Louis Wolowski, “PropriÉtÉ” (1864)

Louis Wolowski (1810-76)  

 

Source

Louis Wolowski (with Émile Levasseur), “Propriété,” Dictionnaire générale de la politique par Maurice Block avec la collaboration d’hommes d’état, de publicistes et d’écrivains de tous les pays. (Paris: O. Lorenz. 1st ed. 1863-64), vol. 2, pp. 682-93. See the facs. PDF.

It was translated into English and appeared as a "Note" to the article on "Property" by Léon Faucher in the Cyclopedia of Political Science, Political Econoomy, and of the Political History of the United States by the best American and European Authors, ed. John J. lalor (Chicago: M.B. Carey, 1883-84). Vol. III Oath to Zollverein, pp. 383-391, and pp. 391-395. See the HTML and facs. PDF.

Editor's Note: This essay was written some 10 years after that of Léon Faucher when some of the heat felt in 1852 towards the failed socialist experiments of 1848 had dissipated. Wolowski and Levasseur continue to reply uncompromisingly to the socialist critique of property rights but begin their essay quite differently. Whereas Faucher had rebuked the economists for not providing an adequate theoretical defence of private property and had just accepted it as a given, Wolowski and Levasseur are almost poetical in their defence of private property as an extension of the very person of the owner and their depiction of the social benefits of property as the best means of aiding others in the pursuit of their own hopes and aspirations for a better life for themselves and their families.

Biography

Louis Wolowski (1810-76) was a lawyer, politician, and economist of Polish origin. His interests lay in industrial and labor economics, free trade, and bimetallism. He was a professor of industrial law at the Conservatoire national des arts et métiers, a member of the Académie des sciences morales et politiques from 1855, serving as its president in 1866-67, and member and president of the Société d’économie politique. His political career started in 1848, when he represented La Seine in the Constituent and Legislative Assemblies. During the 1848 revolution he was an ardent opponent of the socialist Louis Blanc and his plans for labor organization. Wolowski continued his career as a politician in the Third Republic, where he served as a member of the Assembly and took an interest in budgetary matters. He edited the Revue de droit français et étranger and wrote articles for the Journal des économistes. Among his books are Cours de législation industrielle. De l’organisation du travail (1844) and Études d’économie politique et de statistique (1848), La question des banques (1864), La Banque d’Angleterre et les banques d’Ecosse (1867), La liberté commerciale et les résultats du traité de commerce de 1860 (1869), and L’or et l’argent (1870).

 


 

PROPRIÉTÉ. [1]

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Propriété et famille, deux idées dont l'attaque et la défense ont armé depuis un demi-siècle des légions d'écrivains; des systèmes récents fondés sur des erreurs anciennes, mais rajeunis par les émotions populaires qu'ils excitaient, les ont en vain ébranlées, dénaturées, quelquefois même niées; ces idées expriment des faits nécessaires, qui, sous des formes diverses, se sont produits et se produiront dans tous les temps; aussi peuvent-elles être regardées à juste titre comme les principes fondamentaux de toute société politique parce que d'elles dérivent en grande partie les deux principaux objets dont s'occupent les lois sociales, à savoir les droits de l'homme sur les choses et les devoirs envers ses semblables.

Droit de propriété . — Si l'homme acquiert des droits sur les choses, c'est qu'il est à la fois actif, intelligent et libre; par son activité, il se répand sur la nature extérieure, par son intelligence, il la domine et l'assouplit à ses usages; par sa liberté il établit entre lui et elle la relation de cause à effet et il la fait sienne.

La nature n'a pas pour l'homme la prévoyante tendresse que supposaient les philosophes du dix-huitième siècle et que rêvaient avant eux les poètes de l'antiquité en décrivant l'âge d'or. Elle ne prodigue pas ses trésors pour faire couler aux mortels une vie facile dans l'abondance et l'oisiveté; au contraire, elle est âpre, et ne livre ses richesses qu'au prix de labeurs incessants; elle malmène ceux qui n'ont pas assez de force ou d'intelligence pour la dompter, et quand on considère les races primitives que les arts de la civilisation n'avaient pas encore élevées au-dessus d'elle, l'on peut se demander, avec Pline, si elle ne s'est pas montrée plus marâtre que mère. [683] Abandonnée à elle-même, la terre présente ici des déserts, là des marécages ou d'inextricables forêts; les parties les plus fertiles sont d'ordinaire les moins accessibles, parce que, situées dans les vallées, elles sont envahies par des eaux croupissantes et empestées par les miasmes qui s'en exhalent ou hantées par des bêtes malfaisantes qui y cherchent leur pâture; les plantes vénéneuses croissent parmi les plantes nourricières, sans qu'aucun signe extérieur les distingue au regard, ni que l'instinct nous avertisse comme il avertit les animaux. Les meilleurs fruits eux-mêmes n'ont encore, pour la plupart, qu'une saveur grossière avant que la culture en ait corrigé l'amertume. Sans doute l'homme peut vivre, et il a vécu, au milieu de cette nature indifférente ou hostile; mais il y vivrait timide et craintif comme les biches des forêts, isolé ou groupé en petits troupeaux, et perdu dans les espaces immenses où sa frêle existence ne serait qu'un accident dans la vie luxuriante des êtres organisés; il ne se sentirait pas chez lui et il se trouverait en effet comme un étranger sur une terre qu'il n'aurait pas façonnée à sa volonté et où il ne serait ni le plus agile à la course, ni le mieux protégé contre le froid, ni le plus armé pour la lutte.

Ce qui le distinguerait déjà des autres êtres, même dans cet état de profonde barbarie, ce sont les divines puissances de l'âme dont il a été doté. Quelque engourdies qu'elles fussent encore, elles lui auraient appris, sans aucun doute, à sortir de sa nudité et de sa faiblesse; dès les premiers temps, elles lui auraient suggéré les moyens d'armer sa main d'une hache de pierre, semblable à celles qui, enfouies dans les dépôts calcaires d'un autre âge, nous racontent aujourd'hui les misérables débuts de notre race sur le globe, elles lui auraient enseigné à protéger son corps contre le froid avec la dépouille des ours et de garantir son gîte et sa famille contre les attaques des animaux féroces en disposant une grotte à son usage ou en bâtissant une cabane au milieu des eaux, non loin des bords d'un lac. Mais déjà l'homme aurait laissé sur la matière quelque empreinte de sa personnalité, et le règne de la propriété aurait commencé.

Quand les siècles se sont écoulés et que les générations ont accumulé leurs travaux, quelle est, dans un pays civilisé, la motte de terre, quelle est la feuille qui ne porte cette empreinte? Dans la ville nous sommes enveloppés par les œuvres de l'homme; nous marchons sur un pavé uni ou sur une chaussée battue; ce sont les hommes qui ont assaini le sol autrefois bourbeux, qui ont, des flancs d'une colline située loin d'ici, détaché le grès ou le caillou qui le recouvre. Nous habitons des maisons: ce sont des hommes qui ont extrait les pierres de la carrière, qui les ont taillées, qui ont amenuisé le bois, c'est la pensée d'un homme qui a coordonné les matériaux et fait un édifice de ce qui était auparavant roche et forêt. Dans la campagne, c'est encore l'action de l'homme qui est partout présente; des hommes ont défriché le sol et des générations de laboureurs l'ont ameubli et engraissé, les travaux de l'homme ont endigué les rivières et créé la fertilité là où les eaux n'apportaient que la désolation; aujourd'hui l'homme va jusqu'à peupler les fleuves, à diriger la croissance des poissons et il prend possession de l'empire des eaux. Nous récoltons le blé, notre principale nourriture. Où le trouve-t-on à l'état sauvage? Le blé est une plante domestique, une espèce transformée par l'homme pour les besoins de l'homme. Les arbres, originaires des pays les plus divers, ont été rassemblés, greffés, modifiés par l'homme pour l'ornement des jardins, les plaisirs de la table ou les travaux de l'atelier. Les animaux eux-mêmes, depuis le chien, compagnon de l'homme, jusqu'au bétail élevé pour la boucherie, ont été façonnés sur des types nouveaux qui s'éloignent sensiblement du plan primitif de la nature. Partout on devine une main puissante qui a pétri la matière et une volonté intelligente qui l'a tournée, suivant un plan uniforme, à la satisfaction des besoins d'un même être. La nature a reconnu son maître et l'homme sent qu'il est chez lui. Cette nature a été appropriée par lui à son service; elle est devenue sa chose propre ; elle est sa propriété .

Cette propriété est légitime; elle constitue pour l'homme un droit aussi sacré que l'est le libre exercice de ses facultés. Elle est à lui parce qu'elle est sortie tout entière de lui-même et qu'elle n'est en quelque sorte qu'une émanation de son être. Avant lui il n'y avait guère que de la matière, depuis lui et par lui il y a de la richesse échangeable, c'est-à-dire des objets ayant, par une industrie quelconque, fabrication, manutention, extraction ou simplement transport, acquis une valeur. Depuis le tableau d'un grand maître, qui est peut-être de tous les produits matériels celui dans lequel la matière joue le moindre rôle, jusqu'à la voie d'eau que le porteur puise à la rivière et apporte au consommateur, les richesses, quelles qu'elles soient, n'acquièrent leur valeur que par des qualités communiquées, et ces qualités sont des portions de l'activité, de l'intelligence, de la force humaine; le producteur, comme le dit spirituellement M. Fr. Passy, a vraiment payé de sa personne . Il en a laissé quelque fragment dans la chose qui est ainsi devenue une richesse et qui peut dès lors être considérée comme un prolongement des facultés de l'homme agissant sur la nature extérieure. En sa qualité d'être libre, il s'appartient à lui-même; or la cause, c'est-à-dire la force productrice, c'est lui; l'effet, c'est-à-dire la richesse produite, c'est encore lui. Qui oserait lui contester son titre de propriété si nettement marqué du cachet de sa personnalité?

Des auteurs ont essayé de fonder le principe de la propriété sur le droit de premier occupant. C'est une vue étroite: l'occupation est un fait et non pas un principe. Elle est un des signes par lesquels se manifeste la prise de possession, mais elle ne suffit pas à la valider [684] devant le philosophe ou le légiste. Qu'un homme aborde sur une terre déserte et dise: « Aussi loin que s'étend ma vue, depuis ce rivage jusqu'aux collines qui bordent là-bas l'horizon, cette terre est à moi »; nul n'acceptera une pareille occupation pour un titre sérieux de propriété. Mais que le même homme s'établisse sur le plus fertile coteau, s'y bâtisse une cabane, défriche les champs environnants, et la possession de la partie effectivement occupée deviendra un droit, parce que l'homme aura fait acte de propriétaire, c'est-à-dire y aura empreint avec son travail le cachet de sa personnalité. Le droit des gens met à cet égard une différence entre les particuliers et les États; ce qu'il refuse à ceux-là, il l'accorde à ceux-ci, et il reconnaît la validité d'une prise de possession sommaire qui ne lèse aucun droit antérieur. C'est que l'occupation est d'une tout autre nature: l'une ayant pour objet le domaine utile, l'autre la souveraineté, qui implique seulement une protection générale; la preuve est que dans les sociétés modernes la souveraineté passe souvent d'un État à un autre sans que la propriété change de mains.

Montesquieu écrivait: «Comme les hommes ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre sous les lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens pour vivre sous des lois civiles. Ces premières lois leur acquièrent la liberté; les secondes, la propriété. [2] » Bentham développait la même pensée: « La propriété et la loi sont nées ensemble et mourront ensemble. Avant les lois, point de propriété; ôtez les lois, toute propriété cesse. [3] » C'était encore une vue étroite. Montesquieu et Bentham, pour n'envisager qu'un côté de la question, glissaient sur la pente d'une erreur bien dangereuse; car elle conduisait à cette conséquence, que si la loi avait fait la propriété, la loi pouvait la défaire, et elle ruinait le fondement même que les auteurs se proposaient de poser. Il est évident que la propriété est née avant la loi, comme avant la formation de toute société régulière, puisqu'il y a eu appropriation d'une certaine partie de la matière dès que l'homme a existé et a commencé, pour subsister, à étendre sa main et son intelligence autour de lui. La propriété et la famille ont été la raison d'être et non la conséquence des sociétés, et les lois qui, suivant la belle définition mise par Montesquieu lui-même en tête de son ouvrage, «sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses»; les lois ont consacré ce rapport nécessaire qui s'établit entre l'homme et la matière, mais elles n'ont pas créé un rapport qui eût été factice et accidentel. Ce qui est vrai, c'est que, sans la loi, la propriété n'a pas de garanties contre les entreprises de la force, et qu'elle manque de sécurité et de solidité. Mais quel est le droit dont l'exercice soit assuré hors de l'état social?

Ce qui est vrai aussi, c'est qu'il y a certaines formes de propriété qui n'auraient pu se produire sans la protection des lois sociales, c'est qu'une civilisation avancée et un bon gouvernement ont pour effet d'élargir le cercle dans lequel peut se mouvoir avec sécurité l'activité humaine et qu'ils étendent, par conséquent, le champ de la propriété. Ce qui est vrai enfin, c'est que, dans un certain nombre de cas particuliers où le droit naturel ne fournit pas de lumières suffisantes, la loi décide et détermine ainsi un droit positif de propriété qu'elle aurait peut-être pu déterminer autrement, parce qu'il importe, dans une société bien organisée, que rien, en pareille matière, ne demeure dans le vague, livré au caprice de l'arbitraire. Mais il faut se garder de confondre une forme ou un cas particulier du droit avec le principe même du droit.

C'est donc à la personne humaine, créatrice de toute richesse, qu'il faut revenir; c'est sur la liberté qu'il convient de fonder le principe de la propriété, et si l'on veut savoir à quel signe on la reconnaît, nous répondrons que c'est par le travail que l'homme imprime sa personnalité sur les choses. C'est le travail qui défriche la terre et d'une lande inoccupée fait un champ approprié; c'est le travail qui, d'une forêt vierge, fait un bois régulièrement aménagé; c'est le travail, ou plutôt c'est une série de travaux exécutés par une succession souvent très-nombreuse d'ouvriers, qui de la graine fait sortir le chanvre, du chanvre le fil, du fil l'étoffe, de l'étoffe le vêtement, qui convertit l'informe pyrite recueillie dans la mine en un bronze élégant qui orne une place publique et redit à tout un peuple la pensée d'un artiste. C'est le travail qui est le signe distinctif de la propriété; il en est la condition , il n'en est pas le principe , lequel remonte à la liberté de l'âme humaine.

La propriété, manifestée par le travail, participe des droits de la personne dont elle est l'émanation; comme elle, elle est inviolable tant qu'elle ne pousse pas son expansion jusqu'à venir se heurter contre un autre droit; comme elle, elle est individuelle, parce qu'elle a son origine dans l'indépendance de l'individu et que, quand plusieurs ont coopéré à sa formation, le dernier possesseur a racheté avec une valeur, fruit de son travail personnel, le travail de tous les collaborateurs qui l'avaient précédé: c'est ce qui a lieu pour la plupart des objets manufacturés. Quand la propriété a passé par vente ou par héritage d'une main dans une autre, ses conditions n'ont pas changé; elle est toujours le fruit de la liberté humaine manifestée par le travail, et le détenteur a les mêmes titres que le producteur qui l'a saisi de son droit.

Les violences, les confiscations, la fraude, les conquêtes ont plus d'une fois troublé l'ordre naturel de la propriété et mêlé leurs impures origines à la source pure du travail. Mais elles n'ont pas altéré le principe. Le vol qui enrichit un heureux coquin empêche-t-il que le travail soit nécessaire à la production de la richesse? D'ailleurs il ne faut pas exagérer à plaisir la portée de ces dérogations à la loi [685] générale. On a dit que si on pouvait remonter à l'origine de toutes les propriétés foncières, on n'en trouverait pas une qui ne fût entachée de quelqu'un de ces vices, peut-être, sur le sol de notre vieille Europe que tant d'invasions ont foulé et successivement occupé dans les temps anciens et au moyen âge. Mais jusqu'où faudrait-il remonter à travers les siècles? Si loin que pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des propriétés on ne peut le dire que par une simple conjecture fondée sur les probabilités de l'histoire. Nos lois ont établi la prescription trentenaire ( voy .), d'abord parce qu'il est nécessaire, pour donner quelque solidité à la propriété, de ne pas la laisser sous le coup d'une éternelle revendication, ensuite parce qu'une longue possession est déjà un titre et qu'un homme qui pendant une génération a, par lui-même ou par ses fermiers, enfoui un travail continu sur un même sol, a fait pour ainsi dire la chose sienne. Or qu'est-ce que cette courte prescription légale à côté de la longue prescription des siècles et comment oserait-on contester à des propriétaires la légitimité de leur droit sur telles terres aujourd'hui richement cultivées, couvertes de fermes et d'usines, sous prétexte qu'un Franc du quatrième siècle en a expulsé un Gaulois qui y faisait paître ses troupeaux? Sur le sol se sont accumulées des richesses immobilières qui en ont parfois centuplé la valeur et dont l'origine et la transmission sont également légitimes. Hors du sol, ont grandi les richesses mobilières qui forment aujourd'hui une grande partie du patrimoine de nos sociétés, et ces richesse, fruit du travail moderne, sont pour la plupart pures des souillures de la force brutale. La guerre n'est plus de noire temps un moyen d'existence; elle est plutôt une cause de ruine; les conquérants aspirent à usurper la souveraineté, mais ils respectent la propriété. Les sociétés qui se sont établies dans le nouveau monde, en Amérique et en Australie, se sont fondées pour la plupart par les défrichements des pionniers qui ont fait la terre et qui l'ont léguée à leurs enfants. Là, dans les nombreux cantons où l'on n'a pas eu à lutter contre les tribus sauvages, peu ou point de violence, même dans l'occupation du sol. En somme, si l'on considère l'ensemble de la propriété, quelle petite place occupe l'exception à côté de la loi, la violence à côté du travail!

Utilité sociale de la propriété . — Ce qui est juste est toujours utile. La propriété a un tel caractère d'utilité sociale qu'il ne saurait exister de société sans propriété, et qu'il n'y a pas de société florissante sans propriété individuelle. Aussi, quand on a voulu fonder la propriété sur l'utilité, les arguments ne manquaient certes pas; mais l'utilité dont il faut tenir grand compte en matière politique est, nous l'avons dit, un effet et non un principe, et il faut se contenter de dire que les excellents effets de la propriété corroborent la légitimité du droit. «L'homme, dit M. Thiers, a une première propriété dans sa personne et ses facultés; il en a une seconde moins adhérente à son être, mais non moins sacrée, dans le produit de ces facultés qui embrasse tout ce qu'on appelle les biens de ce monde et que la société est intéressée au plus haut point à lui garantir; car, sans cette garantie, point de travail; sans travail, pas de civilisation, pas même le nécessaire, mais la misère, le brigandage et la barbarie. [4] » On ne saurait imaginer une société entièrement dépourvue de la notion de propriété; mais on peut en concevoir ou en trouver dans l'histoire, chez lesquelles la propriété soit à l'état rudimentaire, et on constate sans peine qu'un pareil état est bien, comme le dit M. Thiers, la misère et la barbarie. L'homme n'est pas un dieu; le travail, qui est un exercice salutaire pour l'âme et pour le corps, est en même temps une peine; ce n'est qu'au prix d'un effort que l'homme réalise sa pensée dans la matière, et le plus souvent il ne ferait pas cet effort qui lui coûte s'il n'y était encouragé par la double pensée de produire un effet utile et de jouir lui-même de l'utilité produite. Qui prendrait le soin d'abattre, d'équarrir, de diviser en planches un arbre, s'il savait que le lendemain un sauvage s'en emparerait pour faire du feu ou même pour se construire une cabane? L'activité n'aurait pas de but, parce qu'elle n'aurait pas de récompense assurée; elle se replierait en elle-même, comme le colimaçon qu'un obstacle extérieur menace, et ne se hasarderait au dehors que pour la satisfaction des besoins les plus immédiats ou la création des propriétés les plus faciles à défendre, pour la chasse du gibier, pour la fabrication d'un arc ou d'une hache. Dans les sociétés qui se sont déjà élevées à un certain degré de civilisation, mais qui n'ont pas un respect suffisant de la propriété, cette seule imperfection sociale suffit pour entraver le progrès et pour maintenir pendant des siècles les hommes à un niveau d'abaissement d'où il faut, pour émerger, des efforts inouïs, et surtout la connaissance du droit. «Tous les voyageurs, dit-il ailleurs, ont été frappés de l'état de langueur, de misère et d'usure dévorante des pays où la propriété n'est pas suffisamment garantie. Allez en Orient où le despotisme se prétend propriétaire unique, ou, ce qui revient au même, remontez au moyen âge, et vous verrez partout les mêmes traits; la terre négligée, parce qu'elle est la proie la plus exposée à l'avidité de la tyrannie et réservée aux mains esclaves qui n'ont pas le choix de leur profession; le commerce préféré comme pouvant échapper plus facilement aux exactions… » Tableau sombre, mais qui a été longtemps et qui est encore sur une grande partie de notre globe la véritable peinture de l'humanité. Que la propriété, au contraire, soit pleinement reconnue, respectée, garantie sous ses diverses formes, l'homme ne craindra pas de laisser son activité rayonner dans tous les sens. L'image de la société sera tout autre: au lieu de maigres et rares arbrisseaux sans branchages, on aura le spectacle d'une forêt de chênes immenses, étendant au [686] loin leurs rameaux et montrant des troncs d'autant plus vigoureux qu'ils aspireront l'air et la vie par plus de pores. Loin de se nuire, les hommes se soutiennent les uns les autres par leur développement individuel. Car la propriété n'est pas un fonds commun déterminé d'avance qui diminue de la quantité que chacun s'approprie; c'est, comme nous, l'avons dit, une création de la force intelligente qui réside dans l'homme; chaque création s'ajoute aux créations antérieures et, mettant daDS le commerce une force nouvelle, facilite les créations ultérieures. La propriété de l'un, loin de limiter pour les autres la possibilité de devenir propriétaires, accroît donc au contraire cette possibilité; elle est le stimulant le plus énergique de la production, le pivot du progrès économique, et, quand la nature des choses n'en aurait pas fait un droit antérieur à toute convention, les lois humaines l'auraient établie, comme l'institution la plus éminemment utile au bien-être et à la moralité des peuples.

Histoire de la propriété . — On conçoit que quoique le principe de la propriété soit un, il n'ait pas été compris et appliqué de la même manière dans tous les temps et dans tous les pays. Il en est de ce droit comme de la plupart des droits naturels qui demeurent longtemps ensevelis dans la barbarie et qui peu à peu émergent avec le progrès de la civilisation. Nous tendons aujourd'hui vers la plénitude du droit de propriété, et les nations les plus avancées de l'Europe et du Nouveau-Monde paraissent n'être pas très-éloignées de l'idéal que nous concevons. Mais combien de siècles a-t-il fallu pour le dégager des nécessités ou des ignorances du passé? Les sauvages de l'Amérique qui ne cultivaient pas la terre, n'avaient pas la notion de la propriété foncière; la coutume ne consacrait le droit de possession que pour les objets mobiliers; la terre était commune; c'était un vaste champ de chasse et de pêche ouvert à tous les gens de la tribu, mais défendu avec un soin jaloux contre les empiétements des tribus voisines. Quand ils cultivaient et formaient, comme au Pérou et au Mexique, des sociétés plus savamment organisées, ils devaient nécessairement tenir compte de l'appropriation de la terre, mais leurs idées ne s'élevaient pas encore à la propriété individuelle. « Personne, dit Robertson en parlant du Pérou, n'avait un droit de propriété exclusive sur la portion qui lui était attribuée. Il la possédait seulement pour une année. A l'expiration de ce terme, on faisait une nouvelle division selon le rang, le nombre et les besoins de la famille. Toutes ces terres étaient cultivées par un travail commun de tous les membres de la communauté.... [5] » Au Mexique, les grands avaient des propriétés individuelles, mais, ajoute-t-il, «le gros de la nation possédait les terres d'une manière très-différente. A chaque district était attribuée une certaine quantité de terres proportionnée au nombre des familles qui le formaient. Ces terres étaient cultivées par le travail de toute la communauté. Leur produit se portait dans un magasin commun et se partageait entre les familles selon les besoins respectifs. [6] » Les nations primitives ne paraissent pas s'être élevées beaucoup plus haut dans la conception de l'idée de propriété. Chez les peuples pasteurs de l'Orient, la propriété, composée principalement d'objets mobiliers et de bestiaux, fut presque toute aux mains du père de famille, du patriarche, du chef de tribu; ce sont les mœurs des Arabes, et nous les retrouvons aujourd'hui, à côté de nous, dans l'Algérie où la terre appartenant en commun aux membres d'un même douar ou village, est distribuée entre eux par le caïd. Le même système, remontant du chef de famille au prince, a concentré toute la propriété entre les mains des despotes de l'Orient, et énervé le progrès de ces belles contrées en coupant les racines de l'activité individuelle. La loi juive, dans le but de maintenir la propriété dans les mêmes tribus et dans les mêmes familles, avait imaginé l'annulation des dettes mobilières tous les sept ans et la restitution des terres aliénées tous les quarante-neuf ans, au grand jubilé: loi qui parait d'ailleurs avoir été assez mal observée. En Grèce, Sparte et Athènes marquaient deux tendances contraires, l'une mutilant et supprimant presque le droit de propriété, pour façonner le citoyen au gré de l'État, l'autre assurant, malgré certaines restrictions, la liberté civile; mais il est facile de voir de quel côté incline la préférence de ses philosophes. Même dans les lois où il essaye de faire de la politique pratique, Platon s'exprime ainsi: «Je vous déclare, en ma qualité de législateur, que je ne vous regarde pas, ni vous ni vos biens, comme étant à vous-mêmes, mais comme appartenant à votre famille, et toute votre famille, avec ses biens, comme appartenant encore plus à l'État. [7] » Rome, tout en consacrant plus solennellement que la plupart des autres États de l'antiquité, la propriété territoriale, ne l'avait garantie qu'à ses seuls citoyens et l'avait concentrée dans les mains du père de famille; la conquête d'ailleurs était encore au nombre des principaux modes d'acquisition et avait donné naissance à d'immenses domaines de l'État ( ager publicus ) et aux lois agraires; pendant l'empire, les jurisconsultes, sous l'influence des idées nouvelles que propagèrent la philosophie stoïcienne et la religion chrétienne, s'appliquèrent à dégager les personnes trop étroitement serrées dans les nœuds de la famille et la propriété gagna à ce progrès de la liberté. Mais au moyen âge, la féodalité s'appesantit lourdement sur la terre; confondant les idées de propriété et de souveraineté, elle fit, du possesseur du sol, le maître des choses et des personnes, lia les unes et les autres par une multitude de liens, les serfs à la glèbe, les seigneurs au fief, enlaça la société dans un vaste réseau de servitudes réciproques. La [687] propriété mobilière, longtemps étouffée par ces systèmes divers, ne se produisit qu'avec timidité, sous l'abri du privilège, dans les corporations d'arts et métiers; les règlements des princes ne la protégèrent qu'en la tenant sous une étroite tutelle; cependant elle grandit peu à peu et ses développements commencèrent même à être assez rapides quand les découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama eurent ouvert au commerce maritime les grandes routes de l'Océan. Mais à cette époque, la puissance absolue des rois s'élevait sur les ruines de la féodalité dans les principaux États de l'Europe occidentale, et si la propriété en fait se dégageait quelque peu de ses étreintes, en droit elle changeait de maître sans acquérir plus d'indépendance. Louis XIV, qui peut être regardé comme le représentant le plus illustre et le plus convaincu du pouvoir absolu, écrivait pour l'instruction du dauphin: « Tout ce qui se trouve dans l'étendue de nos États, de quelque nature qu'il soit, nous appartient au même titre. Vous devez être bien persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés, aussi bien parles gens d'Église que parles séculiers, pour en user en tout, comme de sages économes. » Environ un siècle après, en 1809, un autre souverain, non moins absolu, disait dans une séance du conseil d'État: « La propriété est inviolable, Napoléon lui-même, avec les nombreuses armées qui sont à sa disposition, ne pourrait s'emparer d'un champ, car violer le droit de propriété dans un seul, c'est le violer dans tous… » Ses actes n'étaient pas tous parfaitement conformes à sa théorie; néanmoins cette déclaration montre quel progrès avait fait en France, du dix-septième au dix-neuvième siècle, l'idée de propriété. C'est que le dix-huitième avait passé entre les deux époques, et quoiqu'il n'eût pas lui-même une idée nette du caractère sacré de la propriété, puisqu'il la fondait sur l'utilité et la loi et la faisait dériver d'une prétendue communauté primitive, cependant il avait secoué le joug des servitudes féodales et du droit divin des rois; il avait plaidé la cause de la liberté et la révolution avait fait triompher cette cause en émancipant l'homme, la terre et le travail; la propriété pouvait se produire sous ses principales formes.

Des objections contre la propriété . — La propriété triomphait avec la liberté dont elle est une des formes. C'était justement le temps où elle allait avoir à se défendre contre les adversaires les plus malveillants. Ceux-ci l'attaquèrent au nom d'une prétendue égalité; jaloux de voir de grandes fortunes s'étaler à côté de grandes misères, ils crurent follement que priver des fruits de leur travail ceux qui les avaient légitimement acquis, c'était encourager le travail et soulager la misère. La Convention, guidée par des principes tout autres que ceux de la Constituante, glissa plus d'une fois sur cette pente et, après la Convention, Gracchus Babœuf recueillit et exagéra sur ce point les doctrines de la Montagne dont il fit le communisme moderne: «Quand, dans un État, dit-il, la minorité des sociétaires est parvenue à accaparer dans ses mains les richesses foncières et industrielles et que par ce moyen elle tient sous sa verge et use du pouvoir qu'elle a de faire languir dans le besoin la majorité, on doit reconnaître que cet envahissement n'a pu se faire qu'à l'abri des mauvaises institutions du gouvernement, et alors ce que l'administration ancienne n'a pas fait dans le temps pour prévenir l'abus ou pour le réprimer à sa naissance, l'administration actuelle doit le faire pour rétablir l'équilibre qui n'eût jamais dû se perdre et l'autorité des lois doit opérer un revirement qui tourne vers la dernière raison du gouvernement perfectionné du Contrat social: que tons aient assez, qu'aucun n'ait trop.» Il y avait eu dans tous les temps des esprits qui avaient rêvé la communauté des biens et qui avaient pu le faire d'autant mieux que la propriété individuelle était de leur temps moins étendue et moins fortement établie. Platon avait écrit sa République ; Campanella, sa Cité du Soleil ; Thomas Morus, son Utopie ; Fénelon, sa Bétique et son Gouvernement de Salenie ; mais ils avaient fait de la philosophie spéculative plus que de la politique, et s'étaient surtout proposé de tracer aux hommes un idéal de vertu: conception fausse, mais néanmoins plus désintéressée que celle des communistes modernes. Ceux-ci ont pour objet principal la jouissance; leurs théories se sont éveillées au spectacle de la richesse qui grandissait rapidement dans la société moderne, mais en répandant ses faveurs d'une manière inégale, puisqu'elle les proportionnait au travail, à l'intelligence, au capital de chacun et aux circonstances de la production: ils ont voulu que les moins favorisés eussent une plus forte part sans avoir une plus lourde charge de travail, et ils n'ont pas imaginé de meilleur moyen que de limiter ou de confisquer le capital, c'est-à-dire la propriété qui est le levier du travail.

Les saint-simoniens, pour atteindre ce but, se proposaient d'organiser un sacerdoce puissant, composé des hommes les plus capables dans la science, les arts et l'industrie. Ce sacerdoce aurait donné le branle à toute la société; le prêtre aurait été « la loi vivante »; il n'y aurait plus eu ni empereur ni pape; il y aurait un père « disposant de tous les capitaux et de tous les produits et les distribuant à chacun selon ses mérites ». Ils arrivaient à cette conséquence que « tout bien est bien d'Église » et que toute profession est une fonction religieuse. Ils ne voyaient pas que la propriété est la rémunération même du travail qu'ils préconisaient et le fruit de l'épargne sans laquelle le travail, privé de capitaux, est réduit à l'impuissance; ils ne voyaient pas que l'hérédité est la conséquence et l'extension de la propriété et, sous prétexte d'accroître la richesse sociale, richesse qui, faute d'être ménagée et renouvelée par la puissance de l'intérêt individuel, se serait fondue insensiblement entre [688] les mains de leur grand prêtre, ils aboutissaient à un immense despotisme; pour poursuivre l'ombre du bien-être, ils auraient compromis sans le savoir le bien-être réel et ils n'hésitaient pas à sacrifier sciemment la liberté, le plus important de tous les biens dans une société d'hommes civilisés. Voilà ou conduisait le premier des systèmes hostiles à la propriété.

Celui de Fourier datait à peu près de la même époque, c'est-à-dire du Consulat. Mais il n'eut de retentissement qu'après le grand éclat que jeta le saint-simonisme au commencement du règne de Louis-Philippe. Fourier n'est pas à proprement parler un communiste; il proclame la liberté et il accepte le capital. Mais, en fait, il enferme l'une et l'autre dans un système d'exploitation commune qui les mutile; il n'y a plus qu'une liberté, c'est celle de se livrer sans contrainte à la diversité de ses appétits, il n'y a plus qu'une propriété, ce sont les actions du phalanstère. Est-ce là véritablement la liberté, celle qui, ayant pour guide une volonté ferme et pour garant la responsabilité, dirige les forces de l'homme vers un but déterminé? Est-ce véritablement la propriété, c'est-à-dire la possession pleine et entière des choses diverses que l'homme s'est appropriées par le travail? ( Voy . Socialisme.)

Le plus récent adversaire de la propriété est M. Proudhon, qui, dans un pamphlet célèbre, a repris un paradoxe de Brissot: la propriété, c'est le vol. M. Proudhon ne reconnaît ni dans l'occupation, ni dans le travail des raisons suffisantes pour légitimer la propriété. « Puisque tout homme, dit-il, a droit d'occuper par cela seul qu'il existe et qu'il ne peut se passer pour vivre d'une matière d'exploitation et de travail; et puisque, d'autre part, le nombre des occupants varie continuellement par les naissances et les décès, il s'ensuit que la quantité de matière à laquelle chaque travailleur peut prétendre est variable comme le nombre des occupants; par conséquent, que l'occupation est toujours subordonnée à la population; enfin que la possession en droit ne pouvant jamais demeurer fixe, il est impossible en fait qu'elle devienne propriété. » Ailleurs, répondant à l'argument de Ch. Comte qui voit un titre de propriété dans la plus-value obtenue par le possesseur lorsque celui-ci, grâce à son travail, a tiré la subsistance de deux personnes d'une terre qui n'en nourrissait qu'une, M. Proudhon ajoute: « Je soutiens que le possesseur est payé de sa peine et de son industrie par la double rente, mais qu'il n'acquiert aucun droit sur le fonds. Que le travailleur fasse les fruits siens, je l'accorde, mais je ne comprends pas que la propriété des produits emporte celle de la matière. » Cette concession met déjà hors de litige toute la propriété mobilière, laquelle se compose tout entière de fruits que le travailleur a faits siens et qu'il n'a pas consommés. Reste la propriété immobilière ou pour mieux dire la très-minime portion de la valeur immobilière qui n'est pas un fruit du travail, un capital mobilier enfoui dans le sol et confondu avec lui. Or, nul économiste ne soutient que tout homme, en venant au monde, ait droit à une part de ce sol et surtout à une part égale à celle des autres, située dans le pays même où il est né. L'occupation est un fait et non un droit; elle peut donner naissance à un droit quand, ayant eu lieu sur un terrain encore inoccupé, elle est consacrée par le travail, voilà tout. La société garantit les droits des individus, c'est son premier devoir; dans le système de M. Proudhon elle commettrait la double faute, et de vouloir leur faire trop de bien en cherchant à leur constituer une fortune, et de leur faire trop de mal en dépouillant les uns d'un droit logiquement antérieur à elle-même, pour doter les autres d'un bienfait gratuit.

Droit de tester et hérédité . — Si la propriété est juste et utile, il faut qu'elle soit complète, c'est-à-dire qu'elle emporte non-seulement le droit de jouir, mais le droit de disposer. C'est la définition du Code civil (art. 544): « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, » définition juste que le Code a malheureusement obscurcie par une restriction vague et susceptible d'interprétations funestes au droit même de propriété. [8] Aussi le propriétaire doit-il pouvoir librement prêter, vendre, donner, et par conséquent léguer son bien. Si la propriété est une création de l'homme, une sorte d'émanation de lui-même, une extension de sa personne dans l'espace, pourquoi cette extension n'aurait-elle pas lieu également dans le temps? Comment la matière perdrait-elle l'empreinte humaine qui fait sa valeur, parce que la force intelligente qui la lui avait communiquée a cessé d'imprimer cette empreinte sur d'autres parcelles de la matière? La statue de bronze cesse-t-elle d'être la création de l'artiste parce que le moule a été brisé? L'essence de la propriété change-t-elle parce que le propriétaire est mort? Un instant avant, il pouvait disposer, il pouvait vendre, donner, et l'acte de sa volonté, vente ou donation, aurait eu de pleins effets, des effets durables, qui lui auraient indéfiniment survécu; un instant après, les dispositions qu'il aurait prises depuis de longues années peut-être, seraient, par cela seul qu'elles ne devaient être exécutées qu'à l'ouverture de son testament, nulles de toute nullité. Si la chose est bien à lui, et s'il a pu la veille en saisir par acte authentique un donataire, il ne pourrait pas par un acte non moins authentique en saisir virtuellement un héritier; le premier serait un droit, le second serait un abus. Certes il y aurait là une contradiction qui répugne au bon sens et que le droit naturel repousse. Il est absurde de croire à la propriété et de nier le droit de tester. La pensée de l'homme s'étend dans l'avenir comme elle s'étend dans l'espace, et il serait étrange, lorsque l'instinct apprend même aux insectes à préparer des aliments et un abri convenable à une postérité qu'ils ne verront pas, que le seul être libre de la création n'ait pas le pouvoir [689] de songer à ceux qu'il laissera après lui, de travailler pour eux et de pouvoir dire comme le vieillard de Lafontaine:

« Mes arrière-nevenx me devront cet ombrage. »

Ce qui est juste est utile, avons-nous dit; le droit de tester a la sanction de l'utilité. Sans propriété il n'y a pas de travail; mais sans possibilité de transmission, il n'y a pour ainsi dire plus de travail fructueux, plus d'entreprises à échéance lointaine, plus d'accumulation de capitaux et la famille est privée du principal lien de continuité qui retient ses membres au foyer domestique. Bien peu d'hommes en effet continueraient jusqu'au dernier jour une vie d'efforts s'ils savaient que tout à coup la mort leur ravirait non-seulement le droit de jouir, mais celui de faire des heureux et de goûter en quelque sorte dans leurs enfants enrichis par leurs sueurs le bien-être qu'ils n'ont jamais eu le loisir de savourer par eux-mêmes; ils préféreraient la consommation à l'épargne et la société serait privée d'un de ses plus précieux instruments de progrès économique. On comprend que ces arguments s'appliquent aussi à l'hérédité, mais nous n'avons pas à développer davantage notre pensée, la matière étant traitée aux mots Hérédité et Testament.

Propriété foncière . — Il y a plusieurs espèces de propriétés parce qu'il y a plusieurs espèces de choses que l'activité humaine approprie à la satisfaction de nos besoins. Le mode d'appropriation diffère comme l'objet: de là, la nécessité de lois distinctes pour régir des propriétés distinctes. La terre n'est pas, dans l'ordre des temps, la première chose que l'homme se soit appropriée, puisque l'archéologie et l'histoire nous le montrent partout chasseur avant d'être agriculteur; mais c'était un état de barbarie grossière dont il a commencé à sortir pour former des groupes sociaux dès qu'il a commencé à s'attacher à la terre, et c'est ainsi que la constitution de la propriété foncière date des premières lois civiles et des premières sociétés. Elle a été la première richesse dont les législateurs aient eu à s'occuper et elle est restée pendant bien des siècles la plus importante. Il y a cent ans, les premiers économistes proclamaient encore avec Quesnay que la terre est la source unique de toute richesse. Aussi a-t-elle joué un grand rôle dans la politique. Elle donnait non-seulement la richesse, mais la puissance; le patriciat à Rome a été fort, tant qu'il a tenu dans ses mains la plus grande partie des terres; le moyen âge, dans toute l'Europe occidentale, a eu un tel respect de la terre qu'il a fait, au mépris de la liberté humaine, du propriétaire un souverain et un maître. Mais toute grandeur a ses servitudes; la terre a dû à celte haute estime d'être entourée de nombreuses garanties contre la fraude ou la violence, mais aussi d'être surchargée de règlements et de chaînes de toute sorte. Ses droits de souveraineté sont presque partout tombés; mais dans beaucoup de pays elle jouit encore de certains privilèges légaux et dans tous elle a une importance qui la fait rechercher.

En France, de 1815 à 1848, le droit électoral était attaché au payement d'un certain chiffre de contributions directes, et, sous la Restauration, la Chambre des députés et les ordonnances de juillet 1830 avaient même voulu ne tenir compte pour le cens électoral que de la contribution foncière; la Chambre se proposait de rétablir d'une manière indirecte une aristocratie de grands propriétaires. Depuis 1848, la propriété ne sert pas à obtenir un droit politique, mais elle a toujours de grands attraits, car les terres se vendent toujours plus cher que les propriétés mobilières, proportionnellement au revenu qu'elles produisent; c'est qu'on aime la terre pour elle-même; on aime à dire: «mon champ, ma maison, » à posséder quelque coin sur ce globe où l'on puisse se croire chez soi, à recueillir des fruits qu'on n'ait pas achetés; à répandre en quelque sorte plus ostensiblement sa personnalité sur la matière et à jouir de l'influence morale que peut donner cette richesse étalée à tous les regards; c'est qu'enfin, quoi qu'il arrive au milieu des révolutions de la politique et des perturbations du commerce, la terre subsiste, que, dans les pays où la confiscation est abolie, le revenu peut faire défaut, mais le fonds ne saurait échapper au propriétaire, et que, loin de s'amoindrir comme la plupart des capitaux, la valeur de ce fonds ne fait d'ordinaire que s'accroître avec le temps. Mais dans la plupart des pays aussi, la transmission de ce genre de propriété a été entourée de formalités d'autant plus nombreuses qu'on a voulu lui donner plus de solidité, et quelquefois ces formalités, précautions excessives d'un autre âge, pèsent sur la propriété foncière et nuisent à la liberté des transactions. ( Voy . Enregistrement.)

Propriété souterraine . — Un article spécial étant consacré à cette matière, nous devons nous borner à y renvoyer. ( Voy. plus loin .)

Propriété mobilière . — La terre et tout ce qui par nature ou par destination est attaché à la terre forme la propriété foncière; tout ce qui au contraire n'est pas attaché à la terre, est propriété mobilière. La distinction est réelle et facile à saisir, quoique la limite, comme celles de la plupart des classifications de la science humaine, manque de précision et ait besoin d'être déterminée arbitrairement par la loi. La propriété mobilière a été la première à naître, la dernière à se développer. On peut dire que l'humanité était encore plongée dans la plus profonde barbarie lorsqu'il n'y avait que des biens mobiliers, des arcs et des haches de pierre. On peut dire aussi que quand les biens fonciers et les biens mobiliers coexistent, la civilisation est d'autant plus avancée que ceux-ci occupent une place plus importante dans l'inventaire général de la richesse publique. Non-seulement ils portent plus complètement l'empreinte de la personnalité humaine et sont presque toujours plus dégagés de la matière que les biens-fonds, mais seuls, ils peuvent satisfaire à la diversité de nos besoins. La terre [690] est la source; mais la matière qui en sort est déjà un meuble sur lequel s'exerce la multiple industrie de l'homme; cette industrie compose, décompose, transforme la matière et en fait la grande majorité des choses qui se vendent et s'achètent, tout ce qui se consomme et une bonne partie de ce qui se conserve, denrées, produits fabriqués et capitaux. Sous cette dernière forme, les biens meubles sont comme une rosée féconde qui, sortie de la terre, retombe sur la terre et la fertilise; plus ils sont abondants, plus la propriété immobilière donne de produits et acquiert de valeur. Longtemps la propriété mobilière a tenu dans la législation comme dans la richesse des peuples une place beaucoup moindre que la propriété immobilière; aussi a-t-elle été en général moins protégée, et souvent dans l'antiquité, elle a été opprimée ou méprisée. Dans les contrées de l'Orient soumises au régime des castes, les artisans et les marchands étaient toujours rangés après les agriculteurs; à Rome le commerce était interdit aux sénateurs et Cicéron ne croyait pas « qu'une noble pensée pût jamais naître dans une boutique. » Au moyen âge, les juifs qui ne pouvaient s'élever à la possession des biens-fonds étaient honnis autant pour leurs richesses mobilières que pour leur religion. Aujourd'hui ces préjugés sont tombés; la propriété mobilière occupe une large place dans les codes des nations modernes, et chaque année, pour ainsi dire, ses développements l'ont porter sur elle de nouvelles lois; elle a même peut-être gagné au dédain des temps passés d'être moins surchargée de traditions, moins entravée parle formalisme de la vieille jurisprudence, et d'être, comme il convient à une fille de l'esprit moderne, plus dégagée et plus libre dans ses allures.

Cette liberté, qui est loin d'être dans tous les pays aussi complète qu'on pourrait le désirer, tend à s'accroître par l'abaissement des tarifs douaniers, par la levée des prohibitions, par les facilités légales données à la vente et à la transmission, etc.

Propriété industrielle . — Immeubles et meubles embrassent l'universalité des choses matérielles que l'homme s'approprie; ils n'épuisent pas l'idée de propriété. Si le droit de propriété est le droit qu'a l'homme de faire respecter hors de lui-même sa libre activité s'imposant aux choses, cette activité peut non-seulement donner des produits matériels, mais des moyens de produire, des modes particuliers plus économiques, plus rapides, plus parfaits. L'homme ne produit qu'à l'aide d'instruments; chaque instrument, que ce soit un moulin, une charrue, un couteau ou un paquebot, est de la matière appropriée, immeuble ou meuble; mais la forme, qu'est-elle? La galère antique était composée de bois, de fer et de chanvre; le clipper moderne est encore du bois, du fer et du chanvre, et pourtant quelle différence! La locomotive est comme le chariot une machine roulante; mais quelle différence! Ces différences existent non dans la nature ou la quantité de matière, mais dans la forme, c'est-à-dire dans l'idée, source première de toute production. C'est l'idée qui a conduit la main de l'ouvrier et donné de la valeur à telle partie de la matière; mais la même idée peut conduire une autre main et se communiquer sans s'épuiser jamais à un nombre indéfini de portions de la matière; une fois comprise et saisie par l'intelligence, elle se traduit par l'application libre de l'esprit à la matière. Il n'en est pas de l'idée comme de la matière. Le chanvre que j'ai récolté, filé et tissé, est devenu ma toile et ne redeviendra jamais une tige sauvage de chanvre que le premier venu pourra s'approprier; il porte maintenant, et il conservera, jusqu'à sa complète destruction, le caractère indélébile de propriété individuelle, propriété complète et exclusive. L'idée que j'ai eue de diviser et d'utiliser ainsi les brins de chanvre, un autre pourra l'avoir; un autre l'aura très-certainement quelque jour sans avoir besoin de me dérober mon invention, par un effort de son intelligence semblable à celui que la mienne a fait. Cet autre ne saurait s'approprier ma toile sans commettre un vol; mais, de mon côté, je ne saurais m'approprier l'idée de tisser sans restreindre la libre expansion de ses facultés et porter atteinte à son droit. L'invention ne constitue donc pas une propriété complète et exclusive; elle constitue seulement, en faveur du premier qui la produit sous une forme pratique, un droit de priorité que la loi consacre et récompense par un privilège temporaire. Des économistes ont demandé que l'invention fût érigée en propriété perpétuelle; c'était méconnaître la différence essentielle qui existe entre la matière et l'idée; c'est, en faussant la nature des choses, violer un droit sous prétexte d'en faire mieux respecter un autre, et entraîner le législateur dans une inextricable complication de prétendues propriétés à sauvegarder. Certains économistes ont demandé et demandent encore la suppression du privilège temporaire, parce que, disent-ils, aucune invention n'appartient en propre à son auteur; parce que toute invention n'est qu'un perfectionnement, et, par conséquent, un fruit de la civilisation, qui a germé et s'est développé peu à peu dans un grand nombre de têtes avant de mûrir dans une, et qui d'ordinaire mûrit à peu près au même temps dans plusieurs tètes, comme des fruits de la saison; le privilège même temporaire, ajoutent-ils, est excessif, et pour favoriser une invention, on étouffe ou on retarde cent autres inventions qui allaient éclore; c'est oublier que l'inventeur, en apportant le premier une idée que la société eût attendue encore pendant un certain temps, lui a apporté pour ce temps au moins un surcroît d'utilité, et lui a rendu un service qu'elle a le devoir de rémunérer. Or, quelle rémunération peut être proportionnée au service aussi exactement que le privilège donné à l'inventeur de vendre lui-même, au prix qu'y voudront bien mettre les acheteurs, durant ce même temps ou durant un nombre d'années estimé à peu près équivalent, ce surcroit d'utilité? Si le privilège n'existait pas, [691] les efforts souvent longs et coûteux qu'aurait faits l'inventeur seraient peine perdue, car le lendemain du jour où il aurait produit son idée, des rivaux, plus riches ou moins épuisés par l'effort de l'invention, la mettraient aussitôt en pratique comme lui, et, semblables à des coureurs qui se seraient fait porter jusqu'au milieu du stade sur les épaules des autres, ils commenceraient sans fatigue la seconde partie de la course et obtiendraient injustement, dans une lutte inégale, la palme du vainqueur. La législation de la plupart des peuples modernes s'est tenue entre ces deux extrêmes; elle a consacré le droit de priorité et respecté la liberté d'invention en donnant aux inventeurs le privilège temporaire; elle a créé le brevet d'invention. Le mode d'application et la durée varient: cinq ans en Prusse, dix ans au plus en Russie, à Bade, dans le Hanovre, le Wurtemberg; quatorze ans en Angleterre et aux États-Unis, avec possibilité, dans certains cas, de le proroger de sept années; quinze ans en France, en Hollande, en Autriche, en Bavière, en Suède, en Espagne, en Portugal, en Italie; vingt ans en Belgique. Quelquefois le gouvernement soumet la demande à un examen préalable et cherche à s'assurer si l'invention est réelle; plus souvent le gouvernement, plus sage, s'abstient d'intervenir dans une matière aussi délicate, délivre sans garantie un brevet à qui le demande, et laisse aux tiers qui pourraient se croire lésés par une usurpation le soin de faire valoir eux-mêmes leurs droits (c'est le système français). Ici on n'a qu'une forme de brevet, le brevet d'invention que peuvent prendre indistinctement les nationaux et les étrangers; là on admet le brevet d'invention proprement dit, le brevet de perfectionnement, qui consiste à améliorer une invention déjà faite (en réalité, toute invention, nous l'avons dit, n'est qu'un perfectionnement), et le brevet d'importation, qui consiste à introduire dans un pays une invention déjà appliquée dans un autre pays.

Le brevet d'invention est de date récente; l'antiquité et le moyen âge ne l'ont pas connu; la première, parce qu'elle faisait trop peu de cas de l'industrie; la seconde, parce que l'industrie, organisée en corporations, y était exploitée dans une sorte de communauté de procédés qui excluait l'appropriation individuelle. Le brevet d'invention est contemporain de l'émancipation du travail; le dix-septième et le dix-huitième siècle n'en avaient eu qu'une idée confuse dans les privilèges royaux. En Angleterre, il date du statut de 1623; aux États-Unis, de l'acte du 21 février 1793; en France, des lois des 7 janvier et 25 mai 1791, modifiées et refondues dans la loi du 5 juillet 1844; en Russie, de l'ukase du 17 juin 1812, du moment où ce pays venait de séparer ses destinées politiques et industrielles de celles de laFrance; en Prusse, de 1815; en Hollande et en Belgique, de 1817; en Autriche, de 1820, c'est-à-dire du mouvement à la fois national et libéral qui a suivi eu Allemagne les grandes guerres de l'Empire; en Espagne, de 1820, c'est-à-dire du rétablissement momentané du gouvernement constitutionnel.

Propriété littéraire et artistique . — A mesure que l'homme s'élève par la civilisation, il semble qu'il se dégage de la matière et que la propriété prenne un caractère en quelque sorte plus spiritualiste. Au commencement, la propriété immobilière domine; puis la propriété mobilière grandit et devient sa rivale; dans les temps modernes, apparaît la propriété industrielle, propriété de l'idée appliquée à la transformation de la matière; enfin, la propriété intellectuelle, propriété de l'idée appliquée aux lettres et aux arts, c'est-à-dire aussi peu mêlée de matière qu'il est possible de l'être aux choses sensibles. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu de tout temps des auteurs et des inventeurs, de même qu'il y a eu phénomène de propriété mobilière dès que le premier homme a étendu sa main pour cueillir un fruit; mais ce n'est qu'avec les siècles que ces phénomènes ont pris une importance assez grande pour s'élever au rang d'institutions et que les sociétés ont été assez éclairées pour comprendre le droit d'où ils émanent, et assez puissantes pour le protéger d'une manière efficace. Plus la matière est subtile, plus il faut, pour la saisir, un mécanisme délicat et perfectionné.

Mais à mesure que la propriété est plus spiritualisée, la limite devient plus difficile à observer et pourtant il importe de ne pas confondre la force productrice avec le produit, sous peine d'enchaîner dans tous le principe intérieur de la libre activité dont on se proposerait de protéger la conséquence extérieure ou l'extension au profit d'un seul ou de quelques-uns. De là le débat qui s'est engagé il y a quelques années entre les économistes au sujet de la propriété intellectuelle.

Les uns veulent que la propriété des œuvres de l'intelligence soit complète, perpétuelle, que l'auteur d'un livre ou d'une statue possède à tout jamais, puisse vendre, aliéner, transmettre indéfiniment à ses ayants droit non-seulement le volume imprimé ou le bloc de marbre travaillé, mais la forme même sous laquelle sa pensée s'est matérialisée, c'est-à-dire le droit d'imprimer les mêmes phrases, de produire les mêmes découvertes ou démonstrations scientifiques, de rendre les mêmes pensées, si elles ont un caractère suffisamment personnel, de reproduire par le ciseau, le burin ou quelque procédé, les mêmes linéaments. C'est le système qu'ont soutenu entre autres, MM. Laboulaye, Frédéric Passy, Modeste, Paillottet.

Ce système qui parait s'appuyer fortement sur le principe même de la propriété, ne manque pas de grandeur, mais il présente des difficultés pratiques que ses auteurs ne sauraient dissimuler. La jouissance temporaire n'existe que pour une partie des œuvres de l'intelligence. Copernic a montré scientifiquement que la terre tournait; c'est une admirable découverte. En pouvait-il avoir la propriété ou même la jouissance temporaire et pouvait-on contraindre tous [692] les auteurs à lui payer une redevance ou à croire et à écrire que la terre était immobile? Cette idée avait une valeur, puisqu'on achète les livres qui sont inspirés par elle, tandis qu'on a mis au rebut ceux qui s'appuyaient sur les vieux préjugés. Quant à Copernic, il n'y a peut-être pas aujourd'hui cent personnes par siècle qui lisent son traité, et la dernière édition de ses œuvres, faite sumptu publico , a beaucoup plus coûté qu'elle ne rapportera, tandis qu'on vend chaque année pour plusieurs centaines de mille francs des ouvrages élémentaires ou autres, qui procèdent des découvertes de Copernic et de Newton. Newton et Leibnitz découvrent le calcul des fluxions; auront-ils, eux et leurs héritiers, le monopole de ce procédé de l'esprit humain qui a doublé la puissance des mathématiques et qui leur a permis d'atteindre à des résultats dont les conséquences pratiques sont incalculables. On discute sur les générations spontanées; M. Peuchet a fait de curieuses expériences en faveur de ce système; M. Pasteur en a fait de plus curieuses et de plus décisives par lesquelles il démontre victorieusement que les animalcules proviennent, non de la décomposition spontanée de la matière organique, mais de germes flottant dans l'atmosphère et placés en présence de celte matière. Ai-je droit d'écrire que je suis partisan de l'un ou de l'autre système, sans acheter l'autorisation de M. Peuchet ou de M. Pasteur? Les savants ne l'entendent certainement pas ainsi: ils travaillent, ils découvrent, ils produisent leurs découvertes pour les répandre, les faire accepter du plus grand nombre et les faire entrer par la publicité et la persuasion dans le grand trésor des connaissances humaines: c'est déjà, non une raison péremptoire, mais un préjugé contre la propriété exclusive de ces découvertes. La vraie raison, existe dans la nature même de ces découvertes, qui, quoique susceptibles de mille applications matérielles, sont abstraites, et appartiennent au domaine de l'intelligence et pour ainsi dire de la foi; on croit ou on ne croit pas, mais une croyance ne saurait être appropriée, parce qu'elle est la manière d'être de l'âme et que nul, au nom de la libre expansion de son individu, ne peut venir mettre la main dans l'âme de son voisin et exercer une saisie sur ses croyances.

C'est le point de départ de ceux qui avec MM. Wolowski, Renouard, de Lavergne, V. Foucher, Dupuit, etc., contestent le droit de propriété intellectuelle. « On a confondu, dit M. Wolowski, le droit personnel de produire avec le droit réel au produit. L'homme est essentiellement une force libre, disposant d'elle-même; ne pas lui permettre d'appliquer, de reproduire ce qu'il s'est assimilé par une opération de son intelligence, c'est l'asservir... L'œuvre intellectuelle ne vaut qu'autant qu'elle s'empare des intelligences, qu'elle s'y grave, qu'elle les féconde. L'idée est à qui l'a conquise, la forme à qui s'en est emparé d'une manière assez complète pour la faire renaître; le droit d'imiter est contemporain du droit de créer, c'est ainsi que l'humanité marche; l'homme est et doit rester libre. » — « La propriété intellectuelle comme la propriété matérielle ne donne qu'un droit, c'est le droit au produit; elle ne saurait enlever le droit à la reproduction qui n'est pas dans le créateur de l'œuvre, mais dans l'intelligence libre de tous les hommes. Si l'œuvre de l'esprit ne peut obtenir une récompense matérielle qu'en imposant un veto sur le travail d'autrui, on ne trouve point là un de ces droits naturels préexistants aux lois et que les lois ne font que reconnaître et consacrer; c'est au contraire une servitude imposée au principe de l'indépendance du travail dirigé par la pensée, de la libre application des facultés humaines. » Les adversaires de la perpétuité déclarent que si le fondement de la propriété est la possession de soi-même, l'objet et la manifestation de la propriété consistent dans l'occupation: or on n'occupe pas une idée; on n'en a la jouissance qu'en la produisant, et dés qu'elle est produite, on n'en a plus la possession exclusive. « Les idées, dit M. Renouard, se communiquent et circulent sans se détruire ni s'amoindrir en circulant, nul de ceux qui se les assimilent ne les ôte à ceux de qui il les tient. » Le droit de l'auteur, ils le voient moins dans l'œuvre que dans la gloire d'avoir créé l'œuvre. « Ce qui est propre à l'auteur, c'est le cachet individuel imprimé sur l'œuvre, qui attache la gloire du nom du créateur au produit de la pensée. Mais ce droit lui est tellement propre qu'il ne peut ni l'aliéner ni le transmettre. » Ils contestent l'utilité socialr d'un droit absolu; car les grands écrivains et les grands artistes sont guidés dans leurs travaux par d'autres sentiments que celui du gain: fort heureusement pour l'humanité; car le gain ne récompense que rarement le génie et il le fait presque toujours avec parcimonie; si les grands hommes n'avaient pas d'autre mobile, la société se verrait le plus souvent privée de leur puissant concours; quant aux fabricants de livres et d'objets d'art, ils sont désintéressés dans la question, car leur marchandise n'a de valeur que pendant un temps d'ordinaire très-limité. « Le droit de propriété littéraire proprement dit, ajoute encore M. Wolowski, est immatériel comme la création intellectuelle; il appartient éternellement à l'auteur dont la gloire illumine le front; mais le droit de copie appartient à toutes les intelligences libres qui perçoivent l'idée et la forme et qui la reproduisent à leur tour.

« Dans ce conflit de deux droits égaux, on arrive forcément à un compromis; notre législation actuelle le ménage de manière à concilier tous les intérêts; elle est d'accord avec la pratique universelle des nations qui a partout résolu ce problème dans le même sens. » Partout en effet on réserve à l'auteur la propriété exclusive sa vie durant, et, après sa mort, on accorde à ses héritiers un droit de jouissance pendant un certain nombre d'années: cinq ans au Chili, sept ans en Angleterre, dix ans au Brésil et au Mexique, quinze ans en Italie, vingt ans en Belgique, en Hollande et en Suéde; trente ans dans la plus grande partie de l'Allemagne. Aux États-Unis, le privilège est de vingt-huit ans à [693] partir du jour de la publication, et à l'expiration il est prolongé jusqu'à quarante-deux ans en cas de survie de l'auteur, de la veuve ou de ses enfants. En France, la loi du 19 juillet 1793 déclare que le droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages ou d'en céder la propriété en tout ou en partie appartient durant leur vie entière aux auteurs d'écrits en tout genre, compositeurs de musique, peintres et dessinateurs; le décret de 1810 garantit la même propriété à la veuve pendant sa vie, si les conventions matrimoniales lui en donnent le droit et aux enfants pendant vingt ans; la loi du 8 juin 1854 a porté cette jouissance à trente ans; une commission, instituée en 1861, s'est prononcée pour la légitimité du principe de la propriété littéraire, mais reculant devant les difficultés pratiques de la perpétuité, a demandé seulement l'extension à cinquante ans de la jouissance exclusive en faveur des héritiers.

Que conclure de ce débat? Deux points sont hors de litige: 1° l'idée ne saurait être appropriée; 2° la matière peut l'être. Mais que dire de la forme qui est l'incarnation de l'idée dans la matière? Qu'elle participe de l'un et de l'autre; que l'auteur peut la revendiquer, parce qu'il la reconnaît à des signes sensibles; que le premier venu peut se l'assimiler parce qu'elle est de la nature des choses que l'intelligence saisit, et qu'une fois qu'elle l'a saisie elle peut la produire comme sienne: c'est ainsi que nous reproduisons les vérités mathématiques et en général les sciences du raisonnement. L'intelligence ne saisit pas tout un ouvrage de manière à le rééditer, tout un tableau de manière à le copier fidèlement, peut-être; mais à quelle limite finit l'imitation légitime et commence le plagiat condamnable? On pourrait donner à un auteur un droit perpétuel sur son œuvre; mais il faudrait, dès le jour de la publication, laisser toute liberté à l'imitation légitime. Or comment savoir quand l'imitation est légitime ou, pour mieux dire, quand la reproduction partielle est le fruit spontané d'une assimilation naturelle? Il y a évidemment là deux droits contradictoires auxquels il est malaisé de faire leur part: de là, comme pour le brevet d'invention, mais pour des raisons quelque peu différentes, la nécessité d'un compromis et d'une limite mise à la jouissance exclusive ou plutôt d'une limite mise à la protection légale qui assure cette jouissance; limite qui peut varier et qu'il est bon de placer assez loin pour assurer à l'auteur une large rémunération de son travail, mais qui ne peut être portée à l'infini sous peine d'opprimer, comme matière d'invention, le droit de tous pour constituer le privilège d'un seul.

Endnotes

[1] Au moment où nous commencions la rédaction de cet article, une indisposition sérieuse ne nous a point permis d'y consacrer tout le temps nécessaire. Notre ami, M. Levasseur, a bien voulu nous aider de son précieux concours; la forme donnée a l'expression dépensées qui nous sont communes, lui appartient. L. W.

[2] Esprit des lois , liv. XXVI, ch. xv.

[3] Bentham, Traité de législation .

[4] M. Thiers, De la propriété , liv. I, ch. v.

[5] Robertson, Histoire de l'Amérique , trad. Sicard, liv. VII.

[6] Robertson, Histoire de l'Amérique , trad. Sicard, liv. VII.

[7] Lois , liv. XI.

[8] « Pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les réglements. » (Art. 544.)