Vilfredo Pareto, "Introduction," Karl Marx : Le Capital (1897)

Vilfredo Pareto (1848-1923)  
[Created: 5 Dec. 2022]
[Updated: December 5, 2022 ]

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Karl Marx : Le Capital. Extraits faits par M. Paul Lafargue. Introduction par Vilfredo Pareto (Paris: Guillaumin, 1897). "Introduction," pp. III-LXXX.

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[III]

INTRODUCTION

I

La critique du livre de. K. Marx n’est plus à faire. Elle existe non seulement dans les monographies spéciales qui ont été publiées sur ce sujet, mais encore et surtout dans les perfectionnements apportés en Économie Politique à la théorie de la valeur.

Le petit nombre de pages dont nous disposons ici ne nous permettra pas de développer toutes les observations auxquelles la théorie de K. Marx a donné lieu; nous devrons nous contenter d’un résumé fort succinct, comme le sont au reste par rapport au gros volume de notre auteur les extraits qui ont pu trouver place dans ce petit volume.

L'examen d’un ouvrage peut se faire en suivant deux méthodes. La première, qui est surtout polémique, ne se donne aucun souci de séparer la vérité de l’erreur. Elle condamne eu bloc une théorie, s’attachant surtout à en mettre en relief les défauts, qu’elle exagère, et dont elle tâche de se faire une arme de combat. Eu suivant cette méthode, plus une proposition est évidemment erronée, et plus l’on s’y arrêtera, et l'on insistera pour en faire connaître l’erreur; taudis qu'ou glissera légèrement sur toute [IV] proposition qui contient une somme appréciable de vérité.

La seconde méthode, qui seule mérite le nom de scientifique, n’a au contraire d’autre but que celui de dégager la vérité de l'erreur. Si l’on découvre quelque défaut dans la théorie que l’on étudie, on ne la rejette pas pour cela seulement, mais l’on examine si, en écartant ou en rectifiant la partie erronée, on ne trouverait pas dans l’autre partie quelque vérité digue d’attention.

Il est presque inutile de dire que c’est cette dernière méthode que nous nous efforcerons de suivre ici. K. Marx, ii est vrai, a souvent employé la première en parlant des doctrines de l’économie politique libérale, mais il a eu tort, et l’on doit bien se garder de l’imiter.

Nous tâcherons aussi de suivre autant que possible la terminologie de K. Marx. Nous aurons seulement à examiner à quelles choses réelles correspondent les termes qu'il emploie.

Nous jugeons, pour notre part, absolument oisive, dans l’état actuel de la science, toute discussion qui n’a pour but que de savoir ce que l’on doit entendre par les mots : valeur, capital, ou autres semblables expressions. C’est une question qui appartient à la philologie et non à la science économique [1].

[V]

Les sciences positives établissent des rapports entre les choses et non entre les mots. Chaque auteur a donc le droit de désigner ces choses comme il l’entend.

Cela ne veut pourtant pas dire qu’il soit convenable d'user de ce droit d’une façon arbitraire; car une bonne terminologie peut beaucoup aider au progrès de la science.

Quand celle-ci commence à se former, il peut être utile d’employer les mots du langage vulgaire, en tâchant seulement d'en préciser mieux le sens. On tire ainsi parti d’une propriété essentielle du langage, « celle d’être le conservateur de l’expérience acquise » [2]. Malheureusement le langage ne conserve pas seulement l'expérience acquise, il conserve aussi des préjugés et des sophismes, et surtout il attache à beaucoup de mots un sens d’émotion, qui est propre à nous égarer dans les raisonnements. Enfin il est presque impossible de débarrasser entièrement un mot du langage ordinaire d’une série de connotations qui est la cause de nombreux sophismes par confusion.
Nous croyons qne cet auteur exagère l'avantage qu'il y a à employer des mots qui ont déjà une connotation vague dans le langage vulgaire. L'experience démontre que cet usage a été la source lu plus abondante des sophismes qui oui retardé le progrès des sciences naturelles.

[VI]

Il vient donc, dans le développement d’une science, un moment où il y a plus à perdre qu’à gagner en employant les mots du langage vulgaire. Ce moment est, à notre avis, atteint depuis longtemps dans la science économique; et elle trouverait un grand avantage à ne plus employer que des termes techniques bien définis qui lui fussent propres. Mais puisque cela ne se fait pas encore, nous devons nous résigner à employer les termes actuellement en usage, en lâchant, seulement de les bien définir, pour éviter toute confusion dans le raisonnement.

II

Le livre de K. Marx devrait s’intituler le capitaliste, plutôt que le capital, au moins si l’on entend ce dernier mot dans le sens, assez généralement admis, de biens économiques destinés à faciliter la production d’autres biens [3].

C’est aussi ce sens que K. Marx donne quelquefois, mais pas toujours, au mot capital [4].

[VII]

Ainsi quand il dit (269) : « Les capitaux nombreux ; placés sous une même branche de production et fonctionnant entre les mains d’une multitude de capitalistes, indépendants les uns des autres, diffèrent plus ou moins de composition, mais la moyenne de leur composition particulière constitue la composition moyenne du capital total consacré à cette branche de production » ; il est évident que l’auteur distingue le capital, considéré comme simple bien économique, du capital fonctionnant dans les mains d’un capitaliste. Mais quand Marx dit (61) (V. 84) : « La circulation des marchandises est le point de départ du capital », et qu’il développe cette proposition, on voit qu’il veut parler du capital que s’est approprié un capitaliste, car le capital simple existe certainement sans aucune circulation de marchandises. Robinson dans son île avait des biens économiques qu’il employait à la production d’autres biens, c’est-à-dire qu’il avait des capitaux, mais il n'avait aucune circulation ni de marchandises, ni d’argent.

Pour ne pas faire de confusion, tout en conservant autant qu’il est possible la notation de K. Marx, nous nommerons capital simple les biens économiques destinés à la production d’autres biens, et capital approprié le capital qui « fonctionne dans les mains des capitalistes ».

Le livre de K. Marx est évidemment dirigé contre cette dernière catégorie de capitaux, ou, en d’autres termes, contre les capitalistes. Quant [VIII] au capital simple, K. Marx n’en méconnaît nullement l’importance. Il admet qu’il doit non seulement se reproduire, mais encore augmenter pour développer « les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et supérieure. » (259).

C’est le capitaliste qui est l’ennemi.

« Parce que le travail passé des travailleurs A, B, C, etc. figure dans le système capitaliste comme l’actif du non travailleur X, etc., bourgeois et économistes de verser à tout propos des torrents de larmes et d’éloges sur les opérations de la grâce de ce travail défunt, auquel Mac Culloch, le génie écossais, décerne même des droits à un salaire à part, vulgairement nommé profit, intérêt, etc. Ainsi le concours de plus en plus puissant que, sous forme d’outillage, le travail passé apporte au travail vivant, est attribué par ces sages non à l’ouvrier qui a fait l’œuvre [5], mais [IX] au capitaliste qui se l’est appropriée. A leur point de vue, l'instrument de travail et son caractère de capital (approprié) — qui lui est inspiré par le milieu social actuel — ne peuvent pas plus se séparer, que le travailleur lui-même, dans la pensée du planteur de la Géorgie, ne pouvait se séparer de son caractère d'esclave. » (266).

Le capitaliste est inutile. Le capital peut se reproduire et s’accroître sans lui.

« A mesure que l'on produit et consomme davantage, on est forcé de reconvertir plus de produits en nouveaux moyens de production [6]. Mais ce procès ne se présente ni comme accumulation [X] du capital (approprié) ni comme fonction du capitaliste, tant que les moyens de production du travailleur et, par conséquent, son produit et ses subsistances ne portent pas encore l'empreinte sociale qui les transforme en capital (approprié). C’est ce que Richard Jones, successeur de Malthus à la chaire d’économie politique de l’East Indian college de Hailebury, a bien fait ressortir par l’exemple des Indes Orientales ... , dans les territoires où la domination anglaise a le moins altéré l’ancien système, les grands reçoivent, à titre de tricot ou de rente foncière, une aliquote du produit net de l’agriculture qu’ils divisent en trois parties. La première est consommée par eux en nature, tandis que la deuxième est convertie à leur propre usage en article de luxe et d’utilité par des travailleurs non agricoles qu’ils rémunèrent moyennant la troisième partie. Ces travailleurs sont des artisans possesseurs de leurs instruments de travail. La production et la reproduction simples et progressives vont ainsi leur chemin sans intervention aucune de la part de ce chevalier de la triste figure, le capitaliste pratiquant la bonne œuvre de l’abstinence. » (262).

Cet exemple n’est pas très probant [7], car on [XI] ne saurait dire que la production et la reproduction simples et progressives soient aussi rapides aux Indes qu’en Angleterre, où existe le système capitaliste. Il se peut que ce système n’ait aucune influence sur la production et la reproduction en Angleterre, mais tant que l’on n’aura pas démontré cela, l’exemple de l’Inde sera plutôt contraire que favorable à la thèse qui nie toute influence favorable du système capitaliste.

Suivant K. Marx, ce système est non seulement inutile, mais encore nuisible pour l’accumulation du capital (simple). « Les capitalistes, leurs copropriétaires, leurs hommes-liges et leurs gouvernements [8] gaspillent chaque année [XII] une partie considérable du produit net annuel... La quote-part de la richesse qui se capitalise n est donc jamais aussi large qu’elle pourrait l'être. » (267).

Il est certain que si l’on pouvait conserver les services que rend le capitaliste, et supprimer le capitaliste lui-même, jouir de l’ouvrage et supprimer celui qui l’accomplit, ce serait tout avantage pour la société. Mais est-ce possible? K. Marx a beau tourner en ridicule l’abstinence, il est pourtant certain qu’elle a encore une part qui n'est pas négligeable dans la formation des nouveaux capitaux. Laissons de côté l’abstinence du capitaliste. Il est clair que si le capital ne lui appartient pas, l’intérêt qu’il en tire n’est pas à lui non plus. Il suffit de penser à l’argent oui s’entasse dans les caisses d’épargne pour se rendre compte que l’abstinence du travailleur donne un produit considérable [9]. [XIII] Les livrets de la cuisinière, du portier, du jardinier, de l’ouvrier, représentent des sommes qui sont bien le produit de l’abstinence de ces travailleurs. Tous ces gens épargneront-ils autant, plus, ou moins, quand n’existera plus la propriété du capital, et que tout capital sera collectif ? C'est un point à débattre, et il n’est pas du tout évident que cette épargne deviendra plus considérable.

Mais ce n’est pas tout de faire naître le capital, il faut encore l'employer. Que l’on organise la société comme on voudra, il faudra pourtant toujours que quelque être humain décide à quels emplois, de préférence à d’autres, devra être employé le capital existant. Des employés du gouvernement décideront-ils plus sagement que ne le font les capitalistes? En général pourtant , on observe que les hommes soignent mieux leurs intérêts que ceux d'autrui. Y a-t-il, pour connaître si le capital sera employé d une manière plus avantageuse à la société dans l'industrie A, ou dans celle B, un moyen plus efficace que celui de mettre à [XIV] l’enchère l’emploi de ce capital, et de l’adjuger â l'industrie qui pourra payer avec l’intérêt plus élevé [10].

Le capital est périssable ; on le gaspille aisément. Est-il avantageux au bien de la société, à celui de l’espèce humaine, que la minorité supporte sa part des pertes causées par l’imprudence ou les passions de la majorité, ou ne vaudrait-il pas mieux que chacun ne supportât que les conséquences de ses propres actions?

Les capitalistes dans nos sociétés ont une forte tendance à se faire garantir par l’État un intérêt supérieur à celui qu’ils obtiendraient sur un marché libre.

Entre ce socialisme bourgeois et celui populaire une transaction et une entente s'accomplissant sous les auspices des politiciens, est loin d’être impossible. Elle est même en train de se faire ; et le jour n’est peut-être pas loin où nous assisterons à l’énorme destruction de richesses qui en sera la conséquence. La faute n’en sera pourtant pas au système capitaliste, mais bien à l'intervention de l’État modifiant arbitrairement la distribution des richesses.

De tout temps, entre l'école libérale et l’école socialiste, cette question de savoir si ie capitaliste [XV] est utile ou nuisible a été débattue. Ce qui appartient en propre à K. Marx, c’est la solution qu’il en donne et qui repose entièrement sur sa fameuse théorie de la plus-value.

III

K. Marx emprunte à « l’économie politique bourgeoise» les termes de valeur d’usage et de valeur d'échange. Cet emprunt n'est pas très heureux, car l’usage de ces deux termes dont souvent la signification n’a pas été bien précisée, a donné lieu à un très grand nombre de sophismes.

La valeur d'usage paraît être pour K. Marx, comme pour les économistes, « la propriété de satisfaire un désir ou de servir un dessein » [11]; ce serait donc au fond l'utilité [12] des nouvelles doctrines économiques.

[XVI]

K. Marx tombe dans l'erreur qui a été, et qui est celle de beaucoup d’économistes, de ne pas faire assez d’attention à ce que la valeur d'usage n'est pas une propriété inhérente à chaque marchandise, comme serait la composition chimique, le poids spécifique, etc. mais est au contraire un simple rapport de convenance entre une marchandise et un homme, ou des hommes.

Cette erreur est encore plus manifeste pour la valeur d'échange, et c’est une des causes principales du sophisme qui, à notre avis, se trouve dans la théorie de la plus-value.

Cairnes définit la valeur d’échange « le rapport dans lequel les biens économiques sont échangés les uns contre les autres sur un marché ouvert » [13].

Cette définition est plus précise que celles qui avaient cours avant, par exemple que celle de Mili, mais néanmoins elle a encore une certaine indétermination qu’il faut éliminer.

Il n’existe pas en effet un rapport unique suivant lequel s’échangent des biens économiques sur un marché ; il en existe souvent autant qu’il y a eu d’échanges réellement effectués. Ces [XVII] échanges, ou si l'on veut ces achats et ces ventes, sont les uniques faits que nous connaissions; eux seuls peuvent donner une base solide à notre raisonnement. Nous sommes libres de les combiner de telle façon qu’il nous plaît pour en tirer des moyennes, ou toute autre abstraction, mais si nous voulons raisonner avec précision, il nous faut indiquer clairement comment nous formons ces entités abstraites avec les faits réels que nous avons à notre disposition.

Pour éviter toute confusion avec les termes qu'emploie K. Marx, nous emprunterons à Jevons le nom de taux d'échange pour designer le rapport dans lequel se sont effectivement échangées deux marchandises dans un échange réel.

Une théorie complète de la valeur devrait nous permettre d’expliquer tous ces différents taux d'échanges. Est-il besoin d’ajouter qu'une telle théorie est impossible dans l’état actuel de la science, et le sera même toujours ? Nous devons donc nous contenter, comme au reste dans toutes les sciences naturelles, d'étudier d’abord la partie principale du phénomène, et ensuite, à mesure que la science se perfectionne, d’autres parties de moins en moins importantes [14].

Les personnes étrangères aux sciences [XVIII] mathématiques, et malheureusement quelquefois aussi les personnes qui les connaissent, sont fort portées pour dégager la partie principale d'un phénomène à prendre une moyenne. Elles disent même souvent : la moyenne, ne sachant pas, ou bien oubliant, qu’il y a une infinité de moyennes ; par exemple, celle arithmétique, celle géométrique, celle harmonique, etc.

Ce procédé est fort suspect ; et toutes ces moyennes ne représentent pas mieux le phénomène qu’on cherche à dégager que ne le ferait un nombre choisi au hasard entre les limites extrêmes des nombres que l’on considère.

Le terme valeur d'échange qu’emploie K. Marx représente une entité dont la seule lecture du livre Le Capital ne fait pas très bien saisir le rapport précis avec les taux d’échange, qui sont les seuls faits réels que nous connaissons dans cette matière. Il parait cependant que K. Marx entend par valeur d’échange un certain taux d’échange autour duquel doivent graviter les taux réels qu’on observe sur le marché [15]. Et [XIX] pour définir cette valeur d’échange, il avait peut-être dans l’esprit quelque concept analogue à celui qu’exprime Stuart Mill en disant : « Lorsque l’offre et la demande régissent ainsi les oscillations de la valeur, elles obéissent elles-mêmes à une force supérieure qui fait graviter la valeur autour du coût de production, et qui la fixerait à ce point, si de nouvelles et continuelles causes de perturbation ne la faisaient dévier incessamment [16]. »

À l’époque où K. Marx commençait ses études sur le capital, « l’Économie politique bourgeoise » admettait généralement que c’était le coût de production qui déterminait la valeur d’échange. K. Marx adopte implicitement cette proposition, à laquelle il en ajoute une autre, c’est-à-dire que ce coût de production est mesuré par le travail « simple » employé pour obtenir la marchandise produite.

L'Économie Politique moderne sépare nettement [XX] les fonctions de capitaliste de celle d’entrepreneur. K. Marx le plus souvent ne les distingue pas. Mais on ne saurait trouver là un argument contre sa théorie; car, à la rigueur, le travail de l’entrepreneur peut compter dans la valeur du produit, comme celui de tout autre coopérateur de la production.

En faisant dépendre le coût de production uniquement du travail, K. Marx ne fait que suivre la théorie de Ricardo. Seulement, en comparant ces deux auteurs, on voit de suite que Ricardo par le terme de « travail » désigne aussi bien le travail présent que le travail passé qui prête son concours a la production sous la forme de capital, taudis que K. Marx n’a en vue que ie travail présent, et il se débarrasse du travail passé en l’englobant dans les conditions normales de la production.

Les nouvelles doctrines économiques établissent que c’est au contraire de la valeur d’échange que dépend le coût de production, c’est-à-dire la peine que l’on prend pour se procurer les marchandises [17].

Comme nous désirons écarter autant que possible tout argument qui n’est pas essentiel dans l’examen que nous faisons, nous laisserons ici de côté toute discussion sur ce point des théories économiques. Nous pouvons d’autant plus aisément [XXI] suivre cette voie, qu’au fond, les deux théories s’accordent pour reconnaître à la fin l'égalité de la valeur d’échange et du coût de production, ce qui est la seule chose qui importe pour pouvoir passer à la discussion de la proposition de K. Marx, suivant laquelle la valeur d'échange ne dépend que du travail « simple » incorporé dans une marchandise, et est mesurée précisément par cette quantité de travail « simple ».

K. Marx observe qu’une marchandise peut s’échanger dans les proportions les plus diverses avec d’autres. « Cependant sa valeur d’échange reste immuable, de quelque manière qu’on l’exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions diverses » (14). Ce contenu, suivant K. Marx, serait la quantité de travail simple nécessaire pour produire la marchandise.

Sans doute il y a quelque chose de distinct des différentes expressions citées par K. Marx, mais ce n’est pas « un contenu de la marchandise », c’est, quand il s’agit de taux d’échange, l'appréciation que font les échangeurs des valeurs d’usage des marchandises échangées.

K. Marx nie cela, car, suivant lui, « il est évident que l’on fait abstraction de la valeur d’usage des marchandises quand on les échange » (14).

Quand il s’agit de taux d'échange, c’est le contraire qui est évident. Vous avez de l’eau autant [XXII] qu'il vous en faut pour vos besoins les plus urgents, on vous offre un tonneau d'eau en échange de votre montre, vous refusez cette proposition ridicule. Pourquoi? Parce que, dans les circonstances où vous vous trouvez, la valeur d'usage d'un tonneau d’eau, ajouté à la quantité d'eau que vous avez déjà, est bien moindre que la valeur d'usage pour vous de la montre. Mais si vous êtes mourant de soif, vous accepterez avec reconnaissance une semblable proposition, car alors la valeur d'usage de la quantité d’eau qu'on vous offre est beaucoup plus grande pour vous que la valeur d’usage de la montre.

On voit donc que quand il s’agit seulement des taux d’échange, la considération du travail incorporé dans la marchandise n’intervient pas pour les déterminer, et il est impossible de mettre ces faits en harmonie avec la proposition que nous examinons. Mais en l’établissant K. Marx devait avoir en vue, ainsi que nous l’avons déjà observé, autre chose que des taux d’échange.

Voici ce qu’on pourrait dire. Il est vrai qu’une personne qui manque d’eau donnera une forte somme pour en avoir, mais cela même servira d’appât pour attirer un grand nombre de porteurs d’eau; et leur concurrence fera que la valeur d’échange de l’eau baissera et finira par osciller autour d’une certaine valeur normale. C'est cette valeur que nous considérons. Comment s’établira ce taux d'échange [XXIII] « normal »? Si nous supposons que le consommateur de l’eau en ait besoin journellement d’un tonneau, ni plus ni moins, les porteurs d’eau continueront leur concurrence jusqu’au point où la peine que leur cause le transport de l'eau soit précisément égale à la peine que leur causerait la privation de la marchandise qu’ils reçoivent en échange de ce transport.

En réalité le phénomène n’est, pas aussi simple, car à mesure que la valeur de l’eau diminue sa consommation augmente. Mais en tout cas le point d’équilibre sera caractérisé par le fait que d'un côté le consommateur, pour un nouveau litre d’eau ajouté à sa consommation journalière, aurait un plaisir égal à celui qu’il tirerait de la consommation de la marchandise qu'il devrait donner en échange de ce litre d’eau; et que, d'un autre côté, les porteurs d’eau, pour le transport de ce nouveau litre, auraient une peine égale à celle que leur causerait la privation de la marchandise qu'ils recevraient en échange [18].

Il est essentiel d’observer que ce n’est pas sur une moyenne que se guident les échangeurs, mais bien sur l'appréciation qu’ils font de la [XXIV] valeur d’usage de la dernière parcelle de marchandise échangée. C’est de ce fait que naît toute une classe de phénomènes fort importants, dont la renie de Ricardo est un cas particulier. D'autres ont été étudiés par les économistes modernes, qui ont souvent substitué les mots plus-value et moins-value au mot rente [19].

En un certain sens, il est donc vrai que la valeur d'échange d’une marchandise ne résulte pas de sa valeur d’usage. Elle n’en résulte pas directement. Elle est la conséquence du rapport qu’établit chaque contractant entre la valeur d'usage de ce qu’il reçoit et la valeur d'usage de ce qu’il cède.

En réalité on n’achète pas des marchandises, on achète des valeurs d'usage. Un homme qui achète du café ne se soucie nullement que ce café soit une certaine graine d’une composition chimique déterminée; ce qu’il achète c’est le plaisir qu’il aura en buvant sa tasse de café. Et c’est ce plaisir qu’il compare à celui dont il [XXV] faudra qu’il se prive en donnant en échange du café quelque bien économique dont il pourrait jouir.

Pour suivre notre auteur nous avons éliminé les variations accidentelles des taux d’échange, ensuite nous avons écarté la considération des phénomènes très importants de la rente [20], mais cela ne subit pas encore pour établir la proposition que la valeur d’échange est mesurée par le travail.

En effet, supposons que notre consommateur d’eau soit un cordonnier qui paye en chaussures les porteurs d’eau. Tout ce que nous révèle le fait le l’échange c’est l'appréciation d'égalité que fait le cordonnier entre la peine qu’il aurait à faire une nouvelle paire de chaussures et la peine qu’il éprouve à se passer de l’eau qu’il aurait en échange; et d’une antre semblable appréciation d'égalité que font les porteurs d’eau entre la peine que leur donnerait le transport d’une nouvelle quantité d’eau et la peine qu'ils auront eu se passant de chaussures que le transport de cette quantité d’eau leur procurerait.

Mais ces deux égalités séparées n’établissent [XXVI] pas le moins du monde une troisième égalité entre la peine que cause au cordonnier la fabrication d’une paire de chaussures, et la peine que cause aux porteurs d’eau le transport de la quantité d’eau à donner en échange des chaussures. L’une et l’autre de ces peines sont même des entités subjectives qui ne peuvent en aucune sorte se comparer entre elles quand il s’agit d’individus différents.

Pour nous rapprocher de la théorie de K. Marx, admettons que ces peines soient proportionnelles au travail simple nécessaire pour faire les chaussures, et à celui nécessaire pour porter l’eau. Mais cela ne suffit pas encore. Nous devons supposer en outre que nulles circonstances, ni intrinsèques ni extrinsèques, n’empêchent les cordonniers et les porteurs d’eau de changer de métier, en sorte qu’il leur soit indifférent de se procurer la marchandise directement ou par l’échange.

En ce cas, en effet, la peine que cause au cordonnier la fabrication d’une paire de chaussures est égale à celle qu’il aurait à porter l'eau qu'il recevrait en échange. Et de même pour le porteur d'eau, autant est la peine de porter l’eau qu’il donne en échange d’une paire de chaussures que de se faire cette paire de chaussures.

Comme l’une et l’autre de ces peines est mesurée par le travail simple qui y est relatif, il s’ensuit que les quantités de travail simple contenues dans les chaussures et dans l’eau sont [XXVII] égales ; ce qui est bien le théorème de K. Marx [21].

Malheureusement les hypothèses que nous avons été obligé de faire pour établir cette proposition lui ôtent toute valeur, si nous voulons [XXVIII] nous en servir pour démontrer que seul le travail, à l’exclusion du capital, détermine et mesure la valeur d’échange. En effet, parmi les circonstances extrinsèques qui empêchent le porteur d’eau de devenir cordonnier, et vice versa, figure précisément la quantité différente de capital (simple) nécessaire à ces industries.

L’examen de la proposition qui sert de base a toute la théorie de K. Marx nous conduit donc entre deux écueils. Ou bien nous ne pouvons pas mettre cette proposition d’accord avec les faits réels, ou bien nous sommes obligés d'avoir recours à des hypothèses telles que nous ne faisons plus que les répéter quand nous énonçons la proposition.

Il est clair, en effet, que si nous définissons le coût de production — égal à la valeur d’échange — de manière à éliminer la considération du rapport avec le capital (simple), nous n’éprouverons ensuite nulle difficulté à prouver que ce coût de production et son égal : la valeur d’échange, ne dépendent nullement de l’usage du capital.

K. Marx ne saurait être accusé d’avoir fait ce raisonnement, en cercle; mais il ne l’a évité que parce qu'il s’est dispensé en même temps de définir exactement la valeur d’échange, et qu’il a employé des expressions vagues comme celles « des conditions normales de la production », et d’autres semblables. Il est utile que nous examinions de plus près [XXIX] comment s’est formé le sophisme qui a induit en erreur K Marx.

Des sophismes semblables se trouvent, sous des formes peu différentes, au fond de beaucoup de discussions sur des questions d'économie politique. Pour mettre à nu l'erreur, le procède le plus sûr est de substituer aux mots l'indication des choses qu'ils sont souvent censés représenter, car c'est le plus souvent grâce à l’ambiguité des definitions que la petitio principii se glisse subrepticement dans le raisonnement.

K. Marx veut prouver que la partie de la valeur d’échange que reçoit le capitaliste est prise sur le travail la valeur d'échange du produit était plus grande que la somme du travail, évaluée dans une unité convenable, qui est incorporé dans la marchandise, on pourrait dire que c'est ce surplus que reçoit le capitaliste : mais si la valeur d’échange du produit est exactement égale à la somme du travail incorporé dans la marchandise, il est clair que le capitaliste ne peut rien recevoir, si ce n’est une partie de ce travail.

Dans le travail incorporé dans la marchandise est au reste compris le travail nécessaire pour réparer les bâtiments, les machines, etc., et, en général, pour conserver le capital. C'est seulement l'usage de ce capital, indépendamment de son usure, que K, Marx nie pouvoir produire aucune valeur d'échange.

[XXX]

Le problème à résoudre est donc celui-ci : Le capital (simple) peut-il, indépendamment de son usure, produire oui ou non de la valeur d'échange? Ou, en d’autres ternies : L’usage de ce capital fait-il oui ou non partie du coût de production ?

Tout problème économique dépend d’un problème psychologique, car il s’agir, au fond, de découvrir les règles suivant lesquelles agissent les hommes. Or les motifs des actions humaines sont, en général, très nombreux, et par cela même toute théorie qui n’en admet qu’un, à l’exclusion de tous les autres, pour une classe déterminée d’action, est incomplète. Il est donc toujours nécessaire de s'assurer si les causes qu’on a négligées ne se trouvent pas avoir une influence considérable sur les phénomènes que l’on étudie. Mais voici comment l’on glisse souvent dans l’erreur.

Si A, B, C, ... sont des causes qui produisent un phénomène, il n’est pas difficile de trouver des cas où A demeurant constant le phénomène varie, ce qui exclut que A soit la seule cause. Mais à cela on répond, ou bien en rejetant les causes B, C, ... dans ce qu’on appelle les conditions « normales » des phénomènes; ou bien en n’admettant ces causes que comme circonstances qualificatives de A. Ensuite, ayant ainsi exclu a priori B, C, ... on n’a pas de peine à faire voir que A est la seule cause du phénomène.

[XXXI]

Ce n'est pas seulement l’usage du capital simple qui est en rapport avec la valeur, ce sont toutes les circonstances dans lesquelles elle se produit. K. Marx le reconnaît, mais il se débarrasse de cette difficulté en englobant toutes ces circonstances dans les conditions « normales » de la production. « Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qui exige tout travail exécuta avec le degré moyen d’habileté et d'intensité, et dans des conditions qui par rapport au milieu social donné sont normales. » (15) (v 5). Or, ces conditions normales dépendent de la quantité de capital que possède le pays, et de la distribution d’une même quantité de capital entre les diverses industries.

« Si dans le milieu social donné la machine à filet est l’instrument normal de la filature, il ne faut pas mettre un rouet dans les mains du filateur » (83). C’est facile à dire, mais pour employer une machine à filer, il faut l’avoir.

La machine à coudre est probablement dans notre société l’instrument « normal » pour coudre ; mais combien de ménagères sont obligées de s’en passer ! Quel est le nombre normal de machines à coudre qui doit exister dans notre société ? Il est impossible de répondre à cette demande sans faire intervenir d’une façon plus ou moins détournée la notion du capital (simple).

Si l'explication que nous avons donnée du [XXXII] sophisme est vrai, on doit pouvoir, en se servant des mêmes termes, faire passer à volonté une quelconque des causes B, C ..., au rang de principale, en rejetant les autres, avec la cause A, dans les conditions normales du phénomène.

C’est cc que nous allons vérifier sur l’exemple de la théorie de K. Marx. Il est facile de voir qu’on pourrait, en changeant quelques mots dans cette théorie, démontrer que la valeur d’échange [22] dépend uniquement du capital (simple).

Pour cela, nous observerons d’abord que les marchandises ont besoin pour leur production de quantités différentes de capital, qu’on emploie pendant des temps différents. Pour boire de l’eau il suffit d'en aller puiser au ruisseau. Pour boire du vin il faut défoncer le terrain, planter la vigne, avoir un pressoir, des tonneaux, un cellier, etc. Des prunes sauvages ne coûtent que la peine de les cueillir; mais pour avoir des reines-claude il faut s’en procurer des greffes.

« La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du capital [23]. » (14). « La quantité de valeur d’une marchandise [XXXIII] resterait évidemment constante si le temps nécessaire à sa production restait aussi constant. Mais ce dernier varie avec chaque modification de la force productive du CAPITAL, qui de son côté dépend de circonstances diverses, entre autre de l'habileté moyenne des travailleurs des combinaisons sociales de la production, etc. » (15) (V. 6).

Uue fois sur cette voie, nous pouvons continuer et montrer que le travail usurpe une partie de la plus value créée par le capital.

Une couseuse loue une machine à coudre pour 30 centimes par jour. Le travail de trois heures de cette machine produit : 1° les 30 centimes du loyer de la machine; 2° la somme de 70 centimes qui est nécessaire strictement à l'ouvrière pour vivre.

Mais « l'ouvrière a payé la valeur journalière de la force de travail de la MACHINE ; son usage pendant le jour, le travail d’une journée entière lui appartient donc. Que l’entretien de cette machine ne coûte que TROIS HEURES DE TRAVAIL de la machine, bien que la machine puisse travailler la journée entière ... c’est une chance particulièrement heureuse pour L’OUVRIERE. ELLE a prévu le cas, et c’est ce qui la fait rire. » (83) (V. 134). Elle fait travailler la machine pendant six heures au lieu de trois, et elle s’approprie la plus-value créée par la machine pendant ce sur travail de trois heures.

Nous pouvons donc conclure que la démonstration [XXXIV] donnée par K. Marx de la proposition que la valeur d’échange est mesurée exactement par la somme de travail incorporée dans le produit, contient, au moins implicitement, une pétition de principes.

En réalité la production économique transforme certains biens en d'autres, qui doivent avoir une valeur d’usage (une utilité) plus grande que celle des biens économiques dont ils proviennent, sinon personne, à la longue, ne voudrait continuer cette transformation. C’est ce surplus de valeur d’usage ainsi produit que se partagent les différents facteurs de la production, c’est-à-dire les travailleurs et les propriétaires des biens économiques qui coopèrent à la production. Le travail lui-mème est un bien économique comme tous les autres.

Le produit naît économiquement de la combinaison du travail passé (capital simple) et d’autres biens économiques avec le travail présent, comme l’eau naît de la combinaison chimique de l’oxygène et de l’hydrogène. L'on ne saurait attribuer le produit économique au travail présent, à l’exclusion du travail passé, ou vice versa, pas plus qu’on ne saurait attribuer la production de l’eau à l’oxygène, en excluant l’hydrogène, ou vice versa.

Maintenant il est certain que si l’État s’approprie tous les capitaux, il pourra en céder l’usage gratuitement, sauf les frais d’entretien, aux travailleurs. De même si l’État réduit en esclavage [XXXV] tous les travailleurs, il pourra céder l’usage de leur travail gratuitement, sauf les frais d’entretien, aux capitalistes. Mais ce ne sont pas les questions dont nous avons à nous occuper en ce moment; car K. Marx, en établissant ses propositions sur la valeur d’échange et sur la plus-value, a évidemment en vue ce qui existe maintenant, et non ce qui pourrait arriver sous des conditions différentes d’organisation économique de la société.

La difficulté qu’éprouve non seulement K. Marx, mais beaucoup d’autres personnes encore, à se rendre compte exactement du rôle du capital dans la production, est vraiment remarquable. Il y a certes une partie appartenant à l’émotion dans cette difficulté, mais la partie principale tire son origine du défaut de rigueur des principes qu’on emploie.

Ce qui a encore augmenté la confusion, c’est, que certains auteurs se sont donné la tâche de' prouver que le capital, avait droit — ou n’avait pas droit à une rémunération.

L'Économie Politique n’a rien à voir à cela. Elle étudie seulement les conditions dans lesquelles se produit et se distribue la richesse, et se propose de déterminer comment on peut obtenir un maximum hédonistique pour l’individu, et un maximum hédonistique pour l’espèce [24].

[XXXVI]

Le raisonnement que beaucoup de personnes opposent aux théories de K. Marx, en disant : « le propriétaire d’une maison pourrait n’y admettre personne, il a donc le droit, s’il y reçoit un locataire, de lui faire payer un loyer », contient une pétition de principes, car c’est précisément le droit du propriétaire de disposer de sa maison qui est contesté. La vraie question à résoudre est seulement si, pour pousser les gens à construire des maisons, l'appât du loyer qu’ils en recevront est, ou n’est pas, le moyen qui produit le maximum de bien-être dans la société.

D’autres auteurs, en parlant de la valeur d’échange, paraissent admettre au moins implicitement que ce soit une somme d'énergie — comme l’est la force vive eu mécanique, une quantité de chaleur, d’électricité, etc. — lesquelles peuvent bien se transformer mais non être crées ou détruites. Il leur semble alors que dans le fait que l’usage du capital peut augmenter la valeur, il y ait comme une sorte de création, de production de nihilo [25], qui ne se [XXXVII] peut admettre. Mais la valeur n’est qu’un rapport, et il n’y a aucun mystère dans ce que l'usage du capital, ou de tout autre procédé de production des marchandises, puisse altérer ce rapport.

Parmi les principaux caractères du capital on trouve : qu’il a la propriété d’augmenter la productivité du travail (J.-B. Say), qu’il est le plus souvent le fruit de l'abstinence (Senior), que son action se développe dans le temps (Böhm-Bawerk). Chacun de ces caractères a été à tour de rôle choisi comme la cause exclusive A qui fait du capital un des facteurs de la production, et l’on s’est débarrassé des autres caractères B, C, ... dont on ne pouvait nier l'influence, soit en les englobant dans de prétendues conditions « normales », soit en les employant comme de simples qualificatifs du caractère que l’on avait choisi.

En réalité le capital est un bien économique comme tous les autres. Il est certain qu'il évite par sou emploi une peine à l’homme, ou en d’autres termes, qu'il satisfait à un besoin humain. Eu outre il existe en quantité limitée, au moins dans nos sociétés ; il possède donc les qualités qui nous ont servi à définir les biens économiques, [XXXVIII] et nous devons le reconnaître pour un de ceux-ci.

Une même matière peut revêtir différents caractères économiques suivant les usages auxquels on l'emploie. Par exemple, du riz peut être mangé directement par son possesseur — celui-ci peut l’employer à nourrir des poulets qu’il mangera — il peut en nourrir des ouvriers qui cultivent une rizière — il peut en nourrir des ouvriers qui feront un char pour transporter le riz de la future récolte, etc.

La science économique doit différencier tous ces faits. Les noms importent peu. On peut dire que, dans le premier cas, le riz est un bien économique de premier ordre, et que, dans les autres, il est un bien économique de deuxième ordre, troisième ordre, etc. On peut encore dire que le riz qui sert à nourrir les ouvriers cultivant la rizière, et celui qui sert à nourrir les charrons, est du capital ; ou l’on peut réserver ce mot pour le dernier emploi seulement. Des faits analogues aux précédents seraient ceux où, le riz étant d’abord échangé contre de la monnaie, le possesseur de cette monnaie s’en servirait ensuite: ou pour acheter ses aliments, ou pour payer la nourriture de ses poulets, ou celle des ouvriers de la rizière, ou celle des charrons.

En général, quand un même bien économique — ou une même somme d’argent — s’emploie de deux manières qui ne sont pas identiques, chacun [XXXIX] de ces deux usages représente une entité économique différente. Et chacune de ces entités a sa propre valeur d’usage, pour laquelle on offre sur le marché des prix distincts, jusqu’à ce que l’un des usages s’étendant l’autre se restreignant, on arrive, par le jeu de la demande et de l’offre, à l’équilibre des prix.

K. Marx lui-même nous fournit un exemple de biens économiques en apparence égaux et qui on réalité diffèrent profondément quand il observe que le travail collectif d’un certain nombre d’ouvriers est beaucoup plus productif que le travail de ces mêmes ouvriers isolés.

Parmi les circonstances qui différencient l’usage des biens économiques, il en est une d’une, très grande importance, celle du temps auquel ou peut jouir soit directement du bien économique considéré, soit de son produit. M. Böhm-Bawerk a magistralement développé toutes les conséquences qu’on peut tirer de cette différenciation par le temps de l’usage des biens économiques.

K. Marx appelle plus-value l’intérêt que reçoit le capitaliste pour le loyer de son capital.

« En divisant le capital avancé par la plus-value annuellement consommée, on obtient le nombre d’années, ou de périodes de production après l’écoulement desquelles le capital primitif a été consommé par le capitaliste, et a par conséquent disparu. »

« Le capitaliste se figure sans doute qu'il a [XL] consommé la plus-value et conservé la valeur capital, mais sa manière de voir ne change rien au fait qu'après une certaine période la valeur du capital qui lui appartenait égale la somme de la plus-value qu’il a acquise gratuitement [26] pendant la même période, et que la somme de valeur qu’il a consommée égale celle qu’il a avancée [27]. De l’ancien capital qu’il a avancé de son propre fonds, il n’existe donc plus un seul atome de valeur. » (249).

Ce raisonnement de K. Marx suppose, ce qui est précisément en question, qu’une somme de 100 000 fr., par exemple, payée aujourd’hui, est identique à dix sommes de 10 000 fr. payées: la première au bout d'un ant, la seconde, de deux ans, etc.

Or, ces deux usages d’un même bien économique ne sont pas identiques, et ne le seraient pas même dans une société dont le capital serait collectif, excepté si ce capital existait en quantité infinie [28]. Mais, dans ce cas, on ne payerait [XLI] rien non plus pour l’usage du capital dans un société capitaliste.

Appelons A l’usage d'un bien économique disponible aujourd’hui, et B l’usage de ce même bien disponible à la fin d’un certain temps.

Si la valeur d’usage de A était pour tout le monde précisément égale à celle de B, jamais on n’observerait l’échange de A contre B.

Pour que cet échange ait lieu, il faut que pour l’emprunteur la valeur d’usage de A soit plus grande que celle de B, et c’est la différence de ces deux valeurs d’usage qu’il achète en payant l’intérêt.

Ce contrat ne diffère en rien de celui que pourrait faire un producteur de froment avec un producteur de vin. Le premier producteur donnant: 1° un poids de froment égal au poids du vin qu’il reçoit; 2° une soulte en argent.

Une somme d’argent disponible aujourd'hui diffère autant d’une même somme disponible dans quelques années que le vin diffère du froment. Dans le premier cas c’est le temps [29] qui différencié les deux biens économiques, dans le second c’est un ensemble de propriétés physiques et chimiques.

Comme nous l'avons déjà rappelé, on examine ici seulement les faits tels qu’ils se passent réellement, et non tels qu’ils pourraient se passer [XLII] sous une organisation sociale différente.

On conçoit parfaitement qu’un gouvernement puisse obliger le possesseur du bien économique A à l’échanger contre B, sans percevoir aucun intérêt: de même qu’il pourrait obliger le producteur du vin à l’échanger à poids égal contre du froment sans recevoir aucune soulte. On objecte que si le capital ne reçoit aucun intérêt, personne ne voudra se donner la peine de produire et de conserver ce capital. De même personne ne cultivera plus la vigne si l’on doit en échanger le produit à poids égal contre une marchandise d’un prix inférieur. Mais K. Marx répond que l'État peut prélever sur le produit du travail des citoyens ce qui est nécessaire pour assurer « la reproduction simple et progressive du capital sans l'intervention aucune du « chevalier de la triste figure » nommé capitaliste. » Et nous pouvons aussi dire que l’État prélèvera sur le travail des citoyens de quoi cultiver la vigne, dont la reproduction simple et progressive serait ainsi assurée sans l'intervention de ce chevalier de la triste figure qu’on appelle vigneron.

Est-il plus utile au bien-être de la société que la reproduction du capital — ou la culture de la vigne — se fasse au moyen de corvées imposées aux citoyens plutôt que sous le régime de la libre concurrence? C’est une question à débattre, mais qui est entièrement distincte de celle de savoir si la valeur des marchandises [XLIII] ne dépend que du travail « simple » employé pour les produire.

Mais quel est ce travail « simple » qui mesure la valeur d’échange (ou le coût de production).

« Le travail dont la durée mesure la valeur est suivant K. Marx « une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps. Le simple travail moyen change, il est vrai, de caractère dans les différents pays et suivant les époques, mais il est toujours déterminé dans une société donnée. » — Il faudrait ajouter : avec un capital donné. — « Le travail complexe (Skilled labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple multiplié, de sorte qu'une quantité donnée de travail complexe correspond à une plus grande quantité de travail simple. » (17) (V. 11).

C'est là un des points sur lesquels la doctrine de K. Marx a été le plus attaquée. On s’est demandé comment on pouvait établir ces rapports entre le travail simple et le travail complexe. Il est clair qu'il faudrait pouvoir les trouver indépendamment de la valeur des produits du travail; car autrement, si nous mesurons le travail par la valeur, nous ne pourrons pas ensuite mesurer la valeur par le travail.

Il est pourtant à craindre que notre auteur se soit laissé entraîner par ce sophisme, car il dit:

« Partout les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en [XLIV] monnaie, c’est-à-dire dans une certaine masse d'or et d’argent. Par cela même, les différents genres de travail, représentés par ces valeurs, ont été réduits, dans les propositions différentes, à des sommes déterminées d'une seule et même espèce de travail ordinaire, le travail qui produit l’or ou l’argent. » (V. 139) (84) [30].

Il faut aussi observer que les idées de K. Marx sur ce sujet procèdent logiquement de celles que développe Ricardo dans ses Principes d’économie politique, chap. I, sec. I et II.

Or si l’on admet que les différents genres de travail contenus dans différentes marchandises se réduisent à du travail « simple » proportionnellement à la valeur de ces mêmes marchandises, il n’y a plus ensuite aucune difficulté à conclure que ces valeurs sont proportionnelles au travail « simple » contenu dans les marchandises. Mais nous ne faisons ainsi que répéter la proposition qui a servi de base à notre raisonnement.

Sans plus insister sur cette proposition, [XLV] supposer que la réduction des différentes espèces de travail à du travail simple puisse se faire indépendamment de la valeur, supposons encore qu'il existe une société sans capital approprié, dans laquelle la circulation : argent — marchandise — argent soit absolument défendue, et que les conditions initiales de cette société soient telles que les marchandises s’échangent dans des proportions rigoureusement égaies à celles des différentes espèces de travail employées pour les produire. Voyons les conséquences qu'on peut tirer de ces hypothèses, en suivant les principes de K. Marx.

Pour cela nous devons d'abord prendre eu considération une autre proposition fort importante de K. Marx. Il reconnaît

« qu’à une masse croissante de la richesse matérielle peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur.,.. Quelles que soient les variations de sa force productive, le même travail, fonctionnant durant le même temps, se fixe toujours dans la même valeur. Mais il fournit dans un temps déterminé plus de valeurs d’usage si sa force productive augmente ; moins, si elle diminue. » (18) (V. 13).

On tire de là que dans la société que nous considérons, aucun producteur n'aura d'intérêt à augmenter « la force productive de son travail », bien qu’il ait, au contraire, un grand intérêt à ce que la force productive du travail des autres producteurs soit augmentée. En [XLVI] effet, le tailleur, par exemple, n’a nul intérêt à découvrir quelque nouveau procédé lui permettant de réduire de moitié le temps nécessaire à la confection d’un habit. Avec ce procédé, « deux habits n’ont pas plus de valeur que n’en avait précédemment un seul » (17). En échange de ses deux habits le tailleur ne recevra donc pas plus de marchandises qu’il n’eu recevait précédemment pour un : dès lors quel intérêt peut-il avoir à une augmentation de l’efficacité « du travail socialement nécessaire » pour la confection des habits? C’est l’acheteur qui doit en avoir souci : car, cette efficacité augmentant, il aura deux habits au lieu d’un, en échange de la même somme de ses produits.

Pourquoi un fabricant, emploierait-il une machine qui ne fait pas encore partie « des conditions sociales de la production » puisque cette machine «ne transfère jamais plus de valeur que son usure ne lui en fait perdre en moyenne » (168) (V. 148) ? Les consommateurs seraient seuls intéressés à ce que des machines de plus en plus parfaites fissent partie « des conditions sociales » de la production du fabricant.

Pour éviter cette difficulté, on pourrait peut-être supprimer le mot jamais dans la proposition de K. Marx que nous venons de cite., et entendre cette proposition dans le sens que ce n’est que quand les prix ont atteint un niveau stable d’équilibre que la machine ne transfère [XLVII] pas plus de valeur que son usure ne lui en fait perdre en moyenne. Mais les prix n’atteignant pas ce niveau stable immédiatement après l’introduction d'une nouvelle machine, il y aurait un certain laps de temps pendant lequel la valeur transférée serait plus grande que l’usure de la machine, c'est-à-dire pendant lequel le capital simple qu’elle représente produirait une certaine valeur, et c’est ce surplus de valeur qui servirait de prime au fabricant pour le pousser à employer la machine.

Malheureusement nous ne faisons de la sorte que sortir d'une difficulté pour tomber dans une autre; car nous ouvrons ainsi la porte aux considérations de plus-values que nous avions écartées pour pouvoir accepter la doctrine de Marx. Si le capital peut produire de la valeur d’échange pendant que les prix n’ont pas atteint leur point d’équilibre stable, il en peut produire toujours, car cet équilibre stable des prix est une pure abstraction, qui n’existe pas dans la nature [31]. Ces prix, « comme l’exprime épigrammatiquement [XLVIII] Coleridge , sont perpétuellement trouvant leur niveau, ce qui ressemble assez bien à une définition ironique d’une tempête [32]. »

Il nous faut donc supposer que ces phénomènes de la plus-value ou n’existent pas, ou n’ont qu'une importance négligeable, si nous voulons raisonner en supposant vérifiée l’hypothèse que la valeur d’échange d’une marchandise est proportionnelle à la quantité de travail socialement nécessaire pour la production de cette marchandise; et nous en revenons à [XLIX] devoir admettre que le fabricant (non capitaliste) n’aura aucun intérêt à ce qu’on introduise dans son industrie un procédé permettant de réduire ce temps nécessaire pour la fabrication.

Ce seront les consommateurs qui s’adresseront aux assemblées législatives pour avoir raison de la routine des fabricants, et pour obtenir le capital (simple) nécessaire aux nouvelles industries.

Nous devons supposer — sans pouvoir expliquer comment ce merveilleux phénomène se produira — que les majorités de ces assemblées seront plus sages, plus éclairées, plus compétentes, et surtout plus désintéressées, que celles que nous connaissons.

Ces assemblées législatives de la nouvelle société auront à décider, par exemple, quel jour précis le procédé actuel de tannage des peaux ne devra plus faire partie des « conditions normales de la production », et le nouveau procédé de tannage à l’électricité devra lui être substitué. Elles devront aussi, pour que cette décision ne demeure pas à l’état de simple affirmation théorique, trouver le capital (simple) qui est nécessaire dans le nouveau procédé de tannage.

De bien moindres sujets occuperont sinon les assemblées législatives, tout au moins leurs agents. Par exemple, sous certaines latitudes, les pêches cultivées en espalier sont meilleures que celles cultivées en plein vent. Mais si le [L] mur, contre lequel on établit l’espalier, ne doit pas « transférer aux pèches plus de valeur que son usure ne lui en fait perdre en moyenne », quel intérêt peut avoir le jardinier à le construire ? Ce mur est seulement utile aux gens qui mangeront les pêches.

Ce sera vraiment un singulier état social que celui où chacun, au lieu de surveiller son propre ouvrage, aura à surveiller celui du voisin ! Tout ce que nous connaissons de la nature humaine fait prévoir que cet état ne sera pas très favorable aux progrès de l’industrie. Et l’on reconnaîtra bientôt la nécessité de faire une loi pour stimuler l’activité des producteurs. En vertu de cette loi si, par exemple, l’honnête corporation des tailleurs découvre et applique un procédé pour réduire « le temps socialement nécessaire » à la confection d’un habit, elle recevra une prime du gouvernement. Mais alors la valeur d’échange des produits ne sera plus exactement proportionnelle à la quantité de travail qu’ils contiennent, car l’acheteur devra en plus de la quantité de travail contenue dans l’habit payer, comme contribuable, sa quote-part de la prime que reçoivent les tailleurs. Pour que cela n’eût pas lieu, il faudrait que chaque producteur découvrît et appliquât en même temps un nouveau procédé pour augmenter dans certaines proportions déterminées l’efficacité de son travail. Alors les primes qu’il aurait à payer, comme contribuable, pourraient être compensées [LI] par celles qu’il recevrait comme producteur.

Ce n’est pas tout. Il est à craindre que le capital (approprié) ne parvienne, en se déguisant, à infecter cette société.

Supposons-la en Australie. Elle se compose d’un laboureur, d’un tisserand, et d’un chercheur d’or. Il y a en outre un gouvernement, qui est loin de demeurer oisif. Ce gouvernement aura à fixer la quote-part qu’il faut prélever sur le produit du travail des citoyens pour entretenir et augmenter le capital (simple) de la communauté, et il s’occupera ensuite de distribuer ce capital entre les différents usages qu'on en peut faire.

Nous n’examinerons pas s’il pourra effectuer cette distribution mieux que des capitalistes, tenus en éveil par l’espoir de s’enrichir et par la crainte de perdre leurs capitaux. Il pourrait y avoir des mécomptes, si la bonne distribution opérée par le gouvernement entraînait une forte diminution de production. La plus petite part de 100 francs mal distribués peut être encore plus grande que celle de 10 francs bien distribués.

Laissons tout cela. Mais, au moins, devons-nous tenir compte que le capital (simple) qui existe dans la communauté n'est pas en quantité infinie. — S’il l’était, peu importerait qu'il fût ou non approprié ; car, même dans une société capitaliste, on ne payerait rien pour son [LII] loyer; — chaque citoyen ne pourra donc pas obtenir du gouvernement autant de capital qu’il peut en désirer pour son industrie.

D'un autre côté, le gouvernement ne voudra pas empêcher les citoyens d’épargner quelque chose sur les produits qu’ils pourraient consommer. Supposons que le tisserand ait fait une telle épargne. Il a observé que les lapins dévorent la récolte du laboureur. C'est là une circonstance qui, comme la récolte défavorable dont parle K. Marx (15), fait que « la même quantité de travail (du laboureur) est représentée par 4 boisseaux (de froment) au lieu de l’être par 8 boisseaux ».

Les ravages des lapins pourraient être évités en entourant le champ d’un mur, que le tisserand est à même de construire avec ses épargnes.

Le tisserand se gardera bien de s'adresser au laboureur. Celui-ci n’a rien à gagner à produire pour l’échange 8 boisseaux, qui aurait précisément la même valeur que les 4 boisseaux qu’il produisait avant. Le tisserand ira trouver le chercheur d’or, et voici le dialogue qui pourra avoir lieu entre eux.

TISSERAND. — Je ne veux plus faire le tisserand. Je m’en vais, mon fusil sur l’épaule, me promener jour et nuit autour du champ du laboureur et je détruirai tous les lapins qui dévorent le blé.

Aujourd’hui vous échangez 10 grammes d’or contre 100 kilogrammes de blé. La quantité de [LIII] votre travail qui est « cristallisé » dans ces 10 grammes d’or est précisément égale, en tenant compte de la qualité, à la quantité du travail du laboureur contenue dans 100 kilogrammes de blé.

Quand j’aurai tué les lapins, il n’y aura plus dans les 100 kilogrammes de blé que moitié de la quantité qu’il y a maintenant du travail du laboureur, mais il y aura en plus mon travail. Sa quantité, à vrai dire, sera plus grande que la moitié qui manquera du travail du laboureur, mais je veux faire bonne mesure, et je suppose qu’il y ait une compensation exacte. Vous recevrez donc pour vos 10 grammes d’or la même quantité de blé, et elle contiendra la même quantité de travail cristallisé. Nous nous diviserons vos 10 grammes d’or entre le laboureur et moi, chacun en aura 5. Avez-vous à cela quelque difficulté ?

CHERCHEUR D'OR. — Il ne m’importe guère de la manière dont on partage l’or que je donne en échange du blé.

TISSERAND. — Eh bien ! je vous avouerai que je ne songe en aucune façon à faire la garde autour du champ du laboureur, j'ai un secret pour détruire 1es lapins, et je vous ferai profiter de l’avantage qu'il procure. Pour vos 10 grammes d’or vous aurez non pas 100 kilogrammes de blé, mais bien 100 kilogrammes. Seulement il vous faudra répartir ainsi vos 10 grammes d’or : vous en donnerez 7 gr. 1/2 au laboureur, car dans ces [LIV] 150 kilogrammes il y aura une somme de son travail « cristallisé » précisément égale à celle de votre travail qui se trouve de 7 gr. 1/2 d’or. Les autres 2 gr. 1/2 d’or vous me les donnerez.

CHERCHEUR D’OR. — Cela me plaît fort, et je vous prie de vous mettre au plus tôt à l’œuvre pour employer votre secret.

TISSERAND. — Un moment. Je ne veux pas vous tromper. Sachez que pour les 2 gr. 1/2 d’or que vous me donnerez, vous n’aurez en échange qu’une fort petite quantité de travail cristallisé. Autaut vaut dire rien. Ainsi, pour vos lO grammes d’or vous aurez 150 kilogrammes de blé, et seulement pour 7 gr. 1/2 de travail cristallisé.

CHERCHEUR D’OR. — Eh ! que m'importe ! Est-ce que je mange du travail cristallisé ? Je connais fort bien le goût du pain, mais quant à celui du travail cristallisé je n’en ai aucune idée, et ne m’en soucie pas plus qu’un poisson d’une pomme.

TISSERAND. — Je ne vous ai pas encore tout dit. Je ne saurais plus longtemps vous cacher que je n’ai nul secret. Je compte simplement faire un mur autour du champ du laboureur. Si vous vouiez, vous pouvez le faire vous- même.

CHERCHEUR D’OR. — Vraiment ! Et quand prendrais-je le temps? Vous savez bien qu’il me faut déjà travailler onze heures par jour pour me procurer ma subsistance; comment pourrais-je ajouter à ces longues journées de travail le [LV] nombre d’heures qui est nécessaire pour construire le mur ? Il n’est pas vrai du tout que le travail se mesure par sa durée. Une heure de travail ajoutée à une journée de travail de trois heures, n’est pas le moins du monde aussi pénible que la même heure ajoutée à une journée de onze heures [33]. Ainsi tenons-nous en à votre première proposition, s’il vous plait.

Voici donc notre tisserand devenu capitaliste sans le paraître. Il est vrai qu'il n’emploie pas la circulation argent — marchandise — argent. Il est vrai qu’il ne s’approprie pas une plus-value produite par un sur-travail du laboureur, mais il n'en a pas moins vendu l’emploi de son capital pour une rente annuelle !

Ce sont là des cas imaginaires, objectera-t-on, des Robinsonades, comme les appelle K. Marx. Croyez-vous? Eh bien! au contraire, ce sont des faits réels, qui s’observent déjà maintenant, et qui deviendront de plus en plus importants, à mesure que notre société deviendra de plus en plus socialiste.

Que font maintenant messieurs les politiciens, [LVI] quand ils veulent se livrera quelque expérience socialiste, ou autre ? Ils font emprunter par le gouvernement. Par le moyen des caisses d’épargne, ils récoltent les sous des ouvriers, par les émissions de rente ou de titres garantis par l'État, ils attirent les gros capitaux. Pour dire la vérité, la richesse ainsi accumulée, ils la détruisent en grande partie, mais admettons qu’ils l'emploient sagement la rente annuelle que paye en ce cas l’État, n’est-elle pas de même nature que celle que le tisserand aurait reçue du chercheur d’or ?

L’État socialiste-populaire aura besoin d’emprunter autant et plus que l’État socialiste-bourgeois, que nous avons le bonheur de posséder actuellement. S’il ne veut rien payer pour l’usage des biens économiques qu’il demande, ses sujets ne s’empresseront pas beaucoup de lui en fournir. S’il paye quelque chose, le capitaliste renaît et prend pied dans la nouvelle société, il s’y trouvera même bien mieux que dans une société où seule la libre concurrence déterminerait la distribution de la richesse [34], car en s’entendant avec messieurs les politiciens — gens dont la vertu n'est généralement pas [LVII] très farouche — il pourra par une demande artificielle de capitaux faire hausser le taux de l’intérêt; et d’un autre côté il ne courra aucun des risques du capitaliste qui est obligé de hasarder ses capitaux dans des entreprises plus ou moins aventureuses, où l’on peut perdre intérêt et principal [35].

[LVIII]

Il est bien difficile d’abolir la propriété des biens économiques que l’on nomme capitaux, si l’on n’abolit pas en même temps la propriété des autres biens économiques. C’est ce qu'au reste ont fort bien compris certaines sectes socialistes.

Pierre Kropotkine a raison de dire « qu’il y a dans nos sociétés des rapports établis qu'il est matériellement impossible de modifier si on y touche seulement en partie » (La conquête du pain — p. 57) ; et il est logique en se refusant d’admettre la distinction établie par les socialistes qui disent :

« Qu’on exproprie le sol, le sous-sol, l’usine, la manufacture, nous le voulons bien. Ce sont des instruments de production, et il serait juste d’y voir une propriété publique. Mais il y a, outre cela, les objets de consommation : la nourriture, le vêtement, l’habitation, qui doivent rester propriété privée. » (Loc. cit., p. 61.)

Il y a logiquement une différence fondamentale entre les théories qui veulent abolir seulement une sorte de propriété — celle du capital — et les théories qui veulent abolir toute sorte de propriété, même celle de la bouchée de pain qu’on épargne.

[LIX]

Les premières se heurtent aux difficultés innombrables qui naissent de la distinction arbitraire qu’elles veulent établir entre les propriétés qu'elles veulent abolir et celles qu’elles veulent conserver. Les secondes évitent ces difficultés, mais seulement au prix de difficultés encore plus grandes, qui sont la conséquence de l'hypothèse qu’on puisse négliger le sentiment extrêmement puissant qui pousse l’homme, et même l’animal, à s'approprier les objets qui lui sont utiles.

Quelques sectes socialistes reculent encore le point de départ des difficultés qu’elles peuvent rencontrer en admettant que la nature humaine peut devenir entièrement différente de celle que nous connaissons [36]. Si l’on admet cette hypothèse, la fantaisie peut se donner libre cours pour enfanter tel système social qui lui plaira. On ne pourra rien objecter, car il sera toujours possible d’imaginer une sorte de nature humaine telle qu’elle rende possible le système proposé. L’Économie Politique étudie les actions de l'homme tel qu’il existe, et non tel qu’il peut nous plaire de nous l’imaginer.

On peut observer que le raisonnement que nous avons fait au sujet de la productivité du capital fait bien voir que la valeur d’usage augmente, mais qu’il n’explique pas l’accroissement, [LX]

qui pourtant s’observe dans nos sociétés., de la somme des valeurs d’échange.

C’est parce que nous avons accepté une hypothèse de K. Marx, laquelle n’est pas en harmonie avec les faits. Toutes les fois que, par un moyen qui n’est pas à la portée de tout le monde, soit un secret professionnel, une découverte, ou l’emploi d’une nouvelle quantité de capital, ou réduit de moitié le temps nécessaire pour produire une certaine quantité de marchandise, il n’est pas vrai que la valeur d’échange (le prix) de cette marchandise se réduise aussi de moitié ; cette nouvelle valeur sera plus grande que la moitié de la valeur primitive, et ainsi la valeur d’échange du total de la production de la marchandise que l’on considère sera plus grande qu’elle ne l’était avant.

Il faut encore observer que quand bien même nous réussirions à prouver que la partie de la valeur d’échange que reçoit le capitaliste est prise sur le travail, nous n’aurions pas par cela démontré que l’intervention du capitaliste cause un préjudice aux ouvriers.

K Marx croit cela. Mais ce qui fait illusion dans son raisonnement, comme dans bien d'autres, et notamment dans ceux des protectionnistes de bonne foi — en admettant qu’il en existe encore parmi les gens qui n’ont pas pour excuse leur ignorance des lois économiques — c’est, que le mot de valeur a généralement la connotation de richesse. Dire qu’on peut ôter à [LXI] quelqu’un une partie des valeurs d’échange qu’il possède, et augmenter en même temps son bien-être, paraît être une proposition contradictoire; et pourtant la chose est fort possible, car notre bien-être dépend seulement des valeurs d’usage (utilités économiques) des biens dont nous nous servons, et nullement de leurs valeurs d’échange.

Ainsi, quand bien même nous admettrions avec K. Marx que le capitaliste s’approprie une partie de la valeur d’échange que crée l’ouvrier, nous n’aurions pas encore démontré que le capitaliste est nuisible, car il se pourrait que l’ouvrier eût encore à sa disposition une valeur d'usage plus considérable que dans un autre système d’organisation sociale.

Il faudrait compléter la théorie de K. Marx avec la loi d'airain de Lasalle (V. 172) pour que la démonstration fût complète. Si en effet le système capitaliste réduisait l’ouvrier à n’avoir que le minimum de bien-être qui lui est indispensable pour vivre et pour se reproduire, il est clair qu'il n’aurait, en tout cas, rien à perdre et tout à gagner à un essai pour changer de système.

Mais cette théorie de Lasalle est démentie chaque jour par les faits [37], et l’on ne saurait [LXII] la prendre pour base d’un raisonnement scientifique.

La critique que nous venons de faire de l’œuvre de K. Marx est purement négative.

Nous avons vu qu’on ne pouvait pas logiquement accepter la démonstration de la proposition que la valeur d’échange des marchandises est mesurée par la somme du travail simple qui y est incorporé. Et nous avons examiné comment naissait le sophisme qui rendait erroné ce raisonnement.

K. Marx méconnaît le caractère, que possède le capital, d’être un bien économique comme tant d’autres, et un des nombreux facteurs de la production qui consiste simplement dans les transformations du travail, des services des capitaux et d'autres biens économiques, en certains biens qu’on nomme produits.

[LXIII]

Une conséquence de l’attribution de la qualité de bien économique au capital est qu’il y a les mêmes raisons pour admettre, ou pour nier, qu'il soit utile à la société que l’usage du capital soit payé par un loyer, ou que l’usage de tout autre bien économique qui coopère à la production soit rémunéré.

Nous avons examiné à ce sujet les difficultés qu’on rencontre en voulant abolir la propriété du capital, tandis qu’on conserve la propriété des autres biens économiques.

Enfin, nous avons vu que même en acceptant la proposition fondamentale de K. Marx, on ne pouvait, pas en conclure que l’existence du capitaliste fût nuisible à la société.

Mais tout cela ne nous renseigne pas sur les propositions qu’on doit substituer à celles de K. Marx, ni sur les moyens d’obtenir le maximum de bien-être pour la société. C’est dans les traités d’Économie Politique qu’il faut chercher la réponse à ces questions, dont la solution ne peut être la conséquence que d’une théorie complète de l'échange et de la production.

Depuis longtemps déjà l’Économie Politique avait fait voir que la libre concurrence est la condition nécessaire pour obtenir le maximum de bien-être pour l’individu et pour l’espèce, et les derniers travaux de la science ont donné une telle rigueur et précision à la démonstration de ce théorème, que l’on peut maintenant [LXIV] le considérer à juste titre comme un des mieux établi de la science sociale.

IV

Le livre de K. Marx contient aussi une partie descriptive et historique assez importante, surtout en ce qui concerne l’industrie anglaise.

La logique de cette partie paraît assez lâche. Ou y voit rarement quelque tentative de raisonnements serrés et rigoureux pour relier les faits aux conséquences que Marx veut en tirer, et il semble se remettre de ce soin à une simple association d’idées, le plus souvent appartenant à l’émotion.

C’est au reste un procédé fréquemment employé par les écoles socialistes. Il s’agit de prouver que certains faits blâmables sont la conséquence du système capitaliste. On démontre, ce qui n’est pas du tout la même chose, que ces faits coexistent dans une société avec le système capitaliste [38]. Ce raisonnement serait [LXV] seulement bon à opposer aux personnes qui prétendent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, et que le système capitaliste a la vertu miraculeuse de faire régner la justice et l'honnêteté sur la terre.

Certes, il y eu de tout temps d’onctueux personnages toujours prêts à admirer l’ordre de choses existant, à en célébrer les vertus, et à s’écrier avec Virgile [39].

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.
Jam redit et Virgo ; redevint Saturnia regna;
Jam nova progenies coelo demittitur alto.

Ils s’en allaient prêchant aux pauvres l’humilité, la soumission et le respect des grands de la terre, et en sent arrivés jusqu’à s’attendrir sur le bonheur des nègres travaillant sous le fouet des planteurs de la Virginie. Maintenant ils encensent les politiciens, et exhibitent des sophismes [LXVI] pour justifier le gaspillage des deniers publics.

« On eu est encore à inventer, dit Paul-Louis Courier, un service assez vil, une action assez lâche, pour que l’homme de cour, je ne dis pas s’y refuse, chose inouïe, impossible, mais ne s’en fasse point gloire et preuve de dévouement. »

Ce ne sont pas seulement les rois qui ont des courtisans, le bon Demos en avait déjà du temps d’Aristophane, et n’en manque pas de nos jours. Mais les courtisans et les complices des politiciens s’appellent légion, et tous ensemble ils dévorent une bonne part de la richesse que produit le travail uni au capital.

M. W.-G. Sumner a fort bien fait voir [40] que [LXVII] c'est grâce à cette destruction de richesse qu’il peut arriver que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. Voyez aux États-Unis d’Amérique les grandes fortunes qui sont formées au moyen de la protection, ou de toute autre sorte de vols accomplis grâce à l’aide du gouvernement, mais notez bien que si certains capitalistes ont pu s’enrichir en spoliant d’autres capitalistes, aucune somme de nouveaux capitaux (appropriés) n’a été ainsi formée ; au contraire, cette altération de la distribution naturelle des richesses a été cause d’une énorme destruction des capitaux qui se formaient, et a empêché l’accroissement des capitaux du pays d’être aussi considérable qu’il l’aurait été avec la liberté économique.

C’est ainsi que le voleur de grands chemins cause à la société un dommage qui n'est pas mesuré seulement par la somme de richesse volée; le plus grand mal étant l’insécurité, qui empêche la production d’une quantité considérable de richesse. [41]

Pour un motif semblable les communes du [LXIX] moyen âge trouvèrent leur avantage à payer de fortes sommes pour s’affranchir des exactions de leurs seigneurs. Et si, peur se débarrasser de celles des politiciens, on pouvait maintenant suivre la même voie, tout le monde s’en trouverait mieux.

Beaucoup de personnes abusent des doctrines de l'Économie Politique, et prostituent la science pour excuser et même justifier les méfaits des politiciens. Elles rappellent par leurs sophismes, les casuistes que Pascal a cloués au pilori dans ses Provinciales. Ce sont mêmes procédés, mêmes raisonnements, même absence de sens moral. Les principes de la science, on les reconnait, [LXX] on en proclame hautement la vérité, mais par une suite de déductions aussi subtiles qu’inattendues, on en tire des conséquences qui répugnent le plus au sens commun.

Combien de gens commencent par se déclarer favorables au libre-écbauge, et finissent par approuver des mesures entachées du protectionisme le plus exagéré !

Combien de juristes et de soi-disant économistes, après avoir doctement établi que l’État doit veiller à l’intégrité des monnaies, concluent, comme le leur reproche avec raison K. Marx [42], par approuver les gouvernements qui les falsifient ! (57).

On a vu en Italie des gouvernements peu scrupuleux faire fabriquer du papier monnaie pour le distribuer aux entreprises qu’ils protégeaient. On les a vus, au lien de veiller à l’exécution de la loi, pousser et même obliger les banques d’émission à la violer. Et ils en [LXXI] sont arrivés au point de fermer complaisamment les yeux sur les malversations de la Banque romaine, parce qu’ils en tiraient des services pour leurs amis, et de l'argent pour les élections.

Des gens, se prétendant économistes, ont essayé de justifier ces coupables manœuvres, en alléguant la direction de l'intention, qui, selon eux, était pure et honnête.

L’Économie Politique n’est pas plus responsable de ces sophismes, que la morale ne l’est de ceux des casuistes.

En rappelant la proposition que la libre concurrence produit un maximum de bien-être pour l'individu et pour l’espèce, nous n’avons pas le moins du monde entendu — nous tenons à le déclarer nettement — ni absoudre, ni même excuser les abus qui existent dans nos sociétés. Ces abus, que les économistes libéraux ont d’ailleurs toujours réprouvés, nous les abandonnons entièrement à la vindicte des écoles socialistes. Seulement qu’elles observent bien que presque tous ces faits blâmables, ou délictueux, n’ont pu se produire que grâce à l’intervention de l’État. Il n'est donc guère probable que l’extension des attributions de l’État guérisse le mal au lieu de l'empirer. Le socialisme bourgeois qui envahit nos sociétés procède des mêmes principes que le socialisme populaire qu’on voudrait lui substituer, et les abus de l'un font prévoir et enseignent ce que seront les abus de l’autre.

[LXXII]

C’est l’honneur et la gloire de l’Économie Politique d’avoir de tout temps, depuis Adam Smith jusqu’à nos jours, dévoilé au monde les maux produits par l’intervention arbitraire des gouvernements distribuant à leurs partisans les richesses produites dans le pays.

C’est en vain que certaines personnes ont tâché de rabaisser le mérite des œuvres de Bastiat, et de faire rentrer dans la science des considérations métaphysiques qui en avaient été justement bannies. Il y a plus de vrai savoir dans le petit pamphlet de Bastiat sur la Physiologie de la spoliation, que dans bien des gros volumes des socialistes de la chaire; et la forme spirituelle de la Pétition des marchands de chandelles ne l’empêche pas de contenir un argument que les économistes doivent répéter encore chaque jour pour dévoiler toute l’absurdité de la protection.

Naturellement K. Marx est loin de reconnaître le moindre mérite aux doctrines de la science économique. Il dirige ses traits les plus acérés contre «l’économie politique bourgeoise », et la rend responsable de tout ce qu’il peut passer par la tête d’écrire à quelque écrivain « bourgeois ». Le moindre défaut des économistes c’est d’être des « sycophantes » qui font « des théories enfantines ». Du reste, il met à part les physiocrates, mais réunit ensemble toutes les autres écoles économiques; et le lecteur ne doit compter que sur ses propres lumières pour séparer les [LXXIII] torts qu'on reproche aux économistes libéraux de ceux qui appartiennent à d’autres écrivains, comme Thiers, lesquels ne sauraient vraiment être comptés parmi les partisans du maudit « laissez faire, laissez passer. »

K. Marx cite un certain Edmond Potter, qui, en 1863, voulait empêcher l’émigration des ouvriers anglais. Ce monsieur écrivait : (251) « Encouragez ou permettez l’émigration de la force de travail, et après? que deviendra le capitaliste? (Encourage or allow the working power to emigrate, and what of the capitalist?) K. Marx blâme avec raison ces mots, mais pourquoi ne pas noter que cette fois au moins les sycophantes de l'économie politique libérale, les « idéologues du capital » (250) ont le bonheur de se trouver d'accord avec lui? Toute mesure tendant à empêcher l’ouvrier de disposer librement de son travail ou de sa personne est blâmée par l’école du «laissez faire ». Et maintenant M. G. de Molinari a même fortement insisté sur les progrès à réaliser dans notre société pour que l’ouvrier puisse facilement offrir sou travail sur le marché où ce travail est le plus payé [43].

[LXXIV]

Il ne faut pas non plus oublier que les doléances des patrons voulant empêcher les ouvriers d’émigrer n’obtinrent nul appui du gouvernement anglais, imbu des principes libéraux des Cobden et des John Bright; tandis que récemment, en Italie, un gouvernement protectionniste édictait, pour complaire à certains propriétaires fonciers ses amis, des mesures qui sous l’apparence de régler l’émigration avaient pour seul but réel de la rendre plus difficile.

Sur bien d’autres points encore les économistes libéraux se trouvent d’accord avec K. Marx. Par exemple, pour blâmer l’exploitation du travail des enfants et des femmes par les individus qui en ont la tutelle [44]. L’accord cesse [LXXV] quand il s’agit de trouver la cause de ces faits. Pour K. Marx elle est uniquement dans le système capitaliste ; mais, si cela était vrai, l’effet ne devrait-il pas disparaître avec sa cause ? Or c’est tout le contraire que nous observons, et les femmes et les enfants sont encore plus maltraités dans les sociétés primitives, où le système capitaliste n’existe pas, ou n’est qu'à l’état rudimentaire, que dans nos sociétés où il a reçu un développement des plus considérables [45].

Certes, s’il n’y avait pas de manufactures, le père ne pourrait y envoyer ses enfants. Mais n’aurait-il aucun autre moyen d’en tirer parti ? La traite des blanches se fait encore en Europe. Récemment on a arrêté à Trieste un individu qui partait pour les Indes avec plusieurs jeunes filles, qu’il devait livrer à des Radjahs. Peut-être étaient-elles destinées à ces grands dont parle K. Marx, et auraient-elles été payées avec une des trois parties du produit destiné « à la reproduction simple et progressive du capital ». Dans le Napolitain, des pères vendent leurs enfants pour aller jouer des instruments dans les rues et mendier. Le sort de ces pauvres petits misérables n’est guère moins triste que celui que décrit K. Marx, des enfants employés dans les manufactures anglaises.

Peut-être dira-t-on que c’est la misère qui réduit les pères à cette extrémité. La chose est vraie, mais qu’en conclure ? Cette misère n’est pas le fruit exclusif du système capitaliste, puisqu’elle existe dans des sociétés où ce système n’existe pas. En tout cas il est inutile de s’appesantir sur les effets de la misère, car s’il existe un système pour l’éviter, tout homme sensé et honnête y sera favorable.

On en revient ainsi au problème que nous avons posé eu commençant. Comment le maximum [LXXVII] hédonistique sera-t-il atteint ? Par le jeu de la libre concurrence, ou en chargeant des employés du gouvernement de distribuer la richesse entre les producteurs ?

Pour résoudre un tel problème il ne suffit pas dénoter simplement les maux dont souffre notre société. D’abord parce qu’il faut séparer ceux qui sont le produit du socialisme bourgeois, qui, grâce aux politiciens, envahit de plus en plus notre organisation sociale [46], de ceux qui sont la conséquence de la libre concurrence ; et ensuite parce que pour ceux-là même il faudrait prouver qu’un autre système en aurait de moindres, et c’est ce qui jusqu’à présent n’a pas encore été fait.

Le point de vue auquel dans cette question se place l’Économie Politique libérale a été admirablement exprimé par M. G. de Molinari, et nous ne saurions mieux faire que de rapporter ses paroles.

« La production s’est accrue, la richesse s’est multipliée, la solidarité s'est étendue, la guerre [LXXVIII] a cessé d’être nécessaire pour assurer l’existence de la civilisation, mais le gouvernement collectif et individuel ne s’est pas encore adapté aux nouvelles conditions d’existence que le progrès économique a faites aux sociétés et aux individus. L’observation des droits et des devoirs collectifs et individuels n’a réalisé aucun progrès appréciable [47]; ou pourrait soutenir même que si elle a progressé sur quelques points, en matière de tolérance par exemple, elle a rétrogradé sur d’autres.

« Au lieu d’ajuster plus exactement les lois positives aux droits naturels des individus, que font les gouvernements ? Ils étendent arbitrairement chaque jour, par des lois de monopole et de protection, la propriété et la liberté des uns aux dépens de celles des autres, ils protègent les profits des industriels et les rentes des propriétaires contre les salaires des ouvriers, en attendant que les ouvriers, devenus les maîtres de la machine à faire les lois, protègent leurs salaires aux dépens des profits des industriels et des rentes des propriétaires ; ils vouent toutes les existences à une instabilité permanente, tantôt en élevant, tantôt en abaissant les obstacles qu’ils ont dressés contre la liberté du travail et de l’échange. Au lieu de s'accorder pour assurer la paix comme elle pourrait l’être [LXXIX] avec un minimum de dépense, ils aggravent continuellement le fardeau de la préparation à la guerre, en attendant de la déchaîner plus destructive et sanglante que jamais sur le monde civilisé. Partout les classes gouvernantes ont en vue uniquement leurs intérêts actuels et égoïstes, et se servent de leur pouvoir pour les satisfaire sans s’inquiéter de savoir s’ils sont conformes ou non à l’intérêt général et permanent de la société [48]. »

Cet intérêt, l’Économie Politique fait voir qu’il ne peut être assuré que par la libre concurrence, que tout obstacle mis à celle-ci est un mal, que protection est synonyme de destruction de richesse, et enfin que la plupart des maux qu’on observe dans notre société proviennent, comme le dit M.le professeur Todde [49], non d’un excès de liberté mais au contraire de l'absence de quelque liberté nécessaire. Tous les faits que nous connaissons conduisent à cette conclusion chaque nouveau fait qu'on observe la confirme. De quelque part qu’elle vienne, toute atteinte à la liberté économique est un mal. Que l’on viole cette liberté au nom du socialisme bourgeois ou au nom du socialisme populaire, l'effet est le même, c’est-à-dire une destruction de richesse, qui, en définitive, retombe sur la partie [LXXX] la plus pauvre, et par conséquent la plus nombreuse de Ja population, et en aggrave les souffrances.

 

Vilfredo PARETO.

 


 

Notes

[1] Voyez sur ce sujet ce que dit, à propos de la valeur, M. Maffeo Pantaleoni, Principii di Economia Pura. — Firenze. — 1889.

[2] J. Stuart Mill, Logique, trad. franc., Paris, 1889. t. II, p 219.

[3] La définition donnée par M. Walras, Éléments d’Économie politique pure, Lausanne, 1889, p, 197, nous semble être la meilleure au point de vue de la précision.

[4] Les chiffres que nous écrivons entre parenthèse, sans autre indication, désignent les pages de l'ouvrage : Le Capital, par Karl Marx, traduction française, Paris, Librairie du Progrès.

Les pages de notre volume seront aussi désignées par des chiffres entre parenthèse, mais précédés de la lettre V.

[5] Il ne suffit pas que l’ouvrier « fasse l’œuvre», il faut encore: 1e qu'il en conserve le produit, au lieu d’en jouir immédiatement, 2e qu'il emploie ce produit avec discernement. S’il le confie au premier fabricant venu, celui-ci pourrait bien le gaspiller.

M. G. de Molinari, Notions fond. d’Économ. polit.,p. 183, dit : « Le capitaliste remplit donc des fonctions essentielles : la première consiste à former le capital, la seconde à le conserver. » On voit que cet auteur, comme bien d'autres économistes, ne fait pas la confusion dont se plaint K. Marx « entre l'instrument de travail et son caractère de capital (approprié) »

On a publié la statistique des faillites qui ont eu lieu en 1890, 1891 et 1892 aux États-Unis, en tâchant de les classifier selon leurs causes. En 1892 il y a eu 10.270 faillites avec 54.774.106 dollars d'actif et 108.595.248 dollars de passif.

causes. nombre. actif. passif.
    Dollars. Dollars.
Incompétence 1.906 6.599.692 13.415.228
Inexpérience 532 1.436.649 3.320.950
Capital insuffisant 3.343 15.209.975 23.576.617
Extravagance 148 819.942 1.707.050
Négligence 311 812.761 1.750

Les faillies qui ont eu ces causes représentent un gaspillage du capital (simple). Quand le capital sera collectif en gaspillera-t-on moins, ou plus?

[6] Les faits vraiment paraissent prouver que c’est l'inverse qui a lieu. C'est-à-dire qu’il faut d'abord avoir les moyens de production pour produire et consommer davantage. Il est vrai que tout aboutit au consommateur, mais ce n'est pas en consommant, c'est en s'abstenant de consommer qu'on produit le capital.

[7] Victor Jacquemont, Lettres : « L’Inde est l'utopie de l’ordre social, à l'usage des gens comme il faut ; en Europe, les pauvres portent les riches sur les épaules, mais c’est par métaphore seulement ; ici c'est sans figure. Au lieu des travailleurs et des mangeurs, ou des gouvernés et des gouvernants. distinctions subtiles de politique européenne, il n'y a dans l’Inde que des portés et des porteurs ; c'est plus clair. »

Un tel étal social mérite-t-il de nous être donné pour modèle ? Les ouvriers anglais ont-ils rien à envier aux Indous?

[8] Quant aux gouvernements, K. Marx a parfaitement raison. La somme de richesses qu'ils détruisent, ou qu’ils empêchent de se former, dépasse toute imagination. C’est même dans ce fait que nous trouvons la cause principale des miseras que décrit fort bien K. Marx, et que. nous déplorons tous autant que lui.

Il s’agirait maintenant de prouver que le gouvernement d'une société dans laquelle le capital est collectif serait moins coûteux que le gouvernement d’une société capitaliste. Cela est loin d'être évident à priori ; c’est même le contraire qui parait extrêmement probable.

Il est certain que si l'on détruit les capitalistes, ils ne pourront plus rien s’approprier. Morte la bête, mort le venin.

Mais tout abus sera-t-il rendu impossible ? Ne peut-ii se glisser des abus même dans un gouvernement où la propriété serait abolie, et où ou ne distribuerait que des bons de consommation ?

Ces jours-ci, les journaux ont publié les détails de certaines agapes des conseillers municipaux de Paris, en tournée dans les hospices d’aliénés. Le coût par tête d’un déjeuner monte à près de 35 fr. Que deviendrons-nous, hélas! quand toutes les industries seront inspectées de la sorte ? Dépenserons-nous moins et avec de meilleurs résultats qu’eu laissant aux seuls industriels le soin de les surveiller ?

[9] Caisse Nationale d'Épargne en France.

. Sommes dues aux déposants au 3t décembre (intérêts compris). Moyenne du crédit du compte de chaque déposant.
Années fr. fr.
1882 47.601.638 224.97
1885 154.155.572 222.59
1890 413.439.048 274.76
1891 506.379.931 292.05

[10] En réalité, l’intérêt, dans l'état d’équilibre, devient le même pour toutes les industries (en tenant compte de la prime pour l'amortissement, les risques, etc.); et c'est la quantité affectée à chaque industrie qui, par ses variations, maintient l'équilibre.

[11] Stuartt Mill, Princp. d'Écon. polit., trad. franc., Paris. Guillaumin, t. I, p. 563.

[12] « L’utilité est la terme abstrait qui désigne l'effet agréable, c'est-à-dire hédonistique (du grec , plaisir, volupté), dû à l'ensemble des conditions qui fait de la chose un bien économique. » Pantaleoni, loc. cit., p. 67, Voy. Walras, Menger, Jevons, Marshall, Edgeworth, etc.

Ce mot utilité est singulièrement mal choisi, car il a déjà dans le langage vulgaire une signification qui n'est pas du tout celle qu'on lui donna en économie politique.

Dans le langage vulgaire utile s’oppose à nuisible. Nous disons, par exemple, que la morphine, bien loin d’être utile an morphinémane, lui est fort nuisible. Au contraire nous devons reconnaître à la morphine une utilité économique, par cela même qu'elle satisfait un désir humain. Comme dit Stuart Mill, loc cit., p. 503 : « L'économie politique n’a rien à voir dans l'appréciation que peut faire des différente usages un philosophe ou un moraliste. »

[13] Some leading principles : the ratio in which commodities in open market are exchanged against each other.

[14] La manque d'espace ne nous permet que d'indiquer ici fort sommairement ces considérations. Nous les avons développées dans le Giornale degli Economiste Roma. Mai 1892, p. 401 et suivantes.

[15] Karl Marx dit (70) : « La formation du capital doit être possible lors même que le prix des marchandises est égal à leur valeur. Elle ne peut pis être expliquée par une différence, par un écart entre ces valeurs et ces prix. Si ceux-ci diffèrent de celles-là, il faut les y ramener, c’est-à-dire faire abstraction de cette inconstance comme de quelque chose de purement accidentel.... on sait du reste que cette réduction n'est pas un procède purement scientifique. Les oscillations continuelles des prix du marché, leur baissa et leur hausse se compensent et s'annulent réciproquement et se réduisent d'elles-mêmes au prix moyen comme à leur règle intime. » (Voyez notre note à la page XLVII qui contredit cette assertion.) K. Marx continue : « Comment le capital peut-il se produire si les prix sont réglés par le prix moyen, c'est-à-dire en dernière instance par la valeur des marchandises. Je dis en dernière instance parce que les prix moyens ne coïncident pas directement avec les valeurs des marchandises, comme le croient A. Smith. Ricardo et d'autres. » Pourquoi poser ainsi des énigmes et ne pas définir de suite ce que c’est que cette valeur? Ou en parle dans tout le livre du capital sans dire ce que c'est exactement.

[16] Stuart Mill, loc. cit., t. I, p. 527.

[17] Pour s'es primer avec précision, il faut dire que la valeur d'échange, qui dépend du degré final d'utilité, détermine les quantités fabriquées.

[18] Le lecteur, qui connaît les théories de l’utilité économique, s’est déjà aperçu que nous a'avons fait que les appliquer à cet exemple. Nous avons en vain cherché un autre moyen d'éclaircir complètement la matière que nous examinons.

Il faut observer qu'il ne s'agit ici que de marchandises qu’on peut reproduire; ce qui est au reste le cas que Marx a principalement eu vue.

[19] G. de Molinari, Notions fondamentales d'Économie politique. Paris, 1891, p. 126 et passim.

Les phénomènes de la plus-value sont en contradiction avec la théorie de Marx qui détermine la valeur seulement par le travail. Mais d’un autre côté il y a là une appropriation du genre de celle que condamne Marx. Il n'est pas du tout démontré que cette appropriation soit utile pour obtenir le maximum hédonistique de l’individu et de ï’espèce. Mais c'est un problème difficile que de trouver le moyen d’éviter cette appropriation. Voy. Herbert Spencer, Justice, chap. xi et appendice B.

[20] Ces phénomènes comprennent ceux qui naissent du fait que la peine que cause la production de beaucoup de marchandises n'est pas constante pour chaque unité. Pour certaines marchandises, quand la quantité produite augmente, cette peine augmente aussi ; pour d’antres marchandises la peine diminue.

[21] On peut s’expliquer plus clairement en employant les symboles algébriques.

Soit, quand l'échange cesse d'avoir lieu : Pour le cordonnier : A, la peine que lui causerait la confection d’une nouvelle paire de chaussures; B, la peine qu’il éprouve à se passer de l’eau qu’il recevait en échange. Pour le porteur d'eau : C, la peine qu il éprouverait à porter cette quantité d'eau; D, la peine qu’il éprouve à se passer des chaussures qu'il recevrait en échange.

Le fait que l’échangé s'arrète précisément au point considéré nous fait connaître seulement les deux équations :

A = B, C = D.

et celles-ci n entraînent pas le moins du monde à l'égalité de A et de C.

Mais si l'on suppose la peine mesurée par le travail simple, et que : T soit le travail simple pour faire une paire de chaussures, t celui pour porter l'eau qu'on échange contre cette paire de chaussures, ou aura :

A = α T1, C = β t

En outre, si B1 est la peine qu'aurait le cordonnier à aller chercher directement l’eau, D1 celle des porteurs d'eau a se faire une paire de chaussures, ou aura encore :

B1 = α t, D1 = β T

Or le théorème de Marx veut que :

t = T.

Dans ce cas il vient, en vertu des équations précédente»,

B = B1 D = D1

ce qui correspond précisément aux secondes conditions énoncées dans le texte.

[22] Pour se mettre au point de vue des nouvelles théories, il faudrait ici dire : le coût de production.

Rappelons encore une fois qu’au reste ce coût de production est égal à la valeur d’échange.

[23] Les mots en capitales sont ceux que nous changeons dans le texte de Marx.

[24] K. Marx a raison de voir une contradiction dans le fait de tirer « l'idéal de justice des rapports juridiques qui ont leur origine dans la société basés sur la production marchande » et de prendre ensuite cet idéal comme point d’appui « pour réformer cette société et son droit » (34 note).

Mais ne suit-il pas lui-même un peu cette voie en admettant il est juste que le produit intégral du travail appartienne à l’ouvrier?

[25] K. Marx dit : « Il est évident, comme dit Lucrèce : nil posse creari de nihilo, que rien ne peut être créé de rien. Création de valeur est transformation de force de travail en travail. De son côté la force de travail est avant tout un ensemble de substances naturelles transformées en organisme humain. » (92). Malheureusement la démonstration manque.

[26] Ce mot suppose déjà résolu le problème que Marx traite. Car les économistes prétendent précisément que ce n’est pas gratuitement que la plus-value a été acquise.

[27] Cette égalité est contestée. Marx, qui cite un exemple d’isomérie chimique (19), pouvait prévoir l’objection que deux sommes d’argent numériquement égales peuvent être économiquement différentes. Ce qui les différencie ici c’est le temps.

[28] Ou pour mieux dire, si la quantité existante était plus grande ou égale à celle qu’on pourrait désirer.

[29] Et aussi d'autres circonstances, comme la probabilité de jouir d'un bien futur, etc., sur lesquelles il est inutile de s'arrêter en ce moment.

[30] M. Block doit avoir négligé de porter son attention sur ce passage significatif, car il dit : « Le tarif c’est l’indication, pour chaque profession, combien d'heures de manouvrier vaut une heure de son travail : par exemple, l'heure du tailleur deux, l'heure du serrurier trois ... Je défie bien qu’on établisse un tarif qui contente une seule personne sur cent. Voilà pourquoi K. Marx s’est abstenu. » Les progrès de la science économique, I, p. 507.

Cette critique n’est pas juste. K. Marx ne s’est pas abstenu, puisqu’il indique la manière dont, suivant lui, devrait s’établir ce tarif.

[31] Voici par example les prix des warrants de fonte de Glasgow, en shillings et deniers, par tonne.

ANNÉES 1853 1854 1855 1856 1857
Plus haut prix 81/0 92/0 83/6 81/0 82/6
Plus bas prix 49/0 64/0 54/0 68/0 48/6
Prix moyen 61/6 79/9 70/9 72/6 69/2
ANNÉES 1858 1859 1860 1861 1862
Plus haut prix 60/0 58/6 61/6 52/6 57/6
Plus bas prix 52/0 47/0 49/6 47/0 48/0
Prix moyen 54/5 51/11 53/8 49/3 53/0
ANNÉES 1863 1864 1865 1866 1867
Plus haut prix 67/3 66/0 65/0 82/0 55/6
Plus bas prix 50/6 49/6 65/3 51/0 51/6
Prix moyen 55/9 57/4 49/6 60/6 53/6
ANNÉES 1868 1869 1870 1871 1872
Plus haut prix 54/6 58/6 60/0 72/9 137/6
Plus bas prix 51/9 50/6 50/5 51/0 73/0
Prix moyen 52/9 53/3 54/4 58/11 102/0
ANNÉES 1873 1874 1875 1876 1877
Plus haut prix 145/7 108/6 75/0 66/6 57/9
Plus bas prix 101/0 72/6 57/6 56/0 51/6
Prix moyen 117/3 87/6 65/9 58/6 54/4
ANNÉES 1878 1879 1880 1881 1882
Plus haut prix 52/4 68/6 73/3 53/6 53/1
Plus bas prix 42/3 40/0 44/6 45/0 46/8
Prix moyen 48/5 47/0 54/6 49/1 49/4

Ces prix n'ont aucunne tendance à se fixer à un niveau constant. Ils varient constamment. C’est sur des faits réels que nous devons raisonner, et non sur des faits qui n’existent que dans notre imagination.

[32] J. Stuart Mill, Logique, trad. franc, t. II, p. 385.

[33] C'est le principe de la décroissance du degré final d'utilité. Nous le croyons vrai en général, sauf quelques exceptions (Giornale degli Economisti, Roma, janvier 1893). Voy. Kdgeworth, Mathematical psychics. p. 34-35.

Nous prions le lecteur de so rappeler que dans tout ce raisonnement il ne s'agit que de marchandises reproductibles.

[34] Ainsi que nous l’avons répété maintes fois, il est bien entendu que nous ne parlons pas de la rente.

L’appropriation de la surface du sol est une question qui doit être traitée à part.

La rente existe dans un très grand nombre de faits économiques, mais elle a une influence prépondérante dans celui de l’appropriation du sol.

[35] Il est vrai qu’à cette diminution de risques correspond une diminution de l’intérêt, l'Etat empruntant à un taux moindre que celui que l’ou obtient dans les industries où il y a des risques à courir. Mais ce n’est là qu'une diminution relative d’un total élevé artificiellement.

Supposons en effet que le libre commerce établisse à un moment donné un taux x pour l'intérêt, et que ce taux corresponde à celui de 5 p. 100 payé par l’État, la différence étant la prime à payer pour les risques du capital. Soit 10 raillions le capital qui s’emploie à ce taux x ; nous pouvons raisonner comme s’il s'employait au taux de 5 p. 100. et sans risques.

Les industries du pays pourraient employer encore un million, mais seulement à un taux qui correspond au taux de 4 p. 100 des rentes de l'État, pour le total du capital.

Dans ces circonstances, en réduisant, par la déduction des primes payées pour les risques, tous les taux d'intérêt aux taux payes par l'État, nous dirons que les capitalistes peuvent employer 10 millions au 5 p. 100, ou bien 11 millions au 4 p. 100.

Mais l’État intervient quand le taux est encore au 5 p. 100. il demande un million de plus au marché, ce qui fait hausser le taux de l'intérêt, et le porte, supposons, à 5,1 p. 100. Ce million est fourni aux industries qui ne peuvent payer que 4 p. 100, et les contribuables supportent les différences.

De la sorte les capitalistes emploient 11 millions, à 5,1 p. 100, au lieu de 4 p. 100.

Sauf pour les chiffres, qui ne sont donnés que comme exemple, ce cas hypothétique s'est trouvé réalisé par les emprunts contractés par les gouvernements pour la construction des chemins de fer.

Pour traiter à fond cette matière, sans se laisser entraîner à des raisonnements d'une longueur rebutante, il faudrait pouvoir employer les mathématiques.

[36] C'est la réponse faite à quelques objections que nous avions présentées au sujet de l'action du futur état socialiste, par une revue socialiste très importante : La critica sociale, de Milan.

[37] Parmi les plus récentes publications de faits qui seul contraires à cette théorie, vojr. J. Schoenhof, The Economy of High Wages, New-York, 1891.

Voici nu petit tableau qui fait voir, comme d.l Scbocnhof, que le progrès dans la machinerie de la production a eu pour effets une réduction du prix du charbon et une augmentation des salaires.

  Salaires annuels Salaires par tonne. Prix du charbon par tonne.
  Dollars. Cents. Dollars.
  1880 1890 1880 1890 1880 1890
Tennessee 332 392 68 82 1.27 1.21
Kentucky 261 334 73 70 1.20 0.99
West Virginia 205 391 72 60 1.10 0.82
Ohio 320 352 86 69 1.29 0.94
Illinois 382 357 99 69 1.44 0.97

Eu outre, sur le sujet qui nous occupe, on ne saurait se dispenser de lire l'Essai sur la répartition des richesses de M. Paul Leroy-Beaulieu, et Le collectivisme, du même auteur.

[38] K. Marx s'étend sur la falsification des marchandises (107 et 108). On ne comprend pas facilement pourquoi, sans capital approprié, cette falsification n’aurait pas lieu. Est-ce parce que l’État s’occupera directement de la production des marchandises? En France, les allumettes de la régie ont une tendance bien regrettable à ne pas prendre feu, et cela ne dépose pas précisément en faveur des industries exercées par l’État.

K. Marx paraît être favorable à l'établissement d'un « prix normal » pour le pain.

Voir sur ces matières l’article de M. Léon Donnat, Nouveau Dictionnaire d'Économie politigue, IV, Commerces de l'alimentation. Ce beau travail épuise la question. On y voit qu'avec la taxe l’ouvrier paye le pain plus cher, et que ce pain est de qualité pire. Un résultat très remarquable est celui-ci. La boulangerie centrale de L’Assistance publique fournit 28 hôpitaux ou hospices. Si elle avait travaillé, en 1886, dans les mêmes conditions que l'industrie privée, en vendant au prix taxé, elle aurait perdu près de 58 000 francs !

[39] 1re Egl. IV. 5-7.

[40] The Popular Science Monthly, janvier 1887. K. Marx s'est trompé en supposant que le paupérisme devait augmenter en Angleterre. Voy. entre autres R. Giffen, Essays in finance, t. II. The progress of the working classes in the last half century. Further notes on the working classes.

Voici quelques chiffres :

Salaires du travail simple (unskilled labour) à l’époque où écrivait M. Giffen (1886), et 50 ans avant (1836), p. 425.

  1836 1886
  s. d. s. d.
Manouvrier Londres 15 — 25. —
» Bradford 15 — 21. 9
Apprenti maçon Manchester 12 — 22. —
Terrassier Manchester (maximum) 15 — 22. —
Apprenti maçon Glasgow 9 — 18. —
Manouvrier Londonderry 8 — 16. —

Résultats de l'income taxe, p. 398.

  1843 1879-80
Revenus. Nombre de personnes.
de 150 livres à 200 39.386 130.101
200 — 300 28.370 88.445
300 — 400 13.429 39.896
400 — 500 6.781 16.501
500 — 600 4.780 11.317
600 — 700 2.672 6.894
700 — 800 1.874 4.051
800 — 900 1.442 3.395
900 — 1000 894 1.396
1000 — 2000 4.228 10.332
2000 — 3000 1.235 3.131
3000 — 4000 526 1.430
4000 — 5000 339 758
5000 — 10.000 493 1.439
10.000 — 50.000 200 785
50.000 et au dessus... 8 68
Total : 106.637 320.162

Voyez pour l'Italie les beaux travaux de M. Bodio, chef de la statistique. L'amélioration considérable qui s’observait dans les conditions de la classe ouvrière, s’est arrêtée ou 1887 à cause de la protection, des folles dépenses pour les armements, de la fausse monnaie « légale » émise par les banques avec la complicité du gouvernement, et en général de la destruction accomplie par les politiciens, d'une portion importante de la richesse du pays.

Le système des « économistes bourgeois » Cobden, John Bright, etc., a pourtant du bon; car c'est en le suivant que l’Angleterre a su éviter ces maux.

[41] [begin long quote]

Nous avons fait voir dans le Journal des économistes, Paris, décembre 1891, que la somme que doivent payer les citoyens grâce à la protection de l'industrie sidérurgique en Italie est plus grande que la somme des salaires payés aux ouvriers de l'industrie protégée. Voici un résumé de ces chiffres.

ANNÉES 1886 1890
Moyenne des droits par 100 kg. sur les produits fluis 4 fr. 476 7 fr. 443
Idem sur la fonte et les riblon 0 1 fr. 00 0 1 fr. 00
Total des droits perçus par la douane, milliers de francs 3.748 8.036
Quantités de fer et d’aciers consommés en Italie, milliers de tonnes 334 405

En 1890, le pays a payé, grâce à la protection, une somme qui est au moins égale à 30,156,000 francs. En déduisant de cette somme les 8,056,000 francs perçus par les douanes, il reste 22,100,000 francs.

Suivant l'Annuaire de statistique, le nombre d’ouvriers employés dans cette industrie est de 14,518. Si l'on répartissait entre eux la somme de 30,156,000 francs, chacun aurait annuellement 2,077 francs, et si on répartissait la somme de 22,100,000 francs, chaque ouvrier aurait 1,522 fr.

Or les données du même Annuaire de statistique nous font connaître que le salaire moyen annuel des ouvriers d'une forge de la Haute Italie n’est que de 915 francs. L industrie sidérurgique est d’ailleurs loin d'être dans une situation prospère. Si aux sommes qu’elle gagne à la protection, on ajoutait celles qu'ont reçues les politiciens pour accorder la protection, on n’obtiendrait peut-être pas même le 10* de la somme de la richesse directement détruite par la protection.

Tel est le peu d’effet utile de cette nuisance pour ceux même qui en jouissent.

[42] K. Marx dit que « longtemps avant les économistes, les juristes avaient mis en vogue cette idée que l'argent n’est qu’un simple signe et que les métaux précieux n'ont qu’une valeur imaginaire ».

Cela n’est pas exact, en ce qui concerne l’économie politique libérale, qui au contraire a toujours insisté sur le caractère de l’or et de l’argent d’être des marchandises.

K. Marx est coutumier de ce sortes de raisonnements. Il trouve une théorie dans an auteur « bourgeois » et l’attribue sans autre forme de procès « aux économistes » !

Sur les erreurs auxquelles la monnaie a donné lieu. Voy. Martello, La Moneta, Firenze.

[43] « Augmenter la mobilisation du travail, tel est donc le progrès qu’il s'agit d’accomplir pour résoudre la question ouvrière. Ce progrès est subordonné à deux conditions : la première, c'est la multiplication et l’abaissement du pris des moyens de transport ou de mobilisation du travail, et l'aplanissement des obstacles naturels et artificiels qui entravent cette mobilisation ; la seconde, c’est le développement du rouage intermédiaire du commerce du travail, à l’égal de celui du commerce des capitaux mobiliers et des produits de tous genres. » Notions fond. d'Écon. polit., p. 406. Voyez aussi : Les bourses du travail, par le même auteur.

[44] M. G. de Molinari, que l’on peut considérer comme le chef de l’école libérale sur le continent européen, écrit : « Parmi les applications de la tutelle gouvernementale, les mieux justifiées concernent la tutelle des tuteurs. L’effroyable abus qui a été fait du travail des enfants, après la disparition de la tutelle corporative, abus qui sera une des hontes de notre siècle, appelait un remède. Ce remède, tel que l’ont apporté les lois sur le travail des enfants dans les manufactures, est certainement fort insignifiant. Mieux vaut cependant y recourir, tout imparfait qu’il soit, que d’abandonner les enfants à l'exploitation cupide et effrénée de leurs tuteurs naturels. » La Morale économique. Paris, 1888, p. 138.

Voir aussi la discussion du même auteur avec M. Fred. Passy au sujet de l’instruction obligatoire. Voyez encore du même auteur, Notions fondamentales d'Economie politique, 1801, p. 48.

M. de Molinari a raison de douter de l'efficacité des lois pour la protection des enfants. En Italie, elles ne servent qu'aux politiciens. Les industriels amis du gouvernement violent impunément ces lois. On ne les applique qu'aux industriels qui se permettent de ne pas voter en faveur du candidat officiel.

Comment l’Etat socialiste s’y prendra-t-il pour éviter ces abus? Si l'on était sûr qu’il nous debarrassât des politiciens, combien de gens lui deviendraient favorables!

[45] Les faits sont bien connus, et peuvent se lire dans tous les auteurs qui décrivent les mœurs des sauvages. Voy., entre autres : Letourneau, La Sociologie. Paris, 1880, p. 138. « Sturt raconte qu'un Australien de l'intérieur utilisa son enfant malade, en lui brisant la tête contre une pierre, et le dévorant après l’avoir rôti ... Chez certaines tribus de l'Afrique méridionale, les indigènes disposent, pour prendre les lions qui les inquiètent, de grandes trappes en pierre, et amorcent ces pièges avec leurs propres enfants. » P. 100. « En Australie, la femme est un animal domestique, servant au plaisir génésique, à la reproduction, et en cas de disette à l'alimentation. « P. 163. « Partout en Afrique l'homme est chasseur ou guerrier. Dans ses nombreuses heures de loisir, il se couche paresseusement à l’ombre, fumant ou bavardant, pendant que la femme fouille le sol et s’acquitte des gros ouvrages. »

[46] Dans un discours très remarquable, prononcé à l’occasion du cinquantenaire de la Société d’économie politique, M. Léon Say disait : « La liberté du travail est la pierre angulaire de la Révolution française. Si elle est détruite, le mouvement tout entier de la Révolution s'écroule. Les principes de 1789 peuvent, ne l'oublions jamais, périr dans la lutte qui s’engage entre ceux qui attaquent la liberté du travail, et un ancien régime, d’un nouveau genre, peut sortir des luttes que nous aurons à soutenir. »

[47] Comparez : Buckle, Histoire de la civilisation en Angleterre.

[48] Précis d'Economie politique et de Morale, Paris, 1893. p. 253-254.

[49] Note sulla Economia politica. Cagliari, 1985, p. 5.