers les costez pandans et glissans, et me jette dans le battu le plus boueux et enfondrant, d'où je ne puisse aller plus bas, et y cherche seurté: aussy j'ayme les malheurs tous purs, qui ne m'exercent et tracassent plus apres l'incertitude de leur rabillage, et qui, du premier saut, me poussent droictement en la souffrance: dubia plus torquent mala. Aux evenemens je me porte virilement; en la conduicte, puerillement. L'horreur de la cheute me donne plus de fiebvre que le coup.Le jeu ne vaut pas la chandelle. L'avaritieux a plus mauvais conte de sa passion que n'a le pauvre, et le jaloux que le cocu. Et y a moins de mal souvant à perdre sa vigne qu'à la plaider. La plus basse marche est la plus ferme. C'est le siege de la constance. Vous n'y avez besoing que de vous. Elle se fonde là, et appuye toute en soy. Cet exemple d'un gentil'homme que plusieurs ont cogneu, a il pas quelque air philosophique? Il se marya bien avant en l'aage, ayant passé en bon compaignon sa jeunesse: grand diseur, grand gaudisseur. Se souvenant combien la matiere de cornardise luy avoit donné dequoy parler et se moquer des autres, pour se mettre à couvert, il espousa une femme qu'il print au lieu où chacun en trouve pour son argent, et dressa avec elle ses alliances: Bon jour, putain.--Bon jour, cocu' Et n'est chose dequoy plus souvent et ouvertement il entretint chez luy les survenans, que de ce sien dessein: par où il bridoit les occultes caquets des moqueurs et esmoussoit la pouinte de ce reproche. Quant à l'ambition, qui est voisine de la presumption, ou fille plustost, il eut fallu, pour m'advancer, que la fortune me fut venu querir par le poing. Car, de me mettre en peine pour un'esperance incertaine et me soubmettre à toutes les difficultez qui accompaignent ceux qui cerchent à se pousser en credit sur le [284v] commencement de leur progrez, je ne l'eusse sçeu faire;

spem pretio non emo.

Je m'atache à ce que je voy et que je tiens, et ne m'eslongne guiere du port,

Alter remus aquas, alter tibi radat arenas.

Et puis on arrive peu à ces avancements, qu'en hazardant premierement le sien; et je suis d'advis que, si ce qu'on a suffit à maintenir la condition en laquelle on est nay et dressé, c'est folie d'en lacher la prise sur l'incertitude de l'augmenter. Celuy à qui la fortune refuse dequoy planter son pied et establir un estre tranquille et reposé, il est pardonnable s'il jette au hazard ce qu'il a, puis qu'ainsi comme ainsi la necessité l'envoye à la queste. Capienda rebus in malis praeceps via est. Et j'excuse plustost un cabdet de mettre sa legitime au vent, que celuy à qui l'honneur de la maison est en charge, qu'on ne peut voir necessiteux qu'à sa faute. J'ay bien trouvé le chemin plus court et plus aisé, avec le conseil de mes bons amis du temps passé, de me défaire de ce desir et de me tenir coy,

Cui sit conditio dulcis sine pulvere palmae:

jugeant aussi bien sainement de mes forces qu'elles n'estoient pas capables de grandes choses, et me souvenant de ce mot du feu Chancelier Olivier, que les François semblent des guenons qui vont grimpant contremont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d'aller jusques à ce qu'elles sont arrivées à la plus haute branche, et y monstrent le cul, quand elles y sont.

Turpe est, quod nequeas, capiti committere pondus,
Et pressum inflexo mox dare terga genu.

Les qualitez mesmes qui sont en moy non reprochables, je les trouvois inutiles en ce siecle. La facilité de mes meurs, on l'eut nommée lacheté et foiblesse; la foy et la conscience s'y feussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses; la franchise [285] et la liberté, importune, inconsiderée et temeraire. A quelque chose sert le mal'heur. Il fait bon naistre en un siecle fort depravé: car, par comparaison d'autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n'est que parricide en nos jours, et sacrilege, il est homme de bien et d'honneur:

Nunc, si depositum non inficiatur amicus,
Si reddat veterem cum tota aerugine follem,
Prodigiosa fides et Tuscis digna libellis,
Quaeque coronata lustrari debeat agna.

Et ne fut jamais temps et lieu où il y eust pour les princes loyer plus certain et plus grand proposé à la bonté et à la justice. Le premier qui s'avisera de se pousser en faveur et en credit par cette voye là, je suis bien deçeu si, à bon conte, il ne devançe ses compaignons. La force, la violence peuvent quelque chose, mais non pas tousjours tout. Les marchans, les juges de village, les artisans, nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire aveq la noblesse: ils rendent des combats honorables, et publiques et privez; ils battent, ils defendent villes en nos guerres. Un prince estouffe sa recommendation emmy cette presse. Qu'il reluise d'humanité, de verité, de loyauté, de temperance et sur tout de justice: marques rares, inconnues et exilées. C'est la seule volonté des peuples de quoy il peut faire ses affaires, et nulles autres qualitez ne peuvent tant flatter leur volonté comme celles-là: leur estant bien plus utiles que les autres. Nihil est tam populare quam bonitas. Par cette proportion, je me fusse trouvé grand et rare, comme je me trouve pygmée et populaire à la proportion d'aucuns siecles passez, ausquels il estoit vulgaire, si d'autres plus fortes qualitez n'y concurroient, de voir un homme moderé en ses vengeances, mol au ressentiment des offences, religieux en l'observance de sa parolle, ny double, ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté d'autruy et aux occasions. Plustost lairrois je rompre le col aux affaires que de tordre ma foy pour leur service. Car, quant à cette nouvelle vertu de faintise et de dissimulation qui est à cet heure si fort en credit, je la hay capitallement; et, de tous les vices, je n'en trouve aucun qui tesmoigne tant de lacheté et bassesse de coeur. C'est un'humeur couarde et servile de s'aller desguiser et cacher sous un masque, et de n'oser se faire veoir tel qu'on est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie: estants duicts à produire des parolles fauces, ils ne font pas conscience d'y manquer. Un coeur genereux ne doit desmentir ses pensées; il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au-moins tout y est humein. Aristote estime office de magnanimité hayr et aimer à descouvert, juger, parler avec toute franchise, et, au prix de la verité, ne faire cas de l'approbation ou reprobation d'autruy. Apollonius disoit que c'estoit aux serfs de mantir, [285v] et aux libres de dire verité. C'est la premiere et fondamentale partie de la vertu. Il la faut aymer pour elle mesme. Celuy qui dict vray, par ce qu'il y est d'ailleurs obligé et par ce qu'il sert, et qui ne craint point à dire mansonge, quandil n'importe à personne, n'est pas veritable suffisamment. Mon ame, de sa complexion, refuit la menterie et hait mesmes à la penser. J'ay une interne vergongne et un remors piquant, si par fois elle m'eschappe, comme par fois elle m'eschappe, les occasions me surprenant et agitant impremeditéement. Il ne faut pas tousjours dire tout, car ce seroit sottise; mais ce qu'on dit, il faut qu'il soit tel qu'on le pense, autrement c'est meschanceté. Je ne sçay quelle commodité ils attendent de se faindre et contrefaire sans cesse, si ce n'est de n'en estre pas creus lors mesme qu'ils disent verité; cela peut tromper une fois ou deux les hommes; mais de faire profession de se tenir couvert, et se vanter, comme ont faict aucuns de nos princes, qu'ils jetteroient leur chemise au feu si elle estoit participante de leurs vrayes intentions (qui est un mot de l'ancien Metellus Macedonicus ), et que, qui ne sçait se faindre, ne sçait pas regner, c'est tenir advertis ceux qui ont à les practiquer, que ce n'est que piperie et mensonge qu'ils disent. Quo quis versutior et callidior est, hoc invisior et suspectior, detracta opinione probitatis. Ce seroit une grande simplesse à qui se lairroit amuser ny au visage ny aux parolles de celuy qui faict estat d'estre tousjours autre au dehors qu'il n'est au dedans, comme faisoit Tibere; et ne sçay quelle part telles gens peuvent avoir au commerce des hommes, ne produisans rien qui soit reçeu pour contant. Qui est desloyal envers la verité l'est aussi envers le mensonge. Ceux qui, de nostre temps, ont considéré, en l'establissement du devoir d'un prince, le bien de ses affaires seulement, et l'ont preferé au soin de sa foy et conscience, diroyent quelque chose à un prince de qui la fortune auroit rangé à tel point les affaires que pour tout jamais il les peut establir par un seul manquement et faute à sa parole. Mais il n'en va pas ainsi. On rechoit souvent en pareil marché; on faict plus d'une paix, plus d'un traitté en sa vie. Le gain qui les convie à la premiere desloyauté (et quasi toujours il s'en presente comme à toutes autres meschancetez: les sacrileges, les meurtres, les rebellions, les trahisons s'entreprenent pour quelque espece de fruit), mais ce premier gain apporte infinis dommages suivants, jettant ce prince hors de tout commerce et de tout moyen de negotiation par l'example de cette infidelité. Solyman, de la race des Ottomans, race peu soigneuse de l'observance des promesses et paches, lors que, de mon enfance, il fit descendre son armée à Ottrente, ayant sçeu que Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro estoyent detenus prisonniers, apres avoir rendu la place, contrece qui avoit esté capitulé aveq eux, manda qu'on les relaschat; et qu'ayant en main d'autres grandes entreprinses en cette contrée là, cette desloyauté, quoy qu'elle eut quelque apparence d'utilité presente, luy apporteroit pour l'avenir un descri et une desfiance d'infini prejudice. Or, de moy, j'ayme mieux estre importun et indiscret que flateur et dissimulé. J'advoue qu'il se peut mesler quelque pointe de fierté et d'opiniastreté à se tenir ainsin entier et descouvert sans consideration d'autruy; et me semble que je deviens un peu plus libre où il le faudroit moins estre, et que je m'eschaufe par l'opposition du respect. Il peut estre aussi que je me laisse aller apres ma nature, à faute d'art. Presentant aux grands cette mesme licence de langue et de contenance que j'apporte de ma maison, je sens combien elle decline vers l'indiscretion et incivilité. Mais, outre ce que je suis ainsi faict, je n'ay pas l'esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en eschaper par quelque destour, ny pour feindre une verité, ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte, ny certes assez d'asseurance pour la maintenir; [286] et fois le brave par foiblesse. Parquoy je m'abandonne à la nayfveté et à tousjours dire ce que je pense, et par complexion, et par discours, laissant à la fortune d'en conduire l'evenement. Aristippus disoit le principal fruit qu'il eut tiré de la philosophie, estre qu'il parloit librement et ouvertement à chacun. C'est un outil de merveilleux service que la memoire, et sans lequel le jugement faict bien à peine son office: elle me manque du tout. Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de respondre à un propos où il y eut plusieurs divers chefs, il n'est pas en ma puissance. Je ne sçaurois recevoir une charge sans tablettes. Et, quand j'ay un propos de consequence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis reduit à cette vile et miserable necessité d'apprendre par coeur mot à mot ce que j'ay à dire; autrement je n'auroy ny façon ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vint à me faire un mauvais tour. Mais ce moïen m'est non moins difficile. Pour aprandre trois vers, il me faut trois heures; et puis, en un mien ouvrage, la liberté et authorité de remuer l'ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matiere, la rend plus malaisée à concevoir. Or, plus je m'en defie, plus elle se trouble; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la solicite nonchalamment: car, si je la presse, elle s'estonne; et, depuis qu'ell'a commencé à chanceler, plus je la sonde, plus elle s'empestreet embarrasse; elle me sert à son heure, non pas à la mienne. Cecy que je sens en la memoire, je le sens en plusieurs autres parties. Je fuis le commandement, l'obligation et la contrainte. Ce que je fais ayséement et naturellement, si je m'ordonne de le faire par une expresse et prescrite ordonnance, je ne le sçay plus faire. Au corps mesme, les membres qui ont quelque liberté et jurisdiction plus particuliere sur eux, me refusent par fois leur obeyssance, quand je les destine et attache à certain point et heure de service necessaire. Cette preordonnance contrainte et tyrannique les rebute; ils se croupissent d'effroy ou de despit, et se transissent. Autresfois, estant en lieu où c'est discourtoisie barbaresque de ne respondre à ceux qui vous convient à boire, quoi qu'on m'y traitast avec toute liberté, j'essaiay de faire le bon compaignon en faveur des dames qui estoyent de la partie, selon l'usage du pays. Mais il y eust du plaisir, car cette menasse et [286v] preparation d'avoir à m'efforcer outre ma coustume et mon naturel, m'estoupa de maniere le gosier, que je ne sçeuz avaller une seule goute, et fus privé de boire pour le besoing mesme de mon repas. Je me trouvay saoul et desalteré par tant de brevage que mon imagination avoit preoccupé. Cet effaict est plus apparent en ceux qui ont l'imagination plus vehemente et puissante; mais il est pourtant naturel, et n'est aucun qui ne s'en ressante aucunement. On offroit à un excellant archer condamné à la mort de luy sauver la vie, s'il vouloit faire voir quelque notable preuve de son art: il refusa de s'en essayer, craignant que la trop grande contention de sa volonté luy fit fourvoier la main, et qu'au lieu de sauver sa vie, il perdit encore la reputation qu'il avoit acquise au tirer de l'arc. Un homme qui pense ailleurs, ne faudra point, à un pousse pres, de refaire tousjours un mesme nombre et mesure de pas au lieu où il se promene; mais, s'il y est avec attention de les mesurer et conter, il trouvera que, ce qu'il faisoit par nature et par hazard, il ne le faira pas si exactement par dessein. Ma librerie, qui est des belles entre les libreries de village, est assise à un coin de ma maison: s'il me tombe en fantasie chose que j'y veuille aller cercher ou escrire, de peur qu'elle ne m'eschappe en traversant seulement ma court, il faut que je la donne en garde à quelqu'autre. Si je m'enhardis, en parlant, à me destourner tant soit peu de mon fil, je ne faux jamais de le perdre: qui faict que je me tiens, en mes discours, contraint, sec et resserré. Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges ou de leur pays, car il m'est tres-malaisé de retenir des noms. Je diray bien qu'il a trois syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par telle lettre. Et,si je durois à vivre long temps, je ne croy pas que je n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'autres. Messala Corvinus fut deux ans n'ayant trace aucune de memoire; ce qu'on dict aussi de George Trapezonce; et, pour mon interest, je rumine souvent quelle vie c'estoit [287] que la leur, et si sans cette piece il me restera assez pour me soustenir avec quelque aisance; et, y regardant de pres, je crains que ce defaut, s'il est parfaict, perde toutes les functions de l'ame: Memoria certe non modo philosophiam, sed omnis vitae usum omnesque artes una maxime continet.

Plenus rimarum sum, hac atque illac effluo.

Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier le mot du guet que j'avois trois heures auparavant donné ou receu d'un autre, et d'oublier où j'avoi caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero . Je m'aide à perdre ce que je serre particulierement. C'est le receptacle et l'estuy de la science que la memoire: l'ayant si deffaillante, je n'ay pas fort à me plaindre, si je ne sçay guiere. Je sçay en general le nom des arts et ce dequoy elles traictent, mais rien au delà. Je feuillette les livres, je ne les estudie pas: ce qui m'en demeure, c'est chose que je ne reconnois plus estre d'autruy; c'est cela seulement dequoy mon jugement a faict son profict, les discours et les imaginations dequoy il s'est imbu; l'autheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Et suis si excellent en l'oubliance que mes escrits mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m'allegue tous les coups à moy-mesme sans que je le sente. Qui voudroit sçavoir d'où sont les vers et exemples que j'ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire; et si ne les ay mendiez qu'és portes connues et fameuses, ne me contentant pas qu'ils fussent riches, s'ils ne venoient encore de main riche et honorable: l'authorité y concurre quant et la raison. Ce n'est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma memoire desempare ce que j'escry comme ce que je ly, et ce que je donne comme ce que je reçoy. Outre le deffaut de la memoire, j'en ay d'autres qui aydent beaucoup à mon ignorance. J'ay l'esprit tardif et mousse; le moindre nuage luy arreste sa pointe, en façon que (pour exemple) je ne luy proposay jamais enigme si aisé qu'il sçeut desvelopper. Il n'est si vainesubtilité qui ne m'empesche. Aux jeux, où l'esprit a sa part, des échets, des cartes, des dames et autres, je n'y comprens que les plus grossiers traicts. L'apprehension, je l'ay lente et embrouillée; mais ce qu'elle tient une fois, elle le tient bien et l'embrasse bien universellement, estroitement et profondement, pour le temps qu'elle le tient. J'ay la veue longue, saine et entiere, [287v] mais qui se lasse aiséement au travail et se charge; à cette occasion, je ne puis avoir long commerce avec les livres que par le moyen du service d'autruy. Le jeune Pline instruira ceux qui ne l'ont essayé, combien ce retardement est important à ceux qui s'adonnent à cette occupation. Il n'est point ame si chetifve et brutale en laquelle on ne voye reluire quelque faculté particuliere; il n'y en a point de si ensevelie qui ne face une saillie par quelque bout. Et comment il advienne qu'une ame, aveugle et endormie à toutes autres choses, se trouve vifve, claire et excellente à certain particulier effect, il s'en faut enquerir aux maistres. Mais les belles ames, ce sont les ames universelles, ouvertes et prestes à tout, si non instruites, au moins instruisables: ce que je dy pour accuser la mienne; car, soit par foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre-mains, ce qui regarde de plus pres l'usage de la vie, c'est chose bien eslongnée de mon dogme), il n'en est point une si inepte et si ignorante que la mienne de plusieurs telles choses vulgaires et qui ne se peuvent sans honte ignorer. Il faut que j'en conte quelques exemples. Je suis né et nourry aux champs et parmy le labourage; j'ay des affaires et du mesnage en main, depuis que ceux qui me devançoient en la possession des biens que je jouys, m'ont quitté leur place. Or je ne sçay conter ny à get ny à plume; la pluspart de nos monnoyes, je ne les connoy pas; ny ne sçay la difference de l'un grain à l'autre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n'est par trop apparente, ny à peine celle d'entre les choux et les laictues de mon jardin. Je n'entens pas seulement les noms des premiers outils du mesnage, ny les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfans sçavent; moins aux arts mechaniques, en la trafique et en la connoissance des marchandises, diversité et nature des fruicts, de vins, de viandes; ny à dresser un oiseau, ny à medeciner un cheval ou un chien. Et, puis qu'il me faut faire la honte toute entière, [288] il n'y a pas un mois qu'on me surprint ignorant dequoy le levain servoit à faire du pain, et que c'estoit que faire cuver du vin. On conjectura anciennement à Athenes une aptitude à la mathematique en celuy à qui on voioit ingenieusement agencer et fagotter une charge de brossailles. Vrayement on tireroit de moy une biencontraire conclusion: car qu'on me donne tout l'apprest d'une cuisine, me voilà à la faim. Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer d'autres à mes despens. Mais, quel que je me face connoistre, pourveu que je me face connoistre tel que je suis, je fay mon effect. Et si ne m'excuse pas d'oser mettre par escrit des propos si bas et frivoles que ceux-cy. La bassesse du sujet m'y contrainct. Qu'on accuse, si on veut, mon project; mais mon progrez, non. Tant y a que, sans l'advertissement d'autruy, je voy assez ce peu que tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C'est prou que mon jugement ne se defferre poinct, duquel ce sont icy les essais:

Nasutus sis usque licet, sis denique nasus,
Quantum noluerit ferre rogatus Athlas,
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quam dixi: quid dentem dente juvabit
Rodere? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam: qui se mirantur, in illos
Virus habe; nos haec novimus esse nihil.

Je ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourveu que je ne me trompe pas à les connoistre. Et de faillir à mon escient, cela m'est si ordinaire que je ne faux guere d'autre façon: je ne faux jamais fortuitement. C'est peu de chose de prester à la temerité de mes humeurs les actions ineptes, puis que je ne me puis pas deffendre d'y prester ordinairement les [288v] vitieuses. Je vis un jour, à Barleduc, qu'on presentoit au Roy François second, pour la recommandation de la memoire de René, Roy de Sicile, un pourtraict qu'il avoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n'est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d'un creon? Je ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice, bien mal propreà produire, en public: c'est l'irresolution, defaut tres-incommode à la negociation des affaires du monde. Je ne sçay pas prendre party és entreprinses doubteuses:

Ne si, ne no, nel cor mi suona intero.

Je sçay bien soustenir une opinion, mais non pas la choisir. Par ce que és choses humaines, à quelque bande qu'on panche, il se presente force apparences qui nous y confirment (et le philosophe Chrysippus disoit qu'il ne vouloit apprendre de Zenon et Cleanthez, ses maistres, que les dogmes simplement: car, quant aux preuves et raisons, qu'il en fourniroit assez de luy mesme), de quelque costé que je me tourne, je me fournis tousjours assez de cause et de vraysemblance pour m'y maintenir. Ainsi j'arreste chez moi le doubte et la liberté de choisir, jusques à ce que l'occasion me presse. Et lors, à confesser la verité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dict, et m'abandonne à la mercy de la fortune: une bien legere inclination et circonstance m'emporte,

Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur.

L'incertitude de mon jugement est si également balancée en la pluspart des occurrences que je compromettrois volontiers à la decision du sort et des dets; et remarque avec grande consideration de nostre foiblesse humaine les exemples que l'histoire divine mesme nous a laissez de cet usage de remettre à la fortune et au hazard la determination des élections és choses doubteuses:

sors cecidit super Mathiam.

La raison humaine est un glaive double et dangereux. Et en la main mesme de Socrates, son plus intime et plus familier amy, voyez à quant de bouts c'est un baston. Ainsi, je ne suis propre qu'à suyvre, et me laisse aysément emporter à la foule: je ne me fie pas assez en mes forces pour [289] entreprendre de commander, ny guider; je suis bien aise de trouver mes pas trassez par les autres. S'il faut courre le hazard d'un chois incertain, j'ayme mieux que ce soit soubs tel, qui s'asseure plus de ses opinions et les espouse plus que je ne fay les miennes, ausquelles je trouve le fondement et le plant glissant. Et si ne suis pas trop facile au change, d'autant que j'apperçois aux opinions contraires une pareille foiblesse. Ipsa consuetudo assentiendi periculosa esse videtur et lubrica. Notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au bransle et à la contestation:

Justa pari premitur veluti cum pondere libra
Prona, nec hac plus parte sedet, nec surgit ab illa.

Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand aisance à les combattre; et ceux qui l'ont faict, n'ont pas laissé moins de facilité à combatre les leurs. Il s'y trouveroit tousjours, à un tel argument, dequoy y fournir responses, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de debats que nostre chicane a alongé tant qu'elle a peu en faveur des procez,

Caedimur, et totidem plagis consumimus hostem,

les raisons n'y ayant guere autre fondement que l'experience, et la diversité des evenements humains nous presentant infinis exemples à toute sorte de formes. Un sçavant personnage de nostre temps dit qu'en nos almanacs, où ils disent chaud, qui voudra dire froid, et, au lieu de sec, humide, et mettre tousjours le rebours de ce qu'ils pronostiquent, s'il devoit entrer en gageure de l'evenement de l'un ou l'autre, qu'il ne se soucieroit pas quel party il print, sauf és choses où il n'y peut eschoir incertitude, comme de promettre à Noel des chaleurs extremes, et à la sainct Jean des rigueurs de l'hiver. J'en pense de mesmes de ces discours politiques: à quelque rolle qu'on vous mette, vous avez aussi beau jeu que vostre compagnon, [289v] pourveu que vous ne venez à choquer les principes trop grossiers et apparens. Et pourtant, selon mon humeur, és affaires publiques, il n'est aucun si mauvais train, pourveu qu'il aye de l'aage et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement. Nos meurs sont extremement corrompues, et panchent d'une merveilleuse inclination vers l'empirement; de nos loix et usances, il y en a plusieurs barbares et monstrueuses: toutesfois, pour la difficulté de nous mettre en meilleur estat et le danger de ce crollement, si je pouvoy planter une cheville à nostre roue et l'arrester en ce point, je le ferois de bon coeur:

nunquam adeo faedis adeoque pudendis
Utimur exemplis ut non pejora supersint.

Le pis que je trouve en nostre estat, c'est l'instabilité, et que nos loix, non plus que nos vestemens, ne peuvent prendre aucune forme arrestée. Il est bien aisé d'accuser d'imperfection une police, car toutes choses mortelles en sont pleines; il est bien aisé d'engendrer à un peuple le mespris de ses anciennes observances: jamais homme n'entreprint cela qui n'en vint à bout; mais d'y restablir un meilleur estat en la place de celuy qu'on a ruiné, à cecy plusieurs se sont morfondus, de ceux qui l'avoient entreprins. Je fay peu de part à ma prudence de ma conduite: je me laisse volontiers mener à l'ordre public du monde. Heureux peuple, qui faict ce qu'on commande mieux que ceux qui commandent, sans se tourmenter des causes; qui se laisse mollement rouller apres le roullement celeste. L'obeyssance n'est pure ny tranquille en celui qui raisonne et qui plaide. Somme, pour revenir à moy, ce seul par où je m'estime quelque chose, c'est ce en quoy jamais homme ne s'estima deffaillant: ma recommendation est vulgaire, commune et populaire, car qui a jamais cuidé avoir faute de sens? Ce seroit une proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction: c'est une maladie qui n'est jamais où elle se voit; ell'est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant le premier rayon de la veue du patient perce et dissipe, comme le regard du soleil un brouillas opaque; s'accuser seroit s'excuser en ce subject là; et se condamner, ce seroit s'absoudre. Il ne fut jamais crocheteur ny femmelette qui ne pensast avoir assez de sens pour sa provision. Nous reconnoissons ayséement és autres l'advantage du courage, de la force corporelle, de l'experience, de la disposition, de la beauté; mais l'advantage du jugement, [290] nous ne le cedons à personne; et les raisons qui partent du simple discours naturel en autruy, il nous semble qu'il n'a tenu qu'à regarder de ce costé là, que nous les ayons trouvées. La science, le stile, et telles parties que nous voyons és ouvrages estrangers, nous touchons bien aiséement si elles surpassent les nostres; mais les simples productions de l'entendement, chacun pense qu'il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles, et en apperçoit malaisement le poids et la difficulté, si ce n'est, et à peine, en une extreme et incomparable distance. Ainsi, c'est une sorte d'exercitation de laquelle je dois esperer fort peu de recommandationet de louange, et une maniere de composition de peu de nom. Et puis, pour qui escrivez vous? Les sçavans à qui touche la jurisdiction livresque, ne connoissent autre prix que de la doctrine, et n'advouent autre proceder en noz esprits que celuy de l'erudition et de l'art: si vous avez pris l'un des Scipions pour l'autre, que vous reste il à dire qui vaille? Qui ignore Aristote, selon eux s'ignore quand et quand soymesme. Les ames communes et populaires ne voyent pas la grace et le pois d'un discours hautain et deslié. Or, ces deux especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes d'elles-mesmes, est si rare que justement elle n'a ny nom, ny rang entre nous: c'est à demy temps perdu, d'aspirer et de s'efforcer à luy plaire. On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses graces, c'est celuy du sens: car il n'est aucun qui ne se contente de ce qu'elle luy en a distribué. N'est-ce pas raison? Qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines; mais qui n'en croit autant des siennes? L'une des meilleures preuves que j'en aye, c'est le peu d'estime que je fay de moy: car si elles n'eussent esté bien asseurées, elles se fussent aisément laissées piper à l'affection que je me porte singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute à moy, et qui ne l'espands gueres hors de là. Tout ce que les autres en distribuent à une infinie multitude d'amis et de connoissans, à leur gloire, à leur grandeur, je le rapporte tout au repos de mon esprit et à moy. Ce qui m'en eschappe ailleurs, ce n'est pas proprement de l'ordonnance de mon discours,

mihi nempe valere et vivere doctus.

Or mes opinions, je les trouve infiniement hardies et constantes à condamner mon insuffisance. De vray, c'est aussi un subject auquel j'exerce mon jugement autant qu'à nul autre. Le monde regarde tousjours vis à vis; moy, je replie ma veue au dedans, je la plante, je l'amuse là. Chacun regarde devant soy; moy, je regarde dedans moy: je n'ay affaire qu'à moy, je [290v] me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. Lesautres vont tousjours ailleurs, s'ils y pensent bien; ils vont tousjours avant,

nemo in sese tentat descendere,

moy je me roulle en moy mesme. Cette capacité de trier le vray, quelle qu'elle soit en moy, et cett'humeur libre de n'assubjectir aisément ma creance, je la dois principalement à moy: car les plus fermes imaginations que j'aye, et generalles, sont celles qui, par maniere de dire, nasquirent avec moy. Elles sont naturelles et toutes miennes. Je les produisis crues et simples, d'une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaicte; depuis je les ay establies et fortifiées par l'authorité d'autruy, et par les sains discours des anciens, ausquels je me suis rencontré conforme en jugement: ceux-là m'en ont assuré la prinse, et m'en ont donné la jouyssance et possession plus entiere. La recommandation que chacun cherche, de vivacité et promptitude d'esprit, je la pretends du reglement; d'une action esclatante et signalée, ou de quelque particuliere suffisance, je la pretends de l'ordre, correspondance et tranquillité d'opinions et de meurs. Omnino, si quidquam est decorum, nihil est profecto magis quam aequabilitas universae vitae, tum singularum actionum: quam conservare non possis, si, aliorum naturam imitans, omittas tuam. Voylà donq jusques où je me sens coulpable de cette premiere partie, que je disois estre au vice de la presomption. Pour la seconde, qui consiste à n'estimer poinct assez autruy, je ne sçay si je m'en puis si bien excuser; car, quoy qu'il m'en couste, je delibere de dire ce qui en est. A l'adventure que le commerce continuel que j'ay avec les humeurs anciennes, et l'Idée de ces riches ames du temps passé me dégouste et d'autruy et de moy mesme; ou bien que, à la verité, nous vivons en un siecle qui ne produict les choses que bien mediocres: tant y a que je ne connoy rien digne de grande admiration: aussi ne connoy-je guiere d'hommes avec telle privauté qu'il faut pour en pouvoir juger; et ceux ausquels ma condition me mesle [291] plus ordinairement, sont, pour la pluspart, gens qui ont peu de soing de la culture de l'ame, et ausquels on ne propose toute beatitude que l'honneur, et pour toute perfection que la vaillance. Ce que je voy de beau en autruy, je le loue et l'estime tres-volontiers: voire j'encheris souvent sur ce que j'en pense, et me permets de mentir jusques là. Car je ne sçay point inventer un subject faux.Je tesmoigne volontiers de mes amis, par ce que j'y trouve de louable; et d'un pied de valeur, j'en fay volontiers un pied et demy. Mais de leur prester les qualitez qui n'y sont pas, je ne puis, ny les defendre ouvertement des imperfections qu'ils ont. Voyre à mes ennemis je rens nettement ce que je dois de tesmoignage d'honneur. Mon affection se change; mon jugement, non. Et ne confons point ma querelle avec autres circonstances qui n'en sont pas; et suis tant jaloux de la liberté de mon jugement, que malayséement la puis-je quitter pour passion que ce soit. Je me fay plus d'injure en mentant, que je n'en fay à celuy de qui je mens. On remarque cette louable et genereuse coustume de la nation Persienne, qu'ils parlent de leurs mortels ennemis et qu'ils font guerre à outrance honorablement et equitablement, autant que porte le merite de leur vertu. Je connoy des hommes assez, qui ont diverses parties belles: qui, l'esprit; qui, le coeur; qui, l'adresse; qui, la conscience; qui, le langage; qui, une science; qui un'autre. Mais de grand homme en general, et ayant tant de belles pieces ensemble, ou une en tel degré d'excellence, qu'on s'en doive estonner, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m'en a fait voir nul. Et le plus grand que j'aye conneu au vif, je di des parties naturelles de l'ame, et le mieux né, c'estoit Estienne de la Boitie : c'estoit vrayement un'ame pleine et qui montroit un beau visage à tout sens; un'ame à la vieille marque et qui eut produit de grands effects, si sa fortune l'eust voulu, ayant beaucoup adjousté à ce riche naturel par science et estude. Mais je ne sçay comment il advient (et si advient sans doubte) qu'il se trouve autant de vanité et de foiblesse d'entendement en ceux qui font profession d'avoir plus de suffisance, qui se meslent de vacations lettrées et de charges qui despendent des livres, [291v] qu'en nulle autre sorte de gens: ou bien par ce que on requiert et attend plus d'eux, et qu'on ne peut excuser en eux les fautes communes; ou bien que l'opinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse de se produire et de se descouvrir trop avant, par où ils se perdent et se trahissent. Comme un artisan tesmoigne bien mieux sa bestise en une riche matiere qu'il ait entre mains, s'il l'accommode et mesle sottement et contre les regles de son ouvrage, qu'en une matiere vile, et s'offence l'on plus du defaut en une statue d'or qu'en celle qui est de plastre. Ceux-cy en font autant lors qu'ils mettent en avant des choses qui, d'elles mesmes et en leur lieu, seroyent bonnes: car ils s'en servent sans discretion, faisans honneur à leur memoire aux despens de leur entendement: ils font honneur à Cicero, à Galien, à Ulpian et à saint Hierosme, et eux se rendent ridicules.Je retombe volontiers sur ce discours de l'ineptie de nostre institution: elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais sçavans: elle y est arrivée. Elle ne nous a pas apris de suyvre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous en a imprimé la derivation et l'etymologie. Nous sçavons decliner vertu, si nous ne sçavons l'aymer; si nous ne sçavons que c'est que prudence par effect et par experience, nous le sçavons par jargon et par coeur. De nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en sçavoir la race, les parentelles et les alliances, nous les voulons avoir pour amis et dresser avec eux quelque conversation et intelligence: elle nous a apris les deffinitions, les divisions et particions de la vertu, comme des surnoms et branches d'une genealogie, sans avoir autre soing de dresser entre nous et elle quelque pratique de familiarité et privée acointance. Elle nous a choisi pour nostre aprentissage non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais ceux qui parlent le meilleur [292] Grec et Latin, et, parmy ses beaux mots, nous a fait couler en la fantasie les plus vaines humeurs de l'antiquité. Une bonne institution, elle change le jugement et les meurs, comme il advint à Polemon, ce jeune homme Grec debauché, qui, estant allé ouïr par rencontre une leçon de Xenocrates, ne remerqua pas seulement l'eloquence et la suffisance du lecteur, et n'en rapporta pas seulement en la maison la science de quelque belle matiere, mais un fruit plus apparent et plus solide, qui fut le soudain changement et amendement de sa premiere vie. Qui a jamais senti un tel effect de nostre discipline?

faciasne quod olim
Mutatus Polemon ? ponas insignia morbi,
Fasciolas, cubital, focalia, potus ut ille
Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas,
Postquam est impransi correptus voce magistri?

La moins desdeignable condition de gents me semble estre celle qui par simplesse tient le dernier rang, et nous offrir un commerce plus reglé. Les meurs et les propos des paysans, je les trouve communéement plus ordonnez selon la prescription de la vraie philosophie, que ne sont ceux de nos philosophes. Plus sapit vulgus, quia tantum quantum opus est, sapit. Les plus notables hommes que j'aye jugé par les apparences externes (car, pour les juger à ma mode, il les faudroit esclerer de plus pres), ce ont esté, pour le faict de la guerre et suffisance militaire, le Duc de Guyse, qui mourut à Orleans, et le feu Mareschal Strozzi . Pour gens suffisans, et de vertu non commune, Olivier et l' Hospital, Chanceliers de France . Il me semble aussi de la Poesie qu'elle a eu sa vogue en nostre siecle. Nous avons foison de bons artisans de ce mestier-là: Aurat, Beze, Buchanan, l' Hospital, Mont -doré, Turnebus . Quant aux François, je pense qu'ils l'ont montée au plus haut degré où elle sera jamais; et, aux parties en quoy Ronsart et du Bellay excellent, je ne les treuve guieres esloignez de la perfection ancienne. Adrianus Turnebus sçavoit plus et sçavoit mieux ce qu'il sçavoit, que homme qui fut de son siecle, ny loing au delà. Les vies du Duc d' Albe dernier mort et de nostre connestable de Mommorancy ont esté des vies nobles et qui [292v] ont eu plusieurs rares ressemblances de fortune; mais la beauté et la gloire de la mort de cettuy-cy, à la veue de Paris et de son Roy, pour leur service, contre ses plus proches, à la teste d'une armée victorieuse par sa conduitte, et d'un coup de main, en si extreme vieillesse, me semble meriter qu'on la loge entre les remercables evenemens de mon temps. Comme aussi la constante bonté, douceur de meurs et facilité consciencieuse de monsieur de la Noue, en une telle injustice de parts armées, vraie eschole de trahison, d'inhumanité et de brigandage, ou tousjours il s'est nourry, grand homme de guerre et tres-experimenté. J'ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'esperance que j'ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance: et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre estre. Je ne regarde plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette tres-saincte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait peu monter encores: la sincerité et la solidité de ses meurs y sontdesjà bastantes, son affection vers moy plus que sur-abondante, et telle en somme qu'il n'y a rien à souhaiter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le jugement qu'elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m'ayma et me desira long temps sur la seule estime qu'elle en print de moy, avant m'avoir veu, c'est un accident de tres-digne consideration. Les autres vertus ont eu peu ou point de mise en cet aage; mais la vaillance, elle est devenue populaire par noz guerres civiles, et en cette partie il se trouve parmy nous des ames fermes jusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire. Voylà tout ce que j'ay connu, jusques à cette heure, d'extraordinaire grandeur et non commune.

Chap. XVIII.
Du Démentir

Voire mais on me dira que ce dessein de se servir de soy pour subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux qui, par leur reputation, auroyent donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain: je l'advoue; et sçay bien que, pour voir un homme de la commune façon, à peine qu'un artisan leve les yeux de sa besongne, là où, pour voir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s'abandonnent. Il méssiet à tout autre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a dequoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Caesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faicts comme en une baze juste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers journaux du grand Alexandre, les commentaires qu' Auguste, Caton, Sylla, Brutus et autres avoyent laissé de leurs gestes. De telles gens on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesmes et en pierre. Cette remontrance est tres-vraie, mais elle ne me touche que bien peu:

[293]

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus,
Non ubivis, coramve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes.

Je ne dresse pas icy une statue à planter au carrefour d'une ville, ou dans une Eglise, ou place publique:

Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat.
Secreti loquimur.

C'est pour le coin d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett' image. Les autres ont pris coeur de parler d'eux pour y avoir trouvé le subject digne et riche; moy, au rebours, pour l'avoir trouvé si sterile et si maigre qu'il n'y peut eschoir soupçon d'ostentation. Je juge volontiers des actions d'autruy; des miennes, je donne peu à juger à cause de leur nihilité. Je ne trouve pas tant de bien en moy que je ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d'ouir ainsi quelqu'un qui me recitast les meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes ancestres'Combien j'y serois attentif' Vrayement cela partiroit d'une mauvaise nature, d'avoir à mespris les portraits mesmes de nos amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. J'en conserve l'escriture, le seing, des heures et un'espée peculiere qui leur a servi, et n'ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis et annulus tanto charior est posteris, quanto erga parentes major affectus. Si toutes-fois ma posterité est d'autre appetit, j'auray bien dequoy me revencher: car ils ne sçauroient faire moins de conte de moy que j'en feray d'eux en ce temps là. Tout le commerce que j'ay en cecy avec le publiq, c'est que j'emprunte les utils de son escripture, plus soudaine et plus aisée. En recompense, j'empescheray peut-estre que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.

[293v]

Ne toga cordyllis, ne penula desit olivis,
Et laxas scombris saepe dabo tunicas.

Et quand personne ne me lira, ay-je perdu mon temps de m'estre entretenu tant d'heures oisifves à pensements si utiles et aggreables? Moulant sur moy cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermy et aucunement formé soy-mesmes. Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n'estoyent les miennes premieres. Je n'ay pas plus faict mon livre que mon livre m'a faict, livre consubstantiel à son autheur, d'une occupation propre, membre de ma vie; non d'une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres livres. Ay-je perdu mon temps de m'estre rendu compte de moy si continuellement, si curieusement? Car ceux qui se repassent par fantasie seulement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ny ne se penetrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force. Les plus delicieux plaisirs, si se digerent-ils au dedans, fuyent à laisser trace de soi, et fuyent la veue non seulement du peuple, mais d'un autre. Combien de fois m'a cette besongne diverty de cogitations ennuyeuses! et doivent estre contées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a estrenez d'une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de renger ma fantasie à resver mesme par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se presentent à elle. J'escoute à mes resveries par ce que j'ay à les enroller. Quant de fois, estant marry de quelque action que la civilité et la raison me prohiboient de reprendre à descouvert, m'en suis je icy desgorgé, non sans dessein de publique instruction! Et si ces verges poétiques: Zon dessus l'euil, zon sur le groin, Zon sur le dos du Sagoin ! s'impriment encore mieux en papier qu'en la chair vifve. Quoy, si je preste un peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis que jeguette si j'en pourray friponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien? Je n'ay aucunement estudié pour faire un livre; mais j'ay aucunement estudié pour ce que je l'avoy faict, si c'est aucunement estudier que effleurer et pincer par la teste ou par les pieds tantost un autheur, tantost un autre; nullement pour former mes opinions; ouy pour les assister pieç'a formées, seconder et servir. Mais, à qui croyrons nous parlant de soy, en une saison si gastée? veu qu'il en est peu, ou point, à qui nous puissions croire, parlant d'autruy, où il y a moins d'interest à mentir. Le premier traict de la corruption des moeurs, c'est le bannissement de la verité: car, comme disoit Pindare, l'estre veritable est le commencement d'une grande vertu, et le premier article que Platon demande au gouverneur de sa republique. Nostre verité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy: comme nous appellons monnoye non celle qui est loyalle seulement, mais la fauce aussi qui a mise. Nostre nation est de long temps reprochée de ce vice: car Salvianus Massiliensis, qui estoit du temps de Valentinian l' Empereur, dict qu'aux François le mentir et se parjurer n'est pas vice, mais une façon de parler. Qui voudroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur est à present vertu. On s'y forme, on s'y façonne, comme à un exercice d'honneur; car la dissimulation est des plus notables qualitez de ce siecle. Ainsi, j'ay souvent consideré d'où pouvoit naistre cette coustume, que nous observons si religieusement, de nous sentir plus aigrement offencez du reproche de ce vice, qui nous est si ordinaire, que de nul autre; et que ce soit l'extreme injure qu'on nous puisse faire de parolle, que de nous reprocher la mensonge. Sur cela, je treuve qu'il est naturel de se defendre le plus des deffaux dequoy nous sommes le plus entachez. Il semble qu'en nous ressentans de l'accusation et nous en esmouvans, nous nous deschargeons aucunement de la coulpe; si nous l'avons par effect, au-moins nous la condamnons par apparence. Seroit ce pas aussi que ce reproche semble envelopper la couardise et lacheté de coeur? En est-il de plus expresse que se desdire de sa parolle? quoy, se desdire de sa propre science? C'est un vilein vice que le mentir, et qu'un ancien [294] peint bien honteusement quand il dict que c'est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de craindre les hommes. Il n'est pas possible d'en representer plus richement l'horreur, la vilité et le desreglement. Car que peut on imaginer plus vilain que d'estre couart à l'endroit des hommes et brave à l'endroit de Dieu ? Nostre intelligence se conduisantpar la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique. C'est le seul util par le moien duquel se communiquent nos volontez et nos pensées, c'est le truchement de nostre ame: s'il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus. S'il nous trompe, il rompt tout nostre commerce et dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n'a que faire d'en remarquer les noms, ils ne sont plus; car jusques à l'entier abolissement des noms et ancienne cognoissance des lieux s'est estandue la desolation de cette conqueste, d'un merveilleux exemple et inouy) offroyent à leurs Dieux du sang humain, mais non autre que tiré de leur langue et oreilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouye que prononcée. Ce bon compaignon de Grece disoit que les enfans s'amusent par les osselets, les hommes par les parolles. Quant aux divers usages de nos démentirs, et les loix de nostre honneur en cela, et les changemens qu'elles ont receu, je remets à une autre-fois d'en dire ce que j'en sçay; et apprendray cependant, si je puis, en quel temps print commencement cette coustume de si exactement poiser et mesurer les parolles, et d'y attacher nostre honneur. Car il est aisé à juger qu'elle n'estoit pas anciennement entre les Romains et les Grecs . Et m'a semblé souvent nouveau et estrange de les voir se démentir et s'injurier, sans entrer pourtant en querelle. Les loix de leur devoir prenoient quelque autre voye que les nostres. On appelle Caesar tantost voleur, tantost yvrongne, à sa barbe. [294v] Nous voyons la liberté des invectives qu'ils font les uns contre les autres, je dy les plus grands chefs de guerre de l'une et l'autre nation, où les parolles se revenchent seulement par les parolles et ne se tirent à autre consequence.

Chap. XIX.
De la Liberté de Conscience

Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux. En ce debat par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party est sans doubte celuy qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutes-fois qui le suyvent (car je ne parle point de ceux qui s'en servent de pretexte pour, ou exercer leurs vengences particulieres, ou fournir à leur avarice, ou suyvre la faveur des Princes; mais de ceux qui le font par vray zele envers leur religion, et sainte affection à maintenir la paix et l'estat de leur patrie), de ceux-cy, dis-je, il s'en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre des conseils injustes, violents et encore temeraires. Il est certain qu'en ces premiers temps que nostre religion commença de gaigner authorité avec les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de livres paiens, dequoy les gens de lettre souffrent une merveilleuse perte. J'estime que ce desordre ait plus porté de nuysance aux lettres que tous les feux des barbares. Cornelius Tacitus en est un bon tesmoing:car quoy que l' Empereur Tacitus, son parent, en eut peuplé par ordonnances expresses toutes les libreries du monde, toutes-fois un seul exemplaire entier n'a peu eschapper la curieuse recherche de ceux qui desiroyent l'abolir pour cinq ou six vaines clauses contraires à [295] nostre creance. Ils ont aussi eu cecy, de prester aisément des louanges fauces à tous les Empereurs qui faisoient pour nous, et condamner universellement toutes les actions de ceux qui nous estoient adversaires, comme il est aisé à voir en l' Empereur Julian, surnommé l' Apostat . C'estoit, à la vérité, un tres-grand homme et rare, comme celuy qui avoit son ame vivement tainte des discours de la philosophie, ausquels il faisoit profession de regler toutes ses actions; et, de vray, il n'est aucune sorte de vertu dequoy il n'ait laissé de tres-notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie donne bien cler tesmoignage), on lit de luy un pareil trait à celuy d' Alexandre et de Scipion, que de plusieurs tres-belles captives, il n'en voulut pas seulement voir une, estant en la fleur de son aage: car il fut tué par les Parthes aagé de trente un an seulement. Quant à la justice, il prenoit luy-mesme la peine d'ouyr les parties; et encore que par curiosité il s'informast à ceux qui se presentoient à luy de quelle religion ils estoient, toutesfois l'inimitié qu'il portoit à la nostre ne donnoit aucun contrepoix à la balance. Il fit luy mesme plusieurs bonnes loix, et retrancha une grande partie des subsides et impositions que levoient ses predecesseurs. Nous avons deux bons historiens tesmoings oculaires de ses actions: l'un desquels, Marcellinus, reprend aigrement en divers lieux de son histoire cette sienne ordonnance par laquelle il deffendit l'escole et interdit l'enseigner à tous les Rhetoriciens et Grammairiens Chrestiens, et dit qu'il souhaiteroit cette sienne action estre ensevelie soubs le silence. Il est vray-semblable, s'il eust fait quelque chose de plus aigre contre nous, qu'il ne l'eut pas oublié, estant bien affectionné à nostre party. Il nous estoit aspre, à la verité, mais non pourtant cruel ennemy: car nos gens mesmes recitent de luy cette histoire, que se promenant un jour autour de la ville de Chalcedoine, Maris, Evesque du [295v] lieu, osa bien l'appeller meschant traistre à Christ, et qu'il n'en fit autre chose, sauf luy respondre: Va, miserable, pleure la perte de tes yeux. A quoy l' Evesque encore repliqua: Je rens graces à Jesus Christ de m'avoir osté la veue, pour ne voir ton visage impudent; affectant, disent-ils, en cela une patience philosophique. Tant y a que ce faict là ne se peut pas bien rapporter aux cruautez qu'on le dit avoir exercées contre nous. Il estoit(dit Eutropius, mon autre tesmoing), ennemy de la Chrestienté, mais sans toucher au sang. Et, pour revenir à sa justice, il n'est rien qu'on y puisse accuser que les rigueurs dequoy il usa, au commencement de son empire, contre ceux qui avoient suivy le parti de Constantius, son predecesseur. Quant à sa sobrieté, il vivoit tousjours un vivre soldatesque, et se nourrissoit en pleine paix comme celuy qui se preparoit et accoustumoit à l'austerité de la guerre. La vigilance estoit telle en luy qu'il departoit la nuict à trois ou à quatre parties dont la moindre estoit celle qu'il donnoit au sommeil; le reste, il l'employoit à visiter luy mesme en personne l'estat de son armée et ses gardes, ou à estudier: car, entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent en toute sorte de literature. On dict d' Alexandre le grand, qu'estant couché, de peur que le sommeil ne le débauchat de ses pensements et de ses estudes, il faisoit mettre un bassin joingnant son lict, et tenoit l'une de ses mains au dehors, avec une boulette de cuivre, affin que, le dormir le surprenant et relaschant les prises de ses doigts, cette boulette par le bruit de sa cheute dans le bassin le reveillat. Cettuy-cy avoit l'ame si tendue à ce qu'il vouloit, et si peu empeschée de fumées par sa singuliere abstinence, qu'il se passoit bien de cet artifice. Quant à la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties d'un grand capitaine; aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre, et la pluspart avec nous en France contre les Allemans et Francons . [296] Nous n'avons guere memoire d'homme qui ait veu plus de hazards, ny qui ait plus souvent faict preuve de sa personne. Sa mort a quelque chose de pareil à celle d' Epaminondas : car il fut frappé d'un traict, et essaya de l'arracher, et l'eut fait sans ce que, le traict estant tranchant, il se couppa et affoiblit sa main. Il demandoit incessamment qu'on le rapportat en ce mesme estat en la meslée pour y encourager ses soldats, lesquels contesterent cette bataille sans luy tres-courageusement, jusques à ce que la nuict separa les armées. Il devoit à la philosophie un singulier mespris en quoy il avoit sa vie et les choses humaines. Il avoit ferme creance de l'eternité des ames. En matiere de religion, il estoit vicieux par tout; on l'a surnommé apostat pour avoir abandonné la nostre: toutesfois cette opinion me semble plus vraysemblable, qu'il ne l'avoit jamais eue à coeur, mais que, pour l'obeissance des loix, il s'estoit feint jusques à ce qu'il tint l' Empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne que ceux mesmes qui enestoient de son temps, s'en mocquoient; et disoit-on, s'il eut gaigné la victoire contre les Parthes, qu'il eut fait tarir la race des beufs au monde pour satis-faire à ses sacrifices; il estoit aussi embabouyné de la science divinatrice, et donnoit authorité à toute façon de prognostiques. Il dit entre autres choses, en mourant, qu'il sçavoit bon gré aux dieux et les remercioit dequoy ils ne l'avoyent pas voulu tuer par surprise, l'ayant de long temps adverty du lieu et heure de sa fin, ny d'une mort molle ou lache, mieux convenable aux personnes oysives et delicates, ny languissante, longue et douloureuse; et qu'ils l'avoient trouvé digne de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires et en la fleur de sa gloire. Il avoit eu une pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui premierement le menassa en Gaule et depuis se representa à lui en Perse sur le poinct de sa mort. Ce langage qu'on lui faict tenir, quand il se sentit frappé: Tu as vaincu, Nazareen; ou, comme d'autres: Contente toi, Nazareen, n'eust esté oublié, s'il eust esté creu par mes tesmoings, qui, estans presens en l'armée, ont remerqué jusques aux moindres mouvements et parolles de sa fin, non plus que certains autres miracles qu'on y attache. Et, pour venir au propos de mon theme, il couvoit, dit [296v] Marcellinus, de long temps en son coeur le paganisme; mais, par ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l'osoit descouvrir. En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il fit ouvrir les temples des dieux, et s'essaya par tous moyens de mettre sus l'idolatrie. Pour parvenir à son effect, ayant rencontré en Constantinople le peuple descousu avec les prelats de l' Eglise Chrestienne divisez, les ayant faict venir à luy au palais, les amonnesta instamment d'assoupir ces dissentions civiles, et que chacun sans empeschement et sans crainte servit à sa religion. Ce qu'il sollicitoit avec grand soing, pour l'esperance que cette licence augmenteroit les parts et les brigues de la division, et empescheroit le peuple de se réunir et de fortifier par consequent contre luy par leur concorde et unanime intelligence; ayant essayé par la cruauté d'aucuns Chrestiens qu'il n'y a point de beste au monde tant à craindre à l'homme que l'homme. Voylà ses mots à peu prés: en quoy cela est digne de consideration, que l' Empereur Julian se sert, pour attiser le trouble de la dissention civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience que nos Roys viennent d'employer pour l'estaindre. On peut dire, d'un costé, que de lacher la bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est espandre et semer la division; c'est préter quasi la main à l'augmenter, n'y ayant aucune barriere ny coerction des loix qui bride et empesche sa course. Mais,d'autre costé, on diroit aussi que de lascher la bride aux pars d'entretenir leur opinion, c'est les amolir et relacher par la facilité et par l'aisance, et que c'est émousser l'éguillon qui s'affine par la rareté, la nouvelleté et la difficulté. Et si croy mieux, pour l'honneur de la devotion de nos rois, c'est que, n'ayans peu ce qu'ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu'ils pouvoient.

[297]

Chap. XX.
Nous ne Goustons Rien de Pur

La foiblesse de nostre condition fait que les choses, en leur simplicité et pureté naturelle, ne puissent pas tomber en nostre usage. Les elemens que nous jouyssons, sont alterez; et les metaux de mesme; et l'or, il le faut empirer par quelque autre matiere pour l'accommoder à nostre service. Ny la vertu ainsi simple, qu' Ariston et Pyrrho et encore les Stoïciens faisoient fin de la vie, n'y a peu servir sans composition, ny la volupté Cyrenaique et Aristippique . Des plaisirs et biens que nous avons, il n'en est aucun exempt de quelque meslange de mal et d'incommodité,

medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement et de plainte. Diriez vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Voire quand nous en forgeons l'image en son excellence, nous la fardons d'epithetes et qualitez maladifves et douloureuses: langueur, mollesse, foiblesse, deffaillance, Morbidezza; grand tesmoignage de leur consanguinité et consubstantialité. La profonde joye a plus de severité que de gayeté; l'extreme et plein contantement, plus de rassis que d'enjoué. Ipsa faelicitas, se nisi temperat, premit. L'aise nous masche. C'est ce que dit un verset Grec ancien, de tel sens: Les dieux nous vendent tous les biens qu'ils nous donnent; c'est à dire ils ne nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n'achetons au pris de quelque mal. Le travail et le plaisir, tres-dissemblables de nature, s'associent pourtant de je ne sçay quelle joincture naturelle.Socrates dict que quelque dieu essaya de mettre en masse et confondre la douleur et la volupté, mais que, n'en pouvant sortir, il s'avisa de les accoupler au moins par la queue. Metrodorus disoit qu'en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Je ne sçay s'il vouloit dire autre chose; mais moy, j'imagine bien qu'il y a du dessein, du consentement et de la complaisance à se nourrir en la melancholie; je dis outre l'ambition, qui s'y peut encore mesler. Il y a quelque ombre de friandise et delicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la melancholie. Y a-il pas des complexions qui en font leur aliment?

est quaedam flere voluptas.

Et dict un Attalus en Seneque que la memoire de nos amis perdus nous agrée comme l'amer au vin trop vieux, Minister vetuli, puer, falerni, Ingere mi calices amariores; et comme des pommes doucement aigres. Nature nous descouvre cette confusion: les peintres tiennent [297v] que les mouvemens et plis du visage qui servent au pleurer, servent aussi au rire. De vray, avant que l'un ou l'autre soyent achevez d'exprimer, regardez à la conduicte de la peinture: vous estes en doubte vers lequel c'est qu'on va. Et l'extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est. Quand j'imagine l'homme assiegé de commoditez desirables: mettons le cas que tous ses membres fussent saisis pour tousjours d'un plaisir pareil à celuy de la generation en son poinct plus excessif; je le sens fondre soubs la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté et si universelle. De vray, il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d'en eschapper, comme d'un pas où il ne se peut fermir, où il craint d'enfondrer. Quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j'aye, a de la teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus verte vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu'autre puisse estre), s'il y eust escouté de pres, et il y escoutoit de pres, il y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine, mais ton obscur et sensible seulementà soy. L'homme en tout et par tout, n'est que rapiessement et bigarrure. Les loix mesmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque meslange d'injustice; et dit Platon que ceux-là entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconveniens. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur , dict Tacitus . Il est pareillement vray que, pour l'usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l'excez en la pureté et perspicacité de nos esprits; cette clarté penetrante a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et emousser pour les rendre plus obeissans à l'exemple et à la pratique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouvent les esprits communs et moins tendus plus propres et plus heureux à conduire affaires. Et les opinions de la philosophie eslevées et exquises se trouvent ineptes à l'exercice. Cette pointue vivacité d'ame, et cette volubilité soupple et inquiete trouble nos negotiations. Il faut manier les entreprises humaines plus grossierement et superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune. Il n'est pas besoin d'esclairer les affaires si profondement et si subtilement. On s'y perd, à la [298] consideration de tant de lustres contraires et formes diverses: Volutantibus res inter se pugnantes obtorpuerant animi. C'est ce que les anciens disent de Simonides : par ce que son imagination luy presentoit (sur la demande que luy avoit faict le Roy Hieron pour à la quelle satisfaire il avoit eu plusieurs jours de pensement) diverses considerations aigues et subtiles, doubtant laquelle estoit la plus vray semblable, il desespera du tout de la verité. Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences, il empesche son election. Un engin moyen conduit esgallement, et suffit aux executions de grand et de petit pois. Regardez que les meilleurs mesnagers sont ceux qui nous sçavent moins dire comment ils le sont, et que ces suffisans conteurs n'y font le plus souvent rien qui vaille. Je sçay un grand diseur et tres-excellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente. J'en sçay un autre qui dict, qui consulte, mieux qu'homme de son conseil, et n'est point au monde une plus belle montre d'ame et de suffisance; toutesfois, aux effects, ses serviteurs trouvent qu'il est tout autre, je dy sans mettre le malheur en compte.

Chap. XXI.
Contre la Faineantise

L' Empereur Vespasien, estant malade de la maladie dequoy il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de l'empire, et dans son lict mesme despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence. Et son medecin l'en tençant comme de chose nuisible à sa santé: Il faut, disoit-il, qu'un Empereur meure debout. Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d'un grand prince. Adrian, l' Empereur, s'en servit depuis à ce mesme propos; et le debvroit on souvent ramentevoir aux Roys, pour leur faire sentir que cette grande charge qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes, n'est pas une charge oisive, et qu'il n'est rien qui puisse si justement dégouster un subject de se mettre en peine et en hazard pour le service de son prince, que de le voir apoltronny ce pendant luy mesme à des occupations lasches et vaines, et d'avoir soing de sa conservation, le voyant si nonchalant de la nostre. Quand quelqu'un voudra maintenir qu'il vaut mieux que le Prince conduise ses guerres par autre que par soy, la Fortune luy fournira assez d'exemples de ceux à qui leurs lieutenans ont mis à chef des grandes entreprises, et de ceux encore des quels la presence y eut esté plus nuisible qu'utile. Mais nul prince vertueux et courageux pourra souffrir qu'on l'entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conserver sa teste comme la statue d'un sainct à la bonne fortune de son estat, ils le degradent justement de son office, qui est tout en action militaire, et l'en declarent incapable. J'en sçay un qui aymeroit bien mieux estrebattu que de dormir pendant qu'on se battroit pour luy, qui ne vid jamais sans jalousie ses gents mesmes faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit avec grande raison, ce me semble, que les victoires qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas completes; de tant plus volontiers eust-il dict, que ce maistre devroit rougir de honte d'y pretendre part pour son nom, n'y ayant enbesongné que sa voix et sa pensée; ny cela mesme, veu qu'en telle besongne les advis et commandemens qui apportent honneur, sont ceux-là seulement qui se donnent sur la place et au milieu de l'affaire. Nul pilote n'exerce son office de pied ferme. Les Princes de la race Hottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion. Et Bajazet second avec son fils, qui s'en despartirent, s'amusants aus sciences et autres occupations casanieres, donarent aussi de bien grands soufflets à leur empire; et celuy qui regne à present, Ammurat troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s'en trouver de mesme. Fust-ce pas le Roy d' Angleterre, Edouard troisiesme, qui dict de nostre Charles cinquiesme ce mot: Il n'y eut onques Roy qui moins s'armast, et si n'y eut onques Roy qui tant me donnast à faire? Il avoit raison de le trouver estrange, comme un effaict du sort plus que de la raison. Et cherchent autre adherent que moy, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et magnanimes conquerants les Roys de Castille et de Portugal de ce qu'à douze cents lieues de leur oisive demeure, par l'escorce de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d'une et d'autre part: desquelles c'est à sçavoir, s'ils auroyent seulement le courage d'aller jouyr en presence. L'empereur Julian disoit encore plus, [298v] qu'un philosophe et un galant homme ne devoient pas seulement respirer: c'est à dire ne donner aux necessitez corporelles que ce qu'on ne leur peut refuser, tenant tousjours l'ame et le corps embesoignez à choses belles, grandes et vertueuses. Il avoit honte si en public on le voioit cracher ou suer (ce qu'on dict aussi de la jeunesse Lacedemonienne, et Xenophon de la Persienne), par ce qu'il estimoit que l'exercice, le travail continuel et la sobriété devoient avoir cuit et asseché toutes ces superfluitez. Ce que dit Seneque ne joindra pas mal en cet endroit, que les anciens Romains maintenoient leur jeunesse droite: Ils n'apprenoient, dit-il, rien à leurs enfans qu'ils deussent apprendre assis. C'est une genereuse envie de vouloir mourir mesme, utilement et virilement; mais l'effect n'en gist pas tant en nostre bonne resolution qu'en nostre bonne fortune. Mille ont proposé de vaincre ou de mourir en combattant, qui ont failly à l'un et à l'autre: les blesseures, les prisonsleur traversant ce dessein et leur prestant une vie forcée. Il y a des malladies qui atterrent jusques à nos desirs et à nostre connoissance. Moley Molluch, Roy de Fez, qui vient de gagner contre Sebastien, Roy de Portugal, cette journée fameuse par la mort de trois Roys et par la transmission de cette grande couronne à celle de Castille, se trouva griefvement malade des lors que les Portugais entrerent à main armée en son estat, et alla tousjours despuis en empirant vers la mort, et la prevoyant. Jamais homme ne se servit de soy plus vigoureusement et plus glorieusement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerémonieuse de l'entrée de son camp, qui est, selon leur mode, pleine de magnificence et chargée de tout plein d'action, et resigna cet honneur à son frere. Mais ce fut aussi le seul office de Capitaine qu'il resigna; tous les autres, necessaires et utiles, il les fit tres-laborieusement et exactement: tenant son corps couché, mais son entendement et son courage, debout et ferme, jusques au dernier soupir, et aucunement au delà. Il pouvoit miner ses ennemys, indiscretement advancez en ses terres; et luy poisa merveilleusement qu'à faulte d'un peu de vie, et pour n'avoir qui substituer à la conduitte de cette guerre, et affaires d'un estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante et hazardeuse, en ayant une autre sure et nette entre ses mains. Toutesfois il mesnagea miraculeusement la durée de sa maladie à faire consommer son ennemy et l'attirer loing de l'armée de mer et des places maritimes qu'il avoit en la coste d' Affrique, jusques au dernier jour de sa vie, lequel, par dessein, il employa et reserva à cette grande journée. Il dressa sa bataille en rond, assiegeant de toutes pars l'ost des Portugais : lequel rond, venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict, qui fut tres aspre par la valeur de ce jeune Roy assaillant, veu qu'ils avoient à montrer visage à tous sens, mais aussi les empescha à la fuitte apres leur routte. Et, trouvants toutes les issues saisies et closes, furent contraincts de se rejetter à eux mesmes ( coarcevanturque non solumcaede, sed etiam fuga ) et s'amonceller les uns sur les autres, fournissants aus vaincueurs une tres meurtriere victoire et tres entiere. Mourant, il se feit porter et tracasser où le besoing l'appelloit, et, coulant le long des files, enhortoit ses Capitaines et soldats les uns apres les autres. Mais un coing de sa bataille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir qu'il ne montast à cheval, l'espée au poing. Il s'efforçoit pour s'aller mesler, ses gens l'arretants qui par la bride, qui par sa robe et par ses estriers. Cet effort acheva d'accabler ce peu de vie qui luy restoit. On le recoucha. Luy, se resuscitant comme en sursaut de cette pasmoison, toute autre faculté lui desfaillant, pour avertir qu'on teust sa mort, qui estoit le plus necessaire commandement qu'il eust lors à faire, pour n'engendrer quelque desespoir aux siens par cette nouvelle, expira, tenant le doigt contre sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui vescut oncques si longtemps et si avant en la mort? Qui mourut oncques si debout? L'extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c'est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle. Comme Caton qui s'amusoit à dormir et à estudier, en ayant une, violente et sanglante, presente en sa teste et en son coeur, et la tenant en sa main.

Chap. XXII.
Des Postes

Je n'ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à gens de ma taille, ferme et courte; mais j'en quitte le mestier: il nous essaye trop pour y durer long temps. Je lisois à cette heure que le Roy Cyrus, pour recevoir plus facilement nouvelles de tous les costez de son Empire, qui estoit d'une fort grande estandue, fit regarder combien un cheval pouvoit faire de chemin en un jour tout d'une traite, et à cette distance il establit des hommes qui avoient charge de tenir des chevaux prets pour en fournir à ceux qui viendroient vers luy. Et disent aucuns que cette vistesse d'aller vient à la mesure du vol des grues. Caesar dit que Lucius Vibulus Rufus, ayant haste de porter un advertissement à Pompeius, s'achemina vers luy jour et nuict, changeant de chevaux pour faire diligence. Et luy mesme, à ce que dit Suetone, faisoit cent mille par jour sur un coche de louage. Mais c'estoit un furieux courrier, car là où les rivieres luy tranchoient son chemin, il les franchissoit à nage; et ne se destournoit du droit pour aller querir un pont ou un gué. Tiberius Nero, allant voir son frere Drusus, malade en Allemaigne, fit deux cens mille en vingt-quatre heures, ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le Roy Antiochus, Titus Sempronius Gracchus, dict Tite Live, per dispositos equos propre incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam pervenit ; et appert, à veoir le lieu, que c'estoient postes assises, non ordonnées freschement pour cette course. L'invention de Cecinna à renvoyer des [299] nouvelles à ceux de sa maison avoit bien plus de promptitude: il emporta quand et soy des arondelles, et les relaschoit vers leurs nids quand il vouloit r'envoyer de ses nouvelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier ce qu'il vouloit, selon qu'il avoit concerté avec les siens. Au theatre, à Romme, les maistres de famille avoient des pigeons dans leur sein,ausquels ils attacheoyent des lettres quand ils vouloient mander quelque chose à leurs gens au logis; et estoient dressez à en raporter responce. Decimus Brutus en usa, assiegé à Mutine, et autres ailleurs. Au Peru, ils couroyent sur les hommes, qui les chargeoient sur les espaules à tout des portoires, par telle agilité que, tout en courant, les premiers porteurs rejettoyent aux seconds leur charge sans arrester un pas. J'entends que les Valachi, courriers du grand Seigneur, font des extremes diligences, d'autant qu'ils ont loy de desmonter le premier passant qu'ils trouvent en leur chemin, en luy donnant leur cheval recreu; et que, pour se garder de lasser, ils se serrent à travers le corps bien estroitement d'une bande large.

Chap. XXIII.
Des Mauvais Moyens Employez à Bonne Fin

Il se trouve une merveilleuse relation et correspondance en cette universelle police des ouvrages de nature, qui montre bien qu'elle n'est ny fortuite ny conduyte par divers maistres. Les maladies et conditions de nos corps se voyent aussi aux estats et polices: les royaumes, les republiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes subjects à une repletion d'humeurs inutile et nuysible: soit de bonnes humeurs (car cela mesme les medecins le craignent; et, par ce qu'il n'y a rien de stable chez nous, ils disent que la perfection de santé trop allegre et vigoreuse, il nous la faut essimer et rabattre par art, de peur que nostre nature, ne se pouvant rassoir en nulle certaine place et n'ayant plus où monter pour s'ameliorer, ne se recule en arriere en desordre et trop à coup; ils ordonnent pour cela aux Athletes les purgations et les saignées pour leur soustraire [299v] cette superabondance de santé), soit repletion de mauvaises humeurs, qui est l'ordinaire cause des maladies. De semblable repletion se voyent les estats souvent malades, et a l'on accoustumé d'user de diverses sortes de purgation. Tantost on donne congé à une grande multitude de familles pour en décharger le païs, lesquelles vont cercher ailleurs où s'accommoder aux despens d'autruy.De cette façon, nos anciens Francons, partis du fons de l' Alemaigne, vindrent se saisir de la Gaule et en deschasser les premiers habitans; ainsi se forgea cette infinie marée d'hommes qui s'écoula en Italie soubs Brennus et autres; ainsi les Gots et Vuandales, comme aussi les peuples qui possedent à present la Grece, abandonnerent leur naturel païs pour s'aller loger ailleurs plus au large; et à peine est il deux ou trois coins au monde qui n'ayent senty l'effect d'un tel remuement. Les Romains batissoient par ce moyen leurs colonies: car, sentans leur ville se grossir outre mesure, ils la deschargeoyent du peuple moins necessaire, et l'envoyoient habiter et cultiver les terres par eux conquises. Par fois aussi ils ont à escient nourry des guerres avec aucuns, leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l'oysiveté, mere de corruption, ne leur apportast quelque pire inconvenient,

Et patimur longae pacis mala; saevior armis,
Luxuria incumbit;

mais aussi pour servir de saignée à leur Republique et esvanter un peu la chaleur trop vehemente de leur jeunesse, escourter et esclaircir le branchage de ce tige foisonnant en trop de gaillardise: à cet effet se sont ils autrefois servis de la guerre contre les Cartaginois . Au traité de Bretigny, Edouard troisiesme, Roy d' Angleterre, ne voulut comprendre, en cette paix generalle qu'il fit avec nostre Roy, le different du Duché de Bretaigne, affin qu'il eust où se descharger de ses hommes de [300] guerre, et que cette foulle d' Anglois, dequoy il s'estoit servy aux affaires de deça, ne se rejettast en Angleterre . Ce fust l'une des raisons pourquoy nostre Roy Philippe consentit d'envoyer Jean, son fils, à la guerre d'outremer, afin d'en mener quand et luy un grand nombre de jeunesse bouillante, qui estoit en sa gendarmerie. Il y en a plusieurs en ce temps qui discourent de pareille façon, souhaitans que cette emotion chaleureuse qui est parmy nous, se peut deriver à quelque guerre voisine, de peur que ces humeurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps, si on ne les escoulle ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousjours en force, et apportent en fin nostre entiere ruine. Et de vray une guerre estrangiere est un mal bien plus doux que la civile; mais je ne croy pas que Dieu favorisat une si injuste entreprise, d'offenser et quereler autruy pour notre commodité:

Nil mihi tam valde placeat, Rhamnusia virgo,
Quod temere invitis suscipiatur heris.

Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous pousse souvent à cette necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. Licurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui fust onques, inventa cette tres-injuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Elotes, qui estoyent leurs serfs, afin qu'en les voyant ainsi perdus et ensevelis dans le vin, les Spartiates prinsent en horreur le débordement de ce vice. Ceux là avoient encore plus de tort, qui permettoyent anciennement que les criminels, à quelque sorte de mort qu'ils fussent condamnez, fussent déchirez tous vifs par les medecins, pour y voir au naturel nos parties interieures et en establir plus de certitude en leur art: car, s'il se faut débaucher, on est plus excusable le faisant pour la santé de l'ame que pour celle du corps: comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance [300v] et au mespris des dangiers et de la mort par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance qui se combatoient, détailloient et entretuoyent en leur presence,

Quid vesani aliud sibi vult ars impia ludi,
Quid mortes juvenum, quid sanguine pasta voluptas?

Et dura cet usage jusque à Théodosius l' Empereur :

Arripe dilatam tua, dux, in tempora famam,
Quodque patris superest, successor laudis habeto.
Nullus in urbe cadat cujus sit paena voluptas.
Jam solis contenta feris, infamis arena
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis.

C'estoit, à la verité, un merveilleux exemple, et de tres-grand fruict pour l'institution du peuple, de voir tous les jours en sa presence cent, deux cens, et mille couples d'hommes, armez les uns contre les autres, se hacher en pieces avecques une si extreme fermeté de courage qu'on ne leur vist lacher une parolle de foiblesse ou commiseration, jamais tourner le dos, ny faire seulement un mouvement lache pour gauchir au coup de leur adversaire, ains tendre le col à son espée et se presenter au coup. Il est advenu à plusieurs d'entre eux, estans blessez à mort de force playes, d'envoyer demander au peuple s'il estoit content de leur devoir, avant que se coucher pour rendre l'esprit sur la place.Il ne falloit pas seulement qu'ils combattissent et mourussent constamment, mais encore allegrement: en maniere qu'on les hurloit et maudissoit, si on les voyoit estriver à recevoir la mort. Les filles mesmes les incitoient: consurgit ad ictus; Et, quoties victor ferrum jugulo inserit, illa Delitias ait esse suas, pectusque jacentis Virgo modesta jubet converso pollice rumpi. Les premiers Romains employoient à cet'exemple les [301] criminels; mais dépuis on y employa des serfs innocens, et des libres mesmes qui se vendoyent pour cet effect; jusques à des Senateurs et Chevaliers Romains, et encore des femmes:

Nunc caput in mortem vendunt, et funus arenae,
Atque hostem sibi quisque parat, cum bella quiescunt.
Hos inter fremitus novosque lusus,
Stat sexus rudis insciusque ferri,
Et pugnas capit improbus viriles.

Ce que je trouverois fort estrange et incroyable si nous n'estions accoustumez de voir tous les jours en nos guerres plusieurs miliasses d'hommes estrangiers, engageant pour de l'argent leur sang et leur vie à des querelles où ils n'ont aucun interest.

Chap. XXIV.
De la Grandeur Romaine

Je ne veus dire qu'un mot de cet argument infiny, pour montrer la simplesse de ceux qui apparient à celle là les chetives grandeurs de ce temps. Au septiesme livre des epitres familieres de Cicero (et que les grammairiens en ostent ce surnom de familieres, s'ils veulent, car à la verité il n'y est pas fort à propos; et ceux qui, au lieu de familieres, y ont substitué ad familiares , peuvent tirer quelque argument pour eux de ce que dit Suetone en la vie de Caesar, qu'il y avoit un volume de lettres de luy ad familiares ), il y en a une qui s'adresse à Caesar estant lors en la Gaule, en laquelle Cicero redit ces mots, qui estoyent sur la fin de un'autre lettre que Caesar luy avoit escrit: Quant à Marcus Furius, que tu m'as recommandé, je le feray Roy de Gaule; et si tu veux que j'advance quelque autre de tes amis, envoye le moy. Il n'estoit pas nouveau à un simple cytoien Romain, comme estoit lors Caesar, de disposer des Royaumes, car il osta bien au [301v] Roy Dejotarus le sien pour le donner à un gentil'homme de la ville de Pergame nommé Mithridates . Et ceux qui escrivent sa vie, enregistrent plusieurs autres Royaumes par luy vendus; et Suetone dict qu'il tira pour un coup du Roy Ptolomaeus trois millions six cens mill'escus, qui fut bien pres de luy vendre le sien:

Tot Galatae, tot Pontus eat, tot Lydia nummis.

Marcus Antonius disoit que la grandeur du peuple Romain ne se montroit pas tant par ce qu'il prenoit que par ce qu'il donnoit. Si en avoit il, quelque siecle avant Antonius, osté un entre autres d'authorité si merveilleuse que, en toute son histoire, je ne sache marque qui porte plus haut le nom de son credit. Antiochus possedoit toute l' Egypte et estoit apres à conquerir Cypre et autres demeurants de cet empire. Sur le progrez de ses victoires, Caius Popilius arriva à luy de la part du senat, et d'abordée refusa de luy toucher à la main, qu'il n'eust premierementleu les lettres qu'il luy apportoit. Le Roy les ayant leues et dict qu'il en delibereroit, Popilius circonscrit la place où il estoit, à tout sa baguette, en luy disant: Ren moy responce que je puisse rapporter au senat, avant que tu partes de ce cercle. Antiochus, estonné de la rudesse d'un si pressant commandement, apres y avoir un peu songé: Je feray, dict-il, ce que le senat me commande. Lors le salua Popilius comme amy du peuple Romain. Avoir renoncé à une si grande monarchie et cours d'une si fortunée prosperité par l'impression de trois traits d'escriture! Il eut vrayement raison, comme il fit, d'envoyer depuis dire au senat par ses ambassadeurs qu'il avoit receu leur ordonnance de mesme respect que si elle fust venue des Dieux immortels. Tous les Royaumes qu' Auguste gaigna par droict de guerre, il les rendit à ceux qui les avoyent perdus, ou en fit present à des estrangiers. Et sur ce propos Tacitus, parlant du Roy d' Angleterre Cogidunus, nous faict sentir par un merveilleux traict cette infinie puissance: Les Romains, dit-il, avoyent accoustumé, de toute ancienneté, de laisser les Roys qu'ils avoyent surmontez, en la possession de leurs Royaumes, soubs leur authorité, à ce qu'ils eussent des Roys mesmes, utils de la servitude; ut haberet instrumenta servitutis et reges. Il est vray-semblable que Solyman, à qui nous avons veu faire liberalité du Royaume de Hongrie et autres estats, regardoit plus à cette consideration qu'à celle qu'il avoit accoustumé d'alleguer: qu'il estoit saoul et chargé, de tant de Monarchies et de puissance!

Chap. XXV.
De ne Contrefaire le Malade

Il y a un epigramme en Martial, qui est des bons (car il y en a chez luy de toutes sortes), où il recite plaisamment l'histoire de Coelius, qui, pour fuir à faire la court à quelques grans à Romme, se trouver à leur lever, les assister et les suivre, fit mine d'avoir la goute; et, pour rendre son excuse plus vray-semblable, se faisoit oindre les jambes, les avoit envelopées, et contre-faisoit entierement le port et la contenance d'un homme gouteux; en fin la fortune luy fit ce plaisir de l'en rendre tout à faict:

Tantum cura potest et ars doloris,
Desiit fingere Coelius podagram.

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J'ay veu en quelque lieu d' Appian, ce me semble, une pareille histoire d'un qui, voulant eschapper aux proscriptions des triumvirs de Rome, pour se dérober de la connoissance de ceux qui le poursuyvoient, se tenant caché et travesti, y adjousta encore cette invention de contre-faire le borgne: quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu'il voulut deffaire l'emplatre qu'il avoit long temps porté sur son oeil, il trouva que sa veue estoit effectuellement perdue soubs ce masque. Il est possible que l'action de la veue s'estoit hebetée pour avoir esté si long temps sans exercice, et que la force visive s'estoit toute rejetée en l'autre oeil: car nous sentons evidemment que l'oeil que nous tenons couvert, r'envoye à son compaignon quelque partie de son effect, en maniere que celuy qui reste, s'en grossit et s'en enfle; comme aussi l'oisivité, avec la chaleur des liaisons et des medicamens, avoit bien peu attirer quelque humeur podagrique au gouteux de Martial . Lisant chez Froissard le veu d'une troupe de jeunes gentilshommes Anglois, de porter l'oeil gauche bandé jusques à ce qu'ils eussent passé en France et exploité quelque faict d'armes sur nous, je me suis souventchatouillé de ce pensement, qu'il leur eut pris comme à ces autres, et qu'ils se fussent trouvez tous éborgnez au revoir des maistresses pour lesquelles ils avoyent faict l'entreprise. Les meres ont raison de tancer leurs enfans quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bicles, et tels autres defauts de la personne: car, outre ce que le corps ainsi tendre en peut recevoir un mauvais ply, je ne sçay comment il semble que la fortune se joue à nous prendre au mot; et j'ay ouy reciter plusieurs exemples de gens devenus malades, ayant entrepris de s'en feindre. De tout temps j'ay apprins de charger ma main, et à cheval et à pied, d'une baguette ou d'un baston, jusques à y chercher de l'elegance et de m'en sejourner, d'une contenance affettée. Plusieurs m'ont menacé que fortune tourneroit un jour cette mignardise en necessité. Je me fonde sur ce que je seroy tout le premier gouteux de ma race. Mais alongeons ce chapitre et le bigarrons d'une autre piece, à propos de la cecité. Pline dict d'un qui, songeant estre aveugle en dormant, s'en trouva l'endemain, sans aucune maladie precedente. La force de [302v] l'imagination peut bien ayder à cela, comme j'ay dit ailleurs, et semble que Pline soit de cet advis; mais il est plus vray-semblable que les mouvemens que le corps sentoit au dedans, desquels les medecins trouveront, s'ils veulent, la cause, qui luy ostoient la veue, furent occasion du songe. Adjoutons encore un'histoire voisine de ce propos, que Seneque recite en l'une de ses lettres. Tu sçais, dit-il escrivant à Lucilius, que Harpaste, la folle de ma femme, est demeurée chez moy pour charge hereditaire, car, de mon goust, je suis ennemy de ces monstres, et si j'ay envie de rire d'un fol, il ne me le faut chercher guiere loing, je me ris de moy-mesme. Cette folle a subitement perdu la veue. Je te recite chose estrange, mais veritable: elle ne sent point qu'elle soit aveugle, et presse incessamment son gouverneur de l'en emmener par ce qu'elle dit que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, je te prie croire qu'il advient à chacun de nous: nul ne connoit estre avare, nul convoiteux. Encore les aveugles demandent un guide, nous nous fourvoions de nous mesmes. Je ne suis pas ambitieux, disons nous, mais à Rome on ne peut vivre autrement; je ne suis pas sumptueux, mais la ville requiert une grande despence; ce n'est pas ma faute si je suis colere, si je n'ay encore establi aucun train asseuré de vie, c'est la faute de la jeunesse. Ne cerchons pas hors de nous nostre mal, il est chez nous, il est planté en nos entrailles. Et cela mesme que nous ne sentons pas estre malades, nous rend la guerison plus mal-aisée. Si nous ne commençonsde bonne heure à nous penser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maus? Si avons nous une tres-douce medecine que la philosophie: car des autres, on n'en sent le plaisir qu'apres la guerison, cette cy plait et guerit ensemble. Voylà ce que dit Seneque, qui m'a emporté hors de mon propos; mais il y a du profit au change.

[303]

Chap. XXVI.
Des Pouces

Tacitus recite que, parmy certains Roys barbares, pour faire une obligation asseurée, leur maniere estoit de joindre estroictement leurs mains droites l'une à l'autre, et s'entrelasser les pouces; et quand, à force de les presser, le sang en estoit monté au bout, ils les blessoient de quelque legere pointe, et puis se les entresuçoient. Les medecins disent que les pouces sont les maistres doigts de la main, et que leur etymologie Latine vient de pollere . Les Grecs l'appellent anticheir, comme qui diroit une autre main. Et il semble que par fois les Latins les prennent aussi en ce sens de main entiere,

Sed nec vocibus excitata blandis,
Molli pollice nec rogata, surgit.

C'estoit à Rome une signification de faveur, de comprimer et baisser les pouces,

Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum;

et de desfaveur, de les hausser et contourner au dehors,

converso pollice vulgi
Quemlibet occidunt populariter.

Les Romains dispensoient de la guerre ceux qui estoient blessez au pouce, comme s'ils n'avoient plus la prise des armes assez ferme. Auguste confisqua les biens à un chevalier Romain qui avoit, par malice, couppé les pouces à deux siens jeunes enfans, pour les excuser d'aler aux armées; et avant luy, le Senat, du temps de la guerre Italique, avoit condamné Caius Vatienus à prison perpetuelle et luy avoit confisqué tous ses biens, pour s'estre à escient couppé le pouce de la main gauche pour s'exempter de ce voyage.Quelcun, de qui il ne me souvient point, ayant gaigné une bataille navale, fit coupper les pouces à ses ennemis vaincus, pour leur [303v] oster le moyen de combatre et de tirer la rame. Les Atheniens les firent coupper aux Aeginetes pour leur oster la preference en l'art de marine. En Lacedemone, le maistre chatioit les enfans en leur mordant le pouce.

Chap. XXVII.
Couardise Mere de la Cruauté

J'ay souvent ouy dire que la couardise est mere de cruauté. Et ay par experience apperçeu que cette aigreur et aspreté de courage malitieux et inhumain s'accompaigne coustumierement de mollesse feminine. J'en ay veu des plus cruels, subjets à pleurer aiséement et pour des causes frivoles. Alexandre, tyran de Pheres, ne pouvoit souffrir d'ouyr au theatre le jeu des tragedies, de peur que ses citoyens ne le vissent gemir aus malheurs de Hecuba et d' Andromache, luy qui, sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant de gens tous les jours. Seroit-ce foiblesse d'ame qui les rendit ainsi ployables à toutes extremitez? La vaillance (de qui c'est l'effect de s'exercer seulement contre la resistence,

Nec nisi bellantis gaudet cervice juvenci)

s'arreste à voir l'ennemy à sa mercy. Mais la pusillanimité, pour dire qu'elle est aussi de la feste, n'ayant peu se mesler à ce premier rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires s'exercent ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage: et ce qui fait voir tant de cruautez inouies aux guerres populaires, c'estque cette canaille de vulgaire s'aguerrit et se gendarme à s'ensanglanter jusques aux coudes et à deschiqueter un corps à ses pieds, n'ayant resentiment d'autre vaillance:

Et lupus et turpes instant morientibus ursi,
Et quaecunque minor nobilitate fera est;

comme les chiens couards, qui deschirent en la maison et mordent les peaux des bestes sauvages qu'ils n'ont osé [304] attaquer aux champs. Qu'est-ce qui faict en ce temps nos querelles toutes mortelles; et que, là où nos peres avoient quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier, et ne se parle d'arrivée que de tuer: qu'est-ce, si ce n'est couardise? Chacun sent bien qu'il y a plus de braverie et desdain à battre son ennemy qu'à l'achever, et de le faire bouquer que de le faire mourir. D'avantage que l'appetit de vengeance s'en assouvit et contente mieux, car elle ne vise qu'à donner ressentiment de soy. Voilà pourquoy nous n'attaquons pas une beste ou une pierre quand elle nous blesse, d'autant qu'elles sont incapables de sentir nostre revenche. Et de tuer un homme, c'est le mettre à l'abry de nostre offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à un meschant homme: Je sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais je crains que je ne le voye pas, et plaignoit les Orchomeniens de ce que la penitence que Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venoit en saison qu'il n'y avoit personne de reste de ceux qui en avoient esté interessez et ausquels devoit toucher le plaisir de cette penitence: tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy envers lequel elle s'employe, pert le moyen de la sentir; car, comme le vengeur y veut voir pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il se venge, y voye aussi pour en souffrir du desplaisir et de la repentence. Il s'en repentira, disons nous. Et, pour luy avoir donné d'une pistolade en la teste, estimons nous qu'il s'en repente? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu'il nous faict la moue en tombant: il ne nous en sçait pas seulement mauvais gré, c'est bien loing de s'en repentir. Et luy prestons le plus favorable de tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir promptement et insensiblement. Nous sommes à coniller, à trotter et à fuir les officiers de la justice qui nous suivent, et luy est en repos. Le tuer est bon pour éviter l'offence à venir, non pour venger celle qui est faicte: c'est une actionplus de crainte que de braverie, de precaution que de courage, de defense que d'entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là et la vraye fin de la vengeance, et le soing de nostre reputation: [304v] nous craignons, s'il demeure en vie, qu'il nous recharge d'une pareille. Ce n'est pas contre luy, c'est pour toy que tu t'en deffais. Au royaume de Narsingue, cet expedient nous demoureroit inutile. Là, non seulement les gens de guerre, mais aussi les artisans demeslent leurs querelles à coups d'espée. Le Roy ne refuse point le camp à qui se veut battre, et assiste, quand ce sont personnes de qualité, estrenant le victorieux d'une chaisne d'or. Mais, pour laquelle conquerir, le premier à qui il en prend envie, peut venir aux armes avec celuy qui la porte; et, pour s'estre desfaict d'un combat, il en a plusieurs sur les bras. Si nous pensions par vertu estre tousjours maistres de nostre ennemy et le gourmander à nostre poste, nous serions bien marris qu'il nous eschappast, comme il faict en mourant: nous voulons vaincre, mais plus surement que honorablement; et cherchons plus la fin que la gloire en nostre querelle. Asinius Pollio, pour un honneste homme, representa une erreur pareille; qui, ayant escrit des invectives contre Plancus, attendoit qu'il fust mort pour les publier. C'estoit faire la figue à un aveugle et dire des pouïlles à un sourd et offenser un homme sans sentiment, plus tost que d'encourir le hazard de son ressentiment. Aussi disoit on pour luy que ce n'estoit qu'aux lutins de luitter les morts. Celuy qui attend à veoir trespasser l'autheur duquel il veut combattre les escrits, que dict-il, si non qu'il est foible et noisif? On disoit à Aristote que quelqu'un avoit mesdit de luy: Qu'il face plus, dict-il, qu'il me fouette, pourveu que je n'y soy pas. Nos peres se contentoient de revencher une injure par un démenti, un démenti par un coup, et ainsi par ordre. Ils estoient assez valeureux pour ne craindre pas leur ennemy vivant et outragé. Nous tremblons de frayeur tant que nous le voyons en pieds. Et qu'il soit ainsi, nostre belle pratique d'aujourd'huy porte elle pas de poursuyvre à mort aussi bien celuy que nous avons offencé, que celuy qui nous a offencez? C'est aussi une image de lacheté qui a introduit en nos combats singuliers cet usage de nous accompaigner de seconds, et tiers, et quarts. C'estoit anciennement des duels; ce sont, à cette heure, rencontres et batailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l'inventerent: Cum in se cuique minimum fidutiae esset. Car naturellement quelque compaignie que ce soit apporte confort et soulagement au dangier. On se servoit anciennement de personnes tierces pour garder qu'il ne s'y fitdesordre et desloyauté et pour tesmoigner de la fortune du combat; mais depuis qu'on a pris ce train qu'ils s'y engagent eux mesmes, quiconque y est convié, ne peut honnestement s'y tenir comme spectateur, de peur qu'on ne luy attribue que ce soit faute ou d'affection ou de coeur. Outre l'injustice d'une telle action, et vilenie, d'engager à la protection de vostre honneur autre valeur et force que la vostre, je trouve du desadvantage à un homme de bien et qui pleinement se fie de soy, d'aller mesler sa fortune à celle d'un second. Chacun court assez de hazard pour soy, sans le courir encore pour un autre, et a assez à faire à s'asseurer en sa propre vertu pour la deffence de sa vie, sans commettre chose si chere en mains tierces. Car, s'il n'a esté expressement marchandé au contraire, des quatre, c'est [305] une partie liée. Si vostre second est à terre, vous en avez deux sur les bras, avec raison. Et de dire que c'est supercherie, elle l'est voirement, comme de charger, bien armé, un homme qui n'a qu'un tronçon d'espée, ou, tout sain, un homme qui est desjà fort blessé. Mais si ce sont avantages que vous ayez gaigné en combatant, vous vous en pouvez servir sans reproche. La disparité et inegalité ne se poise et considere que de l'estat en quoy se commence la meslée; du reste prenez vous en à la fortune. Et, quand vous en aurez tout seul trois sur vous, vos deux compaignons s'estant laissez tuer, on ne vous fait non plus de tort que je ferois, à la guerre, de donner un coup d'espée à l'ennemy que je verrois attaché à l'un des nostres, de pareil avantage. La nature de la societé porte, où il y a trouppe contre trouppe (comme où nostre Duc d' Orleans deffia le Roy d' Angleterre Henry, cent contre cent; trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacedemoniens; trois à trois comme les Horatiens contre les Curiatiens ), que la multitude de chaque part n'est considerée que pour un homme seul. Partout où il y a compaignie, le hazard y est confus et meslé. J'ay interest domestique à ce discours: car mon frere, sieur de Matecolom, fut convié, à Rome, à seconder un gentil-homme qu'il ne cognoissoit guere, lequel estoit deffendeur et appelé par un autre. En ce combat il se trouva de fortune avoir en teste un qui luy estoit plus voisin et plus cogneu (je voudrois qu'on me fit raison de ces loix d'honneur qui vont si souvent choquant et troublant celles de la raison); apres s'estre desfaict de son homme, voyant les deux maistres de la querelle en pieds encores et entiers, il alla descharger son compaignon. Que pouvoit il moins? devoit-il se tenir coy et regarder deffaire, si le sort l'eust ainsivoulu, celuy pour la deffence duquel il estoit là venu? ce qu'il avoit faict jusques alors, ne servoit rien à la besoingne: la querelle estoit indecise. La courtoisie que vous pouvez et certes devés faire à vostre ennemy, quand vous l'avez reduict en mauvais termes et à quelque grand desadvantage, je ne vois [305v] pas comment vous la puissiez faire, quand il va de l'interest d'autruy, où vous n'estes que suivant, où la dispute n'est pas vostre. Il ne pouvoit estre ny juste, ny courtois, au hazard de celuy auquel il s'estoit presté. Aussi fut-il delivré des prisons d' Italie par une bien soudaine et solenne recommandation de nostre Roy . Indiscrette nation! nous ne nous contentons pas de faire sçavoir nos vices et folies au monde par reputation, nous allons aux nations estrangeres pour les leur faire voir en presence. Mettez trois françois aux deserts de Lybie, ils ne seront pas un mois ensemble sans se harceler et esgratigner: vous diriez que cette peregrination est une partie dressée pour donner aux estrangers le plaisir de nos tragedies, et le plus souvent à tels que s'esjouyssent de nos maux et qui s'en moquent. Nous allons apprendre en Italie à escrimer, et l'exerçons aux despens de nos vies avant que de le sçavoir. Si faudroit-il, suyvant l'ordre de la discipline, mettre la theorique avant la practique: nous trahissons nostre apprentissage:

Primitiae juvenum miserae, bellique futuri
Dura rudimenta.

Je sçay bien que c'est un art utile à sa fin (au duel des deux Princes, cousins germains, en Hespaigne, le plus vieux, dict Tite - Live, par l'addresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces estourdies du plus jeune) et, comme j'ay cognu par experience, duquel la cognoissance a grossi le coeur à aucuns outre leur mesure naturelle; mais ce n'est pas proprement vertu, puis qu'elle tire son appuy de l'addresse et qu'elle prend autre fondement que de soy-mesme. L'honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la science; et pourtant ay-je veu quelqu'un de mes amis, renommé pour grand maistre en cet exercice, choisir en ses querelles des armes qui luy ostassent le moyen de cet advantage, et lesquelles dépendoient entierement de la fortune et de l'asseurance, affin qu'on n'attribuast sa victoire plustost à son escrime qu'à sa valeur; et, en mon enfance, la noblesse fuyoit la reputation de bon escrimeur comme injurieuse, et se desroboit pour l'apprendre, comme un mestier de subtilité, desrogeant à la vraye et naifve vertu,

[306]

Non schivar, non parar, non ritirarsi
Voglion costor, ne qui destrezza ha parte.
Non danno i colpi finti, hor pieni, hor scarsi:
Toglie l'ira e il furor l'uso de l'arte.
Odi le spade horribilmente urtarsi
A mezzo il ferro; il pie d'orma non parte:
Sempre è il pie fermo, è la man sempre in moto;
Ne scende taglio in van, ne punta à voto.

Les butes, les tournois, les barrieres, l'image des combats guerriers estoient l'exercice de nos peres: cet autre exercice est d'autant moins noble qu'il ne regarde qu'une fin privée, qui nous apprend à nous entreruyner, contre les loix et la justice, et qui en toute façon produict tousjours des effects dommageables. Il est bien plus digne et mieux seant de s'exercer en choses qui asseurent, non qui offencent nostre police, qui regardent la publique seurté et la gloire commune. Publius Rutilius consul fut le premier qui instruisist le soldat à manier ses armes par adresse et science, qui conjoingnist l'art à la vertu, non pour l'usage de querelle privée; ce fut pour la guerre et querelles du peuple Romain. Escrime populaire et civile. Et, outre l'exemple de Caesar, qui ordonna aux siens de tirer principalement au visage des gendarmes de Pompeius en la bataille de Pharsale, mille autres chefs de guerre se sont ainsin advisez d'inventer nouvelle forme d'armes, nouvelle forme de frapper et de se couvrir selon le besoin de l'affaire present. Mais, tout ainsi que Philopoemen condamna la luicte, en quoy il excelloit, d'autant que les preparatifs qu'on employoit à cet exercice, estoient divers à ceux qui appartiennent à la discipline militaire, à laquelle seule il estimoit les gens d'honneur se devoir amuser, il me semble aussi que cette adresse à quoy on façonne ses membres, ces destours et mouvemens à quoy on exerce la jeunesse en cette nouvelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires plustost et dommageables à l'usage du combat militaire. Aussi y emploient nos gens communéement des armes particulieres et peculierement destinées à cet usage. Et j'ay veu qu'on ne trouvoit guere bon qu'un gentil-homme, convié à l'espée et au poignard, s'offrit en equipage de gendarme. Il est digne de consideration que Lachez enPlaton, parlant d'un apprentissage de manier les armes, conforme au nostre, dict n'avoir jamais de cette eschole veu sortir nul grand homme de guerre et nomméement des maistres d'icelle. Quand à ceux-là, nostre experience en dict bien autant. Du reste au-moins pouvons nous dire que ce sont suffisances de nulle relation et correspondance. Et en l'institution des enfans de sa police, Platon interdict les arts de mener les poings, introduictes par Amycus et Epeius, et de luiter, par Antaeus et Cercyo, par ce qu'elles ont autre but que de rendre la jeunesse plus apte au service des guerres et n'y conferent point. Mais je m'en vois un peu bien à gauche de mon theme. L' Empereur Maurice, estant adverty par songes et plusieurs prognostiques qu'un Phocas, soldat pour lors inconnu, le devoit tuer, demandoit à son gendre Philippe qui estoit ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses meurs; et comme, entre autres choses, Philippe luy dit qu'il estoit lasche et [306v] craintif, l' Empereur conclud incontinent par là qu'il estoit doncq meurtrier et cruel. Qui rend les Tyrans si sanguinaires? c'est le soing de leur seurté, et que leur lache coeur ne leur fournit d'autres moyens de s'asseurer, qu'en exterminant ceux qui les peuvent offencer, jusques aux femmes, de peur d'une esgratigneure,

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

Les premieres cruautez s'exercent pour elles mesmes: de là s'engendre la crainte d'une juste revanche, qui produict apres une enfilure de nouvelles cruautez pour les estouffer les unes par les autres. Philippus, Roy de Macedoine, celuy qui eut tant de fusées à demesler avec le peuple Romain, agité de l'horreur des meurtres commis par son ordonnance, ne se pouvant resoudre contre tant de familles en divers temps offensées, print party de se saisir de tous les enfans de ceux qu'il avoit faict tuer, pour, de jour en jour, les perdre l'un apres l'autre, et ainsin establir son repos. Les belles matieres tiennent tousjours bien leur reng, en quelque place qu'on les seme. Moi, qui ay plus de soin du poids et utilité des discours que de leur ordre et suite, ne doy pas craindre de loger icy un peu à l'escart une tres-belle histoire. Entre les autres condamnez par Philippus, avoit esté un Herodicus, prince des Thessaliens . Apres luy, il avoit encore depuis faict mourir ses deux gendres, laissants chacun un fils bien petit. Theoxena et Archo estoyent les deux vefves. Theoxena nepeut estre induite à se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris, le premier homme d'entre les Aeniens, et en eut nombre d'enfans, qu'elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d'une charité maternelle envers ses nepveux, pour les avoir en sa conduite et protection, espousa Poris . Voicy venir la proclamation de l'edict du Roy . Cette courageuse mere, se deffiant et de la cruauté de Philippus et de la licence de ses satellites envers cette belle et tendre jeunesse, osa dire qu'elle les tueroit plustost de ses mains que de les rendre. Poris, effrayé de cette protestation, luy promet de les desrober et emporter à Athenes en la garde d'aucuns siens hostes fidelles. Ils prennent occasion d'une feste annuelle qui se celebroit à Aenie en l'honneur d' Aeneas, et s'y en vont. Ayant assisté le jour aux ceremonies et banquet publique, la nuit ils s'escoulent dans un vaisseau preparé, pour gaigner païs par mer. Le vent leur fut contraire; et, se trouvans l'endemain en la veue de la terre d'où ils avoyent desmaré, furent suivis par les gardes des ports. Au joindre, Poris s'enbesoignant à haster les mariniers pour la fuite, Theoxena, forcenée d'amour et de vengeance, se rejetta à sa premiere proposition; faict apprest d'armes et de poison; et, les presentant à leur veue: Or sus, mes enfans, la mort est meshuy le seul moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere aux Dieux de leur saincte justice; ces espées traictes, ces couppes vous en ouvrent l'entrée: courage'Et toy, mon fils, qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte. Ayants d'un costé cette vigoureuse conseillere, les ennemis de l'autre à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui luy fut le plus à main; et, demi morts, furent jettez en la mer. Theoxena, fiere d'avoir si glorieusemant pourveu à la seureté de tous ses enfans, accolant chaudement son mary: Suivons ces garçons, mon amy, et jouyssons de mesme sepulture avec eux. Et, se tenant ainsin embrassez, se precipitarent; de maniere que le vaisseau fut ramené à bord vuide de ses maistres. Les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer et faire sentir leur colere, ils ont employé toute leur suffisance à trouver moyen d'alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s'en aillent, mais non pas si viste qu'ils n'ayent loisir de savourer leur vengeance. Là dessus ils sont en grand peine: car, si les tourments sont violents, ils sont courts; s'ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré: les voylà à dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l'antiquité, et je ne sçay si, sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie. Tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté: nostre justice ne peut esperer que celuy que la crainte de mourir et d'estre decapité ou pendu ne gardera de faillir, en soit empesché parl'imagination d'un feu languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et je ne sçay cependant si nous les jettons au desespoir: car en quel estat peut estre l'ame d'un homme attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix? Josephe recite que, pendant les guerres des Romains en Judée, passant où l'on avoit crucifié quelques Juifs, il y avoit trois jours, reconneut trois de ses amis, et obtint de les oster de là; les deux moururent, dit-il, l'autre vescut encore depuis. Chalcondyle, homme de foy, aux memoires qu'il a laissé des choses advenues de son temps et pres de luy, recite pour extreme supplice celuy que l'empereur Mechmed pratiquoit souvent, de faire trancher les hommes en deux parts par le faux du corps, à l'endroit du diaphragme et d'un seul coup de cimeterre, d'où il arrivoit qu'ils mourussent comme de deux morts à la fois; et voyoit-on, dict-il, l'une et l'autre part pleine de vie se demener long temps apres, pressée de tourment. Je n'estime pas qu'il y eut grand sentiment en ce mouvement. Les supplices plus hideux à voir ne sont pas tousjours les plus forts à souffrir. Et trouve plus atroce ce que d'autres historiens en recitent contre des seigneurs Epirotes, qu'il les feit escorcher par le menu d'une dispensation si malitieusement ordonnée, que leur vie dura quinze jours à cette angoisse. Et ces deux autres: Croesus ayant faict prendre un gentil-homme, favori de Pantaleon, son frere, le mena en la boutique d'un foulon, où il le fit tant grater et carder à coups de cardes et peignes de ce cardeur, qu'il en mourut. George Sechel, chef de ces paysans de Poloingne qui, soubs titre de la croisade, firent tant de maux, deffaict en bataille par le Vaivode de Transsilvanie et prins, fut trois jours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manieres de tourmens que chacun pouvoit inventer contre luy, pendant lequel temps on ne donna ny à manger ny à boire aux autres prisonniers. En fin, luy vivant et voyant, on abbreuva de son sang Lucat, son cher frere, et pour le salut duquel il prioit, tirant sur soy toute l'envie de leurs meffaicts; et fit l'on paistre vingt de ses plus favoris Capitaines, deschirans à belles dents sa chair et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, luy expiré, furent mises bouillir, qu'on fit manger à d'autres de sa suite.

[307]

Chap. XXVIII.
Toutes Choses Ont Leur Saison

Ceux qui apparient Caton le censeur au jeune Caton, meurtrier de soy-mesme, apparient deux belles natures et de formes voisines. Le premier exploitta la sienne à plus de visages, et precelle en exploits militaires et en utilité de ses vacations publiques. Mais la vertu du jeune, outre ce que c'est blaspheme de luy en apparier nulle autre en vigueur, fut bien plus nette. Car qui deschargeroit d'envie et d'ambition celle du censeur, ayant osé chocquer l'honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d'excellence de bien loin plus grand et que luy et que tout homme de son siecle? Ce qu'on dit entre autres choses de luy, qu'en son extreme vieillesse il se mit à apprendre la langue Grecque d'un ardant appetit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable. C'est proprement ce que nous disons retomber en enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout; et je puis dire mon patenostre hors de propos, comme on desfera Titus Quintius Flaminius de ce qu'estant general d'armée, on l'avoit veu à quartier, sur l'heure du conflict, s'amusant à prier Dieu en une bataille qu'il gaigna.

Imponit finem sapiens et rebus honestis.

Eudemonidas, voyant Xenocrates, fort vieil, s'empresser aux leçons de son escole: Quand sçaura cettuy-cy, dit-il, s'il apprend encore' Et Philopoemen, à ceux qui hault-louient le Roy Ptolomaeus de ce qu'il durcissoit sa personne tous les jours à l'exercice des armes: Ce n'est, dict-il, pas chose louable à un Roy de son aage de s'y exercer; il les devoit hormais reellement employer. Le jeune doit faire ses apprets, le vieil en jouïr, disent les sages. Et le plus grand vice qu'ils remerquent en nostre nature, c'est que nos desirs rajeunissent sans cesse. Nous recommençons tousjours à vivre. Nostre estude et nostre envie devroyent quelque fois sentir la vieillesse. Nous avons le pied à la fosse, et nos appetits et poursuites ne font que naistre:

Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et sepulchri
Immemor, struis domos.

Le plus long de mes desseins n'a pas un an d'estandue, je ne pense desormais qu'à finir; me deffay de toutes nouvelles esperances et entreprinses; prens mon dernier congé de tous les lieux que je laisse; et me despossede tous les jours de ce que j'ay. Olim jam nec perit quicquam mihi nec acquiritur. Plus superest viatici quam viae. Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi. C'est en fin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu'elle amortist en moy plusieurs desirs et soins de quoy la vie est inquietée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend à parler, lors qu'il luy faut apprendre à se taire pour jamais. On peut continuer à tout temps l'estude, non pas l'escholage: la sotte chose qu'un vieillard abecedaire!

[307v]

Diversos diversa juvant, non omnibus annis
Omnia conveniunt.

S'il faut estudier, estudions un estude sortable à nostre condition, afin que nous puissions respondre comme celuy à qui, quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude: A m'en partir meilleur et plus à mon aise, respondit-il. Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l'eternité de l'ame. Non, comme il faut croire, qu'il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement; d'asseurance, de volonté ferme et d'instruction il en avoit plus que Platon n'en a en ses escrits: sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importanced'une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie. La nuict qu'il vint d'estre refusé de la Preture, il la passa à jouer; celle en laquelle il devoit mourir, il la passa à lire: la perte ou de la vie ou de l'office, tout luy fut un.

Chap. XXIX.
De la Vertu

Je trouve par experience qu'il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l'ame ou une resolue et constante habitude: et voy bien qu'il n'est rien que nous ne puissions, voire jusques à surpasser la divinité mesme, dit quelqu'un, d'autant que c'est plus de se rendre impassible de soy que d'estre tel de sa condition originelle, et jusques à pouvoir joindre à l'imbecillité de l'homme une resolution et asseurance de Dieu . Mais c'est par secousse. Et és vies de ces heros du temps passé, il y a quelque fois des traits miraculeux et qui semblent de bien loing surpasser nos forces naturelles; mais ce sont traits, à la verité; et est dur à croire que de ces conditions ainsin eslevées, on en puisse teindre et abreuver l'ame, [308] en maniere qu'elles luy deviennent ordinaires et comme naturelles. Il nous eschoit à nous mesmes, qui ne sommes qu'avortons d'hommes, d'eslancer par fois nostre ame, esveillée par les discours ou exemples d'autruy, bien loing au delà de son ordinaire; mais c'est une espece de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement hors de soy: car, ce tourbillon franchi, nous voyons que, sans y penser, elle se débande et relache d'elle mesme, sinon jusques à la derniere touche, au moins jusques à n'estre plus celle-là; de façon que lors, à toute occasion, pour un oyseau perdu ou un verre cassé, nous nous laissons esmouvoir à peu près comme l'un du vulgaire. Sauf l'ordre, la moderation et la constance, j'estime que toutes choses sont faisables par un homme bien manque et deffaillant en gros. A cette cause, disent les sages, il faut, pour juger bien à point d'un homme, principalement contreroller ses actions communes et le surprendre en son à tous les jours. Pyrrho, celuy qui bastit de l'ignorance une si plaisante science, essaya, comme tous les autres vrayement philosophes, de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et par ce qu'il maintenoit la foiblesse du jugement humain estre si extreme que de ne pouvoir prendre party ou inclination, et le vouloit suspendre perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses comme indifférentes, on conte qu'il se maintenoit tousjours de mesme façon et visage: s'il avoit commencé un propos, il ne laissoit pas de l'achever, quand celuy à qui il parloit s'en fut allé; s'il alloit, ilne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentat, conservé des precipices, du hurt des charretes et autres accidens par ses amis. Car de craindre ou esviter quelque chose, c'eust esté choquer ses propositions, qui ostoient au sens mesmes tout'eslection et certitude. Quelque fois il souffrit d'estre incisé et cauterisé, d'une telle constance qu'on ne luy en veit pas seulement siller les yeux. C'est quelque chose de ramener l'ame à ces imaginations; c'est plus d'y joindre les effects, toutefois il n'est pas impossible; mais de les joindre [308v] avec telle perseverance et constance que d'en establir son train ordinaire, certes, en ces entreprinses si esloignées de l'usage commun, il est quasi incroyable qu'on le puisse. Voylà pourquoy luy, estant quelque fois rencontré en sa maison tansant bien asprement avecques sa seur, et estant reproché de faillir en cella à son indifferance: Comment, dit-il, faut-il qu'encore cette fammelette serve de tesmoignage à mes regles? Un'autre fois qu'on le veit se deffendre d'un chien: Il est, dit-il, tres-difficile de despouiller entierement l'homme; et se faut mettre en devoir et efforcer de combattre les choses, premierement par les effects, mais, au pis aller, par la raison et par les discours. Il y a environ sept ou huict ans, qu'à deux lieues d'icy un homme de village, qui est encore vivant, ayant la teste de long temps rompue par la jalousie de sa femme, revenant un jour de la besoigne, et elle le bienveignant de ses criailleries accoustumées, entra en telle furie que, sur le champ, à tout la serpe qu'il tenoit encore en ses mains, s'estant moissonné tout net les pieces qui la mettoyent en fievre, les luy jetta au nez. Et il se dit qu'un jeune gentil'homme des nostres, amoureux et gaillard, ayant par sa perseverance amolli en fin le coeur d'une belle maistresse, desesperé de ce que, sur le point de la charge, il s'estoit trouvé mol luy mesmes et deffailly, et que

non viriliter
Iners senile penis extulerat caput,

s'en priva soudain revenu au logis, et l'envoya, cruelle et sanglante victime, pour la purgation de son offence. Si c'eust esté par discours et religion, comme les prestres de Cibele, que ne dirions nous d'une si hautaine entreprise? Dépuis peu de jours, à Bragerac, à cinq lieues de ma maison, contremont la riviere de Dordoigne, une femme, ayant esté tourmentée et batue, le soir avant, de son mary, chagrain et facheux de [309] sa complexion,delibera d'eschapper à sa rudesse au pris de sa vie; et, s'estant à son lever accointée de ses voisines comme de coustume, leur laissant couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prenant une sienne soeur par la main, la mena avecques elle sur le pont, et, apres avoir prins congé d'elle, comme par maniere de jeu, sans montrer autre changement ou alteration, se precipita du haut en bas dans la riviere, où elle se perdit. Ce qu'il y a de plus en cecy, c'est que ce conseil meurist une nuict entiere dans sa teste. C'est bien autre chose des femmes Indiennes: car, estant leur coustume, aux maris d'avoir plusieurs femmes, et à la plus chere d'elles de se tuer apres son mary, chacune par le dessein de toute sa vie vise à gaigner ce point et cet advantage sur ses compaignes; et les bons offices qu'elles rendent à leur mary ne regardent autre recompance que d'estre preferées à la compaignie de sa mort,

Ubi mortifero jacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis;
Et certamen habent lethi, quae viva sequatur
Conjugium; pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammae pectora praebent,
Imponuntque suis ora perusta viris.

Un homme escrit encore de noz jours avoir veu en ces nations Orientales cette coustume en credit, que non seulement les femmes s'enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaves des quelles il a eu jouissance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mari estant trespassé, la vefve peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d'espace à disposer de ses affaires. Le jour venu, elle monte à cheval, parée comme à nopces, et, d'une contenance gaye, comme allant, dict-elle, dormir avec son espoux, tenant en sa main gauche un mirouer, une flesche en l'autre. S'estant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple en feste, elle est tantost rendue au lieu public destiné à tels spectacles. C'est une grande place au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois, et, joignant icelle, un lieu relevé de quatre ou cinq marches, sur le quel elle est conduite et servie d'un magnifique repas. Apres le quel, elle se met à baller et chanter, et ordonne, quand bon luy semble, qu'on allume le feu. Cela faict, elle descent, et, prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vontensamble à la riviere voisine, où elle se despouille toute nue et distribue ses joyaux et vestements à ses amis et se va plongeant dans l'eau, comme pour y laver ses pechez. Sortant de là, elle s'enveloppe d'un linge jaune de quatorze brasses de long, et donnant de rechef la main à ce parent de son mary, s'en revont sur la motte où elle parle au peuple et recommande ses enfans, si elle en a. Entre la fosse et la motte on tire volontiers un rideau, pour leur oster la veue de cette fornaise ardente; ce qu'aucunes deffendent pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d'huile à s'oindre la teste et tout le corps, lequel elle jette dans le feu, quand elle en a faict, et, en l'instant, s'y lance elle mesme. Sur l'heure, le peuple renverse sur elle quantité de buches pour l'empescher de languir, et se change toute leur joye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son seant, la vefve à genoux devant luy l'embrassant estroittement, et se tient en ce poinct pendant qu'on bastit au tour d'eux un mur qui, venant à se hausser jusques à l'endroit des espaules de la femme, quelqu'un des siens, par le derriere prenant sa teste, luy tort le col; et rendu qu'elle a l'esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent ensevelis. En ce mesme pays, il y avoit quelque chose de pareil en leurs Gypnosophistes : car, non par la contrainte d'autruy, non par l'impetuosité d'un'humeur soudaine, mais par expresse profession de leur regle, leur façon estoit, à mesure qu'ils avoyent attaint certain aage ou qu'ils se voyoient menassez par quelque maladie, de se faire dresser un buchier, et au dessus un lit bien paré; et apres avoir festoyé joyeusement leurs amis et connoissans, s'aler planter dans ce lict, en telle resolution que, le feu y estant mis, on ne les vid mouvoir ny pieds ny mains: et ainsi mourut l'un d'eux, Calanus, en presence de [309v] toute l'armée d' Alexandre le Grand . Et n'estoit estimé entre eux ny saint, ny bien heureux, qui ne s'estoit ainsi tué, envoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres avoir consumé tout ce qu'il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c'est ce qui faict le miracle. Parmy nos autres disputes, celle du Fatum s'y est meslée; et, pour attacher les choses advenir et nostre volonté mesmes à certaine et inevitable necessité, on est encore sur cet argument du temps passé: Puis que Dieu prevoit toutes choses devoir ainsin advenir, comme il fait sans doubte, il faut donc qu'elles adviennent ainsi. A quoy nos maistres respondent que le voir que quelque chose advienne, comme nous faisons,et Dieu de mesmes (car, tout luy estant present, il voit plustost qu'il ne prevoit), ce n'est pas la forcer d'advenir: voire, nous voyons à cause que les choses adviennent, et les choses n'adviennent pas à cause que nous voyons. L'advenement faict la science, non la science l'advenement. Ce que nous voyons advenir, advient; mais il pouvoit autrement advenir; et Dieu, au registre des causes des advenements qu'il a en sa prescience, y a aussi celles qu'on appelle fortuites, et les volontaires, qui despendent de la liberté qu'il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faudrons, par ce que nous aurons voulu faillir. Or j'ay veu assez de gens encourager leurs troupes de cette necessité fatale: car, si nostre heure est attachée à certain point, ny les harquebousades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuite et couardise ne la peuvent avancer ou reculer. Cela est beau à dire, mais cherchez qui l'effectuera. Et, s'il est ainsi qu'une forte et vive creance tire apres soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement legiere en nos siecles, sinon que le mespris qu'elle a des oeuvres, luy face desdaigner leur compaignie. Tant y a qu'à ce mesme propos le sire de Joinville, tesmoing [310] croyable autant que tout autre, nous raconte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins, ausquels le Roy sainct Louys eut affaire en la terre sainte, qu'ils croyoient si fermement en leur religion les jours d'un chacun estre de toute eternité prefix et contez d'une preordonnance inevitable, qu'ils alloyent à la guerre nudz, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d'un linge blanc. Et pour leur plus extreme maudisson, quand ils se courroussoient aux leurs, ils avoyent tousjours en la bouche: Maudit sois tu comme celuy qui s'arme de peur de la mort'Voylà bien autre preuve de creance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres. Estans en quelque controverse de science, ils s'accorderent d'entrer tous deux dans le feu, en presence de tout le peuple et en la place publique, pour la verification chacun de son party. Et en estoyent des-jà les aprets tous faicts, et la chose justement sur le point de l'execution, quand elle fut interrompue par un accident improuveu. Un jeune Seigneur Turc, ayant faict un signalé faict d'armes de sa personne, à la veue des deux batailles, d' Amurath et de l' Huniade, prestes à se donner, enquis par Amurath, qui l'avoit, en si grande jeunesse et inexperience (car c'estoit la premiere guerre qu'il eust veu),rempli d'une si genereuse vigueur de courage, respondit qu'il avoit eu pour souverain precepteur de vaillance un lievre: Quelque jour, estant à la chasse, dict-il, je descouvry un lievre en forme, et encore que j'eusse deux excellents levriers à mon costé, si me sembla il, pour ne le faillir point, qu'il valoit mieux y employer encore mon arc, car il me faisoit fort beau jeu. Je commençay à descocher mes fleches, et jusques à quarante qu'il y en avoit en ma trousse, non sans l'assener seulement, mais sans l'esveiller. Apres tout, je descoupplay mes levriers apres, qui n'y peurent non plus. J'apprins par là qu'il avoit esté couvert par sa destinée, et que ny les traits ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n'est en nous de reculer ny d'avancer. Ce compte doit servir à nous faire veoir en passant combien nostre raison est flexible à toute sorte d'images. Un personage, grand d'ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à moy d'avoir esté porté à certaine mutation tres-importante de sa foy par une incitation estrangere aussi bizare et au reste si mal concluante que je la trouvoy plus forte au revers: luy l'appelloit miracle, et moy aussi, à divers sens. Leurs historiens disent que la persuasion estant populairement semée entre les Turcs, de la fatale et imployable prescription de leurs jours, ayde apparemment à les asseurer aux dangers. Et je connois un grand Prince qui y trouve noblement son profit si fortune continue à lui faire espaule. Il n'est point advenu, de nostre memoire, un plus admirable effect de resolution que de ces deux qui conspirerent la mort du prince d' Orenge . C'est merveille comment on peut eschauffer le second, qui l'executa, à une entreprise en laquelle il estoit si mal advenu à son compaignon, y ayant apporté tout ce qu'il pouvoit; et, sur cette trace et de mesmes armes, aller entreprendre un seigneur armé d'une si fresche instruction de deffiance, puissant de suitte d'amis et de force corporelle, en sa sale, parmy ses gardes, en une ville toute à sa devotion. Certes, il y employa une main bien determinée et un courage esmeu d'une vigoreuse passion. Un poignard est plus seur pour assener; mais, d'autant qu'il a besoing de plus de mouvement et de vigueur de bras que n'a un pistolet, son coup est plus subject à estre gauchy ou troublé. Que celuy là ne courut à une mort certaine, [310v] je n'y fay pas grand doubte: car les esperances de quoy on le pouvoit amuser, ne pouvoientloger en entendement rassis; et la conduite de son exploit montre qu'il n'en avoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d'une si puissante persuasion peuvent estre divers, car nostre fantasie faict de soy et de nous ce qu'il luy plaict. L'execution qui fut faicte pres d' Orleans, n'eust rien de pareil; il y eust plus de hazard que de vigueur; le coup n'estoit pas mortel, si la fortune ne l'en eust rendu; et l'entreprise de tirer à cheval, et de loing, et à un qui se mouvoit au branle de son cheval, fut l'entreprise d'un homme qui aymoit mieux faillir son effect que faillir à se sauver. Ce qui suyvit apres le montra. Car il se transit et s'enyvra de la pensée de si haute execution, si qu'il perdit et troubla entierement son sens et à conduire sa fuite, et à conduire sa langue en ses responses. Que luy failloit il, que recourir à ses amys au travers d'une riviere? c'est un moyen où je me suis jetté à moindres dangers et que j'estime de peu de hazard, quelque largeur qu'ait le passage, pourveu que vostre cheval trouve l'entrée facile et que vous prevoyez au delà un bord aysé selon le cours de l'eau. L'autre, quand on lui prononça son horrible sentence: j'y estois preparé, dict-il; je vous estonneray de ma patiance. Les Assassins, nation dependante de la Phoenicie, sont estimés entre les Mahumetans d'une souveraine devotion et pureté de meurs. Ils tiennent que le plus certain moyen de meriter Paradis, c'est tuer quelqu'un de religion contraire. Parquoy mesprisant tous les dangiers propres, pour une si utile execution, un ou deux se sont veus souvent, au pris d'une certaine mort, se presenter à assassiner (nous avons emprunté ce mot de leur nom) leur ennemi au milieu de ses forces. Ainsi fut tué nostre comte Raimond de Tripoli en sa ville.

Chap. XXX.
D'un Enfant Monstrueux

Ce conte s'en ira tout simple, car je laisse aux medecins d'en discourir. Je vis avant hier un enfant que deux hommes et une nourrisse, qui se disoient estre le pere, l'oncle et la tante, conduisoyent pour tirer quelque sou de le montrer à cause de son estrangeté. Il estoit en tout le reste d'une forme commune, et se soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit à peu pres comme les autres de mesme aage; il n'avoit encore voulu prendre autre nourriture que du tetin de sa nourrisse; et ce qu'on essaya en ma [311] presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit un peu, et le rendoit sans avaller; ses cris sembloient bien avoir quelque chose de particulier; il estoit aagé de quatorze mois justement. Au dessoubsde ses tetins, il estoit pris et collé à un autre enfant sans teste, et qui avoit le conduict du dos estoupé, le reste entier: car il avoit bien l'un bras plus court, mais il luy avoit esté rompu par accident à leur naissance; ils estoient joints face à face, et comme si un plus petit enfant en vouloit accoler un plus grandelet. La jointure et l'espace par où ils se tenoient, n'estoit que de quatre doigts ou environ, en maniere que si vous retroussiez cet enfant imparfait, vous voyez au dessoubs le nombril de l'autre: ainsi la cousture se faisoit entre les tetins et son nombril. Le nombril de l'imparfaict ne se pouvoit voir, mais ouy bien tout le reste de son ventre. Voylà comme ce qui n'estoit pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes de cet imparfait, demouroient pendants et branlans sur l'autre, et luy pouvoit aller sa longueur jusques à my jambe. La nourrice nous adjoustoit qu'il urinoit par tous les deux endroicts; aussi estoient les membres de cet autre nourris et vivans, et en mesme point que les siens, sauf qu'ils estoient plus petits et menus. Ce double corps et ces membres divers, se rapportans à une seule teste, pourroient bien fournir de favorable prognostique au Roy de maintenir sous l'union de ses loix ces pars et pieces diverses de nostre estat; mais, de peur que l'evenement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant, car il n'est que de deviner en choses faictes: Ut quum facta sunt, tum ad conjecturam aliqua interpretatione revocantur. Comme on dict d' Epimenides qu'il devinoit à reculons. Je viens de voir un pastre en Medoc, de trente ans ou environ, qui n'a aucune montre des parties genitales: il a trois trous par où il rend son eau incessamment; il est barbu, a desir, et recherche l'attouchement des femmes. Ce que nous appellons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l'immensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il y a comprinses; et est à croire que cette figure qui nous estonne, se rapporte et tient à quelque autre figure de mesme genre inconnu à l'homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon et commun et reglé; mais nous n'en voyons pas l'assortiment et la relation. Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Quod ante non vidit, id, si evenerit, ostentum esse censet. Nous apelons contre nature ce qui advient contre la coustume: rien n'est que selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté nous apporte.

[311v]

Chap. XXXI.
De la Colere

Plutarque est admirable par tout, mais principalement où il juge des actions humaines. On peut voir les belles choses qu'il dit en la comparaison de Lycurgus et de Numa, sur le propos de la grande simplesse que ce nous est d'abandonner les enfans au gouvernement et à la charge de leurs peres. La plus part de nos polices, comme dict Aristote, laissent à chacun, en maniere des Cyclopes, la conduitte de leurs femmes et de leurs enfans, selon leur folle et indiscrete fantasie; et quasi les seules Lacedemonienne et Cretense ont commis aux loix la discipline de l'enfance. Qui ne voit qu'en un estat tout dépend de son education et nourriture? et cependant, sans aucune discretion, on la laisse à la mercy des parens, tant fols et meschans qu'ils soient. Entre autres choses, combien de fois m'a-il prins envie, passant par nos rues, de dresser une farce, pour venger des garçonnetz que je voyoy escorcher, assommer et meurtrir à quelque pere ou mere furieux et forcenez de colere'Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux,

rabie jecur incendente, feruntur
Praecipites, ut saxa jugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, clivoque latus pendente recedit,

(et, selon Hippocrates, les plus dangereuses maladies sont celles qui desfigurent le visage), à tout une voix tranchante et esclatante, souvent contre qui ne faict que sortir de nourrisse. Et puis les voylà stropiets, eslourdis de coups; et nostre justice qui n'en fait compte, comme si ces esboitemens et eslochements n'estoient pas des membres de nostre chose publique:

Gratum est quod patriae civem populoque dedisti,
Si facis ut patriae sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis.

Il n'est passion qui esbranle tant la sincérité des jugemens que la colere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort le juge qui, par colere, auroit condamné son criminel: pourquoy est il non plus permis aux peres et aux pedantes de fouetter les [312] enfans et les chastier estans en colere? ce n'est plus correction, c'est vengeance. Le chatiement tient lieu de medecine aux enfans: et souffririons nous un medecin qui fut animé et courroucé contre son patient? Nous mesmes, pour bien faire, ne devrions jamais mettre la main sur nos serviteurs, tandis que la colere nous dure. Pendant que le pouls nous bat et que nous sentons de l'émotion, remettons la partie; les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r'acoisez et refroidis: c'est la passion qui commande lors, c'est la passion qui parle, ce n'est pas nous. Au travers d'elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au travers d'un brouillas. Celuy qui a faim, use de viande; mais celuy qui veut user de chastiement, n'en doibt avoir faim ny soif. Et puis, les chastiemens qui se font avec poix et discretion, se reçoivent bien mieux et avec plus de fruit de celuy qui les souffre. Autrement, il ne pense pas avoir esté justement condamné par un homme agité d'ire et de furie; et allegue pour sa justification les mouvements extraordinaires de son maistre, l'inflammation de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude et precipitation temeraire:

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venae,
Lumina Gorgoneo saevius igne micant.

Suetone recite que Lucius Saturninus ayant esté condamné par Caesar, ce qui luy servit le plus envers le peuple (auquel il appella) pour luy faire gaigner sa cause, ce fut l'animosité et l'aspreté que Caesar avoit apporté en ce jugement. Le dire est autre chose que le faire: il faut considerer le presche à part et le prescheur à part. Ceux-là se sont donnez beau jeu, en nostre temps, qui ont essayé de choquer la verité de nostre Eglise par les vices desministres d'icelle; elle tire ses tesmoignages d'ailleurs: c'est une sotte façon d'argumenter et qui rejetteroit toutes choses en confusion. Un homme de bonnes meurs [312v] peut avoir des opinions fauces, et un meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas. C'est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble, et je ne veux pas nier que le dire, lors que les actions suyvent, ne soit de plus d'authorité et efficace: comme disoit Eudamidas oyant un philosophe discourir de la guerre: Ces propos sont beaux, mais celuy qui les dict n'en est pas croyable, car il n'a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. Et Cleomenes, oyant un Rhetoricien harenguer de la vaillance, s'en print fort à rire; et, l'autre s'en scandalizant, il luy dict: J'en ferois de mesmes si c'estoit une arondelle qui en parlast; mais, si c'estoit un aigle, je l'orrois volontiers. J'apperçois, ce me semble, és escrits des anciens, que celuy qui dit ce qu'il pense, l'assene bien plus vivement que celuy qui se contrefait. Oyez Cicero parler de l'amour de la liberté, oyez en parler Brutus : les escrits mesmes vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l'acheter au pris de la vie. Que Cicero, pere d'eloquence, traite du mespris de la mort; que Seneque en traite aussi: celuy là traine languissant, et vous sentez qu'il vous veut resoudre de chose dequoy il n'est pas resolu; il ne vous donne point de coeur, car luy-mesmes n'en a point; l'autre vous anime et enflamme. Je ne voy jamais autheur, mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des offices, que je ne recherche curieusement quel il a esté. Car les Ephores, à Sparte, voyant un homme dissolu proposer au peuple un advis utile, luy commanderent de se taire et prierent un homme de bien de s'en attribuer l'invention et le proposer. Les escrits de Plutarque, à les bien savourer, nous le descouvrent assez, et je pense le connoistre jusques dans l'ame; si voudrois-je que nous eussions quelques memoires de sa vie; et me suis jetté en ce discours à quartier à propos du bon gré que je sens à Aulus Gellius de nous avoir [313] laissé par escrit ce conte de ses meurs qui revient à mon sujet de la cholere. Un sien esclave, mauvais homme et vicieux, mais qui avoit les oreilles aucunement abreuvées des leçons de philosophie, ayant esté pour quelque sienne faute dépouillé par le commandement de Plutarque, pendant qu'on le fouettoit, grondoit au commencement que c'estoit sans raison et qu'il n'avoit rien fait; mais en fin, se mettant à crier et à injurier bien à bon escient son maistre, luy reprochoit qu'il n'estoit pas philosophe, comme il s'en vantoit; qu'il luy avoit souvent ouy dire qu'il estoit laid de se courroucer, voire qu'il en avoit fait un livre; et ce que lors, tout plongé en la colere, il le faisoit si cruellement battre, démentoitentierement ses escris. A cela Plutarque, tout froidement et tout rassis: Comment, dit-il, rustre, à quoy juges tu que je sois à cette heure courroucé? Mon visage, ma voix, ma couleur, ma parole te donne elle quelque tesmoignage que je sois esmeu? Je ne pense avoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable. Rougis-je? escume-je? m'eschappe-il de dire chose dequoy j'aye à me repentir? tressaux-je? fremis-je de courroux? car, pour te dire, ce sont là les vrais signes de la colere. Et puis, se destournant à celuy qui fouettoit: Continuez, luy dit-il, tousjours vostre besoigne, pendant que cettuy-cy et moy disputons. Voylà son conte. Architas Tarentinus, revenant d'une guerre où il avoit esté capitaine general, trouva tout plein de mauvais mesnage en sa maison, et ses terres en frische par le mauvais gouvernement de son receveur; et, l'ayant fait appeller: Va, luy dict-il, que, si je n'estois en cholere, je t'estrillerois bien' Platon de mesme, s'estant eschauffé contre l'un de ses esclaves, donna à Speusippus charge de le chastier, s'excusant d'y mettre la main luy-mesme sur ce qu'il estoit courroucé. Charillus, Lacedemonien, à un Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement envers luy: Par les Dieux ! dit-il, si je n'estois [313v] courroucé, je te ferois tout à cet heure mourir. C'est une passion qui se plaist en soy et qui se flatte. Combien de fois, nous estans esbranlez soubs une fauce cause, si on vient à nous presenter quelque bonne defence ou excuse, nous despitons nous contre la verité mesme et l'innocence? J'ay retenu à ce propos un merveilleux exemple de l'antiquité. Piso, personnage par tout ailleurs de notable vertu, s'estant esmeu contre un sien soldat dequoy, revenant seul du fourrage, il ne luy sçavoit rendre compte où il avoit laissé un sien compaignon, tint pour averé qu'il l'avoit tué, et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu'il estoit au gibet, voicy arriver ce compaignon esgaré. Toute l'armée en fit grand feste, et, apres force caresses et accolades des deux compaignons, le bourreau meine l'un et l'autre en la presence de Piso, s'attendant bien toute l'assistance que ce luy seroit à luy-mesmes un grand plaisir. Mais ce fut au rebours: car, par honte et despit, son ardeur qui estoit encore en son effort, se redoubla; et, d'une subtilité que sa passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables par ce qu'il en avoit trouvé un innocent, et les fist depescher tous trois: le premier soldat, par ce qu'il y avoit arrest contre luy; le second qui s'estoit escarté, par ce qu'il estoit cause de la mort de son compaignon; et le bourreau, pour n'avoir obey au commandement qu'on luy avoit fait. Ceux qui ont à négotier avec des femmes testues, peuvent avoir essaié à quelle rage on les jette, quand on oppose à leur agitation lesilence et la froideur, et qu'on desdaigne de nourrir leur courroux. L'orateur Celius estoit merveilleusement cholere de sa nature. A un qui souppoit en sa compaignie, homme de molle et douce conversation et qui, pour ne l'esmouvoir, prenoit party d'approuver tout ce qu'il disoit et d'y consentir, luy, ne pouvant souffrir son chagrin se passer ainsi sans aliment: Nie moy donc quelque chose, de par les Dieux ! fit-il, affin que nous soyons deux. Elles de mesmes ne se [314] courroucent qu'affin qu'on se contre-courrouce, à l'imitation des loix de l'amour. Phocion, à un homme qui luy troubloit son propos en l'injuriant asprement, n'y fit autre chose que se taire et luy donner tout loisir d'espuiser sa cholere; cela faict, sans aucune mention de ce trouble, il recommença son propos en l'endroict où il l'avoit laissé. Il n'est replique si piquante comme est un tel mespris. Du plus cholere homme de France (et c'est tousjours imperfection, mais plus excusable à un homme militaire, car en cet exercice il y a certes des parties qui ne s'en peuvent passer) je dy souvent que c'est le plus patient homme que je cognoisse à brider sa cholere: elle l'agite de telle violence et fureur,

magno veluti cum flamma sonore
Virgea suggeritur costis undantis aheni,
Exultantque aestu latices; furit intus aquaï
Fumidus atque alte spumis exuberat amnis;
Nec jam se capit unda; volat vapor ater ad auras,

qu'il faut qu'il se contraingne cruellement pour la moderer. Et pour moy, je ne sçache passion pour laquelle couvrir et soustenir je peusse faire un tel effort. Je ne voudrois mettre la sagesse à si haut pris. Je ne regarde pas tant ce qu'il faict que combien il luy couste à ne faire pis. Un autre se vantoit à moy du reglement et douceur de ses meurs, qui est, à la verité, singuliere. Je luy disois que c'estoit bien quelque chose, notamment à ceux comme luy d'eminente qualité sur lesquels chacun a les yeux, de se presenter au monde tousjours bien temperez; mais que le principal estoit de prouvoir au dedans et à soy-mesme, et que ce n'estoit pas, à mon gré, bien mesnager ses affaires que de se ronger interieurement: ce que je craingnois qu'il fit, pour maintenir ce masque et cette reglée apparence par le dehors. On incorpore la cholere en la cachant; comme Diogenes dict à Demosthenes, lequel, de peur d'estre apperceu en [314v] une taverne, se reculoit au dedans:Tant plus tu te recules arriere, tant plus tu y entres. Je conseille qu'on donne plustost une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de geiner sa fantasie pour representer cette sage contenance; et aymerois mieux produire mes passions que de les couver à mes despens: elles s'alanguissent en s'esvantant et en s'exprimant; il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leviora sunt; et tunc perniciosissima, cum simulata sanitate subsidunt. J'advertis ceux qui ont loy de se pouvoir courroucer en ma famille: premierement, qu'ils mesnagent leur cholere et ne l'espandent pas à tout pris, car cela en empesche l'effect et le poix: la criaillerie temeraire et ordinaire passe en usage et faict que chacun la mesprise; celle que vous employez contre un serviteur pour son larcin, ne se sent point, d'autant que c'est celle mesme qu'il vous a veu employer cent fois contre luy pour avoir mal rinsé un verre ou mal assis une escabelle;--secondement, qu'ils ne se courroussent point en l'air, et regardent que leur reprehension arrive à celuy de qui ils se plaignent, car ordinairement ils crient avant qu'il soit en leur presence, et durent à crier un siecle apres qu'il est party,

et secum petulans amentia certat.

Ils s'en prennent à leur ombre et poussent cette tempeste en lieu où personne n'en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de leur voix tel qui n'en peut mais. J'accuse pareillement aux querelles ceux qui bravent et se mutinent sans partie; il faut garder ces Rodomontades où elles portent:

Mugitus veluti cum prima in praelia taurus
Terrificos ciet atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventosque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.

Quand je me courrouce, c'est le plus vifvement, mais aussi le plus briefvement et secretement que je puis: je me pers bien en vitesse et en violence, mais non pas en trouble, si que j'aille [315] jettant à l'abandon et sans choistoute sorte de parolles injurieuses, et que je ne regarde d'assoir pertinemment mes pointes où j'estime qu'elles blessent le plus: car je n'y employe communement que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu'aux petites: les petites me surprennent; et le mal'heur veut que, dépuis que vous estes dans le precipice, il n'importe qui vous ayt donné le branle, vous allez tousjours jusques au fons: la cheute se presse, s'esmeut et se haste d'elle mesme. Aux grandes occasions, cela me paye qu'elles sont si justes que chacun s'attend d'en voir naistre une raisonnable cholere; je me glorifie à tromper leur attente: je me bande et prepare contre celles cy, elles me mettent en cervelle et menassent de m'emporter bien loing si je les suivoy. Aiséement je me garde d'y entrer, et suis assez fort, si je l'atens, pour repousser l'impulsion de cette passion, quelque violente cause qu'elle aye; mais, si elle me preoccupe et saisit une fois, elle m'emporte, quelque vaine cause qu'elle ayt. Je marchande ainsin avec ceux qui peuvent contester avec moy: Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict; j'en feray de mesme à mon tour. La tempeste ne s'engendre que de la concurrence des choleres qui se produisent volontiers l'une de l'autre, et ne naissent en un point. Donnons à chacune sa course, nous voylà tousjours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m'advient il aussi de representer le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune vraye emotion. A mesure que l'aage me rend les humeurs plus aigres, j'estudie à m'y opposer, et feray, si je puis, que je seray dores en advant d'autant moins chagrin et difficile que j'auray plus d'excuse et d'inclination à l'estre, quoy que par-cy devant je l'aye esté entre ceux qui le sont le moins. Encore un mot pour clorre ce pas. Aristote dit que la colere sert par fois d'arme à la vertu et à la vaillance. Cela est [315v] vray-semblable; toutesfois ceux qui y contredisent respondent plaisamment que c'est un'arme de nouvel usage: car nous remuons les autres armes, cette cy nous remue; nostre main ne la guide pas, c'est elle qui guide nostre main; elle nous tient, nous ne la tenons pas.

Chap. XXXII.
Defence de Seneque et de Plutarque

La familiarité que j'ay avec ces personnages icy, et l'assistance qu'ils font à ma vieillesse et à mon livre massonné purement de leurs despouilles, m'oblige à espouser leur honneur. Quant à Seneque, par-my une miliasse de petits livrets, que ceux de la Religion pretendue reformée font courir pour la deffence de leur cause, qui partent par fois de bonne main et qu'il est grand dommage n'estre embesoignée à meilleur subject, j'en ay veu autres-fois un qui, pour alonger et remplir la similitude qu'il veut trouver du gouvernement de nostre pauvre feu Roy Charles neufiesme avec celuy de Neron, apparie feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec Seneque, leurs fortunes d'avoir esté tous deux les premiers au gouvernement de leurs princes, et quant et quant leurs meurs, leurs conditions et leurs deportemens. En-quoy, àmon opinion, il faict bien de l'honneur au-dict Seigneur Cardinal : car, encore que je soys de ceux qui estiment autant son esprit, son eloquence, son zele envers sa religion et service de son Roy, et sa bonne fortune d'estre nay en un siecle où il fut si nouveau et si rare, et quant et quant si necessaire pour le bien public, d'avoir un personnage Ecclesiastique de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge, si est-ce qu'à confesser la verité, je n'estime sa capacité de beaucoup pres telle, ny sa vertu si nette et entiere ny si ferme, que celle de Seneque . Or ce livre de quoy je parle, pour venir à son but, faict une description de Seneque [316] tres-injurieuse, ayant emprunté ces reproches de Dion, l'historien, duquel je ne crois aucunement le tesmoignage: car, outre ce qu'il est inconstant, qui, apres avoir appellé Seneque tres-sage tantost et tantost ennemy mortel des vices de Neron, le fait ailleurs avaritieux, usurier, ambitieux, lache, voluptueux et contre-faisant le philosophe à fauces enseignes, sa vertu paroist si vive et vigoureuse en ses escrits, et la defence y est si claire à aucunes de ces imputations, comme de sa richesse et despence excessive, que je n'en croiroy aucun tesmoignage au contraire. Et d'avantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens Romains que les Grecs et estrangers. Or Tacitus et les autres parlent tres-honorablement et de sa vie et de sa mort, et nous le peignent en toutes choses personnage tres-excellent et tres-vertueux. Et je ne veux alleguer autre reproche contre le jugement de Dion que cetuy-cy, qui est inevitable: c'est qu'il a le sentiment si malade aux affaires Romaines qu'il ose soustenir la cause de Julius Caesar contre Pompeius et d' Antonius contre Cicero . Venons à Plutarque . Jean Bodin est un bon autheur de nostre temps, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des escrivailleurs de son siecle, et merite qu'on le juge et considere. Je le trouve un peu hardy en ce passage de sa Methode de l'histoire, où il accuse Plutarque non seulement d'ignorance (sur-quoy je l'eusse laissé dire, car cela n'est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet autheur escrit souvent des choses incroyables et entierement fabuleuses (ce sont ses mots). S'il eust dit simplement: les choses autrement qu'elles ne sont, ce n'estoit pas grande reprehension: car ce que nous n'avons pas veu, nous le prenons des mains d'autruy et à credit, et je voy que à escient il recite par fois diversement mesme histoire; comme le jugement des trois meilleurs capitaines qui eussent onques esté, faict par Hannibal, il est [316v] autrement en la vie de Flaminius, autrement en celle de Pyrrhus . Mais de le charger d'avoir pris pour argentcontent des choses incroyables et impossibles, c'est accuser de faute de jugement le plus judicieux autheur du monde. Et voicy son exemple: Comme, ce dit-il, quand il recite qu'un enfant de Lacedemone se laissa deschirer tout le ventre à un renardeau qu'il avoit desrobé, et le tenoit caché soubs sa robe, jusques à mourir plustost que de descouvrir son larecin. Je trouve, en premier lieu, cet exemple mal choisi, d'autant qu'il est bien mal-aisé de borner les efforts des facultez de l'ame, là où des forces corporelles nous avons plus de loy de les limiter et cognoistre; et à cette cause, si c'eust été à moy à faire, j'eusse plustost choisi un exemple de cette seconde sorte; et il y en a de moins croyables, comme, entre autres, ce qu'il recite de Pyrrhus, que, tout blessé qu'il estoit, il donna si grand coup d'espée à un sien ennemy armé de toutes pieces, qu'il le fendit du haut de la teste jusques en bas, si que le corps se partit en deux parts. En son exemple, je n'y trouve pas grand miracle, ny ne reçois l'excuse de quoy il couvre Plutarque, d'avoir adjousté ce mot: Comme on dit, pour nous advertir et tenir en bride nostre creance. Car, si ce n'est aux choses receues par authorité et reverence d'ancienneté ou de religion, il n'eust voulu ny recevoir luy mesme ny nous proposer à croire choses de soy incroyables; et que ce mot: Comme on dit, il ne l'employe pas en ce lieu pour cet effect, il est aysé à voir par ce que luy mesme nous raconte ailleurs, sur ce subject de la patience des enfans Lacedemoniens, des exemples advenuz de son temps, plus mal-aisez à persuader: comme celuy que Cicero a tesmoigné aussi avant luy, pour avoir, à ce qu'il dict, esté sur les lieux, que jusques à leur temps il se trouvoit des enfans, en cette preuve de patience à quoy on les essayoit devant l'autel de Diane, qui soufroyent d'y estre foytez jusques à ce que le sang [317] leur couloit par tout, non seulement sans s'escrier, mais encore sans gemir, et aucuns jusques à y laisser volontairement la vie. Et ce que Plutarque aussi recite, avec cent autres tesmoins, que, au sacrifice, un charbon ardant s'estant coulé dans la manche d'un enfant Lacedemonien, ainsi qu'il encensoit, il se laissa brusler tout le bras jusques à ce que la senteur de la chair cuyte en vint aux assistans. Il n'estoit rien, selon leur coustume, où il leur alast plus de la reputation, ny dequoy ils eussent à souffrir plus de blasme et de honte, que d'estre surpris en larecin. Je suis si imbu de la grandeur de ces hommes là que non seulement il ne me semble, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, que je ne le trouve pas seulement rare et estrange. L'histoire Spartaine est pleine de mille plus aspres exemples et plus rares: elle est à ce pris toute miracle. Marcellinus recite, sur ce propos du larecin, que de son temps il ne s'estoit encores peu trouver aucune sorte de tourment qui peut forcer les Egyptiens surpris en ce mesfaict, qui estoit fort en usage entre eux, de dire seulement leur nom. Un paisan Espagnol, estant mis à la geine sur les complices de l'homicide du praeteur Lutius Piso, crioit, au millieu des tormens, que ses amys ne bougeassent et l'assistassent en toute seureté, et qu'il n'estoit pas en la douleur de luy arracher un mot de confession; et n'en eust on autre chose pour le premier jour. Le lendemain, ainsi qu'on le ramenoit pour recommencer son tourment, s'esbranlant vigoureusement entre les mains de ses gardes, il alla froisser sa teste contre un paroy et s'y tua. Epicharis, ayant soulé et lassé la cruauté des satellites de Neron et soustenu leur feu, leurs bastures, leurs engins, sans aucune voix de revelation de sa conjuration, tout un jour, raportée à la geine l'endemain, les membres tous brisez, passa un lasset de sa robe dans l'un bras de sa chaize à tout un noeud courant et, y fourrant sa teste, s'estrangla du pois de son cors. Ayant le corage d'ainsi mourir et se desrober aux premiers tourmens, semble elle pas à escient avoir presté sa vie à cette espreuve de sa patiance pour se moquer de ce tyran et encorager d'autres à semblable entreprinse contre luy? Et qui s'enquerra à nos argolets des experiences qu'ils ont eues en ces guerres civiles, il se trouvera des effets de patience, d'obstination et d'opiniatreté, par-my nos miserables siecles et en cette tourbe molle et effeminée encore plus que l' Egyptienne, dignes d'estre comparez à ceux que nous venons de reciter de la vertu Spartaine. Je sçay qu'il s'est trouvé des simples paysans s'estre laissez griller la plante des pieds, ecrazer le bout des doits à tout le [317v] chien d'une pistole, pousser les yeux sanglants hors de la teste à force d'avoir le front serré d'une grosse corde, avant que de s'estre seulement voulu mettre à rançon. J'en ay veu un, laissé pour mort tout nud dans un fossé, ayant le col tout meurtry et enflé d'un licol qui y pendoit encore, avec lequel on l'avoit tirassé toute la nuict à la queue d'un cheval, le corps percé en cent lieux à coups de dague, qu'on luy avoit donné non pas pour le tuer, mais pour luy faire de la douleur et de la crainte; qui avoit souffert tout cela, et jusques à y avoir perdu parolle et sentiment, resolu, à ce qu'il me dict, de mourir plustost de mille morts (comme de vray, quand à sa souffrance, il en avoit passé une toute entiere) avant que rien promettre; et si estoit un des plus riches laboureurs de toute la contrée. Combien en a l'on veu se laisser patiemmentbrusler et rotir pour des opinions empruntées d'autruy, ignorées et inconnues! J'ay cogneu cent et cent femmes, car ils disent que les testes de Gascongne ont quelque prerogative en cela, que vous eussiez plustost faict mordre dans le fer chaut que de leur faire desmordre une opinion qu'elles eussent conçeue en cholere. Elles s'exasperent à l'encontre des coups et de la contrainte. Et celuy qui forgea le conte de la femme qui, pour aucune correction de menaces et bastonades, ne cessoit d'appeller son mary pouilleux, et qui, precipitée dans l'eau, haussoit encores, en s'estouffant, les mains et faisoit au dessus de sa teste signe de tuer des poux, forgea un conte duquel, en verité, tous les jours on voit l'image expresse en l'opiniastreté des femmes. Et est l'opiniastreté soeur de la constance, au moins en vigueur et fermeté. Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre sens, comme j'ay dit ailleurs; et est une grande faute, et en laquelle toute-fois la plus part des hommes tombent (ce que je ne dis pas pour Bodin ), de faire difficulté de croire d'autruy ce qu'eux ne sçauroient faire. Ou ne voudroient. Il semble à chascun que la maistresse forme de nature est en luy; touche et rapporte à celle là toutes les autres formes. Les allures qui ne se reglent aux siennes, sont faintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité! [318] Moy, je considere aucuns hommes fort loing au-dessus de moy: noméement entre les anciens: et encores que je reconnoisse clairement mon impuissance à les suyvre de mes pas, je ne laisse pas de les suyvre à veue et juger les ressorts qui les haussent ainsin, desquels je apperçoy aucunement en moy les semences: comme je fay aussi de l'extreme bassesse des esprits, qui ne m'estonne et que je ne mescroy non plus. Je voy bien le tour que celles là se donnent pour se monter; et admire leur grandeur; et ces eslancemens que je trouve tres-beaux, je les embrasse; et si mes forces n'y vont, au moins mon jugement s'y applique tres-volontiers. L'autre exemple qu'il allegue des choses incroyables et entierement fabuleuses dites par Plutarque, c'est qu' Agesilaus fut mulcté par les Ephores pour avoir attiré à soy seul le coeur et volonté de ses citoyens. Je ne sçay quelle marque de fauceté il y treuve; mais tant y a que Plutarqueparle là de choses qui luy devoyent estre beaucoup mieux connues qu'à nous; et n'estoit pas nouveau en Grece de voir les hommes punis et exilez pour cela seul d'agreer trop à leurs citoyens, tesmoin l'Ostracisme et le Petalisme. Il y a encore en ce mesme lieu un'autre accusation qui me pique pour Plutarque, où il dict qu'il a bien assorty de bonne foy les Romains aux Romains et les Grecz entre eux, mais non les Romains aux Grecz, tesmoin, dit-il, Demostenes et Cicero, Caton et Aristides, Sylla et Lisander, Marcellus et Pelopidas, Pompeius et Agesilaus; estimant qu'il a favorisé les Grecz de leur avoir donné des compaignons si dispareils. C'est justement attaquer ce que Plutarque a de plus excellent et louable: car en ces comparaisons (qui est la piece plus admirable de ses oeuvres et en laquelle, à mon advis, il s'est autant pleu), la fidelité et syncerité de ses jugemens égale leur profondeur et leur pois. C'est un philosophe qui nous apprend la vertu. Voyons si nous le pourrons garentir de ce reproche de prevarication et fauceté. Ce que je puis panser avoir donné occasion à ce jugement, c'est ce grand et esclatant lustre des noms Romains que nous avons en la teste. Il ne nous semble point que Demosthenes puisse égaler la gloire d'un [318v] consul, proconsul et questeur de cette grande republique. Mais qui considerera la verité de la chose et les hommes en eux mesmes, à quoy Plutarque a plus visé, et à balancer leurs meurs, leurs naturels, leur suffisance que leur fortune, je pense, au rebours de Bodin, que Ciceron et le vieux Caton en doivent de reste à leurs compaignons. Pour son dessein, j'eusse plustost choisi l'exemple du jeune Caton comparé à Phocion : car, en ce païr, il se trouveroit une plus vray-semblable disparité à l'advantage du Romain . Quand à Marcellus, Sylla et Pompeius, je voy bien que leurs exploits de guerre sont plus enflez, glorieux et pompeus que ceux des Grecs que Plutarque leur apparie; mais les actions les plus belles et vertueuses, non plus en la guerre qu'ailleurs, ne sont pas tousjours les plus fameuses. Je voy souvent des noms de capitaines estouffez soubs la splendeur d'autres noms de moins de merite: tesmoin Labienus, Ventidius, Telesinus et plusieurs autres. Et, à le prendre par là, si j'avois à me plaindre pour les Grecs, pourrois-je pas dire que beaucoup moins est Camillus comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes, Numa à Licurgus ? Mais c'est folie de vouloir juger d'un traict les choses à tant de visages.Quand Plutarque les compare, il ne les égale pas pourtant. Qui plus disertement et conscientieusement pourroit remarquer leurs differences? Vient-il à parangonner les victoires, les exploits d'armes, la puissance des armées conduites par Pompeius, et ses triumphes, avec ceux d' Agesilaus : Je ne croy pas, dit-il, que Xenophon mesme, s'il estoit vivant, encore qu'on luy ait concédé d'écrire tout ce qu'il a voulu à l'advantage d' Agesilaus, osast le mettre en comparaison. Parle-il de conferer Lisander à Sylla : Il n'y a, dit-il, point de comparaison, ny en nombre de victoires, ny en hazard de [319] batailles: car Lisander ne gaigna seulement que deux batailles navales, etc. Cela, ce n'est rien desrober aux Romains : pour les avoir simplement presentez aux Grecs, il ne leur peut avoir fait injure, quelque disparité qui y puisse estre; et Plutarque ne les contrepoise pas entiers; il n'y a en gros aucune preference: il apparie les pieces et les circonstances, l'une apres l'autre, et les juge separément. Parquoy, si on le vouloit convaincre de faveur, il falloit en esplucher quelque jugement particulier, ou dire en general qu'il auroit failly d'assortir tel Grec à tel Romain : d'autant qu'il y en auroit d'autres plus correspondans pour les apparier, et se rapportans mieux.

Chap. XXXIII.
L'Histoire de Spurina

La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens quand elle a rendu à la raison la souveraine maistrise de nostre ame et l'authorité de tenir en bride nos appetits. Entre lesquels ceux qui jugent qu'il n'en y a point de plus violens que ceux que l'amour engendre, ont cela pour leur opinion, qu'ils tiennent au corps et à l'ame, et que tout l'homme en est possedé: en maniere que la santé mesme en depend, et est la medecine par fois contrainte de leur servir de maquerellage. Mais, au contraire, on pourroit aussi dire que le meslange du corps y apporte du rabais et de l'affoiblissement: car tels desirs sont subjects à satieté et capables de remedes materiels. Plusieurs, ayans voulu delivrer leurs ames des alarmes continuelles que leur donnoit cet appetit, se sont servis d'incision et destranchement des parties esmeues et alterées. D'autres en ont du tout abatu la force et l'ardeur par frequente applicationde choses froides, comme de neige et de vinaigre. Les haires de nos aieuls estoient de cet usage; c'est une matiere tissue de poil de cheval, dequoy les uns d'entr'eux faisoient des chemises, et d'autres des ceintures à geéner leurs [319v] reins. Un prince me disoit, il n'y a pas long temps, que pendant sa jeunesse, un jour de feste solemne, en la court du Roy François premier, où tout le monde estoit paré, il luy print envie de se vestir de la haire, qui est encore chez luy, de monsieur son pere; mais, quelque devotion qu'il eust, qu'il ne sceut avoir la patience d'attendre la nuict pour se despouiller, et en fut long temps malade, adjoustant qu'il ne pensoit pas qu'il y eust chaleur de jeunesse si aspre que l'usage de cette recepte ne peut amortir: toutesfois à l'advanture ne les a-il pas essayées les plus cuisantes; car l'experience nous faict voir qu'une telle esmotion se maintient bien souvent soubs des habits rudes et marmiteux, et que les haires ne rendent pas tousjours heres ceux qui les portent. Xenocrates y proceda plus rigoureusement: car ses disciples, pour essayer sa continence, luy ayant fourré dans son lict Laïs, cette belle et fameuse courtisane, toute nue, sauf les armes de sa beauté et folastres apasts, ses philtres, sentant qu'en despit de ses discours et de ses regles, le corps, revesche, commençoit à se mutiner, il se fit brusler les membres qui avoient presté l'oreille à cette rebellion. Là où les passions qui sont toutes en l'ame, comme l'ambition, l'avarice et autres, donnent bien plus à faire à la raison: car elle n'y peut estre secourue que de ses propres moyens, ny ne sont ces appetits-là capables de satieté, voire ils s'esguisent et augmentent par la jouyssance. Le seul exemple de Julius Caesar peut suffire à nous montrer la disparité de ces appetits, car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs amoureux. Le soin curieux qu'il avoit de sa personne, en est un tesmoignage, jusques à se servir à cela des moyens les plus lascifs qui fussent lors en usage, comme de se faire pinceter tout le corps et farder de parfums d'une extreme curiosité. Et de soy il estoit beau personnage, blanc, de belle et allegre taille, le visage plein, les yeux bruns et vifs, s'il en faut [320] croire Suetone, car les statues qui se voyent de luy à Rome, ne raportent pas bien par tout à cette peinture. Outre ses femmes, qu'il changea à quatre fois, sans conter les amours de son enfance avec le Roy de Bithynie Nicomedes, il eust le pucelage de cette tant renommée Royne d' Aegipte, Cleopatra, tesmoin le petit Caesarion qui en nasquit. Il fit aussi l'amour à Eunoé, Royne de Mauritanie, et, à Romme, à Posthumia femme de Servius Sulpitius; à Lollia, de Gabinius ; à Tertulla,de Crassus ; et à Mutia mesme, femme du grand Pompeius : qui fut la cause, disent les historiens Romains, pourquoy son mary la repudia, ce que Plutarque confesse avoir ignoré; et les Curions pere et fils reprocherent depuis à Pompeius, quand il espousa la fille de Caesar, qu'il se faisoit gendre d'un homme qui l'avoit fait coqu, et que luy-mesme avoit accoustumé appeller Aegisthus . Il entretint, outre tout ce nombre, Servilia, soeur de Caton et mere de Marcus Brutus, dont chacun tient que proceda cette grande affection qu'il portoit à Brutus, par ce qu'il estoit nay en temps auquel il y avoit apparence qu'il fust nay de luy. Ainsi j'ay raison, ce me semble, de le prendre pour homme extremement adonné à cette desbauche et de complexion tres-amoureuse. Mais l'autre passion de l'ambition, dequoy il estoit aussi infiniment blessé, venant à combattre celle là, elle luy fit incontinent perdre place. Me ressouvenant sur ce propos de Mechmet, celuy qui subjugua Constantinople et apporta la finale extermination du nom Grec, je ne sache point ou ces deux passions se trouvent plus egalement balancées: pareillement indefatigable ruffien et soldat. Mais quand en sa vie elles se presentent en concurrence l'une de l'autre, l'ardeur querelleuse gourmande tous-jours l'amoureuse ardeur. Et ceste-cy, encore que ce fust hors sa naturelle saison, ne regaigne pleinement l'authorité souveraine, que quand il se trouva en grande vieillesse, incapable de plus soustenir le faix des guerres. Ce qu'on recite, pour un exemple contraire, de Ladislaus, Roy de Naples, est remerquable, que, bon capitaine, courageux et ambitieux, il se proposoit pour fin principale de son ambition l'execution de sa volupté et jouissance de quelque rare beauté. Sa mort fut de mesme. Ayant rangé par un siege bien poursuivy la ville de Florence si à destroit que les habitans estoient apres à composer de sa victoire, il la leur quita pour veu qu'ils luy livrassent une fille de leur ville, dequoy il avoit ouy parler, de beauté excellente. Force fut de la luy accorder, et garantir la publique ruine par une injure privée. Elle estoit fille d'un medecin fameux de son temps, lequel, se trouvant engagé en si villaine necessité, se resolut à une haute entreprinse. Comme chacun paroit sa fille et l'attournoit d'ornements et joyaux qui la peussent rendre aggreable à ce nouvel amant, luy aussi luy donna un mouchoir exquis en senteur et en ouvrage, duquel elle eust à se servir en leurs premieres approches, meuble qu'elles n'y oublient guere en ces quartiers là. Ce mouchoir, empoisonné selon la capacité de son art, venant à se frotter à ces chairs esmeues et pores ouverts, inspira son venin si promptement, qu'ayant soudain changé leur sueur chaude en froide, ils expirerent entre les bras l'un de l'autre. Je m'en revois à Caesar . Ses plaisirs ne luy firent jamais desrober une seule minute d'heure, ny destourner un pas des occasions qui se presentoient pour son agrandissement. Cette passion regenta en luy si souverainement toutes les autres, et posseda son ame d'une authorité si pleine, qu'elle l'emporta où elle voulut. Certes j'en suis despit quand je considere au demeurant la grandeur de ce personnage et les merveilleuses parties qui estoient en luy, tant de suffisance en toute sorte de sçavoir qu'il n'y a quasi science en quoy il n'ait escrit. Il estoit tel orateur que plusieurs ont preferé son eloquence à celle de [320v] Cicero; et luy-mesmes, à mon advis, n'estimoit luy devoir guere en cette partie; et ses deux Anticatons, furent principalement escrits pour contre-balancer le bien dire que Cicero avoit employé en son Caton . Au demeurant, fut-il jamais ame si vigilante, si active et si patiente de labeur que la sienne? et sans doubte encore estoit elle embellie de plusieurs rares semences de vertu, je dy vives, naturelles et non contrefaictes. Il estoit singulierement sobre et si peu delicat en son manger qu' Oppius recite qu'un jour, luy ayant esté presenté à table, en quelque sauce, de l'huyle medeciné au lieu d'huyle simple, il en mangea largement pour ne faire honte à son hoste. Une autre-fois, il fit fouetter son bolenger pour luy avoir servy d'autre pain que celuy du commun. Caton mesme avoit accoustumé de dire de luy que c'estoit le premier homme sobre qui se fut acheminé à la ruyne de son pays. Et quant à ce que ce mesme Caton l'appella un jour yvrongne (cela advint en cette façon. Estans tous deux au Senat, où il se parloit du fait de la conjuration de Catilina, de laquelle Caesar estoit soupçonné, on luy apporta de dehors un brevet à cachetes. Caton, estimant que ce fut quelque chose dequoy les conjurez l'advertissent, le somma de le luy donner; ce que Caesar fut contraint de faire pour eviter un plus grand soupçon. C'estoit de fortune une lettre amoureuse que Servilia, soeur de Caton, luy escrivoit. Caton, l'ayant leue, la luy rejetta en luy disant: Tien, yvrongne), cela, dis-je, fut plustost un mot de desdain et de colere qu'un expres reproche de ce vice, comme souvent nous injurions ceux qui nous faschent, des premieres injures qui nous viennent à la bouche, quoy qu'elles ne soient nullement deues à ceux à qui nous les attachons. Joinct que ce vice que Caton luy reproche, est merveilleusement voisin de celuy auquel il avoit surpris Caesar : car Venus et Bacchus se [321] conviennent volontiers, à ce que dict le proverbe. Mais, chez moy, Venus est bien plus allegre, accompaignée de la sobrieté. Les exemples de sa douceur et de sa clemence envers ceux qui l'avoient offencé, sont infinis; je dis outre ceux qu'il donna pendant le temps que la guerre civile estoit encore en son progrés, desquels il faitluy-mesmes assez sentir par ses escris qu'il se servoit pour amadouer ses ennemis et leur faire moins craindre sa future domination et sa victoire. Mais si faut il dire que ces exemples là s'ils ne sont suffisans à nous tesmoigner sa naïve douceur, ils nous montrent au moins une merveilleuse confiance et grandeur de courage en ce personnage. Il luy est advenu souvent de renvoyer des armées toutes entieres à son ennemy apres les avoir vaincues, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon de le favoriser, au-moins de se contenir sans luy faire guerre. Il a prins à trois et à quatre fois tels capitaines de Pompeius, et autant de fois remis en liberté. Pompeius declaroit ses ennemis tous ceux qui ne l'accompaignoient à la guerre; et luy, fit proclamer qu'il tenoit pour amis tous ceux qui ne bougeoient et qui ne s'armoyent effectuellement contre luy. A ceux de ses capitaines qui se desroboient de luy pour aller prendre autre condition, il r'envoioit encore les armes, chevaux et equipage. Les villes qu'il avoit prinses par force, il les laissoit en liberté de suyvre tel party qu'il leur plairoit, ne leur donnant autre garnison que la memoire de sa douceur et clemence. Il deffendit, le jour de sa grande bataille de Pharsale, qu'on ne mit qu'à toute extremité la main sur les citoyens Romains. Voylà des traits bien hazardeux, selon mon jugement; et n'est pas merveilles si, aux guerres civiles que nous sentons, ceux qui combattent comme luy l'estat ancien de leur pays, n'en imitent l'exemple: ce sont moyens extraordinaires, et qu'il n'appartient qu'à la fortune de Caesar et à son admirable pourvoyance de [321v] heureusement conduire. Quand je considere la grandeur incomparable de cette ame, j'excuse la victoire de ne s'estre peu depestrer de luy, voire en cette tres-injuste et tres-inique cause. Pour revenir à sa clemence, nous en avons plusieurs naifs exemples au temps de sa domination, lors que, toutes choses estant reduites en sa main, il n'avoit plus à se feindre. Caius Memmius avoit escrit contre luy des oraisons tres-poignantes, ausquelles il avoit bien aigrement respondu; si ne laissa-il bien tost apres de aider à le faire Consul . Caius Calvus, qui avoit faict plusieurs epigrammes injurieux contre luy, ayant employé de ses amis pour le reconcilier, Caesar se convia luy mesme à luy escrire le premier. Et nostre bon Catulle, qui l'avoit testonné si rudement sous le nom de Mamurra, s'en estant venu excuser à luy, il le fit ce jour mesme soupper à sa table. Ayant esté adverty d'aucuns qui parloient mal de luy, il n'en fit autre chose que declarer, en une sienne harangue publique,qu'il en estoit adverty. Il craignoit encore moins ses ennemis qu'il ne les haissoit. Aucunes conjurations et assemblées qu'on faisoit contre sa vie luy ayant esté descouvertes, il se contenta de publier par edit qu'elles luy estoient connues, sans autrement en poursuyvre les autheurs. Quant au respect qu'il avoit à ses amis, Caius Oppius voyageant avec luy et se trouvant mal, il luy quitta un seul logis qu'il y avoit, et coucha toute la nuict sur la dure et au descouvert. Quant à sa justice, il fit mourir un sien serviteur qu'il aimoit singulierement, pour avoir couché avecques la femme d'un chevalier Romain, quoy que personne ne s'en plaignit. Jamais homme n'apporta ny plus de moderation en sa victoire, ny plus de resolution en la fortune contraire. Mais toutes ces belles inclinations furent alterées et estouffées par cette furieuse passion ambitieuse, à laquelle il se laissa si fort emporter qu'on peut aisément maintenir qu'elle tenoit le timon et le gouvernail de toutes ses actions. D'un homme [322] liberal elle en rendit un voleur publique pour fournir à cette profusion et largesse, et luy fit dire ce vilain et tres-injuste mot, que si les plus meschans et perdus hommes du monde luy avoient esté fidelles au service de son agrandissement, il les cheriroit et avanceroit de son pouvoir aussi bien que les plus gens de bien; l'enyvra d'une vanité si extreme qu'il osoit se vanter en presence de ses concitoyens d'avoir rendu cette grande Republique Romaine un nom sans forme et sans corps, et dire que ses responces devoient meshuy servir de loix, et recevoir assis le corps du Senat venant vers luy, et souffrir qu'on l'adorat et qu'on luy fit en sa presence des honneurs divins. Somme, ce seul vice, à mon advis, perdit en luy le plus beau et le plus riche naturel qui fut onques, et a rendu sa memoire abominable à tous les gens de bien, pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de son pays et subversion de la plus puissante et fleurissante chose publique que le monde verra jamais. Il se pourroit bien, au contraire, trouver plusieurs exemples de grands personnages ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires, comme Marcus Antonius et autres; mais où l'amour et l'ambition seroient en égale balance et viendroient à se chocquer de forces pareilles, je ne fay aucun doubte que cette-cy ne gaignast le pris de la maistrise. Or, pour me remettre sur mes brisées, c'est beaucoup de pouvoir brider nos appetits par le discours de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se tenir en leur devoir; mais de nous foitter pour l'interest de nos voisins, de non seulement nous deffaire de cette douce passion qui nous chatouille, du plaisir que nous sentons de nous voir aggreables à autruy et aymez et recherchez d'un chascun, mais encore de prendreen haine et à contre-coeur nos graces qui en sont cause, et de condamner nostre beauté par ce que quelque autre s'en eschauffe, je n'en ay veu guere [322v] d'exemples. Cettuy-cy en est: Spurina, jeune homme de la Toscane,

Qualis gemma micat, fulvum quae dividit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale, per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho,
Lucet ebur,

estant doué d'une singuliere beauté, et si excessive que les yeux plus continents ne pouvoient en souffrir l'esclat continemment, ne se contentant point de laisser sans secours tant de fiévre et de feu qu'il alloit attisant par tout, entra en furieux despit contre soy-mesmes et contre ces riches presens que nature luy avoit faits, comme si on se devoit prendre à eux de la faute d'autruy, et détailla et troubla, à force de playes qu'il se fit à escient et de cicatrices, la parfaicte proportion et ordonnance que nature avoit si curieusement observée en son visage. Pour en dire mon advis, j'admire telles actions plus que je ne les honnore: ces excez sont ennemis de mes regles. Le dessein en fut beau et consciencieux, mais, à mon advis, un peu manque de prudence. Quoy? si sa laideur servit depuis à en jetter d'autres au peché de mespris et de haine ou d'envie pour la gloire d'une si rare recommandation, ou de calomnie, interpretant cette humeur à une forcenée ambition. Y a il quelque forme de laquelle le vice ne tire, s'il veut, occasion à s'exercer en quelque maniere? Il estoit plus juste et aussi plus glorieux qu'il fist de ces dons de Dieu un subject de vertu examplaire et de reglement. Ceux qui se desrobent aux offices communs et à ce nombre infiny de regles espineuses à tant de visages qui lient un homme d'exacte preud'hommie en la vie civile, font, à mon gré, une belle espargne, quelque pointe d'aspreté peculiere qu'ils s'enjoignent. C'est aucunement mourir pour fuir la peine de bien vivre. Ils peuvent avoir autre pris; mais le pris de la difficulté, il ne m'a jamais semblé qu'ils l'eussent, ny qu'en malaisance, il y ait rien au delà de se tenir droit emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à tous les membres de sa charge. Il est à l'adventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir deuement de tout point en la compaignie de sa femme; et a l'on de quoy couler plus incurieusement enla pauvreté qu'en l'abondance justement dispensée: l'usage conduict selon raison a plus d'aspreté que n'a l'abstinence. La moderation est vertu bien plus affaireuse que n'est la souffrance. Le bien vivre du jeune Scipion a mille façons; le bien vivre de Diogenes n'en a qu'une. Cette-cy surpasse d'autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises et accomplies la surpassent en utilité et en force.

Chap. XXXIV.
Observations sur les Moyens de Faire la Guerre de Julius Caesar

On recite de plusieurs chefs de guerre, qu'ils ont eu certains livres en particuliere recommandation: comme le grand Alexandre, Homere : Scipion l' Aphricain, Xenophon; Marcus Brutus, Polybius ; Charles cinquiesme, Philippe de Comines; et dit-on, de ce temps, que Machiavel est encores ailleurs en credit; mais le feu Mareschal Strossy, qui avoit pris Caesar pour sa part, avoit sans doubte bien mieux choisi: car, à la verité, ce devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l'art militaire. Et Dieu sçait encore de quelle grace et de quelle beauté il a fardé cette riche matiere, d'une façon de dire si pure, si delicate et si parfaicte, que, à mon goust, il n'y a aucuns escrits au monde qui puissent estre comparables aux siens en cette partie. Je veux icy enregistrer certains traicts particuliers et rares, sur le faict [323] de ses guerres, qui me sont demeurez en memoire. Son armée estant en quelque effroy pour le bruit qui couroit des grandes forces que menoit contre lui le Roy Juba, au lieu de rabatre l'opinion que ses soldats en avoyent prise et appetisser les moyens de son ennemy, les ayant faict assembler pour les r'asseurer et leur donner courage, il print une voye toute contraire à celle que nous avons accoustumé: car il leur dit qu'ils ne se missent plus en peine de s'enquerir des forces que menoit l'ennemy, et qu'il en avoit eu bien certain advertissement; et lors il leur en fit le nombre surpassant de beaucoup et la vérité et la renommée qui en couroit en son armée, suyvant ce que conseille Cyrus en Xenophon; d'autant que la tromperie n'est pas si grande de trouver les ennemis par effet plus foybles qu'on n'avoit esperé, que, les ayant jugez foybles par reputation, les trouver apres à la verité bien forts. Il accoustumoit sur tout ses soldats à obeyr simplement, sans se mesler de contreroller ou parler des desseins de leur capitaine, lesquels il ne leur communiquoit que sur le point de l'execution; et prenoit plaisir, s'ils enavoyent descouvert quelque chose, de changer sur le champ d'advis pour les tromper; et souvent, pour cet effect, ayant assigné un logis en quelque lieu, il passoit outre et alongeoit la journée, notamment s'il faisoit mauvais temps et pluvieux. Les Souisses, au commencement de ses guerres de Gaule, ayans envoyé vers luy pour leur donner passage au travers des terres des Romains, estant deliberé de les empescher par force, il leur contrefit toutes-fois un bon visage, et print quelques jours de delay à leur faire responce, pour se servir de ce loisir à assembler son armée. Ces pauvres gens ne sçavoyent pas combien il estoit excellent mesnager du temps: car il redit maintes-fois que c'est la plus souveraine partie d'un capitaine que la science de prendre au point les occasions, et la diligence, qui est en ses exploits [323v] à la verité inouye et incroyable. S'il n'estoit guiere conscientieux en cela, de prendre advantage sur son ennemy sous couleur d'un traité d'accord, il l'estoit aussi peu en ce qu'il ne requeroit en ses soldats autre vertu que la vaillance, ny ne punissoit guiere autres vices que la mutination et la desobeïssance. Souvent, apres ses victoires, il leur lachoit la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des regles de la discipline militaire, adjoutant à cela qu'il avoit des soldats si bien creez que, tous perfumez et musquez, ils ne laissoient pas d'aller furieusement au combat. De vray, il aymoit qu'ils fussent richement armez, et leur faisoit porter des harnois gravez, dorez et argentez, afin que le soing de la conservation de leurs armes les rendit plus aspres à se defendre. Parlant à eux, il les appelloit du nom de compaignons, que nous usons encore: ce qu' Auguste, son successeur, reforma, estimant qu'il l'avoit fait pour la necessité de ses affaires et pour flater le coeur de ceux qui ne le suyvoient que volontairement;

Rheni mihi Caesar in undis
Dux erat, hic socius: facinus quos inquinat, aequat;

mais que cette façon estoit trop rabaissée pour la dignité d'un Empereur et general d'armée, et remit en train de les appeller seulement soldats. A cette courtoisie Caesar mesloit toutes-fois une grande severité à les reprimer. La neufiesme legion s'estant mutinée au pres de Plaisance, il la cassa avec ignominie, quoy que Pompeius fut lors encore en pieds, et ne la reçeut en grace qu'avec plusieurs supplications. Il les rapaisoit plus par authorité et par audace, que par douceur.Là où il parle de son passage de la riviere du Rhin vers l' Alemaigne, il dit qu'estimant indigne de l'honneur du peuple Romain qu'il passast son armée à navires, il fit dresser un pont afin qu'il passat à pied ferme. Ce fut là qu'il batist ce pont admirable dequoy il dechifre particulierement la [324] fabrique: car il ne s'arreste si volontiers en nul endroit de ses faits, qu'à nous representer la subtilité de ses inventions en telle sorte d'ouvrages de main. J'y ay aussi remarqué cela, qu'il fait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat: car, où il veut montrer avoir esté surpris ou pressé, il allegue tousjours cela, qu'il n'eust pas seulement loysir de haranguer son armée. Avant cette grande bataille contre ceux de Tournay : Caesar, dict-il, ayant ordonné du reste, courut soudainement où la fortune le porta, pour enhorter ses gens; et rencontrant la dixiesme legion, il n'eust loisir de leur dire, sinon qu'ils eussent souvenance de leur vertu accoustumée, qu'ils ne s'estonnassent point et soustinsent hardiment l'effort des adversaires; et par ce que l'ennemy estoit des-jà approché à un jet de trait, il donna le signe de la bataille; et de là estant passé soudainement ailleurs pour en encourager d'autres, il trouva qu'ils estoyent des-jà aux prises. Voylà ce qu'il en dict en ce lieu là. De vray, sa langue luy a fait en plusieurs lieux de bien notables services; et estoit, de son temps mesme, son eloquence militaire en telle recommendation que plusieurs en son armée recueilloyent ses harangues; et par ce moyen il en fut assemblé des volumes qui ont duré long temps apres luy. Son parler avoit des graces particulieres, si que ses familiers, et, entre autres, Auguste, oyant reciter ce qui en avoit esté recueilli, reconnoissoit jusques aux phrases et aux mots ce qui n'estoit pas du sien. La premiere fois qu'il sortit de Rome avec charge publique, il arriva en huit jours à la riviere du Rhone, ayant dans sa coche devant luy un secretaire ou deux qui escrivoyent sans cesse, et derriere luy celuy qui portoit son espée. Et certes, quand on ne feroit qu'aler, à peine pourroit on atteindre à cette promptitude dequoy, tousjours victorieux, ayant laissé la Gaule et suyvant [324v] Pompeius à Brindes, il subjuga l' Italie en dix-huict jours, revint de Brindes à Rome; de Rome il s'en alla au fin fonds de l' Espaigne, où il passa des difficultez extremes en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siege de Marseille . De là il s'en retourna en la Macedoine, battit l'armée Romaine à Pharsale, passa de là, suyvant Pompeius, en Aegypte, laquelle il subjuga; d' Aegypte il vint en Syrie et au pays du Pont où il combatit Pharnaces; de là en Afrique, où il deffit Scipion et Juba, et rebroussa encore par l' Italie en Espaigne, où il deffit les enfans de Pompeius,

Ocior et coeli flammis et tigride foeta.
Ac veluti montis saxum de vertice praeceps
Cum ruit avulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis solvit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exultatque solo, silvas, armenta virosque
Involvens secum.

Parlant du siege d' Avaricum, il dit que c'estoit sa coustume de se tenir nuict et jour pres des ouvriers, qu'il avoit en besoigne. En toutes entreprises de consequence, il faisoit tousjours la descouverte luy mesme, et ne passa jamais son armée en lieu qu'il n'eut premierement reconnu. Et, si nous croyons Suetone, quand il fit l'entreprise de trajetter en Angleterre il fut le premier à sonder le gué. Il avoit accoustumé de dire qu'il aimoit mieux la victoire qui se conduisoit par conseil, que par force. Et, en la guerre contre Petreius et Afranius, la fortune luy presentant une bien apparante occasion d'advantage, il la refusa, dit-il, esperant avec un peu plus de longueur, mais moins de hazard, venir à bout de ses ennemis. Il fit aussi là un merveilleux traict, de commander à tout son ost de passer à nage la riviere sans aucune necessité,

rapuitque ruens in praelia miles, [325]
Quod fugiens timuisset, iter; mox uda receptis
Membra fovent armis, gelidosque a gurgite, cursu
Restituunt artus.

Je le trouve un peu plus retenu et consideré en ses entreprinses qu' Alexandre : car cettuy-cy semble rechercher et courir à force les dangiers, comme un impetueux torrent qui choque et attaque sans discretion et sans chois tout ce qu'il rencontre:

Sic tauri-formis volvitur Aufidus,
Qui Regna Dauni perfluit Appuli,
Dum saevit, horrendamque cultis
Diluviem meditatur agris.

Aussi estoit-il embesoigné en la fleur et premiere chaleur de son aage, là où Caesar s'y print estant des-jà meur et bien avancé. Outre ce qu' Alexandre estoit d'une temperature plus sanguine, colere et ardente, et si esmouvoit encore cette humeur par le vin, duquel Caesar estoit tres-abstinent: mais où les occasions de la necessité se presentoyent et où la chose le requeroit, il ne fut jamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à moy, il me semble lire en plusieurs de ses exploits une certaine resolution de se perdre, pour fuyr la honte d'estre vaincu. En cette grande bataille qu'il eut contre ceux de Tournay, il courut se presenter à la teste des ennemis sans bouclier, comme il se trouva, voyant la pointe de son armée s'esbranler: ce qui luy est advenu plusieurs autres-fois. Oyant dire que ses gens estoyent assiegez, il passa desguisé au travers l'armée ennemie pour les aller fortifier de sa presence. Ayant trajecté à Dirrachium avec bien petites forces, et voyant que le reste de son armée, qu'il avoit laissée à conduire à Antonius, tardoit à le suivre, il entreprit luy seul de repasser la mer par une tres-grande tormente, et se desroba pour aller reprendre luy mesme le reste de ses forces, les ports de delà et [325v] toute la mer estant saisie par Pompeius . Et quant aux entreprises qu'il a faites à main armée, il y en a plusieurs qui surpassent en hazard tout discours de raison militaire: car avec combien foibles moyens entreprint-il de subjuguer le Royaume d' Aegypte, et, depuis, d'aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes? Ces gens là ont eu je ne sçay quelle plus qu'humaine confiance de leur fortune. Et disoit-il qu'il failloit executer, non pas consulter, les hautes entreprises. Apres la bataille de Pharsale, ayant envoyé son armée devant en Asie, et passant avec un seul vaisseau le destroit de l' Helespont, il rencontra en mer Lucius Cassius avec dix gros navires de guerre; il eut le courage non seulement de l'attendre, mais de tirer droit vers luy et le sommer de se rendre; et en vint à bout. Ayant entrepris ce furieux siege d' Alexia, où il y avoit quatre vints mille hommes de deffence, toute la Gaule s'estant eslevée pour luy courre sus et lever le siege, et dressé une armée de cent neuf mille chevaux et de deux cens quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle confiance fut ce de n'en vouloir abandonner son entreprise et se resoudre à deux si grandes difficultez ensemble? Lesquelles toutesfois il soustint; et, apres avoir gaigné cette grande bataille contre ceux de dehors, rengea bien tost à sa mercy ceux qu'il tenoit enfermez. Il en advint autant à Lucullus au siege deTigranocerta contre le Roy Tigranes, mais d'une condition dispareille, veu la mollesse des ennemis à qui Lucullus avoit affaire. Je veux icy remarquer deux rares evenemens et extraordinaires sur le fait de ce siege d' Alexia : l'un, que les Gaulois, s'assemblans pour venir trouver là Caesar, ayans faict denombrement de toutes leurs forces, resolurent en leur conseil de retrancher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu'ils n'en [326] tombassent en confusion. Cet exemple est nouveau de craindre à estre trop; mais, à le bien prendre, il est vray-semblable que le corps d'une armée doit avoir une grandeur moderée et reglée à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au-moins seroit il bien aisé à verifier, par exemple, que ces armées monstrueuses en nombre n'ont guere rien fait qui vaille. Suivant le dire de Cyrus en Xenophon, que ce n'est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui faict l'advantage, le demeurant servant plus de destourbier que de secours. Et Bajazet print le principal fondement à sa resolution de livrer journée à Tamburlan, contre l'advis de tous ses capitaines, sur ce que le nombre innombrable des hommes de son ennemy lui donnoit certaine esperance de confusion. Scanderberch, bon juge et tres expert, avoit accoustumé de dire que dix ou douze mille combattans fideles devoient baster à un suffisant chef de guerre pour garantir sa reputation en toute sorte de besoin militaire. L'autre point, qui semble estre contraire et à l'usage et à la raison de la guerre, c'est que Vercingentorix, qui estoit nommé chef et general de toutes les parties des Gaules revoltées, print party de s'aller enfermer dans Alexia . Car celuy qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu'au cas de cette extremité qu'il y alat de sa derniere place et qu'il n'y eut rien plus à esperer qu'en la deffence d'icelle; autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en general à toutes les parties de son gouvernement. Pour revenir à Caesar, il devint, avec le temps, un peu plus tardif et plus consideré, comme tesmoigne son familier Oppius : estimant qu'il ne devoit aysement hazarder l'honneur de tant de victoires, lequel une seule defortune luy pourroit faire perdre. C'est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse temeraire qui se void aux jeunes gens, les nommant necessiteux d'honneur, bisognosi d'honore , et qu'estant encore en cette grande faim et disete de reputation, ils ont raison de la chercher à quelque pris que ce soit, ce que ne doivent pas faire ceux qui en ont desjà acquis à suffisance. Il y peut avoir quelquejuste moderation en ce desir de gloire, et quelque sacieté en cet appetit, comme aux autres; assez de gens le practiquent ainsi. Il estoit bien esloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se vouloyent prevaloir en leurs guerres que de la vertu simple [326v] et nayfve; mais encore y apportoit il plus de conscience que nous ne ferions à cette heure, et n'approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire. En la guerre contre Ariovistus, estant à parlementer avec luy, il y survint quelque remuement entre les deux armées, qui commença par la faute des gens de cheval d' Ariovistus; sur ce tumulte, Caesar se trouva avoir fort grand advantage sur ses ennemis; toutesfois il ne s'en voulut point prevaloir, de peur qu'on luy peut reprocher d'y avoir procedé de mauvaise foy. Il avoit accoustumé de porter un accoustrement riche au combat et de couleur esclatante pour se faire remarquer. Il tenoit la bride plus estroite à ses soldats, et les tenoit plus de court? estant pres des ennemis. Quand les anciens Grecs vouloyent accuser quelqu'un d'extreme insuffisance, ils disoyent en commun proverbe qu'il ne sçavoit ny lire ny nager. Il avoit cette mesme opinion, que la science de nager estoit tres-utile à la guerre, et en tira plusieurs commoditez: s'il avoit à faire diligence, il franchissoit ordinairement à nage les rivieres qu'il rencontroit, car il aymoit à voyager à pied comme le grand Alexandre . En Aegypte, ayant esté forcé, pour se sauver, de se mettre dans un petit bateau, et tant de gens s'y estant lancez quant et luy qu'il estoit en danger d'aller à fons, il ayma mieux se jetter en la mer et gaigna sa flote à nage, qui estoit plus de deux cents pas de là, tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l'eau et trainant à belles dents sa cotte d'armes, afin que l'ennemy n'en jouyt, estant des-jà bien avancé sur l'eage. Jamais chef de guerre n'eust tant de creance sur ses soldats: au commancement de ses guerres civiles, les centeniers luy offrirent de soudoyer, chacun sur sa bourse, un homme d'armes; et les gens de pied, de le servir à leurs despens, ceux qui estoyent plus aysez entreprenants encore à deffrayer les plus necessiteux. [327] Feu monsieur l' Admiral de Chatillon nous fit veoir dernierement un pareil cas en nos guerres civiles, car les François de son armée fournissoient de leurs bourses au payement des estrangers qui l'accompaignoient; il ne se trouveroit guiere d'exemples d'affection si ardente et si preste parmy ceux qui marchent dans le vieux train, soubs l'ancienne police des loix. La passion nous commande bien plus vivement que la raison. Il est pourtant advenu, en la guerre contre Annibal, qu'à l'exemple dela liberalité du peuple Romain en la ville, les gendarmes et Capitaines refusarent leur paye; et appelloit on au camp de Marcellus mercenaires ceux qui en prenoient. Ayant eu du pire aupres de Dirrachium, ses soldats se vindrent d'eux mesmes offrir à estre chastiez et punis, de façon qu'il eust plus à les consoler qu'à les tencer. Une sienne seule cohorte soustint quatre legions de Pompeius plus de quatre heures, jusques à ce qu'elle fut quasi toute deffaicte à coups de trait; et se trouva dans la trenchée cent trente mille flesches. Un soldat nommé Scaeva, qui commandoit à une des entrées, s'y maintint invincible, ayant un oeil crevé, une espaule et une cuisse percées, et son escu faucé en deux cens trente lieux. Il est advenu à plusieurs de ses soldats pris prisonniers d'accepter plustost la mort que de vouloir promettre de prendre autre party. Granius Petronius pris par Scipion en Affrique, Scipion, ayant faict mourir ses compaignons, luy manda qu'il luy donnoit la vie, car il estoit homme de reng et questeur. Petronius respondit que les soldats de Caesar avoient accoustumé de donner la vie aux autres, non la recevoir; et se tua tout soudain de sa main propre. Il y a infinis exemples de leur fidelité: il ne faut pas oublier le traict de ceux qui furent assiegez à Salone, ville partizane pour Caesar contre Pompeius, pour un rare accident qui y advint. Marcus Octavius les tenoit assiegez; ceux de dedans estans reduits en extreme necessité de toutes choses, en maniere que, pour supplier au deffaut qu'ils avoient d'hommes, la plus part d'entre eux y estans morts et blessez, ils avoient mis en liberté tous leurs esclaves, et pour le service de leurs engins avoient esté contraints de coupper les cheveux de toutes les femmes pour en faire [327v] des cordes, outre une merveilleuse disette de vivres, et ce neant moins resolus de jamais ne se rendre. Apres avoir trainé ce siege en grande longueur, d'où Octavius estoit devenu plus nonchalant et moins attentif à son entreprinse, ils choisirent un jour sur le midy, et, ayant rangé les femmes et les enfans sur leurs murailles pour faire bonne mine, sortirent en telle furie sur les assiegeans qu'ayant enfoncé le premier, le second et tiers corps de garde, et le quatriesme et puis le reste, et ayant fait du tout abandonner les tranchées, les chasserent jusques dans les navires; et Octavius mesmes se sauva à Dyrrachium, où estoit Pompeius . Je n'ay point memoire pour cett'heure d'avoir veu aucun autre exemple où les assiegez battent en gros les assiegeans et gaignent la maistrise de la campaigne, ny qu'une sortie ait tiré en consequence une pure et entiere victoire de bataille.

Chap. XXXV.
De Trois Bonnes Femmes

Il n'en est pas à douzaines, comme chacun sçait, et notamment aux devoirs de mariage: car c'est un marché plein de tant d'espineuses circonstances qu'il est malaisé que la volonté d'une femme s'y maintienne entiere long temps. Les hommes, quoy qu'ils y soient avec un peu meilleure condition, y ont prou affaire. La touche d'un bon mariage, et sa vraye preuve, regarde le temps que la societé dure: si elle a esté constamment douce, loyalle et commode. En nostre siecle, elles reservent plus communéement à estaller leurs bons offices et la vehemence de leur affection envers leurs maris perdus; cherchent au moins lors à donner tesmoignage de leur bonne volonté. Tardif tesmoignage et hors de saison'Elles preuvent plustost par là qu'elles ne les aiment que morts. La vie est plaine de combustion; le trespas, d'amour et de courtoisie. Comme les peres cachent l'affection envers leurs enfans, elles volontiers, de mesmes, cachent la leur [328] envers le mary pour maintenir un honneste respect. Ce mistere n'est pas de mon goust: elles ont beau s'escheveler et esgratigner, je m'en vois à l'oreille d'une femme de chambre et d'un secretaire: Comment estoient-ils? Comment ont-ils vescu ensemble? Il me souvient tousjours de ce bon mot: jactantius moerent, quae minus dolent. Leur rechigner est odieux aux vivans et vain aux morts. Nous dispenserons volontiers qu'on rie apres, pourveu qu'on nous rie pendant la vie. Est ce pas de quoy resusciter de despit, qui m'aura craché au nez pendant que j'estoy, me vienne froter les pieds quand je commence à n'estre plus. S'il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n'appartient qu'à celles qui leur ont ry: celles qui ont pleuré en la vie, qu'elles rient en la mort, au dehors comme au dedans. Aussi ne regardez pas à ces yeux moites et à cette piteuse voix; regardez ce port, ce teinct et l'embonpoinct de ces joues soubs ces grands voiles: c'est par-là qu'elle parle françois. Il en est peu de qui la santé n'aille en amendant, qualité qui ne sçait pas mentir. Cetteceremonieuse contenance ne regarde pas tant derriere soy que devant; c'est acquest plus que payement. En mon enfance, une honneste et tres-belle dame, qui vit encores, vefve d'un prince, avoit je ne sçay quoy plus en sa parure qu'il n'est permis par les loix de nostre vefvage; à ceux qui le lui reprochoient: C'est, disoit elle, que je ne practique plus de nouvelles amitiez, et suis hors de volonté de me remarier. Pour ne disconvenir du tout à nostre usage, j'ay icy choisy trois femmes qui ont aussi employé l'effort de leur bonté et affection autour la mort de leurs maris; ce sont pourtant exemples un peu autres, et si pressans qu'ils tirent hardiment la vie en consequence. Pline le jeune avoit, pres d'une sienne maison, en Italie, un voisin merveilleusement tourmenté de quelques ulceres qui luy estoient survenus és parties honteuses. Sa femme, le voyant si longuement languir, le pria de permettre qu'elle veit à loisir et de pres l'estat de son mal, et qu'elle luy diroit plus franchement que aucun autre ce qu'il avoit à en esperer. Apres avoir obtenu cela de luy et [328v] l'avoir curieusement consideré, elle trouva qu'il estoit impossible qu'il en peut guerir, et que tout ce qu'il avoit à attandre, c'estoit de trainer fort long temps une vie doloureuse et languissante: si luy conseilla, pour le plus seur et souverain remede, de se tuer; et le trouvant un peu mol à une si rude entreprise: Ne pense point, luy dit elle, mon amy, que les douleurs que je te voy souffrir, ne me touchent autant qu'à toy, et que, pour m'en delivrer, je ne me veuille servir moy-mesme de cette medecine que je t'ordonne. Je te veux accompaigner à la guerison comme j'ay fait à la maladie: oste cette crainte, et pense que nous n'aurons que plaisir en ce passage qui nous doit delivrer de tels tourmens: nous nous en irons heureusement ensemble. Cela dit, et ayant rechauffé le courage de son mary, elle resolut qu'ils se precipiteroient en la mer par une fenestre de leur logis qui y respondoit. Et pour maintenir jusques à sa fin cette loyale et vehemente affection dequoy elle l'avoit embrassé pendant sa vie, elle voulut encore qu'il mourust entre ses bras; mais, de peur qu'ils ne luy faillissent et que les estraintes de ses enlassemens ne vinssent à se relascher par la cheute et la crainte, elle se fit lier et attacher bien estroittement avec luy par le faux du corps, et abandonna ainsi sa vie pour le repos de celle de son mary. Celle-là estoit de bas lieu; et parmy telle condition de gens il n'est pas si nouveau d'y voir quelque traict de rare bonté,

extrema per illos
Justitia excedens terris vestigia fecit.

Les autres deux sont nobles et riches, où les exemples de vertu se logent rarement. Arria, femme de Cecinna Paetus, personnage consulaire, fut mere d'un'autre Arria, femme de Thrasea Paetus, celuy duquel la vertu fut tant renommée du temps de Neron, et, par le moyen de ce gendre, mere-grand de Fannia, car la ressemblance des noms de ces hommes et [329] femmes et de leurs fortunes en a fait mesconter plusieurs. Cette premiere Arria, Cecinna Paetus, son mary, ayant esté prins prisonnier par les gens de l' Empereur Claudius, apres la deffaicte de Scribonianus, duquel il avoit suivy le party, supplia ceux qui l'en amenoient prisonnier à Rome, de la recevoir dans leur navire, où elle leur seroit de beaucoup moins de despence et d'incommodité qu'un nombre de personnes qu'il leur faudroit pour le service de son mary, et qu'elle seule fourniroit à sa chambre, à sa cuisine et à tous autres offices. Ils l'en refuserent; et elle, s'estant jettée dans un bateau de pécheur qu'elle loua sur le champ, le suyvit en cette sorte depuis la Sclavonie . Comme ils furent à Rome, un jour, en presence de l' Empereur, Junia, vefve de Scribonianus, s'estant accostée d'elle familierement pour la societé de leurs fortunes, elle la repoussa rudement avec ces paroles: Moy, dit-elle, que je parle à toy, ny que je t'escoute, toy au giron de laquelle Scribonianus fut tué? et tu vis encore'Ces paroles, avec plusieurs autres signes, firent sentir à ses parents qu'elle estoit pour se deffaire elle-mesme, impatiente de supporter la fortune de son mary. Et Thrasea, son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et luy disant ainsi: Quoy! si je courois pareille fortune à celle de Caecinna, voudriez vous que ma femme, vostre fille, en fit de mesme?--Comment donq? si je le voudrois? respondit-elle: ouy, ouy, je le voudrois, si elle avoit vescu aussi long temps et d'aussi bon accord avec toy que j'ay faict avec mon mary. Ces responces augmentoient le soing qu'on avoit d'elle, et faisoient qu'on regardoit de plus pres à ses deportemens. Un jour, apres avoir dict à ceux qui la gardoient: Vous avez beau faire, vous me pouvez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sçauriez, s'eslançant furieusement d'une chaire où elle estoit assise, s'alla de toute sa force chocquer la teste contre la paroy voisine; duquel coup estant cheute [329v] de son long esvanouye et fort blessée, apres qu'on l'eut à toute peine faite revenir: Je vous disois bien, dit-elle, que si vous me refusiez quelque façon aisée de me tuer, j'en choisirois quelque autre, pour mal-aisée qu'elle fut. La fin d'une si admirable vertu fut telle: son mary Paetus n'ayant pas le coeur assez ferme de soy-mesme pour se donner la mort, à laquelle la cruauté de l' Empereur le rengeoit, un jour entre autres, apres avoir premierement emploié les discours et enhortementspropres au conseil qu'elle luy donnoit à ce faire, elle print le poignart que son mary portoit, et le tenant trait en sa main, pour la conclusion de son exhortation: Fais ainsi, Paetus, luy dit-elle. Et en mesme instant, s'en estant donné un coup mortel dans l'estomach, et puis l'arrachant de sa playe, elle le luy presenta, finissant quant et quant sa vie avec cette noble, genereuse et immortelle parole: Paete, non dolet. Elle n'eust loisir que de dire ces trois paroles d'une si belle substance: Tien, Paetus, il ne m'a poinct faict mal:

Casta suo gladium cum traderet Arria Paeto,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis:
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit;
Sed quod tu facies, id mihi, Paete, dolet.

Il est bien plus vif en son naturel et d'un sens plus riche: car et la playe et la mort de son mary, et les siennes, tant s'en faut qu'elles luy poisassent; qu'elle en avoit esté la conseillere et promotrice; mais, ayant fait cette haute et courageuse entreprinse pour la seule commodité de son mary, elle ne regarde qu'à luy encores au dernier trait de sa vie, et à luy oster la crainte de la suivre en mourant. Paetus se frappa tout soudain, de ce mesme glaive: honteux, à mon advis, d'avoir eu besoin d'un si cher et pretieux enseignement. Pompeia Paulina, jeune et tres-noble Dame Romaine, avoit espousé Seneque en son extreme vieillesse. Neron, son beau disciple, ayant envoyé ses [330] satellités vers luy pour luy denoncer l'ordonnance de sa mort (ce qui se faisoit en cette maniere: quand les Empereurs Romains de ce temps avoient condamné quelque homme de qualité, ils luy mandoient par leurs officiers de choisir quelque mort à sa poste, et de la prendre dans tel ou tel delay qu'ils luy faisoient prescrire selon la trempe de leur cholere, tantost plus pressé, tantost plus long, luy donnant terme pour disposer pendant ce temps là de ses affaires, et quelque fois lui ostant le moyen de ce faire par la briefveté du temps; et si le condamné estrivoit à leur ordonnance, ils menoient des gens propres à l'executer, ou lui coupant les veines des bras et des jambes, ou luy faisant avaller du poison par force; mais les personnes d'honneur n'attendoient pas cette necessité, et se servoient de leurs propres medecins et chirurgiens à cet effet), Seneque ouit leur charge d'un visage paisible et asseuré, et apres demanda du papier pour faire son testament; ce que luy ayant esté refusé par le capitaine,se tournant vers ses amis: Puis que je ne puis, leur dit-il, vous laisser autre chose en reconnoissance de ce que je vous doy, je vous laisse au moins ce que j'ay de plus beau, à sçavoir l'image de mes meurs et de ma vie, laquelle je vous prie conserver en vostre mesmoire, affin qu'en ce faisant vous acqueriez la gloire de sinceres et veritables amis. Et quant et quant appaisant tantost l'aigreur de la douleur qu'il leur voyoit souffrir, par douces paroles, tantost roidissant sa voix pour les en tancer: Où sont, disoit-il, ces beaux preceptes de la philosophie? que sont devenues les provisions que par tant d'années nous avons faictes contre les accidents de la fortune? La cruauté de Neron nous estoit elle inconnue? Que pouvions nous attendre de celuy qui avoit tué sa mere et son frere, sinon qu'il fit encore mourir son gouverneur, qui l'a nourry et eslevé? Apres avoir dit ces paroles en commun, il se destourna à sa femme, et, l'embrassant estroittement, [330v] comme, par la pesanteur de la douleur, elle deffailloit de coeur et de forces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident pour l'amour de luy, et que l'heure estoit venue où il avoit à montrer, non plus par discours et par disputes, mais par effect, le fruict qu'il avoit tiré de ses estudes, et que sans doubte il embrassoit la mort, non seulement sans douleur, mais avecques allegresse: Parquoy, m'amie, disoit-il, ne la des-honore par tes larmes, affin qu'il ne semble que tu t'aimes plus que ma reputation; appaise ta douleur et te console en la connoissance que tu as eu de moy et de mes actions, conduisant le reste de ta vie par les honnestes occupations ausquelles tu es adonnée. A quoy Paulina ayant un peu repris ses esprits et reschauffé la magnanimité de son courage par une tres-noble affection: Non, Seneca, respondit-elle, je ne suis pas pour vous laisser sans ma compaignie en telle necessité; je ne veux pas que vous pensiez que les vertueux exemples de vostre vie ne m'ayent encore appris à sçavoir bien mourir; et quand le pourroy-je ny mieux, ny plus honnestement, ny plus à mon gré, qu'avecques vous? Ainsi faictes estat que je m'en vay quant et vous. Lors Seneque, prenant en bonne part une si belle et glorieuse deliberation de sa femme, et pour se delivrer aussi de la crainte de la laisser apres sa mort à la mercy et cruauté de ses ennemys: Je t'avoy, Paulina, dit-il, conseillé ce qui servoit à conduire plus heureusement ta vie: tu aymes donc mieux l'honneur de la mort; vrayement je ne te l'envieray poinct: la constance et la resolution soyent pareilles à nostre commune fin, mais la beauté et la gloire soit plus grande de ta part. Cela fait, on leur couppa en mesme temps les veines des bras; mais par ce que celles de Seneque, reserrées tant par la vieillesse que par son abstinence, donnoient au sang le cours trop long et trop lache, il commanda qu'on luy couppat encore les veinesdes cuisses; [331] et, de peur que le tourment qu'il en souffroit, n'attendrit le coeur de sa femme, et pour se delivrer aussy soy-mesme de l'affliction qu'il portoit de la veoir en si piteux estat, apres avoir tres-amoureusement pris congé d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportat en la chambre voisine, comme on feist. Mais, toutes ces incisions estant encore insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius Anneus, son medecin, de luy donner un breuvage de poison, qui n'eust guiere non plus d'effect, car, pour la foiblesse et froideur des membres, elle ne peut arriver jusques au coeur. Par ainsin on luy fit outre-cela aprester un baing fort chaud; et lors, sentant sa fin prochaine, autant qu'il eust d'haleine, il continua des discours tres-excellans sur le suject de l'estat où il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent tant qu'ils peurent ouyr sa voix, et demeurerent ses parolles dernieres long temps despuis en credit et honneur és mains des hommes (ce nous est une bien facheuse perte qu'elles ne soyent venues jusques à nous). Comme il sentit les derniers traicts de la mort, prenant de l'eau du being toute sanglante, il en arrousa sa teste en disant: Je voue cette eau à Juppiter le liberateur. Neron, adverty de tout cecy, craignant que la mort de Paulina, qui estoit des mieux apparentées dames Romaines et envers laquelle il n'avoit nulles particulieres inimitiez, luy vint à reproche, renvoya en toute diligence luy faire r'atacher ses playes: ce que ses gens d'elle firent sans son sçeu, estant des-jà demy morte et sans aucun sentiment. Et ce que, contre son dessein, elle vesquit dépuis, ce fut tres-honorablement et comme il appartenoit à sa vertu, montrant par la couleur blesme de son visage combien elle avoit escoulé de vie par ses blessures. Voylà mes trois contes tres-veritables, que je trouve aussi plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste pour donner plaisir au commun; et m'estonne que ceux qui [331v] s'adonnent à cela, ne s'avisent de choisir plutost dix mille tres-belles histoires qui se rencontrent dans les livres, où ils auroient moins de peine et apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir un corps entier et s'entretenant, il ne faudroit qu'il fournit du sien que la liaison, comme la soudure d'un autre metal; et pourroit entasser par ce moyen force veritables evenemens de toutes sortes, les disposant et diversifiant, selon que la beauté de l'ouvrage le requerroit, à peu pres comme Ovide a cousu et r'apiecé sa Metamorphose, de ce grand nombre de fables diverses. En ce dernier couple, cela est encore digne d'estre consideré, que Paulina offre volontiers à quiter la vie pour l'amour de son mary, et que son mary avoit autre-fois quitté aussi la mort pour l'amour d'elle. Il n'ya pas pour nous grand contre-pois en cet eschange; mais, selon son humeur Stoïque, je croy qu'il pensoit avoir autant faict pour elle, d'alonger sa vie en sa faveur, comme s'il fut mort pour elle. En l'une des lettres qu'il escrit à Lucilius, apres qu'il luy a fait entendre comme, la fiebvre l'ayant pris à Rome, il monta soudain en coche pour s'en aller à une sienne maison aux champs, contre l'opinion de sa femme qui le vouloit arrester, et qu'il luy avoit respondu que la fiebvre qu'il avoit, ce n'estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu, il suit ainsin: Elle me laissa aller, me recommandant fort ma santé. Or, moy qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moy pour pourvoir à elle: le privilege que ma viellesse m'avoit donné, me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, je le pers, quand il me souvient qu'en ce vieillard il y en a une jeune à qui je profite. Puis que je ne la puis ranger à m'aymer plus courageusement, elle me renge à m'aymer moymesme plus curieusement: car il faut prester quelque chose aux honnestes affections; et par fois, encore que les [332] occasions nous pressent au contraire, il faut r'appeller la vie, voire avecque tourment; il faut arrester l'ame entre les dents, puis que la loy de vivre, aux gens de bien, ce n'est pas autant qu'il leur plait, mais autant qu'ils doivent. Celuy qui n'estime pas tant sa femme ou un sien amy que d'en allonger sa vie, et qui s'opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol: il faut que l'ame se commande cela, quand l'utilité des nostres le requiert; il faut par fois nous prester à nos amis, et, quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre notre dessein pour eux. C'est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d'autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict; et est un traict de bonté singuliere de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité plus grande, c'est la nonchalance de sa durée et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doux, agreable et profitable à quelqu'un bien affectionné. Et en reçoit on une tres-plaisante recompense, car qu'est-il plus doux que d'estre si cher à sa femme qu'en sa consideration on en devienne plus cher à soy-mesme? Ainsi ma Pauline m'a chargé non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m'a pas esté assez de considerer combien resoluement je pourrois mourir, mais j'ay aussi consideré combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c'est quelquefois magnanimité que vivre. Voylà ses mots, excellens comme est son usage.

Chap. XXXVI.
Des Plus Excellens Hommes

Si on me demandoit le chois de tous les hommes qui sont venus à ma connoissance, il me semble en trouver trois excellens au dessus de tous les autres. L'un Homere : non pas qu' Aristote ou Varro (pour exemple) ne fussent à [332v] l'adventure aussi sçavans que luy, ny possible encore qu'en son art mesme Vergile ne luy soit comparable: je le laisse à juger à ceux qui les connoissent tous deux. Moy qui n'en connoy que l'un, puis dire cela seulement selon ma portée, que je ne croy pas que les Muses mesmes allassent au delà du Romain :

Tale facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis temperat articulis.

Toutesfois, en ce jugement, encore ne faudroit il pas oublier que c'est principalement d' Homere que Vergile tient sa suffisance; que c'est son guide et maistre d'escole, et qu'un seul traict de l' Iliade a fourny de corps et de matiere à cette grande et divine Eneide . Ce n'est pas ainsi que je conte: j'y mesle plusieurs autres circonstances qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l'humaine condition. Et, à la verité, je m'estonne souvent que luy, qui a produit et mis en credit au monde plusieurs deitez par son auctorité, n'a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant aveugle, indigent; estant avant que les sciences fussent redigées en regle et observations certaines, il les a tant connues que tous ceux qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire guerres, et d'escrire ou de la religion ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des ars, se sont servis de luy comme d'un maistre tres-parfaict en la connoissance de toutes choses, et de ses livres comme d'une pepiniere de toute espece de suffisance,

Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit;

et, comme dit l'autre,

A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pyeriis labra rigantur aquis.

Et l'autre,

Adde Heliconiadum comites, quorum unus Homerus [333]
Astra potitus.

Et l'autre,

Cujusque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnémque in tenues ausa est deducere rivos,
Unius foecunda bonis.

C'est contre l'ordre de nature qu'il a faict la plus excellente production qui puisse estre: car la naissance ordinaire des choses, elle est imparfaicte;elles s'augmentent, se fortifient par l'accroissance: l'enfance de la poesie et de plusieurs autres sciences, il l'a rendue meure, parfaicte et accomplie. A cette cause le peut on nommer le premier et dernier des poetes, suyvant ce beau tesmoignage que l'antiquité nous a laissé de luy, que, n'ayant eu nul qu'il peut imiter avant luy, il n'a eu nul apres luy qui le peut imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles qui ayent mouvement et action; ce sont les seuls mots substantiels. Alexandre le grand, ayant rencontré parmy les despouilles de Darius un riche coffret, ordonna que on le luy reservat pour y loger son Homere, disant que c'estoit le meilleur et plus fidelle conseiller qu'il eut en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison disoit Cleomenes, fils d' Anaxandridas, que c'estoit le Poete des Lacedemoniens, par ce qu'il estoit tres-bon maistre de la discipline guerriere. Cette louange singuliere et particuliere luy est aussi demeurée, au jugement de Plutarque, que c'est le seul autheur du monde qui n'a jamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant aux lecteurs tousjours tout autre, et fleurissant tousjours en nouvelle grace. Ce folastre d' Alcibiades, ayant demandé à un qui faisoit profession des lettres, un livre d' Homere, luy donna un soufflet par ce qu'il n'en avoit point: comme qui trouveroit un de nos prestres sans breviaire. Xenophanes se pleignoit un jour à Hieron, tyran de Syracuse, [333v] de ce qu'il estoit si pauvre qu'il n'avoit dequoy nourrir deux serviteurs: Et quoy, luy respondit-il, Homere, qui estoit beaucoup plus pauvre que toy, en nourrit bien plus de dix mille, tout mort qu'il est. Que n'estoit ce dire, à Panaetius, quand il nommoit Platon l' Homere des philosophes? Outre cela, quelle gloire se peut comparer à la sienne? Il n'est rien qui vive en la bouche des hommes comme son nom et ses ouvrages; rien si cogneu et si reçeu que Troye, Helene et ses guerres, qui ne furent à l'advanture jamais. Nos enfans s'appellent encore des noms qu'il forgea il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoit Hector et Achilles ? Non seulement aucunes races particulieres, mais la plus part des nations cherchent origine en ses inventions. Mahumet, second de ce nom, Empereur des Turcs, escrivant à nostre Pape Pie second: Je m'estonne, dit-il, comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens, et que j'ay comme eux interest de venger le sang d' Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moy. N'est-ce pas une noble farce de laquelle les Roys, les choses publiques et les Empereurs vont jouant leur personnage tant de siecles, et à laquelle tout ce grand univers sert de theatre? Sept villes Grecques entrarent en debat du lieu de sa naissance, tant son obscurité mesmes luy apporta d'honneur:

Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athemae .

L'autre, Alexandre le Grand . Car qui considerera l'aage qu'il commença ses entreprises; le peu de moyen avec lequel il fit un si glorieux dessein; l'authorité qu'il gaigna en cette sienne enfance parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde desquels il estoit suyvi; la faveur extraordinaire dequoy fortune embrassa et favorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu que je ne die temeraires:

impellens quicquid sibi summa petenti
Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina;

[334]

cette grandeur, d'avoir, à l'aage de trente trois ans, passé victorieux toute la terre habitable, et en une demye vie avoir atteint tout l'effort de l'humaine nature, si que vous ne pouvez imaginer sa durée legitime et la continuation de son accroissance en vertu et en fortune jusques à un juste terme d'aage, que vous n'imaginez quelque chose au dessus de l'homme; d'avoir faict naistre de ses soldats tant de branches royales, laissant apres sa mort le monde en partage à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels les descendans ont dépuis si long temps duré, maintenant cette grande possession; tant d'excellentes vertus qui estoyent en luy, justice, temperance, liberalité, foy en ses parolles, amour envers les siens, humanité envers les vaincus (car ses meurs semblent à la verité n'avoir aucun juste reproche, ouy bien aucunes de ses actions particulieres, rares et extraordinaires; mais il est impossible de conduire si grands mouvemens avec les reigles de la justice: telles gens veulent estre jugez en gros par la maistresse fin de leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menander et du Medecin d' Ephestion, de tant de prisonniers Persiens à un coup, d'une troupe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle, des Cosseïens jusques aux petits enfans, sont saillies un peu mal excusables. Car, quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son pois, et tesmoigne cette action, autant que toute autre, la debonnaireté de sa complexion, et que c'estoit de soy une complexion excellemment formée à la bonté; et a esté ingenieusement dict de luy qu'il avoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices. Quant à ce qu'il estoit un peu vanteur, un peu trop impatient d'ouyr mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes et mors? qu'il fit semer aux Indes, toutes ces choses me semblent pouvoir estre condonnées à son aage et à l'estrange prosperité de sa fortune); qui considerera quand et quand tant de vertus militaires, diligence,pourvoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution, bonheur, en quoy, quand l'authorité [334v] d' Hannibal ne nous l'auroit apris, il a esté le premier des hommes; les rares beautez et conditions de sa personne jusques au miracle; ce port et ce venerable maintien soubs un visage si jeune, vermeil et flamboyant;

Qualis, ubi Oceani perfusus lucifer unda,
Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
Extulit os sacrum coelo, tenebrasque resolvit;

l'excellence de son sçavoir et capacité; la durée et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d'envie; et qu'encore long temps apres sa mort ce fut une religieuse croyance d'estimer que ses medailles portassent bon-heur à ceux qui les avoyent sur eux; et que plus de Roys et Princes ont escrit ses gestes qu'autres Historiens n'ont escrit les gestes d'autre Roy ou Prince que ce soit, et qu'encore à present les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres histoires, reçoivent et honnorent la sienne seule par special priviliege: il confessera, tout cela mis ensemble, que j'ay eu raison de le preferer à Caesar mesme, qui seul m'a peu mettre en doubte du chois. Et il ne se peut nier qu'il n'y aye plus du sien en ses exploits, plus de la fortune en ceux d' Alexandre . Ils ont eu plusieurs choses esgales, et Caesar à l'adventure aucunes plus grandes. Ce furent deux feux ou deux torrens à ravager le monde par divers endroits,

Et velut immissi diversis partibus ignes
Arentem in silvam et virgulta sonantia lauro;
Aut ubi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes et in aequora currunt,
Quisque suum populatus iter.

Mais quand l'ambition de Caesar auroit de soy plus de moderation, elle a tant de mal'heur, ayant rencontré ce vilain subject de la ruyne de son pays et de l'empirement universel du monde, que toutes pieces ramassées et mises en la balance, je ne puis que je ne panche du costé d' Alexandre .Le tiers et le plus excellent, à mon gré, c'est Epaminondas . De gloire, il n'en [335] a pas à beaucoup pres tant que d'autres (aussi n'est-ce pas une piece de la substance de la chose); de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est esguisée par l'ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une ame bien reglée, il en avoit tout ce qui s'en peut imaginer. De preuve de cette sienne vertu, il en a fait autant, à mon advis, qu' Alexandre mesme et que Caesar : car, encore que ses exploits de guerre ne soient ny si frequens ny si enflez, ils ne laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances, d'estre aussi poisants et roides, et portant autant de tesmoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme d'entre eux: mais estre le premier de la Grece, c'est facilement estre le prime du monde. Quant à son sçavoir et suffisance, ce jugement ancien nous en est resté, que jamais homme ne sçeut tant, et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce qu'il parla nul ne parla jamais mieux. Excellent orateur et tres-persuasif. Mais quant à ses meurs et conscience, il a de bien loing surpassé tous ceux qui se sont jamais meslé de manier affaires. Car en cette partie, qui doit estre principalement considerée, qui seule marque veritablement quels nous sommes, et laquelle je contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cede à aucun philosophe, non pas à Socrates mesme. En cettuy-cy l'innocence est une qualité propre, maistresse, constante, uniforme, incorruptible. Au parangon de laquelle elle paroist en Alexandre subalterne, incertaine, bigarrée, molle et fortuite. L'ancienneté jugea qu'à esplucher par le menu tous les autres grands capitaines, il se trouve en chascun quelque speciale qualité qui le rend illustre. En cettuy-cy seul, c'est une vertu et suffisance pleine par tout et pareille; qui, en tous les offices de la vie humaine, ne laisse rien à desirer de soy, soit en occupation publique ou privée, ou paisible ou guerriere, soit à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement. Je ne connois nulle ny forme ny fortune d'homme que je regarde avec tant d'honneur et d'amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse, comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action, haute pour tant et tres digne d'admiration, je la sens un peu aigrette pour, par souhait mesme, m'en desirer l'imitation. Le seul Scipion Aemylian, qui luy donneroitune fin aussi fiere et illustre et la connoissance des sciences autant profonde et universelle, me pourroit mettre en doubte du chois. O quel desplaisir le temps m'a faict d'oster de nos yeux à poinct nommé, des premieres, la couple de vies justement la plus noble qui fust en Plutarque, de ces deux personages, par le commun consentement du monde l'un le premier des Grecs, l'autre des Romains ! Quelle matiere, quel oeuvrier! Pour un homme non sainct, mais galant homme qu'ils nomment, de meurs civiles et communes, d'une hauteur moderée, la plus riche vie que je sçache à estre vescue entre les vivans, comme on dict, et estoffée de plus de riches parties et desirables, c'est, tout consideré, celle d' Alcibiades à mon gré. Mais quant à Epaminondas, pour exemple d'une excessive bonté, je veux adjouster icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu'il eust en toute sa vie, il tesmoigna que c'estoit le plaisir qu'il avoit donné à son pere et à sa mere de sa victoire de Leuctres : il couche de beaucoup, preferant leur plaisir au sien si juste et si plein d'une tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu'il fut loisible, pour recouvrer mesmes la liberté de son pays, de tuer un homme sans connoissance de cause: voylà pourquoy il fut si froid à l'entreprise de Pelopidas, son compaignon, pour la delivrance de [335v] Thebes . Il tenoit aussi qu'en une bataille il falloit fuyr le rencontre d'un amy qui fut au party contraire, et l'espargner. Et son humanité à l'endroit des ennemis mesmes l'ayant mis en soupçon envers les Baeotiens de ce qu'apres avoir miraculeusement forcé les Lacedemoniens de luy ouvrir le pas qu'ils avoyent entreprins de garder à l'entrée de la Morée pres de Corinthe, il s'estoit contenté de leur avoir passé sur le ventre sans les poursuyvre à toute outrance, il fut deposé de l'estat de Capitaine general: tres-honorablement pour une telle cause et pour la honte que ce leur fut d'avoir par necessité à le remonter tantost apres en son degré, et reconnoistre combien de luy dependoit leur gloire et leur salut, la victoire le suyvant comme son ombre par tout où il guidast. La prosperité de son pays mourut aussi, comme elle estoit née, avec luy.

Chap. XXXVII.
De la Ressemblance des Enfans aux Peres

Ce fagotage de tant de diverses pieces se faict en cette condition, que je n'y mets la main que lors qu'une trop lasche oisiveté me presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s'est basty à diverses poses et intervalles, comme les occasions me detiennent ailleurs par fois plusieurs moys. Au demeurant, je ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes; ouy à l'aventure quelque mot, mais pour diversifier, non pour oster. Je veux representer le progrez de mes humeurs, et qu'on voye chaque piece en sa naissance. Je prendrois plaisir d'avoir commencé plus-tost et à reconnoistre le trein de mes mutations. Un valet qui me servoit à les escrire soubs moy pensa faire un grand butin de m'en desrober plusieurs pieces choisies à sa poste. Cela me console qu'il n'y fera pas plus de gain que j'y ay fait de perte.Je me suis envieilly de sept ou huict ans depuis que je commençay: ce n'a pas esté sans quelque nouvel acquest. J'y ay pratiqué la colique par la liberalité des ans. Leur commerce et longue conversation ne se passe aisément sans quelque tel fruit. Je voudroy bien, de plusieurs autres presens qu'ils ont à faire à ceux qui les hantent long temps, qu'ils en eussent choisi quelqu'un qui m'eust esté plus acceptable: car ils ne m'en eussent sçeu faire que j'eusse en plus grande horreur, des mon enfance: c'estoit à point nommé, de tous les accidents de la vieillesse, celuy que je craignois le plus. J'avoy pensé mainte-fois à part moy que j'alloy trop avant, et qu'à faire un si long chemin, je ne faudroy pas de m'engager en fin en quelque malplaisant rencontre. Je sentois et protestois assez qu'il estoit heure de partir, et qu'il [336] falloit trencher la vie dans le vif et dans le sein, suyvant la regle des chirurgiens quand ils ont à coupper quelque membre; qu'à celuy qui ne la rendoit à temps, Nature avoit accoustumé faire payer de bien rudes usures. Mais c'estoient vaines propositions. Il s'en faloit tant que j'en fusse prest lors, que, en dix-huict mois ou environ qu'il y a que je suis en ce malplaisant estat, j'ay des-jà appris à m'y accommoder. J'entre des-jà en composition de ce vivre coliqueux; j'y trouve de quoy me consoler et dequoy esperer. Tant les hommes sont acoquinez à leur estre miserable, qu'il n'est si rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conserver! Oyez Maecenas : Debilem facito manu, Debilem pede, coxa, Lubricos quate dentes: Vita dum superest bene est. Et couvroit Tamburlan d'une sotte humanité la cruauté fantastique qu'il exerçoit contre les ladres en faisant mettre à mort autant qu'il en venoit à sa connoissance, pour, disoit-il, les delivrer de la vie qu'ils vivoient si penible. Car il n'y avoit nul d'eux qui n'eut mieux aymé estre trois fois ladre que de n'estre pas. Et Antisthenes le Stoïcien estant fort malade et s'escriant: Qui me delivrera de ces maux? Diogenes, qui l'estoit venu voir, luy presentant un cousteau: Cestuy-cy, si tu veux, bientost.--Je ne dis pas de la vie, repliqua il, je dis des maux. Les souffrances qui nous touchent simplement par l'ame, m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font la pluspart des autres hommes:partie par jugement (car le nombre estime plusieurs choses horribles, ou evitables au pris de la vie, qui me sont à peu pres indifferentes); partie par une complexion stupide et insensible que j'ay aux accidents qui ne donnent à moy de droit fil, laquelle complexion j'estime l'une des meilleures pieces de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayement essentielles et corporelles, je les gouste bien vifvement. Si est-ce pour tant que, les prevoyant autresfois d'une veue foible, delicate et amollie par la jouyssance de cette longue et heureuse santé et repos que Dieu m'a presté la meilleure part de mon aage, je les avoy conceues par imagination si insupportables qu'à la verité j'en avois plus de peur que je n'y ay trouvé de mal: par où j'augmente tousjours cette creance que la pluspart des facultez de nostre ame, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie qu'elles n'y servent. Je suis aus prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle et la plus irremediable. J'en ay desjà essayé cinq ou six bien longs accez et penibles: toutes-fois, ou je me flatte, ou encores y a-il en cet estat dequoy se soustenir, à qui a l'ame deschargée de la crainte de la mort, et deschargée des menasses, conclusions et consequences dequoy la medecine nous [336v] enteste. Mais l'effet mesme de la douleur n'a pas cette aigreur si aspre et si poignante qu'un homme rassis en doive entrer en rage et en desespoir. J'ay au-moins ce profit de la cholique, que ce que je n'avoy encore peu sur moy pour me concilier du tout et m'accointer à la mort, elle le parfera: car d'autant plus elle me pressera et importunera, d'autant moins me sera la mort à craindre. J'avoy desjà gaigné cela de ne tenir à la vie que par la vie seulement; elle desnouera encore cette intelligence; et Dieu veuille qu'en fin, si son aspreté vient à surmonter mes forces, elle ne me rejette à l'autre extremité, non moins vitieuse, d'aymer et desirer à mourir!

Summum nec metuas diem, nec optes.

Ce sont deux passions à craindre, mais l'une a son remede bien plus prest que l'autre. Au demourant, j'ay tousjours trouvé ce precepte ceremonieux, qui ordonne si rigoureusement et exactement de tenir bonne contenance et un maintien desdaigneux et posé à la tollerance des maux. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif et les effects, se va elle amusantà ces apparences externes? Qu'elle laisse ce soing aux farceurs et maistres de Rhetorique qui font tant d'estat de nos gestes. Qu'elle condonne hardiment au mal cette lacheté voyelle, si elle n'est ny cordiale, ny stomacale; et preste ces plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations, pallissements que Nature a mis hors de nostre puissance. Pourveu que le courage soit sans effroy, les parolles sans desespoir, qu'elle se contente! Qu'importe que nous tordons nos bras pourveu que nous ne tordons nos pensées! Elle nous dresse pour nous, non pour autruy; pour estre, non pour sembler. Qu'elle s'arreste à [337] gouverner nostre entendement qu'elle a pris à instruire; qu'aux efforts de la cholique, elle maintienne l'ame capable de se reconnoistre, de suyvre son train accoustumé; combatant la douleur et la soustenant, non se prosternant honteusement à ses pieds; esmeue et eschauffée du combat, non abatue et renversée; capable de commerce, capable d'entretien jusques à certaine mesure. En accidents si extremes c'est cruauté de requerir de nous une démarche si composée. Si nous avons beau jeu, c'est peu que nous ayons mauvaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu'il le face; si l'agitation luy plaist, qu'il se tourneboule et tracasse à sa fantasie; s'il luy semble que le mal s'évapore aucunement (comme aucuns medecins disent que cela aide à la delivrance des femmes enceintes) pour pousser hors la voix avec plus grande violence, ou, s'il en amuse son tourment, qu'il crie tout à faict. Ne commandons point à cette voix qu'elle aille, mais permettons le luy. Epicurus ne permet pas seulement à son sage de crier aux torments, mais il le luy conseille. Pugiles etiam, quum feriunt in jactandis coestibus, ingemiscunt, quia profundenda voce omne corpus intenditur, venitque plaga vehementior. Nous avons assez de travail du mal sans nous travailler à ces regles superflues. Ceque je dis pour excuser ceux qu'on voit ordinairement se tempester aux secousses et assaux de cette maladie: car, pour moy, je l'ay passée jusques à cette heure avec un peu meilleure contenance: non pourtant que je me mette en peine pour maintenir cette decence exterieure, car je fay peu de compte d'un tel advantage, je preste en cela au mal autant qu'il veut; mais, ou mes douleurs ne sont pas si excessives, ou j'y apporte plus de fermeté que le commun. Je me plains, je me despite quand les aigres pointures me pressent, mais je n'en viens point à me perdre, comme celuy là, Ejulatu, questu, gemitu, fremitibus Resonando multum flebiles voces refert. Je me taste au plus espais du mal et ay tousjours trouvé que j'estoy capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu'en une autre heure; mais non si constamment, la douleur me troublant et destournant. Quant on me tient le plus atterré et que les assistants m'espargnent, j'essaye souvent mes forces et entame moy-mesmes des propos les plus esloignez de mon estat. Je puis tout par un soudain effort; mais ostez en la durée. O que n'ay je la faculté de ce songeur de Cicero qui, songeant embrasser une garse, trouva qu'il s'estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps! Les miennes me desgarsent estrangement! Aux intervalles de cette douleur excessive, que mes ureteres languissent sans me poindre si fort, je me remets soudain en ma forme ordinaire, d'autant que mon ame ne prend autre alarme que la sensible et corporelle; [337v] ce que je doy certainement au soing que j'ay eu à me preparer par discours à tels accidens,

laborum
Nulla mihi nova nunc facies inopinaque surgit;
Omnia praecepi atque animo mecum ante peregi.

Je suis essayé pourtant un peu bien rudement pour un apprentis, et d'un changement bien soudain et bien rude, estant cheu tout à coupd'une tres-douce condition de vie et tres-heureuse à la plus doloreuse et penible qui se puisse imaginer: car, outre ce que c'est une maladie bien fort à craindre d'elle mesme, elle fait en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu'elle n'a accoustumé. Les accés me reprennent si souvent que je ne sens quasi plus d'entiere santé. Je maintien toutesfois jusques à cette heure mon esprit en telle assiette que, pourveu que j'y puisse apporter de la constance, je me treuve en assez meilleure condition de vie que mille autres, qui n'ont ny fiévre ny mal que celuy qu'ils se donnent eux mesmes par la faute de leur discours. Il est certaine façon d'humilité subtile qui naist de la presomption, comme cette-cy, que nous reconnoissons nostre ignorance en plusieurs choses, et sommes si courtois d'avouer qu'il y a és ouvrages de nature aucunes qualitez et conditions qui nous sont imperceptibles, et des quelles nostre suffisance ne peut descouvrir les moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse declaration, nous esperons gaigner qu'on nous croira aussi de celles que nous dirons entendre. Nous n'avons que faire d'aller trier des miracles et des difficultez estrangeres; il me semble que, parmy les choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si incomprehensibles qu'elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quel monstre est-ce, que cette goute de semence dequoy nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la forme corporelle seulement, [338] mais des pensemens et des inclinations de nos peres? Cette goute d'eau, où loge elle ce nombre infiny de formes? Et comme portent elles ces ressemblances, d'un progrez si temeraire et si desreglé que l'arriere fils respondra à son bisayeul, le neveu à l'oncle? En la famille de Lepidus, à Romme, il y en a eu trois, non de suitte, mais par intervalles, qui nasquirent un mesme oeuil couvert de cartilage. A Thebes, il y avoit une race qui portoit, des le ventre de la mere, la forme d'un fer de lance; et, qui ne le portoit, estoit tenu illegitime. Aristote dict qu'en certaine nation où les femmes estoient communes, on assignoit les enfans à leurs peres par la ressemblance. Il est à croire que je dois à mon pere cette qualité pierreuse, car il mourut merveilleusement affligé d'une grosse pierre qu'il avoit en la vessie; il ne s'apperceut de son mal que le soixante-septiesme an de son aage, et avant cela il n'en avoit eu aucune menasse ou ressentiment aux reins, aux costez, ny ailleurs; et avoit vescu jusques lors en une heureuse santé et bien peu subjette à maladies; et dura encores sept ans en ce mal, trainant une fin de vie bien douloureuse. J'estoy nay vingt cinq ans, et plus, avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat, le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. Où se couvoit tant detemps la propension à ce defaut? Et, lors qu'il estoit si loing du mal, cette legere piece de sa substance dequoy il me bastit, comment en portoit elle pour sa part une si grande impression? Et comment encore si couverte que, quarante cinq ans apres, j'aye commencé à m'en ressentir, seul jusques à cette heure entre tant de freres et de soeurs, et tous d'une mere? Qui m'esclaircira de ce progrez, je le croiray d'autant d'autres miracles qu'il voudra; pourveu que, comme ils font, il ne me donne pas en payement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n'est la chose mesme. [338v] Que les medecins excusent un peu ma liberté, car, par cette mesme infusion et insinuation fatale, j'ay receu la haine et le mespris de leur doctrine: cette antipathie que j'ay à leur art, m'est hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul soixante et neuf, mon bisayeul pres de quatre vingts, sans avoir gousté aucune sorte de medecine; et, entre eux, tout ce qui n'estoit de l'usage ordinaire, tenoit lieu de drogue. La medecine se forme par exemples et experience; aussi fait mon opinion. Voylà pas une bien expresse experience et bien advantageuse? Je ne sçay s'ils m'en trouveront trois en leurs registres, nais, nourris et trespassez en mesme foyer, mesme toict, ayans autant vescu soubs leurs regles. Il faut qu'ils m'advouent en cela que, si ce n'est la raison, au-moins que la fortune est de mon party; or, chez les medecins, fortune vaut bien mieux que la raison. Qu'ils ne me prennent point à cette heure à leur advantage; qu'ils ne me menassent point, atterré comme je suis: ce seroit supercherie. Aussi, à dire la verité, j'ay assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore qu'ils s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de constance: il y a deux cens ans, il ne s'en faut que dix-huict, que cet essay nous dure, car le premier nasquit l'an mil quatre cens deux. C'est vrayement bien raison que cette experience commence à nous faillir. Qu'ils ne me reprochent point les maux qui me tiennent asteure à la gorge: d'avoir vescu sain quarante sept ans pour ma part, n'est ce pas assez? quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus longues. Mes ancestres avoient la medecine à contrecoeur par quelque inclination occulte et naturelle: car la veue mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le seigneur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d' Eglise, maladif dés sa naissance, et qui fit toutefois durer cette vie debile jusques à soixante-sept ans, estant tombé autrefois en une grosse et vehemente fiévre continue, [339] il fut ordonné par les medecins qu'on luy declaireroit, s'il ne se vouloit aider (ils appellent secours ce qui le plus souvent est empeschement),qu'il estoit infalliblement mort. Ce bon homme, tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence, si respondit-il: Je suis donq mort. Mais Dieu rendit tantost apres vain ce prognostique. Le dernier des freres, ils estoient quatre, Sieur de Bussaguet, et de bien loing le dernier, se soubmit seul à cet art, pour le commerce, ce croy-je, qu'il avoit avec les autres arts, car il estoit conseiller en la court de parlement, et luy succeda si mal qu'estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant long temps avant les autres, sauf un, le sieur de Sainct Michel . Il est possible que j'ay receu d'eux cette dispathie naturelle à la medecine; mais s'il n'y eut eu que cette consideration, j'eusse essayé de la forcer. Car toutes ces conditions qui naissent en nous sans raison, elles sont vitieuses, c'est une espece de maladie qu'il faut combatre; il peut estre que j'y avois cette propension, mais je l'ay appuyée et fortifiée par les discours qui m'en ont estably l'opinion que j'en ay. Car je hay aussi cette consideration de refuser la medecine pour l'aigreur de son goust; ce ne seroit aisement mon humeur, qui trouve la santé digne d'estre r'achetée par tous les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent. Et suyvant Epicurus, les voluptez me semblent à eviter, si elles tirent à leur suite des douleurs plus grandes, et les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suite des voluptez plus grandes. C'est une pretieuse chose que la santé, et la seule qui merite à la verité qu'on y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa poursuite; d'autant que sans elle la vie nous vient à estre penible et injurieuse. La volupté, la sagesse, la science et la vertu, sans elle, se ternissent et esvanouissent; et aux plus fermes et tendus discours que la philosophie nous veuille imprimer au contraire, nous n'avons qu'à opposer l'image de Platon estant frappé du haut mal ou d'une apoplexie, et en cette presupposition la deffier de s'ayder de ces nobles et riches facultez de son ame. Toute [339v] voye qui nous meneroit à la santé, ne se peut dire pour moy ny aspre, ny chere. Mais j'ay quelques autres apparences qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. Je ne dy pas qu'il n'y en puisse avoir quelque art; qu'il n'y ait, parmy tant d'ouvrages de nature, des choses propres à la conservation de nostre santé, cela est certain. J'entens bien qu'il y a quelque simple qui humecte, quelque autre qui asseche; je sçay, par experience, et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles du sené lachent le ventre; je sçay plusieurs tellesexperiences, comme je sçay que le mouton me nourrit et que le vin m'eschauffe; et disoit Solon que le menger estoit, comme les autres drogues, une medecine contre la maladie de la faim. Je ne desadvoue pas l'usage que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et uberté de nature, et de son application à nostre besoing. Je vois bien que les brochets et les arondes se trouvent bien d'elle. Je me deffie des inventions de nostre esprit, de nostre science et art, en faveur duquel nous l'avons abandonnée et ses regles, et auquel nous ne sçavons tenir moderation ny limite. Comme nous appellons justice le pastissage des premieres loix qui nous tombent en main et leur dispensation et pratique, souvent tres inepte et tres inique, et comme ceux qui s'en moquent et qui l'accusent n'entendent pas pourtant injurier cette noble vertu, ains condamner seulement l'abus et profanation de ce sacré titre; de mesme, en la medecine, j'honnore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse si utile au genre humain, mais ce qu'il designe entre nous, je ne l'honnore ny l'estime. En premier lieu, l'experience me le fait craindre: car, de ce que j'ay de connoissance, je ne voy nulle race de gens si tost malade et si tard guerie que celle qui est sous la jurisdiction de la medecine. Leur santé mesme est alterée et corrompue par la contrainte des regimes. Les medecins ne se contentent point d'avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu'on ne puisse en aucune saison eschapper leur authorité. D'une santé constante et entiere, n'en tirent ils pas l'argument d'une grande maladie future? J'ay esté assez souvent malade: j'ay trouvé, sans leurs secours, mes maladies aussi douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les sortes) et aussi courtes qu'à nul'autre: et si n'y ay point meslé l'amertume de leurs ordonnances. La santé, je l'ay libre et entiere, sans regle et sans [340] autre discipline que de ma coustume et de mon plaisir. Tout lieu m'est bon à m'arrester, car il ne me faut autres commoditez, estant malade, que celles qu'il me faut estant sain. Je ne me passionne point d'estre sans medecin, sans apotiquaire et sans secours; dequoy j'en voy la plus part plus affligez que du mal. Quoy! eux mesmes nous font ils voir de l'heur et de la durée en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effet de leur science? Il n'est nation qui n'ait esté plusieurs siecles sans la medecine, et les premiers siecles, c'est à dire les meilleurs et les plus heureux; et du monde la dixiesme partie ne s'en sert pas encores à cette heure; infinies nations ne la cognoissent pas, où l'on vit et plus sainement et plus longuement qu'on ne fait icy; et parmy nous le commun peuple s'en passe heureusement.Les Romains avoyent esté six cens ans avant que de la recevoir; mais, apres l'avoir essayée, ils la chasserent de leur ville par l'entremise de Caton le Censeur, qui montra combien aysément il s'en pouvoit passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans, et fait vivre sa femme jusqu'à l'extreme vieillesse, non pas sans medecine, mais ouy bien sans medecin: car toute chose qui se trouve salubre à nostre vie, se peut nommer medecine. Il entretenoit, ce dict Plutarque, sa famille en santé par l'usage (ce me semble) du lievre: comme les Arcades, dict Pline, guerissent toutes maladies avec du laict de vache. Et les Lybiens, dict Herodote, jouyssent populairement d'une rare santé par cette coustume qu'ils ont, apres que leurs enfans ont atteint quatre ans, de leur cauteriser et brusler les veines du chef et des temples, par où ils coupent chemin pour leur vie à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce païs, à tous accidens, n'employent que du vin le plus fort qu'ils peuvent, meslé à force safran et espice: tout cela avec une fortune pareille. Et, à dire vray, de toute cette diversité et confusion d'ordonnances, quelle autre fin et effect apres tout y a il que de vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuvent faire. Et si ne sçay si c'est si utillement qu'ils disent, et si nostre nature n'a point besoing de la residence de ses excremens jusques à certaine mesure, comme le vin [340v] a de sa lie pour sa conservation. Vous voyez souvent des hommes sains tomber en vomissemens ou flux de ventre par accident estranger, et faire un grand vuidange d'excremens sans besoin aucun precedent et sans aucune utilité suivante, voire avec empirement et dommage. C'est du grand Platon que j'apprins naguieres que, de trois sortes de mouvements qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations, que nul homme, s'il n'est fol, doit entreprendre qu'a l'extreme necessité. On va troublant et esveillant le mal par oppositions contraires. Il faut que ce soit la forme de vivre qui doucement l'allanguisse et reconduise à sa fin: les violentes harpades de la drogue et du mal sont tousjours à nostre perte, puis que la querelle se desmesle chez nous et que la drogue est un secours infiable, de sa nature ennemi à nostre santé et qui n'a accez en nostre estat que par le trouble. Laissons un peu faire: l'ordre qui pourvoid aux puces et aux taulpes, pourvoid aussi aux hommes qui ont la patience pareille à se laisser gouverner que les puces et les taulpes. Nous avons beau crier bihore, c'est bien pour nous enrouer, mais non pour l'avancer. C'est un ordre superbe et impiteux. Nostre crainte, nostre desespoir le desgoute et retarde de nostre aide, au lieu de l'y convier; il doibt au mal son cours comme à la santé. De se laisser corrompreen faveur de l'un au prejudice des droits de l'autre, il ne le fera pas: il tomberoit en desordre. Suyvons, de par Dieu ! suyvons! Il meine ceux qui suyvent; ceux qui ne le suyvent pas, il les entraine, et leur rage et leur medecine ensemble. Faictes ordonner une purgation à vostre cervelle, elle y sera mieux employée qu'à vostre estomach. On demandoit à un Lacedemonien qui l'avoit fait vivre sain si long temps: L'ignorance de la medecine, respondit il. Et Adrian l' Empereur crioit sans cesse, en mourant, que la presse des medecins l'avoit tué. Un mauvais luicteur se fit medecin: Courage, luy dit Diogenes, tu as raison; tu mettras à cette heure en terre ceux qui t'y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute; et, outre-cela, ils ont une façon bien avantageuse de se servir de toutes sortes d'evenemens, car ce que la fortune, ce que la nature, ou quelque autre cause estrangere (desquelles le nombre est infini) produit en nous de bon et de salutaire, c'est le privilege de la medecine de se l'attribuer. Tous les heureux succez qui arrivent au patient qui est soubs son regime, c'est d'elle qu'il les tient. Les occasions qui m'ont guery, moy, et qui guerissent mille autres qui n'appellent point les medecins à leurs secours, ils les usurpent en leurs subjects; et, quant aux mauvais accidents, ou ils les desavouent tout à fait, en attribuant la coulpe au patient par des raisons si vaines qu'ils n'ont garde de faillir d'en trouver tousjours assez bon nombre de telles: Il a descouvert son bras, il a ouy le bruit d'un coche,

rhedarum transitus arcto
Vicorum inflexu;

on a entrouvert sa fenestre; il s'est couché sur le costé gauche, ou passé par sa teste quelque pensement penible. Somme, une parolle, un songe, une oeuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger de faute. Ou, s'il leur plait, ils [341] se servent encore de cet empirement, et en font leurs affaires par cet autre moyen qui ne leur peut jamais faillir, c'est de nous payer, lors que la maladie se trouve rechaufée par leurs applications, de l'asseurance qu'ils nous donnent qu'elle seroit bien autrement empirée sans leurs remedes. Celuy qu'ils ont jetté d'un morfondement en une fievre quotidienne, il eust eu sans eux la continue. Ils n'ont garde de faire mal leurs besoignes, puis que le dommage leur revient à profit. Vrayement, ils ont raison de requerir du malade une applicationde creance favorable: il faut qu'elle le soit, à la verité, en bon escient et bien soupple, pour s'appliquer à des imaginations si mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos qu'il n'apartenoit qu'aux medecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut despend de la vanité et fauceté de leurs promesses. Aesope, autheur de tres-rare excellence et duquel peu de gens descouvrent toutes les graces, est plaisant à nous representer cette authorité tyrannique qu'ils usurpent sur ces pauvres ames affoiblies et abatues par le mal et la crainte; car il conte qu'un malade estant interrogé par son medecin quelle operation il sentoit des medicamens qu'il luy avoit donnez: J'ay fort sué, respondit-il.--Cela est bon, dit le medecin. A une autre fois il luy demanda encore comme il s'estoit porté dépuis: J'ay eu un froid extreme, fit-il, et ay fort tremblé.--Cela est bon, suyvit le medecin. A la troisiesme fois il luy demanda de rechef comment il se portoit: Je me sens, dit-il, enfler et bouffir comme d'ydropisie.--Voylà qui va bien, adjousta le medecin. L'un de ses domestiques venant apres à s'enquerir à luy de son estat: Certes, mon amy, respond-il, à force de bien estre je me meurs. Il y avoit en Aegypte une loy plus juste par laquelle le medecin prenoit son patient en charge, les trois premiers jours, aux perils et fortunes du patient; mais, les trois jours passez, c'estoit aux siens propres: car quelle raison y a il [341v] qu' Aesculapius, leur patron, ait esté frappé du foudre pour avoir r'amené Heleine de mort à vie;

Nam pater omnipotens, aliquem indignatus ab umbris
Mortalem infernis ad lumina surgere vitae,
Ipse repertorem medicinae talis et artis
Fulmine Phoebigenam stygias detrusit ad undas;

et ses suyvans soyent absous qui envoyent tant d'ames de la vie à la mort? Un medecin vantoit à Nicocles son art estre de grande auctorité: Vrayment c'est mon, dict Nicocles, qui peut impunement tuer tant de gens. Au demeurant, si j'eusse esté de leur conseil, j'eusse rendu ma discipline plus sacrée et mysterieuse: ils avoyent assez bien commencé, mais ils n'ont pas achevé de mesme. C'estoit un bon commencement d'avoir fait des dieux et des demons autheurs de leur science, d'avoir prisun langage à part, une escriture à part; quoy qu'en sente la philosophie, que c'est follie de conseiller un homme pour son profit par maniere non intelligible: Ut si quis medicus imperet ut sumat: Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam. C'estoit une bonne regle en leur art, et qui accompaigne toutes les arts fantastiques, vaines et supernaturelles, qu'il faut que la foy du patient preoccupe par bonne esperance et asseurance leur effect et operation. Laquelle reigle ils tiennent jusques là que le plus ignorant et grossier medecin, ils le trouvent plus propre à celuy qui a fiance en luy que le plus experimenté inconnu. Le chois mesmes de la pluspart de leurs drogues est aucunement mysterieux et divin: le pied gauche d'une tortue, l'urine d'un lezart, la fiante d'un Elephant, le foye d'une taupe, du sang tiré soubs l'aile droite d'un pigeon blanc; et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent desdaigneusement de nostre misere), des crotes de rat pulverisées, et telles autres singeries qui ont plus le visage d'un enchantement magicien que de science solide. Je laisse à part le nombre imper de leur pillules, la destination de certains jours et festes de l'année, la distinction des heures à cuillir les herbes de leurs ingrediens, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance, [342] dequoy Pline mesme se moque. Mais ils ont failly, veux je dire, de ce qu'à ce beau commancement ils n'ont adjousté cecy, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et secretes: aucun homme profane n'y devoit avoir accez, non plus qu'aux secretes ceremonies d' Aesculape . Car il advient de cette faute que leur irresolution, la foiblesse de leurs argumens, divinations et fondements, l'apreté de leurs contestations, pleines de haine, de jalousie et de consideration particuliere, venant à estre descouverts à un chacun, il faut estre merveilleusement aveugle, si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui veid jamais medecin se servir de la recepte de son compaignon sans en retrancher ou y adjouster quelque chose. Ils trahissent assez par là leur art, et nous font voir qu'ils y considerent plus leur reputation, et par consequent leur profit, que l'interest de leurs patiens. Celuy là de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript, qu'un seul se mesle de traiter un malade: car, s'il ne fait rien qui vaille, le reproche à l'art de la medecine n'en sera pas fort grand pour la faute d'un homme seul; et, au rebours, la gloire en sera grande, s'il vient à bien rencontrer: là où, quand ils sont beaucoup, ilsdescrient tous les coups le mestier, d'autant qu'il leur advient de faire plus souvent mal que bien. Ils se devoyent contenter du perpetuel desaccord qui se trouve és opinions des principaux maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n'est conneu que des hommes versez aux livres, sans faire voir encore au peuple les controverses et inconstances de jugement qu'ils nourrissent et continuent entre eux. Voulons nous un exemple de l'ancien debat de la medecine? Hierophilus loge la cause originelle des maladies aux humeurs; Erasistratus, au sang des arteres; Asclepiades, aux atomes invisibles s'escoulants en nos pores; Alcmaeon, en l'exuperance ou defaut des forces corporelles; Diocles, en [342v] l'inequalité des elemens du corps et en la qualité de l'air que nous respirons; Strato, en l'abondance, crudité et corruption de l'alimant que nous prenons; Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l'un de leurs amis, qu'ils connoissent mieux que moy, qui s'escrie à ce propos que la science la plus importante qui soit en nostre usage, comme celle qui a charge de nostre conservation et santé, c'est, de mal'heur, la plus incertaine, la plus trouble et agitée de plus de changemens. Il n'y a pas grand danger de nous m'esconter à la hauteur du soleil ou en la fraction de quelque supputation astronomique; mais icy, où il va de tout nostre estre, ce n'est pas sagesse de nous abandonner à la mercy de l'agitation de tant de vents contraires. Avant la guerre Peloponesiaque, il n'y avoit pas grands nouvelles de cette science; Hippocrates la mit en credit. Tout ce que cettuy-cy avoit estably, Chrysippus le renversa; dépuis, Erasistratus, petit fils d' Aristote, tout ce que Chrysippus en avoit escrit. Apres ceux-cy survindrent les Empiriques, qui prindrent une voye toute diverse des anciens au maniement de cet art. Quand le credit de ces derniers commença à s'envieillir, Herophilus mit en usage une autre sorte de medecine, que Asclepiades vint à combattre et aneantir à son tour. A leur reng vindrent aussi en authorité les opinions de Themison, et dépuis de Musa, et, encore apres, celles de Vexius Valens, medecin fameux par l'intelligence qu'il avoit avecques Messalina . L' Empire de la medecine tomba du temps de Neron à Tessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en avoit esté tenu jusques à luy. La doctrine de cettuy-cy fut abatue par Crinas de Marseille, qui apporta de nouveau de regler toutes les operations medecinales aux ephemerides et mouvemens des astres, manger, dormir et boire à l'heure qu'il plairoit à la Lune et à Mercure . Son auctorité feut bien tost apres supplantée par Charinus, medecin de cette [343] mesme ville de Marseille . Cettuy-cy combattoit non seulement la medecine ancienne, mais encore le publique et tant de siecles auparavant accoustumé usage des bainschauds. Il faisoit baigner les hommes dans l'eau froide, en hyver mesme, et plongeoit les malades dans l'eau naturelle des ruisseaux. Jusques au temps de Pline, aucun Romain n'avoit encore daigné exercer la medecine; elle se faisoit par des estrangers et Grecs, comme elle se fait entre nous, François, par des Latineurs : car, comme dict un tres-grand medecin, nous ne recevons pas aiséement la medecine que nous entendons, non plus que la drogue que nous ceuillons. Si les nations desquelles nous retirons le gayac, la salseperille et le bois de-squine, ont des medecins, combien pensons nous, par cette mesme recommandation de l'estrangeté, la rareté et la cherté, qu'ils facent feste de nos choux et de nostre persil: car qui oseroit mespriser les choses recherchées de si loing, au hasard d'une si longue peregrination et si perilleuse? Depuis ces anciennes mutations de la medecine, il y en a eu infinies autres jusques à nous, et le plus souvent mutations entieres et universelles, comme sont celles que produisent de nostre temps Paracelse, Fioravanti et Argenterius : car ils ne changent pas seulement une recepte, mais, à ce qu'on me dict, toute la contexture et police du corps de la medecine, accusant d'ignorance et de piperie ceux qui en ont faict profession jusques à eux. Je vous laisse à penser où en est le pauvre patient! Si encor nous estions asseurez, quand ils se mescontent, qu'il ne nous nuisist pas, s'il ne nous profite, ce seroit une bien raisonnable composition, de se hazarder d'acquerir du bien sans se mettre en danger de perte. Aesope faict ce [343v] conte, qu'un qui avoit achepté un More esclave, estimant que cette couleur luy fust venue par accident et mauvais traictement de son premier maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuvages avec grand soing: il advint que le More n'en amenda aucunement sa couleur basanée, mais qu'il en perdit entierement sa premiere santé. Combien de fois nous advient-il de voir les medecins imputans les uns aux autres la mort de leurs patiens'Il me souvient d'une maladie populaire qui fut aux villes de mon voisinage, il y a quelques années, mortelle et tres-dangereuse: cet orage estant passé, qui avoit emporté un nombre infini d'hommes, l'un des plus fameux medecins de toute la contrée vint à publier un livret touchant cette matiere, par lequel il se ravise de ce qu'ils avoient usé de la seignée, et confesse que c'est l'une des causes principales du dommage qui en estoit advenu. Davantage, leurs autheurs tiennent qu'il n'y a aucune medecine qui n'ait quelque partie nuisible,et si celles mesmes qui nous servent, nous offencent aucunement, que doivent faire celles qu'on nous applique du tout hors de propos? De moy, quand il n'y auroit autre chose, j'estime qu'à ceux qui hayssent le goust de la medecine, ce soit un dangereux effort, et de prejudice, de l'aller avaller à une heure si incommode avec tant de contre-coeur; et croy que cela essaye merveilleusement le malade en une saison où il a tant besoin de repos. Outre ce que, à considerer les occasions sur-quoy ils fondent ordinairement la cause de nos maladies, elles sont si legeres et si delicates que j'argumente par là qu'une bien petite erreur en la dispensation de leurs drogues peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or, si le mesconte du medecin est dangereux, il nous va bien mal, car il est bien mal aisé qu'il n'y retombe souvent: il a besoing de trop de pieces, considerations et circonstances pour affuter justement son dessein; il [344] faut qu'il connoisse la complexion du malade, sa temperature, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements mesmes et ses imaginations; il faut qu'il se responde des circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l'air et du temps, assiette des planettes et leurs influances; qu'il sçache en la maladie les causes, les signes, les affections, les jours critiques; en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l'aage, la dispensation; et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et raporter l'une à l'autre pour en engendrer une parfaicte symmetrie. A quoy s'il faut tant soit peu, si de tant de ressorts il y en a un tout seul qui tire à gauche, en voylà assez pour nous perdre. Dieu sçait de quelle difficulté est la connoissance de la pluspart de ces parties: car, pour exemple, comment trouvera-il le signe propre de la maladie, chacune estant capable d'un infiny nombre de signes? Combien ont ils de debats entr'eux et de doubtes sur l'interpretation des urines! Autrement d'où viendroit cette altercation continuelle que nous voyons entr'eux sur la connoissance du mal? Comment excuserions nous cette faute, où ils tombent si souvent, de prendre martre pour renard? Aux maux que j'ay eu, pour peu qu'il y eut de difficulté, je n'en ay jamais trouvé trois d'accord. Je remarque plus volontiers les exemples qui me touchent. Dernierement, à Paris, un gentil-homme fust taillé par l'ordonnance des medecins, auquel on ne trouva de pierre non plus à la vessie qu'à la main; et là mesmes, un Evesque qui m'estoit fort amy, avoit esté instamment sollicité par la pluspart des medecins qu'il appelloit à son conseil, de se faire tailler; j'aydoy moy mesme, soubs la foy d'autruy, à le luy suader: quand il fust trespassé et qu'il fust ouvert, on trouva qu'iln'avoit mal qu'aux reins. Ils sont moins excusables en cette maladie, d'autant qu'elle est aucunement palpable. C'est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine, par ce qu'elle [344v] voit et manie ce qu'elle fait; il y a moins à conjecturer et à deviner, là où les medecins n'ont point de speculum matricis qui leur découvre nostre cerveau, nostre poulmon et nostre foye. Les promesses mesmes de la medecine sont incroiables: car, ayant à prouvoir à divers accidents et contraires, qui nous pressent souvent ensemble et qui ont une relation quasi necessaire, comme la chaleur du foye et froideur de l'estomach, ils nous vont persuadant que, de leurs ingrediens, cettuy-cy eschaufera l'estomach, cet autre refreschira le foye; l'un a sa charge d'aller droit aux reins, voire jusques à la vessie, sans estaler ailleurs ses operations, et conservant ses forces et sa vertu, en ce long chemin et plein de destourbiers, jusques au lieu au service duquel il est destiné par sa proprieté occulte; l'autre assechera le cerveau; celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas ayant faict une mixtion de breuvage, n'est ce pas quelque espece de resverie d'esperer que ces vertus s'aillent divisant et triant de cette confusion et meslange, pour courir à charges si diverses? Je craindrois infiniement qu'elles perdissent ou eschangeassent leurs ethiquetes et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer que, en cette confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, confondent et alterent l'une l'autre? Quoy, que l'execution de cette ordonnance dépend d'un autre officier, à la foy et mercy duquel nous abandonnons encore un coup nostre vie? Comme nous avons des prepouintiers, des chaussetiers pour nous vestir, et en sommes d'autant mieux servis que chacun ne se mesle que de son subject et a sa science plus restreinte et plus courte que n'a un tailleur qui embrasse tout; et comme, à nous nourrir, les grands, pour plus de commodité, ont des offices distinguez de potagiers et de rostisseurs, de quoy un cuisinier qui prend la charge universelle, ne peut si exquisement venir à bout; de mesme, à nous guerir, les Aegyptiens avoient raison de rejetter ce general mestier de medecin et descoupper cette profession: à chaque maladie, à chaque partie du corps, son ouvrier, car elle en estoit bien plus propremant et moins confuséement traictée de ce qu'on ne regardoit qu'à elle specialement. Les nostres ne s'advisent pas que qui pourvoid à tout, ne pourvoid à rien; que la totale police de ce petit monde leur est indigestible. Cependant qu'ils craignent d'arrester le cours d'un dysenterique pour ne luy causer la fiévre, ils me tuarent un amy qui valoit mieux que tout, tant qu'ils sont. Ils mettent leurs divinationsau poids, à l'encontre des maux presents, et, pour ne guerir le cerveau au prejudice de l'estomac offencent l'estomac et empirent le cerveau par ces drogues tumultuaires et dissentieuses. Quant à la varieté et foiblesse des raisons de cet art, elle est plus apparente qu'en aucun autre art: Les choses aperitives sont utiles à un homme coliqueus, d'autant qu'ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent cette matiere gluante de laquelle se bastit la grave et la pierre, et conduisent contre-bas ce qui se commence à durcir et amasser aux reins. Les choses aperitives sont dangereuses à un homme coliqueus, d'autant qu'ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent vers les reins la matiere propre à [345] bastir la grave, lesquels s'en saisissant volontiers pour cette propension qu'ils y ont, il est malaisé qu'ils n'en arrestent beaucoup de ce qu'on y aura charrié; d'avantage, si de fortune il s'y rencontre quelque corps un peu plus grosset qu'il ne faut pour passer tous ces destroicts qui restent à franchir pour l'expeller au dehors, ce corps estant esbranlé par ces choses aperitives et, jetté dans ces canaus estroits, venant à les boucher, acheminera une certaine mort et tres-doloreuse. Ils ont une pareille fermeté aux conseils qu'ils nous donnent de nostre regime de vivre: Il est bon de tomber souvent de l'eau, car nous voyons par experience qu'en la laissant croupir nous lui donnons loisir de se descharger de ses excremens et de sa lye, qui servira de matiere à bastir la pierre en la vessie; il est bon de ne tomber point souvent de l'eau, car les poisans excrements qu'elle traine quant et elle, ne s'emporteront poinct s'il n'y a de la violence, comme on void, par experience, qu'un torrent qui roule avecques roideur, baloye bien plus nettement le lieu où il passe, que ne le faict le cours d'un ruisseau mol et lache. Pareillement, il est bon d'avoir souvent affaire aux femmes, car cela ouvre les passages et achemine la grave et le sable. Il est bien aussi mauvais, car cela eschaufe les reins, les lasse et affoiblit. Il est bon de se baigner auxeaux chaudes, d'autant que cela relache et amollit les lieux où se croupit le sable et la pierre; mauvais aussi est-il, d'autant que cette application de chaleur externe aide les reins à cuire, durcir et petrifier la matiere qui y est disposée. A ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir, affin que le breuvage des eaux qu'ils ont à prendre lendemain matin, face plus d'operation, rencontrant l'estomac vuide et non empesché; au rebours, il est meilleur de manger peu au disner pour ne troubler l'operation de l'eau, qui n'est pas encore parfaite, et ne charger l'estomac si soudain apres cet autre travail, et [345v] pour laisser l'office de digerer à la nuict, qui le sçait mieux faire que ne faict le jour, où le corps et l'esprit sont en perpetuel mouvement et action. Voilà comment ils vont bastelant et baguenaudant à nos despens en tous leurs discours. Et ne me sçauroient fournir proposition à laquelle je n'en rebatisse une contraire de pareille force. Qu'on ne crie donq plus apres ceux qui, en ce trouble, se laissent doucement conduire à leur appetit et au conseil de nature, et se remettent à la fortune commune. J'ay veu, par occasion de mes voyages, quasi tous les bains fameux de Chrestienté, et depuis quelques années ay commencé à m'en servir: car en general j'estime le baigner salubre, et croy que nous encourons non legeres incommoditez en nostre santé, pour avoir perdu cette coustume, qui estoit generalement observée au temps passé quasi en toutes les nations, et est encores en plusieurs, de se laver le corps tous les jours; et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup moins de tenir ainsi nos membres encroutez et nos pores estouppés de crasse. Et, quant à leur boisson, la fortune a faict premierement qu'elle ne soit aucunement ennemie de mon goust; secondement elle est naturelle et simple, qui au-moins n'est pas dangereuse, si elle est vaine; dequoy je pren pour respondant cette infinité de peuples de toutes sortes et complexions qui s'y assemble. Et encores que je n'y aye apperceu aucun effect extraordinaire et miraculeux, ains que, m'en informant un peu plus curieusement qu'il ne se faict, j'aye trouvé mal fondez et faux tous les bruits de telles operations qui se sement en ces lieux là et qui s'y croient (comme le monde vase pipant aiséement de ce qu'il desire); toutesfois aussi n'ay-je veu guere de personnes que ces eaux ayent empiré, et ne leur peut-on sans malice refuser cela qu'elles n'esveillent l'appetit, facilitent la digestion et nous prestent quelque nouvelle allegresse, si on n'y va par trop abbatu de forces, ce que je desconseille de faire. [346] Elles ne sont pas pour relever une poisante ruyne; elles peuvent appuyer une inclination legere, ou prouvoir à la menace de quelque alteration. Qui n'y apporte assez d'allegresse pour pouvoir jouir le plaisir des compagnies qui s'y trouvent, et des promenades et exercices à quoy nous convie la beauté des lieux où sont communément assises ces eaux, il perd sans doubte la meilleure piece et plus asseurée de leur effect. A cette cause, j'ay choisi jusques à cette heure à m'arrester et à me servir de celles où il y avoit plus d'amenité de lieu, commodité de logis, de vivres et de compaignies, comme sont en France les bains de Banieres; en la frontiere d' Allemaigne et de Lorraine, ceux de Plombieres; en Souysse, ceux de Bade; en la Toscane, ceux de Lucques, et notamment ceux della Villa , desquels j'ay usé plus souvent et à diverses saisons. Chaque nation a des opinions particulieres touchant leur usage, et des loix et formes de s'en servir toutes diverses, et, selon mon experience, l'effect quasi pareil. Le boire n'est aucunement receu en Allemaigne; pour toutes maladies, ils se baignent et sont à grenouiller dans l'eau quasi d'un soleil à l'autre. En Italie, quand ils boivent neuf jours, ils s'en beignent pour le moins trente, et communement boivent l'eau mixtionnée d'autres drogues pour secourir son operation. On nous ordonne icy de nous promener pour la digerer; là, on les arreste au lict, où ils l'ont prise, jusques à ce qu'ils l'ayent vuidée, leur eschauffant continuellement l'estomach et les pieds. Comme les Allemans ont de particulier de se faire generallement tous corneter et vantouser avec scarification dans le bain, ainsin ont les Italiens leurs doccie , qui sont certaines gouttieres de cette eau chaude qu'ils conduisent par des cannes, et vont baignant une heure le matin et autant l'apresdinée, par l'espace d'un mois, ou la teste, ou l'estomac, ou autre partie du corps à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies autres differences de coustumes en [346v] chasque contrée; ou, pour mieux dire, il n'y a quasi aucune ressemblance des unes aux autres. Voilà comment cette partie de medecine à laquelle seule je me suis laissé aller, quoy qu'elle soit la moins artificielle, si a elle sa bonne part de la confusion et incertitude qui se voit par tout ailleurs en cet art.Les poetes disent tout ce qu'ils veulent avec plus d'emphase et de grace, tesmoing ces deux epigrammes:

Alcon hesterno signum Jovis attigit. Ille,
Quamvis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie, jussus transferri ex aede vetusta,
Effertur, quamvis sit Deus atque lapis.

Et l'autre:

Lotus nobiscum est hilaris, coenavit et idem,
Inventus mane est mortuus Andragoras .
Tam subitae mortis causam, Faustine, requiris?
In somnis medicum viderat Hermocratem .

Sur quoy je veux faire deux contes. Le Baron de Caupene en Chalosse et moy avons en commun le droict de patronage d'un benefice qui est de grande estendue, au pied de nos montaignes, qui se nomme Lahontan . Il est des habitans de ce coin, ce qu'on dit de ceux de la valée d' Angrougne : ils avoient une vie à part, les façons, les vestemens et les meurs à part; regis et gouvernez par certaines polices et coustumes particulieres, receues de pere en fils, ausquelles ils s'obligeoient sans autre contrainte que de la reverence de leur usage. Ce petit estat s'estoit continué de toute ancienneté en une condition si heureuse que aucun juge voisin n'avoit esté en peine de s'informer de leur affaire, aucun advocat employé à leur donner advis, ny estranger appellé pour esteindre leurs querelles, et n'avoit on jamais veu aucun de ce destroict à l'aumosne. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l'autre monde, pour n'alterer la pureté de leur police: jusques à ce, comme ils recitent, que l'un d'entre eux, de la memoire de leurs peres, [347] ayant l'ame espoinçonnée d'une noble ambition, s'alla adviser, pour mettre son nom en credit et reputation, de faire l'un de ses enfans maistre Jean ou maistre Pierre; et, l'ayant faict instruire à escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin un beau notaire de village. Cettuy-cy, devenu grand, commença à desdaigner leurs anciennes coustumes et à leur mettre en teste la pompe des regions de deçà. Le premier de ses comperes à quion escorna une chevre, il luy conseilla d'en demander raison aux juges Royaux d'autour de là, et de cettuy-cy à un autre, jusques à ce qu'il eust tout abastardy. A la suite de cette corruption, ils disent qu'il y en survint incontinent un'autre de pire consequence, par le moyen d'un medecin à qui il print envie d'espouser une de leurs filles et de s'habituer parmy eux. Cettuy-cy commença à leur apprendre premierement le nom des fiebvres, des reumes et des apostumes, la situation du coeur, du foye et des intestins, qui estoit une science jusques lors tres-esloignée de leur connoissance; et, au lieu de l'ail, dequoy ils avoient apris à chasser toutes sortes de maux, pour aspres et extremes qu'ils fussent, il les accoustuma, pour une tous ou pour un morfondement, à prendre les mixtions estrangeres, et commença à faire trafique, non de leur santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils jurent que dépuis lors seulement ils ont aperçeu que le serain leur appesantissoit la teste, que le boyre, ayant chaut, apportoit nuissance, et que les vents de l'automne estoyent plus griefs que ceux du printemps; que, dépuis l'usage de cette medecine, ils se trouvent accablez d'une legion de maladies inaccoustumées, et qu'ils apperçoivent un general deschet en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moitié racourcies. Voylà le premier de mes contes. L'autre est qu'avant ma subjection graveleuse, oyant faire cas du sang de bouc à plusieurs, comme d'une manne celeste envoyée en ces derniers siecles pour [347v] la tutelle et conservation de la vie humaine, et en oyant parler à des gens d'entendement comme d'une drogue admirable et d'une operation infallible; moy qui ay tousjours pensé estre en bute à tous les accidens qui peuvent toucher tout autre homme, prins plaisir, en pleine santé, à me garnir de ce miracle, et commanday chez moy qu'on me nourrit un bouc selon la recepte: car il faut que ce soit aux mois les plus chaleureux de l'esté qu'on le retire, et qu'on ne luy donne à manger que des herbes aperitives, et à boire que du vin blanc. Je me rendis de fortune chez moy le jour qu'il devoit estre tué; on me vint dire que mon cuysinier trouvoit dans la panse deux ou trois grosses boules qui se choquoient l'une l'autre parmy sa mengeaille. Je fus curieux de faire apporter toute cette tripaille en ma presence, et fis ouvrir cette grosse et large peau: il en sortit trois gros corps, legiers comme des esponges, de façon qu'il semble qu'ils soient creuz, durs au demeurant par le dessus et fermes, bigarrez de plusieurs couleurs mortes; l'un perfect en rondeur, à la mesure d'une courte boule; les autres deux, un peu moindres, ausquels l'arrondissement est imperfect, et semble qu'il s'y acheminat. J'ay trouvé, m'en estant fait enquerir à ceux qui ont accoustumé d'ouvrir de ces animaux, que c'est un accident rare et inusité. Il est vray-semblable que ce sont des pierrescousines des nostres; et, s'il est ainsi, c'est une esperance bien vaine aux graveleux de tirer leur guerison du sang d'une beste qui s'en aloit elle mesme mourir d'un pareil mal. Car de dire que le sang ne se sent pas de cette contagion et n'en altere sa vertu accoustumée, il est plustost à croire qu'il ne s'engendre rien en un corps que par la conspiration et communication de toutes les parties: la masse agit tout'entiere, quoy que l'une piece y contribue plus que l'autre, selon la diversité des operations. Parquoy il y a grande apparence qu'en toutes les [348] parties de ce bouc il y avoit quelque qualité petrifiante. Ce n'estoit pas tant pour la crainte de l'advenir, et pour moy, que j'estoy curieux de cette experience; comme c'estoit qu'il advient chez moy, ainsi qu'en plusieurs maisons, que les femmes y font amas de telles menues drogueries pour en secourir le peuple, usant de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle recepte qu'elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en bons evenemens. Au demeurant, j'honore les medecins, non pas, suyvant le precepte, pour la necessité, car à ce passage on en oppose un autre du prophete reprenant le Roy Asa d'avoir eu recours au medecin, mais pour l'amour d'eux mesmes, en ayant veu beaucoup d'honnestes hommes et dignes d'estre aimez. Ce n'est pas à eux que j'en veux, c'est à leur art, et ne leur donne pas grand blasme de faire leur profit de nostre sotise, car la plus part du monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes que la leur n'ont fondement et appuy qu'aux abuz publiques. Je les appelle en ma compaignie quand je suis malade, s'ils se r'encontrent à propos, et demande à en estre entretenu, et les paye comme les autres. Je leur donne loy de me commander de m'abrier chaudement, si je l'ayme mieux ainsi, que d'un'autre sorte; ils peuvent choisir, d'entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le clairet; et ainsi de toutes autres choses qui sont indifferentes à mon appetit et usage. J'entans bien que ce n'est rien faire pour eux, d'autant que l'aigreur et l'estrangeté sont accidans de l'essance propre de la medecine. Licurgus ordonnoit le vin aux Spartiates malades. Pourquoy? par ce qu'ils en haissoyent l'usage, sains: tout ainsi qu'un gentil'homme, mon voisin, s'en sert pour drogue tres-salutaire à ses fiebvres, parce que de sa nature il en hait mortellement le [348v] goust. Combien en voyons nous d'entr'eux estre de mon humeur? desdaigner la medecine pour leur service, et prendre une forme de vie libre et toutecontraire à celle qu'ils ordonnent à autruy? Qu'est-ce cela, si ce n'est abuser tout destroussément de nostre simplicité? Car ils n'ont pas leur vie et leur santé moins chere que nous, et accommoderoyent leurs effects à leur doctrine, s'ils n'en cognoissoyent eux mesmes la fauceté. C'est la crainte de la mort et de la douleur, l'impatience du mal, une furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aveugle ainsi: c'est pure lacheté qui nous rend nostre croyance si molle et maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant comme ils souffrent. Car je les oy se plaindre et en parler comme nous; mais ils se resolvent en fin: Que feroy-je donq? Comme si l'impatience estoit de soy quelque meilleur remede que la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller à cette miserable subjection, qui ne se rende esgalement à toute sorte d'impostures? qui ne se mette à la mercy de quiconque a cette impudence de luy donner promesse de sa guerison? Les Babyloniens portoient leurs malades en la place: le medecin c'estoit le peuple, chacun des passants ayant par humanité et civilité à s'enquerir de leur estat et, selon son experience, leur donner quelque advis salutaire. Nous n'en faisons guere autrement. Il n'est pas une simple femmelette de qui nous n'employons les barbotages et les brevets; et, selon mon humeur, si j'avoy à en accepter quelqu'une, j'accepterois plus volontiers cette medecine qu'aucune autre, d'autant qu'au-moins il n'y a nul dommage à craindre. Ce que Homere et Platon disoyent des Aegyptiens, qu'ils estoyent tous medecins, il se doit dire de tous peuples: il n'est personne qui ne se vante de quelque recette, et qui ne la hazarde sur son voisin, s'il l'en veut croire. J'estoy l'autre jour en une compagnie, où je ne sçay qui de ma confrairie aporta la nouvelle d'une sorte de pillules compilées de cent et tant d'ingrediens de conte fait; il s'en esmeut une feste et une consolation singuliere: car quel rocher soustiendroit l'effort d'une si nombreuse baterie? J'entens toutesfois, par ceux qui l'essayerent, que la moindre petite grave ne daigna s'en esmouvoir. Je ne me puis desprendre de ce papier, que je n'en die encore ce mot sur ce qu'ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs drogues l'experience qu'ils ont faite. La plus part, et, ce croy-je, plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte essence ou proprieté occulte des simples, de laquelle nous ne pouvons avoir autre instruction que l'usage, car quinte essence n'est autre chose qu'une qualitéde [349] laquelle par nostre raison nous ne sçavons trouver la cause. En telles preuves, celles qu'ils disent avoir acquises par l'inspiration de quelque Daemon, je suis content de les recevoir (car, quant aux miracles, je n'y touche jamais); ou bien encore les preuves qui se tirent des choses qui, pour autre consideration, tombent souvent en nostre usage, comme si, en la laine, dequoy nous avons accoustumé de nous vestir, il s'est trouvé par accident quelque occulte proprieté desiccative qui guerisse les mules au talon, et si au reffort, que nous mangeons pour la nourriture, il s'est rencontré quelque operation apperitive. Galen recite qu'il advint à un ladre de recevoir guerison par le moyen du vin qu'il beut, d'autant que de fortune une vipere s'estoit coulée dans le vaisseau. Nous trouvons en cet exemple le moyen et une conduite vray-semblable à cette experience, comme aussi en celles ausquelles les medecins disent avoir esté acheminez par l'exemple d'aucunes bestes. Mais, en la plus part des autres experiences à quoy ils disent avoir esté conduis par la fortune et n'avoir eu autre guide que le hazard, je trouve le progrez de cette information incroyable. J'imagine l'homme regardant au tour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaux. Je ne sçay par où luy faire commencer son essay; et quand sa premiere fantasie se jettera sur la corne d'un elan, à quoy il faut prester une creance bien molle et aisée, il se trouve encore autant empesché en sa seconde operation. Il luy est proposé tant de maladies et tant de circonstances, qu'avant qu'il soit venu à la certitude de ce point où doit joindre la perfection de son experience, le sens humain y perd son latin; et avant qu'il ait trouvé parmy cette infinité de choses que c'est cette corne; parmy cette infinité de maladies, l'epilepsie; tant de complexions, au melancolique; tant de saisons, en hyver; tant de nations, au François; [349v] tant d'aages, en la vieillesse; tant de mutations celestes, en la conjonction de Venus et de Saturne; tant de parties du corps, au doigt: à tout cela n'estant guidé ny d'argument, ny de conjecture, ny d'exemple, ny d'inspiration divine, ains du seul mouvement de la fortune, il faudroit que ce fut par une fortune parfectement artificielle, reglée et methodique. Et puis, quand la guerison fut faicte, comment se peut il asseurer que ce ne fut que le mal fut arrivé à sa periode, ou un effect du hazard, ou l'operation de quelque autre chose qu'il eust ou mangé, ou beu, ou touché ce jour là, ou le mérite des prieres de sa mere grand? Davantage, quand cette preuve auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle reiterée? et cette longue cordée de fortunes et de r'encontres, r'enfilée, pour en conclurre une regle? Quand elle sera conclue, par qui est-ce? De tant de millions il n'y a que trois hommes qui se meslent d'enregistrer leurs experiences.Le sort aura il r'encontré à point nommé l'un de ceux cy? Quoy, si un autre et si cent autres ont faict des experiences contraires? A l'avanture, verrions nous quelque lumiere, si tous les jugements et raisonnements des hommes nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoins et trois docteurs regentent l'humain genre, ce n'est pas là raison: il faudroit que l'humaine nature les eust deputez et choisis, et qu'ils fussent declarez nos syndics par expresse procuration. A Madame de Duras Madame, vous me trouvates sur ce pas dernierement que vous me vintes voir. Par ce qu'il pourra estre que ces inepties se rencontreront quelque fois entre vos mains, je veux aussi qu'elles portent tesmoignage que l'autheur se sent bien fort honoré de la faveur que vous leur ferez. Vous y reconnoistrez ce mesme port et ce mesme air que vous avez veu en sa conversation. Quand j'eusse peu prendre quelque autre façon que la [350] mienne ordinaire et quelque autre forme plus honorable et meilleure, je ne l'eusse pas faict; car je ne veux tirer de ces escrits sinon qu'ils me representent à vostre memoire au naturel. Ces mesmes conditions et facultez, que vous avez pratiquées et receuillies, Madame, avec beaucoup plus d'honneur et de courtoisie qu'elles ne meritent, je les veux loger (mais sans alteration et changement) en un corps solide qui puisse durer quelques années ou quelques jours apres moy, où vous les retrouverez, quand il vous plaira vous en refreschir la memoire, sans prendre autrement la peine de vous en souvenir: aussi ne le valent elles pas. Je desire que vous continuez en moy la faveur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez par le moyen desquelles elle a esté produite. Je ne cherche aucunement qu'on m'ayme et estime mieux mort que vivant. L'humeur de Tibere est ridicule, et commune pourtant, qui avoit plus de soin d'estendre sa renommée à l'advenir qu'il n'avoit de se rendre estimable et agreable aux hommes de son temps. Si j'estoy de ceux à qui le monde peut devoir louange, je l'en quitteroy et qu'il me la payast d'advance; qu'elle se hastat et amoncelat toute autour de moy, plus espesse qu'alongée, plus pleine que durable; et qu'elle s'evanouit hardiment quand et ma cognoissance, et que ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit une sotte humeur d'aller, à cette heure que je suis prest d'abandonner le commerce des hommes, me produire à eux par unenouvelle recommandation. Je ne fay nulle recepte des biens que je n'ay peu employer à l'usage de ma vie. Quel que je soye, je le veux estre ailleurs qu'en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez à me faire valoir moy-mesme; mes estudes, à m'apprendre à faire, non pas à escrire. J'ay mis tous mes efforts à former ma vie. Voylà mon mestier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besoigne. J'ay desiré de la suffisance pour le service de mes commoditez presentes et essentielles, non pour en faire magasin et reserve à mes heritiers. Qui a de la valeur, si le face paroistre en ses meurs, en ses propos ordinaires, à traicter l'amour ou des querelles, au jeu, au lict, à la table, à la conduite de ses affaires, et oeconomie de sa maison. Ceux que je voi faire des bons livres sous des mechantes chausses, eussent premierement faict leurs chausses, s'ils m'en eussent creu. Demandez à un Spartiate s'il aime mieux estre bon rhetoricien que bon soldat; non pas moy, que bon cuisinier, si je n'avois qui m'en servist. Mon Dieu ! Madame, que je haïrois une telle recommandation d'estre habile homme par escrit, et estre un [350v] homme de neant et un sot ailleurs. J'ayme mieux encore estre un sot, et icy et là, que d'avoir si mal choisi où employer ma valeur. Aussi il s'en faut tant que j'attende à me faire quelque nouvel honneur par ces sotises, que je feray beaucoup si je n'y en pers point de ce peu que j'en avois aquis. Car, outre ce que cette peinture morte et muete desrobera à mon estre naturel, elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le rance. Je suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la lye. Au demeurant, Madame, je n'eusse pas osé remuer si hardiment les misteres de la medecine, attendu le credit que vous et tant d'autres luy donnez, si je n'y eusse esté acheminé par ses autheurs mesme. Je croy qu'ils n'en ont que deux anciens Latins, Pline et Celsus . Si vous les voyez quelque jour, vous trouverez qu'ils parlent bien plus rudement à leur art que je ne fay: je ne fay que la pincer, ils l'esgorgent. Pline se mocque, entre autres choses, dequoy, quand ils sont au bout de leur corde, ils ont inventé cette belle deffaite de r'envoyer les malades qu'ils ont agitez et tormentez pour neant de leurs drogues et regimes, les uns au secours des voeuz et miracles, les autres aux eaux chaudes. (Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de deçà qui sont soubs la protection de vostre maison, et qui sont toutes Gramontoises). Ils ont une tierce deffaite pour nous chasser d'aupres d'eux et se descharger des reprochesque nous leur pouvons faire du peu d'amendement à noz maux, qu'ils ont eu si long temps en gouvernement qu'il ne leur reste plus aucune invention à nous amuser: c'est de nous envoier cercher la bonté de l'air de quelque autre contrée. Madame, en voylà assez: vous me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel je m'estoy destourné pour vous entretenir. [351] Ce fut, ce me semble, Periclés, lequel estant enquis comme il se portoit: Vous le pouvez, fit-il, juger par là, en montrant des brevets qu'il avoit, attachez au col et au bras. Il vouloit inferer qu'il estoit bien malade, puis qu'il en estoit venu jusques-là d'avoir recours à choses si vaines et de s'estre laissé equipper en cette façon. Je ne dy pas que je ne puisse estre emporté un jour à cette opinion ridicule de remettre ma vie et ma santé à la mercy et gouvernement des medecins: je pourray tomber en cette resverie, je ne me puis respondre de ma fermeté future; mais lors aussi, si quelqu'un s'enquiert à moy comment je me porte, je luy pourray dire comme Periclés : Vous le pouvez juger par là, montrant ma main chargée de six dragmes d'opiate: ce sera un bien evident signe d'une maladie violente. J'auray mon jugement merveilleusement desmanché; si l'impatience et la frayeur gaignent cela sur moy, on en pourra conclurre une bien aspre fiévre en mon ame. J'ay pris la peine de plaider cette cause, que j'entens assez mal, pour appuyer un peu et conforter la propension naturelle contre les drogues et pratique de nostre medecine, qui s'est derivée en moy par mes ancestres, afin que ce ne fust pas seulement une inclination stupide et temeraire, et qu'elle eust un peu plus de forme; et aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les enhortemens et menaces qu'on me fait quand mes maladies me pressent, ne pensent pas que ce soit simple opiniastreté, ou qu'il y ait quelqu'un si facheux qui juge encore que ce soit quelque esguillon de gloire: qui seroit un desir bien assené de vouloir tirer honneur d'une action qui m'est commune avec mon jardinier et mon muletier. Certes, je n'ay point le coeur si enflé, ne si venteux, qu'un plaisir solide, charnu et moeleus comme la santé, je l'alasse eschanger pour un plaisir imaginaire, spirituel et aerée. La gloire, voire celle des [351v] quatre fils Aymon, est trop cher achetée à un homme de mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de cholique. La santé, de par Dieu ! Ceux qui ayment nostre medecine, peuvent aussi avoir leurs considerations bonnes, grandes et fortes: je ne hay point les fantasies contraires aux miennes. Il s'en faut tant que je m'effarouche de voir de la discordance de mes jugemens à ceux d'autruy, et que je me rende incompatible à lasocieté des hommes pour estre d'autre sens et party que le mien, qu'au rebours, comme c'est la plus generale façon que nature aye suivy que la varieté, et plus aux esprits qu'aux cors, d'autant qu'ils sont de substance plus souple et susceptible de plus de formes, je trouve bien plus rare de voir convenir nos humeurs et nos desseins. Et ne fut jamais au monde deux opinions pareilles, non plus que deux poils ou deux grains. Leur plus universelle qualité, c'est la diversité.

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Livre 3

Chap. I.
De l'Utile et de l'Honneste

Personne n'est exempt de dire des fadaises. Le malheur est de les dire curieusement.

Nae iste magno conatu magnas nugas dixerit.

Cela ne me touche pas. Les miennes m'eschappent aussi nonchallamment qu'elles le valent. D'où bien leur prend. Je les quitterois soudain, à peu de coust qu'il y eust. Et ne les achette, ny les vens que ce qu'elles poisent. Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre. Qu'il soit vray, voicy dequoy. A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la refusa à si grand interest. On luy manda d'Allemaigne que, s'il le trouvoit bon, on le defferoit d'Ariminius par poison (c'estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les avoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accroissement de sa domination en ces contrées là). Il fit responce que le peuple Romain avoit accoustumé de se venger de ses ennemis par voye ouverte, les armes en main, non par fraude et en cachette. Il quitta l'utile pour l'honneste. C'estoit, me direz vous, un affronteur. Je le croy: ce n'est pas grand miracle [352v] à gens de sa profession. Mais la confession de la vertu ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt. D'autant que la verité la luy arrache par force, et que, s'il ne la veut recevoir en soy, au-moins il s'en couvre pour s'en parer. Nostre bastiment, et public et privé, est plain d'imperfection. Mais il n'y a rien d'inutile en nature; non pas l'inutilité mesmes; rien ne s'est ingeré en cet univers, qui n'y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladives; l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous d'une si naturelle possession que l'image s'en reconnoist aussi aux bestes; voire et la cruauté,vice si desnaturé: car, au milieu de la compassion, nous sentons au dedans je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne à voir souffrir autruy; et les enfans le sentent;

Suave, mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.

Desquelles qualitez qui osteroit les semences en l'homme, destruiroit les fondamentalles conditions de nostre vie. De mesme, en toute police, il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encore vitieux: les vices y trouvent leur rang et s'employent à la cousture de nostre liaison, comme les venins à la conservation de nostre santé. S'ils deviennent excusables, d'autant qu'ils nous font besoing et que la necessité commune efface leur vraye qualité, il faut laisser jouer cette partie aux citoyens plus vigoureux et moins craintifs qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres antiens sacrifierent leur vie pour le salut de leur pays; nous autres, plus foibles, prenons des rolles et plus aisez et moins hazardeux. Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre; resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples. Certes, j'ay eu souvent despit de voir des juges attirer par fraude et fauces esperances de faveur ou pardon le criminel à descouvrir [353] son fait, et y employer la piperie et l'impudence. Il serviroit bien à la justice, et à Platon mesmes, qui favorise cet usage, de me fournir d'autres moyens plus selon moy. C'est une justice malitieuse; et ne l'estime pas moins blessée par soy-mesme que par autruy. Je respondy, n'y a pas long temps, qu'à peine trahirois-je le Prince pour un particulier, qui serois tre-marry de trahir aucun particulier pour le Prince; et ne hay pas seulement à piper, mais je hay aussi qu'on se pipe en moy. Je n'y veux pas seulement fournir de matiere et d'occasion. En ce peu que j'ay eu à negotier entre nos Princes, en ces divisions et subdivisions qui nous deschirent aujourd'hui, j'ay curieusement evité qu'ils se mesprinssent en moy et s'enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts, et se presentent et contrefont les plus moyens et les plus voisins qu'ils peuvent. Moy, je m'offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne. Tendre negotiateur et novice, qui ayme mieux faillir à l'affaire qu'à moy!C'a esté pourtant jusques à cette heure avec tel heur (car certes la fortune y a principalle part) que peu ont passé de main à autre avec moins de soubçon, plus de faveur et de privauté. J'ay une façon ouverte, aisée à s'insinuer et à se donner credit aux premieres accointances. La naifveté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise. Et puis, de ceux-là est la liberté peu suspecte et peu odieuse, qui besoingnent sans aucun leur interest, et qui peuvent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens se plaignans de l'aspreté de son parler: Messieurs, ne considerez pas si je suis libre, mais si je le suis sans rien prendre et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m'a aussi aiséement deschargé du soubçon de faintise par sa vigueur (n'espargnant rien à dire pour poisant et cuisant qu'il fut, je n'eusse peu dire pis, absent) et qu'elle a une montre apparente de [353v] simplesse et de nonchalance. Je ne pretens autre fruict en agissant, que d'agir, et n'y attache longues suittes et propositions: chasque action fait particulierement son jeu: porte s'il peut. Au demeurant, je ne suis pressé de passion ou hayneuse ou amoureuse envers les grands; ny n'ay ma volonté garrotée d'offence ou obligation particuliere. Je regarde nos Roys d'une affection simplement legitime et civile: ny emeue, ny demeue par interest privé. De quoy je me sçay bon gré. La cause generale et juste ne m'attache non plus que moderéement et sans fiévre. Je ne suis pas subjet à ces hypotheques et engagemens penetrans et intimes: la colere et la hayne sont au delà du devoir de la justice, et sont passions servans seulement à ceux qui ne tiennent pas assez à leur devoir par la raison simple: toutes intentions legitimes et equitables sont d'elles mesmes equables et temperées, sinon elles s'alterent en seditieuses et illegitimes. C'est ce qui me faict marcher par tout la teste haute, le visage et le coeur ouvert. A la verité, et ne crains point de l'advouer, je porterois facilement au besoing une chandelle à Saint Michel, l'autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille. Je suivray le bon party jusques au feu, mais exclusivement si je puis. Que Montaigne s'engouffre quant et la ruyne publique, si besoin est; mais, s'il n'est pas besoin, je sçauray bon gré à la fortune qu'il se sauve; et autant que mon devoir me donne de corde, je l'employe à sa conservation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au juste party, et au party qui perdit, se sauva par sa moderation en cet universel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diversitez?Aux hommes, comme luy, privez, il est plus aisé: et en telle sorte de besongne, je trouve qu'on peut justement n'estre pas ambitieux à s'ingerer et convier soymesmes. De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile et sans inclination aus troubles de son pays et en une division publique, je ne le trouve ny beau ny honneste. Ea non media, sed nulla via est, velut eventum expectantium quo fortunae consilia sua applicent. Cela peut estre permis envers les affaires des voisins; et Gelon, tyran de Syracuse, suspendit ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs, tenant un'ambasse à Delphes, à tout des presents, pour estre en eschauguette à veoir de quel costé tomberoit la fortune, et prendre l'occasion à poinct pour le concilier au victorieux. Ce seroit une espece de trahison de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il faut prendre party par application de dessein. Mais de ne s'embesongner point, à homme qui n'a ny charge ny commandement exprés qui le presse, je le trouve plus excusable (et si [354] ne practique pour moy cette excuse) qu'aux guerres estrangeres, desquelles pourtant, selon nos loix, ne s'empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s'y engagent tout à faict, le peuvent avec tel ordre et attrempance que l'orage devra couler par dessus leur teste sans offence. N'avions nous pas raison de l'esperer ainsi du feu Evesque d'Orleans, sieur de Morvilliers? Et j'en cognois, entre ceux qui y ouvrent valeureusement à cette heure, de meurs ou si equables ou si douces qu'ils seront pour demeurer debout, quelque injurieuse mutation et cheute que le ciel nous appreste. Je tiens que c'est aux Roys proprement de s'animer contre les Roys, et me moque de ces esprits qui de gayeté de coeur se presentent à querelles si disproportionnées: car on ne prend pas querelle particuliere avec un prince pour marcher contre luy ouvertement et courageusement pour son honneur et selon son devoir; s'il n'aime un tel personnage, il fait mieux, il l'estime. Et notamment la cause des loix et defence de l'ancien estat a tousjours cela que ceux mesmes, qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s'ils ne les honorent. Mais il ne faut pas appeller devoir (comme nous faisons tous les jours) une aigreur et aspreté intestine qui naist de l'interest et passion privée; ny courage, une conduitte traistresse et malitieuse. Ils nomment zele leur propension vers la malignité et violence: ce n'est pas la cause qui les eschauffe, c'est leur interest; ils attisent la guerre non par ce qu'elle est juste, mais par ce que c'est guerre.Rien n'empéche qu'on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement: conduisez vous y d'une, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir differentes mesures), mais au moins temperée, et qui ne vous engage tant à l'un qu'il puisse tout requerir de vous; et vous contentez aussi d'une moienne mesure de leur grace, et de couler en eau trouble sans y vouloir pescher. L'autre manière, de s'offrir de toute [354v] sa force à ceux là et à ceux cy tient encore moins de la prudence que de la conscience. Celuy envers qui vous en trahissez un, duquel vous estes pareillement bien venu, sçait-il pas que de soy vous en faites autant à son tour? Il vous tient pour un meschant homme; ce pendant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté: car les hommes doubles sont utiles en ce qu'ils apportent; mais il se faut garder qu'ils n'emportent que le moins qu'on peut. Je ne dis rien à l'un que je ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seulement un peu changé; et ne rapporte que les choses ou indifferentes ou cogneues, ou qui servent en commun. Il n'y a point d'utilité pour laquelle je me permette de leur mentir. Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement; mais je prens à celer le moins que je puis: c'est une importune garde, du secret des princes, à qui n'en a que faire. Je presente volontiers ce marché, qu'ils me fient peu, mais qu'ils se fient hardiment de ce que je leur apporte. J'en ay tousjours plus sçeu que je n'ay voulu. Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme faict le vin et l'amour. Philippides respondit sagement au Roy Lyzimachus, qui lui disoit: Que veux-tu que je te communique de mes biens?--Ce que tu voudras, pourveu que ce ne soit de tes secrets. Je vois que chacun se mutine si on luy cache le fons des affaires ausquels on l'emploie, et si on luy en a desrobé quelque arriere sens. Pour moy, je suis contant qu'on ne m'en die non plus qu'on veut que j'en mette en besoigne, et ne desire pas que ma science outrepasse et contraigne ma parole. Si je dois servir d'instrument de tromperie, que ce soit au-moins sauve ma conscience. Je ne veux estre tenu serviteur ny si affectionné ny si loyal, qu'on me treuve bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy mesme, l'est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes qui n'acceptent pas les hommes à moytié et mesprisent les services limitez et conditionnez. Il n'y a remede; je leur dis franchement mes bornes: car esclave, je ne le doibts estre que de la raison, encore ne puis-je bien en venir à bout. Et eux aussi ont tort d'exiger d'un homme libre telle subjection à leur service et telle obligation que de celuy qu'ils ont faict et acheté, ou duquel la fortune tient particulierement et expressement à la leur. Les loix m'ont osté de grand [355] peine; elles m'ont choisy party et donné un maistre: toute autre superiorité et obligation doibt estre relative à celle là et retrenchée. Si n'est pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu'incontinent j'y portasse la main: la volonté et les desirs se font loy eux mesmes; les actions ont à la recevoir de l'ordonnance publique. Tout ce mien proceder est un peu bien dissonant à nos formes; ce ne seroit pas pour produire grands effets, ny pour y durer: l'innocence mesme ne sçauroit ny negotier entre nous sans dissimulation, ny marchander sans manterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier les occupations publiques: ce que ma profession en requiert, je l'y fournis, en la forme que je puis la plus privée. Enfant, on m'y plongea jusques aux oreilles, et il succedoit: si m'en desprins je de belle heure. J'ay souvant dépuis evité de m'en mesler, rarement accepté, jamais requis: tenant le dos tourné à l'ambition; mais sinon comme les tireurs d'aviron qui s'avancent ainsin à reculons, tellement toutesfois que, de ne m'y estre poinct embarqué, j'en suis moings obligé à ma resolution qu'à ma bonne fortune: car il y a des voyes moings ennemyes de mon goust et plus conformes à ma portée, par lesquelles si elle m'eut appellé autrefois au service public et à mon avancement vers le credit du monde, je sçay que j'eusse passé par dessus la raison de mes discours pour la suyvre. Ceux qui disent communément contre ma profession que ce que j'appelle franchise, simplesse et nayfveté en mes moeurs, c'est art et finesse, et plustost prudence que bonté, industrie que nature, bon sens que bon heur, me font plus d'honneur qu'ils ne m'en ostent. Mais certes ils font ma finesse trop fine; et qui m'aura suyvi et espié de pres, je luy donray gaigné, s'il ne confesse qu'il n'y a point de regle en leur escolle, qui sçeut raporter ce naturel mouvement et maintenir une apparence de liberté et de licence si pareille et inflexible parmy des routes si tortues et [355v] diverses, et que toute leur attention et engin ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est une? et simple, celle du profit particulier et de la commodité des affaires qu'on a en charge, double, inegalle et fortuite. J'ay veu souvant en usage ces libertez contrefaites et artificielles, mais le plus souvant sans succez. Elles sentent volontiers à l'asne d'Esope, lequel, par emulation du chien, vint à se jetter tout gayement à deux pieds sur les espaules de son maistre; mais autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre asne en reçeut deux fois autant de bastonnades. Id maxime quenque decet quod est cujusque suum maxime. Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde; je sçay qu'elle a servi souvant profitablement,et qu'elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables, illegitimes. La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement reiglée, et plus noblement, que n'est cette autre justice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices. Veri juris germanaeque justitiae solidam et expressam effigiem nullam tenemus; umbra et imaginibus utimur; si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la reverence des loix, pour lesquelles auctoriser et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle; et non seulement par leur permission plusieurs actions vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion: Ex senatusconsultis plebisquescitis scelera exercentur. Je suy le langage commun, qui faict difference entre les choses utiles et les honnestes; si que d'aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales. Mais continuons nostre exemple de la trahison. Deux pretendans au Royaume de Thrace estoyent tombez en debat de leurs droicts. L'Empereur les empesçha de venir aux armes; mais l'un d'eux, sous couleur de conduire un accord amiable pour leur entreveue, ayant assigné son compagnon pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La justice requeroit que les [356] Romains eussent raison de ce forfaict; la difficulté en empéchoit les voyes ordinaires: ce qu'ils ne peurent legitimement sans guerre et sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison. Ce qu'ils ne peurent honnestement, ils le firent utilement. A quoy se trouva propre un Pomponius Flaccus: cettuy-cy, soubs feintes parolles et asseurances, ayant attiré cet homme dans ses rets, au lieu de l'honneur et faveur qu'il luy promettoit, l'envoya pieds et poincts liez à Romme. Un traistre y trahit l'autre, contre l'usage commun; car ils sont pleins de deffiance, et est mal-aysé de les surprendre par leur art: tesmoing la poisante experience que nous venons d'en sentir. Sera Pomponius Flaccus qui voudra, et en est assez qui le voudront; quant à moy, et ma parolle et ma foy sont, comme le demeurant, pieces de ce commun corps: leur meilleur effect, c'est le service public; je tiens cela pour presupposé. Mais comme, si on me commandoit que je prinse la charge du Palais et des plaids, je responderoy: Je n'y entens rien; ou la charge de conducteur de pioniers, je diroy: Je suis appellé à un rolle plus digne; de mesmes qui me voudroit employer à mentir, à trahir età me parjurer pour quelque service notable, non que d'assassiner ou empoisonner, je diroy: Si j'ay volé ou desrobé quelqu'un, envoyez moy plustost en gallere. Car il est loisible à un homme d'honneur de parler ainsi que firent les Lacedemoniens, ayans esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de leurs accords: Vous nous pouvez commander des charges poisantes et dommageables autant qu'il vous plaira; mais de honteuses et deshonnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander. Chacun doit avoir juré à soy-mesme ce que les Roys d'Aegypte faisoyent solemnellement jurer à leurs juges: qu'ils ne se desvoyeroyent de leur conscience pour quelque commandement qu'eux mesmes leur en fissent. A telles commissions, il y a notte evidente d'ignominie [356v] et de condemnation; et qui vous la donne, vous accuse, et vous la donne, si vous l'entendez bien, en charge et en peine: autant que les affaires publiques s'amendent de vostre exploit, autant s'en empirent les vostres; vous y faictes d'autant pis que mieux vous y faites. Et ne sera pas nouveau, ny à l'avanture sans quelque air de Justice, que celuy mesmes vous en chastie, qui vous aura mis en besoigne. La perfidie peut estre en quelque cas excusable: lors seulement elle l'est, qu'elle s'employe à punir et trahir la perfidie. Il se trouve assez de trahisons non seulement refusées, mais punies par ceux en faveur desquels elles avoyent esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius à l'encontre du Medecin de Pyrrhus? Mais cecy encore se trouve, que tel l'a commandée qui l'a vengée rigoureusement sur celuy qu'il y avoit employé, refusant un credit et pouvoir si effrené, et desadvouant un servage et une obeïssance si abandonnée et si lache. Jaropelc, Duc de Russie, practiqua un gentil-homme de Hongrie pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy cy s'y porta en galand homme, s'adonna plus que devant au service de ce Roy, obtint d'estre de son conseil et de ses plus feaux. Avec ces advantages, et choisissant à point l'opportunité de l'absence de son maistre, il trahit aux Russiens Vislicie, grande et riche cité, qui fut entierement saccagée et arse par eux, avec occision totale non seulement des habitans d'icelle de tout sexe et aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour qu'il y avoit assemblé à ces fins. Jaropelc, assouvy de sa vengeance et de son courroux, qui pourtant n'estoit pas sans titre (car Boleslaus l'avoit fort offencé et en pareille conduitte), et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer la laideur nue et seule, et la regarder d'une veue saine et non plus troublée par sa passion, la print à un tel remorset contre-cueur, qu'il en fit crever les yeux et couper la langue et les parties honteuses à son executeur. Antigonus persuada les soldats [357] Argyraspides de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son adversaire; mais l'eust-il faict tuer, apres qu'ils le luy eurent livré, il desira estre luymesme commissaire de la Justice divine pour le chastiement d'un forfaict si detestable et les consigna entre les mains du gouverneur de la Province, luy donnant tres-expres commandement de les perdre et mettre à malefin, en quelque maniere que ce fut. Tellement que, de ce grand nombre qu'ils estoyent, aucun ne vit onques puis l'air de Macedoine. Mieux il en avoit esté servy, d'autant le jugea il avoir esté plus meschamment et punissablement. L'esclave qui trahit la cachette de Publius Sulpicius, son maistre, fut mis en liberté, suivant la promesse de la proscription de Sylla; mais, suivant la promesse de la raison publique, tout libre, il fut précipité du roc Tarpeien. Ils les font pendre avec la bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy et speciale, ils satisfont à la generale et premiere. Mahomed second, se voulant deffaire de son frere, pour la jalousie de la domination suivant le stile de leur race, y employa l'un de ses officiers, qui le suffoqua, l'engorgeant de quantité d'eau prinse trop à coup. Cela faict, il livra pour l'expiation de ce meurtre le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé (car ils n'estoient freres que de pere); elle, en sa presence, ouvrit à ce meurtrier l'estomach, et, tout chaudement, de ses mains fouillant et arrachant son ceur, le jetta à manger aux chiens. Et nostre Roy Clovis fit pendre les trois serviteurs de Cannacre apres qu'ils luy eurent trahi leur maistre: à quoi il les avoit pratiquez. Et à ceux mesme qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l'usage d'une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre en toute seurté quelque traict de bonté et de justice, comme par compensation et correction conscientieuse. Joint qu'ils regardent les ministres de tels horribles malefices comme gents qui les leur reprochent. Et cherchent par leur mort d'estouffer la connoissance et tesmoignage de telles menées. Or, si par fortune on vous en recompence pour ne frustrer la necessité publique de cet extreme et desesperé remede, celuy qui le faict ne laisse pas de vous tenir, s'il ne l'est luy-mesme, pour un homme maudit et execrable; et vous tient plus traistre que ne faict celuy contre qui vous l'estes: car il touche la malignité de vostre courage par voz mains, sans desadveu, sans object. Mais il vous y employe, tout ainsi qu'on faictles hommes perdus, aux executions de la haute justice, charge autant utile comme elle est peu honeste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Seyanus, ne pouvant estre punie à mort en certaine forme de Jugement à Romme, d'autant qu'elle estoit Vierge, fut, pour donner passage aux lois, forcée par le bourreau avant qu'il l'estranglat: non sa main seulement, mais son ame est esclave à la commodité publique. Quant le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subjects, qui avoient donné support à la parricide rebellion de son fils contre luy, ordonna que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution, je trouve tres-honeste à aucuns d'avoir choisi plustost estre iniquement tenus coulpables du parricide d'un autre, que de servir la justice de leur propre parricide. Et où, en quelques bicoques forcées de mon temps, j'ay veu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, je les ay tenus de pire condition que les pendus. On dict que Vuitolde, prince des Lituaniens, fit autresfois cette loy que les criminels condamnez eussent à executer eux mesmes de leurs mains la sentence capitale contre eux donnée, trouvant estrange qu'un tiers, innocent de la faute, fust employé et chargé d'un homicide. Le Prince, quand une urgente circonstance et quelque impetueux et inopiné accident du besoing de son estat luy faict gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité à un coup de la verge divine: vice, [357v] n'est-ce pas, car il a quitté sa raison à une plus universelle et puissante raison, mais certes c'est mal'heur. De maniere qu'à quelqu'un qui me demandoit: Quel remede?--Nul remede, fis je: s'il fut veritablement geiné entre ces deux extremes (sed videat ne quaeratur latebra perjurio), il le falloit faire; mais s'il le fit sans regret, s'il ne luy greva de le faire, c'est signe que sa conscience est en mauvais termes. Quand il s'en trouveroit quelqu'un de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d'un si poisant remede, je ne l'en estimeroy pas moins. Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouvons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduitte du ciel. A quelle plus juste necessité se reserve il? Que luy est il moins possible à faire que ce qu'il ne peut faire qu'aux despens de sa foy et de son honneur, choses qui à l'aventure luy doivent estre plus cheres que son propre salut, ouy, et que le salut de son peuple?Quand, les bras croisez, il appellera Dieu simplement à son aide, n'aura il pas à esperer que la divine bonté n'est pour refuser faveur de sa main extraordinaire à une main pure et juste? Ce sont dangereux exemples, rares et maladifves exceptions à nos reigles naturelles. Il y faut ceder, mais avec grande moderation et circonspection: aucune utilité privée n'est digne pour laquelle nous façions cet effort à nostre conscience; la publique, bien, lors qu'elle est et tres-apparente et tres-importante. Timoleon se garantit à propos de l'estrangeté de son exploit par les larmes qu'il rendit, se souvenant que c'estoit d'une main fraternelle qu'il avoit tué le tyran; et cela pinça justement sa conscience, qu'il eust esté necessité d'acheter l'utilité publique à tel pris de l'honnesteté de ses meurs. Le senat mesme, delivré de servitude par son moyen, n'osa rondement decider d'un si haut faict et deschiré en deus si poisants et contraires visages. Mais les Syracusains ayant tout à point, à l'heure mesmes, envoyé requerir les Corinthiens de leur protection et d'un chef digne de restablir leur ville en sa premiere dignité et nettoyer la Sicille de plusieurs tyranneaus qui l'oppressoient, il y deputa Timoleon avec cette nouvelle deffaitte et declaration que, selon ce qu'il se porteroit bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party à la faveur du liberateur de son païs ou à la desfaveur du meurtrier de son frere. Cette fantastique conclusion a pourtant quelque excuse sur le danger de l'exemple et importance d'un faict si divers. Et feirent bien d'en descharger leur jugement ou de l'appuier ailleurs et en des considerations tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s'y porta dignement et vertueusement en toutes façons; et le bon heur qui l'accompagna aux aspretez qu'il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla luy estre envoyé par les Dieus conspirants et favorables à sa justification. La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouvoit estre. Mais l'utilité de l'augmentation du revenu publique, qui servit de pretexte au senat romain à cette orde conclusion que je m'en vay reciter, n'est pas assez forte pour mettre à garant une telle injustice. Certaines citez s'estoient rachetées à pris d'argent et remises en liberté, avec l'ordonnance et permission du Senat, des mains de Lucius Sylla. La chose estant tombée en nouveau jugement, le Senat les condamne à estre taillables comme auparavant, et que l'argent qu'elles avoyent employé pour se rachetter, demeureroit perdu pour elles. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples, que nous punissons les privez de ce qu'ilsnous ont creu quand nous estions autres; et un mesme magistrat faict porter la peine de son jugement à qui n'en peut mais; le maistre foitte son disciple de docilité, et la guide son aveugle. Horrible image de justice'Il y a des regles en la philosophie et faulses et molles. L'exemple qu'on nous propose, pour faire prevaloir l'utilité privée à la foy donnée, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu'ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayant tiré de vous sermant du paiement de certaine somme; on a tort de dire qu'un homme de bien sera quitte de sa foy sans payer, estant hors de leurs mains. Il n'en est rien. Ce que la crainte m'a faict une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte; et quand elle n'aura forcé que ma langue sans la volonté, encore suis je tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moy, quand par fois ell'a inconsiderement devancé ma pensée, j'ay faict conscience de la desadvouer pourtant. Autrement, de degré en degré, nous viendrons à renverser tout le droit qu'un tiers prend de nos promesses et sermens. Quasi vero forti viro vis possit adhiberi. En cecy seulement a loy l'interest privé, de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous avons promis chose meschante et inique de soy: car le droit de la vertu doibt prevaloir le droit de nostre obligation. J'ay autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes excellens, et ne m'en desdy pas. Jusques où montoit il la consideration de son particulier devoir; qui ne tua jamais homme qu'il eust vaincu; qui, pour ce bien inestimable de rendre la liberté à son pays, faisoit conscience de tuer un Tyran ou ses complices sans les formes de la Justice; et qui jugeoit meschant homme, quelque bon Citoyen qu'il fut, celuy qui, entre les ennemys et en la bataille, n'espargnoit son amy et son hoste. Voylà une ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes actions humaines la bonté et l'humanité, voire la plus delicate qui se treuve en l'escole de la Philosophie. Ce courage si gros, enflé et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, estoit ce nature ou art qui l'eust attendry jusques au poinct d'une si extreme douceur et debonnaireté de complexion? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rompant une nation invincible contre tout autre que contre luy seul, et gauchit, au milieu d'une telle meslée, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayement celuy là proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors? de la benignité sur le poinct de sa plus forte chaleur, ainsin enflammée qu'elle estoit et escumeuse de fureur et de meurtre. C'est miracle de pouvoir [358] mesler à telles actions quelque image de justice;mais il n'appartient qu'à la roideur d'Epaminondas d'y pouvoir mesler la douceur et la facilité des meurs les plus molles et la pure innocence. Et où l'un dict aux Mammertins que les statuts n'avoyent point de mise envers les hommes armez; l'autre, au Tribun du peuple, que le temps de la justice et de la guerre estoyent deux; le tiers, que le bruit des armes l'empeschoit d'entendre la voix des loix, cettuy-cy n'estoit pas seulement empesché d'entendre celles de la civilité et pure courtoisie. Avoit il pas emprunté de ses ennemis l'usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper par leur douceur et gayeté cette furie et aspreté martiale? Ne craignons point, apres un si grand precepteur, d'estimer qu'il y a quelque chose illicite contre les ennemis mesmes, que l'interest commun ne doibt pas tout requerir de tous contre l'interest privé, manente memoria etiam in dissidio publicorum foederum privati juris:

et nulla potentia vires
Praestandi, ne quid peccet amicus, habet;

et que toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son Roy ny de la cause generalle et des loix. Non enim patria praestat omnibus officiis, et ipsi conducit pios habere cives in parentes. C'est une instruction propre au temps: nous n'avons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer; c'est assez que nos espaules le soyent; c'est assez de tramper nos plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c'est grandeur de courage et l'effect d'une vertu rare et singuliere de mespriser l'amitié, les obligations privées, sa parolle et la parenté pour le bien commun et obeïssance du magistrat, c'est assez vrayement, pour nous en excuser, que c'est une grandeur qui ne peut loger en la grandeur du courage d'Epaminondas. J'abomine les enhortemens enragez de cette autre ame des-reiglée,

dum tela micant, non vos pietatis imago
Ulla, nec adversa conspecti fronte parentes
Commoveant; vultus gladio turbate verendos.

Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, [358v] ce pretexte de raison; laissons là cette justice enorme et hors de soy, et nous tenons aus plus humaines imitations. Combien peut le temps et l'exemple'En une rencontre de la guerre Civile contre Cynna, un soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soymesme de honte et de regret, et, quelques années apres, en une autre guerre civile de ce mesme peuple, un soldat, pour avoir tué son frere, demanda recompense à ses capitaines. On argumente mal l'honnesteté et la beauté d'une action par son utilité, et conclud on mal d'estimer que chacun y soit obligé et qu'elle soit honneste à chacun, si elle est utile: Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta. Choisissons la plus necessaire et plus utile de l'humaine societé, ce sera le mariage: si est-ce que le conseil des saincts trouve le contraire party plus honneste et en exclut la plus venerable vacation des hommes, comme nous assignons au haras les bestes qui sont de moindre estime.

Chap. II.
Du Repentir

Les autres forment l'homme; je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j'avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il n'est. Meshuy c'est fait. Or les traits de ma peinture ne forvoyent point, quoy qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse: la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Aegypte, et dubranle public et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce point, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage: non un passage d'aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à [359] l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. C'est un contrerolle de divers et muables accidens et d'imaginations irresolues et, quand il y eschet, contraires: soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considerations. Tant y a que je me contredits bien à l'adventure, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me resoudrois: elle est tousjours en apprentissage et en espreuve. Je propose une vie basse et sans lustre, c'est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche estoffe: chaque homme porte la forme entiere de l'humaine condition. Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque particuliere et estrangere; moy le premier par mon estre universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien ou poete ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de quoy je parle trop de moy, je me plains de quoy il ne pense seulement pas à soy. Mais est-ce raison que, si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance? Est-il aussi raison que je produise au monde, où la façon et l'art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature crus et simples, et d'une nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art? Les fantasies de la musique sont conduictes par art, les miennes par sort. Au-moins j'ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject qu'il entendit ne cogneust mieux que je fay celuy que j'ay entrepris, et qu'en celuy-là je suis le plus sçavant homme qui vive; secondement, que jamais aucun ne penetra en sa matiere plus avant, ny en esplucha plus particulierement les membres et suites; et n'arriva plus exactement et plainement à la fin qu'il s'estoit proposé à sa besoingne. Pour la parfaire, je n'ay besoing d'y apporter que la fidelité: celle-là y est, la plus sincere et pure qui setrouve. Je dy vray, non pas tout mon saoul, mais autant que je l'ose dire; et l'ose un peu plus en vieillissant, car il semble que la coustume concede à cet aage plus de liberté de bavasser et d'indiscretion à parler de soy. Il ne peut advenir icy ce que je voy advenir souvent, que l'artizan et sa besoigne [359v] se contrarient: un homme de si honneste conversation a-il faict un si sot escrit? ou, des escrits si sçavans sont-ils partis d'un homme de si foible conversation? Qui a un entretien commun et ses escrits rares, c'est à dire que sa capacité est en lieu d'où il l'emprunte, et non en luy. Un personage sçavant n'est pas sçavant par tout; mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy, nous allons conformément et tout d'un trein, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l'ouvrage à part de l'ouvrier; icy, non: qui touche l'un, touche l'autre. Celuy qui en jugera sans le connoistre, se fera plus de tort qu'à moy; celuy qui l'aura conneu, m'a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si j'ay seulement cette part à l'approbation publique, que je face sentir aux gens d'entendement que j'estoy capable de faire mon profit de la science, si j'en eusse eu, et que je meritoy que la memoire me secourut mieux. Excusons icy ce que je dy souvent que je me repens rarement et que ma conscience se contente de soy: non comme de la conscience d'un ange ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme; adjoustant tousjours ce refrein, non un refrein de ceremonie, mais de naifve et essentielle submission: que je parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Je n'enseigne poinct, je raconte. Il n'est vice veritablement vice qui n'offence, et qu'un jugement entier n'accuse: car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu'à l'advanture ceux-là ont raison qui disent qu'il est principalement produict par bestise et ignorance. Tant est-il malaisé d'imaginer qu'on le cognoisse sans le haïr. La malice hume la plus part de son propre venin et s'en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame, qui tousjours s'esgratigne et s'ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs; mais elle engendre celle de la repentance, qui est plus griefve, d'autant qu'elle naist au dedans; comme le froid et le chaut des fiévres est plus poignant que celuy qui vient du dehors. Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l'opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronée, si les loix et l'usage l'auctorise.Il n'est pareillement bonté qui ne resjouysse une [360] nature bien née. Il y a certes je ne sçay quelle congratulation de bien faire qui nous resjouit en nous mesmes, et une fierté genereuse qui accompaigne la bonne conscience. Une ame courageusement vitieuse se peut à l'adventure garnir de securité, mais de cette complaisance et satis-faction elle ne s'en peut fournir. Ce n'est pas un leger plaisir de se sentir preservé de la contagion d'un siecle si gasté, et de dire en soy: Qui me verroit jusques dans l'ame, encore ne me trouveroit-il coulpable, ny de l'affliction et ruyne de personne, ny de vengence ou d'envie, ny d'offence publique des loix, ny de nouvelleté et de trouble, ny de faute à ma parole; et quoy que la licence du temps permit et apprinst à chacun, si n'ay-je mis la main ny és biens ny en la bourse d'homme François, et n'ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu'en paix; ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience plaisent; et nous est grand benefice que cette esjouyssance naturelle, et le seul payement qui jamais ne nous manque. De fonder la recompense des actions vertueuses sur l'approbation d'autruy, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement. Signemment en un siecle corrompu et ignorant comme cettuy-cy, la bonne estime du peuple est injurieuse; à qui vous fiez vous de veoir ce qui est louable? Dieu me garde d'estre homme de bien selon la description que je voy faire tous les jours par honneur à chacun de soy. Quae fuerant vitia, mores sunt. Tels de mes amis ont par fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à coeur ouvert, ou de leur propre mouvement, ou semons par moy, comme d'un office qui, à une ame bien faicte, non en utilité seulement, mais en douceur aussi, surpasse tous les offices de l'amitié. Je l'ay tousjours acceuilli des bras de la courtoisie et reconnoissance les plus ouverts. Mais, à en parler à cette heure en conscience, j'ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fauce mesure que je n'eusse guere failly de faillir plus tost que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privée qui n'est en montre qu'à nous, devons avoir estably un patron au dedans, auquel toucher nos actions, et, selon iceluy, nous caresser tantost, tantost nous chastier. J'ay mes loix et ma court pour juger de moy, et m'y adresse plus qu'ailleurs. Je restrains bien selon autruy mes actions, mais je ne les estends que selon moy. Il n'y a que vous qui sçache si vous estes lache et cruel, ou loyal et devotieux; les autres ne vous voyent poinct, ils vous devinentpar conjectures incertaines; ils voyent non tant vostre nature que vostre art. Par ainsi ne vous tenez pas à leur sentence; tenez vous à la vostre. Tuo tibi judicio est utendum. Virtutis et vitiorum grave ipsius conscientiae pondus est: qua sublata, jacent omnia. Mais ce qu'on dit, que la repentance suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui est en son haut appareil, qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut desavouer et desdire les vices qui [360v] nous surprennent et vers lesquels les passions nous emportent; mais ceux qui par longue habitude sont enracinés et ancrez en une volonté forte et vigoureuse, ne sont subjects à contradiction. Le repentir n'est qu'une desditte de nostre volonté et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene à tous sens. Il faict desadvouer à celuy-là sa vertu passée et sa continence:

Quae mens est hodie, cur eadem non puero fuit?
Vel cur his animis incolumes non redeunt genae?

C'est une vie exquise, celle qui se maintient en ordre jusques en son privé. Chacun peut avoir part au battelage et representer un honneste personnage en l'eschaffaut; mais au dedans et en sa poictrine, où tout nous est loisible, où tout est caché, d'y estre reglé, c'est le poinct. Le voisin degré, c'est de l'estre en sa maison, en ses actions ordinaires, desquelles nous n'avons à rendre raison à personne; où il n'y a point d'estude, point d'artifice. Et pourtant Bias, peignant un excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors par la crainte de la loy et du dire des hommes. Et fut une digne parole de Julius Drusus aux ouvriers qui luy offroient pour trois mille escus mettre sa maison en tel poinct que ses voisins n'y auroient plus la veue qu'ils y avoient: Je vous en donneray, dit-il, six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque avec honneur l'usage d'Agesilaus, de prendre en voyageant son logis dans les Eglises, affin que le peuple et les dieux mesmes vissent dans ses actions privées. Tel a esté miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remercable. Peu d'hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dict l'experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en cebas exemple se void l'image des grands. En mon climat de Gascongne, on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D'autant que la connoissance qu'on prend de moy s'esloigne de mon giste, j'en vaux d'autant mieux. J'achette les imprimeurs en Guiene, ailleurs ils m'achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent, vivants et presents, pour se mettre en credit, trespassez et absents. J'ayme mieux en avoir moins. Et ne me jette au monde que pour la part que j'en tire. Au partir de là, je l'en quitte. Le peuple reconvoye celuy-là, d'un acte public, avec estonnement, jusqu'à sa porte: il laisse avec sa robbe ce rolle, il en retombe d'autant plus bas qu'il s'estoit plus haut monté; au dedans, chez luy, tout est tumultuaire et [361] vile. Quand le reglement s'y trouveroit, il faut un jugement vif et bien trié pour l'appercevoir en ces actions basses et privées. Joint que l'ordre est une vertu morne et sombre. Gaigner une bresche, conduire une ambassade, regir un peuple, ce sont actions esclatantes. Tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr et converser avec les siens et avec soymesme doucement et justement, ne relacher point, ne se desmentir poinct, c'est chose plus rare, plus difficile et moins remerquable. Les vies retirées soustiennent par là, quoy qu'on die, des devoirs autant ou plus aspres et tendus que ne font les autres vies. Et les privez, dict Aristote, servent la vertu plus difficilement et hautement que ne font ceux qui sont en magistrats. Nous nous preparons aux occasions eminentes plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d'arriver à la gloire, ce seroit faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire. Et la vertu d'Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates en cette exercitation basse et obscure. Je conçois aisément Socrates en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, je ne puis. Qui demandera à celuy-là ce qu'il sçait faire, il respondra: subjuguer le monde; qui le demandera à cettuy-cy, il dira mener l'humaine vie conformément à sa naturelle condition: science bien plus generale, plus poisante et plus legitime. Le pris de l'ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnéement. Sa grandeur ne s'exerce pas en la grandeur, c'est en la mediocrité. Ainsi que ceux qui nous jugent et touchent au dedans, ne font pas grand'recette de la lueur de noz actions publiques, et voyent que ce ne sont que filets et pointes d'eau fine rejallies d'un fond au demeurant limonneux et poisant, en pareil cas, ceux qui nous jugent par cette brave apparence,concluent de mesmes de nostre constitution interne, et ne peuvent accoupler des facultez populaires et pareilles aux leurs, à ces autres facultez qui les estonnent, si loin de leur visée. Ainsi donnons nous aux demons des formes sauvages. Et qui non à Tamburlan des sourcils eslevez, des nazeaux ouverts, un visage affreux et une taille desmesurée, comme est la taille de l'imagination qu'il en a conceue par le bruit de son nom? Qui m'eut faict veoir Erasme autrefois, il eust esté malaisé que je n'eusse prins pour adages et apophthegmes tout ce qu'il eust dict à son valet et à son hostesse. Nous imaginons bien plus sortablement un artisan sur sa garderobe ou sur sa femme qu'un grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il nous semble que de ces hauts thrones ils ne s'abaissent pas jusques à vivre. Comme les ames vicieuses sont incitées souvent à bien faire par quelque impulsion estrangere, aussi sont les vertueuses à faire mal. Il les faut doncq juger par leur estat rassis, quand elles sont chez elles, si quelque fois elles y sont; ou au-moins quand elles sont plus voisines du repos et de leur naifve assiette. Les inclinations naturelles s'aident et fortifient par institution; mais elles ne se changent guiere et surmontent. Mille natures, de mon temps, ont eschappé vers la vertu ou vers le vice au travers d'une discipline contraire:

Sic ubi desuetae silvis in carcere clausae
Mansuevere ferae, et vultus posuere minaces, [361v]
Atque hominem didicere pati, si torrida parvus
Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furorque,
Admonitaeque tument gustato sanguine fauces;
Fervet, et à trepido vix abstinet ira magistro.

On n'extirpe pas ces qualitez originelles, on les couvre, on les cache. Le langage latin m'est comme naturel, je l'entens mieux que le François, mais il y a quarante ans que je ne m'en suis du tout poinct servy à parler, ny à escrire: si est-ce que à des extremes et soudaines emotions où je suis tombé deux ou trois fois en ma vie, et l'une, voyent mon pere tout sain se renverser sur moy, pasmé, j'ay tousjours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles Latines: nature se sourdant et s'exprimantà force, à l'encontre d'un long usage. Et cet exemple se dict d'assez d'autres. Ceux qui ont essaié de r'aviser les meurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de l'apparence; ceux de l'essence, ils les laissent là, s'ils ne les augmentent: et l'augmentation y est à craindre; on se sejourne volontiers de tout autre bien faire sur ces reformations externes arbitraires, de moindre coust et de plus grand merite; et satisfait-on par là à bon marché les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez un peu comment s'en porte nostre experience: il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l'institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires. De moy, je ne me sens guere agiter par secousse, je me trouve quasi tousjours en ma place, comme font les corps lourds et poisans. Si je ne suis chez moy, j'en suis tousjours bien pres. Mes desbauches ne m'emportent pas fort loing. Il n'y a rien d'extreme et d'estrange; et si ay des ravisemens sains et vigoureux. La vraie condamnation et qui touche la commune façon de nos hommes, c'est que leur retraicte mesme est pleine de corruption et d'ordure; l'idée de leur amendement, chafourrée; leur [362] penitence, malade et en coulpe, autant à peu pres que leur peché. Aucuns, ou pour estre colléz au vice d'une attache naturelle, ou par longue accoustumance, n'en trouvent plus la laideur. A d'autres (duquel regiment je suis) le vice poise, mais ils le contrebalancent avec le plaisir ou autre occasion, et le souffrent et s'y prestent à certain prix: vitieusement pourtant et laschement. Si ce pourroit-il à l'advanture imaginer si esloignée disproportion de mesure où avec justice le plaisir excuseroit le peché, comme nous disons de l'utilité; non seulement s'il estoit accidental et hors du peché, comme au larrecin, mais en l'exercice mesme d'iceluy, comme en l'accointance des femmes, où l'incitation est violente, et, dit-on, par fois invincible. En la terre d'un mien parent, l'autre jour que j'estois en Armaignac, je vy un paisan que chacun surnomme le larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie: qu'estant né mendiant, et trouvant que à gaigner son pain au travail de ses mains il n'arriveroit jamais à se fortifier assez contre l'indigence, il s'advisa de se faire larron; et avoit employé à ce mestier toute sa jeunesse en seureté, par le moyen de sa force corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d'autruy, mais c'estoit au loing et à si gros monceaux qu'il estoit inimaginable qu'un homme en eust tant rapporté enune nuict sur ses espaules; et avoit soing outre cela d'egaler et disperser le dommage qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque particulier. Il se trouve à cette heure, en sa vieillesse, riche pour un homme de sa condition, mercy à cette trafique, dequoy il se confesse ouvertement; et, pour s'accommoder avec Dieu de ses acquets, il dict estre tous les jours apres à satisfaire par bien-faicts aux successeurs de ceux qu'il a desrobez; et, s'il n'acheve (car d'y pourvoir tout à la fois il ne peut), qu'il en chargera ses heritiers, à la raison de la science qu'il a luy seul du mal qu'il a faict à chacun. Par cette [362v] description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy regarde le larrecin comme action des-honneste et le hayt, mais moins que l'indigence; s'en repent bien simplement, mais, en tant qu'elle estoit ainsi contrebalancée et compencée, il ne s'en repent pas. Cela, ce n'est pas cette habitude qui nous incorpore au vice et y conforme nostre entendement mesme, ny n'est ce vent impetueux qui va troublant et aveuglant à secousses nostre ame, et nous precipite pour l'heure, jugement et tout, en la puissance du vice. Je fay coustumierement entier ce que je fay, et marche tout d'une piece; je n'ay guere de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu pres par le consentement de toutes mes parties, sans division, sans sedition intestine: mon jugement en a la coulpe ou la louange entiere; et la coulpe qu'il a une fois, il l'a tousjours, car quasi dés sa naissance il est un: mesme inclination, mesme route, mesme force. Et en matiere d'opinions universelles, dés l'enfance je me logeay au poinct où j'avois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits: laissons les à part. Mais en ces autres pechez à tant de fois reprins, deliberez et consultez, ou pechez de complexion, voire pechez de profession et de vacation, je ne puis pas concevoir qu'ils soient plantez si long temps en un mesme courage sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede, le veuille constamment et l'entende ainsi; et le repentir qu'il se vante luy en venir à certain instant prescript, m'est un peu dur à imaginer et former. Je ne suy pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent une ame nouvelle quand ils approchent les simulacres des Dieux pour receuillir leurs oracles. Si non qu'il voulust dire cela mesme, qu'il faut bien qu'elle soit estrangere, nouvelle et prestée pour le temps: la leur montrant si peu de signe de purification et netteté condigne à cet office. Ils font tout à l'opposite des preceptes Stoiques, qui nous ordonnent bien de corriger les imperfections et vices que nous reconnoissons ennous, mais nous deffendent d'en estre marris et desplaisants. Ceux-cy nous font à croire qu'ils en ont grand regret et remors au dedans. Mais d'amendement et correction, ny d'interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n'est-ce pas guerison si on ne se descharge du mal. Si la repentance pesoit sur le plat de la balance, elle [363] en-porteroit le peché. Je ne trouve aucune qualité si aysée à contrefaire que la devotion, si on n'y conforme les meurs et la vie: son essence est abstruse et occulte; les apparences, faciles et pompeuses. Quant à moy, je puis desirer en general estre autre; je puis condamner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation et pour l'excuse de ma foiblesse naturelle. Mais cela, je ne le doits nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n'estre ny Ange ny Caton. Mes actions sont reglées et conformes à ce que je suis et à ma condition. Je ne puis faire mieux. Et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force, ouy bien le regretter. J'imagine infinies natures plus hautes et plus reglées que la mienne; je n'amande pourtant mes facultez: comme ny mon bras ny mon esprit ne deviennent plus vigoreux pour en concevoir un autre qui le soit. Si d'imaginer et desirer un agir plus noble que le nostre produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir de nos operations plus innocentes: d'autant que nous jugeons bien qu'en la nature plus excellente elles auroyent esté conduites d'une plus grande perfection et dignité; et voudrions faire de mesme. Lors que je consulte des deportemens de ma jeunesse avec ma vieillesse, je trouve que je les ay communement conduits avec ordre, selon moy; c'est tout ce que peut ma resistance. Je ne me flatte pas: à circonstances pareilles, je seroy tousjours tel. Ce n'est pas macheure, c'est plustost une teinture universelle qui me tache. Je ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne et de ceremonie. Il faut qu'elle me touche de toutes pars avant que je la nomme ainsin, et qu'elle pinse mes entrailles et les afflige autant profondement que Dieu me voit, et autant universellement. Quant aux negoces, il m'est eschappé plusieurs bonnes avantures à faute d'heureuse conduitte. Mes conseils ont [363v] pourtant bien choisi, selon les occurrences qu'on leur presentoit; leur façon est de prendre tousjours le plus facile et seur party. Je trouve qu'en mes deliberations passées j'ay, selon ma regle, sagement procedé pour l'estat du subject qu'on me proposoit; et en ferois autant d'icy à mille ans en pareilles occasions. Je ne regarde pas quel il est à cette heure, mais quel il estoit quand j'en consultois. La force de tout conseil gist au temps; les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. J'ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie et importantes, non par faute de bon avis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux objects qu'on manie et indivinables, signamment, en la nature des hommes, des conditions muettes, sans montre, inconnues par fois du possesseur mesme, qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et prophetizer, je ne luy en sçay nul mauvais gré sa charge se contient en ses limites; l'evenement me bat: et s'il favorise le party que j'ay refusé, il n'y a remede; je ne m'en prens pas à moy; j'accuse ma fortune, non pas mon ouvrage: cela ne s'appelle pas repentir. Phocion avoit donné aux Atheniens certain advis qui ne fut pas suyvi. L'affaire pourtant se passant contre son opinion avec prosperité, quelqu'un luy dict: Et bien, Phocion, és tu content que la chose aille si bien?--Bien suis-je content, fit-il, qu'il soit advenu cecy, mais je ne me repens point d'avoir conseillé cela. Quand mes amis s'adressent à moy pour estre conseillez, je le fay librement et clairement, sans m'arrester, comme faict quasi tout le monde, à ce que, la chose estant hazardeuse, il peut advenir au rebours de mon sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil: dequoy il ne me chaut. Car ils auront tort, et je n'ay deu leur refuser cet office. Je n'ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes à autre qu'à moy. Car, en effect, je me sers rarement des advis d'autruy, si ce n'est par honneur de ceremonie, sauf où j'ay besoing d'instruction de science ou de la connoissance du faict. Mais, és choses où je n'ay à employer que le jugement, les raisons estrangeres peuvent servir à m'appuyer, mais peu à me destourner. Je les escoute favorablement et decemment toutes; mais, qu'il m'en souvienne, je n'en ay creu jusqu'à cette heure que les miennes. Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes qui promeinent ma volonté. Je prise peu mes opinions, mais je prise aussi peu celles des autres. Fortune me paye dignement. Si je ne reçoy pas de conseil, j'en donne encores moins. J'en suis fort peu enquis; mais j'en suis encore moins creu; et ne sache nulle entreprinse publique ny privée que mon advis aie redressée et ramenée. Ceux mesmes que la fortune y avoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier à toute autre cervelle. Comme celuy qui suis bien autant jaloux des droits de mon repos que des droits de mon auctorité, je l'ayme mieux ainsi: me laissant là, on faict selon ma profession, qui est de m'establir et contenir tout enmoy; ce m'est plaisir d'estre desinteressé des affaires d'autruy et desgagé de leur gariement. En tous affaires, quand ils sont passés, comment que ce soit, j'y ay peu de regret. Car cette imagination me met hors de peine, qu'ils devoyent ainsi passer: les voylà dans le grand cours de l'univers et dans l'encheineure des causes Stoïques; vostre fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer un point, que tout l'ordre des choses ne renverse, et le passé, et l'advenir. Au demeurant, je hay cet accidental repentir que l'aage apporte. Celuy qui disoit anciennement estre obligé aux années dequoy elles l'avoyent deffaict de la volupté, avoit autre opinion que la mienne: je ne scauray jamais bon gré à l'impuissance de bien qu'elle me face. Nec tam aversa unquam videbitur ab opere suo providentia, ut debilitas inter optima inventa sit: Nos appetits sont rares en la [364] vieillesse; une profonde satieté nous saisit apres: en cela je ne voy rien de conscience; le chagrin et la foiblesse nous impriment une vertu lache et catarreuse. Il ne nous faut pas laisser emporter si entiers aux alterations naturelles, que d'en abastardir nostre jugement. La jeunesse et le plaisir n'ont pas faict autrefois que j'aie m'escogneu le visage du vice en la volupté; ny ne faict à cette heure le degoust que les ans m'apportent, que je mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que je n'y suis plus, j'en juge comme si j'y estoy. Moy qui la secoue vivement et attentivement, trouve que ma raison est celle mesme que j'avoy en l'aage plus licencieux, sinon, à l'avanture, d'autant qu'elle s'est affoiblie et empirée en vieillissant; et trouve que ce qu'elle refuse de m'enfourner à ce plaisir en consideration de l'interest de ma santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu'autre fois pour la santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, je ne l'estime pas plus valeureuse. Mes tentations sont si cassées et mortifiées qu'elles ne valent pas qu'elle s'y oppose. Tandant seulement les mains audevant, je les conjure. Qu'on luy remette en presence cette ancienne concupiscence, je crains qu'elle auroit moins de force à la soustenir, qu'elle n'avoit autrefois. Je ne luy voy rien juger a-par soy, que lors elle ne jugeast; ny aucune nouvelle clarté. Parquoy, s'il y a convalescence, c'est une convalescence maleficiée. Miserable sorte de remede, devoir à la maladie sa santé'Ce n'est pas à nostre malheur de faire cet office; c'est au bon heur de nostre jugement. On ne me faict rien faire par les offenses et afflictions, que les maudire.C'est aux gents qui ne s'esveillent qu'à coups de fouet. Ma raison a bien son cours plus delivre en la prosperité. Elle est bien plus distraitte et occupée à digerer les maux que les plaisirs. Je voy bien plus clair en temps serain. La santé m'advertit, comme plus alaigrement, aussi plus utilement que la maladie. Je me suis avancé le plus que j'ay peu vers ma reparation et reglement lors que j'avoy à en jouir. Je serois honteux et envieux que la misere et desfortune de ma decrepitude eut à se preferer à mes bonnes années saines, esveillées, vigoureuses; et qu'on eust à m'estimer non par où j'ay esté, mais par où j'ay cessé d'estre. A mon advis c'est le vivre heureusement, non, comme disoit Antisthenes, le mourir heureusement qui faict l'humaine felicité. Je ne me suis pas attendu d'attacher monstrueusement la queue d'un philosophe à la teste et au corps d'un homme perdu; ny que ce chetif bout eust à desadvouer et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de ma vie. Je me veux presenter et faire veoir par tout uniformément. Si j'avois à revivre, je revivrois comme j'ay vescu; ny je ne pleins le passé, ny je ne crains l'advenir. Et si je ne me deçois, il est allé du dedans environ comme du dehors. C'est une des principales obligations que j'aye à ma fortune, que le cours de mon estat corporel aye esté conduit chasque chose en sa saison. J'en ay veu l'herbe et les fleurs et le fruit; et en vois la secheresse. Heureusement, puisque c'est naturellement. Je porte bien plus doucement les maux que j'ay, d'autant qu'ils sont en leur poinct, et qu'ils me font aussi plus favorablement souvenir de la longue felicité de ma vie passée. Pareillement ma sagesse peut bien estre de mesme taille en l'un et l'autre temps; mais elle estoit bien de plus d'exploit et de meilleure grace, verte, gaye, naïve, qu'elle n'est à present: croupie, grondeuse, laborieuse. Je renonce donc à ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous touche le courage. Il faut que nostre conscience s'amende d'elle mesme par renforcement de nostre raison, non par l'affoiblissement de nos appetits. La volupté n'en est en soy ny pasle ny descolorée, pour estre aperceue par des yeux chassieux et troubles. On doibt aymer la temperance par elle mesme et pour le respect de Dieu, qui nous l'a ordonnée, et la chasteté; celle que les catarres nous prestent et que je doibts au benefice de ma cholique, ce n'est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l'ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beauté, plus attrayante. Je cognoy l'une et l'autre, c'est à moy à le dire. Mais il me semble qu'en la vieillesse nos ames sont subjectes à des maladies et imperfections [364v] plus importunes qu'en la jeunesse. Je le disois estant jeune;lors on me donnoit de mon menton par le nez. Je le dis encores à cette heure que mon poil gris m'en donne le credit. Nous appellons sagesse la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes. Mais, à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons, et, à mon opinion, en pis. Outre une sotte et caduque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soin ridicule des richesses lors que l'usage en est perdu, j'y trouve plus d'envie, d'injustice et de malignité. Elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage; et ne se void point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent à l'aigre et au moisi. L'homme marche entier vers son croist et vers son décroist. A voir la sagesse de Socrates et plusieurs circonstances de sa condamnation, j'oserois croire qu'il s'y presta aucunement luy mesme par prevarication, à dessein, ayant de si pres, aagé de soixante et dix ans, à souffrir l'engourdissement des riches allures de son esprit et l'esblouissement de sa clairté accoustumée. Quelles Metamorphoses luy voy-je faire tous les jours en plusieurs de mes cognoissans! C'est une puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement. Il y faut grande provision d'estude et grande precaution pour eviter les imperfections qu'elle nous charge, ou au-moins affoiblir leur progrets. Je sens que, nonobstant tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. Je soustien tant que je puis. Mais je ne sçay en fin où elle me menera moy-mesme. A toutes avantures, je suis content qu'on sçache d'où je seray tombé.

Chap. III.
De Trois Commerces

Il ne faut pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions. Nostre principalle suffisance, c'est sçavoir s'appliquer à divers usages. C'est estre, mais ce n'est pas vivre, que se tenir attaché et obligé par necessité à un seul train. Les plus belles ames sont celles qui ont plus de variété et de soupplesse. Voylà un honorable tesmoignage du vieil Caton: Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, ut natum ad id unum diceres, quodcumque ageret. Si c'estoit à moy à me dresser à ma mode, il n'est aucune si bonne façon où je vouleusse estre fiché pour [365] ne m'en sçavoir desprendre. La vie est un mouvement inegal, irregulier et multiforme. Ce n'est pas estre amy de soy, et moins encore maistre, c'est en estre esclave, de se suivre incessamment, et estre si pris à ses inclinations qu'on n'en puisse fourvoyer, qu'on ne les puisse tordre. Je le dy à cette heure, pour ne me pouvoir facilement despestrer de l'importunité de mon ame, en ce qu'elle ne sçait communément s'amuser sinon où elle s'empeche, ny s'employer que bandée et entiere. Pour leger subject qu'on luy donne, elle le grossit volontiers et l'estire jusques au poinct où elle ait à s'y embesongner de toute sa force. Son oysifveté m'est à cette cause une penible occupation, et qui offence ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere pour se desgourdir et exercer; le mien en a besoing pour se rassoir plustost et sejourner, vitia otii negotio discutienda sunt, car son plus laborieux et principal estude, c'est s'estudier à soy. Les livres sont pour luy du genre des occupations qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensées qui lui viennent, il s'agite et faict preuve de sa vigueur à tout sens, exerce son maniement tantost vers la force, tantost vers l'ordre et la grace, se range, modere et fortifie. Il a dequoy esveiller ses facultez par luy mesme. Nature luy a donné, comme à tous, assez de matiere sienne pour son utilité, et de subjects siens assez où inventer et juger. Le mediter est un puissant estude et plein, à qui sçait se taster et employer vigoureusement: j'aime mieux forger mon ame que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensées selon l'ame que c'est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare. Aussi l'a nature favorisée de ce privilège qu'il n'y a rien que nous puissions faire si long temps, ny action à la quelle nous nous adonons plus ordinairement et facilement. C'est la besongne des Dieus, dict Aristote, de laquelle nait et leur beatitude et la nostre. La lecture me sert specialement à esveiller par divers objects mon discours, à embesongner mon jugement, non ma memoyre. Peu d'entretiens doncq m'arretent sans vigueur et sans effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et occupent autant ou plus que le pois et la profondeur. Et d'autant que je sommeille en toute autre communication et que je n'y preste que l'escorce de mon attention,il m'advient souvent, en telle sorte de propos abatus et laches, propos de contenance, de dire et respondre des songes et bestises indignes d'un enfant et ridicules, ou de me [365v] tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et incivilement. J'ay une façon resveuse qui me retire à moy, et d'autre part une lourde ignorance et puerile de plusieurs choses communes. Par ces deux qualitez, j'ay gaigné qu'on puisse faire au vray cinq ou six contes de moy aussi niais que d'autre, quel qu'il soit. Or, suyvant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat à la pratique des hommes, il me les faut trier sur le volet, et me rend incommode aux actions communes. Nous vivons et negotions avec le peuple: si sa conversation nous importune, si nous desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires, et les basses et vulgaires sont souvent aussi reglées que les plus desliées (est toute sapience insipide, qui ne s'accommode à l'insipience commune), il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres affaires ny de ceux d'autruy; et les publiques et les privez se demeslent avec ces gens là. Les moins tandues et plus naturelles alleures de nostre ame sont les plus belles; les meilleures occupations, les moins efforcées. Mon Dieu, que la sagesse faict un bon office à ceux de qui elle renge les desirs à leur puissance! il n'est point de plus utile science. Selon qu'on peut, c'estoit le refrein et le mot favory de Socrates, mot de grande substance. Il faut addresser et arrester nos desirs aux choses les plus aysées et voisines. Ne m'est-ce pas une sotte humeur de disconvenir avec un milier à qui ma fortune me joint, de qui je ne me puis passer, pour me tenir à un ou deux, qui sont hors de mon commerce, ou plustost à un desir fantastique de chose que je ne puis recouvrer? Mes meurs molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuvent aysément m'avoir deschargé d'envies et d'inimitiez: d'estre aimé, je ne dy, mais de n'estre point hay, jamais homme n'en donna plus d'occasion. Mais la froideur de ma conversation m'a desrobé, avec raison, la bien-veillance de plusieurs, qui sont excusables de l'interpreter à autre et pire sens. Je suis tres-capable d'acquerir et maintenir des [366] amitiez rares et exquises. D'autant que je me harpe avec si grande faim aux accointances qui reviennent à mon goust; je m'y produis, je m'y jette si avidement, que je ne faux pas aysément de m'y attacher et de faire impression où je donne. J'en ay faict souvant heureuse preuve. Aux amitiez communesje suis aucunement stérile et froid, car mon aller n'est pas naturel s'il n'est à pleine voile: outre ce que ma fortune, m'ayant duit et affriandé des jeunesse à une amitié seule et parfaicte, m'a à la verité aucunement desgouté des autres et trop imprimé en la fantasie qu'elle est beste de compaignie, non pas de troupe, comme disoit cet antien. Aussi que j'ay naturellement peine à me communiquer à demy et avec modification, et cette servile prudence et soupçonneuse qu'on nous ordonne en la conversation de ces amitiés nombreuses et imparfaictes; et nous l'ordonne l'on principalement en ce temps, qu'il ne se peut parler du monde que dangereusement ou faucement. Si voy-je bien pourtant que qui a, comme moy, pour sa fin les commoditez de sa vie (je dy les commoditez essentielles), doibt fuyr comme la peste ces difficultez et delicatesse d'humeur. Je louerois un'ame à divers estages qui sçache et se tendre et se desmonter, qui soit bien par tout où sa fortune la porte, qui puisse deviser avec son voisin de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier; j'envie ceux qui sçavent s'aprivoiser au moindre de leur suitte et dresser de l'entretien en leur propre train. Et le conseil de Platon ne me plaist pas, de parler tousjours d'un langage maestral à ses serviteurs, sans jeu, sans familiarité, soit envers les masles, soit envers les femelles. Car, outre ma raison, il est inhumain et injuste de faire tant valoir cette telle quelle prerogative de la fortune; et les polices où il se souffre moins de disparité entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables. Les autres s'estudient à eslancer et guinder leur esprit; moy à le baisser et coucher. Il n'est vicieux qu'en extantion.

Narras, et genus Aeaci,
Et pugnata sacro bella sub Ilio:
Quo Chium pretio cadum
Mercemur, quis aquam temperet ignibus, [366v]
Quo praebente domum, et quota,
Pelignis caream frigoribus, taces.

Ainsi, comme la vaillance Lacedemonienne avoit besoing de moderation et du son doux et gratieux du jeu des flutes pour la flatter en la guerre, de-peur qu'elle ne se jettat à la temerité et à la furie, là où toutes autresnations ordinairement employent des sons et des voix aigues et fortes qui esmouvent et qui eschauffent à outrance le courage des soldats, il me semble de mesme, contre la forme ordinaire, qu'en l'usage de nostre esprit nous avons, pour la plus part, plus besoing de plomb que d'ailes, de froideur et de repos que d'ardeur et d'agitation. Sur tout, c'est à mon gré bien faire le sot que de faire l'entendu entre ceux qui ne le sont pas, parler tousjours bandé, favelliar in punta di forchetta. Il faut se desmettre au train de ceux avec qui vous estes, et par fois affecter l'ignorance. Mettez à part la force et la subtilité: en l'usage commun, c'est assez d'y reserver l'ordre. Trainez vous au demeurant à terre s'ils veulent. Les sçavans chopent volontiers à cette pierre. Ils font tousjours parade de leur magistere et sement leurs livres par tout. Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreilles des dames que, si elles n'en ont retenu la substance, au-moins elles en ont la mine: à toute sorte de propos et matiere, pour basse et populaire qu'elle soit, elles se servent d'une façon de parler et d'escrire nouvelle et sçavante,

Hoc sermone pavent, hoc iram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi secreta; quid ultra?
Concumbunt doctè;

et alleguent Platon et Sainct Thomas aux choses ausquelles le premier rencontré serviroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui ne leur a peu arriver en l'ame, leur est demeurée [367] en la langue. Si les bien-nées me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses. Elles cachent et couvrent leurs beautez soubs des beautez estrangeres. C'est grande simplesse d'estouffer sa clarté pour luire d'une lumiere empruntée; elles sont enterrées et ensevelies soubs l'art. De capsula totae. C'est qu'elles ne se cognoissent point assez: le monde n'a rien de plus beau; c'est à elles d'honnorer les arts et de farder le fard. Que leur faut-il, que vivre aymées et honnorées? Elles n'ont et ne sçavent que trop pour cela. Il ne faut qu'esveiller un peu et rechauffer les facultez qui sont en elles. Quand je les voy attachées à la rhetorique, à la judiciaire, à la logique, et semblables drogueries si vaines et inutiles à leur besoing, j'entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le facent pour avoir loy de les regenter soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leurtrouverois-je? Baste qu'elles peuvent, sans nous, renger la grace de leurs yeux à la gaieté, à la severité et à la douceur, assaisonner un nenny de rudesse, de doubte et de faveur, et qu'elles ne cherchent point d'interprete aux discours qu'on faict pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette et regentent les regens et l'eschole. Si toutesfois il leur fache de nous ceder en quoy que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poesie est un amusement propre à leur besoin: c'est un art follastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l'histoire. En la philosophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de nos trahisons, à regler la temerité de leurs propres desirs, à ménager leur liberté, alonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l'inconstance d'un serviteur, la rudesse d'un mary et l'importunité des ans et des rides; et choses semblables. Voilà, pour le plus, la part que je leur assignerois aux [367v] sciences. Il y a des naturels particuliers, retirez et internes. Ma forme essentielle est propre à la communication et à la production: je suis tout au dehors et en evidence, nay à la societé et à l'amitié. La solitude que j'ayme et que je presche, ce n'est principallement que ramener à moy mes affections et mes pensées, restreindre et resserrer non mes pas, ains mes desirs et mon soucy, resignant la solicitude estrangere et fuyant mortellement la servitude et l'obligation, et non tant la foule des hommes que la foule des affaires. La solitude locale, à dire verité, m'estand plustost et m'eslargit au dehors: je me jette aux affaires d'estat et à l'univers plus volontiers quand je suis seul. Au Louvre et en la foule, je me resserre et contraincts en ma peau; la foule me repousse à moy, et ne m'entretiens jamais si folement, si licentieusement et particulierement qu'aux lieux de respect et de prudence ceremonieuse. Nos folies ne me font pas rire, ce sont nos sapiences. De ma complexion, je ne suis pas ennemy de l'agitation des cours; j'y ay passé partie de la vie, et suis faict à me porter allegrement aux grandes compaignies, pourveu que ce soit par intervalles et à mon poinct. Mais cette mollesse de jugement, dequoy je parle, m'attache par force à la solitude: voire chez moy, au milieu d'une famille peuplée et maison des plus fréquentées. J'y voy des gens assez, mais rarement ceux avecq qui j'ayme à communiquer; et je reserve là, et pour moyet pour les autres, une liberté inusitée. Il s'y faict trefve de ceremonie, d'assistance et convoiemens, et telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie (ô la servile et importune usance!); chacun s'y gouverne à sa mode; y entretient qui veut ses pensées: je m'y tiens muet, resveur et enfermé, sans offence de mes hostes. Les hommes de la societé et familiarité desquels je suis en queste, sont ceux qu'on appelle honnestes et habiles hommes: l'image de ceux cy me degouste des autres. C'est, à le bien prendre, de nos formes la plus rare, et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de ce [368] commerce, c'est simplement la privauté, frequentation et conference: l'exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous subjects me sont égaux; il ne me chaut qu'il n'y ait ny poix ny profondeur: la grace et la pertinence y sont tousjours; tout y est teinct d'un jugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise, de gayeté et d'amitié. Ce n'est pas au subject des substitutions seulement que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et aux affaires des Roys; il la montre autant aux confabulations privées. Je connois mes gens au silence mesme et à leur soubsrire, et les descouvre mieux à l'advanture à table qu'au conseil. Hyppomachus disoit bien qu'il connoissoit les bons luicteurs à les voir simplement marcher par une rue. S'il plaist à la doctrine de se mesler à nos devis, elle n'en sera point refusée: non magistrale, imperieuse et importune comme de coustume, mais suffragante et docile elle mesme. Nous n'y cherchons qu'à passer le temps; à l'heure d'estre instruicts et preschez, nous l'irons trouver en son throsne. Qu'elle se demette à nous pour ce coup, s'il luy plaist: car, toute utile et desirable qu'elle est, je presuppose qu'encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer, et faire nostre effect sans elle. Une ame bien née et exercée à la practique des hommes se rend pleinement aggreable d'elle mesme. L'art n'est autre chose que le contrerolle et le registre des productions de telles ames. C'est aussi pour moy un doux commerce que celuy des belles et honnestes femmes: Nam nos quoque oculos eruditos habemus. Si l'ame n'y a pas tant à jouyr qu'au premier, les sens corporels, qui participent aussi plus à cettuy-cy, le ramenent à une proportion voisine de l'autre, quoy que, selon moy, non pas esgalle. Mais c'est un commerce où il se faut tenir un peu sur ses gardes, et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moy. Je m'y eschauday en mon enfance, et y souffris toutes les rages que les poetes disent advenir à ceux quis'y laissent aller sans ordre [368v] et sans jugement. Il est vray que ce coup de fouet m'a servy depuis d'instruction,

Quicunque Argolica de classe Capharea fugit,
Semper ab Euboicis vela retorquet aquis.

C'est folie d'y attacher toutes ses pensées et s'y engager d'une affection furieuse et indiscrette. Mais, d'autre part, de s'y mesler sans amour et sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour jouer un rolle commun de l'aage et de la coustume et n'y mettre du sien que les parolles, c'est de vray pourvoyer à sa seureté, mais bien lachement, comme celuy qui abandonneroit son honneur, ou son proffit, ou son plaisir, de peur du danger: car il est certain que, d'une telle pratique, ceux qui la dressent n'en peuvent esperer aucun fruict qui touche ou satisface une belle ame. Il faut avoir en bon escient desiré ce qu'on veut prendre en bon escient plaisir de jouyr; je dy quand injustement fortune favoriseroit leur masque, ce qui advient souvent à cause de ce qu'il n'y a aucune d'elles, pour malotrue qu'elle soit, qui ne pense estre bien aymable, et qui ne se recommande par son aage ou par son ris, ou par son mouvement; car de laides universellement il n'en est, non plus que de belles; et les filles Brachmanes qui ont faute d'autre recommandation, le peuple assemblé à cri publiq pour cet effect, vont en la place, faisant montre de leurs parties matrimoniales, veoir si par là au-moins elles ne valent pas d'acquerir un mary. Par consequent il n'est pas une qui ne se laisse facilement persuader au premier serment qu'on luy faict de la servir. Or de cette trahison commune et ordinaire des hommes d'aujourd'huy il faut qu'il advienne ce que desjà nous montre l'experience, c'est qu'elles se r'alient et rejettent à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr; ou bien qu'elles se rengent aussi de leur costé à cet exemple que nous leur donnons, qu'elles jouent leur part de la farce et se prestent à cette negociation, sans passion, sans soing et sans amour. Neque affectui suo aut alieno obnoxiae; estimans, suivant la persuasion de Lysias en Platon, qu'elles se peuvent addonner utilement et commodéement à nous, d'autant que moins nous les aymons. Il en ira comme des comedies; le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les comediens.De moy, je ne connois non plus Venus sans Cupidon qu'une maternité sans engence: ce sont choses qui s'entreprestent et s'entredoivent leur essence. Ainsi cette pipperie rejallit sur celuy qui la faict. Il ne luy couste guiere, mais il n'acquiert aussi rien qui [369] vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale beauté estoit incorporelle et spirituelle; mais celle que ces gens cy cerchent n'est pas seulement humaine ny mesme brutale. Les bestes ne la veulent si lourde et si terrestre'Nous voyons que l'imagination et le desir les eschauffe souvent et solicite avant le corps; nous voyons en l'un et l'autre sexe qu'en la presse elles ont du chois et du triage en leurs affections, et qu'elles ont entre-elles des accointances de longue bienveuillance. Celles mesmes à qui la vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent et tressaillent d'amour. Nous les voyons avant le faict pleines d'esperance et d'ardeur; et, quand le corps à joué son jeu, se chatouiller encor de la douceur de cette souvenance; et en voyons qui s'enflent de fierté au partir de là et qui en produisent des chants de feste et de triomphe: lasses et saoules. Qui n'a qu'à descharger le corps d'une necessité naturelle, n'a que faire d'y embesongner autruy à tout des apprests si curieux: ce n'est pas viande à une grosse et lourde faim. Comme celuy qui ne demande point qu'on me tienne pour meilleur que je suis, je diray cecy des erreurs de ma jeunesse. Non seulement pour le danger qu'il y a de la santé (si n'ay je sceu si bien faire que je n'en aye eu deux atteintes, legeres toutesfois et preambulaires), mais encores par mespris, je ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques: j'ay voulu esguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par quelque gloire; et aymois la façon de l'Empereur Tibere, qui se prenoit en ses amours autant par la modestie et noblesse que par autre qualité, et l'humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit à moins que d'un dictateur ou consul ou censeur, et prenoit son déduit en la dignité de ses amoureux. Certes les perles et le brocadel y conferent quelque chose, et les tiltres et le trein. Au demeurant, je faisois grand conte de l'esprit, mais pourveu que le corps n'en fut pas à dire: car, à respondre en conscience, si l'une ou l'autre des deux beautez devoit necessairement y faillir, [369v] j'eusse choisi de quitter plustost la spirituelle: elle a son usage en meilleures choses; mais, au subject de l'amour, subject qui principallement se rapporte à la veue et à l'atouchement, on faict quelque chose sans les graces de l'esprit, rien sans les graces corporelles. C'est le vray avantage des dames que la beauté. Elle est si leur que lanostre, quoy qu'elle desire des traicts un peu autres, n'est en son point que confuse avec la leur, puerile et imberbe. On dict que chez le grand Seigneur ceux qui le servent sous titre de beauté, qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loin, à vingt et deux ans. Les discours, la prudence et les offices d'amitié se trouvent mieux chez les hommes: pourtant gouvernent-ils les affaires du monde. Ces deux commerces sont fortuites et despendans d'autruy. L'un est ennuyeux par sa rareté; l'autre se flestrit avec l'aage: ainsin ils n'eussent pas assez prouveu au besoing de ma vie. Celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et plus à nous. Il cede aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettuy-cy costoie tout mon cours et m'assiste par tout. Il me console en la vieillesse et en la solitude. Il me descharge du pois d'une oisiveté ennuyeuse; et me deffaict à toute heure des compaignies qui me faschent. Il emousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extreme et maistresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres; ils me destournent facilement à eux et me la desrobent. Et si ne se mutinent point pour voir que je ne les recherche qu'au deffaut de ces autres commoditez, plus reelles, vives et naturelles; ils me reçoivent tousjours de mesme visage. Il a beau aller à pied, dit-on, qui meine son cheval par la bride; et nostre Jacques, Roy de Naples et de Sicile, qui, beau, jeune et sain, se faisoit porter par pays en civiere, couché sur un meschant oreiller de plume, vestu d'une robe de drap gris et un bonnet de mesme, suyvy ce pendant d'une grande pompe royalle, lictieres, chevaux à main de toutes sortes, gentils-hommes et officiers, representoit une austerité tendre encores et chancellante: le malade n'est pas à plaindre qui a la guarison en sa manche. En l' [370] experience et usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m'en sers, en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent poinct. J'en jouys, comme les avaritieux des tresors, pour sçavoir que j'en jouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres ny en paix ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe: Ce sera tantost, fais-je, ou demain, ou quand il me plaira. Le temps court et s'en va, ce pendant, sans me blesser. Car il ne se peut dire combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnoistre combien ils portent de secoursà ma vie. C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage, et plains extremement les hommes d'entendement qui l'ont à dire. J'accepte plustost toute autre sorte d'amusement, pour leger qu'il soit, d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir. Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où tout d'une main je commande à mon mesnage. Je suis sur l'entrée et vois soubs moy mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues; tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage d'une tour. Le premier, c'est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour estre seul. Au dessus, elle a une grande garderobe. C'estoit au temps passé le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour. Je n'y suis jamais la nuict. A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l'hyver, tres-plaisamment percé. Et, si je ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne, je pourroy facilement coudre à chaque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plein pied, ayant trouvé tous les murs montez pour autre usage, à la hauteur qu'il me faut. Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent. Ceux qui estudient sans livre, en sont tous là. La figure en est ronde et n'a de plat que ce qu'il faut à ma table et à mon siege, et vient m'offrant en se courbant, d'une veue, tous mes livres, rengez à cinq degrez tout à l'environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre. En hyver, j'y suis moins continuellement: car ma maison est juchée sur un tertre, comme dict son nom, et n'a point de piece plus esventée que cette cy; qui me plaist d'estre un peu penible et à l'esquart, tant pour le fruit de l'exercice que pour reculer de moy la presse. C'est là mon siege. J'essaie à m'en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Par tout ailleurs je n'ay qu'une auctorité verbale: en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy où estre à soy, où se faire particulierement la cour, où se cacher! L'ambition paye bien ses gens de les tenir tousjours en montre, comme la statue d'un marché: Magna servitus est magna fortuna. Ils n'ont pas seulement leur retraict pourretraitte. Je n'ay rien jugé de si rude en l'austerité de vie que nos religieux affectent, que ce que je voy en quelqu'une de leurs compagnies, avoir pour regle une perpetuelle societé de lieu, et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable d'estre tousjours seul, que ne le pouvoir jamais estre. Si quelqu'un me dict que c'est avillir les muses de s'en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sçait pas, comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. A peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journée; et, parlant en reverence, ne vis que pour moy: mes desseins se terminent là. J'estudiay, jeune, pour l'ostentation; depuis, un peu, pour m'assagir; à cette heure, pour m'esbatre; jamais pour le quest. [370v] Une humeur vaine et despensiere que j'avois apres cette sorte de meuble, non pour en pourvoir seulement mon besoing, mais de trois pas au delà pour m'en tapisser et parer, je l'ay pieça abandonnée. Les livres ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçavent choisir; mais aucun bien sans peine: c'est un plaisir qui n'est pas net et pur, non plus que les autres; il a ses incommoditez, et bien poisantes; l'ame s'y exerce, mais le corps, duquel je n'ay non plus oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s'atterre et s'attriste. Je ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter en cette declinaison d'aage. Voilà mes trois occupations favories et particulieres. Je ne parle point de celles que je doibs au monde par obligation civile.

Chap. IV.
De la Diversion

J'ay autresfois esté emploié à consoler une dame vraiement affligée: car la plus part de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux:

Uberibus semper lachrimis, sempérque paratis
In statione sua, atque expectantibus illam,
Quo jubeat manare modo.

On y procede mal quand on s'oppose à cette passion, car l'opposition les pique et les engage plus avant à la tristesse: on exaspere le mal par la jalousie du debat. Nous voyons, des propos communs, que ce que j'auray dict sans soing, si on vient à me le contester, je m'en formalise, je l'espouse; beaucoup plus ce à quoy j'aurois interest. Et puis, en ce faisant, vous vous presentés à vostre operation d'une entrée rude, là où les premiers accueils du medecin envers son patient doivent estre gracieux, gays et aggreables: et jamais medecin laid et rechigné n'y fit oeuvre. Au contraire doncq, il faut ayder d'arrivée et favoriser leurplaincte, et en tesmoigner quelque approbation et excuse. Par cette intelligence vous gaignez credit [371] à passer outre, et, d'une facile et insensible inclination, vous vous coulez aus discours plus fermes et propres à leur guerison. Moy, qui ne desirois principalement que de piper l'assistance qui avoit les yeux sur moy, m'advisay de plastrer le mal. Aussi me trouvé-je par experience avoir mauvaise main et infructueuse à persuader. Ou je presente mes raisons trop pointues et trop seiches, ou trop brusquement, ou trop nonchalamment. Apres que je me fus appliqué un temps à son tourment, je n'essayai pas de le guarir par fortes et vives raisons, par ce que j'en ay faute, ou que je pensois autrement faire mieux mon effect; ny n'allay choisissant les diverses manieres que la philosophie prescrit à consoler: Que ce qu'on plaint n'est pas mal, comme Cleanthes; Que c'est un leger mal, comme les Peripateticiens; Que ce plaindre n'est action ny juste ny louable, comme Chrysippus; Ny cette cy d'Epicurus, plus voisine à mon style, de transferer la pensée des choses fascheuses aux plaisantes; Ny faire une charge de tout cet amas, le dispensant par occasion, comme Cicero; mais, declinant tout mollement noz propos et les gauchissant peu à peu aus subjects plus voisins, et puis un peu plus esloingnez, selon qu'elle se prestoit plus à moy, je luy desrobay imperceptiblement cette pensée doulereuse, et la tins en bonne contenance et du tout r'apaisée autant que j'y fus. J'usay de diversion. Ceux qui me suyvirent à ce mesme service n'y trouverent aucun amendement, car je n'avois pas porté la coignée aux racines. A l'adventure ay-je touché ailleurs quelque espece de diversions publiques. Et l'usage des militaires de quoy se servit Pericles en la guerre Peloponnesiaque, et mille autres ailleurs, pour revoquer de leurs païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce fut un ingenieux destour, dequoy le Sieur de Himbercourt sauva et soy et d'autres, en la ville du Liege, où le Duc de Bourgoigne, qui la tenoit assiegée, l'avoit fait entrer pour executer les convenances de leur reddition accordée. Ce peuple, assemblé de nuict pour y pourvoir, print à se mutiner contre ces accords passez; et delibererent plusieurs de courre sus aux negotiateurs qu'ils tenoyent en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondée de ces gens qui venoyent se ruer en son logis, lacha soudain vers eux deux des habitans de la ville (car il y en avoit aucuns avec luy), chargez de plus douces et nouvelles offres àproposer en leur conseil, qu'il avoit forgées sur le champ pour son besoing. Ces deux arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esmeue en la maison de ville pour ouyr leur charge et y deliberer. La [371v] deliberation fut courte: voicy desbonder un second orage, autant animé que l'autre; et luy à leur despecher en teste quattre nouveaux et semblables intercesseurs, protestans avoir à leur declarer à ce coup des presentations plus grasses, du tout à leur contentement et satisfaction, par où ce peuple fut derechef repoussé dans le conclave. Somme que, par telle dispensation d'amusemens, divertissant leur furie et la dissipant en vaines consultations, il l'endormit en fin et gaigna le jour, qui estoit son principal affaire. Cet autre compte est aussi de ce predicament. Atalante, fille de beauté excellente et de merveilleuse disposition, pour se deffaire de la presse de mille poursuivants qui la demandoient en mariage, leur donna cette loy, qu'elle accepteroit celuy qui l'egualeroit à la course, pourveu que ceux qui y faudroient en perdissent la vie. Il s'en trouva assez qui estimerent ce pris digne d'un tel hazard et qui encoururent la peine de ce cruel marché. Hyppomenes, ayant à faire son essay apres les autres, s'adressa à la deesse tutrisse de cette amoureuse ardeur, l'appellant à son secours; qui, exauçant sa priere, le fournit de trois pommes d'or et de leur usage. Le champ de la course ouvert, à mesure que Hippomenes sent sa maistresse luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inadvertance, l'une de ces pommes. La fille, amusée de sa beauté, ne faut point de se destourner pour l'amasser,

Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi
Declinat cursus, aurumque volubile tollit.

Autant en fit-il, à son poinct, et de la seconde et de la tierce, jusques à ce que, par ce fourvoyement et divertissement, l'advantage de la course luy demeura. Quand les medecins ne peuvent purger le catarre, ils le divertissent et le desvoyent à une autre partie moins dangereuse. Je m'apperçoy que c'est aussi la plus ordinaire recepte aux maladies de l'ame. Abducendus etiam non-nunquam animus est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia; loci denique mutatione, tanquam aegroti non convalescentes, saepe curandus est. On luy faict peu choquer les maux de droit fil; on ne luy en faict ny [372] soustenir ny rabatre l'ateinte, on la luy faict decliner et gauchir. Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C'est à faire à ceux de la premiere classe de s'arrester purement à la chose, la considerer, la juger. Il apartient à un seul Socrates d'accointer la mort d'un visage ordinaire, s'en aprivoiser et s'en jouer. Il ne cherche point de consolation hors de la chose; le mourir luy semble accident naturel et indifferent; il fiche là justement sa veue, et s'y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples de Hegesias, qui se font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons, et si dru que le Roy Ptolemée luy fit defendre d'entretenir plus son escole de ces homicides discours, ceux là ne considerent point la mort en soy, ils ne la jugent point: ce n'est pas là où ils arrestent leur pensée; ils courent, ils visent à un estre nouveau. Ces pauvres gens qu'on void sur un eschafaut, remplis d'une ardente devotion, y occupant tous leurs sens autant qu'ils peuvent, les aureilles aux instructions qu'on leur donne, les yeux et les mains tendues au ciel, la voix à des prieres hautes, avec une esmotion aspre et continuelle, font certes chose louable et convenable à une telle necessité. On les doibt louer de religion, mais non proprement de constance. Ils fuyent la luicte; ils destournent de la mort leur consideration, comme on amuse les enfans pendant qu'on leur veut donner le coup de lancette. J'en ay veu, si par fois leur veue se ravaloit à ces horribles aprests de la mort qui sont autour d'eux, s'en transir et rejetter avec furie ailleurs leur pensée. A ceux qui passent une profondeur effroyable, on ordonne de clorre ou destourner leurs yeux. Subrius Flavius, ayant par le commandement de Neron à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous deux chefs de guerre, quand on le mena au champ où l'execution devoit estre faicte, voyant le trou que Niger avoit faict caver pour le mettre, inegal et mal formé: Ny cela mesme, dict il, se tournant aux soldats qui y assistoyent, n'est selon la discipline militaire. Et à Niger qui l'exhortoit de tenir la teste ferme: Frapasses tu seulement aussi ferme'Et devina bien, car, le bras tremblant à Niger, il la luy coupa à divers coups. Cettuy-cy semble bien avoir eu sa pensée droittement et fixement au subject. Celuy qui meurt en la meslée, les armes à la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sent ny ne la considere: l'ardeur du combat l'emporte. Un honneste homme de ma cognoissance, estant tombé en combatant en estacade, et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups, chacun des assistans luy criant qu'il pensat à sa conscience, me dict depuis, [372v] qu'encore que ces voix luy vinsent aux oreilles, elles ne l'avoientaucunement touché, et qu'il ne pensa jamais qu'à se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat. Beaucoup fit pour Lucius Syllanus celuy qui luy apporta sa condamnation, de ce qu'ayant ouy sa responce qu'il estoit bien preparé à mourir, mais non pas de mains scelérées, se ruant sur luy avec ses soldats pour le forcer, et luy, tout desarmé, se defandant obstinéement de poings et de pieds, le fit mourir en ce debat: dissipant en prompte cholere et tumultuaire le sentimant penible d'une mort longue et preparée, à quoy il estoit destiné. Nous pensons tousjours ailleurs; l'esperance d'une meilleure vie nous arreste et appuye, ou l'esperance de la valeur de nos enfans, ou la gloire future de nostre nom, ou la fuite des maux de cette vie, ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort,

Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Saepe vocaturum.
Audiam, et haec manes veniet mihi fama sub imos.

Xenophon sacrifioit couroné, quand on luy vint annoncer la mort de son fils Gryllus en la bataille de Mantinée. Au premier sentiment de cette nouvelle, il jetta à terre sa courone; mais, par la suite du propos, entendant la forme d'une mort tres-valeureuse, il l'amassa et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa fin sur l'eternité et utilité de ses escrits. Omnes clari et nobilitati labores fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme travail ne poise pas, dict Xenophon, à un general d'armée, comme à un soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant esté informé que la victoire estoit demeurée de son costé. Haec sunt solatia, haec fomenta summorum dolorum. Et telles autres circonstances nous amusent, divertissent et destournent de la consideration de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie vont à tous coups costoiant et gauchissant la matiere, et à peine essuiant sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole philosophique et surintendante des autres,ce grand Zenon, contre la mort: Nul mal n'est honorable; la mort l'est, elle n'est doncq pas mal; contre l'yvrongnerie: Nul ne fie son secret à l'ivrongne; chacun le fie au sage; le sage ne sera doncq pas yvrongne. Cela est-ce donner au blanc? J'ayme à veoir ces ames principales ne se pouvoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes qu'il soyent, ce sont tousjours bien lourdement des hommes. C'est une douce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle: je le voy bien, encore que je n'en aye aucune experience. Pour en distraire dernierement un jeune prince, je ne luy allois pas disant qu'il falloit prester la joue à celuy qui vous avoit frappé l'autre, pour le devoir de charité; ny ne luy allois representer les tragiques evenemens que la poesie attribue à cette passion. Je la laissay là et m'amusay à luy faire gouster la beauté d'une image contraire: l'honneur, la faveur, la bien-veillance qu'il acquerroit par clemence et bonté; je le destournay à l'ambition. Voylà comment on en faict. Si vostre affection en l'amour est trop puissante, dissipez la, disent ils; et disent vray, car je l'ay souvant essayé avec utilité: rompez la à divers desirs, desquels il y en ayt un regent et un maistre, si vous voulez; mais, de-peur qu'il ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez le, sejournez le, en le divisant et divertissant:

[373]

Cum morosa vago singultiet inguine vena,
Conjicito humorem collectum in corpora quaeque.

Et pourvoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez en peine, s'il vous a une fois saisi,

Si non prima novis conturbes vulnera plagis,
Volgivagaque vagus venere ante recentia cures.

Je fus autrefois touché d'un puissant desplaisir, selon ma complexion, et encores plus juste que puissant: je m'y fusse perdu à l'avanture si je m'en fusse simplement fié à mes forces. Ayant besoing d'une vehemente diversion pour m'en distraire, je me fis, par art, amoureux, et par estude, à quoy l'aage m'aidoit. L'amour me soulagea et retira du mal qui m'estoit causé par l'amitié. Par tout ailleurs de mesme: une aigre imaginationme tient; je trouve plus court, que de la dompter, la changer; je luy en substitue, si je ne puis une contraire, au moins un'autre. Tousjours la variation soulage, dissout et dissipe. Si je ne puis la combatre, je luy eschape, et en la fuyant je fourvoye, je ruse: muant de lieu, d'occupation, de compaignie, je me sauve dans la presse d'autres amusemens et pensées, où elle perd ma trace et m'esgare. Nature procede ainsi par le benefice de l'inconstance: car le temps, qu'elle nous a donné pour souverain medecin de nos passions, gaigne son effaict principalement par là, que, fournissant autres et autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette premiere apprehension, pour forte qu'elle soit. Un sage ne voit guiere moins son amy mourant, au bout de vint et cinq ans qu'au premier an; et, suivant Epicurus, de rien moins, car il n'attribuoit aucun leniment des fascheries ny à la prevoyance ny à la vieillesse d'icelles. Mais tant d'autres cogitations traversent cette-cy qu'elle s'alanguit et se lasse en fin. Pour destourner l'inclination des bruits communs, Alcibiades coupa les oreilles et la queue à son beau chien et le chassa en la place, afin que, donnant ce subject pour babiller au peuple, il laissat en paix ses autres actions. J'ay veu aussi, pour cet effect de divertir les opinions et conjectures [373v] du peuple et desvoyer les parleurs, des femmes couvrir leurs vrayes affections par des affections contrefaictes. Mais j'en ay veu telle qui, en se contrefaisant, s'est laissée prendre à bon escient, et a quitté la vraye et originelle affection pour la feinte; et aprins par elle que ceux qui se trouvent bien logez sont des sots de consentir à ce masque. Les acceuils et entretiens publiques estans reservez à ce serviteur aposté, croyez qu'il n'est guere habile s'il ne se met en fin en vostre place et vous envoye en la sienne. Cela, c'est proprement tailler et coudre un soulier pour qu'un autre le chausse. Peu de chose nous divertit et destourne, car peu de chose nous tient. Nous ne regardons gueres les subjects en gros et seuls; ce sont des circonstances ou des images menues et superficieles qui nous frapent, et des vaines escorces qui rejalissent des subjects,

Folliculos ut nunc teretes aestate cicadae
Linquant;

Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance. Le souvenir d'un adieu, d'une action, d'une grace particuliere, d'unerecommandation derniere, nous afflige. La robe de Caesar troubla toute Romme, ce que sa mort n'avoit pas faict. Le son mesmes des noms, qui nous tintouine aux oreilles: Mon pauvre maistre! ou, Mon grand amy! Hélas! mon cher pere! ou, Ma bonne fille! quand ces redites me pinsent et que j'y regarde de pres, je trouve que c'est une plainte grammairiene et voyelle. Le mot et le ton me blessent. Comme les exclamations des prescheurs esmouvent leur auditoire souvant plus que ne font leurs raisons et comme nous frappe la voix piteuse d'une beste qu'on tue pour nostre service; sans que je poise ou penetre cependant la vraye essence et massive de mon subject;

His se stimulis dolor ipse lacessit;

ce sont les fondemens de nostre deuil. L'opiniastreté de mes pierres, specialement en la verge, m'a par fois jetté en longues suppressions d'urine, de trois, de quatre jours, et si avant en la mort que c'eust esté follie d'esperer l'eviter, voyre desirer, veu les cruels effors que cet estat apporte. O que ce bon Empereur qui faisoit lier la verge à ses criminels pour les faire mourir à faute de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me trouvant là, je consideroy par combien legeres causes et objects l'imagination nourrissoit en moy le regret de la vie; de quels atomes se bastissoit en mon ame le poids et la difficulté de ce deslogement; à combien frivoles pensées nous donnions place en un si grand affaire: un chien, un cheval, un livre, un verre, et quoy non? tenoient compte en ma perte. Aux autres leurs ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré. Je voyois nonchalamment la mort, quand je la voyois universellement, comme fin de la vie; je la gourmande en bloc; par le menu, elle me pille. Les larmes d'un laquais, la dispensation de ma desferre, l'attouchement d'une main connue, une consolation commune me desconsole et m'attendrit. Ainsi nous troublent l'ame les plaintes des fables; et les regrets de Didon et [374] d'Ariadné passionnent ceux mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle. C'est un exemple de nature obstinée et dure n'en sentir aucune emotion, comme on recite pour miracle de Polemon; mais aussi ne pallit il pas seulement à la morsure d'un chien enragé qui luy emporta le gras de la jambe. Et nulle sagesse ne va si avant de concevoir la cause d'une tristesse si vive et entiere par jugement,qu'elle ne souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y ont part, parties qui ne peuvent estre agitées que par vains accidens. Est-ce raison que les arts mesmes se servent et facent leur proufit de nostre imbecilité et bestise naturelle? L'Orateur, dict la rethorique, en cette farce de son plaidoier s'esmouvera par le son de sa voix et par ses agitations feintes, et se lairra piper à la passion qu'il represente. Il s'imprimera un vray deuil et essentiel, par le moyen de ce battelage qu'il joue, pour le transmettre aux juges, à qui il touche encore moins: comme font ces personnes qu'on loue aus mortuaires pour ayder à la ceremonie du deuil, qui vendent leurs larmes à pois et à mesure et leur tristesse: car, encore qu'ils s'esbranlent en forme empruntée, toutesfois, en habituant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent souvant tous entiers et reçoivent en eux une vraye melancholie. Je fus, entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de monsieur de Gramont, du siege de La Fere, où il fut tué. Je consideray que, par tout où nous passions, nous remplissons de lamentation et de pleurs le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre convoy; car seulement le nom du trepassé n'y estoit pas cogneu. Quintilian dict avoir veu des comediens si fort engagez en un rolle de deuil qu'ils en pleuroient encores au logis; et de soy mesmes qu'ayant prins à esmouvoir quelque passion en autruy, il l'avoit espousée jusques à se trouver surprins non seulement de larmes, mais d'une palleur de visage et port d'homme vrayement accablé de douleur. En une contrée pres de nos montaignes, les femmes font le prestre martin: car, comme elles agrandissent le regret du mary perdu par la souvenance des bonnes et agreables conditions qu'il avoit, elles font tout d'un trein aussi recueil et publient ses imperfections, comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation et se divertir de la pitié au desdain, de bien meilleure grace encore que nous qui, à la perte du premier connu, nous piquons à luy prester des louanges nouvelles et fauces, et à le faire tout autre, quand nous l'avons perdu de veue, qu'il ne nous sembloit estre quand nous le voyions: comme si le regret estoit une partie instructive; ou que les larmes, en lavant nostre entendement, l'esclaircissent. Je renonce dés à present aux favorables tesmoignages qu'on me voudra donner, non par ce que j'en seray digne, mais par ce que je seray mort. Qui demandera à celuy là: Quel interest avez vous à ce siege?--L'interest de l'exemple, dira il, et de l'obeyssance [374v] commune du prince; je n'y pretens proffit quelconque; et de gloire, je sçay la petite part qui en peut toucher un particulier comme moy: je n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere en son ranc de bataille pour l'assaut: c'est la lueur de tant d'acier et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours qui luy ont jetté cette nouvelle rigueur et hayne dans les veines. Frivole cause! me direz vous. Comment cause? Il n'en faut point pour agiter nostre ame: une resverie sans corps et sans suject la regente et l'agite. Que je me jette à faire des chasteaux en Espaigne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs desquels mon ame est reellement chatouillée et resjouye. Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques qui nous alterent et l'ame et le corps' Quelles grimaces estonnees, riardes, confuses excite la resverie en nos visages'Quelles saillies et agitations de membres et de voix'Semble il pas de cet homme seul qu'il aye des visions fauces d'une presse d'autres hommes avec qui il negocie, ou quelque demon interne qui le persecute? Enquerez vous à vous où est l'object de cette mutation: est il rien, sauf nous, en nature, que l'inanité sustante, sur quoy elle puisse? Cambises, pour avoir songé en dormant que son frere devoit devenir Roy de Perse, le fit mourir: un frere qu'il aimoit et duquel il s'estoit tousjours fié'Aristodemus, Roy des Messeniens, se tua pour une fantasie qu'il print de mauvais augure de je ne sçay quel hurlement de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et faché de quelque mal plaisant songe qu'il avoit songé. C'est priser sa vie justement ce qu'elle est, de l'abandonner pour un songe. Oyez pourtant nostre ame triompher de la misere du corps, de sa foiblesse, de ce qu'il est en butte à toutes offences et alterations: vrayement elle a raison d'en parler!

O prima infoelix fingenti terra Prometheo'
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte;
Recta animi primum debuit esse via.

[375]

Chap. V.
Sur des Vers de Virgile

A mesure que les pensemens utiles sont plus plains et solides, ils sont aussi plus empeschans et plus onereux. Le vice, la mort, lapauvreté, les maladies, sont subjects graves et qui grevent. Il faut avoir l'ame instruite des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des reigles de bien vivre et de bien croire, et souvent l'esveiller et exercer en cette belle estude; mais à une ame de commune sorte il faut que ce soit avec relache et moderation: elle s'affole d'estre trop continuellement bandée. J'avoy besoing en jeunesse de m'advertir et solliciter pour me tenir en office; l'alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dict-on, avec ces discours serieux et sages. Je suis à present en un autre estat; les conditions de la vieillesse ne m'advertissent que trop, m'assagissent et me preschent. De l'excez de la gayeté je suis tombé en celuy de la severité, plus facheus. Parquoy je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche par dessein; et emploie quelque fois l'ame à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne. Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant et trop meur. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement et le craint. Il est à son tour de guider l'esprit vers la reformation. Il regente à son tour, et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas une heure, ny dormant ny veillant, chaumer d'instruction de mort, de patience et de poenitence. Je me deffens de la temperance comme j'ay faict autresfois de la volupté. Elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veus estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excés, et n'a pas moins besoin de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse et [375v] m'aggrave de prudence, aus intervalles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet usque malis,

je gauchis tout doucement, et desrobe ma veue de ce ciel orageux et nubileux que j'ay devant moy: lequel, Dieu mercy, je considere bien sans effroy, mais non pas sans contention et sans estude; et me vois amusant en la recordation des jeunesses passées,

animus quod perdidit optat,
Atque in praeterita se totus imagine versat.

Que l'enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere: estoit-ce pas ce que signifioit le double visage de Janus? Les ans m'entrainent s'ilsveulent, mais à reculons! Autant que mes yeux peuvent reconnoistre cette belle saison expirée, je les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, au-moins n'en veus-je desraciner l'image de la memoire,

hoc est,
Vivere bis, vita posse priore frui.

Platon ordonne aux vieillards d'assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se rejouir en autruy de la soupplesse et beauté du corps qui n'est plus en eux, et rappeller en leur souvenance la grace et faveur de cet aage fleurissant, et veut qu'en ces esbats ils attribuent l'honneur de la victoire au jeune homme qui aura le plus esbaudi et resjoui, et plus grand nombre d'entre eux. Je merquois autresfois les jours poisans et tenebreux comme extraordinaires: ceux-là sont tantost les miens ordinaires; les extraordinaires sont les beaux et serains. Je m'en vay au train de tressaillir comme d'une nouvelle faveur quand aucune chose ne me deust. Que je me chatouille, je ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps. Je ne m'esgaye qu'en fantasie et en songe, pour destourner par ruse le chagrin de la vieillesse. Mais certes il y faudroit autre remede qu'en songe: foible luicte de l'art contre la nature. C'est grand simplesse d'alonger et anticiper, comme chacun faict, les incommoditez humaines: j'ayme mieux estre moins long temps vieil que d'estre vieil avant que de l'estre. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je connois bien par ouyr dire plusieurs especes de voluptez prudentes, [376] fortes et glorieuses; mais l'opinion ne peut pas assez sur moy pour m'en mettre en appetit. Je ne les veus pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veus doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus; populo nos damus, nullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en usage naturel et present: peu en fantasie. Prinsse je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie!

Non ponebat enim rumores ante salutem.

La volupté est qualité peu ambitieuse: elle s'estime assez riche de soy sans y mesler le pris de la reputation, et s'ayme mieux à l'ombre. Ilfaudroit donner le fouet à un jeune homme qui s'amuseroit à choisir le goust du vin et des sauces. Il n'est rien que j'aye moins sceu et moins prisé. A cette heure je l'apprens. J'en ay grand honte, mais qu'y feroy-je? J'ay encore plus de honte et de despit des occasions qui m'y poussent. C'est à nous à resver et baguenauder, et à la jeunesse de se tenir sur la reputation et sur le bon bout: elle va vers le monde, vers le credit; nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clavam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant; nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras. Les loix mesmes nous envoyent au logis. Je ne puis moins, en faveur de cette chetive condition où mon aage me pousse, que de luy fournir de jouets et d'amusoires, comme à l'enfance: aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie auront prou à faire à m'estayer et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d'aage:

Misce stultitiam consiliis brevem.

Je fuis de mesme les plus legeres pointures; et celles qui ne m'eussent pas autres-fois esgratigné, me transpercent à cette heure: mon habitude commence de s'appliquer si volontiers au mal!

In fragili corpore odiosa omnis offensio est.
Ménsque pati durum sustinet aegra nihil.

J'ay esté tousjours chatouilleux et delicat aux offences; je suis plus tendre à cette heure, et ouvert par tout,

Et minimae vires frangere quassa valent.

Mon jugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les inconvenients que nature m'ordonne à souffrir, mais non pas de les sentir. Je courrois d'un bout du monde à l'autre [376v] chercher un bon an de tranquillité plaisante et enjouée, moy qui n'ay autre fin que vivre et me resjouyr. La tranquillité sombre et stupide se trouve assez pour moy, mais elle m'endort et enteste: je ne m'en contente pas. S'il y a quelquepersonne, quelque bonne compaignie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, resseante ou voyagere, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur iray fournir des essays en cher et en os. Puisque c'est le privilege de l'esprit de se r'avoir de la vieillesse, je luy conseille, autant que je puis, de le faire: qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre: il s'est si estroittement affreré au corps qu'il m'abandonne à tous coups pour le suyvre en sa necessité. Je le flatte à part, je le practique pour neant. J'ay beau essayer de le destourner de cette colligeance, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les dances royales; si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ait aussi. Les operations mesmes qui luy sont particulieres et propres ne se peuvent lors souslever: elles sentent evidemment au morfondu. Il n'y a poinct d'allegresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps.

Noz maistres ont tort dequoy, cherchant les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'aspreté guerriere, à la poesie, au vin, ils n'en ont donné sa part à la santé; une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oisifve, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la securité me la fournissoient par veneues. Ce feu de gayeté suscite en l'esprit des eloises vives et claires, outre nostre portée naturelle et entre les enthousiasmes les plus gaillards, si non les plus esperdus. Or bien ce n'est pas merveille si un contraire estat affesse mon esprit, le cloue et faict un effect contraire.

Ad nullum consurgit opus, cum corpore languet.

Et veut encores que je luy sois tenu dequoy il preste, comme il dict, beaucoup moins à ce consentement que ne porte l'usage ordinaire des hommes. Au-moins, pendant que nous avons trefves, chassons les maux et difficultez de nostre commerce:

Dum licet, obducta solvatur fronte senectus;
tetrica sunt amaenanda jocularibus.

J'ayme une sagesse gaye et civile, et fuis l'aspreté des meurs et l'austerité, ayant pour suspecte toute mine rebarbative:

Tristemque vultus tetrici arrogantiam.
Et habet tristis quoque turba cynaedos.

Je croy Platon de bon ceur, qui dict les humeurs faciles ou difficiles estre un grand prejudice à la bonté ou mauvaistié de l'ame. Socrates eut un visage constant, mais serein et riant, non constant comme le vieil Crassus qu'on ne veit jamais rire. La vertu est qualité plaisante et gaye. Je sçay bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n'ayent plus à rechigner à la licence de leur pensée. Je me conforme bien à leur courage, mais j'offence leurs yeux. C'est une humeur bien ordonnée de pinser les escrits de Platon et couler ses negotiations pretendues avec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere quod non pudeat sentire. Je hay un esprit [377] hargneux et triste qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie et s'empoigne et paist aux malheurs: comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poly et bien lissé, et s'attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux; et comme les vantouses qui ne hument et appetent que le mauvais sang. Au reste, je me suis ordonné d'oser dire tout ce que j'ose faire, et me desplais des pensées mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions ne me semble pas si laide comme je trouve laid et lache de ne l'oser avouer. Chacun est discret en la confession, on le devoit estre en l'action: la hardiesse de faillir est aucunement compensée et bridée par la hardiesse de le confesser. Qui s'obligeroit à tout dire, s'obligeroit à ne rien faire de ce qu'on est contraint de taire. Dieu veuille que cet excès de ma licence attire nos hommes jusques à la liberté, par dessus ces vertus couardes et mineuses nées de nos imperfections: qu'aux despens de mon immoderation je les attire jusques au point de la raison'Il faut voir son vice et l'estudier pour le redire. Ceux qui le celent à autruy, le celent ordinairement à eux mesmes. Et ne le tiennent pas pour assés couvert, s'ils le voyent; ils le soustrayent et desguisent à leur propre conscience. Quare vitia sua nemo confitetur? Quia etiam nunc in illis est; somnium narrare vigilantis est. Les maux du cors s'esclaircissent en augmentant. Nous trouvons que c'est goutte que nous nommions rheumeou foulure. Les maux de l'ame s'obscurcissent en leur force; le plus malade les sent le moins. Voylà pourquoy il les faut souvant remanier au jour, d'une main impiteuse, les ouvrir et arracher du creus de nostre poitrine. Comme en matiere de bienfaicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c'est par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en devoir confesser? Je souffre peine à me feindre, si que j'evite de prendre les secrets d'autruy en garde, n'ayant pas bien le coeur de desadvouer ma science. Je puis la taire, mais la nyer je ne puis sans effort et desplaisir. Pour estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation. C'est peu, au service des princes, d'estre secret, si on n'est menteur encore. Celuy qui s'enquestoit à Thales Milesius s'il devoit solemnellement nier d'avoir paillardé, s'il se fut addressé à moy, je lui eusse respondu qu'il ne le devoit pas faire, car le mentir me semble encore pire que la paillardise. Thales conseilla tout autrement, et qu'il jurast, pour garentir le plus par le moins. Toutesfois ce conseil n'estoit pas tant election de vice que multiplication. Sur quoy, disons ce mot en passant, qu'on faict bon marché à un homme de conscience quand on luy propose quelque difficulté au contrepois du vice; mais, quand on l'enferme entre deux vices, on le met à un rude chois, comme on fit Origene: ou qu'il idolatrast, ou qu'il se souffrit jouyr charnellement à un grand vilain Aethiopien qu'on luy presenta. Il subit la premiere condition, et vitieusement, dict on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon leur erreur, celles qui nous protestent, en ce temps, qu'elles aymeroient mieux charger leur conscience [377v] de dix hommes que d'une messe. Si c'est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a pas grand danger qu'elle passe en exemple et usage: car Ariston disoit que les vens que les hommes craignent le plus sont ceux qui les descouvrent. Il faut rebrasser ce sot haillon qui couvre nos meurs. Ils envoyent leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en regle. Jusques aux traistres et assassins, ils espousent les loix de la ceremonie et attachent là leur devoir; si n'est ce ny à l'injustice de se plaindre de l'incivilité, ny à la malice de l'indiscretion. C'est dommage qu'un meschant homme ne soit encore un sot et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n'appartiennent qu'à une bonne et saine paroy, qui merite d'estre conservée ou blanchie. En faveur des Huguenots, qui accusent nostre confession privée et auriculaire, je me confesse en publicq, religieusement et purement.Saint Augustin, Origene et Hippocrates ont publié les erreurs de leurs opinions; moy, encore, de mes meurs. Je suis affamé de me faire connoistre; et ne me chaut à combien, pourveu que ce soit veritablement; ou, pour dire mieux, je n'ay faim de rien, mais je crains mortellement d'estre pris en eschange par ceux à qui il arrive de connoistre mon nom. Celuy qui faict tout pour l'honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner en se produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la connoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le doit recevoir à injure. Si vous estes couard et qu'on vous honnore pour un vaillant homme, est-ce de vous qu'on parle? on vous prend pour un autre. J'aymeroy aussi cher que celuy-là se gratifiast des bonnetades qu'on luy faict, pensant qu'il soit maistre de la trouppe, luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus, Roy de Macedoine, passant par la rue, quelqu'un versa de l'eau sur luy; les assistans disoient qu'il devoit le punir: Ouy mais, dict-il, il n'a pas versé l'eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que je fusse. Socrates, à celuy qui l'advertissoit qu'on mesdisoit de luy: Point, fit-il, il n'y a rien en moy de ce qu'ils disent. Pour moy, qui me loueroit d'estre bon pilote, d'estre bien modeste, ou d'estre bien chaste, je ne luy en devrois nul grammercy. Et pareillement, qui m'appelleroit traistre, voleur ou yvrongne, je me tiendroy aussi peu [378] offencé. Ceux qui se mescognoissent, se peuvent paistre de fauces approbations; non pas moy, qui me voy et qui me recherche jusques aux entrailles, qui sçay bien ce qui m'appartient. Il me plaist d'estre moins loué, pourveu que je soy mieux conneu. On me pourroit tenir pour sage en telle condition de sagesse que je tien pour sottise. Je m'ennuie que mes essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de sale. Ce chapitre me fera du cabinet. J'ayme leur commerce un peu privé. Le publique est sans faveur et saveur. Aux adieus, nous eschauffons outre l'ordinaire l'affection envers les choses que nous abandonnons. Je prens l'extreme congé des jeux du monde, voicy nos dernieres accolades. Mais venons à mon theme. Qu'a faict l'action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n'en oser parler sans vergongne et pour l'exclurre des propos serieux et reglez? Nous prononçons hardiment: tuer, desrober, trahir; et cela, nous n'oserions qu'entre les dents? Est-ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d'autant nous avons loy d'en grossir la pensée? Car il est bon que les mots qui sont le moins en usage, moins escrits et mieus teuz, sont les mieux sceus et plus generalement connus. Nul aage, nulles meurs l'ignorent non plus que le pain. Ils s'impriment enchascun sans estre exprimez et sans voix et sans figure. Il est bon aussi que c'est une action que nous avons mis en la franchise du silence, d'où c'est crime de l'arracher, non pas mesme pour l'accuser et juger. Ny n'osons la fouetter qu'en periphrase et peinture. Grand faveur à un criminel d'estre si execrable que la justice estime injuste de le toucher et de le veoir: libre et sauvé par le benefice de l'aigreur de sa condamnation. N'en va-il pas comme en matiere de livres, qui se rendent d'autant plus venaux et publiques de ce qu'ils sont supprimez? Je m'en vay pour moy prendre au mot l'advis d'Aristote qui dict l'estre honteus servir d'ornement à la jeunesse, mais de reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l'escole ancienne, escole à laquelle je me tiens bien plus qu'à la moderne (ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres): Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent, Faillent autant que ceux qui trop la suivent.

Tu, Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quicquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit laetum nec amabile quicquam.

Je ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses avec Venus, et les refroidir envers l'Amour; mais je ne voy aucunes deitez qui s'aviennent mieux, ny qui s'entredoivent plus. Qui ostera aux muses les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien qu'elles ayent et la plus noble matiere de leur ouvrage; et qui fera perdre à l'amour la communication et service de la poesie, l'affoiblira de ses meilleures armes: par ainsin on charge le Dieu d'accointance et de [378v] bien-vueillance, et les deesses protectrices d'humanité et de justice, du vice d'ingratitude et de mesconnoissance. Je ne suis pas de si long temps cassé de l'estat et suitte de ce Dieu que je n'aye la memoire informée de ses forces et valeurs,

agnosco veteris vestigia flammae.

Il y a encore quelque demeurant d'emotion et chaleur apres la fiévre,

Nec mihi deficiat calor hic, hiemantibus annis.

Tout asseché que je suis et appesanty, je sens encore quelques tiedes restes de cette ardeur passée:

Qual l'alto Aegeo, per che Aquilone o Noto
Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
Non s'accheta ei pero: ma'l sono e'l moto,
Ritien de l'onde anco agitate è grosse.

Mais de ce que je m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poesie qu'en leur propre essence,

Et versus digitos habet.

Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile:

Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis
Cunctantem amplexu molli fovet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notusque medullas
Intravit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cum rupta corusco
Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
Ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidumque petivit
Conjugis infusus gremio per membra soporem.

Ce que j'y trouve à considerer, c'est qu'il la peinct un peu bien esmeue pour une Venus maritale. En ce sage marché, les appetits ne se trouvent pas si follastres; ils sont sombres et plus mousses. L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se [379] mesle lachement aux accointances qui sont dressées et entretenues soubs autre titre, comme est le mariage:l'aliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus que les graces et la beauté. On ne se marie pas pour soy, quoi qu'on die; on se marie autant ou plus pour sa posterité, pour sa famille. L'usage et interest du mariage touche nostre race bien loing par delà nous. Pourtant me plait cette façon, qu'on le conduise plustost par mains tierces que par les propres, et par le sens d'autruy que par le sien. Tout cecy, combien à l'opposite des conventions amoureuses'Aussi est ce une espece d'inceste d'aller employer à ce parentage venerable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs. Il faut, dict Aristote, toucher sa femme prudemment et severement, de-peur qu'en la chatouillant trop lascivement le plaisir la face sortir hors des gons de raison. Ce qu'il dict pour la conscience, les medecins le disent pour la santé: qu'un plaisir excessivement chaut, voluptueux et assidu altere la semence et empesche la conception; disent d'autre-part, qu'à une congression languissante, comme celle là est de sa nature, pour la remplir d'une juste et fertile chaleur, il s'y faut presenter rarement et à notables intervalles,

Quo rapiat sitiens venerem interiusque recondat.

Je ne vois point de mariages qui faillent plustost et se troublent que ceux qui s'acheminent par la beauté et desirs amoureux. Il y faut des fondemens plus solides et plus constans, et y marcher d'aguet; cette bouillante allegresse n'y vaut rien. Ceux qui pensent faire honneur au mariage pour y joindre l'amour, font, ce me semble, de mesme ceux qui, pour faire faveur à la vertu, tiennent que la noblesse n'est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage; mais il y a beaucoup de diversité: on n'a que faire de troubler leurs noms et leurs titres; on faict tort à l'une ou à l'autre de les [379v] confondre. La noblesse est une belle qualité, et introduite avec raison; mais d'autant que c'est une qualité dependant d'autruy et qui peut tomber en un homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu: c'est une vertu, si ce l'est, artificiele et visible; dependant du temps et de la fortune; diverse en forme selon les contrées; vivante et mortelle; sans naissance non plus que la riviere du Nil; genealogique et commune; de suite et de similitude; tirée par consequence, et consequence bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en commerce;cette-cy se consomme en soi, de nulle en-ploite au service d'autruy. On proposoit à l'un de nos Roys le chois de deux competiteurs en une mesme charge, desquels l'un estoit gentil'homme, l'autre ne l'estoit point. Il ordonna que, sans respect de cette qualité, on choisit celuy qui auroit le plus de merite; mais, où la valeur seroit entierement pareille, qu'en ce cas on eust respect à la noblesse: c'estoit justement luy donner son rang. Antigonus, à un jeune homme incogneu qui lui demandoit la charge de son pere, homme de valeur, qui venoit de mourir: Mon amy, fit il, en tels bien faicts je ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats comme je fais leur prouesse. De vray, il n'en doibt pas aller comme des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers, à qui en leur charge succedoient les enfans, pour ignorans qu'ils fussent, avant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut font des nobles une espece par dessus l'humaine. Le mariage leur est interdict et toute autre vacation que bellique. De concubines, ils en peuvent avoir leur saoul, et les femmes autant de ruffiens, sans jalousie les uns des autres; mais c'est un crime capital et irremissible, de s'accoupler à personne d'autre condition que la leur. Et se tiennent pollus, s'ils en sont seulement touchez en passant, et, comme leur noblesse en estant merveilleusement injuriée et interessée, tuent ceux qui seulement ont approché un peu trop pres d'eus: de maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant, comme les gondoliers de Venise au contour des rues pour ne s'entreheurter; et les nobles leur commandent de se jetter au quartier qu'ils veulent. Ceux cy evitent par là cette ignominie qu'ils estiment perpetuelle; ceux là, une mort certaine. Nulle durée de temps, nulle faveur de prince, nul office ou vertu ou richesse peut faire qu'un roturier devienne noble. A quoy ayde cette coustume que les mariages sont defendus de l'un mestier à l'autre: ne peut une de race cordonniere espouser un charpentier; et sont les parents obligez de dresser les enfans à la vacation des peres, precisement, et non à autre vacation, par où se maintient la distinction et constance de leur fortune. Ung bon mariage, s'il en est, refuse la compaignie et conditions de l'amour. Il tache à representer celles de l'amitié. C'est une douce societé de vie, pleine de constance, de fiance et d'un nombre infiny d'utiles et solides offices et obligations mutuelles. Aucune femme qui en savoure le goust,

optato quam junxit lumine taeda,

ne voudroit tenir lieu de maistresse et d'amye à son mary. Si elle est logée en son affection comme femme, elle y est bien plus honorablement et seurement logée. Quand il faira l'esmeu ailleurs et l'empressé, qu'on luy demande pourtant lors [380] à qui il aymeroit mieux arriver une honte, ou à sa femme ou à sa maistresse; de qui la desfortune l'affligeroit le plus; à qui il desire plus de grandeur: ces demandes n'ont aucun doubte en un mariage sain. Ce qu'il s'en voit si peu de bons, est signe de son pris et de sa valeur. A le bien façonner et à le bien prendre, il n'est point de plus belle piece en nostre societé. Nous ne nous en pouvons passer, et l'allons avilissant. Il en advient ce qui se voit aux cages: les oyseaux qui en sont hors, desesperent d'y entrer; et d'un pareil soing en sortir, ceux qui sont au dedans. Socrates, enquis qui estoit plus commode prendre ou ne prendre point de femme: Lequel des deux on face, dict il, on s'en repentira. C'est une convention à laquelle se raporte bien à point ce qu'on dict, homo homini ou Deus ou lupus. Il faut le rencontre de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouve en ce temps plus commode aux ames simples et populaires, où les delices, la curiosité et l'oysiveté ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchées, comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d'obligation, n'y sont pas si propres,

Et mihi dulce magis resoluto vivere collo.

De mon dessein, j'eusse fuy d'espouser la sagesse mesme, si elle m'eust voulu. Mais, nous avons beau dire, la coustume et l'usage de la vie commune nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par chois. Toutesfois je ne m'y conviay pas proprement, on m'y mena, et y fus porté par des occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes, mais il n'en est aucune si laide et vitieuse et evitable qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident: tant l'humaine posture est vaine. Et y fus porté certes plus mal preparé lors et plus rebours que je ne suis à présent apres l'avoir essayé. Et, tout licencieux qu'on me tient, j'ay en verité plus severement observé les loix de mariage que je n'avois ny promis ny esperé. Il n'est plus temps de regimber quand on s'est laissé entraver. Il faut prudemment mesnager sa liberté; mais dépuis qu'on s'est submis à l'obligation, il [380v] s'y faut tenir soubs les loix du debvoir commun, au-moins s'en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s'y porter avec haine et mespris, fontinjustement et incommodéement; et cette belle reigle que je voy passer de main en main entre elles, comme un sainct oracle, Sers ton mary comme ton maistre, Et t'en guarde comme d'un traistre, qui est à dire: Porte toy envers luy d'une reverence contrainte, ennemie et deffiante, cry de guerre et deffi, est pareillement injurieuse et difficile. Je suis trop mol pour desseins si espineux. A dire vray, je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d'habileté et galantise d'esprit, que de confondre la raison avec l'injustice, et mettre en risée tout ordre et reigle qui n'accorde à mon appetit: pour hayr la superstition, je ne me jette pas incontinent à l'irreligion. Si on ne fait tousjours son debvoir, au-moins le faut il tousjours aymer et recognoistre. C'est trahison de se marier sans s'espouser. Passons outre. Nostre poete represente un mariage plein d'accord et de bonne convenance, auquel pourtant il n'y a pas beaucoup de loyauté. A il voulu dire qu'il ne soit pas impossible de se rendre aux efforts de l'amour, et ce neantmoins reserver quelque devoir envers le mariage, et qu'on le peut blesser sans le rompre tout à faict? Tel valet ferre la mule au maistre qu'il ne hayt pas pourtant. La beauté, l'oportunité, la destinée (car la destinée y met aussi la main),

fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondit: nam, si tibi sidera cessent,
Nil faciet longi mensura incognita nervi,

l'ont attachée à un estranger, non pas si entiere peut estre, qu'il ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son mary. Ce sont deux desseins qui ont des routes distinguées et non confondues. Une femme se peut rendre à tel personnage, que nullement elle ne voudroit avoir espousé; je ne dy pas pour les conditions de la fortune, mais pour [381] celles mesmes de la personne. Peu de gens ont espousé des amies qui ne s'en soyent repentis. Et jusques en l'autre monde. Quel mauvais mesnage a faict Jupiter avec sa femme qu'il avoit premierement pratiquée et jouye par amourettes? C'est ce qu'on dict: Chier dans le panier pour apres le mettre sur sa teste. J'ay veu de mon temps, en quelque bon lieu, guerir honteusement et deshonnestement l'amour par le mariage: les considerations sont tropautres. Nous aimons, sans nous empescher, deux choses diverses et qui se contrarient. Isocrates disoit que la ville d'Athenes plaisoit, à la mode que font les dames qu'on sert par amour: chacun aimoit à s'y venir promener et y passer son temps; nul ne l'aymoit pour l'espouser, c'est à dire pour s'y habituer et domicilier. J'ay avec despit veu des maris hayr leurs femmes de ce seulement qu'ils leur font tort: au-moins ne les faut il pas moins aymer de nostre faute; par repentance et compassion au-moins, elles nous en devoyent estre plus cheres. Ce sont fins differentes et pourtant compatibles, dict il, en quelque façon. Le mariage a pour sa part l'utilité, la justice, l'honneur et la constance: un plaisir plat, mais plus universel. L'amour se fonde au seul plaisir, et l'a de vray plus chatouillant, plus vif et plus aigu; un plaisir attizé par la difficulté. Il y faut de la piqueure et de la cuison. Ce n'est plus amour s'il est sans fleches et sans feu. La liberalité des dames est trop profuse au mariage et esmousse la poincte de l'affection et du desir. Pour fuïr à cet inconvenient voyez la peine qu'y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon. Les femmes n'ont pas tort du tout quand elles refusent les reigles de vie qui sont introduites au monde, d'autant que ce sont les hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la brigue et riotte entre elles et nous; le plus estroit consentement que nous ayons avec elles, encores est-il tumultuaire et tempesteux. A l'advis de nostre autheur, nous les traictons inconsideréement en cecy: apres que nous avons cogneu qu'elles sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effects de l'amour que nous, et que ce prestre ancien l'a ainsi tesmoigné, qui avoit esté tantost homme, tantost femme,

[381v]

Venus huic erat utraque nota;

et, en outre, que nous avons apris de leur propre bouche la preuve qu'en firent autrefois en divers siecles un Empereur et une Emperiere de Romme, maistres ouvriers et fameux en cette besongne (luy despucela bien en une nuit dix vierges Sarmates, ses captives; mais elle fournit reelement en une nuit à vint et cinq entreprinses, changeant de compaignie selon son besoing et son goust,

adhuc ardens rigidae tentigine vulvae,
Et lassata viris, nondum satiata, recessit);

et que, sur le different advenu à Cateloigne entre une femme se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary, non tant, à mon advis, qu'elle en fut incommodée (car je ne crois les miracles qu'en foy), comme pour retrancher soubs ce pretexte et brider, en cela mesme qui est l'action fondamentale du mariage, l'authorité des maris envers leurs femmes, et pour montrer que leurs hergnes et leur malignité passe outre la couche nuptiale et foule aus pieds les graces et douceurs mesmes de Venus; à laquelle plainte le mary respondit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu'aux jours mesme de jeusne il ne s'en sçauroit passer à moins de dix, intervint ce notable arrest de la Royne d'Aragon, par lequel, apres meure deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner reigle et exemple à tout temps de la moderation et modestie requise en un juste mariage, ordonna pour bornes legitimes et necessaires le nombre de six par jour; relachant et quitant beaucoup du besoing et desir de son sexe, pour establir, disoit elle, une forme aysée et par consequent permanante et immuable: en quoy s'escrient les docteurs: quel doit estre l'appetit et la concupiscence feminine, puisque leur raison, leur reformation et leur vertu se taille à ce pris, considerans le divers jugement de nos appetits, et que Solon, chef de l'eschole juridique, ne taxe qu'à trois fois par mois, pour ne faillir point, cette hantise conjugale. Apres avoir creu et presché cela, nous sommes allez leur donner [382] la continence peculierement en partage, et sur peines dernieres et extremes. Il n'est passion plus pressante que cette cy, à laquelle nous voulons qu'elles resistent seules, non simplement comme à un vice de sa mesure, mais comme à l'abomination et execration, plus qu'à l'irreligion et au parricide; et nous nous y rendons cependant sans coulpe et reproche. Ceux mesme d'entre nous qui ont essayé d'en venir à bout ont assez avoué quelle difficulté ou plustost impossibilité il y avoit, usant de remedes materiels, à mater, affoiblir et refroidir le corps. Nous, au contraire, les voulons saines, vigoreuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble, c'est à dire et chaudes et froides: car le mariage, que nous disons avoir charge de les empescher de bruler, leur apporte peu de rafrechissement, selon nos meurs. Si elles en prennent un à qui la vigueur de l'aage boulst encores, il faira gloire de l'espandre ailleurs:

Sit tandem pudor, aut eamus in jus:
Multis mentula millibus redempta,
Non est haec tua, Basse; vendidisti.

Le philosophe Polemon fut justement appellé en justice par sa femme de ce qu'il alloit semant en un champ sterile le fruit deu au champ genital. Si c'est de ces autres cassez, les voylà, en plain mariage, de pire condition que vierges et vefves. Nous les tenons pour bien fournies, par ce que elles ont un homme aupres, comme les Romains tindrent pour violée Clodia Laeta, vestale, que Calligula avoit approchée, encores qu'il fut averé qu'il ne l'avoit qu'aprochée; mais, au rebours, on recharge par là leur necessité, d'autant que l'atouchement et la compaignie de quelque masle que ce soit esveille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la solitude. Et, à cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par cette circonstance et consideration leur chasteté plus meritoire, Boleslaus et Kinge, sa femme, Roys de Poulongne, la vouerent d'un commun accord, couchez ensemble, le jour mesme de leur nopces, et la maintindrent [382v] à la barbe des commoditez maritales. Nous les dressons des l'enfance aus entremises de l'amour: leur grace, leur atiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu'à ce but. Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l'amour, ne fut qu'en le leur representant continuellement pour les en desgouster. Ma fille (c'est tout ce que j'ay d'enfans) est en l'aage auquel les loix excusent les plus eschauffées de se marier; elle est d'une complexion tardive, mince et molle, et a esté par sa mere eslevée de mesme d'une forme retirée et particuliere: si qu'elle ne commence encore qu'à se desniaiser de la nayfveté de l'enfance. Elle lisoit un livre françois devant moy. Le mot de fouteau s'y rencontra, nom d'un arbre cogneu; la femme qu'ell'a pour sa conduite, l'arresta tout court un peu rudement, et la fit passer par dessus ce mauvais pas. Je la laissay faire pour ne troubler leurs reigles, car je ne m'empesche aucunement de ce gouvernement: la police feminine a un trein mysterieux, il faut le leur quitter. Mais, si je ne me trompe, le commerce de vingt laquays n'eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six moys, l'intelligence et usage et toutes les consequences du son de ces syllabes scelerées, comme fit cette bonne vieille par sa reprimande et interdiction.

Motus doceri gaudet Ionicos
Matura virgo, et frangitur artubus
Jam nunc, et incestos amores
De tenero meditatur ungui.

Qu'elles se dispensent un peu de la ceremonie, qu'elles entrent en liberté de discours, nous ne sommes qu'enfans au pris d'elles en cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens, elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons rien qu'elles n'ayent sçeu et digeré sans nous. Seroit-ce ce que dict Platon, qu'elles ayent esté garçons desbauchez autresfois? Mon oreille se rencontra un jour en lieu où elle pouvoit desrober aucun des discours faicts entre elles sans soubçon: que ne [383] puis-je le dire? Nostredame! (fis-je) allons à cette heure estudier des frases d'Amadis et des registres de Boccace et de l'Aretin pour faire les habiles: nous employons vrayement bien nostre temps'Il n'est ny parole, ny exemple, ny démarche qu'elles ne sçachent mieux que nos livres: c'est une discipline qui naist dans leurs veines,

Et mentem Venus ipsa dedit,

que ces bons maistres d'escole, nature, jeunesse et santé, leur soufflent continuellement dans l'ame; elles n'ont que faire de l'apprendre, elles l'engendrent.

Nec tantum niveo gavisa est ulla columbo
Compar, vel si quid dicitur improbius,
Oscula mordenti semper decerpere rostro,
Quantum praecipuè multivola est mulier.

Qui n'eut tenu un peu en bride cette naturelle violence de leur desir par la crainte et honneur dequoy on les a pourveues, nous estions diffamez. Tout le mouvement du monde se resoult et rend à cet accoupplage: c'est une matiere infuse par tout, c'est un centre où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la vieille et sage Romme faictes pour le service de l'amour, et les preceptes de Socrates à instruire les courtisanes:

Nec non libelli Stoici inter sericos
Jacere pulvillos amant.

Zenon, parmy ses loix, regloit aussi les escarquillemens et les secousses du depucelage. De quel sens estoit le livre du philosophe Strato, de la conjonction charnelle? et de quoy traittoit Theophraste en ceuxqu'il intitula, l'un l'Amoureux, l'autre de l'Amour? De quoy Aristippus au sien des antiennes delices? Que veulent pretendre les descriptions si estendues et vives en Platon, des amours de son temps plus hardies? Et le livre de l'Amoureux de Demetrius Phalereus; et Clinias ou l'Amoureux forcé de Heraclides Ponticus? Et d'Antisthenes celuy de faire les enfans ou des nopces, et l'autre du Maistre ou de l'Amant? et d'Aristo celuy des exercices amoureux? de Cleanthes, un de l'Amour, l'autre de l'Art d'aymer. Les dialogues amoureux de Spherus? et la fable de Jupiter et Juno de Chrysippus, eshontée au delà de toute souffrance, et ses cinquante epistres si lascives? Car il faut laisser à part les escrits des philosophes qui ont suivy la secte Epicurienne. Cinquante deitez estoient, au temps passé, asservies à cet office; et s'est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venoient à la devotion, on tenoit aux Eglises des garses et des garsons à jouyr, et estoit acte de ceremonie de s'en servir avant venir à l'office. Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est; incendium ignibus extinguitur. En la plus part du monde, cette partie de nostre corps estoit deifiée. En mesme province, les uns se l'escorchoient pour en [383v] offrir et consacrer un lopin, les autres offroient et consacroient leur semence. En une autre, les jeunes hommes se le perçoient publiquement et ouvroient en divers lieux entre chair et cuir, et traversoient par ces ouvertures des brochettes, les plus longues et grosses qu'ils pouvoient souffrir; et de ces brochettes faisoient apres du feu pour offrande à leurs dieux, estimez peu vigoureux et peu chastes s'ils venoient à s'estonner par la force de cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat estoit reveré et reconneu par ces parties là, et en plusieurs ceremonies l'effigie en estoit portée en pompe à l'honneur de diverses divinitez. Les dames Egyptiennes, en la feste des Bacchanales, en portoient au col un de bois, exquisement formé, grand et pesant, chacune selon sa force, outre ce que la statue de leur Dieu en representoit, qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes mariées, icy pres, en forgent de leur couvrechef une figure sur leur front pour se glorifier de la jouyssance qu'elles en ont; et, venant à estre vefves, le couchent en arriere et ensevelissent soubs leur coiffure. Les plus sages matrones, à Romme, estoient honnorées d'offrir des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus; et sur ses parties moins honnestes faisoit-on soir les vierges au temps de leurs nopces. Encore ne sçay-jesi j'ay veu en mes jours quelque air de pareille devotion. Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure de nos peres, qui se voit encore en nos Souysses? A quoy faire la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme, soubs nos gregues et souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fauceté et imposture? Il me prend envie de croire que cette sorte de vestement fut inventée aux meilleurs et plus consciencieux siecles pour ne piper le monde, pour que chacun rendist en publiq et galamment conte de son faict. Les nations plus simples l'ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la science de l'ouvrier, comme il se faict de la mesure du bras ou du pied. Ce bon homme, qui en ma jeunesse, chastra tant de belles et antiques statues en sa grande ville pour ne corrompre la veue, suyvant l'advis de cet autre antien bon homme; Flagitii principium est nudare inter cives corpora; se devoit adviser, comme aux misteres de la Bonne Deesse toute apparence masculine en estoit forclose, que ce n'estoit rien avancer, s'il ne faisoit encore chastrer et chevaux et asnes, et [384] nature en fin.

Omne adeo genus in terris hominumque ferarumque,
Et genus aequoreum, pecudes, pictaeque volucres,
In furias ignémque ruunt.

Les Dieux, dict Platon, nous ont fourni d'un membre inobedient et tyrannique: qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesme aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene, impatient de delai, et, soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux, jusques à ce qu'ayant humé le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. Or se devoit aviser aussi mon legislateur, qu'à l'avanture est-ce un plus chaste et fructueux usage de leur faire de bonne heure connoistrele vif que de le leur laisser deviner selon la liberté et chaleur de leur fantasie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent, par desir et par esperance, d'autres extravagantes au triple. Et tel de ma connoissance s'est perdu pour avoir faict la descouverte des sienes en lieu où il n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus serieux usage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts que les enfans vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles? De là leur vient un cruel mespris de nostre portée naturelle. Que sçait on si Platon, ordonnant, apres d'autres republiques bien instituées, que les hommes, et femmes, vieux, jeunes, se presentent nuds à la veue les uns des autres en ses gymnastiques, n'a pas regardé à cela? Les Indiennes, qui voyent les hommes à crud, ont au-moins refroidy le sens de la veue. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui, audessous de la ceinture, n'ont à se couvrir qu'un drap fendu par le devant et si estroit que, quelque ceremonieuse decence qu'elles y cherchent, à chaque pas on les void toutes, que c'est une invention trouvée aux fins d'attirer les hommes à elles et les retirer des masles à quoy cette nation est du tout abandonnée, il se pourroit dire qu'elles y perdent plus qu'elles n'avancent et qu'une faim entiere est plus aspre que celle qu'on a rassasiée au moins par les yeux. Aussi disoit Livia qu'à une femme de bien un homme nud n'est non plus qu'une image. Les Lacedemonienes, plus vierges, femmes, que ne sont nos filles, voioint tous les jours les jeunes hommes de leur ville despouillez en leurs exercices, peu exactes elles mesmes à couvrir leurs cuisses en marchant, s'estimants, comme dict Platon, assez couvertes de leur vertu sans vertugade! Mais ceux là desquels tesmoigne Saint Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité qui ont mis en doute si les femmes au jugement universel resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre, en somme, et acharne par tous moyens; nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray: il n'en est guere d'entre nous qui ne craingne plus la honte qui luy vient des vices de sa femme que des siens; qui ne se soigne plus (charité esmerveillable) de la conscience de sa bonne espouse que de la sienne propre; qui n'aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n'estoit plus chaste que son mary.Et elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et à la guerre de la reputation, plustost que d'avoir, au milieu de l'oisiveté et des delices, à faire une si difficile garde. Voyent-elles pas qu'il n'est ny marchant, ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besoigne pour courre à cette autre, et le crocheteur, et le savetier, tous harassez et hallebrenez qu'ils sont de travail et de faim?

Nam tu, quae tenuit dives Achoemenes,
Aut pinguis Phrygiae Mygdonias opes, [384v]
Permutare velis crine Licinniae,
Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Cervicem, aut facili saevitia negat,
Quae poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet?

Inique estimation de vices! Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et desnaturées que n'est la lasciveté; mais nous faisons et poisons les vices non selon nature, mais selon nostre interest, par où ils prennent tant de formes inegales. L'aspreté de nos decretz rend l'application des femmes à ce vice plus aspre et vicieuse que ne porte sa condition, et l'engage à des suites pires que n'est leur cause. Je ne sçay si les exploicts de Caesar et d'Alexandre surpassent en rudesse la resolution d'une belle jeune femme nourrie à nostre façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d'exemples contraires, se maintenant entiere au milieu de mille continuelles et fortes poursuittes. Il n'y a poinct de faire plus espineux qu'est ce non faire, ny plus actif. Je treuve plus aisé de porter une cuirasse toute sa vie qu'un pucelage; et est le voeu de la virginité le plus noble de tous les voeus, comme estant le plus aspre: diaboli virtus in lumbis est, dict Saint Jerosme. Certes, le plus ardu et le plus vigoureus des humains devoirs, nous l'avons resigné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit servir d'un singulier esguillon à s'y opiniastrer; c'est une belle matiere ànous braver et à fouler aux pieds cette vaine praeeminence de valeur et de vertu que nous pretendons sur elles. Elles trouveront, si elles s'en prennent garde, qu'elles en seront non seulement tres-estimées, mais aussi plus aymées. Un galant homme n'abandonne point sa poursuitte pour estre refusé, pourveu que ce soit un refus de chasteté, non de chois. Nous avons beau jurer et menasser, et nous plaindre: nous mentons, nous les en aymons mieux: il n'est point de pareil leurre que la sagesse non rude et renfroignée. C'est stupidité et lacheté de s'opiniatrer contre la haine et le mespris; mais contre une resolution vertueuse et constante, meslée d'une volonté recognoissante, c'est l'exercice d'une ame noble et genereuse. Elles peuvent reconnoistre nos services jusques à certaine mesure, et nous faire sentir honnestement qu'elles ne nous desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abominer par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les aimons, elle est certes cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pourquoy n'orront elles noz offres et noz demandes autant qu'elles se contienent sous le devoir de la modestie? Que va l'on devinant qu'elles sonnent au dedans quelque sens plus libre? Une Royne de nostre temps disoit ingenieusement que de refuser ces abbors, c'estoit tesmoignage de foiblesse et accusation de sa propre facilité, et qu'une dame non tentée ne se pouvoit vanter de sa chasteté. Les [385] limites de l'honneur ne sont pas retranchez du tout si court: il a dequoy se relacher, il peut se dispenser aucunement sans se forfaire. Au bout de sa frontiere il y a quelque estendue libre, indifferente et neutre. Qui l'a peu chasser et acculer à force, jusques dans son coin et son fort, c'est un mal habile homme s'il n'est satisfaict de sa fortune. Le pris de la victoire se considere par la difficulté. Voulez vous sçavoir quelle impression a faict en son coeur vostre servitude et vostre merite? mesurez le à ses meurs. Telle peut donner plus qui ne donne pas tant. L'obligation du bien-faict se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne. Les autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes, mortes et casuelles. Ce peu luy couste plus à donner, qu'à sa compaigne son tout. Si en quelque chose la rareté sert d'estimation, ce doit estre en cecy; ne regardez pas combien peu c'est, mais combien peu l'ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et la merque du lieu. Quoy que le despit et indiscretion d'aucuns leur puisse faire dire sur l'excez de leur mescontentement, tousjours la vertu et la verité regaigneson avantage. J'en ay veu, desquelles la reputation a esté long temps interessée par injure, s'estre remises en l'approbation universelle des hommes par leur seule constance, sans soing et sans artifice: chacun se repent et se desment de ce qu'il en a creu; de filles un peu suspectes, elles tiennent le premier rang entre les dames de bien et d'honneur. Quelqu'un disoit à Platon: Tout le monde mesdit de vous.--Laissez les dire, fit-il, je vivray de façon que je leur feray changer de langage. Outre la crainte de Dieu et le pris d'une gloire si rare qui les doibt inciter à se conserver, la corruption de ce siecle les y force; et, si j'estois en leur place, il n'est rien que je ne fisse plustost que de commettre ma reputation en mains si dangereuses. De mon [385v] temps, le plaisir d'en compter (plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de l'effect) n'estoit permis qu'à ceux qui avoient quelque amy fidelle et unique; à present les entretiens ordinaires des assemblées et des tables, ce sont les vanteries des faveurs receues et liberalité secrette des dames. Vrayement c'est trop d'abjection et de bassesse de coeur de laisser ainsi fierement persecuter, pestrir et fourrager ces tendres graces à des personnes ingrates, indiscrettes et si volages. Cette nostre exasperation immoderée et illegitime contre ce vice naist de la plus vaine et tempestueuse maladie qui afflige les ames humaines, qui est la jalousie.

Quis vetat apposito lumen de lumine sumi?
Dent licet, assiduè, nil tamen inde perit.

Celle-là et l'envie, sa soeur, me semblent des plus ineptes de la trouppe. De cette-cy je n'en puis guere parler: cette passion, qu'on peinct si forte et si puissante, n'a de sa grace aucune addresse en moy. Quand à l'autre, je la cognois, au-moins de veue. Les bestes en ont ressentiment: le pasteur Crastis estant tombé en l'amour d'une chevre, son bouc, ainsi qu'il dormoit, luy vint par jalousie choquer la teste de la sienne et la luy escraza. Nous avons monté l'excez de cette fiévre à l'exemple d'aucunes nations barbares; les mieux disciplinées en ont esté touchées, c'est raison, mais non pas transportées:

Ense maritali nemo confossus adulter
Purpureo stygias sanguine tinxit aquas.

Lucullus, Caesar, Pompeius, Antonius, Caton et d'autres braves hommes furent cocus, et le sceurent sans en exciter tumulte. Il n'y eust, en ce temps là, qu'un sot de Lepidus qui en mourut d'angoisse.

[386]

Ah'tum te miserum malique fati,
Quem attractis pedibus, patente porta,
Percurrent mugilésque raphanique.

Et le Dieu de nostre poete, quand il surprint avec sa femme l'un de ses compaignons, se contenta de leur en faire honte,

atque aliquis de Diis non tristibus optat
Sic fieri turpis;

et ne laisse pourtant pas de s'eschauffer des douces caresses qu'elle luy offre, se plaignant qu'elle soit pour cela entrée en deffiance de son affection:

Quid causas petis ex alto, fiducia cessit
Quo tibi, diva, mei?

Voire elle luy faict requeste pour un sien bastard,

Arma rogo genitrix nato,

qui luy est liberalement accordée; et parle Vulcan d'Aeneas avec honneur, Arma arci facienda viro. D'une humanité à la verité plus qu'humaine'Et cet excez de bonté, je consens qu'on le quitte aux Dieux:

nec divis homines componier aequum est.

Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graves legislateurs l'ordonnent et l'affectent en leurs republiques, elle ne touchepas les femmes, où cette passion est, je ne sçay comment, encore mieux en son siege:

Saepe etiam Juno, maxima coelicolum,
Conjugis in culpa flagravit quotidiana.

Lors que la jalousie saisit ces pauvres ames foibles et sans resistance, c'est pitié comme elle les tirasse et tyrannise cruellement: elle s'y insinue sous tiltre d'amitié; mais, depuis qu'elle les possede, les mesmes causes qui servoient de fondement à la bienvueillance servent de fondement de hayne capitale. C'est des maladies d'esprit celle à qui plus de choses servent d'alimant, et moins de choses de remede. La vertu, la santé, [386v] le merite, la reputation du mary sont les boutefeus de leur maltalent et de leur rage:

Nullae sunt inimicitiae, nisi amoris, acerbae.

Cette fiévre laidit et corrompt tout ce qu'elles ont de bel et de bon d'ailleurs; et d'une femme jalouse, quelque chaste qu'elle soit et mesnagere, il n'est action qui ne sente à l'aigre et à l'importun. C'est une agitation enragée, qui les rejecte à une extremité du tout contraire à sa cause. Il fut bon d'un Octavius à Romme: ayant couché avec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la jouyssance, et poursuyvit à toute instance de l'espouser; ne la pouvant persuader, cet amour extreme le precipita aux effects de la plus cruelle et mortelle inimitié: il la tua. Pareillement, les symptomes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haynes intestines, monopoles, conjurations,

notumque furens quid foemina possit,

et une rage qui se ronge d'autant plus qu'elle est contraincte de s'excuser du pretexte de bien-vueillance. Or le devoir de chasteté a une grande estendue. Est-ce la volonté que nous voulons qu'elles brident? C'est une piece bien soupple et active; elle a beaucoup de promptitude pour la pouvoir arrester. Comment? si les songes les engagent par fois si avant qu'elles ne s'en puissent desdire. Il n'est pas en elles, ny à l'advanture en la chasteté mesme, puis qu'elleest femelle, de se deffendre des concupiscences et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse, où en sommes nous? Imaginez la grande presse à qui auroit ce privilege d'estre porté tout empenné, sans yeux et sans langue, sur le poinct de chacune qui l'accepteroit. Les femmes Scythes crevoyent les yeux à tous leurs esclaves et prisonniers de guerre pour s'en servir plus librement et couvertement. O le furieux advantage que l'opportunité'Qui me demanderoit la premiere partie en l'amour, je responderois que [387] c'est sçavoir prendre le temps; la seconde de mesme, et encore la tierce: c'est un poinct qui peut tout. J'ay eu faute de fortune souvant, mais par fois aussi d'entreprise. Dieu gard'de mal qui peut encores s'en moquer. Il y faut en ce siecle plus de temerité, laquelle nos jeunes gens excusent sous pretexte de chaleur: mais, si elles y regardoyent de pres, elles trouveroyent qu'elle vient plustost de mespris. Je craignois superstitieusement d'offenser, et respecte volontiers ce que j'ayme. Outre ce qu'en cette marchandise, qui en oste la reverence en efface le lustre. J'ayme qu'on y face un peu l'enfant, le craintif et le serviteur. Si ce n'est du tout en cecy, j'ay d'ailleurs quelques airs de la sotte honte dequoy parle Plutarque, et en a esté le cours de ma vie blessé et taché diversement; qualité bien mal-avenante à ma forme universelle: qu'est-il de nous aussi que sedition et discrepance? J'ay les yeux tendres à soustenir un refus, comme à refuser; et me poise tant de poiser à autruy que, és occasions où le devoir me force d'essayer la volonté de quelqu'un en chose doubteuse et qui luy couste, je le fois maigrement et envis. Mais si c'est pour mon particulier (quoy que die veritablement Homere qu'à un indigent c'est une sotte vertu que la honte) j'y commets ordinairement un tiers qui rougisse en ma place. Et esconduis ceux qui m'emploient de pareille difficulté, si qu'il m'est advenu par fois d'avoir la volonté de nier, que je n'en avois pas la force. C'est donc folie d'essayer à brider aux femmes un desir qui leur est si cuysant et si naturel. Et, quand je les oy se vanter d'avoir leur volonté si vierge et si froide, je me moque d'elles: elles se reculent trop arriere. Si c'est une vieille esdentée et decrepite, ou une jeune seche et pulmonique, s'il n'est du tout croyable, au-moins elles ont apparence de le dire. Mais celles qui se meuvent et qui respirent encores, elles en empirent leur marché, d'autant que les excuses inconsiderées servent d'accusation. Comme un gentil'homme de mes voisins, qu'on soubçonnoit d'impuissance,

[387v]

Languidior tenera cui pendens sicula beta
Nunquam se mediam sustulit ad tunicam,

trois ou quatre jours apres ses nopces, alla jurer tout hardiment, pour se justifier, qu'il avoit faict vingt postes la nuict precedente, dequoy on s'est servi depuis à le convaincre de pure ignorance et à le desmarier. Outre que ce n'est rien dire qui vaille, car il n'y a ny continence ny vertu, s'il n'y a de l'effort au contraire. Il est vray, faut il dire, mais je ne suis pas preste à me rendre. Les saincts mesmes parlent ainsi. S'entant de celles qui se vantent en bon escient de leur froideur et insensibilité et qui veulent en estre creues d'un visage serieux. Car, quand c'est d'un visage affeté, où les yeux dementent leurs parolles, et du jargon de leur profession qui porte coup à contrepoil, je le trouve bon. Je suis fort serviteur de la nayfveté et de la liberté; mais il n'y a remede: si elle n'est du tout niaise ou enfantine, elle est inepte aus dames, et messeante en ce commerce; elle gauchit incontinent sur l'impudence. Leurs desguisements et leurs figures ne trompent que les sots. Le mentir y est en siege d'honneur: c'est un destour qui nous conduit à la verité par une fauce porte. Si nous ne pouvons contenir leur imagination, que voulons nous d'elles? Les effects? il en est assez qui eschappent à toute communication estrangere, par lesquels la chasteté peut estre corrompue,

Illud saepe facit quod sine teste facit.

Et ceux que nous craignons le moins sont à l'avanture les plus à craindre: leurs pechez muets sont les pires:

Offendor maecha simpliciore minus.

Il est des effects qui peuvent perdre sans impudicité leur pudicité et, qui plus est, sans leur sceu: Obstetrix, virginis cujusdam integritatem manu velut explorans, sive malevolentia, sive inscitia, sive casu, dum inspicit, perdidit. Telle a esdiré sa virginité pour l'avoir cherchée; telle, s'en esbatant, l'a tuée. Nous ne sçaurions leur circonscrire precisement les actions que nous leur deffendons. Il faut concevoir nostre loy soubs parolles generalles et incertaines. L'idée mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule: car, entre les extremes patrons que j'en aye, c'est Fatua, femme de Faunus, qui ne se laissa voir [388] oncques puis ses nopces à masle quelconque, et la femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que ce fut une commune qualité à tous hommes. Il faut qu'elles deviennent insensibles et invisibles pour nous satisfaire. Or, confessons que le neud du jugement de ce devoir gist principallement en la volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement sans reproche et offence envers leurs femmes, mais avec singuliere obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui aymoit mieux son honneur que sa vie, l'a prostitué à l'appetit forcené d'un mortel ennemy pour sauver la vie à son mary, et a faict pour luy ce qu'elle n'eust aucunement faict pour soy. Ce n'est pas icy le lieu d'estendre ces exemples: ils sont trop hauts et trop riches pour estre representez en ce lustre, gardons les à un plus noble siege. Mais, pour des exemples de lustre plus vulgaire, est il pas tous les jours des femmes qui, pour la seule utilité de leurs maris, se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise? Et anciennement Phaulius l'Argien offrit la sienne au Roy Philippus par ambition; tout ainsi que par civilité ce Galba, qui avoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy commancoient à comploter par oeuillades et signes, se laissa couler sur son coussin, representant un homme aggravé de sommeil, pour faire espaule à leur intelligence. Et l'advoua d'assez bonne grace; car, sur ce point, un valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur les vases qui estoient sur la table, il luy cria: Vois tu pas, coquin, que je ne dors que pour Mecenas? Telle a les meurs desbordées, qui a la volonté plus reformée que n'a cet'autre qui se conduit soubs une apparence reiglée. Comme nous en voyons qui se plaignent d'avoir esté vouées à chasteté avant l'aage de cognoissance, j'en ay veu aussi se plaindre veritablement d'avoir esté vouées à la desbauche avant l'aage de cognoissance; le vice des parens en peut estre cause, ou la force du besoing, qui est un rude conseillier. Aus Indes orientales, la chasteté y estant en singuliere recommandation, l'usage pourtant souffroit qu'une femme mariée se peut abandonner à qui luy presentoit un elephant; et cela avec quelque gloire d'avoir esté estimée à si haut pris. Phedon le philosophe, homme de maison, apres la prinse de son païs d'Elide, fit mestier de prostituer, autant qu'elle dura, la beauté desa jeunesse à qui en volut à pris d'argent, pour en vivre. Et Solon fut le premier en la Grece, dict on, qui, par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudicité de pourvoir au besoing de leur vie, coustume que Herodote dict avoir esté receue avant luy en plusieurs polices. Et puis quel fruit de cette penible solicitude? car, quelque justice qu'il y ait en cette passion, encores faudroit il voir si elle nous charrie utilement. Est-il quelqu'un qui les pense boucler par son industrie?

Pone seram, cohibe; sed quis custodiet ipsos Custodes?
Cauta est, et ab illis incipit uxor.

Quelle commodité ne leur est suffisante en un siecle si sçavant? [388v] La curiosité est vicieuse par tout, mais elle est pernicieuse icy. C'est folie de vouloir s'esclaircir d'un mal auquel il n'y a point de medecine qui ne l'empire et le rengrege; duquel la honte s'augmente et se publie principalement par la jalousie; duquel la vanjance blesse plus nos enfans qu'elle ne nous guerit? Vous assechez et mourez à la queste d'une si obscure verification. Combien piteusement y sont arrivez ceux de mon temps qui en sont venus à bout! Si l'advertisseur n'y presente quand et quand le remede et son secours, c'est un advertissement injurieux et qui merite mieux un coup de poignard que ne faict un dementir. On ne se moque pas moins de celuy qui est en peine d'y pourvoir que de celuy qui l'ignore. Le caractere de la cornardise est indelebile: à qui il est une fois attaché, il l'est tousjours; le chastiement l'exprime plus que la faute. Il faict beau voir arracher de l'ombre et du doubte nos malheurs privés, pour les trompeter en eschaffaux tragiques; et mal'heurs qui ne pinsent que par le raport. Car bonne femme et bon mariage se dict non de qui l'est, mais duquel on se taist. Il faut estre ingenieux à eviter cette ennuyeuse et inutile cognoissance. Et avoyent les Romains en coustume, revenans de voyage, d'envoyer au devant en la maison faire sçavoir leur arrivée aus femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit certaine nation que le prestre ouvre le pas à l'espousée, le jour des nopces, pour oster au marié le doubte et la curiosité de cercher en ce premier essay si elle vient à luy vierge ou blessée d'un'amour estrangere.Mais le monde en parle. Je sçay çant honestes hommes coqus, honnestement et peu indecemment. Un galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre vertu estouffe vostre mal'heur, que les gens de bien en maudissent l'occasion, que celuy qui vous offence tremble seulement à le penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit jusques au plus grand?

[389]

Tot qui legionibus imperitavit,
Et melior quàm tu multis fuit, improbe, rebus.

Voys tu qu'on engage en ce reproche tant d'honnestes hommes en ta presence? Pense qu'on ne t'espargne non plus ailleurs. Mais jusques aux dames, elles s'en moqueront. Et de-quoy se moquent elles en ce temps plus volontiers que d'un mariage paisible et bien composé? Chacun de vous a faict quelqu'un coqu: or nature est toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La frequence de cet accident en doibt meshuy avoir moderé l'aigreur: le voylà tantost passé en coustume. Miserable passion, qui a cecy encore, d'estre incommunicable,

Fors etiam nostris invidit questibus aures:

Car à quel amy osez vous fier vos doleances, qui, s'il ne s'en rit, ne s'en serve d'acheminement et d'instruction pour prendre luy-mesme sa part à la curée? Les aigreurs comme les douceurs du mariage se tiennent secrettes par les sages. Et, parmy les autres importunes conditions qui se trouvent en iceluy, cette cy, à un homme langagier comme je suis, est des principales: que la coustume rende indecent et nuisible qu'on communique à persone tout ce qu'on en sçait et qu'on en sent. De leur donner mesme conseil à elles pour les desgouster de la jalousie, ce seroit temps perdu: leur essence est si confite en soubçon, en vanité et en curiosité, que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l'esperer. Elles s'amendent souvant de cet inconvenient par une forme de santé beaucoup plus à craindre que n'est la maladie mesme. Car, comme il y a des enchantemens qui ne sçavent pas oster le mal, qu'en le rechargeant à un autre, elles rejettent ainsi volontiers cette fievre à leurs maris quand elles la perdent. Toutesfois, à dire vray, je ne sçay si on peutsouffrir d'elles pis que la jalousie: c'est la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres la teste. Pittacus disoit que chacun avoit son defaut; que le sien estoit la mauvaise teste de sa femme; hors cela il s'estimeroit de tout poinct heureux. C'est un bien poisant inconvenient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant sentoit tout l'estat de sa vie alteré: que devons nous faire, nous autres hommenetz? Le senat de Marseille eut raison d'accorder la requeste à celuy qui demandoit permission de se tuer pour s'exempter de la tempeste de sa femme: car c'est un mal qui ne s'emporte jamais qu'en emportant la piece, et qui n'a autre composition qui vaille que la fuite ou la souffrance, quoy que toutes les deux tres difficiles. Celuy là s'y entendoit, ce me semble, qui dict qu'un bon mariage se dressoit d'une femme aveugle avec un mary sourd. Regardons [389v1] aussi que cette grande et violente aspreté d'obligation que nous leur enjoignons ne produise deux effects contraires à nostre fin: asçavoir qu'elle esguise les poursuyvans et face les femmes plus faciles à se rendre: car, quand au premier point, montant le pris de la place, nous montons le pris et le desir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus mesme qui eut ainsi finement haussé le chevet à sa marchandise par le maquerelage des loix, cognoissant combien c'est un sot desduit qui ne le feroit valoir par fantaisie et par cherté? En fin c'est tout chair de porc que la sauce diversifie, comme disoit l'hoste de Flaminius. Cupidon est un Dieu felon: il faict son jeu à luitter la devotion et la justice; c'est sa gloire, que sa puissance choque tout'autre puissance, et que toutes autres regles cedent aux siennes.

Materiam culpae prosequiturque suae.

Et quant au second poinct: serions nous pas moins coqus si nous craignions moins de l'estre, suyvant la complexion des femmes, car la deffence les incite et convie?

Ubi velis, nolunt; ubi nolis, volunt ultro:
Concessa pudet ire via.

Quelle meilleure interpretation trouverions nous au faict de Messalina? Elle fit au commencement son mary coqu à cachetes, comme il se faict;mais, conduisant ses parties trop aiséement, par la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet usage. La voylà à faire l'amour à la descouverte, advouer des serviteurs, les entretenir et les favoriser à la veue d'un chacun. Elle vouloit qu'il s'en ressentit. Cet animal ne se pouvant esveiller pour tout cela, et luy rendant ses plaisirs mols et fades par cette trop lache facilité par laquelle il sembloit qu'il les authorisat et legitimat, que fit elle? Femme d'un Empereur sain et vivant, et à Romme, au theatre du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et avec [390] Silius, duquel elle jouyssoit long temps devant, elle se marie un jour que son mary estoit hors de la ville. Semble il pas qu'elle s'acheminast à devenir chaste par la nonchallance de son mary, ou qu'elle cerchast un autre mary qui luy esguisast l'appetit par sa jalousie, et qui, en luy insistant, l'incitast? Mais la premiere difficulté qu'elle rencontra fut aussi la derniere. Cette beste s'esveilla en sursaut. On a souvent pire marché de ces sourdaus endormis. J'ay veu par experience que cette extreme souffrance, quand elle vient à se desnouer, produit des vengeances plus aspres: car, prenant feu tout à coup, la cholere et la fureur s'emmoncelant en un, esclate tous ses efforts à la premiere charge.

irarumque omnes effundit habenas.

Il la fit mourir et grand nombre de ceux de son intelligence, jusques à tel qui n'en pouvoit mais et qu'elle avoit convié à son lict à coups d'escorgée. Ce que Virgile dict de Venus et de Vulcan, Lucrece l'avoit dict plus sortablement d'une jouissance desrobée d'elle et de Mars:

belli fera moenera Mavors
Armipotens regit, in gremium qui saepe tuum se
Rejicit, aeterno devinctus vulnere amoris:
Pascit amore avidos inhians in te, Dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore:
Hunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto
Circunfusa super, suaveis ex ore loquelas
Funde.

Quand je rumine ce rejicit, pascit, inhians, molli, fovet, medullas, labefacta, pendet, percurrit, et cette noble circunfusa, mere du gentil infusus,j'ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit pas d'aigue et subtile rencontre: leur langage est tout plein et gros d'une vigueur naturelle et constante; ils sont [390v] tout epigramme, non la queue seulement, mais la teste, l'estomac et les pieds. Il n'y a rien d'efforcé, rien de treinant, tout y marche d'une pareille teneur. Contextus totus virilis est; non sunt circa flosculos occupati. Ce n'est pas une eloquence molle et seulement sans offence: elle est nerveuse et solide, qui ne plaict pas tant comme elle remplit et ravit, et ravit le plus les plus forts espris. Quand je voy ces braves formes de s'expliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que c'est bien dire, je dicts que c'est bien penser. C'est la gaillardise de l'imagination qui esleve et enfle les parolles. Pectus est quod disertum facit. Nos gens appellent jugement, langage; et beaux mots, les plaines conceptions. Cette peinture est conduitte non tant par dexterité de la main comme pour avoir l'object plus vifvement empreint en l'ame. Gallus parle simplement, par ce qu'il conçoit simplement. Horace ne se contente point d'une superficielle expression, elle le trahiroit. Il voit plus cler et plus outre dans la chose; son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures pour se représenter; et les luy faut outre l'ordinaire, comme sa conception est outre l'ordinaire. Plutarque dit qu'il veid le langage latin par les choses; icy de mesme: le sens esclaire et produict les parolles; non plus de vent, ains de chair et d'os. Elles signifient plus qu'elles ne disent. Les imbecilles sentent encores quelque image de cecy: car, en Italie, je disois ce qu'il me plaisoit en devis communs; mais, aus propos roides, je n'eusse osé me fier à un Idiome que je ne pouvois plier ny contourner outre son alleure commune. J'y veux pouvoir quelque chose du mien. Le maniement et emploite des beaux espris donne pris à la langue, non pas l'innovant tant comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l'estirant et ployant. Ils n'y aportent point des mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, luy aprenent des mouvements inaccoustumés, mais prudemment et ingenieusement. [391] Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d'escrivains françois de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux pour ne suyvre la route commune; mais faute d'invention et de discretion les pert. Il ne s'y voit qu'une miserable affectation d'estrangeté,des déguisements froids et absurdes qui, au lieu d'eslever, abbattent la matiere. Pourveu qu'ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chaut de l'efficace: pour saisir un nouveau mot, ils quittent l'ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux. En nostre langage je trouve assez d'estoffe, mais un peu faute de façon: car il n'est rien qu'on ne fit du jargon de nos chasses et de nostre guerre, qui est un genereux terrein à emprunter; et les formes de parler, comme les herbes, s'amendent et fortifient en les transplantant. Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment. Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu'il languit soubs vous et fleschit, et qu'à son deffaut le Latin se presente au secours, et le Grec à d'autres. D'aucuns de ces mots que je viens de trier, nous en apercevons plus malaisément l'energie, d'autant que l'usage et la frequence nous en ont aucunement avily et rendu vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s'y rencontre des frases excellentes et des metaphores desquelles la beauté flestrit de vieillesse, et la couleur s'est ternie par maniement trop ordinaire. Mais cela n'oste rien du goust à ceux qui ont bon nez, ny ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs qui, comme il est vraysemblable, mirent premierement ces mots en ce lustre. Les sciences traictent les choses trop finement, d'une mode trop artificielle et differente à la commune et naturelle. Mon page faict l'amour et l'entend. Lisez luy Leon Hébreu et Ficin: on parle de luy, de ses pensées et de ses actions, et si il n'y entend rien. Je ne recognois pas chez Aristote la plus part de mes mouvemens ordinaires: on les a couverts et revestus [391v] d'une autre robbe pour l'usage de l'eschole. Dieu leur doint bien faire! Si j'estois du mestier, je naturaliserois l'art autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et Equicola. Quand j'escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu'ils n'interrompent ma forme. Aussi que, à la verité, les bons autheurs m'abattent par trop et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel, ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons qu'ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l'invention du musicien Antinonydes qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que devant ou apres luy son auditoire fut abreuvé de quelques autres mauvais chantres. Mais je me puis plus malaiséement deffaire de Plutarque. Il est si universel et si plain qu'à toutes occasions, et quelque suject extravagant que vous ayez pris, il s'ingere à vostre besongne et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses et d'embellissemens. Il m'en faict despit d'estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent: je ne le puis si peu racointer que je n'en tire cuisse ou aile. Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos d'escrire chez moy, en pays sauvage, où personne ne m'ayde ny me releve, où je ne hante communéement homme qui entende le latin de son patenostre, et de françois un peu moins. Je l'eusse faict meilleur ailleurs, mais l'ouvrage eust esté moins mien; et sa fin principale et perfection, c'est d'estre exactement mien. Je corrigerois bien une erreur accidentale, dequoy je suis plain, ainsi que je cours inadvertemment; mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m'a dit ou que moy-mesme me suis dict: Tu es trop espais en figures. Voilà un mot du creu de Gascoingne. Voilà une frase dangereuse (je n'en refuis aucune de celles qui s'usent emmy les rues françoises; ceux qui veulent combatre l'usage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent; on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte.-- Oui, fais-je; mais je corrige les fautes d'inadvertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout? me represente-je pas vivement? suffit! [392] J'ay faict ce que j'ay voulu: tout le monde me reconnoit en mon livre, et mon livre en moy. Or j'ay une condition singeresse et imitatrice: quand je me meslois de faire des vers (et n'en fis jamais que des Latins), ils accusoient evidemment le poete que je venois dernierement de lire; et, de mes premiers essays, aucuns puent un peu à l'estranger. A Paris, je parle un langage aucunement autre qu'à Montaigne. Qui que je regarde avec attention m'imprime facilement quelque chose du sien. Ce que je considere, je l'usurpe: une sotte contenance, une desplaisante grimace, une forme de parler ridicule. Les vices, plus: d'autant qu'ils me poingnent, ils s'acrochent à moy et ne s'en vont pas sans secouer. On m'a veu plus souvent jurer par similitude que par complexion. Imitation meurtriere comme celle des singes horribles en grandeur et en force que le Roy Alexandre rencontra en certaine contrée des Indes. Desquels autrement il eust esté difficile de venir à bout. Mais ils en prestarent le moyen par cette leur inclination à contrefaire tout cequ'ils voyoyent faire. Car par là les chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veue à tout force noeuds de liens; de s'affubler d'acoustrements de testes à tout des lacs courants et oindre par semblant leurs yeux de glux. Ainsi mettoit imprudemment à mal ces pauvres bestes leur complexion singeresse. Ils s'engluoient, enchevestroyent et garrotoyent d'elles mesmes. Cette autre faculté de representer ingenieusement les gestes et parolles d'un autre par dessein, qui apporte souvent plaisir et admiration, n'est en moy non plus qu'en une souche. Quand je jure selon moy, c'est seulement: par Dieu, qui est le plus droit de tous les serments. Ils disent que Socrates juroit le chien, Zenon cette mesme interjection qui sert à cette heure aux Italiens, Cappari; Pythagoras l'eau et l'air. Je suis si aisé à recevoir, sans y penser, ces impressions superficielles, qu'ayant eu en la bouche Sire ou altesse trois jours de suite, huict jours apres ils m'eschappent pour excellence ou pour seigneurie. Et ce que j'auray pris à dire en battellant et en me moquant, je le diray lendemain serieusement. Parquoy, à escrire, j'accepte plus envis les arguments battus, de peur que je les traicte aux despens d'autruy. Tout argument m'est egallement fertille. Je les prens sur une mouche; et Dieu veuille que celuy que j'ay icy en main n'ait pas esté pris par le commandement d'une volonté autant volage! Que je commence par celle qu'il me plaira, car les matieres se tiennent toutes enchesnées les unes aux autres. Mais mon ame me desplait de ce qu'elle produict ordinairement ses plus profondes resveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l'improuveu et lors que je les cerche moins; lesquelles s'esvanouissent soudain, n'ayant sur le champ où les attacher: à cheval, à la table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. J'ay le parler un peu delicatement jaloux d'attention et de silence, si je parle de force: qui m'interrompt m'arreste. En voiage, la necessité mesme des chemins couppe les propos; outre ce, que je voyage plus souvent sans compaignie propre à ces [392v] entretiens de suite, par où je prens tout loisir de m'entretenir moy-mesme. Il m'en advient comme de mes songes: en songeant, je les recommande à ma memoire (car je songe volontiers que je songe), mais le lendemain je me represente bien leur couleur comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou estrange; mais quels ils estoient au reste, plus j'ahane à le trouver, plus je l'enfonce en l'oubliance. Aussi de ces discours fortuites qui me tombent en fantasie, il ne m'en reste enmemoire qu'une vaine image, autant seulement qu'il m'en faut pour me faire ronger et despiter apres leur queste, inutilement. Or donc, laissant les livres à part, parlant plus materiellement et simplement, je trouve apres tout que l'amour n'est autre chose que la soif de cette jouyssance en un subject desiré, ny Venus autre chose que le plaisir à descharger ses vases, qui devient vicieux ou par immoderation ou indiscretion. Pour Socrates l'amour est appetit de generation par l'entremise de la beauté. Et, considerant maintesfois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis dequoy il agite Zenon et Cratippus, cete rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté au plus doux effect de l'amour, et puis cette morgue grave, severe et ecstatique en une action si fole, et qu'on aye logé peslemesle nos delices et nos ordures ensemble, et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif comme la douleur, je crois qu'il est vrai ce que dict Platon que l'homme est le jouet des Dieux,

quaenam ista jocandi
Saevitia!

et que c'est par moquerie que nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune, pour nous esgaller par là, et apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif et prudent homme, quand je l'imagine en cette assiette, je le tiens pour un affronteur de faire le prudent et le contemplatif: ce sont les pieds du paon qui abbatent son orgueil:

ridentem dicere verum
Quid vetat?

Ceux qui, parmi les jeux, refusent les opinions serieuses, font, dict quelqu'un, comme celuy qui craint d'adorer la statue d'un sainct, si elle est sans devantiere. Nous mangeons bien et beuvons comme les bestes, mais ce [393] ne sont pas actions qui empeschent les operations de nostre ame. En celles-là nous gardons nostre avantage sur elles; cette-cy met toute autre pensée soubs le joug, abrutit et abestit par son imperieuse authorité toute la theologie et philosophie qui en est en Platon; et si il ne s'en plaint pas. Par tout ailleurs vous pouvez garder quelque decence: toutes autres operationssouffrent des reigles d'honnesteté; cette-cy ne se peut pas seulement imaginer que vitieuse ou ridicule. Trouvez y, pour voir, un proceder sage et discret. Alexandre disoit qu'il se connoissoit principallement mortel par cette action et par le dormir: le sommeil suffoque et supprime les facultez de nostre ame; la besongne les absorbe et dissipe de mesme. Certes, c'est une marque non seulement de nostre corruption originelle, mais aussi de nostre vanité et deformité. D'un costé, nature nous y pousse, ayant attaché à ce desir la plus noble, utile et plaisante de toutes ses operations; et la nous laisse, d'autre part, accuser et fuyr comme insolente et deshonneste, en rougir et recommander l'abstinence. Sommes nous pas bien bruttes de nommer brutale l'operation qui nous faict? Les peuples, és religions, se sont rencontrez en plusieurs convenances, comme sacrifices, luminaires, encensements, jeunes, offrandes, et, entre autres, en la condemnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l'usage si estendu du tronçonnement du prepuce qui en est une punition. Nous avons à l'avanture raison de nous blasmer de faire une si sotte production que l'homme; d'appeller l'action honteuse, et honteuses les parties qui y servent, (asteure sont les miennes proprement honteuses et peneuses). Les Esseniens de quoy parle Pline, se maintenoient sans nourrice, sans maillot, plusieurs siecles, de l'abbord des estrangers qui, suivants cette belle humeur, se rangeoient continuellement à eux: ayant toute une nation hazardé de s'exterminer plustost que s'engager à un embrassement feminin, et de perdre la suite des hommes plustost que d'en forger un. Ils disent que Zenon n'eut affaire à femme qu'une fois en sa vie: et que ce fut par civilité, pour ne sembler dedaigner trop obstinement le sexe. Chacun fuit à le voir naistre, chacun suit à le voir mourir. Pour le destruire, on cerche un champ spacieux en pleine lumiere; pour le construire, on se musse dans un creux tenebreux et contraint. C'est le devoir de se cacher et rougir pour le faire; et c'est gloire, et naissent plusieurs vertus de le sçavoir deffaire. L'un est injure, l'autre est grace: car Aristote dict que bonifier quelqu'un, c'est le tuer, en certaine frase de son pays. Les Atheniens, pour apparier la deffaveur de ces deux actions, ayants à mundifier l'isle de Delos et se justifier envers Apollo, defendirent au pourpris d'icelle tout enterrement et tout enfantement ensemble. Nostri nosmet poenitet. Nous estimons à vice nostre estre. Il y a des nations qui se couvrent en mangeant. Je sçay une dame, et [393v] des plus grandes, qui a cette mesme opinion, que c'est une contenance desagreable de macher, qui rabat beaucoup de leur grace et de leur beauté; et ne se presente pas volontiers en public avec appetit. Et sçay un homme qui ne peut souffrir de voir manger ny qu'on le voye, et fuyt toute assistance, plus quand il s'emplit que s'il se vuide. En l'empire du Turc, il se void grand nombre d'hommes qui, pour exceller sur les autres, ne se laissent jamais veoir quand ils font leurs repas; qui n'en font qu'un la sepmaine; qui se dechiquetent et decoupent la face et les membres; qui ne parlent jamais à personne: toutes gens fanatiques qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant, qui se prisent de leur mespris, et s'amendent de leur empirement. Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soy mesme, à qui ses plaisirs poisent; qui se tient à mal-heur! Il y en a qui cachent leur vie,

Exilioque domos et dulcia limina mutant,

et la desrobent de la veue des autres hommes; qui evitent la santé et l'allegresse comme qualitez ennemies et dommageables. Non seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples, maudissent leur naissance et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé, les tenebres adorées. Nous ne sommes ingenieux qu'à nous mal mener; c'est le vray gibbier de la force de nostre esprit, dangereux util en desreglement!

O miseri! quorum gaudia crimen habent.

Hé! pauvre homme, tu as assez d'incommoditez necessaires, sans les augmenter par ton invention; et és assez miserable de condition, sans l'estre par art. Tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance, sans en forger d'imaginaires. Trouves tu que tu sois trop à ton aise, si ton aise ne te vient à desplaisir? Trouves tu que tu ayes remply tous les offices necessaires à quoy nature t'engage, et qu'elle soit manque et oisive chez toy, si tu ne t'obliges à nouveaux offices? Tu ne crains point d'offencer ses loix universelles et indubitables, et te piques aux tiennes, partisanes et fantastiques; et d'autant plus qu'elles sont particulieres, incertaines et plus contredictes, d'autant plus tu fais là toneffort. Les regles positives de ton invention t'occupent et attachent, et les regles de ta parroisse: celles de Dieu et du monde ne te touchent point. Cours un peu par les exemples de cette consideration, ta vie en est toute. Les vers de ces deux poetes, traitant ainsi reservéement et discrettement de la lasciveté comme ils font, me semblent la descouvrir et esclairer de plus pres. Les dames couvrent leur sein d'un reseu, les prestres plusieurs choses sacrées; les peintres ombragent leur ouvrage, pour luy donner plus de lustre; et dict-on [394] que le coup du Soleil et du vent est plus poisant par reflexion qu'à droit fil. L'Aegyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit: Que portes tu là, caché soubs ton manteau?--Il est caché soubs mon manteau affin que tu ne sçaches pas que c'est. Mais il y a certaines autres choses qu'on cache pour les montrer. Oyez cettuy-là plus ouvert,

Et nudam pressi corpus adusque meum:

il me semble qu'il me chapone. Que Martial retrousse Venus à sa poste, il n'arrive pas à la faire paroistre si entiere. Celuy qui dict tout, il nous saoule et nous desgouste; celuy qui craint à s'exprimer nous achemine à en penser plus qu'il n'en y a. Il y a de la trahison en cette sorte de modestie, et notamment nous entr'ouvrant, comme font ceux cy, une si belle route à l'imagination. Et l'action et la peinture doivent sentir le larrecin. L'amour des Espagnols et des Italiens, plus respectueuse et craintifve, plus mineuse et couverte, me plaist. Je ne sçay qui, anciennement, desiroit le gosier allongé comme le col d'une grue pour gouster plus long temps ce qu'il avalloit. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté viste et precipiteuse, mesmes à telles natures comme est la mienne, qui suis vitieux en soudaineté. Pour arrester sa fuitte et l'estendre en preambules, entre eux tout sert de faveur et de recompense: une oeillade, une inclination, une parolle, un signe. Qui se pourroit disner de la fumée du rost, feroit-il pas une belle espargne? C'est une passion qui mesle à bien peu d'essence solide beaucoup plus de vanité et resverie fievreuse: il la faut payer et servir de mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s'estimer, à nous amuser et à nous piper. Nous faisons nostre charge extreme la premiere: il y a tousjours de l'impetuosité françoise. Faisantfiler leurs faveurs et les estallant en detail, chacun, jusques à la vieillesse miserable, y trouve quelque bout de lisiere, selon son vaillant et son merite. [394v] Qui n'a jouyssance qu'en la jouyssance, qui ne gaigne que du haut poinct, qui n'aime la chasse qu'en la prinse, il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d'honneur au dernier siege. Nous nous devrions plaire d'y estre conduicts, comme il se faict aux palais magnifiques, par divers portiques et passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours. Cette dispensation reviendroit à nostre commodité; nous y arresterions et nous y aymerions plus long temps: sans esperance et sans desir, nous n'allons plus qui vaille. Nostre maistrise et entiere possession leur est infiniement à craindre: depuis qu'elles sont du tout rendues à la mercy de nostre foy et constance, elles sont un peu bien hasardées. Ce sont vertus rares et difficiles: soudain qu'elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles:

postquam cupidae mentis satiata libido est,
Verba nihil metuere, nihil perjuria curant.

Et Thrasonidez, jeune homme grec, fut si amoureux de son amour, qu'il refusa, ayant gaigné le coeur d'une maistresse, d'en jouyr pour n'amortir, rassasier et allanguir par la jouyssance cette ardeur inquiete de laquelle il se glorifioit et paissoit. La cherté donne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations, qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité la grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux à voler nos cueurs. C'est une desplaisante coustume, et injurieuse aux dames, d'avoir à prester leurs lévres à quiconque a trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu'il soit,

Cujus livida naribus caninis
Dependet glacies rigetque barba:
Centum occurrere malo culilingis.

Et nous mesme n'y gaignons guere: car, comme le monde se voit party, pour trois belles il nous en faut baiser cinquante laides; et à un estomac tendre, comme ceux sont de mon aage, un mauvais baiser en surpaie un bon.Ils font les poursuyvans, en Italie, et les transis, de celles mesmes qui sont à vendre; et [395] se defendent ainsi: Qu'il y a des degrez en la jouyssance, et que par services ils veulent obtenir pour eux celle qui est la plus entiere. Elles ne vendent que le corps; la volonté ne peut estre mise en vente, elle est trop libre et trop sienne. Ainsi ceux cy disent que c'est la volonté qu'ils entreprennent, et ont raison. C'est la volonté qu'il faut servir et practiquer. J'ay horreur d'imaginer mien un corps privé d'affection; et me semble que cette forcenerie est voisine à celle de ce garçon qui alla salir par amour la belle image de Venus que Praxiteles avoit faicte; ou de ce furieux Aegyptien eschauffé apres la charongne d'une morte qu'il embaumoit et ensueroit: lequel donna occasion à la loi, qui fut faicte depuis en Aegypte, que les corps des belles et jeunes femmes et de celles de bonne maison seroyent gardez trois jours avant qu'on les mit entre les mains de ceux qui avoyent charge de prouvoir à leur enterrement. Periander fit plus monstrueusement, qui estendist l'affection conjugale (plus reiglée et legitime) à la jouyssance de Melissa, sa femme trespassée. Ne semble ce pas estre une humeur lunatique de la Lune, ne pouvant autrement jouyr de Endymion, son mignon, l'aller endormir pour plusieurs mois, et se paistre de la jouyssance d'un garçon qui ne se remuoit qu'en songe? Je dis pareillement qu'on ayme un corps sans ame ou sans sentiment quand on ayme un corps sans son consentement et sans son desir. Toutes jouyssances ne sont pas unes; il y a des jouyssances ethiques et languissantes: mille autres causes que la bien-veuillance nous peuvent acquerir cet octroy des dames. Ce n'est suffisant tesmoignage d'affection; il y peut eschoir de la trahison comme ailleurs: elles n'y vont par fois que d'une fesse,

tanquam thura merumque parent:
Absentem marmoreamve putes.

J'en sçay qui ayment mieux prester cela que leur coche, et qui ne se communiquent que par là. Il faut regarder si vostre compaignie leur plaist pour quelque autre fin encores ou pour celle là seulement, comme d'un gros garson d'estable; en quel rang et à quel pris vous y estes logé,

[395v]

tibi si datur uni
Quo lapide illa diem candidiore notet.

Quoy, si elle mange vostre pain à la sauce d'une plus agreable imagination?

Te tenet, absentes alios suspirat amores.

Comment? avons nous pas veu quelqu'un en nos jours s'estre servy de cette action à l'usage d'une horrible vengence, pour tuer par là et empoisonner, comme il fit, une honneste femme? Ceux qui cognoissent l'Italie ne trouveront jamais estrange si, pour ce subject, je ne cerche ailleurs des exemples; car cette nation se peut dire regente du reste du monde en cela. Ils ont plus communement des belles femmes et moins de laydes que nous; mais des rares et excellentes beautez, j'estime que nous allons à pair. Et en juge autant des espris; de ceux de la commune façon, ils en ont beaucoup plus, et evidemment la brutalité y est sans comparaison plus rare; d'ames singulieres et du plus haut estage, nous ne leur en devons rien. Si j'avois à estendre cette similitude, il me sembleroit pouvoir dire de la vaillance qu'au rebours elle est, au pris d'eux, populaire chez nous et naturelle; mais on la voit par fois, en leurs mains, si plaine et si vigoreuse qu'elle surpasse tous les plus roides exemples que nous en ayons. Les mariages de ce pays là clochent en cecy: leur coustume donne communement la loy si rude aus femmes, et si serve, que la plus esloignée accointance avec l'estranger leur est autant capitale que la plus voisine. Cette loy faict que toutes les approches se rendent necessairement substantieles; et, puis que tout leur revient à mesme compte, elles ont le chois bien aysé. Et ont elles brisé ces cloisons, croyez qu'elles font feu: luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata, deinde emissa. Il leur faut un peu lacher les resnes:

Vidi ego nuper equum, contra sua frena tenacem,
Ore reluctanti fulminis ire modo.

On alanguit le desir de la compaignie en luy donnant [396] quelque liberté. Nous courons à peu pres mesme fortune. Ils sont trop extremes en contrainte, nous en licence. C'est un bel usage de nostre nation que, aux bonnes maisons, nos enfans soyent receuz pour y estre nourris eteslevez pages comme en une escole de noblesse. Et est discourtoisie, dict-on, et injure d'en refuser un gentil'homme. J'ay aperçeu (car autant de maisons, autant de divers stiles et formes) que les dames qui ont voulu donner aux filles de leur suite les reigles plus austeres, n'y ont pas eu meilleure advanture. Il y faut de la moderation; il faut laisser bonne partye de leur conduite à leur propre discretion: car, ainsi comme ainsi, n'y a il discipline qui les sçeut brider de toutes parts. Mais il est bien vray que celle qui est eschappée, bagues sauves, d'un escolage libre, aporte bien plus de fiance de soy que celle qui sort saine d'une escole severe et prisonniere. Nos peres dressoyent la contenance de leurs filles à la honte et à la crainte (les courages et les desirs estoyent pareils); nous, à l'asseurance: nous n'y entendons rien. C'est aux Sauromates, qui n'ont loy de coucher avec homme, que, de leurs mains, elles n'en ayent tué un autre en guerre. A moy, qui n'y ay droit que par les oreilles, suffit si elles me retiennent pour le conseil, suyvant le privilege de mon aage. Je leur conseille donc, comme à nous, l'abstinence, mais, si ce siècle en est trop ennemy, au-moins la discretion et la modestie. Car, comme dict le compte d'Aristippus parlant à des jeunes gens qui rougissoient de le veoir entrer chez une courtisane: Le vice est de n'en pas sortir, non pas d'y entrer. Qui ne veut exempter sa conscience, qu'elle exempte son nom: si le fons n'en vaut guiere, que l'apparence tienne bon. Je loue la gradation et la longueur en la dispensation de leurs faveurs. Platon montre qu'en toute espece d'amour la facilité et promptitude est interdicte aux tenants. C'est un traict de gourmandise, laquelle il faut qu'elles couvrent de toute leur art, de se rendre ainsi temerairement en gros et tumultuairement. Se conduisant, en leur dispensation, ordonéement et mesuréement, elles pipent bien mieux nostre desir et cachent le leur. Qu'elles fuyent tousjours devant nous, je dis celles mesmes qui ont à se [396v] laisser atraper: elles nous battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy que nature leur donne, ce n'est pas proprement à elles de vouloir et desirer; leur rolle est souffrir, obeir, consentir: c'est pourquoy nature leur a donné une perpetuelle capacité; à nous rare et incertaine; elles ont tousjours leur heure, afin qu'elles soyent tousjours prestes à la nostre: pati natae. Et où elle a voulu que nos appetis eussent montre et declaration prominante, ell'a faict que les leurs fussent occultes et intestins, et les a fournies de pieces impropres à l'obstentation et simplement pour la defensive. Il faut laisser à la licence amazoniene pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant par l'Hircanie, Thalestris, Royne des Amazones, le vint trouver avec trois cents gendarmes de son sexe, bien montez et bien armez, ayant laissé le demeurant d'une grosse armée, qui la suyvoit, au delà des voisines montaignes; et luy dict, tout haut et en publiq, que le bruit de ses victoires et de sa valeur l'avoit menée là pour le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses entreprinses; et que, le trouvant si beau, jeune et vigoureux, elle, qui estoit parfaicte en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu'ils couchassent ensemble, afin qu'il nasquist de la plus vaillante femme du monde et du plus vaillant homme qui fust lors vivant, quelque chose de grand et de rare pour l'advenir. Alexandre la remercia du reste; mais, pour donner temps à l'accomplissement de sa derniere demande, arresta treize jours en ce lieu, lesquels il festoya le plus alaigrement qu'il peut en faveur d'une si courageuse princesse. Nous sommes, quasi en tout, iniques juges de leurs actions, comme elles sont des nostres. J'advoue la verité lorsqu'elle me nuit, de mesme que si elle me sert. C'est un vilain desreiglement qui les pousse si souvant au change et les empesche de fermir leur affection en quelque subject que ce soit, comme on voit de cette Deesse à qui l'on donne tant de changemens et d'amis; mais si est-il vrai que c'est contre la nature de l'amour s'il n'est violant, et contre la nature de la violance s'il est constant. Et ceux qui s'en estonnent, s'en escrient et cerchent les causes de cette maladie en elles, comme desnaturée et incroyable; que ne voyent ils combien souvent ils la reçoyvent en eux sans espouvantement et sans miracle'Il seroit, à l'adventure, plus estrange d'y voir de l'arrest; ce n'est pas une passion simplement corporelle: si on ne trouve point de bout en l'avarice et en l'ambition, il n'y en a non plus en la paillardise. Elle vit encore apres la satieté; et ne luy peut on prescrire ny satisfaction constante ny fin: elle va tousjours outre sa possession; et si, l'inconstance leur est à l'adventure aucunement plus pardonnable qu'à nous. Elles peuvent alleguer comme nous l'inclination, qui nous est commune, à la varieté et à la nouvelleté, et alleguer secondement sans nous, qu'elles achetent chat en poche, (Jeanne, Royne de Naples, feit estrangler Andreosse, son premier mary, aux grilles de sa fenestre à tout un laz d'or et de soye tissu de sa main propre, sur ce qu'aux corvées matrimoniales elle ne luy trouvoit ny les parties ny les efforts assez respondants à l'esperance qu'elle en avoit conceue à veoir sa taille, sa beauté, sa jeunesse et disposition, par où elle avoit esté prinse et abusée); que l'actiona plus d'effort que n'a la souffrance: ainsi, que de leur part tousjours au-moins il est pourveu à la [397] necessité, de nostre part il peut avenir autrement. Platon, à cette cause, establit sagement par ses loix, que, pour decider de l'opportunité des mariages, les juges voient les garçons qui y pretandent, tous fins nuds, et les filles nues jusques à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous trouvent, à l'adventure, pas dignes de leur chois,

experta latus, madidoque simillima loro
Inguina, nec lassa stare coacta manu,
Deserit imbelles thalamos.

Ce n'est pas tout que la volonté charrie droict. La foiblesse et l'incapacité rompent legitimement un mariage:

Et quaerendum aliunde foret nervosius illud,
Quod posset zonam solvere virgineam, pourquoy non?

et, selon sa mesure, une intelligence amoureuse plus licentieuse et plus active,

si blando nequeat superesse labori.

Mais n'est ce pas grande impudence d'apporter nos imperfections et foiblesses en lieu où nous desirons plaire, et y laisser bonne estime de nous et recommandation? Pour ce peu qu'il m'en faut à cette heure,

ad unum,
Mollis opus,

je ne voudrois importuner une personne que j'ay à reverer et craindre:

Fuge suspicari,
Cujus heu denum trepidavit aetas,
Claudere lustrum.

Nature se devoit contenter d'avoir rendu cet aage miserable, sans le rendre encore ridicule. Je hay de le voir, pour un pouce de chetive vigueur qui l'eschaufe trois fois la semaine, s'empresser et se gendarmer de pareille aspreté, comme s'il avoit quelque grande et legitime journée dans le ventre: un vray feu d'estoupe. Et admire sa cuisson si vive et fretillante, en un moment si lourdement congelée et esteinte. Cet appetit ne devroit appartenir qu'à la fleur d'une belle jeunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett'ardeur indefatigable, pleine, constante et magnanime qui est en vous, il vous la lairra vrayement en beau chemin! Renvoiez [397v] le hardiment plustost vers quelque enfance molle, estonnée et ignorante, qui tremble encore soubs la verge, et en rougisse,

Indum sanguineo veluti violaverit ostro
Si quis ebur, vel mista rubent ubi lilia multa
Alba rosa.

Qui peut attendre, le lendemain, sans mourir de honte, le desdain de ces beaux yeux consens de sa lacheté et impertinence,

Et taciti fecere tamen convitia vultus,

il n'a jamais senty le contentement et la fierté de les leur avoir battus et ternis par le vigoreux exercice d'une nuict officieuse et active. Quand j'en ay veu quelqu'une s'ennuyer de moy, je n'en ay point incontinent accusé sa legereté; j'ay mis en doubte si je n'avois pas raison de m'en prendre à nature plustost. Certes, elle m'a traitté illegitimement et incivilement,

Si non longa satis, si non bené mentula crassa:
Nimirum sapiunt, vidéntque parvam
Matronae quoque mentulam illibenter.

Et d'une lesion enormissime. Chacune de mes pieces me faict esgalement moy que toute autre. Et nulle autre ne me faict plus proprement homme que cette cy. Je dois au publiq universellement mon pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en essence, toute; desdeignant, au rolle de sesvrays devoirs, ces petites regles feintes, usuelles, provinciales; naturelle toute, constante, universelle, de laquelle sont filles, mais bastardes, la civilité, la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l'apparence, quand nous aurons eu ceux de l'essence. Quand nous aurons faict à ceux icy, nous courrons sus aux autres, si nous trouvons qu'il y faille courir. Car il y a danger que nous fantasions des offices nouveaux pour excuser nostre negligence envers les naturels offices et pour les confondre. Qu'il soit ainsin: il se void qu'és lieus où les fautes sont malefices, les malefices ne sont que fautes; qu'és nations où les loix de la bienseance sont plus rares et laches, les loix primitives et communes sont mieux observées, l'innumerable multitude de tant de devoirs suffoquant nostre soin, l'alanguissant et dissipant. L'application aux menues choses nous retire des pressantes. O que ces hommes superficiels prennent une routte facile et plausible au pris de la nostre. Ce sont ombrages de quoy nous nous plastrons et entrepayons; mais nous n'en payons pas, ainçois en rechargeons nostre debte envers ce grand juge qui trousse nos panneaus et haillons d'autour noz parties honteuses, et ne se feint point à nous veoir par tout, jusques à noz intimes et plus secretes ordures. Utile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouvoit interdire cette descouverte. En fin qui desniaiseroit l'homme d'une si scrupuleuse superstition verbale n'apporteroit pas grande perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n'en escrit que reveremment et regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié. Je ne m'excuse pas envers moy; et, si je le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses que je m'excuseroy que de nulle autre partie. Je m'excuse à certaines humeurs, que je tiens plus fortes en nombre que celles qui sont de mon costé. En leur consideration, je diray encores cecy (car je desire de contenter chacun, chose pourtant tres difficile, esse unum hominem accommodatum ad tantam morum ac sermonum et volontatum varietatem), qu'ils n'ont à se prendre proprement à moy de ce que je fay dire aux auctoritez receues et approuvées de plusieurs siecles, et que ce n'est pas raison qu'à faute de rime ils me refusent la dispense que mesme des hommes ecclesiastiques des nostres et plus crestez jouissent en ce siecle. En voici deux: Rimula, dispeream, ni monogramma tua est. Un vit d'amy la contente et bien traicte. Quoy tant d'autres? J'ayme la modestie; et n'est par jugement que j'ay choisi cette sorte de parler scandaleux: c'est Nature qui l'a choisi pour moy. Je ne le loue, non plus que toutes formes contraires à l'usage reçeu; mais je l'excuse et par particulieres et generales circonstances en allege l'accusation. Suivons. Pareillement d'où peut venir cette usurpation d'authorité souveraine que vous prenez sur celles qui vous favorisent à leurs despens?

Si furtiva dedit nigra munuscula nocte,

que vous en investissez incontinent l'interest, la froideur et une auctorité maritale? C'est une convention libre: que ne vous y prenez vous comme vous les y voulez tenir? Il n'y a point de prescription sur les choses volontaires. C'est contre la forme; mais il est vray pourtant que j'ay, en mon temps, conduict ce marché, selon que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu'autre marché et avec quelque air de justice, et que je ne leur ay tesmoigné de mon affection que ce que j'en sentois, et leur en ay représenté naïfvement la decadence, la vigueur et la naissance, les accez et les remises. On n'y va pas tousjours un train. J'ay esté si espargnant à [398] promettre que je pense avoir plus tenu que promis ny deu. Elles y ont trouvé de la fidelité jusques au service de leur inconstance: je dis inconstance advouée et par foys multipliée. Je n'ay jamais rompu avec elles tant que j'y tenois, ne fut que par le bout d'un filet; et, quelques occasions qu'elles m'en ayent donné, n'ay jamais rompu jusques au mespris et à la haine: car telles privautez, lors mesme qu'on les acquiert par les plus honteuses conventions, encores m'obligent elles à quelque bien-veuillance. De cholere et d'impatience un peu indiscrete, sur le poinct de leurs ruses et desfuites et de nos contestations, je leur en ay faict voir par fois: car je suis, de ma complexion, subject à des emotions brusques qui nuisent souvent à mes marchez, quoy qu'elles soyent legieres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon jugement, je ne me suis pas feint à leur donner des advis paternels et mordans, et à les pinser oùil leur cuysoit. Si je leur ay laissé à se plaindre de moy, c'est plustost d'y avoir trouvé un amour, au pris de l'usage moderne, sottement consciencieux. J'ay observé ma parolle és choses dequoy on m'eut ayséement dispensé; elles se rendoyent lors par fois avec reputation, et soubs des capitulations qu'elles souffroyent ayséement estre faucées par le vaincueur. J'ay faict caler, soubs l'interest de leur honneur, le plaisir en son plus grand effort plus d'une fois; et, où la raison me pressoit, les ay armées contre moy, si qu'elles se conduisoyent plus seurement et severement par mes reigles, quand elles s'y estoyent franchement remises, qu'elles n'eussent faict par les leurs propres. J'ay, autant que j'ay peu, chargé sur moy seul le hazard de nos assignations pour les en descharger; et ay dressé nos parties tousjours par le plus aspre et inopiné, pour estre moins en soupçon, et en outre, par mon advis, plus accessible. Ils sont ouverts principalement par les endroits qu'ils tiennent de soy couverts. Les choses moins craintes sont moins defendues et observées: on peut oser plus aysément ce que personne ne pense que vous oserez, qui devient facile par sa difficulté. Jamais homme n'eust ses approches plus impertinemment genitales. Cette voye d'aymer est plus selon la discipline; mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le sçait mieux que moy? Si ne m'en viendra point le repentir: je n'y ay plus que perdre:

[398v]

me tabula sacer
Votiva paries indicat uvida
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo.

Il est à cette heure temps d'en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un autre je dirois à l'avanture: Mon amy, tu resves; l'amour, de ton temps, a peu de commerce avec la foy et la preud'hommie,

haec si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quam si des operam, ut cum ratione insanias:

aussi, au rebours, si c'estoit à moy à recommencer, ce seroit certes le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu'il me peut estre. L'insuffisance et la sottise est louable en une action meslouable. Autant que je m'esloingne de leur humeur en cela, je m'approche de la mienne. Au demeurant, en ce marché, je ne me laissois pas tout aller; je m'y plaisois, mais je ne m'y oubliois pas: je reservois en son entier ce peu de sens et de discretion que nature m'a donné, pour leur service et pour le mien; un peu d'esmotion, mais point de resverie. Ma conscience s'y engageoit aussi, jusques à la desbauche et dissolution; mais jusques à l'ingratitude, trahison, malignité et cruauté, non. Je n'achetois pas le plaisir de ce vice à tout pris, et me contentois de son propre et simple coust: Nullum intra se vitium est. Je hay quasi à pareille mesure une oysiveté croupie et endormie, comme un embesongnement espineux et penible. L'un me pince, l'autre m'assopit; j'ayme autant les blesseures comme les meurtrisseures, et les coups trenchans comme les coups orbes. J'ay trouvé en ce marché, quand j'y estois plus propre, une juste moderation entre ces deux extremitez. L'amour est une agitation esveillée, vive et gaye; je n'en estois ny troublé ny affligé, [399] mais j'en estois eschauffé et encores alteré: il s'en faut arrester là; elle n'est nuisible qu'aux fols. Un jeune homme demandoit au philosophe Panetius s'il sieroit bien au sage d'estre amoureux: Laissons là le sage, respondit-il; mais toy et moy, qui ne le sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeue et violente, qui nous esclave à autruy et nous rende contemptibles à nous. Il disoit vray, qu'il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse à une ame qui n'aie dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre par effect la parole d'Agesilaus, que la prudence et l'amour ne peuvent ensemble. C'est une vaine occupation, il est vray, messeante, honteuse et illegitime; mais, à la conduire en cette façon, je l'estime salubre, propre à desgourdir un esprit et un corps poisant; et, comme medecin, l'ordonnerois à un homme de ma forme et condition, autant volontiers qu'aucune autre recepte, pour l'esveiller et tenir en force bien avant dans les ans, et leretarder des prises de la vieillesse. Pendant que nous n'en sommes qu'aux faux-bourgs, que le pouls bat encores,

Dum nova canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

nous avons besoing d'estre sollicitez et chatouillez par quelque agitation mordicante comme est cette-cy. Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté au sage Anacreon. Et Socrates, plus vieil que je ne suis, parlant d'un object amoureux: M'estant, dict-il, appuyé contre son espaule de la mienne et approché ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans un livre, je senty, sans mentir, soudein une piqueure dans l'espaule comme de quelque morsure de beste, et fus plus de cinq jours depuis qu'elle me fourmilloit, et m'escoula dans le coeur une demangeaison [399v] continuelle. Un attouchement, et fortuite, et par une espaule, aller eschauffer et alterer une ame refroidie et esnervée par l'aage, et la premiere de toutes les humaines en reformation! Pourquoy non dea? Socrates estoit homme; et ne vouloit ny estre ny sembler autre chose. La philosophie n'estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte, et en presche la moderation, non la fuite: l'effort de sa resistance s'employe contre les estrangeres et bastardes. Elle dict que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l'esprit, et nous advertit ingenieusement de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité, de ne vouloir que farcir au lieu de remplir le ventre, d'eviter toute jouissance qui nous met en disette et toute viande et boisson qui nous altere et affame: comme, au service de l'amour, elle nous ordonne de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps; qui n'esmeuve point l'ame, laquelle n'en doit pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. Mais ay-je pas raison d'estimer que ces preceptes, qui ont pourtant d'ailleurs, selon moy, un peu de rigueur, regardent un corps qui face son office, et qu'à un corps abbatu, comme un estomac prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir par art, et, par l'entremise de la fantasie, luy faire revenir l'appetit et l'allegresse, puis que de soy il l'a perdue? Pouvons nous pas dire qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel ny spirituel, et que injurieusement nousdessirons un homme tout vif; et qu'il semble y avoir raison que nous nous portions, envers l'usage du plaisir, aussi favorablement au moins que nous faisons envers la douleur? Elle estoit (pour exemple) vehemente jusques à la perfection en l'ame des saincts par la poenitence; le corps y avoit naturellement part par le droict de leur colligance, et si pouvoit avoir peu de part à la cause: si, ne se sont ils pas contentez qu'il suyvit nuement et assistat l'ame affligée; ils l'ont affligé luy mesme de peines atroces et propres, affin qu'à l'envy l'un de l'autre l'ame et le corps plongeassent l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire que plus [400] aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas injustice d'en refroidir l'ame, et dire, qu'il l'y faille entrainer comme à quelque obligation et necessité contrainte et servile? C'est à elle plus tost de les couver et fomenter, de s'y presenter et convier, la charge de regir luy appartenant; comme c'est aussi, à mon advis, à elle, aux plaisirs qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte leur condition, et de s'estudier qu'ils luy soient doux et salutaires. Car c'est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l'esprit; mais pourquoy n'est-ce pas aussi raison que l'esprit ne suyve pas les siens au dommage du corps? Je n'ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l'avarice, l'ambition, les querelles, les procés, font à l'endroit des autres qui, comme moy, n'ont point de vacation assignée, l'amour le feroit plus commodéement: il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne; r'asseureroit ma contenance à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoiables, ne vinssent à la corrompre; me remettroit aux estudes sains et sages, par où je me peusse randre plus estimé et plus aymé, ostant à mon esprit le desespoir de soy et de son usage, et le raccointant à soy; me divertiroit de mille pensées ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques, que l'oysiveté nous charge en tel aage et le mauvais estat de nostre santé; reschauferoit, au-moins en songe, ce sang que nature abandonne; soustiendroit le menton et allongeroit un peu les nerfs et la vigueur et allegresse de l'ame à ce pauvre homme qui s'en va le grand train vers sa ruine. Mais j'entens bien que c'est une commodité bien mal aisée à recouvrer: par foiblesse et longue experience, nostre goust est devenu plus tendre et plus exquis; nous demandons plus, lors que nous aportons moins; nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d'estre acceptez; nous cognoissans tels, nous sommes moins hardiset plus deffians; rien ne nous peut asseurer d'estre aymez, sçachants nostre condition et la leur. J'ay honte de me trouver parmy cette verte et bouillante jeunesse,

Cujus in indomito constantior inguine nervus,
Quam nova collibus arbor inhaeret.

Qu'irions nous presenter nostre misere parmy cette allegresse?

Possint ut juvenes visere fervidi,
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem?

Ils ont la force et la raison pour eux; faisons leur place, nous n'avons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante ne se laisse manier à mains si gourdes et prattiquer à moyens purs materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien à celuy qui se moquoit de quoy il n'avoit sçeu gaigner la bonne grace d'un tendron qu'il pourchassoit: mon amy, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. Or c'est un commerce qui a besoin de relation et de correspondance: les autres plaisirs que nous recevons se peuvent recognoistre par recompenses de nature diverse; mais cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En vérité, en ce desduit, le plaisir que je fay chatouille plus doucement mon imagination que celuy que je sens. Or cil n'a rien de genereux qui peut recevoir [400v] plaisir où il n'en donne point: c'est une vile ame, qui veut tout devoir, et qui se plaist de nourrir de la conference avec les personnes auxquelles il est en charge. Il n'y a beauté, ny grace, ny privauté si exquise, qu'un galant homme deut desirer à ce prix. Si elles ne nous peuvent faire du bien que par pitié, j'ayme bien plus cher ne vivre point, que de vivre d'aumosne. Je voudrois avoir droit de le leur demander, au style auquel j'ay veu quester en Italie: Fate ben per voi: ou à la guise que Cyrus enhortoit ses soldats: Qui s'aymera, si me suive. Raliez vous, me dira l'on, à celles de vostre condition que la compaignie de mesme fortune vous rendra plus aisées. O la sotte composition et insipide'

Nolo
Barbam vellere mortuo leoni.

Xenophon employe pour objection et accusation, à l'encontre de Menon, qu'en son amour il embesongna des objects passant fleur. Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux meslange de deux jeunes beautés ou à le seulement considerer par fantasie, qu'à faire moy mesme le second d'un meslange triste et informe. Je resigne cet appetit fantastique à l'Empereur Galba, qui ne s'adonnoit qu'aux chairs dures et vieilles; et à ce pauvre miserable,

O ego di'faciant talem te cernere possim,
Charaque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis!

Et, entre les premieres laideurs, je compte les beautés artificielles et forcées. Esmonez, jeune gars de Chio, pensant par des beaux attours acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe Arcesilaus, et luy demanda si un sage se pourroit veoir amoureux: Ouy dea, respondit l'autre, pourveu que ce ne soit pas d'une beauté parée et sophistiquée comme la tienne. Une laideur et une vieillesse advouée est moins vieille et moins laide à mon gré qu'une autre peinte et lissée. Le diray-je, pourveu qu'on ne m'en prenne à la gorge? l'amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu'en l'aage voisin de l'enfance,

Quem si puellarum insereres choro,
Mille sagaces falleret hospites
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus ambiguoque vultu.

Et la beauté non plus. Car ce que Homere l'estend jusques à ce que le menton commence à s'ombrager, Platon mesme l'a remarqué pour rare fleur. Et est notoirela cause pour laquelle si plaisamment le sophiste Dion appelloit les poils follets de l'Adolescence Aristogitons et Harmodiens. En la virilité, je le trouve desjà hors de son siege. Non qu'en la vieillesse:

Importunus enim transvolat aridas
Quercus.

Et Marguerite, Royne de Navarre, alonge, en femme, bien loing l'avantage des femmes, ordonant qu'il est saison, à trente ans, qu'elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez son port: c'est un menton puerile. Qui ne sçait, en son eschole, combien on procede au rebours de tout [401] ordre? L'estude, l'exercitation, l'usage, sont voies à l'insuffisance: les novices y regentent: Amor ordinem nescit. Certes, sa conduicte a plus de garbe, quand elle est meslée d'inadvertance et de trouble; les fautes, les succez contraires, y donnent poincte et grace: pourveu qu'elle soit aspre et affamée, il chaut peu qu'elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant, chopant et folastrant; on le met aux ceps quand on le guide par art et sagesse, et contraint on sa divine liberté quand on le submet à ces mains barbues et calleuses. Au demeurant, je leur oy souvent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner de mettre en consideration l'interest que les sens y ont. Tout y sert; mais je puis dire avoir veu souvent que nous avons excusé la foiblesse de leurs esprits en faveur de leurs beautez corporelles; mais que je n'ay point encore veu qu'en faveur de la beauté de l'esprit, tant prudent et meur soit-il, elles vueillent prester la main à un corps qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il envie à quelqu'une de cette noble harde Socratique du corps à l'esprit, achetant au pris de ses cuisses une intelligence et generation philosofique et spirituelle, le plus haut pris où elle les puisse monter? Platon ordonne en ses loix que celuy qui aura faict quelque signalé et utile exploit en la guerre ne puisse estre refusé durant l'expedition d'icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du baiser ou autre faveur amoureuse de qui il la vueille. Ce qu'il trouve si juste en recomandation de la valeur militaire, ne le peut il pas estre aussi en recomandation de quelque autrevaleur? Et que ne prend il envie à une de praeoccuper sur ses compaignes la gloire de cet amour chaste? chaste, dis-je bien,

nam si quando ad praelia ventum est,
Ut quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit.

Les vices qui s'estouffent en la pensée ne sont pas des pires. Pour finir ce notable commentaire, qui m'est eschappé d'un flux de caquet, flux impetueux par fois et nuisible,

Ut missum sponsi furtivo munere malum
Procurrit casto virginis é gremio,
Quod miserae oblitae molli sub veste locatum,
Dum adventu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono praeceps agitur decursu;
Huic manat tristi conscius ore rubor:

je dis que les masles et femelles sont jettez en mesme moule: [401v] sauf l'institution et l'usage, la difference n'y est pas grande. Platon appelle indifferemment les uns et les autres à la societé de tous estudes, exercices, charges, vacations guerrieres et paisibles, en sa republique; et le philosophe Antisthenes ostoit toute distinction entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d'accuser l'un sexe, que d'excuser l'autre. C'est ce qu'on dict: Le fourgon se moque de la poele.

Chap. VI.
Des Coches

Il est bien aisé à verifier que les grands autheurs, escrivant des causes, ne se servent pas seulement de celles qu'ils estiment estre vraies,mais de celles encores qu'ils ne croient pas, pourveu qu'elles ayent quelque invention et beauté. Ils disent assez veritablement et utilement, s'ils disent ingenieusement. Nous ne pouvons nous asseurer de la maistresse cause; nous en entassons plusieurs, voir si par rencontre elle se trouvera en ce nombre,

namque unam dicere causam
Non satis est, verum plures, unde una tamen sit.

Me demandez vous d'où vient cette coustume de benire ceux qui estrenuent? Nous produisons trois sortes de vent: celuy qui sort par embas est trop sale; celuy qui sort par la bouche porte quelque reproche de gourmandise; le troisiesme est l'estrenuement; et, parce qu'il vient de la teste et est sans blasme, nous luy faisons cet honneste recueil. Ne vous moquez pas de cette subtilité; elle est (dict-on) d'Aristote. Il me semble avoir veu en Plutarque (qui est de tous les autheurs que je cognoisse celuy qui a mieux meslé l'art à la nature et le jugement à la science), rendant la cause du souslevement d'estomac qui advient à ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte, ayant trouvé quelque raison par laquelle il prouve que la crainte peut produire un tel effect. Moy, qui y suis fort subjet, sçay bien que cette cause ne me touche pas, et le sçay non par argument, mais par necessaire experience. Sans alleguer ce qu'on m'a dict, qu'il en arrive de mesme souvent aux bestes, et notamment aux pourceaux, hors de toute apprehension de danger; et ce [402] qu'un mien connoissant m'a tesmoigné de soy, qu'y estant fort subjet, l'envie de vomir luy estoit passée deux ou trois fois, se trouvant pressé de fraieur en grande tourmente, comme à cet ancien: Pejus vexabar quam ut periculum mihi succurreret: je n'eus jamais peur sur l'eau, comme je n'ay aussi ailleurs (et s'en est assez souvent offert de justes, si la mort l'est) qui m'ait au-moins troublé ou esblouy. Elle naist par fois de faute de jugement, comme de faute de coeur. Tous les dangers que j'ay veu, ç'a esté les yeux ouverts, la veue libre, saine et entiere: encore faut-il du courage à craindre. Il me servit autrefois, au pris d'autres, pour conduire et tenir en ordre ma fuite, qu'elle fut sinon sans crainte, toutesfois sans effroy et sans estonnement: elle estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue. Les grandes ames vont bien plus outre, et representent des fuites non rassises seulement et saines, mais fieres. Disons celle qu'Alcibiades recite de Socrates, son compagnon d'armes: Je le trouvay (dict-il) apres la route de nostre armée, luy et Lachez, des derniers entre les fuyans;et le consideray tout à mon aise et en seureté, car j'estois sur un bon cheval et luy à pied, et avions ainsi combatu. Je remerquay premierement combien il montroit d'avisement et de resolution au pris de Lachez, et puis la braverie de son marcher, nullement different du sien ordinaire, sa veue ferme et reglée, considerant et jugeant ce qui se passoit autour de luy, regardant tantost les uns, tantost les autres, amis et ennemis, d'une façon qui encourageoit les uns et signifioit aux autres qu'il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie à qui essayeroit de la luy oster; et se sauverent ainsi: car volontiers on n'ataque pas ceux-cy; on court apres les effraiez. Voilà le tesmoignage de ce grand capitaine, qui nous apprend, ce que nous essayons tous les jours, qu'il n'est rien qui nous jette tant aux dangers qu'une faim inconsiderée de nous en mettre hors. Quo timoris minus est, eo minus ferme periculi est. Nostre peuple a tort de dire: celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer qu'il y songe et qu'il la prevoit. La prevoyance convient egallement à ce [402v] qui nous touche en bien et en mal. Considerer et juger le danger est aucunement le rebours de s'en estonner. Je ne me sens pas assez fort pour soustenir le coup et l'impetuosité de cette passion de la peur, ny d'autre vehemente. Si j'en estois un coup vaincu et atterré, je ne m'en releverois jamais bien entier. Qui auroit fait perdre pied à mon ame, ne la remettroit jamais droicte en sa place; elle se retaste et recherche trop vifvement et profondement, et, pourtant, ne lairroit jamais ressouder et consolider la plaie qui l'auroit percée. Il m'a bien pris qu'aucune maladie ne me l'ayt encore desmise. A chaque charge qui me vient, je me presente et oppose en mon haut appareil; ainsi, la premiere qui m'emporteroit me mettroit sans resource. Je n'en faicts poinct à deux: par quelque endroict que le ravage fauçast ma levée, me voylà ouvert et noyé sans remede. Epicurus dict que le sage ne peut jamais passer à un estat contraire. J'ay quelque opinion de l'envers de cette sentence, que, qui aura esté une fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moien que j'ay de les soustenir. Nature, m'ayant descouvert d'un costé, m'a couvert de l'autre; m'ayant desarmé de force, m'a armé d'insensibilité et d'une apprehension reiglée ou mousse. Or je ne puis souffrir long temps (et les souffrois plus difficilement en jeunesse) ny coche, ny littiere, ny bateau; et hay toute autre voiture que de cheval, et en la ville et aux champs. Mais je puis souffrir la lictiere moins qu'un coche et, par mesme raison, plus aiséement une agitation rude sur l'eau, d'où se produict la peur, que le mouvementqui se sent en temps calme. Par cette legere secousse que les avirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, je me sens brouiller, je ne sçay comment, la teste et l'estomac, comme je ne puis souffrir soubs moy un siege tremblant. Quand la voile ou le cours de l'eau nous emporte esgalement ou qu'on nous toue, cette agitation unie ne me blesse aucunement: c'est un remuement interrompu qui m'offence, et plus quand il est languissant. Je ne sçaurois autrement peindre sa forme. [403] Les medecins m'ont ordonné de me presser et sangler d'une serviette le bas du ventre pour remedier à cet accident; ce que je n'ay point essayé, ayant accoustumé de luicter les deffauts qui sont en moy et les dompter par moy-mesme. Si j'en avoy la memoire suffisamment informée, je ne pleinderois mon temps à dire icy l'infinie varieté que les histoires nous presentent de l'usage des coches au service de la guerre, divers selon les nations, selon les siecles, de grand effect, ce me semble, et necessité: si que c'est merveille que nous en ayons perdu toute connoissance. J'en diray seulement cecy que tout freschement, du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-utilement en besongne contre les Turcs, en chacun y ayant un rondellier et un mousquetaire, et nombre de harquebuzes rengées, prestes et chargées: le tout couvert d'une pavesade à la mode d'une galliotte. Ils faisoient front à leur bataille de trois mille tels coches, et, apres que le canon avoit joué, les faisoient tirer avant et avaller aux ennemys cette salve avant que de taster le reste, qui n'estoit pas un leger avancement; ou les descochoient dans leurs escadrons pour les rompre et y faire jour, outre le secours qu'ils en pouvoient tirer pour flanquer en lieu chatouilleux les troupes marchant en la campagne, ou à couvrir un logis à la haste et le fortifier. De mon temps, un Gentilhomme, en l'une de nos frontieres, impost de sa personne et ne trouvant cheval capable de son poids, ayant une querelle, marchoit par païs en coche de mesme cette peinture, et s'en trouvoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers. Les Roys de nostre premiere race marchoient en païs sur un charriot trainé par quatre boeufs. Marc Antoine fut le premier qui se fit mener à Romme, et une garse menestriere quand et luy, par des lyons attelez à un coche. Heliogabalus en fit dépuis autant, se disant Cibelé, la mere des dieux, et aussi par des tigres, contrefaisant le Dieu Bacchus; il attela aussi par fois deux cerfs à son coche, et une autre fois quattre chiens, et encore quattregarses nues, se faisant trainer par elles en pompe tout nud. L'empereur Firmus fit mener son coche à des autruches de merveilleuse grandeur, de maniere qu'il sembloit plus voler que rouler. L'estrangeté de ces inventions me met en teste cett'autre fantasie: que c'est une espece de pusillanimité aux monarques, et un tesmoignage de ne sentir point assez ce qu'ils sont, de travailler à se faire valloir et paroistre par despences excessives. Ce seroit chose excusable en pays estranger; mais, parmy ses subjects, où il peut tout, il tire de sa dignité le plus extreme degré d'honneur où il puisse arriver. Comme à un gentil homme, il me semble qu'il est superflu de se vestir curieusement en son privé: sa maison, son trein, sa cuysine, respondent assez de luy. Le conseil qu'Isocrates donne à son Roy ne me semble sans raison: Qu'il soit splendide en meubles et ustensiles, d'autant que c'est une despence de durée, qui passe jusques à ses successeurs; et qu'il fuye toutes magnificences qui s'escoulent incontinent et de l'usage et de la memoire. J'aymois à me parer, quand j'estoy cabdet, à faute d'autre parure, et me sioit bien: il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous avons des comptes merveilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leur personne et en leurs dons; grands Roys en credit, en valeur et en fortune. Demostenes combat à outrance la loy de sa ville qui assignoit les deniers publics aux pompes des jeux et de leurs festes; il veut que leur grandeur se montre en quantité de vaisseaux bien equipez et bonnes armées bien fournies. Et a l'on raison d'accuser Theophrastus d'avoir establi, en son livre des richesses, un advis contraire, et maintenu telle nature de despence estre le vray fruit de l'opulence. Ce sont plaisirs, dict Aristote, qui ne touchent que la plus basse commune, qui s'evanouissent de memoire aussi tost qu'on en est rassasié et desquels nul homme judicieux et grave ne peut faire estime. L'emploitte me sembleroit bien plus royale comme plus utile, juste et durable, en ports, en havres, fortifications et murs, en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux, colleges, reformation de rues et chemins: en quoy le pape Gregoire treziesme a laissé sa memoire recommandable de mon temps, et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues années sa liberalité naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient à son affection. La Fortune m'a faict grand desplesir d'interrompre la belle structure du Pont neuf de nostre grand'ville et m'oster l'espoir avant de mourir d'en veoir en train l'usage. Outre ce, il semble aus subjects, spectateurs de ces triomphes, qu'on leur faict montre de leurs [403v] propres richesses, et qu'on les festoye àleurs despens. Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous faisons de nos valets, qu'ils doivent prendre soing de nous aprester en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'ils n'y doyvent aucunement toucher de leur part. Et pourtant l'Empereur Galba, ayant pris plaisir à un musicien pendant son souper, se fit aporter sa boete, et luy donna en sa main une poignée d'escus qu'il y pescha, avec ces paroles: Ce n'est pas du public, c'est du mien. Tant y a qu'il advient le plus souvant que le peuple a raison, et qu'on repaist ses yeux de ce dequoy il avoit à paistre son ventre. La liberalité mesme n'est pas bien en son lustre en mains souveraines; les privez y ont plus de droict: car, à le prendre exactement, un Roy n'a rien proprement sien; il se doibt soy-mesmes à autruy. La jurisdiction ne se donne point en faveur du juridiciant, c'est en faveur du juridicié. On faict un superieur, non jamais pour son profit, ains pour le profit de l'inferieur, et un medecin pour le malade, non pour soy. Toute magistrature, comme toute art, jette sa fin hors d'elle: nulla ars in se versatur. Parquoy les gouverneurs de l'enfance des princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de largesse, et les preschent de ne sçavoir rien refuser et n'estimer rien si bien employé que ce qu'ils donneront (instruction que j'ay veu en mon temps fort en credit), ou ils regardent plus à leur proufit qu'à celuy de leur maistre, ou ils entendent mal à qui ils parlent. Il est trop aysé d'imprimer la liberalité en celuy qui a dequoy y fournir autant qu'il veut, aus despens d'autruy. Et son estimation se reglant non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens de celuy qui l'exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes. Ils se trouvent prodigues, avant qu'ils soient liberaux. Pourtant est elle de peu de recommandation, au pris d'autres vertus royalles, et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui se comporte bien avec la tyrannie mesme. Je luy apprendroy plustost ce verset du laboureur ancien:

Taei cheiri dei speirein, alla mae holaoi taoi thulakaoi,

qu'il faut, à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser du sac (il faut espandre le grain, non pas le respandre); et qu'ayant à donner, ou, pour mieux dire, à paier et rendre à tant de gens selon qu'ils l'ont deservy, il en doibt estre royal et avisé dispensateur. Si la liberalité d'un prince est sans discretion et sans mesure, je l'aime mieux avare. La vertu Royalle semble consister le plus en la justice; et de [404] toutes les parties de la justice celle là remarque mieux les Roys, qui accompaignela liberalité: car ils l'ont particulierement reservée à leur charge, là où toute autre justice, ils l'exercent volontiers par l'entremise d'autruy. L'immoderée largesse est un moyen foible à leur acquerir bien-veuillance: car elle rebute plus de gens qu'elle n'en practique: Quo in plures usus sis, minus in multos uti possis. Quid autem est stultius quam quod libenter facias, curare ut id diutius facere non possis? Et, si elle est employée sans respect du merite, fait vergoingne à qui la reçoit; et se reçoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple par les mains de ceux mesme lesquels ils avoyent iniquement avancez, telle maniere d'hommes estimans asseurer la possession des biens indeuement receuz en montrant avoir à mespris et hayne celuy de qui ils les tenoyent, et se raliant au jugement et opinion commune en cela. Les subjects d'un prince excessif en dons se rendent excessifs en demandes; ils se taillent non à la raison, mais à l'exemple. Il y a certes souvant dequoy rougir de nostre impudence; nous sommes surpayez selon justice quand la recompence esgalle nostre service, car n'en devons nous rien à nos princes d'obligation naturelle? S'il porte nostre despence, il faict trop; c'est assez qu'il l'ayde: le surplus s'appelle bienfaict, lequel ne se peut exiger, car le nom mesme de liberalité sonne liberté. A nostre mode, ce n'est jamais faict; le reçeu ne se met plus en compte; on n'ayme la liberalité que future: parquoy plus un Prince s'espuise en donnant, plus il s'apouvrit d'amys. Comant assouviroit il des envies qui croissent à mesure qu'elles se remplissent? Qui a sa pensée à prendre, ne l'a plus à ce qu'il a prins. La convoitise n'a rien si propre que d'estre ingrate. L'exemple de Cyrus ne duira pas mal en ce lieu pour servir aux Roys de ce temps de touche à reconnoistre leurs dons, bien ou mal employez, et leur faire veoir combien cet Empereur les assenoit plus heureusement qu'ils ne font. Par où ils sont reduits de faire leurs emprunts sur les subjects inconnus et plustost sur ceux à qui ils ont faict du mal, que sur ceux à qui ils ont faict du bien; et n'en reçoivent aydes où il y aye rien de gratuit que le nom. Croesus luy reprochoit sa largesse, et calculoit à combien se monteroit son thresor, s'il eust eu les mains plus restreintes. Il eut envie de justifier sa liberalité; et, despeschant de toutes parts vers les grands de son estat, qu'il avoit particulierement avancez, pria chacun de le secourir d'autant d'argent qu'il pourroit à une sienne necessité, et le luy envoyer par declaration. Quand tous ces bordereaux luy furent apportez, chacun de ses amis, n'estimant pas que ce fut assez faire de luy en offrir autant seulement qu'il en avoit receu de sa munificence, y en meslant du sien pluspropre beaucoup, il se trouva que cette somme se montoit bien plus que l'espargne de Croesus. Sur quoy luy dict Cyrus: Je ne suis pas moins amoureux des richesses que les autres Princes, et en suis plus-tost plus mesnager. Vous voyez à combien peu de mise j'ay acquis le thresor inestimable de tant d'amis; et combien ils me sont plus fideles thresoriers que ne seroient des hommes mercenaires sans obligation, sans affection: et ma chevance mieux logée qu'en des coffres, appellant sur moy la haine, l'envie et le mespris des autres princes. Les Empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs jeux et montres publiques, de ce que leur authorité dependoit aucunement (au-moins par apparence) de la volonté du peuple Romain, lequel avoit de tout temps accoustumé d'estre flaté par telle sorte de spectacles et excez. Mais c'estoyent particuliers qui avoyent nourry cette coustume de gratifier leurs concitoyens et compaignons principallement sur leur bourse par telle profusion et magnificence: elle eust tout autre goust [404v] quand ce furent les maistres qui vindrent à l'imiter. Pecuniarum translatio a justis dominis ad alienos non debet liberalis videri. Philippus, de ce que son fils essaioit par presents de gaigner la volonté des Macedoniens, l'en tança par une lettre en cette maniere: Quoy? as tu envie que tes subjects te tiennent pour leur boursier, non pour leur Roy? Veux tu les prattiquer? prattique les des bien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts de ton coffre. C'estoit pourtant une belle chose, d'aller faire apporter et planter en la place aus arenes une grande quantité de gros arbres, tous branchus et tous verts, representans une grande forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie, et, le premier jour, jetter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers et mille dains, les abandonnant à piller au peuple; le lendemain, faire assomer en sa presence cent gros lions, cent leopards, et trois cens ours, et, pour le troisiesme jour, faire combatre à outrance trois cens pairs de gladiateurs, comme fit l'Empereur Probus. C'estoit aussi belle chose à voir ces grands amphitheatres encroustez de marbre au dehors, labouré d'ouvrages et statues, le dedans reluisant de plusieurs rares enrichissemens,

Baltheus en gemmis, en illita porticus auro;

tous les coustez de ce grand vuide remplis et environnez, depuis le fons jusques au comble, de soixante ou quattre vingts rangs d'eschelons, aussi de marbre, couvers de carreaus,

exeat, inquit,
Si pudor est, et de pulvino surgat equestri,
Cujus res legi non sufficit;

où se peut renger cent mille hommes assis à leur aise; et la place du fons, où les jeux se jouoyent, la faire premierement, par art, entr'ouvrir et fendre en crevasses representant des antres qui vomissoient les bestes destinées au spectacle; et puis secondement l'innonder d'une mer profonde, qui charrioit force monstres marins, chargée de vaisseaux armez, à representer une bataille navalle; et, tiercement, l'aplanir et assecher de nouveau pour le combat des gladiateurs; et, pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon et de storax, au lieu d'arene, pour y dresser un festin solemne à tout ce nombre infiny de peuple: le dernier acte d'un seul jour;

[405]

quoties nos descendentis arenae
Vidimus in partes, ruptaque voragine terrae
Emersisse feras, et iisdem saepe latebris
Aurea cum croceo creverunt arbuta libro.
Nec solum nobis silvestria cernere monstra
Contigit, aequoreos ego cum certantibus ursis
Spectavi vitulos, et equorum nomine dignum,
Sed deforme pecus.

Quelquefois on y a faict naistre une haute montaigne plaine de fruitiers et arbres verdoyans, rendans par son feste un ruisseau d'eau, comme de la bouche d'une vive fontaine. Quelquefois on y promena un grand navire qui s'ouvroit et desprenoit de soy-mesmes, et, apres avoir vomy de son ventre quatre ou cinq cens bestes à combat, se resserroit et s'esvanouissoit, sans ayde. Autres-fois, du bas de cette place, ils faisoyent eslancer des surgeons et filets d'eau qui rejalissoyent contremont, et, à cette hauteur infinie, alloyent arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour se couvrir de l'injure du temps, ils faisoient tendre cette immense capacité, tantost de voiles de pourpre labourez à l'eguille, tantost de soye d'une ou autre couleur, et les avançoyent et retiroyent en un moment, comme il leur venoit en fantasie:

Quamvis non modico caleant spectacula sole,
Vela reducuntur, cum venit Hermogenes.

Les rets aussi qu'on mettoit au devant du peuple, pour le defendre de la violence de ces bestes eslancées, estoyent tyssus d'or:

auro quoque torta refulgent
Retia.

S'il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c'est où l'invention et la nouveauté fournit d'admiration, non pas la despence. En ces vanitez mesme nous descouvrons [405v] combien ces siecles estoyent fertiles d'autres espris que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité comme il faict de toutes autres productions de la nature. Ce n'est pas à dire qu'elle y ayt lors employé son dernier effort. Nous n'allons point, nous rodons plustost, et tournoions çà et là. Nous nous promenons sur nos pas. Je crains que nostre cognoissance soit foible en tous sens, nous ne voyons ny gueres loin, ny guere arriere; elle embrasse peu et vit peu, courte et en estandue de temps et en estandue de matiere:

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illachrimabiles
Urgentur ignotique longa
Nocte.
Et supera bellum Trojanum et funera Trojae,
Multi alias alii quoque res cecinere poetae.

Et la narration de Solon, sur ce qu'il avoit apprins des prestres d'Aegypte de la longue vie de leur estat et maniere d'apprendre et conserver les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem regionum videremus et temporum, in quam se injiciens animus et intendens ita late longeque peregrinatur, ut nullam oram ultimi videat in qua possit insistere: in hac immensitate infinita vis innumerabilium appareret formarum. Quand tout ce qui est venu par rapport du passé jusques à nous seroit vray et seroit sçeu par quelqu'un, ce seroit moins que rien au pris de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux! Non seulement des evenemens particuliers que fortune rend souvant exemplaires et poisans, mais de l'estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus qu'il n'en vient à nostre science. Nous nous escriïons du miracle de l'invention de nostre artillerie, de nostre impression; d'autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit mille ans auparavant. Si nous voyons autant du monde comme nous n'en voyons pas, nous apercevrions, comme il est à croire, une perpetuele multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul et de rare eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance, qui est un miserable fondement de nos regles et qui nous represente volontiers une tres-fauce image des choses. Comme [406] vainement nous concluons aujourd'hui l'inclination et la decrepitude du monde par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence,

Jamque adeo affecta est aetas, affectaque tellus;

ainsi vainement concluoit cettuy-là sa naissance et jeunesse, par la vigueur qu'il voyoit aux espris de son temps, abondans en nouvelletez et inventions de divers arts:

Verum, ut opinor, habet novitatem summa, recénsque
Natura est mundi, neque pridem exordia coepit:
Quare etiam quaedam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita navigiis sunt
Multa.

Nostre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous respond si c'est le dernier de ses freres, puis que les Daemons, les Sybilles et nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu'asture?) non moins grand, plain et membru que luy, toutesfois si nouveau et si enfant qu'on luy aprend encore son abc: il n'y a pas cinquante ans qu'il ne sçavoit ny lettres, ny pois, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud au giron, et ne vivoit que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien de nostre fin, et ce poete de la jeunesse de sonsiecle, cet autre monde ne faira qu'entrer en lumiere quand le nostre en sortira. L'univers tombera en paralisie; l'un membre sera perclus, l'autre en vigueur. Bien crains-je que nous aurons bien fort hasté sa declinaison et sa ruyne par nostre contagion, et que nous luy aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'estoit un monde enfant; si ne l'avons nous pas foité et soubmis à nostre discipline par l'avantage de nostre valeur et forces naturelles, ny ne l'avons practiqué par nostre justice et bonté, ny subjugué par nostre magnanimité. La plus part de leurs responces et des negotiations faictes avec eux tesmoignent qu'ils ne nous devoyent rien en clarté d'esprit naturelle [406v] et en pertinence. L'espouventable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roy où tous les arbres, les fruicts et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, estoyent excellemment formez en or; comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissoient en son estat et en ses mers; et la beauté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en cotton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'industrie. Mais, quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté, franchise, il nous a bien servy de n'en avoir pas tant qu'eux: ils se sont perdus par cet advantage, et vendus, et trahis eux mesme. Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, resolution contre les douleurs et la faim et la mort, je ne craindrois pas d'opposer les exemples que je trouverois parmy eux aux plus fameux exemples anciens que nous ayons aus memoires de nostre monde par deçà. Car, pour ceux qui les ont subjuguez, qu'ils ostent les ruses et batelages dequoy ils se sont servis à les piper, et le juste estonnement qu'aportoit à ces nations là de voir arriver si inopinéement des gens barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance, d'un endroict du monde si esloigné et où ils n'avoyent jamais imaginé qu'il y eust habitation quelconque, montez sur des grands monstres incogneuz, contre ceux qui n'avoyent non seulement jamais veu de cheval, mais beste quelconque duicte à porter et soustenir homme ny autre charge; garnis d'une peau luysante et dure et d'une arme trenchante et resplendissante, contre ceux qui, pour le miracle de la lueur d'un miroir ou d'un cousteau, alloyent eschangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n'avoient ny science ny matiere par où tout à loisir ils sçeussent percer nostre acier; adjoustez y les foudres et tonnerres de nos pieces et harquebouses, capables de troubler Caesar mesme, qui l'en eust [407] surpris autant inexperimenté, et à cett'heure, contre des peuples nuds, si ce n'est où l'invention estoit arrivée de quelque tissu de cotton, sans autres armes pour le plus que d'arcs, pierres, bastons et boucliersde bois; des peuples surpris, soubs couleur d'amitié et de bonne foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incogneues: contez, dis-je, aux conquerans cette disparité, vous leur ostez toute l'occasion de tant de victoires. Quand je regarde cete ardeur indomptable dequoy tant de milliers d'hommes, femmes et enfans, se presentent et rejettent à tant de fois aux dangers inevitables, pour la deffence de leurs dieux et de leur liberté; céte genereuse obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers que de se soubmettre à la domination de ceux de qui ils ont esté si honteusement abusez, et aucuns choisissans plustost de se laisser defaillir par faim et par jeusne, estans pris, que d'accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses, je prevois que, à qui les eust attaquez pair à pair, et d'armes, et d'experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux, et plus, qu'en autre guerre que nous voyons. Que n'est tombée soubs Alexandre ou soubs ces anciens Grecs et Romains une si noble conqueste, et une si grande mutation et alteration de tant d'empires et de peuples soubs des mains qui eussent doucement poly et defriché ce qu'il y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produit, meslant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deçà, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aussi meslant les vertus Grecques et Romaines aux originelles du pays! Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et deportemens nostres qui se sont presentez par delà eussent appelé ces peuples à l'admiration et imitation de la vertu et eussent dressé entre eux et nous une fraternele [407v] societé et intelligence! Combien il eust esté aisé de faire son profit d'ames si neuves, si affamées d'apprentissage, ayant pour la plus part de si beaux commencemens naturels! Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexperience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron de nos meurs. Qui mit jamais à tel pris le service de la mercadence et de la trafique? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passez au fil de l'espée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la negotiation des perles et du poivre: mechaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais les inimitiez publiques ne pousserent les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilitez et calamitez si miserables. En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns Espagnols prindrent terre en une contrée fertile et plaisante, fort habitée, et firent àce peuple leurs remonstrances accoustumées: Qu'ils estoient gens paisibles, venans de loingtains voyages, envoyez de la part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la terre habitable, auquel le Pape, representant Dieu en terre, avoit donné la principauté de toutes les Indes; Que, s'ils vouloient luy estre tributaires, ils seroient tres-benignement traictez; leur demandoient des vivres pour leur nourriture et de l'or pour le besoing de quelque medecine; leur remontroient au demeurant la creance d'un seul Dieu et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient d'accepter, y adjoustans quelques menasses. La responce fut telle: Que, quand à estre paisibles, ils n'en portoient pas la mine, s'ils l'estoient; Quand à leur Roy, puis qu'il demandoit, il devoit estre indigent et necessiteux; et celuy qui luy avoit faict cette distribution, homme aymant dissention, d'aller donner à un tiers chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre les anciens possesseurs; Quant [408] aux vivres, qu'ils leur en fourniroient; D'or, ils en avoient peu, et que c'estoit chose qu'ils mettoient en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au service de leur vie, là où tout leur soin regardoit seulement à la passer heureusement et plaisamment; pourtant ce qu'ils en pourroient trouver, sauf ce qui estoit employé au service de leurs dieux, qu'ils le prinssent hardiment; Quant à un seul Dieu, le discours leur en avoit pleu, mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en estans si utilement servis si long temps, et qu'ils n'avoient accoustumé prendre conseil que de leurs amis et connoissans; Quant aux menasses, c'estoit signe de faute de jugement d'aller menassant ceux desquels la nature et les moyens estoient inconneux; Ainsi qu'ils se despeschassent promptement de vuyder leur terre, car ils n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part les honnestetez et remonstrances de gens armez et estrangers; autrement, qu'on feroit d'eux comme de ces autres, leur montrant les testes d'aucuns hommes justiciez autour de leur ville. Voilà un exemple de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a que ny en ce lieu là ny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouverent les marchandises qu'ils cerchoient, ils ne feirent arrest ny entreprise, quelque autre commodité qu'il y eust, tesmoing mes Cannibales. Des deux les plus puissans monarques de ce monde là, et, à l'avanture, de cettuy-cy, Roys de tant de Roys, les derniers qu'ils en chasserent, celuy du Peru, ayant esté pris en une bataille et mis à une rançon si excessifve qu'elle surpasse toute creance, et celle là fidellement payée, et avoir donné par sa conversation signe d'un courage franc, liberal et constant, et d'un entendement net et bien composé, il print envie aux vainqueurs, apres en avoir tiré un million trois cens vingt cinq mille cinq censpoisant d'or, outre l'argent et autres choses qui ne monterent pas moins, si que leurs chevaux n'alloient plus ferrez que d'or [408v] massif, de voir encores, au pris de quelque desloyauté que ce fut, quel pouvoit estre le reste des thresors de ce Roy, et jouyr librement de ce qu'il avoit reservé. On luy apposta une fauce accusation et preuve, qu'il desseignoit de faire souslever ses provinces pour se remettre en liberté. Sur-quoy, par beau jugement de ceux mesme qui luy avoient dressé cette trahison, on le condemna à estre pendu et estranglé publiquement, luy ayant faict racheter le tourment d'estre bruslé tout vif par le baptesme qu'on luy donna au supplice mesme. Accident horrible et inouy, qu'il souffrit pourtant sans se démentir ny de contenance ny de parole, d'une forme et gravité vrayement royalle. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de chose si estrange, on contrefit un grand deuil de sa mort, et luy ordonna l'on des somptueuses funerailles. L'autre, Roy de Mexico, ayant long temps defendu sa ville assiegée et montré en ce siege tout ce que peut et la souffrance et la perseverance, si onques prince et peuple le montra, et son malheur l'ayant rendu vif entre les mains des ennemis, avec capitulation d'estre traité en Roy (aussi ne leur fit-il rien voir, en la prison, indigne de ce tiltre); ne trouvant poinct apres cette victoire tout l'or qu'ils s'estoient promis, apres avoir tout remué et tout fouillé, se mirent à en cercher des nouvelles par les plus aspres geines dequoy ils se peurent adviser, sur les prisonniers qu'ils tenoient. Mais, n'ayant rien profité, trouvant des courages plus forts que leurs torments, ils en vindrent en fin à telle rage que, contre leur foy et contre tout droit des gens, ils condamnerent le Roy mesme et l'un des principaux seigneurs de sa court à la geine en presence l'un de l'autre. Ce seigneur, se trouvant forcé de la douleur, environné de braziers ardens, tourna sur la fin piteusement sa veue vers son maistre, comme pour luy demander mercy de ce qu'il n'en pouvoit plus. Le Roy, plantant fierement et rigoureusement les yeux sur luy, [409] pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dict seulement ces mots, d'une voix rude et ferme: Et moy, suis-je dans un bain? suis-je pas plus à mon aise que toy? Celuy-là, soudain apres, succomba aux douleurs et mourut sur la place. Le Roy, à demy rosty, fut emporté de là, non tant par pitié (car quelle pitié toucha jamais des ames qui, pour la doubteuse information de quelque vase d'or à piller, fissent griller devant leurs yeux un homme, non qu'un Roy si grand et en fortune et en merite), mais ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de se delivrer par armes d'une si longue captivité et subjection, où il fit sa fin digne d'un magnanime prince.A une autre-fois, ils mirent brusler pour un coup, en mesme feu, quatre cens soixante hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante des principaux seigneurs d'une province, prisonniers de guerre simplement. Nous tenons d'eux-mesmes ces narrations, car ils ne les advouent pas seulement, ils s'en ventent et les preschent. Seroit-ce pour tesmoignage de leur justice ou zele envers la religion? Certes, ce sont voyes trop diverses et ennemies d'une si saincte fin. S'ils se fussent proposés d'estendre nostre foy, ils eussent consideré que ce n'est pas en possession de terres qu'elle s'amplifie, mais en possession d'hommes, et se fussent trop contentez des meurtres que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment une boucherie, comme sur des bestes sauvages, universelle, autant que le fer et le feu y ont peu attaindre, n'en ayant conservé par leur dessein qu'autant qu'ils en ont voulu faire de miserables esclaves pour l'ouvrage et service de leurs minieres: si que plusieurs des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste, par ordonnance des Rois de Castille, justement offencez de l'horreur de leurs [409v] deportemens, et quasi tous desestimez et mal-voulus. Dieu a meritoirement permis que ces grands pillages se soient absorbez par la mer en les transportant, ou par les guerres intestines dequoy ils se sont entremangez entre eux, et la plus part s'enterrerent sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire. Quant à ce que la recepte, et entre les mains d'un prince mesnager et prudent, respond si peu à l'esperance qu'on en donna à ses predecesseurs, et à cette premiere abondance de richesses qu'on rencontra à l'abord de ces nouvelles terres (car, encore qu'on en retire beaucoup, nous voyons que ce n'est rien au pris de ce qui s'en devoit attendre), c'est que l'usage de la monnoye estoit entierement inconneu, et que par consequent leur or se trouva tout assemblé, n'estant en autre service que de montre et de parade, comme un meuble reservé de pere en fils par plusieurs puissants Roys, qui espuisoient toujours leurs mines pour faire ce grand monceau de vases et statues à l'ornement de leurs palais et de leurs temples, au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce. Nous le menuisons et alterons en mille formes, l'espandons et dispersons. Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l'or qu'ils pourroient trouver en plusieurs siecles, et le gardassent immobile. Ceux du Royaume de Mexico estoient aucunement plus civilisez et plus artistes que n'estoient les autres nations de là. Aussi jugeoient-ils, ainsi que nous, que l'univers fut proche de sa fin, et en prindrent poursigne la desolation que nous y apportames. Ils croyoyent que l'estre du monde se depart en cinq aages et en la vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre avoient desjà fourny leur temps, et que celuy qui leur esclairoit estoit le cinquiesme. Le premier perit avec toutes les autres creatures par universelle inondation d'eaux; le second, par la cheute du ciel sur nous, qui estouffa toute chose vivante, auquel aage ils assignent les [410] geants, et en firent voir aux Espagnols des ossements à la proportion desquels la stature des hommes revenoit à vingt paumes de hauteur; le troisiesme, par feu qui embrasa et consuma tout; le quatriesme, par une émotion d'air et de vent qui abbatit jusques à plusieurs montaignes: les hommes n'en moururent poinct, mais ils furent changez en magots (quelles impressions ne souffre la lacheté de l'humaine creance!); apres la mort de ce quatriesme Soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpetuelles tenebres, au quinziesme desquels fut creé un homme et une femme qui refeirent l'humaine race; dix ans apres, à certain de leurs jours, le Soleil parut nouvellement creé; et commence, depuis, le compte de leurs années par ce jour là. Le troisiesme jour de sa creation, moururent les Dieux anciens; les nouveaux sont nays depuis, du jour à la journée. Ce qu'ils estiment de la maniere que ce dernier Soleil perira, mon autheur n'en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatriesme changement rencontre à cette grande conjonction des astres qui produisit, il y a huict cens tant d'ans, selon que les Astrologiens estiment, plusieurs grandes alterations et nouvelletez au monde. Quant à la pompe et magnificence, par où je suis entré en ce propos, ny Graece, ny Romme, ny Aegypte ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du pays, depuis la ville de Quito jusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieues), droict, uny, large de vingt-cinq pas, pavé, revestu de costé et d'autre de belles et hautes murailles, et le long d'icelles, par le dedans, deux ruisseaux perennes, bordez de beaux arbres qu'ils nomment molly. Où ils ont trouvé des montaignes et rochers, ils les ont taillez et applanis, et comblé les fondrieres de [410v] pierre et chaux. Au chef de chasque journée, il y a de beaux palais fournis de vivres, de vestements et d'armes, tant pour les voyageurs que pour les armées qui ont à y passer. En l'estimation de cet ouvrage, j'ay compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce lieu là. Ils ne bastissoient poinct de moindres pierres que de dix pieds en carré; ils n'avoient autre moyen de charrier qu'à force de bras, en trainant leur charge; et pas seulement l'art d'eschafauder, n'y sçachant autre finesse que de hausser autant de terre contre leur bastiment, comme il s'esleve, pour l'oster apres.Retombons à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils se faisoient porter par les hommes et sur leurs espaules. Ce dernier Roy du Peru, le jour qu'il fut pris, estoit ainsi porté sur des brancars d'or, et assis dans une cheze d'or, au milieu de sa bataille. Autant qu'on tuoit de ces porteurs pour le faire choir à bas, car on le vouloit prendre vif, autant d'autres, et à l'envy, prenoient la place des morts, de façon qu'on ne le peut onques abbatre, quelque meurtre qu'on fit de ces gens là, jusques à ce qu'un homme de cheval l'alla saisir au corps, et l'avalla par terre.

Chap. VII.
De l'Incommodité de la Grandeur

Puisque nous ne la pouvons aveindre, vengeons nous à en mesdire. Si n'est pas entierement mesdire de quelque chose, d'y trouver des deffauts; il s'en trouve en toutes choses, pour belles et desirables qu'elles soyent. En general, elle a cet evident avantage qu'elle se ravalle quand il luy plaist, et qu'à peu pres elle a le chois de l'une et l'autre condition: car on ne tombe pas de toute hauteur; il en est plus desquelles on peut descendre sans tomber. Bien [411] me semble il que nous la faisons trop valoir, et trop valoir aussi la resolution de ceux que nous avons ou veu ou ouy dire l'avoir mesprisée, ou s'en estre desmis de leur propre dessein. Son essence n'est pas si evidemment commode, qu'on ne la puisse refuser sans miracle. Je trouve l'effort bien difficile à la souffrance des maux; mais, au contentement d'une mediocre mesure de fortune et fuite de la grandeur, j'y trouve fort peu d'affaire. C'est une vertu, ce me semble, où moy, qui ne suis qu'un oyson, arriverois sans beaucoup de contention. Que doivent faire ceux qui mettroyent encores en consideration la gloire qui accompaigne ce refus, auquel il peut escheoir plus d'ambition qu'au desir mesme et jouyssance de la grandeur: d'autant que l'ambition ne se conduit jamais mieux selon soy que par une voye esgarée et inusitée? J'esguise mon courage vers la patience, je l'affoiblis vers le desir. Autant ay-je à souhaiter qu'un autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et d'indiscretion; mais pourtant si ne m'est-il jamais advenu de souhaiter ny empire ny Royauté, ny l'eminence de ces hautes fortunes et commenderesses. Je ne vise pas de ce costé là, je m'ayme trop. Quand je pense à croistre, c'est bassement, d'une accroissance contrainte et couarde, proprement pour moy, en resolution, en prudence, en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce credit, cette auctorité si puissante foule mon imagination. Et, tout à l'opposite de l'autre, m'aimerois à l'avanture mieux deuxiesme ou troisiesme à Perigeus que premierà Paris; au moins, sans mentir, mieux troisiesme à Paris, que premier en charge. Je ne veux ny debattre avec un huissier de porte, miserable inconnu, ny faire fendre en adoration les presses où je passe. Je suis duit à un estage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré, en la conduitte de ma vie et de mes entreprinses, que j'ay plustost fuy qu'autrement d'enjamber par dessus le degré de fortune auquel Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle est pareillement juste et aisée. J'ay ainsi l'ame poltrone, que je ne mesure pas la bonne fortune selon sa hauteur; je la mesure selon sa facilité. Mais si je n'ay point le coeur gros assez, je l'ay à l'équipollent ouvert, et qui m'ordonne de publier hardiment sa foiblesse. Qui me donneroit à conferer la vie de Lucius Thorius Balbus, gallant homme, beau, sçavant, sain, entendu et abondant en toute sorte de commoditez et plaisirs, conduisant une vie tranquille et toute sienne, l'ame bien preparée contre la mort, la superstition, les douleurs et autres encombriers de l'humaine necessité, mourant en fin en bataille, les armes à la main, pour la defense de son païs, d'une part; et d'autre part la vie de Marcus Regulus, ainsi grande et hautaine que chacun la connoit, et sa fin admirable; l'une sans nom, sans dignité, l'autre exemplaire et glorieuse à merveilles: j'en diroy certes ce qu'en dict Cicero, si je sçavoy aussi bien dire que luy. Mais s'il me les falloit coucher sur la mienne, je diroy aussi que la premiere est autant selon ma portée et selon mon desir que je conforme à ma portée, comme la seconde est loing au delà; qu'à cette cy je ne puis advenir que par veneration, j'adviendroy volontiers à l'autre par usage. Retournons à nostre grandeur temporelle, d'où nous sommes partis. Je suis desgousté de maistrise et active [411v] et passive. Otanez, l'un des sept qui avoient droit de pretendre au royaume de Perse, print un party que j'eusse prins volontiers: c'est qu'il quitta à ses compagnons son droit d'y pouvoir arriver par election ou par sort, pourveu que luy et les siens vescussent en cet empire hors de toute subjection et maistrise, sauf celle des loix antiques, et y eussent toute liberté qui ne porteroit prejudice à icelles, impatient de commander comme d'estre commandé. Le plus aspre et difficile mestier du monde, à mon gré, c'est faire dignement le Roy. J'excuse plus de leurs fautes qu'on ne faict communéement, en consideration de l'horrible poix de leur charge, qui m'estonne. Il est difficile de garder mesure à une puissance si desmesurée. Si est-ce que c'est, envers ceux mesme qui sont de moins excellente nature, unesinguliere incitation à la vertu d'estre logé en tel lieu où vous ne faciez aucun bien qui ne soit mis en registre et en conte, et où le moindre bien faire porte sur tant de gens, et où vostre suffisance, comme celle des prescheurs, s'adresse principalement au peuple, juge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu de choses ausquelles nous puissions donner le jugement syncere, parce qu'il en est peu ausquelles, en quelque façon, nous n'ayons particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise et la subjection, sont obligées à une naturelle envie et contestation; il faut qu'elles s'entrepillent perpetuellement. Je ne crois ny l'une ny l'autre des droicts de sa compaigne: laissons en dire à la raison, qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Je feuilletois, il n'y a pas un mois, deux livres escossois se combattans sur ce subject: le populaire rend le Roy de pire condition qu'un charretier; le monarchique le loge quelques brasses au dessus de Dieu en puissance et souveraineté. Or l'incommodité de la grandeur, que j'ay pris icy à remarquer par quelque occasion qui vient de m'en advertir, est cette cy. Il n'est à l'avanture rien plus plaisant au commerce des hommes que les essays que nous faisons les uns contre les autres, par jalousie d'honneur et de valeur, soit aux exercices du corps, ou de l'esprit, ausquels la grandeur souveraine n'a aucune vraye part. A la verité, il m'a semblé souvent qu'à force de respect on y traicte les Princes desdaigneusement et injurieusement. Car ce [412] dequoy je m'offençois infiniement en mon enfance, que ceux qui s'exerçoyent avec moy espargnassent de s'y employer à bon escient, pour me trouver indigne contre qui ils s'efforçassent, c'est ce qu'on voit leur advenir tous les jours, chacun se trouvant indigne de s'efforcer contre eux. Si on recognoist qu'ils ayent tant soit peu d'affection à la victoire, il n'est celuy qui ne se travaille à la leur prester, et qui n'aime mieux trahir sa gloire que d'offenser la leur: on n'y employe qu'autant d'effort qu'il en faut pour servir à leur honneur. Quelle part ont ils à la meslée, en laquelle chacun est pour eux? Il me semble voir ces paladins du temps passé se presentans aus joustes et aus combats avec des corps et des armes faees. Brisson, courant contre Alexandre, se feingnit en la course; Alexandre l'en tança, mais il luy en devoit faire donner le foet. Pour cette consideration, Carneades disoit que les enfans des Princes n'apprennent rien à droict qu'à manier des chevaux, d'autant que en tout autre exercice chacun fleschit soubs eux et leur donne gaigné; mais un cheval, qui n'est ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy à terre comme il feroit le fils d'un crocheteur. Homere a esté contrainct de consentir que Venus fut blessée au combat de Troye, une si douce saincte,et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger. On faict courroucer, craindre, fuyr les dieux, s'en jalouser, se douloir et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent entre nous de ces imperfections. Qui ne participe au hazard et difficulté, ne peut pretendre interest à l'honneur et plaisir qui suit les actions hazardeuses. C'est pitié de pouvoir tant qu'il advienne que toutes choses vous cedent. Vostre fortune rejecte trop loing de vous la societé et la compaignie, elle vous plante trop à l'escart. Cette aysance et lache facilité de faire tout baisser soubs soy est ennemye de toute sorte de plaisir: [412v] c'est glisser, cela, ce n'est pas aller; c'est dormir, ce n'est pas vivre. Concevez l'homme accompaigné d'omnipotence, vous l'abismez: il faut qu'il vous demande par aumosne de l'empeschement et de la resistance; son estre et son bien est en indigence. Leurs bonnes qualitez sont mortes et perdues, car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met hors; ils ont peu de cognoissance de la vraye louange, estant batus d'une si continuele approbation et uniforme. Ont ils affaire au plus sot de leurs subjects, ils n'ont aucun moyen de prendre advantage sur luy; en disant: C'est pour ce qu'il est mon Roy, il luy semble avoir assez dict qu'il a presté la main à se laisser vaincre. Cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et essentielles (elles sont enfoncées dans la Royauté) et ne leur laisse à eux faire valoir que les actions qui la touchent directement et qui luy servent, les offices de leur charge. C'est tant estre Roy qu'il n'est que par là. Cette lueur estrangere qui l'environne, le cache et nous le desrobe; nostre veue s'y rompt et s'y dissipe, estant remplie et arrestée par cette forte lumiere. Le Senat ordonna le pris d'eloquence à Tybere; il le refusa, n'estimant pas que, d'un jugement si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s'en peut ressentir. Comme on leur cede tous avantages d'honneur, aussi conforte l'on et auctorise les deffauts et vices qu'ils ont, non seulement par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suyvans d'Alexandre portoit comme luy la teste à costé; et les flateurs de Dionysius s'entrehurtoyent en sa presence, poussoyent et versoyent ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu'ils avoyent la veue aussi courte que luy. Les greveures ont aussi par fois servy de recommandation et faveur. J'en ay veu la surdité en affectation; et, par ce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans repudier les leurs, qu'ils aymoyent. Qui plus est, la paillardise s'en est veue en credit, et [413] toute dissolution; comme aussi la desloyauté, les blasphemes, la cruauté; comme l'heresie; comme lasuperstition, l'irreligion, la mollesse; et pis, si pis il y a: par un exemple encores plus dangereux que celuy des flateurs de Mithridates, qui, d'autant que leur maistre envioit l'honneur de bon medecin, luy portoyent à inciser et cautheriser leurs membres: car ces autres souffrent cautheriser leur ame, partie plus delicate et plus noble. Mais, pour achever par où j'ay commencé, Adrian l'Empereur debatant avec le philosophe Favorinus de l'interpretation de quelque mot, Favorinus luy en quicta bien tost la victoire. Ses amys se plaignans à luy: Vous vous moquez, fit-il; voudriez vous qu'il ne fut pas plus sçavant que moy, luy qui commande à trente legions? Auguste escrivit des vers contre Asinius Pollio: Et moy, dict Pollio, je me tais; ce n'est pas sagesse d'escrire à l'envy de celui qui peut proscrire. Et avoyent raison. Car Dionysius, pour ne pouvoir esgaller Philoxenus en la poesie, et Platon en discours, en condemna l'un aus carrieres, et envoya vendre l'autre esclave en l'isle d'Aegine.

Chap. VIII.
De l'Art de Conferer

C'est un usage de nostre justice, d'en condamner aucuns pour l'advertissement des autres. De les condamner par ce qu'ils ont failly, ce seroit bestise, comme dict Platon. Car, ce qui est faict, ne se peut deffaire; mais c'est affin qu'ils ne faillent plus de mesmes, ou qu'on fuye l'exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu'on pend, on corrige les autres par luy. Je faicts de mesmes. Mes erreurs sont tantost naturelles et incorrigibles; mais, ce que les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, je le profiteray à l'avanture à me faire eviter:

Nonne vides Albi ut malè vivat filius, utque
Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.

Publiant et accusant mes imperfections, quelqu'un apprendra de les craindre. Les parties que j'estime le plus en moy, tirent plus [413v] d'honneur de m'accuser que de me recommander. Voilà pourquoi j'y retombe et m'y arreste plus souvant. Mais, quand tout est conté, on ne parle jamais de soy sans perte. Les propres condemnations sont tousjours accrues, les louanges mescrues. Il en peut estre aucuns de ma complexion, qui m'instruis mieux par contrarieté que par exemple, et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline regardoit le vieux Caton, quand il dict que les sages ont plus à apprendre des fols que les fols des sages; et cet ancien joueur de lyre, que Pausanias recite avoir accoustumé contraindre ses disciples d'aller ouyr un mauvais sonneur qui logeoit vis à vis de luy, où ils apprinsent à hayr ses desaccords et fauces mesures. L'horreur de la cruauté me rejecte plus avant en la clemence qu'aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Un bon escuyer ne redresse pas tant mon assiete, comme faict un procureur ou un Venitien à cheval; et une mauvaise façon de langage reforme mieux la mienne que ne faict la bonne. Tous les jours la sotte contenance d'un autre m'advertit et m'advise. Ce qui poind, touche et esveille mieux que ce qui plaist. Ce temps n'est propre à nous amender qu'à reculons, par disconvenance plus que par accord, par difference que par similitude. Estant peu aprins par les bons exemples, je me sers des mauvais, desquels la leçon est ordinaire. Je me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme j'en voyoy de fascheux, aussi ferme que j'en voyoy de mols, aussi doux que j'en voyoy d'aspres. Mais je me proposoy des mesures invincibles. Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c'est à mon gré la conference. J'en trouve l'usage plus doux que d'aucune autre action de nostre vie; et c'est la raison pourquoy, si j'estois asture forcé de choisir, je consentirois plustost, ce crois-je, de perdre la veue que l'ouir ou le parler. Les Atheniens, et encore les Romains, conservoient en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profict, comme il se voitpar la [414] comparaison de nos entendemens aux leurs. L'estude des livres, c'est un mouvement languissant et foible qui n'eschauffe poinct: là où la conference apprend et exerce en un coup. Si je confere avec une ame forte et un roide jousteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations eslancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l'unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reiglez, il ne se peut dire combien il perd et s'abastardit par le continuel commerce et frequentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui s'espande comme celle-là. Je sçay par assez d'experience combien en vaut l'aune. J'ayme à contester et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes et pour moy. Car de servir de spectacle aux grands et faire à l'envy parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c'est un mestier tres-messeant, à un homme d'honneur. La sottise est une mauvaise qualité; mais de ne la pouvoir supporter, et s'en despiter et ronger, comme il m'advient, c'est une autre sorte de maladie qui ne doit guere à la sottise en importunité; et est ce qu'à present je veux accuser du mien. J'entre en conference et en dispute avec grande liberté et facilité, d'autant que l'opinion trouve en moy le terrein mal propre à y penetrer et y pousser de hautes raçines. Nulles propositions m'estonnent, nulle creance me blesse, quelque contrarieté qu'elle aye à la mienne. Il n'est si frivole et si extravagante fantasie qui ne me semble bien sortable à la production de l'esprit humain. Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses; et, si nous n'y prestons le jugement, nous y prestons aiséement l'oreille. Où l'un plat est vuide du tout en la balance, je laisse vaciller l'autre, sous les songes d'une vieille. Et me [414v] semble estre excusable si j'accepte plustost le nombre impair; le jeudy au pris du vendredy; si je m'aime mieux douziesme ou quatorziesme que treziesme à table; si je vois plus volontiers un liévre costoyant que traversant mon chemin quand je voyage, et donne plustost le pied gauche que le droict à chausser. Toutes telles ravasseries, qui sont en credit autour de nous, meritent au-moins qu'on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l'inanité, mais elles l'emportent. Encores sont en poids les opinions vulgaires et casuelles autre chose que rien en nature. Et, qui ne s'y laisse aller jusques là, tombe à l'avanture au vice de l'opiniastreté pour eviter celuy de la superstition.Les contradictions donc des jugemens ne m'offencent ny m'alterent; elles m'esveillent seulement et m'exercent. Nous fuyons à la correction; il s'y faudroit presenter et produire, notamment quand elle vient par forme de conferance, non de rejance. A chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à droit, comment on s'en deffera. Au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Je souffrirois estre rudement heurté par mes amis: Tu es un sot, tu resves. J'ayme, entre les galans hommes, qu'on s'exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l'ouie et la durcir contre cette tandreur du son ceremonieux des parolles. J'ayme une societé et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte en l'aspreté et vigueur de son commerce, comme l'amour, és morsures et esgratigneures sanglantes. Elle n'est pas assez vigoureuse et genereuse, si elle n'est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le hurt et a ses allures contreintes. Neque enim disputari sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere; je m'avance vers celuy qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la verité devroit estre la cause commune à l'un et à l'autre. Que respondra-il? la passion du courroux lui a desjà frappé le jugement. Le trouble s'en est saisi avant la raison. Il seroit utile qu'on passast par gageure la decision de nos disputes, qu'il y eut une marque materielle de nos pertes, affin [415] que nous en tinssions estat, et que mon valet me peut dire: Il vous costa, l'année passée, cent escus, à vingt fois, d'avoir esté ignorant et opiniastre. Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et m'y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincues, de loing que je la vois approcher. Et, pourveu qu'on n'y procede d'une troigne trop imperieuse et magistrale, je preste l'espaule aux reprehensions que l'on faict en mes escrits; et les ay souvent changez plus par raison de civilité que par raison d'amendement: aymant à gratifier et nourrir la liberté de m'advertir par la facilité de ceder; ouy, à mes despans. Toutefois il est certes malaisé d'y attirer les hommes de mon temps: ils n'ont pas le courage de corriger, par ce qu'ils n'ont pas le courage de souffrir à l'estre, et parlent tousjours avec dissimulation en presence les uns des autres. Je prens si grand plaisir d'estre jugé et cogneu, qu'il m'est comme indifferent en quelle des deux formes je le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si souvent et condamne, que ce m'est tout un qu'un autrele face: veu principalement que je ne donne à sa reprehension que l'authorité que je veux. Mais je romps paille avec celuy qui se tient si haut à la main, comme j'en cognoy quelqu'un qui plaint son advertissement, s'il n'en est creu, et prend à injure si on estrive à le suivre. Ce que Socrates recueilloit, tousjours riant, les contradictions qu'on faisoit à son discours, on pourroit dire que sa force en estoit cause, et que, l'avantage ayant à tomber certainement de son costé, il les acceptoit comme matiere de nouvelle gloire. Mais nous voyons au rebours qu'il n'est rien qui nous y rende le sentiment si delicat, que l'opinion de la préeminence et desdaing de l'adversaire; et que, par raison, c'est au foible plustost d'accepter de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Je cerche à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment que de ceux qui me craignent. C'est un plaisir fade et nuisible d'avoir affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda à ses enfans de ne sçavoir jamais gré ny grace à homme qui les louat. Je me sens bien plus fier de la victoire que je gaigne sur moy quand, en l'ardeur mesme du combat, je me faicts plier soubs la force de la raison de mon adversaire, que je ne me sens gré de la victoire que je gaigne sur luy par sa foiblesse. En fin, je reçois et advoue toutes sortes d'atteinctes qui sont de droict fil, pour foibles qu'elles soient, mais je suis par trop impatient de celles qui se donnent sans forme. Il me chaut peu de la matiere, et me sont les opinions unes, et la victoire du subject à peu près indifferente. Tout un jour je contesteray paisiblement, si la conduicte du debat se suit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité que je demande, comme l'ordre. L'ordre qui se voit tous les jours aux altercations des bergers et des enfans de boutique, jamais entre nous. S'ils se detraquent, c'est en incivilité; si faisons nous bien. Mais leur tumulte et impatiance ne les devoye pas de leur theme: leur propos suit son cours. S'ils previennent l'un l'autre, s'ils ne s'attendent pas, au-moins ils s'entendent. On respond tousjours trop bien pour moy, si on respond à propos. Mais quand la dispute est trouble et des-reglée, je quitte la chose et m'attache à la forme avec despit et indiscretion, et me jette à une façon de debattre testue, malicieuse et imperieuse, dequoy j'ay à rougir apres. Il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maistre si impetueux, mais aussi ma conscience.Noz disputes devoient estre defendues et punies comme d'autres crimes verbaux. Quel vice n'esveillent elles et n'amoncellent, tousjours regies et commandées par la cholere! Nous entrons en inimitié, premierement contre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'aprenons à disputer que pour contredire, et, chascun contredisant et estant contredict, il en advient que le fruit du disputer c'est perdre et aneantir la verité. Ainsi Platon, en sa republique, prohibe cet exercice aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous en voie de quester ce qui est avec celuy qui n'a ny pas ny alleure qui vaille? On ne faict poinct tort au subject, quand on le quicte pour voir du moyen de le traicter; je ne dis pas moyen scholastique et artiste, je dis moyen naturel, d'un sain entendement. Que sera-ce en fin? L'un va en orient, l'autre en occident; ils perdent le principal, et l'escartent dans la presse des incidens. Au bout d'une heure de tempeste, ils ne sçavent ce qu'ils cerchent; l'un est bas, l'autre haut, l'autre costié. Qui se prend à un mot et une similitude; [415v] qui ne sent plus ce qu'on luy oppose, tant il est engagé en sa course; et pense à se suyvre, non pas à vous. Qui, se trouvant foible de reins, craint tout, refuse tout, mesle des l'entrée et confond le propos; ou, sur l'effort du debat, se mutine à se faire tout plat: par une ignorance despite, affectant un orgueilleux mespris, ou une sottement modeste fuite de contention. Pourveu que cettuy cy frappe, il ne luy chaut combien il se descouvre. L'autre compte ses mots, et les poise pour raisons. Celuy-là n'y emploie que l'advantage de sa voix et de ses poulmons. En voilà qui conclud contre soy-mesme. Et cettuy-cy, qui vous assourdit de prefaces et digressions inutiles. Cet autre s'arme de pures injures et cherche une querelle d'Alemaigne, pour se deffaire de la societé et conference d'un esprit qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses et sur les formules de son art. Or qui n'entre en deffiance des sciences, et n'est en doubte s'il s'en peut tirer quelque solide fruict au besoin de la vie, à considerer l'usage que nous en avons: nihil sanantibus litteris? Qui a pris de l'entendement en la logique? où sont ses belles promesses? Nec ad melius vivendum nec ad commodius disserendum. Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengeres qu'aux disputes publiques des hommes de cette profession? J'aymeroy mieux que mon fils apprint aux tavernes àparler, qu'aux escholes de la parlerie. Ayez un maistre és arts, conferez avec luy: que ne nous faict-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes et les ignorans, comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre? que ne nous domine-il et persuade comme il veut? Un homme si avantageux en matiere et en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les injures, l'indiscretion et la rage? Qu'il oste son chapperon, sa robbe et son latin; qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis. Il me semble, de cette implication et entrelasseure de langage, par où ils nous pressent, qu'il en va comme des joueurs de passe-passe: leur soupplesse combat et force nos sens, mais elle n'esbranle aucunement nostre creance; hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vile. [416] Pour estre plus sçavans, ils n'en sont pas moins ineptes. J'ayme et honore le sçavoir autant que ceux qui l'ont; et, en son vray usage, c'est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en ceux là (et il en est un nombre infiny de ce genre) qui en establissent leur fondamentale suffisance et valeur, qui se raportent de leur entendement à leur memoire, sub aliena umbra latentes, et ne peuvent rien que par livre, je le hay, si je l'ose dire, un peu plus que la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez les bourses, rarement les ames. Si elle les rencontre mousses, elle les aggrave et suffoque, masse crue et indigeste; si desliées, elle les purifie volontiers, clarifie et subtilise jusques à l'exinanition. C'est chose de qualité à peu pres indifferente; tres-utile accessoire à une ame bien née, pernicieux à une autre ame et dommageable; ou plustost chose de tres precieux usage, qui ne se laisse pas posseder à vil pris: en quelque main, c'est un sceptre; en quelque autre, une marotte. Mais suyvons. Quelle plus grande victoire attendez vous, que d'apprendre à vostre ennemy qu'il ne vous peut combatre? Quand vous gaignez l'avantage de vostre proposition, c'est la verité qui gaigne; quand vous gaignez l'avantage de l'ordre et de la conduite, c'est vous qui gaignez. Il m'est advis qu'en Platon et en Xenophon Socrates dispute plus en faveur des disputants qu'en faveur de la dispute; et, pour instruire Euthydemus et Protagoras de la connoissance de leur impertinence plus que de l'impertinence de leur art. Il empoigne la premiere matiere commeceluy qui a une fin plus utile que de l'esclaircir, assavoir esclaircir les esprits qu'il prend à manier et exercer. L'agitation et la chasse est proprement de nostre gibier: nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment; de faillir à la prise, c'est autre chose. Car nous sommes nais à quester la verité; il appartient de la posseder à une plus grande puissance. Elle n'est pas, comme disoit Democritus, cachée dans les fons des abismes, mais plustost eslevée en hauteur infinie en la cognoissance divine. Le monde n'est qu'une escole d'inquisition. Ce n'est pas à qui mettra dedans, mais à qui faira les plus belles courses. Autant peut faire le sot celuy qui dict vray, que celuy qui dict faux: car nous sommes sur la maniere, non sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme qu'à la substance, autant [416v] à l'advocat qu'à la cause, comme Alcibiades ordonnoit qu'on fit. Et tous les jours m'amuse à lire en des autheurs, sans soin de leur science, y cherchant leur façon, non leur subject. Tout ainsi que je poursuy la communication de quelque esprit fameux, non pour qu'il m'enseigne, mais pour que je le cognoisse. Tout homme peut dire veritablement; mais dire ordonnéement, prudemment et suffisamment, peu d'hommes le peuvent. Par ainsi, la fauceté qui vient d'ignorance ne m'offence point, c'est l'ineptie. J'ay rompu plusieurs marchez qui m'estoyent utiles, par l'impertinence de la contestation de ceux avec qui je marchandois. Je ne m'esmeus pas une fois l'an des fautes de ceux sur lesquels j'ay puissance; mais, sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations, excuses et defences asnieres et brutales, nous sommes tous les jours à nous en prendre à la gorge. Ils n'entendent ny ce qui se dict ny pourquoy, et respondent de mesme; c'est pour desesperer. Je ne sens heurter rudement ma teste que par une autre teste, et entre plustost en composition avec le vice de mes gens qu'avec leur temerité, importunité, et leur sottise. Qu'ils facent moins, pourveu qu'ils soyent capables de faire: vous vivez en esperance d'eschauffer leur volonté; mais d'une souche il n'y a ny qu'esperer ny que jouyr qui vaille. Or quoi, si je prens les choses autrement qu'elles ne sont? Il peut estre; et pourtant j'accuse mon impatience, et tiens premierement qu'elle est également vitieuse en celuy qui a droict comme en celuy qui a tort: car c'est tousjours un'aigreur tyrannique de ne pouvoir souffrir une forme diverse à la sienne; et puis, qu'il n'est, à la verité, point de plus grande fadese, et plus constante, que de s'esmouvoir et piquer desfadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise principallement contre nous; et ce philosophe du temps passé n'eust jamais eu faute d'occasion à ses pleurs, tant qu'il se fut considéré. Mison, l'un des sept sages, d'une humeur Timoniene et Democritiene, interrogé dequoy il rioit tout seul: De ce mesmes que je ris tout seul, respondit-il. Combien de sottises dis-je et respons-je tous les jours, selon moy; et volontiers donq combien plus frequentes, selon autruy! Si je m'en mors les levres, qu'en doivent faire les autres? Somme, il faut vivre entre les vivants, et laisser courre la riviere sous le pont sans nostre soing, ou, à tout le moins, sans nostre alteration. Voyre mais, pourquoy, sans nous esmouvoir, rencontrons nous quelqu'un qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne [417] pouvons souffrir le rencontre d'un esprit mal rengé sans nous mettre en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au juge qu'à la faute. Ayons tousjours en la bouche ce mot de Platon: Ce que je treuve mal sain, n'est-ce pas pour estre moy mesmes mal sain? Ne suis-je pas moy mesmes en coulpe? mon advertissement se peut-il pas renverser contre moy? Sage et divin refrein, qui fouete la plus universelle et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches que nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons aussi et nos arguments es matieres controverses sont ordinerement contournables vers nous, et nous enferrons de nos armes. Dequoy l'ancienneté m'a laissé assez de graves exemples. Ce fut ingenieusement bien dict et tres à propos par celuy qui l'inventa:

Stercus cuique suum bene olet.

Noz yeux ne voient rien en derriere. Cent fois du jour, nous nous moquons de nous sur le subject de nostre voisin et detestons en d'autres les defauts qui sont en nous plus clairement, et les admirons d'une merveilleuse impudence et inadvertance. Encore hier je fus à mesmes de veoir un homme d'entendement et gentil personnage se moquant aussi plaisamment que justement de l'inepte façon d'un autre qui rompt la teste à tout le monde de ses genealogies et alliances plus de moitié fauces (ceux-là se jettent plus volontiers sur tels sots propos qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins seures); et luy, s'il eust reculé sur soy, se fut trouvé non guere moins intemperant et ennuyeus à semer et faire valoir les prerogatives de la race de sa femme. O importune presumptionde laquelle la femme se voit armée par les mains de son mary mesme! S'ils entendoient latin, il leur faudroit dire: Age! si haec non insanit satis sua sponte, instiga. Je n'entens pas que nul n'accuse qui ne soit net, car nul n'accuseroit; voire ny net en mesme sorte de coulpe. Mais j'entens que nostre jugement, chargeant sur un autre duquel pour lors il est question, ne nous espargne pas d'une interne jurisdiction. C'est office de charité que qui ne peut oster un vice en soy cherche à l'oster ce neantmoins en autruy, où il peut avoir moins maligne et revesche semence. Ny ne me semble responce à propos à celuy qui m'advertit de ma faute, dire qu'elle est aussi en luy. Quoy pour cela? Tousjours l'advertissement est vray et utile. Si nous avions bon nez, nostre ordure nous devroit plus puïr d'autant qu'elle est nostre. Et Socrates est d'advis que qui se trouveroit coulpable, et son fils, et un estrangier, de quelque violence et injure, devroit comancer par soy à se presenter à la condamnation de la justice et implorer, pour se purger, le secours de la main du bourreau, secondement pour son fils et dernierement pour l'estrangier. Si ce precepte prend le ton un peu trop haut, au moins se doibt-il presenter le premier à la punition de sa propre conscience. Les sens sont nos propres et premiers juges, qui n'apperçoivent les choses que par les accidens externes; et n'est merveille si, en toutes les pieces du service de nostre societé, il y a un si perpetuel et universel meslange de ceremonies et apparences superficielles; si que la meilleure et plus effectuelle part des polices consiste en cela. C'est tousjours à l'homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont voulu bastir, ces années passées, un exercice de religion si contemplatif et immateriel, ne s'estonnent point s'il s'en trouve qui pensent qu'elle fut eschapée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenoit parmy nous comme marque, tiltre et instrument de division et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference: la gravité, la robbe et la fortune de celuy qui parle donne souvent credit à des propos vains et ineptes; il n'est pas à presumer qu'un monsieur si suivy, si redouté, n'aye au dedans quelque suffisance autre que populaire, et qu'un homme à qui on donne tant de commissions et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus habile que cet autre qui le salue de si loing et que personne n'employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces gens là se considerent et mettent encompte, chacun s'appliquant à y donner quelque belle et solide [417v] interpretation. S'ils se rabaissent à la conference commune et qu'on leur presente autre chose qu'aprobation et reverence, ils vous assomment de l'authorité de leur experience: ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict; vous estes accablé d'exemples. Je leur dirois volontiers que le fruict de l'experience d'un chirurgien n'est pas l'histoire de ses practiques, et se souvenir qu'il a guery quatre empestez et trois gouteux, s'il ne sçait de cet usage tirer dequoy former son jugement, et ne nous sçait faire sentir qu'il en soit devenu plus sage à l'usage de son art. Comme, en un concert d'instruments, on n'oit pas un leut, une espinete et la flutte, on oyt une harmonie en globe, l'assemblage et le fruict de tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c'est à la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n'est pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir; et les faut avoir digerées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions qu'elles portent. Il ne fut jamais tant d'historiens. Bon est il tousjours et utile de les ouyr, car ils nous fournissent tout plain de belles instructions et louables du magasin de leur memoire; grande partie, certes, au secours de la vie; mais nous ne cerchons pas cela pour cette heure, nous cerchons si ces recitateurs et recueilleurs sont louables eux mesme. Je hay toute sorte de tyrannie, et la parliere, et l'effectuelle. Je me bande volontiers contre ces vaines circonstances qui pipent nostre jugement par les sens; et, me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires, ay trouvé que ce sont, pour le plus, des hommes comme les autres,

Rarus enim fermè sensus communis in illa
Fortuna.

A l'avanture, les estime l'on et aperçoit moindres qu'ils ne sont, d'autant qu'ils entreprennent plus et se montrent plus: ils ne respondent point au faix qu'ils ont pris. Il faut qu'il y ayt plus de vigueur et de pouvoir au porteur qu'en la charge. Celuy qui n'a pas remply sa force, il vous laisse deviner s'il a encore de la force au delà, et s'il a esté essayé jusques à son dernier point; [418] celuy qui succombe à sa charge, il descouvre sa mesure et la foiblesse de ses espaules. C'est pourquoy on voit tant d'ineptes ames entre les sçavantes, et plus que d'autres: il s'en fut faict des bons hommes de mesnage, bons marchans, bons artizans; leur vigueur naturelle estoit taillée à cette proportion. C'est chose de grand poix que la science; ils fondent dessoubs: pour estaller et distribuer cette noble et puissantematiere, pour l'employer et s'en ayder, leur engin n'a ny assez de vigueur, ny assez de maniement: elle ne peut qu'en une forte nature; or elles sont bien rares. Et les foibles, dict Socrates, corrompent le dignité de la philosophie en la maniant. Elle paroist et inutile et vicieuse quand elle est mal estuyée. Voilà comment ils se gastent et affolent,

Humani qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens pretioso stamine serum
Velavit, nudasque nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.

A ceux pareillement qui nous regissent et commandent, qui tiennent le monde en leur main, ce n'est pas assez d'avoir un entendement commun, de pouvoir ce que nous pouvons; ils sont bien loing au dessoubs de nous, s'ils ne sont bien loin au dessus. Comme ils promettent plus, ils doivent aussi plus; et pourtant leur est le silence non seulement contenance de respect et gravité, mais encore souvent de profit et de mesnage: car Megabysus, estant allé voir Appelles en son ouvrouer, fut long temps sans mot dire et puis commença à discourir de ses ouvrages, dont il receut cette rude reprimende: Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque grande chose à cause de tes cheines et de ta pompe; mais maintenant qu'on t'a ouy parler, il n'est pas jusques aux garsons de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce grand estat, ne luy permettoient point d'estre ignorant d'une ignorance populaire, et de parler impertinemment de la peinture: il devoit maintenir, muet, cette externe et praesomptive suffisance. A combien de sottes ames, en mon temps, a servy une mine froide et taciturne [418v] de tiltre de prudence et de capacité! Les dignitez, les charges, se donnent necessairement plus par fortune que par merite; et a l'on tort souvent de s'en prendre aux Roys. Au rebours, c'est merveille qu'ils y aient tant d'heur, y ayant si peu d'adresse: Principis est virtus maxima nosse suos; car la nature ne leur a pas donné la veue qui se puisse estendre à tant de peuples, pour discerner de la precellence, et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de nostre volonté et de nostre meilleure valeur.Il faut qu'ils nous trient par conjecture et à tastons, par la race, les richesses, la doctrine, la voix du peuple: tres-foibles argumens. Qui pourroit trouver moien qu'on en peut juger par justice, et choisir les hommes par raison, establiroit de ce seul trait une parfaite forme de police. Ouy, mais il a mené à point ce grand affaire. C'est dire quelque chose, mais ce n'est pas assez dire: car cette sentence est justement receue, qu'il ne faut pas juger les conseils par les evenemens. Les Carthaginois punissoient les mauvais advis de leurs capitaines, encore qu'ils fussent corrigez par une heureuse issue. Et le peuple Romain a souvent refusé le triomphe à des grandes et tres utiles victoires par ce que la conduite du chef ne respondoit point à son bonheur. On s'aperçoit ordinairement aux actions du monde que la fortune, pour nous apprendre combien elle peut en toutes choses, et qui prent plaisir à rabatre nostre presomption, n'aiant peu faire les malhabiles sages, elle les fait heureux, à l'envy de la vertu. Et se mesle volontiers à favoriser les executions où la trame est plus purement sienne. D'où il se voit tous les jours que les plus simples d'entre nous mettent à fin de tres-grandes besongnes, et publiques et privées. Et comme Sirannez le Persien respondit à ceux qui s'estonnoient comment ses affaires succedoient si mal, veu que ses propos estoient si sages, qu'il estoit seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires c'estoit la fortune, ceux-cy peuvent respondre de mesme, mais d'un contraire biais. La plus part des choses du monde se font par elles mesmes, Fata viam inveniunt.
L'issue authorise souvent une tres-inepte conduite. Nostre entremise n'est quasi qu'une routine, et plus communéement consideration d'usage et d'exemple que de raison. Estonné de la grandeur de l'affaire, j'ay autrefois sceu par ceux qui l'avoient mené à fin leurs motifs et leur addresse: je n'y ay trouvé que des advis [419] vulgaires; et les plus vulgaires et usitez sont aussi peut estre les plus seurs et plus commodes à la pratique, sinon à la montre. Quoy, si les plus plattes raisons sont les mieux assises, les plus basses et lasches, et les plus battues, se couchent mieux aux affaires? Pour conserver l'authorité du Conseil des Roys, il n'est pas besoing que les personnes profanes y participent et y voyent plus avant que de la premiere barriere. Il se doibt reverer à credit et en bloc, qui en veut nourrirla reputation. Ma consultation esbauche un peu la matiere, et la considere legierement par ses premiers visages; le fort et principal de la besongne, j'ay accoustumé de le resigner au ciel:

Permitte divis caetera.

L'heur et le mal'heur sont à mon gré deux souveraines puissances. C'est imprudence d'estimer que l'humaine prudence puisse remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l'entreprise de celuy qui presume d'embrasser et causes et consequences, et mener par la main le progrez de son faict; vaine sur tout aux deliberations guerrieres. Il ne fut jamais plus de circonspection et prudence militaire qu'il s'en voit par fois entre nous: seroit ce qu'on crainct de se perdre en chemin, se reservant à la catastrophe de ce jeu? Je dis plus, que nostre sagesse mesme et consultation suit pour la plus part la conduicte du hazard. Ma volonté et mon discours se remue tantost d'un air, tantost d'un autre, et y a plusieurs de ces mouvemens qui se gouvernent sans moy. Ma raison a des impulsions et agitations journallieres et casuelles:

Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.

Qu'on regarde qui sont les plus puissans aus villes, et qui font mieux leurs besongnes: on trouvera ordinairement que ce sont les moins habiles. Il est advenu aux femmes, aux enfans et aux [419v] insensez, de commander des grands estats, à l'esgal des plus suffisans Princes. Et y rencontrent, dict Thucydides, plus ordinairement les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur bonne fortune à leur prudence. Ut quisque fortuna utitur Ita praecellet, atque exinde sapere illum omnes dicimus. Parquoy je dis bien, en toutes façons, que les evenemens sont maigres tesmoings de nostre pris et capacité.Or j'estois sur ce point, qu'il ne faut que voir un homme eslevé en dignité: quand nous l'aurions cogneu trois jours devant homme de peu, il coule insensiblement en nos opinions une image de grandeur, de suffisance, et nous persuadons que, croissant de trein et de credit, il est creu de merite. Nous jugeons de luy, non selon sa valeur, mais, à la mode des getons, selon la prerogative de son rang. Que la chanse tourne aussi, qu'il retombe et se remesle à la presse, chacun s'enquiert avec admiration de la cause qui l'avoit guindé si haut. Est-ce luy? faict on; n'y sçavoit il autre chose quand il y estoit? les Princes se contentent ils de si peu? nous estions vrayment en bonnes mains'C'est chose que j'ay veu souvant de mon temps. Voyre et le masque des grandeurs, qu'on represente aus comedies, nous touche aucunement et nous pipe. Ce que j'adore moy-mesmes aus Roys, c'est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et soubmission leur est deue, sauf celle de l'entendement. Ma raison n'est pas duite à se courber et flechir, ce sont mes genoux. Melanthius interrogé ce qu'il luy sembloit de la tragedie de Dionysius: Je ne l'ay, dict-il, point veue, tant elle est offusquée de langage. Aussi la pluspart de ceux qui jugent les discours des grans debvroient dire: Je n'ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué de gravité, de grandeur et de majesté. Antisthenes suadoit un jour aus Atheniens qu'ils commandassent que leurs asnes fussent aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyent les chevaux; sur-quoy il luy fut respondu que cet animal n'estoit pas nay à un tel service: C'est tout un, repliqua il, il n'y va que de vostre ordonnance; car les plus ignorans et incapables hommes que vous employez aus commandemens de vos [420] guerres, ne laissent pas d'en devenir incontinent tres-dignes, parce que vous les y employez. A quoy touche l'usage de tant de peuples, qui canonizent le Roy qu'ils ont faict d'entre eux, et ne se contentent point de l'honnorer s'ils ne l'adorent. Ceux de Mexico, depuis que les ceremonies de son sacre sont parachevées, n'osent plus le regarder au visage: ains, comme s'ils l'avoyent deifié par sa royauté, entre les serments qu'ils luy font jurer de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez, d'estre vaillant, juste et debonnaire, il jure aussi de faire marcher le soleil en sa lumiere accoustumée, desgouter les nuées en temps oportun, courir aux rivieres leurs cours, et faire porter à la terre toutes choses necessaires à son peuple. Je suis divers à cette façon commune, et me deffie plus de la suffisance quand je la vois accompaignée de grandeur de fortune et de recommandation populaire. Il nous faut prendre garde combien c'est de parlerà son heure, de choisir son point, de rompre le propos ou le changer d'une authorité magistrale, de se deffendre des oppositions d'autruy par un mouvement de teste, un sous-ris ou un silence, devant une assistance qui tremble de reverence et de respect. Un homme de monstrueuse fortune, venant mesler son advis à certain leger propos qui se demenoit tout lachement en sa table, commença justement ainsi: Ce ne peut estre qu'un menteur ou ignorant qui dira autrement que, etc. Suyvez cette pointe philosophique, un pouignart à la main. Voicy un autre advertissement duquel je tire grand usage: c'est qu'aus disputes et conferences, tous les mots qui nous semblent bons ne doivent pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches d'une suffisance estrangere. Il peut advenir à tel de dire un beau traict, une bonne responce et sentence, et la mettre en avant sans en cognoistre la force. Qu'on ne tient pas tout ce qu'on emprunte, à l'adventure se pourra il verifier par moy mesme. Il n'y faut point tousjours ceder, quelque verité ou beauté qu'elle ait. Ou il la faut combatre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de ne l'entendre pas, pour [420v] taster de toutes parts comment elle est logée en son autheur. Il peut advenir que nous nous enferrons, et aidons au coup outre sa portée. J'ay autrefois employé à la necessité et presse du combat des revirades qui ont faict faucée outre mon dessein et mon esperance: je ne les donnois qu'en nombre, on les recevoit en pois. Tout ainsi comme quand je debats contre un homme vigoureux je me plais d'anticiper ses conclusions, je luy oste la peine de s'interpreter, j'essaye de prevenir son imagination imparfaicte encores et naissante (l'ordre et la pertinence de son entendement m'advertit et menace de loing), de ces autres je faicts tout le rebours: il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer. S'ils jugent en parolles universelles: Cecy est bon, cela ne l'est pas, et qu'ils rencontrent, voyez si c'est la fortune qui rencontre pour eux. Qu'ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence: pourquoy c'est, par où c'est. Ces jugements universels que je vois si ordinaires ne disent rien. Ce sont gens qui saluent tout un peuple en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye cognoissance le saluent et remarquent nommément et particulierement. Mais c'est une hazardeuse entreprinse. D'où j'ay veu, plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits foiblement fondez, voulant faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage le point de la beauté, arrestent leur admiration d'unsi mauvais choix qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de l'autheur, il nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est seure: Voylà qui est beau'ayant ouy une entiere page de Vergile. Par là se sauvent les fins. Mais d'entreprendre à le suivre par espaulettes, et de jugement expres et trié vouloir remarquer par où un bon autheur se surmonte, par où se rehausse, poisant les mots, les phrases, les inventions une apres l'autre, ostez vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat. J'oy journellement dire à des sots des mots non sots. Ils disent une bonne chose; sçachons jusques où ils la cognoissent, voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau mot et cette belle raison qu'ils ne possedent pas; ils ne l'ont qu'en garde: ils l'auront produicte à l'avanture et à tastons; nous la leur mettons en credit et en pris. Vous leur prestez la main. A quoy faire? Ils ne vous en sçavent nul gré, et en deviennent plus ineptes. Ne les secondez pas, laisses les aller: ils manieront cette matiere comme gens qui ont peur de s'eschauder; ils n'osent luy changer d'assiete et de jour, ny l'enfoncer. Croslez la tant soit peu, elle leur eschappe: ils vous la quittent, toute forte et belle qu'elle est. Ce sont belles armes, mais elles sont mal emmanchées. Combien de fois en ay-je veu l'experience? Or, si vous venez à les esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et derobent incontinent cet avantage de vostre interpretation: C'estoit ce que je voulois dire; voylà justement ma conception; si je ne l'ay ainsin exprimé, ce n'est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice mesme à corriger cette fiere bestise. Le dogme d'Hegesias, qu'il ne faut ny haïr ny accuser, ains instruire, a de la raison ailleurs; mais icy c'est injustice et inhumanité de [421] secourir et redresser celuy qui n'en a que faire, et qui en vaut moins. J'ayme à les laisser embourber et empestrer encore plus qu'ils ne sont, et si avant, s'il est possible, qu'en fin ils se recognoissent. La sottise et desreglement de sens n'est pas chose guerissable par un traict d'advertissement. Et pouvons proprement dire de cette reparation ce que Cyrus respond à celuy qui le presse d'enhorter son ost sur le point d'une bataille: que les hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ par une bonne harangue, non plus qu'on ne devient incontinent musicien pour ouyr une bonne chanson. Ce sont apprentissages qui ont à estre faicts avant la main, par longue et constante institution. Nous devons ce soing aux nostres, et cette assiduité de correction et d'instruction; mais d'aller prescher le premier passant et regenter l'ignorance ou ineptie du premier rencontré, c'est un usage auquel je veux grand mal. Rarement le fais-je, aus propos mesme qui se passent avec moy, et quite plustost tout que de venir à ces instructions reculées et magistrales. Mon humeur n'est propre, non plus à parler qu'à escrire, pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun ou entre autres, pour fauces et absurdes que je les juge, je ne me jette jamais à la traverse ny de parolle ny de signe. Au demeurant, rien ne me despite tant en la sottise que dequoy elle se plaist plus que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C'est mal'heur que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous et vous en envoye tousjours mal content et craintif là où l'opiniastreté et la temerité remplissent leurs hostes d'esjouïssance et d'asseurance. C'est aux plus mal habiles de regarder les autres hommes par dessus l'espaule, s'en retournans tousjours du combat plains de gloire et d'allegresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gayeté de visage leur donne gaigné à l'endroit de l'assistance, qui est communément foible et incapable de bien juger et discerner les vrays avantages. L'obstination et ardeur d'opinion est la plus seure preuve de bestise. Est il rien certein, resolu, desdeigneux, contemplatif, grave, serieux come l'asne? Pouvons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication les devis pointus et coupez que l'alegresse et la privauté introduict entre les amis, gossans et gaudissans plaisamment et vifvement les uns les autres? Exercice auquel ma gayeté naturelle me rend assez propre; et s'il n'est aussi tendu et serieux que cet autre exercice que je viens de dire, [421v] il n'est pas moins aigu et ingenieux, ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour mon regard, j'y apporte plus de liberté que d'esprit, et y ay plus d'heur que d'invention; mais je suis parfaict en la souffrance, car j'endure la revenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi, sans alteration. Et à la charge qu'on me faict, si je n'ay dequoy repartir brusquement sur le champ, je ne vay pas m'amusant à suivre cette pointe, d'une contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l'opiniastreté: je la laisse passer et, baissant joyeusement les oreilles, remets d'en avoir ma raison à quelque heure meilleure. N'est pas marchant qui tousjours gaigne. La plus part changent de visage et de voix où la force leur faut, et par une importune cholere, au lieu dese venger, accusent leur foiblesse ensemble et leur impatience. En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouvons toucher sans offence; et nous entre-advertissons utillement de nos deffauts. Il y a d'autres jeux de mains, indiscrets et aspres, à la Françoise, que je hay mortellement: j'ay la peau tendre et sensible; j'en ay veu en ma vie enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il faict laid se battre s'esbatant. Au reste, quand je veux juger de quelqu'un, je luy demande combien il se contente de soy, jusques où son parler ou sa besongne luy plaist. Je veux eviter ces belles excuses: Je le fis en me jouant;

Ablatum mediis opus est incudibus istud;

je n'y fus pas une heure; je ne l'ay reveu depuis.--Or, fais-je, laissons donc ces pieces, donnez m'en une qui vous represente bien entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure. Et puis: Que trouvez vous le plus beau en vostre ouvrage? Est-ce ou cette partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l'invention, ou le jugement, ou la science? Car ordinairement je m'aperçoy qu'on faut autant à juger de sa propre besongne que de celle d'autruy; non seulement pour [422] l'affection qu'on y mesle, mais pour n'avoir la suffisance de la cognoistre et distinguer. L'ouvrage, de sa propre force et fortune, peut seconder l'ouvrier outre son invention et connoissance et le devancer. Pour moy, je ne juge la valeur d'autre besongne plus obscurement que de la mienne: et loge les Essais tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il y a plusieurs livres utiles à raison de leurs subjects, desquels l'autheur ne tire aucune recommandation, et des bons livres, comme des bons ouvrages, qui font honte à l'ouvrier. J'escriray la façon de nos convives et de nos vestemens, et l'escriray de mauvaise grace; je publieray les edits de mon temps et les lettres des Princes qui passent és mains publiques; je feray un abbregé sur un bon livre (et tout abbregé sur un bon livre est un sot abregé), lequel livre viendra à se perdre, et choses semblables. La posterité retirera utilité singuliere de telles compositions; moy, quel honneur, si n'est de ma bonne fortune? Bonne part des livres fameux sont de cette condition.Quand je leus Philippe de Comines, il y a plusieurs années, tres-bon autheur certes, j'y remarquay ce mot pour non vulgaire: qu'il se faut bien garder de faire tant de service à son maistre, qu'on l'empesche d'en trouver la juste recompense. Je devois louer l'invention, non pas luy; je la r'encontray en Tacitus, il n'y a pas long temps: Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur. Et Seneque vigoreusement:Nam qui putat esse turpe non reddere, non vult esse cui reddat. Quintus Cicero d'un biais plus lache: Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo modo potest. Le subject, selon qu'il est, peut faire trouver un homme sçavant et memorieux; mais pour juger en luy les parties plus siennes et plus dignes, la force et beauté de son ame, il faut sçavoir ce qui est sien et ce qui ne l'est point, et en ce qui n'est pas sien combien on luy doibt en consideration du chois, disposition, ornement et langage qu'il y a fourny. Quoy? s'il a emprunté la matiere et empiré la forme, comme il advient souvent. Nous autres, qui avons peu de practique avec les [422v] livres, sommes en cette peine que, quand nous voyons quelque belle invention en un poete nouveau, quelque fort argument en un prescheur, nous n'osons pourtant les en louer que nous n'ayons prins instruction de quelque sçavant si cette piece leur est propre ou si elle est estrangere; jusques lors je me tiens tousjours sur mes gardes. Je viens de courre d'un fil l'histoire de Tacitus (ce qui ne m'advient guere: il y a vint ans que je ne mis en livre une heure de suite), et l'ay faict à la suasion d'un gentil'homme que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur propre que pour une constante forme de suffisance et bonté qui se voit en plusieurs freres qu'ils sont. Je ne sçache point d'autheur qui mesle à un registre public tant de consideration des meurs et inclinations particulieres. Et me semble le rebours de ce qu'il luy semble à luy, que, ayant specialement à suivre les vies des Empereurs de son temps, si diverses et extremes en toute sorte de formes, tant de notables actions que nommément leur cruauté produisit en leurs subjects, il avoit une matiere plus forte et attirante à discourir et à narrer que s'il eust eu à dire des batailles et agitations universelles: si quesouvent je le trouve sterille, courant par dessus ces belles morts comme s'il craignoit nous facher de leur multitude et longueur. Cette forme d'Histoire est de beaucoup la plus utile. Les mouvemens publics dependent plus de la conduicte de la fortune, les privez de la nostre. C'est plustost un jugement que deduction d'Histoire; il y a plus de preceptes que de contes. Ce n'est pas un livre à lire, c'est un livre à estudier et apprendre; il est si plain de sentences qu'il y en a à tort et à droict: c'est une pepiniere de discours ethiques et politiques, pour la provision et ornement de ceux qui tiennent rang au maniement du monde. Il plaide tousjours par raisons solides et vigoreuses, d'une façon pointue et subtile, suyvant le stile affecté du siecle: ils aymoyent tant à s'enfler qu'où ils ne trouvoyent de la pointe et subtilité aux choses, ils l'empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à l'escrire de Seneque: il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son service est plus propre à un estat trouble et malade, [423] comme est le nostre present: vous diriez souvent qu'il nous peinct et qu'il nous pince. Ceux qui doubtent de sa foy s'accusent assez de luy vouloir mal d'ailleurs. Il a les opinions saines et pend du bon party aux affaires Romaines. Je me plains un peu toutesfois dequoy il a jugé de Pompeius plus aigrement que ne porte l'advis des gens de bien qui ont vescu et traicté avec luy, de l'avoir estimé du tout pareil à Marius et à Sylla, sinon d'autant qu'il estoit plus couvert. On n'a pas exempté d'ambition son intention au gouvernement des affaires, ny de vengeance, et ont crainct ses amis mesme que la victoire l'eust emporté outre les bornes de la raison, mais non pas jusques à une mesure si effrenée: il n'y a rien en sa vie qui nous ayt menassé d'une si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il pas contrepoiser le soubçon à l'evidence: ainsi je ne l'en crois pas. Que ses narrations soient naifves et droictes, il se pourroit à l'avanture argumenter de cecy mesme qu'elles ne s'appliquent pas tousjours exactement aux conclusions de ses jugements, lesquels il suit selon la pente qu'il y a prise, souvent outre la matiere qu'il nous montre, laquelle il n'a daigné incliner d'un seul air. Il n'a pas besoing d'excuse d'avoir approuvé la religion de son temps, selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c'est son malheur, non pas son defaut. J'ay principalement consideré son jugement, et n'en suis pas bien esclarcy par tout. Comme ces mots de la lettre que Tibere vieil et malade envoyoit au Senat: Que vous escriray-je, messieurs, ou comment vous escriray-je, ou que ne vous escriray-je poinct en ce temps? Les dieux etles deesses me perdent pirement que je ne me sens tous les jours perir, si je le sçay; je n'apperçois pas pourquoy il les applique si certainement à un poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere; au-moins lors que j'estois à mesme, je ne le vis [423v] point. Cela m'a semblé aussi un peu lache, qu'ayant eu à dire qu'il avoit exercé certain honorable magistrat à Romme, il s'aille excusant que ce n'est point par ostentation qu'il l'a dit. Ce traict me semble bas de poil pour une ame de sa sorte. Car le n'oser parler rondement de soy a quelque faute de coeur. Un jugement roide et hautain et qui juge sainement et seurement, il use à toutes mains des propres exemples ainsi que de chose estrangere, et tesmoigne franchement de luy comme de chose tierce. Il faut passer par dessus ces regles populaires de la civilité en faveur de la verité et de la liberté. J'ose non seulement parler de moy, mais parler seulement de moy: je fourvoye quand j'escry d'autre chose et me desrobe à mon subject. Je ne m'ayme pas si indiscretement et ne suis si attaché et meslé à moy que je ne me puisse distinguer et considerer à quartier: comme un voisin, comme un arbre. C'est pareillement faillir de ne veoir pas jusques où on vaut, ou d'en dire plus qu'on n'en void. Nous devons plus d'amour à Dieu qu'à nous et le cognoissons moins, et si en parlons tout nostre saoul. Si ses escris rapportent aucune chose de ses conditions, c'estoit un grand personnage, droicturier et courageux, non d'une vertu superstitieuse, mais philosophique et genereuse. On le pourra trouver hardy en ses tesmoignages: comme où il tient qu'un soldat portant un fais de bois, ses mains se roidirent de froid et se collerent à sa charge, si qu'elles y demeurerent attachées et mortes, s'estants departies des bras. J'ay accoustumé en telles choses de plier soubs l'authorité de si grands tesmoings. Ce qu'il dict aussi que Vespasian, par la faveur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie une femme aveugle en luy oignant les yeux de sa salive, et je ne sçay quel autre miracle, il le faict par l'exemple et devoir de tous bons historiens: ils tiennent registre des evenements d'importance; parmy les accidens publics sont aussi les bruits et opinions populaires. C'est leur rolle de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part touche les Theologiens et les philosophes directeurs des consciences. Pourtant tres-sagement, ce sien compaignon et grand homme comme luy: Equidem plura transcribo quam credo: nam nec affirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere quae accepi; et l'autre: Haec neque affirmare, neque refellere operae pretium est: famae rerum standum est; etescrivant en un siecle auquel la creance des prodiges commençoit à diminuer, il dict ne vouloir pourtant laisser d'inserer en ses annales et donner pied à chose receue de tant de gens de bien avec si grande reverence de l'antiquité. C'est tres-bien dict. Qu'ils nous rendent l'histoire plus selon qu'ils reçoivent que selon qu'ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui n'en dois [424] conte à personne, ne m'en crois pourtant pas du tout: je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie, et certaines finesses verbales, dequoy je secoue les oreilles; mais je les laisse courir à l'avanture. Je voys qu'on s'honore de pareilles choses. Ce n'est pas à moy seul d'en juger. Je me presente debout et couché, le devant et le derriere, à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas tousjours pareils en application et en goust. Voilà ce que la memoire m'en represente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros sont laches et imparfaicts.

Chap. IX.
De la Vanité

Il n'en est à l'avanture aucune plus expresse que d'en escrire si vainement. Ce que la divinité nous en a si divinement exprimé devroit estre soingneusement et continuellement medité par les gens d'entendement. Qui ne voit que j'ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j'iray autant qu'il y aura d'ancre et de papier au monde? Je ne puistenir registre de ma vie par mes actions: fortune les met trop bas; je le tiens par mes fantasies. Si ay-je veu un Gentilhomme qui ne communiquoit sa vie que par les operations de son ventre: vous voyez chez luy, en montre, un ordre de bassins de sept ou huict jours; c'estoit son estude, ses discours; tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, un peu plus civilement, des excremens d'un vieil esprit, dur tantost, tantost lache et tousjours indigeste. Et quand seray-je à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matiere qu'elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille livres du seul subject de la grammaire? Que doit produire le babil, puisque le begaiement et desnouement de la langue estouffa le monde d'une si horrible charge de volumes? Tant de paroles pour les paroles seules! O Pythagoras, que n'esconjuras-tu cette tempeste! On accusoit un Galba du temps passé de ce qu'il vivoit oiseusement; il respondit que chacun devoit rendre raison de ses actions, non pas de son sejour. Il se [424v] trompoit: car la justice a cognoissance et animadvertion aussi sur ceux qui chaument. Mais il y devroit avoir quelque coerction des loix contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabons et faineants. On banniroit des mains de nostre peuple et moy et cent autres. Ce n'est pas moquerie. L'escrivaillerie semble estre quelque simptome d'un siecle desbordé. Quand escrivismes nous tant que depuis que nous sommes en trouble? quand les Romains tant que lors de leur ruyne? Outre ce, que l'affinement des esprits ce n'en est pas l'assagissement en une police, cet embesoingnement oisif naist de ce que chacun se prent lachement à l'office de sa vacation, et s'en desbauche. La corruption du siecle se faict par la contribution particuliere de chacun de nous: les uns y conferent la trahison, les autres l'injustice, l'irreligion, la tyrannie, l'avarice, la cruauté, selon qu'ils sont plus puissans; les plus foibles y apportent la sottise, la vanité, l'oisiveté, desquels je suis. Il semble que ce soit la saison des choses vaines quand les dommageables nous pressent. En un temps où le meschamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement il est comme louable. Je me console que je seray des derniers sur qui il faudra mettre la main. Ce pendant qu'on pourvoira aux plus pressans, j'auray loy de m'amender. Car il me semble que ce seroit contre raison de poursuyvre les menus inconvenients, quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus, à un qui luy presentoit le doit à penser, àqui il recognoissoit au visage et à l'haleine un ulcere aux poulmons: Mon amy, fit-il, ce n'est pas à cette heure le temps de t'amuser à tes ongles. Je vis pourtant sur ce propos, il y a quelques années, qu'un personnage, duquel j'ay la memoire en recommendation singuliere, au milieu de nos grands maux, qu'il n'y avoit ny loy, ny justice, ny magistrat qui fit son office non plus qu'à cette heure, alla publier je ne sçay quelles chetives reformations sur les [425] habillemens, la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist un peuple mal-mené, pour dire qu'on ne l'a pas du tout mis en oubly. Ces autres font de mesme, qui s'arrestent à deffendre à toute instance des formes de parler, les dances, et les jeux, à un peuple perdu de toute sorte de vices execrables. Il n'est pas temps de se laver et decrasser, quand on est atteint d'une bonne fiévre. C'est à faire aux seuls Spartiates de se mettre à se peigner et testonner sur le poinct qu'ils se vont jetter à quelque extreme hazard de leur vie. Quand à moy, j'ay cette autre pire coustume, que si j'ay un escarpin de travers, je laisse encores de travers et ma chemise et ma cappe: je desdaigne de m'amender à demy. Quand je suis en mauvais estat, je m'acharne au mal; je m'abandonne par desespoir et me laisse aller vers la cheute et jette, comme on dict, le manche apres la coignée; je m'obstine à l'empirement et ne m'estime plus digne de mon soing: ou tout bien ou tout mal. Ce m'est faveur que la desolation de cet estat se rencontre à la desolation de mon aage: je souffre plus volontiers que mes maux en soient rechargez, que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que j'exprime au malheur sont paroles de despit; mon courage se herisse au lieu de s'applatir. Et, au rebours des autres, je me trouve plus devot en la bonne qu'en la mauvaise fortune, suyvant le precepte de Xenophon, si non suyvant sa raison; et faicts plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le requerir. J'ay plus de soing d'augmenter la santé quand elle me rit, que je n'ay de la remettre quand je l'ay escartée. Les prosperitez me servent de discipline et d'instruction, comme aux autres les adversitez et les verges. Comme si la bonne fortune estoit incompatible avec la bonne conscience, les hommes ne se rendent gens de bien qu'en la mauvaise. Le bon heur m'est un singulier esguillon à la moderation et modestie. La priere me gaigne, la menace me rebute; la faveur me ploye, la crainte me roydit. Parmy les conditions humaines, cette-cy est assez commune: de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres et d'aymer le remuement et le changement.

Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu
Quod permutatis hora recurrit equis.

[425v]

J'en tiens ma part. Ceux qui suyvent l'autre extremité, de s'aggreer en eux-mesmes, d'estimer ce qu'ils tiennent au dessus du reste et de ne reconnoistre aucune forme plus belle que celle qu'ils voyent, s'ils ne sont plus advisez que nous, ils sont à la verité plus heureux. Je n'envie poinct leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune. Cette humeur avide des choses nouvelles et inconnues ayde bien à nourrir en moy le desir de voyager, mais assez d'autres circonstances y conferent. Je me destourne volontiers du gouvernement de ma maison. Il y a quelque commodité à commander, fut ce dans une grange, et à estre obey des siens; mais c'est un plaisir trop uniforme et languissant. Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements fascheux: tantost l'indigence et oppression de vostre peuple, tantost la querelle d'entre vos voisins, tantost l'usurpation qu'ils font sur vous, vous afflige;

Aut verberatae grandine vineae,
Fundusque mendax, arbore nunc aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sidera, nunc hyemes iniquas;

et que à peine en six mois envoiera Dieu une saison dequoy vostre receveur se contente bien à plain, et que, si elle sert aux vignes, elle ne nuise aux prez:

Aut nimiis torret fervoribus aetherius sol,
Aut subiti perimunt imbres, gelidaeque pruinae,
Flabraque ventorum violento turbine vexant.

Joinct le soulier neuf et bien formé de cet homme du temps passé, qui vous blesse le pied; et que l'estranger n'entend pas combien il vouscouste et combien vous prestez à maintenir l'apparence de cet ordre qu'on voit en vostre famille, et qu'à l'avanture l'achetez vous trop cher. Je me suis pris tard au mesnage. Ceux que nature avoit faict naistre avant [426] moy m'en ont deschargé long temps. J'avois desjà pris un autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois, de ce que j'en ay veu, c'est un'occupation plus empeschante que difficile: quiconque est capable d'autre chose le sera bien aiséement de celle-là. Si je cherchois à m'enrichir, cette voye me sembleroit trop longue; j'eusse servy les Roys, trafique plus fertile que toute autre. Puis que je ne pretens acquerir que la reputation de n'avoir rien acquis, non plus que dissipé, conformement au reste de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal, et que je ne cerche qu'à passer, je le puis faire, Dieu mercy, sans grande attention. Au pis aller, courez tousjours par retranchement de despence devant la pauvreté. C'est à quoy je m'attends, et de me reformer avant qu'elle m'y force. J'ay estably au demeurant en mon ame assez de degrez à me passer de moins que ce que j'ay; je dis passer avec contentement. Non aestimatione census, verùm victu atque cultu, terminatur pecuniae modus. Mon vray besoing n'occupe pas si justement tout mon avoir que, sans venir au vif, fortune n'ait où mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse qu'elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques; je m'y employe, mais despiteusement. Joinct que j'ay cela chez moy que, pour brusler à part la chandelle par mon bout, l'autre bout ne s'espargne de rien. Les voyages ne me blessent que par la despence, qui est grande et outre mes forces; ayant accoustumé d'y estre avec equippage non necessaire seulement, mais encores honneste, il me les en faut faire d'autant plus courts et moins frequents, et n'y employe que l'escume et ma reserve, temporisant et differant selon qu'elle vient. Je ne veux pas que le plaisir du promener corrompe le plaisir du repos; au rebours, j'entens qu'ils se nourrissent et favorisent l'un l'autre. La Fortune m'a aydé en cecy que, puis que ma principale profession en cette vie estoit de la vivre mollement et plus-tost lachement qu'affaireusement, elle m'a osté le besoing de multiplier en richesses pour pourvoir à la multitude de mes heritiers. Pour un, s'il n'a assez de ce de quoy j'ay eu si plantureusement assez, à son dam; son imprudence ne merite pas que je luy en desire davantage. Et chascun, selon l'exemple de Phocion, pourvoid suffisamment à ses enfans, qui leur pourvoid en-tant qu'ils ne luy sont dissemblables. Nullement serois-je d'advis du faict de Crates. Il laissa son argentchez un banquier avec cette condition: si ces enfans estoient des sots, qu'il le leur donnast; s'ils estoient habiles, qu'il le distribuast aus plus simples du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables de s'en passer, estoient plus capables d'user des richesses. Tant y a que le dommage qui vient de mon absence ne me semble point meriter, pendant que j'auray dequoy le porter, que je refuse d'accepter les occasions qui se presentent de me distraire de cette assistance penible. Il y a tousjours quelque piece qui va de travers. Les negoces, tantost d'une maison, tantost d'une autre, vous tirassent. Vous esclairez toutes choses de trop pres; vostre perspicacité vous nuit icy, comme si faict elle assez ailleurs. Je me desrobe aux occasions de me fascher, et me destourne de la connoissance des choses qui vont mal; et si ne puis tant faire, qu'à toute heure je ne heurte chez moy en quelque rencontre qui me desplaise. Et les friponneries qu'on me cache le plus sont celles que je sçay le mieux. Il en est que, pour faire moins mal, il faut ayder soy mesmes à cacher. Vaines pointures, vaines par fois, mais tousjours pointures. Les plus menus et graisles empeschemens sont les plus persans; et comme les petites lettres offencent et lassent plus les yeux, [426v] aussi nous piquent plus les petits affaires. La tourbe des menus maux offence plus que la violence d'un, pour grand qu'il soit. A mesure que ces espines domestiques sont drues et desliées, elles nous mordent plus aigu et sans menace, nous surprenant facilement à l'impourveu. Je ne suis pas philosophe: les maux me foullent selon qu'ils poisent; et poisent selon la forme comme selon la matiere, et souvent plus. J'en ay plus de cognoissance que le vulgaire; si j'ay plus de patience. En fin, s'ils ne me blessent, ils m'offencent. C'est chose tendre que la vie et aysée à troubler. Depuis que j'ay le visage tourné vers le chagrin (nemo enim resistit sibi cum coeperit impelli), pour sotte cause qui m'y aye porté, j'irrite l'humeur de ce costé là, qui se nourrit après et s'exaspere de son propre branle; attirant et emmoncellant une matiere sur autre, de quoy se paistre.

Stillicidi casus lapidem cavat.

Ces ordinaires goutieres me mangent. Les inconvenients ordinaires ne sont jamais legiers. Ils sont continuels et irreparables, nomément quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et inseparables. Quand je considere mes affaires de loing et en gros, je trouve, soit pour n'en avoir la memoire guere exacte, qu'ils sont allez jusques à cette heure en prosperant outre mes contes et mes raisons. J'en retire, ce me semble, plus qu'il n'y en a; leur bon heur me trahit. Mais suis-je au dedans de la besongne, voy-je marcher toutes ces parcelles,

Tum vero in curas animum diducimur omnes,

mille choses m'y donnent à desirer et craindre. De les abandonner du tout il m'est tres-facile, de m'y prendre sans m'en peiner tres-difficile. C'est pitié d'estre en lieu où tout ce que vous voyez vous enbesongne et vous concerne. Et me semble jouyr plus gayement les plaisirs d'une maison estrangiere, et y apporter le goust plus naïf. Diogenes respondit, selon moy, à celuy qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvoit le meilleur: l'estranger, feit-il. Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay; et en toute cette police d'affaires domestiques, j'ayme à me servir de son exemple et de [427] ses reigles, et y attacheray mes successeurs autant que je pourray. Si je pouvois mieux pour luy, je le feroys. Je me glorifie que sa volonté s'exerce encores et agisse par moy. Jà, à Dieu ne plaise que je laisse faillir entre mes mains aucune image de vie que je puisse rendre à un si bon pere. Ce que je me suis meslé d'achever quelque vieux pan de mur et de renger quelque piece de bastiment mal dolé, ç'a esté certes plus regardant à son intention qu'à mon contentement. Et accuse ma faineance de n'avoir passé outre à parfaire les beaux commencements qu'il a laissez en sa maison; d'autant plus que je suis en grans termes d'en estre le dernier possesseur de ma race et d'y porter la derniere main. Car quant à mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir qu'on dict estre si attrayant, ny la chasse, ny les jardins, ny ces autres plaisirs de la vie retirée, ne me peuvent beaucoup amuser. C'est chose dequoy je me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes. Je ne me soucie pas tant de les avoir vigoreuses et doctes, comme je me soucie de les avoir aisées et commodes à la vie: elles sont assez vrayes et saines si elles sont utiles et aggreables. Ceux qui, en m'oyant dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, vont me soufflant aux oreilles que c'est desdain, et que je laisse de sçavoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comme on faict mes vins, comme on ente, et de sçavoir le nom et la forme des herbes et des fruicts et l'aprest des viandes de quoy je vis, le nom et le pris des estoffes de quoy je m'abille, pour avoir à cueur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela c'est sottise et plustost bestise que gloire. Je m'aimerois mieux bon escuyer que bon logitien:

Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget usus,
Viminibus mollique paras detexere junco?

Nous empeschons noz pensées du general et des causes et conduittes universelles, qui se conduisent tres-bien sans nous, et laissons en arrière nostre faict et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l'homme. Or j'arreste bien chez moy le plus ordinairement, mais je voudrois m'y plaire plus qu'ailleurs.

Sit meae sedes utinam senectae,
Sit modus lasso maris, et viarum,
Militiaeque.

Je ne sçay si j'en viendray à bout. Je voudrois qu'au lieu de [427v] quelque autre piece de sa succession, mon pere m'eust resigné cette passionnée amour qu'en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit bien heureux de ramener ses desirs à sa fortune, et de se sçavoir plaire de ce qu'il avoit. La philosophie politique aura bel accuser la bassesse et sterilité de mon occupation, si j'en puis une fois prendre le goust comme luy. Je suis de cet avis, que la plus honnorable vacation est de servir au publiq et estre utile à beaucoup. Fructus enim ingenii et virtutis omnisque praestantiae tum maximus accipitur, cum in proximum quemque confertur. Pour mon regard je m'en despars: partie par conscience (car par où je vois le pois qui touche telles vacations, je vois aussi le peu de moyen que j'ay d'y fournir; et Platon, maistre ouvrier en tout gouvernement politique, ne laissa de s'en abstenir), partie par poltronerie. Je me contente de jouir le monde sans m'en empresser,de vivre une vie seulement excusable, et qui seulement ne poise ny à moy ny à autruy. Jamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus lachement au soing et gouvernement d'un tiers que je fairois, si j'avois à qui. L'un de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouver un gendre qui sçeut appaster commodéement mes vieux ans et les endormir, entre les mains de qui je deposasse en toute souveraineté la conduite et usage de mes biens, qu'il en fit ce que j'en fais et gaignat sur moy ce que j'y gaigne, pourveu qu'il y apportat un courage vrayement reconnoissant et amy. Mais quoy? nous vivons en un monde où la loyauté des propres enfans est inconnue. Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l'a pure et sans contre-role: aussi bien me tromperoit il en contant; et, si ce n'est un diable, je l'oblige à bien faire par une si abandonnée confiance. Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis jus peccandi suspicando fecerunt. La plus commune seureté que je prens de mes gens, c'est la mesconnoissance. Je ne presume les vices qu'apres les avoir veux, et m'en fie plus aux jeunes, que j'estime moins gastez par mauvais exemple. J'oi plus volontiers dire, au bout de deux mois, que j'ai despandu quatre çens escus, que d'avoir les oreilles battues tous les soirs de trois, cinq, sept. Si ay-je esté desrobé aussi peu qu'un autre de cette sorte de larrecin. Il est vray que je preste [428] la main à l'ignorance: je nourris à escient aucunement trouble et incertaine la science de mon arjant; jusques à certaine mesure je suis content d'en pouvoir doubter. Il faut laisser un peu de place à la desloyauté ou imprudence de vostre valet. S'il nous en reste en gros de quoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité de la fortune, laissons le un peu plus courre à sa mercy: la portion du glaneur. Apres tout, je ne prise pas tant la foy de mes gens comme je mesprise leur injure. O le vilein et sot estude d'estudier son argent, se plaire à le manier, poiser et reconter. C'est par là que l'avarice faict ses aproches. Dépuis dix huict ans que je gouverne des biens, je n'ai sçeu gaigner sur moy de voir ny tiltres ny mes principaux affaires, qui ont necessairement à passer par ma science et par mon soing. Ce n'est pas un mespris philosophique des choses transitoires et mondaines; je n'ay pas le goust si espuré, et les prise pour le moins ce qu'elles valent; mais certes c'est paresse et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy je plustost que de lire un contract, et plutost que d'aller secouant ces paperassespoudreuses, serf de mes negoces? ou encore pis de ceux d'autruy, comme font tant de gens, à pris d'argent? Je n'ay rien cher que le soucy et la peine, et ne cherche qu'à m'anonchalir et avachir. J'estoy, ce croi-je, plus propre à vivre de la fortune d'autruy, s'il se pouvoit sans obligation et sans servitude. Et si ne sçay, à l'examiner de pres, si, selon mon humeur et mon sort, ce que j'ay à souffrir des affaires et des serviteurs et des domestiques n'a point plus d'abjection, d'importunité et d'aigreur que n'auroit la suitte d'un homme, nay plus grand que moy, qui me guidat un peu à mon aise. Servitus obedientia est fracti animi et abjecti, arbitrio carentis suo. Crates fit pis, qui se jetta en la franchise de la pauvreté pour se deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne fairois-je pas (je hay la pauvreté à pair de la douleur), mais ouy bien changer cette sorte de vie à une autre moins brave et moins affaireuse. Absent, je me despouille de tous tels pensemens; et sentirois moins lors la ruyne d'une tour que je ne faicts present la cheute d'une ardoyse. Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence elle souffre comme celle d'un vigneron. Une rene de travers à mon cheval, un bout d'estriviere qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en humeur. J'esleve assez mon courage à l'encontre des inconveniens, les yeux je ne puis.

[428v]

Sensus, ô superi sensus.

Je suis, chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres, je parle de ceux de moienne condition comme est la mienne, et, s'il en est, ils sont plus heureux, se peuvent tant reposer sur un second qu'il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste volontiers quelque chose de ma façon au traittement des survenants (et en ay peu arrester quelqu'un par adventure, plus par ma cuisine que par ma grace, comme font les fascheux), et oste beaucoup du plaisir que je devrois prendre chez moy de la visitation et assemblée de mes amis. La plus sotte contenance d'un gentil-homme en sa maison, c'est de le voir empesché du train de sa police, parler à l'oreille d'un valet, en menacer un autre des yeux; elle doit couler insensiblement et representer un cours ordinaire. Et treuve laid qu'on entretienne ses hostes du traictement qu'on leur faict, autant à l'excuser qu'à le vanter. J'ayme l'ordre et la netteté,

et cantharus et lanx
Ostendunt mihi me,

au pris de l'abondance; et regarde chez moy exactement à la necessité, peu à la parade. Si un valet se bat chez autruy, si un plat se verse, vous n'en faites que rire; vous dormez, ce pendant que monsieur renge avec son maistre d'hostel son faict pour vostre traitement du lendemain. J'en parle selon moy, ne laissant pas en general d'estimer combien c'est un doux amusement à certaines natures qu'un mesnage paisible, prospere, conduict par un ordre reglé, et ne voulant attacher à la chose mes propres erreurs et inconvenients, ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation à chascun faire ses propres affaires sans injustice. Quand je voyage, je n'ay à penser qu'à moy et à l'emploicte de mon argent; cela se dispose d'un seul precepte. Il est requis trop de parties à amasser: je n'y entens rien. A despendre je m'y entens un peu, et à donner jour à ma despence, qui est de vray son principal usage. Mais je m'y attens trop ambitieusement, qui la rend inegalle et difforme, et en outre immoderée en l'un et l'autre visage. Si elle paroit, si elle sert, je m'y laisse indiscrettement aller, et me resserre autant indiscrettement si elle ne luit et si elle ne me rit. Qui que ce soit, ou art ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre par la relation à autruy, nous faict beaucoup plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres utilitez pour former les apparences à l'opinion [429] commune. Il ne nous chaut pas tant quel soit nostre estre en nous et en effaict, comme quel il soit en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l'esprit et la sagesse nous semble sans fruict, si elle n'est jouie que de nous, si elle ne se produict à la veue et approbation estrangere. Il y en a de qui l'or coulle à gros bouillons par des lieux sousterreins, imperceptiblement; d'autres l'estandent tout en lames et en feuille; si qu'aus uns les liars valent escuz, aux autres le rebours, le monde estimant l'emploite et la valeur selon la montre. Tout soing curieus autour des richesses sent son avarice, leur dispensation mesme, et la liberalité trop ordonnée et artificielle: elles ne valent pas une advertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa despence juste, la faict estroitte et contrainte. La garde ou l'emploite sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal que selon l'application de nostre volonté.L'autre cause qui me convie à ces promenades, c'est la disconvenance aux meurs presentes de nostre estat. Je me consolerois ayséement de cette corruption pour le regard de l'interest public,

pejoraque saecula ferri
Temporibus, quorum sceleri non invenit ipsa
Nomen, et a nullo posuit natura metallo,

mais pour le mien, non. J'en suis en particulier trop pressé. Car en mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces guerres civiles envieillis en une forme d'estat si desbordée,

Quippe ubi fas versum atque nefas,

qu'à la verité c'est merveille qu'elle se puisse maintenir.

Armati terram exercent, sempérque recentes
Convectare juvat praedas et vivere rapto.

En fin je vois par nostre exemple que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque pris que ce soit. En quelque assiete qu'on les couche, ils s'appilent et se rengent en se [429v] remuant et s'entassant, comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre trouvent d'eux mesme la façon de se joindre et s'emplacer les uns parmy les autres, souvant mieux que l'art ne les eust sçeu disposer. Le Roy Philippus fit un amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea tous en une ville qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J'estime qu'ils dressarent des vices mesme une contexture politique entre eux et une commode et juste societé. Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des meurs en usage commun et reçeu si monstrueuses en inhumanité sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que je n'ay point le courage de les concevoir sans horreur; et les admire quasi autant que je les desteste. L'exercice de ces meschancetez insignes porte marque de vigueur et force d'ame autant que d'erreur et desreglement. La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix;car il en a esté d'aussi farouches qu'aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps avec autant de santé et longueur de vie que celles de Platon et Aristote sçauroyent faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules et ineptes à mettre en practique. Ces grandes et longues altercations de la meilleure forme de societé et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l'exercice de nostre esprit; comme il se trouve és arts plusieurs subjects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police seroit de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coustumes; nous ne les engendrons pas comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de les redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons [430] guieres les tordre de leur ply accoustumé que nous ne rompons tout. On demandoit à Solon s'il avoit estably les meilleures loys qu'il avoit peu aux Atheniens: Ouy bien, respondit-il, de celles qu'ils eussent receues. Varro s'excuse de pareil air: que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce qu'il en croid, mais, estant desjà receue et formée, il en dira selon l'usage plus que selon la nature. Non par opinion mais en verité, l'excellente et meilleure police est à chacune nation celle soubs laquelle elle s'est maintenue. Sa forme et commodité essentielle despend de l'usage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente. Mais je tiens pourtant que d'aller desirant le commandement de peu en un estat populaire, ou en la monarchie une autre espece de gouvernement, c'est vice et folie. Ayme l'estat tel que tu le vois estre: s'il est royal, ayme la royauté; S'il est de peu, ou bien communauté, Ayme l'aussi, car Dieu t'y a faict naistre. Le bon monsieur de Pibrac que nous venons de perdre: un esprit si gentil, les opinions si saines, les meurs si douces. Cette perte, et celle qu'en mesme temps nous avons faicte de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Je ne sçay s'il reste à la France dequoy substituer un autre coupple pareil à ces deux gascons en syncerité et en suffisance pour le conseil de nos Roys. C'estoyent ames diversementbelles et certes, selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les avoit logées en cet aage, si disconvenables et si disproportionnées à nostre corruption et à nos tempestes? Rien ne presse un estat que l'innovation: le changement donne seul forme à l'injustice et à la tyrannie. Quand quelque piece se démanche on peut l'estayer: on peut s'opposer à ce que l'alteration et corruption naturelle à toutes choses ne nous esloingne trop de nos commencemens et principes. Mais d'entreprendre à refondre une si grande masse [430v] et à changer les fondements d'un si grand bastiment, c'est à faire à ceux qui pour descrasser effacent, qui veulent amender les deffauts particuliers par une confusion universelle et guarir les maladies par la mort, non tam commutandarum quam evertendarum rerum cupidi. Le monde est inepte à se guarir; il est si impatient de ce qui le presse qu'il ne vise qu'à s'en deffaire, sans regarder à quel pris. Nous voyons par mille exemples qu'il se guarit ordinairement à ses despens: la descharge du mal present n'est pas guarison, s'il n'y a en general amendement de condition. La fin du chirurgien n'est pas de faire mourir la mauvaise chair: ce n'est que l'acheminement de sa cure. Il regarde au delà, d'y faire renaistre la naturelle et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement d'emporter ce qui le masche, il demeure court, car le bien ne succede pas necessairement au mal: un autre mal luy peut succeder, et pire, comme il advint aux tueurs de Cesar, qui jettarent la chose publique à tel poinct qu'ils eurent à se repentir de s'en estre meslez. A plusieurs depuis, jusques à nos siecles, il est advenu de mesmes. Les François mes contemporanées sçavent bien qu'en dire. Toutes grandes mutations esbranlent l'estat et le desordonnent. Qui viseroit droit à la guarison et en consulteroit avant toute oeuvre se refroidiroit volontiers d'y mettre la main. Pacuvius Calavius corrigea le vice de ce proceder par un exemple insigne. Ses concitoyens estoient mutinez contre leur magistrats. Luy, personnage de grande authorité en la ville de Capoue, trouva un jour moyen d'enfermer le Senat dans le palais et, convoquant le peuple en la place, leur dict que le jour estoit venu auquel en pleine liberté ils pouvoient prendre vengeance des tyrans qui les avoyent si long temps oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut d'avis qu'au sort on les tirast hors l'un apres l'autre, et de chacun on ordonnast particulierement, faisant sur le champ executer ce qui en seroit decreté, pourveu aussi que tout d'un train ils advisassent d'establir quelque homme de bien en la place du condamné, affinqu'elle ne demeurast vuide d'officier. Ils n'eurent pas plus tost ouy le nom d'un Senateur qu'il s'esleva un cri de mescontentement universel à l'encontre de luy. Je voy bien, dict Pacuvius, il faut demettre cettuy-cy: c'est un meschant; ayons en un bon en change. Ce fut un prompt silence, tout le monde se trouvant bien empesché au choix; au premier plus effronté qui dict le sien, voylà un consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là, cent imperfections et justes causes de le rebuter. Ces humeurs contradictoires s'estans eschauffées, il advint encore pis du second Senateur, et du tiers: autant de discorde à l'election que de convenance à la demission. S'estans inutilement lassez à ce trouble, ils commencent, qui deçà qui delà, à se desrober peu à peu de l'assemblée, rapportant chacun cette resolution en son ame que le plus vieil et mieux cogneu mal est tousjours plus supportable que le mal recent et inexperimenté. Pour nous voir bien piteusement agitez, car que n'avons nous faict?

Eheu cicatricum et sceleris pudet,
Fratrumque: quid nos dura refugimus
Aetas? quid intactum nefasti
Liquimus? unde manus juventus
Metu Deorum continuit? quibus
Pepercit aris?

je ne vay pas soudain me resolvant:

ipsa si velit salus,
Servare prorsus non potest hanc familiam.

Nous ne sommes pas pourtant, à l'avanture, à nostre dernier periode. La conservation des estats est chose qui vray-semblablement surpasse nostre intelligence. C'est, comme dict Platon, chose puissante et de difficile dissolution qu'une civile police. Elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines, contre l'injure des loix injustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous et regardons vers ceux qui sont mieux; mesurons nous à cequi est au dessous: il n'en est point de si malotru qui ne trouve mille exemples où se consoler. C'est nostre vice, que nous voyons plus mal volontiers ce qui est davant nous que volontiers ce qui est apres. Si, disoit Solon, qui dresseroit un tas de tous les maux ensemble, qu'il n'est aucun qui ne choisit plustost de raporter avec soy les maux qu'il a que de venir à division legitime avec tous les autres hommes de ce tas de maux et en prendre sa quotte part. Nostre police se porte mal; il en a esté pourtant de plus [431] malades sans mourir. Les dieux s'esbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains: Enimvero Dii nos homines quasi pilas habent. Les astres ont fatalement destiné l'estat de Romme pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre. Il comprend en soy toutes les formes et avantures qui touchent un estat: tout ce que l'ordre y peut et le trouble, et l'heur et le malheur. Qui se doit desesperer de sa condition, voyant les secousses et mouvemens dequoy celuy-là fut agité et qu'il supporta? Si l'estendue de la domination est la santé d'un estat (dequoy je ne suis aucunement d'advis et me plaist Isocrates qui instruit Nicoclès, non d'envier les Princes qui ont des dominations larges, mais qui sçavent bien conserver celles qui leur sont escheues), celuy-là ne fut jamais si sain que quand il fut le plus malade. La pire de ses formes luy fut la plus fortunée. A peine reconnoit-on l'image d'aucune police soubs les prémiers Empereurs: c'est la plus horrible et espesse confusion qu'on puisse concevoir. Toutesfois il la supporta et y dura, conservant non pas une monarchie resserrée en ses limites, mais tant de nations si diverses, si esloignées, si mal affectionnées, si desordonnéement commandées et injustement conquises;

nec gentibus ullis
Commodat in populum terrae pelagique potentem,
Invidiam fortuna suam.

Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'un si grand corps tient à plus d'un clou. Il tient mesme par son antiquité: comme les vieux bastimens, ausquels l'aage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poix,

nec jam validis radicibus haerens,
Pondere tuta suo est.

D'avantage ce n'est pas bien procedé de reconnoistre seulement le flanc et le fossé: pour juger de la seureté d'une place, il faut voir par où on y peut venir, en quel estat est l'assaillant. [431v] Peu de vaisseaux fondent de leur propre poix et sans violence estrangere. Or tournons les yeux par tout: tout crolle autour de nous; en tous les grands estats, soit de Chrestienté, soit d'ailleurs, que nous cognoissons, regardez y: vous y trouverez une evidente menasse de changement et de ruyne;

Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas.

Les astrologues ont beau jeu à nous advertir, comme ils font, de grandes alterations et mutations prochaines: leurs devinations sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela. Nous n'avons pas seulement à tirer consolation de cette société universelle de mal et de menasse, mais encores quelque esperance pour la durée de nostre estat; d'autant que naturellement rien ne tombe là où tout tombe. La maladie universelle est la santé particuliere; la conformité est qualité ennemie à la dissolution. Pour moy, je n'en entre point au desespoir, et me semble y voir des routes à nous sauver;

Deus haec fortasse benigna
Reducet in sedem vice.

Qui sçait si Dieu voudra qu'il en advienne comme des corps qui se purgent et remettent en meilleur estat par longues et griefves maladies, lesquelles leur rendent une santé plus entiere et plus nette que celle qu'elles leur avoient osté? Ce qui me poise le plus, c'est qu'à compter les simptomes de nostre mal, j'en vois autant de naturels et de ceux que le ciel nous envoye et proprement siens, que de ceux que nostre desreiglement et l'imprudence humaine y conferent. Il semble que les astres mesme ordonnent que nous avons assez duré outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal qui nous menace n'est pas alteration en lamasse entiere et solide, mais sa dissipation et divulsion l'extreme de noz craintes. Encores en ces ravasseries icy crains-je la trahison de ma memoire, que par inadvertance elle m'aye faict enregistrer une chose deux fois. Je hay à me reconnoistre, et ne retaste jamais qu'envis ce qui m'est une fois eschappé. Or je n'apporte icy rien de nouvel apprentissage. Ce sont imaginations communes: les ayant à [432] l'avanture conceues cent fois, j'ay peur de les avoir desjà enrollées. La redicte est par tout ennuyeuse, fut ce dans Homere, mais elle est ruineuse aux choses qui n'ont qu'une montre superficielle et passagiere. Je me desplais de l'inculcation, voire aux choses utiles, comme en Seneque, et l'usage de son escole stoïque me desplait, de redire sur chaque matiere tout au long et au large les principes et presuppositions qui servent en general, et realleguer tousjours de nouveau les argumens et raisons communes et universelles. Ma memoire s'empire cruellement tous les jours,

Pocula Lethaeos ut si ducentia somnos
Arente fauce traxerim.

Il faudra doresnavant, car Dieu mercy jusques à cette heure il n'en est pas advenu de faute, que, au lieu que les autres cerchent temps et occasion de penser à ce qu'ils ont à dire, je fuye à me preparer, de peur de m'attacher à quelque obligation de laquelle j'aye à despendre. L'estre tenu et obligé me fourvoie, et le despendre d'un si foible instrument qu'est ma memoire. Je ne lis jamais cette histoire que je ne m'en offence, d'un ressentiment propre et naturel: Lyncestez, accusé de conjuration contre Alexandre, le jour qu'il fut mené en la presence de l'armée, suyvant la coustume, pour estre ouy en ses deffences, avoit en sa teste une harangue estudiée, de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelques paroles. Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu'il luicte avec sa memoire et qu'il la retaste, le voilà chargé et tué à coups de pique par les soldats qui luy estoient plus voisins, le tenant pour convaincu. Son estonnement et son silence leur servit de confession: ayant eu en prison tant de loisir de se preparer, ce n'est à leur advis plus la memoire qui luy manque, c'est la conscience qui luy bride la langue et luy oste la force. Vrayment c'est bien dict! Le lieu estonne, l'assistance, l'expectation,lors mesme qu'il n'y va que de l'ambition de bien dire. Que peut-on faire quand c'est une harangue qui porte la vie en consequence? Pour moy, cela mesme que je sois lié à ce que j'ay à dire sert à m'en desprendre. Quand je me suis commis et assigné entierement à ma memoire, je pends si fort sur elle que je l'accable: [432v] elle s'effraye de sa charge. Autant que je m'en rapporte à elle, je me mets hors de moy, jusques à essaier ma contenance; et me suis veu quelque jour en peine de celer la servitude en laquelle j'estois entravé, là où mon dessein est de representer en parlant une profonde nonchalance et des mouvemens fortuites et impremeditez, comme naissans des occasions presentes; aymant aussi cher ne rien dire qui vaille que de montrer estre venu preparé pour bien dire, chose messeante, sur tout à gens de ma profession, et chose de trop grande obligation à qui ne peut beaucoup tenir: l'apprest donne plus à esperer qu'il ne porte. On se met souvent sottement en pourpoinct pour ne sauter pas mieux qu'en saye. Nihil est his qui placere volunt tam adversarium quam expectatio. Ils ont laissé par escrit de l'orateur Curio que, quand il proposoit la distribution des pieces de son oraison en trois ou en quatre ou le nombre de ses arguments et raisons, il luy advenoit volontiers, ou d'en oublier quelqu'un, ou d'y en adjouster un ou deux de plus. Je me suis tousjours bien gardé de tomber en cet inconvenient, ayant hay ces promesses et prescriptions: non seulement pour la deffiance de ma memoire, mais aussi pour ce que cette forme retire trop à l'artiste. Simpliciora militare decent. Baste que je me suis meshuy promis de ne prendre plus la charge de parler en lieu de respect. Car quant à parler en lisant son escript, outre ce qu'il est monstrueux, il est de grand desavantage à ceux qui par nature pouvoient quelque chose en l'action. Et de me jetter à la mercy de mon invention presente, encore moins: je l'ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir à soudaines necessitez, et importantes. Laisse, lecteur, courir encore ce coup d'essay et ce troisiesme allongeail du reste des pieces de ma peinture. J'adjouste, mais je ne corrige pas. Premierement, par ce que celuy qui a hypothecqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu'il n'y aye plus de droict. Qu'il die,s'il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu'il a vendue. De telles gens il ne faudroit rien acheter qu'apres leur mort. Qu'ils y pensent bien avant que de se produire. Qui les haste? Mon livre est tousjours un. Sauf qu'à mesure qu'on se met à le renouveller, afin que l'acheteur ne s'en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d'y attacher (comme ce n'est qu'une marqueterie mal jointe), quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque pris particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. De là toutesfois il adviendra facilement qu'il s'y mesle quelque transposition de chronologie, mes contes prenans place selon leur opportunité, non tousjours selon leur aage. Secondement que, pour mon regard, je crains de perdre au change: mon entendement ne va [433] pas tousjours avant, il va à reculons aussi. Je ne me deffie guiere moins de mes fantasies pour estre secondes ou tierces que premieres, ou presentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premieres publications furent l'an mille cinq cens quatre vingts. Depuis d'un long traict de temps je suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce. Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux; mais quand meilleur, je n'en puis rien dire. Il feroit beau estre vieil si nous ne marchions que vers l'amendement. C'est un mouvement d'yvroigne titubant, vertigineux, informe, ou des joncs que l'air manie casuellement selon soy. Antiochus avoit vigoureusement escrit en faveur de l'Academie; il print sur ses vieux ans un autre party. Lequel des deux je suyvisse, seroit pas tousjours suivre Antiochus? Apres avoir establi le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines estoit ce pas establir le doubte, non la certitude, et promettre qui luy eust donné encore un aage à durer qu'il estoit tousjours en terme de nouvelle agitation, non tant meilleure qu'autre? La faveur publique m'a donné un peu plus de hardiesse que je n'esperois, mais ce que je crains le plus, c'est de saouler: j'aymerois mieux poindre que lasser, comme a faict un sçavant homme de mon temps. La louange est tousjours plaisante, de qui et pourquoy elle vienne: si faut il, pour s'en aggréer justement, estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen de se recommander. L'estimation vulgaireet commune se voit peu heureuse en rencontre; et, de mon temps, je suis trompé si les pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire. Certes je rends graces à des honnestes hommes qui daignent prendre en bonne part mes foibles efforts. Il n'est lieu où les fautes de la façon paroissent tant qu'en une matiere qui de soy n'a point de recommendation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de celles qui se coulent icy par la fantasie ou inadvertance d'autruy: chaque main, chaque ouvrier y apporte les siennes. Je ne me mesle ny d'ortografe, et ordonne seulement qu'ils suivent l'ancienne, ny de la punctuation; je suis peu expert en l'un et en l'autre. Où ils rompent du tout le sens, je m'en donne peu de peine, car au-moins ils me deschargent; mais où ils en substituent un faux, comme ils font si souvent, et me destournent à leur conception, ils me ruynent. Toutesfois, quand la sentence n'est forte à ma mesure, un honeste homme la doit refuser pour mienne. Qui connoistra combien je suis peu laborieux, combien je suis faict à ma mode, croira facilement que je redicterois plus volontiers encore autant d'essais que de m'assujettir à resuivre ceux-cy, pour cette puerile [433v] correction. Je disois donc tantost, qu'estant planté en la plus profonde miniere de ce nouveau metal, non seulement je suis privé de grande familiarité avec gens d'autres moeurs que les miennes et d'autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d'un neud qui fuit à tout autre neud, mais encore je ne suis pas sans hazard parmy ceux à qui tout est egalement loisible, et desquels la plus part ne peut meshuy empirer son marché envers nostre justice, d'où naist l'extreme degré de licence. Contant toutes les particulieres circonstances qui me regardent, je ne trouve homme des nostres à qui la deffence des loix couste, et en guain cessant et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu'à moy. Et tels font bien les braves de leur chaleur et aspreté qui font beaucoup moins que moy en juste balance. Comme maison de tout temps libre, de grand abbord, et officieuse à chacun (car je ne me suis jamais laissé induire d'en faire un outil de guerre, à laquelle je me mesle plus volontiers où elle est la plus esloingnée de mon voisinage), ma maison a merité assez d'affection populaire, et seroit bien malaisé de me gourmander sur mon fumier; et estimeà un merveilleux chef d'oeuvre, et exemplaire, qu'elle soit encore vierge de sang et de sac, soubs un si long orage, tant de changemens et agitations voisines. Car, à dire vray, il estoit possible à un homme de ma complexion d'eschapper à une forme constante et continue, quelle qu'elle fut: mais les invasions et incursions contraires et alternations et vicissitudes de la fortune autour de moy ont jusqu'à cette heure plus exasperé que amolly l'humeur du pays, et me rechargent de dangers et difficultez invincibles. J'eschape; mais il me desplait que ce soit plus par fortune, voire et par ma prudence, que par justice, et me desplaist d'estre hors la protection des loix et soubs autre sauvegarde que la leur. Comme les choses sont, je vis plus qu'à demy de la faveur d'autruy, qui est une rude obligation. Je ne veux debvoir ma seureté, ny à la bonté et benignité des grands, qui s'aggréent de ma legalité et liberté, ny à la facilité des meurs de mes predecesseurs et [434] miennes. Car quoy, si j'estois autre? Si mes deportemens et la franchise de ma conversation obligent mes voisins ou la parenté, c'est cruauté qu'ils s'en puissent acquiter en me laissant vivre, et qu'ils puissent dire: Nous luy condonnons la libre continuation du service divin en la chapelle de sa maison, toutes les esglises d'autour estant par nous desertées et ruinées, et luy condonnons l'usage de ses biens, et sa vie, comme il conserve nos femmes et nos beufs au besoing. De longue main chez moy, nous avons part à la louange de Licurgus Athenien, qui estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens. Or je tiens qu'il faut vivre par droict et par auctorité, non par recompence ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux aimé perdre la vie que la devoir'Je fuis à me submettre à toute sorte d'obligation, mais sur tout à celle qui m'attache par devoir d'honneur. Je ne trouve rien si cher que ce qui m'est donné et ce pourquoy ma volonté demeure hypothequée par tiltre de gratitude, et reçois plus volontiers les offices qui sont à vendre. Je croy bien: pour ceux-cy je ne donne que de l'argent; pour les autres je me donne moy-mesme. Le neud qui me tient par la loy d'honnesteté me semble bien plus pressant et plus poisant que n'est celuy de la contrainte civile. On me garrote plus doucement par un notaire que par moy. N'est-ce pas raison, que ma conscience soit beaucoup plus engagée à ce en quoy on s'est simplement fié d'elle? Ailleurs ma foy ne doit rien, car on ne luy a rien presté; qu'on s'ayde de la fiance et asseurance qu'on a prise hors de moy. J'aymeroy bien plus cher rompre la prison d'une muraille et des loix que de ma parole. Je suis delicat à l'observation de mes promesses jusques à la superstition,et les fay en tous subjets volantiers incertaines et conditionnelles. A celles qui sont de nul poids je donne poids de la jalousie de ma regle: elle me gehenne et charge de son propre interest. Ouy, es entreprinses toutes miennes et libres, si j'en dy le poinct, il me semble que je me le prescry, et que le donner à la science d'autruy c'est le preordonner à soy; il me semble que je le promets quand je le dy. Ainsi j'evente peu mes propositions. La condemnation que je faits de moy est plus vifve et plus roide que n'est celle des juges, qui ne me prennent que par le visage de l'obligation commune, l'estreinte de ma conscience plus serrée et plus severe. Je suy lachement les debvoirs ausquels on m'entraineroit si je n'y allois. Hoc ipsum ita justum est quod recte fit, si est voluntarium. Si l'action n'a quelque splendeur de liberté, elle n'a point de grace ni d'honneur.

[434v

Quod me jus cogit, vix voluntate impetrent.

Où la necessité me tire, j'ayme à lacher la volonté, quia quicquid imperio cogitur, exigenti magis quam praestanti acceptum refertur. J'en sçay qui suyvent cet air jusques à l'injustice: donnent plustost qu'ils ne rendent, prestent plustost qu'ils ne payent, font plus escharsement bien à celuy à qui ils en sont tenus. Je ne vois pas là, mais je touche contre. J'ayme tant à me descharger et desobliger que j'ay par fois compté à profit les ingratitudes, offences et indignitez que j'avois receu de ceux à qui, ou par nature ou par accident, j'avois quelque devoir d'amitié, prenant cette occasion de leur faute à autant d'acquit et descharge de ma debte. Encore que je continue à leur payer les offices apparents de la raison publique, je trouve grande espargne pourtant à faire par justice ce que je faisoy par affection et à me soulager un peu de l'attention et sollicitude de ma volonté au dedans (est prudentis sustinere ut cursum, sic impetum benevolentiae), laquelle j'ay un peu bien urgente et pressante, où je m'adonne, au-moins pour un homme qui ne veut aucunement estre en presse; et me sert cette mesnagerie dequelque consolation aux imperfections de ceux qui me touchent. Je suis bien desplaisant qu'ils en vaillent moins, mais tant y a que j'en espargne aussi quelque chose de mon application et engagement envers eux. J'approuve celuy qui ayme moins son enfant d'autant qu'il est ou teigneux ou bossu, et non seulement quand il est malicieux, mais aussi quand il est malheureux et mal nay (Dieu mesme en a rabbatu cela de son pris et estimation naturelle), pourveu qu'il se porte en ce refroidissement avec moderation et exacte justice. En moy, la proximité n'allege pas les deffaults, elle les aggrave plustost. Apres tout, selon que je m'entends en la science du bien-faict et de recognoissance, qui est une subtile science et de grand usage, je ne vois personne plus [435] libre et moins endebté que je suis jusques à cette heure. Ce que je doibts, je le doibts aux obligations communes et naturelles. Il n'en est point qui soit plus nettement quitte d'ailleurs,

nec sunt mihi nota potentum
Munera.

Les princes me donent prou s'ils ne m'ostent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font point de mal; c'est tout ce que j'en demande. O combien je suis tenu à Dieu de ce qu'il luy a pleu que j'aye receu immediatement de sa grace tout ce que j'ay, qu'il a retenu particulierement à soy toute ma debte! Combien je supplie instamment sa saincte misericorde que jamais je ne doive un essentiel grammercy à personne! Bienheureuse franchise, qui m'a conduit si loing. Qu'elle acheve. J'essaye à n'avoir expres besoing de nul. In me omnis spes est mihi. C'est chose que chacun peut en soy, mais plus facilement ceux que Dieu a mis à l'abry des necessitez naturelles et urgentes. Il fait bien piteux et hazardeux despendre d'un autre. Nous mesmes, qui est la plus juste adresse et la plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Je n'ay rien mien que moy et si en est la possession en partie manque et empruntée. Je me cultive et en courage, qui est le plus fort, et encores en fortune, pour y trouver de quoy me satisfaire quand ailleurs tout m'abandonneroit. Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science, pour au giron des muses se pouvoir joyeusemant esquarter de toute autre compaignie au besoing, ny seulement de la cognoissance de la philosophie, pourapprendre à son ame de se contenter d'elle et se passer virilement des commoditez qui luy viennent du dehors, quand le sort l'ordonne; il fut si curieux d'apprendre encore à faire sa cuisine et son poil, ses robes, ses souliers, ses bagues, pour se fonder en soy autant qu'il pourroit et soustraire au secours estranger. On jouit bien plus librement et plus gayement des biens empruntez quand ce n'est pas une jouyssance obligée et contrainte par le besoing, et qu'on a, et en sa volonté et en sa fortune, la force et les moiens de s'en passer. Je me connoy bien. Mais il m'est malaisé d'imaginer nulle si pure liberalité de personne, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast disgratiée, tyrannique et teinte de reproche, si la necessité m'y avoit enchevestré. Comme le donner est qualité ambitieuse et de prerogative, aussi est l'accepter qualité de summission. Tesmoin l'injurieux et querelleux refus que Pajazet feit des presents que Temir luy envoyoit. Et ceux qu'on offrit de la part de l'Empereur Solyman à l'empereur de Calicut le mirent en si grand despit que, non seulement il les refusa rudement, disant que ny luy ny ses predecesseurs n'avoient à coustume de prendre et que c'estoit leur office de donner, mais en outre feit mettre en un cul de fosse les ambassadeurs envoyez à cet effect. Quand Thetis, dict Aristote, flatte Jupiter, quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens, ils ne vont pas leur refreschissant la memoire des biens qu'ils leur ont faicts, qui est tousjours odieuse, mais la memoire des bienfaicts qu'ils ont receuz d'eux. Ceux que je voy si familierement employer tout chacun et s'y engager, ne le fairoient pas s'ils poisoient autant que doit poiser à un sage home l'engageure d'une obligation: elle se paye à l'adventure quelquefois, mais elle ne se dissout jamais. Cruel garrotage à qui ayme affranchir les coudées de sa liberté en tous sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy, sçavent s'ils en ont jamais veu de moins chargeant sur autruy. Si je le suis au delà de tout exemple moderne, ce n'est pas grande merveille, tant de pieces de mes moeurs y contribuants: un peu de fierté naturelle, l'impatiance du refus, contraction de mes desirs et desseins, inhabileté à toute sorte d'affaires, et mes qualitez plus favories: l'oisifveté, la franchise. Par tout cela j'ay prins à haine mortelle d'estre tenu ny à autre ny par autre que moy. J'employe bien vifvement tout ce que je puis à me passer, avant que j'emploie la beneficence d'un autre en quelque ou legere oupoisante occasion que ce soit. Mes amis m'importunent estrangement quand ils me requierent de requerir un tiers. Et ne me semble guere moins de coust desengager celuy qui me doibt, usant de luy, que m'engager pour eux envers celuy qui ne me doibt rien. Cette condition ostée et cet'autre qu'ils ne veuillent de moy chose negotieuse et soucieuse, car j'ay denoncé à tout soing guerre capitale, je suis commodement facile au besoing de chacun. Mais j'ay encore plus fuy à recevoir que je n'ay cerché à donner; aussi est il bien plus aysé selon Aristote. Ma fortune m'a peu permis de bien faire à autruy, et ce peu qu'elle m'en a permis, elle l'a assez maigrement logé. Si elle m'eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes, j'eusse esté ambitieux de me faire aymer, non de me faire craindre ou admirer. L'exprimeray je plus insolamment? j'eusse autant [435v] regardé au plaire que au prouffiter. Cyrus, tres-sagement, et par la bouche d'un tres bon capitaine, et meilleur philosophe encores, estime sa bonté et ses bienfaicts loing au delà de sa vaillance et belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité au dessus de son hardiesse et de ses victoires, et a tousjours en la bouche ce glorieux mot: qu'il a laissé aux ennemis autant à l'aymer qu'aux amis. Je veux donc dire que, s'il faut ainsi debvoir quelque chose, ce doibt estre à plus legitime titre que celuy dequoy je parle, auquel la loy de cette miserable guerre m'engage, et non d'un si gros debte comme celuy de ma totale conservation: il m'accable. Je me suis couché mille foys chez moy, imaginant qu'on me trahiroit et assommeroit cette nuict là, composant avec la fortune que ce fut sans effroy et sans langueur. Et me suis escrié apres mon patenostre:

Impius haec tam culta novalia miles habebit'

Quel remede? c'est le lieu de ma naissance, et de la plus part de mes ancestres: ils y ont mis leur affection et leur nom. Nous nous durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à une miserable condition, comme est la nostre, ç'a esté un tres-favorable present de nature que l'accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance de plusieurs maux.Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en eschauguette en sa propre maison.

Quam miserum porta vitam muroque tueri,
Vixque suae tutum viribus esse domus.

C'est grande extremité d'estre pressé jusques dans son mesnage et repos domestique. Le lieu où je me tiens est tousjours le premier et le dernier à la batterie de nos troubles, et où la paix n'a jamais son visage entier,

Tum quoque cum pax est, trepidant formidine belli.
quoties pacem fortuna lacessit,
Hac iter est bellis. Melius, fortuna, dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidaque sub Arcto,
Errantésque domos.

Je tire par foys le moyen de me fermir contre ces [436] considerations de la nonchalance et lacheté: elles nous menent aussi aucunement à la resolution. Il m'advient souvant d'imaginer avec quelque plaisir les dangiers mortels et les attendre: je me plonge la teste baissée stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre, comme dans une profondeur muette et obscure qui m'engloutit d'un saut et accable en un instant d'un puissant sommeil plein d'insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la consequence que j'en prevoy me donne plus de consolation que l'effait de trouble. Ils disent, comme la vie n'est pas la meilleure pour estre longue, que la mort est la meilleure pour n'estre pas longue. Je ne m'estrange pas tant de l'estre mort comme j'entre en confidence avec le mourir. Je m'enveloppe et me tapis en cet orage, qui me doibt aveugler et ravir de furie, d'une charge prompte et insensible. Encore s'il advenoit, comme disent aucuns jardiniers, que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx et des oignons, d'autant qu'ils sucent et tirent à eux ce qu'il y a de mauvaise odeur en la terre, aussi que ces dépravées natures humassent tout le venin de mon airet du climat et m'en rendissent d'autant meilleur et plus pur par leur voisinage que je ne perdisse pas tout. Cela n'est pas; mais de cecy il en peut estre quelque chose: que la bonté est plus belle et plus attraiante quand elle est rare, et que la contrarieté et diversité roidit et resserre en soy le bien faire, et l'enflamme par la jalousie de l'opposition et par la gloire. Les voleurs, de leur grace, ne m'en veulent pas particulierement. Fay je pas moy à eux? Il m'en faudroit à trop de gens. Pareilles consciences logent sous diverse sorte de fortunes pareille cruauté, desloyauté, volerie, et d'autant pire qu'elle est plus lache, plus seure et plus obscure, sous l'ombre des loix. Je hay moins l'injure professe que trahitresse, guerriere que pacifique. Nostre fièvre est survenue en un corps qu'elle n'a de guere empiré: le feu y estoit, la flamme s'y est prinse; le bruit est plus grand, le mal de peu. Je respons ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages: que je sçay bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cerche. Si on me dict que parmy les estrangers il y peut avoir aussi peu de santé, et que leurs meurs ne valent pas mieux que les nostres, je respons: premierement, qu'il est mal-aysé,

Tam multae scelerum facies!

secondement, que c'est tousjours gain de changer un mauvais estat à un estat incertain, et que les maux d'autruy ne [436v] nous doivent pas poindre comme les nostres. Je ne veux pas oublier cecy, que je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon oeil: elle a mon cueur des mon enfance. Et m'en est advenu comme des choses excellentes: plus j'ay veu dépuis d'autres villes belles, plus la beauté de cette-cy peut et gaigne sur mon affection. Je l'ayme par elle mesme, et plus en son estre seul que rechargée de pompe estrangiere. Je l'ayme tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis françois que par cette grande cité: grande en peuples, grande en felicité de son assiette, mais sur tout grande et incomparable en varieté et diversité de commoditez, la gloire de la France, et l'un des plus nobles ornemens du monde. Dieu en chasse loing nos divisions! Entiere et unie, je la trouve deffendue de touteautre violence. Je l'advise que de tous les partis le pire sera celuy qui la metra en discorde. Et ne crains pour elle qu'elle mesme. Et crains pour elle autant certes que pour autre piece de cet estat. Tant qu'elle durera, je n'auray faute de retraicte où rendre mes abboys, suffisante à me faire perdre le regret de tout'autre retraicte. Non parce que Socrates l'a dict, mais parce qu'en verité c'est mon humeur, et à l'avanture non sans quelque excez, j'estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonois comme un François, postposant cette lyaison nationale à l'universelle et commune. Je ne suis guere feru de la douceur d'un air naturel. Les cognoissances toutes neufves et toutes miennes me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites cognoissances du voisinage. Les amitiez pures de nostre acquest emportent ordinairement celles ausquelles la communication du climat ou du sang nous joignent. Nature nous a mis au monde libres et desliez; nous nous emprisonnons en certains destroits: comme les Roys de Perse, qui s'obligeoient de ne boire jamais autre eau que celle du fleuve de Choaspez, [437] renonçoyent par sottise à leur droict d'usage en toutes les autres eaux, et asseçhoient pour leur regard tout le reste du monde. Ce que Socrates feit sur sa fin, d'estimer une sentence d'exil pire qu'une sentence de mort contre soy, je ne seray, à mon advis, jamais ny si cassé ny si estroitement habitué en mon païs que je le feisse. Ces vies celestes ont assez d'images que j'embrasse par estimation plus que par affection. Et en ont aussi de si eslevées et extraordinaires, que par estimation mesme je ne puis embrasser, d'autant que je ne les puis concevoir. Cette humeur fut bien tendre à un homme qui jugeoit le monde sa ville. Il est vray qu'il dedaignoit les peregrinations et n'avoit gueres mis le pied hors le territoire d'Attique. Quoy qu'il pleignoit l'argent de ses amis à desengager sa vie, et qu'il refusa de sortir de prison par l'entremise d'autruy, pour ne desobéir aux loix, en un temps qu'elles estoient d'ailleurs si fort corrompues. Ces exemples sont de la premiere espece pour moy. De la seconde sont d'autres que je pourroy trouver en ce mesme personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de mon action, mais aucunes surpassent encore la force de mon jugement. Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. L'ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneues et nouvelles; et je ne sçache point meilleure escolle, comme j'ay dict souvent, à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantasies et usances, et luy faire gouster unesi perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n'y est ny oisif ny travaillé, et cette moderée agitation le met en haleine. Je me tien à cheval sans demonter, tout choliqueux que je suis, et sans m'y ennuyer, huict et dix heures,

Vires ultra sortémque senectae.

Nulle saison m'est ennemye, que le chaut aspre d'un Soleil poignant; car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l'Italie se sert, chargent plus les bras qu'ils ne deschargent la teste. Je voudroy sçavoir quelle industrie c'estoit aux Perses si anciennement et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais et des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. J'ayme les pluyes et les crotes comme les canes. La mutation d'air et de climat ne me touche point; tout Ciel m'est un. Je ne suis battu que des alterations internes que je produicts en moy, et celles là m'arrivent moins en voyageant. Je suis mal-aisé à esbranler; mais, estant avoyé, je vay tant qu'on veut. J'estrive autant aux petites entreprises qu'aux grandes, et à m'equiper pour faire une journée et visiter un voisin que pour un juste voyage. J'ay apris à faire mes journées à l'Espagnole, d'une traicte: grandes et raisonnables journées; et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du Soleil couchant jusques au levant. L'autre façon de repaistre en chemin en tumulte et haste pour la disnée notamment aux jours cours, est incommode. Mes chevaux en valent mieux. Jamais cheval ne m'a failli, qui a sçeu faire avec moy la premiere journée. Je les abreuve par tout, et regarde seulement qu'ils ayent assez de chemin de reste pour battre leur eau. La paresse à me lever donne loisir à [437v] ceux qui me suyvent de disner à leur ayse avant partir. Pour moy je ne mange jamais trop tard: l'appetit me vient en mangeant, et point autrement; je n'ay point de faim qu'à table. Aucuns se plaignent dequoy je me suis agreé à continuer cet exercice, marié et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d'abandonner sa famille quand on l'a mise en train de continuer sans nous, quand on y a laissé de l'ordre qui ne demente point sa forme passée. C'est bien plus d'imprudence de s'esloingner, laissant en sa maison une garde moins fidelle et qui ayt moins de soing de pourvoir à vostre besoing.La plus utile et honnorable science et occupation à une femme, c'est la science du mesnage. J'en vois quelcune avare, de mesnagere fort peu. C'est sa maistresse qualité, et qu'on doibt chercher avant tout autre, comme le seul doire qui sert à ruyner ou sauver nos maisons. Qu'on ne m'en parle pas, selon que l'experience m'en a apprins, je requiers d'une femme mariée, au dessus de toute autre vertu, la vertu oeconomique. Je l'en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le gouvernément en main. Je vois avec despit en plusieurs mesnages monsieur revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midy, que madame est encore apres à se coiffer et atiffer en son cabinet. C'est à faire aux Reynes; encores ne sçay-je. Il est ridicule et injuste que l'oysiveté de nos femmes soit entretenue de nostre sueur et travail. Il n'adviendra, que je puisse, à personne d'avoir l'usage de mes biens plus liquide que moy, plus quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matière, nature mesme veut qu'elles fournissent de forme. Quant aux devoirs de l'amitié maritale qu'on pense estre interessez par cette absence, je ne le crois pas. Au rebours, c'est une intelligence qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance, et que l'assiduité blesse. Toute femme estrangere nous semble honneste femme. Et chacun sent par experience que la continuation de se voir ne peut representer le plaisir que l'on sent à se desprendre et reprendre à secousses. Ces interruptions me remplissent d'une amour recente envers les miens et me redonnent l'usage de ma maison plus doux: la vicissitude eschauffe mon appetit vers l'un et puis vers l'autre party. Je sçay que l'amitié a les bras assez longs pour se tenir et se joindre d'un coin [438] de monde à l'autre; et notamment cette cy, où il y a une continuelle communication d'offices, qui en reveillent l'obligation et la souvenance. Les Stoïciens disent bien, qu'il y a si grande colligance et relation entre les sages que celuy qui disne en France repaist son compaignon en Aegypte; et qui estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont sur la terre habitable en sentent ayde. La jouyssance et la possession appartiennent principalement à l'imagination. Elle embrasse plus chaudement ce qu'elle va querir que ce que nous touchons, et plus continuellement. Comptez vos amusements journaliers, vous trouverez que vous estes lors plus absent de vostre amy quand il vous est present: son assistance relache vostre attention et donne liberté à vostre pensée de s'absenter à toute heure pour toute occasion. De Romme en hors, je tiens et regente ma maison et les commoditez que j'y ay laissé: je voy croistre mes murailles, mes arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme quand j'y suis:

Ante oculos errat domus, errat forma locorum.

Si nous ne jouyssons que ce que nous touchons, adieu nos escuz quant ils sont en nos coffres, et nos enfans s'ils sont à la chasse. Nous les voulons plus pres. Au jardin, est-ce loing? A une demy journée? Quoy, dix lieues, est-ce loing ou pres? Si c'est pres, quoy onze, douze, treze? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui prescrira à son mary le quantiesme pas finyt le pres, et le quantiesme pas donne commencement au loin, je suis d'advis qu'elle l'arreste entre-deux:

excludat jurgia finis.
Utor permisso, caudaeque pilos ut equinae
Paulatim vello, et demo unum, demo etiam unum,
Dum cadat elusus ratione ruentis acervi;

et qu'elles appellent hardiment la Philosophie à leur secours; à qui quelqu'un pourroit reprocher, puis qu'elle ne voit ny l'un ny l'autre bout de la jointure entre le trop et le peu, le long et le court, le leger et le poisant, le pres et le loing, puis qu'elle n'en recognoist le commencement ny la fin, qu'elle juge bien incertainement du millieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. Sont elles pas encores femmes et amyes des trespassez, qui ne sont pas au bout de [438v] cettuy-cy, mais en l'autre monde? Nous embrassons et ceux qui ont esté et ceux qui ne sont point encore, non que les absens. Nous n'avons pas faict marché, en nous mariant, de nous tenir continuelement accouez l'un à l'autre, comme je ne sçay quels petis animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de Karenty, d'une maniere chiennine. Et ne doibt une femme avoir les yeux si gourmandement fichez sur le devant de son mari qu'elle n'en puisse voir le derriere où besoing est. Mais ce mot de ce peintre si excellent de leurs humeurs seroit-il point de mise en ce lieu, pour representer la cause de leurs plaintes:

Uxor, si cesses, aut te amare cogitat,
Aut tete amari, aut potare, aut animo obsequi,
Et tibi bene esse soli, cum sibi sit malè.

Ou bien seroit ce pas que de soy l'opposition et contradiction les entretient et nourrit, et qu'elles s'accommodent assez pourveu qu'elles vous incommodent? En la vraye amitié, de laquelle je suis expert, je me donne à mon amy plus que je ne le tire à moy. Je n'ayme pas seulement mieux luy faire bien que s'il m'en faisoit, mais encore qu'il s'en face, qu'à moy; il m'en faict lors le plus, quand il s'en faict. Et si l'absence lui est ou plaisante ou utile, elle m'est bien plus douce que sa presence; et ce n'est pas proprement absence, quand il y a moyen de s'entr'advertir. J'ay tiré autrefois usage de nostre esloignement et commodité. Nous remplissions mieux et estandions la possession de la vie en nous separant: il vivoit, il jouissoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy, autant plainement que s'il y eust esté. L'une partie demeuroit oisifve quand nous estions ensemble: nous nous confondions. La separation du lieu rendoit la conjonction de nos volontez plus riche. Cette faim insatiable de la presence corporelle accuse un peu la foiblesse en la jouyssance des ames. Quant à la vieillesse qu'on m'allegue, au rebours c'est à la jeunesse à s'asservir aus opinions communes et se contraindre pour autruy. Elle peut fournir à tous les deux, au peuple et à soy: nous n'avons que trop à faire [439] à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous faillent, soustenons nous par les artificielles. C'est injustice d'excuser la jeunesse de suyvre ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse d'en cercher. Jeune, je couvrois mes passions enjouées de prudence; vieil, je demesle les tristes de débauche. Si prohibent les loix Platoniques de peregriner avant quarante ans ou cinquante, pour rendre la peregrination plus utile et instructive; je consantiroy plus volontiers à cet autre secont article des mesmes loix, qui l'interdit apres les soixante.-- Mais en tel aage, vous ne reviendrez jamais d'un si long chemin.--Que m'en chaut-il? Je ne l'entreprens ny pour en revenir, ny pour le parfaire; j'entreprens seulement de me branler, pendant que le branle me plaist. Et me proumeine pour me proumener. Ceux qui courent un benefice ou un lievre ne courent pas; ceux là courent qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible par tout: il n'est pas fondé en grandes esperances; chaque journée en faict le bout. Et le voyage de ma vie se conduict de mesme. J'ay veu pourtant assez de lieux esloignez, où j'eusse desiré qu'on m'eust arresté. Pourquoy non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater, tant d'hommes sages de la secte plus refroingnée, abandonnerent bien leur pays, sans aucune occasion de s'en plaindre, et seulement pour la jouissance d'un autre air? Certes le plus grand desplaisir de mes peregrinations, c'est que je n'y puisse apporter cette resolution d'establir ma demeure où je me plairroy, et qu'il me faille tousjours proposer de revenir, pour m'accommoder aux humeurs communes. Si je craingnois de mourir en autre lieu que celuy de ma naissance, si je pensois mourir moins à mon aise esloingné des miens, à peine sortiroy-je hors de France; je ne sortirois pas sans effroy hors de ma parroisse. Je sens la mort qui me pince continuellement la gorge ou les reins. Mais je suis autrement faict: elle m'est une par tout. Si toutesfois j'avois à choisir, ce seroit, ce croy-je, plustost à cheval que dans un lict, hors de ma maison et esloigné des miens. Il y a plus de crevecoeur que de consolation à prendre congé de ses amis. J'oublie volontiers ce devoir de nostre entregent, car des offices de l'amitié celuy-là est le seul desplaisant, et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel adieu. S'il se tire quelque commodité de cette assistance, il s'en tire cent incommoditez. J'ay veu plusieurs mourans bien piteusement [439v] assiegez de tout ce train: cette presse les estouffe. C'est contre le devoir et est tesmoignage de peu d'affection et de peu de soing de vous laisser mourir en repos: l'un tourmente vos yeux, l'autre vos oreilles, l'autre la bouche; il n'y a sens ny membre qu'on ne vous fracasse. Le coeur vous serre de pitié d'ouyr les plaintes des amis, et de despit à l'avanture d'ouyr d'autres plaintes feintes et masquées. Qui a tousjours eu le goust tendre, affoibly, il l'a encore plus. Il luy faut en une si grande necessité une main douce et accommodée à son sentiment, pour le grater justement où il luy cuit; ou qu'on n'y touche point du tout. Si nous avons besoing de sage femme à nous mettre au monde, nous avons bien besoing d'un homme encore plus sage à nous en sortir. Tel, et amy, le faudroit-il achetter bien cherement, pour le service d'une telle occasion. Je ne suis point arrivé à cette vigueur desdaigneuse qui se fortifie en soy-mesme, que rien n'ayde, ny ne trouble; je suis d'un point plus bas. Je cerche à coniller et à me desrober de ce passage, non par crainte, mais par art. Ce n'est pas mon advis de faire en cette action preuve oumontre de ma constance. Pour qui? Lors cessera tout le droict et interest que j'ay à la reputation. Je me contente d'une mort recueillie en soy, quiete et solitaire, toute mienne, convenable à ma vie retirée et privée. Au rebours de la superstition Romaine, où l'on estimoit malheureux celuy qui mouroit sans parler et qui n'avoit ses plus proches à luy clorre les yeux, j'ay assez affaire à me consoler sans avoir à consoler autruy, assez de pensées en la teste sans que les circonstances m'en apportent de nouvelles, et assez de matiere à m'entretenir sans l'emprunter. Cette partie n'est pas du rolle de la societé: c'est l'acte à un seul personnage. Vivons et rions entre les nostres, allons mourir et rechigner entre les inconneus. On trouve, en payant, qui vous tourne la teste et qui vous frote les pieds, qui ne vous presse qu'autant que vous voulez, [440] vous presentant un visage indifferent, vous laissant vous entretenir et plaindre à vostre mode. Je me deffais tous les jours par discours de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d'esmouvoir par nos maux la compassion et le deuil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconveniens outre leur mesure, pour attirer leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun à soustenir sa mauvaise fortune, nous l'accusons et reprochons à nos proches quand c'est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu'ils se ressentent de nos maux, si encores ils ne s'en affligent. Il faut estendre la joye, mais retrencher autant qu'on peut la tristesse. Qui se faict plaindre sans raison est homme pour n'estre pas plaint quand la raison y sera. C'est pour n'estre jamais plaint que se plaindre tousjours, faisant si souvent le piteux qu'on ne soit pitoyable à personne. Qui se faict mort vivant est subject d'estre tenu pour vif mourant. J'en ay veu prendre la chevre de ce qu'on leur trouvoit le visage frais et le pouls posé, contraindre leur ris parce qu'il trahissoit leur guérison, et haïr la santé de ce qu'elle n'estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n'estoyent pas femmes. Je represente mes maladies, pour le plus, telles qu'elles sont, et evite les parolles de mauvais prognostique et exclamations composées. Sinon l'allegresse, au-moins la contenance rassise des assistans est propre pres d'un sage malade. Pour se voir en un estat contraire, il n'entre point en querelle avec la santé; il luy plaist de la contempler en autruy forte et entiere, et en jouyr au-moings par compaignie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne rejecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuyt les entretiens communs. Je veux estudier la maladie quand je suis sain; quand elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination l'ayde. Nous nous preparons avant la main aux voiages quenous entreprenons, et y sommes resolus: l'heure qu'il nous faut monter à cheval, nous la donnons à l'assistance et en sa faveur l'estendons. Je sens ce proffit inesperé de la publication de mes meurs qu'elle me sert aucunement de regle. Il me vient par fois quelque consideration de ne trahir l'histoire de ma vie. Cette publique declaration m'oblige de me tenir en ma route, et à ne desmentir l'image de mes conditions, communéement moins desfigurées et contredites que ne porte la malignité et maladie des jugements d'aujourd'huy. L'uniformité et simplesse de mes meurs produict bien un visage d'aisée [440v] interpretation, mais, parce que la façon en est un peu nouvelle et hors d'usage, elle donne trop beau jeu à la mesdisance. Si est-il, qu'à qui me veut loyallement injurier il me semble fournir bien suffisamment où mordre en mes imperfections advouées et cogneues et dequoy s'y saouler, sans s'escarmoucher au vent. Si, pour en praeoccuper moy-mesme l'accusation et la descouverte, il luy semble que je luy esdente sa morsure, c'est raison qu'il preigne son droict vers l'amplification et extention (l'offence a ses droicts outre la justice), et que les vices dequoy je luy montre des racines chez moy, il les grossisse en arbres, qu'il y emploie non seulement ceux qui me possedent, mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Injurieux vices, et en qualité et en nombre; qu'il me batte par là. J'embrasseroy franchement l'exemple du philosophe Dion. Antigon le vouloit piquer sur le subjet de son origine; il luy coupa broche: Je suis, dict-il, fils d'un serf, bouchier, stigmatisé, et d'une putain que mon pere espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour quelque mesfaict. Un orateur m'achetta enfant, me trouvant agreable, et m'a laissé mourant tous ses biens, lesquels ayant transporté en cette ville d'Athenes, me suis addonné à la philosophie. Que les historiens ne s'empeschent à chercher nouvelles de moy; je leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et libre enerve le reproche et desarme l'injure. Tant y a que, tout conté, il me semble qu'aussi souvent on me loue qu'on me desprise outre la raison. Comme il me semble aussi que, des mon enfance, en rang et degré d'honneur on m'a donné lieu plustost au dessus qu'au dessoubs de ce qui m'appartient. Je me trouveroy mieux en païs auquel ces ordres fussent ou reglez ou mesprisez. Entre les hommes, depuis que l'altercation de la prerogative au marcher ou à se seoir passe trois repliques, elle est incivile. Je ne crain point de ceder ou preceder iniquement pour fuir à une si importune contestation; et jamais homme n'a eu envie de ma presseance à qui je ne l'aye quittée. Outre ce profit que je tire d'escrire de moy, j'en espere cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honneste homme avant que je meure, il recerchera de nous joindre; je luy donne beaucoup de pays gaigné, car tout ce qu'une longue connoissance et familiarité luy pourroit avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus seurement et exactement. Plaisante fantasie: plusieurs choses que je ne voudroy dire à personne, je les dis au peuple, et sur mes plus secretes sciences ou pensées renvoye à une boutique de libraire mes amis plus feaux. Excutienda damus praecordia. Si à si bonnes enseignes je sçavois quelqu'un qui me fut propre, certes je l'irois trouver bien loing; car la douceur d'une sortable et aggreable compaignie ne se peut assez acheter à mon gré. O un amy! Combien est vraye cette ancienne sentence, que l'usage en est plus necessaire et plus doux que des elemens de l'eau et du feu'Pour revenir à mon conte, il n'y a donc pas beaucoup de mal de mourir loing et à part. Si estimons nous à devoir de nous retirer pour des actions naturelles moins disgratiées que cette cy et moins hideuses. Mais encore, ceux qui en viennent là de trainer languissans un long espace de [441] vie, ne debvroient à l'avanture souhaiter d'empescher de leur misere une grande famille. Pourtant les Indois, en certaine province, estimoient juste de tuer celuy qui seroit tumbé en telle necessité; en une autre province, ils l'abandonnoient seul à se sauver comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables? Les offices communs n'en vont point jusques là. Vous apprenez la cruauté par force à voz meilleurs amis, durcissant et femme et enfans, par long usage, à ne sentir et plaindre plus vos maux. Les souspirs de ma cholique n'apportent plus d'esmoy à personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conversation, ce qui n'advient pas tousjours, pour la disparité des conditions qui produict ayséement mespris ou envie envers qui que ce soit, n'est-ce pas trop d'en abuser tout un aage? Plus je les verrois se contraindre de bon coeur pour moy, plus je plainderois leur peine. Nous avons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur autruy et nous estayer en leur ruyne. Comme celuy qui faisoit esgorger des petits enfans pour se servir de leur sang à guarir une sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournissoit des jeunes tendronsà couver la nuict ses vieux membres et mesler la douceur de leur haleine à la sienne aigre et poisante. Je me conseillerois volontiers Venise pour la retraicte d'une telle condition et foiblesse de vie. La decrepitude est qualité solitaire. Je suis sociable jusques à excez. Si me semble il raisonnable que meshuy je soustraye de la veue du monde mon importunité, et la couve à moy seul, que je m'appile et me recueille en ma coque, comme les tortues. J'apprens à veoir les hommes sans m'y tenir: ce seroit outrage en un pas si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie. --Mais en un si long voyage, vous serez arresté miserablement en un caignart, où tout vous manquera.--La plus part des choses necessaires, je les porte quant et moy. Et puis, nous ne sçaurions eviter la fortune si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d'extraordinaire quand je suis malade: ce que nature ne peut en moy, je ne veux pas qu'un bolus le face. Tout au commencement de mes fiévres et des maladies qui m'atterrent, entier encores et voisin de la santé, je me reconcilie à Dieu par les derniers offices Chrestiens, et m'en trouve plus libre et deschargé, me semblant en avoir d'autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de conseil, il m'en faut moins que de medecins. Ce que je n'auray estably de mes affaires tout [441v] sain, qu'on ne s'attende point que je le face malade. Ce que je veux faire pour le service de la mort est tousjours fait; je n'oserois le deslaier d'un seul jour. Et s'il n'y a rien de faict, c'est à dire: ou que le doubte m'en aura retardé le choix, car par fois c'est bien choisir de ne choisir pas, ou que tout à fait je n'auray rien voulu faire. J'escris mon livre à peu d'hommes et à peu d'années. Si ç'eust esté une matiere de durée, il l'eust fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle qui a suivy le nostre jusques à cette heure, qui peut esperer que sa forme presente soit en usage, d'icy à cinquante ans? Il escoule tous les jours de nos mains et depuis que je vis s'est alteré de moitié. Nous disons qu'il est à cette heure parfaict. Autant en dict du sien chaque siecle. Je n'ay garde de l'en tenir là tant qu'il fuira et se difformera comme il faict. C'est aux bons et utiles escrits de le clouer à eux, et ira son credit selon la fortune de nostre estat. Pourtant ne crains-je poinct d'y inserer plusieurs articles privez, qui consument leur usage entre les hommes qui vivent aujourd'huy, et qui touchent la particuliere science d'aucuns, qui y verront plus avant que de la commune intelligence. Je ne veux pas apres tout, comme jevois souvent agiter la memoire des trespassez, qu'on aille debatant: Il jugeoit, il vivoit ainsin; il vouloit cecy; s'il eust parlé sur sa fin, il eust dict, il eust donné; je le connoissois mieux que tout autre. Or, autant que la bienseance me le permet, je faicts icy sentir mes inclinations et affections; mais plus librement et plus volontiers le faits-je de bouche à quiconque desire en estre informé. Tant y a qu'en ces memoires, si on y regarde, on trouvera que j'ay tout dict, ou tout designé. Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt:

Verum animo satis haec vestigia parva sagaci
Sunt, per quae possis cognoscere caetera tute.

Je ne laisse rien à desirer et deviner de moy. Si on doibt s'en entretenir, je veus que ce soit veritablement et justement. Je reviendrois volontiers de l'autre monde pour démentir celuy qui me formeroit autre que je n'estois, fut ce pour m'honorer. Des vivans mesme, je sens qu'on parle tousjours [442] autrement qu'ils ne sont. Et si à toute force je n'eusse maintenu un amy que j'ay perdu, on me l'eust deschiré en mille contraires visages. Pour achever de dire mes foibles humeurs, j'advoue qu'en voyageant je n'arrive gueres en logis où il ne me passe par la fantasie si j'y pourray estre et malade et mourant à mon aise. Je veus estre logé en lieu qui me soit bien particulier, sans bruict, non sale, ou fumeux, ou estouffé. Je cherche à flatter la mort par ces frivoles circonstances, ou, pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement, affin que je n'aye qu'à m'attendre à elle, qui me poisera volontiers assez sans autre recharge. Je veux qu'elle ayt sa part à l'aisance et commodité de ma vie. Ce en est un grand lopin, et d'importance, et espere meshuy qu'il ne dementira pas le passé. La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualitez selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d'affoiblissement et appesantissement me semble molle et douce. Entre les violentes, j'imagine plus mal aiséement un precipice qu'une ruine qui m'accable et un coup tranchant d'une espée qu'une harquebousade; et eusse plustost beu le breuvage de Socrates que de me fraper comme Caton. Et, quoy que ce soit un, si sent mon imagination differencecomme de la mort à la vie, à me jetter dans une fournaise ardente ou dans le canal d'une platte riviere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu'à l'effect. Ce n'est qu'un instant; mais il est de tel pois que je donneroy volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode. Puisque la fantasie d'un chacun [442v] trouve du plus et du moins en son aigreur, puisque chacun a quelque chois entre les formes de mourir, essayons un peu plus avant d'en trouver quelqu'une deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore voluptueuse, comme les commourans d'Antonius et de Cleopatra? Je laisse à part les efforts que la philosophie et la religion produisent, aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s'en est trouvé, comme un Petronius et un Tigillinus à Romme, engagez à se donner la mort, qui l'ont comme endormie par la mollesse de leurs apprests. Ils l'ont faicte couler et glisser parmy la lacheté de leurs passetemps accoustumés, entre des garses et bons compaignons: nul propos de consolation, nulle mention de testament, nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur condition future; mais entre les jeux, les festins, facecies, entretiens communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance? Puis qu'il y a des mors bonnes aux fols, bonnes aux sages, trouvons en qui soyent bonnes à ceux d'entre deux. Mon imagination m'en presente quelque visage facile et, puisqu'il faut mourir, desirable. Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel à qui ils donnoient le chois de sa mort. Mais Theophraste, philosophe si delicat, si modeste, si sage, a il pas esté forcé par la raison d'oser dire ce vers latinisé par Ciceron: Vitam regit fortuna, non sapientia. Combien aide la fortune à la facilité du marché de ma vie, me l'ayant logée en tel poinct qu'elle ne faict meshuy ny besoing à nul, ny empeschement. C'est une condition que j'eusse acceptée en toutes les saisons de mon aage, mais en cette occasion de trousser mes bribes et de plier bagage, je prens plus particulierement plaisir à ne faire guiere ny de plaisir ny de desplaisir à personne en mourant. Elle a, d'une artiste conpensation, faict que ceux qui peuvent pretendre quelque materiel fruict de ma mort en recoivent d'ailleurs conjointement une materielle perte. la mort s'appesantit souvent en nous de ce qu'elle poise auxautres, et nous interesse de leur interest quasi autant que de nostre, et plus et tout par fois. En cette commodité de logis que je cerche, je n'y mesle pas la pompe et l'amplitude: je la hay plustost; mais certaine proprieté simple, qui se rencontre plus souvant aux lieux où il y a moins d'art, et que nature honore de quelque grace toute sienne. Non ampliter sed munditer convivium. Plus salis quam sumptus. Et puis, c'est à faire à ceux que les affaires entrainent en plain hyver par les Grisons, d'estre surpris en chemin en cette extremité. Moy, qui le plus souvant voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il faict laid à droicte, je prens à gauche; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arreste. Et faisant ainsi, je ne vois à la verité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il est vray que je trouve la superfluité tousjours superflue, et remarque [443] de l'empeschement en la delicatesse mesme et en l'abondance. Ay-je laissé quelque chose à voir derriere moy? J'y retourne; c'est tousjours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe. Ne trouve-je point où je vay, ce qu'on m'avoit dict? Comme il advient souvent que les jugemens d'autruy ne s'accordent pas aux miens, et les ay trouvez plus souvant faux, je ne plains pas ma peine; j'ay apris que ce qu'on disoit n'y est point. J'ay la complexion du corps libre et le goust commun, autant qu'homme du monde. La diversité des façons d'une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. Soyent des assietes d'estain, de bois, de terre, bouilly ou rosty, beurre ou huyle de nois ou d'olive, chaut ou froit, tout m'est un, et si un que, vieillissant, j'accuse cette genereuse faculté, et auroy besoin que la delicatesse et le chois arrestat l'indiscretion de mon appetit et par fois soulageat mon estomac. Quand j'ay esté ailleurs qu'en France et que, pour me faire courtoisie, on m'a demandé si je vouloy estre servy à la Françoise, je m'en suis mocqué et me suis tousjours jetté aux tables les plus espesses d'estrangers. J'ay honte de voir noz hommes enyvrez de cette sotte humeur de s'effaroucher des formes contraires aux leurs: il leur semble estre hors de leur element quand ils sont hors de leur vilage. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangeres. Retrouvent ils un compatriote en Hongrie, ils festoyent cette avanture: les voylà à se ralier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de meurs barbares qu'ils voient. Pourquoy non barbares, puis qu'elles ne sont françoises? Encoresont ce les plus habilles qui les ont recogneues, pour en mesdire. La plus part ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrez d'une prudence taciturne et incommunicable, se defendans de la contagion d'un air incogneu. Ce que je dis de ceux là me ramentoit, en chose semblable, ce que j'ay par fois aperçeu en aucuns de noz jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte, nous regardent comme gens de l'autre monde, avec desdain ou pitié. [443v] Ostez leur les entretiens des mysteres de la court, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles comme nous sommes à eux. On dict bien vray qu'un honneste homme c'est un homme meslé. Au rebours, je peregrine tres-saoul de nos façons, non pour cercher des Gascons en Sicile (j'en ay assez laissé au logis); je cerche des Grecs plustost, et des Persans: j'acointe ceux-là, je les considere; c'est là où je me preste et où je m'employe. Et qui plus est, il me semble que je n'ay rencontré guere de manieres qui ne vaillent les nostres. Je couche de peu, car à peine ay-je perdu mes girouettes de veue. Au demeurant, la plus part des compaignies fortuites que vous rencontrez en chemin ont plus d'incommodité que de plaisir: je ne m'y attache point, moins asteure que la vieillesse me particularise et sequestre aucunement des formes communes. Vous souffrez pour autruy, ou autruy pour vous; l'un et l'autre inconvenient est poisant, mais le dernier me semble encore plus rude. C'est une rare fortune, mais de soulagement inestimable, d'avoir un honneste homme, d'entendement ferme et de meurs conformes aux vostres, qui ayme à vous suyvre. J'en ay eu faute extreme en tous mes voyages. Mais une telle compaignie, il la faut avoir choisie et acquise des le logis. Nul plaisir n'a goust pour moy sans communication. Il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l'ame qu'il ne me fache de l'avoir produite seul, et n'ayant à qui l'offrir. Si cum hac exceptione detur sapientia ut illam inclusam teneam nec enuntiem, rejiciam. L'autre l'avoit monté d'un ton au dessus. Si contigerit ea vita sapienti ut, omnium rerum affluentibus copiis, quamvis omnia quae cognitione digna sunt summo otio secum ipse consideret et contempletur, tamen si solitudo tanta sit ut hominem videre non possit, excedat è vita. L'opiniond'Architas m'agrée, qu'il seroit desplaisant au ciel mesme et à se promener dans ces grands et divins corps celestes sans l'assistance d'un compaignon. Mais il vaut mieux encore estre seul qu'en compaignie ennuyeuse et inepte. Aristippus s'aymoit à vivre estrangier partout.

Me si fata meis paterentur ducere vitam
Auspiciis,

[444]

je choisirois à la passer le cul sur la selle:

visere gestiens,
Qua parte debacchentur ignes,
Qua nebulae pluviique rores.

Avez-vous pas des passe-temps plus aysez? Dequoy avez-vous faute? Vostre maison est elle pas en bel air et sain, suffisamment fournie, et capable plus que suffisamment? La majesté Royalle y a peu plus d'une fois en sa pompe. Vostre famille n'en laisse elle pas en reiglement plus au dessoubs d'elle qu'elle n'en a au dessus, en eminence? Y a il quelque pensée locale qui vous ulcere, extraordinaire, indigestible?

Quae te nunc coquat et vexet sub pectore fixa?

Où cuidez vous pouvoir estre sans empeschement et sans destourbier? Nunquam simpliciter fortuna indulget. Voyez donc qu'il n'y a que vous qui vous empeschez, et vous vous suyverez par tout, et vous plainderez par tout. Car il n'y a satisfaction çà bas que pour les ames ou brutales ou divines. Qui n'a du contentement à une si juste occasion, où pense il le trouver? A combien de milliers d'hommes arreste une telle condition que la vostre le but de leurs souhaits? Reformez vous seulement, car en cela vous pouvez tout, là où vous n'avez droict que de patience envers la fortune. Nulla placida quies est, nisi quam ratio composuit. Je voy la raison de cet advertissement, et la voy tres-bien; mais on auroit plustost faict, et plus pertinemment, de me dire en un mot: Soyez sage. Cette resolution est outre la sagesse: c'est son ouvrage et sa production. Ainsi faict le medecin qui va criaillant apres un pauvre malade languissant, qu'il se resjouysse; il luy conseilleroit un peu moins ineptement s'il luy disoit: Soyez sain. Pour moy, je ne suis qu'homme de la basse forme. C'est un precepte salutaire, certain et d'aisée intelligence: Contentez vous du vostre, c'est à dire de la raison. L'execution pourtant n'en est non plus aux plus sages qu'en moy. C'est une parolle populaire, mais elle a une terrible estandue. Que ne comprend elle? Toutes [444v] choses tombent en discretion et modification. Je sçay bien qu'à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager porte tesmoignage d'inquietude et d'irresolution. Aussi sont ce nos maistresses qualitez, et praedominantes. Ouy, je le confesse, je ne vois rien, seulement en songe et par souhait, où je me puisse tenir; la seule varieté me paye, et la possession de la diversité, au moins si aucune chose me paye. A voyager, cela mesme me nourrit que je me puis arrester sans interests, et que j'ay où m'en divertir commodéement. J'ayme la vie privée, parce que c'est par mon chois que je l'ayme, non par disconvenance à la vie publique, qui est à l'avanture autant selon ma complexion. J'en sers plus gayement mon prince par ce que c'est par libre eslection de mon jugement et de ma raison, sans obligation particuliere, et que je n'y suis pas rejecté ny contrainct pour estre irrecevable à tout autre party et mal voulu. Ainsi du reste. Je hay les morceaux que la necessité me taille. Toute commodité me tiendroit à la gorge, de laquelle seule j'aurois à despendre:

Alter remus aquas, alter mihi radat arenas.

Une seule corde ne m'arreste jamais assis.--Il y a de la vanité, dictes vous, en cet amusement.--Mais où non? Et ces beaux preceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse. Dominus novit cogitationes sapientium, quoniam vanae sunt. Ces exquises subtilitez ne sont propres qu'au presche: ce sont discours qui nous veulent envoyer tous bastez en l'autre monde. La vie est un mouvement materiel et corporel, action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée; je m'emploie à la servir selon elle.

Quisque suos patimur manes.

Sic est faciendum ut contra naturam universam nihil contendamus; ea tamen conservata, propriam sequamur. A quoy faire ces poinctes eslevées de la philosophie sur lesquelles aucun estre humain ne se peut rassoir, et ces regles qui excedent nostre usage et nostre force? Je voy souvent qu'on nous propose des images de vie, lesquelles ny le proposant ny les auditeurs n'ont aucune esperance de suyvre ny, qui plus [445] est, envie. De ce mesme papier où il vient d'escrire l'arrest de condemnation contre un adultere, le juge en desrobe un lopin pour en faire un poulet à la femme de son compaignon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement, criera plus asprement tantost, en vostre presence mesme, à l'encontre d'une pareille faute de sa compaigne que ne feroit Porcie. Et tel condamne des hommes à mourir pour des crimes qu'il n'estime point fautes. J'ay veu en ma jeunesse un galant homme presenter d'une main au peuple des vers excellens et en beauté et en desbordement, et de l'autre main en mesme instant la plus quereleuse reformation theologienne de quoy le monde se soit desjeuné il y a long temps. Les hommes vont ainsin. On laisse les loix et preceptes suivre leur voie, nous en tenons une autre; non par desreiglement de meurs seulement, mais par opinion souvent et par jugement contraire. Sentez lire un discours de philosophie: l'invention, l'eloquence, la pertinence frape incontinent vostre esprit et vous esmeut; il n'y a rien qui chatouille ou poigne vostre conscience; ce n'est pas à elle qu'on parle, est-il pas vray? Si disoit Ariston que ny une esteuve ny une leçon n'est d'aucun fruict si elle ne nettoye et ne decrasse. On peut s'arrester à l'escorce, mais c'est apres qu'on en a retiré la mouele; comme apres avoir avalé le bon vin d'une belle coupe nous en considerons les graveures et l'ouvrage. En toutes les chambrées de la philosophie ancienne cecy se trouvera, qu'un mesme ouvrier y publie des reigles de temperance et publie ensemble des escris d'amour et desbauche. Et Xenophon, au giron de Clinias, escrivit contre la volupté Aristippique. Ce n'est pas qu'il y ait une conversion miraculeuse qui les agite à ondées. Mais c'est que Solon se represente tantost soy-mesme, tantost en forme de legislateur: tantost il parle pour la presse, tantost pour soy; et prend pour soy les reigles libres et naturelles, s'asseurant d'une santé ferme et entiere.

Curentur dubii medicis majoribus aegri.

Antisthenes permet au sage d'aimer et faire à sa mode ce qu'il trouve estre opportun, sans s'attendre aux loix; d'autant qu'il a meilleur advis qu'elles, et plus de cognoissance de la vertu. Son disciple Diogenes disoit opposer aux perturbations la raison, à fortune la confidence, aux loix nature. Pour les estomacs tendres, il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons estomacs suivent simplement les prescriptions de leur naturel appetit. Ainsi font nos medecins, qui mangent le melon et boivent le vin fraiz ce pendant qu'ils tiennent leur patient [445v] obligé au sirop et à la panade. Je ne sçay quels livres, disoit la courtisane Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens là battent aussi souvant à ma porte que aucuns autres. D'autant que nostre licence nous porte tousjours au delà de ce qui nous est loisible et permis, on a estressy souvant outre la raison universelle les preceptes et loys de nostre vie.

Nemo satis credit tantum delinquere quantum
Permittas.

Il seroit à desirer qu'il y eust plus de proportion du commandement à l'obeyssance; et semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre. Il n'est si homme de bien, qu'il mette à l'examen des loix toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie, voire tel qu'il seroit tres-grand dommage et tres-injuste de punir et de perdre.

Olle, quid ad te
De cute quid faciat ille, vel illa sua?

Et tel pourroit n'offenser point les loix, qui n'en meriteroit point la louange d'homme de vertu, et que la philosophie feroit tres-justement foiter. Tant cette relation est trouble et inegale. Nous n'avons garde d'estre gens de bien selon Dieu; nous ne le sçaurions estre selon nous. L'humaine sagesse n'arriva jamais aux devoirs qu'elle s'estoit elle mesme prescrit et, si elle y estoit arrivée, elle s'en prescriroit d'autres au delà, où elle aspirat tousjours et pretendit, tant nostre estat est ennemy de consistance. L'homme s'ordonne à soy mesme d'estre necessairement en faute. Il n'est guiere fin de tailler son obligation à la raison d'un autreestre que le sien. A qui prescript il ce qu'il s'attend que personne ne face? Luy est il injuste de ne faire point ce qu'il luy est impossible de faire? Les loix qui nous condamnent à ne pouvoir pas nous accusent elles mesmes de ne pouvoir pas. Au pis aller, cette difforme liberté de se presenter à deux endroicts, et les actions d'une façon, les discours de l'autre, soit loisible à ceux qui disent les choses; mais elle ne le peut estre à ceux qui se disent eux mesme, comme je fay: il faut que j'aille de la plume comme des pieds. La vie commune doibt avoir conferance aux autres vies. La vertu de Caton estoit vigoreuse outre la mesure de son siecle; et à un homme qui se mesloit de gouverner les autres, destiné au service commun, il se pourroit dire que c'estoit une [446] justice, sinon injuste, au moins vaine et hors de saison. Mes moeurs mesmes, qui ne disconviennent de celles qui courent à peine de la largeur d'un poulce, me rendent pourtant aucunement farouche à mon aage, et inassociable. Je ne sçay pas si je me trouve desgousté sans raison du monde que je hante, mais je sçay bien que ce seroit sans raison si je me pleignois qu'il fut desgouté de moy plus que je le suis de luy. La vertu assignée aus affaires du monde est une vertu à plusieurs plis, encoigneures et couddes, pour s'apliquer et joindre à l'humaine foiblesse, meslée et artificielle, non droitte, nette, constante, ny purement innocente. Les annales reprochent jusques à cette heure à quelqu'un de nos Roys de s'estre trop simplement laissé aller aux consciencieuses persuasions de son confesseur. Les affaires d'estat ont des preceptes plus hardis:

exeat aula
Qui vult esse pius.

J'ay autresfois essayé d'employer au service des maniemens publiques les opinions et reigles de vivre ainsi rudes, neufves, impolies ou impollues, comme je les ay nées chez moy ou raportées de mon institution, et desquelles je me sers sinon commodéement au moins seurement en particulier, une vertu scholastique et novice. Je les y ay trouvées ineptes et dangereuses. Celuy qui va en la presse, il faut qu'il gauchisse, qu'il serre ses couddes, qu'il recule ou qu'il avance, voire qu'il quitte le droict chemin, selon ce qu'il rencontre; qu'il vive non tant selon soy que selon autruy, non selon ce qu'il se propose mais selon ce qu'on luy propose, selon le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dict que qui eschappe brayes nettes du maniement du monde, c'est par miracle qu'il en eschappe. Et dict aussi que, quand il ordonne son philosophe chef d'une police, il n'entend pas le dire d'une police corrompue comme celle d'Athenes, et encore bien moins comme la nostre, envers lesquelles la sagesse mesme perdroit son Latin. Comme une herbe transplantée en solage fort divers à sa condition, se conforme bien plustost à iceluy qu'elle ne le reforme à soy. Je sens que, si j'avois à me dresser tout à faict à telles occupations, il m'y faudroit beaucoup de changement et de rabillage. Quand je pourrois cela sur moy (et pourquoy ne le pourrois je, avec le temps et le soing?), je ne le voudrois pas. De ce peu que je me suis essayé en cette vacation, je m'en suis d'autant degousté. Je me sens fumer en l'ame par fois aucunes tentations vers l'ambition; mais je me bande et obstine au contraire:

At tu, Catulle, obstinatus obdura.

On ne m'y appelle guieres, et je m'y convie aussi peu. La liberté et l'oisiveté, qui sont mes maistresses qualitez, sont qualitez diametralement contraires à ce mestier là. Nous ne [446v] sçavons pas distinguer les facultez des hommes; elles ont des divisions et bornes malaysées à choisir et delicates. De conclurre par la suffisance d'une vie particuliere quelque suffisance à l'usage public, c'est mal conclud: tel se conduict bien qui ne conduict pas bien les autres et faict des Essais qui ne sauroit faire des effaicts; tel dresse bien un siege qui dresseroit mal une bataille, et discourt bien en privé qui harengueroit mal un peuple ou un prince. Voyre à l'aventure est-ce plustost tesmoignage à celuy qui peut l'un de ne pouvoir point l'autre, qu'autrement. Je trouve que les esprits hauts ne sont de guere moins aptes aux choses basses que les bas esprits aux hautes. Estoit il à croire que Socrates eust appresté aux Atheniens matiere de rire à ses despens, pour n'avoir onques sçeu computer les suffrages de sa tribu et en faire raport au conseil? Certes la veneration en quoy j'ay les perfections de ce personnage merite que sa fortune fournisse à l'excuse de mes principales imperfections un si magnifique exemple. Nostre suffisance est detaillée à menues pieces. La mienne n'a point de latitude, et si est chetifve en nombre. Saturninus, à ceux qui luy avoyent deferé tout commandement: Compaignons, fit-il, vous avez perdu un bon capitaine pour en faire un mauvais general d'armée.Qui se vante, en un temps malade comme cettuy-cy, d'employer au service du monde une vertu nayfve et sincere, ou il ne la cognoit pas, les opinions se corrompant avec les meurs (de vray, oyez la leur peindre, oyez la plus part se glorifier de leurs deportemens et former leurs reigles: au lieu de peindre la vertu, ils peignent l'injustice toute pure et le vice, et la presentent ainsi fauce à l'institution des princes), ou, s'il la cognoist, il se vante à tort et, quoy qu'il die, faict mille choses dequoy sa conscience l'accuse. Je croirois volontiers Seneca de l'experience qu'il en fit en pareille occasion, pourveu qu'il m'en voulut parler à coeur ouvert. La plus honorable marque de bonté en une telle necessité, c'est recognoistre librement sa faute et celle d'autruy, appuyer et retarder de sa puissance l'inclination vers le mal, suyvre envis cette pente, mieux esperer et mieux desirer. J'aperçois en ces desmambremens de la France et divisions où nous sommes tombez: chacun se travaille à deffendre sa cause, mais, jusques aux meilleurs, avec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement en escriroit temererement et vitieusement. Le plus juste party si est-ce encore le membre [447] d'un corps vermoulu et vereux. Mais d'un tel corps le membre moins malade s'appelle sain; et à bon droit, d'autant que nos qualitez n'ont tiltre qu'en la comparaison. L'innocence civile se mesure selon les lieux et saisons. J'aymerois bien à voir en Xenophon une telle louange d'Agesilaus: estant prié par un prince voisin avec lequel il avoit autresfois esté en guerre de le laisser passer en ces terres, il l'octroya, luy donnant passage à travers le Peloponnesse; et non seulement ne l'emprisonna ou empoisonna, le tenant à sa mercy, mais l'accueillit courtoisement, sans luy faire offence. A ces humeurs là, ce ne seroit rien dire; ailleurs et en autre temps, il se fera compte de la franchise et magnanimité d'une telle action. Ces babouyns capettes s'en fussent moquez, si peu retire l'innocence spartaine à la françoise. Nous ne laissons pas d'avoir des hommes vertueux, mais c'est selon nous. Qui a ses meurs establies en reglement au dessus de son siecle, ou qu'il torde et émousse ses regles, ou, ce que je luy conseille plustost, qu'il se retire à quartier et ne se mesle point de nous. Qu'y gaigneroit-il?

Egregium sanctumque virum si cerno, bimembri
Hoc monstrum puero, et miranti jam sub aratro
Piscibus inventis, et foetae comparo mulae.

On peut regretter les meilleurs temps, mais non pas fuyr aux presens; on peut desirer autres magistrats, mais il faut, ce nonobstant, obeyr à ceux icy. Et à l'advanture y a il plus de recommendation d'obeyr aux mauvais qu'aux bons. Autant que l'image des loix receues et antiennes de cette monarchie reluyra en quelque coin, m'y voilà planté. Si elles viennent par malheur à se contredire et empescher entr'elles, et produire deux pars de chois doubteux et difficile, mon election sera volontiers d'eschapper et me desrober à cette tempeste; nature m'y pourra prester ce pendant la main, ou les hazards de la guerre. Entre Cesar et Pompeius je me fusse [447v] franchement declaré. Mais entre ces trois voleurs qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyvre le vent; ce que j'estime loisible, quand la raison ne guide plus.

Quo diversus abis?

Cette farcisseure est un peu hors de mon theme. Je m'esgare, mais plustot par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent, mais par fois c'est de loing, et se regardent, mais d'une veue oblique. J'ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi party d'une fantastique bigarrure, le devant à l'amour, tout le bas à la rhetorique. Ils ne creignent point ces muances, et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas tousjours la matiere; souvent ils la denotent seulement par quelque marque, comme ces autres tiltres: l'Andrie, l'Eunuche, ou ces autres noms: Sylla, Cicero, Torquatus. J'ayme l'alleure poetique, à sauts et à gambades. C'est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffé en matiere estrangere: voyez ses alleures au Daemon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite. C'est l'indiligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy; il s'en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d'estre bastant, quoy qu'il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement. Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes. Il faut avoir un peu de folie qui ne veut avoir plus de sottise, disent et les preceptes de nos maistres et encores plus leurs exemples. Mille poetes trainent et languissent à la prosaïque; mais la meilleure prose ancienne (et je la seme ceans indifferemment pour vers) reluit par tout de la vigueur et hardiesse poetique, et represente l'air de sa fureur. Il luy faut certes quitter la maistrise et preeminence en la parlerie. Le poete, dict Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce qui luy vient en la bouche, comme la gargouïlle d'une fontaine, sans le ruminer et poiser, et luy eschappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d'un cours rompu. Luy mesmes est tout poetique, et la vieille theologie poesie, disent les sçavants, et la premiere philosophie. C'est l'originel langage des Dieux. J'entends que la matiere se distingue soy-mesmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud, où elle commence, où elle se reprend, sans l'entrelasser de paroles, de liaison et de cousture introduictes pour le service des oreilles foibles ou nonchallantes, et sans me gloser moymesme. Qui est celuy qui n'ayme mieux n'estre pas leu que de l'estre en dormant ou en fuyant? Nihil est tam utile, quod in transitu prosit. Si prendre des livres estoit les apprendre, et si les veoir estoit les regarder, et les parcourir les saisir, j'aurois tort de me faire du tout si ignorant que je dy. Puisque je ne puis arrester l'attention du lecteur par le pois, manco male s'il advient que je l'arreste par mon embrouilleure.--Voire, mais il se repentira par apres de s'y estre amusé.--C'est mon, mais il s'y sera tousjours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l'intelligence porte desdain, qui m'en estimeront mieux de ce qu'ils ne sçauront ce que je dis: ils conclurront la profondeur de mon sens par l'obscurité, laquelle, à parler en bon escient, je hay bien fort, et l'eviterois si je me sçavois eviter. Aristote se vante en quelque lieu de l'affecter; vitieuse affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, de quoy j'usoy au commencement, m'a semblé rompre l'attention avant qu'elle soit née, et la dissoudre, dedeignant s'y coucher pour si peu et se recueillir, je me suis mis à les faire plus longs, qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner une seule heure on ne veut rien donner. Et ne faict on rien pour celuy pour qui on ne faict qu'autre chose faisant. Joint qu'à l'adventure ay-je quelqueobligation particuliere à ne dire qu'à demy, à dire confusément, à dire discordamment. [448] J'avois à dire que je veus mal à cette raison trouble-feste, et que ces projects extravagants qui travaillent la vie, et ces opinions si fines, si elles ont de la verité, je la trouve trop chere et incommode. Au rebours, je m'emploie à faire valoir la vanité mesme et l'asnerie si elle m'apporte du plaisir, et me laisse aller apres mes inclinations naturelles sans les contreroller de si pres. J'ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel, et de la terre: ce sont tousjours des hommes. Tout cela est vray; et si pourtant ne sçauroy revoir si souvent le tombeau de cette ville, si grande et si puissante, que je ne l'admire et revere. Le soing des morts nous est en recommandation. Or j'ay esté nourry dés mon enfance avec ceux icy; j'ay eu connoissance des affaires de Romme, long temps avant que je l'aye eue de ceux de ma maison: je sçavois le Capitole et son plant avant que je sceusse le Louvre, et le Tibre avant la Seine. J'ay eu plus en teste les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus et Scipion, que je n'ay d'aucuns hommes des nostres. Ils sont trespassez. Si est bien mon pere, aussi entierement qu'eux, et s'est esloigné de moy et de la vie autant en dixhuict ans que ceux-là ont faict en seize cens; duquel pourtant je ne laisse pas d'embrasser et practiquer la memoire, l'amitié et societé, d'une parfaicte union et tres-vive. Voire, de mon humeur, je me rends plus officieux envers les trespassez: ils ne s'aydent plus; ils en requierent, ce me semble, d'autant plus mon ayde. La gratitude est là, justement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigné où il y a retrogradation et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius malade et le trouvant en pauvre estat, luy fourra tout bellement soubs le chevet du lict de l'argent qu'il luy donnoit; et, en le luy celant, luy donnoit en outre quittance de luy en sçavoir gré. Ceux qui ont merité de moy de l'amitié et de la reconnoissance ne l'ont jamais perdue pour n'y estre plus: je les ay mieux payez et plus soigneusement, absens et ignorans. Je parle plus affectueusement [448v] de mes amis quand il n'y a plus moyen qu'ils le saçhent. Or, j'ay attaqué cent querelles pour la deffence de Pompeius et pour la cause de Brutus. Cette accointance dure encore entre nous; les choses presentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie. Me trouvant inutile à ce siecle, je me rejecte à cet autre, et en suis si embabouyné que l'estat de cette vieille Romme, libre, juste et florissante (car je n'en aymeny la naissance ny la vieillesse) m'interesse et me passionne. Parquoy je ne sçauroy revoir si souvent l'assiette de leurs rues et de leurs maisons, et ces ruynes profondes jusques aux Antipodes, que je ne m'y amuse. Est-ce par nature ou par erreur de fantasie que la veue des places que nous sçavons avoir esté hantées et habitées par personnes desquelles la memoire est en recommendation, nous esmeut aucunement plus qu'ouïr le recit de leur faicts ou lire leurs escrits? Tanta vis admonitionis inest in locis. Et id quidem in hac urbe infinitum: quacunque enim ingredimur in aliquam historiam vestigium ponimus. Il me plaist de considerer leur visage, leur port et leurs vestements; je remache ces grands noms entre les dents et les faicts retentir à mes oreilles. Ego illos veneror et tantis nominibus semper assurgo. Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, j'en admire les parties mesmes communes. Je les visse volontiers diviser, promener, et soupper! Ce seroit ingratitude de mespriser les reliques et images de tant d'honnestes hommes, et si valeureux, que j'ay veu vivre et mourir, et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les sçavions suivre. Et puis cette mesme Romme que nous voyons merite qu'on l'ayme, confederée de si long temps et par tant de tiltres à nostre couronne: seule ville commune et universelle. Le magistrat souverain qui y commande est reconneu pareillement ailleurs: c'est la ville metropolitaine de toutes les nations Chrestiennes; l'Espaignol et le François, chacun y est chez soy. Pour estre des princes de cet estat, il ne faut qu'estre de Chrestienté, où qu'elle soit. Il n'est lieu çà bas que le ciel ayt embrassé avec telle influence de faveur et telle constance. Sa ruyne mesme est glorieuse et enflée, Laudandis preciosior ruinis. Encore retient elle au tombeau des marques et image d'empire. Ut palam sit uno in loco gaudentis opus esse naturae. Quelqu'un se blasmeroit et se mutineroit en soy-mesme, de se sentir chatouiller d'un si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes; quelles [449] qu'elles soient qui contentent constamment un homme capable de sens commun, je ne sçaurois avoir le coeur de le pleindre.Je doibs beaucoup à la fortune dequoy jusques à cette heure elle n'a rien fait contre moy outrageux, au moins au delà de ma portée. Seroit ce pas sa façon de laisser en paix ceux de qui elle n'est point importunée?

Quanto quisque sibi plura negaverit,
A Diis, plura feret. Nil cupientium
Nudus castra peto. Multa petentibus
Desunt multa.

Si elle continue, elle m'en envoyera tres-content et satisfaict,

nihil supra
Deos lacesso.

Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Je me console aiséement de ce qui adviendra icy quand je n'y seray plus; les choses presentes m'embesoingnent assez,

fortunae caetera mando.

Aussi n'ay-je poinct cette forte liaison qu'on dict attacher les hommes à l'advenir par les enfans qui portent leur nom et leur honneur, et en doibs desirer à l'avanture d'autant moins, s'ils sont si desirables. Je ne tiens que trop au monde et à cette vie par moy-mesme. Je me contente d'estre en prise de la fortune par les circonstances proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs sa jurisdiction sur moy; et n'ay jamais estimé qu'estre sans enfans fut un defaut qui deut rendre la vie moins complete et moins contente. La vacation sterile a bien aussi ses commoditez. Les enfans sont du nombre des choses qui n'ont pas fort dequoy estre desirées, notamment à cette heure qu'il seroit si difficile de les rendre bons. Bona jam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina; et si ont justement dequoy estre regrettées à qui les perd apres les avoir acquises. Celuy qui me laissa ma maison en [449v] charge prognostiquoit que je la deusse ruyner, regardant à mon humeur si peu casaniere. Il se trompa:me voicy comme j'y entray, sinon un peu mieux; sans office pourtant et sans benefice. Au demeurant, si la fortune ne m'a faict aucune offence violente et extraordinaire, aussi n'a-elle pas de grace. Tout ce qu'il y a de ses dons chez nous, il y est plus de cent ans avant moy. Je n'ay particulierement aucun bien essentiel et solide que je doive à sa liberalité. Elle m'a faict quelques faveurs venteuses, honnoraires et titulaires, sans substance; et me les a aussi à la verité, non pas accordées, mais offertes, Dieu sçait! à moy qui suis tout materiel, qui ne me paye que de la realité, encores bien massive, et qui, si je l'osois confesser, ne trouverois l'avarice guere moins excusable que l'ambition, ny la douleur moins evitable que la honte, ny la santé moins desirable que la doctrine, ou la richesse que la noblesse. Parmy ses faveurs vaines, je n'en ay poinct qui plaise tant à cette niaise humeur qui s'en paist chez moy, qu'une bulle authentique de bourgeoisie Romaine, qui me fut octroyée dernierement que j'y estois, pompeuse en seaux et lettres dorées, et octroyée avec toute gratieuse liberalité. Et, par ce qu'elles se donnent en divers stile plus ou moins favorable, et qu'avant que j'en eusse veu j'eusse esté bien aise qu'on m'en eust montré un formulaire, je veux, pour satisfaire à quelqu'un, s'il s'en trouve malade de pareille curiosité à la mienne, la transcrire icy en sa forme:

[450]

Quod Horatius Maximus, Martius Cecius, Alexander Mutus,
Almae Urbis Conservatores De Illustrissimo Viro Michaele Montano,
Equite Sancti Michaelis Et A Cubiculo Regis Christianissimi,
Romana Civitate Donando, Ad Senatum Retulerunt, Senatus Populus Que Romanus De Ea Re Ita Fieri Censuit:

Cum veteri more et instituto cupide illi semper studiosèque suscepti sint, qui, virtute ac nobilitate praestantes, magno Reipublico nostrae usui atque ornamento fuissent vel esse aliquando possent, Nos, majorum nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, praeclaram hanc Consuetudinem nobis imitandam ac servandam fore censemus. Quamobrem, cum Illustrissimus Michael Montanus, Eques sancti Michaelis et à Cubiculo Regis Christianissimi, Romani nominis studiosissimus, et familiae laude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissimus sit, qui summo Senatus Populique Romani judicio ac studio in Romanam Civitatem adsciscatur, placere Senatui Populo Que Romano Illustrissimum Michaelem Montanum, rebus omnibus ornatissimum atque huic inclyto populo charissimum, ipsum posterosque in Romanam Civitatemadscribi ornarique omnibus et praemiis et honoribus quibus illi fruuntur qui Cives Patritiique Romani nati aut jure optimo facti sunt. In quo censere Senatum Populum Que Romanum se non tam illi Jus Civitatis largiri quam debitum tribuere, neque magis beneficium dare quam ab ipso accipere qui, hoc Civitatis munere accipiendo, singulari Civitatem ipsam ornamento atque honore affecerit. Quam quidem Senatus consulti auctoritatem iidem Conservatores per Senatus Populi Que Romani scribas in acta referri atque in Capitolii curia servari, privilegiumque hujusmodi fieri, solitoque urbis sigillo communiri curarunt. Anno ab urbe condita cxdcccxxxi. post Christum natum mdlxxxi. iii. Idus Martii. Horatius Fuscus, sacri Senatus Populi Que Romani scriba. Vincentius Martholus, sacri Senatus Populi Que Romani scriba. [450v] N'estant bourgeois d'aucune ville, je suis bien aise de l'estre de la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient attentivement, comme je fay, ils se trouveroient, comme je fay, pleins d'inanité et de fadaise. De m'en deffaire, je ne puis sans me deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres; mais ceux qui le sentent en ont un peu meilleur compte, encore ne sçay-je. Cette opinion et usance commune de regarder ailleurs qu'à nous a bien pourveu à nostre affaire. C'est un objet plein de mescontentement; nous n'y voyons que misere et vanité. Pour ne nous desconforter, nature a rejetté bien à propos l'action de nostre veue au dehors. Nous allons en avant à vau l'eau, mais de rebrousser vers nous nostre course c'est un mouvement penible: la mer se brouille et s'empesche ainsi quand elle est repoussée à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel, regardez au public, à la querelle de cettuy-là, au pouls d'un tel, au testament de cetautre; somme regardez tousjours haut ou bas, ou à costé, ou devant, ou derriere vous. C'estoit un commandement paradoxe que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes: Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous; vostre esprit et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy; vous vous escoulez, vous vous respandez; appilez vous, soutenez vous; on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas que ce monde tient toutes ses veues contraintes au dedans et ses yeux ouverts à se contempler soy-mesme? C'est tousjours vanité pour toy, dedans et dehors, mais elle est moins vanité quand elle est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chaque chose s'estudie la premiere et a, selon son besoin, des limites à ses travaux et desirs. Il n'en est une seule si vuide et necessiteuse que toy, qui embrasses l'univers: tu es le scrutateur sans connoissance, le magistrat sans jurisdiction et apres tout le badin de la farce.

[451]

Chap. X.
De Mesnager sa Volonté

Au pris du commun des hommes, peu de choses me touchent, ou, pour mieux dire, me tiennent; car c'est raison qu'elles touchent, pourveu qu'elles ne nous possedent. J'ay grand soin d'augmenter par estude et par discours ce privilege d'insensibilité, qui est naturellement bien avancé en moy. J'espouse, et me passionne par consequant, de peu de choses. J'ay la veue clere, mais je l'attache à peu d'objects; le sens delicat et mol. Mais l'apprehension et l'application je l'ay dure et sourde: je m'engage difficilement. Autant que je puis, je m'employe tout à moy; et en ce subject mesme, je briderois pourtant et soutiendrois volontiers mon affection qu'elle ne s'y plonge trop entiere, puis que c'est un subject que je possede à la mercy d'autruy, et sur lequel la fortune a plus de droict que je n'ay. De maniere que, jusques à la santé que j'estime tant, il me seroit besoing de ne la pas desirer et m'y adonner si furieusement que j'en trouve les maladies importables. On se doibt moderer entre la haine de la douleur et l'amour de la volupté; et ordonne Platon une moyenne route de vie entre les deux. Mais aux affections qui me distrayent de moy et attachent ailleurs, à celles là certes m'oppose-je de toute ma force. Mon opinion est qu'il se faut prester à autruy et ne se donner qu'à soy-mesme. Si ma volonté se trouvoit aysée à se hypothequer et à s'appliquer, je n'y durerois pas: je suis trop tendre, et par nature et par usage,

fugax rerum, securaque in otia natus.

Les debats contestez et opiniastrez qui doneroyent en fin advantage à mon adversaire, l'issue qui rendroit honteuse ma chaude poursuite, me rongeroit à l'avanture bien cruellement. Si je mordois à mesme, comme font les autres, mon ame n'auroit jamais la force de porter les alarmes et emotions qui [451v] suyvent ceux qui embrassent tant; elle seroit incontinent disloquée par cette agitation intestine. Si quelquefois on m'a poussé au maniement d'affaires estrangieres, j'ay promis de les prendre en main, non pas au poulmon et au foye; de m'en charger, non de les incorporer; de m'en soigner ouy, de m'en passionner nullement: j'y regarde, mais je ne les couve point. J'ay assez affaire à disposer et renger la presse domestique que j'ay dans mes entrailles et dans mes veines, sans y loger, et me fouler d'une presse estrangere; et suis assez interessé de mes affaires essentiels, propres et naturels, sans en convier d'autres forains. Ceux qui scavent combien ils se doivent et de combien d'offices ils sont obligez à eux, trouvent que nature leur a donné cette commission plaine assez et nullement oysifve. Tu as bien largement affaire chez toy, ne t'esloingne pas. Les hommes se donnent à louage. Leurs facultez ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s'asservissent; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaict pas: il faut mesnager la liberté de nostre ame et ne l'hypothequer qu'aux occasions justes; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement. Voyez les gens apris à se laisser emporter et saisir, ils le font par tout, aux petites choses comme aux grandes, à ce qui ne les touche point comme à ce qui les touche; ils s'ingerent indifferemment où il y a de la besongne et de l'obligation, et sont sans vie quand ils sont sans agitation tumultuaire. In negotiis sunt negotii causa. Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnement. Ce n'est pas qu'ils vueillent aller, tant comme c'est qu'ils ne se peuvent tenir: ne plus ne moins qu'une pierre esbranlée en sa cheute, qui ne s'arreste jusqu'à tant qu'elle se couche. L'occupation est à certaine maniere de gens marque de suffisance et de dignité. Leur esprit cerche son repos au branle, comme les enfans au berceau. Ils se peuvent dire autant serviables à leurs amys comme importuns à eux mesme. Personne ne distribue son argent à autruy, chacun y distribue son temps et sa vie; il n'est rien dequoy nous soyons si prodigues que de ces choses là, desquelles seules l'avarice nous seroit utile et louable. Je prens une complexion toute diverse. Je me tiens sur moy, et communéement desire mollement ce que [452] je desire, et desire peu; m'occupeet embesongne de mesme: rarement et tranquillement. Tout ce qu'ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonté et vehemence. Il y a tant de mauvais pas que, pour le plus seur, il faut un peu legierement et superficiellement couler ce monde. Il le faut glisser, non pas s'y enfoncer. La volupté mesme est douloureuse en sa profondeur:

incedis per ignes
Suppositos cineri doloso.

Messieurs de Bordeaux m'esleurent maire de leur ville, estant esloigné de France, et encore plus esloigné d'un tel pensement. Je m'en excusay, mais on m'aprint que j'avois tort, le commandement du Roy aussi s'y interposant. C'est une charge qui en doibt sembler d'autant plus belle, qu'elle n'a ny loyer ni guain autre que l'honneur de son execution. Elle dure deux ans; mais elle peut estre continuée par seconde election, ce qui advient tres-rarement. Elle le fut à moy; et ne l'avoit esté que deux fois auparavant: quelques annees y avoit, à Monsieur de Lanssac; et freschement à Monsieur de Biron, Mareschal de France, en la place duquel je succeday; et laissay la mienne à Monsieur de Matignon, aussi Mareschal de France. Brave de si noble assistance, uterque bonus pacis bellique minister' La fortune voulut part à ma promotion, par cette particuliere circonstance qu'elle y mit du sien. Non vaine du tout; car Alexandre desdaigna les Ambassadeurs Corinthiens qui luy offroyent la bourgeoisie de leur ville; mais quand ils vindrent à luy deduire comment Bacchus et Hercules estoyent aussi en ce registre, il les en remercia gratieusement. A mon arrivée, je me deschiffray fidelement et conscientieusement, tout tel que je me sens estre: sans memoire, sans vigilance, sans experience, et sans vigueur; sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence; à ce qu'ils fussent informez et [452v] instruicts de ce qu'ils avoyent à attendre de mon service. Et par ce que la cognoissance de feu mon pere les avoit seule incitez à cela, et l'honneur de sa memoire, je leur adjoustay bien clairement que je serois tres-marry que chose quelconque fit autant d'impression en ma volonté comme avoyent faict autrefois en la sienne leurs affaires et leur ville, pendant qu'il l'avoit en gouvernement, en ce mesme lieu auquel ils m'avoient appellé. Il me souvenoitde l'avoir veu vieil en mon enfance, l'ame cruellement agitée de cette tracasserie publique, oubliant le doux air de sa maison, où la foiblesse des ans l'avoit attaché long temps avant, et son mesnage et sa santé, et, en mesprisant certes sa vie qu'il y cuida perdre, engagé pour eux à des longs et penibles voyages. Il estoit tel; et luy partoit cette humeur d'une grande bonté de nature: il ne fut jamais ame plus charitable et populaire. Ce train, que je loue en autruy, je n'aime point à le suivre, et ne suis pas sans excuse. Il avoit ouy dire qu'il se falloit oublier pour le prochain, que le particulier ne venoit en aucune consideration au pris du general. La plus part des reigles et preceptes du monde prennent ce train de nous pousser hors de nous et chasser en la place, à l'usage de la societé publique. Ils ont pensé faire un bel effect de nous destourner et distraire de nous, presupposans que nous n'y tinsions que trop et d'une attache trop naturelle; et n'ont espargné rien à dire pour cette fin. Car il n'est pas nouveau aux sages de prescher les choses comme elles servent, non comme elles sont. La verité a ses empeschemens, incommoditez et incompatibilitez avec nous. Il nous faut souvent tromper afin que nous ne nous trompons, et siller nostre veue, estourdir nostre entendement pour les dresser et amender. Imperiti enim judicant, et qui frequenter in hoc ipsum fallendi sunt, ne errent. Quand ils nous ordonnent d'aymer avant nous trois, quattre et cinquante degrez de choses, ils representent l'art des archiers qui, pour arriver au point, vont prenant leur visée grande espace au dessus de la bute. Pour dresser un bois courbe on le recourbe au rebours. J'estime qu'au temple de Pallas, comme nous voyons en toutes autres religions, il y avoit des mysteres apparens pour estre montrez au peuple, et [453] d'autres mysteres plus secrets et plus hauts, pour estre montrés seulement à ceux qui en estoyent profez. Il est vray-semblable que en ceux icy se trouve le vray point de l'amitié que chacun se doibt. Non une amitié faulce, qui nous faict embrasser la gloire, la science, la richesse et telles choses d'une affection principale et immoderée, comme membres de nostre estre, ny une amitié molle et indiscrete, en laquelle il advient ce qui se voit au lierre, qu'il corrompt et ruyne la paroy qu'il accole; mais une amitié salutaire et reiglée, également utile et plaisante. Qui en sçait les devoirs et les exerce, il est vrayement du cabinet des muses; il a attaint le sommet de la sagesse humaine et de nostre bon heur. Cettuy-cy, sçachant exactement ce qu'il se doibt, trouve dans son rolle qu'il doibt appliquer à soy l'usage des autres hommes et du monde,et, pour ce faire, contribuer à la société publique les devoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne vit guere à soy. Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse. La principale charge que nous ayons, c'est à chacun sa conduite; et est ce pour quoy nous sommes icy. Comme qui oublieroit de bien et saintement vivre, et penseroit estre quite de son devoir en y acheminant et dressant les autres, ce seroit un sot; tout de mesme, qui abandonne en son propre le sainement et gayement vivre pour en servir autruy, prent à mon gré un mauvais et desnaturé parti. Je ne veux pas qu'on refuse aux charges qu'on prend l'attention, les pas, les parolles, et la sueur et le sang au besoing:

non ipse pro charis amicis
Aut patria timidus perire.

Mais c'est par emprunt et accidentalement, l'esprit se tenant tousjours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. L'agir simplement luy coste si peu, qu'en dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le branle avec discretion: car le corps reçoit les charges qu'on luy met sus, justement selon qu'elles sont; l'esprit les estant et les appesantit souvant à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble. On faict pareilles choses avec divers efforts et differente contention de volonté. L'un va bien sans l'autre. Car [453v] combien de gens se hazardent tous les jours aux guerres, dequoy il ne leur chaut, et se pressent aux dangers des batailles, desquelles la perte ne leur troublera pas le voisin sommeil? Tel en sa maison, hors de ce dangier qu'il n'oseroit avoir regardé, est plus passionné de l'yssue de cette guerre et en a l'ame plus travaillée que n'a le soldat qui y employe son sang et sa vie. J'ay peu me mesler des charges publiques sans me despartir de moy de la largeur d'une ongle, et me donner à autruy sans m'oster à moy. Cette aspreté et violence de desir empesche, plus qu'elle ne sert, à la conduitte de ce qu'on entreprend, nous remplit d'impatience envers les evenemens ou contraires ou tardifs, et d'aigreur et de soupçon envers ceux avec qui nous negotions. Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possedez et conduicts; Male cuncta ministrat Impetus. Celuy qui n'y employe que son jugement et son adresse, il y procede plus gayement: il feinct, il ploye, il differe tout à son aise, selon le besoing des occasions; il faut d'atainte, sans tourment et sans affliction, prest et entier pour une nouvelle entreprise; il marche tousjours la bride à la main. En celuy qui est enyvré de cette intention violente et tyrannique, on voit par necessité beaucoup d'imprudence et d'injustice; l'impetuosité de son desir l'emporte: ce sont mouvemens temeraires, et, si fortune n'y preste beaucoup, de peu de fruict. La philosophie veut qu'au chastiement des offences receues, nous en distrayons la cholere: non afin que la vengeance en soit moindre, ains au rebours afin qu'elle en soit d'autant mieux assenée et plus poisante; à quoy il luy semble que cette impetuosité porte empeschement. Non seulement la cholere trouble, mais de soy elle lasse aussi les bras de ceux qui chastient. Ce feu estourdit et consomme leur force. Comme en la precipitation festinatio tarda est, la hastiveté se donne elle mesme la jambe, s'entrave et s'arreste. Ipsa se velocitas implicat. Pour exemple, selon ce que j'en vois par usage ordinaire, l'avarice n'a point de plus grand destourbier que soy-mesme: plus elle est tendue et vigoreuse, moins elle en est fertile. Communement elle attrape plus promptement les richesses, [454] masquée d'un'image de liberalité. Un gentil'homme, tres-homme de bien, et mon amy, cuyda brouiller la santé de sa teste par une trop passionnée attention et affection aux affaires d'un prince, son maistre. Lequel maistre s'est ainsi peinct soy-mesmes à moy: qu'il voit le pois des accidens comme un autre, mais qu'à ceux qui n'ont point de remede il se resout soudain à la souffrance; aux autres, apres y avoir ordonné les provisions necessaires, ce qu'il peut faire promptement par la vivacité de son esprit, il attend en repos ce qui s'en peut suyvre. De vray, je l'ay veu à mesme, maintenant une grande nonchalance et liberté d'actions et de visage au travers de bien grands affaires et espineux. Je le trouve plus grand et plus capable en une mauvaise qu'en une bonne fortune: ses pertes luy sont plus glorieuses que ses victoires, et son deuil que son triomphe. Considerez, qu'aux actions mesmes qui sont vaines et frivoles, au jeu des eschets, de la paume et semblables, cet engagement aspre et ardantd'un desir impetueus jette incontinent l'esprit et les membres à l'indiscretion et au desordre: on s'esblouit, on s'embarrasse soy-mesme. Celuy qui se porte plus moderéement envers le gain et la perte, il est tousjours chez soy; moins il se pique et passionne au jeu, il le conduict d'autant plus avantageusement et seurement. Nous empeschons au demeurant la prise et la serre de l'ame à luy donner tant de choses à saisir. Les unes, il les luy faut seulement presenter, les autres attacher, les autres incorporer. Elle peut voir et sentir toutes choses, mais elle ne se doibt paistre que de soy, et doibt estre instruicte de ce qui la touche proprement, et qui proprement est de son avoir et de sa substance. Les loix de nature nous aprenent ce que justement il nous faut. Apres que les sages nous ont dict que selon elle personne n'est indigent et que chacun l'est selon l'opinion, ils distinguent ainsi subtilement les desirs qui viennent d'elle de ceux qui viennent du desreiglement de nostre fantasie: ceux desquels on voit le bout sont siens, ceux [454v] qui fuient devant nous et desquels nous ne pouvons joindre la fin sont nostres. La pauvreté des biens est aisée à guerir; la pauvreté de l'ame, impossible. Nam si, quod satis est homini, id satis esse potesset, Hoc sat erat: nunc, cum hoc non est, qui credimus porro Divitias ullas animum mi explere potesse? Socrates, voyant porter en pompe par sa ville grande quantité de richesse, joyaux et meubles de pris: Combien de choses, dict-il, je ne desire point. Metrodorus vivoit du pois de douze onces par jour, Epicurus à moins; Metroclez dormoit en hyver avec les moutons, en esté aux cloistres des Eglises. Sufficit ad id natura, quod poscit. Cleanthes vivoit de ses mains et se vantoit que Cleanthes, s'il vouloit, nourriroit encores un autre Cleanthes. Si ce que nature exactement et originelement nous demande pour la conservation de nostre estre est trop peu (comme de vray combien ce l'est et combien à bon compte nostre vie se peut maintenir, il ne se doibt exprimer mieux que par cette consideration, que c'est si peu qu'il eschappe la prise et le choc de la fortune par sa petitesse), dispensons nous de quelque chose plus outre: appellons encore nature l'usage et condition de chacun de nous; taxons nous, traitons nous à cette mesure, estandons nos appartenances et nos comptes jusques là. Car jusques làil me semble bien que nous avons quelque excuse. L'accoustumance est une seconde nature, et non moins puissante. Ce qui manque à ma coustume je tiens qu'il me manque. Et aymerois quasi esgalement qu'on m'ostat la vie, que si on me l'essimoit et retranchoit bien loing de l'estat auquel je l'ay vescue si long temps. Je ne suis plus en termes d'un grand changement, et de me jetter à un nouveau trein et inusité. Non pas mesme vers l'augmentation. Il n'est plus temps de devenir autre. Et, comme je plaindrois quelque grande adventure, qui me tombast à cette heure entre mains, de ce qu'elle ne seroit venue en temps que j'en peusse jouyr,

Quo mihi fortuna, si non conceditur uti?

je me pleinderois de mesme de quelque acquest interne. Il vaut quasi mieux jamais que si tard devenir honneste homme, et bien entendu à vivre lorsqu'on n'a plus de vie. Moy qui m'en vay, resigneroy facilement à quelqu'un qui vinst, ce que j'apprens de prudence pour le commerce du monde. Moustarde apres disner. Je n'ay que faire du bien duquel je ne puis rien faire. A quoy la science à qui n'a plus de teste? C'est injure et deffaveur de Fortune de nous offrir des presents qui nous remplissent d'un juste despit de nous avoir failly en leur saison. Ne me guidez plus; je ne puis plus aller. De tant de membres qu'a la suffisance, la patience nous suffit. Donnez la capacité d'un excellent dessus au chantre qui a les poumons pourris, et d'eloquence à l'eremite relegué aux deserts d'Arabie. Il ne faut point d'art à la cheute: la fin se trouve de soy au bout de chaque besongne. Mon monde est failly, ma forme est vuidée; je suis tout du passé, et suis tenu de l'authorizer et d'y conformer mon issue. Je veux dire cecy: que l'eclipsement nouveau des dix jours du Pape m'ont prins si bas que je ne m'en puis bonnement accoustrer. Je suis des années ausquelles nous comtions autrement. Un si ancien et long usage me vendique et rappelle à soy. Je suis contraint d'estre un peu heretique par là, incapable de nouvelleté, mesmecorrective: mon imagination, en despit de mes dents, se jette tous jours dix jours plus avant, ou plus arriere, et grommelle à mes oreilles. Cette regle touche ceux qui ont à estre. Si la santé mesme si sucrée vient à me retrouver par boutades, c'est pour me donner regret plustost que possession de soy; je n'ay plus où la retirer. Le temps me laisse; sans luy rien ne se possede. O que je feroy peu d'estat de ces grandes dignitez electives que je voy au monde qui ne se donnent qu'aux hommes prests à partir; ausquelles on ne regarde pas tant combien deuement on les exercera que combien peu longuement on les exercera: dès l'entrée on vise à l'issue. [455] Somme me voicy apres à achever cet homme, non à en refaire un autre. Par long usage cette forme m'est passée en substance, et fortune en nature. Je dis donc que chacun d'entre nous, foibletz, est excusable d'estimer sien ce qui est compris soubs cette mesure. Mais aussi, au delà de ces limites, ce n'est plus que confusion. C'est la plus large estandue que nous puissions octroier à nos droicts. Plus nous amplifions nostre besoing et possession, d'autant plus nous engageons nous aux coups de la fortune et des adversitez. La carriere de nos desirs doit estre circonscripte et restraincte à un court limite des commoditez les plus proches et contigues; et doit en outre leur course se manier, non en ligne droite qui face bout ailleurs, mais en rond, duquel les deux pointes se tiennent et terminent en nous par un brief contour. Les actions qui se conduisent sans cette reflexion, s'entend voisine reflexion et essentielle, comme sont celles des avaritieux, des ambitieux et tant d'autres qui courent de pointe, desquels la course les emporte tousjours devant eux, ce sont actions erronées et maladives. La plus part de nos vacations sont farcesques. Mundus universus exercet histrionam. Il faut jouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence il n'en faut pas faire une essence réelle, ny de l'estranger le propre. Nous ne sçavons pas distinguer la peau de la chemise. C'est assés de s'enfariner le visage, sans s'enfariner la poictrine. J'en vois qui se transforment et se transsubstantient en autant de nouvelles figures et de nouveaux estres qu'ils entreprennent de charges, et qui se prelatentjusques au foye et aux intestins, et entreinent leur office jusques en leur garderobe. Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades qui les regardent de celles qui regardent leur commission, ou leur suite, ou leur mule. Tantum se fortunae permittunt, etiam ut naturam dediscant. Ils [455v] enflent et grossissent leur ame et leur discours naturel à la hauteur de leur siege magistral. Le Maire et Montaigne ont tousjours esté deux, d'une separation bien claire. Pour estre advocat ou financier, il n'en faut pas mesconnoistre la fourbe qu'il y a en telles vacations. Un honneste homme n'est pas comptable du vice ou sottise de son mestier, et ne doibt pourtant en refuser l'exercice: c'est l'usage de son pays, et il y a du proffict. Il faut vivre du monde et s'en prevaloir tel qu'on le trouve. Mais le jugement d'un Empereur doit estre au dessus de son empire, et le voir et considerer comme accident estranger; et luy, doit sçavoir jouyr de soy à part et se communicquer comme Jacques et Pierre, au moins à soy-mesmes. Je ne sçay pas m'engager si profondement et si entier. Quand ma volonté me donne à un party, ce n'est pas d'une si violente obligation que mon entendement s'en infecte. Aus presens brouillis de cet estat, mon interest ne m'a faict mesconnoistre ny les qualitez louables en nos adversaires, ny celles qui sont reprochables en ceux que j'ay suivy. Ils adorent tout ce qui est de leur costé: moy je n'excuse pas seulement la plus part des choses que je voy du mien. Un bon ouvrage ne perd pas ses graces pour plaider contre ma cause. Hors le neud du debat, je me suis maintenu en equanimité et pure indifference. Neque extra necessitates belli praecipuum odium gero. Dequoy je me gratifie, d'autant que je voy communément faillir au contraire. Utatur motu animi qui uti ratione non potest. Ceux qui alongent leur cholere et leur haine au dela des affaires, comme faict la plus part, montrent qu'elle leur part d'ailleurs, et de cause particuliere: tout ainsi comme à qui, estant guary de son ulcere, la fiévre demeure encore, montre qu'elle avoit un autre principe plus caché. C'est qu'ils n'en ont point à la cause en commun, et en-tant qu'elle blesse l'interest de tous et de l'estat; mais luy en veulent seulement en ce qu'elle leur masche en privé. Voylà pourquoy ils s'en picquent de passion particuliere et au delà de la justice et de la raison publique. Non tam omnia universi quam ea quae ad quemque pertinent singuli carpebant. Je veux que l'avantage soit pour nous, mais je ne forcene point s'il ne l'est. Je me prens fermemant au plus sain des partis, mais je n'affecte pas qu'on me remarque specialement ennemy des autres, et outre la raison generalle. J'accuse merveilleusement cette vitieuse forme d'opiner: Il est de la Ligue, car il admire la grace de Monsieur de Guise. L'activeté du Roy de Navarre l'estonne: il est Huguenot. Il treuve cecy à dire aux moeurs du Roy: il est seditieux en son coeur. Et ne conceday pas au magistrat mesme qu'il eust raison de condamner un livre pour avoir logé entre les meilleurs poetes de ce siecle un heretique. N'oserions nous dire d'un voleur qu'il a belle greve? Et faut-il, si elle est putain, qu'elle soit aussi punaise? Aux siecles plus sages, revoqua-on le superbe tiltre de Capitolinus, qu'on avoit auparavant donné à Marcus Manlius comme conservateur de la religion et liberté publique? Estouffa-on la memoire de sa liberalité et de ses faicts d'armes et recompenses militaires ottroyées à sa vertu, par ce qu'il affecta depuis la Royauté, au prejudice des loix de son pays? S'ils ont prins en haine un advocat, l'endemain il leur devient ineloquent. J'ay touché ailleurs le zele qui poussa des gens de bien à semblables fautes. Pour moy, je sçay bien dire: il fait meschamment cela, et vertueusement cecy. De mesmes, aux prognostiques ou evenements sinistres des affaires, ils veulent que chacun, en son party, soit aveugle et hebeté; que nostre persuasion et jugement serve non à la verité mais au project de nostre desir. Je faudroy plustost vers l'autre extremité, tant je crains que mon desir me suborne. Joint que je me deffie un peu tendrement des choses que je souhaitte. J'ay veu de mon temps merveilles en l'indiscrete et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la creance et l'esperance où il a pleu et servy à leurs chefs, par dessus cent mescontes les uns sur les autres, par dessus les fantosmes et les songes. Je ne m'estonne plus de ceux que les singeries d'Apollonius et de Mehumet enbufflarent. Leur sens et entandement est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion n'a plus d'autre chois que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. J'avoy remarqué souverainemant cela au premier de nos partis fiebvreux. Cet autre qui est nay depuis, en l'imitant le surmonte. Par où je m'advise que c'est une qualité inseparable des erreurs populaires. Apres la premiere qui part, les opinions s'entrepoussent suivant le vent comme les flotz. On n'est pas du corps si on s'en peut desdire, si on ne vague le traincommun. Mais certes on faict tort aux partis justes quand on les veut secourir de fourbes. J'y ay tousjours contredict. Ce moyen ne porte qu'envers les testes malades; envers les saines, il y a des voyes plus seures et non seulement plus honnestes à maintenir les courages et excuser les accidents contraires. Le ciel n'a point veu un si poisant desaccord que celuy de Cesar et de Pompeius, ny ne verra pour l'advenir. Toutesfois il me semble reconnoistre en ces belles ames une grande moderation de l'un envers l'autre. C'estoit une jalousie d'honneur et de commandement, qui ne les emporta pas à haine furieuse et indiscrete, sans malignité et sans detraction. En leurs plus [456] aigres exploits je descouvre quelque demeurant de respect et de bien-veuillance, et juge ainsi que, s'il leur eust esté possible, chacun d'eux eust desiré de faire son affaire sans la ruyne de son compaignon plustost qu'avec sa ruyne. Combien autrement il en va de Marius et de Sylla: prenez y garde. Il ne faut pas se precipiter si esperduement apres nos affections et interests. Comme, estant jeune, je m'opposois au progrez de l'amour que je sentoy trop avancer sur moy, et estudiois qu'il ne me fut si aggreable qu'il vint à me forcer en fin et captiver du tout à sa mercy, j'en use de mesme à toutes autres occasions où ma volonté se prend avec trop d'appetit: je me panche à l'opposite de son inclination, comme je la voy se plonger et enyvrer de son vin; je fuis à nourrir son plaisir si avant que je ne l'en puisse plus r'avoir sans perte sanglante. Les ames qui, par stupidité, ne voyent les choses qu'à demy jouyssent de cet heur que les nuisibles les blessent moins: c'est une ladrerie spirituelle qui a quelque air de santé, et telle santé que la philosophie ne mesprise pas du tout. Mais pourtant ce n'est pas raison de la nommer sagesse, ce que nous faisons souvent. Et de cette maniere se moqua quelqu'un anciennement de Diogenes, qui alloit embrassant en plain hyver, tout nud, une image de neige pour l'essay de sa patience. Celuy-là le rencontrant en cette démarche: As tu grand froid à cette heure? luy dict-il.--Du tout poinct, respond Diogenes.--Or, suyvit l'autre, que penses-tu donc faire de difficile et d'exemplaire à te tenir là? Pour mesurer la constance il faut necessairement sçavoir la souffrance. Mais les ames qui auront à voir les evenements contraires et les injures de la fortune en leur profondeur et aspreté, qui auront à les poiser et gouster selon leur aigreur naturelle et leur charge, qu'elles employent leur art à se garder d'en enfiler les causes, et en destournent les advenues. Que fit le Roy Cotys? il paya liberalement la belle et riche vaisselle qu'on luy avoit presentée; [456v] mais, parce qu'elle estoit singulierement fragile, il lacassa incontinent luymesme, pour s'oster de bonne heure une si aisée matiere de courroux contre ses serviteurs. Pareillement j'ay volontiers evité de n'avoir mes affaires confus, et n'ay cherché que mes biens fussent contigus à mes proches et ceux à qui j'ay à me joindre d'une estroitte amitié: d'où naissent ordinairement matieres d'alienation et dissention. J'aymois autresfois les jeux hazardeux des cartes et dets; je m'en suis deffaict, il y a long temps, pour cela seulement que, quelque bonne mine que je fisse en ma perte, je ne laissois pas d'en avoir au dedans de la piqueure. Un homme d'honneur, qui doit sentir un desmentir et une offence jusques au coeur, qui n'est pour prendre une sottise en paiement et consolation de sa perte, qu'il evite le progrez des affaires doubteux et des altercations contentieuses. Je fuis les complexions tristes et les hommes hargneux comme les empestez, et, aux propos que je ne puis traicter sans interest et sans emotion, je ne m'y mesle, si le devoir ne m'y force. Melius non incipient, quam desinent. La plus seure façon est donc se preparer avant les occasions. Je sçay bien qu'aucuns sages ont pris autre voye, et n'ont pas crainct de se harper et engager jusques au vif à plusieurs objects. Ces gens là s'asseurent de leur force, soubs laquelle ils se mettent à couvert en toute sorte de succez enemis, faisant luicter les maux par la vigueur de la patience:

velut rupes vastum quae prodit in aequor,
Obvia ventorum furiis, expostaque ponto,
Vim cunctam atque minas perfert coelique marisque,
Ipsa immota manens.

N'ataquons pas ces exemples; nous n'y arriverions point. Ils s'obstinent à voir resoluement et sans se troubler la ruyne de leur pays, qui possedoit et commandoit toute leur volonté. Pour nos ames communes, il y a trop d'effort et trop de rudesse à cela. Caton en abandonna la plus noble vie qui fut onques. A nous autres petis, il faut fuyr l'orage de plus loing: il faut pourvoer au sentiment, non à la patience, et eschever aux coups que nous ne sçaurions parer. Zenon voyant approcher Chremonidez, jeune homme qu'il aymoit, pour se seoir aupres de luy, se leva soudain. Et Cleanthez lui en demandant la raison: J'entends, dict-il, que les medecins ordonnent le repos principalement, et deffendent l'emotion à toutes tumeurs. Socrates ne dit point: Ne vous rendez pas aux attraictsde la beauté, soustenez la, efforcez vous au contraire. [457] Fuyez la, faict-il, courez hors de sa veue et de son rencontre, comme d'une poison puissante qui s'eslance et frappe de loing. Et son bon disciple, feignant ou recitant, mais à mon advis recitant plustost que feignant les rares perfections de ce grand Cyrus, le faict deffiant de ses forces à porter les attraicts de la divine beauté de cette illustre Panthée, sa captive, et en commettant la visite et garde à un autre qui eust moins de liberté que luy. Et le sainct Esprit de mesme: ne nos inducas in tentationem. Nous ne prions pas que nostre raison ne soit combattue et surmontée par la concupiscence, mais qu'elle n'en soit pas seulement essayée, que nous ne soyons conduits en estat où nous ayons seulement à souffrir les approches, solicitations et tentations du peché; et supplions nostre seigneur de maintenir nostre conscience tranquille, plainement et parfectement delivrée du commerce du mal. Ceux qui disent avoir raison de leur passion vindicative ou de quelqu'autre espece de passion penible, disent souvent vray comme les choses sont, mais non pas comme elles furent. Ils parlent à nous lors que les causes de leur erreur sont nourries et avancées par eux mesmes. Mais reculez plus arriere, r'appelez ces causes à leur principe: là, vous les prendrez sans vert. Veulent ils que leur faute soit moindre pour estre plus vieille, et que d'un injuste commencement la suitte soit juste? Qui desirera du bien à son païs comme moy, sans s'en ulcerer ou maigrir, il sera desplaisant, mais non pas transi, de le voir menassant ou sa ruyne ou une durée non moins ruyneuse. Pauvre vaisseau, que les flots, les vents et le pilotte tirassent à si contraires desseins:

in tam diversa magister,
Ventus et unda trahunt.

Qui ne bée poinct apres la faveur des princes comme apres chose dequoy il ne se sçauroit passer, ne se pique pas beaucoup de la froideur de leur recueil et de leur visage, ny de l'inconstance de leur volonté. Qui ne couve point ses enfans ou ses honneurs d'une propension esclave, ne laisse pas de vivre commodéement apres leur perte. Qui fait bien principalement pour sa propre satisfaction, ne s'altere guere pour voir les hommes juger de ses actions contre son merite. Un quart d'once de patience pourvoit à tels inconvenients. Je me trouve bien de cette recepte,me rachetant des commencemens au meilleur conte que je puis, et me sens avoir eschapé par son moyen beaucoup de travail et de difficultez. Avec bien peu d'effort j'arreste ce premier branle de mes esmotions, et abandonne le subject qui me commence à poiser, et avant qu'il m'emporte. Qui n'arreste le partir n'a garde d'arrester la course. Qui ne sçait leur fermer la porte ne les chassera pas entrées. Qui ne peut venir à bout du commencement ne viendra pas à bout de la fin. Ny n'en soustiendra la cheute qui n'en a peu soustenir l'esbranlement. Etenim ipsae se impellunt ubi semel a ratione discessum est; ipsaque sibi imbecillitas indulget, in altumque provehitur imprudens, nec reperit locum consistendi. Je sens à temps les petis vents qui [457v] me viennent taster et bruire au dedans, avantcoureus de la tempeste: animus, multo antequam opprimatur, quatitur.

ceu flamina prima
Cum deprensa fremunt sylvis, et caeca volutant
Murmura, venturos nautis prodentia ventos.

A combien de fois me suis-je faict une bien evidente injustice, pour fuir le hazard de la recepvoir encore pire des juges, apres un siecle d'ennuys et d'ordes et viles pratiques, plus ennemies de mon naturel que n'est la geine et le feu? Convenit à litibus quantum licet, et nescio an paulo plus etiam quàm licet, abhorrentem esse. Est enim non modo liberale, paululum nonnunquam de suo jure decedere, sed interdum etiam fructuosum. Si nous estions bien sages nous nous devrions rejouir et venter, ainsi que j'ouy un jour bien naïvement un enfant de grande maison faire feste à chacun de quoy sa mere venoit de perdre son proces, comme sa toux, sa fiebvre ou autre chose d'importune garde. Les faveurs mesmes que la fortune pouvoit m'avoir donné, parentez et accointances envers ceux qui ont souveraine authorité en ces choses là, j'ay beaucoup faict selon ma conscience de fuir instamment de les employer au prejudice d'autruy et à ne monter par dessus leur droicte valeur mes droicts. Enfin j'ay tant faict par mes journées, à la bonne heure le puisse-je dire, que me voicy encore vierge de procés, qui n'ont pas laissé de se convier à plusieurs fois à mon service par bien juste titre, si j'eusse voulu y entendre, et viergede querelles. J'ay sans offence de pois, passive ou active, escoulé tantost une longue vie, et sans avoir ouy pis que mon nom; rare grace du ciel. Nos plus grandes agitations ont des ressorts et causes ridicules. Combien encourut de ruyne nostre dernier Duc de Bourgongne pour la querelle d'une charretée de peaux de mouton? Et l'engraveure d'un cachet, fut-ce pas la premiere et maistresse cause du plus horrible crollement que cette machine aye onques souffert? Car Pompeius et Caesar, ce ne sont que les rejettons et la suitte des deux autres. Et j'ay veu de mon temps les plus sages testes de ce Royaume assemblées, avec grande ceremonie et publique despence, pour des traictez et accords, desquels la vraye decision despendoit ce pendant en toute souveraineté des devis du cabinet des dames et inclination de quelque fammelette. Les poetes ont bien entendu cela, qui ont mis pour une pomme la Grece et l'Asie à feu et à sang. Regardez pourquoy celuy-là s'en va courre fortune de son honneur et de sa vie, à tout son espée et son poignart; qu'il vous die d'où vient la source de ce debat, il ne le peut faire sans rougir, tant l'occasion en est frivole. A l'enfourner il n'y va que d'un peu d'avisement; mais, depuis que vous estes embarqué, toutes les cordes tirent. Il y [458] faict besoing grandes provisions, bien plus difficiles et importantes. De combien il est plus aisé de n'y entrer pas que d'en sortir? Or il faut proceder au rebours du roseau, qui produict une longue tige et droicte de la premiere venue; mais apres, comme s'il s'estoit alanguy et mis hors d'haleine, il vient à faire des neuds frequens et espais, comme des pauses, qui montrent qu'il n'a plus cette premiere vigueur et constance. Il faut plustost commencer bellement et froidement, et garder son haleine et ses vigoureux eslans au fort et perfection de la besongne. Nous guidons les affaires en leurs commencemens et les tenons à nostre mercy: mais par apres, quand ils sont esbranlez, ce sont eux qui nous guident et emportent, et avons à les suyvre. Pourtant n'est-ce pas à dire que ce conseil m'aye deschargé de toute difficulté, et que je n'aye eu de la peine souvent à gourmer et brider mes passions. Elles ne se gouvernent pas tousjours selon la mesure des occasions, et ont leurs entrées mesmes souvent aspres et violentes. Tant y a qu'il s'en tire une belle espargne et du fruict, sauf pour ceux qui au bien faire ne se contentent de nul fruict si la reputation est à dire. Car, à la verité, un tel effect n'est en comte qu'à chacun en soy. Vousen estes plus content, mais non plus estimé, vous estant reformé avant que d'estre en danse et que la matiere fut en veue. Toutesfois aussi, non en cecy seulement mais en tous autres devoirs de la vie, la route de ceux qui visent à l'honneur est bien diverse à celle que tiennent ceux qui se proposent l'ordre et la raison. J'en trouve qui se mettent inconsideréement et furieusement en lice, et s'alentissent en la course. Comme Plutarque dict que ceux qui par le vice de la mauvaise honte sont mols et faciles à accorder, quoy qu'on leur demande, sont faciles apres à faillir de parole et à se desdire: pareillement qui entre legerement en querelle est subject d'en sortir aussi legerement. Cette mesme difficulté, qui me garde de l'entamer, m'inciteroit quand je serois esbranlé et eschauffé. C'est une mauvaise façon: depuis qu'on y est, il faut aller ou crever. Entreprenez lachement, disoit Bias, mais poursuivez chaudement. De faute de prudence on retombe en faute de coeur, qui est encore moins supportable. La pluspart des accords de nos querelles du jourd'huy sont honteux et menteurs: nous ne cerchons qu'à sauver les apparences, et trahissons cependant et desadvouons nos vrayes intentions. Nous plastrons le faict: nous sçavons comment nous l'avons dict et en quel sens, et les assistans le sçavent, et nos amis, à qui nous avons voulu faire sentir nostre avantage. C'est aux despens de nostre franchise et de l'honneur de nostre courage que nous desadvouons nostre pensée, et cerchons des conillieres en la fauceté pour nous accorder. Nous nous desmentons nous mesmes, pour [458v] sauver un desmentir que nous avons donné. Il ne faut pas regarder si vostre action ou vostre parole peut avoir autre interpretation; c'est vostre vraie et sincere interpretation qu'il faut meshuy maintenir, quoy qu'il vous couste. On parle à vostre vertu et à vostre conscience; ce ne sont pas parties à mettre en masque. Laissons ces vils moyens et ces expediens à la chicane du palais. Les excuses et reparations que je voy faire tous les jours pour purger l'indiscretion, me semblent plus laides que l'indiscretion mesme. Il vaudroit mieux l'offencer encore un coup que de s'offencer soy mesme en faisant telle amende à son adversaire. Vous l'avez bravé, esmeu de cholere, et vous l'alles rapaiser et flatter en vostre froid et meilleur sens: ainsi vous vous soubmettez plus que vous ne vous estiez advancé. Je ne trouve aucun dire si vicieux à un gentil-homme comme le desdire me semble luy estre honteux, quand c'est un desdire qu'on luy arrache par authorité: d'autant que l'opiniastreté luy est plus excusable que la pusillanimité. Les passions me sont autant aisées à eviter comme elles me sont difficiles à moderer. Abscinduntur facilius animo quam temperantur. Quine peut atteindre à cette noble impassibilité Stoicque, qu'il se sauve au giron de cette mienne stupidité populaire. Ce que ceux-là faisoient par vertu, je me duits à le faire par complexion. La moyenne region loge les tempestes; les deux extremes, des hommes philosophes et des hommes ruraus, concurrent en tranquillité et en bon heur:

Faelix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari.
Fortunatus et ille Deos qui novit agrestes,
Panaque, sylvanumque senem, nymphasque sorores.

De toutes choses les naissances sont foibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements, car [459] comme lors en sa petitesse on n'en descouvre pas le dangier, quand il est accreu on n'en descouvre plus le remede. J'eusse rencontré un million de traverses tous les jours plus mal aysées à digerer, au cours de l'ambition, qu'il ne m'a esté mal aysé d'arrester l'inclination naturelle qui m'y portoit:

jure perhorrui
Laté conspicuum tollere verticem.

Toutes actions publiques sont subjectes à incertaines et diverses interpretations, car trop de testes en jugent. Aucuns disent de cette mienne occupation de ville (et je suis content d'en parler un mot, non? qu'elle le vaille mais pour servir de montre de mes meurs en telles choses), que je m'y suis porté en homme qui s'esmeut trop laschement et d'une affection languissante: et ils ne sont pas du tout esloignez d'apparence. J'essaie à tenir mon ame et mes pensées en repos. Cum semper natura, tum etiam aetate jam quietus. Et si elles se desbauchent par fois à quelque impression rude et penetrante, c'est à la verité sans mon conseil. De cette langueur naturelle on ne doibt pourtant tirer aucune preuve d'impuissance (car faute de soing et faute de sens, ce sont deux choses), et moins de mescognoissance et ingratitude envers ce peuple,qui employa tous les plus extremes moyens qu'il eust en ses mains à me gratifier, et avant m'avoir cogneu et apres, et fit bien plus pour moy en me redonnant ma charge qu'en me la donnant premierement. Je luy veux tout le bien qui se peut, et certes, si l'occasion y eust esté, il n'est rien que j'eusse espargné pour son service. Je me suis esbranlé pour luy comme je faicts pour moy. C'est un bon peuple, guerrier et genereux, capable pourtant d'obeyssance et discipline, et de servir à quelque bon usage s'il y est bien guidé. Ils disent aussi cette mienne vacation s'estre passée sans marque et sans trace. Il est bon: on accuse ma cessation, en un temps où quasi tout le monde estoit convaincu de trop faire. J'ay un agir trepignant où la [459v] volonté me charrie. Mais cette pointe est ennemye de perseverance. Qui se voudra servir de moy selon moy, qu'il me donne des affaires où il face besoing de la vigueur et de la liberté, qui ayent une conduitte droicte et courte, et encores hazardeuse; j'y pourray quelque chose. S'il la faut longue, subtile, laborieuse, artificielle et tortue, il faira mieux de s'adresser à quelque autre. Toutes charges importantes ne sont pas difficiles. J'estois preparé à m'embesongner plus rudement un peu, s'il en eust esté grand besoing. Car il est en mon pouvoir de faire quelque chose plus que je ne fais et que je n'ayme à faire. Je ne laissay, que je sçache, aucun mouvement que le devoir requist en bon escient de moy. J'ay facilement oublié ceux que l'ambition mesle au devoir et couvre de son titre. Ce sont ceux qui le plus souvant remplissent les yeux et les oreilles, et contentent les hommes. Non pas la chose, mais l'apparence les paye. S'ils n'oyent du bruict, il leur semble qu'on dorme. Mes humeurs sont contradictoires aux humeurs bruyantes. J'arresterois bien un trouble sans me troubler, et chastierois un desordre sans alteration. Ay-je besoing de cholere et d'inflammation? Je l'emprunte et m'en masque. Mes meurs sont mousses, plustost fades qu'aspres. Je n'accuse pas un magistrat qui dorme, pourveu que ceux qui sont soubs sa main dorment quand et luy; les loix dorment de mesme. Pour moy, je loue une vie glissante, sombre et muette, neque submissam et abjectam, neque se efferentem. Ma fortune le veut ainsi. Je suis nay d'une famille qui a coulé sans esclat et sans tumulte, et de longue memoire particulierement ambitieuse de preud'hommie. Nos hommes sont si formez à l'agitation et ostentation que la bonté, la moderation, l'equabilité, la constance et telles qualitez quietes et obscures ne se sentent plus. Les corps raboteux se sentent, les polis semanient imperceptiblement; la maladie se sent, la santé peu ou point; ny les choses qui nous oignent, au pris de celles qui nous poignent. [460] C'est agir pour sa reputation et proffit particulier, non pour le bien, de remettre à faire en la place ce qu'on peut faire en la chambre du conseil, et en plain midy ce qu'on eust faict la nuict precedente, et d'estre jaloux de faire soy-mesme ce que son compaignon faict aussi bien. Ainsi faisoyent aucuns chirurgiens de Grece les operations de leur art sur des eschauffaux à la veue des passans, pour en acquerir plus de practique et de chalandise. Ils jugent que les bons reiglemens ne se peuvent entendre qu'au son de la trompette. L'ambition n'est pas un vice de petis compagnons et de tels efforts que les nostres. On disoit à Alexandre: vostre pere vous lairra une grande domination, aysée et pacifique. Ce garçon estoit envieux des victoires de son pere et de la justice de son gouvernement. Il n'eust pas voulu jouyr l'empire du monde mollement et paisiblement. Alcibiades, en Platon, ayme mieux mourir jeune, beau, riche, noble, sçavant par excellence que de s'arrester en l'estat de cette condition. Cette maladie est à l'avanture excusable en une ame si forte et si plaine. Quand ces ametes naines et chetives s'en vont enbabouynant, et pensent espendre leur nom pour avoir jugé à droict un affaire ou continué l'ordre des gardes d'une porte de ville, ils en montrent d'autant plus le cul qu'ils esperent en hausser la teste. Ce menu bien faire n'a ne corps ne vie: il va s'esvanouyssant en la premiere bouche, et ne se promeine que d'un carrefour de rue à l'autre. Entretenez en hardiment vostre fils et vostre valet, comme cet antien qui, n'ayant autre auditeur de ses louanges, et consent de sa valeur, se bravoit avec sa chambriere, en s'escriant: O Perrete, le galant et suffisant homme de maistre que tu as'Entretenez vous en vous-mesme, au pis aller, comme un conseillier de ma connoissance, ayant desgorgé une battelée de paragrafes d'une extreme contention et pareille ineptie, s'estant retiré de la chambre du conseil au pissoir du palais, fut ouy marmotant entre les dans tout conscientieusement: Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam. Qui ne peut d'ailleurs, si se paye de sa [460v] bourse. La renommée ne se prostitue pas à si vil conte. Les actions rares et exemplaires à qui elle est deue ne souffriroient pas la compagnie de cette foule innumerable de petites actions journalieres. Le marbre eslevera vos titres tant qu'il vous plaira, pour avoir faict rapetasser un pande mur ou descroter un ruisseau public, mais non pas les hommes qui ont du sens. Le bruit ne suit pas toute bonté, si la difficulté et estrangeté n'y est joincte. Voyre ny la simple estimation n'est deue à toute action qui nait de la vertu, selon les Stoïciens, et ne veulent qu'on sçache seulement gré à celuy qui par temperance s'abstient d'une vieille chassieuse. Ceux qui ont cognu les admirables qualitez de Scipion l'Africain refusent la gloire que Panaetius luy donne d'avoir esté abstinent de dons, comme gloire non tant sienne propre comme de tout son siecle. Nous avons les voluptez sortables à nostre fortune; n'usurpons pas celles de la grandeur. Les nostres sont plus naturelles, et d'autant plus solides et seures qu'elles sont plus basses. Puis que ce n'est par conscience, au-moins par ambition refusons l'ambition. Desdaignons cette faim de renommée et d'honneur, basse et belistresse, qui nous le faict coquiner de toute sorte de gens. (Quae est ista laus quae possit è macello peti?), par moyens abjects et à quelque vil pris que ce soit. C'est deshoneur d'estre ainsin honnoré. Aprenons à n'estre non plus avides que nous ne sommes capables de gloire. De s'enfler de toute action utile et innocente, c'est à faire à gens à qui elle est extraordinaire et rare; ils la veulent mettre pour le pris qu'elle leur couste. A mesure qu'un bon effect est plus esclatant, je rabats de sa bonté le soupçon en quoy j'entre qu'il soit produict plus pour estre esclatant que pour estre bon: estalé, il est à demy vendu. Ces actions là ont bien plus de grace qui eschapent de la main de l'ouvrier nonchalamment et sans bruict, et que quelque honneste homme choisit apres et releve de l'ombre, pour les pousser en lumiere à cause d'elles mesmes. Mihi quidem laudabiliora videntur omnia, quae sine venditatione et sine populo teste fiunt, dict le plus glorieux homme du monde. Je n'avois qu'à conserver et durer, qui sont effects sourds et insensibles. L'innovation est de grand lustre, mais elle est interdicte en ce temps, où nous sommes pressez et n'avons à nous deffendre [461] que des nouvelletés. L'abstinence de faire est souvent aussi genereuse que le faire, mais elle est moins au jour; et ce peu que je vaux est quasi tout de ce costé là. En somme, les occasions, en cette charge, ont suivy ma complexion; dequoy je leur sçay tres-bon gré. Est-il quelqu'un qui desire estre malade pour voir son medecin en besoigne, et faudroit-il pas foyter le medecin qui nous desireroit la peste, pour mettre son art en practique? Je n'ay point eu cett'humeur inique et assez commune, dedesirer que le trouble et maladie des affaires de cette cité rehaussast et honnorat mon gouvernement: j'ay presté de bon cueur l'espaule à leur aysance et facilité. Qui ne me voudra sçavoir gré de l'ordre, de la douce et muette tranquillité qui a accompaigné ma conduitte, au-moins ne peut-il me priver de la part qui m'en appartient par le titre de ma bonne fortune. Et je suis ainsi faict, que j'ayme autant estre heureux que sage, et devoir mes succez purement à la grace de Dieu qu'à l'entremise de mon operation. J'avois assez disertement publié au monde mon insuffisance en tels maniemens publiques. J'ay encore pis que l'insuffisance: c'est qu'elle ne me desplaict guiere, et que je ne cerche guiere à la guerir, veu le train de vie que j'ay desseigné. Je ne me suis en cette entremise non plus satisfaict à moy-mesme, mais à peu pres j'en suis arrivé à ce que je m'en estois promis, et ay de beaucoup surmonté ce que j'en avois promis à ceux à qui j'avois à faire: car je promets volontiers un peu moins de ce que je puis et de ce que j'espere tenir. Je m'asseure n'y avoir laissé ny offence ny haine. D'y laisser regret et desir de moy, je sçay à tout le moins bien cela que je ne l'ay pas fort affecté:

mene huic confidere monstro,
Mene salis placidi vultum fluctusque quietos
Ignorare?

[461v]

Chap. XI.
Des Boyteux

Il y a deux ou trois ans qu'on acoursit l'an de dix jours en France. Combien de changemens devoient suyvre cette reformation'ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins, il n'est rienqui bouge de sa place: mes voisins trouvent l'heure de leurs semences, de leur recolte, l'opportunité de leurs negoces, les jours nuisibles et propices, au mesme point justement où ils les avoyent assignez de tout temps. Ny l'erreur ne se sentoit en nostre usage, ny l'amendement ne s'y sent. Tant il y a d'incertitude par tout, tant nostre apercevance est grossiere, obscure et obtuse. On dict que ce reiglement se pouvoit conduire d'une façon moins incommode: soustraiant, à l'exemple d'Auguste, pour quelques années le jour du bissexte, qui ainsi comme ainsin est un jour d'empeschement et de trouble, jusques à ce qu'on fut arrivé à satisfaire exactement ce debte (ce que mesme on n'a pas faict par cette correction, et demeurons encores en arrerages de quelques jours). Et si par mesme moyen on pouvoit prouvoir à l'advenir, ordonnant qu'apres la revolution de tel ou tel nombre d'années ce jour extraordinaire seroit tousjours eclipsé, si que nostre mesconte ne pourroit dores en avant exceder vingt et quatre heures. Nous n'avons autre compte du temps que les ans. Il y a tant de siecles que le monde s'en sert; et si, c'est une mesure que nous n'avons encore achevé d'arrester, et telle, que nous doubtons tous les jours quelle forme les autres nations luy ont diversement donné, et quel en estoit l'usage. Quoy, ce que disent aucuns, que les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous jettent en incertitude des heures mesme et des jours? et des moys, ce que dict Plutarque, qu'encore de son temps l'astrologie n'avoit sçeu borner le [462] mouvement de la lune? Nous voylà bien accommodez pour tenir registre des choses passées. Je ravassois presentement, comme je faicts souvant, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en cercher la raison qu'à en cercher la verité: ils laissent là les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. La cognoissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite des choses, non à nous qui n'en avons que la souffrance, et qui en avons l'usage parfaictement plein, selon nostre nature, sans en penetrer l'origine et l'essence. Ny le vin n'en est plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire: et le corps et l'ame interrompent et alterent le droit qu'ils ont de l'usage du monde, y meslant l'opinion de science. Le determiner et le sçavoir, comme le donner, appartient à la regence et à la maistrise; à l'inferiorité, subjection et apprentissage appartient le jouyr, l'accepter. Revenons à nostre costume. Ils passent par dessus les effects, mais ils en examinent curieusement les consequences. Ils commencentordinairement ainsi: Comment est-ce que cela se faict?--Mais se fait il? faudroit il dire. Nostre discours est capable d'estoffer cent autres mondes et d'en trouver les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny baze; laissez le courre: il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, et de l'inanité que de matiere,

dare pondus idonea fumo.

Je trouve quasi par tout qu'il faudroit dire: Il n'en est rien; et employerois souvant cette responce; mais je n'ose, car ils crient que c'est une deffaicte produicte de foiblesse d'esprit et d'ignorance. Et me faut ordinairement bateler par compaignie à traicter des subjects et comptes frivoles, que je mescrois entierement. Joinct qu'à la verité il est un peu rude et quereleux de nier tout sec une proposition de faict. Et peu de gens faillent, notamment aux choses mal-aysées à persuader, d'affermer qu'ils l'ont veu, ou d'alleguer des tesmoins desquels l'authorité arreste nostre contradiction. Suyvant cet usage, nous sçavons les fondemens et les causes de mille choses qui ne furent onques; et s'escarmouche le monde en mille questions, desquelles et le pour et le contre est faux. Ita finitima sunt falsa veris, ut in praecipitem locum non debeat se sapiens committere. La verité et le mensonge ont leur visages conformes, le port, le goust et les alleures pareilles: nous les regardons de mesme oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement laches à nous defendre de la piperie, mais que nous cerchons et convions à nous y enferrer. Nous aymons à [462v] nous embrouiller en la vanité, comme conforme à nostre estre. J'ay veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu'ils s'estoufent en naissant, nous ne laissons pas de prevoir le train qu'ils eussent pris s'ils eussent vescu leur aage. Car il n'est que de trouver le bout du fil, on en desvide tant qu'on veut. Et y a plus loing de rien à la plus petite chose du monde, qu'il n'y a de celle là jusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuvez de ce commencement d'estrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu'on leur fait où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece fauce. Outre ce, que, insita hominibus libidine alendi de industria rumores, nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu'on nous a presté sans quelque usure et accession de nostre creu. L'erreur particuliere faict premierement l'erreur publique, et àson tour apres, l'erreur publique faict l'erreur particuliere. Ainsi va tout ce bastiment, s'estoffant et formant de main en main: de maniere que le plus esloigné tesmoin en est mieux instruict que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C'est un progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c'est ouvrage de charité de la persuader à un autre; et pour ce faire, ne craint poinct d'adjouster de son invention, autant qu'il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance et au deffaut qu'il pense estre en la conception d'autruy. Moy-mesme, qui faicts singuliere conscience de mentir et qui ne me soucie guiere de donner creance et authorité à ce que je dis, m'apperçoy toutesfois, aux propos que j'ay en main, qu'estant eschauffé ou par la resistance d'un autre ou par la propre chaleur de la narration, je grossis et enfle mon subject par vois, mouvemens, vigueur et force de parolles, et encore par extention et amplification, non sans interest de la verité nayfve. Mais je le fais en condition pourtant, qu'au premier qui me rameine et qui me demande la verité nue et crue, je quitte soudain mon effort et la luy donne, sans exaggeration, sans emphase et remplissage. La parole vive et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s'emporte volontiers à l'hyperbole. Il n'est rien à quoi communement les hommes soient plus tendus qu'à donner voye à leurs opinions: où le moyen ordinaire nous faut, nous y adjoustons le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du mal'heur d'en estre là que la meilleure touche de la verité ce soit la multitude des croians, en une presse où les fols [463] surpassent de tant les sages en nombre. Quasi vero quidquam sit tam valde quam nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium est, insanientium turba. C'est chose difficile de resoudre son jugement contre les opinions communes. La premiere persuasion, prinse du subject mesme, saisit les simples; de là elle s'espend aux habiles, soubs l'authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages. Pour moy, de ce que je n'en croirois pas un, je n'en croirois pas cent uns. Et ne juge pas les opinions par les ans. Il y a peu de temps que l'un de nos princes, en qui la goute avoit perdu un beau naturel et une allegre composition, se laissa si fort persuader, au raport qu'on faisoit des merveilleuses operations d'un prestre, qui par la voie des parolles et des gestes guerissoit toutes maladies, qu'il fit un long voiage pour l'aller trouver, et par la force de son apprehension persuada et endormit ses jambes pour quelques heures, si qu'il en tiradu service qu'elles avoient desapris luy faire il y avoit long temps. Si la fortune eust laissé emmonceler cinq ou six telles advantures, elles estoient capables de mettre ce miracle en nature. On trouva depuis tant de simplesse et si peu d'art en l'architecte de tels ouvrages, qu'on le jugea indigne d'aucun chastiement. Comme si feroit on de la plus part de telles choses, qui les reconnoistroit en leur giste. Miramur ex intervallo fallentia. Nostre veue represente ainsi souvent de loing des images estranges, qui s'esvanouissent en s'approchant. Nunquam ad liquidum fama perducitur. C'est merveille, de combien vains commencemens et frivoles causes naissent ordinairement si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l'information. Car, pendant qu'on cherche des causes et des fins fortes et poisantes et dignes d'un si grand nom, on pert les vrayes: elles eschapent de nostre veue par leur petitesse. Et à la verité, il est requis un bien prudent, attentif et subtil inquisiteur en telles recherches, indifferent, et non preoccupé. Jusques à cette heure, tous ces miracles et evenemens estranges se cachent devant moy. Je n'ay veu monstre et miracle au monde plus expres que moy-mesme. On [463v] s'apprivoise à toute estrangeté par l'usage et le temps; mais plus je me hante et me connois, plus ma difformité m'estonne, moins je m'entens en moy. Le principal droict d'avancer et produire tels accidens est reservé à la fortune. Passant avant hier dans un vilage, à deux lieues de ma maison, je trouvay la place encore toute chaude d'un miracle que venoit d'y faillir, par lequel le voisinage avoit esté amusé plusieurs mois, et commençoient les provinces voisines de s'en esmouvoir et y accourir à grosses troupes, de toutes qualitez. Un jeune homme du lieu s'estoit joué à contrefaire une nuict en sa maison la voix d'un esprit, sans penser à autre finesse qu'à jouyr d'un badinage present. Cela luy ayant un peu mieux succedé qu'il n'esperoit, pour estendre sa farce à plus de ressorts, il y associa une fille de village, du tout stupide et niaise; et furent trois en fin, de mesme aage et pareille suffisance; et de presches domestiques en firent des presches publics, se cachans soubs l'autel de l'Eglise, ne parlans que de nuict, et deffendans d'y apporter aucune lumiere. De paroles qui tendoient à la conversion du monde et menace du jour du jugement (car ce sont subjects soubs l'authorité et reverence desquels l'imposture se tapit plus aiséement), ils vindrent à quelques visions et mouvements si niais et si ridicules qu'à peine y a-il rien si grossier au jeu des petits enfans. Si toutesfois la fortune y eust voulu prester un peude faveur, qui sçait jusques où se fut accreu ce battelage? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison, et porteront volontiers la peine de la sottise commune; et ne sçay si quelque juge se vengera sur eux de la sienne. On voit cler en cette-cy, qui est descouverte; mais en plusieurs choses de pareille qualité, surpassant nostre connoissance, je suis d'avis que nous soustenons nostre jugement aussi bien à rejetter qu'à recevoir. Il s'engendre beaucoup d'abus au monde ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s'engendrent de ce qu'on nous apprend à craindre de faire profession de nostre [464] ignorance, et que nous sommes tenus d'accepter tout ce que nous ne pouvons refuter. Nous parlons de toutes choses par precepte et resolution. Le stile à Romme portoit que cela mesme qu'un tesmoin deposoit pour l'avoir veu de ses yeux, et ce qu'un juge ordonnoit de sa plus certaine science, estoit conceu en cette forme de parler: Il me semble. On me faict hayr les choses vray-semblables quand on me les plante pour infallibles. J'ayme ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions: A l'avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables. Et si j'eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de respondre, enquesteuse, non resolutive: Qu'est-ce à dire? Je ne l'entends pas, Il pourroit estre, Est-il vray? qu'ils eussent plustost gardé la forme d'apprentis à soixante ans que de representer les docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veut guerir de l'ignorance, il faut la confesser. Iris est fille de Thaumantis. L'admiration est fondement de toute philosophie, l'inquisition le progrez, l'ignorance le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et genereuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle concevoir il n'y a pas moins de science que pour concevoir la science. Je vy en mon enfance un procés, que Corras, conseiller de Toulouse, fist imprimer, d'un accident estrange: de deux hommes qui se presentoient l'un pour l'autre. Il me souvient (et ne me souvient aussi d'autre chose) qu'il me sembla avoir rendu l'imposture de celuy qu'il jugea coulpable si merveilleuse et excedant de si loing nostre connoissance, et la sienne qui estoit juge, que je trouvay beaucoup de hardiesse en l'arrest qui l'avoit condamné à estre pendu. Recevons quelque forme d'arrest qui die: La court n'y entend rien, plus librement et ingenuement que ne firent les Areopagites, lesquels, se trouvans pressez d'une cause qu'ils ne pouvoient desveloper, ordonnerent que les parties en viendroient à cent ans.Les sorcieres de mon voisinage courent hazard de leur vie, sur l'advis de chaque nouvel autheur qui vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples que la divine parolle nous offre de telles choses, tres-certains et irrefragables exemples, et les attacher à nos evenemens [464v] modernes, puisque nous n'en voyons ny les causes ny les moyens, il y faut autre engin que le nostre. Il appartient à l'avanture à ce seul tres-puissant tesmoignage de nous dire: Cettuy-cy en est, et celle-là, et non cet autre. Dieu en doit estre creu, c'est vrayement bien raison; mais non pourtant un d'entre nous, qui s'estonne de sa propre narration (et necessairement il s'en estonne s'il n'est hors de sens), soit qu'il l'employe au faict d'autruy, soit qu'il l'employe contre soy-mesme. Je suis lourd, et me tiens un peu au massif et au vray-semblable, evitant les reproches anciens: Majorem fidem homines adhibent iis quae non intelligunt. Cupidine humani ingenii libentius obscura creduntur. Je vois bien qu'on se courrouce, et me deffend on d'en doubter, sur peine d'injures execrables. Nouvelle façon de persuader. Pour Dieu mercy, ma creance ne se manie pas à coups de poing. Qu'ils gourmandent ceux qui accusent de fauceté leur opinion; je ne l'accuse que de difficulté et de hardiesse, et condamne l'affirmation opposite, egalement avec eux sinon si imperieusement. Videantur sanè, ne affirmentur modo. Qui establit son discours par braverie et commandement montre que la raison y est foible. Pour une altercation verbale et scolastique, qu'ils ayent autant d'apparence que leurs contradicteurs; mais en la consequence effectuelle qu'ils en tirent, ceux-cy ont bien de l'avantage. A tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette; et est nostre vie trop réele et essentielle pour garantir ces accidens supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, je les mets hors de mon compte: ce sont homicides, et de la pire espece. Toutesfois, en cela mesme on dict qu'il ne faut pas tousjours s'arrester à la propre confession de ces gens icy, car on leur a veu par fois s'accuser d'avoir tué des personnes qu'on trouvoit saines et vivantes. En ces autres accusations extravagantes, je dirois volontiers que c'est bien assez qu'un homme, quelque recommendation qu'il [465] aye, soit creu de ce qui est humain; de ce qui est hors de sa conception et d'un effect supernaturel, il en doit estre creu lors seulement qu'une approbation supernaturelle l'a authorisé. Ce privilege qu'il a pleu à Dieu donner à aucuns de nos tesmoignages ne doibt pas estre avily et communiqué legerement. J'ay les oreilles battues de mille tels comptes: Trois le virentun tel jour en levant; trois le virent lendemain en occident, à telle heure, tel lieu, ainsi vestu. Certes je ne m'en croirois pas moy mesme. Combien trouvé-je plus naturel et plus vraysemblable que deux hommes mentent, que je ne fay qu'un homme en douze heures passe, quand et les vents, d'orient en occident? Combien plus naturel que nostre entendement soit emporté de sa place par la volubilité de nostre esprit detraqué, que cela, qu'un de nous soit envolé sur un balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit estrangier? Ne cherchons pas des illusions du dehors et inconneues, nous qui sommes perpetuellement agitez d'illusions domestiques et nostres. Il me semble qu'on est pardonnable de mescroire une merveille, autant au moins qu'on peut en destourner et elider la verification par voie non merveilleuse. Et suis l'advis de sainct Augustin, qu'il vaut mieux pancher vers le doute que vers l'asseurance és choses de difficile preuve et dangereuse creance. Il y a quelques années, que je passay par les terres d'un prince souverain, lequel, en ma faveur et pour rabatre mon incredulité, me fit cette grace de me faire voir en sa presence, en lieu particulier, dix ou douze prisonniers de cette nature, et une vieille entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité, tres-fameuse de longue main en cette profession. Je vis et preuves et libres confessions et je ne sçay quelle marque insensible sur cette miserable vieille, et m'enquis et parlay tout mon saoul, y apportant la plus saine attention que je peusse; et ne suis pas homme [465v] qui me laisse guiere garroter le jugement par preoccupation. En fin et en conscience, je leur eusse plustost ordonné de l'ellebore, que de la cicue. Captisque res magis mentibus, quam consceleratis similis visa. La justice a ses propres corrections pour telles maladies. Quant aux oppositions et arguments que des honnestes hommes m'ont faict, et là et souvent ailleurs, je n'en ay point senty qui m'attachent et qui ne souffrent solution tousjours plus vraysemblable que leurs conclusions. Bien est vray que les preuves et raisons qui se fondent sur l'experience et sur le faict, celles là je ne les desnoue point; aussi n'ont elles point de bout: je les tranche souvent, comme Alexandre son neud. Apres tout, c'est mettre ses conjectures à bien haut pris que d'en faire cuire un homme tout vif. On recite par divers exemples, et Prestantius de son pere, que, assoupy et endormy bien plus lourdement que d'un parfaict sommeil, il fantasia estre jument et servir de sommier à des soldats. Et ce qu'il fantasioit, il l'estoit. Si les sorciers songent ainsimateriellement, si les songes se peuvent ainsi par fois incorporer en effects, encore ne croy-je pas que nostre volonté en fust tenue à la justice. Ce que je dis, comme celuy qui n'est ny juge ny conseiller des Roys ny s'en estime de bien loing digne, ains homme du commun, nay et voué à l'obeissance de la raison publique et en ses faicts et en ses dicts. Qui mettroit mes resveries en compte au prejudice de la plus chetive loy de son village, ou opinion, ou coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en ce que je dy, je ne pleuvis autre certitude, sinon que c'est ce que lors j'en avoy en ma pensée, pensée tumultuaire et vacillante. C'est par maniere de devis que je parle de tout, et de rien par maniere d'advis. Nec me pudet, ut istos, fateri nescire quod nesciam. Je ne serois pas si hardy à parler s'il m'appartenoit d'en estre creu; et fut ce que je respondis à un grand, qui se plaingnoit de l'aspreté et contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et préparé d'une part, je vous propose l'autre de tout le soing que je puis, pour esclarcir vostre jugement, non pour l'obliger; Dieu tient vos courages et vous fournira de chois. Je ne suis pas si presomptueux de desirer seulement que mes opinions donnassent pante à chose de telle importance: ma fortune ne les a pas dressées à si puissantes et eslevées conclusions. Certes, j'ay non seulement des complexions en grand nombre, mais aussi des opinions assez, desquelles je desgouterois volontiers mon fils, si j'en avois. Quoy, si les plus vrayes ne sont pas tousjours les plus commodes à l'homme, tant il est de sauvage composition'A propos ou hors de propos, il n'importe, [466] on dict en Italie, en commun proverbe, que celuy-là ne cognoit pas Venus en sa parfaicte douceur qui n'a couché avec la boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y a long temps ce mot en la bouche du peuple; et se dict des masles comme des femelles. Car la Royne des Amazonnes respondit au Scyte qui la convioit à l'amour: arista cholos oiphei, le boiteux le faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination des masles, elles les stropioient des l'enfance, bras, jambes et autres membres qui leur donnoient avantage sur elles, et se servoient d'eux à ce seulement à quoy nous nous servons d'elles par deçà. J'eusse dict que le mouvement detraqué de la boiteuse apportast quelque nouveau plaisir à la besongne et quelque pointe de douceur à ceux qui l'essayent, mais je viens d'apprendre que mesme la philosophie ancienne en a decidé: elle dict que, les jambes et cuisses des boiteuses ne recevant, àcause de leur imperfection, l'aliment qui leur est deu, il en advient que les parties genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries et vigoureuses. Ou bien que, ce defaut empeschant l'exercice, ceux qui en sont entachez dissipent moins leurs forces et en viennent plus entiers aux jeux de Venus. Qui est aussi la raison pourquoy les Grecs descrioient les tisserandes d'estre plus chaudes que les autres femmes: à cause du mestier sedentaire qu'elles font, sans grand exercice du corps. De-quoy ne pouvons nous raisonner à ce pris là? De celles icy je pourrois aussi dire que ce tremoussement que leur ouvrage leur donne ainsin assises les esveille et sollicite, comme faict les dames le crolement et tremblement de leurs coches. Ces exemples servent-ils pas à ce que je disois au commencement: que nos raisons anticipent souvent l'effect, et ont l'estendue de leur jurisdiction si infinie, qu'elles jugent et s'exercent en l'inanité mesme et au non estre? Outre la flexibilité de [466v] nostre invention à forger des raisons à toute sorte de songes, nostre imagination se trouve pareillement facile à recevoir des impressions de la fauceté par bien frivoles apparences. Car, par la seule authorité de l'usage ancien et publique de ce mot, je me suis autresfois faict à croire avoir reçeu plus de plaisir d'une femme de ce qu'elle n'estoit pas droicte, et mis cela en recepte de ses graces. Torquato Tasso, en la comparaison qu'il faict de la France à l'Italie, dict avoir remarqué cela, que nous avons les jambes plus greles que les gentils-hommes Italiens, et en attribue la cause à ce que nous sommes continuellement à cheval; qui est celle-mesmes de laquelle Suetone tire une toute contraire conclusion; car il dict au rebours que Germanicus avoit grossi les siennes par continuation de ce mesme exercice. Il n'est rien si soupple et erratique que nostre entendement: c'est le soulier de Theramenez, bon à tous pieds. Et il est double et divers, et les matieres doubles et diverses. Donne moy une dragme d'argent, disoit un philosophe Cynique à Antigonus.--Ce n'est pas present de Roy, respondit-il.--Donne moy donc un talent.--Ce n'est pas present pour Cynique.

Seu plures calor ille vias et caeca relaxat
Spiramenta, novas veniat qua succus in herbas;
Seu durat magis et venas astringit hiantes,
Ne tenues pluviae, rapidive potentia solis
Acrior, aut Boreae penetrabile frigus adurat.

Ogni medaglia ha il suo riverso.

Voilà pourquoy Clitomachus disoit anciennement que Carneades avoit surmonté les labeurs de Hercules, pour avoir arraché des hommes le consentement, c'est à dire l'opinion et la temerité de juger. Cette fantasie de Carneades, si vigoureuse, nasquit à mon advis anciennement de l'impudence [467] de ceux qui font profession de sçavoir, et de leur outre-cuidance desmesurée. On mit Aesope en vente avec deux autres esclaves. L'acheteur s'enquit du premier ce qu'il sçavoit faire; celuy là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles, qu'il sçavoit et cecy et cela; le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus; quand ce fut à Aesope, et qu'on luy eust aussi demandé ce qu'il sçavoit faire: Rien, dict-il, car ceux cy ont tout preoccupé: ils sçavent tout. Ainsin est-il advenu en l'escole de la philosophie: la fierté de ceux qui attribuoyent à l'esprit humain la capacité de toutes choses causa en d'autres, par despit et par emulation, cette opinion qu'il n'est capable d'aucune chose. Les uns tiennent en l'ignorance cette mesme extremité que les autres tiennent en la science. Afin qu'on ne puisse nier que l'homme ne soit immoderé par tout, et qu'il n'a point d'arrest que celuy de la necessité, et impuissance d'aller outre.

Chap. XII.
De la Phisionomie

Quasi toutes les opinions que nous avons sont prinses par authorité et à credit. Il n'y a point de mal: nous ne sçaurions pirement choisir que par nous, en un siecle si foible. Cette image des discours de Socrates que ses amys nous ont laissée, nous ne l'approuvons que pour la reverence de l'approbation publique; ce n'est pas par nostre cognoissance: ils ne sont pas selon nostre usage. S'il naissoit à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent. Nous n'apercevons les graces que pointues, bouffies et enflées d'artifice. Celles qui coulent soubs la nayfveté et la simplicité eschapent ayséement à une veue grossiere comme est la nostre: elles ont une beauté delicate et cachée; [467v] il faut la veue nette et bien purgée pour descouvrir cette secrette lumiere. Est pas la naifveté, selon nous, germeine à la sottise, et qualité de reproche? Socrates faict mouvoir son ame d'un mouvement naturel et commun. Ainsi dict un paysan, ainsi dict une femme. Il n'a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et maçons. Ce sont inductions et similitudes tirées des plus vulgaires et cogneues actions des hommes; chacun l'entend. Soubs une si vile forme nous n'eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables, nous, qui estimons plates et basses toutes celles que la doctrine ne releve, qui n'apercevons la richesse qu'en montre et en pompe. Nostre monde n'est formé qu'à l'ostentation: les hommes ne s'enflent que de vent, et se manient à bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose point des vaines fantasies: sa fin fut nous fournir de choses et de preceptes qui reelement et plus jointement servent à la vie,

servare modum, finemque tenere,
Naturamque sequi.

Il fut aussi tousjours un et pareil, et se monta, non par saillies mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou, pour mieux dire, il ne monta rien, mais ravala plustost et ramena à son point originel et naturel, et lui soubmit la vigueur, les aspretez et les difficultez. Car, en Caton, on void bien à clair que c'est une alleure tendue bien loing au dessus descommunes: aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent tousjours monté sur ses grands chevaux. Cettuy-cy ralle à terre, et d'un pas mol et ordinaire traicte les plus utiles discours; et se conduict et à la mort et aux plus espineuses traverses qui se puissent presenter au trein de la vie humaine. Il est bien advenu que le plus digne homme d'estre cogneu et d'estre presenté au monde pour exemple, ce soit celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté esclairé par les plus clair voyans hommes qui furent onques: les tesmoins que nous avons de luy sont admirables en [468] fidelité et en suffisance. C'est grand cas d'avoir peu donner tel ordre aux pures imaginations d'un enfant, que, sans les alterer ou estirer, il en ait produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente ny eslevée ny riche; il ne la represente que saine, mais certes d'une bien allegre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et naturels, par ces fantasies ordinaires et communes, sans s'esmouvoir et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées, mais les plus hautes et vigoreuses creances, actions et meurs qui furent onques. C'est luy qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besoigne, et plus utile. Voyez le plaider devant ses juges, voyez par qu'elles raisons il esveille son courage aux hazards de la guerre, quels arguments fortifient sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort et contre la teste de sa femme: il n'y a rien d'emprunté de l'art et des sciences; les plus simples y recognoissent leurs moyens et leur force; il n'est possible d'aller plus arriere et plus bas. Il a faict grand faveur à l'humaine nature de montrer combien elle peut d'elle mesme. Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons; mais on nous dresse à l'emprunt et à la queste: on nous duict à nous servir plus de l'autruy que du nostre. En aucune chose l'homme ne sçait s'arrester au point de son besoing: de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre; son avidité est incapable de moderation. Je trouve qu'en curiosité de sçavoir il en est de mesme: il se taille de la besongne bien plus qu'il n'en peut faire et bien plus qu'il n'en a affaire, estendant l'utilité du sçavoir autant qu'est sa matiere. Ut omnium rerum, sic literarum quoque intemperantia laboramus. Et Tacitus a raison de louer la mere d'Agricola d'avoir bridé en son fils un appetittrop bouillant de science. C'est un bien, à le regarder d'yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et foiblesse propre et naturelle, et d'un cher coust. L'emploite en est bien plus hazardeuse que de toute autre viande ou boisson. Car au reste, ce que nous avons achetté nous l'emportons au logis en quelque vaisseau; et là avons loy d'en examiner la valeur, combien et à quelle heure nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les pouvons d'arrivée mettre en autre vaisseau qu'en nostre ame: nous les avallons en les achettant, et sortons du marché ou infects desjà ou amendez. Il y en a qui ne font que nous empescher et charger au lieu de nourrir, et telles encore qui, sous tiltre de nous guerir, nous empoisonnent. J'ay pris plaisir de voir en quelque lieu des hommes, par devotion, faire veu d'ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de poenitence. C'est aussi chastrer nos appetits desordonnez, d'esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne à l'estude des livres, et priver l'ame de cette complaisance voluptueuse qui nous chatouille par l'opinion de science. Et est richement accomplir le voeu de pauvreté, d'y joindre encore celle de l'esprit. Il ne nous faut guiere de doctrine pour vivre à nostre aise. Et Socrates nous aprend [468v] qu'elle est en nous, et la manière de l'y trouver et de s'en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au delà de la naturelle, est à peu pres vaine et superflue. C'est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu'elle ne nous sert. Paucis opus est litteris ad mentem bonam. Ce sont des excez fievreux de nostre esprit, instrument brouillon et inquiete. Recueillez vous; vous trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort, vrais, et les plus propres à vous servir à la necessité: ce sont ceux qui font mourir un paisan et des peuples entiers aussi constamment qu'un philosophe. Fussé je mort moins allegrement avant qu'avoir veu les Tusculanes? J'estime que non. Et quand je me trouve au propre, je sens que ma langue s'est enrichie, mon courage de rien; il est comme Nature me le forgea, et se targue pour le conflict d'une marche populaire et commune. Les livres m'ont servi non tant d'instruction que d'exercitation. Quoy? si la science, essayant de nous armer de nouvelles deffences contre les inconveniens naturels, nous a plus imprimé en la fantasie leur grandeur et leur pois, qu'elle n'a ses raisons et subtilitez à nous en couvrir. Ce sont voirement subtilitez, par où elle nous esveille souvent bien vainement. Les autheurs, mesmes plus serrez et plus sages, voiez autour d'un bonargument combien ils en sement d'autres legers et, qui y regarde de pres, incorporels. Ce ne sont qu'arguties verbales, qui nous trompent. Mais d'autant que ce peut estre utilement, je ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a ceans assez de cette condition en divers lieux, ou par emprunt ou par imitation. Si se faut-il prendre un peu garde de n'appeller pas force ce qui n'est que gentillesse, et ce qui n'est qu'aigu, solide, ou bon ce qui n'est que beau: quae magis gustata quam potata delectant. Tout ce qui plaist ne paist pas. Ubi non ingenii sed animi negotium agitur. A voir les efforts que Seneque se donne pour se preparer contre la mort, à le voir suer d'ahan pour se roidir et pour s'asseurer et se desbatre si long temps en cette perche, j'eusse esbranlé sa reputation, s'il ne l'eut en mourant tres-vaillamment maintenue. Son agitation si ardante, si frequente, montre qu'il estoit chaud et impetueux luy mesmes. Magnus animus remissius loquitur et securius. Non est alius ingenio, alius animo color. Il le faut convaincre à ses despens. Et montre aucunement qu'il estoit pressé de son adversaire. La façon de Plutarque, d'autant qu'elle est plus desdaigneuse et plus destendue, elle est, selon moy, d'autant plus virile et persuasive: je croyrois ayséement que son ame avoit les mouvements plus asseurez et plus reiglés. L'un, plus vif, nous pique et eslance en sursaut, touche plus l'esprit. L'autre, plus rassis, nous informe, establit et conforte constamment, touche plus l'entendement. Celuy là ravit nostre jugement, cestuy-cy le gaigne. J'ay veu pareillement d'autres escrits encore plus reverez, qui, en la peinture du conflit qu'ils soutiennent contre les aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et invincibles que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple, avons autant à admirer l'estrangeté et vigueur incognue de leur tentation que leur resistance. A quoi faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science? Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste penchante apres leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple, ny precepte: de ceux là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l'escole. Combien en vois je ordinairement, qui mescognoissent la pauvreté? [469] combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction? Celuy làqui fouyt mon jardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils. Les noms mesme de quoy ils appellent les maladies en adoucissent et amollissent l'aspreté: la phtisie c'est la tous pour eux; la dysenterie, devoyement d'estomac; un pleuresis, c'est un morfondement; et selon qu'ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefves quand elles rompent leur travail ordinaire; ils ne s'allitent que pour mourir. Simplex illa et aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est. J'escrivois cecy environ le temps qu'une forte charge de nos troubles se croupit plusieurs mois, de tout son pois, droict sur moy. J'avois d'une part les ennemys à ma porte, d'autre part les picoreurs, pires ennemys: non armis sed vitiis certatur; et essayois toute sorte d'injures militaires à la fois.

Hostis adest dextra levaque à parte timendus,
Vicinoque malo terret utrumque latus.

Monstrueuse guerre: les autres agissent au dehors; cette-cy encore contre soy se ronge et se desfaict par son propre venin. Elle est de nature si maligne et ruineuse qu'elle se ruine quand et quand le reste, et se deschire et desmembre de rage. Nous la voyons plus souvent se dissoudre par elle mesme que par disette d'aucune chose necessaire, ou par la force ennemye. Toute discipline la fuyt. Elle vient guarir la sedition et en est pleine, veut chastier la desobeyssance et en montre l'exemple; et, employée à la deffence des loix, faict sa part de rebellion à l'encontre des siennes propres. Où en sommes nous? Nostre medecine porte infection, Nostre mal s'empoisonne Du secours qu'on luy donne.

Exuperat magis aegrescitque medendo.
Omnia fanda, nefanda, malo permista furore,
Justificam nobis mentem avertere Deorum.

En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le [469v] commencement les sains des malades; mais quand elles viennent à durer, comme la nostre, tout le corps s'en sent, et la teste et les talons; aucune partye n'estexempte de corruption. Car il n'est air qui se hume si gouluement, qui s'espande et penetre, comme faict la licence. Nos armées ne se lient et tiennent plus que par simant estranger; des françois on ne sçait plus faire un corps d'armée constant et reglé. Qu'elle honte! Il n'y a qu'autant de discipline que nous en font voir des soldats empruntez; quant à nous, nous nous conduisons à discretion, et non pas du chef, chacun selon la sienne: il a plus affaire au dedans qu'au dehors. C'est au commandant de suivre, courtizer et plier, à luy seul d'obeir; tout le reste est libre et dissolu. Il me plaist de voir combien il y a de lascheté et de pusillanimité en l'ambition, par combien d'abjection et de servitude il luy faut arriver à son but. Mais cecy me deplaist il de voir des natures debonnaires et capables de justice, se corrompre tous les jours au maniement et commandement de cette confusion. La longue souffrance engendre la coustume, la coustume le consentement et l'imitation. Nous avions assez d'ames mal nées sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il restera mal-ayséement à qui fier la santé de cet estat, au cas que fortune nous la redonne.

Hunc saltem everso Juvenem succurrere seclo
Ne prohibite.

Qu'est devenu cet ancien praecepte, que les soldats ont plus à craindre leur chef que a l'ennemy? et ce merveilleux exemple, qu'un pommier s'estant trouvé enfermé dans le pourpris du camp de l'armée Romaine, elle fut veue l'endemain en desloger, laissant au possesseur le comte entier de ses pommes meures et delicieuses? J'aymeroy bien que nostre jeunesse, au lieu du temps qu'elle employe à des peregrinations moins utiles et apprentissages moins honorables, elle le mist moitié à veoir de la guerre sur mer, sous quelque bon capitaine commandeur de Rhodes, moitié à recognoistre la discipline des armées Turkesques, car elle a beaucoup de differences et d'advantages sur la nostre. Cecy en est, que nos soldats deviennent plus licencieux aux expeditions, là plus retenus et craintifs; car les offences ou larrecins sur le menu peuple, qui se punissent de bastonades en la paix, sont capitales en guerre; pour un oeuf prins sans payer ce sont, de conte prefix, cinquante coups de baston; pour toute autre chose, tant legere soit elle, non propre à la nourriture, on les empale ou decapite sans deport. Je me suis estonné en l'histoirede Selim, le plus cruel conquerant qui fut onques, veoir, lorsqu'il subjugua l'Aegypte, que les admirables jardins, qui sont autour de la ville de Damas en abondance et delicatesse, restarent vierges des mains de ses soldats, tous ouvers et non clos comme ils sont. Mais est-il quelque mal en une police qui vaille estre combatu par une drogue si mortelle? Non pas, disoit Faonius, l'usurpation de la possession tyrannique d'un estat. Platon de mesme ne consent pas qu'on face violence au repos de son pays pour le guerir, et n'accepte pas l'amendement, qui couste le sang et ruine des citoyens, establissant l'office d'un homme de bien, en ce cas, de laisser tout là; seulement de prier Dieu qu'il y porte sa main extraordinaire. Et semble sçavoir mauvais gré à Dion, son grand amy, d'y avoir un peu autrement procedé. J'estois Platonicien de ce costé là, avant que je sçeusse qu'il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage doit purement estre refusé de nostre consorce, luy qui, par la sincerité de sa conscience, merita envers la faveur divine de penetrer si avant en la Chrestienne lumiere, au travers des tenebres publiques du monde de son temps, je ne pense pas qu'il nous siese bien de nous laisser instruire à un payen. Combien c'est d'impieté de n'attendre de Dieu nul secours simplement sien et sans nostre cooperation. Je doubte souvent si, entre tant de gens qui se meslent de telle besoigne, nul s'est rencontré d'entendement si imbecille, à qui on aye en bon escient persuadé qu'il alloit vers la reformation par la derniere des difformations, qu'il tiroit vers son salut par les plus expresses causes que nous ayons de tres-certaine damnation, que, renversant la police, le magistrat et les loix en la tutelle desquelles Dieu l'a colloqué, desmembrant sa mere et en donnant à ronger les pieces à ses anciens ennemis, remplissant des haines parricides les courages fraternels, appellant à son ayde les diables et les furies, il puisse apporter secours à la sacrosaincte douceur et justice de la parole divine. L'ambition, l'avarice, la cruauté, la vengeance n'ont point assez de propre et naturelle impetuosité; amorchons les et les attisons par le glorieux titre de justice et devotion. Il ne se peut imaginer un pire visage des choses qu'où la meschanceté vient à estre legitime, et prendre, avec le congé du magistrat, le manteau [470] de la vertu. Nihil in speciem fallacius quam prava relligio, ubi deorum numen praetenditur sceleribus. L'extreme espece d'injustice, selon Platon, c'est que ce qui est injuste soit tenu pour juste. Le peuple y souffrit bien largement lors, non les dommages presens seulement,

undique totis
Usque adeo turbatur agris,

mais les futurs aussi. Les vivans y eurent à patir; si eurent ceux qui n'estoient encore nays. On le pilla, et à moy par consequent, jusques à l'esperance, luy ravissant tout ce qu'il avoit à s'aprester à vivre pour longues années.

Quae nequeunt secum ferre aut abducere perdunt,
Et cremat insontes turba scelesta casas.
Muris nulla fides, squallent populatibus agri.

Outre cette secousse, j'en souffris d'autres. J'encorus les inconveniens que la moderation aporte en telles maladies. Je fus pelaudé à toutes mains: au Gibelin j'estois Guelphe, au Guelphe Gibelin; quelqu'un de mes poetes dict bien cela, mais je ne sçay où c'est. La situation de ma maison et l'acointance des hommes de mon voisinage me presentoient d'un visage, ma vie et mes actions d'un autre. Il ne s'en faisoit point des accusations formées, car il n'y avoit où mordre; je ne desempare jamais les loix; et qui m'eust recerché, m'en eust deu de reste. C'estoyent suspitions muettes qui couroient sous main, ausquelles il n'y a jamais faute d'apparence en un meslange si confus; non plus que d'espris ou envieux ou ineptes. J'ayde ordinairement aux presomptions injurieuses que la Fortune seme contre moy par une façon que j'ay dés tousjours de fuir à me justifier, excuser et interpreter, estimant que c'est mettre ma conscience en compromis de playder pour elle. Perspicuitas enim argumentatione elevatur. Et comme si chacun voyoit en moy aussi clair que je fay, au lieu de me tirer arriere de l'accusation, je m'y avance et la renchery plustost par une confession ironique et moqueuse; si je ne m'en tais tout à plat, comme de chose indigne de responce. Mais ceux qui le prennent pour une trop hautaine confiance ne m'en veulent gueres moins que ceux qui le prennent pour foiblesse d'une cause indefensible,nomméement les grands, envers lesquels faute de summission est l'extreme faute, rudes à toute justice qui se cognoist, qui se sent non demise, humble et suppliante. J'ay souvent heurté à ce pilier. Tant y a que de ce qui m'advint lors, un ambitieux s'en fut pandu; si eust faict un avaritieux. Je n'ay soing quelconque d'acquerir.

Sit mihi quod nunc est, etiam minus, ut mihi vivam
Quod superest aevi, si quid superesse volent dii.

Mais les pertes qui me viennent par l'injure d'autruy, soit larrecin, soit violence, me pinsent environ comme à un homme malade et geiné d'avarice. L'offence a sans mesure plus d'aigreur que n'a la perte. Mille diverses sortes de maux accoureurent à moy à la file; je les eusse plus gaillardement souffers à la [470v] foule. Je pensay desjà, entre mes amys, à qui je pourrois commettre une vieillesse necessiteuse et disgratiée; apres avoir rodé les yeux partout, je me trouvay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si haut, il faut que ce soit entre les bras d'une affection solide, vigoreuse et fortunée; elles sont rares, s'il y en a. En fin je cogneuz que le plus seur estoit de me fier à moy-mesme de moy et de ma necessité, et s'il m'advenoit d'estre froidement en la grace de la fortune, que je me recommandasse de plus fort à la mienne, m'atachasse, regardasse de plus pres à moy. En toutes choses les hommes se jettent aux appuis estrangers pour espargner les propres, seuls certains et seuls puissans, qui sçait s'en armer. Chacun court ailleurs et à l'advenir, d'autant que nul n'est arrivé à soy. Et me resolus que c'estoyent utiles inconveniens. D'autant premierement qu'il faut avertir à coups de foyt les mauvais disciples, quand la rayson n'y peut assez, comme par le feu et violence des coins nous ramenons un bois tortu à sa droicteur. Je me presche il y a si long temps de me tenir à moy, et separer des choses estrangeres; toutesfois je tourne encores tousjours les yeux à costé: l'inclination, un mot favorable d'un grand, un bon visage me tente. Dieu sçait s'il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte'J'oys encore sans rider le front les subornemens qu'on me faict pour me tirer en place marchande, et m'en deffens si mollement qu'il semble que je souffrisse plus volontiers d'en estre vaincu. Or à unesprit si indocile il faut des bastonnades; et faut rebattre et resserrer à bons coups de mail ce vaisseau qui se desprent, se descout, qui s'eschape et desrobe de soy. Secondement, que cet accident me servoit d'exercitation pour me preparer à pis, si moy, qui, et par le benefice de la fortune et par la condition de mes meurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers attrapé de cette tempeste: m'instruisant de bonne heure à contraindre ma vie et la renger pour un nouvel estat. La vraye liberté c'est pouvoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habet in potestate. En un temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens moderez et communs; mais en cette confusion où nous sommes dépuis trente ans, tout homme françois, soit en particulier soit en [471] general, se voit à chaque heure sur le point de l'entier renversement de sa fortune. D'autant faut-il tenir son courage fourny de provisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siecle non mol, languissant ny oisif: tel, qui ne l'eut esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur. Comme je ne ly guere és histoires ces confusions des autres estats que je n'aye regret de ne les avoir peu mieux considerer présent, ainsi faict ma curiosité que je m'aggrée aucunement de veoir de mes yeux ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes et sa forme. Et puis que je ne la puis retarder, suis content d'estre destiné à y assister et m'en instruire. Si cherchons nous avidement de recognoistre en ombre mesme et en la fable des Theatres la montre des jeux tragiques de l'humaine fortune. Ce n'est pas sans compassion de ce que nous oyons, mais nous nous plaisons d'esveiller nostre desplaisir par la rareté de ces pitoyables evenemens. Rien ne chatouille qui ne pince. Et les bons historiens fuyent comme une eau dormante et mer morte des narrations calmes, pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçavent que nous les appellons. Je doute si je puis assez honnestement advouer à combien vil pris du repos et tranquillité de ma vie, je l'ay plus de moitié passée en la ruine de mon pays. Je me donne un peu trop bon marché de patience és accidens qui ne me saisissent au propre, et pour me plaindre à moy regarde, non tant ce qu'on m'oste, que ce qui me reste de sauve et dedans et dehors. Il y a de la consolation à eschever tantost l'un tantost l'autre des maux qui nous guignent de suite et assenent ailleurs autour de nous. Aussi qu'en matiere d'interests publiques, à mesure que mon affectionest plus universellement espandue, elle en est plus foible. Joinct que certes à peu pres tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad privatas res pertinet. Et que la santé d'où nous partismes estoit telle qu'elle soulage elle mesme le regret que nous en devrions avoir. C'estoit santé, mais non qu'à la comparaison de la maladie qui l'a suyvie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le brigandage qui est en dignité et en ordre me semble le moins supportable. On nous volle moins injurieusement dans un bois qu'en lieu de seureté. C'estoit une jointure universelle de membres gastez en particulier à l'envy les uns des autres, et la plus part d'ulceres envieillis qui ne recevoient plus ny ne demandoient guerison. Ce crollement donq m'anima certes plus qu'il ne m'atterra, à l'aide de ma conscience qui se portoit non paisiblement seulement, mais fierement; et ne trouvois en quoy me plaindre de moy. Aussi, comme Dieu n'envoie jamais non plus les maux que les biens tous purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps là outre son ordinaire; et, ainsi que sans elle je ne puis rien, il est peu de choses que je ne puisse avec elle. Elle me donna moyen d'esveiller toutes mes provisions et de porter la main au devant de la playe qui eust passé volontiers plus outre. Et esprouvay en ma patience que j'avoys quelque tenue contre la fortune, et qu'à me faire perdre mes arçons il me falloit un grand heurt. Je ne le dis pas pour l'irriter à me faire une charge plus vigoureuse. Je suis son serviteur, je luy tens les mains; pour Dieu qu'elle se contente! Si je sens ses assaux? Si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possede se laissent pourtant par intervalles tastonner à quelque plaisir et leur eschappe un soubsrire, je puis aussi assez sur moy pour rendre mon estat ordinaire paisible et deschargé d'ennuyeuse imagination; mais je me laisse pourtant, à boutades, surprendre des morsures de ces malplaisantes pensées, qui me battent pendant que je m'arme pour les chasser ou pour les luicter. Voicy un autre rengregement de mal qui m'arriva à la suitte du reste. Et dehors et dedans ma maison, je fus accueilly d'une peste vehemente au pris de toute autre. Car, comme les corps sains sont subjects à plus griefves maladies, d'autant qu'ils ne peuvent estre forcez que par celles là, aussi mon air tres-salubre, où d'aucune memoire la contagion, bien que [471v] voisine, n'avoit sceu prendre pied, venant à s'empoisonner, produisit des effects estranges.

Mista senum et juvenum densantur funera, nullum
Saeva caput Proserpina fugit.

J'eus à souffrir cette plaisante condition que la veue de ma maison m'estoit effroiable. Tout ce qui y estoit estoit sans garde, et à l'abandon de qui en avoit envie. Moy qui suis si hospitalier, fus en tres penible queste de retraicte pour ma famille; une famille esgarée, faisant peur à ses amis et à soy-mesme, et horreur où qu'elle cerchast à se placer, ayant à changer de demeure soudain qu'un de la troupe commençoit à se douloir du bout du doigt. Toutes maladies sont prises pour peste; on ne se donne pas le loisir de les reconnoistre. Et c'est le bon que, selon les reigles de l'art, à tout danger qu'on approche il faut estre quarante jours en transe de ce mal, l'imagination vous exerceant ce pendant à sa mode et enfievrant vostre santé mesme. Tout cela m'eust beaucoup moins touché si je n'eusse eu à me ressentir de la peine d'autruy, et servir six mois miserablement de guide à cette caravane. Car je porte en moy mes preservatifs, qui sont resolution et souffrance. L'apprehension ne me presse guere, laquelle on crainct particulierement en ce mal. Et si, estant seul, je l'eusse voulu prendre, c'eust esté une fuite bien plus gaillarde et plus esloingnée. C'est une mort qui ne me semble des pires: elle est communéement courte, d'estourdissement, sans douleur, consolée par la condition publique, sans ceremonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des environs, la centiesme partie des ames ne se peust sauver:

videas desertaque regna
Pastorum, et longè saltus latéque vacantes.

En ce lieu mon meilleur revenu est manuel: ce que cent hommes travailloient pour moy chaume pour longtemps. Or lors, quel exemple de resolution ne vismes nous en la [472] simplicité de tout ce peuple? Generalement chacun renonçoit au soing de la vie. Les raisins demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du pays, tous indifferemment se preparans et attendans la mort à ce soir, ou au lendemain, d'un visage et d'une voix si peu effroyée qu'il sembloit qu'ils eussent compromis à cette necessité et que ce fut une condemnationuniverselle et inevitable. Elle est tousjours telle. Mais à combien peu tient la resolution au mourir: la distance et difference de quelques heures, la seule consideration de la compaignie nous en rend l'apprehension diverse. Voyez ceux cy: pour ce qu'ils meurent en mesme mois, enfans, jeunes, vieillards, ils ne s'estonnent plus, ils ne se pleurent plus. J'en vis qui craignoient de demeurer derriere, comme en une horrible solitude; et n'y conneu communéement autre soing que des sepultures: il leur faschoit de voir les corps espars emmy les champs, à la mercy des bestes, qui y peuplerent incontinent. (Comment les fantasies humaines se decouppent: les Néorites, nation qu'Alexandre subjugua, jettent les corps des morts au plus profond de leurs bois pour y estre mangez, seule sepulture estimée entre eux heureuse). Tel, sain, faisoit desjà sa fosse; d'autres s'y couchoient encore vivans. Et un maneuvre des miens à tout ses mains et ses pieds attira sur soy la terre en mourant: estoit ce pas s'abrier pour s'endormir plus à son aise? D'une entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Romains qu'on trouva, apres la journée de Cannes, la teste plongée dans des trous qu'ils avoient faicts et comblez de leurs mains en s'y suffoquant. Somme, toute une nation fut incontinent, par usage, logée en une marche qui ne cede en roideur à aucune resolution estudiée et consultée. La plus part des instructions de la science à nous encourager ont plus de montre que de force, et plus d'ornement que de fruict. Nous avons abandonné nature et luy voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menoit si heureusement et si seurement. Et cependant les traces de son instruction et ce peu qui, par le benefice de l'ignorance, reste de son image empreint en la vie de cette tourbe rustique d'hommes impolis, la science est contrainte de l'aller tous les jours empruntant, pour en faire patron à ses disciples de constance, d'innocence et de tranquillité. Il faict beau voir que ceux-cy, plains de tant de belle cognoissance, ayent à [472v] imiter cette sotte simplicité, et à l'imiter aux premieres actions de la vertu, et que nostre sapience apreigne des bestes mesmes les plus utiles enseignemens aux plus grandes et necessaires parties de nostre vie: comme il nous faut vivre et mourir, mesnager nos biens, aymer et eslever nos enfans, entretenir justice, singulier tesmoignage de l'humaine maladie; et que cette raison qui se manie à nostre poste, trouvant tousjours quelque diversité et nouvelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la nature. Et en ont faict les hommes comme les parfumiers de l'huile: ils l'ont sophistiquée de tant d'argumentations et de discours appellez du dehors, qu'elle en est devenue variable et particuliere à chacun, eta perdu son propre visage, constant et universel, et nous faut en cercher tesmoignage des bestes, non subject à faveur, corruption, ny à diversité d'opinions. Car il est bien vray qu'elles mesmes ne vont pas tousjours exactement dans la route de nature, mais ce qu'elles en desvoyent c'est si peu que vous en appercevez tousjours l'orniere. Tout ainsi que les chevaux qu'on meine en main font bien des bonds et des escapades, mais c'est la longueur de leurs longes, et suyvent ce neantmoins tousjours les pas de celuy qui les guide; et comme l'oiseau prend son vol, mais sous la bride de sa filiere. Exilia, tormenta, bella, morbos, naufragia meditare, ut nullo sis malo tiro. A quoy nous sert cette curiosité de preoccuper tous les inconvenients de l'humaine nature, et nous preparer avec tant de peine à l'encontre de ceux mesme qui n'ont à l'avanture point à nous toucher? Parem passis tristitiam facit, pati posse. Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous frappe. Ou comme les plus fievreux, car certes c'est fiévre, aller des à cette heure vous faire donner le fouet, par ce qu'il peut advenir que fortune vous le fera souffrir un jour, et prendre vostre robe fourrée dés la Saint Jean parce que vous en aurez besoing à Noel? Jettez vous en l'experience des maux qui vous peuvent arriver, nommément des plus extremes: esprouvez vous là, disent-ils, asseurez vous là. Au rebours, le plus facile et plus naturel seroit en descharger mesme sa pensée. Ils ne viendront pas assez tost, leur vray estre [473] ne nous dure pas assez; il faut que nostre esprit les estende et alonge et qu'avant la main il les incorpore en soy et s'en entretienne, comme s'ils ne poisoient pas raisonnablement à nos sens. Ils poiseront assez quand ils y seront, dit un des maistres, non de quelque tendre secte, mais de la plus dure. Cependant favorise toy; croy ce que tu aimes le mieux. Que te sert il d'aller recueillant et prevenant ta male fortune, et de perdre le present par la crainte du futur, et estre à cette heure miserable par ce que tu le dois estre avec le temps? Ce sont ses mots. La science nous faict volontiers un bon office de nous instruire bien exactement des dimentions des maux,

Curis acuens mortalia corda.

Ce seroit dommage si partie de leur grandeur eschapoit à nostre sentiment et cognoissance.Il est certain qu'à la plus part la preparation à la mort a donné plus de tourment que n'a faict la souffrance. Il fut jadis veritablement dict, et par un bien judicieux autheur: minus afficit sensus fatigatio quam cogitatio. Le sentiment de la mort presente nous anime parfois de soy mesme d'une prompte resolution de ne plus eviter chose du tout inevitable. Plusieurs gladiateurs se sont veus, au temps passé, apres avoir couardement combatu, avaller courageusement la mort, offrans leur gosier au fer de l'ennemy et le convians. La veue de la mort advenir a besoing d'une fermeté lente, et difficile par consequent à fournir. Si vous ne sçavez pas mourir, ne vous chaille; nature vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment; elle fera exactement cette besongne pour vous; n'en empeschez vostre soing.

Incertam frustra, mortales, funeris horam
Quaeritis, et qua sit mors aditura via.

Paena minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas gravius sustinuisse diu.

Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. L'une nous ennuye, l'autre nous effraye. Ce n'est pas contre la mort que nous nous preparons; c'est chose trop momentanée. Un quart d'heure de passion sans consequence, sans nuisance, ne merite pas des preceptes particuliers. A dire vray, nous nous preparons contre les preparations de la mort. La philosophie nous ordonne d'avoir la mort tousjours devant les yeux, de la prevoir et considerer avant le temps, et nous donne apres les reigles et les precautions pour prouvoir à ce que cette prevoiance et cette pensée ne nous blesse. Ainsi font les medecins qui nous jettent aux maladies, affin qu'ils ayent où employer leurs drogues et leur art. Si nous n'avons sçeu vivre, c'est injustice de nous apprendre à mourir, et de difformer la fin de son tout. Si nous avons sçeu vivre constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme. Ils s'en venteront tant qu'il leur plaira. Tota philosoforum vita commentatio mortis est. Mais il m'est advis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie; c'est sa fin, son extremité, nonpourtant son object. Elle doit estre elle mesme à soy sa visée, son dessein; son droit estude est se regler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs autres offices que comprend ce general et principal chapitre de sçavoir vivre, est cet article de sçavoir mourir; et des plus legiers si nostre crainte ne luy donnoit poids. A les juger par l'utilité et par la verité naifve, les leçons de la simplicité ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine au contraire. Les hommes sont divers en goust et en force; il les faut mener à leur bien selon eux, et par routes diverses. Quo me cunque rapit tempestas, deferor hospes. Je ne vy jamais [473v] paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et asseurance il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt. Et lors, il y a meilleure grace qu'Aristote, lequel la mort presse doublement, et par elle, et par une si longue prevoyance. Pourtant fut-ce l'opinion de Caesar que la moins pourpensée mort estoit la plus heureuse et plus deschargée. Plus dolet quam necesse est, qui antè dolet quam necesse est. L'aigreur de cette imagination naist de nostre curiosité. Nous nous empeschons tousjours ainsi, voulans devancer et regenter les prescriptions naturelles. Ce n'est qu'aux docteurs d'en disner plus mal, tous sains, et se refroigner de l'image de la mort. Le commun n'a besoing ny de remede ny de consolation qu'au coup, et n'en considere qu'autant justement qu'il en sent. Est-ce pas ce que nous disons, que la stupidité et faute d'apprehension du vulgaire luy donne cette patience aux maux presens et cette profonde nonchalance des sinistres accidens futurs? que leur ame, pour estre crasse et obtuse, est moins penetrable et agitable? Pour Dieu, s'il est ainsi, tenons d'ores en avant escolle de bestise. C'est l'extreme fruict que les sciences nous promettent auquel cette-cy conduict si doucement ses disciples. Nous n'aurons pas faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates en sera l'un. Car, de ce qu'il m'en souvient, il parle environ en ce sens aux juges qui deliberent de sa vie: J'ay peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m'enferre en la delation de mes accusateurs, qui est que je fais plus l'entendu que les autres, comme ayant quelque cognoissance plus cachée des choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Je sçay que je n'ay ny frequenté ny recogneu la mort, ny n'ay veu personne qui ayt essayé ses qualitez pour m'en instruire.Ceux qui la craingnent presupposent la cognoistre. Quant à moy, je ne sçay ny quelle elle est, ny quel il faict en l'autre monde. A l'avanture est la mort chose indifferente, à l'avanture desirable. (Il est à croire pourtant, si c'est une transmigration d'une place à autre, qu'il y a de l'amendement d'aller vivre avec tant de grands personnages trespassez, et d'estre exempt d'avoir plus à faire à juges iniques et corrompus. Si c'est un aneantissement de nostre estre, c'est encore amendement d'entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie qu'un repos et sommeil tranquille et profond, sans songes.) Les choses que je sçay estre mauvaises, comme d'offencer son prochain et desobeir au superieur, soit Dieu soit homme, je les evite songneusement. Celles desquelles je ne sçay si elles sont bonnes ou mauvaises, je ne les sçauroy craindre. Si je m'en vay mourir et vous laisse en vie, les Dieux seuls voyent à qui, de vous ou de moy, il en ira mieux. Par quoy, pour mon regard vous en ordonnerez comme il vous plaira. Mais, selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dy bien que, pour vostre conscience, vous ferez mieux de m'eslargir, si vous ne voyez plus avant que moy en ma cause; et, jugeant selon mes actions passées et publiques et privées, selon mes intentions, et selon le profit que tirent tous les jours de ma conversation tant de nos citoyens et jeunes et vieux, et le fruit que je vous fay à tous, vous ne pouvez duement vous descharger envers mon merite qu'en ordonnant que je sois nourry, attendu ma pauvreté, au Prytanée aux despens publiques, ce que souvent je vous ay veu à moindre raison ottroyer à d'autres. Ne prenez pas à obstination ou à desdain que, suivant la coustume, je n'aille vous suppliant et esmouvant à commiseration. J'ay des amis et des parents (n'estant, comme dict Homere, engendré ny de bois ny de pierre non plus que les autres) capables de se presenter avec des larmes et le deuil, et ay trois enfans esplorez de quoy vous tirer à pitié. Mais je feroy honte à nostre ville, en l'aage que je suis et en telle reputation de sagesse que m'en voicy en prevention, de m'aller desmettre à si laches contenances. Que diroit-on des autres Atheniens? J'ay tousjours admonneté ceux qui m'ont ouy parler de ne racheter leur vie par une action deshoneste. Et aux guerres de mon pays, à Amphipolis, à Potidée, à Delie et autres où je me suis trouvé, j'ay montré par effect combien j'estoy loing de garentir ma seureté par ma honte. D'avantage j'interesserois vostre devoir et vous convierois à choses laydes; car ce n'est pas à mes prieres de vous persuader, c'est aux raisons pures et solides de la justice. Vous avez juré auxDieux d'ainsi vous maintenir: il sembleroit que je vous vousisse soupçoner et recriminer de ne croire pas qu'il y en aye. Et moy mesme tesmoigneroy contre moy de ne croire point en eux comme je doy, me desfiant de leur conduicte et ne remettant purement en leurs mains mon affaire. Je m'y fie du tout et tiens pour certain qu'ils feront en cecy selon qu'il sera plus propre à vous et à moy. Les gens de bien, ny vivans ny morts, n'ont aucunement à se craindre des Dieus. [474] Voylà pas un plaidoyer sec et sain, mais quand et quand naïf et bas, d'une hauteur inimaginable, veritable, franc et juste au delà de tout exemple et employé en quelle necessité? Vrayement ce fut raison qu'il le preferast à celuy que ce grand orateur Lysias avoit mis par escrit pour luy, excellemment façonné au stile judiciaire, mais indigne d'un si noble criminel. Eust-on ouy de la bouche de Socrates une voix suppliante? Cette superbe vertu eust elle calé au plus fort de sa montre? Et sa riche et puissante nature eust elle commis à l'art sa défense, et en son plus haut essay renoncé à la verité et naïfveté, ornemens de son parler, pour se parer du fard des figures et feintes d'une oraison apprinse? Il feit tres-sagement, et selon luy, de ne corrompre une teneur de vie incorruptible et une si saincte image de l'humaine forme, pour allonger d'un an sa decrepitude et trahir l'immortelle memoire de cette fin glorieuse. Il devoit sa vie, non pas à soy mais à l'exemple du monde; seroit ce pas dommage publique qu'il l'eust achevée d'une oisifve et obscure façon? Certes une si nonchallante et molle consideration de sa mort meritoit que la posterité la considerast d'autant plus pour luy: ce qu'elle fit. Et il n'y a rien en la justice si juste que ce que la fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens eurent en telle abomination ceux qui en avoient esté cause qu'on les fuyoit comme personnes excommuniées: on tenoit pollu tout ce à quoy ils avoyent touché; personne à l'estuve ne lavoit avec eux; personne ne les saluoit ny accointoit; si qu'en fin, ne pouvant plus porter cette hayne publique, ils se pendirent eux-mesmes. Si quelqu'un estime que, parmy tant d'autres exemples que j'avois à choisir pour le service de mon propos és dicts de Socrates, j'aye mal trié cettuy-cy, et qu'il juge ce discours estre eslevé au dessus des opinions communes, je l'ay faict à escient. Car je juge autrement, et tiens que c'est un discours en rang et en naifveté bien plus arriere et plus bas que les opinions communes: il représente en une hardiesse inartificielle et niaise, en une securité puérile, la pure et premiereimpression et ignorance de nature. Car il est croyable que nous avons naturellement craincte de la douleur, mais non de la mort à cause d'elle mesmes: c'est une partie de nostre estre non moins essentielle que le vivre. A quoy faire nous en auroit nature engendré la hayne et l'horreur, veu qu'elle luy tient rang de tres-grande utilité pour nourrir la succession et vicissitude de ses ouvrages, et qu'en cette republique universelle elle sert plus de naissance et d'augmentation que de perte ou ruyne?

Sic rerum summa novatur.

Mille animas una necata dedit. La deffaillance d'une vie est le passage à mille autres vies. Nature a empreint aux bestes le soing d'elles et de leur conservation. Elles vont jusques là de craindre leur empirement, de se heurter et blesser, que nous les enchevestrons et battons, accidents subjects à leurs sens et experience. Mais que nous les tuons elles ne le peuvent craindre, ny n'ont la faculté d'imaginer et conclurre la mort. Si dict-on encore qu'on les voit non seulement la souffrir gayement (la plus part des chevaux hannissent en mourant, les [474v] cignes la chantent), mais de plus la rechercher à leur besoing, comme portent plusieurs exemples des elephans. Outre ce, la façon d'argumenter de laquelle se sert icy Socrates est elle pas admirable esgalement en simplicité et en vehemence? Vrayment il est bien plus aisé de parler comme Aristote et vivre comme Caesar, qu'il n'est aisé de parler et vivre comme Socrates. Là loge l'extreme degré de perfection et de difficulté: l'art n'y peut joindre. Or nos facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons ny ne les cognoissons; nous nous investissons de celles d'autruy, et laissons chomer les nostres. Comme quelqu'un pourroit dire de moy que j'ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangeres, n'y ayant fourny du mien que le filet à les lier. Certes j'ay donné à l'opinion publique que ces parements empruntez m'accompaignent. Mais je n'entends pas qu'ils me couvrent, et qu'ils me cachent: c'est le rebours de mon dessein, qui ne veux faire montre que du mien, et de ce qui est mien par nature; et si je m'en fusse creu, à tout hazard, j'eusse parlé tout fin seul. Je m'en charge de plus fort tous les jours outre ma proposition et ma forme premiere, sur la fantasie du siecle et enhortemens d'autruy. S'il me messied à moy, comme je le croy, n'importe: il peut estre utile à quelque autre. Tel allegue Platon et Homere, qui ne les veid onques. Et moy ay prins des lieux assez ailleurs qu'en leur source. Sans peine et sans suffisance, ayant mille volumes de livres autour de moy en ce lieu où j'escris, j'emprunteray presentement s'il me plaist d'une douzaine de tels ravaudeurs, gens que je ne feuillette guiere, de quoy esmailler le traicté de la phisionomie. Il ne faut que l'espitre liminaire d'un alemand pour me farcir d'allegations; et nous allons quester par là une friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur estude, ne servent guere qu'à subjects communs; et servent à nous montrer non à nous conduire, ridicule fruict de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydeme. J'ay veu faire des livres de choses ny jamais estudiées ny entendues, l'autheur commettant à divers de ses amis sçavants la recherche de cette-cy et de cette autre matiere à le bastir, se contentant pour sa part d'en avoir projetté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions incogneues; au moins est sien l'ancre et le papier. Cela c'est en conscience achetter ou emprunter un livre, non pas le faire. C'est apprendre aux hommes, non qu'on sçait faire un livre, mais, ce dequoy ils pouvoient estre en doute, qu'on ne le sçait pas faire. Un president se vantoit, où j'estois, d'avoir amoncelé deux cens tant de lieux estrangers en un sien arrest presidental. En le preschant à chacun il me sembla effacer la gloire qu'on luy en donnoit. Pusillanime et absurde vanterie à mon gré pour un tel subject et telle personne. Parmy tant d'emprunts je suis bien aise d'en pouvoir desrober quelqu'un, les desguisant et difformant à nouveau service. Au hazard que je laisse dire que c'est par faute d'avoir entendu leur naturel usage, je luy donne quelque particuliere adresse de ma main à ce qu'ils en soient d'autant moins purement estrangers. Ceux-cy mettent leurs larrecins en parade et en conte: aussi ont ils plus de crédit aux loix que moy. Nous autres naturalistes estimons qu'il y aie grande et incomparable preferance de l'honneur de l'invention à l'honneur de l'allegation. [475] Si j'eusse voulu parler par science, j'eusse parlé plus-tost: j'eusse escript du temps plus voisin de mes estudes, que j'avois d'esprit et dememoire; et me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là qu'a cettuy-icy, si j'en eusse voulu faire mestier d'escrire. Davantage, telle faveur gratieuse que la fortune peut m'avoir offerte par l'entremise de cet ouvrage eust lors rencontré une plus propice saison. Deux de mes cognoissans, grands hommes en cette faculté, ont perdu par moitié, à mon advis, d'avoir refusé de se mettre au jour à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses deffauts, comme la verdeur, et pires. Et autant est la vieillesse incommode à cette nature de besongne qu'à toute autre. Quiconque met sa decrepitude soubs la presse faict folie, s'il espere en espreindre des humeurs qui ne sentent le disgratié, le resveur et l'assopi. Nostre esprit se constipe et se croupit en vieillissant. Je dis pompeusement et opulemment l'ignorance, et dys la science megrement et piteusement; accessoirement cette-cy et accidentalement, celle là expressément et principalement. Et ne traicte à point nommé de rien que du rien, ny d'aucune science que de celle de l'inscience. J'ay choisi le temps où ma vie, que j'ay à peindre, je l'ay toute devant moy: ce qui en reste tient plus de la mort. Et de ma mort seulement, si je la rencontrois babillarde, comme font d'autres, donrrois je encore volontiers advis au peuple en deslogeant. Socrates, qui a esté un exemplaire parfaict en toutes grandes qualitez, j'ay despit qu'il eust rencontré un corps et un visage si vilain, comme ils disent, et disconvenable à la beauté de son ame, luy si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit injustice. Il n'est rien plus vraysemblable que la conformité et relation du corps à l'esprit. Ipsi animi magni refert quali in corpore locati sint: multa enim è corpore existunt quae acuant mentem, multa quae obtundant. Cettuycy parle d'une laideur desnaturée et difformité de membres. Mais nous appellons laideur aussi une mesavenance au premier regard, qui loge principallement au visage, et souvent nous desgoute par bien legeres causes: du teint, d'une tache, d'une rude contenance, de quelque cause inexplicable sur des membres bien ordonnez et entiers. La laideur qui revestoit une ame tres-belle en La Boitie estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui est pourtant tres imperieuse, est de moindre prejudice à l'estat de l'esprit et a peu de certitude en l'opinion des hommes. L'autre, qui d'un plus propre nom s'apelle difformité, est plus substantielle, porte plus volontiers coup jusques au dedans. Non pas tout soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé montre l'interieure forme du pied. Come Socrates disoit de la sienne qu'elle en accusoit justement autant en son ame, s'il ne l'eust corrigée par institution. [475v] Mais en le disant je tiens qu'il se mocquoit suivant son usage, et jamais ame si excellente ne se fit elle mesme. Je ne puis dire assez souvant combien j'estime la beauté, qualité puissante et advantageuse. Il l'appelloit une courte tyrannie, et Platon le privilege de nature. Nous n'en avons point qui la surpasse en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes: elle se presente au devant, seduict et preoccupe nostre jugement avec grande authorité et merveilleuse impression. Phryné perdoit sa cause entre les mains d'un excellent advocat si, ouvrant sa robbe, elle n'eust corrompu ses juges par l'esclat de sa beauté. Et je trouve que Cyrus, Alexandre, Caesar, ces trois maistres du monde, ne l'ont pas oubliée à faire leurs grands affaires. N'a pas le premier Scipion. Un mesme mot embrasse en Grec le bel et le bon. Et le Saint Esprit appelle souvent bons ceux qu'il veut dire beaux. Je maintiendroy volontiers le rang des biens selon que portoit la chanson, que Platon dict avoir esté triviale, prinse de quelque ancien poete: la santé, la beauté, la richesse. Aristote dict aux beaux appartenir le droict de commander, et quand il en est de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la veneration leur est pareillement deue. A celuy qui luy demandoit pourquoy plus longtemps et plus souvent on hantoit les beaux: Cette demande, dict-il, n'appartient à estre faicte que par un aveugle. La pluspart et les plus grands philosophes payarent leur escholage et acquirent la sagesse par l'entremise et faveur de leur beauté. Non seulement aux hommes qui me servent, mais aux bestes aussi, je la considere à deux doits pres de la bonté. Si me semble il que ce traict et façon de visage, et ces lineaments par lesquels on argumente aucunes complexions internes et nos fortunes à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simplement soubs le chapitre de beauté et de laideur. Non plus que toute bonne odeur et serenité d'air n'en promet pas la santé, ny toute espesseur et puanteur l'infection en temps pestilent. Ceux qui accusent les dames de contre-dire leur beauté par leurs meurs ne rencontrent pas tousjours: car en une face qui ne sera pas trop bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance; comme au rebours, j'ay leu par fois entre deux beaux yeux des menasses d'une nature maligne et dangereuse. Il y a des phisionomies favorables; et en une presse d'ennemys victorieux, vous choisirés incontinent, parmy deshommes incogneus, l'un plustost que l'autre, à qui vous rendre et fier vostre vie; et non proprement par la consideration de la beauté. C'est une foible garantie que la mine; toutesfois elle a quelque consideration. Et si j'avois à les foyter, ce seroit plus rudement les meschans qui dementent et trahissent les promesses que nature leur avoit plantées au front: je punirois plus aigrement la malice en une apparence debonnaire. Il semble qu'il y ait aucuns visages heureux, d'autres malencontreux. Et crois qu'il y a quelque art à distinguer les visages debonnaires des nyais, les severes des rudes, les malicieux des chagrins, les desdaigneux des melancholiques, et [476] telles autres qualitez voisines. Il y a des beautez non fieres seulement mais aygres; il y en a d'autres douces, et encores au delà fades. D'en prognostiquer les avantures futures, ce sont matieres que je laisse indecises. J'ay pris, comme j'ay dict ailleurs, bien simplement et cruement pour mon regard ce precepte ancien: que nous ne sçaurions faillir à suivre nature, que le souverain precepte c'est de se conformer à elle. Je n'ay pas corrigé, comme Socrates, par force de la raison mes complexions naturelles, et n'ay aucunement troublé par art mon inclination. Je me laisse aller, comme je suis venu, je ne combats rien, mes deux maistresses pieces vivent de leur grace en pais et bon accord; mais le lait de ma nourrice a esté Dieu mercy mediocrement sain et temperé. Diray-je cecy en passant: que je voy tenir en plus de prix qu'elle ne vaut, qui est seule quasi en usage entre nous, certaine image de preud'homie scholastique, serve des preceptes, contraincte soubs l'esperance et la crainte? Je l'aime telle que les loix et religions non facent mais parfacent et authorisent, qui se sente de quoy se soustenir sans aide, née en nous de ses propres racines par la semence de la raison universelle empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison, qui redresse Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes et aux Dieux qui commandent en sa ville, courageux en la mort, non parce que son ame est immortele, mais par ce qu'il est mortel. Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable qu'ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples la religieuse creance suffire, seule et sans les meurs, à contenter la divine justice. L'usage nous faict veoir une distinction enorme entre la devotion et la conscience. J'ay un port favorable et en forme et en interpretation,

Quid dixi habere me? Imo habui, Chreme'
Heu tantum attriti corporis ossa vides,

et qui faict une contraire montre à celuy de Socrates. Il m'est souvant advenu que, sur le simple credit de ma presence et de mon air, des personnes qui n'avoyent aucune cognoissance de moy s'y sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour les miennes; et en ay tiré és pays estrangiers des faveurs singulieres et rares. Mais ces deux experiences valent, à l'avanture, que je les recite particulierement. Un quidam delibera de surprendre ma maison et moy. Son art fut d'arriver seul à ma porte et d'en presser un peu instamment l'entrée; je le cognoissois de nom, et avois occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement mon alié. Je luy fis ouvrir, comme je fais à chacun. Le voicy tout effroyé, son cheval hors d'haleine, fort harassé. Il m'entretint de cette fable: qu'il venoit d'estre rencontré à une demie lieue de là par un sien ennemy, lequel je cognoissois aussi, et avois ouy parler de leur querelle; que cet ennemy luy avoit merveilleusement chaussé les [476v] esperons et, qu'ayant esté surpris en désarroy et plus foible en nombre, il s'estoit jetté à ma porte à sauveté; qu'il estoit en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou prins. J'essayay tout nayfvement de le conforter, asseurer et rafreschir. Tantost apres, voylà quatre ou cinq de ses soldats qui se presentent, en mesme contenance et effroy, pour entrer; et puis d'autres et d'autres encores apres, bien equipez et bien armez, jusques à vingt cinq ou trante, feingnants avoir leur ennemy aux talons. Ce mystere commençoit à taster ma soupçon. Je n'ignorois pas en quel siecle je vivois, combien ma maison pouvoit estre enviée, et avois plusieurs exemples d'autres de ma cognoissance à qui il estoit mesadvenu de mesme. Tant y a que, trouvant qu'il n'y avoit point d'acquest d'avoir commencé à faire plaisir si je n'achevois, et ne pouvant me desfaire sans tout rompre, je me laissay aller au party le plus naturel et le plus simple, comme je faicts tousjours, commendant qu'ils entrassent.--Aussi à la verité, je suis peu deffiant et soubçonneus de ma nature; je penche volontiers vers l'excuse et interpretation plus douce; je prens les hommes selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations perverses et desnaturées si je n'y suis forcé par grand tesmoignage, non plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre qui me commets volontiers à la fortuneet me laisse aller à corps perdu entre ses bras. De quoy, jusques à cette heure, j'ay eu plus d'occasion de me louer que de me plaindre; et l'ay trouvée et plus avisée et plus amie de mes affaires que je ne suis. Il y a quelques actions en ma vie, desquelles on peut justement nommer la conduite difficile ou, qui voudra, prudente; de celles là mesmes, posez que la tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous, et pretendons plus de nostre conduite qu'il ne nous appartient. Pourtant fourvoyent si souvent nos desseins. Il est jaloux de l'estendue que nous attribuons aux droicts de l'humaine prudence, au prejudice des siens, et nous les racourcit d'autant que nous les amplifions. --Ceux-cy se tindrent à cheval dans ma cour, le chef avec moy en ma sale, [477] qui n'avoit voulu qu'on establat son cheval, disant avoir à se retirer incontinent qu'il auroit eu nouvelles de ses hommes. Il se veid maistre de son entreprise, et n'y restoit sur ce poinct que l'execution. Souvant depuis il a dict, car il ne craingnoit pas de faire ce compte, que mon visage et ma franchise luy avoient arraché la trahison des poincts. Il remonta à cheval, ses gens ayants continuellement les yeux sur luy pour voir quel signe il leur donneroit, bien estonnez de le voir sortir et abandonner son avantage. Une autre-fois, me fiant à je ne sçay quelle treve qui venoit d'estre publiée en nos armées, je m'acheminai à un voyage, par pays estrangement chatouilleux. Je ne fus pas si tost esventé que voylà trois ou quatre cavalcades de divers lieux pour m'attraper; l'une me joingnit à la troisiesme journée, où je fus chargé par quinze ou vingt gentils-hommes masquez, suyvis d'une ondée d'argolets. Me voylà pris et rendu, retiré dans l'espais d'une forest voisine, desmonté, devalizé, mes cofres fouilletz, ma boyte prise, chevaux et esquipage desparty à nouveaux maistres. Nous fumes long temps à contester dans ce halier sur le faict de ma rançon, qu'ils me tailloyent si haute qu'il paroissoit bien que je ne leur estois guere cogneu. Ils entrerent en grande contestation de ma vie. De vray, il y avoit plusieurs circonstances qui me menassoyent du dangier où j'en estois. Tunc animis opus, Aenea, tunc pectore firmo. Je me maintins tousjours sur le titre de ma trefve, à leur quitter seulement le gain qu'ils avoyent faict de ma despouille, qui n'estoit pas à mespriser, sans promesse d'autre rançon. Apres deux ou trois heures que nous eusmes esté là et qu'ils m'eurent faict monter sur un cheval qui n'avoit garde de leur eschaper, et commis ma conduitte particuliere à quinze ou vingt harquebousiers, et dispersé mes gens à d'autres, ayant ordonné qu'on nous menast prisonniers diverses [477v] routes, et moy déjà acheminé à deux ou trois harquebousades de là,

Jam prece Pollucis, jam Castoris implorata,

voicy une soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. Je vis revenir à moy le chef avec parolles plus douces, se mettant en peine de recercher en la troupe mes hardes escartées, et m'en faisant rendre selon qu'il s'en pouvoit recouvrer, jusques à ma boyte. Le meilleur present qu'ils me firent ce fut en fin ma liberté; le reste ne me touchoit guieres en ce temps là. La vraye cause d'un changement si nouveau et de ce ravisement, sans aucune impulsion apparente, et d'un repentir si miraculeux, en tel temps, en une entreprinse pourpensée et deliberée, et devenue juste par l'usage (car d'arrivée je leur confessay ouvertement le party duquel j'estois, et le chemin que je tenois), certes je ne sçay pas bien encores quelle elle est. Le plus apparent, qui se demasqua et me fit cognoistre son nom, me redict lors plusieurs fois que je devoy cette delivrance à mon visage, liberté et fermeté de mes parolles, qui me rendoyent indigne d'une telle mes-adventure, et me demanda asseurance d'une pareille. Il est possible que la bonté divine se voulut servir de ce vain instrument pour ma conservation. Elle me deffendit encore l'endemain d'autres pires embusches, desquelles ceux cy mesme m'avoyent adverty. Le dernier est encore en pieds pour en faire le compte; le premier fut tué il n'y a pas long temps. Si mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux et en ma voix la simplicité de mon intention, je n'eusse pas duré sans querelle et sans offence si long temps, avec cette liberté indiscrete de dire à tort et à droict ce qui me vient en fantasie, et juger temerairement des choses. [478] Cette façon peut paroistre avec raison incivile et mal accommodée à nostre usage; mais outrageuse et malitieuse, je n'ay veu personne qui l'en ayt jugée, ne qui se soit piqué de ma liberté s'il l'a receue de mabouche. Les paroles redictes ont, comme autre son, autre sens. Aussi ne hay-je personne; et suis si lache à offencer que, pour le service de la raison mesme, je ne le puis faire. Et lors que l'occasion m'a convié aux condemnations crimineles, j'ay plustost manqué à la justice Ut magis peccari nolim quam satis animi ad vindicanda peccata habeam. On reprochoit, dict-on, à Aristote d'avoir esté trop misericordieux envers un meschant homme: J'ay esté de vray, dict-il, misericordieux envers l'homme, non envers la meschanceté. Les jugements ordinaires s'exasperent à la vengeance par l'horreur du meffaict. Cela mesme refroidit le mien: l'horreur du premier meurtre m'en faict craindre un second, et la haine de la premiere cruauté m'en faict hayr toute imitation. A moy, qui ne suis qu'escuyer de trefles, peut toucher ce qu'on disoit de Charillus, roy de Sparte: Il ne sçauroit estre bon, puis qu'il n'est pas mauvais aux meschants. Ou bien ainsi, car Plutarque le presente en ces deux sortes, comme mille autres choses, diversement et contrairement: Il faut bien qu'il soit bon, puisqu'il l'est aux meschants mesme. Comme aux actions legitimes je me fasche de m'y employer quand c'est envers ceux qui s'en desplaisent, aussi, à dire verité, aux illegitimes je ne fay pas assez de conscience de m'y employer quand c'est envers ceux qui y consentent.

Chap. XIII.
l'Experience

Il n'est desir plus naturel que le desir de connoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l'experience, Per varios usus artem experientia fecit: Exemplo monstrante viam, qui est un moyen plus foible et moins digne; mais la verité est chose si grande, que nous ne devons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne sçavons à laquelle nous prendre; l'experience n'en a pas moins. La consequence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d'autant qu'ils sont tousjours dissemblables: il n'est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et [478v] varieté. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus expres exemple de similitude, nous servons de celuy des oeufs. Toutesfois il s'est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui recognoissoit des marques de difference entre les oeufs, si qu'il n'en prenoit jamais l'un pour l'autre; et y ayant plusieurs poules, sçavoit juger de laquelle estoit l'oeuf. La dissimilitude s'ingere d'elle mesme en nos ouvrages; nul art peut arriver à la similitude. Ny Perrozet ny autre ne peut si soigneusement polir et blanchir l'envers de ses cartes qu'aucuns joueurs ne les distinguent, à les voyr seulement couler par les mains d'un autre. La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre. Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable. Pourtant l'opinion de celuy-là ne me plaist guiere, qui pensoit par la multitude des loix brider l'authorité des juges, en leur taillant leurs morceaux: il ne sentoit point qu'il y a autant de liberté et d'estendue à l'interpretation des loix qu'à leur façon. Et ceux là se moquent, qui pensent appetisser nos debats et les arrester en nous r'appellant à l'expresse parolle de la Bible. D'autant que nostre esprit ne trouve pas le champ moins spatieux à contreroller le sens d'autruy qu'à representer lesien, et comme s'il y avoit moins d'animosité et d'aspreté à gloser qu'à inventer. Nous voyons combien il se trompoit. Car nous avons en France plus de loix que tout le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en faudroit à reigler tous les mondes d'Epicurus, ut olim flagitiis, sic nunc legibus laboramus; et si avons tant laissé à opiner et decider à nos juges, qu'il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu'ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix? Ce nombre n'a aucune proportion avec l'infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions n'arrivera pas à la variation des exemples. Adjoustez y en cent fois autant: il n'adviendra pas pourtant que, des evenemens à venir, il s'en [479] trouve aucun qui, en tout ce grand nombre de milliers d'evenemens choisis et enregistrez, en rencontre un auquel il se puisse joindre et apparier si exactement, qu'il n'y reste quelque circonstance et diversité qui requiere diverse consideration de jugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, avec les loix fixes et immobiles. Les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples et generales; et encore crois-je qu'il vaudroit mieux n'en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons. Nature les donne tousjours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l'aage doré des poetes, et l'estat où nous voyons vivre les nations qui n'en ont point d'autres. En voylà qui, pour tous juges, employent en leurs causes le premier passant qui voyage le long de leurs montaignes. Et ces autres eslisent le jour du marché quelqu'un d'entre eux, qui sur le champ decide tous leurs proces. Quel danger y auroit-il que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les occurrences et à l'oeil, sans obligation d'exemple et de consequence? A chaque pied son soulier. Le Roy Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, prouveut sagement qu'on n'y menast aucuns escholiers de la jurisprudence, de crainte que les proces ne peuplassent en ce nouveau monde, comme estant science, de sa nature, generatrice d'altercation et division; jugeant avec Platon, que c'est une mauvaise provision de pays que jurisconsultes et medecins. Pourquoy est-ce que nostre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contract et testament, et que celuy qui s'exprime si clairement, quoy qu'il die et escrive, ne trouve en cela aucune maniere de se declarer qui ne tombe en doubte et contradiction? Si ce n'est que les princes de cet art, s'appliquans d'une peculiere attentionà trier des mots solemnes et former des clauses artistes, ont tant poisé chaque [479v] sillabe, espluché si primement chaque espece de cousture, que les voilà enfrasquez et embrouillez en l'infinité des figures et si menues partitions, qu'elles ne peuvent plus tomber soubs aucun reiglement et prescription ny aucune certaine intelligence. Confusum est quidquid usque in pulverem sectum est. Qui a veu des enfans essayans de renger à certain nombre une masse d'argent vif? Plus ils le pressent et pestrissent et s'estudient à le contraindre à leur loy, plus ils irritent la liberté de ce genereux metal: il fuit à leur art et se va menuisant et esparpillant au delà de tout compte. C'est de mesme, car, en subdivisant ces subtilitez, on apprend aux hommes d'accroistre les doubtes; on nous met en trein d'estendre et diversifier les difficultez, on les alonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est esmiée et profondément remuée. Difficultatem facit doctrina. Nous doubtions sur Ulpian, redoutons encore sur Bartolus et Baldus. Il falloit effacer la trace de cette diversité innumerable d'opinions, non poinct s'en parer et en entester la posterité. Je ne sçay qu'en dire, mais il se sent par experience que tant d'interprétations dissipent la verité et la rompent. Aristote a escrit pour estre entendu; s'il ne l'a peu, moins le fera un moins habile et un tiers que celuy qui traite sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere et l'espandons en la destrempant; d'un subject nous en faisons mille, et retombons, en multipliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d'Epicurus. Jamais deux hommes ne jugerent pareillement de mesme chose, et est impossible de voir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme homme à diverses heures. Ordinairement je trouve à doubter en ce que le commentaire n'a daigné toucher. Je bronche plus volontiers en pays plat, comme certains chevaux que je connois, qui chopent plus souvent en chemin uny. Qui ne diroit que les glosses augmentent les doubtes et l'ignorance, puis qu'il ne se voit [480] aucun livre, soit humain, soit divin, auquel le monde s'embesongne, duquel l'interpretation face tarir la difficulté? Le centiesme commentaire le renvoye à son suivant, plus espineux et plus scabreux que le premier ne l'avoit trouvé. Quand est-il convenu entre nous: ce livre en a assez, il n'y a meshuy plus que dire? Cecy se voit mieux en la chicane. On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinisarrests, et à autant d'interpretations. Trouvons nous pourtant quelque fin au besoin d'interpreter? s'y voit-il quelque progres et advancement vers la tranquillité? nous faut-il moins d'advocats et de juges que lors que cette masse de droict estoit encore en sa premiere enfance? Au rebours, nous obscurcissons et ensevelissons l'intelligence; nous ne la descouvrons plus qu'à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit: il ne faict que fureter et quester, et va sans cesse tournoiant, bastissant et s'empestrant en sa besongne, comme nos vers de soye, et s'y estouffe. Mus in pice. Il pense remarquer de loing je ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire; mais, pendant qu'il y court, tant de difficultez luy traversent la voye, d'empeschemens et de nouvelles questes, qu'elles l'esgarent et l'enyvrent. Non guiere autrement qu'il advint aux chiens d'Esope, lesquels, descouvrant quelque apparence de corps mort floter en mer, et ne le pouvant approcher, entreprindrent de boire cette eau, d'assecher le passage, et s'y estouffarent. A quoy se rencontre ce qu'un Crates disoit des escrits de Heraclitus, qu'ils avoient besoin d'un lecteur bon nageur, afin que la profondeur et pois de sa doctrine ne l'engloutist et suffucast. Ce n'est rien que foiblesse particuliere qui nous faict contenter de ce que d'autres ou que nous-mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance; un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suyvant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions; nostre fin est en l'autre monde. C'est signe de racourciment d'esprit quand il se contente, ou de lasseté. Nul esprit genereux ne s'arreste en soy: il pretend tousjours et va outre ses forces; il a des eslans au delà de ses effects; s'il ne s'avance et ne se presse et ne s'accule et ne se choque, il n'est vif qu'à demy; ses poursuites sont sans terme, et sans forme; son aliment c'est admiration, chasse, ambiguité. Ce que declaroit assez Appollo, parlant [480v] tousjours à nous doublement, obscurement et obliquement, ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron, et sans but. Ses inventions s'eschauffent, se suyvent, et s'entreproduisent l'une l'autre. Ainsi voit l'on, en un ruisseau coulant, Sans fin l'une? eau apres l'autre roulant, Et tout de rang, d'un eternel conduict, L'une suit l'autre, et l'une l'autre fuyt.Par cette-cy celle-là est poussée, Et cette-cy par l'autre est devancée: Tousjours l'eau va dans l'eau, et tousjours est-ce Mesme ruisseau, et tousjours eau diverse. Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu'à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject: nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires; d'auteurs, il en est grand cherté. Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas sçavoir entendre les sçavans? Est-ce pas la fin commune et derniere de tous estudes? Nos opinions s'entent les unes sur les autres. La premiere sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et advient de là que le plus haut monté a souvent plus d'honneur que de mérite; car il n'est monté que d'un grain sur les espaules du penultime. Combien souvent et sottement à l'avanture ay-je estandu mon livre à parler de soy? Sottement; quand ce ne seroit que pour cette raison qu'il me devoit souvenir de ce que je dy des autres qui en font de mesmes: que ces oeillades si frequentes à leur ouvrage tesmoignent que le coeur leur frissonne de son amour, et les rudoyements mesmes desdaigneus, dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises et affetteries d'une faveur maternelle, suivant Aristote, à qui et se priser et se mespriser naissent souvent de pareil air d'arrogance. Car mon excuse, que je doy avoir en cela plus de liberté que les autres, d'autant qu'à poinct nommé j'escry de moy et de mes escrits comme de mes autres actions, que mon theme se renverse en soy, je ne sçay si chacun la prendra. J'ay veu en Alemagne que Luther a laissé autant de divisions et d'altercations sur le doubte de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les escritures sainctes. Nostre contestation est verbale. Je demande que c'est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme. Une pierre c'est un corps. Mais qui presseroit: Et corps qu'est-ce?--Substance, - -Et substance quoy? ainsi de suitte, acculeroit en fin le respondant au bout de son calepin. On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c'est qu'homme que je ne sçay que c'est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doubte, ils m'en donnent trois: c'est la teste de Hydra. Socrates demandoit à Memnon que c'estoit quevertu: Il y a, fit Memnon, vertu d'homme et de femme, de magistrat et d'homme privé, d'enfant et de vieillart.--Voicy qui va bien! s'escria Socrates: [481] nous estions en cherche d'une vertu, en voicy un exaim. Nous communiquons une question, on nous en redonne une ruchée. Comme nul evenement et nulle forme ressemble entierement à une autre, aussi ne differe nulle de l'autre entierement. Ingenieux meslange de nature. Si nos faces n'estoient semblables, on ne sçauroit discerner l'homme de la beste; si elles n'estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l'homme de l'homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude, tout exemple cloche, et la relation qui se tire de l'experience est tousjours defaillante et imparfaicte; on joinct toutesfois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les loix, et s'assortissent ainsin à chacun de nos affaires, par quelque interpretation destournée, contrainte et biaise. Puisque les loix ethiques, qui regardent le devoir particulier de chacun en soy, sont si difficiles à dresser, comme nous voyons qu'elles sont, ce n'est pas merveille si celles qui gouvernent tant de particuliers le sont d'avantage. Considerez la forme de cette justice qui nous regit: c'est un vray tesmoignage de l'humaine imbecillité, tant il y a de contradiction et d'erreur. Ce que nous trouvons faveur et rigueur en la justice, et y en trouvons tant que je ne sçay si l'entredeux s'y trouve si souvent, ce sont parties maladives et membres injustes du corps mesmes et essence de la justice. Des paysans viennent de m'advertir en haste qu'ils ont laissé presentement en une forest qui est à moy un homme meurtry de cent coups, qui respire encores, et qui leur a demandé de l'eau par pitié et du secours pour le soubslever. Disent qu'ils n'ont osé l'approcher et s'en sont fuis, de peur que les gens de la justice ne les y attrapassent, et, comme il se faict de ceux qu'on rencontre pres d'un homme tué, ils n'eussent à rendre compte de cet accident à leur totale ruyne, n'ayant ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence. Que leur eussé-je dict? Il est certain que cet office d'humanité les eust mis en peine. Combien avons nous descouvert d'innocens avoir esté punis, je dis sans la coulpe des juges; et combien en y a-il eu que nous n'avons pas [481v] descouvert? Cecy est advenu de mon temps: certains sont condamnez à la mort pour un homicide, l'arrest, sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les juges sont advertis par les officiers d'une court subalterne voisine, qu'ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advouent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict une lumiere indubitable. On delibere si pourtant on doit interrompre et differer l'execution de l'arrest donné contre les premiers. On considere la nouvelleté de l'exemple, et sa consequence pour accrocher les jugemens;que la condemnation est juridiquement passée, les juges privez de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrez aux formules de la justice. Philippus, ou quelque autre, prouveut à un pareil inconvenient en cette maniere: il avoit condamné en grosses amendes un homme envers un autre, par un jugement resolu. La verité se descouvrant quelque temps apres, il se trouva qu'il avoit iniquement jugé. D'un costé estoit la raison de la cause, de l'autre costé la raison des formes judiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant de sa bourse l'interest du condamné. Mais il avoit affaire à un accident reparable; les miens furent pendus irreparablement. Combien ay-je veu de condemnations, plus crimineuses que le crime? Tout cecy me faict souvenir de ces anciennes opinions: qu'il est forcé de faire tort en detail qui veut faire droict en gros, et injustice en petites choses qui veut venir à chef de faire justice és grandes; que l'humaine justice est formée au modelle de la medecine, selon laquelle tout ce qui est utile est aussi juste et honneste; et de ce que tiennent les Stoiciens, que nature mesme procede contre justice, en la plus part de ses ouvrages; et de ce que tiennent les Cyrenaïques, qu'il n'y a rien juste de soy, que les coustumes et loix forment la justice; et des Theodoriens, qui trouvent juste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s'il connoit qu'elle luy soit profitable. Il n'y a remede. J'en suis là, comme Alcibiades, que je ne me representeray jamais, que je puisse, à homme qui decide de ma teste, où mon honneur et ma vie depende de l'industrie et soing de mon procureur plus que de [482] mon innocence. Je me hazarderois à une telle justice qui me reconneut du bien faict comme du malfaict, où j'eusse autant à esperer que à craindre. L'indemnité n'est pas monnoye suffisante à un homme qui faict mieux que de ne faillir point. Nostre justice ne nous presente que l'une de ses mains, et encore la gauche. Quiconque il soit, il en sort avecques perte. En la Chine, duquel royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples en plusieurs parties d'excellence, et duquel l'histoire m'apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ny les anciens ny nous ne penetrons, les officiers deputez par le Prince pour visiter l'estat de ses provinces, comme ils punissent ceux qui malversent en leur charge, ils remunerent aussi de pure liberalité ceux qui s'y sont bien portez, outre la commune sorte et outre la necessité de leur devoir. On s'y presente, non pour se garantirseulement, mais pour y acquerir, ny simplement pour estre payé, mais pour y estre aussi estrené. Nul juge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne ou tierce, ou criminelle ou civile. Nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y promener. L'imagination m'en rend la veue, mesme du dehors, desplaisante. Je suis si affady apres la liberté, que qui me deffenderoit l'accez de quelque coin des Indes, j'en vivroys aucunement plus mal à mon aise. Et tant que je trouveray terre ou air ouvert ailleurs, je ne croupiray en lieu où il me faille cacher. Mon Dieu! que mal pourroy-je souffrir la condition où je vois tant de gens, clouez à un quartier de ce royaume, privés de l'entrée des villes principalles et des courts et de l'usage des chemins publics, pour avoir querellé nos loix' Si celles que je sers me menassoient seulement le bout du doigt, je m'en irois incontinent en trouver d'autres, où que ce fut. Toute ma petite prudence en ces guerres civiles où nous sommes, s'employe à ce qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et venir. Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique de leur authorité; elles n'en ont poinct d'autre!. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d'equalité, ont faute d'equité, mais tousjours par des hommes, autheurs vains et irresolus. Il n'est rien si lourdement et largement fautier que les loix, ny si ordinairement. Quiconque leur obeyt parce qu'elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt. Les nostres françoises prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption qui se voit en leur dispensation et execution. Le commandement est si trouble et [482v] inconstant qu'il excuse aucunement et la desobeyssance et le vice de l'interpretation, de l'administration et de l'observation. Quel que soit donq le fruict que nous pouvons avoir de l'experience, à peine servira beaucoup à nostre institution celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre proffict de celle que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familiere, et certes suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut. Je m'estudie plus qu'autre subject. C'est ma metaphisique, c'est ma phisique.

Qua Deus hanc mundi temperet arte domum,
Qua venit exoriens, qua deficit, unde coactis
Cornibus in plenum menstrua luna redit;
Unde salo superant venti, quid flamine captet
Eurus, et in nubes unde perennis aqua.

Sit ventura dies mundi quae subruat arces.

Quaerite quos agitat mundi labor.

En ceste université, je me laisse ignoramment et negligemment manier à la loy generale du monde. Je la sçauray assez quand je la sentiray. Ma science ne luy sçauroit faire changer de route; elle ne se diversifiera pas pour moi. C'est folie de l'esperer, et plus grand folie de s'en mettre en peine, puis qu'elle est necessairement semblable, publique et commune. La bonté et capacité du gouverneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de son gouvernement. Les inquisitions et contemplations philosophiques ne servent que d'aliment à nostre curiosité. Les philosophes, avec grand raison, nous renvoyent aux regles de Nature; mais elles n'ont que faire de si sublime cognoissance: ils les falsifient et nous presentent son visage peint trop haut en couleur et trop sophistiqué, d'où naissent tant de divers pourtraits d'un subject si uniforme. Comme elle nous a fourni de pieds à marcher, aussi a elle de prudence à nous guider en la vie; prudence, non tant ingenieuse, robuste et pompeuse comme celle de leur invention, mais à l'advenant facile et salutaire, et qui faict tres-bien ce que l'autre dict, en celuy qui a l'heur de sçavoir s'employer naïvement et ordonnéement, c'est à dire naturellement. Le plus simplement se commettre à nature, c'est s'y commettre le plus sagement. O que c'est un doux et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte. J'aymerois mieux m'entendre bien en moy qu'en Ciceron. De l'experience que j'ay de moy, je trouve assez dequoy me faire sage, si j'estoy bon escholier. Qui remet en sa memoire l'excez de sa cholere passée, et jusques où cette fiévre l'emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se souvient des maux qu'il a couru, de ceux qui l'ont menassé, des legeres occasions qui l'ont remué d'un estat à autre, se prepare par là aux mutations futures et à la recognoissance de sa condition. La vie de Caesar n'apoinct plus d'exemple que la nostre pour nous; et emperière, et populaire, c'est tousjours une vie que tous accidents humains regardent. Escoutons y seulement: nous nous disons tout ce de quoy nous avons principalement besoing. Qui se souvient de s'estre tant et tant de fois mesconté de son propre jugement, est-il pas un sot de n'en entrer pour jamais en deffiance? Quand je me trouve convaincu par [483] la raison d'autruy d'une opinion fauce, je n'apprens pas tant ce qu'il m'a dict de nouveau et cette ignorance particuliere (ce seroit peu d'acquest), comme en general j'apprens ma debilité et la trahison de mon entendement; d'où je tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs je faits de mesme, et sens de cette reigle grande utilité à la vie. Je ne regarde pas l'espece et l'individu comme une pierre où j'aye bronché; j'apprens à craindre mon alleure par tout, et m'attens à la reigler. D'apprendre qu'on a dict ou faict une sottise, ce n'est rien que cela; il faut apprendre qu'on n'est qu'un sot, instruction bien plus ample et importante. Les faux pas que ma memoire m'a fait si souvant, lors mesme qu'elle m'asseure le plus de soy, ne se sont pas inutilement perduz: elle a beau me jurer à cette heure et m'asseurer, je secoue les oreilles; la premiere opposition qu'on faict à son tesmoignage me met en suspens, et n'oserois me fier d'elle en chose de poix, ny la garentir sur le faict d'autruy. Et n'estoit que ce que je fay par faute de memoire, les autres le font encore plus souvant par faute de foy, je prendrois tousjours en chose de faict la verité de la bouche d'un autre plustost que de la mienne. Si chacun espioit de pres les effects et circonstances des passions qui le regentent, comme j'ay faict de celle à qui j'estois tombé en partage, il les verroit venir, et ralantiroit un peu leur impetuosité et leur course. Elles ne nous sautent pas tousjours au colet d'un prinsaut; il y a de la menasse et des degretz.

Fluctus uti primo coepit cum albescere ponto,
Paulatim sese tollit mare, et altius undas
Erigit, inde imo consurgit ad aethera fundo.

Le jugement tient chez moy un siege magistral, au moins il s'en efforce soingneusement; il laisse mes appetis aller leur trein, et la haine et l'amitié, voire et celle que je me porte à moy-mesme, sans s'en alterer et corrompre. S'il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas [483v] difformer à elles: il faict son jeu à part.L'advertissement à chacun de se cognoistre doibt estre d'un important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit planter au front de son temple, comme comprenant tout ce qu'il avoit à nous conseiller. Platon dict aussi que prudence n'est autre chose que l'execution de cette ordonnance, et Socrates le verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l'obscurité ne s'aperçoivent en chacune science que par ceux qui y ont entrée. Car encore faut il quelque degré d'intelligence à pouvoir remarquer qu'on ignore, et faut pousser à une porte pour sçavoir qu'elle nous est close. D'où naist cette Platonique subtilité que, ny ceux qui sçavent n'ont à s'enquerir, d'autant qu'ils sçavent, ny ceux qui ne sçavent, d'autant que pour s'enquerir il faut sçavoir de quoy on s'enquiert. Ainsin en cette-cy de se cognoistre soy mesme, ce que chacun se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n'y entend rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydeme en Xenophon. Moy qui ne faicts autre profession, y trouve une profondeur et varieté si infinie, que mon apprentissage n'a autre fruict que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse si souvant recogneue je doibts l'inclination que j'ay à la modestie, à l'obeyssance des creances qui me sont prescrites, à une constante froideur et moderation d'opinions, et la hayne à cette arrogance importune et quereleuse, se croyant et fiant toute à soy, ennemye capitale de discipline et de verité. Oyez les regenter: les premieres sotises qu'ils mettent en avant, c'est au stile qu'on establit les religions et les loix. Nil hoc est turpius quam cognitioni et perceptioni assertionem approbationemque praecurrere. Aristarchus disoit qu'anciennement à peine se trouva il sept sages au monde, et que de son temps à peine se trouvoit il sept ignorans. Aurions nous pas plus de raison que luy de le dire en nostre temps? L'affirmation et l'opiniastreté sont signes exprez de bestise. Cettuy-cy aura donné du nez à terre cent fois pour un jour: le voylà sur ses ergots, aussi resolu et entier que devant; vous diriez qu'on luy a infuz dépuis quelque nouvelle ame et vigueur d'entendement, et qu'il luy advient comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouvelle fermeté et se renforçoit par sa cheute,

[484]

cui, cum tetigere parentem,
Jam defecta vigent renovato robore membra.

Ce testu indocile pense il pas reprendre un nouvel esprit pour reprendre une nouvelle dispute? C'est par mon experience que j'accuse l'humaineignorance, qui est, à mon advis, le plus seur party de l'escole du monde. Ceux qui ne la veulent conclurre en eux par un si vain exemple que le mien ou que le leur, qu'ils la recognoissent par Socrates, le maistre des maistres. Car le philosophe Antisthenes à ses disciples: Allons, disoit-il, vous et moy ouyr Socrates; là je seray disciple avec vous. Et, soustenant ce dogme de sa secte Stoïque, que la vertu suffisoit à rendre une vie pleinement heureuse et n'ayant besoin de chose quelconque: Sinon de la force de Socrates, adjoustoit il. Cette longue attention que j'employe à me considerer me dresse à juger aussi passablement des autres, et est peu de choses dequoy je parle plus heureusement et excusablement. Il m'advient souvant de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amys qu'ils ne font eux mesmes. J'en ay estonné quelqu'un par la pertinence de ma description, et l'ay adverty de soy. Pour m'estre, dés mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d'autruy, j'ay acquis une complexion studieuse en cela, et, quand j'y pense, je laisse eschaper au tour de moy peu de choses qui y servent: contenances, humeurs, discours. J'estudie tout: ce qu'il me faut fuyr, ce qu'il me faut suyvre. Ainsin à mes amys je descouvre, par leurs productions, leurs inclinations internes; non pour renger cette infinie varieté d'actions, si diverses et si descoupées, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions en classes et regions cogneues,

Sed neque quam multae species, et nomina quae sint,
Est numerus.

Les sçavans partent et denotent leurs fantasies plus specifiquement, et par le menu. Moy, qui n'y voy qu'autant que l'usage m'en informe, sans regle, presante generalement les miennes, et à tastons. Comme en cecy: je prononce ma sentence par articles descousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et en bloc. La relation et la conformité ne se trouvent poinct en telles ames que les nostres, basses et communes. La sagesse est un bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque. Sola sapientia in se tota conversa est. [484v] Je laisse aux artistes, et ne sçay s'ils en viennent à bout en chose si meslée, si menue et fortuite, de renger en bandes cette infinie diversité de visages, et arrester nostre inconstance et la mettre par ordre. Nonseulement je trouve mal-aisé d'attacher nos actions les unes aux autres, mais chacune à part soy je trouve mal-aysé de la designer proprement par quelque qualité principalle, tant elles sont doubles et bigarrées à divers lustres. Ce qu'on remarque pour rare au Roy de Macedoine Perseus, que son esprit, ne s'attachant à aucune condition, alloit errant par tout genre de vie et representant des moeurs si essorées et vagabondes qu'il n'estoit cogneu ny de luy ny d'autre quel homme ce fust, me semble à peu pres convenir à tout le monde. Et par dessus tous j'ai veu quelque autre de sa taille à qui cete conclusion s'appliqueroit plus proprement encore, ce croy-je: nulle assiette moyenne, s'emportant tousjours de l'un à l'autre extreme par occasions indivinables, nulle espece de train sans traverse et contrarieté merveilleuse, nulle faculté simple; si que, le plus vraysemblablement qu'on en pourra feindre un jour, ce sera qu'il affectoit et estudioit de se rendre cogneu par estre mescognoissable. Il faict besoing des oreilles bien fortes pour s'ouyr franchement juger; et, par ce qu'il en est peu qui le puissent souffrir sans morsure, ceux qui se hazardent de l'entreprendre envers nous nous montrent un singulier effect d'amitié; car c'est aimer sainement d'entreprendre à blesser et offencer pour proffiter. Je trouve rude de juger celluy-là en qui les mauvaises qualitez surpassent les bonnes. Platon ordonne trois parties à qui veut examiner l'ame d'un autre: science, bienveillance, hardiesse. Quelque fois on me demandoit à quoy j'eusse pensé estre bon, qui se fut advisé de se servir de moy pendant que j'en avois l'aage,

Dum melior vires sanguis dabat, aemula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus.

--A rien, fis-je!. Et m'excuse volontiers de ne sçavoir faire chose qui m'esclave à autruy. Mais j'eusse dict ses veritez à mon maistre, et eusse contrerrolé ses meurs, s'il eust voulu. Non en gros, par leçons scholastiques, que je ne sçay point (et n'en vois naistre aucune vraye reformation en ceux qui les sçavent), mais les observant pas à pas, à toute oportunité, et en jugeant à l'oeil piece à piece, simplement et naturellement, luy faisant voyr quel il est en l'opinion commune, m'opposant à ses flateurs. Il n'y a nul de nous qui ne valut moins que les Roys, s'il estoitainsi continuellement corrompu, comme ils sont de cette canaille de gens. Comment, si Alexandre, ce grand et Roy et philosophe, ne s'en peut deffendre'J'eusse eu assez de fidelité, de jugement et de liberté pour cela. Ce seroit un office sans nom; [485] autrement il perdroit son effect et sa grace. Et est un rolle qui ne peut indifferemment appartenir à tous. Car la verité mesme n'a pas ce privilege d'estre employée à toute heure et en toute sorte: son usage, tout noble qu'il est, a ses circonscriptions et limites. Il advient souvant, comme le monde est, qu'on la lache à l'oreille du prince, non seulement sans fruict mais dommageablement, et encore injustement. Et ne me fera l'on pas accroire qu'une sainte remontrance ne puisse estre appliquée vitieusement, et que l'interest de la substance ne doive souvent ceder à l'interest de la forme. Je voudrois à ce mestier un homme content de sa fortune,

Quod sit esse velit, nihilque malit,

et nay de moyenne fortune; d'autant que, d'une part, il n'auroit point de craincte de toucher vifvement et profondement le coeur du maistre pour ne perdre par là le cours de son advancement, et d'autre part, pour estre d'une condition moyenne, il auroit plus aysée communication à toute sorte de gens. Je le voudroy à un homme seul, car respandre le privilege de cette liberté et privauté à plusieurs engendreroit une nuisible irreverence. Ouy, et de celuy là je requerroy surtout la fidelité du silence. Un Roy n'est pas à croire quand il se vante de sa constance à attendre le rencontre de l'ennemy pour le service de sa gloire, si pour son proffit et amendement il ne peut souffrir la liberté des parolles d'un amy, qui n'ont autre effort que de luy pincer l'ouye, le reste de leur effect estant en sa main. Or il n'est aucune condition d'hommes qui ayt si grand besoing que ceux-là de vrays et libres advertissemens. Ils soustiennent une vie publique, et ont à agreer à l'opinion de tant de spectateurs, que, comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les divertit de leur route, ils se trouvent, sans le sentir, engagez en la hayne et detestation de leurs peuples pour des occasions souvent qu'ils eussent peu eviter, à nul interest de leurs plaisirs mesme, qui les en eut advisez et redressez à temps. Communement leurs favorits regardent à soy plus qu'au maistre; et il leur va de bon, d'autant qu'à la verité la plus [485v] part des offices de la vraye amitié sont envers le souverain en un rude et perilleus essay; de maniere qu'il y faict besoing non seulement beaucoup d'affection et de franchise, mais encore de courage.En fin, toute cette fricassée que je barbouille icy n'est qu'un registre des essais de ma vie, qui est, pour l'interne santé, exemplaire assez à prendre l'instruction à contre-poil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d'experience plus utile que moy, qui la presente pure, nullement corrompue et alterée par art et par opination. L'experience est proprement sur son fumier au subject de la medecine, où la raison luy quite toute la place. Tibere disoit que quiconque avoit vescu vingt ans se debvoit respondre des choses qui lui estoyent nuisibles ou salutaires, et se sçavoir conduire sans medecine. Et le pouvoit avoir apprins de Socrates, lequel, conseillant à ses disciples, soigneusement et comme un tres principal estude, l'estude de leur santé, adjoustoit qu'il estoit malaisé qu'un homme d'entendement, prenant garde à ses exercices, à son boire et à son manger, ne discernast mieux que tout medecin ce qui luy estoit bon ou mauvais. Si faict la medecine profession d'avoir tousjours l'experience pour touche de son operation. Ainsi Platon avoit raison de dire que pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l'entreprendroit eust passé par toutes les maladies qu'il veut guarir et par tous les accidens et circonstances dequoy il doit juger. C'est raison qu'ils prennent la verole s'ils la veulent sçavoir penser. Vrayment je m'en fierois à celuy là. Car les autres nous guident comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant assis sur sa table et y faict promener le modele d'un navire en toute seureté. Jettez-le à l'effect, il ne sçait par où s'y prendre. Ils font telle description de nos maux que faict un trompette de ville qui crie un cheval ou un chien perdu: tel poil, telle hauteur, telle oreille; mais presentez le luy, il ne le cognoit pas pourtant. Pour Dieu, que la medecine me face un jour quelque bon et perceptible secours, voir comme je crieray de bonne foy:

Tandem efficaci do manus scientiae'

Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé et l'ame en santé, nous promettent beaucoup; mais aussi n'en est il [486] point qui tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui font profession de ces arts entre nous en montrent moins les effects que tous autres hommes. On peut dire d'eus pour le plus, qu'ils vendent les drogues medecinales; mais qu'ils soyent medecins, cela ne peut on dire.J'ay assez vescu, pour mettre en compte l'usage qui m'a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster, j'en ay faict l'essay, son eschançon. En voicy quelques articles, comme la souvenance me les fournira. (Je n'ay point de façon qui ne soit allée variant selon les accidents, mais j'enregistre celles que j'ay plus souvent veu en train, qui ont eu plus de possession en moy jusqu'à cette heure.) Ma forme de vie est pareille en maladie comme en santé: mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me servent, et mesme breuvage. Je n'y adjouste du tout rien, que la moderation du plus et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c'est maintenir sans destourbier mon estat accoustumé. Je voy que la maladie m'en desloge d'un costé? si je crois les medecins, ils m'en destourneront de l'autre: et par fortune et par art, me voylà hors de ma route. Je ne croys rien plus certainement que cecy: que je ne sçauroy estre offencé par l'usage des choses que j'ay si long temps accoustumées. C'est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu'il lui plaist; elle peut tout en cela: c'est le breuvage de Circé, qui diversifie nostre nature comme bon luy semble. Combien de nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la crainte du serain, qui nous blesse si apparemment; et nos bateliers et nos paysans s'en moquent. Vous faites malade un Aleman de le coucher sur un matelas, comme un Italien sur la plume, et un François sans rideau et sans feu. L'estomac d'un Espagnol ne dure pas à nostre forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse. Un Aleman me fit plaisir, à Auguste, de combatre l'incommodité de noz fouyers par ce mesme argument dequoy nous nous servons ordinairement à condamner leurs poyles. Car à la verité, cette chaleur croupie, et puis la senteur de cette matiere reschauffée dequoy [486v] ils sont composez, enteste la plus part de ceux qui n'y sont experimentez; à moy non. Mais au demeurant, estant cette challeur eguale, constante et universelle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l'ouverture de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs dequoi se comparer à la nostre. Que n'imitons nous l'architecture Romaine? Car on dict que anciennement le feu ne se faisoit en leurs maisons que par le dehors, et au pied d'icelles: d'où s'inspiroit la chaleur à tout le logis par les tuyaux practiquez dans l'espais du mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en devoient estre eschauffez; ce que j'ay veu clairement signifié, je ne sçay où, en Seneque. Cettuy-cy, m'oyant louer les commoditez et beautez de sa ville, qui le merite certes, commença à me plaindre dequoy j'avoisà m'en esloigner; et des premiers inconveniens qu'il m'allega, ce fut la poisanteur de teste que m'apporteroient les cheminées ailleurs. Il avoit ouï faire cette plainte à quelqu'un, et nous l'attachoit, estant privé par l'usage de l'appercevoir chez luy. Toute chaleur qui vient du feu m'affoiblit et m'appesantit. Si disoit Evenus, que le meilleur condiment de la vie estoit le feu. Je prens plustost toute autre façon d'eschaper au froid. Nous craignons les vins au bas; en Portugal cette fumée est en delices, et est le breuvage des princes. En somme, chaque nation a plusieurs coustumes et usances qui sont, non seulement incogneues, mais farouches et miraculeuses à quelque autre nation. Que ferons nous à ce peuple qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit les hommes s'ils ne sont en livre, ny la verité si elle n'est d'aage competant? Nous mettons en dignité nos bestises quand nous les mettons en moule. Il y a bien pour luy autre poix de dire: je l'ai leu, que si vous dictes: je l'ay ouy dire. Mais moy, qui ne mescrois non plus la bouche que la main des hommes, et qui sçay qu'on escript autant indiscretement qu'on parle, et qui estime ce siecle comme un autre passé, j'allegue aussi volontiers un mien amy que Aulugele et que Macrobe, et ce que j'ay veu que ce qu'ils ont [487] escrit. Et, comme ils tiennent de la vertu qu'elle n'est pas plus grande pour estre plus longue, j'estime de mesme de la verité que, pour estre plus vieille, elle n'est pas plus sage. Je dis souvent que c'est pure sottise qui nous fait courir apres les exemples estrangers et scholastiques. Leur fertilité est pareille à cette heure à celle du temps d'Homere et de Platon. Mais n'est-ce pas que nous cherchons plus l'honneur de l'allegation que la verité du discours? comme si c'estoit plus d'emprunter de la boutique de Vascosan ou de Plantin nos preuves, que de ce qui se voit en nostre village. Ou bien certes, que nous n'avons pas l'esprit d'esplucher et faire valoir ce qui se passe devant nous, et le juger assez vifvement pour le tirer en exemple? Car, si nous disons que l'authorité nous manque pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons hors de propos. D'autant qu'à mon advis, des plus ordinaires choses et plus communes et cogneues, si nous sçavions trouver leur jour, se peuvent former les plus grands miracles de nature et les plus merveilleux exemples, notamment sur le subject des actions humaines. Or sur mon subject, laissant les exemples que je sçay par les livres et ce que dict Aristote d'Andron, Argien, qu'il traversoit sans boire les arides sablons de la Lybie, un gentil-homme, qui s'est acquité dignement de plusieurs charges, disoit où j'estois qu'il estoit allé deMadril à Lisbonne en plain esté sans boire. Il se porte vigoureusement pour son aage, et n'a rien d'extraordinaire en l'usage de sa vie que cecy d'estre deux ou trois mois, voire un an, ce m'a-il dict, sans boire. Il sent de l'alteration, mais il la laisse passer, et tient que c'est un appetit qui s'alanguit aiséement de soy-mesme; et boit plus par caprice que pour le besoing ou pour le plaisir. En voicy d'un autre. Il n'y a pas long temps que je rencontray l'un des plus sçavans hommes de France, entre ceux de non mediocre fortune, estudiant au coin d'une sale qu'on luy avoit rembarré de tapisserie; et autour de luy un tabut de ses valets plain de licence. Il me dict, et Seneque quasi autant de soy, qu'il faisoit son profit de ce tintamarre, comme si, battu de ce bruict, il se ramenast et reserrast plus en soy pour la contemplation, et que cette tempeste de voix repercutast ses pensées [487v] au dedans. Estant escholier à Padoue, il eust son estude si long temps logé à la batterie des coches et du tumulte de la place, qu'il se forma non seulement au mespris mais à l'usage du bruit, pour le service de ses estudes. Socrates respondoit à Alcibiades, s'estonnant comme il pouvoit porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme: Comme ceux qui sont accoustumez à l'ordinaire son des roues à puiser l'eau. Je suis bien au contraire: j'ay l'esprit tendre et facile à prendre l'essor; quand il est empesché à part soy, le moindre bourdonnement de mouche l'assassine. Seneque en sa jeunesse, ayant mordu chaudement à l'exemple de Sextius de ne manger chose qui eust prins mort, s'en passoit dans un an avec plaisir, comme il dict. Et s'en laissa seulement pour n'estre soupçonné d'emprunter cette regle d'aucunes religions nouvelles, qui la semoyent. Il print quand et quand des preceptes d'Attalus de ne se coucher plus sur des loudiers qui enfondrent, et continua jusqu'à sa vieillesse ceux qui ne cedent point au corps. Ce que l'usage de son temps luy faict conter à rudesse, le nostre nous le faict tenir à mollesse. Regardez la difference du vivre de mes valets à bras à la mienne: les Scythes et les Indes n'ont rien plus esloigné de ma force et de ma forme. Je sçay avoir retiré de l'aumosne des enfans pour m'en servir, qui bien tost apres m'ont quicté, et ma cuisine et leur livrée, seulement pour se rendre à leur premiere vie. Et en trouvay un, amassant depuis des moules emmy la voirie pour son disner, que par priere ny par menasse je ne sceu distraire de la saveur et douceur qu'il trouvoit en l'indigence. Les gueux ont leurs magnificences et leurs voluptez, comme les riches, et, dict-on, leurs dignitez et ordres politiques. Ce sont effects de l'accoustumance. Elle nous peut duire non seulement à telle forme qu'il luy plaist(pourtant, disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure qu'elle nous facilitera incontinent), mais au changement aussi et à la variation, qui est le plus noble et le plus utile de ses apprentissages. La meilleure de mes complexions corporelles c'est d'estre flexible et peu opiniastre: j'ay des inclinations plus propres et ordinaires et plus agreables que d'autres; mais avec bien peu d'effort je m'en destourne, et me coule aiséement à la façon contraire. Un jeune homme doit troubler ses regles pour esveiller sa vigueur, la garder de moisir et s'apoltronir. Et n'est train de vie si sot et si debile que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline.

Ad primum lapidem vectari cùm placet, hora
Sumitur ex libro; si prurit frictus ocelli
Angulus, inspecta genesi collyria quaerit.

Il se rejettera souvent aux excez mesme, s'il m'en croit: [488] autrement la moindre desbauche le ruyne; il se rend incommode et desaggreable en conversation. La plus contraire qualité à un honneste homme, c'est la delicatesse et obligation à certaine façon particulière; et elle est particuliere si elle n'est ploiable et soupple. Il y a de la honte de laisser à faire par impuissance ou de n'oser ce qu'on voit faire à ses compaignons. Que telles gens gardent leur cuisine. Par tout ailleurs il est indecent; mais à un homme de guerre il est vitieux et insupportable, lequel, comme disoit Philopoemen, se doit accoustumer à toute diversité et inegalité de vie. Quoy que j'aye esté dressé autant qu'on a peu à la liberté et à l'indifference, si est-ce que par nonchalance, m'estant en vieillissant plus arresté sur certaines formes (mon aage est hors d'institution et n'a desormais dequoy regarder ailleurs que à se maintenir), la coustume a desjà, sans y penser, imprimé si bien en moy son caractere en certaines choses, que j'appelle excez de m'en despartir. Et, sans m'essaier, ne puis ny dormir sur jour, ny faire collation entre les repas, ny desjeuner, ny m'aller coucher sans grand intervalle, comme de trois bonnes heures, apres le soupper, ny faire des enfans qu'avant le sommeil, ny les faire debout, ny porter ma sueur, ny m'abreuver d'eau pure ou de vin pur, ny me tenir nud teste long temps, ny me faire tondre apres disner; et me passerois autant malaiséement de mes gans que de ma chemise, et de me laver à l'issue de table et à mon lever, et de ciel etrideaux à mon lict, comme de choses bien necessaires. Je disnerois sans nape; mais à l'alemande, sans serviette blanche, tres-incommodéement; je les souille plus qu'eux et les Italiens ne font; et m'ayde peu de cullier et de fourchete. Je plains qu'on n'aye suyvy un train que j'ay veu commencer à l'exemple des Roys: qu'on nous changeast de serviette selon les services, comme d'assiette. Nous tenons de ce laborieux soldat Marius que, vieillissant, il devint delicat en son boire et ne le prenoit qu'en une sienne [488v] couppe particuliere. Moy je me laisse aller aussi à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers en verre commun, non plus que d'une main commune. Tout métal m'y desplait au pris d'une matiere claire et transparente. Que mes yeux y tastent aussi, selon leur capacité. Je dois plusieurs telles mollesses à l'usage. Nature m'a aussi, d'autre part, apporté les siennes: comme de ne soustenir plus deux plains repas en un jour sans surcharger mon estomac; ny l'abstinence pure de l'un des repas sans me remplir de vents, assecher ma bouche, estonner mon appetit; de m'offenser d'un long serain. Car depuis quelques années, aux courvées de la guerre, quand toute la nuict y court, comme il advient communéement, apres cinq ou six heures l'estomac me commence à troubler, avec vehemente douleur de teste, et n'arrive poinct au jour sans vomir. Comme les autres s'en vont desjeuner je m'en vay dormir, et au partir de là aussi gay qu'au paravant. J'avois tousjours appris que le serain ne s'espandoit qu'à la naissance de la nuict; mais, hantant ces années passées familierement et long temps un seigneur imbu de cette creance, que le serain est plus aspre et dangereux sur l'inclination du soleil une heure ou deux avant son coucher, lequel il evite songneusement et mesprise celuy de la nuyct, il m'a cuidé imprimer non tant son discours que son sentiment. Quoy! que le doubte mesme et inquisition frappe nostre imagination et nous change? Ceux qui cedent tout à coup à ces pentes attirent l'entiere ruyne sur eux. Et plains plusieurs gentils-hommes qui, par la sottise de leurs medecins, se sont mis en chartre tous jeunes et entiers. Encores vaudroit-il mieux souffrir un reume que de perdre pour jamais par desacoutumance le commerce de la vie commune, en action de si grand usage. Fascheuse science, qui nous descrie les plus douces heures du jour. Estendons nostre possession jusque aux derniers moyens. Le plus souvent on s'y durcit en s'opiniastrant, et corrige l'on sa complexion, comme fit Caesar le haut mal, à force de le mespriser etcorrompre. On se doit adonner aux [489] meilleures regles, mais non pas s'y asservir, si ce n'est à celles, s'il y en a quelqu'une, ausquelles l'obligation et servitude soit utile. Et les Roys et les philosophes fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doivent à la ceremonie; la mienne, obscure et privée, jouit de toute dispence naturelle; soldat et Gascon sont qualitez aussi un peu subjettes à l'indiscretion. Parquoy je diray cecy de cette action: qu'il est besoing de la renvoyer à certaines heures prescriptes et nocturnes, et s'y forcer par coustume et assubjectir, comme j'ay faict; mais non s'assujectir, comme j'ay faict en vieillissant, au soing de particuliere commodité de lieu et de siege pour ce service, et le rendre empeschant par longueur et mollesse. Toutesfois aux plus sales services, est-il pas aucunement excusable de requerir plus de soing et de netteté? Natura homo mundum et elegans animal est. De toutes les actions naturelles, c'est celle que je souffre plus mal volontiers m'estre interrompue. J'ay veu beaucoup de gens de guerre incommodez du desreiglement de leur ventre; le mien et moy ne nous faillons jamais au poinct de nostre assignation, qui est au saut du lict, si quelque violente occupation ou maladie ne nous trouble. Je ne juge donc point, comme je disois, où les malades se puissent mettre mieux en seurté qu'en se tenant quoy dans le train de vie où ils se sont eslevez et nourris. Le changement, quel qu'il soit, estonne et blesse. Allez croire que les chastaignes nuisent à un Perigourdin ou à un Lucquois, et le laict et le fromage aux gens de la montaigne. On leur va ordonnant, une non seulement nouvelle, mais contraire forme de vie: mutation qu'un sain ne pourroit souffrir. Ordonnez de l'eau à un Breton de soixante dix ans, enfermez dans une estuve un homme de marine, deffendez le promener à un laquay basque; ils les privent de mouvement, et en fin d'air et de lumiere.

[489v]

An vivere tanti est?
Cogimur a suetis animum suspendere rebus,
Atque, ut vivamus, vivere desinimus.
Hos superesse rear, quibus et spirabilis aer
Et lux qua regimur redditur ipsa gravis?

S'ils ne font autre bien, ils font au-moins cecy, qu'ils preparent de bonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant l'usage de la vie. Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appetits qui me pressoient. Je donne grande authorité à mes desirs et propensions. Je n'ayme point à guarir le mal par le mal; je hay les remedes qui importunent plus que la maladie. D'estre subject à la cholique et subject à m'abstenir du plaisir de manger des huitres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pinse d'un costé, la regle de l'autre. Puisque on est au hazard de se mesconter, hazardons nous plustost à la suitte du plaisir. Le monde faict au rebours, et ne pense rien utile qui ne soit penible: la facilité luy est suspecte. Mon appetit en plusieurs choses s'est assez heureusement accommodé par soy-mesme et rangé à la santé de mon estomac. L'acrimonie et la pointe des sauces m'agréerent estant jeune; mon estomac s'en ennuyant depuis, le goust l'a incontinent suyvy. Le vin nuit aux malades: c'est la premiere chose de quoy ma bouche se desgouste, et d'un desgoust invincible. Quoy que je reçoive desagreablement me nuit, et rien ne me nuit que je face avec faim et allegresse; je n'ay jamais nuisance d'action qui m'eust esté bien plaisante. Et si ay fait ceder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis jeune,

Quem circumcursans huc atque huc saepe Cupido
Fulgebat, crocina splendidus in tunica,

presté autant licentieusement et inconsideréement qu'autre au desir qui me tenoit saisi,

Et militavi non sine gloria,

[490]

plus toutesfois en continuation et en durée qu'en saillie:

Sex me vix memini sustinuisse vices.

Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser en quelle foiblesse d'ans je me rencontray premierement en sa subjection. Ce fut bienrencontre, car ce fut long temps avant l'aage de choix et de cognoissance. Il ne me souvient point de moy de si loing. Et peut on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n'avoit point memoire de son fillage.

Inde tragus celerésque pili, mirandaque matri
Barba meae.

Les medecins ploient ordinairement avec utilité leurs regles à la violence des envies aspres qui surviennent aux malades; ce grand desir ne se peut imaginer si estranger et vicieux que nature ne s'y applique. Et puis, combien est-ce de contenter la fantasie'A mon opinion cette piece là importe de tout, au-moins au delà de toute autre. Les plus griefs et ordinaires maux sont ceux que la fantasie nous charge. Ce mot Espagnol me plaist à plusieurs visages: Defienda me Dios de my. Je plains, estant malade, dequoy je n'ay quelque desir qui me donne ce contentement de l'assouvir; à peine m'en destourneroit la medecine. Autant en fay-je sain: je ne vois guere plus qu'esperer et vouloir. C'est pitié d'estre alanguy et affoibly jusques au souhaiter. L'art de medecine n'est pas si resolue que nous soyons sans authorité, quoy que nous facions: elle change selon les climats et selon les Lunes, selon Farnel et selon l'Escale. Si vostre medecin ne trouve bon que vous dormez, que vous usez de vin ou de telle viande, ne vous chaille: je vous en trouveray un autre qui ne sera pas de son advis. La diversité des arguments et opinions medicinales embrasse toute sorte de formes. Je vis un miserable malade crever et se pasmer d'alteration pour se guarir, et estre moqué depuis par un [490v] autre medecin condamnant ce conseil comme nuisible; avoit-il pas bien employé sa peine? Il est mort freschement de la pierre un homme de ce mestier, qui s'estoit servy d'extreme abstinence à combatre son mal; ses compagnons disent qu'au rebours ce jeusne l'avoit asseché et luy avoit cuit le sable dans les roignons. J'ay aperceu qu'aux blesseures et aux maladies, le parler m'esmeut et me nuit autant que desordre que je face. La voix me couste et me lasse, car je l'ay haute et efforcée; si que, quand je suis venu à entretenir l'oreille des grands d'affaires de poix, je les ay mis souvent en soing de moderer ma voix. Ce compte merite de me divertir: quelqu'un, en certaine eschole grecque, parloit haut, comme moy; le maistre des ceremoniesluy manda qu'il parlast plus bas: Qu'il m'envoye, fit-il, le ton auquel il veut que je parle. L'autre luy replica qu'il print son ton des oreilles de celuy à qui il parloit. C'estoit bien dict, pourveu qu'il s'entende: Parlez selon ce que vous avez affaire à vostre auditeur. Car si c'est à dire: suffise vous qu'il vous oye, ou: reglez vous par luy, je ne trouve pas que ce fut raison. Le ton et mouvement de la voix a quelque expression et signification, de mon sens; c'est à moy à le conduire pour me representer. Il y a voix pour instruire, voix pour flater, ou pour tancer. Je veux que ma voix, non seulement arrive à luy, mais à l'avanture qu'elle le frape et qu'elle le perse. Quand je mastine mon laquay d'un ton aigre et poignant, il seroit bon qu'il vint à me dire: Mon maistre parlez plus doux, je vous oys bien. Est quaedam vox ad auditùm accommodata, non magnitudine, sed proprietate. La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l'escoute. Cettuy-cy se doibt preparer à la recevoir selon le branle qu'elle prend. Comme entre ceux qui jouent à la paume, celuy qui soustient se desmarche et s'apreste selon qu'il voit remuer celuy qui luy jette le coup et selon la forme du coup. L'experience m'a encores appris cecy, que nous nous perdons d'impatience. Les [491] maux ont leur vie et leurs bornes, leurs maladies et leur santé. La constitution des maladies est formée au patron de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée dés leur naissance, et leurs jours; qui essaye de les abbreger imperieusement par force, au travers de leur course, il les allonge et multiplie, et les harselle au lieu de les appaiser. Je suis de l'advis de Crantor, qu'il ne faut ny obstinéement s'opposer aux maus, et à l'estourdi, ny leur succomber de mollesse, mais qu'il leur faut ceder naturellement, selon leur condition et la nostre. On doit donner passage aux maladies; et je trouve qu'elles arrestent moins chez moy, qui les laisse faire; et en ay perdu, de celles qu'on estime plus opiniastres et tenaces, de leur propre decadence, sans ayde et sans art, et contre ses reigles. Laissons faire un peu à nature: elle entend mieux ses affaires que nous.--Mais un tel en mourut.--Si fairés vous, sinon de ce mal là, d'un autre. Et combien n'ont pas laissé d'en mourir, ayant trois medecins à leur cul? L'exemple est un mirouer vague, universel et à tout sens. Si c'est une medecine voluptueuse, acceptez la; c'est tousjours autant de bien present. Je ne m'arresteray ny au nom ny à la couleur, si elle est delicieuse et appetissante. Le plaisir est des principales especes du profit. J'ay laissé envieillir et mourir en moy de mort naturelle des reumes, defluxions gouteuses, relaxation, battement de coeur, micraines et autres accidens, que j'ay perdu quand je m'estois à demy formé à les nourrir. On les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en despit de toute medecine. C'est la premiere leçon que les Mexicains font à leurs enfans, quand, au partir du ventre des meres, ils les vont saluant ainsin: Enfant, tu és venu au monde pour endurer; endure, souffre, et tais toy. C'est injustice de se douloir qu'il soit advenu à quelqu'un ce qui peut advenir à chacun, indignare si quid in te inique proprie constitutum est. Voyez un vieillart, qui demande à Dieu qu'il luy maintienne sa santé entiere et vigoreuse, c'est à dire qu'il le remette en jeunesse.

Stulte, quid haec frustra votis puerilibus optas?

N'est-ce pas folie? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la gravelle, l'indigestion sont symptomes des longues années, comme des longs voyages la chaleur, les pluyes et les vents. Platon ne croit pas qu'Aesculape se mist en peine de prouvoir par regimes à faire durer la vie en un corps gasté et imbecille, inutile à son pays, inutile à sa vacation et à produire des enfans sains et robustes, et ne trouve pas ce soing convenable à la justice et prudence divine, qui doit conduire toutes choses à utilité. Mon bon homme, c'est faict: on ne vous sçauroit redresser; on vous plastrera pour le plus et estançonnera un peu, et allongera on de quelque heure vostre misere.

Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,
Diversis contra nititur obicibus,
Donec certa dies, omni compage soluta,
Ipsum cum rebus subruat auxilium.

[491v]

Il faut apprendre à souffrir ce qu'on ne peut eviter. Nostre vie est composée, comme l'armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n'en aymeroit que les uns, que voudroit il dire? Il faut qu'il s'en sçache servir en commun et les mesler. Et nous aussi les biens et les maux, quisont consubstantiels à nostre vie. Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est l'une? bande non moins necessaire que l'autre. D'essayer à regimber contre la necessité naturelle, c'est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied avec sa mule. Je consulte peu des alterations que je sens, car ces gens icy sont avantageux quand ils vous tiennent à leur misericorde: ils vous gourmandent les oreilles de leurs prognostiques; et, me surprenant autre fois affoibly du mal, m'ont injurieusement traicté de leurs dogmes et troigne magistrale, me menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine. Je n'en estois abbatu ny deslogé de ma place, mais j'en estois heurté et poussé; si mon jugement n'en est ny changé ny troublé, au moins il en estoit empesché; c'est tousjours agitation et combat. Or je trete mon imagination le plus doucement que je puis et la deschargerois, si je pouvois, de toute peine et contestation. Il la faut secourir et flatter, et piper qui peut. Mon esprit est propre à ce service: il n'a point faute d'apparences par tout; s'il persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaict-il un exemple? Il dict que c'est pour mon mieux que j'ay la gravele; que les bastimens de mon aage ont naturellement à souffrir quelque goutiere (il est temps qu'ils commencent à se lacher et desmentir; c'est une commune necessité, et n'eust on pas faict pour moy un nouveau miracle? je paye par là le loyer deu à la vieillesse, et ne sçaurois en avoir meilleur compte); que la compaignie me doibt consoler, estant tombé en l'accident le plus [492] ordinaire des hommes de mon temps (j'en vois par tout d'affligez de mesme nature de mal, et m'en est la societé honorable, d'autant qu'il se prend plus volontiers aux grands: son essence a de la noblesse et de la dignité); que des hommes qui en sont frapez, il en est peu de quittes à meilleure raison: et si, il leur couste la peine d'un facheux regime et la prise ennuieuse et quotidienne des drogues medicinales, là où je doy purement à ma bonne fortune: car quelques bouillons communs de l'eringium et herbe du turc, que deux ou trois fois j'ay avalé en faveur des dames, qui, plus gratieusement que mon mal n'est aigre, m'en offroyent la moitié du leur, m'ont semblé également faciles à prendre et inutiles en operation. Ils ont à payer mille veux à Esculape, et autant d'escus à leur medecin, de la profluvion de sable aysée et abondante que je reçoy souvent par le benefice de nature. La decence mesme de ma contenance en compagnie ordinaire n'en est pas troublée, et porte mon eau dix heures et aussi longtempsqu'un autre. La crainte de ce mal, faict-il, t'effraioit autresfois, quand il t'estoit incogneu: les cris et le desespoir de ceux qui l'aigrissent par leur impatience t'en engendroient l'horreur. C'est un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failly; tu és homme de conscience.

Quae venit indignè paena, dolenda venit.

Regarde ce chastiement; il est bien doux au pris d'autres, et d'une faveur paternelle. Regarde sa tardiveté: il n'incommode et occupe que la saison de ta vie qui, ainsi comme ainsin, est mes-huy perdue et sterile, ayant faict place à la licence et plaisirs de ta jeunesse, comme par composition. La crainte et pitié que le peuple a de ce mal te sert de matiere de gloire; qualité, de laquelle si tu as le jugement purgé et en as guery ton discours, tes amys pourtant en recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir à ouyr dire de soy: Voylà bien de la force, voylà bien de la patience. On te voit suer d'ahan, pallir, rougir, trembler, [492v] vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, degouter par foys de grosses larmes des yeux, rendre les urines espesses, noires, et effroyables, ou les avoir arrestées par quelque pierre espineuse et herissée qui te pouinct et escorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistans d'une contenance commune, bouffonnant à pauses avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parolle ta douleur et rabatant de ta souffrance. Te souvient il de ces gens du temps passé, qui recerchoyent les maux avec si grand faim, pour tenir leur vertu en haleine et en exercice? Mets le cas que nature te porte et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses jamais entré de ton gré. Si tu me dis que c'est un mal dangereux et mortel, quels autres ne le sont? Car c'est une piperie medecinale d'en excepter aucuns, qu'ils disent n'aller point de droict fil à la mort. Qu'importe, s'ils y vont par accident, et s'ils glissent et gauchissent ayséement vers la voye qui nous y meine? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade; tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien sans le secours de la maladie. Et à d'aucuns les maladies ont esloigné la mort, qui ont plus vescu de ce qu'il leur sembloit s'en aller mourants. Joint qu'il est, comme des playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La cholique est souvent non moinsvivace que vous; il se voit des hommes ausquels elle a continué depuis leur enfance jusques à leur extreme vieillesse, et, s'ils ne luy eussent failly de compaignie, elle estoit pour les assister plus outre; vous la tuez plus souvent qu'elle ne vous tue, et quand elle te presenteroit l'image de la mort voisine, seroit ce pas un bon office à un homme de tel aage de le ramener aux cogitations de sa fin? Et qui pis est, tu n'as plus pour qui guerir. Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t'appelle. Considere combien artificielement et doucement elle te desgouste de la vie et desprend du monde: non te forçant d'une subjection tyrannique, comme tant d'autres maux que tu vois aux vieillarts, qui les tiennent continuellement entravez et sans relache de foyblesses et douleurs, mais par advertissemens et instructions reprises à intervalles, entremeslant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à ton ayse; pour te donner moyen de juger sainement [493] et prendre party en homme de coeur, elle te presente l'estat de ta condition entiere, et en bien et en mal, et en mesme jour une vie tres-alegre tantost, tantost insupportable. Si tu n'accoles la mort, au moins tu luy touches en paume une fois le moys. Par où tu as de plus à esperer qu'elle t'attrappera un jour sans menace, et que, estant si souvent conduit jusques au port, te fiant d'estre encore aux termes accoustumez, on t'aura et ta fiance passé l'eau un matin inopinément. On n'a point à se plaindre des maladies qui partagent loyallement le temps avec la santé. Je suis obligé à la fortune de quoy elle m'assaut si souvent de mesme sorte d'armes: elle m'y façonne et m'y dresse par usage, m'y durcit et habitue; je sçay à peu pres mes-huy en quoi j'en doibts estre quitte. A faute de memoire naturelle j'en forge de papier, et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, je l'escris. D'où il advient qu'à cette heure, estant quasi passé par toute sorte d'exemples, si quelque estonnement me menace, feuilletant ces petits brevets descousus comme des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver où me consoler de quelque prognostique favorable en mon experience passée. Me sert aussi l'accoustumance à mieux esperer pour l'advenir; car, la conduicte de ce vuidange ayant continué si long temps, il est à croire que nature ne changera point ce trein et n'en adviendra autre pire accident que celuy que je sens. En outre, la condition de cette maladie n'est point mal advenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m'assaut mollement elle me faict peur, car c'est pour long temps. Mais naturellementelle a des excez vigoreux et gaillarts; elle me secoue à outrance pour un jour ou deux. Mes reins ont duré un aage sans alteration; il y en a tantost un autre qu'ils ont changé d'estat. Les maux ont leur periode comme les biens; à l'avanture est cet accident à sa fin. L'aage affoiblit la chaleur de mon estomac; sa digestion en estant moins parfaicte, il renvoye cette matiere crue à mes reins. Pourquoy ne pourra estre, à certaine revolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins, si qu'ils ne puissent plus petrifier mon flegme, et nature s'acheminer à prendre quelque autre voye de purgation? Les ans m'ont evidemment faict tarir aucuns reumes. Pourquoy non ces excremens, qui fournissent de matiere à la grave. Mais est-il rien doux au pris de cette soudaine mutation, quand d'une douleur extreme je viens, par le vuidange de ma pierre, à recouvrer comme d'un esclair la belle lumiere de la santé, si libre [493v] et si pleine, comme il advient en nos soudaines et plus aspres choliques? Y a il rien en cette douleur soufferte qu'on puisse contrepoiser au plaisir d'un si prompt amandement? De combien la santé me semble plus belle apres la maladie, si voisine et si contigue que je les puis recognoistre en presence l'une de l'autre en leur plus haut appareil, où elles se mettent à l'envy, comme pour se faire teste et contrecarre'Tout ainsi que les Stoyciens disent que les vices sont utilement introduicts pour donner pris et faire espaule à la vertu, nous pouvons dire, avec meilleure raison et conjecture moins hardie, que nature nous a presté la douleur pour l'honneur et service de la volupté et indolence. Lors que Socrates, apres qu'on l'eust deschargé de ses fers, sentit la friandise de cette demangeson que leur pesanteur avoit causé en ses jambes, il se resjouyt à considerer l'estroitte alliance de la douleur à la volupté, comme elles sont associées d'une liaison necessaire, si qu'à tours elles se suyvent et s'entr'engendrent; et s'escrioit au bon Esope qu'il deut avoir pris de cette consideration un corps propre à une belle fable. Le pis que je voye aux autres maladies, c'est qu'elles ne sont pas si griefves en leur effect comme elles sont en leur yssue: on est un an à se ravoir, tousjours plein de foiblesse et de crainte; il y a tant de hazard et tant de degrez à se reconduire à sauveté que ce n'est jamais faict; avant qu'on vous aye deffublé d'un couvrechef et puis d'une calote, avant qu'on vous aye rendu l'usage de l'air, et du vin, et de vostre femme, et des melons, c'est grand cas si vous n'estes reçheu en quelque nouvelle misere. Cette-cy a ce privilege qu'elle s'emporte tout net, là où les autreslaissent tousjours quelque impression et alteration qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prestent la main les uns aux autres. Ceux là sont excusables qui se contentent de leur possession sur nous, sans [494] l'estendre et sans introduire leur sequele; mais courtois et gratieux sont ceux de qui le passage nous apporte quelque utile consequence. Depuis ma cholique, je me trouve deschargé d'autres accidens, plus ce me semble que je n'estois auparavant, et n'ay point eu de fievre depuis. J'argumente que les vomissemens extremes et frequens que je souffre me purgent, et d'autre costé mes degoustemens et les jeunes estranges que je passe digerent mes humeurs peccantes, et nature vuide en ces pierres ce qu'elle a de superflu et nuysible. Qu'on ne me die point que c'est une medecine trop cher vendue; car quoy, tant de puans breuvages, cauteres, incisions, suées, sedons, dietes, et tant de formes de guarir qui nous apportent souvent la mort pour ne pouvoir soustenir leur violence et importunité? Par ainsi, quand je suis atteint, je le prens à medecine: quand je suis exempt, je le prens à constante et entiere delivrance. Voicy encore une faveur de mon mal, particuliere: c'est qu'à peu prez il faict son jeu à part et me laisse faire le mien, ou il ne tient qu'à faute de courage; en sa plus grande esmotion, je l'ay tenu dix heures à cheval. Souffrez seulement, vous n'avez que faire d'autre regime; jouez, disnez, courez, faictes cecy et faites encore cela, si vous pouvez; vostre desbauche y servira plus qu'elle n'y nuira. Dictes en autant à un verolé, à un gouteux, à un hernieux. Les autres maladies ont des obligations plus universelles, geinent bien autrement nos actions, troublent tout nostre ordre et engagent à leur consideration tout l'estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser la peau; elle vous laisse l'entendement et la volonté en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains; elle vous esveille plustost qu'elle ne vous assopit. L'ame est frapée de l'ardeur d'une fievre, et atterrée d'epilepsie, et disloquée par une aspre micraine, et en fin [494v] estonnée par toutes les maladies qui blessent la masse et les plus nobles parties. Icy, on ne l'ataque point. S'il luy va mal, à sa coulpe; elle se trahit elle mesme, s'abandonne et se desmonte. Il n'y a que les fols qui se laissent persuader que ce corps dur et massif qui se cuyt en nos roignons se puisse dissoudre par breuvages; parquoy, dépuis qu'il est esbranlé, il n'est que de luy donner passage; aussi bien le prendra il. Je remarque encore cette particuliere commodité que c'est un mal auquel nous avons peu à diviner. Nous sommes dispensez du trouble auquel les autres maus nous jettent par incertitude de leurs causes et conditions et progrez, trouble infiniement penible. Nous n'avons quefaire de consultations et interpretations doctorales: les sens nous montrent que c'est, et où c'est. Par tels argumens, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j'essaye d'endormir et amuser mon imagination, et gresser ses playes. Si elles s'empirent demain, demain nous y pourvoyerons d'autres eschapatoires. Qu'il soit vray!. Voicy depuis, de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang de mes reins. Quoy, pour cela je ne laisse de me mouvoir comme devant et picquer apres mes chiens d'une juvenile ardeur, et insolente. Et trouve que j'ay grand raison d'un si important accident, qui ne me couste qu'une sourde poisanteur et alteration en cette partie. C'est quelque grosse pierre qui foule et consomme la substance de mes roignons, et ma vie que je vuide peu à peu, non sans quelque naturelle douceur, comme un excrement hormais superflu et empeschant. Or sens je quelque chose qui crosle? Ne vous attendez pas que j'aille m'amusant à recognoistre mon pous et mes urines pour y prendre quelque prevoyance ennuyeuse; je seray assez à temps à sentir le mal, sans l'alonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desjà de ce qu'il craint. Joint que la dubitation et ignorance de ceux qui se meslent d'expliquer les ressorts de Nature, et ses internes progrez, et tant de faux prognostiques de leur art, nous doit faire cognoistre qu'ell'a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande incertitude, varieté et obscurité de ce qu'elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l'approche de la mort, de tous les autres accidents je voy peu de signes de l'advenir sur quoy nous ayons à fonder nostre divination. Je ne me juge que par vray sentiment, non par discours. A quoy faire, puisque je n'y veux apporter que l'attente et la patience? Voulez vous sçavoir combien je gaigne à cela? Regardez ceux qui font autrement et qui dependent de tant de diverses persuasions et conseils: combien souvent l'imagination les presse sans le corps'J'ay maintesfois prins plaisir, estant en seurté et delivre de ces accidens dangereux, de les communiquer aux medecins comme naissans lors en moy. Je souffrois l'arrest de leurs horribles conclusions bien à mon aise, et en demeurois de tant [495] plus obligé à Dieu de sa grace et mieux instruict de la vanité de cet art. Il n'est rien qu'on doive tant recommander à la jeunesse que l'activeté et la vigilance. Nostre vie n'est que mouvement. Je m'esbranle difficilement, et suis tardif par tout: à me lever, à me coucher, et à mes repas; c'est matin pour moy que sept heures, et, où je gouverne, je ne disne ny avant onze, ny ne soupe qu'apres six heures. J'ay autre fois attribué lacause des fiévres et maladies où je suis tombé à la pesanteur et assoupissement que le long sommeil m'avoit apporté, et me suis tousjours repenty de me r'endormir le matin. Platon veut plus de mal à l'excés du dormir qu'à l'excés du boire. J'ayme à coucher dur et seul, voire sans femme, à la royalle, un peu bien couvert; on ne bassine jamais mon lict; mais, depuis la vieillesse, on me donne quand j'en ay besoing des draps à eschauffer les pieds et l'estomach. On trouvoit à redire au grand Scipion d'estre dormart, non à mon advis pour autre raison, sinon qu'il faschoit aux hommes qu'en luy seul il n'y eust aucune chose à redire. Si j'ay quelque curiosité en mon traictement, c'est plustost au coucher qu'à autre chose; mais je cede et m'accommode en general, autant que tout autre, à la necessité. Le dormir a occupé une grande partie de ma vie, et le continue encores en cet aage huict ou neuf heures d'une halaine. Je me retire avec utilité de cette propension paresseuse, et en vauts evidemment mieux; je sens un peu le coup de la mutation, mais c'est faict en trois jours. Et n'en voy guieres qui vive à moins quand il est besoin, et qui s'exerce plus constamment, ny à qui les corvées poisent moins. Mon corps est capable d'une agitation ferme mais non pas vehemente et soudaine. Je fuis meshuy les exercices violents, et qui me meinent à la sueur: mes membres se lassent avant qu'ils s'eschauffent. Je me tiens debout tout le long d'un jour, et ne m'ennuye poinct à me promener; mais sur le pavé, depuis mon premier aage, je n'ay aymé d'aller qu'à cheval; à pied je me crotte jusques aux [495v] fesses; et les petites gens sont subjets par ces rues à estre choquez et coudoyez à faute d'apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les jambes autant ou plus hautes que le siege. Il n'est occupation plaisante comme la militaire; occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse et superbe de toutes les vertus est la vaillance), et noble en sa cause: il n'est point d'utilité ny plus juste, ny plus universelle que la protection du repos et grandeur de son pays. La compaignie de tant d'hommes vous plaist, nobles, jeunes, actifs, la veue ordinaire de tant de spectacles tragiques, la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vie masle et sans ceremonie, la varieté de mille actions diverses, cette courageuse harmonie de la musique guerriere qui vous entretient et eschauffe et les oreilles et l'ame, l'honneur de cet exercice, son aspreté mesme et sa difficulté, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en faict part aux femmes et aux enfans. Vous vous conviez aux rolles et hazards particuliers selon que vous jugez de leur esclat et de leur importance, soldat volontaire, et voyez quand la vie mesme y est excusablement employée,

pulchrumque mori succurrit in armis.

De craindre les hazards communs qui regardent une si grande presse, de n'oser ce que tant de sortes d'ames osent, c'est à faire à un coeur mol et bas outre mesure. La compagnie asseure jusques aux enfans. Si d'autres vous surpassent en science, en grace, en force, en fortune, vous avez des causes tierces à qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermeté d'ame, vous n'avez à vous en prendre qu'à vous. La mort est plus abjecte, plus languissante et penible dans un lict qu'en un combat, les fiévres et les catarres autant doleureux et mortels qu'une harquebusade. Qui seroit faict à porter valeureusement les accidents de la vie commune, n'auroit poinct à grossir son courage pour se rendre gendarme. Vivere, mi Lucili, militare est. Il ne me souvient point de m'estre jamais veu galleux. Si est la gratterie des gratifications de Nature les plus douces et autant à main. Mais ell'a la penitance trop importunéement voisine. Je l'exerce plus aux oreilles que j'ay au dedans pruantes par saisons. Je suis nay de tous les sens entiers quasi à la perfection. Mon estomac est [496] commodéement bon, comme est ma teste, et le plus souvent se maintiennent au travers de mes fiévres, et aussi mon haleine. J'ay outrepassé tantost de six ans le cinquantiesme, auquel des nations, non sans occasion, avoient prescript une si juste fin à la vie qu'elles ne permettoient point qu'on l'excedat. Si ay-je encore des remises, quoy qu'inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y a peu à dire de la santé et indolence de ma jeunesse. Je ne parle pas de la vigueur et allegresse; ce n'est pas raison qu'elle me suyve hors ses limites:

Non haec amplius est liminis, aut aquae
Caelestis, patiens latus.

Mon visage me descouvre incontinent, et mes yeux: tous mes changemens commencent par là, et un peu plus aigres qu'ils ne sont en effect; je faits souvent pitié à mes amis avant que j'en sente la cause. Mon miroir ne m'estonne pas, car, en la jeunesse mesme, il m'est advenu plus d'une fois de chausser ainsin un teinct et un port trouble et de mauvais prognostique sans grand accident; en maniere que les medecins,qui ne trouvoient au dedans cause qui respondit à cette alteration externe, l'attribuoient à l'esprit et à quelque passion secrete qui me rongeast au dedans; ils se trompoient. Si le corps se gouvernoit autant selon moy que faict l'ame, nous marcherions un peu plus à nostre aise. Je l'avois lors, non seulement exempte de trouble, mais encore plaine de satisfaction et de feste, comme elle est le plus ordinairement, moytié de sa complexion, moytié de son dessein:

Nec vitiant artus aegrae contagia mentis.

Je tiens que cette sienne temperature a relevé maintesfois le corps de ses cheutes: il est souvent abbatu; que si elle n'est enjouée, elle est au moins en estat tranquille et reposé. J'eus la fiévre quarte quatre ou cinq mois, qui m'avoit tout desvisagé; l'esprit alla tousjours non paisiblement seulement, mais [496v] plaisamment. Si la douleur est hors de moy, l'affoiblissement et langueur ne m'attristent guiere. Je vois plusieurs defaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que je craindrois moins que mille passions et agitations d'esprit que je vois en usage. Je prens party de ne plus courre, c'est assez que je me traine; ny ne me plains de la decadence naturelle qui me tient,

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus?

Non plus que je ne regrette que ma durée ne soit aussi longue et entiere que celle d'un chesne. Je n'ay poinct à me plaindre de mon imagination: j'ay eu peu de pensées en ma vie qui m'ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont esté du désir, qui m'esveillat sans m'affliger. Je songe peu souvent; et lors c'est des choses fantastiques et des chimeres produictes communément de pensées plaisantes, plustost ridicules que tristes. Et tiens qu'il est vray que les songes sont loyaux interpretes de nos inclinations; mais il y a de l'art à les assortir et entendre. Res quae in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident, Quaeque agunt vigilantes, agitantque, ea sicut in somno accidunt, Minus mirandum est. Platon dict davantage que c'est l'office de la prudence d'en tirer des instructions divinatrices pour l'advenir. Je ne voy rien à cela, sinon lesmerveilleuses experiences que Socrates, Xenophon, Aristote en recitent, personnages d'authorité irreprochable. Les histoires disent que les Atlantes ne songent jamais, qui ne mangent aussi rien qui aye prins mort; ce que j'y adjouste, d'autant que c'est, à l'adventure, l'occasion pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture pour faire des songes à propos. Les miens sont tendres et ne m'apportent aucune agitation de corps ny expression de voix. J'ay veu plusieurs de mon temps en estre merveilleusement agitez. Theon le philosophe se promenoit en songeant, et le valet de Pericles sur les tuilles mesmes et faiste de la maison. Je ne choisis guiere à table, et me prens à la premiere chose et plus voisine, et me remue mal volontiers d'un goust à un autre. La presse des plats et des services me desplaist autant qu'autre presse. Je me contente aiséement de peu de mets; et hay l'opinion de Favorinus qu'en un festin il faut qu'on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu'on vous en substitue tousjours une nouvelle, et que c'est un miserable souper si on n'a saoulé les assistans de croupions de divers oiseaux, et que le seul bequefigue merite qu'on le mange entier. J'use familierement de viandes sallées; si ayme-je mieux le pain sans sel, et mon boulanger chez moy n'en sert pas d'autre pour ma table, contre l'usage du pays. On a eu en mon enfance principalement à corriger le refus que je faisois des choses que communement on ayme le mieux en cet aage: sucres, confitures, pieces de four. Mon gouverneur combatit [497] cette hayne de viandes delicates comme une espece de delicatesse. Aussi n'est elle autre chose que difficulté de goust, où qu'il s'applique. Qui oste à un enfant certaine particuliere et obstinée affection au pain bis et au lart, ou à l'ail, il luy oste la friandise. Il en est qui font les laborieux et les patiens pour regretter le boeuf et le jambon parmy les perdris. Ils ont bon temps: c'est la delicatesse des delicats; c'est le goust d'une molle fortune qui s'affadit aux choses ordinaires et accoustumées, per quae luxuria divitiarum taedio ludit. Laisser à faire bonne chere de ce qu'un autre la faict, avoir un soing curieux de son traictement, c'est l'essence de ce vice:

Si modica coenare times olus omne patella.

Il y a bien vrayment cette difference, qu'il vaut mieux obliger son desir aux choses plus aisées à recouvrer; mais c'est toujours vice de s'obliger.J'appellois autresfois delicat un mien parent, qui avoit desapris en nos galeres à se servir de nos licts et se despouiller pour se coucher. Si j'avois des enfans males, je leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n'a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m'envoia dés le berceau nourrir à un pauvre village des siens, et m'y tint autant que je fus en nourrisse, et encores au delà, me dressant à la plus basse et commune façon de vivre: Magna pars libertatis est bene moratus venter. Ne prenez jamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture: laissez les former à la fortune soubs des loix populaires et naturelles, laissez à la coustume de les dresser à la frugalité et à l'austerité, qu'ils ayent plustost à descendre de l'aspreté qu'à monter vers elle. Son humeur visoit encore à une autre fin: de me ralier avec le peuple et cette condition d'hommes qui a besoin de nostre ayde; et estimoit que je fusse tenu de regarder plutost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos. Et fut céte raison pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m'y obliger et attacher. Son dessein n'a pas du [497v] tout mal succedé: je m'adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu'il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que je condemneray en nos guerres, je le condemneray plus asprement fleurissant et prospere; il sera pour me concilier aucunement à soy quand je le verray miserable et accablé. Combien volontiers je considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte. Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eust avantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille, se r'allia avec son pere en son exil, en sa misere, s'opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner? la voilà changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mary, lequel elle suivit par tout où sa ruine le porta, n'ayant, ce semble, autre chois que de se jetter au party où elle faisoit le plus de besoin et où elle se montroit plus pitoyable. Je me laisse plus naturellement aller apres l'exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceux qui avoient besoin de luy plus qu'à ceux qui luy pouvoient bienfaire, que je ne fais à celuy de Pyrrus, propre à s'abaisser soubs les grans et à s'enorgueillir sur les petis. Les longues tables me faschent et me nuisent: car, soit pour m'y estre accoustumé enfant, à faute de meilleure contenance, je mange autant que j'y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soitdes courtes, je m'y mets volontiers un peu apres les autres, sur la forme d'Auguste; mais je ne l'imite pas en ce qu'il en sortoit aussi avant les autres. Au rebours, j'ayme à me reposer long temps apres et en ouyr conter, pourveu que je ne m'y mesle point, car je me lasse et me blesse de parler l'estomac plain, autant comme je trouve l'exercice de crier et contester avant le repas tres-salubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains avoyent meilleure raison que nous, assignans à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si autre extraordinaire occupation ne les en divertissoit, plusieurs heures et la meilleure partie de la nuict, mangeans et beuvans moins hastivement que nous, qui passons en poste toutes noz actions, et estandans ce plaisir naturel à plus de loisir et d'usage, y entresemans divers offices de conversations utiles et aggreables. Ceux qui doivent avoir soing de moy pourroyent à bon marché me desrober ce qu'ils pensent m'estre nuisible: car en telles choses, je ne desire jamais ny ne trouve à dire ce que je ne vois pas; mais aussi de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de m'en prescher l'abstinence. Si que quand je veus jeusner, il me faut mettre à part [498] des soupeurs, et qu'on me presente justement autant qu'il est besoin pour une reglée collation; car si je me mets à table, j'oublie ma resolution. Quand j'ordonne qu'on change d'aprest à quelque viande, mes gens sçavent que c'est à dire que mon appetit est alanguy et que je n'y toucheray point. En toutes celles qui le peuvent souffrir, je les ayme peu cuites et les ayme fort mortifiées, et jusques à l'alteration de la senteur en plusieurs. Il n'y a que la dureté qui generalement me fache (de toute autre qualité je suis aussi nonchalant et souffrant qu'homme que j'aye cogneu), si que, contre l'humeur commune, entre les poissons mesme il m'advient d'en trouver et de trop frais et de trop fermes. Ce n'est pas la faute de mes dents, que j'ay eu tousjours bonnes jusques à l'excellence, et que l'aage ne commence de menasser qu'à céte heure. J'ay aprins dés l'enfance à les froter de ma serviette, et le matin, et à l'entrée et issue de la table. Dieu faict grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu; c'est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d'autant moins plaine et nuisible: elle ne tuera plus qu'un demy ou un quart d'homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort: c'estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon estre et plusieurs autres sont desjà mortes, autres demy mortes, des plus actives et qui tenoient le premier rang pendant la vigueur de mon aage. C'est ainsi que je fons et eschape à moy. Quelle bestise sera-ce à mon entendementde sentir le saut de cette cheute, desjà si avancée, comme si elle estoit entiere? Je ne l'espere pas. A la verité, je recoy une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu'elle soit des justes et naturelles, et que mes-huy je ne puisse en cela requerir ny esperer de la destinée faveur qu'illegitime. Les hommes se font accroire qu'ils ont eu autresfois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps là, en taille pourtant l'extreme durée à soixante dix ans. Moy, qui ay tant adoré, et si universellement, cet ariston metron du temps passé et ay pris pour la plus parfaicte la moyenne mesure, pretendray-je une desmesurée et monstrueuse vieillesse? Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut estre fascheux, mais ce qui vient selon elle doibt estre tousjours plaisant. Omnia quae secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis. Par ainsi, dict Platon, la mort que les playes ou maladies apportent soit violante, mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legere et aucunement delicieuse. Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas. La mort se mesle et confond par tout à nostre vie: le declin praeoccupe son heure et s'ingere au cours de nostre avancement mesme. J'ay des portraits de ma forme de vingt et cinq et de trente cinq ans; je les compare avec celuy d'asteure: combien de fois ce n'est plus moy' combien est mon image presente plus esloingnée de celles là que de celle de mon trespas'C'est trop abusé de nature de la tracasser si loing, qu'elle soit [498v] contrainte de nous quitter et abandonner nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos jambes et le reste à la mercy d'un secours estranger et mandié, et nous resigner entre les mains de l'art, lasse de nous suivre. Je ne suis excessivement desireux ny de salades ny de fruits, sauf les melons. Mon pere haïssoit toute sorte de sauces; je les aime toutes. Le trop manger m'empeche; mais, par sa qualité, je n'ay encore cognoissance bien certaine qu'aucune viande me nuise; comme aussi je ne remarque ny lune plaine ny basse, ny l'automne du printemps. Il y a des mouvemens en nous, inconstans et incogneus; car des refors, pour exemple, je les ay trouvez premierement commodes, depuis facheux, à present de rechef commodes. En plusieurs choses je sens mon estomacet mon appetit aller ainsi diversifiant: j'ay rechangé du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc. Je suis friant de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes festes des jours de jeusne; je croy ce qu'aucuns disent, qu'il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goust de mesler le poisson à la chair: cette diversité me semble trop esloingnée. Dés ma jeunesse, je desrobois par fois quelque repas: ou affin d'esguiser mon appetit au lendemain, car, comme Epicurus jeusnoit et faisoit des repas maigres pour accoustumer sa volupté à se passer de l'abondance, moy, au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus alaigrement de l'abondance; ou je jeusnois pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d'esprit, car et l'un et l'autre s'apparesse cruellement en moy par la repletion, et sur tout je hay ce sot accouplage d'une Deesse si saine et si alegre avec ce petit Dieu indigest et roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur; ou pour guarir mon estomac malade; ou pour estre sans compaignie propre, car je dy, comme ce mesme Epicurus, qu'il ne faut pas tant regarder ce qu'on mange qu'avec qui on mange, et loue Chilon de n'avoir voulu promettre de se trouver au festin de Periander [499] avant que d'estre informé qui estoyent les autres conviez. Il n'est point de si doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui se tire de la societé. Je croys qu'il est plus sain de menger plus bellement et moins, et de menger plus souvent. Mais je veux faire valoir l'appetit et la faim: je n'aurois nul plaisir à trainer, à la medecinale, trois ou quattre chetifs repas par jour ainsi contrains. Qui m'assureroit que le goust ouvert que j'ay ce matin je le retrouvasse encore à souper? Prenons, sur tout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d'almanachs les ephemerides, et aux medecins. L'extreme fruict de ma santé c'est la volupté: tenons nous à la premiere presente et cogneue. J'evite la constance en ces loix de jeusne. Qui veut qu'une forme lui serve fuye à la continuer; nous nous y durcissons, nos forces s'y endorment; six mois apres, vous y aurez si bien acoquiné vostre estomac que vostre proffit ce ne sera que d'avoir perdu la liberté d'en user autrement sans dommage. Je ne porte les jambes et les cuisses non plus couvertes en hyver qu'en esté, un bas de soye tout simple. Je me suis laissé aller pour le secours de mes reumes à tenir la teste plus chaude, et le ventre pour ma cholique; mes maux s'y habituarent en peu de jours et desdaignarent mes ordinaires provisions. J'estois monté d'une coife à un couvrechef, et d'un bonnet à un chapeau double. Les embourreures de mon pourpoint ne me serventplus que de garbe: ce n'est rien, si je n'y adjouste une peau de lievre ou de vautour, une calote à ma teste. Suyvez cette gradation, vous irez beau train. Je n'en feray rien, et me desdirois volontiers du commencement que j'y ay donné, si j'osois. Tombez vous en quelque inconvenient nouveau? cette reformation ne vous sert plus: vous y estes accoustumé; cerchez en une autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empestrer à des regimes contraincts, et s'y astreingnent superstitieusement: il leur en faut encore, et encore apres d'autres au delà; ce n'est jamais faict. Pour nos occupations et le plaisir, il est beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le disner et remettre à faire bonne chere à l'heure de la [499v] retraicte et du repos, sans rompre le jour: ainsi le faisois-je autrefois. Pour la santé, je trouve despuis par experience, au rebours, qu'il vaut mieux disner et que la digestion se faict mieux en veillant. Je ne suis guiere subject à estre alteré, ny sain ny malade: j'ay bien volontiers lors la bouche seche, mais sans soif; communement je ne bois que du desir qui m'en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien pour un homme de commune façon: en esté et en un repas appetissant, je n'outrepasse poinct seulement les limites d'Auguste, qui ne beuvoit que trois fois precisement; mais, pour n'offenser la reigle de Democritus, qui deffendoit de s'arrester à quattre comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoing jusques à cinq, trois demysetiés environ; car les petis verres sont les miens favoris, et me plaict de les vuider, ce que d'autres evitent comme chose mal seante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, par fois au tiers d'eau. Et quand je suis en ma maison, d'un antien usage que son medecin ordonnoit à mon pere et à soy, on mesle celuy qu'il me faut des la somelerie, deux ou trois heures avant qu'on serve. Ils disent que Cranaus, Roy des Atheniens, fut inventeur de cet usage de tremper le vin d'eau; utilement ou non, j'en ay veu debattre. J'estime plus decent et plus sain que les enfans n'en usent qu'apres seize ou dix-huict ans. La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle: toute particularité m'y semble à eviter, et haïrois autant un aleman qui mit de l'eau au vin qu'un françois qui le boiroit pur. L'usage publiq donne loy à telles choses. Je crains un air empesché et fuys mortellement la fumée (la premiere reparation où je courus chez moy, ce fut aux cheminées et aux retrets, vice commun des vieux bastimens et insupportable), et entre les difficultez de la guerre compte ces espaisses poussieres dans lesquelles on nous tient enterrez au chault, tout le long d'une journée. J'ay la respirationlibre et aisée, et se passent mes morfondements le plus souvent sans offence du poulmon, et sans toux. L'aspreté de l'esté m'est plus ennemie que celle de l'hyver; car, outre l'incommodité de la chaleur, moins remediable [500] que celle du froid, et outre le coup que les rayons du soleil donnent à la teste, mes yeux s'offencent de toute lueur esclatante: je ne sçaurois à cette heure disner assiz vis à vis d'un feu ardent et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j'avois plus accoustumé de lire, je couchois sur mon livre une piece de verre, et m'en trouvois fort soulagé. J'ignore jusques à présent l'usage des lunettes, et vois aussi bien loing que je fis onques, et que tout autre. Il est vray que sur le declin du jour je commence à sentir du trouble et de la foiblesse à lire, dequoy l'exercice a tousjours travaillé mes yeux, mais sur tout nocturne. Voylà un pas en arriere, à toute peine sensible. Je reculeray d'un autre, du second au tiers, du tiers au quart, si coïement qu'il me faudra estre aveugle formé avant que je sente la decadence et vieillesse de ma veue. Tant les Parques destordent artificiellement nostre vie. Si suis je en doubte que mon ouïe marchande à s'espaissir, et verrez que je l'auray demy perdue que je m'en prandray encore à la voix de ceux qui parlent à moy. Il faut bien bander l'ame pour luy faire sentir comme elle s'escoule. Mon marcher est prompt et ferme; et ne sçay lequel des deux, ou l'esprit ou le corps, j'ay arresté plus mal-aiséement en mesme point. Le prescheur est bien de mes amys, qui oblige mon attention tout un sermon. Aux lieux de ceremonie, où chacun est si bandé en contenance, où j'ay veu les dames tenir leurs yeux mesme si certains, je ne suis jamais venu à bout que quelque piece des miennes n'extravague tousjours; encore que j'y sois assis, j'y suis peu rassis. Comme la chambriere du philosophe Chrysippus disoit de son maistre qu'il n'estoit yvre que par les jambes (car il avoit cette coustume de les remuer en quelque assiette qu'il fust, et elle le disoit lors que le vin esmouvant les autres luy n'en sentoit aucune alteration), on a peu dire aussi dés mon enfance que j'avoy de la follie aux pieds, ou de l'argent vif, tant j'y ay de remuement et d'inconstance en quelque lieu que je les place. C'est indecence, outre ce qu'il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger gouluement, comme je fais: je mors souvent ma langue, par fois mes doits, de hastiveté. Diogenes, rencontrant un enfant qui mangeoit ainsin, en donna un soufflet à son precepteur. Il y avoit àRome des gens qui enseignoyent à mascher, comme à marcher, de bonne grace. J'en pers le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourveu que ce soyent des propos de mesme, plaisans et courts. Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs: ils se choquent et empechent l'un l'autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere, chassoit la musique mesme des tables, à ce qu'elle ne troublat la douceur des devis, par la raison, que Platon luy preste, que c'est un usage d'hommes populaires d'appeller des joueurs d'instruments et des chantres à leurs festins, à faute de bons discours et agreables entretiens, de quoy les gens d'entendement sçavent s'entrefestoyer. Varro demande cecy au convive: l'assemblée de personnes belles de presence et agreables de conversation, qui ne [500v] soyent ny muets ny bavards, netteté et delicatesse aux vivres et au lieu, et le temps serain. Ce n'est pas une feste peu artificielle et peu voluptueuse qu'un bon traittement de table: ny les grands chefs de guerre, ny les grands philosophes n'en ont refusé l'usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma memoire, que la fortune me rendit de principale douceur en divers temps de mon aage plus fleurissant, car chacun des conviez y apporte la principale grace, selon la bonne trampe de corps et d'ame en quoy il se trouve. Mon estat present m'en forclost. Moy, qui ne manie que terre à terre, hay cette inhumaine sapience qui nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps. J'estime pareille injustice prendre à contre coeur les voluptez naturelles que de les prendre trop à coeur. Xerxes estoit un fat, qui enveloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer pris à qui luy en trouveroit d'autres. Mais non guere moins fat est celuy qui retranche celles que nature luy a trouvées. Il ne les faut ny suyvre, ny fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pante naturelle. Nous n'avons que faire d'exagerer leur inanité; elle se faict assez sentir et se produit assez. Mercy à nostre esprit maladif, rabat-joye, qui nous desgoute d'elles comme de soy mesme: il traitte et soy et tout ce qu'il reçoit tantost avant tantost arriere, selon son estre insatiable, vagabond et versatile. Sincerum est nisi vas, quodcunque infundis, acessit. Moy qui me vente d'embrasser si curieusement les commoditez de la vie, et si particulierement, n'y trouve, quand j'y regarde ainsi finement,à peu pres que du vent. Mais quoy, nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s'ayme à bruire, à s'agiter, et se contente en ses propres offices, sans desirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes. Les plaisirs purs de l'imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands, comme l'exprimoit la balance de Critolaus. Ce n'est pas merveille: elle les compose à sa poste et se les taille en plein drap. J'en voy tous les jours des exemples insignes, et à l'adventure desirables. Mais moy, d'une condition mixte, grossier, ne puis mordre si à faict à ce seul object; si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents de la loy humaine et generale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les Philosophes Cyrenaïques tiennent, comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels plus puissants, et comme doubles et comme plus justes. Il en est qui d'une farouche stupidité, comme dict Aristote, en sont desgoutez. J'en cognoy qui par ambition le font; que ne renoncent ils encores au respirer? que ne vivent-ils du leur, et ne refusent la lumiere, de ce qu'elle est gratuite et ne leur coute ny invention ny vigueur? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustantent pour voir, au lieu de Venus, de Cerez et de Bacchus. Chercheront ils pas la quadrature du cercle, juchez sur leurs femmes' Je hay qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aus nues pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l'esprit s'y cloue ny qu'il s'y veautre, mais je veux qu'il s'y applique, qu'il s'y sée, non qu'il s'y couche. Aristippus ne defendoit que le corps, comme si nous n'avions pas d'ame; Zenon n'embrassoit que l'ame, comme si nous n'avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suivy une philosophie toute en contemplation, Socrates toute en meurs et en action; Platon en a trouvé le temperament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vray temperament se trouve en Socrates, et Platon est bien plus Socratique que Pythagorique, et luy sied mieux. Quand je dance, je dance; quand je dors, je dors; voyre et quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude et à moy. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjoinctes pour nostre besoing nous fussent aussivoluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison mais aussi par l'appetit: c'est injustice de corrompre ses regles. Quand je vois et Caesar et Alexandre, au plus espais de sa grande besongne, jouyr si plainement des plaisirs naturels et par consequent necessaires et justes, je ne dicts pas que ce soit relascher son ame, je dicts que c'est la roidir, sousmetant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes [501] occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent creu que c'estoit là leur ordinaire vacation, cette-cy l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols: Il a passé sa vie en oisiveté, disons nous; je n'ay rien faict d'aujourd'huy.--Quoy, avez vous pas vescu? C'est non seulement la fondamentale mais la plus illustre de vos occupations.--Si on m'eust mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je sçavoy faire.--Avez vous sceu mediter et manier vostre vie? vous avez faict la plus grande besoigne de toutes. Pour se montrer et exploicter nature n'a que faire de fortune: elle se montre egallement en tous estages et derriere, comme sans rideau. Composer nos meurs est nostre office, non pas composer des livres, et gaigner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à nostre conduite. Nostre grand et glorieux chef-d'oeuvre c'est vivre à propos. Toutes autres choses, regner, thesauriser, bastir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus. Je prens plaisir de voir un general d'armée au pied d'une breche qu'il veut tantost attaquer, se prestant tout entier et delivre à son disner, à son devis, entre ses amys; et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirez à l'encontre de luy et de la liberté Romaine, desrober à ses rondes quelque heure de nuict pour lire et breveter Polybe en toute securité. C'est aux petites ames, ensepvelies du pois des affaires, de ne s'en sçavoir purement desmesler, de ne les sçavoir et laisser et reprendre:

ô fortes pejoraque passi
Mecum saepe viri, nunc vino pellite curas;
Cras ingens iterabimus aequor.

Soit par gosserie, soit à certes, que le vin theologal et Sorbonique est passé en proverbe, et leurs festins, je trouve que c'est raison qu'ils en disnent d'autant plus commodéement et plaisamment qu'ils ont utilement et serieusement employé la matinée à l'exercice de leur escole. La conscience d'avoir bien dispensé les autres heures est un juste et savoureuxcondimant des tables. Ainsin ont vescu les sages; et cette inimitable contention à la vertu qui nous estonne en l'un et l'autre Caton, cett'humeur severe jusques à l'importunité, s'est ainsi mollement submise et pleue aux lois de l'humaine condition et de Venus et de Bacchus, suivant les preceptes de leur secte, qui demandent le sage parfaict autant expert et entendu à l'usage des voluptez naturelles qu'en tout autre devoir de la vie. Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus. Le relachement et facilité honore, ce semble, à merveilles et sied mieux à une ame forte et genereuse. Epaminondas n'estimoit pas que de se mesler à la dance des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s'y embesongner avec attention fut chose qui desrogeat à l'honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaicte reformation de meurs qui estoit en luy. Et parmy tant d'admirables actions de Scipion l'ayeul, personnage digne de l'opinion d'une origine celeste, il n'est rien qui luy donne plus de grace que de le voir nonchalamment et puerilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon va devant le long de la marine avec Laelius, et, s'il faisoit mauvais temps, s'amusant et se chatouillant à representer par escript en comedies les plus [501v] populaires et basses actions des hommes, et, la teste pleine de cette merveilleuse entreprinse d'Annibal et d'Afrique, visitant les escholes en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusques à en avoir armé les dents de l'aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remercable en Socrates que ce que, tout vieil, il trouve le temps de se faire instruire à baller et jouer des instrumens, et le tient pour bien employé. Cettui-cy s'est veu en ecstase, debout, un jour entier et une nuict, en presence de toute l'armée grecque, surpris et ravi par quelque profonde pensée. Il s'est veu, le premier parmy tant de vaillants hommes de l'armée, courir au secours d'Alcibiades accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le descharger de la presse à vive force d'armes, et le premier emmy tout le peuple d'Athenes, outré comme luy d'un si indigne spectacle, se presenter à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoyent mener à la mort par leurs satellites; et ne desista cette hardie entreprinse qu'à la remontrance de Theramenes mesme, quoy qu'il nefust suivy que de deux en tout. Il s'est veu, recherché par une beauté de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing une severe abstinence. Il s'est veu, en la bataille Delienne, relever et sauver Xenophon renversé de son cheval. Il s'est veu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace les pieds nus, porter mesme robe en hyver et en esté, surmonter tous ses compaignons en patience de travail, ne menger point autrement en festin qu'en son ordinaire. Il s'est veu, vingt et sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l'indocilité de ses enfans, les griffes de sa femme; et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme là estoit-il convié de boire à lut par devoir de civilité, c'estoit aussi celuy de l'armée à qui en demeuroit l'avantage; et ne refusoit ny à jouer aux noysettes avec les enfans, ny à courir avec eux sur un cheval de bois; et y avoit bonne grace; car toutes actions, dict la philosophie, siéent également bien et honnorent egallement le sage. On a de quoy, et ne doibt on jamais se lasser de presenter l'image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu d'exemples de vie pleins et purs, et faict on tort à nostre instruction, de nous en proposer tous les jours d'imbecilles et manques, à peine bons à un seul ply, qui nous tirent arriere plustost, corrupteurs plustost que correcteurs. Le peuple se trompe: on va bien plus facilement par les bouts, où l'extremité sert de borne d'arrest et de guide, que par la voye du millieu, large et ouverte, et selon l'art que selon nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l'ame n'est pas tant tirer à mont et tirer avant comme sçavoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les eminentes. Il n'est rien si beau et legitime que de faire bien l'homme et deuement, ny science si ardue que de bien et naturellement sçavoir vivre cette vie; et de nos maladies la plus sauvage c'est mespriser nostre estre. Qui veut escarter son ame le face hardiment, s'il peut, lors que le corps se portera mal, pour la descharger de cette contagion; ailleurs au contraire, qu'elle l'assiste et favorise et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs et de s'y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion ils ne se confondent avec [502] le desplaisir. L'intemperance est peste de la volupté, et la temperance n'est pas son fleau: c'est son assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souverain bien, et ses compaignons, qui la montarent à si haut pris, la savourerent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la temperance, qui fut en eux singuliere et exemplaire. J'ordonneà mon ame de regarder et la douleur et la volupté de veue pareillement reglée (eodem enim vitio est effusio animi in laetitia quo in dolore contractio) et pareillement ferme, mais gayement l'une, l'autre severement, et, selon ce qu'elle y peut aporter, autant songneuse d'en esteindre l'une que d'estendre l'autre. Le voir sainement les biens tire apres soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non evitable en son tendre commencement, et la volupté quelque chose d'evitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l'office de la fortitude combatre à l'encontre de la douleur et à l'encontre des immoderées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines ausquelles qui puise, d'où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit beste, il est bienheureux. La premiere, il la faut prendre par medecine et par necessité, plus escharsement; l'autre, par soif, mais non jusques à l'ivresse. La douleur, la volupté, l'amour, la haine sont les premieres choses que sent un enfant; si, la raison survenant, elles s'appliquent à elle, cela c'est vertu. J'ay un dictionnaire tout à part moy: je passe le temps, quand il est mauvais et incommode; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retaste, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rassoir au bon. Cette fraze ordinaire de passe-temps et de passer le temps represente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et eschapper, de la passer, gauchir et, autant qu'il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais je la cognois autre, et la trouve et prisable et commode, voyre en son dernier decours, où je la tiens; et nous l'a nature mise en main garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n'avons à nous plaindre qu'à nous si elle nous presse et si elle nous eschappe inutilement. Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied il proprement bien de ne se desplaire à mourir qu'à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du mesnage à la jouyr; je la jouys au double des autres, car la mesure en la jouyssance depend du plus ou moins d'application que nous y prestons. Principallement à cette heure que j'apercoy la mienne si briefve en temps, je la veux estendre en pois; je veux arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma sesie, et par la vigueur de l'usage compenser la hastiveté de son escoulement:à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. Les autres sentent la douceur d'un contentement et de la prosperité; je la sens ainsi qu'eux, mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut il estudier, savourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l'ottroye. Ils jouyssent les autres [502v] plaisirs comme ils font celluy du sommeil, sans les cognoistre. A celle fin que le dormir mesme ne m'eschapat ainsi stupidement, j'ay autresfois trouvé bon qu'on me le troublat pour que je l'entrevisse. Je consulte d'un contentement avec moy, je ne l'escume pas; je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagreigne et desgoutée. Me trouve-je en quelque assiete tranquille? y a il quelque volupté qui me chatouille? je ne la laisse pas friponer aux sens, j'y associe mon ame, non pas pour s'y engager, mais pour s'y agreer, non pas pour s'y perdre, mais pour s'y trouver; et l'employe de sa part à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur et amplifier. Elle mesure combien c'est qu'elle doibt à Dieu d'estre en repos de sa conscience et d'autres passions intestines, d'avoir le corps en sa disposition naturelle, jouyssant ordonnéement et competemmant des functions molles et flateuses, par lesquelles il luy plait compenser de sa grace les douleurs de quoy sa justice nous bat à son tour, combien luy vaut d'estre logée en tel point que, où qu'elle jette sa veue, le ciel est calme autour d'elle: nul desir, nulle crainte ou doubte qui luy trouble l'air, aucune difficulté passée, presente, future par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prent grand lustre de la comparaison des conditions differentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempeste, et encores ceux cy, plus pres de moy, qui reçoyvent si lachement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voyrement leur temps; ils outrepassent le present et ce qu'ils possedent, pour servir à l'esperance et pour des ombrages et vaines images que la fantasie leur met au devant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quae sopitos deludunt somnia sensus,

[503]

lesquelles hastent et allongent leur fuite à mesme qu'on les suit. Le fruit et but de leur poursuitte c'est poursuivre, comme Alexandre disoit que la fin de son travail c'estoit travailler,

Nil actum credens cum quid superesset agendum.

Pour moy donc, j'ayme la vie et la cultive telle qu'il a pleu à Dieu nous l'octroier. Je ne vay pas desirant qu'elle eust à dire la necessité de boire et de manger, et me sembleroit faillir non moins excusablement de desirer qu'elle l'eut double (Sapiens divitiarum naturalium quaesitor acerrimus), ny que nous nous sustentissions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epimenides se privoit d'appetit et se maintenoit, ny qu'on produisit stupidement des enfans par les doigts ou par les talons, ains, parlant en reverence, plus tost qu'on les produise encore voluptueusement par les doigts et par les talons, ny que le corps fut sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J'accepte de bon coeur, et recognoissant, ce que nature a faict pour moy, et m'en agrée et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de refuser son don, l'annuller et desfigurer. Tout bon, il a faict tout bon. Omnia quae secundum naturam sunt, aestimatione digna sunt. Des opinions de la philosophie, j'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c'est à dire les plus humaines et nostres: mes discours sont, conforméement à mes meurs, bas et humbles. Elle faict bien l'enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prescher que c'est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le desraisonnable, le severe à l'indulgent, l'honneste au des-honneste, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage la gouste: le seul plaisir qu'il tire de la jouyssance d'une belle jeune espouse, que c'est le plaisir de sa conscience de faire une action selon l'ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N'eussent ses suyvans non plus de droit et de nerfs et de suc au depucelage de leurs femmes qu'en a sa leçon. Ce n'est pas ce que dict Socrates, son precepteur et le nostre. Il prise comme il doit la volupté corporelle, mais il prefere celle de l'esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de varieté, de dignité. Cette cy va nullement seule selon luy (il n'est pas si fantastique), mais seulement premiere. Pour luy, la temperance est moderatrice, non adversaire des voluptez. Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. Intrandum est in rerum naturam et penitus quid ea postulet pervidendum. Je queste partout sa piste: nous l'avons confondue de traces artificielles; et ce souverain bien Academique et Peripatetique, qui est vivre selon icelle, devient à cette cause difficile à borner etexprimer; et celuy des Stoïciens, voisin à celuy là, qui est consentir à nature. Est-ce pas erreur d'estimer aucunes actions moins dignes de ce qu'elles sont necessaires? Si ne m'osteront-ils pas de la teste que ce ne soit un tres-convenable mariage du plaisir avec la necessité, avec laquelle, dict un ancien, les Dieux complottent tousjours. A quoy faire desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d'une si joincte et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons le par mutuels offices. Que l'esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l'esprit et la fixe. Qui velut summum bonum laudat animae naturam, et tanquam malum naturam carnis accusat, profecto et animam carnaliter appetit et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana, non veritate divina. Il n'y a piece indigne de nostre soin en ce present que Dieu nous a faict; nous en devons conte jusques à un poil. Et n'est pas une commission par acquit à l'homme de conduire l'homme selon sa condition: elle est expresse, naïfve et tres principale, et nous l'a le createur donnée [503v] serieusement et severement. L'authorité peut seule envers les communs entendemens, et poise plus en langage peregrin!. Reschargeons en ce lieu!. Stultitiae proprium quis non dixerit, ignavè et contumaciter facere quae facienda sunt, et alio corpus impellere, alio animum, distrahique inter diversissimos motus. Or sus, pour voir, faictes vous dire un jour les amusemens et imaginations que celuy là met en sa teste, et pour lesquelles il destourne sa pensée d'un bon repas et plainct l'heure qu'il emploie à se nourrir: vous trouverez qu'il n'y a rien si fade en tous les mets de vostre table que ce bel entretien de son ame (le plus souvent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict que de veiller à ce à quoy nous veillons), et trouverez que son discours et intentions ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les ravissemens d'Archimedes mesme, que seroit-ce? Je ne touche pas icy et ne mesle point à cette marmaille d'hommes que nous sommes et à cette vanité de desirs et cogitations qui nous divertissent, ces ames venerables, eslevées par ardeur de devotion et religion à une constante et conscientieuse meditation des choses divines, lesquelles, preoccupant par l'effort d'une vifve et vehemente esperance l'usage de la nourriture eternelle, but final et dernier arrest des Chrestiens desirs, seul plaisir constant, incorruptible, desdaignent de s'attendre à nosnecessiteuses commoditez, fluides et ambigues, et resignent facilement au corps le soin et l'usage de la pasture sensuelle et temporelle. C'est un estude privilegé. Entre nous, ce sont choses que j'ay tousjours veues de singulier accord: les opinions supercelestes et les meurs sousterraines. Esope, ce grand homme, vit son maistre qui pissoit en se promenant: Quoy donq, fit-il, nous faudra-il chier en courant? Mesnageons le temps; encore nous en reste-il beaucoup d'oisif et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers pas assez d'autres heures à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d'eux et eschapper à l'homme. C'est folie: au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes; au lieu de se hausser, ils s'abattent. Ces humeurs transcendentes m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles; et rien ne m'est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries, rien si humain en Platon que ce pourquoy ils disent qu'on l'appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre que ses fantasies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce; il s'estoit conjouy avec luy par lettre de l'oracle de Jupiter Hammon qui l'avoit logé entre les Dieux: Pour ta consideration j'en suis bien aise, mais il y a de quoy plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et [504] luy obeyr, lequel outrepasse et ne se contente de la mesure d'un homme. Diis te minorem quod geris, imperas. La gentille inscription de quoy les Atheniens honorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens: D'autant es tu Dieu comme Tu te recognois homme. C'est une absolue perfection, et comme divine, de scavoyr jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nostres, et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y fait. Si avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul. Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d'estre traictée plus tendrement. Recommandons la à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaye et sociale:

Frui paratis et valido mihi,
Latoe, dones, et, precor, integra
Cum mente, nec turpem senectam
Degere, nec cythara carentem.

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