[Created: 5 November, 2024]
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L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 2 vols. (A Londres chez Jean Nourse, Librairie; & se trouve à Paris, chez Desaint, Libraire, 1767). Vol. 1.http://davidmhart.com/liberty/FrenchClassicalLiberals/Riviere/1767-OrdreNaturel/index1.html
,Pierre-Paul Lemercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 2 vols. (A Londres chez Jean Nourse, Librairie; & se trouve à Paris, chez Desaint, Libraire, 1767). Vol. 1.
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This book is part of a collection of works by Paul Pierre Lemercier de la Rivière
(1719-1801).
Volume I contains Parts 1 and 2
Volume II contains Part 3.
Volume I
[I-vii / 7]
Nous connaissons dans les rois trois principaux objets d’ambition : une grande richesse, une grande puissance, une grande autorité ; j’écris donc pour les intérêts des rois ; car je traite des moyens par lesquels leur richesse, leur puissance, leur autorité peuvent s’élever à leur plus haut degré possible.
Les propriétaires des terres ne désirent rien tant que de voir accroître les revenus qu’ils retirent annuellement de leurs domaines : j’écris donc pour les intérêts de ces propriétaires ; car je traite des moyens par lesquels toutes les terres peuvent parvenir à leur donner le plus grand revenu possible.
La classe qui vend ses travaux aux autres hommes, n’a d’autre but que d’augmenter ses salaires par son industrie : j’écris donc pour les intérêts de cette classe ; car je traite des moyens par lesquels la masse des salaires de l’industrie peut grossir dans toute l’étendue de sa plus grande mesure possible.
Les ministres des autels, comme hommes co-partageants dans le produit des terres, et comme dispensateurs des biens consacrés à secourir l’indigent, sont doublement intéressés à l’abondance des récoltes : j’écris donc pour les intérêts de ces ministres : j’écris donc pour les intérêts de l’indigent ; car je traite des moyens par lesquels on peut assurer aux récoltes la plus grande abondance possible.
Les commerçants, classe particulière d’hommes dont l’utilité est commune à toutes les nations, et qui ne peuvent commercer qu’en raison de la reproduction des richesses commerçables, ne doivent former des vœux que pour la multiplication de ces richesses : j’écris donc pour les intérêts des commerçants ; car je traite des moyens par lesquels on peut s’assurer la plus grande reproduction, et la plus grande consommation possible de toutes les richesses qui doivent entrer dans le commerce.
Les hommes enfin, en se réunifiant en société, n’ont eu d’autre objet que d’instituer parmi eux des droits de propriétés communes et particulières, à l’aide desquels ils pussent se procurer toute la somme du bonheur que l’humanité peut comporter, toutes les jouissances [8] dont elle nous rend susceptibles : j’écris donc pour les intérêts du corps entier de la société ; car je traite des moyens par lesquels elle doit nécessairement, et pour toujours, donner la plus grande consistance, la plus grande valeur à ces droits de propriétés communes et particulières, se placer ainsi et se maintenir dans son meilleur état possible.
Partout où nos connaissances peuvent pénétrer, nous découvrons une fin et des moyens qui lui sont relatifs : nous ne voyons rien qui ne soit gouverné par des lois propres à son existence, et qui ne soit organisé de manière à obéir à ces lois, pour acquérir, par leurs secours, tout ce qui peut convenir à la nature de son être, et à sa façon d’exister. J’ai pensé que l’homme n’avait pas été moins bien traité : les dons qui lui sont particuliers, et qui lui donnent l’empire de la terre, ne me permettent pas de croire que dans le plan général de la création, il n’y ait pas une portion de bonheur qui lui soit destinée, et un ordre propre à lui en assurer la jouissance.
Plein de cette idée, et persuadé que cette lumière divine qui habite en nous, ne nous est pas donnée sans un objet, j’en ai conclu qu’il fallait que cet objet fût de nous mettre en état de connaître l’ordre sur lequel nous devons régler notre façon d’exister pour être heureux. De là, passant à la recherche et à l’examen de cet ordre, j’ai reconnu que notre état naturel est de vivre en société ; que nos jouissances les plus précieuses ne peuvent se trouver qu’en société ; que la réunion des hommes en société, et des hommes heureux par cette réunion, est dans les vues du Créateur ; qu’ainsi nous devions regarder la société comme étant l’ouvrage de Dieu même ; et les lois constitutives de l’ordre social comme faisant partie des lois générales et immuables de la création.
Les premières difficultés qui se sont élevées contre cette façon de considérer l’homme, ont été tirées des maux qui résultent de notre réunion en société. Mais alors observant que parmi les choses les plus utiles pour nous, il n’en est point qui ne puissent nous devenir funestes par les abus que nous pouvons en faire, j’ai cru devoir examiner si les lois naturelles de la société sont les véritables causes de ces mêmes maux ; ou s’ils ne sont point plutôt les fruits nécessaires de notre ignorance sur les dispositions de ces lois.
Mes recherches sur ce point m’ont fait passer du doute à l’évidence : elles m’ont convaincu qu’il existe un ordre naturel pour le gouvernement des hommes réunis en société ; un ordre qui nous assure nécessairement toute la félicité temporelle à laquelle nous sommes appelés pendant notre séjour sur la terre, toutes les jouissances que nous pouvons raisonnablement y désirer, et auxquelles nous ne pouvons rien ajouter qu’à notre préjudice ; un ordre pour la [9] connaissance duquel la nature nous a donné une portion suffisante de lumières, et qui n’a besoin que d’être connu pour être observé ; un ordre où tout est bien, et nécessairement bien, où tous les intérêts sont si parfaitement combinés, si inséparablement unis entre eux, que depuis les souverains jusqu’au dernier de leurs sujets, le bonheur des uns ne peut s’accroître que par le bonheur des autres ; un ordre enfin dont la sainteté et l’utilité, en manifestant aux hommes un Dieu bienfaisant, les prépare, les dispose, par la reconnaissance, à l’aimer, à l’adorer, à chercher par intérêt pour eux-mêmes, l’état de perfection le plus conforme à ses volontés.
Plus j’ai voulu combattre cette évidence, et plus je l’ai rendue victorieuse pour moi : plût au Ciel que je pusse la démontrer aux autres comme je la sens, comme je la vois ; plût au Ciel qu’elle fût universellement répandue ; elle ne pourrait l’être qu’elle ne changeât nos vices en vertus ; qu’elle ne fît ainsi le bonheur de l’humanité.
[I-1 / 10]
Nécessité physique de la société. — Comme elle nous conduit à la connaissance du juste et de l’injuste absolus. — Leur origine, en quoi ils consistent ; axiome qui renferme tout le juste absolu. — Comme les devoirs sont le principe et la mesure des droits. — Premiers principes constitutifs de l’ordre naturel et essentiel à chaque société particulière. — Rapports nécessaires de cet ordre essentiel avec l’ordre physique ; caractères principaux et avantages de cet ordre essentiel ; il est simple, évident et immuable ; il constitue le meilleur état possible de tout homme vivant en société. — Exposition sommaire de la théorie de cet ordre, servant encore à prouver la simplicité et l’évidence de ses principes et des conséquences qui en résultent. — Moyens de l’établir et de le perpétuer parmi les hommes.
[I-3]
La manière dont l’homme est organisé prouve qu’il est destiné par la nature à vivre en société. — Nécessité physique de la réunion des hommes en société. — Elle est nécessaire à la reproduction des subsistances, et par conséquent à la multiplication des hommes, qui est dans les vues du Créateur.
Il est évident que l’homme, susceptible de compassion, de pitié, d’amitié, de bienfaisance, de gloire, d’émulation, d’une multitude d’affections qu’il ne peut éprouver qu’en société, est destiné par la nature à vivre en société. Ce n’est que dans cette vue qu’elle a pu lui donner le germe des passions qui ne peuvent convenir qu’à un être social : si elle s’était proposé que l’homme vécût isolé comme les bêtes féroces, elle ne l’aurait pas organisé différemment de ce qu’elles le sont ; elle ne l’aurait pas disposé à recevoir, à sentir des affections qui n’ont de rapport qu’avec la société, et qui ne peuvent naître en lui qu’autant qu’il vit en société.
Plus nous approfondirons cette idée, et plus nous serons convaincus, par la contemplation de ce qui est naturellement en nous, que la réunion des hommes en société est dans le plan général de la création : nous avons reçu de Dieu une intelligence dont l’utilité ne [11] se développe qu’en société : par son moyen nos connaissances ont franchi les bornes du globe dans lequel nous nous étions trouvés renfermés ; nous sommes parvenus à multiplier, pour ainsi dire, notre existence personnelle, à penser, à agir dans les autres hommes, à donner à nos volontés la puissance de nous rendre présents en différents lieux à la fois : pourquoi donc aurions-nous reçu ces facultés intellectuelles par le secours desquelles les hommes les plus éloignés les uns des autres communiquent entre eux et s’entreservent, si ce n’est pour que la société des hommes existât par l’exercice habituel de ces mêmes facultés ?
Cette intelligence qui nous rend maîtres de tout ce qui respire, qui permet que notre faiblesse devienne la force dominante sur la terre, qui nous élève enfin à la connaissance évidente de tant de vérités sublimes et importantes à notre bonheur, nous laisserait dans un état qui, à plusieurs égards, serait fort inférieur à celui des brutes, si dans un homme elle n’était jamais enrichie des lumières qui lui sont préparées par les autres hommes.
Oui, notre intelligence, ce don si précieux, est une espèce de patrimoine commun qui n’a de valeur qu’autant que tous les hommes le font valoir en commun, et qu’ils en partagent les fruits en commun. Lors même que la mort nous sépare de la société, elle ne sépare point toujours la société de la portion d’intelligence que nous avons cultivée pendant notre vie : les découvertes que nous avons faites par son secours, tous les fruits en un mot que nous en avons retirés, subsistent encore après nous, lorsque nous avons bien voulu les communiquer, et ne point les dérober à la société. Notre intelligence nous survit ainsi pour l’utilité de nos associés ; ils semblent en hériter ; et voilà pourquoi nous disons des grands hommes, qu’ils ne meurent point ; que leur esprit habite encore partout où leurs lumières se sont répandues, partout où leurs vertus servent de modèle.
Comment donc pourrait-on croire que nous ne sommes point organisés pour vivre en société, tandis que nous nous apercevons tous les jours que par le moyen de notre intelligence, il subsiste encore une sorte de société entre nous et des hommes qui, depuis 2000 ans, ont disparu de dessus la terre : nous les révérons, nous les consultons ; à leur tour, ils nous parlent et nous instruisent ; ils communiquent avec nous enfin, puisqu’ils excitent en nous des sensations, et qu’ils nous suggèrent des idées, comme si nous jouissions encore de leur présence et de leur entretien.
Pour peu que nous fassions attention aux secours dont l’enfance et la vieillesse ne peuvent absolument se passer, il est certainement évident que l’homme est constitué de manière qu’il doit naître, et mourir en société. Ce que j’appelle naître, c’est vivre dans l’enfance, [12] dans cet âge où chaque jour nous acquérons, par une gradation insensible, le degré de forces suffisantes pour satisfaire, par nous-même, à ce que nos besoins exigent. Par la même raison, ce que j’appelle mourir, c’est la façon dont nous existons, lorsque courbés sous le poids des années, le déclin journalier de nos forces nous achemine peu à peu vers le dernier terme où la loi commune à tout être créé doit s’accomplir.
Si dans les extrémités de notre vie, cette faiblesse, qui devient en nous une impuissance absolue, trouve dans les inclinations et les devoirs des autres hommes, tous les secours dont elle a besoin, c’est à la société que nous en sommes redevables : notre réunion en société suppléant ainsi, dans l’homme social, tout ce que la nature a refusé à l’homme isolé, elle est donc évidemment une condition essentielle à notre existence.
Nous trouverons une quatrième preuve de la même vérité, si nous voulons donner quelque attention aux deux mobiles qui sont en nous les premiers principes de tous nos mouvements : l’un est l’appétit des plaisirs, et l’autre est l’aversion de la douleur. Par l’appétit des plaisirs on ne doit pas entendre seulement l’appétit des jouissances purement physiques, de ces sensations agréables qui naissent en nous nécessairement, selon la disposition naturelle de nos sens, et sans le concours de nos facultés intellectuelles ; mais sous le nom de plaisirs, il faut comprendre encore ce que nous pouvons nommer la délectation de l’âme, ces vives et douces affections qui la pénètrent si délicieusement ; qui la remplissent sans lui laisser aucun vide, qui naissent des rapports que nous avons avec les êtres de notre espèce, et que nous ne pouvons éprouver que dans la société.
De même quand je parle de l’aversion de la douleur, l’idée que je veux présenter ne doit point être resserrée dans ce qui concerne les maux physiques : elle embrasse encore toutes les situations pénibles, ennuyeuses et affligeantes dans lesquelles l’âme ne peut se trouver qu’à l’occasion de notre existence en société.
Ces sortes d’affections sociales, quoiqu’elles ne nous soient communiquées que par l’entremise de nos sens, prennent sur nous un tel empire, qu’elles nous forcent souvent à leur sacrifier nos sensations physiques les plus chères : c’est à ces affections sociales que nous obéissons, lorsque nous paraissons renoncer à nous-même pour ne plus vivre que dans les autres, pour ne plus jouir que de leurs propres jouissances, pour ne plus connaître le plaisir, qu’autant qu’il passe par eux pour arriver jusqu’à nous ; nous leur obéissons encore lorsque nous nous élevons jusqu’au mépris des richesses et de la vie, et que nous préférons la douleur physique, la mort même au [13] déshonneur ou à quelque autre chagrin qui naît de nos rapports avec la société.
Ces réflexions, toutes courtes qu’elles sont, suffisent pour prouver que la société nous devient beaucoup plus précieuse par les jouissances qu’elle nous procure dans l’ordre métaphysique, que par les jouissances physiques qu’elle nous assure ; qu’ainsi l’appétit des plaisirs, si avide de ces affections sociales, ne peut être satisfait que par le moyen de la société.
Je conviens cependant que ce mobile, considéré dans ses rapports avec l’ordre physique, nous soumet d’une manière bien plus sensible encore et bien plus absolue, à la nécessité rigoureuse de nous réunir en société : pressés par l’attrait du plaisir physique de satisfaire aux besoins essentiels à notre existence, et ne pouvant nous procurer, que par le moyen de la société, les choses relatives à ces mêmes besoins, il est évident que notre réunion en société est une suite naturelle et nécessaire de l’appétit des plaisirs.
Mais ce n’est point là que se bornent les rapports de ce mobile avec la société : quelle multitude de besoins et de jouissances factices ne voit-on pas naître pour nous à l’occasion de notre réunion en société ! L’appétit des plaisirs, en nous rendant sensibles à l’attrait de ces jouissances, ne nous annonce-t-il pas que nous sommes faits pour elles, et qu’elles sont faites pour nous ? Et quand il est démontré, comme il le sera dans la suite de cet ouvrage, que ces besoins et ces jouissances factices sont l’âme du mouvement social, du mouvement par lequel la société parvient à remplir les objets de son institution, ne nous devient-il pas évident que tout en nous est disposé pour que nous vivions en société ?
Ce que je viens de dire de ce premier mobile me dispense de parler du second : il est aisé de concevoir que la privation des jouissances recherchées par l’appétit des plaisirs, est pour nous une occasion de douleur ; et que l’aversion de la douleur concourt ainsi avec l’appétit des plaisirs, à la formation et au maintien de la société.
Une cinquième preuve que nous sommes destinés à vivre en société, ce sont les besoins physiques et essentiels auxquels notre existence nous assujettit uniformément : nous ne pouvons exister sans consommer ; notre existence est une consommation perpétuelle ; et la nécessité physique des subsistances établit la nécessité physique de la société. Si les hommes ne se nourrissaient que des productions spontanées de la terre, de celles qu’elle donne gratuitement, et sans travaux préparatoires, il faudrait un pays très vaste pour faire subsister un très petit nombre d’hommes ; mais nous savons par notre propre expérience que l’ordre physique de notre constitution tend à une multiplication très nombreuse. Cette disposition physique serait [14] donc une contradiction, un désordre dans la nature, en ce que les hommes ne pourraient se multiplier que pour s’entredétruire, si l’ordre physique de la reproduction des subsistances ne permettait pas qu’elles soient multipliées aussi à mesure que nous nous multiplions. Ce désordre serait d’autant plus grand, d’autant plus évident, qu’il s’étendrait jusque sur les vues que la nature s’est proposé dans la multiplication des autres animaux ; car elle est subordonnée, comme la nôtre, à celle des subsistances ; et nous sommes les seules créatures par le moyen desquelles les productions doivent se multiplier pour l’avantage commun de tous les êtres qui sont destinés à les consommer.
Cependant cette multiplication de subsistances ne peut s’opérer que par la culture, et la culture n’est possible que dans la société ; car il est évident que personne ne cultiverait si personne n’avait la certitude morale de jouir de la récolte, et que ce n’est que dans la société que cette certitude morale peut s’établir, parce qu’elle suppose des droits qui, comme on le verra dans la suite, ne peuvent avoir lieu qu’en société.
L’exemple des Lapons qui ne cultivent point, ne peut pas m’être objecté : chez eux la rigueur du climat s’oppose à la multiplication des hommes, parce qu’il s’oppose à la culture : aussi sont-ils très peu nombreux. Mais quelque faible que soit leur population, elle ne serait point ce qu’elle est, et elle ne pourrait se conserver dans le même état, si la société qui s’est établie parmi eux, ne leur assurait la propriété de leurs troupeaux, et la liberté de les faire pâturer.
Je ne crains pas non plus qu’on aille chercher chez quelques peuples de l’Amérique, des arguments pour me prouver que l’ordre physique de la génération ne rend pas la culture nécessaire. Je sais qu’il en est qui ne cultivent point ou presque point, quoique leur sol et leur climat soient également heureux ; mais ils détruisent leurs enfants, égorgent les vieillards, emploient des remèdes pour arrêter le cours naturel de la génération : leurs pratiques homicides sont donc autant de preuves que je peux réclamer pour établir, non pas qu’il ne peut exister une société sans culture, mais que dans les climats propres à la multiplication des hommes, il est d’une nécessité physique, d’une nécessité relative à leurs besoins physiques et à l’ordre physique de la génération, qu’ils soient cultivateurs ou meurtriers.
Je veux bien laisser dans ce premier moment la liberté d’instituer une société comme on le voudra ; je veux bien qu’elle ne soit point cultivatrice ; toujours est-il vrai que si les hommes n’ont pas formé entre eux une société quelconque, de laquelle il puisse résulter une sûreté contre la supériorité de la force et son usage arbitraire, il est [15] impossible qu’un homme puisse faire des approvisionnements, élever des troupeaux, en un mot s’assurer les moyens de subsister d’un automne à un autre automne. Partout où il n’y aurait de droits que ceux de la force, toute possession ne pourrait être que précaire et conditionnelle : un tel état serait un état de guerre perpétuelle et nécessaire : quiconque ne croirait pas être seul, se croirait nécessairement en danger, et nécessairement il faudrait qu’il détruisît pour n’être pas détruit.
Rien de plus simple, rien de plus évident que l’argument que je viens d’employer pour prouver la nécessité physique de la société : l’ordre physique de la génération nous montre que le genre humain est destiné par l’auteur de la nature à une multiplication très nombreuse ; cette multiplication cependant ne peut avoir lieu sans une abondance de subsistances relative et proportionnée à ses besoins ; or cette abondance ne peut naître que par le moyen de la culture qui ne peut s’établir sans la société : ainsi l’établissement de la société, comme moyen nécessaire à l’abondance des productions, est d’une nécessité physique à la multiplication des hommes, et fait partie de l’ordre de la création.
[I-16 / 16]
Première source du juste et de l’injuste absolus ; en quoi ils consistent ; leurs rapports avec la nécessité physique de la société ; droits et devoirs dont la nécessité et la justice sont absolues. — Origine de la propriété personnelle et de la propriété mobilière ; ce qu’elles sont ; leurs rapports avec l’inégalité des conditions parmi les hommes. — Axiome qui renferme tout le juste absolu.
La connaissance de la nécessité physique de la société nous conduit tout d’un coup à la connaissance du juste et de l’injuste absolus. Le juste absolu est une justice par essence, une justice qui tient tellement à la nature des choses, qu’il faudrait qu’elles cessassent d’être ce qu’elles sont, pour que cette justice cessât d’être ce qu’elle est.
Le juste absolu peut être défini, un ordre de devoirs et de droits qui sont d’une nécessité physique, et par conséquent absolue. Ainsi l’injuste absolu est tout ce qui se trouve contraire à cet ordre. Le terme d’absolu n’est point ici employé par opposition au relatif ; car ce n’est que dans le relatif que le juste et l’injuste peuvent avoir lieu ; mais ce qui, rigoureusement parlant, n’est qu’un juste relatif devient cependant un juste absolu par rapport à la nécessité absolue où nous sommes de vivre en société.
Quoi qu’il soit vrai de dire que chaque homme naisse en société, cependant dans l’ordre des idées, le besoin que les hommes ont de la société, doit se placer avant l’existence de la société. Ce n’est pas parce que les hommes se sont réunis en société, qu’ils ont entre eux des devoirs et des droits réciproques ; mais c’est parce qu’ils avaient naturellement et nécessairement entre eux des devoirs et des droits réciproques, qu’ils vivent naturellement et nécessairement en société. Or ces devoirs et ces droits, qui dans l’ordre physique sont d’une nécessité absolue, constituent le juste absolu.
Je ne crois pas qu’on veuille refuser à un homme le droit naturel de pourvoir à sa conservation : ce premier droit n’est même en lui que le résultat d’un premier devoir qui lui est imposé sous peine de douleur et même de mort. Sans ce droit, sa condition serait pire que celle des animaux ; car ils en ont tous un semblable. Or il est évident que le droit de pourvoir à sa conservation renferme le droit d’acquérir, par ses recherches et ses travaux, les choses utiles à son existence, et celui de les conserver après les avoir acquises. Il est évident que ce second droit n’est qu’une branche du premier : on ne peut pas dire avoir acquis ce qu’on n’a pas le droit de conserver ; ainsi le droit [17] d’acquérir et le droit de conserver ne forment ensemble qu’un seul et même droit, mais considéré dans des temps différents.
C’est donc de la nature même que chaque homme tient la propriété exclusive de sa personne, et celle des choses acquises par ses recherches et ses travaux. Je dis la propriété exclusive, parce que si elle n’était pas exclusive, elle ne serait pas un droit de propriété.
Si chaque homme n’était pas, exclusivement à tous les autres hommes, propriétaire de sa personne, il faudrait que les autres hommes eussent sur lui-même des droits semblables aux siens : dans ce cas on ne pourrait plus dire qu’un homme a le droit naturel de pourvoir à sa conservation ; lorsqu’il voudrait user d’un tel droit, les autres auraient aussi le droit de l’en empêcher ; son prétendu droit serait donc nul ; car un droit n’est plus un droit, dès que les droits des autres ne nous laissent pas la liberté d’en jouir.
Il y a longtemps que nous avons adopté l’axiome du droit romain, Jus constituit necessitas, et que sans connaître la force et la justice de cette façon de parler, nous disons que la nécessité fait la loi. Cet axiome cependant renferme une grande vérité ; il nous apprend que ce qui est d’une nécessité absolue, est aussi d’une justice absolue ; et d’après cette même vérité, nous devons faire le raisonnement que voici : Pour que chaque homme puisse remplir le premier devoir auquel il est assujetti par la nature, pour qu’il puisse subsister enfin, il est d’une nécessité absolue qu’il ait le droit de pourvoir à sa conservation ; pour qu’il puisse jouir de ce droit, il est d’une nécessité absolue que les autres n’aient pas le droit de l’en empêcher ; la propriété exclusive de sa personne, que désormais j’appellerai propriété personnelle, est donc pour chaque homme un droit d’une nécessité absolue ; et comme cette propriété personnelle exclusive serait nulle sans la propriété exclusive des choses acquises par ses recherches et ses travaux, cette seconde propriété exclusive à laquelle je donnerai, dans la suite, le nom de propriété mobilière, est d’une nécessité absolue comme la première dont elle émane.
Nous voici déjà bien avancés dans la connaissance du juste et de l’injuste absolus : une fois que nous voyons qu’il est d’une nécessité absolue que dans chaque homme sa propriété personnelle et sa propriété mobilière soient exclusives, nous sommes forcés de reconnaître aussi, dans chaque homme, des devoirs d’une nécessité absolue : ces devoirs consistent à ne point blesser les droits de propriété des autres hommes ; car il est évident que, sans les devoirs, les droits cesseraient d’exister.
L’homme, considéré par rapport aux animaux, n’a point de droits, parce qu’entre eux et lui c’est le pouvoir physique qui décide [18] de tout. L’idée qu’on doit se former d’un droit ne peut s’appliquer qu’aux rapports que les hommes ont nécessairement entre eux ; et dans ce point de vue, qui dit un droit, dit une prérogative établie sur un devoir, et dont on jouit librement, sans le secours de la supériorité des forces, parce que toute force étrangère, quoique supérieure, est obligée de la respecter. Sans cette obligation rigoureuse, l’homme endormi n’aurait aucun des droits de l’homme éveillé, ou plutôt personne n’aurait de droits, qu’en raison de son pouvoir physique, et la société ne subsisterait pas plus entre les hommes, qu’elle subsiste entre eux et les bêtes féroces.
Le voilà donc ce juste absolu, le voilà qui s’offre à nous dans toute sa simplicité : une fois que nous reconnaissons la nécessité physique dont il est, que nous vivions en société, nous voyons évidemment qu’il est d’une nécessité, et conséquemment d’une justice absolues, que chaque homme soit exclusivement propriétaire de sa personne et des choses qu’il acquiert par ses recherches et ses travaux ; nous voyons évidemment qu’il est d’une nécessité et d’une justice absolues que chaque homme se fasse un devoir de respecter les droits de propriété des autres hommes ; qu’ainsi parmi eux il n’est point de droits sans devoirs. J’ai même déjà fait observer que cette règle est l’ordre primitif de la nature ; car dans cet ordre primitif le droit de pourvoir nous-même à notre conservation, sitôt que nos forces nous le permettent, est établi sur un devoir absolu, sur un devoir dont nous ne pouvons nous affranchir, que nous n’en soyons punis par la douleur et la destruction de notre individu.
Cette dernière maxime du juste absolu nous montre encore qu’il n’est point de devoirs sans droits ; que ceux-là sont le principe et la mesure de ceux-ci ; que les devoirs enfin ne peuvent être établis dans la société, que sur la nécessité dont ils sont à la conservation des droits qui en résultent.
Si quelqu’un révoquait en doute cette vérité, il ne me serait pas difficile de l’en convaincre : un devoir, quel qu’il soit, prend sur la propriété personnelle qui doit être exclusive ; il est donc, par essence, incompatible avec cette propriété, à moins qu’il ne lui soit utile. Il est évident que si ce devoir lui était onéreux sans lui être d’aucune utilité, celui qui serait grevé de ce devoir, ne serait plus exclusivement propriétaire de sa personne : ainsi ce devoir, qui offenserait un droit naturel et conforme à la justice par essence, ne pourrait être rempli, qu’autant qu’on y serait contraint par une force supérieure : dans cet état, tout se ramènerait au pouvoir physique, désordre destructif de toute société. [19] L’idée d’un devoir qui ne serait absolument qu’onéreux, présente une contradiction bien frappante ; car d’un côté elle suppose un devoir, et de l’autre côté nul droit pour l’exiger. En effet un droit que la force seule établit, et qu’une autre force détruit, n’en est point un parmi les hommes. Tel serait cependant le titre de ceux qui voudraient assujettir un homme à des devoirs qui ne seraient pour lui d’aucune utilité, et qui par conséquent détruiraient en lui ses droits de propriété.
Revenons donc à l’ordre de la nature : là, nous trouvons que les devoirs sont nécessairement utiles ; qu’ils sont la source et le fondement des devoirs qui nous sont acquis, et qu’il nous importe de conserver ; que ces droits sont des propriétés exclusives par essence ; que leur imposer un devoir quelconque qui n’eut rien d’avantageux pour elles, ce serait les partager et par conséquent les détruire ; qu’ainsi elles ne peuvent se concilier avec d’autres devoirs que ceux qui sont conformes et nécessaires aux intérêts de ces mêmes propriétés exclusives. Nous pouvons donc renfermer tout le juste absolu dans un seul et unique axiome : POINT DE DROITS SANS DEVOIRS, ET POINT DE DEVOIRS SANS DROITS.
Je terminerai ce chapitre par une observation sur l’inégalité des conditions parmi les hommes : ceux qui s’en plaignent ne voient pas qu’elle est dans l’ordre de la justice par essence : une fois que j’ai acquis la propriété exclusive d’une chose, un autre ne peut pas en être propriétaire comme moi et en même temps. La loi de la propriété est bien la même pour tous les hommes ; les droits qu’elle donne sont tous d’une égale justice, mais ils ne sont pas tous d’une égale valeur, parce que leur valeur est totalement indépendante de la loi. Chacun acquiert en raison des facultés qui lui donnent les moyens d’acquérir ; or la mesure de ces facultés n’est pas la même chez tous les hommes.
Indépendamment des nuances prodigieuses qui se trouvent entre les facultés nécessaires pour acquérir, il y aura toujours dans le tourbillon des hasards, des rencontres plus heureuses les unes que les autres : ainsi par une double raison, il doit s’introduire de grandes différences dans les états des hommes réunis en société. Il ne faut donc point regarder l’inégalité des conditions comme un abus qui prend naissance dans les sociétés : quand vous parviendriez à dissoudre celles-ci, je vous défie de faire cesser cette inégalité ; elle a sa source dans l’inégalité des pouvoirs physiques, et dans une multitude d’événements accidentels dont le cours est indépendant de nos volontés ; ainsi dans quelque situation que vous supposiez les hommes, vous ne pourrez jamais rendre leurs conditions égales, à moins que [20] changeant les lois de la nature, vous ne rendiez égaux pour chacun d’eux, les pouvoirs physiques et les accidents.
Je conviens cependant que dans une société particulière, ces différences dans les états des hommes peuvent tenir à de grands désordres qui les augmentent au-delà de leur proportion naturelle et nécessaire ; mais qu’en résulte-t-il ? Qu’il faut se proposer d’établir l’égalité des conditions ? Non ; car il faudrait détruire toute propriété, et par conséquent toute société ; mais qu’il faut corriger les désordres qui font que ce qui n’est point un mal en devient un, en ce qu’ils disposent les choses de manière que la force place d’un côté tous les droits, et de l’autre tous les devoirs.
[I-27 / 21]
Formation des sociétés particulières ; comme elles sont d’une nécessité physique. — Institution et nécessité physique de la propriété foncière, des lois conséquentes à cette propriété, et d’une autorité tutélaire pour en assurer l’observation. — Premières notions du juste absolu considéré dans les sociétés particulières. — Comment la somme des droits et celle des devoirs se servent mutuellement de mesure dans ces sociétés. — Fondement naturel et unique de la véritable grandeur des rois.
Nous venons de voir qu’il a dû exister naturellement et nécessairement parmi les hommes une sorte de société universelle et tacite, dans laquelle chacun avait des devoirs et des droits essentiels. Cette société primitive existait par la seule connaissance du besoin que les hommes avaient les uns des autres, et de la nécessité où ils étaient de s’imposer des devoirs réciproques pour s’assurer des droits réciproques qui intéressaient leur existence. Dans ce premier état, les hommes venant à se multiplier, les productions gratuites et spontanées de la terre sont bientôt devenues insuffisantes ; et ils ont été forcés d’être cultivateurs. Alors il a fallu que les terres se partageassent, afin que chacun connût la portion qu’il pourrait cultiver.
De la nécessité de la culture a résulté la nécessité du partage des terres ; celle de l’institution de la propriété foncière ; et le tout ensemble a opéré nécessairement la division de la société universelle et tacite en plusieurs sociétés particulières et conventionnelles.
En général, avant qu’une terre puisse être cultivée, il faut qu’elle soit défrichée, qu’elle soit préparée par une multitude de travaux et de dépenses diverses qui marchent à la suite des défrichements ; il faut enfin que les bâtiments nécessaires à l’exploitation soient construits, par conséquent que chaque premier cultivateur commence par avancer à la terre des richesses mobilières dont il a la propriété : or comme ces richesses mobilières incorporées, pour ainsi dire, dans les terres, ne peuvent plus en être séparées, il est sensible qu’on ne peut se porter à faire ces dépenses, que sous la condition de rester propriétaire de ces terres ; sans cela la propriété mobilière de toutes les choses ainsi dépensées serait perdue. Cette condition a même été d’autant plus juste dans l’origine des sociétés particulières, que les terres étaient sans valeur vénale et sans prix, avant que les dépenses les eussent rendues susceptibles de culture.
D’après la nécessité physique de la propriété foncière il est aisé de concevoir la nécessité physique des sociétés particulières : en vain [22] un homme est constitué propriétaire d’une terre, il ne peut se décider à faire les dépenses nécessaires pour la mettre en valeur, qu’autant qu’il est socialement certain qu’il sera pareillement propriétaire de la récolte que la culture de cette terre pourra procurer. Mais pour établir cette certitude sociale en faveur des propriétaires fonciers et des cultivateurs, il a fallu chercher les moyens de mettre les récoltes à l’abri de tous les risques auxquels elles étaient nécessairement exposées, jusqu’à ce qu’elles fussent enlevées par ceux auxquels elles devaient appartenir. Les hommes se sont donc trouvés dans la nécessité physique de se diviser comme les terres même ; de former des sociétés particulières, dans lesquelles les uns fussent occupés de la culture, et les autres de la sûreté des récoltes.
Il est sensible que l’institution de ces sociétés particulières n’a pu se faire sans des conventions qui eussent un double objet : 1° celui d’assurer dans l’intérieur de chaque société, le sort des propriétaires fonciers, celui des cultivateurs, et de tous ceux qui seraient employés à la sûreté des récoltes ; 2° de mettre le corps entier de la société en état de n’avoir rien à craindre au dehors de la part des sociétés voisines. Alors, pour donner à ces conventions une consistance solide, et remplir les objets qu’on se proposait par leur moyen, il a fallu nécessairement instituer une autorité tutélaire, dans la protection de laquelle le corps social trouvât les secours et la garantie qu’il désirait : nous verrons dans la suite quelles sont les conditions essentielles pour que cette autorité réponde nécessairement aux vues de son institution.
C’est ainsi que la chaîne de nos besoins physiques sert à nous guider dans la recherche du juste absolu : à mesure qu’ils se développent à nos yeux, la nécessité physique de l’ordre auquel ils nous assujettissent nécessairement, se rend sensible ; et cette nécessité physique, qui est absolue, nous fait connaître ce qui est d’une justice absolue.
Dans le premier état où le genre humain se présente à nous, je veux dire, dans la société naturelle, universelle et tacite, nous apercevons clairement que l’homme ne peut exister sans la propriété exclusive de sa personne et des choses acquises par ses recherches et ses travaux ; que cette propriété étant la même dans tous les hommes, nous sommes ainsi forcés de reconnaître en chacun d’eux des devoirs et des droits d’une nécessité et d’une justice absolue.
Sitôt que les progrès de la multiplication des hommes les obligent d’employer leur industrie à multiplier les subsistances, le besoin qu’ils ont de la culture, les force d’instituer parmi eux une propriété foncière, qui devient ainsi d’une nécessité et d’une justice absolues. [23] Dès le moment que cette troisième sorte de propriété devient nécessaire à l’existence des hommes, la sûreté dont les récoltes ont besoin pour que la culture ait lieu, contraint la société générale de se diviser en sociétés particulières ; et dans ce second état nous découvrons de nouvelles branches du juste absolu ; nous voyons évidemment que ces sociétés particulières ne peuvent exister sans des conventions relatives à la sûreté si essentielle aux récoltes ; qu’ainsi les conventions qui établissent cette sûreté sont d’une nécessité et d’une justice absolues ; nous voyons évidemment que pour donner à ces mêmes conventions la solidité qui leur convient, il faut absolument instituer une autorité tutélaire ; par conséquent que d’un côté la protection que cette autorité doit leur accorder, et de l’autre côté l’obéissance aux ordres de cette même autorité sont d’une nécessité et d’une justice absolues.
Il est à propos de faire observer que la vérité de l’axiome qui embrasse tout le juste absolu, acquiert ici un nouveau degré d’évidence : à mesure que nous voyons nos devoirs s’accroître, nous voyons aussi nos droits s’accroître également. Dans le premier état des hommes ils n’avaient aucune sorte de propriétés communes ; leurs droits ne s’étendaient point au-delà de leurs propriétés exclusives tant personnelles que mobilières, et leurs devoirs ne les assujettissaient qu’à respecter entre eux ces mêmes propriétés, sans les obliger à se prêter des secours mutuels pour les défendre.
Dans leur second état les devoirs et les droits réciproques acquièrent une extension proportionnelle qui les rend bien plus précieux à l’humanité. Les hommes, obligés de cultiver, se trouvent ainsi chargés d’un nouveau devoir que la nature leur impose ; de ce nouveau devoir on voit naître une nouvelle sorte de droits, ceux de la propriété foncière qui assure celle des récoltes. Il est vrai qu’elle met en quelque sorte des bornes au droit primitif que tous les hommes avaient de se procurer des subsistances par leurs recherches ; mais aussi chacun de ceux qui jouissent de ces nouveaux droits, est dans l’obligation de les acheter par des dépenses, et de partager ainsi avec les autres hommes les avantages qu’il en retire ; par ce moyen ceux auxquels on impose, comme un nouveau devoir, l’obligation de respecter les récoltes, de veiller même à leur sûreté, se trouvent acquérir, par ce devoir, un nouveau droit, celui de participer à ces mêmes récoltes ; et ce nouveau droit les dédommage amplement du devoir qui en est le titre constitutif.
Ce n’est pas cependant que je veuille dire que tous les hommes qui ne cultivent point, soient dans une égale obligation de veiller à la sûreté des récoltes, et qu’ils aient un droit égal au partage qui doit en être fait. Mais pour tous ceux qui ne sont point commis aux fonctions [24] relatives à cette sûreté, il est d’autres moyens d’acquérir le droit de participer à ces mêmes récoltes ; et ces moyens sont toutes les ressources qu’ils peuvent trouver dans leur industrie, pour augmenter les jouissances du corps social : ils n’ont point à se plaindre d’avoir perdu le droit de recherche ; dès qu’ils se rendent utiles, les subsistances viennent les trouver ; ainsi en leur imposant le devoir de s’employer à l’utilité commune, on leur a donné des droits sur les produits de la culture ; et la manière dont ils satisfont à ce devoir, est ce qui décide de l’étendue de leurs droits.
On observera sans doute que la nécessité physique de la propriété foncière est la source où nous devons puiser toutes les institutions sociales qui constituent l’ordre essentiel des sociétés : de la nécessité de cette propriété nous voyons naître la nécessité de la propriété des récoltes ; de celle-ci la nécessité de les partager ; de cette troisième la nécessité des conventions ou des lois servant à régler ce partage ; de cette quatrième, la nécessité de toutes les autres institutions indispensables pour donner de la consistance à ces lois et aux droits qui en résultent : nous voyons ainsi se former la nécessité des magistrats pour être les organes des lois ; celle d’une autorité tutélaire pour assurer l’observation des lois ; celle enfin de tout ce qui doit concourir à mettre cette autorité en état de produire les effets qu’on en attend. Je n’entrerai point, quant à présent, dans le détail de toutes ces conséquences et des rapports nécessaires qu’elles ont entre elles ; je dirai seulement que la nécessité de la propriété foncière étant celle à laquelle la nécessité de toutes les autres institutions est subordonnée, il en résulte évidemment que le partage des récoltes doit être institué de manière que l’état du propriétaire foncier soit le meilleur état socialement possible.
Plus nous examinerons les rapports que les hommes ont entre eux dans cette nouvelle société, et plus nous serons convaincus que les nouveaux droits sont établis sur de nouveaux devoirs, et que les nouveaux devoirs sont établis sur de nouveaux droits : avant la formation des sociétés particulières le droit de chaque homme consistait, comme je viens de le dire, à ne point dépendre des autres, et son devoir se bornait à ne point les assujettir à dépendre de lui. Il en est tout autrement dans les sociétés particulières : il s’y forme une chaîne de dépendances réciproques qui deviennent des droits et des avantages réciproques : chaque homme est dans l’obligation de concourir à garantir les propriétés des autres hommes, et ce devoir lui donne un droit qui met les autres hommes dans l’obligation de concourir à lui garantir les siennes ; pour donner de la consistance à cette garantie mutuelle, il s’établit entre eux des propriétés communes, par le moyen desquelles chacun multiplie naturellement et [25] ses pouvoirs et ses jouissances ; ainsi par les nouveaux devoirs qu’il contracte, il acquiert de nouveaux droits, qui rendent nécessairement sa condition meilleure à tous égards.
Cette balance de devoirs et de droits réciproques et proportionnels établis les uns sur les autres se trouve être la même dans les devoirs et les droits de l’autorité tutélaire : si son droit est que les autres hommes lui obéissent, son devoir est aussi d’assurer les propriétés des autres hommes ; c’est parce qu’elle doit protection et sûreté, qu’on lui doit obéissance et partage dans les récoltes. Nous retrouvons donc partout la vérité de notre axiome : POINT DE DROITS SANS DEVOIRS, ET POINT DE DEVOIRS SANS DROITS.
Ce que je dis ici de l’autorité tutélaire nous conduit directement à nous former la plus haute idée de ceux qui en sont les dépositaires : on voit que cette autorité est le premier lien du corps politique ; que celui qui l’exerce est l’organe et le ministre de la justice par essence ; qu’il tient dans sa main le bonheur des hommes ; qu’en cela qu’il fait observer constamment un ordre de qui nous tenons tous les biens dont nous jouissons, il ne fait que partager dans les richesses qu’il procure ; il donne ainsi toujours plus qu’il ne reçoit ; il est une divinité à laquelle on ne peut rien offrir qui ne fasse partie de ses bienfaits.
[I-39 / 26]
Premiers principes de l’ordre essentiel des sociétés particulières. — Définition de cet ordre essentiel. — Il est tout entier renfermé dans les trois branches du droit de propriété. — Sans cet ordre les sociétés particulières ne pourraient répondre aux vues de l’auteur de la nature, et remplir l’objet de leur institution. — Cet objet est de procurer au genre humain le plus grand bonheur et la plus grande multiplication possibles.
À peine avons-nous, pour ainsi dire, entrevu la nécessité physique des sociétés particulières, que nous découvrons un ordre essentiel, un ordre dont elles ne peuvent s’écarter sans trahir leurs véritables intérêts, sans cesser même d’être sociétés. Ce que j’appelle un ordre essentiel est, en général, un enchaînement de moyens sans lesquels il est impossible de remplir l’objet qu’on s’est proposé. Ainsi l’objet ultérieur de la formation des sociétés particulières, tel que nous l’apercevons dans les intentions de leur premier instituteur, étant le bonheur et la multiplication des hommes, il devient évident que l’ordre essentiel des sociétés est l’accord parfait des institutions sociales sans lesquelles ce bonheur et cette multiplication ne pourraient avoir lieu.
Pour rendre ces vérités plus sensibles, il est à propos de développer les rapports qui se trouvent entre le bonheur et la multiplication des hommes. Par la raison qu’un homme n’apporte dans ce monde que des besoins ; qu’il doit y trouver les choses nécessaires à sa subsistance, et qu’il ne peut exister sans consommer, il est évident que les hommes ne peuvent se multiplier, qu’en proportion des productions qui doivent entrer dans leurs consommations. L’objet immédiat de l’institution des sociétés particulières est donc la multiplication des productions.
Cet objet immédiat nous est manifesté par l’ordre physique, de manière que personne ne peut le révoquer en doute : tout le monde voit évidemment que l’espèce humaine est susceptible d’une multiplication bien supérieure au nombre d’hommes qui pourraient vivre des productions spontanées de la terre ; tout le monde voit évidemment que la multiplication des productions est physiquement nécessaire ; qu’elle est possible, et même certaine, en remplissant, de notre part, les conditions dont l’ordre physique la fait dépendre ; tout le monde voit évidemment que cette multiplication ne peut s’opérer sans la culture ; que la culture ne peut avoir lieu que dans les sociétés particulières ; par conséquent que leur institution est dans les vues de la nature, comme un moyen dont elle a fait choix pour que la [27] multiplication des hommes ne fût point arrêtée par un obstacle insurmontable, et qu’au lieu de leur devenir funeste, elle servît à l’accroissement de leur bonheur.
Aux yeux du Créateur le bonheur des hommes à naître est tout aussi présent que celui des hommes qui sont déjà nés ; il pourvoit à l’un et à l’autre par les mêmes moyens, par l’institution des sociétés, par l’intérêt qu’elles ont pour elles-mêmes à multiplier les productions, par l’ensemble de toutes les dispositions qui sont dans la nature pour servir leurs intentions à cet égard. Cette réflexion nous montre combien nous devons respecter l’ordre qui nous réunit en société ; combien nous sommes coupables devant Dieu, lorsque nous nous écartons de cet ordre divin, et que nous arrêtons le cours naturel de la multiplication des hommes, en arrêtant celui de la multiplication des productions.
La multiplication et le bonheur des hommes sont deux objets tellement enchaînés l’un à l’autre dans le système de la nature, qu’il n’est sur la terre aucune puissance qui ait le pouvoir de les séparer. Humainement parlant, le plus grand bonheur possible consiste pour nous dans la plus grande abondance possible d’objets propres à nos jouissances, et dans la plus grande liberté possible d’en profiter. Or cette grande abondance ne peut jamais exister sans une grande liberté ; car, comme il sera démontré dans le chapitre suivant, c’est à la liberté que nous sommes redevables de tous les efforts que font les hommes pour provoquer cette abondance. Ainsi dès qu’il est reconnu que dans les vues de la nature la plus grande abondance possible des productions est l’objet immédiat de l’institution des sociétés particulières, il devient évident qu’il est également dans ses vues que les hommes y jouissent de la plus grande liberté possible, et conséquemment que les deux ensemble leur assurent le plus grand bonheur possible.
Non seulement l’auteur de la nature a voulu que la multiplication des hommes ne pût s’opérer que par les moyens institués pour les rendre heureux, mais encore que cette multiplication à son tour servît à l’accroissement de leur bonheur. C’est par un effet naturel de cette multiplication, que la terre s’est couverte d’une multitude de productions diverses, et que par la voie du commerce, chaque climat s’approprie, en quelque sorte, les richesses des autres climats ; c’est à elle encore que nous sommes redevables des progrès de notre intelligence et de notre industrie, en un mot de tout ce que nous mettons en pratique pour varier et multiplier nos jouissances. Je sais que parmi ces jouissances il en est beaucoup dont la privation ne serait point un malheur pour nous, si elles nous étaient totalement inconnues ; mais cela n’empêche pas qu’il nous soit agréable de les posséder, 74. 28. [28] et que ces jouissances ajoutent à la somme commune du bonheur qui se partage entre les hommes.
Autre chose est le malheur, autre chose la diminution du bonheur : ne pas jouir d’un bien qu’on ne connaît pas, n’est point un malheur ; mais c’est un bonheur de moins ; par la même raison connaître ce bien et en jouir n’est point la cessation d’un malheur, mais c’est un bonheur de plus. C’est dans ce sens qu’il faut entendre que la grande multiplication des hommes leur devient avantageuse ; ils pourraient sans elle n’être pas malheureux ; mais ils en ont besoin pour devenir plus heureux.
L’ordre essentiel à toutes les sociétés particulières est donc l’ordre des devoirs et des droits réciproques dont l’établissement est essentiellement nécessaire à la plus grande multiplication possible des productions, afin de procurer au genre humain la plus grande somme possible de bonheur, et la plus grande multiplication possible. D’après cette définition de l’ordre essentiel, il devient évident qu’il n’est rien au monde qui puisse nous intéresser autant que la connaissance de cet ordre précieux ; mais ce qui nous prouve bien que l’auteur de la nature a voulu que nous fussions heureux, c’est que tous les hommes sont appelés à cette connaissance : rien de si simple que l’ordre essentiel des sociétés ; rien de si facile à concevoir que les principes immuables qui le constituent ; ils sont tous renfermés dans les trois branches du droit de propriété ; il est aisé de le démontrer.
La propriété personnelle est le premier principe de tous les autres droits : sans elle, il n’est plus ni propriété mobilière, ni propriété foncière, ni société.
La propriété mobilière n’est, pour ainsi dire, qu’une manière de jouir de la propriété personnelle, ou plutôt c’est la propriété personnelle elle-même considérée dans les rapports qu’elle a nécessairement avec les choses propres à nos jouissances ; on est donc obligé de respecter, de protéger la propriété mobilière, pour ne pas détruire la propriété personnelle, la propriété foncière et la société.
La propriété foncière est établie sur la nécessité dont elle est aux deux premières propriétés, qui sans elles deviendraient nulles : dès qu’il y aurait plus d’hommes que de subsistances, le besoin les mettrait dans le cas de s’entre-égorger, et alors il n’existerait plus ni propriété mobilière, ni propriété personnelle, ni société.
Ces trois sortes de propriétés sont ainsi tellement unies ensemble qu’on doit les regarder comme ne formant qu’un seul tout dont aucune partie ne peut être détachée, qu’il n’en résulte la destruction des deux autres. L’ordre essentiel à toute société est donc de les conserver toutes trois dans leur entier ; il ne peut rien admettre qui puisse blesser aucune de ces trois propriétés. [29] Mais, me dira-t-on, n’y a-t-il pas d’autres institutions sociales qui font nécessairement partie de l’ordre essentiel des sociétés ? Cela est vrai, mais elles n’y prennent place que comme conséquences nécessaires, et non comme premiers principes ; c’est au droit de propriété qu’il faut remonter pour trouver la nécessité de ces institutions.
J’ai dit, par exemple, dans le chapitre précédent, que les sociétés particulières n’avaient pu se former sans des conventions relatives aux devoirs et aux droits qui résultent nécessairement de la propriété foncière, et qu’elles ne pouvaient subsister que par le moyen d’une autorité tutélaire propre à assurer l’exécution constante de ces mêmes conventions. De là s’ensuit que ces conventions ou ces lois (car c’est le nom qu’on doit leur donner), et une autorité tutélaire pour les faire observer, prennent naissance dans la nécessité physique de la propriété foncière : faites disparaître cette propriété, il n’est plus besoin ni de ces lois, ni de l’autorité tutélaire ; il n’existe plus ni ordre social ni véritable société.
L’institution de ces lois et celle de cette autorité, ainsi que toutes les autres institutions qui résultent nécessairement de ces deux premières, ont donc un objet essentiel, un objet déterminé par la propriété foncière elle-même, ou si l’on veut, par la nécessité absolue dont elle est à la société. Il est évident que cet objet essentiel n’est autre chose que de consolider les devoirs et les droits résultants de cette propriété ; ainsi ces deux institutions n’ajoutent rien à l’ordre essentiel ; c’est cet ordre au contraire qui les fait ce qu’elles sont, et pour sa propre conservation.
L’ordre essentiel à toutes les sociétés est l’ordre sans lequel aucune société ne pourrait ni se perpétuer ni remplir l’objet de son institution. La base fondamentale de cet ordre est évidemment le droit de propriété, parce que sans le droit de propriété la société n’aurait aucune consistance, et ne serait d’aucune utilité à l’abondance des productions. Les autres parties de l’ordre essentiel ne peuvent être que des conséquences de ce premier principe ; il est ainsi de toute impossibilité qu’elles ne soient pas parfaitement d’accord avec lui pour tendre vers la plus grande multiplication possible des productions et des hommes, et assurer le plus grand bonheur possible à chacun de ceux qui vivent en société.
[I-50 / 30]
De la liberté sociale ; en quoi elle consiste ; elle n’est qu’une branche du droit de propriété. — Simplicité de l’ordre social par rapport à la liberté. — Ses rapports nécessaires avec l’ordre physique de notre constitution et de la reproduction. — Nécessité dont elle est à l’intérêt général d’une société.
J’ai dit dans le chapitre précédent qu’une grande abondance de productions ne pouvait avoir lieu sans une grande liberté. Cette vérité, dont je n’ai point encore donné la démonstration, est tout à la fois d’une grande importance et d’une grande simplicité. N’est-il pas vrai qu’un droit qu’on n’a pas la liberté d’exercer, n’est pas un droit ? Il est donc impossible de concevoir un droit de propriété sans liberté. Le droit de propriété considéré par rapport au propriétaire, n’est autre chose que le droit de jouir ; or il est évident que le droit de jouir ne peut exister sans la liberté de jouir. De même aussi la liberté de jouir ne peut avoir lieu sans le droit de jouir ; elle le suppose nécessairement ; car sans le droit, la liberté n’aurait aucun objet, à moins d’admettre dans un homme la liberté de jouir des droits d’un autre homme. Mais cette idée renfermerait une contradiction bien évidente ; elle supposerait dans le second des droits qu’il n’aurait point, puisqu’il ne pourrait les exercer ; ils appartiendraient au contraire à celui qui aurait la liberté d’en jouir.
Par la raison que le droit de jouir et la liberté de jouir ne peuvent exister l’un sans l’autre, on doit les regarder comme ne formant qu’une seule et même prérogative qui change de nom, selon la façon de l’envisager. Ainsi on ne peut blesser la liberté sans altérer le droit de propriété, et on ne peut altérer le droit de propriété, sans blesser la liberté.
Il est sensible que par le terme de liberté il ne faut point entendre cette liberté métaphysique qui ne consiste que dans la faculté de former des volontés ; c’est la faculté, la liberté de les exécuter dont il s’agit ici ; car sans la seconde, la première est absolument inutile.
Un homme conserve jusque dans les fers la liberté métaphysique de désirer, de vouloir ; mais il n’a pas alors la liberté physique de l’exécution. Je donne à cette seconde liberté le nom de physique, parce qu’elle ne se réalise que dans les actes physiques qu’elle a pour objet. Or il est évident que celle-ci est la seule qui puisse intéresser la société ; car dans la société tout est physique ; aussi est-ce sur l’ordre physique que l’ordre social est essentiellement et nécessairement établi. [31] Telle est l’idée qu’on doit se former de la liberté sociale, de cette liberté qui est tellement inséparable du droit de propriété, qu’elle se confond avec lui, et qu’il ne peut exister sans elle, comme elle ne peut exister sans lui. En effet qu’on dépouille un homme de tous droits de propriété, je défie qu’on trouve en lui vestiges de liberté : d’un autre côté, supposez quelqu’un qui soit privé de toute espèce de liberté, je défie qu’on puisse dire qu’il lui reste dans le fait et réellement aucun droit de propriété.
C’est donc à juste titre que j’ai dit que sans la liberté sociale on ne pouvait se promettre une grande abondance de productions. L’homme ne se met en action qu’autant qu’il est aiguillonné par le désir de jouir ; or le désir de jouir ne peut agir sur nous, qu’autant qu’il n’est point séparé de la liberté de jouir. Faites maintenant l’application de ces vérités aux opérations qui sont nécessaires pour provoquer une grande abondance de productions : il est certain que cette grande abondance ne peut s’obtenir que par de grandes dépenses et de grands travaux. Mais qui est-ce qui peut porter les hommes à faire ces travaux et ces dépenses, si ce n’est le désir de jouir ? Et que peut sur eux le désir de jouir, s’ils sont privés de la liberté de jouir ?
Ne cherchons point dans les hommes des êtres qui ne soient point des hommes : la nature, comme je l’ai déjà dit, a voulu qu’ils ne connussent que deux mobiles, l’appétit des plaisirs et l’aversion de la douleur : il est donc dans ses vues qu’ils ne soient pas privés de la liberté de jouir ; car sans cette liberté le premier de ces deux ressorts perd toute sa force, il devient absolument nul. Désir de jouir et liberté de jouir, voilà l’âme du mouvement social ; voilà le germe fécond de l’abondance, parce que cet ensemble précieux est le principe de tous les efforts que les hommes font pour se la procurer.
La liberté sociale peut être définie une indépendance des volontés étrangères qui nous permet de faire valoir le plus qu’il nous est possible nos droits de propriété, et d’en retirer toutes les jouissances qui peuvent en résulter sans préjudicier aux droits de propriété des autres hommes. Cette définition nous fait connaître combien est simple l’ordre essentiel des sociétés : nous ne sommes plus embarrassés pour déterminer la portion de liberté dont chaque homme doit jouir ; la mesure de cette portion est toujours évidente ; elle nous est naturellement donnée par le droit de propriété : telle est l’étendue du droit de propriété, telle est aussi l’étendue de la liberté.
Les préjugés dans lesquels les hommes ont vieilli, ne manqueront pas de s’élever contre ce que je dis pour prouver la nécessité physique dont il est que les hommes jouissent en société de la plus grande liberté possible. Mais quels que soient les sophismes qu’ils 93. 32. [32] aient à m’objecter, je peux y répondre par avance en établissant ici deux vérités : la première est que de la liberté il ne peut résulter que du bien ; la seconde que de la diminution de la liberté il ne peut résulter que du mal.
L’appétit des plaisirs ne cesse de nous porter vers le plus grand nombre possible de jouissances. Mais ce plus grand nombre possible n’est point une mesure connue : quelque soit la somme de nos jouissances, nous cherchons toujours à les varier et les augmenter encore. Cette tendance naturelle nous met dans le cas d’avoir besoin des autres hommes ; car ce n’est que par leurs secours que nous pouvons parvenir à cette augmentation de jouissances que nous désirons. Mais pour obtenir ces secours il faut en donner la valeur ; il faut avoir les moyens d’offrir jouissances pour jouissances : ainsi nous ne pouvons jamais nous proposer de jouir seuls et séparément des autres ; il faut nécessairement qu’ils soient associés à l’accroissement de nos jouissances ou que nous renoncions à cet accroissement.
La façon dont nous sommes organisés nous montre donc que dans le système de la nature chaque homme tend perpétuellement vers son meilleur état possible, et qu’en cela même il travaille et concourt nécessairement à former le meilleur état possible du corps entier de la société. Or il est évident qu’il ne peut conserver cette direction si précieuse à l’humanité, qu’autant qu’il jouit de la plus grande liberté ; ainsi la liberté d’un seul est avantageuse à tous ; on ne peut l’en dépouiller, sans lui occasionner des privations qui de proche en proche, viennent, comme un mal contagieux, affecter tous les autres membres de la société.
On s’est imaginé cependant que l’intérêt général demandait qu’on mît des bornes factices à la liberté ; qu’on ne permît pas aux hommes de mettre à profit toutes les jouissances que leur droit de propriété pouvait leur procurer. Cette idée est d’autant plus mal combinée, qu’elle met en opposition l’intérêt général avec les intérêts particuliers. Et qu’est-ce donc que l’intérêt général d’un corps, si ce n’est ce qui convient le mieux aux divers intérêts particuliers des membres qui le composent ? Comment peut-il se faire qu’un corps gagne quand ses membres perdent ? Mais, me dira-t-on peut-être, la valeur des bénéfices que les uns procurent à la société par ce moyen, ne peuvent-ils pas surpasser la valeur des pertes que les autres éprouvent ? Non, cela est impossible ; car, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage, ces prétendus bénéfices pour la société sont imaginaires, et les pertes très réelles ; pertes même d’autant plus considérables, qu’elles se multiplient par leurs contre-coups, qui se font sentir jusque dans les parties qu’on a cru favoriser. Tels seront [33] toujours et nécessairement les effets cruels de tout système qui, en blessant le droit de propriété, attaquera l’essence de la société.
Voulez-vous qu’une société parvienne à son plus haut degré possible de richesse, de population, et conséquemment de puissance ? Confiez ses intérêts à la liberté ; faites que celle-ci soit générale ; au moyen de cette liberté, qui est le véritable élément de l’industrie, le désir de jouir irrité par la concurrence, éclairé par l’expérience et l’exemple, vous est garant que chacun agira toujours pour son plus grand avantage possible, et par conséquent concourra de tout son pouvoir au plus grand accroissement possible de cette somme d’intérêts particuliers dont la réunion forme ce qu’on peut appeler l’intérêt général du corps social, ou l’intérêt commun du chef et de chacun des membres dont ce corps est composé.
[I-59 / 34]
Essence, origine et caractères de l’ordre social ; il est une branche de l’ordre naturel qui est physique ; il est exclusif de l’arbitraire. — L’ordre naturel et essentiel de la société est simple, évident et immuable ; il constitue le meilleur état possible de la société et celui de chacun de ses membres en particulier, mais singulièrement du souverain et de la souveraineté ; il renferme ainsi en lui-même les moyens de sa conservation.
Propriété, et par conséquent sûreté et liberté de jouir, voilà donc ce qui constitue l’essence de l’ordre naturel et essentiel de la société. Cet ordre n’est qu’une branche de l’ordre physique ; et par cette raison, ses principaux caractères sont de n’avoir rien d’arbitraire ; d’être au contraire simple, évident, immuable, le plus avantageux possible au corps entier d’une société, et à chacun de ses membres en particulier.
Il ne faut pas confondre l’ordre surnaturel avec l’ordre naturel : le premier est l’ordre des volontés de Dieu, connues par la révélation, et il n’est sensible qu’à ceux auxquels il a bien voulu le manifester. Le second au contraire se fait connaître à tous les hommes par le secours des seules lumières de la raison. L’autorité de cet ordre est dans son évidence, et dans la force irrésistible avec laquelle l’évidence domine et assujettit nos volontés.
L’ordre naturel est l’accord parfait des moyens physiques dont la nature a fait choix pour produire nécessairement les effets physiques qu’elle attend de leurs concours. J’appelle ces moyens, des moyens physiques, parce que tout est physique dans la nature ; ainsi l’ordre naturel, dont l’ordre social fait partie, n’est, et ne peut être autre chose que l’ordre physique.
Si quelqu’un faisait difficulté de reconnaître l’ordre naturel et essentiel de la société pour une branche de l’ordre physique, je le regarderais comme un aveugle volontaire, et je me garderais bien d’entreprendre de le guérir. En effet, c’est fermer les yeux à la lumière que de ne pas voir que l’institution de la société est le résultat d’une nécessité physique ; qu’elle se forme par un concours de causes physiques ; qu’elle est composée d’êtres physiques ; qu’elle agit et se maintient par des moyens physiques ; que les objets de son établissement sont physiques ; que les effets qui lui sont propres sont physiques ; qu’ainsi son ordre primitif et essentiel est physique ; car ce n’est que par les lois de l’ordre physique, que des causes ou des moyens physiques peuvent être liés à leurs effets physiques. [35] Cette vérité une fois reconnue, il en résulte évidemment que l’ordre social n’a rien d’arbitraire ; qu’il n’est point l’ouvrage des hommes ; qu’il est au contraire institué par l’auteur même de la nature, comme toutes les autres branches de l’ordre physique, qui dans toutes ses parties est absolument et toujours indépendant de nos volontés ; par conséquent que les lois immuables de cet ordre physique doivent être regardées comme étant, par rapport à nous, la raison primitive et essentielle de toute législation positive et de toutes les institutions sociales.
La simplicité et l’évidence de cet ordre social sont manifestes pour quiconque veut y faire la plus légère attention : n’est-il pas manifestement évident qu’il nous est physiquement impossible de vivre sans subsistances ? N’est-il pas manifestement évident que les hommes se multipliant suivant le cours naturel de l’ordre physique, dans les climats qui leur sont propres, il est physiquement impossible qu’ils ne manquent pas de subsistances, s’ils ne les multiplient par la culture ? N’est-il pas ainsi manifestement évident que toutes les institutions sociales requises pour que la culture puisse s’établir, deviennent d’une nécessité physique, par conséquent que la propriété foncière, qui donne le droit de cultiver, est d’une nécessité physique ; que la propriété mobilière, qui assure la jouissance de la récolte, est d’une nécessité physique ; que la propriété personnelle, sans laquelle les deux autres seraient nulles, est d’une nécessité physique ; que les travaux et les avances, sans lesquels les terres resteraient incultes, sont d’une nécessité physique ; que la liberté de jouir, sans laquelle ces travaux et ces avances n’auraient pas lieu, est d’une nécessité physique ; que la sûreté constante, sans laquelle le droit de propriété n’aurait aucune consistance, est d’une nécessité physique ; que les institutions sociales, sans lesquelles il n’y aurait ni sûreté ni liberté de jouir, sont d’une nécessité physique, d’une nécessité relative à l’ordre physique de la multiplication des subsistances, et généralement de tous les effets physiques qui, par le moyen de cette multiplication, doivent naturellement résulter de la société.
On peut donc dire avec vérité, qu’il n’est rien de plus simple, ni de plus évident que les principes fondamentaux et invariables de l’ordre naturel et essentiel des sociétés : pour les connaître dans leur source naturelle, dans leur essence, et même dans les conséquences pratiques qui en résultent, il ne faut que connaître l’ordre physique : dès que cet ordre est devenu évident, ces mêmes principes et leurs conséquences pratiques deviennent évidents pareillement. Aucune puissance humaine ne s’avisera jamais de faire des lois positives pour ordonner de semer dans la saison propre à sa récolte, et de récolter dans la saison propre à semer. [36] Il en sera de même de toutes les autres parties de l’ordre physique : sitôt qu’elles seront évidentes, leur évidence déterminera nécessairement et invariablement l’ordre social que les lois positives doivent adopter, pour ne pas préjudicier à la nation et encore plus au souverain ; je dis que cette évidence deviendra nécessairement législatrice, parce qu’alors on sera convaincu que cet ordre constitue le meilleur état possible de tous ceux qui lui sont assujettis ; que c’est de lui seul enfin qu’on doit attendre tout ce qui peut être un objet d’ambition pour les souverains et pour leurs sujets.
J’ai déjà dit qu’en général le plus grand bonheur possible pour le corps social consistait dans la plus grande abondance possible d’objets propres à nos jouissances, et dans la plus grande liberté possible d’en profiter. J’ai fait voir que cette grande abondance de jouissances était un effet nécessaire de l’établissement du droit de propriété, et que ce n’était que dans cet établissement qu’il fallait la chercher : or il est évident que ce qui procure au corps social son meilleur état possible, procure aussi le même avantage à chacun de ses membres en particulier, puisque chacun d’eux est appelé par l’ordre même, à partager dans cette somme de bonheur qui leur appartient en commun.
Pour prouver cette dernière proposition, il suffit de faire observer qu’une grande abondance de productions ne peut acquérir une grande utilité, que par le moyen de l’industrie, et qu’il est nécessaire à une société, d’avoir une classe industrieuse qui prête ses secours à la classe cultivatrice, et qui achète ainsi le droit de participer à l’abondance des récoltes. Il est donc évident que les productions ne peuvent se multiplier pour ceux qui en sont les premiers propriétaires, qu’elles ne se multiplient en même temps pour tous les autres hommes qui travaillent à leur procurer les moyens de varier et d’augmenter leurs jouissances ; qu’ainsi l’aisance et le bonheur de ceux-ci s’accroît en raison de l’aisance et du bonheur de ceux-là. Il est évident enfin que la richesse des récoltes annuelles est la mesure de la population, et de tout ce qui constitue la force politique d’une société ; par conséquent que l’accroissement de ses richesses à leur plus haut degré possible est ce qui, dans l’ordre politique, établit son meilleur état possible, c’est-à-dire sa plus grande puissance, et sa plus grande sûreté possibles.
Mais un article bien important à remarquer, c’est que le même ordre qui forme le meilleur état possible de la société prise individuellement, et de chaque citoyen en particulier, est bien plus avantageux encore au souverain, à ce chef dans les mains duquel l’autorité tutélaire est déposée avec tous les droits qui s’y trouvent nécessairement attachés. Premièrement, en sa qualité de souverain, il est, comme je le démontrerai dans un autre moment, co-propriétaire du [37] produit net des terres de sa domination : sous ce point de vue on peut le considérer comme étant, dans son royaume, le plus grand propriétaire foncier ; comme prenant la plus grande part dans l’abondance des productions ; comme ayant ainsi le plus grand intérêt personnel à la conservation de l’ordre qui est la source de cette abondance.
En second lieu, cet intérêt commun du souverain comme copropriétaire, s’accroît encore en lui comme souverain, attendu que c’est à sa souveraineté que ce droit de co-propriétaire est attaché ; et que la puissance nationale lui est bien plus nécessaire pour la conservation de sa souveraineté, qu’elle ne l’est à chacun de ses sujets pour la conservation de leurs propriétés particulières.
Une troisième et dernière considération, que la seconde semble naturellement amener, c’est qu’une nation gouvernée par l’ordre naturel et essentiel de la société, en a nécessairement une connaissance évidente, et par conséquent voit évidemment qu’elle jouit de son meilleur état possible. Or il ne se peut pas que ce coup d’œil ne réunisse toutes les volontés et toutes les forces de la nation au soutien de ce même ordre, et conséquemment pour défendre et perpétuer la souveraineté dans la main du chef qui n’emploie son autorité que pour le maintenir. Il est certain qu’une obéissance contrainte et servile ne ressemble point à celle qui est dictée par l’amour et par un grand intérêt qu’on trouve à obéir : la première n’accorde que ce qu’elle ne peut refuser ; la seconde vole au-devant du commandement, et ses efforts vont toujours beaucoup au-delà de ce qu’on croyait pouvoir exiger d’elle.
Dans un gouvernement conforme à l’ordre naturel et essentiel des sociétés, tous les intérêts et toutes les forces de la nation viennent se réunir dans le souverain, comme dans leur centre commun ; celles-ci lui sont tellement propres et personnelles, que sa volonté seule suffit pour les mettre en action ; on peut dire ainsi que sa force est dans sa volonté. Mais dans un gouvernement factice et contraire à cet ordre essentiel, l’autorité du souverain paraît être une autorité étrangère, parce que le souverain lui-même paraît être étranger : il ne peut commander, qu’autant qu’il est armé d’une force factice autre que celle de la nation, attendu que c’est moins à lui qu’à cette force empruntée, que la nation obéit.
Pour faire comprendre la différence énorme qui se trouve entre ces deux manières de gouverner, il suffit de faire observer que dans l’ordre politique, c’est toujours la partie la plus faible qui gouverne la partie la plus forte, et que la force de celui qui commande, ne consiste réellement que dans les forces réunies de ceux qui lui obéissent. Mais cette réunion de leurs forces suppose toujours et nécessairement [38] la réunion de leurs volontés ; réunion qui ne peut avoir lieu, ou du moins être constante, qu’autant que chacun est intimement convaincu que son obéissance est nécessaire pour lui assurer la jouissance de son meilleur état possible.
Ainsi dans un gouvernement institué suivant les lois de l’ordre, les richesses et les forces de la nation se trouvent être dans leur plus haut degré possible, et naturellement elles sont toutes dans la main du souverain ; sa puissance est à lui ; elle réside en lui ; au lieu que dans un gouvernement d’un genre différent, les forces de la nation sont moins à la disposition du souverain, qu’aux ordres de ceux qui lui louent leur ministère, et lui vendent ainsi les moyens de se faire obéir par la nation : alors sa puissance précaire, incertaine et chancelante n’est au fond qu’une véritable dépendance : il est lui-même dans des fers qu’il n’oserait entreprendre de briser.
D’après ce parallèle, il est aisé de juger combien le souverain en particulier est intéressé à la conservation de l’ordre naturel et essentiel de la société. Cet ordre qui constitue le meilleur état possible du corps social, le meilleur état possible de chacun de ses membres, le meilleur état possible de la souveraineté, le meilleur état possible du souverain, sous quelques rapports qu’on l’envisage, renferme donc en lui-même le principe de sa durée : il suffit qu’il soit connu pour qu’il s’établisse, et qu’il soit établi pour qu’il se perpétue : tous les intérêts, par conséquent toutes les forces qui se réunissent en sa faveur, répondent à jamais de sa conservation ; et à ce trait nous devons reconnaître encore l’ordre social comme étant une branche de l’ordre naturel et universel ; car le propre de l’ordre est de se perpétuer de lui-même, par la sagesse et la puissance d’un enchaînement qui assujettit les causes à produire toujours les mêmes effets, et les effets à devenir causes à leur tour.
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Suite du chapitre précédent : exposition sommaire de la théorie de l’ordre. — Simplicité et évidence non seulement de ses principes, mais encore de leurs conséquences. — La connaissance des premiers principes de l’ordre nous suffit pour que toute pratique qui contredit une seule de ses conséquences y soit pour nous un désordre évident.
Pour mieux caractériser encore la simplicité et l’évidence de l’ordre essentiel des sociétés, je crois devoir rassembler ici sous un même point de vue les premiers principes de cet ordre, et les conséquences qui en résultent nécessairement, sans cependant me laisser entraîner dans le détail de toutes les pratiques, de toutes les institutions sociales dont ces mêmes conséquences établissent la nécessité. L’exposé de cette théorie de l’ordre essentiel achèvera de prouver qu’il n’a rien de mystérieux, rien qui ne soit à la portée de tout homme qui voudra le méditer avec quelque attention.
En effet qui sont ceux qui ne sentent ni ne comprennent qu’ils sont nés avec le devoir et le droit de pourvoir à leur conservation ? Que la propriété personnelle est un droit naturel en eux, un droit qui est nécessairement donné à tout ce qui respire, un droit qui est essentiel à leur existence, et dont ils ne peuvent être dépouillés sans injustice, parce qu’il est absolu, comme le devoir même sur lequel il est établi. Qui sont ceux qui ne sentent ni ne comprennent, que si ce droit les met dans un état de guerre nécessaire avec les brutes, c’est parce qu’entre l’espèce humaine et les brutes aucun traité ne peut avoir lieu ; mais qu’il n’en est pas ainsi des hommes entre eux ; qu’il leur importe à tous de ne point se rendre ennemis les uns des autres en violant un droit qui leur est à tous également acquis ; que cet intérêt naturel et commun leur impose une obligation naturelle et commune de respecter réciproquement dans les êtres de leur espèce ce premier droit de propriété ; que par la force de cet intérêt commun, il subsiste naturellement entre les hommes une sorte de société universelle et tacite, dont toutes les lois dérivent de la propriété personnelle, et dont l’objet est que chacun jouisse librement de cette propriété.
Voila donc déjà le premier principe de l’ordre social dont la connaissance évidente n’exige de nous aucun effort de raison : la propriété personnelle est d’une justice et d’une nécessité qui se rendent sensibles pour tous les hommes ; or il est certain que dès qu’ils tiennent ce premier principe de l’ordre, il leur est facile de saisir le second ; de sentir et de comprendre la justice et la nécessité de la [40] propriété mobilière, qui n’est qu’un accessoire de la personnelle ; que de là, ils arrivent naturellement à sentir et comprendre la justice et la nécessité de la propriété foncière, qui prend naissance dans les deux premières propriétés ; qu’enfin ils ont tout ce qu’il leur faut pour sentir et comprendre la justice et la nécessité de la liberté sociale, de cette liberté de jouir, sans laquelle on voit s’évanouir tous droits de propriété, et par conséquent toute société. Certainement vous n’en trouverez pas un qui ne conçoive très bien qu’il ne doit point avoir la liberté de jouir des droits des autres ; que dans chaque homme le droit de jouir et la liberté de jouir sont inséparables ; et qu’ainsi la propriété est la mesure de la liberté, comme la liberté est la mesure de la propriété.
De ces premiers principes passons aux conséquences ; nous y trouverons la même simplicité, la même évidence. Sitôt qu’on a compris la nécessité de la propriété foncière, on est forcé naturellement de convenir que cette propriété doit nécessairement donner celle des récoltes ; qu’il est d’une nécessité absolue que la sûreté sociale de cette double propriété soit solidement instituée ; en conséquence, que les forces de la société se réunissent pour l’établir.
Qu’il est d’une nécessité absolue que la sûreté des récoltes soit payée à ceux qui la procurent ; et que le devoir de les protéger assure aux protecteurs le droit de les partager entre eux, les cultivateurs et les propriétaires fonciers.
Qu’il est d’une nécessité absolue qu’il soit institué des lois tant par rapport à la manière d’établir la sûreté des récoltes, que pour régler le partage qui doit en être fait entre ceux qui les font naître par leurs dépenses, et les autres hommes sans le secours desquels ces dépenses ne seraient point faites, faute de sûreté pour leurs produits.
Qu’il est d’une nécessité absolue que ce partage soit réglé, de façon que les produits engagent à faire les dépenses nécessaires pour les faire renaître ; conséquemment que les hommes ne voient rien de mieux pour leurs intérêts particuliers, que de s’occuper du défrichement et de la culture des terres, ainsi que des moyens de les fertiliser. Qu’il est d’une nécessité absolue que les proportions qui doivent être observées dans ce partage, soient stables et permanentes, afin que d’un côté le prix de la sûreté des récoltes soit toujours payé par les propriétaires, et que d’un autre côté les autres hommes ne détruisent pas la propriété foncière, et ne tarissent pas ainsi la source primitive des récoltes, en empiétant arbitrairement sur les droits de cette propriété.
Qu’il est d’une nécessité absolue que les droits de propriété aient des bornes connues, qui ne permettent à qui que ce soit d’étendre arbitrairement les siens aux dépens de ceux des autres ; car cet état 123.41. [41] serait un état de guerre destructif de la société, parce qu’il le serait de la propriété.
Qu’il est d’une nécessité absolue que la liberté de jouir ne soit ainsi limitée dans chaque homme, que par le droit de propriété et la liberté des autres hommes ; et qu’à cet égard il ne soit pas possible à l’arbitraire de jamais s’introduire dans les prétentions.
Qu’il est d’une nécessité absolue que des lois positives constatent les devoirs et les droits réciproques des hommes, et les consolident d’une telle manière, que la propriété et la liberté ne puissent jamais être blessées impunément.
Qu’il est d’une nécessité absolue que ces lois n’aient elles-mêmes rien d’arbitraire, et ne soient évidemment que l’expression de la justice par essence, afin que cette évidence rende publique la nécessité de la soumission à ces lois, et qu’elles ne soient pas elles-mêmes coupables des désordres qu’elles se proposeraient de prévenir.
Qu’il est d’une nécessité absolue que ces lois soient immuables, parce que la justice par essence est immuable ; qu’elles soient encore si simples et si claires dans leur énonciation, que l’arbitraire ne puisse se glisser dans la manière de les interpréter ou d’en faire l’application.
Qu’il est d’une nécessité absolue que la plénitude de l’autorité soit tellement acquise à ces lois, que dans aucun temps leur observation ne puisse dépendre d’aucune volonté arbitraire, sans quoi elles cesseraient d’être des lois ; les devoirs cesseraient d’être des devoirs, les droits d’être des droits, et la société d’être une société.
Qu’il est d’une nécessité absolue qu’elles aient pour organe des magistrats, qui n’ayant d’autre autorité que celle des lois, ne puissent avoir d’autres volontés, et qui soient ainsi toujours dans l’impossibilité de parler autrement que les lois.
Qu’il est d’une nécessité absolue que ces magistrats ne puissent, sous aucun prétexte, trahir leur ministère, et s’écarter de la fidélité inviolable que, par état, ils doivent aux lois, et d’une façon plus particulière encore que tous les autres sujets des lois.
Qu’il est d’une nécessité absolue que pour le maintien de l’autorité des lois, elles soient armées d’une force coercitive, et qu’à cet effet il existe une puissance tutélaire et protectrice, dont la force, toujours supérieure, soit le garant de l’observation invariable des lois.
Qu’il est d’une nécessité absolue que cette force supérieure soit unique dans son espèce, par la raison que la supériorité qui lui est essentielle est absolument exclusive de toute égalité.
Qu’il est d’une nécessité absolue que cette supériorité de force soit établie sur un fondement inébranlable ; par conséquent que le [42] principe constitutif de cette force soit de nature à ne jamais permettre qu’elle puisse se décomposer ; qu’ainsi ce principe ne peut rien admettre qui ne soit évident ; tout ce qui ne l’est pas, étant nécessairement sujet à changer, parce qu’il est nécessairement arbitraire.
Qu’il est enfin d’une nécessité absolue que cette puissance tutélaire et protectrice des lois ne puisse jamais devenir destructive des lois ; qu’ainsi il faut que tout soit disposé pour que ses plus grands intérêts soient toujours et évidemment inséparables de l’observation des lois, et que la force irrésistible de cette évidence la tienne dans l’heureuse impossibilité d’avoir d’autres volontés que celles des lois.
Je ne porterai pas plus loin quant à présent les conséquences qui résultent successivement de la propriété personnelle ; celles qui viennent de s’offrir naturellement à nous, et qui sont susceptibles d’être saisies par tous ceux auxquels on les présentera, forment ce que nous pouvons nommer la théorie de l’ordre essentiel des sociétés, et sont une preuve bien convaincante que cet ordre est simple et évident. Cette théorie a deux grands avantages : le premier est qu’elle est suffisante pour nous faire connaître toutes les institutions sociales qui conviennent à ce même ordre essentiel ; le second est que ces conséquences sont tellement enchaînées les unes aux autres, et tellement liées aux premiers principes de l’ordre, qu’on ne peut, dans la pratique, contrarier aucune d’entre elles, que le désordre ne soit aussitôt évident pour tous ceux qui connaissent seulement ces premiers principes. En effet quel que soit l’abus qui blesse une seule de ces conséquences, il est impossible qu’il ne fasse violence au droit de propriété et à la liberté ; or il est impossible aussi que ce désordre puisse avoir lieu, sans qu’il soit évident aux yeux de quiconque sait que la propriété et la liberté sont le fondement de l’ordre essentiel des sociétés.
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Des moyens nécessaires pour établir l’ordre et le perpétuer ; ils sont tous renfermés dans une connaissance suffisante de l’ordre. — L’évidence est le premier caractère de cette connaissance, et sa publicité est le second. — Nécessité de l’instruction publique, des livres doctrinaux dans ce genre, et de la plus grande liberté possible dans l’examen et la contradiction.
Il est sensible que l’ordre naturel et essentiel des sociétés ne peut s’établir s’il n’est suffisamment connu ; mais aussi par la raison qu’il constitue notre meilleur état possible, il est sensible encore que sitôt qu’il est connu, son établissement doit être l’objet commun de l’ambition des hommes ; qu’il s’établit alors nécessairement, et qu’une fois qu’il est établi, il doit nécessairement se perpétuer. Je dis qu’il s’établit et se perpétue nécessairement, parce que l’appétit des plaisirs, ce mobile si puissant qui est en nous, tend naturellement et toujours vers la plus grande augmentation possible de jouissances, et que le propre du désir de jouir est de saisir les moyens de jouir. Les hommes ne peuvent donc connaître leur meilleur état possible, que toutes les volontés et toutes les forces ne se réunissent pour se le procurer et se l’assurer. Ainsi ne croyez pas que pour établir cet ordre essentiel, il faille changer les hommes et dénaturer leurs passions ; il faut au contraire intéresser leurs passions, les associer à cet établissement ; et pour y réussir, il suffit de les mettre dans le cas de voir évidemment que c’est dans cet ordre seulement qu’ils peuvent trouver la plus grande somme possible de jouissances et de bonheur.
Mais l’ordre naturel et essentiel des sociétés, considéré dans toutes les institutions sociales qui résultent successivement de la nécessité absolue de maintenir la propriété et la liberté, est un ensemble parfait, composé de différentes parties qui sont toutes également nécessaires les unes aux autres ; nous ne pouvons rien en détacher, ni rien y ajouter qu’à son préjudice et au nôtre. Il est donc certain qu’il ne peut être réputé suffisamment connu d’une société, qu’autant qu’il l’est dans toutes ses branches, et dans tous les rapports qu’elles ont entre elles ; qu’ainsi le premier caractère d’une connaissance suffisante de l’ordre est d’être explicite et évidente ; car c’est précisément dans l’harmonie parfaite de ces rapports, dans la justesse des moyens qui les enchaînent et les subordonnent les uns aux autres, que réside l’évidence de l’ordre : par conséquent la connaissance de l’ordre, ne peut être qu’une connaissance évidente, parce [44] qu’elle ne peut être qu’une connaissance explicite d’un enchaînement évident.
De même que tout ce qui n’est pas vérité n’est qu’erreur, de même aussi tout ce qui n’est pas évidence n’est qu’opinion ; et tout ce qui n’est qu’opinion est arbitraire et sujet au changement. Il est donc évident que de simples opinions ne peuvent suffire à l’établissement de l’ordre naturel et essentiel des sociétés : on ne peut élever un édifice solide sur un sable mouvant ; et il est impossible qu’un ordre qui ne comporte rien d’arbitraire, qui est et doit être immuable, puisse avoir pour base un principe arbitraire, et d’autant plus inconstant, que quelque sage qu’on puisse supposer une opinion, dès qu’elle n’est point évidente, elle n’est jamais qu’une opinion ; une autre opinion, fût-elle extravagante, peut la combattre et la renverser.
Cette dernière proposition indique clairement ce que j’entends ici par le mot d’opinion : je n’ai nul égard à la justesse ou à la fausseté des idées qui concourent à la former ; quelle que soit une croyance, une façon de penser, je l’appelle opinion, dès qu’elle n’est point le produit de l’évidence : ainsi l’opinion est ici l’opposé de l’évidence, et rien de plus.
Entre la certitude et le doute il n’y a point de milieu ; et il ne peut y avoir de certitude sans l’évidence : quel que soit l’objet de la certitude, si nous n’avons nous-même une connaissance évidente de cet objet, il faut du moins que nous ne puissions pas douter qu’il est évident pour ceux sur les témoignages desquels nous fondons notre certitude. Ainsi c’est toujours de l’évidence que la certitude résulte ou médiatement ou immédiatement : ou elle est dans l’évidence qui nous est propre, ou elle tient à l’évidence qui est dans les autres.
Cette observation nous montre bien clairement que l’ordre naturel et essentiel des sociétés ne peut jamais s’établir parmi des hommes qui ne seraient pas parvenus à en avoir une connaissance évidente ; et qu’il n’y a qu’une connaissance évidente qui puisse écarter le doute, l’incertitude, l’arbitraire et l’inconstance qu’il est impossible d’accorder avec l’immutabilité de cet ordre naturel et essentiel.
Le second caractère de la connaissance de l’ordre est la publicité ; et cela résulte de ce que l’ordre, comme je viens de le dire, ne peut être solidement établi, qu’autant qu’il est suffisamment connu. Si dans une société il ne se trouvait que quelques hommes seulement qui eussent une connaissance évidente de l’ordre, tant que la multitude resterait dans des opinions contraires, il serait impossible à l’ordre de gouverner ; il commanderait en vain, il ne serait point obéi. [45] De quelque manière qu’une société se partage entre la connaissance évidente de l’ordre et l’ignorance, toujours est-il vrai que si la première classe, la classe éclairée, n’est pas physiquement la plus forte, elle ne pourra dominer la seconde et l’assujettir constamment à l’ordre ; qu’enfin l’autorité de cette première classe ne pouvant alors se maintenir qu’en raison de la force physique qui lui est propre, son état sera perpétuellement un état de guerre intestine d’une partie de la nation contre une autre partie de la nation.
Par le mot de guerre intestine je ne désigne pas seulement celle qui se fait à main armée et à force ouverte ; mais j’entends parler encore de ces brigandages clandestins et déguisés sous des formes légales, de ces pratiques ténébreuses et spoliatrices qui immolent autant de victimes que l’artifice peut leur en ménager ; de tous les désordres en un mot, qui tendent à rendre tous les intérêts particuliers ennemis les uns des autres, et entretiennent ainsi parmi les membres d’un même corps politique, une guerre habituelle d’intérêts contradictoires, dont l’opposition et les efforts brisent tous les liens de la société. Cette situation est d’autant plus affreuse, qu’à l’exception de la force supérieure et dominante de l’évidence, il n’est point dans la nature de force égale à celle de l’opinion ; elle est terrible dans ses écarts ; et il n’est aucuns moyens par lesquels on puisse s’assurer de la contenir toujours dans le devoir, dès qu’elle est livrée à sa propre inconstance et à la séduction.
Je ne prétends pas cependant qu’il faille que tous les membres d’une société, sans aucune exception, aient une connaissance également explicite de tous les rapports que toutes les différentes branches de l’ordre ont entre elles. Je veux dire seulement que l’ordre ne peut complètement et solidement s’établir, qu’autant qu’on ne néglige aucune des institutions sociales qui sont nécessaires à sa conservation ; que toutes ces différentes institutions ne peuvent être adoptées que d’après la connaissance explicite qu’on a de leur enchaînement et de leur nécessité ; que cette connaissance explicite ne peut produire son effet, qu’autant qu’elle est assez publique, pour que la masse des volontés et des forces qu’elle réunit, forme une force absolument dominante dans la société.
Prenez garde que par le terme d’une force absolument dominante, je n’entends point caractériser cet état violent d’une domination établie sur la seule supériorité de la force physique. Cette force dominante dont il s’agit ici a l’avantage de n’avoir à vaincre aucune opposition : les hommes qui n’ont point, comme elle, une connaissance explicite de l’ordre considéré dans tous ses rapports, n’ont point la prétention de lui résister et de gouverner ; il leur suffit que dans les règles qu’elle établit, ils ne voient rien de contradictoire [46] avec les premiers principes de l’ordre, et les droits qui en résultent évidemment et invariablement pour chacun d’eux en particulier ; d’ailleurs ils ne peuvent jamais manquer de se rallier d’eux-mêmes à cette force dominante, parce qu’il leur est impossible de ne pas reconnaître la sagesse et la nécessité de ses institutions, dans les bons effets qu’elles produisent nécessairement en faveur de la propriété et de la liberté.
La publicité que doit avoir la connaissance évidente de l’ordre, nous conduit à la nécessité de l’instruction publique. Quoique la foi soit un don de Dieu, une grâce particulière, et qu’elle ne puisse être l’ouvrage des hommes seuls, on n’en a pas moins regardé la prédication évangélique comme nécessaire à la propagation de la foi : pourquoi donc n’aurait-on pas la même idée de la publication de l’ordre, puisque cette publication n’a pas besoin d’être aidée par des grâces et des lumières surnaturelles. L’ordre est institué pour tous les hommes, et tous les hommes naissent pour être soumis à l’ordre ; il est donc dans l’ordre qu’ils soient tous appelés à la connaissance de l’ordre ; aussi ont-ils tous une portion suffisante de lumières naturelles par le moyen desquelles ils peuvent s’élever à cette connaissance.
Par la raison qu’il est dans l’ordre que tous les hommes connaissent l’ordre, il est dans l’ordre aussi qu’ils apprennent tous à le connaître ; or ils ne peuvent y parvenir que par le moyen de l’instruction. Personne n’ignore combien l’intelligence d’un homme a besoin d’être aidée par celles des autres hommes : tant qu’elle reste absolument isolée, elle est sans force, sans vigueur ; elle languit comme une plante privée de toute chaleur et séparée des principes de la végétation.
Je n’entrerai point ici dans les détails des établissements nécessaires à l’instruction : je me contenterai de dire qu’ils font partie de la forme essentielle d’une société, et qu’ils ne peuvent être trop multipliés, parce que l’instruction ne peut être trop publique. J’ajouterai cependant que l’instruction verbale ne suffit pas ; qu’il faut des livres doctrinaux dans ce genre, et qui soient dans les mains de tout le monde. Ce secours est d’autant plus nécessaire, qu’il est sans inconvénient ; car l’erreur ne peut soutenir la présence de l’évidence : aussi la contradiction n’est-elle pas moins avantageuse à l’évidence, que funeste à l’erreur, qui n’a rien tant à redouter que l’examen.
Ce que je dis ici sur la nécessité des livres que j’appelle doctrinaux, et sur la liberté qui doit régner à cet égard, est pris dans la nature même de l’ordre et de l’évidence qui lui est propre : ou l’ordre est parfaitement et évidemment connu, ou il ne l’est pas ; au premier cas, son évidence et sa simplicité ne permettent pas qu’il puisse se [47] former des hérésies sur ce qui le concerne ; au second cas, les hommes ne peuvent arriver à cette connaissance évidente que par le choc des opinions : il est certain qu’une opinion ne peut s’établir que sur les ruines de toutes celles qui lui sont contraires ; il est certain encore que toute opinion qui n’a pas l’évidence pour elle, sera contredite jusqu’à ce qu’elle soit ou détruite, ou évidemment reconnue pour une vérité, auquel cas elle cessera d’être une simple opinion pour devenir un principe évident. Ainsi dans la recherche des vérités susceptibles d’une démonstration évidente, le combat des opinions doit nécessairement conduire à l’évidence, parce que ce n’est que par l’évidence qu’il peut être terminé.
Si quelqu’un s’avisait d’écrire pour faire croire aux hommes qu’ils peuvent se passer de subsistances ; qu’ils doivent faire des ouvrages sans matières premières ; que changer de lieu c’est se multiplier, ou quelque autre sottise semblable, il serait fort inutile que l’autorité politique s’employât pour empêcher qu’un tel livre fît quelque sensation dans la société : aussi, loin de s’en mettre en peine, se reposerait-on sur l’évidence des vérités contraires à ces erreurs, persuadé qu’elle se suffirait à elle-même, et qu’elle triompherait sans violence de tous les efforts ridicules qu’on voudrait lui opposer.
Il est tellement nécessaire de laisser au corps entier de la société la plus grande liberté possible de l’examen et de la contradiction ; il est tellement nécessaire d’abandonner l’évidence à ses propres forces, qu’il n’est aucune autre force qui puisse les suppléer : une force physique, quelque supérieure qu’elle soit, ne peut commander qu’aux actions, et jamais aux opinions. Ce qui se passe journellement est une preuve sensible de cette vérité : bien loin que nos forces physiques puissent quelque chose sur notre opinion, c’est au contraire notre opinion qui peut tout sur nos forces physiques ; c’est elle qui en dispose et qui les met en mouvement. La force commune ou sociale, qu’on nomme force publique, ne se forme que par une réunion de plusieurs forces physiques, ce qui suppose toujours et nécessairement une réunion de volontés, qui ne peut avoir lieu qu’après la réunion des opinions, quelles qu’elles soient. Ce serait donc renverser l’ordre et prendre l’effet pour la cause, que de vouloir donner à la force publique le pouvoir de dominer les opinions, tandis que c’est de la réunion des opinions qu’elle tient son existence et son pouvoir, et qu’ainsi elle ne peut avoir de la consistance, qu’en raison de celle qui se trouve dans les opinions même ; je veux dire, qu’autant qu’elles ne sont point de simples opinions, mais bien des principes devenus immuables parmi les hommes, parce qu’ils leur sont devenus évidents.
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Suite du chapitre précédent. — De l’évidence ; définition de l’évidence ; ses caractères essentiels et ses effets. — Évidence des arguments qui prouvent la nécessité de la plus grande liberté possible dans l’examen et la discussion de l’évidence. — Force de l’opinion : ses dangers dans un état d’ignorance.
Quelques observations sur l’évidence, sur son caractère et ses effets, ainsi que sur la force et le danger de l’opinion dans un état d’ignorance, achèveront de mettre dans tout son jour, ce que je viens de dire sur la nécessité de l’instruction publique, et sur la liberté avec laquelle les idées que chacun se forme de l’ordre naturel et essentiel des sociétés, peuvent être exposées et contredites.
L’évidence, dit un de nos plus célèbres modernes, est un discernement clair et définitif des sentiments que nous avons, et de toutes les perceptions qui en dépendent : tel est l’avantage qu’elle a sur l’erreur, que celui qui se trompe ne connaît point la cause de la certitude qui résulte de l’évidence, et que celui qui la possède, connaît tout à la fois et la raison de sa certitude, et celle de l’erreur. Non seulement son caractère essentiel est d’être à l’épreuve de tout examen, mais l’examen même ne sert encore qu’à la manifester davantage, qu’à la rendre plus sensible, qu’à lui donner une force plus souverainement dominante, au lieu qu’un examen suffisant détruit toute prévention, tout préjugé, et établit à leur place, ou l’évidence, ou du moins le doute, lorsque les choses qu’on examine surpassent nos connaissances.
Dire que l’évidence est à l’épreuve de tout examen, c’est assurément une vérité évidente par elle-même, et qui prouve que la liberté d’examiner, de contredire l’évidence, est toujours et nécessairement sans aucun inconvénient.
Dire qu’un examen suffisant détruit toute prévention, tout préjugé, c’est encore une vérité manifestement évidente, qui établit, comme la première, la nécessité de la liberté qui doit régner dans l’examen et dans la contradiction ; car un examen ne peut être suffisant qu’autant que toutes les raisons de douter sont épuisées.
Dire que l’examen ne sert qu’à donner à l’évidence une force plus souverainement dominante, c’est une conséquence évidente et nécessaire des vérités antécédentes, et qui démontre que la liberté de l’examen et de la contradiction ne peut tendre qu’à nous soumettre à l’ordre d’une manière plus religieuse et plus absolue.
Dire enfin qu’un examen suffisant établit l’évidence à la place de l’erreur, toutes fois que les choses qu’on examine ne surpassent point nos [49] connaissances, c’est une dernière vérité résultante encore évidemment de celles qui précèdent, et d’après laquelle il devient évident que cette même liberté nous conduit nécessairement à la connaissance évidente et publique de l’ordre qui constitue le meilleur état possible d’une société ; car cet ordre naturel et essentiel n’a rien qui surpasse nos connaissances : nous sommes faits pour lui, pour le connaître et l’observer, comme il est fait pour nous, pour nous procurer les plus grands biens que nous puissions désirer.
C’est ainsi qu’en nous développant les caractères essentiels de l’évidence, le génie créateur que je viens de citer, nous démontre en quatre mots, la nécessité de la plus grande liberté possible dans la recherche et la discussion de la vérité. En appliquant à l’évidence particulière de l’ordre social ce qu’il dit de l’évidence en général, on aperçoit à l’instant combien cette même liberté et l’instruction publique sont nécessaires dans une société : pour s’en convaincre il suffit de considérer quelle serait notre ignorance sans les secours de l’instruction, et quelle est après l’instruction la force irrésistible de l’évidence, l’empire absolu qu’elle prend sur nous. Mais comme il n’est personne qui ne connaisse par lui-même le pouvoir dominant de l’évidence, personne qui n’éprouve qu’elle nous subjugue au point de faire naître en nous une volonté décidée de ne jamais nous en séparer, chacun peut, ainsi que moi, raisonner d’après ce qui se passe dans son intérieur ; il y trouvera tout ce que je pourrais dire à ce sujet.
Une chose évidente est une vérité qu’un examen suffisant a rendu tellement sensible, tellement manifeste, qu’il n’est plus possible à l’esprit humain d’imaginer des raisons pour en douter, dès qu’il a connaissance de celles qui l’ont fait adopter. De cette espèce, par exemple, sont les vérités géométriques, et généralement toutes celles qui sont démontrées par le calcul. Quand la terre serait éternellement couverte d’hommes, aucun d’eux ne s’aviserait de contredire ces vérités ; l’ignorance seule pourrait les méconnaître et les révoquer en doute ; mais cela ne subsisterait qu’autant que l’ignorance ne voudrait pas s’éclairer par un examen suffisant.
En supposant donc que les choses ne surpassent point les bornes de nos connaissances, et qu’elles ne soient point non plus de cette évidence primitive qui se manifeste par la seule entremise de nos sens, nous pouvons établir deux propositions : la première, qu’un examen suffisant rend tout évident ; la seconde, que sans un examen suffisant il n’est rien d’évident.
Qu’on me pardonne cette expression, mais il semble que par une espèce d’instinct nous connaissions, ou du moins nous sentions le besoin que nous avons de l’évidence : nos esprits ont une tendance 164.50. [50] naturelle vers l’évidence ; et le doute est une situation importune et pénible pour nous. Aussi pouvons-nous regarder l’évidence comme le repos de l’esprit ; il y trouve une sorte de bien-être qui ressemble fort à celui que le repos physique procure à nos corps ; on dirait même qu’il ne travaille que pour se procurer cette jouissance.
Cette tendance naturelle de nos esprits vers l’évidence est liée avec les deux mobiles qui sont en nous : l’appétit des plaisirs et l’aversion de la douleur ont grand intérêt de n’être point trompés dans le choix des moyens de se satisfaire ; voilà pourquoi nous ne pouvons être tranquilles, qu’après que nous avons acquis une certitude qui ne peut résulter que de l’évidence ; c’est par cette même raison encore que la liberté d’employer tous les moyens qui conduisent à l’évidence, fait une partie essentielle de la liberté de jouir, sans laquelle le droit de propriété cesserait d’exister.
On peut donc regarder l’évidence comme une divinité bienfaisante qui se plaît à donner la paix à la terre : vous ne voyez point les géomètres en guerre au sujet des vérités évidentes parmi eux : s’il s’élève entre eux quelques disputes momentanées, ce n’est qu’autant qu’ils sont encore dans le cas de la recherche, et elles n’ont pour objet que des déductions ; mais sitôt que l’évidence a prononcé pour ou contre, chacun met bas les armes, et ne s’occupe plus qu’à jouir paisiblement de ce bien commun.
Pour suivre cette comparaison, et profiter de tout le jour qu’elle répand sur les objets dont il s’agit ici, de l’évidence des vérités géométriques, passez à l’évidence des vérités sociales, à l’évidence de cet ordre naturel et essentiel qui procure à l’humanité son meilleur état possible ; par les effets connus de celle-là, cherchez à découvrir quels seraient nécessairement les effets de celle-ci ; quelle serait nécessairement la situation intérieure d’une société gouvernée par cette évidence ; quel serait nécessairement l’état politique et respectif de toutes les nations, si elle les avait toutes éclairées de sa lumière divine ; examinez si des hommes ralliés sous les étendards de cette même évidence, peuvent se diviser ; si quelque sujet de guerre pourrait être assez puissant pour les porter à lui sacrifier leur meilleur état possible et évident ; creusez plus avant encore, et voyez si les tableaux que cette médiation vous présente, n’excitent pas chez vous des sensations, ou plutôt des transports dont les secousses vous élèvent au-dessus de vous-même, et semblent vous avertir que, par le moyen de l’évidence, nous communiquons avec la divinité.
Mais pour vous rendre encore plus sensible à l’impression que ces mêmes tableaux feront sur votre cœur et sur votre esprit, placez en opposition tous les inconvénients qui, dans un état d’ignorance, peuvent résulter de la force de l’opinion. [51] Une chose est défendue sous peine des supplices les plus capables d’effrayer : que peuvent cette défense et ces supplices sur une opinion qui tend à les braver ? Rien ; nous n’en avons que trop d’exemples.
Un homme se trouve par sa naissance, placé dans une situation qui ferait le bonheur d’un grand nombre d’autres hommes, s’ils partageaient entre eux les avantages que lui seul réunit : que fait cet homme quand son opinion est déréglée ? Il lui sacrifie ces mêmes avantages ; il vit et meurt malheureux.
Un seul homme sans armes commande à cent mille hommes armés, dont le plus faible est plus fort que lui : qu’est-ce donc qui fait sa force ? Leur opinion ; ils le servent en la servant ; ils obéissent à ce chef, parce qu’ils sont dans l’opinion qu’ils lui doivent obéir.
Voulez-vous voir d’autres effets qui caractérisent la force de l’opinion ? Considérez ceux de l’honneur, de cette espèce d’enthousiasme qui nous fait préférer au repos le travail et la fatigue, aux richesses la pauvreté et les privations, à la vie la mort qu’il trouve le secret d’embellir.
L’opinion, quelle qu’elle soit, est véritablement la Regina d’el mundo ; lors même qu’elle n’est qu’un préjugé, qu’une erreur, il n’est dans l’ordre moral, aucune force comparable à la sienne ; féconde en prestiges de toute espèce, elle emprunte pour nous tromper, tous les caractères de la réalité ; source intarissable de bien et de mal, nous ne voyons que par elle, nous ne voulons, nous n’agissons que d’après elle ; selon qu’elle est ou n’est pas dans le vrai, elle fait les vertus et les vices, les grands hommes et les scélérats ; il n’est aucun danger qui l’arrête, aucune difficulté contre laquelle elle ne s’irrite ; tantôt elle fonde des empires, et tantôt elle les détruit.
Chaque homme est ainsi sur la terre un petit royaume gouverné despotiquement par l’opinion : il brûlera le temple d’Éphèse, si son opinion est de le brûler ; au milieu des flammes il bravera ses ennemis, si son opinion est de les braver ; le physique enfin paraît en nous lui être tellement subordonné, que pour commander au physique, il faut commencer par commander à l’opinion : mais comment peut-on commander à celle-ci, lorsqu’elle est le jouet de l’ignorance et de l’arbitraire ? Comment peut-on réunir et fixer les opinions sans le secours de l’évidence ? Ne voit-on pas que l’auteur de la nature n’a point institué d’autres moyens pour enchaîner nos volontés et notre liberté ?
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SECONDE PARTIE.
LA THÉORIE DE L’ORDRE MISE EN PRATIQUE.
De la forme essentielle de la société : elle consiste dans trois sortes d’institutions ; celle des lois, et par conséquent des magistrats ; celle d’une autorité tutélaire ; celle enfin de tous les établissements nécessaires pour étendre et perpétuer dans la société la connaissance évidente de son ordre naturel et essentiel. — Dans le développement de la première classe de ces institutions, on voit qu’il est deux sortes de lois ; qu’il en est de naturelles et communes à tous les hommes ; qu’il en est de positives et particulières à chaque nation [1] ; que les premières sont d’une nécessité évidente et absolue ; que les secondes n’en doivent être que le développement ou plutôt l’application ; que l’établissement des magistrats est d’une nécessité semblable à celle de l’établissement des lois ; que leurs devoirs concourent singulièrement à assurer la stabilité et l’autorité de la législation positive ; qu’ils donnent de la consistance au pouvoir législatif, sans cependant aucunement le partager ; qu’ils sont le lien commun qui unit l’État gouverné à l’État gouvernant. — Que le pouvoir législatif est indivisible ; qu’il ne peut être exercé ni par la nation en corps, ni par plusieurs choisis dans la nation ; qu’il est des lois positives ainsi nommées par opposition aux lois naturelles inséparable de la puissance exécutrice ; que le chef unique qui l’exerce, n’est que l’organe de l’évidence ; qu’il ne fait que manifester par des signes sensibles, et armer d’une force coercitive les lois d’un ordre essentiel dont Dieu est l’instituteur.
Dans le développement de la seconde classe des institutions sociales, il est démontré que l’autorité tutélaire est une par essence ; qu’on ne peut la partager sans la détruire ; qu’elle ne peut être exercée sans inconvénient, que par un seul ; que la souveraineté doit être héréditaire ; que cette condition est une de celles qui sont essentielles pour que le gouvernement d’un seul soit nécessairement la meilleure forme possible de gouvernement ; que partout où règne une connaissance évidente et publique de l’ordre naturel et essentiel, cette forme de gouvernement est la plus avantageuse aux peuples, parce qu’elle établit un véritable despotisme légal ; qu’elle est aussi la plus avantageuse aux souverains, parce qu’elle établit en leur faveur le véritable despotisme personnel : que le despotisme arbitraire n’est point le vrai despotisme ; qu’il n’est point personnel, parce qu’il n’est point légal ; [53] qu’il est à tous égards contraire aux intérêts de celui qui l’exerce ; qu’il n’est que factice, précaire et conditionnel, au lieu que le despotisme légal est naturel, perpétuel et absolu ; que ce n’est que dans ce dernier que les souverains sont véritablement grands, véritablement puissants, véritablement despotes ; que ce despotisme personnel et légal assure le meilleur état possible dans tous les points à la nation, à la souveraineté et au souverain personnellement.
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De la forme essentielle de la société. — Ses rapports avec la théorie de l’ordre essentiel. — Elle consiste en trois classes d’institutions sociales. — Objets que renferme chacune de ces trois classes. — Nécessité de développer les rapports des deux premières, dont l’une est l’institution des lois, et la seconde, l’institution d’une autorité tutélaire.
J’ai démontré dans la première partie, que le droit de propriété considéré dans tous ses rapports, est un droit naturel et essentiel ; qu’il est le premier principe de tous les droits et de tous les devoirs réciproques que les hommes doivent avoir entre eux ; que ces droits et ces devoirs, qui n’en sont que des conséquences nécessaires, deviennent essentiels comme lui, et que l’ordre naturel et essentiel des sociétés n’est au fond que l’ordre ou l’enchaînement de ces mêmes droits, et de ces mêmes devoirs. De la théorie de l’ordre passons maintenant à la pratique ; examinons quelle est la forme qu’il doit nécessairement donner à la société, pour que cette réciprocité de devoirs, de droits essentiels ne puisse éprouver aucune altération, et qu’ils se trouvent être dans tous les temps tels qu’ils résultent nécessairement du droit de propriété.
Deux conditions sont essentiellement requises pour que le droit de propriété soit conservé dans tout son entier : la première, est que ce droit soit en lui-même inébranlable, qu’il jouisse de la plus grande sûreté possible ; la seconde est que la plus grande liberté possible lui soit acquise invariablement ; car la plénitude du droit de propriété suppose nécessairement la plénitude de la liberté. La forme essentielle de la société est donc le concours de toutes les institutions sociales qui doivent se réunir pour consolider le droit de propriété et lui assurer toute la liberté qui le caractérise essentiellement.
Ce que j’ai dit dans le septième et le huitième chapitre de ma première partie nous annonce que toutes les institutions qui appartiennent 180.54. [54] à la forme essentielle de la société, peuvent se renfermer dans trois classes : l’institution des lois ; celle d’une autorité tutélaire ; celle enfin des établissements nécessaires pour répandre et perpétuer dans la société la connaissance évidente de son ordre essentiel.
Dans la nécessité de l’institution des lois, nous trouvons, comme je l’ai déjà fait observer, la nécessité de l’institution des magistrats, tous leurs devoirs essentiels et nécessairement inséparables de leur ministère, ainsi que les règles qu’il faut suivre invariablement pour assurer à toute la société l’utilité qui doit résulter de ces mêmes devoirs.
Dans la nécessité de l’institution d’une autorité tutélaire, nous découvrons aussi la nécessité de tous les droits dont elle doit jouir, et celle de tous ses devoirs essentiels ; nous voyons en même temps que ces derniers sont liés si essentiellement à ses véritables intérêts, et ses véritables intérêts si fortement, si évidemment attachés au maintien du droit de propriété et de la liberté, qu’il faut commencer par supposer l’ignorance et l’oubli total de l’ordre, non seulement dans le dépositaire de cette autorité, mais encore dans les magistrats, et même dans tout le corps politique, avant d’imaginer que ce dépositaire puisse former la volonté de s’écarter de ses devoirs, et qu’il puisse s’établir des pratiques dans lesquelles l’ordre soit compromis.
C’est pour prévenir cet oubli de l’ordre et ses effets funestes, que la troisième classe des institutions sociales est nécessaire : elle admet toutes les mesures qu’on peut prendre, tous les moyens qu’on peut embrasser pour étendre, perfectionner et perpétuer la connaissance évidente de l’ordre, et elle rejette tout ce qui pourrait tendre à concentrer et affaiblir cette connaissance. Au moyen de cette troisième classe d’institutions, on verra constamment régner l’évidence de l’ordre naturel et essentiel des sociétés, de cet ordre le plus avantageux au corps social, parce qu’il est le plus avantageux à chacun de ses membres en particulier. Je dis qu’on verra constamment régner cette évidence, parce qu’elle est le fléau de l’arbitraire qui suit toujours devant elle ; elle ne lui permettra jamais de se glisser ni dans l’état gouvernant ni dans l’état gouverné ; quelque déguisement qu’il empruntât, il porterait toujours un caractère qui le trahirait, parce qu’il ne peut jamais ressembler à celui de l’évidence.
Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit précédemment sur cette troisième classe d’institutions sociales. La connaissance de l’ordre ne peut être ni trop publique ni trop évidente ; ainsi on ne peut employer trop de moyens pour assurer cette évidence et cette publicité. Mais je ne crois pas devoir passer aussi légèrement sur les deux premières classes des institutions qui constituent la forme essentielle [55] de la société : les rapports nécessaires qui se trouvent entre les lois et l’autorité tutélaire ; entre les devoirs, les droits et les intérêts de cette autorité ; entre ces mêmes intérêts, ceux de la nation et les devoirs des magistrats ; enfin, entre tous ces différents objets et la théorie ou les principes de l’ordre, demandent de notre part un examen rigoureux et une attention très suivie. Ces différents rapports ont besoin d’être approfondis ; ils n’ont servi jusqu’à présent qu’à faire éclore une multitude de systèmes contraires les uns aux autres, et séparément remplis de contradictions frappantes. Nous pouvons regarder cette variété de systèmes et même chacun d’eux en particulier, comme une preuve convaincante que l’évidence de ces mêmes rapports ne s’est point encore manifestée : par la raison qu’ils déterminent nécessairement la forme essentielle de la société, leur évidence aurait banni la diversité des opinions, et toutes les volontés se seraient ainsi ralliées à une même forme de gouvernement, comme étant la seule que l’ordre permette d’adopter.
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Développement de la première classe des institutions qui constituent la forme essentielle de la société. — Les lois s’établissent en même temps que la société. — Il en est de deux sortes : les unes sont naturelles, essentielles et universellement adoptées ; les autres conséquentes aux premières, sont positives, et particulières à chaque société ; définition des lois positives. — Le motif ou la raison des lois est avant les lois. — La raison des lois naturelles et essentielles est dans la nécessité absolue dont elles sont évidemment. — Ces lois naturelles doivent être la raison des lois positives. — Deux conditions nécessaires pour assurer la soumission confiante aux lois positives. — Nécessité de leur conformité parfaite avec les lois naturelles et essentielles. — Effets funestes d’une contradiction qui se trouverait entre ces deux sortes de lois.
Une multitude d’hommes rassemblés, qui n’admettraient entre eux aucuns devoirs respectifs, aucuns droits réciproques, ne formeraient certainement point une société : elle ne consiste pas uniquement dans le rapprochement des hommes ; car nous savons par notre propre expérience qu’elle peut subsister entre des hommes très éloignés les uns des autres, et ne pas subsister entre des hommes très voisins. Ce sont donc les conditions de la réunion qui font véritablement la réunion.
De là s’ensuit qu’il est impossible de concevoir une société particulière sans devoirs et sans droits réciproques ; c’est-à-dire, sans des conventions faites entre les membres de ce corps politique, pour leur intérêt commun ; par conséquent qu’il est impossible de concevoir une société sans lois ; car les lois ne sont autre chose que ces mêmes conventions, en vertu desquelles les devoirs et les droits réciproques sont établis de façon qu’il n’est plus permis de s’en écarter arbitrairement.
Ainsi, que les lois soient écrites ou qu’elles ne le soient pas, il n’en est pas moins vrai qu’elles naissent avec la société, ou plutôt qu’elles la précèdent ; puisque c’est par elles que la société s’établit, et prend une consistance. Elles sont donc la première des institutions sociales qui constituent la forme essentielle d’une société.
Dans tous les temps les hommes ont institué des lois pour déterminer positivement, comment le meurtre, le vol, et d’autres crimes de cette espèce seraient punis ; mais nous ne les voyons point faire des lois pour défendre précisément de tuer, de voler, de commettre d’autres forfaits semblables. Personne cependant ne s’avisera [57] de dire que ces mêmes crimes ne soient pas défendus par les lois de toutes les nations : par la raison qu’ils deviendraient évidemment destructifs de toute société, les législateurs ont regardé cette évidence comme une défense suffisamment connue ; et ils ont parti de là pour établir les peines dont les contraventions à cette défense seraient punies.
Quoique la loi naturelle qui défend de tuer, de voler, etc., etc., soit la même dans toutes les sociétés, elles n’infligent pas toutes les mêmes peines à ceux par qui ces crimes sont commis : les lois qui statuent sur ces peines, peuvent être déterminées par diverses circonstances que le législateur doit peser avec attention ; et en général, le genre de la punition est indifférent, pourvu qu’elle soit proportionnée à la nature du délit, et aux conséquences qui en résultent, au préjudice de l’ordre social.
Il est donc dans une société deux sortes de lois : il en est qui sont naturelles, essentielles et communes à toutes les sociétés ; il est aussi des lois positives, et même factices qui sont particulières à chaque société. La justice et la nécessité de ces lois naturelles, essentielles et universelles, sont d’une telle évidence, qu’elles se manifestent à tous les hommes, sans le secours d’aucun signe sensible : aussi ne sontelles point insérées dans les recueils ordinaires des lois ; c’est dans le code même de la nature qu’elles se trouvent écrites, et nous les y lisons tous distinctement à l’aide de la raison, de cette lumière qui illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum.
Nous avons donné le nom de positives aux lois de la seconde espèce, parce qu’elles établissent d’une manière positive ce qui sans elles resterait arbitraire, ou du moins incertain pour la majeure partie des hommes : nous disons aussi qu’elles sont factices, à raison seulement de la manière de les établir ; car leur justice n’a rien de factice, mais quoiqu’elles doivent toutes être conséquentes au juste absolu, elles ont cependant besoin, pour se faire connaître, d’être écrites, ou du moins d’être établies d’une manière qui agisse sur les sens, et qui puisse ainsi rendre leurs dispositions manifestes pour toute intelligence.
Les lois naturelles et essentielles, ouvrage d’une sagesse divine, doivent être nécessairement les meilleures lois possibles, et elles sont immuables comme leur auteur. Les lois positives au contraire, ouvrage des hommes, et dictées par des opinions sujettes à l’erreur, peuvent être extravagantes, comme elles peuvent être sages, selon que l’ignorance ou une raison suffisamment éclairée préside à leur institution : il est clair aussi qu’elles ne peuvent être immuables qu’autant que nos opinions sont fixées par l’évidence ; car il n’y a que l’évidence qui ne soit point sujette au changement. [58] Il est bien important de distinguer dans les lois, la lettre de la loi, et la raison de la loi. La lettre de la loi est la disposition textuelle et positive de la loi ; la raison de la loi est le motif qui l’a dictée. Tu ne tueras point arbitrairement ; voilà la lettre de la loi ; car tu donnerais aux autres le droit de te tuer arbitrairement aussi, et tu détruirais ainsi la société : voilà la raison de la loi.
De cette loi naturelle et essentielle passons à la loi positive, et voyons ce que nous y trouvons. Celui qui tuera, nous dit-elle, sera puni de tel supplice ; je vois ainsi que le supplice du meurtrier n’est plus arbitraire ; qu’il doit être de telle espèce ; voilà tout ce qu’elle m’apprend ; et je reste dans l’ignorance du motif ou de la raison de cette loi, si pour connaître ce motif, je ne vais le chercher dans d’autres lois antérieures à celle-ci. Mais pour peu que je me livre à cet examen, je découvre qu’avant la loi positive qui établit la peine du meurtre, il était une autre loi naturelle par laquelle le meurtre était défendu : concevant alors que cette défense est essentiellement nécessaire à la société, je vois dans cette première loi naturelle et essentielle pourquoi le meurtrier doit être puni ; et ayant acquis ainsi la connaissance évidente de la raison de cette loi positive, je me trouve en état de juger de sa justice et de son utilité, ce qu’il me serait impossible de faire, si dans cette loi, je ne connaissais que la lettre de la loi.
Supposons deux lois qui condamnent également à la mort, l’une pour l’homicide, l’autre pour marcher à certaines heures du jour, ou pour quelque autre action semblable, n’est-il pas vrai qu’elles ne seront pas toutes deux regardées du même œil ? Que celle-là nous paraîtra juste, et celle-ci tyrannique ? Interrogeons nos cœurs, et voyons si nous n’y trouvons pas une disposition naturelle à nous soumettre à la première, à la défendre même de toutes nos forces, comme nécessaire à notre propre sûreté, et une autre disposition toute opposée qui nous incline naturellement à saisir tous les moyens qui pourront se présenter pour nous affranchir du joug cruel de la seconde loi.
Cette différence dans ces deux dispositions provient de la différence du jugement que nous portons sur le motif, sur la raison de chacune de ces deux lois. La raison de l’une lui imprime le caractère d’une nécessité évidente ; et cette évidence subjugue, enchaîne sans résistance notre esprit et notre volonté ; la raison de l’autre au contraire ne nous présentant rien d’essentiel, rien d’évidemment nécessaire, nous n’y voyons d’évident qu’une rigueur démesurée, qu’une injustice manifeste à laquelle notre sentiment intérieur, notre raison, et conséquemment notre volonté ne peuvent s’accoutumer. [59] C’est donc dans la raison des lois, et non dans la lettre des lois, qu’il faut chercher le premier principe d’une soumission constante aux lois ; car ce premier principe ne peut être autre chose que l’empire absolu que prend sur nos esprits l’évidence de la justice et de la nécessité des lois ; or cette évidence n’est jamais dans la lettre de la loi : ainsi pour établir généralement et invariablement cette soumission, il est deux conditions essentielles : la première, que la raison des lois soit démonstrative de leur justice et de leur nécessité ; la seconde, qu’elle soit d’une telle évidence, ou du moins d’une telle certitude, qu’il ne soit possible à personne d’en douter.
La raison des lois naturelles et essentielles est la nécessité absolue dont elles sont à l’existence de la société ; nécessité dont l’évidence frappe, saisit tous les esprits, et qui montre évidemment à tous les hommes, que si les lois positives étaient destructives des lois naturelles et essentielles, elles le seraient aussi de la société ; qu’ainsi ces mêmes lois naturelles et essentielles doivent être la raison primitive des autres lois, qui ne peuvent plus en être que des conséquences évidentes, du moins pour ceux dont cette évidence doit invariablement régler les procédés.
Si, par exemple, une loi positive ne condamnait l’homicide qu’à une très modique amende pour toute peine, on pourrait dire que l’homicide serait autorisé par cette loi ; qu’ainsi la loi positive serait à cet égard destructive de la loi naturelle et essentielle, par conséquent de la société. Cette supposition qui se rapporte beaucoup à nos mœurs et à nos lois anciennes dans des siècles d’ignorance et de barbarie dont nous rougissons aujourd’hui, suffit pour faire voir que la première condition requise pour instituer de bonnes lois positives, des lois dont l’autorité soit inébranlable, est leur conformité parfaite et évidente avec les lois naturelles et essentielles des sociétés. Cette règle invariable est le premier principe de toute législation : certainement une loi qui autoriserait des infractions arbitraires aux lois essentielles de l’ordre, ne serait pas propre à maintenir l’ordre ; et dès lors il serait impossible qu’on pût être constamment assuré de l’observation de cette loi.
Les lois positives ne doivent être que des résultats évidents de l’ordre, mais scellés du sceau de l’autorité publique, pour devenir ainsi des actes déclaratifs et confirmatifs des devoirs et des droits que les lois naturelles et essentielles de la société établissent nécessairement dans chacun de ses membres et pour leur intérêt commun. Si elles instituaient des devoirs et des droits d’une autre espèce que ceux qui dérivent de ces lois naturelles et essentielles, ces devoirs et ces droits nouveaux ne pourraient [60] être que contraires aux premières ; et dans ce cas les lois positives seraient sans cesse en opposition avec nos esprits et nos volontés.
Tous les droits qu’un être raisonnable peut ambitionner, se trouvent renfermés dans celui de la propriété ; car de ce droit résulte une liberté de jouir qui ne doit connaître de bornes que celles qui lui sont assignées par les droits de propriété des autres hommes. L’ordre essentiel de la société déterminant ainsi la mesure de la liberté dans chacun de ses membres, et cette mesure se trouvant être de la plus grande étendue qu’il lui soit possible d’avoir sans troubler cet ordre essentiel, il est impossible de rien ajouter à la liberté des uns qu’au préjudice de la liberté, et par conséquent de la propriété des autres, ce qui devient alors une injustice, un désordre qui ne peut être que funeste à la société.
Je dis que ce désordre ne peut être que funeste à la société, parce qu’il la met dans un état violent : mon voisin ne trouvera point mauvais qu’il ne lui soit pas libre d’aller cueillir ou endommager mes moissons ; mais par la même raison, il supportera toujours fort impatiemment qu’il me soit libre d’aller cueillir ou endommager les siennes ; comme il est évident à chaque homme qu’il ne doit point troubler les autres dans la jouissance de leurs propriétés, il lui est évident aussi que dans la jouissance des siennes, les autres ne doivent point le troubler. À la vue même d’un semblable préjudice qui sera fait aux autres hommes, il s’alarmera, il craindra pour lui-même, et cette inquiétude sera pour lui un tourment contre lequel sa raison même se révoltera perpétuellement.
Une loi positive qui contredirait cette justice naturelle, choquerait donc l’évidence, blesserait des droits qui nous sont évidents, et précieux ; elle serait ainsi, comme je viens de le dire, en opposition avec notre sentiment intérieur et nos volontés fixées invariablement par cette même évidence ; et voilà ce que j’appelle mettre la société dans un état violent, parce que c’est constamment faire violence à la nature, à des volontés qu’elle a données à tous les hommes pour le bonheur commun de leur espèce, et que les lois positives doivent protéger, comme étant les premiers principes de la réunion des hommes en société.
Que cet état violent ne puisse être que funeste à la société, je ne crois pas que cela me soit contesté : premièrement tout ce qui altère la liberté, altère le droit de propriété, et diminue d’autant les avantages que ce droit procure à la société, lorsque le désir de jouir et la liberté de jouir se trouvent réunis. En second lieu, il faudrait changer la nature de l’homme, déraciner en lui les mobiles qui le mettent en action, faire perdre à l’évidence la force dominante qu’elle a sur son esprit et sur ses volontés, pour que les hommes cessassent d’être [61] attachés à la liberté de jouir qui résulte du droit de propriété, et qu’ils ne cherchassent pas à se soustraire aux violences que cette liberté peut éprouver, ou du moins à s’en dédommager. Mais alors les dédommagements et la façon de se les procurer seraient nécessairement dans l’arbitraire ; chacun ne pourrait les attendre que de sa force personnelle, et les apprécierait au gré de son opinion qui ne connaîtrait plus de règles, puisque les lois positives seraient elles-mêmes déréglées : dans cet état de désordre chaque homme, ayant à craindre un autre homme, et par cette raison ne pouvant compter sur rien, se verrait réduit à se permettre tout ce qu’il pourrait faire, dans la crainte de ne pouvoir faire ce qu’il serait en droit de se permettre.
Un autre mal encore, ce serait celui des associations faites dans la vue d’augmenter la licence et les abus, en s’assurant de leur impunité : de ce chaos monstrueux on verrait sortir les meurtres, les vols, les brigandages de toute sorte, les crimes, les excès de toute espèce, avant-coureurs des grandes révolutions qui, dans de pareilles circonstances, n’ont jamais manqué d’être amenées par la corruption, la dépravation des mœurs, sitôt que les opinions ont pu se former un point de réunion.
Ce n’est point assez que les lois positives soient exactement conformes aux lois naturelles et essentielles de la société : cette première condition requise pour leur assurer une soumission constante, étant remplie, il en faut encore une seconde, qui est, comme on vient de le voir, que cette conformité soit connue de manière que personne ne puisse en douter ; car elles ne peuvent être fidèlement observées que par religion du for intérieur, religion qui ne peut s’établir que sur une connaissance indubitable de leur justice et de leur nécessité. Mais cette connaissance ne peut être la même chez tous les hommes : il en est pour qui elle doit être évidente ; il en est d’autres chez lesquels elle ne peut être qu’une certitude. On va voir dans les chapitres suivants, que ces deux sortes de connaissances ne diffèrent essentiellement que dans la façon de les acquérir.
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Suite du développement de la première classe des institutions qui constituent la forme essentielle de la société. — Caractère de la certitude que les hommes doivent avoir de la justice et de la nécessité des lois ; comment en général la certitude s’établit. — Impossibilité sociale que le pouvoir législatif et la magistrature soient réunis dans la même main. — Nécessité des magistrats.
Des hommes qui seraient persuadés que leurs lois positives sont de mauvaises lois, pourraient bien être contraints pendant un temps à les observer ; mais une telle soumission, qui est contre nature, ne pourrait être durable ; et il serait impossible qu’elle ne fût pas sujette à des écarts journaliers de la part de ceux qui croiraient les lois injustes à leur égard : la soumission aux lois est toujours et nécessairement relative à l’idée que nous avons de la justice et de la nécessité des lois.
Cette idée, pour être stable et permanente, doit être en nous ou une certitude primitive, qui est dans l’évidence même qui nous est propre, ou une certitude secondaire établie sur l’évidence qui se trouve dans les autres. Il ne faut pas confondre cette seconde espèce de certitude avec la confiance qui ne serait que l’effet d’une prévention ; car la prévention n’a rien de solide ; elle ne porte sur rien d’évident ; une autre prévention opposée peut même la détruire, et faire évanouir la confiance qui en était le produit ; au lieu que la certitude secondaire tient à l’évidence, sans cependant être en elle-même une connaissance évidente de la vérité qui en est l’objet. Mais pour ne point embarrasser par des expressions nouvelles, parlons le langage ordinaire, et donnons tout simplement le nom d’évidence à la certitude primitive, et celui de certitude à celle qui n’est que secondaire ou conséquente à la première.
Je n’ai jamais vu la Chine, mais je suis certain que la Chine existe, parce que je suis certain que ce fait est évident pour beaucoup d’autres dont le témoignage uniforme et constant ne se contredit point : par ce moyen j’ai des preuves suffisantes pour fonder, non pas une confiance, mais une certitude qui me tient lieu de l’évidence que les autres ont acquise, et sur laquelle ces preuves suffisantes sont établies. Ainsi cette certitude n’est point en moi une évidence ; mais cette unanimité dans les témoignages de ceux qui ont acquis cette même évidence, cette unanimité, dis-je, qui est la première cause ou la première occasion de ma certitude, est évidente.
Quoique l’ordre essentiel des sociétés soit fort simple dans ses principes, ses conséquences cependant sont si multiples, et elles [63] embrassent tant d’objets, qu’il n’est pas possible à la majeure partie des hommes d’avoir une connaissance explicite et évidente de la raison de toutes les lois positives, et des changements que les circonstances des temps peuvent exiger. Diverses causes, dont le détail serait superflu, concourent pour les tenir éloignés de cette connaissance explicite et évidente ; mais il n’est aucun motif qu’on puisse alléguer pour les priver de cette autre connaissance que nous nommons une certitude, et qui produit sur leur esprit tous les effets de l’évidence.
La certitude peut suppléer l’évidence, mais rien ne peut suppléer la certitude : c’est une folie de croire que dans le gouvernement des hommes elle puisse être remplacée par la confiance : dès que celle-ci n’a pour base ni évidence ni certitude, elle n’est plus qu’un enfant aveugle de la séduction ; sa faiblesse et son infirmité ne permettent pas de compter sur lui. Ainsi dans le moral ce n’est que sur l’évidence, et sur la certitude qu’elle communique à tout ce qui la touche, qu’on peut élever un édifice solide qui n’ait rien à redouter des écarts orageux de l’opinion, pour qui tout ce qui n’est pas évident ou indubitablement certain devient arbitraire.
La première conséquence que nous devons tirer de ces vérités préliminaires, c’est qu’il est socialement impossible que l’autorité législative et la magistrature, ou l’administration de la justice distributive, soient réunies dans la même main, sans détruire parmi les hommes toute certitude de la justice et de la nécessité de leurs lois positives : allons plus loin encore, et disons, sans détruire ces lois elles-mêmes ; car elles n’auraient plus ni la forme, ni aucun des caractères essentiels aux lois.
Comme on a souvent institué des formes très vicieuses, ce qu’on appelle forme est tombé dans une sorte de mépris. Il est pourtant vrai que rien ne peut exister sans une forme, et que la forme essentielle des choses est ce qui les fait ce qu’elles sont.
La forme essentielle des lois positives consiste dans les signes sensibles qui manifestent qu’on a suivi l’ordre des procédés qu’il faut garder nécessairement dans leur institution, 1° pour s’assurer de leur justice et de leur nécessité ; 2° pour rendre cette justice et cette nécessité certaines à tous ceux qui ne peuvent en acquérir une connaissance explicite et évidente. Or il est constant que cet ordre de procédés ne serait plus observé, si la puissance législatrice voulait encore se charger des fonctions de la magistrature : le législateur et le magistrat n’étant plus ainsi qu’une seule et même personne, il en résulterait que d’un côté le pouvoir d’instituer des lois ne trouverait dans les lumières, et dans les devoirs du magistrat, aucune ressource contre les surprises qui pourraient être faites au législateur ; tandis que d’un autre côté, la volonté du législateur ne pouvant dominer, enchaîner, assujettir celle du magis trat, [64] les lois les plus justes dans leurs dispositions se trouveraient incertaines et variables dans leur application.
Présentons dans d’autres termes encore ces importantes vérités, pour les rendre plus simples et plus frappantes : si le législateur était aussi magistrat, il ne pourrait que couronner et consommer comme magistrat, toutes les méprises qui lui seraient échappées comme législateur. Si le magistrat était aussi législateur, les lois n’existant que par sa seule volonté, il ne serait point assujetti à les consulter pour juger ; et il pourrait toujours ordonner comme législateur ce qu’il aurait à décider comme magistrat.
Ainsi ce ne serait que dans les seules volontés du législateur qu’il faudrait chercher la raison des lois positives ; car il les instituerait au gré de ses volontés arbitraires ; et ce ne serait que dans les seules volontés du magistrat qu’il faudrait chercher la raison de ses jugements ; car son indépendance le mettrait dans le cas de se permettre tout en les rendant. Ce double inconvénient nous prouve bien que ces lois seraient dépouillées de leurs caractères essentiels, qui sont l’évidence de leur justice et de leur nécessité, et une indépendance absolue de l’arbitraire. De telles lois positives ne seraient plus des lois, puisque leur application devenant arbitraire et incertaine, elles n’auraient plus rien de positif par essence.
Quand le pouvoir législatif et la magistrature sont séparés, comme ils doivent l’être, les lois une fois établies par la puissance législatrice, ont une autorité qui leur est propre, et qui leur donnant le droit de commander aux volontés du magistrat, leur assure une entière indépendance de toutes les autres volontés. Il est certain que le magistrat ne peut alors, et ne doit avoir d’autres volontés que celles des lois ; l’autorité qu’il exerce n’est point la sienne ; elle est celle des lois ; aussi n’est-ce point en lui que cette autorité réside, mais dans les lois ; aussi ses fonctions se bornent-elles à faire l’application des lois ; aussi ne fait-il que prononcer des jugements déjà dictés par les lois ; aussi est-il tenu de penser, de parler, d’ordonner comme les lois ; il n’est ainsi que leur ministre, que leur organe ; et c’est par cette raison qu’elles sont en sûreté dans ses mains ; et que par état il est nécessairement et particulièrement le dépositaire et le gardien des lois ; disons plus encore : de la raison primitive et essentielle des lois ; car c’est dans cette source qu’il faut puiser les lois à faire : j’expliquerai dans un moment ce que j’entends par ces expressions.
Mais si le pouvoir législatif et la magistrature étaient réunis, nous ne verrions plus dans le magistrat qu’une puissance absolument indépendante des lois, lorsqu’il s’agirait d’en faire l’application : ce ne seraient plus alors les volontés des lois qui deviendraient celles du magistrat ; ce seraient au contraire les volontés personnelles du [65] magistrat qui deviendraient celles des lois ; ses décisions ne pourraient plus être regardées comme étant dictées par les lois, et d’après leurs dispositions invariables, puisque les lois ne seraient elles-mêmes que des résultats de ses opinions ; qu’elles ne diraient que ce qu’il leur ferait dire ; qu’elles ne voudraient que ce qu’il leur ferait vouloir. Enfin l’autorité qui assurerait l’exécution de ses prétendus jugements, serait son autorité personnelle, et non l’autorité des lois ; car les lois n’ayant que celle qu’il voudrait bien leur prêter, et qu’il pourrait à chaque instant leur retirer, une telle autorité qui émanerait de lui, qui ne subsisterait que par lui, ne serait plus rien devant lui.
Ainsi au moyen de l’inconstance et de l’incertitude qui régneraient dans les lois positives ; au moyen de ce qu’elles n’auraient ni force, ni autorité, ni consistance ; au moyen de ce que leur application serait toujours incertaine ; de ce que le recours aux lois deviendrait le recours à l’opinion et à la volonté arbitraire du magistrat, on pourrait dire que dans une telle société, il n’y aurait ni lois, ni devoirs, ni droits positifs et réciproques : je laisse à juger du nom qu’on pourrait lui donner.
Nous verrons dans les chapitres suivants que le pouvoir législatif est inséparable de la puissance exécutrice, et que cette puissance, qui par essence est indivisible, ne peut être exercée que par un seul. Cette vérité est un des plus puissants arguments qu’on puisse employer pour démontrer l’impossibilité sociale dont il est que le législateur puisse remplir les fonctions du magistrat. Dès qu’il ne doit exister qu’un législateur unique, qu’un dépositaire unique de toute l’autorité, c’est sa volonté unique qui doit ordonner et dicter les lois. Ceux qu’il appelle à ses délibérations ne peuvent avoir qu’une voix consultative. Si elle était délibérative, l’autorité serait acquise à l’avis le plus nombreux, et dès lors ce ne serait plus un seul qui serait le souverain ; la souveraineté résiderait véritablement dans le plus grand nombre des voix qui se trouveraient réunies sur un même objet.
Mais puisque dans tous les cas où la volonté du souverain doit prononcer, aucun des opinants ne peut avoir voix délibérative, il est évident que s’il voulait exercer les fonctions du magistrat, tous les jugements qu’il rendrait émaneraient de sa seule et unique volonté ; il jugerait seul enfin ; et par cette raison il s’imposerait l’obligation rigoureuse de ne jamais se tromper, obligation bien reconnue pour être au-dessus des forces de l’humanité.
Quel est l’homme qui pourrait, sans frémir, entreprendre de rendre seul la justice à une multitude d’autres hommes ? Quel est l’homme qui pourrait se flatter que lui seul il pourrait toujours reconnaître l’injustice et la mauvaise foi, sous les dehors trompeurs qu’elles savent si bien emprunter ? La variété prodigieuse des faits, [66] les difficultés qu’on éprouve pour en constater la vérité, les artifices qu’on emploie souvent pour la déguiser, forment un labyrinthe dans lequel on voit s’égarer les magistrats les plus éclairés, les plus intègres, les plus consommés dans l’art de juger. Que serait-ce donc si un homme seul était chargé de ces pénibles et importantes fonctions ? Combien de fois, sans qu’il s’en aperçût, son cœur séduirait-il son esprit ? Quelles facilités n’aurait-on pas pour se ménager cette séduction ? Quelle carrière s’ouvrirait aux prétentions arbitraires et à l’oppression ? À quel excès l’espoir de l’impunité ne multiplierait-il pas les crimes ? Que de comptes à rendre à la justice divine par un tel souverain ! Ce prince infortuné, s’il connaissait le danger de son état, n’oserait lever les yeux vers le ciel.
Je pourrais alléguer beaucoup d’autres raisons pour prouver l’impossibilité sociale de la réunion de la magistrature à l’autorité législative ; mais il serait inutile de m’appesantir sur une vérité connue depuis une multitude de siècles, et dont les conséquences sont mises en pratique chez tous les peuples qu’on peut regarder comme formant des sociétés. Je peux donc avancer, sans craindre d’être contredit, que de la nécessité sociale des lois positives, résulte la nécessité sociale des magistrats. Cependant, quoique tous les hommes soient d’accord sur cet article, il paraît qu’on ne connaît point encore assez les rapports essentiels de cette nécessité avec l’existence de la société ; et c’est par cette raison que je crois nécessaire d’en faire un examen particulier.
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Seconde suite du chapitre XI. — Comment s’établit parmi les peuples la certitude de la justice et de la nécessité des lois positives. — Les magistrats sont un des premiers et des plus puissants fondements de cette certitude ; par état ils doivent avoir une connaissance évidente de la raison essentielle des lois positives ; rapports de leurs devoirs essentiels avec la justice et la nécessité des lois. — Ils sont, plus particulièrement que les autres membres de la société, gardiens et défenseurs des lois. — La magistrature est, par le moyen des lois, le lien commun de la société.
Les magistrats dépositaires, gardiens et organes des lois, deviennent, en quelque sorte, des lois vivantes ; et par cette raison, la magistrature occupe nécessairement dans la société la place marquée pour les lois, entre la puissance législatrice et tous ceux qui doivent obéir aux lois. Dans tous les temps on l’a regardée comme formant le lien commun qui unit l’État gouverné à l’État gouvernant ; et c’est à juste titre, car ce lien si précieux est l’ouvrage des lois : sans elles il serait impossible au corps politique de se former. Or tout ce qu’on doit nécessairement attribuer aux lois, on doit également l’attribuer à la magistrature, dont les fonctions sont de faire parler et agir les lois, d’exercer l’autorité des lois, de manifester la volonté des lois, d’en faire l’application, et de leur donner ainsi une existence, une réalité qu’elles ne peuvent obtenir que par le ministère des magistrats qui s’identifient, pour ainsi dire, avec les lois.
Je dis, qui s’identifient, et cette expression n’a rien de forcé ; car si les lois ne peuvent parler que par la bouche du magistrat, les paroles du magistrat ne peuvent être que l’expression des volontés des lois ; elles habitent en lui ; elles vivent et pensent en lui ; et c’est parce que les lois et le magistrat se confondent ainsi, que la sûreté nécessaire aux lois doit être commune à la personne du magistrat comme organe des lois.
Maintenant on doit apercevoir aisément toute l’influence que les magistrats doivent avoir sur la soumission aux lois. La plupart des hommes étant hors d’état de s’élever à une connaissance explicite et évidente de la raison des lois positives, ceux-là, comme je l’ai dit, ne peuvent avoir qu’une certitude de la justice et de la nécessité de ces lois ; mais cette certitude si nécessaire pour fixer leurs esprits, et assurer leur soumission constante aux lois, comment peut-elle s’établir chez eux, si leurs sens ne sont frappés par des preuves suffisantes de cette justice et de cette nécessité ? Or ces preuves, pour être [68] suffisantes, doivent toujours et nécessairement avoir pour fondement le témoignage des magistrats, puisqu’ils sont publiquement reconnus et institués pour être les dépositaires et les gardiens des lois ; puisque comme gardiens et comme juges, ils doivent être éclairés par l’évidence de la raison primitive et essentielle des lois ; puisqu’enfin la sincérité de leur témoignage est encore elle-même attestée, certifiée par l’hommage impartial que lui rend une multitude d’hommes éclairés qui doivent se trouver dans une nation, dès que nous y supposons publique la connaissance évidente de l’ordre essentiel de la société.
Les titres de dépositaires, de gardiens des lois positives, et de la raison primitive et essentielle de ces lois, ne sont point des qualifications purement honorifiques, de vains titres sans fonctions : ce sont au contraire des titres indicatifs de fonctions réelles, de devoirs indispensables dans le magistrat, et dont l’institution est d’une nécessité absolue, comme celle de toutes les autres branches de l’ordre essentiel de la société.
Quoiqu’on puisse dire à juste titre que l’évidence parle et se rend sensible, cependant malgré celle qui doit se trouver dans les lois, nous les reconnaissons pour être muettes, en prenant cette expression dans le sens physique. Or elles peuvent se trouver dans le cas d’avoir à se défendre contre des surprises qui pourraient être faites à la puissance législatrice ; surprises d’autant plus dangereuses, qu’elle doit seule disposer de la force publique, comme on le verra dans les chapitres suivants. Les lois alors n’ont donc à opposer à la volonté de cette puissance que leur justice et leur nécessité. Mais puisqu’elles sont muettes physiquement, comment peuvent-elles mettre en évidence cette justice et cette nécessité ? Dans ce cas, comme dans tous les autres, elles ne peuvent s’exprimer que par la voix de ceux qui sont chargés de parler pour elles : ainsi le magistrat, comme organe physique des lois, est particulièrement chargé de la défense des lois.
Ce que je dis des lois faites nous montre quels sont les devoirs des magistrats par rapport aux lois à faire : comme elles doivent être toutes puisées dans les lois naturelles qui sont la raison primitive et essentielle de toutes les autres lois, l’évidence de cette raison primitive et essentielle est, pour ainsi dire, un dépôt dans leurs mains, et ils en doivent compte à la puissance législatrice, à la nation, à Dieu même, dont cette évidence nous manifeste les volontés suprêmes.
Toutes ces vérités sont si simples, si évidentes par elles-mêmes, qu’il suffit de les présenter dans leur ordre naturel, pour qu’elles deviennent sensibles sans le secours d’aucune démonstration. [69] Puisque les lois sont muettes physiquement, et qu’il faut des lois positives, il faut donc aussi des magistrats qui soient les organes physiques des lois.
Puisque les magistrats sont les organes physiques des lois, il faut donc qu’ils parlent pour les lois et comme les lois, dans tous les cas où les lois ont à parler.
Puisqu’ils doivent parler pour les lois et comme les lois, chaque fois qu’il y a nécessité, il faut donc qu’ils soient tenus de prendre toujours la défense des lois, par conséquent qu’ils soient constitués dépositaires et gardiens des lois.
Puisqu’ils doivent toujours veiller à la garde et à la défense des lois, il faut donc qu’ils aient une connaissance évidente de la justice et de la nécessité des lois, et conséquemment de leur raison primitive et essentielle ; car ce n’est qu’avec cette évidence qu’ils peuvent combattre pour les lois, contre les surprises faites à l’autorité.
Puisqu’ils doivent toujours avoir pour guide l’évidence de la raison primitive et essentielle des lois, le témoignage évident qu’ils rendent aux lois nouvelles, et contre lequel la partie éclairée de la nation ne réclame point, est donc pour les autres hommes une preuve suffisante qui établit en eux la certitude de la justice et de la nécessité de ces nouvelles lois ; or cette certitude étant ce qui assure nécessairement une soumission constante aux lois, la Magistrature se trouve être ainsi le lien commun qui unit l’État gouverné à l’État gouvernant, pour la prospérité commune de ces deux États.
Il ne faut pas croire cependant que les titres de dépositaires et de gardiens des lois n’appartiennent qu’aux magistrats exclusivement : le premier, le vrai dépositaire et gardien général des lois, c’est la nation elle-même à la tête de laquelle est le souverain. Rigoureusement parlant, le dépôt et la garde des lois ne peuvent appartenir qu’à ceux qui sont armés de la supériorité de la force physique pour procurer à ce dépôt la sûreté dont il a besoin essentiellement. Cela posé, c’est la nation en corps qui est naturellement et nécessairement dépositaire et gardienne de ses propres lois, parce qu’il n’est point dans la nation de force physique égale à celle qui résulte de la réunion des siennes. Mais comme cette force nationale n’agit que d’après la volonté du chef qui la commande, on peut dire dans un autre sens, que c’est au souverain que le dépôt et la garde des lois doivent appartenir.
Faute de s’entendre il s’est formé de grands débats sur cet article qui a donné lieu à toutes sortes de prétentions ; mais il est aisé de les terminer en disant : il est physiquement et socialement impossible que la sûreté des lois ait un autre principe que l’évidence de leur justice et de leur nécessité, parce qu’il n’y a que cette évidence qui [70] puisse réunir au soutien des lois, toutes les opinions, toutes les volontés et toutes les forces. Les dépositaires et les gardiens naturels des lois sont donc tous ceux qui se trouvent appelés à posséder cette évidence : ainsi le souverain qui doit toujours la prendre pour son guide, est le dépositaire et le gardien naturel des lois ; ainsi la nation, que je suppose éclairée par l’évidence publique de l’ordre essentiel des sociétés, qui conséquemment doit être composée d’une multitude d’hommes instruits de la raison primitive et essentielle des lois, est aussi leur dépositaire et leur gardien naturel ; ainsi les magistrats, qui par un devoir indispensable de leur état, sont plus particulièrement qu’aucun membre de la société, obligés d’être pénétrés de l’évidence répandue publiquement dans la nation, qui comme juges, deviennent, pour ainsi dire, envers le souverain et la nation, caution de cette évidence et de ses avantages, se trouvent plus particulièrement aussi les dépositaires et les gardiens des lois.
Ce que je viens de dire sur les conséquences résultantes de la qualité de juge, semble exiger quelque développement : si l’obligation d’avoir une connaissance évidente de la justice et de la nécessité des lois, et d’être leur défenseur, est inséparable de l’état du magistrat considéré comme organe des lois, la même obligation est bien plus rigoureuse encore dans le magistrat considéré comme juge, comme ministre de la justice, dont les lois positives ne doivent être que des résultats.
Quelqu’un pourrait-il honnêtement contester que dès qu’une injustice est évidente, il n’est plus permis à aucun homme de lui prêter son ministère ? Quelle que soit la loi naturelle et essentielle qui rende évidente une injustice, cette loi est un ordre de la divinité, dont rien ne peut suspendre l’exécution, sitôt qu’il est évidemment connu. Hélas ! que deviendrait l’humanité, si l’évidence d’une justice absolue ne constituait pas les hommes dans l’obligation étroite de ne pas prêter leur ministère pour la violer. Mais si ce devoir est absolu dans tous les hommes indistinctement, quelle nouvelle force n’acquiert-il pas dans les magistrats, qui, comme ministres de la justice, joignent à l’obligation commune de s’y conformer, l’obligation particulière de la faire observer.
Si vous détruisez le juste et l’injuste absolus, par conséquent l’existence des devoirs absolus, et l’obligation absolue de ne jamais s’en écarter au mépris de leur évidence, je vous défie d’imaginer aucun moyen de donner quelque consistance à la société ; je vous défie d’instituer un pouvoir qui puisse se communiquer sans courir risque de se détruire ; je vous défie d’établir une puissance dont la personne et l’autorité soient en sûreté. [71] Depuis le souverain, quel qu’il soit, jusqu’au dernier de ses sujets, la communication de son autorité souveraine forme une chaîne de pouvoirs intermédiaires et subordonnés les uns aux autres, au moyen de laquelle il tient dans sa main tout ce qui se trouve sous son empire. Tous les dépositaires en sous-ordre de son autorité peuvent être réduits à deux espèces : les uns sont chargés de l’administration de la justice, les autres de la force coercitive : s’il n’est point de devoirs absolus et évidents pour ceux-là, il n’en est point pour ceux-ci : dès lors je ne trouve plus cette chaîne ; elle est rompue, ou plutôt il est impossible qu’elle existe : l’obéissance elle-même n’est plus une chose sur laquelle on puisse compter dans ce système, puisqu’il n’admet aucun devoir absolu. Remarquez en cela comme on ne peut éviter de tomber dans les contradictions les plus absurdes, sitôt qu’on veut s’écarter de l’ordre : on rejette les devoirs absolus pour ne point mettre de bornes à l’obéissance ; et comment ne voit-on pas que par une conséquence nécessaire de ce principe, l’obéissance cesse aussi d’être un devoir, qu’ainsi en voulant l’étendre on la détruit ?
Ceux qui défendent ce système diront peut-être qu’ils ne nient point entièrement l’existence des devoirs absolus, mais qu’ils n’en admettent qu’un seul, qui est celui de l’obéissance : eh bien, j’adopte pour un moment leur façon de penser ; et en conséquence je leur fais observer qu’ils rendent arbitrairement despote quiconque est revêtu d’un commandement particulier. Mais le souverain, dira-t-on, devient despote par ce moyen : quelle erreur ! et moi je vous soutiens qu’il détruit sans ressource son autorité. Le souverain ne peut commander personnellement qu’à un très petit nombre d’hommes qui sont autour de lui ; ceux-ci au contraire commandent à une multitude d’autres hommes : si cette multitude est dans l’obligation absolue de toujours leur obéir, n’est-il pas évident qu’ils se trouvent nécessairement plus forts, plus réellement despotes que le souverain même ? Et s’il reste contre leur despotisme arbitraire quelque ressource, c’est celle que nous trouvons dans la progression de ce même despotisme, qui se communique à tous ceux qui commandent en sous-ordre, et à raison de la portion d’autorité qui leur est confiée. Ainsi celui qui a cent hommes à ses ordres est arbitrairement despote vis-à-vis de ces cent hommes ; celui qui en a mille, l’est aussi vis-àvis d’eux ; de même celui qui commande à vingt mille, à cent mille, le nombre n’y fait rien ; le despotisme arbitraire est le même dans tous les rangs du commandement, quoiqu’il n’en résulte pas la même force.
Voyez-donc dans ce système combien les effets qu’il produit sont contraires à ceux qu’on se propose : tandis qu’on veut rendre le [72] souverain plus indépendant, on le met dans une dépendance qui doit le faire trembler à chaque instant ; et pour vouloir ériger son autorité en pouvoir arbitrairement despotique, on la détruit, en assurant à chacun de ceux qui commandent, une obéissance absolue au gré de leurs volontés arbitraires ; dans ce chaos monstrueux il faut n’avoir aucune sorte de commandement pour ne point être despote ; tous ceux qui en ont un, sont tellement despotiques, qu’au moyen de l’obéissance absolue qui leur est due immédiatement, ils peuvent trouver les moyens de s’affranchir de celle qu’ils doivent à leur tour. De là résulte une chose bien singulière ; c’est que cette chaîne de despotes arbitraires est une chimère ; le despotisme ne réside plus véritablement que dans les commandants les plus inférieurs ; c’est-àdire, dans ceux qui commandent immédiatement aux hommes dont l’obéissance est le partage unique : cela posé, plus de despotisme dans le souverain.
Nous devons donc regarder comme un crime de lèse-majesté divine et humaine, l’action de soutenir qu’il n’est point de devoirs absolus dont on ne peut s’écarter, sitôt qu’ils sont évidents. En vain on m’objectera que cette règle est dangereuse, en ce qu’on peut prendre pour évident ce qui ne l’est pas. Cette méprise ne peut avoir lieu que dans un état d’ignorance, état où je ne connais rien dont on ne puisse abuser, et qui ne soit susceptible d’inconvénient. Je veux bien que dans cet état de désordre nécessaire cette loi sainte ne soit pas suivie ; mais qu’on me dise donc celle qu’on pourra lui substituer. Dans l’état d’ignorance tout est arbitraire, et par cette raison l’application de cette loi serait arbitraire aussi. Mais la cause des abus qui en résulteraient, serait dans l’ignorance, et non dans la loi ; ainsi ces mêmes abus ne sont point à craindre partout où l’évidence de l’ordre est publiquement répandue, et c’est le cas que nous supposons.
Il est donc certain qu’aucun homme, sans se rendre coupable envers le ciel et la terre, ne peut se charger de juger d’après des lois évidemment injustes ; il cesserait alors d’être un ministre de la justice, pour devenir un ministre d’iniquité. Si quelque loi, par exemple, ordonnait qu’un homme fût condamné au dernier supplice, sur la seule dénonciation d’un autre homme, et même sans aucune preuve de l’existence du délit imputé, n’est-il pas évident qu’une telle loi serait homicide ? N’est-il pas évident encore que le barbare, le furieux qui prononcerait des condamnations d’après cette loi monstrueuse, en partagerait l’atrocité, et deviendrait homicide comme elle ?
Il faut pourtant ou aller jusqu’à dire qu’on pourrait être, sans crime, l’organe d’une telle loi, et le ministre de ses abominations, ou convenir qu’un magistrat ne doit prêter son ministère à aucune loi [73] évidemment injuste ; car s’il le peut pour une loi, il le peut pour toutes, quelque coupables qu’elles soient ; l’évidence des excès, des outrages faits dans l’humanité à la divinité même ne peut plus l’arrêter.
Un magistrat qui jugerait sur des lois dont l’injustice lui serait évidente, agirait en cela comme un médecin qui traiterait ses malades suivant des méthodes prescrites par une autorité aveugle sur cet objet, et qu’il connaîtrait évidemment pour n’être propres qu’à leur donner la mort. Mais, me dira-t-on, ne peuvent-ils pas pécher par ignorance ? Non ; ils ne le peuvent pas, parce qu’étant obligés de ne se décider que d’après l’évidence, dans tous les cas qui en sont susceptibles, ils ne doivent point embrasser une profession pour laquelle ils n’ont pas les connaissances suffisantes. Qu’est-ce qui oblige un homme de se faire médecin, quand son ignorance l’expose à commettre journellement des assassinats ? Qu’est-ce qui oblige un homme de se faire magistrat, quand son ignorance l’expose journellement à dégrader la magistrature, à trahir les intérêts qui lui sont confiés ? Comment peut-il se regarder comme un ministre de la justice, s’il n’en a pas une connaissance évidente ? Et comment peutil connaître évidemment la justice, s’il ne la voit pas évidemment dans les lois, ou plutôt dans la raison primitive et essentielle des lois ?
Quelque frappants, quelque démonstratifs que ces arguments puissent être, ils acquièrent encore une nouvelle force, pour peu qu’on fasse attention à la grande simplicité de l’ordre, de ces lois naturelles et essentielles qui doivent être la raison primitive de toutes les autres lois. Propriété et liberté, voilà les deux points fondamentaux de l’ordre essentiel des sociétés. Une fois qu’on est pénétré de la justice et de la nécessité de ces deux lois divines ; une fois que l’évidence de leur justice et de leur nécessité est publiquement répandue dans une nation, il n’est plus possible que la conformité ou la contradiction des nouvelles lois avec les principes immuables de l’ordre ne soient pas évidentes, non seulement pour le corps des magistrats, mais encore pour tous les hommes qui n’ont point perdu l’usage de la raison.
De même que le médecin est tenu d’avoir une connaissance évidente de la nature et des effets des remèdes qu’il est dans le cas d’employer, de même aussi le magistrat est tenu d’avoir une connaissance évidente de la justice et de la nécessité des lois qu’il se charge librement de faire observer. Il ne lui est donc permis de juger les hommes qu’après avoir pénétré scrupuleusement dans la raison des lois, et avoir acquis l’évidence de leur justice ; voilà son premier devoir indispensable ; ajoutez-y maintenant une seconde obligation qui est également essentielle en lui, celle de ne jamais prêter son [74] ministère à des lois évidemment injustes, et voyez s’il est possible qu’il ne soit pas le dépositaire, le gardien et le défenseur des lois ; s’il est possible que le témoignage public qu’il rend librement à la sagesse des lois nouvelles, ne soit pas regardé comme le résultat d’une évidence acquise par un examen suffisant ; s’il est possible qu’un témoignage de cette importance, vérifié, pour ainsi dire, et contrôlé par la publicité des connaissances évidentes répandues dans la nation, n’établisse pas nécessairement la certitude de la justice et de la nécessité de ces mêmes lois dans tous ceux qui ne peuvent en acquérir une connaissance évidente ; s’il est possible enfin d’imaginer un motif de persuasion qui puisse suppléer celui que fournit un témoignage d’autant plus authentique, qu’il ne doit et ne peut s’annoncer, que comme un jugement qu’un devoir rigoureux ne permet de rendre qu’après que l’évidence même l’a dicté.
[I-166 / 75]
Développement de la seconde classe des institutions qui constituent la forme essentielle de la société. — L’autorité tutélaire consiste dans l’administration de la force publique dont le premier principe doit être la force intuitive et déterminante de l’évidence. — Premières observations tendant à prouver que le pouvoir législatif est inséparable de cette autorité.
C’est à juste titre que la seconde classe des institutions qui constituent la forme essentielle de la société, nous représente l’autorité tutélaire toujours armée de la force publique, et toujours précédée par l’évidence : il est sensible que l’administration de la force publique ne peut jamais être séparée de l’autorité tutélaire ; car c’est dans cette force que réside l’autorité. Il est sensible aussi que toutes les résolutions de cette autorité doivent être dictées par l’évidence de leur justice et de leur nécessité ; car la force publique, qui est elle-même l’autorité, n’acquiert de la consistance qu’autant que la force intuitive et déterminante de l’évidence en est le premier principe : le développement de cet ensemble est peut-être la partie la plus intéressante de cet ouvrage.
Ce que nous nommons autorité est le droit de commander, qui ne peut solidement exister, c’est-à-dire, ne rien perdre dans le fait de ce qu’il est dans le droit, sans le pouvoir physique de se faire obéir. Un tel droit n’en serait plus un, si dans le fait l’obéissance était arbitraire, si elle n’était dépendante que de la seule volonté de celui qui obéit. Mais pour qu’elle ne le soit pas, il faut qu’elle se trouve assujettie par un pouvoir physique qui ne peut résulter que de la supériorité de la force physique.
Le droit de commander et le pouvoir physique de se faire obéir ne sont donc exactement qu’une seule et même autorité présentée sous deux noms différents, parce qu’il est deux différentes façons de la considérer : à raison de la manière dont elle s’établit, elle est un droit, parce qu’elle est le résultat d’une convention, et plus encore parce que la justice et la nécessité de ses volontés doivent toujours être marquées au coin de l’évidence ; à raison de la manière dont elle doit agir sur la résistance que des désirs déréglés pourraient lui opposer, elle est un pouvoir physique, une force coercitive formée naturellement et nécessairement par la réunion des volontés qui ont fait entre elles cette convention, et qui toutes doivent être enchaînées par cette évidence dont je viens de parler. [76] Ou le principe de la réunion des volontés est évident, ou il ne l’est pas : au premier cas, ce principe est immuable, et la réunion se trouve avoir la plus grande solidité possible ; au second cas, ce principe, qui n’est qu’arbitraire, n’a rien de constant, et la réunion doit éprouver toutes les variations dont une opinion arbitraire est susceptible.
La réunion des volontés pour opérer celle des forces particulières ; la réunion des forces particulières pour former une force commune, une force publique ; le dépôt de cette force publique dans la main d’un chef, par le ministère duquel elle puisse commander et se faire obéir ; voilà comment s’établit l’autorité tutélaire ; voilà comme elle n’est autre chose qu’une force physique résultante d’une réunion de volontés ; et par conséquent comme il lui est impossible d’être ni puissante, ni bien affermie, si la force intuitive et déterminante de l’évidence n’est pas le principe de cette réunion.
Dans un sens on peut dire que le droit de commander n’appartient qu’à l’évidence ; car dans l’ordre naturel, l’évidence est l’unique règle de conduite que l’auteur de la nature nous ait donnée. Mais tous les hommes ne sont pas également susceptibles de saisir l’évidence ; et quand ils le seraient tous, l’intérêt du moment est souvent si pressant en eux, que l’évidence du devoir ne pourrait suffire pour contenir l’appétit des jouissances, quand il se trouverait désordonné. Il faut donc que parmi les hommes, l’autorité naturelle de l’évidence soit armée d’une force physique et coercitive, et qu’ainsi la puissance législatrice, quoiqu’elle commande au nom de l’évidence, dispose de la force publique, pour assurer l’observation de ses commandements. Quel que soit le dépositaire ou l’administrateur de la force publique, le pouvoir législatif est son premier attribut ; car il faut que l’évidence nous soit connue avant qu’elle puisse asservir nos volontés, et que les lois soient instituées avant que l’autorité puisse s’occuper du soin de les faire observer. Dicter des lois positives c’est commander ; et par la raison que nos passions sont trop orageuses pour que le droit de commander puisse exister sans le pouvoir physique de se faire obéir, le droit de dicter des lois ne peut exister sans le pouvoir physique de les faire observer. Il ne peut donc jamais être séparé de l’administration de la force publique et coercitive. Ainsi la puissance exécutrice, celle qui dispose de cette force, est toujours et nécessairement puissance législatrice.
Si, pour former deux puissances, on place dans une main le pouvoir législatif, et dans une autre le dépôt de la force publique, à laquelle des deux faudra-t-il obéir, lorsque les lois de la première et les commandements de la seconde seront en contradiction ? Si l’obéissance alors reste arbitraire, tout sera dans la confusion ; et [77] comme on ne peut obéir en même temps à deux commandements contradictoires, il faut qu’il soit irrévocablement décidé lequel doit être exécuté par préférence : or il est évident que cette décision ne peut avoir lieu, sans détruire une de ces deux puissances, pour n’en plus reconnaître qu’une seule dominante, à la voix de laquelle toutes les volontés, toutes les forces doivent se rallier pour faire exécuter constamment ses commandements, sans que rien puisse en empêcher. Ainsi quelques tournures, quelques modifications qu’on veuille donner à un tel système, il arrivera nécessairement que ces deux autorités se réuniront, et se confondront dans une seule ; que la puissance législatrice deviendra puissance exécutrice, ou que la puissance exécutrice deviendra puissance législatrice.
La manière dont se forme la force publique démontre bien évidemment que le pouvoir législatif est inséparable de l’administration de cette force : nous venons de voir qu’elle n’est que le produit d’une réunion de volontés ; qu’ainsi elle ne peut être solidement établie, qu’autant que la force intuitive et déterminante de l’évidence est le principe de cette réunion. Mais dès que les lois positives ne doivent être elles-mêmes que des résultats évidents des lois naturelles et essentielles de la société, il faut nécessairement ou qu’elles ne soient pas ce qu’elles doivent être, ou que la force publique leur soit acquise par l’évidence de leur justice et de leur nécessité. Comment donc se pourrait-il que la force publique ne fût pas constamment aux ordres du législateur, puisque le principe constitutif de cette force doit toujours être dans les lois qu’il établit ?
Comme la vérité et l’erreur ne peuvent jamais donner les mêmes résultats, les opinions, les volontés et les forces peuvent très bien se diviser dans une nation qui n’a nulle connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel de la société ; et de cette division peuvent naître plusieurs autorités. Mais un tel désordre ne peut avoir lieu partout où une connaissance explicite et évidente de cet ordre essentiel est publiquement établie : l’évidence, qui est une, réunit tous les esprits, toutes les opinions ; il n’est plus alors qu’une seule volonté, une seule force publique, une seule autorité ; ainsi puisqu’elle est seule et unique, elle se trouve être nécessairement et tout à la fois puissance législatrice et puissance exécutrice : à elle appartient le droit de dicter les lois ; à elle appartient le pouvoir de les faire observer.
[I-174 / 78]
Suite du chapitre précédent. — Dieu est le premier auteur des lois positives. — Définition du pouvoir législatif parmi les hommes : le législateur ne fait qu’appliquer les lois naturelles et essentielles aux différents cas qu’il est possible de prévoir, et leur imprimer, par des signes sensibles pour tous les autres hommes, un caractère d’autorité qui assure l’observation constante de ces lois. — Rapports de l’autorité législative avec celle de l’évidence. — Le pouvoir législatif est indivisible. — Combien les devoirs essentiels des magistrats lui sont précieux à tous égards : au moyen de ces devoirs et de l’évidence de l’ordre, ce pouvoir est absolument sans inconvénients dans les mains de la puissance exécutrice.
On doit remarquer ici que le terme de faire des lois est une façon de parler fort impropre, et qu’on ne doit point entendre par cette expression, le droit et le pouvoir d’imaginer, d’inventer et d’instituer des lois positives qui ne soient pas déjà faites, c’est-à-dire, qui ne soient pas des conséquences nécessaires de celles qui constituent l’ordre naturel et essentiel de la société. Une loi positive ne peut jamais être indifférente au point de n’être ni bonne ni mauvaise ; car elle est nécessairement l’un ou l’autre, selon qu’elle est ou conforme ou contraire à cet ordre essentiel. Si elle était absolument indifférente, elle n’aurait point d’objet positif ; et dès lors elle ne serait plus une loi positive. Mais comme le pouvoir législatif ne peut être institué que pour établir de bonnes lois positives, des lois dont la raison primitive soit dans celles que Dieu nous a dictées lui-même, et selon lesquelles toute société doit être gouvernée, ce pouvoir n’est plus dans le législateur que le droit exclusif de manifester par des signes sensibles aux autres hommes, les résultats des lois naturelles et essentielles de la société, après qu’ils lui sont devenus évidents, et de les sceller du sceau de son autorité, pour leur imprimer un caractère qui soit pour tous les esprits et toutes les volontés le point fixe de leur réunion.
Cette définition, en nous apprenant que les lois positives doivent porter l’empreinte d’une autorité qui assure leur observation, nous ramène encore à la vérité que je viens de démontrer, à reconnaître que le pouvoir législatif est inséparable de l’administration de la force publique ; car sans cette administration le législateur, et par conséquent les lois positives seraient sans autorité.
J’ai dit précédemment que les lois positives n’étaient que l’application et le développement des lois naturelles et essentielles ; le pouvoir législatif n’est donc autre chose que le pouvoir d’annoncer [79] des lois déjà faites nécessairement, et de les armer d’une force coercitive : ainsi de quelque point que nous partions nous nous trouvons toujours dans l’impossibilité de séparer le pouvoir législatif et l’administration de la force publique ; car les lois positives ne deviennent ce qu’elles sont, qu’autant que cette force leur devient propre.
Quelque simples, quelque évidentes que soient les vérités contenues dans le chapitre précédent, c’est encore aujourd’hui une grande question parmi les hommes, de savoir dans quelles mains le pouvoir législatif doit être déposé pour le plus grand bien de la société ; mais tous leurs débats sur cet article tiennent à une fausse idée qu’on s’est formée du pouvoir législatif, et qui a pris naissance dans les abus qu’on a faits de ce pouvoir, dès les premiers moments qu’il a commencé à s’établir : alors l’institution d’une puissance exécutrice n’était point l’ouvrage de l’évidence ; par cette raison les volontés et les forces ne pouvaient jamais avoir un point fixe de réunion.
Comme on a vu beaucoup de mauvaises lois se succéder les unes aux autres dans toutes les sociétés particulières, sans porter d’autre caractère que celui d’une volonté arbitraire et momentanée, on s’est persuadé que l’autorité législative était le pouvoir de faire arbitrairement toutes sortes de lois positives, quelque injustes, quelque déraisonnables qu’elles pussent être : on n’a pas vu que ces lois bizarres n’étaient que des fruits de l’ignorance ; on n’a pas vu que si les hommes peuvent faire de mauvaises lois, ce n’est que parce qu’ils peuvent se tromper ; que se tromper et faire de mauvaises lois est un malheur, un accident de l’humanité, et nullement un droit, une prérogative de l’autorité ; que le pouvoir législatif n’autorise, en quelque sorte, à faire de mauvaises lois, que parce qu’il n’est point seul et par lui-même un préservatif contre la surprise et l’erreur ; que pour l’en garantir, il faut que le législateur soit aidé par un concours de lumières et de devoirs établis dans des hommes qui, sans participer en rien à son autorité, doivent cependant se réunir et faire force autour de lui ; que selon qu’il est ou n’est pas secondé par ces lumières et ces devoirs, le pouvoir législatif est ou n’est pas susceptible d’abus ; qu’ainsi les inconvénients qu’on lui attribuait, ne sont point dans ce pouvoir même, mais seulement dans des circonstances qui concouraient à l’égarer, et qui ne peuvent se rencontrer que dans des temps d’ignorance.
Il n’est jamais entré dans l’esprit d’un législateur que son autorité lui donnât le droit de faire des lois évidemment mauvaises : en tous cas, il serait tombé dans une singulière contradiction ; car un droit suppose une convention expresse ou tacite, une réunion de volontés déterminées librement par un intérêt commun, ou par la force d’une nécessité absolue dont l’évidence leur est sensible. Comment donc [80] pourrait-on s’imaginer que cette réunion, qui n’a qu’un bien pour objet, pût se perpétuer, s’il en résultait évidemment un mal ? On ne peut espérer de maintenir cette réunion par la force ; car la force n’existe qu’après la réunion et par la réunion. Qu’on se rappelle ici que dans la société les droits ne sont établis que sur les devoirs ; or certainement le premier devoir d’un législateur doit être de ne point faire des lois évidemment contraires aux intérêts de la société, puisque son autorité n’est instituée que pour protéger ces mêmes intérêts.
Si un despote asiatique me soutenait qu’il est en droit de faire une loi évidemment mauvaise, je lui dirais : Si vous en pouvez une, vous en pouvez deux, vous les pouvez toutes, quelles qu’elles soient : essayez-donc d’en faire une pour permettre l’homicide volontaire, ou pour défendre de cultiver. Là, sans doute ses prétentions s’arrêteraient ; et dans la raison qu’il sentirait de lui-même pour ne pas les porter jusqu’à cet excès, je puiserais des arguments simples, mais invincibles, qui lui feraient comprendre que dans aucun cas son autorité ne peut empiéter sur le domaine de l’évidence.
Les vérités dont il s’agit ici demandent une grande précision : il faut bien saisir que tous mes raisonnements sont fondés sur la force irrésistible de l’évidence que je suppose acquise à des hommes qu’on voudrait assujettir à des lois évidemment contraires à l’ordre et au bonheur de la société. Ainsi ne perdons pas de vue cette supposition ; car sans l’évidence nous sommes forcés d’abandonner les sociétés à tous les égarements de l’opinion, sans que rien puisse remédier aux maux qui doivent nécessairement en résulter.
Je conviens donc que partout où l’on vit dans l’ignorance sur ce qui constitue l’ordre naturel et essentiel des sociétés, un législateur peut, comme je l’ai dit, faire de mauvaises lois, parce qu’on n’en connaît pas de meilleures ; mais ces mauvaises lois ne le sont pas évidemment ; car si l’évidence de ce qu’elles ont de vicieux se manifestait, l’ignorance disparaîtrait, et dès lors l’intérêt commun et évident du législateur et de la nation conduirait à la réforme de ces lois, ou du moins les réduirait à rester sans aucune exécution.
La funeste prérogative de pouvoir faire de mauvaises lois suppose donc toujours l’ignorance dans le législateur et dans la nation ; elle suppose que les vices de ces lois ne sont, et ne peuvent être éclairés par l’évidence : ainsi quelque extension qu’on veuille donner à l’autorité législative, toujours est-il vrai qu’on ne pourra jamais lui attribuer le droit de pouvoir contredire manifestement l’évidence, et que le droit de dicter des lois sera nécessairement établi sur le devoir essentiel de n’en point faire qui soient évidemment destructives des biens qu’elles doivent assurer à la société. [81] Mais, me dira-t-on, ce devoir essentiel n’est point, par lui-même, une sûreté : qu’est-ce donc qui peut empêcher la puissance législatrice de s’en écarter ? À cela je réponds que ce sont les intérêts personnels et évidents de cette puissance, qui ne peut trouver que dans l’ordre son meilleur état possible ; que c’est encore cette force irrésistible que l’évidence de l’ordre acquiert par sa publicité : voilà les cautions qui sont la sûreté que vous demandez ; sûreté d’autant plus complète, que d’un côté vous ne pouvez supposer dans la puissance législatrice, l’intention d’anéantir un devoir qui évidemment est tout à son avantage ; tandis que d’un autre côté il n’est pas au pouvoir des hommes de faire perdre à l’évidence l’empire absolu qu’elle exerce naturellement sur eux, et d’empêcher que par le moyen de sa publicité, son autorité despotique ne soit toujours le principe constant d’une force physique à laquelle toute autre force est obligée de céder.
On voit maintenant ce que j’ai voulu dire par ce concours de lumières et de devoirs établis dans des hommes qui, sans partager aucunement l’autorité législative, doivent cependant faire force pour mettre le législateur à l’abri des surprises et de l’erreur : ces hommes sont les magistrats qui ne peuvent rendre d’après les lois, une justice qui n’est pas dans les lois ; qui avant de juger les autres hommes, sont ainsi tenus d’avoir une connaissance évidente de la justice et de la nécessité des lois ; qui ne peuvent, sans crime, sans cesser d’être des ministres de la justice, prêter leur ministère à des lois évidemment injustes ; qui par une suite des devoirs dont ils sont spécialement chargés envers le souverain et la nation, se trouvant plus particulièrement que leurs autres concitoyens, dépositaires et gardiens, non seulement des lois positives, mais encore des lois naturelles et essentielles instituées pour être la raison primitive des autres lois, doivent toujours être éclairés par l’évidence de cette raison, pour la faire connaître au législateur, dans tous les cas où on serait parvenu à égarer son opinion, à lui suggérer des lois contraires à ses véritables intentions, à ses propres intérêts, et à ceux des autres membres de la société.
Quelqu’un s’imaginera peut-être que les devoirs de la magistrature, tels que je les représente ici, sont destructifs du pouvoir législatif : cette méprise serait d’autant plus grossière, que ces mêmes devoirs ne peuvent que procurer à ce pouvoir, la plus grande consistance et la plus grande solidité possible, sans jamais lui porter la plus légère atteinte ; mais pour démontrer clairement cette vérité, il faut remonter à la véritable idée qu’on doit se former du pouvoir législatif. [82] On vient de voir que le pouvoir législatif n’est point le pouvoir de faire arbitrairement des lois évidemment mauvaises, évidemment destructives des biens qu’on attend de l’exercice de ce pouvoir, et qui sont l’objet de son institution. Les hommes en se réunissant en sociétés particulières pour être plus heureux, n’ont jamais pu se proposer un établissement qui dût évidemment et nécessairement les rendre plus malheureux : une contradiction si sensible, si évidente entre la fin et les moyens n’est pas dans l’humanité : nous pouvons bien nous tromper, ne pas nous rendre à l’évidence faute de la connaître, mais nous n’allons pas jusqu’à la contredire sciemment et de propos délibéré ; et quand nous avons formé une volonté, il n’est pas en nous de prendre pour arriver à notre but, une voie qui nous en écarte évidemment.
Si cependant il était une nation assez déraisonnable pour instituer chez elle un tel pouvoir arbitraire, je conviens qu’il ne pourrait se concilier avec les devoirs rigoureux dont les magistrats sont chargés dans l’ordre naturel et essentiel des sociétés ; mais aussi dans une telle nation ces devoirs n’existeraient pas, et les magistrats ne seraient pas magistrats. La preuve que j’en donne est que dans une société les devoirs dans les uns supposent nécessairement des droits dans les autres, et que là où il n’y aurait point de droits il n’y aurait point de devoirs. Or les membres de cette nation n’auraient entre eux aucuns droits réciproques ; car des droits et un pouvoir arbitraire pour en ordonner au gré de son caprice, sont deux choses évidemment incompatibles. Comme on ne connaîtrait ainsi dans une telle nation que des ordres arbitrairement donnés, et que, rigoureusement parlant, elle serait sans droits et sans lois, il en résulterait qu’elle serait aussi sans magistrats : l’autorité n’aurait besoin que d’esclaves pour être les instruments de ses volontés arbitraires.
Abandonnons cette hypothèse chimérique pour nous rapprocher de la nature et du vrai : le pouvoir législatif n’est au fond que le pouvoir d’instituer de bonnes lois positives : or de bonnes lois positives sont des lois parfaitement conformes à l’ordre naturel et essentiel des sociétés ; elles ne sont donc bonnes qu’autant qu’elles sont puisées dans l’évidence de cet ordre essentiel ; qu’elles sont, en un mot, dictées par cette évidence même au législateur : mais dans ce cas, ses volontés ne peuvent jamais rencontrer d’opposition ni dans les magistrats, ni dans la nation, dès que nous la supposons éclairée.
La législation positive peut être regardée comme un recueil de calculs tout faits ; car les lois positives ne sont que les résultats d’un examen dans lequel on a, pour ainsi dire, calculé les droits et les devoirs essentiels de chaque membre de la société dans les cas [83] prévus par ces lois. Lorsque ces calculs sont justes, ils ne peuvent éprouver aucune contradiction ; plus on les vérifie et plus leur justesse devient manifeste et publique ; mais s’ils ne le sont pas, leur erreur est évidente pour quiconque est en état de calculer ; et s’il est des magistrats qui soient tenus de prendre ces calculs pour règles de leurs jugements, il est évident qu’ils ne le peuvent pas, à moins que ces calculs ne soient réformés : au lieu de rendre justice, ils feraient des injustices évidentes, ce qui serait en eux le comble de l’atrocité. En pareil cas cependant on ne pourrait pas dire que ceux qui auraient relevé de telles erreurs, partagent ou détruisent l’autorité à laquelle elles seraient échappées au moment qu’elle aurait dressé ces calculs pour qu’on s’y conformât ; elle conserverait toujours dans son entier la plénitude du pouvoir législatif, qui certainement ne peut jamais s’étendre jusqu’à faire qu’une erreur évidente devienne une vérité : Dieu même n’a pas un tel pouvoir ; et quelque étendue que puisse être l’autorité législative, elle ne peut jamais rendre possible dans un homme ce qui est impossible dans Dieu.
Les lois positives ne devant rien avoir que d’évident, il ne peut donc jamais se trouver de la contrariété dans les opinions sur le fait de leur institution, que par une méprise ou une erreur qui n’est jamais aussi dans les intentions de la puissance législatrice ; car il est de son intérêt personnel de ne rien instituer qui soit évidemment contraire aux lois naturelles et essentielles qui constituent son meilleur état possible à tous égards, et doivent être la raison primitive de toutes ses volontés. Mais ces sortes de méprises ou d’erreurs ne peuvent avoir lieu dans une société où la connaissance évidente de l’ordre est publique, où, par conséquent, la puissance législatrice elle-même, le corps des magistrats et la majeure partie de la nation sont toujours et nécessairement éclairés par cette évidence, et se trouvent ainsi n’avoir qu’un même esprit, et qu’une même volonté.
Il est donc certain que les devoirs des magistrats sont entièrement à l’avantage de l’autorité législative dans une nation instruite telle que nous la supposons. Cette autorité, dont les intérêts personnels sont en tout point les mêmes que ceux de la nation, n’a rien à craindre que les méprises ; et de là nous pouvons juger combien doit lui être utile et précieux un corps de citoyens institués pour être, plus particulièrement encore que tous les autres, dépositaires et gardiens de l’évidence même ; qui en cette qualité sont chargés de veiller sans cesse autour de l’autorité législative ; de placer toujours entre elle et la mauvaise volonté des hommes ignorants ou mal intentionnés, le bouclier impénétrable de l’évidence ; d’assurer aux lois enfin une soumission générale et constante, en établissant la certitude de leur [84] sagesse, dans tous ceux qui ne sont pas en état d’en acquérir par eux-mêmes une connaissance évidente.
L’autorité législative ne peut avoir que l’ignorance pour ennemi : celui qui a posé les bornes de nos connaissances évidentes, a en même temps aussi posé les bornes de cette autorité ; or c’est vouloir la détruire que de chercher à lui donner ou plus ou moins d’étendue. Il n’y a point de milieu entre se conformer à l’ordre naturel et essentiel des sociétés, ou renverser ce même ordre ; car il n’est susceptible ni de plus ni de moins, attendu qu’il fait partie de l’ordre physique auquel les hommes ne peuvent rien changer. Cet ordre est ce qui procure les plus grands avantages possibles à l’État gouvernant et à l’État gouverné ; et l’autorité législative ne peut s’en écarter qu’au préjudice de l’un et de l’autre : pour qu’elle trahisse ses intérêts personnels dans ceux de la nation, il faut donc qu’elle soit séduite ; or elle ne peut l’être, qu’autant que l’ignorance rend possible la séduction. Mais dans ce cas cette autorité court des risques évidents ; car le propre de l’ignorance est de précipiter les hommes dans l’arbitraire ; par conséquent de rendre tout incertain, inconstant, variable en un mot au gré des opinions que rien ne peut fixer, et dont il est impossible de prévoir les écarts.
On me désapprouvera peut-être de revenir si souvent sur la même vérité ; mais aussi tout m’y ramène malgré moi : la force irrésistible de l’évidence est le seul fondement solide sur lequel on puisse établir un pouvoir législatif : la soumission aux lois ne peut être ni vraie, ni générale, qu’autant qu’elle est d’accord avec nos volontés, et elle ne peut l’être, qu’autant que l’évidence, ou du moins la certitude de la sagesse des lois est répandue dans la nation.
M’objecterait-on que l’autorité législative, disposant de la force publique, peut assurer, par le moyen de cette force, l’observation de ses lois, quelles qu’elles soient ; mais, comme on l’a déjà vu, cette force publique n’existe point par elle-même ; elle est le produit d’une réunion de plusieurs forces : or pour opérer cette réunion il faut recourir à la force intuitive et déterminante de l’évidence, ou à son défaut, employer des moyens dont on ne peut se servir sans les détruire, et qui s’éteignent tous les jours, quand les lois positives sont destructives de l’ordre essentiel des sociétés. Dans ce dernier cas, une telle autorité est réduite à devenir elle-même l’instrument de sa perte, à ne pouvoir chercher sa conservation que dans des expédients qui ne peuvent qu’accélérer sa chute.
Les bornes de nos connaissances évidentes sont donc les bornes naturelles du pouvoir législatif, parce qu’il n’y a que l’évidence qui puisse réunir constamment tous les esprits et toutes les volontés dans un même point d’obéissance : la force physique et publique, établie [85] sur la force irrésistible de l’évidence, se perpétue d’elle-même ; cette force irrésistible tient à la constitution de l’homme ; elle s’arme de ce qui est en lui pour dominer sur lui ; elle subjugue ses volontés sans offenser sa liberté ; elle ennoblit ainsi l’obéissance en la faisant participer à la sagesse du commandement ; elle est celle enfin par laquelle il a plu au Créateur que le genre humain fût invariablement gouverné, et conséquemment la seule qui puisse convenir à l’établissement du pouvoir législatif.
Mais toutes fois que cette force naturelle de l’évidence sera le fondement du pouvoir législatif, il est clair qu’il embrassera tout ce qui peut devenir évident, et qu’il sera socialement impossible de le diviser : tous les esprits étant ralliés à l’évidence, il ne se trouvera plus qu’une seule et unique volonté, par conséquent une seule et unique autorité. Ce n’est donc que par un effet naturel de l’ignorance, qu’il peut arriver que ce pouvoir soit partagé dans plusieurs mains : ainsi l’ignorance, comme contraire à l’unité d’autorité, et comme propre à lui donner une extension démesurée, qui ne peut que lui devenir funeste, est pour l’autorité législative un écueil dangereux, et le seul dont elle doit toujours s’éloigner.
On pourra peut-être m’opposer encore que des exemples multiples de tous les pays et de tous les siècles prouvent que la magistrature n’est point un préservatif contre l’institution des mauvaises lois ; mais ces exemples sont-ils choisis chez des nations qui avaient une connaissance évidente de l’ordre, ou appartiennent-ils à des peuples livrés à l’arbitraire, parce qu’ils l’étaient à l’ignorance et à l’erreur ? Dans ce dernier cas l’objection militerait pour moi, et non contre moi : les effets du désordre et ceux de l’ordre ne peuvent jamais se ressembler ; et certainement on ne peut rien conclure des uns aux autres : dans un état de désordre tout tend au mal, et dans l’ordre tout tend au bien ; au moyen de quoi le mal arrive nécessairement dans le premier, et le bien nécessairement dans le second.
Je ne jette les yeux sur aucune nation, sur aucun siècle en particulier : je cherche à peindre les choses telles qu’elles doivent être essentiellement, sans consulter ce qu’elles sont ou ce qu’elles ont été, dans quelque pays que ce soit. Comme la vérité existe par elle-même, qu’elle est vérité dans tous les lieux et dans tous les temps, sitôt que par l’examen et le raisonnement, nous sommes parvenus à la connaître avec évidence et dans toutes les conséquences pratiques qui en résultent, les exemples qui paraissent contraster avec ces conséquences, ne prouvent rien, si ce n’est que les hommes qui s’en sont écartés, n’avaient pas une connaissance évidente de cette vérité, et que leur ignorance leur a fait perdre les avantages qu’ils en auraient retirés.
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L’ordre est un assemblage de différentes causes agissant réciproquement les unes sur les autres : détachez un seul de ses ressorts, les autres n’ont plus d’action. Si, par exemple, vous supposez une nation ignorante, je ne sais plus par quels moyens vous parviendrez sûrement à rassembler dans le corps de la magistrature, toutes les lumières qu’il doit avoir ; comment vous pourrez le maintenir constamment dans l’état où il doit être ; comment vous le préserverez toujours de la tiédeur et des influences d’un intérêt particulier désordonné. Il faut donc dans cette hypothèse, que les magistrats restent privés de la connaissance explicite et évidente de l’ordre naturel et essentiel des sociétés, et des devoirs essentiels que cet ordre leur impose ; mais alors l’autorité législative se trouve sans défense contre la surprise et l’erreur ; les intérêts de cette autorité même, et ceux de toute la société sont compromis, et de là naissent nécessairement des abus qu’on regrette, mais trop tard, parce qu’on n’apprend à les connaître que par les effets funestes dont ils sont toujours suivis. Il est certain que l’ordre ne peut être observé qu’autant qu’il est suffisamment connu ; il est certain encore qu’il n’est suffisamment connu que lorsqu’il l’est avec toute l’évidence dont il est susceptible ; il est certain enfin que s’il est des hommes qui soient nécessairement obligés d’en avoir une connaissance évidente, ce sont principalement les magistrats, puisque sans cette connaissance ils ne peuvent être véritablement magistrats. Ainsi toute société dont les institutions tendraient à les dispenser de la nécessité de cette connaissance évidente, serait dans un état de désordre ; et les malheurs contre lesquels les magistrats ne lui auraient été d’aucun secours, ne pourraient être proposés comme exemples, pour prouver que dans l’état contraire, dans un état conforme à l’ordre, leur ministère, aidé de la publicité de cette évidence, n’est pas ce qui doit constamment nous garantir de ces mêmes malheurs.
[I-198 / 87]
Le pouvoir législatif ne peut être exercé que par un seul. — Examen particulier du système qui défère le pouvoir législatif à la nation en corps : contradictions évidentes que ce système renferme.
Que le droit de dicter des lois qui ne sont que l’expression de l’évidence, ne puisse être séparé du droit de disposer des forces que cette même évidence réunit au soutien de ses lois, et qu’ainsi la puissance législatrice et la puissance exécutrice ne puissent être qu’une seule et même puissance, je crois que ce sont des vérités suffisamment démontrées. La grande question est donc de savoir dans quelles mains il convient mieux de placer la puissance exécutrice ; s’il est dans l’ordre essentiel des sociétés qu’il n’y ait qu’un seul dépositaire de la force publique, ou si cet ordre permet que cette force se partage entre plusieurs.
On ne peut former cette question qu’autant qu’on suppose qu’il s’agit d’un gouvernement à instituer parmi des hommes vivants dans l’ignorance, et n’ayant nulle idée de l’ordre naturel et essentiel des sociétés : partout où règne une connaissance évidente et publique de cet ordre, il est physiquement impossible qu’il puisse subsister un autre gouvernement que celui d’un seul. Je réserve pour les chapitres suivants la démonstration évidente de cette vérité : je me propose seulement dans celui-ci de faire voir tout le faux d’un système fort accrédité, suivant lequel le pouvoir législatif ne peut être exercé que par la nation en corps.
Ce système doit le jour à l’idée qu’on s’était formée d’une égalité qu’on croyait voir dans les conditions des hommes considérés dans ce qu’on a nommé l’état de pure nature, c’est-à-dire, dans celui qui a précédé l’institution des sociétés particulières et conventionnelles. La première contradiction qui se fait remarquer dans cet ensemble, c’est que la loi de la propriété, cette loi fondamentale des sociétés, cette loi qui est la raison primitive de toutes les autres lois, se trouve nécessairement exclusive de l’égalité. Cette égalité chimérique, qui est d’une impossibilité physique dans quelque état que vous supposiez les hommes, n’a donc jamais pu donner le droit de participer au pouvoir d’instituer des lois, puisque le maintien de l’égalité n’était pas l’objet des lois qu’il s’agissait d’instituer.
Supposez deux hommes seulement ; à raison des différences qui se trouveront entre leurs facultés, ainsi qu’entre les hasards qu’ils rencontreront, leurs conditions ne seront point égales : faites que pour s’entraider mutuellement, ils forment une société ; elle n’aura [88] point certainement pour but d’établir entre eux l’égalité ; car à ce marché l’un gagnerait et l’autre perdrait, auquel cas ce dernier ne consentirait point à la société ; mais leur objet sera de rendre meilleur l’état de chacun d’eux, en proportion des avantages dont il jouissait déjà, et qui doivent le suivre en société.
Ainsi avant l’institution des sociétés particulières et conventionnelles les hommes avaient des droits qui dans le fait étaient inégaux ; et ces sociétés n’auraient jamais pu se former, si l’on se fût proposé de faire cesser cette inégalité qui tient au droit de propriété, premier principe constitutif de toute société. Les conventions ou les lois essentielles à l’institution des sociétés ont au contraire nécessairement dû se proposer de faire respecter l’inégalité que ces droits avaient entre eux, et dont on ne pouvait changer les proportions sans blesser cette justice par essence qui les avait elle-même déterminées.
Cependant si nous consultions chaque homme en particulier, nous trouverions en général qu’ils voudraient tous avoir des droits et point de devoirs ; recevoir beaucoup et ne donner rien. Ce penchant naturel ne leur permet pas d’être législateurs ; aussi l’auteur de la nature ne leur a-t-il point laissé les lois à faire ; mais il leur présente des lois toutes faites, et il leur a donné une portion de lumière suffisante pour en connaître évidemment la justice et la nécessité. Le pouvoir législatif ne peut donc appartenir de droit qu’à ceux qui ont acquis cette connaissance évidente, et ce pouvoir ne peut être exercé sans aucun inconvénient, qu’autant que la force de cette évidence n’est point combattue par celle des intérêts particuliers ; car alors il y aurait à craindre que celle-ci ne devînt dominante. Cette seule observation suffit pour prouver que le pouvoir législatif ne peut être le partage d’une nation, d’une multitude d’hommes parmi lesquels il subsiste et doit subsister des droits inégaux, et qui cependant voudraient tous séparément que l’inégalité fût en leur faveur.
Un des grands arguments qu’on emploie pour prouver que la nation doit être elle-même la puissance législatrice, c’est de dire que les hommes ont dû commencer par être en commun les instituteurs de leurs lois en formant des sociétés particulières. Mais en cela même on se trompe grossièrement ; car dans l’origine des sociétés particulières, les hommes n’ont eu rien à faire que de se soumettre à des lois déjà faites, à des lois simples dont la justice et la nécessité étaient pour chacun d’eux de la même évidence.
Dans ces premiers temps les hommes étaient peu nombreux, et les rapports qu’ils avaient entre eux n’étaient pas multiples, comme ils le sont devenus à mesure que la population s’est accrue. Tant que les lois ont pu conserver ce premier degré de simplicité, on peut dire, en quelque sorte, que tous les hommes étaient législateurs, parce que [89] cette simplicité leur rendait sensible à tous la justice et la nécessité des lois auxquelles ils se soumettaient librement, quoique nécessairement.
Il ne faut pas confondre une société naissante avec une société formée : quand il s’agit de se réunir en société, chacun est nécessairement législateur, parce qu’il n’y a point encore d’État gouvernant, et que chacun est le maître de ne pas souscrire aux conditions de la réunion. Mais lorsqu’une société renferme une multitude d’hommes très nombreuse, et qu’il s’agit de constater d’une manière claire et positive tous les devoirs et tous les droits réciproques qu’ils doivent avoir entre eux, cette multitude ne peut plus être législatrice : il ne s’agit plus pour elle d’établir des lois, mais seulement de développer les conséquences de celles qui déjà sont établies, et d’en faire l’application aux différents cas qui doivent se présenter successivement. Ceux qui composent cette multitude ne peuvent alors s’attribuer de telles fonctions : en les exerçant ils se trouveraient être juges et parties ; et l’opposition de leurs intérêts particuliers les mettrait dans la nécessité de recourir à la force pour les faire valoir. Il devient donc d’une nécessité absolue que le pouvoir législatif soit déposé dans des mains qui n’aient rien de commun avec les motifs qui peuvent concourir à l’égarer ; qu’il soit confié dans tout son entier à une puissance qui ne puisse avoir d’autre intérêt que celui de conserver, par rapport à chacun en particulier, l’ordre des devoirs et des droits tels qu’ils doivent être nécessairement d’après les lois fondamentales et constitutives de la société. Or il est évident, ainsi que je le démontrerai, que cette puissance ne peut être que le souverain, tel que l’ordre essentiel des sociétés veut qu’il soit institué.
Ceux qui ont adopté l’idée de déférer à une nation le pouvoir législatif, ont encore imaginé de la considérer comme ne formant qu’un seul corps ; et de là, ils ont conclu que ce corps ne devait avoir d’autre législateur que lui-même, parce qu’il ne pouvait recevoir des lois que de ses propres volontés.
C’est ainsi que les termes que nous employons au figuré, sont sujets à nous égarer par le peu de justesse qui règne dans leur application. Nous regardons une nation comme un corps ; nous disons qu’elle forme un corps, sans examiner ni pourquoi, ni comment. Il est certain qu’elle forme un corps dans tous les cas où un intérêt commun et connu imprime à tous ceux qui la composent une volonté commune ; car c’est précisément cette unité de volonté qui permet que plusieurs puissent être considérés comme ne formant qu’un seul et même individu.
Quand on envisage une nation dans les rapports qu’elle a avec le souverain, on voit tous ses membres soumis à une même autorité, [90] agissant par conséquent d’après une même volonté ; dans ce point de vue, ils forment un corps, et ils le forment toujours, parce qu’étant tous et toujours gouvernés par une même volonté, ils ont tous et toujours la même direction. Mais entrez dans quelques détails ; décomposez cette nation ; suivez sa distribution naturelle en différentes possessions, en différents ordres de citoyens ; interrogez chaque classe en particulier ; vous les trouverez toutes désunies, et divisées par des intérêts opposés ; alors vous verriez que chaque classe est un corps séparé, qui se subdivise à l’infini, et que cette nation, qui vous paraissait n’être qu’un corps, en forme une multitude qui voudraient tous s’accroître aux dépens les uns des autres.
Cette grande opposition qui règne entre les intérêts particuliers des différentes classes d’hommes qui composent une nation, ne permet pas qu’on puisse à cet égard la considérer comme un corps : pour qu’elle ne formât réellement qu’un corps, il faudrait qu’il y eût chez elle unité de volonté ; et pour qu’il y eût unité de volonté, il faudrait qu’il y eût unité d’intérêt ; sans cela impossible de concilier les prétentions. Ce qu’on appelle une nation en corps, telle qu’on la veut pour qu’elle puisse exercer le pouvoir législatif, n’est donc autre chose qu’une nation assemblée dans un même lieu, où chacun apporte ses opinions personnelles, ses prétentions arbitraires, et la ferme résolution de les faire prévaloir. Voilà ce prétendu corps qu’on veut établir législateur ; il faut convenir qu’il est choisi fort singulièrement ; mais n’importe, allons aux voix et délibérons.
Il n’est que deux façons de procéder aux délibérations : les résultats doivent être formés par l’unanimité complète de tous les suffrages, ou seulement par leur pluralité. L’unanimité complète est une chose dont on ne peut se flatter, vu la contradiction des intérêts, des prétentions, et même des opinions. D’ailleurs s’assujettir à ne déférer qu’à cette unanimité, ce serait une loi choquante et contre nature ; car alors un seul et unique opposant, quel qu’il fût, serait toujours présumé être lui seul aussi sage, aussi éclairé que tous les autres ensemble ; et il se trouverait aussi fort que toute la nation en corps. Une telle loi mettrait les hommes dans le cas de respecter également la vérité la plus évidente, l’intérêt commun le plus généralement reconnu, et une simple opinion particulière qui leur serait opposée sans raison. Comme les suites funestes de cette absurdité sont connues de tout le monde, je les écarte pour arriver à la seconde façon de délibérer.
Voici donc que la loi proposée est reçue à la pluralité des suffrages : mais alors ce n’est plus toute la nation en corps qui fait la loi ; c’est une portion seulement de la nation qui la dicte à l’autre portion ; ainsi l’une la fait, et l’autre la reçoit contre sa volonté : [91] celle-ci par conséquent ne fait point partie du corps législatif ; si elle souscrit à la loi, ce n’est pas qu’elle l’accepte librement et volontairement, mais c’est qu’elle y est contrainte par des forces supérieures aux siennes.
On a donc abusé du mot, lorsqu’on a prétendu que la nation en corps pouvait être législatrice, et qu’on s’est flatté d’écarter par ce moyen les inconvénients qui se trouvent dans l’opposition des intérêts particuliers. Le rapprochement momentané des individus ne fait pas cesser cette opposition : de ce rapprochement fait ou à faire il résulte seulement des associations ; et ces associations forment un parti qui se trouvant le plus nombreux, le plus fort, devient dominant dans la délibération : l’assemblée finit ainsi par asservir la faiblesse des uns à la force des autres. Je laisse à décider si en pareil cas cette nation qu’on regarde comme un corps, n’est pas au contraire une nation très réellement divisée.
Quoi qu’il en soit, la loi est reçue ; elle est faite, et la nation, qui ne peut rester toujours assemblée, se disperse. Aussitôt elle cesse d’être un corps ; car elle n’en était un qu’à raison de ce qu’elle se trouvait toute réunie dans un même lieu. Alors ceux qui ont été d’un avis contraire à la loi, ont tout l’avantage : les autres qui ont fait force pour l’établir, ne font plus force pour la faire observer ; elle est absolument abandonnée à la discrétion de ceux dont l’autorité prend la place de celle de la nation en corps. Ainsi le résultat de toute cette opération faite par la nation en corps, est que les uns n’ont pu parvenir à faire une loi, et que les autres ont fait une loi nulle, parce qu’elle est sans autorité.
Pour sentir combien une telle loi est nécessairement dénuée d’autorité, il faut faire attention qu’en pareil cas son institution n’est pas l’ouvrage de l’évidence, mais celui de la pluralité des suffrages, et de la supériorité de la force acquise à leur pluralité dans le moment de leur réunion passagère. Que reste-t-il donc après l’institution de la loi ? Il reste une loi dont la justice et la nécessité n’ont rien d’évident ; il reste des magistrats qui ne voient point une justice évidente ni dans la lettre, ni dans la raison de la loi ; il reste une puissance exécutrice qui se croit très indépendante d’une loi faite par une puissance législatrice qui ne subsiste plus ; ainsi cette loi n’a ni en elle, ni autour d’elle, aucune autorité qui puisse la faire respecter.
Mais, dira-t-on, si ceux qui, après la dissolution de l’assemblée nationale, restent chargés du soin de faire observer les lois, les méprisent, et s’élèvent au-dessus d’elles, la nation elle-même peut y remédier : à cet effet elle peut indiquer des assemblées à des époques fixes et périodiques, pour y recevoir les plaintes des infractions faites aux lois. Cet expédient, qui d’ailleurs ne pourrait convenir qu’à un [92] peuple très peu nombreux, et resserré dans un territoire fort étroit, tend précisément à ériger l’assemblée nationale en tribunal supérieur, et en cela on tombe dans une contradiction choquante ; car dans l’assemblée nationale tous ceux dont on se plaindrait comme infracteurs des lois, ou comme ayant profité de leurs infractions, auraient séance et voix délibérative comme les autres ; ils se trouveraient ainsi juges et parties : cependant si vous voulez les en exclure, de telles assemblées ne seront plus celles de la nation en corps, mais un corps particulier formé dans la nation, et qui par conséquent jouira d’un pouvoir arbitraire, qui le rendra pleinement indépendant de la nation.
À la contradiction évidente et absurde qui règne dans un tel système ajoutez qu’il tend à anéantir la magistrature et la puissance exécutrice ; car dans cette supposition, il n’y aurait de juges souverains, ni d’autorité souveraine, que dans l’assemblée de la nation : ainsi la nation en corps serait tout à la fois puissance législatrice, puissance exécutrice et corps de magistrature : par ce moyen tout serait confondu : lorsqu’elle serait assemblée, elle formerait une puissance absolument et nécessairement indépendante des lois déjà faites ; tout parti qui aurait pour lui le plus grand nombre des opinions ne reconnaîtrait aucune autorité supérieure à la sienne ; et dans cet état il n’existerait qu’une autorité sans lois, qu’un État gouvernant sans État gouverné ; mais dès qu’elle serait dispersée, il ne resterait plus après la dissolution de cette puissance arbitraire, que des lois sans autorité, et un État gouverné sans État gouvernant : les suites nécessaires d’un tel désordre sont trop sensibles, pour que je puisse me permettre aucune réflexion à leur sujet.
[I-213 / 93]
Continuation du développement de la seconde classe des institutions qui constituent la forme essentielle de la société. — L’autorité tutélaire est nécessairement une, et par conséquent indivisible, soit qu’on la considère dans la manière dont elle s’établit, dans le premier principe dont elle émane, ou dans l’action qui lui est propre.
J’ai à démontrer que l’autorité tutélaire, ou l’administration de la force publique ne peut être déposée que dans les mains d’un seul, du moins sans blesser l’ordre naturel et essentiel des sociétés. Pour mettre cette vérité dans tout son jour, je commence par examiner de quelle nature est cette autorité ; quel est son caractère essentiel ; comment elle doit se former, se perpétuer et agir.
L’autorité tutélaire doit être regardée comme étant d’institution divine, ainsi que les autres branches de l’ordre naturel et essentiel des sociétés. Quoique dans l’origine des choses les hommes n’aient dû l’établir entre eux que librement et volontairement, toujours est-il vrai qu’ils y ont été contraints par la même nécessité qui les obligeait de se réunir en société, puisque sans l’établissement de cette autorité, leur société n’aurait pu ni se former ni subsister.
Réunissez sur un même objet une multitude d’opinions et de volontés : de cette première réunion naîtra naturellement et nécessairement une réunion de forces physiques au soutien de ces mêmes volontés ; et du tout ensemble résultera naturellement et nécessairement ce que nous nommons une autorité ; c’est-à-dire, un droit de commander appuyé sur le pouvoir physique de se faire obéir.
Si ces mêmes opinions et ces volontés viennent à se désunir, à se diviser, par exemple, en deux partis, les forces se diviseront également ; il se trouvera deux forces, deux autorités, par conséquent deux sociétés ; car il est impossible que dans une même société il existe deux autorités. En effet, elles seraient ou égales ou inégales entre elles : au premier cas, l’une et l’autre, prises séparément, deviendraient nulles ; au second cas, la dominante serait la véritable et unique autorité. Quand je dis que séparément chacune des deux deviendrait nulle, il faut prendre ce terme à la lettre ; car étant égales entre elles, elles ne pourraient rien l’une sans l’autre : toutes deux ainsi n’auraient le pouvoir de se faire obéir qu’autant qu’elles se réuniraient ; mais dès qu’elles se seraient réunies, elles ne formeraient plus ensemble qu’une seule autorité qui se trouverait naître de leur réunion. [94] L’autorité, considérée dans l’action qui lui est propre, n’est que le pouvoir physique de se faire obéir, ce qui suppose une force physique supérieure. Or il est certainement évident qu’il ne peut se trouver en même temps et dans une même société, deux forces physiques supérieures. Il peut bien cependant se former deux forces particulières et distinctes l’une de l’autre ; mais il n’est pas possible qu’elles soient toutes deux supérieures ; aussi cet état est-il un état de guerre qui ne peut se pacifier que par l’extinction totale de l’une de ces deux forces.
Il est donc de l’essence de l’autorité de ne point être partagée : la diviser ce serait la réduire à l’impossibilité d’agir, et par conséquent l’annuler ; car l’autorité n’est autorité, qu’autant qu’elle peut agir pour faire exécuter ses volontés.
Mais si elle est nécessairement une par rapport à l’action qu’elle doit avoir, elle l’est encore nécessairement par rapport au principe dont elle émane : l’autorité résidant dans la force publique dont elle dispose, et la force publique, qui n’est autre chose que la réunion des forces particulières, ne pouvant être solidement établie, qu’autant que cette réunion est l’ouvrage de la force intuitive et déterminante de l’évidence qui commence par réunir toutes les volontés, il est certain que partout où se trouve une connaissance évidente de l’ordre, il ne peut exister deux forces publiques : l’évidence qui est une ne peut présenter qu’un seul point de réunion pour les volontés et les forces ; elles ne peuvent donc se diviser, qu’autant qu’elles sont privées de l’évidence, ou du moins de la certitude qui la supplée, et qu’égarées ainsi par l’ignorance, elles se trouvent livrées à l’arbitraire.
Partant de l’évidence nous trouvons donc unité de volonté, de force et d’autorité ; et cette autorité unique est la seule que l’ordre naturel et essentiel des sociétés puisse admettre ; car cet ordre veut que l’évidence soit la règle de nos actions, puisque nous sommes tout à la fois organisés pour la connaître, et pour qu’elle asservisse sans violence toutes nos volontés.
[I-218 / 95]
Suite du chapitre précédent. — La puissance exécutrice ne peut être exercée par plusieurs administrateurs. — Inconvénients généraux de cette pluralité vue en elle-même ; autres inconvénients particuliers qui naissent de la manière de composer le corps d’administrateurs.
De l’unité essentielle à l’autorité résulte une conséquence évidente, c’est qu’elle ne peut être exercée par plusieurs. La force publique qui constitue l’autorité, ne peut rien par elle-même et sans le ministère d’un agent qui lui donne la direction qu’elle doit suivre : par elle-même elle est aveugle ; il lui faut un guide pour l’empêcher de s’égarer. Le propre de cette force est donc de rester sans mouvement, jusqu’à ce que la volonté qui est en droit de la commander, la fasse agir. Par ce moyen cette même force devient personnelle à la volonté qui la met en action ; c’est dans cette volonté qu’elle réside en son entier. De là s’ensuit que lorsque l’administration de la force publique est dans les mains de plusieurs, cette force se trouve naturellement et nécessairement partagée en autant de portions qu’il y a de volontés instituées pour ordonner de son mouvement ; ainsi par cette raison l’ordre réprouve cette forme de gouvernement.
Je sais qu’on peut alléguer que chacune de ces volontés en particulier et séparément des autres, ne dispose point de cette force ; qu’elle ne leur est acquise qu’autant qu’elles sont toutes réunies, ou du moins qu’elles sont dominantes par leur nombre. Mais chaque branche de cette alternative tend à établir l’autorité sur une autre base que sur la force protectrice de l’évidence : cette façon de dénaturer ainsi l’autorité dans son principe la conduit à occasionner de grands désordres.
Si dans un corps d’administrateurs une seule volonté peut arrêter l’effet de toutes les autres, c’est opposer à l’activité qui caractérise l’autorité, une force de résistance invincible pour elle ; c’est la réduire à l’inaction ; c’est l’anéantir : l’autorité, dont le propre est d’agir, ou du moins de pouvoir agir, n’existe alors ni dans ceux qui veulent, puisque leurs volontés ne peuvent la mettre en action, ni dans celui qui ne veut pas, puisque son opposition ne sert qu’à priver l’autorité du mouvement sans lequel elle n’est plus rien. Une telle police ne peut jamais subsister paisiblement, car elle est contre nature : elle attribue à une erreur évidente, la même autorité qu’aux vérités publiquement reconnues ; elle place sur une ligne parallèle, l’intérêt particulier d’un seul et l’intérêt commun de tous ; par ce moyen elle [96] met en opposition la faiblesse et la force : il n’est donc point étonnant qu’on voie en pareil cas les hommes s’entre-égorger pour se mettre d’accord.
Pour éviter ces inconvénients, le moyen qu’on emploie est d’assujettir le corps d’administrateurs à se décider par la pluralité des suffrages. Mais cette méthode, qui ne peut avoir lieu que dans des cas problématiques et susceptibles d’une diversité d’opinions, contraste sensiblement avec l’évidence, que l’autorité doit toujours prendre pour guide : ce qui partage les opinions ne peut être regardé comme évident ; or comme en fait de gouvernement tout doit être évident, il ne doit s’y trouver rien d’arbitraire, et il ne peut y avoir diversité d’opinions, que par un effet de l’ignorance ou de la mauvaise volonté des délibérants.
Ainsi l’obligation de déférer à la pluralité des suffrages suppose nécessairement dans un corps d’administrateurs, ou de l’ignorance ou de la mauvaise volonté ; mais malheureusement cette manière de délibérer ne peut remédier ni à l’une ni à l’autre : quelques voix de plus ou de moins ne peuvent jamais être regardées comme des preuves suffisantes de la justesse ou de la fausseté d’une opinion ; et l’expérience nous apprend que pendant longtemps une erreur accréditée réunit beaucoup plus de partisans, que la vérité qui lui est contraire ; aussi quelque nombreux que des suffrages puissent être, leur multitude ne peut-elle jamais rendre évident ce qui ne l’est pas ; leur opinion n’est jamais qu’une opinion, qui par conséquent est sujette à changer ; car il n’y a d’immuable que l’évidence.
Quant à la mauvaise volonté, comme elle résulte des intérêts particuliers, on ne peut jamais être assuré que le nombre de ceux que ces intérêts particuliers dominent, ne soit pas le plus grand : ainsi à cet égard la pluralité des suffrages ne peut encore être d’aucune sûreté.
Malgré les différences prodigieuses qui se trouvent, à plusieurs égards, parmi les hommes, il est en eux deux mobiles communs qui les mettent tous en action : l’appétit des plaisirs et l’aversion de la douleur sont ces mobiles communs qui tiennent à notre constitution, et qui sont les principes de tous nos mouvements. Vouloir que l’homme agisse dans un sens contraire à l’impulsion de ces mobiles, c’est prétendre changer l’ordre immuable de la nature ; c’est se proposer de rendre les effets indépendants des causes ; c’est entreprendre de faire remonter une rivière vers sa source.
J’ai déjà dit que par les termes de plaisirs et de douleur, il faut entendre, non seulement nos sensations physiques, mais encore nos affections morales ou sociales ; et j’ai fait observer que très souvent ces dernières, qui doivent beaucoup à l’opinion, agissent sur nous [97] bien plus puissamment, bien plus despotiquement que les premières. Aussi après la force de l’évidence, n’est-il point de force égale à celle de l’opinion. Heureux, heureux les hommes dont la société est instituée de manière que l’opinion ne puisse empêcher le désir de jouir de tourner au profit commun du corps social ! Il doit alors se former des prodiges de vertu dans tous les genres que l’ordre essentiel de la société peut comporter.
Mais ce n’est point dans un gouvernement où l’autorité est partagée dans les mains de plusieurs, que l’opinion et le désir de jouir doivent naturellement et constamment tendre au bien commun de la société. Cette forme de gouvernement pêche dans son principe, en ce qu’elle prend pour arbitres de l’intérêt public, des agents qui peuvent avoir des intérêts particuliers très opposés : alors le désir de jouir doit naturellement les incliner à préférer leurs intérêts particuliers à l’intérêt public.
Je ne prétends pas dire que cela se passe ainsi toujours et dans tous les pays qui ont adopté un gouvernement de cette espèce : le cours des désordres qui lui sont propres, peut trouver de temps en temps une barrière dans les vertus personnelles de ceux qui gouvernent ; et je déclare encore une fois que je ne parle d’aucune nation, ni d’aucun siècle en particulier ; mais je soutiens, et je ne crains pas d’être contredit, je soutiens, dis-je, qu’en général l’intérêt public n’est pas dans des mains sûres, quand il s’y trouve en opposition avec les intérêts particuliers de ceux auxquels il est confié ; qu’il est au contraire évident qu’alors il a tout à craindre de ces mêmes intérêts particuliers, et du désir de jouir.
Si plusieurs administrateurs aperçoivent de grands avantages personnels dans quelques préjudices faits ou à faire à la nation, je demande qui est-ce qui pourra l’empêcher d’être sacrifiée ? Ce ne seront pas les mobiles par lesquels la nature s’est proposé de nous conduire ; car ils agissent alors dans ces administrateurs contre l’intérêt de la nation : ce ne sera pas non plus une autre autorité, contraire à celle dont ils disposent, puisqu’ils tiennent en main toute la force publique : le danger de la nation est donc évident ; il prend sa source dans la nature même de notre constitution.
En vain m’alléguera-t-on que ce malheur ne résulte pas toujours de cette forme de gouvernement ; je l’accorde ; et je sais qu’il peut se trouver des hommes vertueux, uniquement par amour pour la vertu ; mais cette façon de jouir n’est pas celle du plus grand nombre ; nous savons au contraire qu’elle est très rare, et même que plus elle est vraie et moins elle est connue : ainsi dans la plupart des hommes le désir de jouir peut devenir funeste à l’administration ; il le doit même, suivant l’ordre de la nature, lorsque l’administrateur trouve [98] dans les abus de son autorité, les moyens de satisfaire ce désir. Cette forme de gouvernement est donc tout au moins dangereuse, et cela me suffit pour prouver qu’elle n’est pas celle qui convient à l’ordre essentiel des sociétés ; car l’ordre ne peut et ne doit avoir rien de dangereux, attendu que le propre de l’ordre est de tendre nécessairement au plus grand bien possible, et que dans l’ordre le plus grand bien possible arrive nécessairement.
Je ne disconviens pas cependant que l’inconvénient des intérêts particuliers puisse trouver un contrepoids dans les lumières de la nation : il n’est pas douteux que dans une nation éclairée, dans une nation qui aurait une connaissance évidente de ses véritables intérêts, le corps d’administrateurs ne pourrait abuser de son autorité, parce qu’alors l’évidence de l’abus anéantirait cette même autorité. Je ne répéterai point ce que j’ai dit sur le pouvoir de l’évidence ; comme elle réunit à elle toutes les volontés, toutes les forces, et par conséquent toute l’autorité ; il ne s’agit ici que de tirer la conséquence de ces vérités, et de voir que l’autorité de ce corps d’administrateurs s’anéantirait nécessairement, dès qu’il aurait contre lui la force irrésistible de l’évidence, principe unique d’une puissante et solide autorité.
Mais en accordant que dans le gouvernement dont il s’agit, les lumières de la nation peuvent la garantir des inconvénients dont il est nécessairement susceptible, je dois observer que cette hypothèse implique contradiction : là où se trouve un tel gouvernement, nous ne pouvons supposer que la nation possède une connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel des sociétés, puisque cet ordre ne peut jamais admettre une forme de gouvernement qui place l’intérêt commun d’une société, en opposition avec les intérêts particuliers de ses administrateurs ; et qui, en déposant l’autorité publique dans plusieurs mains, parvient à diviser ce qui par essence est indivisible.
La contradiction qui règne dans cette hypothèse, est d’autant plus frappante, que tandis qu’on suppose une nation assez instruite pour que l’évidence réunisse toutes ses volontés contre ce qui pourrait blesser les lois de l’ordre essentiel des sociétés, on suppose en même temps ses administrateurs, assez ignorants pour que leurs opinions puissent se diviser, et qu’il soit nécessaire de les assujettir à la loi de la pluralité des suffrages, faute de pouvoir se rallier à l’évidence. On veut ainsi que ce qui est évident pour toute la nation, ne le soit pas pour ses administrateurs ; on veut que sans consulter l’évidence de l’ordre, ce soit la pluralité des suffrages qui dicte le commandement, et que ce soit cependant cette même évidence qui détermine ceux qui doivent l’exécuter ; on veut que ceux qui commandent puissent se tromper, et que ceux qui obéissent ne le puissent [99] pas ; on veut enfin que l’autorité soit d’un côté, et d’un autre côté la force irrésistible de l’évidence en opposition avec l’autorité dont elle doit être le principe : c’est renverser les notions les plus évidentes ; c’est vouloir des choses manifestement contradictoires, des choses physiquement et moralement impossibles.
Toute nation qui croit que l’autorité doit être acquise à la pluralité des suffrages, et qui donne à cette pluralité le pouvoir de tenir la place de l’évidence, n’a certainement point une connaissance évidente de l’ordre qui constitue son meilleur état possible : si elle avait cette connaissance évidente, sa première loi serait de ne jamais être gouvernée que par cette évidence qui réunirait à elle tous les esprits, toutes les volontés et toutes les forces ; l’évidence jouissant ainsi de toute l’autorité qui lui est propre, cette nation éclairée ne serait point dans le cas de compter les suffrages, et d’abandonner son sort à la faible présomption résultante d’une pluralité qui ne peut ni établir, ni détruire l’évidence. En deux mots, la pluralité des suffrages n’a pu être imaginée que pour les cas problématiques, et pour suppléer l’évidence ; ainsi partout où cette pluralité décide, il est certain que l’évidence de l’ordre ne gouverne pas ; par conséquent qu’elle n’est point acquise ; car si elle l’était, elle gouvernerait. Or sitôt que l’ordre n’est point évident, le gouvernement devient nécessairement arbitraire : entre l’évident et l’arbitraire on ne connaît point de milieu.
Je ne crains pas de répéter ce que j’ai déjà dit : la pluralité des suffrages ne peut jamais rendre évident ce qui ne l’est pas. Cette façon de délibérer n’est utile que dans les cas qui n’ayant rien d’évident, ne présentent à l’esprit qu’un certain nombre de faits et de conjectures dont le rapprochement et l’examen sont nécessaires pour former ce qu’on appelle une opinion. Mais les premiers principes de l’administration et leurs conséquences n’ont rien de conjectural ; ils sont susceptibles de démonstration évidente comme toutes les vérités géométriques : et comment ne le seraient-ils pas, puisqu’ils sont tous renfermés dans le droit de propriété ? C’est donc une contradiction manifeste que de supposer qu’une nation ait une connaissance évidente et publique de son ordre essentiel, et néanmoins qu’elle puisse donner à son gouvernement une forme qui ne peut avoir lieu que quand les principes en sont incertains et arbitraires.
Résumons-nous donc, et disons : par trois raisons, le dépôt de l’autorité dans les mains de plusieurs administrateurs est contraire à l’ordre essentiel de la société : 1°. Il divise l’autorité qui par essence ne comporte point de partage. 2°. Il expose l’intérêt public à toute la fureur des intérêts particuliers ; il fait contraster ainsi le devoir avec les mobiles qui nous font agir. 3°. Il attache au nombre des suffrages, [100] une autorité despotique qui ne peut et ne doit appartenir qu’à l’évidence ; par ce moyen ce n’est point l’évidence qui gouverne ; c’est l’opinion, ou, si l’on veut, c’est la volonté d’un certain nombre d’hommes livrés à une même opinion.
Ce dernier inconvénient ne peut être apprécié ; il est sans bornes ; il est la source de tous les autres. En effet, je suppose que l’avis le plus nombreux soit dicté par des intérêts particuliers, et que le moins nombreux ait pour lui l’évidence ; n’est-il pas monstrueux que ce soit le premier qui l’emporte ; et que la forme du gouvernement fournisse à la mauvaise volonté, un titre qui lui donne le droit de triompher de l’évidence même ? Cet excès de désordre est cependant inévitable en pareil cas ; car cette évidence est étouffée sous le poids des opinions qui lui sont opposées ; et la nation qui s’est fait une règle de croire aveuglément au plus grand nombre des suffrages, qui d’ailleurs, par toutes les raisons que j’ai dites précédemment, n’est pas alors en état de les juger elle-même, reste absolument sans défense contre tous les fléaux dont cette mauvaise volonté peut l’accabler, surtout si cette mauvaise volonté se trouve dans des hommes qui par leurs talents et leurs richesses, soient parvenus à se rendre puissants.
Lorsque je suis convenu qu’un corps d’administrateurs peut gouverner avec sagesse et avec équité, j’ai toujours sous-entendu que ce corps ne serait pas tout à la fois dépositaire de l’autorité publique et chargé des fonctions de la magistrature : j’ai démontré dans les chapitres précédents que cet assemblage serait destructif de tout ordre social, parce qu’il tendrait à rendre tout arbitraire.
Ce n’est donc qu’en séparant ces deux états, et instituant entre les administrateurs et la nation, un corps de magistrats, tel qu’il doit être, que je reconnais qu’il peut se faire que pendant un temps, une nation soit bien gouvernée par plusieurs ; mais alors c’est aux qualités personnelles des administrateurs, et non à la forme du gouvernement, qu’on en est redevable ; car par elle-même cette forme est évidemment vicieuse ; quelques précautions qu’on prenne, il est deux inconvénients dont il est impossible de la garantir pour toujours : le premier est, comme je viens de le dire, celui des intérêts particuliers, qui dans ces administrateurs peuvent se trouver très contraires à l’intérêt public ; le second est la licence que l’administration de l’autorité peut faire naître dans ceux qui en sont chargés : insensiblement l’autorité de la chose ou de la place devient celle de la personne ; et bientôt cette autorité, devenue personnelle, se trouve être une source d’abus préjudiciables au droit de propriété et à la liberté des citoyens. [101] Je pourrais ajouter encore que quel que soit le corps des administrateurs, on ne peut jamais empêcher qu’il ne s’y rencontre souvent des hommes qui, par un effet naturel de leur génie et de leur caractère, se rendent dominants, et parviennent ainsi à s’approprier un pouvoir despotique et arbitraire, qui est d’autant plus dangereux, que le désir de jouir les presse à chaque instant d’en abuser. Voilà pourquoi nous voyons si souvent dans l’histoire, des hommes à grandes passions ou à grands talents, tantôt immolés, et même injustement, à la liberté de la nation, et tantôt parvenus rapidement à lui donner des fers.
Jusqu’ici je n’ai parlé que des inconvénients qui sont essentiellement attachés au gouvernement de plusieurs : ceux-là sont, pour ainsi dire, dans la nature même de la chose ; mais il en est d’autres encore qui résultent de sa forme, c’est-à-dire, de la manière dont le corps d’administrateurs peut être composé.
Le gouvernement aristocratique multiplie les despotes arbitraires ; j’entends par ce nom, des gens puissants qui se croient audessus des lois. Chaque grand propriétaire commande despotiquement à la portion du peuple qui correspond à lui : de là les vexations arbitraires, les tyrannies, les excès de toute sorte : les peuples sont opprimés, parce qu’ils sont comptés pour rien, quoiqu’ils soient une des principales sources des richesses et des forces de l’État.
Cette situation désastreuse n’est pas le seul mal que produise le gouvernement des grands : chacun de ces despotes voit dans les autres despotes, des puissances rivales et redoutables pour lui : bientôt cette rivalité se change en associations ; et ces associations conduisent à l’anarchie, aux désordres dans tous les genres ; il ne reste au peuple de ressource que de s’enfuir sur le Mont-sacré : dans un pays où l’ordre puisse le mettre à l’abri de l’oppression.
D’un autre côté le peuple proprement dit, livré à l’ignorance et aux préjugés, ne regarde jamais qu’autour de lui : chaque canton croit voir tout l’intérêt de l’État dans celui de son canton ; chaque profession croit voir tout l’intérêt de l’État dans celui de sa profession ; la science des rapports lui est absolument inconnue, il ne lui est pas possible de remonter des effets aux causes, encore moins de se livrer à l’étude des liaisons qu’elles ont entre elles. Il lui devient donc moralement impossible d’agir par principe et par mesure : toujours crédule et susceptible de prévention, pour le persuader il faut le gagner, pratiquer auprès de lui les mêmes insinuations comme pour le séduire ; par cette raison toujours inconstant et orageux, ses résolutions indélibérées ne sont jamais que le produit de la sensation du moment. [102] En général, les grands propriétaires croient que le peuple est fait pour eux, et que tout leur est dû. Le peuple à son tour, envieux de l’état des grands propriétaires, est souvent tenté de regarder comme une injustice, l’inégalité du partage entre eux et lui ; et cette opinion tend à l’aveugler sur le choix des moyens de rétablir entre eux et lui une sorte d’équilibre.
Il est donc certain qu’on ne peut, sans de nouveaux inconvénients, choisir les administrateurs dans l’un de ces deux états exclusivement à l’autre : chacun d’eux a des systèmes, ou plutôt des préjugés qui lui sont propres, et qui ne permettent pas que l’un puisse gouverner, sans que l’autre soit accablé du poids de l’autorité.
Quand même le corps d’administrateurs serait mi-parti ; quand même ils seraient choisis en nombre égal parmi les grands et parmi le peuple, chacun de ces deux partis n’en serait pas moins attaché aux préjugés et aux prétendus intérêts particuliers de sa classe ; ainsi ce mélange ne servirait qu’à mettre une plus grande division dans ce corps, dont les membres alors ne pourraient difficilement se concilier, qu’en se prêtant mutuellement à sacrifier l’intérêt public à leurs intérêts personnels bien ou mal entendus.
Je ne m’arrêterai point à démontrer que toute la nation en corps ne peut exercer l’autorité : l’autorité n’existerait réellement qu’autant que ce corps existerait lui-même ; or pour que la nation pût former un corps toujours existant, il faudrait qu’elle fût toujours assemblée ; chose impossible ; elle est au contraire dans la nécessité d’être toujours dispersée. D’ailleurs si la nation en corps s’était réservé l’exercice de l’autorité tutélaire, il en résulterait, comme je l’ai dit précédemment, qu’alternativement il se trouverait une autorité sans lois, et des lois sans autorité ; un État gouvernant sans État gouverné, et un État gouverné sans État gouvernant, ce qui serait une absurdité de la plus grande évidence.
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Seconde suite du chapitre XVII. — Conséquence résultante nécessairement des démonstrations précédentes. — L’autorité tutélaire ne peut être exercée que par un seul. — Définition du meilleur gouvernement possible vu dans l’intérêt commun de l’État gouvernant et de l’État gouverné. — Exposition des rapports nécessaires entre les intérêts d’un chef unique et ceux de la nation : il est co-propriétaire du produit net des terres de sa domination. — La souveraineté doit être héréditaire. — Cette condition est essentielle pour que le gouvernement d’un seul devienne nécessairement le meilleur gouvernement possible.
Quelle est donc la meilleure forme de gouvernement ? Quelle est donc celle qui se trouve si parfaitement conforme à l’ordre naturel et essentiel de la société, qu’il ne puisse en résulter aucun abus ? Cette meilleure forme de gouvernement est celle qui ne permet pas qu’on puisse gagner en gouvernant mal, et qui assujettit au contraire celui qui gouverne, à n’avoir pas de plus grand intérêt que de bien gouverner. Or ce point de perfection, vous ne pouvez le trouver que dans le gouvernement d’un seul ; dans le gouvernement d’un chef unique qui soit le centre commun dans lequel tous les intérêts des différents ordres de citoyens viennent se réunir sans se confondre ; et qui pour son intérêt personnel, les protège tous, les maintienne tous dans toute la plénitude de leurs droits, et sache ainsi garder le point d’équilibre où l’ordre essentiel des sociétés les a placés pour leur utilité réciproque.
Quand je dis un chef unique, je n’entends parler que d’un souverain par droit d’hérédité, et non d’un souverain par élection : ils diffèrent l’un de l’autre en ce que le premier est un véritable propriétaire, et que le second n’est qu’un usufruitier, qui par conséquent se trouve fortement intéressé à profiter de son usufruit pour augmenter la grandeur de sa famille, ainsi que la fortune dont il jouit à tout autre titre que celui de souverain.
Avant de passer à d’autres observations, je préviens que je n’examine point comment les souverains électifs gouvernent, ni comment ils ont gouverné. Je dirai de cette forme de gouvernement ce que j’ai dit des autres : ses vices peuvent trouver des contrepoids dans les vertus personnelles de celui qui gouverne ; mais n’étant ni historien, ni critique, ni courtisan, je n’ai nul motif pour approfondir si cela est, ou si cela n’est pas ; car en supposant que cela soit, on ne peut rien conclure de ce hasard heureux. Quelque sage, quelque éclairé qu’un tel prince puisse être, il n’en est pas moins vrai que la [104] forme de son gouvernement est un désordre, en ce qu’elle établit en lui de puissants intérêts qui peuvent le porter à abuser de son autorité : il ne faut que faire une légère attention à la différence qui se trouve entre un homme et un autre homme, pour être convaincu que les vertus morales et personnelles ne peuvent jamais servir de base à un gouvernement, qui est une institution faite pour subsister à perpétuité : compter sur le personnel c’est tomber dans l’arbitraire ; c’est rendre variable et accidentel, ce qui doit être nécessaire et immuable.
Dans les monarchies électives il est trois temps qu’il faut considérer : celui de l’élection, celui qui la précède, et celui qui la suit. L’élection doit être toujours et nécessairement troublée par une multitude de prétentions et d’intérêts particuliers qui ne manquent jamais de diviser tant les nationaux que les puissances étrangères qui croient devoir influer sur ces opérations ; ces troubles sont de telle nature, que pour l’ordinaire on arrose de sang l’élection d’un ministre de paix.
Quand, au mépris d’une expérience constante, on supposerait que la liberté règne dans une assemblée nationale convoquée pour l’élection d’un souverain, il serait physiquement et moralement impossible que le choix pût être fixé par des connaissances évidentes ; car il est physiquement et moralement impossible de connaître évidemment l’intérieur d’un homme, surtout lorsqu’il se croit intéressé fortement à ne point se laisser pénétrer. Quand il s’agit de sonder la profondeur et les replis du cœur humain, on ne peut que présumer, estimer, avoir opinion ; et quand il serait véritablement ce qu’il paraît être dans les circonstances où il se trouve, on ne peut se promettre avec sûreté que dans toute autre circonstance il sera toujours ce qu’il est. Mais si nous ne pouvons porter d’autre jugement sur les hommes que nous fréquentons le plus, comment une nation entière peut-elle se décider avec quelque certitude sur le choix d’un souverain, tandis que ce qu’on peut appeler la multitude, ne connaît que par des relations fort éloignées et fort équivoques, ceux parmi lesquels elle doit choisir ?
Le temps de l’élection ne peut donc être qu’un temps orageux à tous égards, où toutes les passions dont les hommes sont susceptibles, se rassemblent pour se déployer et se mouvoir au gré de l’opinion. Mais il ne faut pas croire que ce temps soit celui qu’elles attendent pour agir : les événements qu’il amène doivent être préparés de longue main, par tous les inconvénients qui résultent nécessairement des cabales et des différentes pratiques que chacun des prétendants emploie pour se faire des partisans per fas aut nefas : la nation se divise ainsi en plusieurs partis, disons mieux, en plusieurs [105] nations ennemies les unes des autres : je laisse à penser ce que l’intérêt commun doit en souffrir.
Les maux dont je viens d’indiquer les sources paraîtraient peutêtre légers, si l’élection pouvait les terminer : mais les intérêts particuliers du souverain élu, et les prétentions du parti dont la puissance l’a couronné, doivent nécessairement en faire naître d’une autre espèce : toutes les places de l’administration ne doivent plus être remplies que par les créatures de ce nouveau souverain ; et comme elles ne peuvent avoir d’autre intention que celle de tirer de leur faveur les plus grands avantages possibles, il se perpétue naturellement entre elles et lui une espèce d’association dont le résultat ne peut être que funeste à la nation ; car ce n’est que sur la nation que le souverain peut prendre de quoi payer ceux qui lui sont ainsi vendus ; et d’un autre côté ceux qui se vendent au souverain, sont intéressés à lui livrer la nation pour être payés.
Ces sortes d’associations sont impossibles dans une monarchie héréditaire, lorsque le souverain n’est point aveuglé sur ses véritables intérêts. Comme il est propriétaire né de la souveraineté, dont les intérêts sont les mêmes que ceux de la nation, il ne peut trahir ceux de la nation, qu’il ne trahisse aussi ceux de la souveraineté, qui sont les siens propres. Or, il serait contre nature qu’il le fît avec connaissance de cause, aucun de ses sujets ne pouvant, ou du moins ne devant avoir d’autres prétentions que celles qui sont dans l’ordre et la justice. Toutes personnes chargées de quelque administration lui doivent donc alors un compte rigoureux de leur conduite ; et à cet égard il ne peut subsister d’autres abus que ceux qui peuvent résulter de l’ignorance, et qui par conséquent ne peuvent avoir lieu dans une nation parvenue à une connaissance évidente et publique de l’ordre naturel et essentiel des sociétés.
Il faut observer ici que ce préservatif contre tous les abus de l’administration, ne peut se trouver dans une monarchie élective ; car toute nation qui aura une connaissance évidente et publique de son ordre essentiel, se gardera bien de rendre les intérêts de la souveraineté étrangers à ceux du souverain. Ainsi dès qu’il est électif, il est certain que cette connaissance évidente et publique n’est point acquise à la nation ; et conséquemment que son ignorance rend possibles tous les désordres que l’arbitraire peut introduire dans l’administration.
Cette dernière observation m’en suggère encore une autre par laquelle je me propose de terminer cette dissertation : par la raison que nous ne pouvons supposer une monarchie élective gouvernée par l’évidence d’un ordre naturel et essentiel à toute société, il faut donc que sa législation positive, son administration civile et politique ne [106] soient que de simples opinions ; elles sont par conséquent exposées à beaucoup de variations ; car par leur nature elles ne peuvent être immuables. Mais si le souverain veut les changer, le pourra-t-il, ou ne le pourra-t-il pas ? S’il le peut, il est despote, et despote arbitraire, auquel cas plus de lois constantes, plus de droits certains, plus de devoirs, plus de société, plus de nation ; s’il ne le peut pas, il n’est point véritablement souverain ; la plénitude de l’autorité réside dans la puissance quelconque qui rend nulles les volontés qu’il a formées ; le despotisme arbitraire appartient ainsi à cette puissance, et point du tout au souverain.
Ce n’est donc que dans les monarchies héréditaires qu’on peut trouver un véritable souverain. Non pas cependant qu’il puisse arbitrairement renverser et changer les lois ; mais s’il ne le peut pas, c’est qu’il en est empêché par une puissance qui ne lui permet pas même d’en avoir la volonté. Il n’existe point dans ses États, comme dans une monarchie élective, une force factice et arbitraire placée en opposition avec son autorité : la force naturelle et despotique de l’évidence est la seule qui subsiste, et qui ne pouvant jamais contraster avec les intérêts du souverain, ne peut jamais en contrarier les volontés. Il peut donc les faire exécuter toutes ; il ne pourrait rencontrer des obstacles que pour celles qu’il ne lui serait pas possible de former, dès que la nation et lui se trouveraient éclairés. Les plus grands intérêts du souverain étant attachés évidemment à l’observation de l’ordre, il ne peut s’élever contre l’ordre sans trahir ses intérêts évidents ; et comme on ne peut jamais lui supposer de telles intentions, qui seraient contre nature, on peut dire qu’il peut tout, excepté ce qu’il lui est impossible de vouloir ; au lieu que le souverain électif est dans le cas de vouloir tout, mais sans avoir en lui l’autorité nécessaire pour faire exécuter.
La souveraineté héréditaire rend le souverain co-propriétaire du produit net de toutes les terres de sa domination : en cette qualité, son intérêt est le même que celui de tous les propriétaires qui possédant ces terres comme par indivis, les exploitent ou les font exploiter, et prennent dans ce produit net une portion qui est inséparable de leur droit de co-propriété. Il lui importe donc comme à eux, que ce même produit net, par l’abondance et le bon prix des productions, monte à son plus haut degré possible.
D’un autre côté, le droit de co-propriétaire dans le souverain n’étant autre chose que le droit de la souveraineté même, et ne pouvant être exercé séparément de cette dignité, le prince ne peut conserver la jouissance de ce droit, qu’autant que des forces étrangères ne viennent point ou ravir ou partager sa souveraineté. Il est donc encore de la plus grande importance pour lui de ne rien faire [107] qui puisse altérer la richesse de la nation, parce que c’est cette richesse qui est le principe et la mesure de la puissance qui fait la sûreté de la souveraineté.
On voit ici la différence essentielle qui se trouve entre un souverain par droit de succession et un corps d’administrateurs. Chacun des membres de ce corps est un propriétaire particulier, qui par différentes pratiques illégitimes, peut se procurer de grandes richesses aux dépens de ses concitoyens ; il n’a rien de commun avec leurs fortunes ; elles lui sont absolument étrangères ; et voilà pourquoi il peut s’enrichir en les appauvrissant ; au lieu que le souverain dont je parle ne peut appauvrir ses sujets qu’il ne s’appauvrisse, ni augmenter ses revenus qu’en augmentant ceux de ses co-partageants.
Chaque membre d’un corps d’administrateurs doit mettre une grande différence entre les appointements d’une place que divers événements peuvent lui enlever, et le produit des biens-fonds dont il a la propriété : comme il jouit de ceux-ci indépendamment de ses fonctions publiques, et que cette propriété est attachée à sa personne, il lui importe beaucoup de faire servir son administration à l’accroissement de cette même propriété ; ainsi il n’est pas dans le cas de tenir tout de sa place, au lieu qu’un souverain héréditaire tient tout de sa souveraineté, perdrait tout en la perdant, par conséquent ne voit aucun avantage qui puisse être mis en balance avec ceux qu’elle lui procure, et qu’il ne peut conserver qu’en la conservant.
Un tel souverain est, par rapport à ses États, un propriétaire qui conduit lui-même et pour son propre compte, l’administration de ses domaines ; il n’a d’autre intérêt que d’en augmenter le produit : tout autre administrateur n’est qu’un économe qui gère pour des intérêts auxquels il est tellement étranger, que c’est par eux qu’il est payé, et qu’il ne peut rien gagner qui ne soit pris sur eux.
Ceci vous présente un point fixe qu’il est important de bien saisir : le souverain, comme co-propriétaire, a son intérêt personnel qui n’est point le résultat d’un partage dans les intérêts des autres co-propriétaires ; de sorte qu’on peut dire que c’est la terre qui paie la portion du souverain, sans toucher à celle qui appartient au propriétaire qui la fait cultiver. Aussi quand on achète une terre, ne l’estime-t-on qu’à raison de son produit net, déduction faite de la portion que le souverain doit prendre dans ce produit. Mais les autres administrateurs ne sont payés qu’autant qu’ils partagent dans les produits nets qui appartiennent à leurs concitoyens ; au moyen de quoi cette forme d’administration tend naturellement aux abus de l’autorité, parce que tout homme salarié a naturellement intérêt de faire augmenter ses salaires, ce qu’il ne peut faire qu’aux dépens de [108] ceux qui le paient, tandis que les revenus du souverain ne peuvent s’accroître qu’en raison de l’accroissement de ceux de ses sujets.
Un souverain dont les intérêts sont ainsi inséparablement unis à ceux de la nation dont il est le chef, doit certainement chercher à lui procurer tous les avantages qu’elle attend d’une telle administration. Le meilleur état possible du souverain ne peut s’établir que sur le meilleur état possible de la nation. À ce trait, on peut voir que cette forme de gouvernement porte le caractère sacré de l’ordre naturel et essentiel des sociétés ; car le propre de cet ordre est de tenir tous les membres d’une société dans une telle dépendance réciproque, qu’aucun d’eux ne puisse agir pour ses propres intérêts, qu’il n’agisse en même temps pour l’intérêt commun des autres. Reste donc à prouver maintenant que partout où règne une connaissance évidente de ce même ordre naturel et essentiel, un tel gouvernement ne peut être susceptible d’aucun inconvénient.
[I-253 / 109]
Troisième suite du chapitre XVII. — Premiers arguments pour prouver que dans une nation parvenue à la connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel de la société, le gouvernement d’un seul n’est susceptible d’aucun inconvénient. — Définition de l’autorité tutélaire. — Sans cette connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel, impossible d’établir un bon gouvernement.
Les hommes que l’habitude et l’éducation ont accoutumés à tout autre gouvernement que celui d’un seul, ou qui croient avoir à se plaindre des inconvénients qui souvent se trouvent réunis dans ce dernier, ne peuvent cependant s’empêcher de convenir que s’il était possible qu’un souverain fût toujours éclairé, toujours sage, toujours juste, son gouvernement serait préférable à celui d’un corps quelconque d’administrateurs ; mais en même temps ils nient cette possibilité ; et d’après des exemples sans nombre, ils soutiennent que l’autorité placée dans la main d’un chef unique, doit tôt ou tard devenir funeste à la société.
Si ceux qui raisonnent ainsi, avaient examiné pourquoi il a résulté tant d’abus de cette forme de gouvernement, ils en auraient reconnu les véritables causes, et ils auraient vu qu’ils ne sont point propres et personnels au gouvernement d’un seul ; mais qu’ils sont tous communs à tous les gouvernements privés d’une connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel des sociétés.
L’ordre est un ensemble parfait dont rien ne peut être détaché, et auquel on ne peut rien ajouter : tout ce qui s’y trouve ou de plus ou de moins est un désordre dont nécessairement d’autres désordres doivent résulter. Ainsi telle institution sociale qui dans cet ensemble, produirait tous les biens qu’on peut désirer, devient nécessairement abusive et pernicieuse ou du moins inutile, dès qu’elle se trouve séparée des autres institutions qui doivent concourir avec elle dans l’ordre naturel et essentiel des sociétés. L’autorité prise ici pour la force physique, étant aveugle, et ne pouvant se conduire elle-même, elle fait le mal comme le bien, selon la direction qui lui est donnée : Ce n’est point à elle, mais bien à cette direction qu’il faut attribuer les mauvais effets qu’elle produit ; il est sensible enfin que l’autorité éclairée par la connaissance évidente de l’ordre, et l’autorité égarée dans les ténèbres de l’ignorance ne doivent se ressembler ni dans leurs procédés, ni par conséquent dans leurs effets.
Ce dernier cas est celui du tableau révoltant que l’histoire de l’humanité met sous nos yeux : nous y voyons l’autorité ne point [110] naître de la force intuitive et déterminante de l’évidence ; ne rien tenir de l’évidence, ne jamais consulter l’évidence : arbitraire dans les principes de son institution, il fallait bien qu’elle le devînt dans ses volontés, et dans sa façon d’agir : elle ressemblait alors à ces météores qui parcourent et embrasent les airs, sans que leurs mouvements soient assujettis à aucune règle connue : aussi comme eux, la voyait-on souvent se dissiper d’elle-même et disparaître dans un instant.
Consultez l’antiquité et parcourez les différentes formes de gouvernement, vous trouverez partout des effets monstrueux de l’autorité, qui se sont plus ou moins multipliés selon que ses États étaient plus ou moins étendus. J’avoue cependant que placée dans les mains d’un seul, elle a commis plus d’horreurs ; mais aussi son théâtre était plus vaste, et par cette raison, elle avait plus d’occasions et plus de facilités. Je dis que son théâtre était plus vaste, parce qu’à l’exception de Rome et de Carthage, les États gouvernés par un corps d’administrateurs ont été très bornés ; à quoi j’ajoute que ce n’est pas dans l’histoire de ces deux républiques qu’on puisera des arguments pour prouver que le partage de l’autorité ne produit aucun désordre.
Quoi qu’il en soit, j’admets que dans l’état d’ignorance l’autorité est plus dangereuse dans les mains d’un seul, qu’elle ne l’est dans les mains de plusieurs. Ce qui me décide à le croire, c’est que dans cette seconde espèce de gouvernement, la mauvaise volonté peut trouver des oppositions pour faire le mal, comme la bonne volonté peut en trouver pour faire le bien : les intérêts particuliers s’entre-servent souvent de contrepoids, et cela même doit leur arriver jusqu’à ce qu’ils se soient conciliés au préjudice de l’intérêt commun.
C’est moins les faits qu’il faut consulter que les causes qui les ont produits : ce n’est que sur cette base qu’on peut établir un raisonnement solide, parce que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets : or en examinant la cause première des faits, nous trouverons que ce n’est point parce que l’autorité se trouvait dans les mains d’un seul, qu’elle est devenue un fléau terrible ; que c’est au contraire parce que les hommes n’avaient point alors une connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel des sociétés ; vérité que personne ne peut révoquer en doute, puisque cet ordre ne se trouve dans aucune législation des anciens, ni même dans aucun de leurs philosophes.
Dans quelques mains que l’autorité soit placée, il faut nécessairement qu’elle soit orageuse, et qu’elle devienne destructive, dès qu’une société n’est point organisée suivant les lois de l’ordre naturel et essentiel. Mais cet ordre ne peut s’établir s’il n’est évidemment [111] connu : ainsi une connaissance évidente de l’ordre est la première condition requise pour qu’il ne puisse résulter aucun abus de l’autorité.
Suivant cet ordre essentiel, l’autorité tutélaire est l’administration d’une force sociale et physique instituée dans la société et par la société, pour assurer parmi les hommes la propriété et la liberté, conformément aux lois naturelles et essentielles des sociétés.
Cette force est force sociale, parce que loin d’exister par elle-même, c’est dans la société qu’elle prend naissance ; elle y est formée par la réunion des intérêts et des volontés.
Elle est force physique, parce que cette réunion de volontés opère en faveur de cette autorité la réunion de toutes les forces physiques de la société.
Elle est instituée dans la société et par la société, parce que cette réunion de volontés et de forces ne peut avoir lieu qu’après que les hommes se sont réunis dans un corps social.
Elle est établie pour assurer parmi les hommes la propriété et la liberté, parce que ce n’est que dans la vue d’établir solidement l’une et l’autre, que chaque société s’est formée, et que sans l’une et l’autre aucune société ne pourrait subsister.
Enfin elle doit les maintenir telles que l’exigent les lois naturelles et essentielles des sociétés, parce que ces lois naturelles et essentielles qui tiennent à l’ordre physique, et qu’aucune puissance humaine ne peut changer, doivent être la raison primitive de toutes les lois positives que cette autorité peut instituer.
Ainsi l’autorité, telle que je la représente ici, est le gage de la sûreté publique ; c’est par elle seule que les droits naturels et essentiels de chaque citoyen acquièrent la solidité qu’ils doivent avoir : comment donc pourrait-elle devenir funeste à la société dont elle cimente et perpétue l’union ? Ce malheur ne peut arriver que de deux manières ; il ne peut naître que de l’ignorance ou de la mauvaise volonté : mais partout où nous supposerons une connaissance évidente et publique de l’ordre naturel et essentiel, l’ignorance et la mauvaise volonté ne peuvent jamais égarer le dépositaire de l’autorité.
Ce n’est pas cependant que la personne même de ce dépositaire ne puisse manquer des lumières suffisantes pour son administration : ce léger inconvénient doit même se trouver souvent dans une monarchie héréditaire : les souverains peuvent être appelés au gouvernement avant que l’âge leur permette d’avoir les facultés requises pour bien gouverner ; et ce cas est particulièrement celui des minorités. Mais dans une nation qui d’après une connaissance évidente et publique de l’ordre naturel et essentiel de la société, a donné à [112] son gouvernement la forme essentielle qu’il doit avoir, les lois, qui ont pour elles la force despotique de l’évidence, veillent pour le souverain mineur et pour la nation, de manière que cette force dominante et irrésistible fait la sûreté de leurs intérêts communs.
Mais, me dira-t-on, le corps des magistrats, dont les lumières et les devoirs essentiels sont si nécessaires au maintien des lois dans toute leur pureté, ne peut-il pas lui-même se laisser corrompre et céder à des intérêts particuliers ? Non ; cela est impossible dans l’hypothèse où nous sommes : dès qu’on suppose une connaissance évidente de l’ordre répandue dans toute une société, il faut regarder les magistrats comme comptables de leur conduite à cette évidence publique, et comme n’ayant rien tant à craindre que la justice de ses jugements rigoureux.
Je conviens cependant que cette évidence publique ne peut être la même dans tous les membres de cette société ; mais aussi ne faut-il pas la concentrer dans les magistrats seulement : dans notre supposition au contraire, nous devons les regarder comme placés au milieu d’un cercle très étendu, très nombreux, qui participe à leurs connaissances, et qui pouvant juger sainement de leurs opérations, est en état d’éclairer l’autre partie de la nation. C’est de ce cercle de gens lumineux que partent les éloges du public et sa censure, qui, à l’aide des mobiles que la nature a placés en nous, et de la force propre aux affections sociales, font naître une émulation et une crainte salutaires qui servent de contrepoids aux motifs par lesquels nous pourrions être détournés des voies de l’honneur et de la vertu.
Nous voyons souvent que l’homme le plus injuste veut néanmoins paraître juste ; au moment même qu’un intérêt criminel triomphe en lui de l’évidence de ses devoirs, il sent que la seule publicité de ses crimes suffit pour l’en punir ; et il ne peut étouffer dans son âme le sentiment qui rend cette punition redoutable pour lui. Hélas ! combien d’hommes seraient devenus coupables, s’ils n’avaient été contenus par la honte de le paraître ! Il est certain qu’un homme n’osera jamais se permettre la plus légère infidélité, tant qu’il sera persuadé qu’elle serait en évidence aux yeux de tous ceux qu’elle intéresserait. Telle est la situation des magistrats et de tous ceux qui sont chargés de quelque administration dans une nation parvenue à une connaissance évidente et publique de l’ordre : cette évidence qu’on ne peut choquer impunément, en l’éclairant fait sa sûreté dans tous les temps.
On remarquera, sans doute, dans cet ouvrage que l’évidence est la base sur laquelle porte tout l’édifice de la société. Mais c’est à juste titre que je ramène tout à l’évidence, car sans l’évidence il est impossible d’imaginer rien de parfait, rien de solide. [113] J’ai déjà dit qu’il n’y a pour nous que vérité ou erreur, qu’évidence ou opinion. Il est donc manifeste que les principes d’un gouvernement doivent nécessairement devenir arbitraires, dès qu’ils ne sont pas évidents ; c’est-à-dire, dès qu’ils ne sont pas le fruit d’une connaissance explicite et évidente de l’ordre naturel et essentiel des sociétés ; car encore une fois, l’ordre ne peut s’établir, qu’autant qu’il est suffisamment connu ; et il n’est suffisamment connu, qu’autant qu’il l’est évidemment, puisque tout ce qui n’est pas évident reste arbitraire.
Si donc vous ôtez aux hommes cette connaissance évidente, je vous donne le choix parmi les différentes formes de gouvernement : quelle que soit celle que vous préfériez, vous y trouverez tous les vices inséparables de l’arbitraire ; et quelques mesures qu’on prenne pour empêcher les abus de l’autorité, il faudra toujours et nécessairement ou qu’elle devienne oppressive, ou qu’elle soit dans un état de faiblesse qui rende nul ce lien politique ; auquel cas la société ne sera plus une société.
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Quatrième suite du chapitre XVII. — Réfutation du système chimérique des contre-forces établies pour balancer l’autorité tutélaire dans le gouvernement d’un seul. — Partout où règne l’évidence de l’ordre, les établissements de ces contre-forces sont impossibles ; dans l’état d’ignorance ils le sont encore, mais par d’autres raisons.
L’arbitraire, en cela qu’il est une production monstrueuse de l’ignorance, ne sait remédier à un désordre que par un autre désordre. Dans cet état, les hommes deviennent nécessairement le jouet de l’inconstance orageuse de l’opinion. Ces vérités si simples, si évidentes par elles-mêmes ont cependant échappé à de grands génies ; et de leur inattention à ce sujet est provenu le système des contreforces qu’ils ont prétendu devoir être opposées à l’autorité, pour en arrêter les abus.
Ou les principes d’un gouvernement sont évidents, ou ils ne le sont pas : s’ils le sont, toutes les forces et toute l’autorité sont acquises à leur évidence ; ainsi les contre-forces ne peuvent avoir lieu ; il n’y a pour lors qu’une seule force, parce qu’il n’y a qu’une seule volonté. Si au contraire ces principes ne sont pas évidents, l’établissement des contre-forces est une opération impraticable ; car quelle contre-force peut-on opposer à celle de l’ignorance, si ce n’est celle de l’évidence ? Comment dissiper les ténèbres de l’erreur, si ce n’est par la lumière de la vérité ? Qu’est-ce que c’est que le projet de choisir un aveugle pour servir de guide à un autre aveugle ? On craint l’ignorance dans le souverain, et pour empêcher qu’elle ne l’égare, on lui oppose d’autres hommes qui ne sont pas en état de se conduire eux-mêmes ; voilà ce qu’on appelle des contre-forces : il faut convenir qu’elles sont bien mal imaginées ; qu’il est inconcevable qu’on ait pu se persuader que l’ignorance pût servir utilement de contre-force à l’ignorance.
En adoptant même cette chimère, ne voit-on pas qu’il est impossible de s’assurer que chaque force sera demain ce qu’elle paraît être aujourd’hui ? Je dis ce qu’elle paraît être, car on ne peut jamais avoir aucune certitude de son véritable état actuel, vu qu’il dépend de diverses dispositions morales qui peuvent bien être présumées, mais non pas connues avec évidence. Ainsi, à considérer ces contre-forces dans le premier moment de leur institution, dans l’action même de les former, on voit qu’elles ne sont qu’un jeu ridicule de l’opinion.
Ceux qui ont imaginé le système des contre-forces, ont pensé que le pouvoir du souverain pouvait être modifié par un autre pouvoir [115] opposé, tel que celui d’une puissance établie pour en être le contrepoids et le balancer. Si dans l’exécution de cette idée bizarre on pouvait parvenir à instituer deux puissances parfaitement égales, séparément elles seraient toutes deux nulles, ainsi que je l’ai déjà démontré ; si au contraire elles étaient inégales, il n’y aurait plus de contre-forces. Voilà une première contradiction bien évidente.
On s’est persuadé sans doute qu’il en est des contre-forces morales comme des contre-forces physiques, qui par la contrariété de leur direction, déterminent nécessairement certains corps à rester dans une situation mitoyenne. Mais on n’a pas vu que dans le physique la direction donnée ne dépend point de l’opinion des choses qui font contre-force, et que dans le moral au contraire ceux qui font contre-force, peuvent eux-mêmes changer leur direction au gré de leur opinion. Ainsi au moyen de ce qu’on ne peut être certain que cette direction soit toujours la même en eux, il devient impossible de pouvoir compter sur leurs contre-forces ; et ce système qui suppose uniforme et constant ce qui est évidemment connu pour ne pouvoir l’être, tombe en cela dans une seconde contradiction évidente.
Si l’auteur qui a le plus soutenu ce projet chimérique, pouvait me répondre, je lui demanderais comment il a compté calculer les contre-forces pour trouver leur point d’équilibre. Dans l’ordre social toute force est le produit d’une réunion d’opinions et de volontés, et le principe de cette réunion est ou évident ou arbitraire. Dans le système en question, on ne peut supposer que ce principe soit évident, parce qu’alors, comme je viens de le dire, il n’y aurait qu’une seule volonté, et une seule force sociale. Mais puisqu’il ne peut être qu’arbitraire, on ne peut plus calculer ni le principe ni son produit : dès que les opinions sont séparées de l’évidence, il est certain que nous ne pouvons ni connaître leur force, ni nous assurer de leur durée.
Établissons pour un moment une contre-force, et supposons qu’un souverain ne puisse rien ordonner que du consentement de son conseil ; composons même ce conseil de telle sorte qu’il forme la plus grande contre-force possible : alors ce n’est plus le gouvernement d’un seul, c’est le gouvernement de plusieurs, d’un corps composé d’un chef et de son conseil, dont chaque membre participe ainsi à la souveraineté. Ce corps cependant se trouve institué de manière qu’il forme réellement deux puissances dont les forces sont destinées à se trouver en opposition ; car le souverain supposé ne peut rien sans son conseil, et le conseil entier ne peut rien sans le souverain. Examinons maintenant la valeur de cette disposition, et si ces deux puissances font réciproquement contre-force. [116] Je conviens que le souverain fait contre-force vis-à-vis la puissance de son conseil ; et l’effet de cette contre-force est de mettre le souverain dans le cas de pouvoir s’opposer au bien comme au mal. Il n’y a donc point un avantage certain à établir que le conseil ne peut rien sans le souverain. Je trouve ce même inconvénient dans la prétendue contre-force du conseil ; l’ignorance peut la rendre très préjudiciable ; elle peut perdre la nation au lieu de la servir. Mais à ce premier inconvénient il s’en joint un second ; c’est que cette espèce de contre-force n’est rien moins que ce qu’elle paraît : impossible d’empêcher ceux qui concourent à la former, d’être dominés par leurs intérêts particuliers : dès lors plus de contre-force ; sa direction ne peut plus être fixée ; celle-ci doit nécessairement changer au gré de ses intérêts. Ajoutez que ces sortes de variations sont même d’autant plus naturelles, que tout devient arbitraire dès que les hommes ne sont point éclairés par l’évidence de l’ordre ; or quand tout est arbitraire, on ne peut accuser personne d’avoir évidemment trahi son ministère. Ainsi dans le cas supposé, la contre-force du conseil est absolument nulle, à moins qu’on ne commence par en opposer une aux intérêts particuliers ; mais celle-ci ne peut se trouver que dans la force irrésistible de l’évidence.
Sous quelque face que nous considérions ce système spécieux, nous y trouvons donc les mêmes contradictions. Il consiste au fond à opposer une opinion à une autre opinion ; des volontés arbitraires à d’autres volontés arbitraires ; des forces inconnues à d’autres forces inconnues : dans cet état, il est impossible que des intérêts particuliers ne soient pas la mesure de la résistance que ces forces peuvent éprouver tour à tour, ainsi que les motifs secrets de leur conciliation ; il est impossible qu’entre ces mêmes forces il ne se perpétue pas une guerre sourde et insidieuse, pendant laquelle les brigues, les séductions, les trahisons de toute espèce deviennent des pratiques habituelles et nécessaires ; guerre cruelle et destructive qui se fait toujours aux dépens des intérêts de la nation, nécessairement victime de la cupidité des combattants.
Dans un gouvernement dont les principes sont arbitraires, il est inutile de se mettre l’esprit à la torture pour trouver des contreforces ; car ce qui rend vicieux ce gouvernement, c’est précisément la multitude des contre-forces qui s’y forment naturellement, parce qu’il s’établit naturellement un grand nombre d’opinions différentes, et d’intérêts particuliers opposés les uns aux autres : aussi cette division tend-elle à l’anarchie et à la dissolution de la société. Pour faire cesser ce désordre toutes forces factices sont impuissantes, parce que toute opinion n’est forte qu’en raison de la faiblesse de celles qui lui [117] sont contraires. On ne peut donc employer alors que la force naturelle de l’évidence, comme seul et unique contre-force de l’arbitraire.
La force de l’évidence est dans l’évidence même ; aussi est-il certain que sitôt que l’évidence est connue, sa force devient irrésistible : elle ne peut donc rencontrer des contre-forces que dans l’ignorance ; mais il suffit d’éclairer celle-ci pour la désarmer. Il n’en est pas ainsi de la force d’une simple opinion ; non seulement elle a tout à craindre de l’évidence, contre laquelle elle ne peut rien ; mais elle a pour ennemis encore autant d’autres forces particulières qu’il peut s’établir d’opinions diverses. Toutes ces forces qui sont également des productions de l’ignorance, qui ne tiennent rien d’elles-mêmes, et doivent à l’ignorance tout ce qu’elles sont, combattent entre elles à armes égales ; ce sont des aveugles qui s’attaquant réciproquement, ne peuvent connaître que les maux qu’ils éprouvent, et jamais ceux qu’ils font. De remèdes à cette confusion, il n’en est point ; il faut absolument se décider entre n’admettre qu’une autorité unique, établie sur l’évidence, ou une multitude d’autorités arbitraires dans leurs institutions comme dans leurs procédés, et qui ne peuvent cesser de s’entrechoquer.
Il est donc certain que ce n’est que dans une nation parvenue à une connaissance évidente et publique de l’ordre naturel et essentiel des sociétés, qu’on n’a rien à craindre de l’autorité tutélaire : cette connaissance évidente et publique ne peut exister sans procurer à la société la forme essentielle qu’elle doit avoir ; or cette forme essentielle une fois établie, elle doit trouver en elle-même tous les moyens nécessaires pour se conserver ; car le propre de l’ordre est de renfermer en lui-même tout ce qu’il lui faut pour se perpétuer.
Ainsi dans une telle société toutes les lois positives ne pourront être que des résultats évidents des lois naturelles et essentielles.
Ainsi ces mêmes lois positives seront toutes favorables au droit de propriété et à la liberté.
Ainsi le corps des magistrats gardiens et dépositaires de ces lois, ne sera composé que de citoyens ayant les qualités requises pour la sainteté de leur ministère.
Ainsi ces magistrats, comptables de leurs fonctions au souverain et à l’évidence publique, qui en éclairant la nation veillera sans cesse sur eux, seront contraints de ne jamais parler un autre langage que celui de la justice et de l’évidence.
Ainsi les lumières, le zèle et la fidélité de ces mêmes magistrats ne cesseront d’être pour le souverain une ressource assurée contre les surprises qui pourraient être faites à son autorité, au mépris de ses intérêts évidents et de ceux de ses sujets. [118] Ainsi l’évidence de la sagesse et de la justice des lois positives sera le garant de leur immutabilité et de leur observation la plus exacte, jusque dans les temps où la personne même du souverain ne serait pas en état de les protéger.
Ainsi la force despotique de cette évidence sera le titre primitif de leur autorité sacrée, sous la protection de laquelle toutes les personnes et tous les droits seront également et toujours en sûreté.
Ainsi les peuples verront leur meilleur état possible dans leur soumission constante à ces lois ; ils béniront, ils adoreront le souverain en lui obéissant ; et leurs richesses ne croissant que pour être partagées avec le monarque qui leur en procure la jouissance paisible, son intérêt personnel et son autorité bienfaisante doivent assurer à jamais la conservation de cet ordre divin, qui est le principe évident de leur prospérité commune.
Cette légère esquisse me dispense de parler des effets de la mauvaise volonté : premièrement, ils seraient inconciliables avec la force irrésistible dont jouira toujours l’évidence de l’ordre naturel et essentiel ; en second lieu, il est contre nature de supposer dans un souverain, une mauvaise volonté évidente ; un dessein manifeste de trahir évidemment ses propres intérêts dans ceux de ses sujets, et de travailler ainsi lui-même à l’anéantissement de sa puissance et de sa souveraineté. Mais quand même cette manie inconcevable et inadmissible serait possible en spéculation, toujours est-il vrai qu’elle doit être bien plus rare dans un souverain qui ne peut s’y livrer qu’à son préjudice, que dans un corps d’administrateurs qui peuvent s’abandonner à leur mauvaise volonté sans trahir leurs intérêts personnels, et même en les servant ; par conséquent que le gouvernement d’un seul est encore à cet égard préférable à tout autre gouvernement qui n’est point également protégé par l’évidence et par les intérêts même du dépositaire de l’autorité. S’il reste quelques nuages sur cette vérité, j’ose me flatter que les chapitres suivants achèveront de les dissiper.
[I-278 / 119]
Continuation du même sujet. — Du despotisme. — Pourquoi il nous est odieux ; l’ignorance est la cause primitive des désordres qu’il a produits. — L’homme est destiné par la nature même à vivre sous une autorité despotique. — Il est deux sortes de despotismes ; l’un est personnel et légal ; l’autre est personnel et arbitraire : le premier est le seul conforme à l’ordre essentiel des sociétés ; le second est aussi funeste au despote même qu’aux peuples qu’il opprime.
Le grand argument de ceux qui sont ennemis de toute monarchie, est que cette forme de gouvernement conduit au despotisme. Ce nom nous peint toujours une chose odieuse, contraire à l’ordre, aux droits naturels de l’humanité. Cette aversion nous est naturellement suggérée par la seule contemplation des désordres qu’il a produits : frappés de l’horreur qui nous saisit à la vue de ce tableau, nous sommes révoltés sur-le-champ contre le despotisme ; nous le regardons comme un fléau terrible et habituel ; nous le condamnons ainsi sans chercher à approfondir d’où proviennent les maux qu’il a faits ; s’ils lui sont propres ou s’ils lui sont étrangers ; et nous ne nous servons plus des termes de despote et de despotisme que pour exprimer une sorte d’autorité monstrueuse que l’ordre et la raison ne peuvent reconnaître, et dont il faut absolument purger la société.
C’est ainsi que les faits, détachés de leurs causes premières, sont pour nous une source d’erreurs. On a raison de s’élever contre le despotisme considéré tel qu’il a presque toujours été chez quelques nations ; mais le despotisme factice et déréglé, dont nous sommes effrayés à juste titre, et le despotisme naturel, tel qu’il est institué par l’ordre même, ne se ressemblent point : il est également impossible que le premier ne soit pas orageux, destructif, accablant, et que le second ne produise pas tous les biens que la société peut désirer.
Qui est-ce qui ne voit pas, qui est-ce qui ne sent pas que l’homme est formé pour être gouverné par une autorité despotique ? Qui est-ce qui n’a pas éprouvé que sitôt que l’évidence s’est rendue sensible, sa force intuitive et déterminante nous interdit toute délibération ? Elle est donc une autorité despotique, cette force irrésistible de l’évidence, cette force qui pour commander despotiquement à nos actions commande despotiquement à nos volontés.
Le despotisme naturel de l’évidence amène le despotisme social : l’ordre essentiel de toute société est un ordre évident ; et comme l’évidence a toujours la même autorité, il n’est pas possible que [120] l’évidence de cet ordre soit manifeste et publique, sans qu’elle gouverne despotiquement.
C’est par cette raison que cet ordre essentiel n’admet qu’une seule autorité, et par conséquent un seul chef : l’évidence ne pouvant jamais être en contradiction avec elle-même, son autorité est nécessairement despotique, parce qu’elle est nécessairement une ; et le chef qui commande au nom de cette évidence, est nécessairement despote, parce qu’il se rend personnelle cette autorité despotique.
S’il est incontestable que nous sommes organisés pour connaître l’évidence et nous laisser gouverner par elle ; s’il est incontestable que l’ordre essentiel de toute société est un ordre évident, il résulte de ces deux propositions, qu’il est dans les vues de la nature que le gouvernement social soit un gouvernement despotique, et que l’homme, en cela qu’il est destiné à vivre en société, est destiné à vivre sous le despotisme. Une autre conséquence encore, c’est que cette forme de gouvernement est la seule qui puisse procurer à la société son meilleur état possible ; car ce meilleur état possible est le fruit nécessaire de l’ordre : ce n’est que par une observation scrupuleuse de l’ordre qu’il peut s’obtenir ; ainsi ce n’est qu’autant que l’évidence de l’ordre gouverne despotiquement, que les hommes peuvent parvenir à jouir de tout le bonheur que l’humanité peut comporter.
Le despotisme n’a fait que du mal, nous dit-on : donc il est essentiellement mauvais. Assurément cette façon de raisonner n’est pas conséquente : on pourrait dire aussi, la société occasionne de grands maux ; donc elle est essentiellement mauvaise ; et ce second argument vaudrait le premier. Oui sans doute, le despotisme a fait beaucoup de mal ; il a violé les droits les plus sacrés de l’humanité ; mais ce despotisme factice et contre nature n’était pas le despotisme naturel de l’évidence de l’ordre : ce dernier assure les droits que le premier détruit.
Il n’est point pour nous de milieu entre être éclairés par l’évidence ou être livrés à l’ignorance et à l’erreur. De là, deux sortes de despotisme, l’un légal, établi naturellement et nécessairement sur l’évidence des lois d’un ordre essentiel, et l’autre arbitraire, fabriqué par l’opinion, pour prêter à tous les désordres, à tous les écarts dont l’ignorance la rend susceptible.
Le désir de jouir est également le premier principe de ces deux despotismes ; mais dans celui-là l’action de ce mobile est dirigée par l’évidence de l’ordre, et dans celui-ci elle est déréglée par l’opinion, qui, égarée par l’ignorance, ne met point de bornes à ses prétentions. De là s’ensuit que le despotisme légal, qui n’est autre chose que la force naturelle et irrésistible de l’évidence, qui par conséquent assure [121] à la société l’observation fidèle et constante de son ordre essentiel, de son ordre le plus avantageux, est pour elle le meilleur gouvernement possible, et l’état le plus parfait qu’elle puisse désirer : de là s’ensuit encore que le despotisme qui se forme dans un état d’ignorance est arbitraire dans toutes ses parties : il l’est dans son institution, car il prend naissance dans des prétentions arbitraires ; il l’est dans la façon de se maintenir, car il ne se prolonge que par l’utilité dont il est à des prétentions arbitraires ; il l’est dans ses procédés, car il ramène tout à la force qui sert ses prétentions arbitraires.
Le voilà ce despotisme terrible, ce despotisme arbitraire que l’ordre réprouve, parce que l’ordre et l’arbitraire sont absolument incompatibles ; le voilà tel que l’ignorance l’a enfanté en différents temps pour le malheur commun des despotes et des infortunés qu’ils tenaient dans l’oppression. Les suites cruelles qu’il doit avoir pour les peuples sont trop connues pour que j’entre dans aucun détail à ce sujet ; mais ce que je dois faire principalement remarquer, c’est que ce despotisme n’est pas moins redoutable, pas moins funeste à l’oppresseur, qu’il l’est aux opprimés. Cette vérité sera pour nous une nouvelle preuve que dans l’ordre tout se tient ; que le bonheur particulier de chaque individu est lié au bonheur général ; que le meilleur état possible des sujets devient nécessairement le meilleur état possible des souverains.
[I-285 / 122]
Suite du chapitre précédent. — Le despotisme arbitraire considéré dans ses rapports avec l’autorité ; avec la sûreté personnelle et les intérêts du despote. — Combien ce despotisme lui est nécessairement désavantageux. — Sous le despotisme arbitraire il n’est point de véritable société, point de nation proprement dite.
Le despotisme arbitraire est un composé de quatre parties qu’il faut considérer séparément. Ces quatre parties sont le despotisme, le despote, la force physique qui fait son autorité, et les peuples qu’il contraint de lui obéir. Le despotisme arbitraire est une production bizarre de l’ignorance, une force physique qui se sert de sa supériorité pour opprimer. Cette force n’existe point par elle-même et dans un seul individu ; elle est le résultat d’une association ; et cette association se forme par un concours de prétentions et d’intérêts arbitraires qui s’unissent à cet effet. Mais par la raison que ces prétentions et ces intérêts sont arbitraires, leur position respective peut changer à tout instant, et les conduire à se désunir ; alors plus d’association ; plus de force supérieure ; plus de despotisme : son existence n’est ainsi nécessairement que précaire et conditionnelle.
Cependant la chute du despotisme doit entraîner celle du despote, car point de despote sans despotisme : ainsi tous les risques que le despotisme court habituellement, sont communs au despote. Mais outre ces premiers risques il en est d’autres encore qui sont propres et particuliers à la personne de ce dernier : le despotisme ne tient point au despote, comme le despote tient au despotisme ; et la force qui soutient le despotisme peut, sans changer la forme du gouvernement, sacrifier à ses prétentions arbitraires la personne même du despote.
Quand des exemples multiples ne nous apprendraient pas combien ces petites révolutions sont naturelles et faciles, quelques réflexions suffiraient pour nous les démontrer. La force qui sert de base à l’autorité du despote arbitraire, n’est ni à lui ni en lui ; elle n’est au contraire qu’une force empruntée ; et c’est d’elle qu’il tient tout, tandis qu’elle ne tient rien de lui. Il est donc absolument dans la dépendance de cette force ; car il ne peut jamais en disposer malgré elle, au lieu qu’elle peut toujours disposer de lui malgré lui.
Cette observation nous montre que le despote arbitraire n’est rien moins que ce qu’il paraît être ; c’est une espèce de corps transparent et fragile au travers duquel on aperçoit la force qui l’environne : on peut le comparer à ces figures de bois ou d’osier, qui [123] semblent faire mouvoir une machine à laquelle elles sont attachées, tandis que c’est cette même machine qui leur imprime tous leurs mouvements. Le despotisme est véritablement acquis à la force d’association qui le maintient ; et les intérêts personnels arbitraires qui forment cette association, sont les ressorts intérieurs du despotisme arbitraire. Le despote n’est ainsi qu’un simulacre qui se meut au gré de cette force dont il est tellement dépendant, qu’il ne peut se passer d’elle, et qu’elle peut au contraire se passer de lui.
Dans le dernier état de l’Empire romain, le despotisme arbitraire s’était emparé du gouvernement. Mais quels avantages les despotes en ont-ils retirés ? Nous voyons une succession d’empereurs alternativement immolés au caprice de leur armée révoltée, ou à l’enthousiasme d’un petit nombre de conjurés à qui la trahison tenait lieu de force. Ceux qui, à l’exemple de Sylla, dépouillaient les citoyens pour enrichir les soldats, excitaient dans Rome des conspirations ; ils périssaient par la main des citoyens. Ceux qui, loin de se propicier le soldat par des profusions, cherchaient à mettre un frein à sa cupidité, blessaient les prétentions arbitraires des gens de guerre ; ils périssaient par la main des soldats. L’opinion livrée à toute la fureur des passions et à tous les égarements de l’ignorance, disposait de la force publique, parce que c’était cette même opinion qui la formait. Cette force tenait sous le joug de la tyrannie ceux même auquel elle vendait le droit chimérique de lui commander : les despotes qu’elle établissait, obligés de chercher la mort dans la haine du citoyen, pour ne pas la trouver dans le mécontentement de l’armée, étaient ainsi privés de la propriété de leur personne : ces prétendus maîtres si grands, si redoutables, n’avaient pas même la liberté d’être justes et vertueux ; ils se trouvaient réduits à n’être que les esclaves d’une puissance arbitraire, qui ne leur prêtait son pouvoir que pour les rendre les instruments serviles de son ambition aveugle. Partout où le despotisme arbitraire s’est établi, et principalement chez les Asiatiques, nous lui avons vu constamment produire les mêmes effets, et devenir également funeste aux despotes qui n’étaient point assez sages pour se conduire sur d’autres principes.
Ainsi l’épée dont le despote s’arme pour frapper, est la même qui se trouve suspendue par un fil au-dessus de sa tête ; et la force qui est le fondement de sa puissance arbitraire y est précisément celle qui le dépouille de son autorité, et qui menace sa personne à chaque instant. Cette position est d’autant plus cruelle, que ce qu’elle a d’affreux n’est balancé par aucun avantage ; car le despotisme arbitraire, considéré dans ses rapports avec les peuples, n’a pas moins d’inconvénients pour le despote. [124] En effet, à parler rigoureusement, un despote arbitraire commande, mais ne gouverne pas : par la raison que sa volonté arbitraire est au-dessus des lois qu’il institue arbitrairement, on ne peut pas dire qu’il y ait des lois dans ses États ; or un gouvernement sans lois est une idée qui implique contradiction ; ce n’est plus un gouvernement. À la faveur d’une force empruntée ce despote commande donc à des hommes que cette force opprime ; mais ces hommes ne sont point des sujets, et ne forment point ce qu’on peut appeler une nation, c’est-à-dire, un corps politique dont tous les membres sont liés les uns aux autres par une chaîne de droits et de devoirs réciproques, qui tiennent l’État gouvernant et l’État gouverné inséparablement unis pour leur intérêt commun.
J’ai déjà dit et redit que les devoirs sont établis sur les droits, comme les droits le sont sur les devoirs : mais sous le despotisme arbitraire il n’en existe réellement d’aucune espèce ; le nom même de droits et de devoirs doit y être inconnu : quiconque jouit de la faveur du despote arbitraire, peut au gré de son caprice dépouiller les autres hommes de leurs biens, de leur vie, de leur liberté ; il n’y a donc parmi eux aucune sorte de propriété constante, par conséquent aucuns droits réciproques et certains. Ce désordre s’accroît toujours en raison du nombre de ceux auxquels le despote communique une portion de son autorité : le système de ce prétendu gouvernement étant de rapporter tout à la force, chacun de ceux qui commandent en sousordre, est autorisé par ce même système, à se permettre tout ce que lui permet la force dont il a la disposition.
C’est sous ce despotisme arbitraire qu’on peut dire qu’il n’existe qu’un seul et unique devoir absolu, celui d’obéir. Mais quoique j’aie déjà démontré dans le chapitre XIII que l’idée de ce prétendu devoir unique et absolu renferme des contradictions évidentes, cet objet est d’une trop grande importance, pour me contenter de ce que j’ai dit à son sujet.
Si l’obligation d’obéir est un devoir unique et absolu, cette obligation est donc sans bornes ; elle est la même dans tous les cas, et quelle que puisse être la chose commandée. Je demande à présent s’il est quelqu’un qui puisse entendre sans horreur, sans frémir, que tout homme placé pour obéir à un autre, est dans une obligation indispensable, dans une obligation absolue d’exécuter tout ce que son supérieur lui ordonne. Ne voit-on pas d’un coup d’œil que tous les liens du corps politique sont rompus ; qu’autant il est de commandants, autant il est d’autorités despotiques indépendantes les unes des autres ? Un furieux se trouve avoir cent hommes à ses ordres ; dans ce système il faut aller jusqu’à soutenir qu’ils sont indispensablement obligés de s’armer pour tous les forfaits qu’il leur [125] commande : quel que soit l’objet sur lequel sa fureur veuille se déployer, les plus grands crimes et les plus évidents deviennent pour eux un devoir ; et d’après le principe dont il s’agit, ils seraient coupables s’ils étaient arrêtés par l’évidence des atrocités qu’on leur ordonne de commettre.
Je viens de dire que dans ce système absurde tous les liens du corps politique sont rompus ; pour le prouver d’une manière bien sensible, il me suffit de faire observer qu’il n’est plus aucun moyen d’assurer à l’autorité l’obéissance qu’on doit naturellement à ses ordres. Quiconque commande doit être obéi ; quiconque commande est donc despote. Mais s’il est despote il ne peut être commandé ; et lorsqu’il l’est, son obéissance est absolument volontaire ; car s’il lui plaît de donner aux hommes qui lui sont soumis, des ordres contraires à ceux qu’il reçoit, ces hommes doivent exécuter ses volontés particulières, et point du tout celles de ses supérieurs. Dans cet état d’insubordination, impossible qu’il existe aucune autorité réelle autre que celle qu’on exerce immédiatement sur des hommes qui n’ont aucune sorte de commandement. Au milieu de cette confusion, impossible qu’on puisse entendre la voix d’une autorité première ; impossible de former cette chaîne de devoirs évidents qui forcent toutes les volontés de se rallier à elle pour ne point s’en séparer, si jamais cette séparation leur était commandée, au mépris de ces mêmes devoirs.
Les peuples qui gémissent sous le joug du despotisme arbitraire, ne forment donc point une nation, parce qu’ils ne forment point entre eux une société ; car il n’est point de société sans droits réciproques, et il n’est point de droits là où il n’est point de propriété. Chaque homme ne voit dans les autres hommes que des ennemis, parce que s’ils ne le sont pas déjà, ils peuvent le devenir d’un instant à l’autre. Dans cette position, il n’existe que des intérêts particuliers, et nullement un intérêt commun, si ce n’est dans un seul et unique point, qui est la destruction du despotisme pour établir, sur ses ruines, une société qui du moins ait forme de société.
Il est évident que des peuples qui n’ont entre eux aucuns droits certains, aucuns devoirs réciproques, aucun autre intérêt commun qu’un intérêt qui les rend ennemis du pouvoir sous le poids duquel ils sont accablés, ne tiennent à ce pouvoir par aucun lien social ; car il n’existe point de lien social sans société ; et il n’existe point de société entre un oppresseur et des opprimés : elle est totalement anéantie dès que les procédés arbitraires d’une force supérieure détruisent la réciprocité des droits et des devoirs.
Je ne dirai point ici combien cette situation violente met la personne du despote arbitraire en danger ; je ne dirai point que cet [126] intérêt commun, toujours prêt à s’armer contre lui, peut opérer des associations qui lui deviennent funestes ; que plus le despotisme arbitraire veut resserrer les liens de l’esclavage, et plus il augmente l’intérêt et le désir d’en sortir ; que pour connaître combien cette dégradation morale peut devenir fatale à ceux qui en sont les auteurs, il est inutile de consulter des temps éloignés de nous, qu’il suffit de passer les mers, et d’y voir ce que les maîtres ont à craindre des esclaves qui ont formé la volonté de sortir de l’oppression ; j’observerai seulement que le danger du despote est d’autant plus grand et d’autant plus habituel, que sa perte n’a pas besoin d’être préparée de longue main, et qu’elle peut être consommée sans de grands mouvements : un vil esclave, un intérêt obscur, une intrigue sourde et basse suffisent pour porter des coups dont le despote arbitraire ne peut jamais être garanti par toutes les forces dont il est environné. Une chose même terrible à mon gré, et que je ne peux envisager de sang-froid, c’est que le despotisme arbitraire est fait pour assurer l’impunité du crime au succès de ces sortes d’entreprises : la volonté du despote étant la loi suprême, et s’anéantissant avec lui, la poursuite d’un tel attentat dépend uniquement des volontés de celui qui le remplace : ainsi toute fois que ce dernier est coupable lui-même, il n’est plus de loi qu’il ait à redouter.
Mais nous, dont les mœurs ne nous permettent pas de croire à ses forfaits ; nous dont les souverains trouvent leur sûreté personnelle dans l’autorité sacrée des lois, et dans l’amour de leurs sujets, détournons nos regards de dessus ces objets qui nous font horreur, et contentons-nous de parcourir les effets du despotisme arbitraire dans les rapports d’intérêts réciproques qui se trouvent entre les peuples et le despote.
Le despotisme arbitraire, en cela qu’il est destructif du droit de propriété, devient absolument exclusif de l’abondance ; il éteint toute activité ; il anéantit toute industrie ; il tarit la source de toute richesse dans toute l’étendue de sa domination. Le produit des terres se trouve ainsi presque réduit à rien, en comparaison de ce qu’il pourrait ou devrait être ; et les revenus du despote diminuent d’autant, ainsi que la population et tout ce qui concourt à constituer la force politique. Je dis que ses revenus diminuent d’autant, parce que l’impôt, comme on le verra dans les chapitres suivants, ne peut être fourni que par les produits des terres [2], et il a une mesure naturelle qu’aucune puissance humaine ne peut outrepasser, si ce n’est au préjudice de l’impôt même qu’elle voudrait augmenter.
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Cependant la diminution des revenus du despote arbitraire ne le dispense point d’être grevé d’un tribut considérable ; car on peut appeler de ce nom les sommes qu’il est obligé de sacrifier pour acheter la force qui fait le soutien de son autorité. Il arrive même, par une contradiction commune à tout ce qui est contraire à l’ordre, que plus il a besoin de cette force, et moins il est en état de la payer : plus le despote abuse de son pouvoir, et plus il énerve ses propres revenus par les obstacles qu’il met à la reproduction : alors le mécontentement général croît en raison de ce que la reproduction s’affaiblit. Il est sensible que dans cette position le despote arbitraire augmente le besoin qu’il a d’être protégé par la force, et qu’à proportion de l’accroissement de ce besoin, les moyens de satisfaire aux dépenses qu’il exige, éprouvent de la diminution. Il se trouve donc dans le cas d’avoir plus à payer et moins à recevoir ; je ne crois pas qu’il y ait un désordre plus évidemment contraire à ses propres intérêts.
Il est aisé maintenant d’apprécier à sa juste valeur le despotisme arbitraire : il dévore sa propre substance, en détruisant le germe de la richesse, de la population, de la force politique de l’État ; il tient le despote dans une dépendance nécessaire et dispendieuse pour lui ; en même temps qu’il diminue doublement les revenus de ce prince, il en laisse la personne et l’autorité perpétuellement exposées à tous les orages de l’opinion et des prétentions arbitraires ; il brise enfin tous les liens du corps politique ; au moyen de quoi danger pour l’État, à raison de sa faiblesse ; danger pour l’autorité, parce qu’elle n’a nulle consistance ; danger pour la personne du despote, parce qu’il n’est pour elle aucune sûreté ; danger partout, en un mot, et pour tout ce qui tient à ce despotisme désastreux. Quels sont donc ses attraits perfides, pour que tant de souverains n’aient pu se défendre de leur séduction, et en soient devenus les victimes ? Ces attraits ne sont que des jeux de l’opinion, des prestiges qui ne peuvent en imposer qu’à l’ignorance : si ces princes infortunés eussent eu une connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel des sociétés, ils auraient trouvé dans son despotisme légal, la véritable indépendance, le véritable despotisme personnel qui faisait l’objet de leur ambition ; par son moyen, ils seraient parvenus naturellement et rapidement au dernier degré possible de richesses, de puissance, de gloire et d’autorité ; leur bonheur alors leur aurait paru d’autant plus vrai, d’autant plus parfait, qu’il eût été le fruit d’un ordre qui se maintient de lui-même ; qui n’exige des souverains aucuns sacrifices ; il n’a besoin que d’être suffisamment connu pour s’établir, et il lui suffit d’être établi pour se perpétuer.
[I-301 / 128]
Du despotisme légal. — Il devient nécessairement personnel, mais sans aucun inconvénient pour les peuples. — Combien il est avantageux aux souverains. — Parallèle de ses effets et de ceux du despotisme arbitraire. — Grandeur et puissance des souverains dans le despotisme légal. — Il procure et assure le meilleur état possible au souverain et à la souveraineté, ainsi qu’à la nation.
Ce n’est point assez d’avoir démontré combien le despotisme arbitraire, si cruel pour les peuples, est contraire à tous les intérêts du despote ; il faut maintenant faire voir combien le despotisme légal, si favorable, si nécessaire au bonheur des sujets, est, en tout point, avantageux au souverain et à la souveraineté.
Quand le despotisme est légal, des lois immuables, dont la justice et la nécessité sont toujours en évidence, rendent la majesté du souverain et son autorité despotique toujours présentes jusque dans les parties de son empire les plus éloignées de sa personne ; comme ses volontés ne sont que l’expression de l’ordre, il suffit qu’elles soient connues pour qu’elles soient fidèlement observées ; et au moyen de l’évidence qui manifeste leur sagesse, il gouverne ses États, comme Dieu, dont il est l’image, gouverne l’univers, où nous voyons toutes les causes secondes assujetties invariablement à des lois dont elles ne peuvent s’écarter ; ce monarque ne s’occupe plus que du bien qui ne peut s’opérer sans son ministère ; la paix qui règne sans cesse dans son intérieur, répand au dehors ses douceurs inestimables ; plus elles se multiplient, pour les autres, et plus elles se multiplient pour lui-même ; la garde qui l’environne, n’est qu’une décoration extérieure, et nullement une précaution nécessaire ; sa personne est partout en sûreté au milieu d’un peuple aussi riche, aussi nombreux, aussi heureux qu’il peut l’être ; il féconde, pour ainsi dire, par ses regards, les terres les plus ingrates ; il se rend personnel le bonheur d’une multitude de sujets qui l’adorent, dans la persuasion qu’ils lui en sont redevables ; et l’abondance qui naît de toutes parts, ne se partage entre eux et lui que pour le rendre une source intarissable de bienfaits.
Un tel souverain doit avoir pour amis et pour admirateurs toutes les nations étrangères : pénétrées de vénération et de respect pour une puissance qui peut les étonner, mais jamais les alarmer, il me semble les voir venir mêler aux pieds de son trône, leurs hommages à ceux que l’amour filial de ses sujets s’empresse de lui rendre chaque jour ; dans tout ce qui s’offre à ses yeux il découvre un nouveau [129] sujet de gloire, un nouvel objet de jouissance ; il est sur la terre moins un homme qu’une divinité bienfaisante dont le temple est dans tous les cœurs, et qui paraît ne s’être revêtue d’une forme humaine, que pour ajouter aux biens que sa sagesse procure, ceux qu’on éprouve en jouissant de sa présence.
On a cherché à distinguer l’autorité des lois et l’autorité personnelle du souverain ; mais cette idée est encore une de ces productions ridicules qu’on ne peut attribuer qu’à l’ignorance. Si ces deux autorités ne sont point une seule et même autorité, je demande de qui les lois tiennent celle dont elles jouissent, et laquelle des deux est supérieure à l’autre. Si celle du souverain est la supérieure et la dominante, l’autorité des lois n’est plus rien ; si au contraire la supériorité est acquise à celle-ci, qu’on me dise donc de qui les lois l’ont reçue ; certainement les lois ne peuvent tenir leur autorité que de la puissance législatrice : si donc cette puissance ne jouit pas de l’autorité dans toute sa plénitude, il est évident qu’elle ne peut la communiquer aux lois qu’elle institue.
Dans l’état d’ignorance et de désordre on peut diviser l’autorité ; et j’ai fait voir les inconvénients qui en résultent nécessairement ; j’ai fait voir que si la puissance législatrice n’est pas en même temps puissance exécutrice, les lois qu’elle établit ne sont plus des lois, parce que la puissance exécutrice est la seule qui puisse constamment assurer leur observation. Je conviens donc que dans l’état d’ignorance, on peut mettre une différence entre l’autorité des lois et celle de la puissance exécutrice ; mais j’observe aussi que dans cet état, il faut nécessairement qu’une des deux se trouve nulle, et c’est toujours celle des lois ; car c’est de la puissance exécutrice qu’elles empruntent alors toute leur force, vu qu’elles ne sont plus autre chose que les volontés arbitraires de cette puissance.
Dans l’état opposé, dans celui d’une connaissance évidente de l’ordre, les lois positives, qui ne sont que l’expression d’un ordre évident, que l’application de ses lois essentielles, tiennent, il est vrai, toute leur autorité de cette évidence qui est leur premier instituteur ; mais si, dans le fait, elles jouissent de cette autorité, et si elles deviennent despotiques, c’est parce que la même autorité réside dans la puissance exécutrice ; de façon qu’entre la nation et l’autorité de l’évidence on aperçoit toujours l’autorité personnelle du souverain, par le ministère duquel l’évidence se fait connaître d’une manière sensible à tous ceux qui vivent sous sa domination.
Avant que les conséquences des lois essentielles de l’ordre soient adoptées comme lois positives, leur justice et leur nécessité ont commencé par devenir évidentes à la puissance législatrice ; elle les a reçues, pour ainsi dire, de l’évidence pour les dicter à ses sujets. Ces [130] lois positives sont ainsi tout à la fois l’expression d’un ordre évidemment nécessaire, et celle des volontés du souverain. Impossible donc qu’il puisse exister alors deux autorités distinctes ; impossible que le despotisme des lois ne soit pas personnel à la puissance qui commande et agit d’après l’évidence dont les lois ne sont que l’expression ; impossible même d’imaginer un autre despotisme légal que celui qui, par un effet de la force irrésistible de l’évidence, est acquis aux volontés du souverain avant d’être acquis aux lois positives, c’est-à-dire, avant que ces mêmes volontés soient revêtues de la forme qui leur donne le caractère et le nom de lois.
Quelle différence énorme à tous égards entre la situation d’un souverain que chacun regarde comme un bien qu’il craint de perdre, et celle d’un despote arbitraire que chacun regarde comme un mal qu’il ne supporte qu’autant qu’il ne peut s’en affranchir. L’autorité du despote arbitraire n’est que précaire et chancelante, parce qu’il est impossible de fixer les opinions, les divers intérêts, et les prétentions qui lui servent de base ; celle du despote légal est inébranlable, parce que l’évidence qui en est le principe, est invariable, et produit toujours les mêmes effets.
La puissance du despotisme arbitraire n’est au fond qu’une association de plusieurs forces physiques réunies pour asservir d’autres forces physiques, qui ne sont plus faibles, que parce qu’elles sont divisées : celle du despotisme légal est le produit d’une réunion générale de toutes les forces ; ce n’est pas parce qu’elle est supérieure qu’elle devient despotique ; c’est parce qu’elle est unique, et qu’il ne peut s’en former une autre.
Le despote arbitraire n’est point propriétaire de l’autorité qu’il exerce ; elle n’est qu’empruntée, puisqu’elle appartient réellement à ceux qui l’ont formée par une association qui n’a rien que d’arbitraire : celle du despote légal lui est propre et personnelle ; elle est à lui, parce qu’elle est inséparable de l’évidence qu’il possède, et qui, habitant en lui, fait que sa volonté devient le point de réunion de toutes les autres volontés et de toutes les forces. Ainsi le premier, toujours et nécessairement dépendant, n’est despote que de nom ; et le second, toujours et nécessairement indépendant, est despote en réalité. Il est dans la nature de l’autorité du despote arbitraire d’être toujours et nécessairement odieuse, parce qu’elle est destinée à tyranniser les volontés, à contraindre l’obéissance par la force physique : celle du despote légal n’étant que la force intuitive et déterminante de l’évidence, il lui est naturel de n’être, pour ses sujets, qu’un objet de respect et d’amour, parce qu’il lui est naturel d’asservir leurs
volontés sans leur faire aucune violence. [131] Le despotisme arbitraire, nécessairement destructif de la richesse du despote et de la puissance politique de l’État, renferme en lui-même le principe de sa destruction : le despotisme légal, procurant nécessairement le meilleur état possible à la nation, à la souveraineté, et au souverain personnellement, renferme en lui-même le principe de sa conservation.
Dans le despotisme arbitraire les volontés du despote ne sont point destinées à lui survivre ; elles meurent avec lui ; par cette raison les ennemis de ses volontés deviennent toujours les ennemis de sa personne ; et comme il est moralement impossible qu’elles ne fassent pas un grand nombre de mécontents, il se trouve ainsi dans une impossibilité physique et morale de se procurer aucune sûreté personnelle contre les opinions, les intérêts et les prétentions arbitraires que ses volontés doivent blesser à chaque instant : dans le despotisme légal l’évidence, qui commande avant que le souverain ordonne, fait que les volontés du monarque deviennent les volontés constantes et uniformes de toute la nation ; elles jouissent après lui de la même autorité despotique dont elles jouissaient pendant sa vie ; cette autorité leur est même tellement propre, que l’évidence de leur justice ne permet pas de former des prétentions qui leur soient contraires ; ainsi la sûreté la plus absolue, la plus entière, est naturellement et nécessairement acquise pour toujours à sa personne : on ne s’élève point contre lui, parce qu’on ne peut s’élever contre ses volontés ; et on ne peut s’élever contre ses volontés, parce qu’il faudrait s’élever contre la force de l’évidence, et contre toutes les forces réunies de la nation.
Partout où la connaissance évidente de l’ordre naturel et essentiel des sociétés se trouvera tellement répandue, que chacun, éclairé par cette lumière, attache son bonheur au maintien religieux des lois, il doit régner un despotisme personnel et légal, qui est le seul et unique véritable despotisme, parce qu’il est le seul qui existe par lui-même, qui se maintienne par lui-même, et qui ne puisse jamais être ébranlé. Malgré l’aversion naturelle qu’on avait du despotisme, on a bien senti qu’on ne pouvait s’arracher à l’arbitraire, qu’en se livrant à une autorité absolue, qui enchaînât toutes les opinions ; mais faute d’avoir remonté à un ordre social primitif et essentiel, faute d’avoir connu la force irrésistible de son évidence, on était toujours dans le cas de redouter cette autorité unique, parce qu’on ne voyait point comment elle ne serait pas arbitraire elle-même dans ses volontés : par cette raison, le seul mot de despotisme personnel inspirait une certaine horreur dont on ne pouvait se défendre, et on cherchait, sans le trouver, le despotisme légal dont on parlait sans le connaître : tandis que les puissances qui gouvernaient, ne comprenaient point [132] qu’il ne peut jamais exister un véritable despotisme personnel, s’il n’est légal, les peuples ignoraient aussi qu’il ne peut jamais exister un véritable despotisme légal, qu’il ne soit personnel.
Euclide est un véritable despote ; et les vérités géométriques qu’il nous a transmises, sont des lois véritablement despotiques : leur despotisme légal et le despotisme personnel de ce législateur n’en sont qu’un, celui de la force irrésistible de l’évidence : par ce moyen, depuis des siècles le despote Euclide règne sans contradiction sur tous les peuples éclairés ; et il ne cessera d’exercer sur eux le même despotisme, tant qu’il n’aura point de contradictions à éprouver de la part de l’ignorance : la résistance opiniâtre de cette aveugle est la seule dont le despotisme personnel et légal ait à triompher ; aussi l’instruction et la liberté de la contradiction sont-elles les armes dont il doit se servir pour la combattre, parce qu’il n’a besoin que de l’évidence pour assurer sa domination.
Il n’est rien au monde de si propre à nous inspirer l’amour de l’ordre, que l’évidence de sa justice, de sa nécessité, des avantages que nous en retirons, et des maux que son relâchement nous ferait éprouver : dès que rien n’empêche que le flambeau de cette évidence répande partout sa lumière, chacun y participe en raison du besoin qu’il en a pour se conduire, et voit dans les biens que l’ordre procure, un patrimoine dont il ne peut perdre la propriété, tant que l’ordre subsistera. La justice et la sainteté de cet ordre portent tellement l’empreinte sacrée de son divin instituteur, qu’on regarde ses lois invariables comme les clauses d’un contrat passé entre le ciel et la terre, entre la divinité et l’humanité : persuadés que notre soumission à ces lois doit être, de notre part, un culte agréable à Dieu, elles deviennent autant d’articles de foi, pour lesquels nous sentons naître dans nos cœurs, cet amour, cet enthousiasme dont les hommes ont toujours été susceptibles pour leur religion. Je ne dis point encore assez ; car aux biens surnaturels et inestimables que la religion promet aux fidèles observateurs de l’ordre, se joignent les avantages naturels et temporels que l’ordre nous prodigue ; ils ajoutent ainsi à un intérêt éloigné, qui n’est assuré que par la foi, un intérêt présent et sensible, qui ne peut qu’attacher plus étroitement, plus religieusement les hommes à la pratique de la vertu.
Si les rois sont véritablement grands, véritablement rois, ce n’est que dans un gouvernement de cette espèce : toute l’autorité leur est acquise sans partage ; et au moyen de ce que l’évidence dicte toutes leurs volontés, on peut dire, en quelque sorte, qu’ils sont associés à la raison suprême dans le gouvernement de la terre ; qu’en cette qualité sa sagesse divine, que l’évidence leur communique, et qui habite toujours en eux, les constitue dans la nécessité de faire le bien, et [133] dans l’impuissance de faire le mal ; qu’ainsi par leur entremise, le ciel et la terre s’entre-touchent, la justice et la bonté de Dieu ne cessant de se manifester aux hommes, de leur être présentes dans les ministres de son autorité.
Ceux-là sont donc coupables du crime de haute trahison, de lèsemajesté divine et humaine, qui cherchant à légitimer tous les abus de l’autorité, dans l’espérance d’en profiter, s’efforcent secrètement d’insinuer aux souverains que leur despotisme est arbitraire et absolument indépendant de toute règle ; que leurs volontés seules enfin constituent le juste et l’injuste. Cette perfidie ne peut réussir qu’à la faveur d’un défaut de lumières, qui ne permet pas aux souverains de voir évidemment que l’ordre social est naturellement et nécessairement établi sur l’ordre physique même, qu’il n’est point en leur puissance de changer : faute de connaître cette vérité, ils se laissent persuader qu’un pouvoir arbitraire peut leur être d’une grande utilité pour faire le bien ; mais un pouvoir arbitraire ne peut servir qu’à faire le mal ; car il n’y a que le mal qui puisse être arbitraire, soit dans la forme soit dans le fond : tout ce qui est dans l’ordre, a des lois immuables qui n’ont rien d’arbitraire, et qui produisent nécessairement le bien pour lequel elles sont instituées : ainsi ce n’est qu’autant qu’un despote s’écarterait des lois de l’ordre pour se livrer au désordre, qu’il pourrait faire un usage arbitraire de son pouvoir ; or il est démontré que l’ordre est tout à l’avantage du souverain et de la souveraineté ; que le désordre ne peut que lui devenir funeste, à lui personnellement et à son autorité, qui ne peut être séparée de la force intuitive et déterminante de l’évidence, qu’elle ne se trouve à la discrétion de toutes les prétentions arbitraires qui peuvent naître de l’ignorance et de l’opinion, les seuls ennemis que sa puissance ait à redouter.
Heureuses, heureuses les nations qui jouissent du despotisme de l’évidence : la paix, la justice, l’abondance, la félicité la plus pure habitent sans cesse au milieu d’elles ; plus heureux encore les souverains à qui l’on peut dire sans les offenser :
« Puissants maîtres de la terre, votre puissance vient de Dieu ; c’est de lui que vous tenez votre autorité absolue, parce qu’elle est celle de l’évidence dont Dieu est l’instituteur ; gardez-vous de la changer, cette autorité sacrée, contre un pouvoir qui ne peut être arbitraire en vous, qu’autant qu’il l’est dans son principe : votre puissance, qui est naturelle, absolue, indépendante, ne serait plus qu’une puissance factice, incertaine, dépendante de ceux même qu’elle doit gouverner. Vous êtes rois ; mais vous êtes hommes : comme hommes, vous pouvez arbitrairement faire des lois ; comme rois, vous ne pouvez que dicter des lois déjà faites par la divinité dont vous êtes les organes ; comme hommes, [134] vous avez la liberté du choix entre le bien et le mal, et l’ignorance humaine peut vous égarer ; comme rois, le mal et l’erreur ne peuvent être en vous, parce qu’ils ne peuvent être en Dieu, qui, après vous avoir établis ministres de ses volontés, vous les manifeste par l’évidence ; le despotisme personnel et légal qu’elle vous assure à jamais, est le même que celui du roi des rois ; comme lui vous êtes despotes, comme lui vous le serez toujours, parce qu’il n’est pas dans la nature de l’évidence qu’elle et vous puissiez cesser de l’être ; et votre despotisme vous comblera de gloire et de prospérités dans tous les genres, parce qu’il n’est pas dans l’ordre, dont l’évidence vous éclaire, que le meilleur état possible des peuples ne soit pas le meilleur état possible des souverains. »